Le roman d’aventures, 1870-1930 [Presses de l’Université de Limoges PULIM ed.]
 978-2-84287-508-4

Table of contents :
Introduction
L’action dans le roman d’aventures
« Typologie » du roman d’aventures
Entre romance et réalisme, sérialité stéréotypie et
originalité
Entre civilisation et sauvagerie ; une initiation
problématique
Civilisation ou sauvagerie, les ambiguités du texte
La « mauvaise foi » du roman d’aventures
Conclusion
Bibliographie
Principaux auteurs du genre
Index

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Le roman d’aventures 18701870-1930

Ouvrage publié avec l’aide de l’Association Limousine de Coopération pour le Livre – Centre Régional du Livre et le soutien de la Région Limousin

© Presses Universitaires de Limoges, 2009 39C, rue Camille Guérin – 87031 Tél : 05.55.01.95.35 – Fax : 05.55.43.56.29 E-mail : [email protected] http://pulim.unilim.fr

Limoges

cedex



France

Matthieu LETOURNEUX

Le roman d’aventures 18701870-1930

Remerciements Ce livre est la version remaniée de la thèse de doctorat que j’ai soutenue à Paris IV. Aussi est-ce tout naturellement que je remercie Pierre BRUNEL, qui l’a dirigée, et m’a donné de nombreux conseils, avec une intelligence et une pertinence que je ne me lasserai jamais d’admirer. Je remercie aussi la mystérieuse confrérie des chercheurs en littérature populaire, dont le centre mondial est, comme chacun le sait, à Limoges, mais qui a su tisser des liens partout, en France, au Québec, en Belgique ou ailleurs. Je rends hommage également aux Sociétés secrètes d’amis du roman populaire, à l’AARP ou dans les forums du cyberespace, qui ont bien voulu m’initier à leurs rites. Je tiens à dire ma reconnaissance à certains chasseurs (de livres), qui m’ont aidé, flamberge au vent, à mettre la main sur bien des ouvrages, à Paris ou Montreuil. J’ai une pensée pour la perle de Labuan, et pour les frères de la côte, Victor et Clément, qui supportent encore « mes vieux bouquins qui sentent le moisi », mais ne s’y intéresseront jamais, je le crains.

Introduction

Le roman d’aventures tient une place à part dans l’histoire de ces formes d’écriture et de consommation sérielle que sont les genres populaires – ou genres fictionnels, si l’on ne veut pas marquer a priori les œuvres du sceau de l’infamie. Il a été l’un des genres les plus importants des cultures populaires et de jeunesse durant près d’un siècle, décliné dans des milliers de titres et des centaines de collections, contribuant à donner forme à l’imaginaire de plusieurs générations de lecteurs masculins, enfants, adolescents ou adultes, et participant de façon plus ou moins volontaire à construire les représentations de nombreuses nations occidentales – la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, mais aussi les Etats-Unis, l’Espagne, l’Italie... Il a donné forme aux rêveries nationales et nationalistes, aux fantasmes impériaux et coloniaux, aux inquiétudes xénophobes et obsidionales, aux devoirs, à la puissance et aux valeurs associés à la figure masculine. Au sens étroit de roman d'aventures géographiques, il a été, dans la plupart des pays d’Europe et en Amérique du Nord, le principal genre de la littérature de jeunesse et a représenté une part importante des feuilletons et fascicules des années 1860 aux années 1940. Dans une acception plus large, incluant le roman d'aventures historiques, son succès remonte aux années 1840, et connaît des avatars, sur d’autres supports – cinéma, bande dessinée – jusqu’à nos jours, tout en restant l’une des formes vivantes du roman populaire anglo-saxon (par exemple à travers le récit d’aventures maritimes). Enfin, si l’on prend la notion dans une acception formelle, en interprétant le roman d’aventures comme un récit dont le but premier est de raconter des aventures, alors le genre apparaît comme une source vertigineuse de récits, puisqu’on est obligé d’inclure tout un pan du récit policier, de la science-fiction, ou du récit d’espionnage, et évidemment l’essentiel du western et de l’heroic fantasy.

Le roman d’aventures

H. J. Magog, La Vallée ensevelie, Paris, Tallandier, « Grandes aventures, voyages excentriques », 1933.

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Introduction

L’importance du roman d’aventures en fait un acteur stratégique dans la diffusion des représentations. Genre largement destiné à la jeunesse, il témoigne des ambitions éducatives du XIXe siècle. Genre populaire, il renvoie aux aspirations des classes les moins aisées, mais il dénonce aussi les craintes des classes dominantes face au peuple. Genre consommé par les hommes, il participe pleinement à la construction d’une image de la virilité, de son rôle, et de sa place dans la société. Genre jouant sur la volonté de puissance et les peurs du lecteur, il a pu, par les caricatures que permettent les récits construits sur un schéma actantiel manichéen, s’imprégner de différentes idéologies, et souvent des plus radicales d’entre elles : lorsqu’il met en jeu les intérêts divergents de plusieurs pays, le roman d'aventures se fait l’écho du nationalisme et du patriotisme de son temps ; lorsqu’il explore, aux côtés du héros, des régions lointaines, il se fait porteur des discours colonialistes et impérialistes, ou véhicule les conceptions racistes du darwinisme social ; ailleurs, à travers une représentation fantasmée de l’Histoire ou de la ville moderne, il peut transmettre sa vision des valeurs qui fondent la société : laïcité ou catholicisme, République ou Monarchie, etc. Le roman d'aventures, fondé sur des conflits mis en scène de façon manichéenne, se prête à toutes les constructions discursives. Si l’on n’a jamais pu établir dans quelle mesure il a favorisé le développement de certaines idéologies, il est certain qu’il s’est fait largement l’écho des valeurs de son temps. C’est entre 1860 et 1940, durant une période relativement restreinte, que le roman d’aventures connaît son apogée. Certes, bien des œuvres continuent de s’écrire par la suite (celles de Forester, de Kessel, de Monfreid), mais après la guerre, le genre, dans sa forme populaire, connaît un déclin certain ; à l’inverse d’autres auteurs, et non des moindres, écrivaient déjà avant 1860, tels Alexandre Dumas, William Harrison Ainsworth, Fenimore Cooper, Kingsley, Melville ou Frederick Marryat ; et il est toujours tentant de faire remonter la généalogie à Defoe, au récit picaresque, au roman médiéval, voire aux « romans d’aventures » de la Grèce antique. Reste que le genre n’est pas clairement identifié : en témoigne le fait que la notion de roman d’aventures n’est pas encore utilisée pour définir une œuvre. La prise de conscience de l’existence d’un genre propre n’apparaît qu’après 1860, voire, en France, au début des années 1870. A l’inverse, les décennies qui suivent se caractérisent par une intense activité à la fois en Europe et aux Etats-Unis. Si Stevenson (qui meurt en 1894) a déjà écrit quelques nouvelles avant 1870, il n’a publié aucun de ses romans d’aventures ; Verne fait paraître le premier de ses Voyages imaginaires en 1863, et il meurt en 1905 ; le premier récit 9

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de Rider Haggard, Dawn, date de 1884, et l’auteur meurt en 1925, c’est-à-dire un an après Joseph Conrad ; Conan Doyle publie ses principaux récits ayant pour héros le professeur Challenger dans cette période, tout comme la plupart de ses romans d’aventures historiques (Sir Nigel, ou la série des Gérard) ; London lui-même, qui pourtant débute après la plupart de ces romanciers, disparaît en 1916. En Allemagne, Karl May (1841-1912) popularise un genre qu’avaient lancé Gerstäcker, Möllhausen ou Armand. Et le roman d’aventures se diffuse en Italie (avec Emilio Salgari ou Luigi Motta), et même en Espagne (Fernandez y Gonzalez, Ortega y Frias, Mallorqui), au Portugal, etc. où il est traduit et imité. Par-delà les frontières, et devant l’étendue du succès rencontré, on peut repérer un réseau de relations entre les auteurs : Stevenson reconnaît l’influence d’Alexandre Dumas, de Walter Scott et de Frederick Marryat ; John Buchan, comme John Meade Falkner ou Rider Haggard, avouent s’être inspirés de Stevenson ; Verne rend hommage au père du genre que fut Poe dans Le Sphinx des glaces ; et on devine l’ascendant qu’ont eu les récits de Verne sur l’écriture d’Emilio Salgari ou de Paul d’Ivoi. Ces auteurs se connaissent souvent 1 , correspondent entre eux (comme le firent Stevenson et Conan Doyle, Rider Haggard et Rudyard Kipling2), et commentent leurs œuvres respectives (Stevenson évoque Jules Verne 3 , Alexandre Dumas 4 , Marryat, et il fait des références à Haggard dans ses lettres, tout comme Haggard parle de Stevenson ; des pages de Jack London (1980) sont consacrées à Stevenson, Haggard, Conrad ou Kipling). Ainsi, on se trouve par excellence dans ce que Jean-Marie Schaeffer (1989) appelle la « classe généalogique » : c’est par influences réciproques, chaque auteur s’inspirant des autres, que le roman d'aventures s’est constitué comme genre, et a évolué, se modifiant progressivement par apports successifs. Dans ce cas on bascule dans une écriture sérielle qui est le vrai trait caractéristique du genre, plaçant les

1 Comme Stevenson, Kipling et Haggard étaient membres du Savile Club, et amis du folkloriste écossais Andrew Lang, qui fit énormément pour le renouveau du romance en Grande-Bretagne. 2 Cf. Rudyard Kipling to Rider Haggard ; The Record of a Friendship, édité par Morton Cohen (1965). 3 Cet essai, publié en français sous le titre « Les romans d’aventures de Jules Verne » dans La France que j’aime (1978), est enregistré pour la première fois dans les œuvres complètes de l’auteur (édition dite de Tusitala), volume 28. 4 « A propos d’un roman de Dumas » (1992).

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logiques architextuelles et intertextuelles au premier plan des mécanismes de lecture et d’écriture. Dans l’entre-deux-guerres cependant, sans doute sous la pression de cet effet de sérialité de plus en plus marqué, une scission paraît se produire entre un roman littéraire jouant de la mystique de l’aventure sans toutefois se réclamer nécessairement du genre (celui de Malraux, de Kessel, et de quelques autres) et un roman populaire ayant glissé vers des formes toujours plus stéréotypées (les Tallandier bleus, les « petits livres » de Ferenczi, ou des pulps comme The Adventure aux Etats-Unis). Reste que, entre les auteurs légitimés et les séries populaires, l’esprit de l’entre-deux-guerres est à l’aventure : on compte plus de cinquante collections consacrées au genre rien que pour la France. Paradoxalement, ce succès du roman d’aventures dans ses formes sérielles se traduit par un affaiblissement de la notion d’aventure. Alors qu’avant la Première Guerre mondiale, elle est couramment employée pour désigner aussi bien certains récits historiques, que des récits géographiques, fantastiques ou policiers, dans l’entre-deux-guerres déjà, et, de façon plus frappante encore après la Seconde Guerre mondiale, la notion de roman d’aventures s’est affaiblie sous la pression d’événements divers : disparition des grands empires et fin des idéologies coloniales donnant un coup de vieux à une aventure géographique, réarticulée autour du récit d’espionnage d’action, abandon de certaines catégories, comme celle de roman d'aventures fantastiques (ou extraordinaires, merveilleuses…), au profit de termes génériques insistant sur des critères thématiques (science-fiction, heroic fantasy…), ou évolution de certains types de récits vers des modèles différents, tels les romances historiques délaissant de plus en plus l’intrigue aventureuse pour l’intrigue amoureuse (Hughes, 1993). La notion générique, dans sa perception médiatique, a également vu son usage se restreindre. Au cinéma, il faut parler de « films d’action », pour retrouver une acception aussi large que celle avec laquelle on entendait le genre à la fin du XIXe siècle ; à l’inverse, on n’évoque plus l’aventure que dans le cas de récits exotiques souvent intertextuels, parodiques ou palimpsestes (Les Aventuriers de l’arche perdue de Steven Spielberg, La Momie de Stephen Sommers…) et, plus rarement encore, dans le cas des films historiques 5 . Plus généralement, on préfère évoquer des genres

Taves, 1993, fait cependant de l’histoire le trait définitoire du genre au cinéma. Rien de plus logique : vu du XXe siècle finissant, l’imaginaire colonial appartient désormais à l’histoire – mais il y a là une curieuse décontextualisation des œuvres.

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fondés sur des critères thématiques, aux contours plus aisément identifiables. Dans une industrie culturelle soucieuse de multiplier les niches, une catégorie comme celle du récit d’aventures apparaît tout à la fois comme trop vague et trop vaste pour satisfaire un public aux goûts de plus en plus spécialisés. Si l’on peut évoquer tour à tour l’effacement du roman d'aventures au XXe siècle ou sa persistance, comme hypergenre, derrière un grand nombre de westerns, récits de science-fiction ou récits policiers d’action, c’est qu’il existe une forte amplitude dans les définitions du roman d'aventures proposées par les différents discours, spécialisés ou non, qu’il a suscités : comment concilier par exemple l’approche de Jacques Goimard dans sa Critique des genres (2004), qui propose comme critère distinctif le dépaysement spatial, avec celle d’Isabelle Guillaume (1999) qui affirme, à l’inverse, que l’exotisme n’est pas un trait définitoire convaincant ? Comment rapprocher ces perspectives de celle d’un Brian Taves (1993), qui fait du cinéma d’aventures un genre marqué par le dépaysement…historique cette fois ? La série d’études rassemblées par Daniel Couégnas et Alain-Michel Boyer (2004) paraît quant à elle s’ouvrir à d’autres types de dépaysements (ceux par exemple du récit policier, de la science-fiction et de l’heroic fantasy), faisant alors de l’action violente le trait définitoire. Si plusieurs études remarquent, à l’instar de celle de Daniel Couégnas dans cet ouvrage, qu’il faudrait peut-être moins parler d’un genre déterminé que d’un type d’écriture, elles n’en maintiennent pas moins le cap de l’approche générique. Ce n’est pas la perspective privilégiée par Roger Bellet dans l’ouvrage qu’il a dirigé (1985), qui traite de l’aventure dans la littérature populaire, semblant en faire un motif récurrent qu’on peut rencontrer dans toutes les productions sérielles. Mais comment concilier ce point de vue avec celui d’un Yvon Allard (1979), qui fait de l’aventure une des principales modalités de la paralittérature, dans une perspective assez proche, quoique moins théorisée, de celle de John Cawelti (1976) ? Leur approche englobante est encore excédée par celle, plus ancienne, d’un Edwin Muir, qui faisait de l’aventure une sorte de synonyme du romance, c’est-à-dire, chez lui, de la littérature populaire (1946). C’est s’approcher alors des conceptions, déjà décrites, de Schwob et de Rivière, pour qui le roman d’aventures renvoie moins à un genre de récits ou à certains traits narratifs qu’à une conception de l’écriture. Jean-Yves Tadié (1982) a raison de souligner qu’un roman d’aventures n’est pas seulement un roman dans lequel il y a des aventures, mais qu’il s’agit d’une œuvre dont l’objet premier est de raconter des aventures. Il n’empêche que le lien entre

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Introduction

aventures, événements et narration rend les frontières souvent confuses. Par-delà les variations, on peut repérer un certain nombre de traits convergents : une place centrale accordée à l’action et, de préférence, à l’action violente, une certaine dynamique du récit retranscrivant dans l’écriture cette relation à l’action, l’importance du dépaysement qui, sans être toujours central, paraît toujours jouer un rôle dans les œuvres, enfin, la tendance à associer le genre à une forme de littérature populaire, soit à travers un marché (celui de l’édition de masse), soit à travers une relation à l’écrit, soit à travers des thèmes ou un style. Reste que, malgré les traits communs, cette amplitude dans les définitions rend illusoire toute tentative pour proposer une lecture exhaustive du genre – à moins de chercher à embrasser tout un pan de la littérature et à diluer le propos en le conduisant dans des directions trop divergentes. La position exemplaire adoptée par Paul Bleton dans son étude extrêmement érudite du western en France (2002), jouant sur les contradictions, les décalages culturels et les transformations du genre et de sa réception dans notre pays, ne pourrait guère être reconduite avec un sujet comme le nôtre. En réalité, les variations qui existent, chez ceux qui se sont penchés sur le roman d’aventures – et elles sont nombreuses – tiennent à des partis-pris épistémologiques différents. Selon que le chercheur est guidé par une volonté de proposer une classification générique rigoureuse, ou une taxinomie pratique, selon qu’il tente de rendre compte de la réalité synchronique de la notion (le genre tel qu’il est perçu à un moment donné, dans un ou plusieurs médias donnés, dans un cadre géographique et historique donné), de son évolution diachronique, s’il cherche à travers la notion à désigner un èthos de l’aventure ou une relation à l’écriture, voire (comportement tout aussi légitime, dans la mesure où l’absence de définition officielle autorise tous les subjectivismes), s’il décide de ne retenir du genre que ce qui lui plaît, proposant une lecture toute personnelle, le chercheur ou l’amateur n’évoquera pas la même chose quand il parlera de roman d’aventures. Ce sont bien ces postures initiales qui modifient la définition – d’autant que la nature du genre fictionnel permet de telles variations dans sa lecture. Le premier point d’achoppement a été défini par Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov dans leur article sur les « Genres littéraires » (1972), lorsqu’ils affirment qu’il faut « cesser d’identifier les genres avec les noms de genre » insistant sur le fait que « l’étude des genres doit se faire à partir des caractéristiques structurales et non à partir de leurs noms ». Tzvetan Todorov a tenté d’appliquer une 13

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telle méthode dans son étude sur le fantastique, mais y renonce dans son article sur le récit policier, constatant que « malheureusement pour la logique, les genres n’apparaissent pas avec le seul but d’illustrer les possibilités offertes par la théorie ; un genre nouveau se crée autour d’un élément qui n’était pas obligatoirement dans l’ancien » (1970). Si Todorov renonce au systématisme c’est que, dans le domaine de la littérature populaire, les « noms de genre », forgés au fil du temps par le public, jouent un rôle dans la genèse des œuvres. En effet, si l’on suit Todorov dans ce même article, « le chef-d’œuvre de la littérature de masses est précisément le livre qui s’inscrit le mieux dans son genre ». Autrement dit, l’auteur est influencé par les autres œuvres du même genre. On peut aller plus loin, et constater que toute la communication, dans ce domaine, est affectée par l’incidence du genre, qui est un des traits fondamentaux de cette sérialité qui caractérise la littérature de masse. En effet, écrire, lire dans un genre, c’est surinvestir certains traits dans l’œuvre considérée. Un genre, ce n’est rien d’autre qu’un ensemble de conventions (narratives, stylistiques, thématiques) plus ou moins organisées dont les lecteurs identifient l’unité et que les auteurs convoquent dès lors qu’ils veulent écrire dans ce genre. L’idée du genre est présente dans le processus de communication : le lecteur lit en série, et s’engage dans un processus de comparaison et de confrontation qui, s’il n’est pas nécessairement subtil, existe et participe à la hiérarchisation des informations, à leur réception, bref à la construction du sens. Le plaisir de la lecture sérielle consiste aussi en ce jeu (qu’explicite le récit policier) où il s’agit d’anticiper la suite du récit en repérant les indices stéréotypiques que délivre le texte, et d’être surpris par un auteur qui déjoue toujours en partie les attentes de son lecteur. L’auteur « de genre » est celui qui s’inscrit volontairement dans les règles de cette lecture sérielle, qui participe au jeu de la sérialité, aussi bien pour confirmer les attentes que pour les déjouer. Quand il n’a d’autre ambition que commerciale, il cherche à séduire ses consommateurs, en tentant d’apporter la touche d’originalité qui le distinguera des autres. Quand il a davantage d’ambition, y compris quand, comme un Robert Louis Stevenson ou un Joseph Conrad, cette ambition est manifestement littéraire, il entre dans une logique dialectique avec les conventions génériques, dans une logique de réécriture – pastiche, parodie, relecture critique ou volonté de s’approprier les stéréotypes du genre en les remotivant. Or, réécrire, c’est aussi dialoguer avec le genre. Autrement dit, dans le dialogue qu’il propose avec les conventions du genre, l’auteur est toujours un relecteur qui interprète et convertit sa 14

Introduction

réception en production. Tout comme lire dans un genre, c’est s’engager dans un pacte de lecture spécifique, écrire dans un genre c’est, quelle que soit la relation d’adhésion ou de distance que l’on introduit, en proposer une définition. Dans cette perspective, la littérature de genre, pour faire jouer pleinement les mécanismes de sérialité qui lui sont propres, suppose une certaine conscience de l’existence du genre, une certaine attention au concept, quelle que soit la pertinence scientifique qu’il y a à isoler telle catégorie. Si l’on prend par exemple le cas du western, on sait qu’il possède bien des traits qui en font un roman d’aventures : exotisme, action, univers viril, etc. Pourtant, il en est généralement isolé, pour toute une série de raisons historiques, idéologiques, médiatiques…et il est caractérisé par des thèmes et même certains traits structurels qui en font un genre à part, sans doute parce que, à force de variations sérielles s’inscrivant dans la tradition du seul architexte des récits « westerns », il a pu posséder son identité propre, qui n’en fait pas seulement un roman d’aventures – même si l’on peut aussi l’étudier dans cette perspective. Ce que nous cherchons à souligner ici, c’est que, s’il est légitime d’offrir une analyse d’un genre en recherchant avant tout la rigueur d’un système cohérent, ce n’est probablement pas la meilleure façon de procéder si l’on veut rendre compte des genres populaires. Dans ce cas en effet, les définitions qui sont esquissées et leurs variations jouent un rôle dans la production même des œuvres, puisque l’auteur sériel est lui-même aussi un lecteur qui s’inscrit dans une série et dont l’écriture matérialise en quelque sorte cette généalogie dont il se réclame ou dont il se démarque. Cela signifie qu’il existe une rupture dans l’histoire d’un genre, qui tient au moment où il est nommé, isolé. Car si les auteurs s’inscrivent déjà dans une logique stéréotypique avant que le genre ne soit explicitement identifié, le fait de lui donner un nom tend à accélérer et à systématiser la logique de reformulation sérielle. Ainsi, la distinction de Schaeffer (1989) entre généricité lectoriale et généricité auctoriale consacre-t-elle une scission fondamentale, liée à l’intentionnalité ou non, dans l’acte d’écriture, de la relation au genre. Certes, rien n’empêche d’évoquer L’Odyssée comme premier roman d’aventures (ou Œdipe Roi comme premier roman policier), mais c’est soit opérer une relecture volontairement anachronique, soit en revenir à de grandes catégories génériques indépendantes de la situation de communication. Notre choix a été de nous concentrer sur la période postérieure à l’apparition de la notion – soit les années 1860 en Grande-Bretagne et 1870 en France – sans nous interdire quelques écarts vers la première 15

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moitié du XIXe siècle : après tout, pour que le genre soit identifié comme tel, il faut qu’il existe déjà, auparavant, à travers une série d’œuvres similaires ayant permis cette identification. Pour que des éditeurs aient décidé d’indiquer, en sous-titre de tel roman de Louis Noir, « grand roman d’aventures », il faut qu’ils aient repéré une série de romans conduisant, probablement, jusqu’à Fenimore Cooper. Ces dates ne sont pas anodines. La genèse des genres populaires s’inscrit dans le cadre de la montée en puissance de la culture médiatique et des modalités de lecture et d’écriture qui lui sont associées. Elle a eu besoin du développement de supports sériels – journaux, journaux-romans, collections – qui favorisent la lecture en série, et invitent à rapprocher les œuvres, à les comparer. Le besoin en romans associé au développement de la presse, a conduit les directeurs de journaux et les éditeurs à faire appel à toujours plus d’auteurs, lesquels, contraints de produire de plus en plus vite, en sont venus à imiter les recettes des autres. Le lecteur de journaux lisait souvent plusieurs romans-feuilletons à la fois, et les comparaisons se faisaient naturellement. La baisse progressive du prix des supports a permis à une lecture de consommation de se développer, moins attentive au style et plus sensible, dans sa boulimie de textes, aux comparaisons et aux rapprochements. Ainsi s’est progressivement déterminée une consommation hédoniste et souvent rapide, à laquelle répond, de façon spéculaire, une écriture sérielle. Les traits de cette lecture de consommation se caractérisent par un investissement de l’intrigue au détriment de la narration (ce qui ne veut pas dire pour autant que la distance et certaines formes de lecture critique ne puissent être mises en jeu), une tendance à lire rapidement en enchaînant les titres, en procédant par affinités, ce qui tend à faire refluer (mais pas aussi complètement qu’on le dit souvent) la question de l’auteur et de l’œuvre au profit des traits sériels (stéréotypie, thèmes récurrents, proximité des styles et des intrigues...). C’est ce qui explique en partie la tendance des amateurs de genres populaires à rapprocher, comparer, mais aussi distinguer en catégories byzantines les œuvres, les sous-genres et les courants. Le développement des catégories génériques dans la seconde moitié du XIXe siècle et, plus encore, au XXe siècle, illustre cette évolution, et c’est dans cette histoire que s’inscrit le roman d’aventures. Formes liées à la culture de masse (même si des auteurs s’en détachent ou les réinventent littérairement), longtemps boudées par la critique, les genres populaires sont définis par une série de lecteurs et d’intermédiaires aux intérêts très différents : les auteurs qui écrivent dans le genre, les éditeurs qui tentent de tirer 16

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profit du succès d’œuvres similaires en les rassemblant dans une collection commune, et bien sûr les consommateurs eux-mêmes. Contrairement à ce qu’affirme une certaine doxa ces derniers sont loin de former un ensemble homogène, et leurs approches différentes se traduisent pas des définitions fragmentées du genre : entre le lecteur frénétique ne pratiquant que les œuvres du même genre (voire de la même collection), le lecteur érudit, s’étant constitué une expertise en la matière, le lecteur sériel variant les genres mais ne quittant pas le terrain paralittéraire, le lecteur littéraire aimant à se délasser parfois en lisant un « mauvais livre », le lecteur lisant « au second degré », avec la distance ironique de celui qui aime à ne pas aimer, le lecteur recherchant ponctuellement dans la rencontre avec les mauvais genres des émotions grossières, les attitudes sont nombreuses et se traduisent dans la définition des œuvres, générant des définitions contradictoires et parfois naïves. L’amateur érudit de fantasy saura faire la différence entre la dark fantasy, la sword and sorcery, l’Heroic fantasy, la low et l’high fantasy, etc. établissant des distinctions subtiles entre les attendus de chacune des catégories, et certains amateurs seront prêts à discuter longuement pour savoir si telle œuvre peut ou non être considérée comme de la science-fiction, impliquant à chaque fois dans leurs débats des définitions implicites du genre. Ces lecteurs soucieux du genre et de sa définition existaient-ils tous cependant au XIXe siècle, n’étaient-ils pas plus naïfs, consommateurs irréfléchis d’œuvres dont ils étaient incapables de rien dire ? Richard Hoggart (1970) a montré qu’ils ne l’étaient déjà plus après la Seconde Guerre mondiale. Les Surréalistes ont montré que la lecture littéraire était possible dans l’entre-deuxguerres ; et au XIXe siècle, Robert Louis Stevenson ou Andrew Lang jouaient déjà sur les possibilités d’un plaisir naïf du romanesque ressaisi en termes littéraires. En réalité, la faculté qu’a la littérature sérielle à générer la parodie de ses codes au moment où ils s’inventent, et parfois par les auteurs mêmes qui produisent les œuvres (Paul Féval, Alfred Assollant, Jules Verne, Albert Robida, Yambo…) témoigne de ce que la lecture critique (au sens où l’entend Jouve quand il évoque le « lectant ») a toujours existé en la matière. Or, cette lecture distanciée, ironique, critique parfois (comme chez Joseph Conrad ou chez Cutcliffe Hyne), est une autre façon de dresser une cartographie du genre, de ses attendus et de ses limites... Les auteurs, pour dialoguer avec le genre, doivent aussi se faire lecteurs, et leur écriture est relecture, redéfinition et, par là même, transformation du genre.

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Le roman d’aventures

On le voit, le genre se définit par l’intervention de toute une série d’acteurs guidés par leurs goûts ou par ceux qu’ils supposent chez leurs destinataires. Nul souci de systématisme, mais une approche pragmatique, par affinités, qui explique les chevauchements, contradictions, ou divergences. Il y a un impressionnisme du genre que partagent les lecteurs, les auteurs, les éditeurs…Cet impressionnisme entre en jeu dans la communication propre au genre : le lecteur possède des attentes, mais celles-ci sont toujours surprises, déçues parfois, parce que sa conception du genre n’est jamais tout à fait la même que celle de l’auteur, de l’éditeur… ou d’un autre lecteur. Les divergences sont d’autant plus fortes que les genres populaires paraissent correspondre à un souci de posséder un outil de description transmédiatique des formes de la fiction (permettant par exemple de décrire aussi bien un roman d’aventures qu’un film ou qu’une bande dessinée d’aventures), ce qui n’est pas sans poser de nouveaux problèmes d’ajustements entre les définitions, dus aux écarts de langages et de conventions propres à chacun des médias. Il n’existe pas de système des genres populaires, puisque ceux-ci s’élaborent au fur et à mesure des lectures sérielles des uns et des autres, lectures qui sont, par définition, toujours incomplètes et contradictoires. Les auteurs de genre s’inscrivent plus que tout autre dans ce système partiel et partial de relectures et de définitions contradictoires. Toute tentative de proposer un système des genres populaires perdrait de vue leurs mécanismes de production dans lesquels l’écriture est relecture, réinterprétation, plus ou moins inspirée, et donc reformulation du genre qui en modifie souvent les contours. Dès lors, une lecture du genre qui joue le jeu de la sérialité se doit d’être souple et d’envisager son objet en considérant précisément les lectures divergentes, les contradictions, et de tenir compte des conceptions que les auteurs, lecteurs, éditeurs, se font du genre. Une telle façon de procéder permet en outre d’échapper au fameux cercle herméneutique défini par Daniel Couégnas (1992) : on ne peut décrire un genre sans s’appuyer sur un corpus d’œuvres, mais on ne peut constituer ledit corpus sans s’appuyer sur une définition implicite qui en déterminerait les limites. Or, dès lors qu’on comprend que, dans la logique sérielle, la réception du genre fictionnel a des conséquences sur sa production – puisque pour écrire dans un genre, il faut en être lecteur - il suffit de partir de l’expression de « roman d’aventures » elle-même, de chercher à comprendre dans quel contexte elle naît, et à partir de quelles œuvres antérieures, comment elle se développe, quelles sont les œuvres qui se réclament du genre pour rompre le cercle herméneutique. De la 18

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sorte, on obtient une définition et un corpus qui correspondent en partie à celui que reconnaissaient les contemporains, et il est possible, dans un second temps, de quitter la perspective nominaliste pour élargir à la fois le corpus et la définition de façon à rendre compte du genre dans son ensemble. Nous n’avons pas voulu pour autant adopter une perspective purement historique. Non que celle-ci eût été ininteressante mais, outre que la place manquait, elle ne correspondait pas à notre intuition selon laquelle il y aurait dans le roman d’aventures qui naît au XIXe siècle et qui se développe dans la première moitié du XXe siècle, une véritable unité. Or, dans le cas d’un objet aux frontières aussi mouvantes que le roman d’aventures, il y avait un risque, pour une approche d’histoire littéraire mêlant analyse des œuvres et contextualisation, de glisser vers une série d’études de cas éclatée qui risquerait de perdre l’idée d’une unité ; quant à la vision strictement historienne, prenant les textes comme point de départ d’une étude des représentations, elle a largement été développée par Sylvain Venayre (2002) et, pour les siècles précédents, par Michael Nerlich (1987), qui adopte toutefois une perspective plus philosophique. Mais en historiens, tous deux étudient en réalité plus la relation des Occidentaux à l’aventure que le roman d’aventures comme genre. Quant à Paul Zweig (1974), s’il s’inscrit plus directement dans une histoire littéraire, sa façon d’embrasser les siècles le conduit à s’intéresser davantage à la figure de l’aventurier qu’au genre que nous évoquons, aussi bien dans les récits homériques que dans la littérature médiévale ou dans les Mémoires de Casanova. Notre choix a été au contraire de limiter notre champ d’investigation à une période relativement restreinte mais particulièrement importante du genre, celle qui couvre les années 1870-1920, en nous autorisant cependant des détours en amont et surtout en aval, essentiellement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, nous avons choisi d’étudier l’apogée du genre – aussi bien l’époque durant laquelle on trouve le plus grand nombre d’œuvres publiées que celle durant laquelle la notion a connu la plus grande extension. Or, en se concentrant sur cette période, il est possible de dégager un certain nombre de constantes du genre, puis de les organiser autour de deux valeurs fondamentales : l’importance du dépaysement, que celui-ci soit historique, géographique, fantastique, social ou existentiel, d’une part, et la place centrale attribuée à l’action violente qui fait courir au héros un risque de mort ou au moins un péril physique d’autre part. Ces valeurs interviennent à tous les niveaux du récit : thématiquement, dans la caractérisation des personnages et du chronotope, et, plus 19

Le roman d’aventures

généralement, dans un certain nombre de discours implicites (morale guerrière, refus du quotidien, etc.) ; structurellement, dans la forme et l’enchaînement des événements, et dans la configuration de l’intrigue elle-même ; stylistiquement, dans les choix d’écriture, les procédés privilégiés, ou encore l’importance d’un ensemble cohérent de stéréotypes ; poétiquement enfin, dans la définition d’un récit qui se pense tout entier dans son altérité avec la réalité de tous les jours définissant deux chronotopes emboîtés : l’univers quotidien et l’univers dépaysant dans l’écart systématique avec le premier. Ainsi, le dépaysement ne se résume pas aux effets de couleur locale et à une volonté de satisfaire le goût du lecteur pour l’extraordinaire, il inscrit le récit dans un écart systématique avec le quotidien : non seulement le décor est inaccoutumé, mais les personnages sont excentriques ou exceptionnels, les événements qui se produisent pour le moins inhabituels ; quant à la caractérisation et au style, ils affectionnent volontiers les effets baroques et les effets de grandissement. Cela explique que les distinctions que l’on opère habituellement au sein du roman d'aventures se fondent sur les types de dépaysements – romans d'aventures historiques, géographiques, fantastiques, etc. Le texte tout entier recherche l’altérité. C’est en ce sens que le dépaysement et le hasard se rejoignent dans leur fonctionnement. Le hasard propose lui aussi une sortie du quotidien : puisque avec lui, c’est la logique traditionnelle qui est remise en cause. Or la fonction du hasard excède le simple usage qui en est fait dans la péripétie ou le coup de théâtre ; le roman d’aventures semble se refuser à suivre les règles de la rationalité : les personnages agissent selon leur instinct, et quand ils se fient à la raison, celle-ci est mise en échec par les événements. En ce sens, le dépaysement ne doit pas être pris pour un simple décor permettant aux événements aventureux de surgir, puisqu’il entre en jeu dans la définition même de l’aventure, et qu’il est un des éléments essentiels de la vraisemblance au fondement du pacte de lecture. Moteur du récit, l’aventure structure le texte. Elle recoupe l’opposition entre l’univers dépaysant et le monde du lecteur, puisque la forme du récit distingue deux moments enchâssés, l’aventure et le quotidien. Le roman d'aventures fonctionne comme une mise en crise de l’univers familier, qui correspond à l’entrée en aventure, et l’intrigue se résume aux efforts du personnage pour réintégrer le monde ordinaire. Ainsi, si le récit se centre sur le moment de l’aventure (qui en forme la matière), le quotidien, ce chronotope que l’on quitte et qu’il s’agit de retrouver, joue un rôle essentiel dans la dynamique du récit. C’est en effet ce trajet qui permet à l’intrigue (l’Aventure) d’assurer l’homogénéité des 20

Introduction

mésaventures, ces épisodes spécifiques au genre, qui se constituent en autant d’épreuves que le héros doit franchir d’une façon ou d’une autre en mettant en jeu son intégrité physique ou morale pour que le récit puisse se poursuivre. Le couple des mésaventures et de l’Aventure dramatise en les thématisant les structures propres à tout événement dans un récit, constituant ainsi effectivement le genre en « essence de la fiction ». On le voit, les deux notions clés du roman d'aventures, événement aventureux et dépaysement, sont intrinsèquement mêlées, au point de figurer comme les deux facettes d’une même volonté de se tenir à l’écart non pas tant du réel que du réalisme, comme ordre du probable. C’est en ce sens que l’étude du genre s’inscrit dans l’analyse que les Anglo-Saxons ont développée autour du concept de romance. Le romance, tel qu’il a été repensé au XIXe siècle en Grande-Bretagne, et tel qu’il se traduit dans le roman d'aventures occidental, ne se définit pas tant comme un mode de fiction qui refuse la réalité, que comme une opposition au vraisemblable réaliste. Contre la prétention à une lecture exacte du monde, il développe une métaphore du récit comme jeu commandé par le principe de plaisir. Loin d’obéir à une logique rationnelle, il se fonde sur le modèle des « lois idéales de la rêverie », allant rechercher du côté des archétypes et des stéréotypes les sources du pacte de lecture. Mais, dans le roman d’aventures, la séparation entre romance et novel (récit réaliste) est moins nette qu’on a trop souvent voulu le dire. Genre d’imagination, il ne cesse cependant de donner des gages de réalisme, en appuyant son discours sur des précisions géographiques, historiques ou culturelles, et en préservant la possibilité des événements, même les plus extraordinaires. C’est ce qui explique l’enchâssement de l’aventure dans le quotidien. Pourtant, dès lors que sont posées les bornes de cet imaginaire, c’est bien à un écart que nous convie le roman d'aventures. S’il ne s’agit plus de rendre compte de la réalité et de l’anecdote proche de l’expérience, il ne s’agit pas non plus d’inventer totalement, mais de se situer sur l’extrême limite du possible et de l’impossible. Ce que recherche le roman d'aventures, ce n’est pas l’imagination pure, mais l’événement le plus improbable. Cette inscription d’un univers en tension procède certes du désir naïf de présenter comme possible l’incroyable, mais elle s’explique surtout par un jeu constant sur les frontières : comme le dépaysement et l’événement aventureux, le romance est une machine à fantasmes. Expérience des limites et de la violence qu’implique leur transgression, mise à distance du réel au profit d’un univers improbable où toutes les craintes, mais aussi tous les fantasmes de puissance, paraissent possibles, le roman d'aventures fait signe 21

Le roman d’aventures

vers une ultime ambivalence, celle de la relation à la civilisation et à la sauvagerie. Le héros, homme soucieux du droit, du Bien, affronte des hors-la-loi ou des sauvages. Les exploits qu’il lui faut accomplir ont en général un caractère primitif et mettent à l’épreuve ce qu’il y a d’instinctif en lui : il doit résister à la fatigue, à la faim, à la soif, au froid ou à la chaleur, venir à bout d’adversaires issus de la nature (catastrophes, bêtes sauvages, « tribus primitives »). Certes, c’est toujours l’homme civilisé qui triomphe, mais l’épreuve a mis en évidence une faille en lui ; le héros ressort transformé de sa rencontre avec l’autre : il a eu l’occasion, au cours du récit, de découvrir en lui-même une part de sauvagerie. Or, la question de la sauvagerie tient une place centrale dans le récit, en particulier quand celui-ci convoque les intertextes initiatiques : le héros quitte le monde familier et pénètre un univers inconnu et barbare, souvent guidé par un initié, et franchit un certain nombre d’épreuves avant de triompher de l’adversité et de pouvoir revenir, transformé, dans le monde qu’il avait quitté. Mais ici, l’initiation, faisant mentir son étymologie, désigne moins un commencement qu’un parcours qui est l’objet principal du récit, et qui permet l’expérience de la sauvagerie. Ce voyage « au cœur des ténèbres » est en effet présenté comme une rencontre avec le wilderness, valeur ambiguë, force instinctive de vie, mais aussi folie et cruauté (« goût du sang »). Pour lutter contre ses ennemis, le héros est contraint d’employer leurs propres moyens : il tue, il ment, il vole, et s’il en éprouve des remords, c’est presque toujours de façon passagère. De même, la logique de l’aventure et le rôle du hasard s’opposent à l’usage froid de la raison : seul peut lutter celui qui se fie à son instinct. L’opposition entre la civilisation et la sauvagerie est à l’origine des traits spécifiques du genre : du va-et-vient entre le monde du quotidien et celui de l’aventure, de la nature même des événements privilégiés, de la structure manichéenne dans laquelle s’inscrivent les affrontements, ou encore de l’opposition entre un espace irréaliste à la fois fascinant et inquiétant et une logique réaliste certes garante de l’ordre, mais qui est refoulée à la périphérie. En termes narratifs, la puissance de l’aventure vient de ce qu’elle apparaît comme un espace des possibles, donc comme un lieu de puissance ; mais en termes moraux, elle est source de transgression inquiétante. Dès lors, il faut comprendre que l’opposition entre civilisation et sauvagerie dépasse largement la seule scission entre le monde civilisé et les colonies, ou l’affrontement du Bien et du Mal. Il s’agit en fait de mettre en scène deux systèmes de valeurs antagonistes dont les mésaventures du héros et les dépaysements sont l’expression. 22

Introduction

Dans un dialogue constant, le récit paraît valoriser tour à tour la sauvagerie comme le lieu de la vie, de la puissance ou de la liberté, ou la dénigrer au profit de la raison, de la loi, de la morale ou de l’ordre. La relation au monde de l’aventure est dialectique : la puissance vitale qui fait de la sauvagerie un élément nécessaire et constitutif du monde, paraît prête à basculer à tout moment dans la barbarie et la destruction. Aussi ne faut-il pas voir dans la sauvagerie le lieu où s’incarne le Mal, mais un imaginaire réversible de puissance et de menace. L’affrontement des valeurs révèle paradoxalement que tout est question de mesure et de limites : la sauvagerie doit être à la fois préservée et encadrée. Niée, elle conduit à la folie ou à l’épuisement ; libérée, elle devient chaos, ou pire, ensauvagement. C’est parce que la sauvagerie est le lieu de la puissance, et parce qu’en elle résident l’intérêt et la fascination du récit, qu’elle s’incarne dans une attitude paradoxale d’un héros toujours contraint de faire ce qu’il désire : son attirance pour l’aventure est antérieure à toute mise en intrigue, et pourtant, l’engagement se fait presque toujours contre son gré ; il faut qu’un événement l’oblige à partir alors même qu’il avait toujours rêvé de le faire. De même, dans la mesure où la logique du récit exige une violence que la morale réprouve, le héros est forcé par les circonstances à agir brutalement, c’est-à-dire à faire cela même qu’il pouvait légitimement espérer faire. Son action doit toujours être justifiée par le discours, et les signes d’une transgression sont escamotés par le dispositif du texte. Doit-on s’étonner alors que Stevenson, l’auteur du Cas étrange du Dr Jekyll et Mister Hyde, œuvre de la scission entre morale et action, ait écrit tant de romans d’aventures ? Ou que Jack London ait fait de « l’appel de la sauvagerie » la problématique centrale et le titre d’un de ses récits6 ? Mais l’attitude ambiguë du héros ne fait peut-être que reproduire le désir complexe du lecteur. La plongée du héros dans l’univers sauvage correspond à celle du lecteur dans le récit. Le roman d'aventures apparaît comme un genre à la fois très moralisateur, dont les structures manichéennes ne laissent aucune place à d’autres visions du monde ; mais il se fonde aussi sur une série de transgressions, puisqu’il se construit sur le désordre, la perte de liens sociaux, la mise en crise de la loi ou, plus généralement, de l’ordre rationnel et de la logique réaliste, et qu’il ouvre ainsi la voie à la libération sans contraintes des pulsions. Le The Call of the Wild, dont la traduction française traditionnelle L’Appel de la forêt, ne rend pas bien l’idée de wild.

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Le roman d’aventures

récit oscille constamment entre affirmation de l’individu et reconnaissance du lien social, entre l’acceptation des règles et leur refus. C’est en préservant le plus longtemps possible cette contradiction que l’œuvre prend forme, ne serait-ce qu’en se fondant sur une tension entre la logique d’ensemble du récit (celle de l’Aventure) qui veut que l’ordre triomphe du désordre, et la matière de l’œuvre qui exige que se multiplient les mésaventures et que se prolonge l’expérience de la sauvagerie. Ainsi, il y a une sorte de « mauvaise foi » du genre : alors que le discours moral est omniprésent, le récit multiplie les évocations d’un monde régi par l’instinct et la sauvagerie ; alors que la rationalité doit l’emporter, c’est le hasard qui règne en maître dans l’aventure. Et tandis que le héros ne triomphe qu’en restaurant l’ordre de la civilisation, c’est de la sauvagerie même qu’il a tiré la force de se surpasser et d’apparaître comme une figure solaire. Quelque chose de vertigineux est à l’œuvre dans le roman d'aventures, qui lui impose de toujours mettre à distance la brutalité de son imaginaire. Il existe à la fois un désir et un refus de la transgression, mais l’un et l’autre se situent à des niveaux différents du texte ; aussi sont-ils à l’origine du paradoxe sur lequel se fonde la dynamique du récit : il s’agit d’associer deux ordres de valeurs, la civilisation et la sauvagerie, en même temps qu’on les définit par leur caractère inconciliable. C’est dans ce cercle vicieux, mécanique de l’horreur et du désir, qu’il faut rechercher la matrice de toutes les violences du texte.

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L’action dans le roman d’aventures

« Ge sai des romanz d’aventure » : genèse d’une notion

Sans tomber dans les excès du nominalisme, on doit convenir qu’un genre n’existe réellement qu’à partir du moment où il est associé à un terme qui le circonscrit dans l’ensemble du champ culturel. Certes, l’invention d’un terme définitoire – roman criminel, roman maritime... – n’est rien d’autre que le constat de quelque chose qui est déjà là, dans la mesure où, pour qu’on éprouve le besoin de créer une catégorie, il faut qu’on sente qu’il existe une série d’œuvres suffisamment proches pour imposer une telle création. Mais le fait d’identifier un champ cohérent en le nommant tend à l’isoler et à l’expliciter, surinvestissant les traits similaires dans l’esprit des lecteurs et des auteurs s’inscrivant dans la tradition générique. Le genre, pour jouer pleinement son rôle dans le processus de création, suppose une imitation consciente par l’écrivain d’un architexte identifié, par-delà les seuls effets d’inspiration intertextuelle. Si le terme choisi opère une telle cristallisation, c’est que le choix même du mot est déjà valorisation de certains traits : ainsi, il n’est pas anodin que « roman policier » se soit finalement imposé contre « roman criminel » valorisant l’enquête au détriment de la peinture de la pègre héritée de la tradition des mystères urbains. De même, le mot « aventure » est chargé d’un sens fort, aussi bien héritier des valeurs associées au concept, que d’une longue histoire littéraire surinvestie dans ce cas ; et il est évident que les connotations du mot jouent un rôle dans la délimitation du genre.

Le roman d’aventures

Luigi Motta, L’Occident d’or, Paris, Ferenczi, « Le Livre de l’aventure », 1929.

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L’action dans le roman d’aventures

La définition du roman d’aventures est en effet profondément dépendante du concept d’aventure, et des différentes notions, en apparence contradictoires, qu’il recouvre. Les dictionnaires se sont fait l’écho de ces multiples sens dont on peut mettre en évidence les lignes directrices. La question du hasard, que l’on retrouve dans l’idée de sort (la « bonne aventure ») mais aussi d’errance (« aller à l’aventure ») s’enracine dans l’étymologie du terme : adventura, c’est ce qui va advenir, en bien ou en mal. C’est lier l’aventure à l’idée de hasard et de risque. Jankélévitch (1963) tire la conséquence extrême de cette relation entre l’aventure et le risque : « une aventure, quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… ». Plus le risque est grand, autrement dit plus la prévision est affectée des signes – métaphoriques ou non – de la mort, plus l’entreprise paraît aventureuse. Quant à celui qui engage son existence ou celle des autres dans des projets risqués, on le qualifie d’aventurier, affectant selon les cas une valeur négative ou positive au mot. C’est ce qui explique que l’aventure se soit si tôt vue associée à la forme du voyage : en quittant le monde familier pour les espaces exotiques, on abandonne la chaîne des actions quotidiennes pour une logique qui nous échappe, parce qu’elle s’inscrit dans un contexte que nous ne maîtrisons pas. Ainsi, se dessine progressivement un cadre propre à l’aventure : événement hors du commun, elle nous arrache à la fois de notre quotidien (et a besoin pour exister de conditions exceptionnelles) et du continuum de notre existence. Le saut dans l’inconnu est aussi une rencontre avec ce qu’on ne peut maîtriser, d’où l’importance du hasard et du risque comme traits déterminants de l’aventure. L’idée de rencontre hasardeuse qu’il y a dans la notion d’aventure suppose un événement qui fasse rupture, et elle invite également à envisager une fin, un retour à l’ordre. Le chevalier errant, comme l’amateur d’aventures extraconjugales, fragmentent leur existence en une série de rencontres qui sont autant d’aventures. Aussi doiton, pour parler d’aventure, s’extraire de la continuité de l’existence pour en détacher un morceau, auquel on donne un sens positif ou négatif. Il y aurait un paradoxe propre à ce type d’événement : plein engagement vers un avenir incertain, il aurait besoin d’un regard rétrospectif pour prendre sens et se constituer en aventure, comme structure signifiante et circonscrite. Pour Georg Simmel (1988), l’aventure s’apparente à une œuvre d’art, dans la mesure où c’est elle qui fixe ses propres limites, selon un principe de cohérence interne. On pourrait aller plus loin, et affirmer qu’il n’y 27

Le roman d’aventures

a d’aventure que s’il y a récit, puisque des événements n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement une fois que quelqu’un les repense comme une séquence ordonnée par un début et une fin. On peut même penser que l’arbitraire de l’aventure, hasardeuse et extraordinaire, suppose en retour un plus grand ordonnancement par la logique du récit pour ne pas être un simple chaos événementiel. Mais sa nécessaire unité explique également que l’essence de l’aventure soit d’être hors du commun : pour que l’événement soit isolable du continuum de l’existence, il doit être par nature exotique, dans la mesure où il doit échapper à la logique répétitive du quotidien. Par nature, l’aventure est extraordinaire et par là même, dépaysante. Dans la notion d’aventure se combinent celle, structurelle, d’événement circonscrit et celle, thématique, d’événement dangereux (et donc, souvent violent) et dépaysant. Le lien naturel entre la structure de l’aventure et celle d’un récit construit explique que la notion ait été trop tôt employée pour désigner des œuvres narratives. Les premiers récits à avoir été appelés ainsi ne correspondent cependant pas à ce qu’on appelle aujourd’hui des romans d'aventures. En effet, lorsqu’on se penche sur le titre des ouvrages antérieurs aux années 1870 dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale, on ne trouve que fort peu de titres (ou de sous-titres) comportant l’expression de « roman d’aventure » ou de « roman d’aventures », et tous désignent des récits médiévaux. Pourquoi les médiévistes ont-ils choisi de qualifier ces œuvres de « romans d’aventure(s) », et à quel type de récit cette notion renvoyait-elle dans leur esprit ? Que l’on se tourne vers les explications de Gaston Paris dans son étude sur le roman d’aventures (1898), ou vers celles de H. Michelant, dans son introduction à Blancandin et l’orgueilleuse d’amour (1867), il faut reconnaître que la définition est contradictoire et insatisfaisante. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit en réalité d’une catégorie par défaut, dans laquelle on classe les œuvres qui n’appartiennent à aucune autre catégorie déterminée, mais aussi les textes secondaires, sans ambition, qui n’ont pas d’autre but que de distraire en racontant une suite d’événements plaisants (les « aventures »). L’expression de roman d'aventures n’a cependant pas été inventée par les médiévistes du XIXe siècle, car elle se trouve dans les œuvres originales elles-mêmes, avec un sens néanmoins différent : on en découvre des occurrences anciennes, à travers les expressions de « conte d’aventure » et de « roman d’aventure ». Chrétien de Troyes, par exemple, présente Erec et Enide comme « tiré d’un conte d’aventure » (prologue, 13). Et Paul Zumthor a 28

L’action dans le roman d’aventures

montré dans son Essai de poétique médiévale (1972) que le terme de « roman d'aventure » renvoie au Moyen Age à deux préoccupations distinctes : celle d’une forme narrative particulière fondée sur une série d’épisodes presque indépendants ; et celle, au niveau de l’histoire elle-même et des thèmes qu’elle développe, d’une mise à l’épreuve du héros et donc d’un risque. Dans les deux cas, le récit suppose un départ du héros hors de son monde familier, en quête d’aventures ou contraint par les événements. Le récit ne peut débuter que si un équilibre initial est rompu, et le héros ne peut être mis à l’épreuve que s’il prend le risque de se lancer dans l’inconnu. De la même façon, le récit comme la quête du héros doivent s’achever par un retour à l’ordre primitif, qui consacre le triomphe ou l’échec du personnage. Par la suite, le terme d’ « aventure(s) » ou, dans les pays anglosaxons, son équivalent anglais « adventure(s) » s’emploie de plus en plus fréquemment, et avec un sens toujours plus précis. Le mot « aventure(s) » est d’abord associé à trois types de récits (il est vrai largement majoritaires dans la littérature de l’époque) : le récit galant, le récit picaresque (et ses dérivés) et la comédie. Dans tous les cas, la notion d’» aventure(s) » renvoie encore, comme elle le faisait dans le Moyen Age tardif, à une narration d’événements destinée avant tout à distraire ou à plaire, et repose tout à la fois sur un type d’écriture et un type d’intrigue. Progressivement cependant, on retrouve de plus en plus le mot « aventure(s) » associé, dans les titres des œuvres, au terme de « vie », sans doute suivant le modèle britannique des « life and adventures » 1 . Le modèle de biographie ou de pseudo-biographie (« voyages et aventures de... ») promettant aux lecteurs de nombreuses péripéties n’a sans doute pas directement déterminé la définition du roman d'aventures, mais il est à l’origine d’un second couple terminologique à la formulation figée, les « travels and adventures », « aventures et voyages » ou en allemand, « Reisen und Abenteuer ». L’association de « travels » et d’« adventures » dit bien le double projet des textes : décrire des régions lointaines, mais le faire à travers une série d’anecdotes et d’aventures. Les œuvres hésitent entre le récit d’exploits du héros (réel ou fictif) et

1 C’est probablement à ce modèle anglais, et à l’œuvre la plus fameuse qui l’a illustré, The Life and Surprising Adventures of Robinson Crusoe de Defoe (1719), que l’on doit le succès de la forme analogue en français de la « vie et aventures » : La Vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoe est traduite en 1721, et est régulièrement rééditée par la suite. L’expression, jusqu’ici rare ou absente, se met désormais à fleurir à partir de cette date.

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Le roman d’aventures

la découverte du monde. Leur succès a tendu à spécialiser le terme d’« adventures » en l’associant de façon privilégiée au récit de voyage. Au début du XIXe siècle, l’expression, comme les récits auxquels elle renvoie, devient extrêmement fréquente, prenant une valeur pré-générique : c’est un type de récit (le récit de voyage), narré d’une certaine façon (à travers une multitude d’aventures) que promettent les œuvres qui emploient l’expression dans leur titre ou leur sous-titre. Loin d’être neutre, le terme d’« aventure » joue un rôle important dans la caractérisation de ces récits de voyage. L’idée d’événements hors du commun s’ajoute en effet à la notion de voyage, soit qu’il ait pour but un monde extraordinaire, soit qu’il se soit accompagné d’épreuves particulièrement douloureuses. On parle de « voyages et aventures » quand le caractère exceptionnel du périple s’associe naturellement avec l’idée d’événements inhabituels : dans un voyage opéré en territoires inconnus ou hostiles, il faut compter avec les contretemps et les surprises – bonnes ou mauvaises. Dès lors que le terme d’aventure sert moins à décrire les actions du personnage qu’à proposer au lecteur un type particulier de roman (dans lequel le voyage tient une place privilégiée), le glissement d’un titre descriptif vers un titre à valeur générique se produit naturellement. Ce glissement est progressif, et s’étend sur toute la première moitié du XIXe siècle dans les pays anglo-saxons. Jusqu’à 1840, les évocations de « narrative », « story », « novel », ou « tale of adventure », paraissent témoigner d’une volonté de décrire l’intrigue plutôt que d’en déterminer des propriétés génériques. En revanche, à partir de 1850 et davantage encore dans les années 1860, la formulation apparaît plus nettement générique et, dans les années 1860, l’expression « story of adventure », (avec ses variantes « tale » ou plus rarement « romance »), éventuellement associée à « travel » ou à « discovery », se retrouve de plus en plus fréquemment en sous-titre de récits de fiction inspirés des récits de voyage. Le genre du roman d'aventures, comme référent architextuel identifié, est né. Par la suite, il se fixera progressivement sous la forme de l’expression « story of adventure » ou, dans sa version plus moderne, « adventure story » qui, par l’inversion des termes, indique une lexicalisation de l’expression témoignant de sa valeur générique. L’expression française de « roman d'aventures » apparaît avec un décalage d’une ou deux décennies par rapport à l’Angleterre. La première évocation du roman d’aventures comme genre constitué est assez tardive dans notre pays : si l’on emploie souvent la notion d’aventure dans les années 1850 à propos du roman-feuilleton, on 30

L’action dans le roman d’aventures

en reste encore à la description d’un contenu. Même l’occurrence repérée par René Guise (in Bellet, 1985), dans l’Année littéraire de 1866 (en réalité 1867) ne peut encore être présentée comme un identifiant générique. Gustave Vapereau y propose certes la catégorie des « Romans de voyages lointains », mais on ne trouve pas encore dans la catégorie le terme de roman d’aventures ; et si pour décrire les œuvres que comporte la rubrique, Vapereau évoque ces « sortes de romans d’aventures », il nous semble que le lien conserve sa valeur classique de récit mouvementé, sans réelle valeur générique – la preuve en est que Vapereau emploie le terme l’année précédente pour décrire… des récits de mœurs. Le critique constate simplement que certains romans de voyages lointains obéissent à une structure événementielle marquée (selon le modèle des « voyages et aventures »). Quant à Barbey d’Aurevilly, il affirme à la même époque, à propos de Paul Féval, qu’« il a écrit le roman d’aventures, à proprement parler le roman du feuilleton » : nouveau signe de cette cristallisation terminologique qui se produit – et du flou notionnel. Dans une autre définition du romanfeuilleton, Barbey évoque « le roman d'aventures […] cette chose qui n’est pas littéraire, qui file, s’interrompt et refile, sans autre raison que de toucher, comme un postillon, ses quatre sous à chaque relais » (repris dans Romanciers d’hier et d’avant hier, Lemerre, 1904). Entre définition formelle (succession d’événements extraordinaires) et jugement critique (récit désuni et peu crédible), l’expression retrouve étrangement celle qui prévalait à l’époque chez les médiévistes pour désigner certains romans. C’est pourtant peu après que, sous l’impulsion de l’Angleterre, se construit l’expression française de « roman d'aventures » à valeur générique, sur le modèle britannique. A la fin des années 1860, Hetzel fait paraître une collection consacrée aux récits d’aventures exotiques du britannique Mayne Reid qu’il intitule « Aventures de terre et de mer ». Dans les années 1870, les collections de romans d’aventures géographiques se multiplient et un périodique spécialisé dans les descriptions exotiques et les romans d'aventures est créé : c’est le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer (1877) qui annonce dans l’éditorial de son premier numéro sa volonté d’offrir en feuilleton un « roman d’aventures », preuve que le terme a déjà valeur générique. Dès 1876, Les Millions du trappeur de Louis Noir est sous-titré Grand roman d'aventures : s’il s’agit d’un « grand » roman d'aventures, c’est qu’il se réfère à un ensemble clairement identifié. Louis Noir réutilise ce désignatif générique par la suite, mais seulement pour les romans d'aventures géographiques : un récit d’aventures à

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Le roman d’aventures

cadre historique comme Le Corsaire aux cheveux d’or n’a pas le droit à un tel qualificatif dans ses premières éditions. De 1879 à 1889, le catalogue de la Bibliothèque Nationale ne relève pas plus d’une dizaine de récits prenant pour sous-titre le terme de roman d'aventures (mais on sait que les indications de sous-titres y sont très lacunaires). De 1890 à 1900, les œuvres à se réclamer du roman d'aventures sont déjà plus de vingt, et de 1900 à 1910, on en dénombre plus de cinquante. A l’origine, il y a un usage très nettement majoritaire de l’expression pour désigner des romans d’aventures géographiques, mais celle-ci s’étend progressivement à d’autres types de dépaysements, historiques (« roman d’aventures historiques »), sociaux (« roman d’aventures policières », « roman d’aventures et de mœurs »), ou fantastiques (« aventures extraordinaires », « aventures fantastiques », « aventures merveilleuses »). Cette multiplication des termes de classement témoigne à la fois du succès de la notion et de sa pauvreté sémantique. Le mot d’aventure renvoie à une structure (récit organisé en une série d’événements) et surtout à la promesse d’un plaisir particulier (récit trépidant), pour le reste, un terme associé (« fantastiques » ou autre) vient se charger d’informer le lecteur sur les spécificités de l’univers de fiction. Dans ce cas, si l’aventure n’est peut-être pas « l’essence de la fiction », elle devient une modalité importante de la fiction populaire. Désormais, romanesque, dépaysement et événements extraordinaires forment un tout cohérent qui ne renvoie plus nécessairement au déplacement géographique que supposait le couple « voyage et aventures ». En insistant sur le motif de l’« aventure » au détriment de ceux du « voyage » ou de la « vie » (« voyage / vie et aventures »), on bascule de la description d’une existence ou de nouveaux paysages à la narration d’événements particuliers, l’individu et le paysage devenant pour ainsi dire des décors de l’aventure. Dès lors, ils peuvent être remplacés par d’autres décors, pourvu qu’ils soient également hors du commun : l’Histoire, les Bas-fonds de la société, un cadre ou un élément fantastique... On comprend beaucoup mieux les virtualités du roman d'aventures si l’on saisit que la notion d’« aventure » s’inscrit dans une histoire littéraire et culturelle qui remonte au Moyen-Age, et que le terme s’est enrichi d’autres sens au fil des siècles, insistant toujours davantage sur l’action et ses spécificités et liant la notion au voyage et à l’existence. Ainsi, l’étendue des sédimentations culturelles servant de fondement à la notion explique les difficultés à circonscrire le genre avec précision, parce que s’y mêlent des lectures très différentes. Avant même l’apparition du terme de 32

L’action dans le roman d’aventures

roman d'aventures, les différents emplois de la notion d’« aventures » portaient en eux l’ensemble des caractères qui allaient être actualisés dans le genre. Ils préparaient également ses ambiguïtés : la structure événementielle du Moyen Age ou les « vies et aventures », annoncent les interprétations larges du genre par Marcel Schwob (1896) ou Jacques Rivière (1947) qui y voyaient une des principales modalités de la fiction ; le genre mineur des médiévistes, le « roman-feuilleton » de Barbey d’Aurevilly ou les « aventures romanesques » de Vapereau préparent les définitions faisant du roman d'aventures une forme populaire de littérature qui prévaudra par exemple chez Ferreras (1972 et 1976) ; dans les hésitations initiales entre le seul décor géographique et les autres dépaysements, s’annoncent les variations de l’extension du genre au XXe siècle, dont l’usage s’est réduit au profit de catégories plus spécialisées (science-fiction, récit d’espionnage, western...). A l’inverse, l’analyse de la notion permet de mettre en évidence les trois principaux traits qui définissent le genre : un aspect formel, qui lie l’aventure à une structure ambiguë, combinant l’unité d’ensemble du roman à la multiplication des unités autonomes que sont les mésaventures, un aspect thématique qui lie le récit aussi bien au dépaysement et au risque (comme mixte de hasard et de danger), un aspect poétique enfin, qui institue une relation entre aventure et évasion, et qui conduit le genre à privilégier une esthétique du dépaysement, envers du niveau thématique, à travers le recours à une imagination débridée. Le roman d'aventures serait donc ce genre qui combinerait dépaysement, événements risqués (mésaventures) et imagination romanesque. Ces trois notions jouent chacune à leur façon un rôle fondamental. Trait le plus spécifique du genre, puisqu’il est celui qui entre le plus directement dans la notion d’aventure, la « mésaventure » intervient à tous les niveaux du récit. Thématiquement, elle permet d’en décrire les principaux épisodes, dans lesquels intervient un danger pour la vie ou l’intégrité d’un certain nombre de protagonistes. Stylistiquement, elle impose un style nerveux et hyperbolique, mettant l’accent sur le danger et tendant à faire refluer la part du descriptif au profit du narratif. Structurellement, elle définit une construction épisodique : un événement macrostructural (l’enjeu du récit) organise les épisodes du récit en autant d’étapes. Le dépaysement apparaît quant à lui non seulement comme un trait définitoire d’un décor et de personnages hors du commun, mais il caractérise également la nature inhabituelle des événements et le style hyperbolique. Plus profondément, le dépaysement est une clé essentielle pour comprendre le lien qui 33

Le roman d’aventures

unit le roman d’aventures à la littérature d’évasion. Ainsi, le cadre apparaît comme une façon de thématiser l’événement dépaysant (l’aventure), de créer un univers de fiction à même de donner l’illusion d’une possibilité logique de l’extraordinaire. Le dépaysement est en effet un moyen de rendre vraisemblable l’aventure et il doit y avoir une vassalité du dépaysement par rapport à l’aventure : si le dépaysement prime, la représentation du monde l’emporte sur la narration de l’aventure, et l’on quitte le roman d'aventures pour d’autres genres fictionnels – romans historiques (comme chez Manzoni), romans de voyage ou romans exotiques (comme chez Pierre Loti ou les frères Tharaud)… Loin d’affaiblir la portée du dépaysement dans le dispositif du roman d'aventures, cette vassalité lui donne un rôle fondamental dans la typologie du genre : si l’on peut parler de romans d'aventures historiques, géographiques, fantastiques ou autres, c’est bien que le dépaysement (historique, géographique, etc.) prend valeur de qualificatif de l’aventure et permet d’établir de nouvelles subdivisions au sein du genre. Enfin, l’imagination romanesque, ce que les Anglais appellent le romance, est non seulement au fondement des deux précédents aspects du texte, mais elle permet d’expliquer la relation du texte au monde : l’œuvre ne cherche pas à représenter exactement la réalité triviale (puisque le dépaysement correspond au souci d’échapper à la logique du quotidien), mais elle tente d’élaborer un espace qui tire sa vraisemblance de la cohérence de son imaginaire. Or, l’importance du dépaysement suppose de fonder cette vraisemblance contre la logique probabiliste du réalisme, qui veut que l’événement qui se déroule le plus souvent se reproduise dans la même situation. Dès lors, le roman d’aventures doit substituer à ce probabilisme réaliste un probabilisme intertextuel, qui veut qu’un événement qui se déroule dans des œuvres du même type se reproduira dans une œuvre donnée. La logique du romance est donc essentiellement intertextuelle. Elle convoque les codes génériques, et se trouve dans une tension constante entre une nécessaire originalité (qui fait l’intérêt de l’œuvre) et un respect scrupuleux des conventions qui participent de la cohérence du récit. « La Grande aventure autour du monde était terminée ». De l’unité du roman à la fragmentation des aventures : une tension structurante Le roman d'aventures est un récit qui raconte des aventures, c’est-à-dire des « choses qui vont arriver » (adventura) aux 34

L’action dans le roman d’aventures

personnages, et c’est en cela qu’il place l’action, l’événement, au premier plan. L’étymologie d’ « aventure » recouvre la notion d’action, mais en l’inversant, puisque ce qui arrive n’est plus perçu du point de vue de celui qui agit, l’acteur ou l’actant, mais du point de vue de l’événement (ce qui advient), voire de celui qui subit l’acte (celui à qui la chose arrive). Un roman d'aventures est donc un récit qui porte davantage son intérêt sur l’action que sur la description. La narration de l’événement l’emporte non seulement sur la représentation du monde, mais aussi sur la peinture d’un individu. Cela revient à rattacher le roman d'aventures à un type particulier de textes, le récit d’imagination, le romance, qui, selon le critique Northrop Frye (1957), insiste davantage sur l’action que sur les personnages : « L’aventure représente l’élément essentiel de l’intrigue romanesque, ce qui signifie que le romance prend naturellement une forme séquentielle et ‘processionnelle’ ». Il est significatif que, dans le texte original, Frye emploie le terme « adventure » pour décrire le romance, preuve qu’il existe, au moins dans son esprit, un lien fondamental entre l’aventure et le récit d’imagination. Frye distingue deux types de constructions de romances. Dans sa forme archaïque, le romance ne propose qu’une succession d’événements juxtaposés : « dans son acception la plus naïve, il s’agit d’une forme indéfinie dans laquelle un personnage central, qui n’évolue ou ne vieillit pas, passe d’aventure en aventure jusqu’à ce que l’auteur lui-même s’épuise ». A l’inverse, les romances élaborés rattachent les mésaventures du héros à une trame principale qui en assure l’unité, l’Aventure2 : « dès lors que le romance atteint une forme littéraire, il tend à se limiter à une séquence d’aventures secondaires conduisant à une aventure principale ou paroxystique ». Pour Frye, cette Aventure principale réside dans une quête. Cette quête est en général annoncée dès le début et sa résolution achève le récit. L’Aventure principale assure donc l’unité du récit ; les aventures secondaires, les « mésaventures », s’organisent en fonction de cette Aventure principale dont la résolution forme la matière du récit ; les aventures secondaires peuvent être décrites comme autant d’étapes de cette quête qu’est l’Aventure principale. Il est possible de proposer une définition proche de celle de Northrop Frye, à partir de l’idée d’une Aventure principale, entendue comme quête mais surtout comme unité du récit Nous essaierons autant que possible de désigner cette superstructure du roman en parlant d’Aventure avec une majuscule afin de désambiguïser le terme. 2

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Le roman d’aventures

ordonnant une série d’aventures secondaires. Ces aventures secondaires (les « mésaventures ») peuvent être ou non liées à l’Aventure, même si elles représentent généralement les différents épisodes qui constituent la matière de l’œuvre et qui se combinent pour former la trame de l’Aventure : le héros a un but, mais pour l’atteindre, il lui faut franchir un certain nombre d’épreuves secondaires. Dans L’Ile au trésor de Stevenson, par exemple, l’Aventure correspond à la recherche du trésor : son caractère central est annoncé par le titre du roman lui-même. C’est l’existence du trésor qui conduit les pirates à donner la « tache noire » à Billy Bones le « vieux boucanier » et à le condamner ; c’est le trésor qui est à l’origine du combat des pirates autour de l’auberge de l’ « Amiral Benbow » ; c’est le désir qu’éprouve Jim de trouver l’or qui l’amène à quitter mère et foyer (et en cela, la première partie du roman, qui décrit la vie de Jim avant qu’il ait quitté l’ « Amiral Benbow » est une sorte de prologue à l’aventure) ; le voyage qui forme le corps du récit est bien sûr tout entier consacré à la quête du magot de Flint, et le récit s’achève avec son partage (« Nous reçûmes tous une bonne part du trésor, et nous l’utilisâmes avec sagesse ou folie, selon le tempérament de chacun »). Si ce partage est l’occasion de résumer rapidement le reste de l’existence des personnages, c’est que, une fois la fortune trouvée, l’Aventure est achevée et il ne reste plus qu’à conclure. Entre l’arrivée de Billy Bones et le retour de Jim, les héros vont traverser bien des épreuves, dont les titres des chapitres et des parties indiquent en général de façon assez claire les limites (« Mon aventure en mer », « Mon aventure sur terre ») : ces épisodes du récit, ce sont les mésaventures. Elles représentent autant d’obstacles qui empêchent Jim et ses amis de parvenir à leurs fins, ou des péripéties heureuses qui au contraire leur permettent d’approcher de leur but. Un roman d'aventures ne s’achève pas nécessairement avec la résolution de la crise principale. Il est fréquent en effet qu’un chapitre décrive les événements qui suivent la fin de l’aventure du héros : mariage heureux avec sa bien-aimée, retrouvailles avec sa famille, carrière commerciale ou autre… De même, avant que le héros ne parte pour l’aventure, différents événements peuvent survenir. Aussi faut-il souligner que l’Aventure ne porte que sur la crise principale, pas sur l’ensemble du récit. De tels mécanismes sont connus. C’est même un lieu commun de l’analyse structurelle depuis Vladimir Propp que de décomposer le récit en unités d’action. Mais si cette relation entre les mésaventures et l’Aventure est plus fructueuse lorsqu’on l’étudie dans le cadre du roman d'aventures, c’est non seulement qu’un des traits 36

L’action dans le roman d’aventures

définitoires du genre est sa nature épisodique, mais également que le genre va thématiser cette fonction de l’événement en autant d’étapes de voyage, d’épreuves, d’affrontements, de missions... faisant de la structure événementielle un des sujets de l’œuvre. Ainsi, s’il est souvent assez difficile, voire impossible, de repérer, dans un roman traditionnel, les limites des différents événements et leur organisation dans le récit, cela n’est pas le cas pour le roman d'aventures. Non seulement le roman correspond au récit (l’Aventure), mais chacune de ses étapes (les mésaventures) est circonscrite et précisément située dans la mécanique de l’Aventure. C’est pourquoi la trame d’un roman d'aventures est bien plus facile à résumer que celle d’un roman traditionnel : alors qu’il serait absurde de tenter, comme le font parfois certains manuels destinés aux lycéens, de résumer Le Rouge et le Noir au récit du déchirement de Julien Sorel entre amour et ambition personnelle, le titre seul du Tour du monde en 80 jours de Verne, d’Au pôle sud à bicyclette d’Emilio Salgari ou de L’Ile au trésor offre déjà un résumé de l’intrigue dont on devine certaines des étapes. Cela explique l’intérêt dont témoigne l’analyse structurale des récits pour le roman d'aventures et le roman d’action en général : Roland Barthes et Umberto Eco n’ont-ils pas pris pour objet d’étude la série des « James Bond » de Ian Fleming ? Et Claude Bremond ne choisit-il pas d’appuyer son analyse des séquences élémentaires d’un récit sur l’étude du « méfait à commettre », du « dommage à infliger », du « processus agressif » ou du « péril à écarter », autant d’expressions qui évoquent intuitivement un récit narrant des actions violentes rappelant le roman d'aventures ? Le rôle que joue l’événement dans le roman d'aventures explique en partie certaines définitions du roman d'aventures. Ainsi, Marcel Schwob ou Jacques Rivière entendent « aventure » dans le sens structurel général d’événement, qu’il s’agisse de l’événement narré ou de l’événement qu’est l’acte même d’écrire : défini ainsi, le roman d’aventures peut en effet correspondre à la quasi-totalité de la fiction ou au moins à l’ensemble de la fiction qui donne une grande place à la péripétie. Or, l’événement n’est pas tout : il existe des romans d’aventures qui laissent une grande place à la description. On sait combien elle peut devenir envahissante par exemple chez un Jules Verne, mais d’autres, Louis Boussenard, Emilio Salgari, Paul d’Ivoi, peuvent à l’occasion se livrer à des comptes rendus prolixes de la faune et la flore des pays que traversent leurs héros, ce que Jean-Paul Sartre a ironiquement relevé dans Les Mots : « Boussenard et Jules Verne ne perdent pas une occasion d’instruire : aux instants les plus critiques, ils coupent le fil du récit pour se lancer dans la 37

Le roman d’aventures

description d’une plante vénéneuse, d’un habitat indigène. Lecteur, je sautais ces passages didactiques ; auteur, j’en bourrais mes romans ; je prétendis enseigner à mes contemporains tout ce que j’ignorais ». Cette insistance de certaines œuvres sur la description du monde ou des merveilles de la science témoigne de ce que la définition que l’on donne des romans d’aventures et des romans d’action en général est moins quantitative que qualitative : ce n’est pas le nombre d’événements qui fait le roman d’aventures, c’est la fonction qu’ils remplissent dans le récit. Il existe des romans d’aventures dans lesquels la description tient une grande place, d’autres (ceux de Robert Louis Stevenson, d’Anthony Hope…) où l’importance des péripéties repose moins sur leur nombre que sur l’art de les articuler et de les mettre en scène ; à l’inverse, on trouve des romans dans lesquels l’événement est essentiel, mais qui ne sont pas des romans d'aventures, pas même des romans d’action – à commencer par le récit sentimental. Cela signifie qu’un roman d'aventures doit moins se définir comme un récit qui offrirait de nombreux événements, que comme un récit qui raconterait d’une certaine façon un certain type d’événements. Aussi faut-il s’entendre sur le sens à donner à cette action au cœur du roman d'aventures : il est douteux en effet que cela vise, pour reprendre la définition donnée par Greimas dans sa mise en place des fondements d’une grammaire narrative (1970), n’importe quel « faire » effectué par l’un ou l’autre des actants, n’importe quel événement, aussi minime, aussi insignifiant soit-il. Autrement, tout récit qui laisserait une place importante aux actions des personnages (pour restreindre ici le champ des actants à ce principal ensemble), c’est-à-dire toute œuvre privilégiant l’intrigue, serait un roman d’action. Cela conduirait à faire de l’ensemble de la littérature populaire, mais aussi du « roman » antique ou médiéval et des récits archaïques, des romans d’aventures. Par rapport aux autres oeuvres proposant une structure événementielle forte, le roman d’aventures tend à thématiser la structure élémentaire du récit, et l’intrigue elle-même en dramatise les étapes. Lorsque débute le roman, le héros vit dans un univers qui lui est familier et qui ressemble souvent à celui du lecteur (vie routinière, existence confortable, etc.). Même lorsque le protagoniste est un aventurier, le récit s’ouvre sur une situation de stabilité qui renvoie métaphoriquement à la situation du lecteur. Dans les premières pages des Mines du roi Salomon (Rider Haggard), Allan Quatermain, chasseur de profession, se repose après un safari mouvementé ; au début de Tarzan et ses fauves (Rice Burroughs), Lord Greystoke séjourne à Paris chez d’Arnot et, de sa résidence anglaise à ses propriétés africaines, il profite en 38

L’action dans le roman d’aventures

général, au début de chaque aventure, de son bonheur familial avec sa femme et son fils. Cette proximité du héros, y compris de l’aventurier, avec le destinataire semble bien jouer le rôle d’une transition entre le contexte familier de la lecture (et de l’acte de lire) et un univers de fiction recherchant le plus grand écart avec l’expérience quotidienne, favorisant ainsi l’immersion du lecteur. La situation de stabilité initiale produit ainsi un important contraste avec ce qu’affronte le personnage dès lors qu’il entre dans l’univers de l’Aventure. Qu’il soit précédé ou non de séquences narratives jouant le rôle de répétition générale (comme lorsque les héros du Prêtre Jean de Buchan surprennent le pasteur se livrant à des rituels païens), le basculement dans l’aventure possède toujours les mêmes propriétés : le héros quitte soudain, volontairement ou non, son monde familier, pour se retrouver projeté dans un univers différent dont l’ensemble des spécificités – dangers, violence, hasard, irrationnel, étrangeté des êtres et des choses – s’oppose à l’univers quotidien. Autrement dit, la crise opère une rupture autant thématique que structurelle, jouant sur l’écart radical des chronotopes. Face à ce monde dont les traits principaux sont le dépaysement, la démesure, mais aussi la violence et le chaos, le héros cherche à retrouver la situation stable qu’il connaissait à l’origine, à revenir à l’ordre. Un tel trajet explique que des critiques (par exemple Bakhtine, 1984 ou Ferreras) aient pu présenter le roman d’aventures comme un genre bourgeois, dans la mesure où la téléologie qu’il propose implique un retour à l’ordre. Pourtant, loin de toute idéologie, ce retour à l’ordre obéit peut être plus simplement à la logique de la lecture : comme le lecteur était conduit d’un univers familier rappelant son propre contexte vers un univers inversant les valeurs, il est reconduit au terme du récit vers son univers familier, façon de ramener à soimême l’expérience dépaysante. Le récit mimerait la pulsion lectoriale de l’amateur d’évasion, du proche vers le lointain, mais d’un lointain qui ne prend son sens que s’il est en dernière instance rapporté au proche. Le récit opère un mouvement qui le circonscrit et permet, de la sorte de le détacher nettement du cours de l’existence. Comme le souligne Georg Simmel (1988), il existe une « exterritorialité de l’aventure » : pour devenir aventure, une série d’événements doit être détachée du flux temporel ; ils ne doivent pas être pensés en fonction de leur place dans la causalité générale, mais être isolés en un ensemble possédant sa cohérence propre. Pour le héros fictif, comme pour l’aventurier réel que décrit Simmel, l’aventure ne débute que lorsque cesse la vie quotidienne ; cette dernière est expulsée en périphérie du texte, dans les premiers et derniers chapitres, comme un prologue et un épilogue 39

Le roman d’aventures

au roman d'aventures, désignant la position du lecteur, et l’écart qu’introduit l’univers d’évasion que lui offre le livre. Elle joue le rôle d’une transition entre le fait de lire et ce qui est lu, mais insiste en retour sur le contraste qui se produit, et que recherche l’amateur du genre, entre son univers et celui du roman. C’est en cela qu’on peut distinguer le roman d'aventures du roman picaresque. Dans ce genre en effet, le récit se confond avec la vie tout entière (ce qui rappelle le couple « vie et aventures » des titres du XVIIIe siècle), là où le roman d'aventures détache au contraire le récit du cours d’une existence supposée. On pourrait objecter que certains cycles ou certaines séries accompagnent le héros de sa jeunesse à sa mort, comme chez Rice Burroughs (cycle de Pellucidar) ou Rider Haggard (avec Allan Quatermain qui meurt au terme du deuxième roman de la série) et que d’autres s’étendent parfois au-delà d’une génération, comme chez Emilio Salgari (cycle du Corsaire noir) ou chez les Féval père et fils (avec le Bossu et sa famille), mais même dans ce cas, le récit ne suit pas le cours de l’existence, il l’interrompt à plusieurs reprises pour n’en donner que des instantanés : chaque roman d'aventures met en scène une parenthèse dans la vie de chacun des héros. Quelles que soient les causes du départ pour l’aventure, qui sont virtuellement infinies, ce qui importe, c’est qu’au terme du récit, le triomphe du héros vienne donner un sens aux épreuves qu’il a traversées. La plupart du temps, ce triomphe est matériel (il peut prendre la forme de la fortune, de la gloire ou de l’amour), mais cette transformation joue bien souvent avec les archétypes de l’initiation : le héros est devenu adulte, et son regard sur le monde a changé. S’il y a un retour à l’ordre, le récit ne forme donc pas pour autant une simple boucle : le héros ne revient pas identique mais, plus riche, marié, bref supérieur à ce qu’il était. Or, si l’hypothèse d’un mimétisme avec la situation du lecteur se confirme, cette évolution doit être à son tour interrogée, comme la promesse d’un gain (fantasmatique) par l’acte même de lecture. Que le héros ait voulu ou non partir à l’aventure, qu’il soit un de ces aventuriers insouciants de Louis Boussenard ou une victime de conspirations, comme Richard Hannay, le narrateur des Trenteneuf marches de John Buchan, une fois engagé dans l’aventure, il met en branle un processus qui ne peut paraître achevé que si deux conditions sont remplies : l’ordre doit être restauré, et les signes d’un triomphe du héros doivent apparaître explicitement, mettant en avant l’idée d’un retour au point initial en excès par rapport au début du roman. Manquer un des enjeux revient à échouer doublement. Pour s’en convaincre, nul besoin de convoquer les œuvres dysphoriques des écrivains littéraires du roman 40

L’action dans le roman d’aventures

d’aventures – Conrad, Malraux, Traven, Kessel – qui font de l’échec des personnages un des traits de la mise à distance critique du genre. Certaines œuvres populaires en témoignent. Le narrateur du Monde perdu de Conan Doyle a accompli sa périlleuse expédition pour séduire Gladys, qui n’aime pas les timorés ; mais à son retour, elle lui préfère un garçon plus casanier. Les héros de She de Rider Haggard ne trouvent finalement ni l’immortalité, ni l’amour. Cela ne veut pas dire que l’aventure reste inachevée puisque, dans les deux cas, les protagonistes retournent chez eux sains et saufs et sortent vainqueurs de leurs épreuves. Simplement, l’enjeu – ou au moins cette part de l’enjeu qu’est la gratification – s’est dérobé au dernier moment, laissant le lecteur dans un sentiment d’incomplétude, preuve de l’importance que prend la réparation finale dans la justification des mésaventures – et donc dans l’impression d’une cohérence de l’Aventure – le roman se termine par une insatisfaction si grande qu’il ne peut s’ouvrir que sur la promesse de nouvelles aventures, comme s’il fallait réparer cette conclusion qui n’en est pas une. Dans Le Monde perdu, le héros décide de consacrer l’argent qu’il a gagné à accompagner Lord Roxton dans de nouvelles aventures. De même peut-on lire, en conclusion de She : « Ici, l’histoire se termine, du moins pour le monde extérieur – mais quel en sera le dénouement pour Leo, et pour moi-même ? Car nous avons le sentiment que ce n’est pas fini, qu’une histoire commencée il y a plus de deux mille ans peut s’étendre longtemps encore dans les ténèbres de l’avenir ». Certes, dans un cas comme dans l’autre, le roman est terminé, mais le refus du mariage d’une part et la mort d’Ayesha d’autre part rendent presque vaines toutes les aventures vécues – et il est significatif que les protagonistes réapparaissent dans d’autres œuvres de leurs auteurs. L’Atlantide de Pierre Benoit ou le premier Tarzan d’Edgar Rice Burroughs (Tarzan, seigneur de la jungle), s’achèvent également sur une fin déceptive (fuite du héros du palais d’Antinea, et retour de Tarzan d’Amérique sans Jane). Ici aussi, l’échec de l’Aventure appelle d’autres aventures : celles que promet le départ de SaintAvit (dans un chapitre intitulé, de façon significative, « Le cercle est fermé ») et celles que vivra Tarzan dans le deuxième ouvrage de ses aventures (Le Retour de Tarzan) qui se conclut comme aurait dû le faire le premier récit : « Tarzan, seigneur des singes, baisa son épouse sur les lèvres ». Dans cette dernière phrase, en reprenant le titre de son premier ouvrage, Edgar Rice Burroughs signifie à son tour que « le cercle est fermé ». Ce qu’expriment tous ces récits, c’est l’idée que pour que les mésaventures prennent 41

Le roman d’aventures

pleinement leur sens, pour que le lecteur ait le sentiment de lire un récit complet, il faut que l’Aventure offre finalement les gratifications promises. Loin d’apparaître comme une simple récompense pour le héros victorieux, elles signifient cette victoire qui n’existe pas sans elles. Car si l’anagnorisis, cette célébration des mérites du héros, est la téléologie du récit, sans anagnorisis, il n’y a pas d’issue possible à l’Aventure. C’est bien, au sens fort, d’un trait définitoire du pacte de lecture sériel du genre qu’il s’agit, et tout écart, en particulier chez les écrivains littéraires, a valeur critique ou parodique, opposant une forme plus « réaliste » aux conventions romanesques. Ainsi, le roman d’aventures est-il fondé sur une tension entre l’unité de l’Aventure et l’éparpillement des mésaventures. C’est retrouver là en puissance les deux catégories que convoque Mikhaïl Bakhtine dans son Esthétique de la création verbale, quand il associe le roman d'aventures à la fois à la catégorie du « roman d’épreuves » et à celle du « roman de voyage » (1984). Même si elle n’emploie pas le même vocabulaire critique, la classification de Bakhtine se fonde, comme celle de Northrop Frye, sur une opposition entre les récits qui ne proposent qu’une suite d’aventures juxtaposées (« roman de voyage ») et ceux qui organisent les mésaventures en fonction d’une intrigue qui assurerait l’unité de l’œuvre (« roman d’épreuves »). D’un côté, le roman de voyage suggère une vision statique du monde, fondée sur une juxtaposition spatiale d’éléments (êtres, paysages, objets) caractérisés par leur différence avec notre monde. Ces récits fonctionneraient par une série d’oppositions, que Bakhtine étend aux contrastes entre les épisodes : succès et échec, bonheur et malheur, victoire et défaite, etc. Si Bakhtine parle d’un récit spatial et non temporel, c’est que les événements s’enchaînent moins (chrono)logiquement que de façon paratactique, sans relation ni progression. C’est pour cette raison que le héros de ces œuvres ne vieillit pas : le temps n’est pas pensé dans sa totalité, mais comme une série d’unités diverses et discontinues (minutes, heures, jours, voire mois ou années), qui correspondent à la durée de chaque mésaventure. De la même façon, la description offre au plus des scènes pittoresques sans lien entre les lieux. L’unité de l’Aventure tend à disparaître derrière les scènes et mésaventures. Non qu’elle soit nécessairement absente du récit, mais elle n’est plus qu’un prétexte, un liant entre les anecdotes qui constituent le texte. Selon Bakhtine, ce type de récits correspond aux œuvres picaresques d’aventures (Defoe), aux « aventures-péripéties »

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L’action dans le roman d’aventures

(Smollett) et – c’est ce qui nous intéresse particulièrement – à certains romans d’aventures. Quand il implique une progression, le roman d'aventures correspond à une autre catégorie mise en place par Bakhtine, celle des « romans d’épreuves » : ces récits, qui renvoient au roman d'aventures antique, au roman épique médiéval et aux textes hagiographiques, ne sont plus fondés sur la description du monde, mais sur la mise à l’épreuve des qualités du héros. Loin d’être le centre du récit, le monde n’est plus qu’un arrière-plan de l’action. Le texte présente un personnage parfait (héros grec, chevalier ou saint médiéval) qui passe par une série de mésaventures et de tentations diverses, jusqu’à l’apothéose, confirmation de sa nature exceptionnelle. Pour mettre à l’épreuve le héros, il faut des événements eux-mêmes hors du commun ; il faut également que l’œuvre propose une temporalité spécifique : la vie que mène le héros est bien plus intense que celle de n’importe quel individu réel, comme si le temps possédait dans le récit une densité plus grande. Héros, événements et temps exceptionnels expliquent que le roman à épreuves introduise une rupture avec le cours de l’histoire, la grande Histoire (l’Histoire des hommes), comme l’histoire individuelle (la vie d’un homme). L’Histoire de l’humanité se pense dans la continuité et supporte mal l’insolite. L’histoire individuelle est, quant à elle, mise à l’écart, puisque les événements arrachent le héros à sa vie quotidienne, et qu’il ne réintègre le cours de son existence qu’au moment où le texte s’achève, comme si ses mésaventures n’avaient été qu’une parenthèse sans conséquence. C’est pourtant de sa faculté à venir à bout de ces événements que dépendent son avenir et sa grandeur. L’Aventure est donc à la fois une parenthèse dans l’existence et l’indication d’une ligne de fuite qui esquisse à grands traits tout l’avenir du personnage. Pour Bakhtine, cette seconde catégorie de récits, qui représente l’essentiel de la fiction jusqu’à la Renaissance, n’a pas disparu depuis, mais a survécu au contraire à travers une série de métamorphoses. On la retrouve dans le roman sentimental pathétique et psychologique (Rousseau, Richardson) et… dans certains romans d'aventures 3 . Est-ce à dire que le roman d'aventures appartiendrait, selon les cas, au « roman de voyage » ou au « roman d’épreuves » ? L’hésitation de Mikhaïl Bakhtine met en évidence l’extrême tension qui caractérise un genre à la recherche d’une unité narrative mais toujours tenté de se dissoudre dans la multiplication des épisodes. Dans le terme même 3

Bakhtine parle de « roman héroïque d’aventures ».

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Le roman d’aventures

de « roman d'aventures », se dessine en filigrane cette tension essentielle du genre, le trait définitoire générique qu’implique le pluriel d’ « aventures » (la succession de mésaventures), ne doit pas faire oublier le singulier du « roman » qui souligne la nécessaire unité de l’œuvre (assurée par l’Aventure). Ainsi existerait-il deux types d’Aventures, l’une, qui n’est qu’un « prétexte », permet de donner un semblant d’unité à des mésaventures qui se suivent en réalité le plus souvent arbitrairement (modèle du « roman de voyage ») ; l’autre, « structurante », organise en profondeur le récit (modèle du « roman d’épreuves »). Dans les récits fondés sur une Aventure structurante, l’intrigue ordonne entièrement l’enchaînement des mésaventures. L’Aventure commande alors non seulement le choix de la plupart des mésaventures, mais aussi leur nature et leur enchaînement. Cela signifie que les mésaventures ne peuvent être ni supprimées, ni interverties, ni remplacées par d’autres sans que la cohérence de l’Aventure – et donc du récit – ne soit perdue. Un récit fondé sur une Aventure structurante joue jusqu’à l’extrême sur la tension qu’implique tout roman d'aventures – raconter une multitude d’aventures sans pour autant perdre sa cohésion. L’idéal du roman d'aventures devient alors celui qu’exprimait le périodique américain Congregationalist à propos de The Abbess of Vlaye de Stanley Weyman : une « abondance d’aventures excitantes, toutes forgées en une unité dramatique ». La conséquence du choix d’une Aventure structurant fortement le récit conduit à organiser l’œuvre en une succession d’étapes prenant sens en fonction d’un but déterminé (la résolution de l’Aventure). Cela explique que de tels romans adoptent si souvent la forme d’une quête, souvent à valeur initiatique : chaque mésaventure paraît une épreuve nouvelle et nécessaire (puisque la structuration par l’Aventure empêche de supprimer une mésaventure sans faire perdre sa cohésion au récit). A l’inverse, l’Aventure donne son sens à chaque mésaventure. Franchir les épreuves, c’est faire toujours plus la preuve de sa valeur. C’est ce qui explique que le genre ait pu adopter des intrigues aux accents messianiques : à côté des traditionnelles chasses au trésor, on rencontre des héros destinés à régner sur des empires (Salgari, Edgar Rice Burroughs), à accomplir une tâche annoncée depuis des millénaires (Talbot Mundy, Pierre Benoit), à jouir de l’éternelle jeunesse (Haggard, Burroughs), à renverser des royaumes (Hope, Sabatini) ou à restaurer la paix (John Buchan, Claude Ambert, Demousson) – mais il s’agit généralement pour eux de découvrir, plus simplement, le sens de leur existence (à l’instar du héros des Quatre plumes blanches de Mason). 44

L’action dans le roman d’aventures

D’un roman d'aventures à l’autre, l’intégration des mésaventures dans l’Aventure varie considérablement. Certes, dans L’Ile au trésor, les épisodes obéissent à un ordre immuable : on ne peut intervertir deux épisodes sans affecter la compréhension de l’œuvre. Mais ce n’est pas toujours le cas. Dans certains récits, il semble au contraire que l’Aventure soit étouffée par la quantité des mésaventures, et que le roman se rapproche du modèle picaresque décrit par Bakhtine. La série des Aventures d’un gamin de Paris de Louis Boussenard représente un exemple de cet effacement de l’Aventure principale au profit de la narration de mésaventures discontinues. Souvent, l’auteur ne prend même pas la peine de justifier le départ du héros pour l’aventure : dans la trilogie des Aventures d’un gamin de Paris au pays des lions (1885), des tigres (1885) et des bisons (1885), il se contente d’exploiter le désir des héros de partir à la chasse, pour faire visiter la Sierra Leone, la Birmanie et l’Amérique aux personnages – et par là même au lecteur. L’intrigue principale est réduite à la portion congrue, et le récit devient prétexte à une rhapsodie de scènes de chasses et de morceaux de bravoure : dans la partie africaine on compte, parmi d’autres, une chasse au gorille, au crocodile, à l’éléphant ou à l’hippopotame, décrites chaque fois comme de véritables combats et alternant avec des conseils au chasseur (choix du fusil, de l’équipement, méthodes de chasse) et une description des merveilles de la région. Cette succession de péripéties obéit en partie aux contraintes du feuilleton, en partie à celles du récit éducatif : Louis Boussenard doit fournir contractuellement au Journal des voyages un roman par an, et le rythme du périodique comme celui de l’écriture probablement improvisée en partie, invite l’auteur à la parataxe, courant les chapitres comme ses personnages parcourent le globe. En outre, le journal de vulgarisation géographique invite à l’encyclopédisme, car les tours du monde des protagonistes ne sont rien d’autre qu’un tour des savoirs éternellement recommencé (Letourneux, 2008). Dans son ouvrage sur Louis Boussenard, Thierry Chevrier (1997) a d’ailleurs remarqué que l’auteur réutilisait fréquemment des saynètes décrites dans ses chroniques « authentiques » pour en faire autant d’épisodes de ses romans. Nombreux sont les auteurs à résoudre la tension entre les impératifs contradictoires de l’intérêt narratif et du discours savant en délaissant régulièrement l’Aventure pour faire des mésaventures des prétextes à autant de leçons circonscrites : Jules Verne, Paul d’Ivoi (chez qui le savoir tient cependant une place moins grande qu’on l’a parfois prétendu), Frederick Marryat dans 45

Le roman d’aventures

ses œuvres tardives ou W. H. G. Kingston tentent souvent de combiner ainsi ces deux exigences de la littérature pour la jeunesse. Il existe, dans les romans d'aventures éducatifs, une tension entre les impératifs du roman d'aventures et ceux du récit didactique. Il s’agit alors, pour les auteurs, de ménager les goûts romanesques du lecteur et le souci d’instruire des parents. Dans ce cas, l’aventure est mise à distance par ce discours qui l’encadre. Les héros sont fréquemment spectateurs d’événements qu’ils ne vivent pas, mais que commente de l’extérieur un cicérone : Nemo à bord du Nautilus (20.000 lieues sous les mers) ou Robur des hauteurs de L’Albatros (Robur le conquérant) permettent ainsi de vivre à distance les exploits d’un pêcheur de perles ou de disperser sans risques une armée du Dahomey. Et, quand ils se produisent, les moments d’aventure alternent avec les moments éducatifs, et sont souvent incarnés par des personnages différents dans le récit : dans le Nautilus, face au savant Aronnax, toujours avide de nouvelles découvertes, on rencontre le harponneur Ned Land, plus prompt à pêcher les baleines ou à échafauder des plans d’évasion qu’à admirer le paysage sous-marin. C’est lui qui réintroduit l’exigence d’aventure dans le récit, en rappelant à Aronnax la nécessité de quitter le Nautilus. Sans l’opiniâtreté de Ned, le récit deviendrait une suite de leçons de choses entrecoupées de scènes pittoresques dont les héros sont plus souvent les témoins que les acteurs. Car la circumnavigation que propose Nemo aux héros (et qui explique le sous-titre du roman, « tour du monde sous-marin ») ne constitue pas en soi une intrigue : elle permet surtout de multiplier les décors et de décliner les merveilles du globe. Nul enjeu ne la justifie, tout comme rien ne contraint Nemo à opter pour un trajet plutôt que pour un autre, contrairement aux véritables tours du monde que sont Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi ou Le Tour du monde en quatre-vingt jours où l’arbitraire des étapes du voyage est justifié a posteriori, par un effort de l’auteur pour les rapporter aux contraintes de l’Aventure (voyage avec cinq sous en poche et en temps limité) et aux possibilités offertes par la région parcourue. Si le jeune public qui a longtemps été son destinataire privilégié explique en partie le succès des formes paratactiques du genre, d’autres causes peuvent être évoquées, comme les spécificités des principaux supports de diffusion des œuvres à l’époque qui nous intéresse. Le roman-feuilleton se prête aux récits interminables auxquels on rajoute suivant le succès certaines parties (les contrats des auteurs spécifiant d’ailleurs fréquemment la contrainte d’allonger leur œuvre en cas de succès) – et il explique que chez des auteurs comme Louis Noir, Gustave Aimard ou Louis Boussenard, 46

L’action dans le roman d’aventures

les péripéties apparaissent souvent comme autant de digressions. Mais d’autres supports se sont prêtés davantage encore à cette logique, comme les romans en fascicules qui ont fait les beaux jours de la littérature populaire pour la jeunesse de la première moitié du XXe siècle, et le succès d’écrivains comme Arnould Galopin, Jean de La Hire, R. M. de Nizerolles... Ces récits en dix, vingt, cent volumes, représentent l’évolution logique du roman en livraisons du XIXe siècle, sauf que, conçus dès l’origine pour être publiés en fascicules d’une taille déterminée, ils tirent parti de l’unité de chaque volume (pouvant atteindre plus de soixante pages) pour proposer des intrigues pouvant se décomposer en une série de mésaventures susceptibles de se lire indépendamment des autres. Dans les romans-feuilletons et a fortiori dans les romans en fascicules, la publication se poursuit souvent sur une année entière, parfois plus ; de nouveaux lecteurs apparaissent, d’autres perdent le fil du récit ; dès lors, il n’est pas possible d’ordonner les mésaventures autour d’une Aventure forte, car les dimensions du texte et les conditions de publication ne permettent pas au lecteur de reconstituer cette unité. Mais même ténue, l’Aventure crée de la continuité tout en repoussant indéfiniment la fin. Les feuilletonistes insistent cependant sur les mésaventures, dans la mesure où elles offrent une série de repères dans le récit qui constituent un niveau d’unité secondaire. Les lecteurs s’intéressent davantage à ces mésaventures qu’à l’intrigue principale, et peu leur importe en définitive que le héros – selon les cas – achève ou non son tour du monde, qu’il retrouve ses parents, ou qu’il triomphe de ses ennemis ; l’essentiel est qu’ils découvrent à chaque numéro qu’ils achètent leur lot de mésaventures. Un peu comme les soaps télévisés aujourd’hui, les feuilletons, et plus encore les récits écrits pour les fascicules, hésitent entre une unité romanesque fournie par l’Aventure et une dispersion en mésaventures qui apparentent l’œuvre à un cycle de péripéties à héros récurrents. Les récits de boy-scouts de Jean de La Hire (Les Trois Boy-scouts, L’As des boy-scouts, Le Roi des scouts), ou les exploits de « petits Parisiens » d’Arnould Galopin (Aventures d’un apprenti parisien / d’un écolier parisien / d’un petit explorateur / d’un petit Buffalo, etc.) témoignent des hésitations d’un ensemble d’œuvres qui finissent par renvoyer les unes aux autres à force de rester toujours ouvertes. Les résumés des fascicules du Roi des scouts se présentent ainsi tous de la même façon : un premier paragraphe, toujours identique, propose une description du point de départ de l’aventure (la course autour du monde de quatre équipes de scouts), seuls quelques lignes resituent le fascicule dans la perspective de ceux qui le précèdent directement. Autrement dit 47

Le roman d’aventures

les mésaventures n’ont aucune incidence dans la progression de l’Aventure, mais ne sont liées qu’à celles qui les précèdent et les suivent. C’est en ce sens que l’Aventure n’est qu’un prétexte, puisqu’elle ne joue en réalité aucun rôle dans la progression du récit : loin de toute unité, l’ensemble du récit apparaît comme une sorte d’encyclopédie des possibles narratifs du genre (Letourneux, 2006). Cela explique que les récits privilégient certaines intrigues qui se prêtent à la parataxe : tours du monde, grands matches de scouts, poursuites interminables, ou chasses à travers le globe deviennent ainsi le prétexte pour une multitude d’anecdotes. Chaque étape du voyage correspond à un épisode distinct, permettant au lecteur de se concentrer sur les mésaventures en oubliant la structure générale. Dans ce cas, les étapes du voyage ne correspondent à aucune évolution du personnage, mais à un simple cheminement géographique, avec pour seule contrainte l’ordre imposé par un itinéraire. Le roman d'aventures géographiques ne se détache donc que superficiellement du modèle proposé par Bakhtine, se contentant d’ordonner une suite d’anecdotes picaresques dans un cadre spatio-temporel rigoureux. Si le roman d'aventures de voyage hérite du genre picaresque, il retrouve, par la forme d’un trajet souvent reproduit sur une carte en illustration, une structure chronologique que le récit picaresque ne possédait pas toujours : la succession des étapes et des mésaventures est commandée par le cheminement des personnages. Mais il ne s’agit en réalité que d’une progression apparente : il serait assez facile, en modifiant quelques noms de lieu, d’intervertir certaines étapes de l’aventure, parce qu’elles ne changent jamais fondamentalement la situation des héros. La causalité chronologique n’affecte pas en profondeur la causalité narrative. Nombreux sont les récits fondés sur un voyage à contrebalancer cet effet de parataxe en insistant sur l’unité de leur chronotope et en prenant la peine de situer régulièrement les étapes dans le trajet d’ensemble des protagonistes, évoquant le chemin parcouru et celui qu’il reste à parcourir comme un fil du récit. Mais il ne s’agit évidemment que d’une cohésion illusoire, dans la mesure où l’unité spatio-temporelle tend à se substituer à l’unité narrative. Pour que l’espace et le temps puissent produire une véritable cohérence de l’intrigue, il faut en effet que l’auteur s’efforce de rapporter la logique spatio-temporelle à une logique strictement diégétique. Le voyage en lui-même n’offre qu’une unité illusoire : le but du périple n’est qu’un point sur la carte, alors que sa valeur actantielle paraît particulièrement pauvre. Il faut au minimum qu’un enjeu (trésor, défi, sauvetage, etc.) soit associé à ce but, de façon à le dramatiser. De même, les étapes intermédiaires sont 48

L’action dans le roman d’aventures

condamnées à ne rester que des unités juxtaposées selon un simple ordonnancement spatial tant qu’elles ne sont pas ressaisies suivant une causalité narrative qui les convertit en étapes d’un récit. Le degré zéro d’unité offerte par le voyage est celui de l’errance, dans laquelle les étapes ou les épisodes sont commandés par les possibilités offertes par la contiguïté spatiale, ressaisie en accidents de parcours et caprices des protagonistes (chez Boussenard, Galopin, mais aussi dans un roman comme 20.000 lieues sous les mers de Jules Verne, dans lequel le trajet du Nautilus dépend du seul bon vouloir de Nemo ou dans les récits de chasse de Mayne Reid). Le voyage a un but, mais limité aux seules dimensions spatio-temporelles : se rendre à un endroit, parcourir une distance en un temps déterminé, etc. C’est le cas des récits de défis ou de voyages extraordinaires de Paul d’Ivoi, Jean de La Hire, le Colonel Royet ou Emilio Salgari… Dans ce cas encore, l’unité reste faible, puisque le but, pure coordonnée spatiale ou contrainte temporelle, ne joue pas un rôle structurant, mais se limite à un pur terminus ad quem, trop faible pour servir de soubassement à une impression de véritable causalité dans les épisodes. Sans enjeu véritable, les récits jouent en quelque sorte sur leur polysémie diégétique : ils feignent d’offrir une signification d’ensemble, alors qu’ils n’offrent qu’une direction. Pourtant, cet effort dit paradoxalement la nécessité de donner envers et contre tout une impression d’unité à l’œuvre, preuve en définitive du caractère central de l’Aventure. Fondé sur la narration d’une succession d’épisodes, le roman d'aventures doit constamment situer les mésaventures dans l’économie d’ensemble de l’œuvre. Le travail effectué par les auteurs pour mettre en évidence, de façon plus ou moins subtile, la cohérence du récit, révèle mieux que tout autre la nature des relations entre Aventure et mésaventures, de l’intégration la plus forte à la plus faible : évocation des obstacles qui séparent encore le héros de son but, décompte des jours et de l’espace à parcourir pour les récits de voyage, comparaison des exploits pour les récits de chasse, rappel des mésaventures passées du héros, etc. Jamais la cohérence de l’Aventure n’est totalement évacuée des préoccupations du texte. Alors que de tels récits paratactiques mettent avant tout l’accent sur les mésaventures, l’Aventure prétexte permet de maintenir la continuité de l’œuvre, en proposant une unité du chronotope, des personnages et, à travers eux, des modalités de l’action. Le projet qu’implique l’Aventure (tour du monde, voyage pédagogique), les éléments thématiques autour desquels elle s’architecture (thème de la chasse, course extraordinaire) ou le triomphe du héros sur ses ennemis infiniment repoussé dans les 49

Le roman d’aventures

feuilletons de cape et d’épée (chez Zévaco ou Achard) définissent de façon codée un certain nombre d’épisodes obligés : le tour du monde ressaisit les stéréotypes et les épisodes attendus des pays traversés, les récits de chasse déclinent à l’infini des descriptions de la faune et de la flore, et les rivalités entre les scouts des différents pays permettent de réaffirmer d’une infinité de façons la supériorité nationale. Il est possible de déterminer, à partir de l’une ou l’autre des Aventures un certain nombres de mésaventures qui en composent les scénarios intertextuels (Eco, 1985), comme s’il s’agissait d’une liste (nécessairement ouverte et toujours lacunaire) de sous-genres aux conventions propres. Nous verrons qu’on peut ainsi décrire un certain nombre d’attendus du récit de tour du monde, de défi extraordinaire, de monde perdu, de cape et d’épée, d’aventures policières… qui les constituent en autant de souscatégories ou de tendances du genre. Cela vient de ce que, même lorsqu’elle est réduite à la portion congrue, l’Aventure est non seulement ce qui fonde la cohérence narrative de l’œuvre, mais elle lui donne son unité thématique ; elle affecte en profondeur le choix des mésaventures et détermine la couleur du récit : un lecteur choisit tel ou tel livre parce qu’il lui promet des aventures chez les Indiens, des récits de chasse ou un tour du monde. Son choix est commandé par cette Aventure, moins « prétexte » donc qu’elle ne le paraît. Ainsi, même lorsqu’elle ne conditionne pas l’enchaînement des mésaventures, l’Aventure assure l’unité du récit et fait de la structure fondée sur le couple de l’Aventure et des mésaventures une clé importante pour la lecture du genre.

Structure du récit et manichéisme L’importance de l’Aventure comme facteur d’unité du récit a une forte incidence sur le modèle narratif que privilégient les œuvres. Le choix de donner à l’intrigue la forme d’une Aventure (c’est-àdire d’une unité cohérente d’action, marquée par un début et une fin déterminés, et thématisés autour des axes du danger, du hasard et du dépaysement) revient en effet à construire le texte autour d’un personnage ou d’un noyau de personnages puisque l’unité du récit se confond alors avec les intérêts des protagonistes. Si, contrairement à ce qui se produit en littérature traditionnelle, il n’y a guère de difficulté à préférer la notion de héros à celle de protagoniste, c’est que l’« exterritorialité » de l’Aventure conduit à isoler une série d’événements de tout contexte, ne les rapportant qu’à une lecture téléologique commandée par l’intérêt du protagoniste (ce que veut le personnage correspond à ce qui doit se 50

L’action dans le roman d’aventures

produire à la fin). Ainsi, la forme du roman d'aventures suppose-telle qu’un personnage regroupe les trois principales fonctions du héros que Philippe Hamon (1984) a identifiées : le héros actant principal, le héros comme figure à partir de laquelle s’organise le récit, et le héros comme porteur des valeurs du texte. Certes, l’Aventure ne se constitue pas réellement autour du héros puisque, dans une œuvre de fiction, le personnage n’existe pas indépendamment du récit. Le héros est autant support de l’Aventure (dont la structure et la signification épousent les intérêts) que celle-ci le définit (puisqu’il n’existe que dans et par cette aventure qu’il vit). Ils représentent deux façons de considérer le récit. Une telle co-fondation de l’Aventure et de la figure du héros tend à superposer la vision du monde développée par le texte et les intérêts du personnage. Autrement dit, le roman d'aventures privilégie une seule logique actantielle, celle du héros, puisque son intérêt se confond avec l’Aventure : dresser d’autres schémas actantiels que celui centré sur le héros n’aurait pas grand sens. Autour de lui, les personnages se partagent entre alliés (adjuvants) et adversaires (opposants), les événements se présentent explicitement comme des obstacles ou des aides providentielles, quant au but (l’objet), il correspond à la résolution de la crise ouverte par l’Aventure. C’est ce qui explique qu’il y ait une telle identification du lecteur avec le héros dans le roman d'aventures ; dans ce cas, on peut parler, au sens fort, d’ « identification admirative », cette forme qui consiste à épouser entièrement le point de vue d’un personnage (Jauss, « Levels of Identification of Hero and Audience »). Une telle identification se produit parce qu’il n’existe pas d’alternative à cette position, pas d’autre point de vue que le sien. Le schéma actantiel est manichéen parce que les notions de bien et de mal ne sont plus que des modalités de cette structuration forte des oppositions dans le récit. On voit comment une telle narration favorise une lecture manichéenne du monde. Organisé autour de l’Aventure (qui dessine un monde stable d’un côté et un espace où tout est danger de l’autre), l’univers de fiction épouse les intérêts du héros. Ces intérêts sont eux-mêmes réduits à la seule construction du monde qu’impose la crise ouverte par l’Aventure. Il ne s’agit pas des intérêts complexes d’un individu dont les actes exemplaires renverraient à une existence complète, avec ses expériences passées qui le conduisent à modifier et modérer constamment son jugement ; il s’agit des actions d’un personnage à l’existence circonscrite à une crise organisant tout l’univers de fiction en fonction d’un conflit (l’Aventure). Dès lors, si l’univers de fiction se met en place autour de l’Aventure, et si l’Aventure reflète les 51

Le roman d’aventures

intérêts du héros, alors la représentation du monde – ce qui, dans la logique de la fiction, apparaît au lecteur comme le réel objectif – tend à se confondre avec le regard subjectif du héros. Dans la mesure où la crise ouverte par l’Aventure ne peut se penser qu’en fonction des intérêts du héros, l’univers se dessine à son tour à partir de ces intérêts. Non seulement le monde « objectif » est défini par la vision « subjective » du héros, mais cette « vision subjective » du personnage est à son tour simplifiée, puisque le héros se pense dans sa relation à la crise et n’existe pas en dehors d’elle. Ce double processus de simplification dans la représentation du monde tend à figer celui-ci en une série de figures univoques : les valeurs du héros, son « point de vue » (pour reprendre un terme au croisement du vocabulaire littéraire et du vocabulaire commun) se confondent avec la vérité du monde. Dès lors, le monde se fige en une série d’essences qui correspondent à la forme que donnent les intérêts du héros à l’univers : les ennemis deviennent des « méchants », les alliés, des « bons » ou des « gentils » ; le but du héros, le « Bien », construit les valeurs du roman, puisque tout ce qui s’y oppose ne peut être dû qu’au « Mal ». Ce glissement d’un système fondé sur des critères subjectifs (alliés ou ennemis se pensent par rapport à un intérêt particulier) à une vérité objective (le Bien ou le Mal présentés comme principes absolus) montre comment les conflits entre le héros et ses ennemis tendent à se substituer à toute véritable morale : un personnage peut tuer, voler, mentir (à l’instar des héros facétieux de Boussenard et d’Ivoi), s’il le fait pour permettre la progression de l’action, son acte n’est jamais remis en cause, mais au contraire il est désigné comme une « bonne » action. Cela explique que le lecteur accepte aisément certaines justifications morales aux actes pourtant ambigus du héros : celui-ci peut trancher la tête de ses ennemis et brûler leurs villages parce que « ces gens du Kiss sont des assassins sur mer et sur terre, pillards éhontés, fieffés coquins » (Louis Noir, Le Coupeur de têtes) ; il peut faire fi en permanence des lois et des décisions de justice (comme chez Zévaco) ; il peut se faire juge et partie, et décider de débarquer un dangereux criminel sur une île déserte (Jules Verne, Les Enfants du capitaine Grant) ; il peut encore décider de faire disparaître de la surface du globe la dernière tribu des représentants du chaînon manquant (Conan Doyle, Le Monde perdu), le lecteur adhère immédiatement à ces actions parce qu’elles servent la logique du récit ; il supporte aisément la violence, parce que la dynamique de l’Aventure est si forte qu’elle impose comme une évidence n’importe quel discours partisan.

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On le voit, les structures du récit formulent un discours idéologique que le texte peut ou non choisir de thématiser. Cela permet de comprendre que le genre puisse si souvent servir de vecteur d’un discours moral (R. M. Ballantyne, Pierre Maël), puisque la leçon était en quelque sorte redoublée par le schéma actantiel manichéen. De même le genre a-t-il pu servir de propagande à bien des idéologies : anticléricalisme (Michel Zévaco), anti républicanisme (Orczy), christianisme (W. H. G. Kingston), impérialisme (Rider Haggard, Louis Boussenard et tant d’autres), nationalisme (capitaine Danrit, Paul d’Ivoi, G. A. Henty, Sir John Retcliffe), voire, pour les fascicules plus tardifs d’Italie et d’Allemagne, fascisme et nazisme. Ce n’est certes qu’un aspect de ce problème si souvent étudié par les universitaires allemands et anglo-saxons, que celui des relations du roman d'aventures avec les idéologies dominantes. Celles-ci s’expliquent encore par les liens que le genre entretient naturellement avec une vision militariste du monde, son caractère aristocratique, le refus réactionnaire du monde moderne, etc. 4 Nous aurons l’occasion de revenir sur ce problème : pour l’instant, contentons-nous de remarquer combien la forme du roman d'aventures se prête aux manipulations idéologiques. La puissance de conviction apportée par la structure des œuvres en fait un formidable outil de propagande et substitue la séduction à la réflexion. De même que la forme que l’Aventure donne au récit invite à poser une équivalence entre les valeurs du personnage et la vérité objective, de même, l’idéologie dont est porteur le héros apparaît comme la seule perspective possible : le Bien et le Mal se présentent comme des évidences et ne peuvent être remis en cause. Le discours est d’autant plus efficace que la dramatisation apportée par les éléments de danger et de dépaysement constitutifs de l’Aventure tend à faciliter encore l’adhésion du lecteur à la position du héros en péril et aux valeurs qu’il incarne. Il s’agit là d’une tendance forte du roman d'aventures qui découle naturellement des principes du genre. Rien n’empêche cependant de s’écarter de ce modèle. Bernard Traven, dans Le Trésor de la Sierra Madre, choisit de faire de Dobbs un antihéros que sa soif de l’or rend paranoïaque et meurtrier ; A. E. W. Mason

Sur ces questions, on peut consulter, pour l’impérialisme britannique, Patrick Brantlinger (1988) ou Hugh Ridley (1983) ; Alain Ruscio (1995) et Jean-Marie Seillan (2006) pour la France ; pour l’exploitation du roman d'aventures allemand par l’antisémitisme, voir par exemple Rainer Jeglin (1990) ; pour les relations du roman d'aventures à l’idéologie militaire, voir Martin Green (1979) et Cecil D. Eby (1987).

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Le roman d’aventures

de son côté donne à l’Indien Shere Ali (dans The Broken Road) une place centrale, mais qui en fait un personnage jaloux de la supériorité matérielle et morale des Blancs ; Stevenson, enfin, dans Le Reflux, fait de Herrick le héros, veule et immoral, d’un trio lamentable, échoué sur une plage du Pacifique : loin des figures coloniales immaculées, il ne reste que des êtres déchus mus par l’appât du gain, et la rédemption finale de Herrick montre, comme souvent chez Stevenson, qu’il y a dans la prétendue perfection du bien quelque chose d’inquiétant et de monstrueux. C’est le même profil que peint Traven, à travers des personnages rendus fous d’avidité, qui finiront par s’entretuer. Dans les deux cas, l’imaginaire romanesque de l’aventure ne résiste pas à la réalité sordide de l’existence des aventuriers. Quant à The Broken Road, il se veut une réflexion sur les relations des colonisés et des colons, et un témoignage de leur haine et leur incompréhension réciproque qui assimile l’Aventure à un voyage suicidaire et tragique. A travers la crise introduite dans la structure actantielle traditionnelle, ce sont les conventions du genre lui-même que les auteurs cherchent à ébranler. Dans chacun des cas, l’aventure est un échec, et le modèle euphorique du romance laisse place au drame et à la mort. Ces antihéros pathétiques dessinent un antiroman d’aventures, précisément parce que, ne pouvant être hérauts, ils ne peuvent non plus être héros. Leurs contre-exemples disent combien la dynamique du genre suppose une adhésion aux intérêts du héros, donnant une valeur absolue aux oppositions d’intérêts. Cela explique d’ailleurs combien il peut devenir pénible de lire certains romans d’aventures véhiculant des idéologies désuètes (le patriotisme et le darwinisme social de Boussenard, la xénophobie et le refus de la mixité de Cutcliffe Hyne…), parce que les structures du récit imposent de partager ces valeurs pour que l’identification joue pleinement. Dès lors que la forme du récit tend à figer les personnages dans une position caricaturale et objectivée (les « Bons », les « Méchants »), elle s’oppose à tout changement de caractère : les positions des protagonistes sont définies les unes par rapport aux autres et une fois pour toutes. Cela signifie que, de même qu’elle fixe les personnages dans des relations inaltérables, l’Aventure tend naturellement à les réduire à des stéréotypes. L’un des exemples les plus éclairants de la tendance du récit à figer le personnage est peut-être à rechercher dans la figure du traître. En effet, le traître, c’est ce personnage qui n’est pas ce qu’il paraît être. On le croit « gentil », alors qu’il est « méchant », il semble être un adjuvant alors qu’il s’agit d’un opposant, il peut notamment se présenter comme un « noble sauvage » ou « bandit au grand cœur » 54

L’action dans le roman d’aventures

et s’avérer un ennemi aux mœurs perverties, tel Le Renard Subtil au chapitre quatre du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper. On pourrait croire qu’un tel personnage met en cause l’univocité du roman d'aventures. En réalité, il n’en est rien : la plupart du temps, le traître ne manipule que les personnages, et le lecteur s’attend par avance à sa trahison, car le récit le désigne à travers un certain nombre d’indices comme un stéréotype de traître (le nom de Renard Subtil est d’ailleurs transparent). Dans L’Atlantide de Pierre Benoît, le personnage de Cegheïr-ben-Cheïkh peut bien tromper les héros, il n’abuse pas le lecteur : le Targui est immédiatement désigné comme un individu dangereux par le guide Bou-Djema qui le regarde « avec un mélange de stupeur et d’effroi », et lorsque, à la fin du roman, il vient en aide au héros (en facilitant sa fuite), il le fait avec des paroles tellement ironiques et méprisantes qu’il en garde son caractère de « méchant » : « ce que je fais est utile pour moi, pas pour toi […] car tu reviendras, et ce jour-là, ne compte plus sur la complaisance de Cegheïr-benCheïkh ». Le service rendu par le Targui résonne comme une ultime menace, annonciatrice de la fin du roman. Ainsi, de Long John Silver (L’Ile au trésor de Stevenson), pirate dont la jambe de bois avait été annoncée bien avant son arrivée comme un attribut menaçant, à Ayrton, le convict dont l’apparition imprévue « pouvait exciter quelques soupçons » (Jules Verne, Les Enfants du capitaine Grant), en passant par Manciadi, Thug déguisé que le chien de Tremal-Naik accueille d’un long grognement (Emilio Salgari, Les Mystères de la jungle noire), le texte indique généralement par des indices évidents que l’on a affaire à un traître. Pour le lecteur, un tel personnage ne se présente pas comme un allié illusoire du héros, mais il incarne un « méchant » d’autant plus redoutable qu’il a pris le masque du « gentil ». Le manichéisme structurel du roman d'aventures, qui fige les personnages dans les rôles de « bons » ou de « méchants » qu’a définis le schéma actantiel, a été décrit par Robert Louis Stevenson dans une de ses Fables, « Les personnages du récit ». Dans ce texte étonnant, deux personnages de L’Ile au trésor, le Capitaine Smollett et Long John Silver profitent du blanc de la page entre deux chapitres pour fumer une pipe dans les marges de l’ouvrage et échangent une série de réflexions sur le sens de leur existence de personnages romanesques ; car c’est bien en tant qu’êtres de papier (et non comme individus d’une réalité référentielle) qu’ils s’expriment. De ces deux personnages, l’un, le Capitaine Smollett, accompagne le héros et représente le « Bien », l’autre, Silver, conduit au contraire le groupe des pirates. La conversation roule 55

Le roman d’aventures

immédiatement sur les questions de morale, mais d’une morale romanesque, car, comme le fait remarquer Silver : « Il n’y a pas de quoi se mettre en colère pour de bon. Je ne suis qu’un personnage dans une histoire de marins ; je n’existe pas vraiment ». Or, en termes romanesques, il y a autant de sens à affirmer, comme Smollett, que « l’auteur est du côté du Bien ; il le dit, ça coule de sa plume quand il écrit », qu’à souligner, comme Silver, que ce qui compte c’est la place accordée à chacun des personnages dans le récit, selon les seules contraintes narratives : « ce que je sais, c’est que s’il y a un Auteur, eh bien, son personnage préféré, c’est moi. Il me traite mille fois mieux que vous, mille fois ! Et comme il aime me mettre en scène ! » Dans le roman d'aventures, il n’existe en réalité ni Bien ni Mal, seules comptent les exigences de l’intrigue. Or, pour le récit, Silver, adversaire principal du héros, est plus important que Smollett, simple comparse. Après tout, comme en concluent les deux personnages, « ce qui est bon doit aussi être utile – enfin à peu près, je ne prétends pas être un penseur. Qu’adviendrait-il d’une histoire dépourvue de gens honnêtes ? » Dès lors, la question peut se renverser, et il est tout aussi juste de se demander : « Comment une histoire pourrait-elle commencer sans méchants ? » Un roman d'aventures est fondamentalement indifférent au Bien et au Mal comme valeurs morales ; ce qu’il considère, c’est l’Aventure, c’est-à-dire cette crise qui est à l’origine des mésaventures et des dangers qui composent le roman. Le Bien et le Mal sont commandés par la logique de l’œuvre, et se résument à la crise (le Mal) et l’effort pour en venir à bout (le Bien) : « l’Auteur veut une histoire, et pour en avoir une (pour que le docteur par exemple puisse montrer ce dont il est capable), il lui faut y introduire des individus comme toi et Hands. Mais il est du bon côté, et gare à toi, tu n’es pas arrivé au bout de l’histoire. Il y aura encore du vilain pour toi ». Le Bien et le Mal, mais aussi l’idéologie du récit, viennent se greffer sur les exigences de l’Aventure. Autrement dit, s’il y a univocité du discours et adhésion sans alternative à la position du héros, il est difficile de dire si celui-ci est le fait d’une volonté de l’auteur de délivrer un message, ou s’il a suivi la pente naturelle que dessinaient les contraintes de l’Aventure. En effet, on aurait tort de faire trop vite de ce discours sousjacent le témoignage des idées des auteurs. Si tel est le cas pour certains, d’autres se contentent d’adapter des formules bien rodées, adoptant sans y réfléchir les présupposés idéologiques qu’elles supposent : écrire un roman d’aventures géographiques au XIXe siècle, c’est adopter les « trucs » du roman d’aventures colonial, et se lancer dans un récit de cape et d’épée, c’est défendre 56

L’action dans le roman d’aventures

l’individualisme romanesque contre le poids de l’Histoire. Un auteur comme Emilio Salgari peut ainsi apparaître selon les cas comme un fervent anticolonialiste, faisant de Sandokan et de ses Tigres des indépendantistes forcenés, ou des Philippins des résistants à la colonisation espagnole, et un défenseur du colonialisme français dans ses romans africains, ou du colonialisme espagnol dans La Capitaine du Yucatan. Inconséquences ? Pas nécessairement si l’on songe que l’auteur valorise toujours la perspective la plus romanesque, privilégiant systématiquement les rebelles, que ceux-ci soient des pirates indo-malais, des révolutionnaires, ou les derniers Espagnols à résister aux assauts combinés des Américains et des Cubains5. La logique narrative et générique, comme la perspective romanesque, l’emportent souvent sur l’idéologie, créant des effets de discours là où il n’y a bien souvent que des mécanismes stéréotypiques. Les mésaventures : structure et thématique de l’événement aventureux Le terme de « roman d'aventures » indique que l’unité du roman se décompose en une série d’aventures circonscrites, que celles-ci se combinent ou non pour faire progresser l’action. On parle d’« aventures », comme si on pouvait détacher les étapes du récit les unes des autres. La définition du roman d’aventures implique a priori que les mésaventures obéissent à un schéma épisodique. Dans le texte, des indices sont laissés au lecteur pour lui signaler qu’il passe d’une mésaventure à l’autre. Ainsi, le découpage des chapitres témoigne comme ailleurs d’une volonté de circonscrire les différents épisodes, mais pousse à l’extrême cette pratique, en ajoutant en général un titre descriptif fournissant des informations sur la nature de la mésaventure. Certains auteurs vont jusqu’à adopter sans malice un procédé qui n’est plus guère utilisé que de façon parodique à l’époque où ils écrivent (Genette, 1987), celui des titres de chapitres descriptifs. Louis Boussenard intitule le premier chapitre de 2000 Lieues à travers l’Amérique du Sud : « Le mystère de la gare du « Panama-Transcontinental ». — La goëlette [sic] du capitaine Bob. — Un croiseur. — Où il est question

Seuls les récits africains comme A la Côte d’Ivoire ne s’expliqueraient pas si l’on ne comprend pas que l’emprise du modèle français du roman d’aventures géographiques joue si fort dans ce domaine que l’auteur reprend les modèles de l’explorateur-chasseur défini par Louis Boussenard et les auteurs du Journal des voyages à une époque où l’Italie adapte ce périodique. 5

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Le roman d’aventures

de corde et de pendu. — A quel usage l’Yankee peut-il bien destiner quatre mille fusils Remington et deux millions de cartouches. — Appareillage nocturne. — En route pour le Sud. — Monographie de la goëlette. — Bonheur et habileté du capitaine Bob. — Comment le navire de guerre manifeste sa présence. — Eclairage électrique. — Un feu à terre. — Les naufrageurs volontaires. — Le colonel Butler !… Les deux Français. » En choisissant de résumer ainsi le contenu du chapitre, il s’inspire sans doute de la tradition du roman populaire des siècles précédents ; mais il l’étend à des proportions rarement atteintes, sans pourtant lui conférer un caractère parodique. La volonté de proposer au lecteur un aperçu précis des différentes étapes du texte conduit ainsi Boussenard à opérer une véritable division du chapitre en micro-séquences. Elle n’est que l’exemple extrême d’une pratique généralisée du roman d’aventures à mettre en évidence ses articulations narratives. Mais si la tendance à découper le récit en étapes identifiables tient en partie aux liens qui existent entre le roman d’aventures et les publications romanesques périodiques (roman-feuilleton, livraisons, fascicules…), elle ne se limite pas à cette exigence de lisibilité qui conduit le récit populaire à privilégier des titres de chapitres explicites : c’est la nature même du roman d'aventures qui implique de se concentrer sur un certain type d’action, puisqu’il fait des mésaventures non seulement la structure de son récit, mais aussi le principal terme de sa définition générique. Aussi, l’action reste-t-elle centrale chez des auteurs qui n’appartiennent pas à la paralittérature, ou qui sont à la frontière de la « grande » littérature : Pío Baroja ou Robert Louis Stevenson font également un usage du titre de chapitre qui tend à souligner la structure épisodique du texte. Dans L’Ile au trésor, Stevenson pousse à l’extrême le parallélisme entre structure épisodique et enchaînement des chapitres : non seulement il procède à un système de répétition des titres permettant de mettre en évidence l’unité de l’épisode (« la chasse au trésor », répété en titre) et ses étapes intermédiaires (« le point de repère de Flint » et « La voix parmi les arbres », comme compléments du syntagme repris), mais il organise son récit en parties plus vastes qu’il oppose les unes aux autres. Ainsi, la troisième partie, « Mon aventure sur terre » s’oppose à la cinquième, « Mon aventure en mer » (l’effet de parallélisme est encore accru par le titre des premiers chapitres de chaque partie : « Comment débuta mon aventure en mer » et « Comment débuta mon aventure à terre »). En prenant soin de mettre en évidence les articulations structurelles du roman, Stevenson souligne l’importance des séquences d’action et leur rôle 58

L’action dans le roman d’aventures

dans la construction de ses œuvres. A travers ce travail de composition se devine une pleine conscience de ce que le roman d'aventures, pour apparaître comme une quête unie, doit mettre en évidence les étapes de cette quête, c’est-à-dire sa structure. On voit bien ici à quel point la notion de roman d’aventures, en articulant l’Aventure et les mésaventures, reproduit d’une façon extrêmement rigoureuse et explicite le modèle de structure sémantique proposé par Greimas, pour qui le récit se construit en couches structurelles distinctes (couches principales, couches subordonnées) : l’aventure sur terre et l’aventure sur mer représentent deux couches de même niveau, possédant chacune ses propres épisodes. Ces épisodes, qui correspondent aux différents chapitres du roman, s’organisent en fonction des contraintes de l’aventure sur terre ou sur mer, et jouent vis-à-vis de celle-ci le rôle des mésaventures par rapport à l’Aventure. Ces récits secondaires sont en effet intégrés dans la couche structurelle principale où ils sont chacun appelés à remplir la fonction similaire d’étape du récit. Le roman d'aventures tend à exhiber sa mécanique de narration. Il est aisé pour le lecteur d’en démonter les rouages pour détacher les différentes mésaventures qui le composent. Dans les œuvres aux structures les plus simples, l’enchaînement des épisodes se manifeste par une organisation des mésaventures en une série d’étapes qui suivent un schéma quinaire dont les articulations sont faciles à mettre en évidence. Les mésaventures thématisent le risque qu’impliquent la crise et les choix pris pour la résoudre. En effet, tout événement narratif implique un tel risque, dans la mesure où, introduisant une bifurcation dans le récit, il propose une alternative, un choix qui peut être judicieux (dans ce cas la crise est résolue) ou inadéquat (dans ce cas, le personnage se retrouve soit dans sa situation initiale, soit dans une situation pire que celle dans laquelle il était à l’origine). Pour Claude Bremond (1973), tout événement se traduit en effet par l’actualisation ou la non actualisation (soit que l’actant s’abstienne de toute action, soit qu’il échoue) d’une situation ouvrant une possibilité. Or, dans une mésaventure-type, chacun de ces moments va être dramatisé et thématisé. La situation ouvrant une possibilité (crise initiale) va être présentée comme un danger, mettant en cause l’intégrité du héros ou de ses proches et imposant l’urgence de sa résolution ; autrement dit, il mettra en branle les mécanismes du suspens. La tentative faite par le protagoniste pour actualiser cette possibilité initiale va jouer sur tous les ressorts de la tonalité épique, pour mettre en évidence tout à la fois la situation extrême et les prouesses du héros. Enfin, le résultat (réussite ou échec) se traduira par une pause dans le récit 59

Le roman d’aventures

désamorçant la tension pour mieux relancer le jeu. Le roman d’aventures thématise en le dramatisant le risque structurel propre à toute narration d’événement : ce dernier implique désormais un danger pour le personnage lui-même, danger qui peut prendre toutes les formes, de l’attaque ennemie à la lutte contre les éléments en passant par le retard dramatique dans le programme du personnage… Dans la mesure où la mésaventure se rapporte généralement à l’Aventure, tout retard, tout délai aggrave la situation des personnages au niveau de la superstructure. Chaque étape de l’Aventure correspond à une épreuve qui met en jeu la vie même du héros, d’un de ses amis ou de sa bien-aimée. A chaque instant où un choix décisif doit être fait dans un roman d'aventures, le héros prend un risque majeur, poussant à son extrémité dramatique la logique de la mésaventure jusqu’à hystériser le cycle des tensions, du suspens au relâchement, dans un rythme soutenu, dans certains récits, comme chez Emilio Salgari, chez qui les héros ont rarement le temps de soigner leurs blessures entre deux combats. Ici encore, cette thématisation des structures narratives explique qu’on ait pu qualifier l’aventure d’essence de la fiction. C’est cette thématisation, plus que le rythme des mésaventures, qui caractérise le genre. De fait, il existe des romans d'aventures dans lesquels il y a relativement peu d’événements dangereux, comme chez Anthony Hope (Le Prisonnier de Zenda, Phroso), Stanley Weyman (La Clémence du cardinal) et, plus généralement, la tradition du roman d’aventures edwardien héritée de Stevenson. Les mésaventures sont bien moins nombreuses que chez Boussenard et Jean de La Hire, mais leur position stratégique, leur dramatisation, donne au roman sa tonalité aventureuse. C’est non seulement la nature de la mésaventure (thématisation du risque propre à tout événement autour du suspens, du hasard, du danger) mais aussi la fonction qui lui est attribuée, qui caractérisent au premier chef le roman d'aventures, non le nombre des mésaventures. Mettre en valeur le danger que courent les personnages, c’est recourir à l’ensemble des procédés du suspens. On le sait, l’effet de suspens correspond à une volonté de créer, chez le lecteur, un processus d’anticipation, d’interrogation des événements à venir. Il fait donc appel au premier chef aux compétences lectoriales (Baroni, 2007). Or, cette façon qu’a le lecteur d’anticiper par rapport au récit est l’un des traits fondamentaux de la lecture sérielle (Bleton, 1999), expliquant que bien des genres (fantastique, récits d’action, récit policier) recourent à des mécanismes jouant sur une telle tension ou sur celles, assez proches, de la curiosité et de la peur. Dans le roman d’aventures, le pacte de lecture du genre 60

L’action dans le roman d’aventures

est une invitation, pour le lecteur à anticiper constamment sur les dangers à venir, et donc à décoder le texte comme autant de signes de ce risque couru par les protagonistes. Le cadre dépaysant (donc inquiétant), la saturation des éléments hostiles, l’accumulation rapide des malheurs du héros invitent le lecteur à adopter une posture d’attente, et les scénarios intertextuels convoqués chercheront toujours les solutions les plus extraordinaires. Le récit va multiplier les indices invitant le lecteur à anticiper. Il pourra s’agir des procédés traditionnels de la littérature fantastique (modalisations et ambiguïtés du texte), jouant sur les associations incongrues d’images visant à créer des effets d’« inquiétante étrangeté » comme lorsque John Buchan évoque dans Les Trenteneuf marches les yeux de faucon d’un des suspects, que Zévaco joue du fantastique médiéval, que Mundy et Haggard conduisent leurs personnages dans des mondes souterrains au cœur des montagnes. Mais bien plus souvent, ils se contentent d’abuser du lexique de la peur, de dire l’inquiétude. En désignant les craintes du héros, ils insistent moins, par une notation réaliste, sur son état psychologique, qu’ils tentent de donner au langage une valeur injonctive : le but est d’inviter le lecteur à participer (de façon ludique) aux craintes du personnage. Ainsi, quand Gustave Aimard décrit la peur des Apaches que ressentent ses héroïnes, « dont le souvenir de leur captivité était encore palpitant dans leur mémoire et qui tremblaient à la seule pensée de retomber entre leurs mains » (Gustave Aimard, L’Éclaireur), il y a chez lui une volonté de rappeler au lecteur la nature sexuelle de la menace qui pèse sur les jeunes filles, et de le faire participer, par la référence à cette menace, à leurs terreurs. En ce sens, le passage prend une valeur semblable aux références à l’« horrible anxiété » des héros, à la « mêlée atroce » ou au « carnage horrible » qui fleurissent dans les paragraphes suivants et à la valeur performative des épithètes : il désigne de façon naïve au lecteur l’attitude correcte à adopter face au texte. Dans la perspective sérielle du genre, l’actualisation du danger, l’affrontement avec l’adversaire – bête, homme ou éléments – ne vient que confirmer ce qu’ont ménagé les effets de suspens. L’attente d’un danger encore inconnu comme l’affrontement avec l’adversité une fois que celle-ci s’est précisée créent les mêmes effets de suspens, et en ce sens, il n’y a pas hétérogénéité fondamentale entre la menace et l’affrontement, sinon que ce dernier vient confirmer le lecteur dans ce qu’il anticipait, réassurant le pacte de lecture générique. L’unité entre l’attente de l’événement et son actualisation est en partie assurée par ce que Georges Molinié appelle la tonalité épique (1986). En effet, si 61

Le roman d’aventures

l’épopée narre à l’origine une geste héroïque, en stylistique, la tonalité épique recherche plus généralement les effets de grandissement. Or, mettre l’accent sur le danger suppose tout à la fois de souligner le caractère exceptionnel de l’événement, la démesure du conflit qu’il engage et la nature hors du commun de celui qui le surmonte. Georges Molinié associe la tonalité épique à deux traits essentiels : l’amplification et la simplification. Ces deux traits se traduisent par un certain nombre de procédés identifiables : hypotyposes, antithèses, périphrases, comparaisons et métaphores, procédés de répétition, articles et démonstratifs à valeur d’emphase, etc. Mais l’emploi de la tonalité épique et le lexique varient suivant les moments de la mésaventure. On peut distinguer trois types d’écriture différents correspondant aux trois moments de la mésaventure : au moment du péril (lorsque s’ouvre la crise), on insiste sur la nature disproportionnée de la menace ; au moment de la lutte (lorsque le personnage tente de résoudre la crise ouverte), c’est la démesure du combat que souligne la tonalité épique ; enfin, quand le héros triomphe du péril, le style tend à reformuler les effets de grandissement pour leur faire jouer paradoxalement un rôle de décompression des tensions narratives, et le texte montre, selon les cas, la puissance du personnage, son épuisement ou sa frayeur a posteriori – ce qui revient dans un cas comme dans l’autre à insister sur le danger couru. Cette recherche de l’efficacité lie le genre aux modalités d’écriture de la littérature populaire, pour qui « il ne s’agit pas de décrire, mais de raconter, et moins de raconter que de signifier » (Couégnas, 1992) – et pour signifier plus efficacement, rien ne vaut les effets de grandissement. Si le sentiment de danger que cherche à produire le roman d'aventures le conduit à user de certains des procédés familiers à la littérature fantastique, la nature de la peur qu’il cherche à provoquer diffère de ce genre. Le fantastique met le plus souvent l’accent sur cette menace vague qui représente la première étape du récit, repoussant l’affrontement dans les marges du texte – quand l’œuvre ne maintient pas jusqu’à l’hyperbole la tension au terme du récit. En effet, il s’agit de perturber le lecteur en insistant sur le déséquilibre d’un monde devenu incertain. Contrairement aux romans gothiques ou fantastiques, dont les dénouements variés – folie, mort, damnation ou rédemption – donnent au risque tout son sens en ne permettant pas de deviner par avance l’issue du récit (puisque le pacte de lecture sérielle ne garantit pas la survie du héros), dans le roman d'aventures, les conventions du genre désamorcent largement la portée du risque : jamais, à de

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rares exceptions près, le héros ne laisse sa vie au terme de l’Aventure. De même, la structure close de l’Aventure rend improbable la mort du héros, puisque celle-ci donne l’impression d’un récit inachevé, ou d’une logique dissonante par rapport aux conventions du roman – celle du drame ou de la tragédie. En réalité, le risque de mort, omniprésent dans le roman d’aventures et source intarissable de suspens, est par avance désamorcé par le triomphe annoncé du personnage – en partie du moins, car les règles du genre supposent également que le lecteur accepte de jouer le jeu de la suspension volontaire de l’incrédulité et d’oublier ces conventions pour profiter pleinement du plaisir de la fable. Cette invincibilité du héros (toujours avérée, mais toujours occultée) vient de ce que la mort du héros ou son échec dans l’Aventure empêcheraient l’achèvement du récit. Quelques romans évoquent la mort du héros au moment de la résolution de la crise – et c’est souvent le sacrifice du personnage qui permet cette résolution, ce qui revient à célébrer une apothéose posthume. Qu’on songe à Eric Brighteyes ou Alan Quatermain de Rider Haggard, ou aux dernières pages de Service de la reine d’Anthony Hope, dans lesquelles la mort de Rodolphe permet de résoudre le conflit entre amour et devoir, et entraîne la célébration des vertus du héros, devenu roi de cœur par son décès. La difficulté à faire mourir le protagoniste apparaît également à travers sa faculté de ressusciter : si Allan Quatermain succombe au terme du roman éponyme, il réapparaît pourtant dans quelque quinze ouvrages postérieurs qui situent l’action avant sa mort. Quant à John Carter, le héros des aventures martiennes de Rice Burroughs, il doit mourir pour vivre ses aventures, puisque c’est le seul moyen de voyager sur Mars et de ressusciter. Seuls les auteurs thématisant l’idée d’une mort de l’aventure présentent des héros sacrifiés en vain, comme Lord Jim dans le roman de Conrad, ou Perken dans La Voie royale de Malraux, personnages dont la mort signe l’échec de l’aventure. De telles transgressions des règles du genre s’inscrivent dans une remise en cause d’ensemble du modèle : Lord Jim est un lecteur de romans d'aventures, et c’est en partie son désir de devenir le personnage d’un de ces livres qui le conduit à la mort. Cette mort vient souligner d’une part la distance entre l’existence du personnage et le monde héroïque de la fiction, et d’autre part l’écart entre le roman de Conrad et ceux qui l’ont précédé. Quant à Perken dans La Voie royale, son goût de l’action s’avoue lutte contre l’âge – et la fin de l’aventurier vient consacrer l’inéluctable triomphe du temps. Plus généralement la mort du héros – comme dans L’Homme qui voulut être roi de Kipling, Le 63

Le roman d’aventures

Maître de Ballantrae de Stevenson – paraît être un indice de ce que le récit cherche à dialoguer avec les conventions du genre. Les deux fins de « Construire un feu » de Jack London ; l’une heureuse, l’autre tragique, explicitent cette alternative, de l’aventure heureuse à sa relecture tragique. Ce pacte de lecture qui suppose le triomphe du héros nous dit quelque chose de la relation du lecteur au récit. Car le modèle d’existence qui est proposé ne connaît qu’une ascension du héros, conduisant à son triomphe. La vie qui est dépeinte mène de l’aube à la plénitude, à l’accomplissement. Nulle place pour le déclin et la mort – du moins pour celle du protagoniste. C’est en ce sens que le roman d’aventures est lié au mythe du printemps, comme l’avait remarqué Northtrop Frye (1957). Le cycle solaire du héros s’arrête ici à son zénith, sans poursuivre sa course jusqu’au nadir. Pas de héros déclinant ou de héros tragique : seule compte l’apothéose. Une telle vision ascensionnelle de l’existence qui irait vers un accomplissement, et donc de l’enfance vers l’âge adulte sans évoquer le vieillissement, explique probablement que le roman d’aventures ait séduit particulièrement les jeunes lecteurs, puisqu’il mime une vision enfantine de la vie. Derrière l’initiation héroïque, c’est en effet le récit d’un adolescent devenant un homme qui nous est proposé dans le roman d'aventures : faire fortune, se marier, obtenir la reconnaissance de tous en sont autant d’images (Letourneux, 2005). C’est vrai non seulement des Enfants du capitaine Grant de Verne, des petits héros enfants d’Arnould Galopin ou de Louis Boussenard et des autres protagonistes des romans d’aventures pour la jeunesse, mais cela l’est très souvent aussi des adultes : Rudolph Rassendyll, Phileas Fogg ou Sir Nigel ne sont rien d’autres que des grands enfants qui deviennent des hommes. Cela expliquerait en partie que le genre se soit développé si volontiers dans le domaine de la littérature de jeunesse, mais même chez les lecteurs adultes, le genre offrirait quelque chose des séductions de la rêverie enfantine. Dans le roman d'aventures, le risque de mort n’existe pour le personnage que dans l’univers de fiction ; la logique narrative en revanche désamorce tout danger, puisque l’échec du héros n’a pas place dans le pacte de lecture sériel. Une part du plaisir du lecteur tient à cette découverte de mésaventures toujours plus périlleuses appelées à être surmontées par le héros. La question qui se pose à la lecture d’un roman d'aventures est moins « est-ce que le héros va se sortir de ce mauvais pas ? » que « comment le héros va-t-il se sortir de ce mauvais pas ? » S’il y a identification du lecteur avec le personnage principal, elle ne passe pas par la sympathie qu’il ressent pour un homme souffrant, mais par le plaisir de s’incarner 64

L’action dans le roman d’aventures

momentanément dans un être qui triomphe de dangers démesurés. Aussi n’y a-t-il pas lieu de traiter l’aventure romanesque au même titre que l’aventure réelle en ce sens que les conventions du genre imposent une vraisemblance sensiblement différente de celle de la littérature réaliste. Il ne s’agit pas de transposer dans un récit les sentiments de l’aventurier afin de restituer chez le lecteur la frayeur et la douleur qu’il ressentirait s’il vivait vraiment ce que subissent les personnages, mais de décrire une succession d’épreuves qui mènent inéluctablement vers une puissance annoncée. Vladimir Jankélévitch (1963) a étudié cette relation particulière que le lecteur ou l’auditeur d’une aventure vécue par un autre entretenait avec le récit qu’on lui en faisait. Pour lui, deux types d’aventure doivent être distingués : « le cas de l’aventure-propre (la mienne pour moi, les vôtres pour vous, l’aventure de chacun pour soi-même, en bref l’aventure à la première personne), et les aventures des autres (les vôtres pour moi, les miennes pour vous, c’est-à-dire l’aventure en deuxième ou troisième personne) ». Cela permet de penser « un deuxième type d’aventure dans laquelle nous retrouvons l’aventureuse ambiguïté du jeu et du sérieux : mais cette fois c’est le jeu qui prévaut ». Ce qu’évoque ici Jankélévitch, c’est le sentiment d’altérité indissociable de tout processus fictif, celui du jeu ou du récit ; c’est renvoyer au principe, indissolublement lié à toute fiction, de la « feintise ludique » (Schaeffer, 1999), celui-là même qui permet d’accepter de participer au récit comme s’il était réel, précisément parce qu’on sait qu’il est faux. Le roman d'aventures cherche à tirer parti au maximum de l’écart qui sépare l’aventure vécue de l’aventure contée. Stevenson a exprimé avec une grande limpidité cette particularité de la relation entretenue avec le danger par le lecteur : « quand nous lisons le récit d’un sac d’une ville ou de la chute d’un empire nous sommes surpris et nous louons à juste titre le talent de l’auteur si notre pouls s’accélère. Et notez bien, comme ultime distinguo, que cette accélération du pouls est simplement agréable, que ces décalques de l’expérience communiquent incontestablement du plaisir, même s’ils sont parfaitement fidèles, alors que l’expérience elle-même, dans l’arène de la vie, peut torturer ou tuer » (1992). Si Stevenson souligne cette différence entre la peur plaisante, née de l’expérience esthétique, et la peur réelle, c’est que, plus que tout autre genre peut-être, le roman d'aventures use du caractère ludique de la fiction : sa forme, comme les règles qu’il propose, mettent en évidence le caractère illusoire des dangers qu’affronte le héros. Ici, la suspension volontaire de l’incrédulité est redoublée : non seulement, comme 65

Le roman d’aventures

pour toute œuvre de fiction, le lecteur sait que ce qu’il lit est imaginaire, mais il sait également, en amateur du genre, que les dangers sont « pour rire », puisque le pacte de lecture appelle une issue heureuse de l’aventure. Dans les deux cas cependant, en entrant dans le jeu du récit, il feint de l’oublier. Que la peur soit en partie désamorcée ne procède pas d’une faiblesse du genre, mais s’explique par le fait que le risque n’est pas ici lié à une véritable esthétique de la peur. Dans ses essais (1992), Stevenson, qui s’est illustré à la fois dans le roman d'aventures et dans le récit fantastique aime d’ailleurs à montrer qu’il puise son inspiration fantastique dans ses cauchemars, là où ses romans d’aventures relèvent davantage des plaisirs et des jeux enfantins. Lorsque, dans « Un chapitre sur les rêves », il évoque la genèse d’Ollala ou de L'Etrange Cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde, il leur donne comme source des rêves nocturnes et angoissants. A l’inverse, l’origine de ses romans d'aventures provient de sources diverses, souvent ludiques : la carte dessinée d’une île imaginaire (« Mon premier livre, L’Ile au trésor »), un récit fait par un oncle de fakir ressuscité (« A propos du Maître de Ballantrae ») ou les actes du procès historique de James Stewart (« A propos d’Enlevé »). Il y a une part d’anecdotique, de plaisant dans le roman d'aventures. Si le genre joue toujours avec l’esthétique du danger, il ne faut probablement pas surestimer le rôle joué par l’esthétique de la peur, qui est modalisée par un certain nombre de procédés de mise à distance ludique. Dans le roman d'aventures, il y a une façon de narrer et de mener le récit qui l’apparente à un jeu. Italo Calvino l’a remarqué dans un remarquable essai consacré au Pavillon sur les dunes (1993), autre récit de Stevenson. L’auteur italien note que ce texte est construit comme une partie de cache-cache : « Le Pavillon sur les dunes est un grand jeu de cache-cache joué par des adultes : les deux amis se dissimulent, s’épient, et l’enjeu est une femme ; les deux amis et la femme, d’un côté, et les mystérieux ennemis, de l’autre, se cachent, s’épient, et l’enjeu est la vie d’un quatrième personnage qui n’a de rôle que de se cacher, dans un paysage qui semble être fait exprès pour que l’on s’y cache et s’y épie ». Mais s’il s’agit d’un jeu, c’est non seulement parce que ce thème est implicitement modulé dans tout le récit, mais aussi parce que la façon d’écrire semble également obéir au principe du jeu : « La grande ressource des enfants est de savoir tirer toutes leurs suggestions et émotions du terrain dont ils disposent pour leurs jeux. Stevenson a gardé ce don ». Un récit qui est une partie de cache-cache, une écriture qui se conçoit comme un jeu, tout semble préparer à une lecture ludique. Il n’y a pas là seulement un effet 66

L’action dans le roman d’aventures

du regard moderne de Calvino sur le texte, mais bien une intention de Stevenson. A un Henry James faisant remarquer qu’il lui était difficile de juger de L’Ile au trésor, parce que s’il avait été enfant, comme le héros, il n’était en revanche jamais parti à la recherche d’un trésor, Stevenson répondait : « Voilà en vérité un paradoxe provocateur, car s’il n’a jamais été à la recherche d’un trésor caché c’est la preuve qu’il n’a jamais été un enfant. Il n’y a jamais eu d’enfant (à part Maître James) qui n’ait cherché de l’or, n’ait été pirate ou chef militaire ou bandit de grands chemins, qui n’ait jamais combattu, subi un naufrage et enduré la prison, taché ses petites mains de sang, vaillamment sauvé une bataille perdue et triomphalement protégé l’innocence et la beauté » (« Une Humble remontrance »). Pour Stevenson, il y aurait, dans la relation que doit entretenir le lecteur avec le roman d'aventures quelque chose qui tient au plaisir de l’enfant qui joue. D’autres auteurs ont établi un lien entre roman d'aventures et univers ludique. On peut citer, parmi cent, Jules Verne (Le Testament d’un excentrique, Le Tour du monde en 80 jours), Paul d’Ivoi (Les Cinq Sous de Lavarède, Match de milliardaires), Jean de La Hire (L’As des boy-scouts, Le Grand Match de quatre enfants autour du monde) le Colonel Royet (Le Défi d’un boy-scout), etc. : les récits fondant leur trame sur un pari ou un défi sont si nombreux qu’ils peuvent apparaître comme un sous-genre important du roman d’aventures des années 1880-1940. Mais les aventures de chasse s’inscrivent également dans cette perspective des compétitions et des exploits sportifs ; et quand les auteurs anglais de récits de chasse (comme Mayne-Reid dans Bruin ou Haggard dans certaines aventures brèves d’Allan Quatermain) content leurs récits, ils ont probablement en tête la polysémie de « game », gibier et jeu. On aurait tort également d’oublier des récits de jeux plus atypiques : cette vaste plaisanterie qu’est L’Ecole des Robinsons de Verne ou cette confusion que fait Kim entre le « Grand Jeu » de l’espionnage et les jeux enfantins. Ces jeux d’enfants et d’adultes tissent ainsi tout un réseau de liens entre l’esthétique du roman d’aventures et l’imaginaire ludique. On peut certes penser que la relation entre le roman d'aventures et le jeu s’explique en partie par leur univers enfantin commun : après tout, les enfants se sont longtemps pris pour Winnetou ou d’Artagnan ; d’autres imitent les héros de Gustave Aimard, à l’instar des personnages du Petit Pierre (1918) d’Anatole France. L’auteur y décrit une expédition enfantine dans les termes suivants : « Jamais, dans leurs plus effroyables aventures de guerre ou de chasse, trappeurs de l'Arkansas, flibustiers de l'Amérique du Sud, boucaniers de Saint-Domingue ne sentirent 67

Le roman d’aventures

mieux que moi l'ivresse du péril ». L’évocation des Trappeurs de l’Arkansas ne désigne plus tant le titre du roman de Gustave Aimard qu’un lieu commun de l’imaginaire enfantin, au même titre que les flibustiers ou les boucaniers : Anatole France écrit « trappeurs de l’Arkansas » comme on dirait aujourd’hui cow-boy, sheriff ou, suivant sans le penser Dumas, mousquetaire. Il n’y a rien d’étonnant à constater ainsi une interpénétration du jeu et du roman d'aventures : après tout, ils puisent bien souvent à la source des mêmes stéréotypes. Bien plus, il est facile de montrer la proximité des mécanismes des jeux de fiction et des récits de fiction sériels (Letourneux, 2008, 2). Les productions sérielles que sont les récits de genre proposent un pacte de lecture dont on a pu montrer qu’il s’apparentait à un jeu assez subtil, fait de règles et de conventions, mises en cause en permanence par une série de contournements – jeu certes, comme l’a montré Picard qui expulse pourtant les productions sérielles des authentiques pratiques ludiques (1986), mais jeu réglé dont chaque partie repense les règles. L’auteur de récit de genre va chercher dans les intertextes des autres œuvres les traits qui vont donner sa densité au récit. Ces conventions que le lecteur s’attendra à retrouver représentent les règles du jeu. Mais pour séduire réellement le lecteur, l’auteur devra agencer les éléments qu’il emprunte de façon unique, afin que son œuvre ne se confondre avec aucune autre ; il le fera grâce à son art d’écrivain, mais aussi grâce aux habitudes et à la pratique d’un lecteur de genre qui enrichit constamment le récit de ses souvenirs des autres récits similaires. Dans le cas du roman d’aventures, l’une des règles du jeu, parfois transgressée, mais rarement, tient à cette victoire attendue du héros qui rend la relation au danger si particulière. Si le danger n’est qu’un jeu, il reste une des règles inamovibles du genre. L’importance de la structure événementielle dans le roman d’aventures tient à cette dramatisation que le genre propose des propriétés épisodiques : la crise s’accompagne d’une mise en péril de l’existence, sa résolution devient un combat, la réussite ou l’échec se muent en victoire ou défaite, et la stabilité apparaît comme le calme avant / après la bataille. L’art de l’auteur consiste bien souvent à jouer des rythmes du récit : alternant moments de suspens et déchargement de la tension dans la violence, ou pauses permettant d’offrir des respirations dans l’œuvre. Ainsi les séquences d’action alternent-elles avec des séquences narratives en apparence moins importantes, en ce qu’elles peuvent être supprimées sans affecter la progression du récit, mais qui jouent un rôle fondamental dans les rythmes du récit. Il peut s’agir d’épisodes comiques ou sentimentaux ou encore d’anecdotes 68

L’action dans le roman d’aventures

géographiques et édifiantes. Comment concilier la présence d’événements sans incidence sur l’Aventure et le fait que le roman d'aventures recherche la plus grande efficacité ? En fait, parallèlement à l’ordre du récit qui veut que les événements se succèdent selon une chronologie référée dans le discours, il existe une logique purement poétique, analogue à celle du contrepoint dans les compositions musicales, qui fonctionne par opposition ou par combinaison d’épisodes et qui est indifférente à la chronologie. Malgré les apparences, les épisodes comiques ou sentimentaux participent encore de la logique de l’Aventure, tout comme les pages descriptives ou les moments du récit qui, mettant la narration à distance de l’action, adoptent le rythme du résumé. Toutes ces pauses dans la progression du récit s’inscrivent dans des séquences narratives plus vastes et sont distillées en fonction des cycles de mésaventures, pusqu’elles font ressortir, en creux, les mésaventures qui les précèdent ou qui les suivent. Lorsque plusieurs mésaventures se succèdent sans pause, l’efficacité du récit impose une surenchère entre les épisodes. La proximité des mésaventures conduit naturellement le lecteur à les comparer. Or, si la seconde paraît moins périlleuse, ou même analogue à la première, elle intéressera peu le lecteur. La volonté de mettre en avant les mésaventures et de faire ressentir l’émotion ludique qui caractérise le genre, incite l’auteur à l’amplification. Une telle structure se retrouve non seulement dans la relation d’une mésaventure à l’autre, mais aussi dans la structure de l’œuvre, qui veut que les dernières mésaventures soient les plus périlleuses, afin de ne pas éteindre l’intérêt du lecteur avant la fin du roman. Mais étant assez rudimentaire, la logique de la surenchère ne possède cependant qu’une efficacité limitée. En effet, il n’est pas possible de proposer constamment des mésaventures plus impressionnantes que les précédentes. Il existe une limite à la surenchère et dès lors, il n’y a pas d’autre solution que d’introduire dans le récit une séquence narrative « blanche », comique ou anecdotique, un moment de récupération des personnages, ou encore une page de description, qui permette d’installer une respiration dans le récit et de recommencer un nouveau cycle de mésaventures. Ainsi, dans Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne, on s’aperçoit que l’épisode comique de Paganel tentant de parler espagnol à l’indien Thalcave, alors qu’il a appris le portugais, permet de relâcher une tension continue durant trois chapitres, narrant tour à tour un tremblement de terre, une chute en montagne, l’enlèvement d’un des protagonistes par un condor et son sauvetage par un Indien. Jules Verne aurait

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Le roman d’aventures

pu directement enchaîner sur de nouveaux périls, mais c’eût été jeter ses effets en vain. Malgré sa structuration en une série de mésaventures circonscrites, le roman d'aventures se pense comme un ensemble, et les épisodes s’enchaînent selon un ordre qui n’est pas indifférent. Il s’agit, certes, de respecter la plupart du temps une structure qui exige que telle étape soit franchie pour parvenir à l’étape suivante, jusqu’à la résolution de la crise ; mais il faut également produire sur le lecteur un effet spécifique, sentiment ambigu de peur par jeu. Or, rien ne s’oppose plus à ce plaisir que l’accumulation des mésaventures. Un danger couru s’éprouve dans la difficulté qu’ont les personnages à en venir à bout et par l’impression qu’il leur laisse. Aussi, décrire un nouveau danger menaçant le héros à peine l’épreuve précédente surmontée, c’est non seulement limiter la portée de l’épreuve qui vient d’être franchie pour la remplacer par une autre, mais encore estomper par avance la force de la nouvelle mésaventure qui devra supplanter en puissance la précédente pour paraître dangereuse. L’impression d’une usure des séries de livraisons d’un Galopin ou d’un Jean de La Hire tient aussi à la tendance qu’ont les auteurs à saturer le récit d’événements, sans doute à cause des modalités de publication, impliquant une écriture paratactique : l’absence de superstructure rend difficile la hiérarchisation et donc la différentiation entre les pauses et les anecdotes secondaires d’une part et ce qui est essentiel au récit d’autre part. Mais c’est la contrepartie d’un autre plaisir, celui de profiter de ce flux d’événements qu’offre l’œuvre, comme une succession de nouvelles aux personnages récurrents. Dès lors, c’est une logique de la variation qui se substitue aux effets rythmiques : épisodes comiques alternant avec des événements effrayants (Louis Boussenard, Paul d’Ivoi, Emilio Salgari...), embryon de robinsonnade succédant à une mini-enquête, à une course et à une expédition coloniale (Jean de La Hire)... convertissant le roman en une multitude de micro-récits, exploration indéfinie des possibles narratifs du genre. Si le couple des mésaventures et de l’Aventure allie des propriétés thématiques (la violence et le danger de mort) et des propriétés formelles (récit épisodique, caractère cyclique de l’Aventure, etc.), contrairement à d’autres genres fictionnels qui tirent leur spécificité de traits thématiques – récit sentimental, western, roman historique... – la notion de roman d’aventures repose essentiellement sur une définition formelle : c’est un récit qui dramatise sa structure événementielle en mettant l’accent sur le risque, la mise à l’épreuve des protagonistes, et donc sur le 70

L’action dans le roman d’aventures

danger, le manichéisme, le hasard, le dépaysement, etc. Cette prédominance de la définition formelle dans le statut générique du récit d'aventures explique la rareté des nouvelles d’aventures. Alors qu’au moment où le genre connait son plus grand succès, la nouvelle atteint également son apogée, l’un et l’autre ne se sont que rarement combinés. Si l’on excepte les anecdotes d’aventures, publiées dans la presse populaire par des écrivains-journalises, proches des récits de curiosités exotiques, il existe peu d’exemples isolés de recueils de nouvelles d’aventures écrits par des auteurs célèbres. On citerait par exemple The Chronicles of Captain Blood de Rafael Sabatini, The King’s Stratagem de Stanley Weyman, Smith and the Pharaohs de Rider Haggard, les nouvelles d’Emilio Salgari pour la Bibliotechina Aurea, le cycle des aventures du Capitaine Kettle de Cutcliffe Hyne ; mais il faut reconnaître que dans la masse des récits d'aventures, ce type de textes reste assez exceptionnel. Même les petits fascicules populaires dont des éditeurs comme Eichler avant la Première Guerre mondiale, Tallandier ou Ferenczi dans l’entre-deux-guerres, se sont fait la spécialité, proposent, malgré des proportions réduites (de 32 à 128 pages), une structure narrative fondée sur une multitude d’événements identifiables suivant une logique plus proche du roman que de la nouvelle. Est-ce à dire que, comme le fantastique aurait trouvé son accomplissement dans les dimensions de la nouvelle, le récit d’aventures aurait été lié à celles du roman ? Là où l’hésitation fantastique et les inquiétudes du lecteur s’expriment plus aisément dans une forme brève parce que celle-ci correspond mieux à la tension continue jusqu’à l’hyperbole qu’implique le genre, le récit d'aventures aurait besoin de la durée romanesque pour s’exprimer véritablement. Cela pourrait s’expliquer par la nature épisodique du genre : par sa brièveté, la nouvelle ne peut proposer tout au plus qu’une aventure (ce qui inviterait à évoquer les « nouvelles d’aventure » au singulier). Dès lors, on glisse vers le modèle de l’anecdote unique commandée par la fameuse chute qui lui donne son sens. C’est en effet souvent cette forme qu’adoptent les « nouvelles d’aventure », celles qu’offre souvent le Journal des voyages ou les pulps en complément de la novelette ou du roman à suivre : comme l’étaient généralement les nouvelles au XIXe siècle, ces textes sont racontés par un individu qui en souligne le caractère plaisant ou remarquable, ils possèdent une fin surprenante que la plupart des effets visent à mettre en valeur et qu’appellent les tensions mises en place dans le texte. Dans une nouvelle, c’est la chute, si intimement liée à la notion d’anecdote, qui commande la structure du récit ; dès lors, la forme n’impose 71

Le roman d’aventures

plus nécessairement une crise initiale, sortie de l’univers connu pour un espace fait de périls, et une réintégration de la société par le héros victorieux, qui sont pourtant les délimitations de l’Aventure, et la volonté de parvenir à l’effet final se substitue à la forme de l’épreuve associée à la mésaventure. L’exemple de la série des Captain Blood de Rafael Sabatini, dont le premier ouvrage est un roman et les deux suivants des recueils de nouvelles, éclaire le problème de la difficile relation du récit d’aventures avec la nouvelle. Le roman Capitaine Blood (qui s’inspire du destin de Morgan), décrit le destin d’un chirurgien, Peter Blood, condamné aux galères après avoir été jugé à tort pour acte de rébellion, qui devient à la faveur des événements l’un des principaux pirates des Caraïbes avant de finir gouverneur. Une telle œuvre illustre le cycle traditionnel de l’Aventure : le héros est expulsé de son univers familier, il lui arrive une série de mésaventures le mettant à l’épreuve et il réintègre la civilisation auréolé de gloire. Or, les deux recueils de nouvelles ne répondent pas systématiquement à cette exigence de l’aventure : dans chaque texte, Blood est déjà un pirate et le reste au terme du récit ; chaque nouvelle raconte une aventure dont l’intérêt correspond autant à la victoire du héros qu’à l’ingéniosité de la surprise finale. Cette difficulté à concilier les contraintes de l’Aventure avec la forme de la nouvelle explique que très souvent, les auteurs privilégient la nouvelle longue, qui permet de développer le récit en une série d’étapes, et ainsi de retrouver la structure liée au couple des mésaventures et de l’Aventure : c’est le choix de Sabatini dans The Fortunes of Captain Blood (où chaque récit se divise en chapitres) ; c’est également celui de Rider Haggard dans « A Tale of Three Lions », de Gustave Aimard dans ses longues nouvelles (« Les bisons blancs », « Le pêcheur de perles ») et surtout des nombreux fascicules, dime novels et novelettes de pulps qui se situent, par leurs dimensions, entre la nouvelle et le roman. Ce problème des contraintes spécifiques à la nouvelle explique encore que les héros de nombreux recueils de nouvelles soient des personnages récurrents (Zorro de Johnston McCulley, les bandits de Falkensteig de Sabatini, le capitaine Kettle de Cutcliffe Hyne) ou que leurs aventures soient enchâssées dans un récit d’ensemble qui en assure un semblant d’unité (comme dans les recueils d’anecdotes de chasse de Mayne Reid). Dès lors, l’anecdote est ressaisie dans un cadre plus vaste (les autres anecdotes narrées, les autres aventures du héros ou même les limites matérielles du recueil). Ce cadre, en jouant un rôle d’unité analogue à celui de l’Aventure, convertit en quelque sorte l’anecdote en mésaventure, c’est-à-dire en partie d’un événement de plus grande ampleur qui 72

L’action dans le roman d’aventures

lui donne une partie de son sens : c’est sans doute pour retrouver une telle unité que Sabatini choisit de qualifier chacune des nouvelles de The Fortunes of Captain Blood d’épisodes. On retrouve là, exprimée d’une façon originale, la tension entre unité et hétérogénéité que suppose la notion de roman d’aventures.

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R. M. de Nizerolles, Les Robinsons de l’île volante, n° 28, Paris, Ferenczi, 1937-1938.

« Typologie » du roman d'aventures : La question du dépaysement

Contrairement aux notions d’événement et d’intrigue, la mésaventure et l’Aventure n’ont pas seulement une valeur structurelle. Elles impliquent également un certain nombre de traits thématiques. En particulier, le danger joue un rôle important, au point de conditionner non seulement le style, mais l’agencement même du récit. Rien d’étonnant alors à ce qu’il détermine également en partie le cadre spatio-temporel. Car même si l’on a souvent vanté « l’aventure au coin de la rue », il est peu vraisemblable que celle-ci survienne dans un cadre quotidien – y compris dans des œuvres à l’action aussi improbable que les romans d'aventures. On peut même dire que le dépaysement est un moyen commode de rapporter des mésaventures violentes à une logique pseudo-réaliste (puisque la prétention au réalisme est un moyen de justifier l’extraordinaire par la distance avec le quotidien). Le dépaysement est moins une caractéristique première du genre qu’une conséquence de la primauté donnée à la mésaventure. On peut en effet imaginer un roman d'aventures se déroulant dans un espace familier au lecteur, et il existe des exemples de tels récits : Enlevé de Stevenson est situé en Ecosse, et le héros des Trente-neuf marches, de John Buchan, voyage dans la campagne écossaise. Pourtant, nous verrons qu’aucune œuvre n’élimine réellement la question du dépaysement, même quand celui-ci ne se traduit pas par une distance matérielle. En réalité, le dépaysement joue un rôle de cadre, dans un sens assez proche de ce que les théoriciens de la littérature appellent l’« univers de fiction » (Thomas Pavel, 1988) ou les « mondes culturels » (Umberto Eco, 1985). Le cadre associe d’abord un espace et un temps : une époque qui se réfère ou non à un temps historique, combinée à une géographie plus ou moins intégrée à la géographie réelle. Mais plus généralement, le cadre offre un

Le roman d’aventures

système logique dans lequel s’intègrent tous les éléments du récit. Un cadre donné appelle plus spécifiquement un certain nombre d’objets qui vont peupler le chronotope du récit : non seulement des objets liés à l’univers référent (variétés de plantes et d’animaux pour une forêt d’Afrique, par exemple chez Boussenard 1 ), mais également ceux que les autres œuvres ont privilégiés (cannibales et fauves dans ce cas). Le cadre est un référent à la fois extralinguistique et intertextuel : il crée des attentes en matière d’actants (explorateurs contre tribus sauvages par exemple), mais aussi en matière d’événements (rencontre avec des fauves, épisodes de chasse). Autrement dit, il détermine un certain nombre de conventions architextuelles, lesquelles définissent à leur tour les modalités de la vraisemblance. Le cadre, dans la mesure où il agit comme élément structurel essentiel de la cohérence du roman, peut aller jusqu’à impliquer un style spécifique, ici encore au double niveau extralinguistique et intertextuel (par exemple, toujours chez Boussenard, en recourant tout à la fois au parler nègre et à un discours savant hérité de Verne et des récits de voyage). En réalité, dans un récit de genre, les informations intertextuelles et architextuelles importent davantage que les contraintes liées au référent extralinguistique : les attentes touchent aux scenarios intertextuels, à des idéologèmes (colonialistes et patriotiques dans ce cas). Dans un genre peu caractérisé thématiquement comme le roman d’aventures en général (dont les propriétés en elles-mêmes ne portent guère que sur l’idée d’une action violente et d’un risque), la fonction du cadre dépasse largement la figuration d’un arrièreplan au récit ou la production d’un effet de réel, pour déterminer certaines modalités du pacte de lecture, en déterminant certaines propriétés architextuelles secondaires au sein du genre. Autrement dit, le cadre joue en quelque sorte le rôle d’une sous-catégorie générique, complétant au niveau thématique les attentes du lecteur. Dans une perspective qui n’est pas sans rappeler ce que le sociologue Erving Goffman appelle les cadres de la représentation à valeur modale (1991), dans la littérature sérielle, le cadre convoque une série de conventions qui sont différentes de celles qui prévalent dans le cours de l’existence (nous sommes dans une logique de fiction) mais dont la logique architextuelle (ici particulièrement forte, puisqu’il s’agit d’une littérature sérielle) assure la cohérence.

J.-M. Seillan (2006) a décrit avec précision ces « scènes à faire » du roman d’aventures africaines ; mais une étude similaire a été faite par Cécile Boulaire (2002) dans le cadre des romans d’aventures à cadre médiéval. 1

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« Typologie » du roman d’aventures

Le cadre renvoie donc pleinement à ce que le terme signifie. En peinture le cadre représente non seulement l’arrière-plan, l’environnement d’une scène picturale, mais il figure aussi les limites matérielles et l’armature de l’œuvre qui permettent de la déchiffrer. De même, dans un récit, non seulement le cadre correspond à l’univers dans lequel se déroule l’action, mais il définit la cohérence à partir de laquelle le lecteur va déterminer ce qui est vraisemblable et ce qui ne l’est pas. La mise en place du cadre du récit ne consiste pas tant, comme l’esthétique réaliste le fait croire, à représenter un univers qui ressemble à la réalité, qu’à offrir au lecteur, à partir de quelques indices choisis, les codes qui lui permettront de savoir selon quelles modalités il devra lire l’œuvre. Ces codes empruntent autant à la logique référentielle du réel (qui suppose par exemple que l’attraction terrestre impose à John Laputa, dans Le Collier du prêtre Jean, de tomber dans le gouffre) qu’à celle mise en place par les codes propres à la fiction elle-même (qui permettent à John Carter de profiter, dans les romans de Burroughs, de la faible attraction martienne pour déployer une force herculéenne et triompher de ses ennemis), et à celle de l’intertexte de la tradition littéraire et/ou générique – autrement dit à la stéréotypie (qui par exemple suppose qu’un Gascon sera, dans un récit de cape et d’épée, un redoutable bretteur et un bon vivant). Dans le roman d'aventures, l’interrogation sur le cadre est fondamentale, dans la mesure où c’est lui qui définit la relation de l’aventure au réel, et les modalités du vraisemblable, essentielles lorsque l’on se penche sur un roman qui se consacre au premier chef à la narration d’événements extraordinaires. Si la plupart des critiques s’accordent sur l’importance du dépaysement dans le roman d'aventures, au point d’en faire presque toujours, avec l’action, l’un des éléments fondamentaux de ce type de récits, ils s’opposent fréquemment sur la nature de ce dépaysement. Chacun propose ses propres limites à cet exotisme (géographique ou historique) et en vient à exclure, souvent implicitement, certaines œuvres de son corpus. Cependant, si l’on saisit que l’exotisme n’est pas un simple décor du genre, mais qu’il entretient une relation dialogique avec la mésaventure à laquelle il laisse la préséance, on doit reconnaître qu’il est moins important de définir un espace géographique qui correspondrait au genre, que de chercher à penser le dépaysement dans sa plus grande extension conceptuelle. Il s’agit de comprendre que le dépaysement est une sortie du cadre quotidien ou, comme l’avait défini en son temps Victor Segalen : « exo dans sa plus grande généralisation possible. Tout ce qui est ‘en dehors’ de l’ensemble de nos faits de 77

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conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre ‘Tonalité mentale’ coutumière » (Segalen, 1978). Une telle définition a l’avantage de mettre en évidence la relation qui existe entre exotisme et aventure : l’aventure, cet événement hors du commun, est par nature exotique ; détachée de la continuité de la vie, elle est « exo », en dehors de l’expérience quotidienne ; événement mettant en scène le risque et le hasard, elle échappe à la logique probabiliste pour lui opposer une causalité inhabituelle, « exo » ici encore. Dès lors, le dépaysement vaut avant tout comme une perte des repères, qui peut certes être géographique, mais est tout aussi bien historique ou culturelle, puisqu’il y a changement de « tonalité mentale ». Dans tous les cas, il introduit, en termes de vraisemblance, l’acceptation d’une incertitude généralisée qui se traduit par un sentiment de risque plus grand pour chaque action, chaque événement, et en termes esthétiques, il correspond à ce mouvement irréalisant que recherche le lecteur de romance. Si nous privilégions pour décrire ces altérations la notion de dépaysement, c’est que l’exotisme correspond à un intérêt pour ce qui diffère, tandis que le dépaysement renvoie plutôt à un écart par rapport à ce qui est connu (dé-paysement). Autrement dit, l’exotisme évoque un mouvement vers quelque chose, et le dépaysement, un éloignement de quelque chose. Or, s’il y a dans le roman d'aventures une volonté d’introduire de l’altérité, celle-ci participe davantage du dépaysement que de l’exotisme. Ainsi, en élargissant la notion, il est possible, à la façon de Victor Segalen, d’imaginer d’autres formes d’exotismes : un « exotisme de la nature », un « exotisme des plantes et des animaux », un « exotisme des espèces humaines », un « exotisme des morales », un « exotisme dans la race », un « exotisme dans le temps », etc. Sans aller aussi loin que Segalen, nous pouvons étendre la notion à d’autres domaines que la seule géographie. Pour rendre les aventures extraordinaires vraisemblables malgré tout, le dépaysement implique un changement portant sur la totalité du monde figuré, c’est-à-dire à la fois les êtres, les choses, et la logique fondant la vraisemblance. Or, si l’on décrit le déplacement en fonction des positions de l’auteur et du lecteur 2

Dans toute cette partie, nous renvoyons à un « lecteur modèle », celui pour qui le texte est écrit. Il est clair qu’un roman d'aventures situé aux Etats-Unis, mais écrit pour un Américain ne vise pas à produire le même dépaysement qu’un roman d'aventures dans le même cadre écrit cette fois pour un Européen. De même il est absurde d’évoquer le dépaysement historique dans le cas d’un roman d'aventures se déroulant au XIXe siècle

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(puisque c’est au niveau du pacte de lecture que le dépaysement peut jouer un rôle dans l’effet de vraisemblance), il est aisé de mettre en évidence l’ensemble des altérations possibles de la relation au monde. Les changements les plus évidents sont ceux qui affectent les deux catégories fondamentales de la représentation du monde, l’espace (dépaysement géographique) et le temps (dépaysement historique). Mais à côté d’un dépaysement lié à un déplacement vers un ailleurs spatial ou temporel, il faut compter un dépaysement fondé sur une altération de l’ici et du maintenant. La forme la plus connue de ces altérations est celle des uchronies popularisées dans la science-fiction. Les procédés employés par le roman d’aventures sont en général moins radicaux : le récit livre la vision soudaine d’une réalité masquée au sein de notre propre monde (dépaysement social) : dédales souterrains, sociétés secrètes, ligues de criminels et de justiciers permettent ainsi de faire basculer le monde du lecteur dans une étrangeté radicale sans opérer un déplacement spatial ou temporel. On le voit, le dépaysement tend à proposer un glissement du possible vers le plus improbable : poussé à l’extrême, le dépaysement peut devenir fantastique, glissant du côté de l’impossible, et introduisant des éléments de surnaturel, expliqués cependant par des arguments pseudo-scientifique. Ces quatre catégories représentent l’ensemble des façons d’opérer un déplacement dans l’univers de fiction du lecteur. La cinquième catégorie (dépaysement existentiel) ne propose plus une altération du monde, mais de la façon de le considérer, de le dire : comme pour l’habitant de Sirius chez Voltaire, ce n’est plus le monde qui est changé, mais le regard porté sur le monde. C’est le filtre qu’opère sur le monde un personnage différent – animal, homme « primitif » ou extraterrestre – qui le rend dépaysant. On le voit, ces cinq types de dépaysement représentent toutes les transformations possibles de la réalité. Chaque catégorie correspond à un aspect particulier de la description du réel (le temps, l’espace, le réel, le possible, le point de vue) et se situe ainsi sur un plan différent des autres catégories qu’elle complète. Il ne faut cependant pas céder à la tentation de réduire le rôle du dépaysement à une nouvelle subdivision générique. S’il n’est certes pas absurde d’évoquer le roman d'aventures géographiques, le roman d'aventures historiques ou le roman d'aventures fantastiques, on ne peut systématiser le procédé sans rencontrer quantité de romans qui appartiennent à plusieurs catégories à la sous prétexte qu’on le lit au XXe siècle si l’on n’a pas vérifié que ledit roman n’a pas été écrit au XIXe siècle…

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fois, et mille cas particuliers. Les romans de piraterie sont-ils des romans d'aventures historiques ou géographiques ? Sous prétexte que la série des Pardaillan de Michel Zévaco donne une grande place à l’Histoire, doit-on pour autant oublier l’importance du dépaysement social (complots politiques, sociétés secrètes, imaginaire des bas-fonds, etc.) ? Une œuvre comme Les Réfugiés de Conan Doyle débute comme un roman d'aventures historiques puisqu’il décrit les tribulations de Huguenots en France, puis il met dans un second temps l’accent sur le dépaysement géographique, avec le départ des héros pour l’Amérique 3. Quant aux romans préhistoriques de Rosny, ils combinent un dépaysement historique, un dépaysement géographique et un dépaysement existentiel. Ces exemples, pris parmi d’autres, montrent s’il le fallait que le dépaysement apparaît moins comme un système de classement que comme une propriété des récits à analyser ; et si typologie il y a, elle doit être abordée avec la plus grande souplesse, et en acceptant, comme toujours, les contradictions. Une fois débarrassé de la toute puissance des catégories et de la tentation d’isoler les différents types de romans d'aventures, il est possible de distinguer l’influence concomitante des différents dépaysements à l’intérieur d’une même œuvre, et d’utiliser ces différentes catégories comme des outils entrant dans la description à la fois des mésaventures et du récit dans les romans d'aventures. Le dépaysement peut en effet affecter l’ensemble de l’Aventure (c’est presque toujours le cas du dépaysement historique) ou une série seulement de mésaventures (c’est le cas de bien des récits de « mondes perdus » dans lesquels la découverte de civilisations extraordinaires n’introduit parfois le dépaysement fantastique qu’après une longue partie du récit obéissant à un dépaysement géographique). Si le dépaysement doit être avant tout ressenti par le lecteur, il affecte également le personnage. Il faut donc distinguer deux types de dépaysements, l’un propre à la diégèse, l’autre à la situation de lecture, qui ne sont pas superposables. En effet, lorsqu’un récit comme Sir Nigel de Conan Doyle se déroule au Moyen Age, le lecteur est désorienté, mais pas le personnage qui vit à l’époque choisie par l’auteur. En revanche, lorsque le récit narre l’expédition des héros dans un pays lointain, les personnages et le lecteur souffrent tous deux d’une perte de repères ; et si le cadre historique introduit presque toujours un dépaysement pour le lecteur seulement, l’espace géographique propose le plus souvent un Le basculement est souligné par le découpage du roman en deux parties, « Dans le vieux monde », « Dans le nouveau monde ». 3

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« Typologie » du roman d’aventures

bouleversement similaire pour le lecteur et les personnages4. En réalité, la logique du récit veut que le dépaysement du lecteur et celui du personnage soient toujours co-présents, même s’ils ne se situent pas nécessairement sur le même plan. Pour le lecteur, la vraisemblance suppose que les aventures se déroulent dans un cadre hors du commun, étant donné leur étrangeté. Au niveau de la diégèse, le récit gagne en efficacité quand on souligne le caractère extraordinaire des aventures du héros, même quand celui-ci est un baroudeur ou un professionnel – sinon le lecteur n’aurait pas l’impression de danger. Ainsi, lorsque le principal dépaysement est d’ordre historique – et donc lorsqu’il s’agit d’un dépaysement pour le lecteur, mais pas pour le personnage – un deuxième dépaysement vient s’ajouter au premier, qui affecte cette fois le personnage, généralement à travers un déplacement vers des contrées inconnues ou une altération du cadre social. Même dans les romans dans lesquels le héros connaît la région dans laquelle se déroule le récit, le personnage est conduit par les événements à quitter son univers familier pour affronter une réalité différente. Quel que soit le roman d'aventures, le héros doit être dépaysé, et ce, même lorsqu’il ne change pas de pays : il est expulsé de la société, ou tout au moins ne peut-il plus compter sur celle-ci pour assurer sa sécurité. On se trouve alors face à un cas d’exotisme social : les repères sociaux du personnage sont brutalement modifiés au point qu’il donne l’impression d’être un paria. C’est le cas des récits dans lesquels le héros devient littéralement hors-la-loi (Enlevé de Stevenson ou The Outlaw of Torn d’Edgar Rice Burroughs, Les Trente-neuf Marches de Buchan), ou doit quitter son foyer parce que celui-ci n’est plus sûr (Scaramouche de Rafael Sabatini ou Les Tribulations d’un Chinois en Chine de Jules Verne). Le plus grand dépaysement vient de ce que les règles qui assuraient la sécurité des héros se retournant contre eux, leur propre monde leur devient étranger, exotique. C’est dans ce type de dépaysement plus que dans les autres qu’apparaît le rôle essentiel de la perte des repères et de l’incertitude associées au dépaysement, bien avant la découverte

Pas toujours cependant : ce n’est pas le cas d’un grand nombre de récits de l’Ouest (mais on sait depuis Cooper que le récit de l’Ouest pense le dépaysement comme une métaphore de l’exotisme temporel), dans certains récits africains de Rider Haggard comme Nada the Lily, dans la série des aventures de Sandokan et de Tremal-Naik par Emilio Salgari, ou dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine de Jules Verne : dans tous ces cas, les héros vivent dans la région décrite par le récit et il n’y a donc d’exotisme que pour le lecteur. Mais ces exemples restent très minoritaires. 4

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d’autres régions ou d’autres époques. On le voit, cette mise en scène dans la diégèse d’un dépaysement, d’un mouvement d’arrachement au monde familier, mime la structure emboîtée du récit, conduisant d’un univers proche de celui du lecteur à un univers tout entier conçu selon les conventions de l’aventure. Le trajet du personnage a donc une valeur métapoétique, désignant, dans son périple, l’évasion recherchée par le lecteur. C’est la préséance accordée à l’action qui commande à la figuration de l’univers dépaysant. Dès lors, tout vise à donner au lecteur le sentiment que le personnage évolue dans un univers plus dangereux que le sien. Les événements du passé qui sont retenus sont les plus troubles : révolutions, guerres, conspirations... De même, le voyage des héros se fait-il presque toujours vers des régions plus sauvages, plus hostiles. Enfin, dans le domaine du dépaysement fantastique l’accent est plus que jamais mis sur les périls associés aux éléments fantastiques. Lorsque des explorateurs découvrent une civilisation inconnue, ce n’est jamais une société policée, mais un monde en guerre ou au bord de l’explosion politique (comme dans Le Monde perdu de Conan Doyle ou dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard) ; et les machines extraordinaires sont presque toujours sources d’affrontements, à l’instar de la machine de Robur (Robur le conquérant, Maître du monde) ou de celles de La Conspiration des milliardaires de Gustave Le Rouge. Que le héros voyage dans les contrées lointaines ou qu’il reste dans sa région, il est toujours dépaysé. Cette désorientation est ce qui met en péril le personnage et transforme chaque événement en une mésaventure. Chez le lecteur, le dépaysement joue un rôle plus complexe, à la fois pratique et symbolique. Il répond thématiquement à la logique inhabituelle qui commande à l’enchaînement des mésaventures et réintègre l’aventure dans une vraisemblance pseudo-réaliste (le monde est extraordinaire, donc tout est possible). Cela explique que ce soit toujours l’altérité qui est mise en avant dans la description. Autrement dit, il ne s’agit pas tant de présenter au lecteur un monde réaliste et varié, mais de lui offrir un univers tout entier caractérisé par son étrangeté et son altérité. Ainsi, même quand ils prétendent à une valeur éducative, les auteurs de romans d'aventures géographiques cultivent l’anecdote bizarre, privilégient la faune et la flore surprenante, ou prisent les descriptions de coutumes étonnantes, au risque de la caricature raciste. Il est significatif que le dépaysement géographique ait tendu à refluer durant tout le XXe siècle, alors même que la connaissance du monde, et surtout sa représentation (cinématographique, photographique ou, de visu, 82

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par le biais des voyages) en était plus aisée : plus le lointain devenait familier, moins il paraissait source d’aventures, et un roman d’aventures coloniales (c’est-à-dire des territoires colonisés) se substitue dans l’entre-deux-guerres au roman d’aventures de découverte et de conquête. Après la Seconde Guerre mondiale, il a fallu ajouter au dépaysement spatial des effets d’altération sociale, à travers des intrigues politiques du techno-thriller et du récit d’espionnage pour que le lointain conserve son pouvoir de fascination. Le dépaysement historique peint de son côté l’Histoire à travers ses curiosités, généralement pensées en opposition à notre monde : le duel et les fastes de la cour, le code chevaleresque, les orgies romaines, ou la sauvagerie primitive dessinent en creux un monde bourgeois contemporain qui sert ici de repoussoir à l’aventure. Quant au dépaysement social et au fantastique, ils privilégient un envers caché, tout entier négatif de notre monde. Cette volonté de dépayser à tout prix passe encore par l’usage de différents patois, plus ou moins imaginaires, bêche de mer, petit nègre, langage ampoulé qu’on associe à l’Asiatique, parler imagé des Indiens… auxquels répond le vocabulaire de la marine à voile ou les archaïsme du roman d'aventures historique (Boulaire, 2002) ; les argots des bas-fonds ou ces langues vaguement archaïsantes que, à l’instar de Rider Haggard dans Allan Quatermain, on prête volontiers aux peuples des « mondes perdus ». Ainsi, Charles Monselet avait-il remarqué ce travers de Gustave Aimard dans un texte savoureux de sa Lorgnette littéraire (1870) : « il faut une clef pour comprendre ces narrations exotiques : - M. Gustave Aimard se promène le rifle d’une main et le machète de l’autre ; il est tour à tour squatter, gambusino ; il se nourrit de lahua, de pépian, il boit du mazcal ; il assiste à la mutanza del ganado ; il cause avec les vaqueros ; il distribue des coups de chicote, quitte à être conduit devant le juez de letras ; son hacienda est bâtie en tapia et en adoves ; enfin, il a les épaules couvertes d’un brillant zarape. La moitié de ses livres est ainsi imprimée en lettres italiques ». Si Gustave Aimard se contente de lancer des mots exotiques sans les expliquer, c’est que ce qui compte, ce n’est pas de décrire le monde, mais d’en souligner l’étrangeté, autrement dit, de dépayser le lecteur. Ainsi le dépaysement prend-il la forme d’une série d’écarts : écart romanesque par rapport à l’univers réaliste, écart rationnel par rapport à la logique traditionnelle, écart symbolique par rapport aux valeurs du quotidien. Dans la perspective de l’aventure, le monde représenté n’intéresse pas en lui-même, mais comme le signe de ce changement au fondement du pacte de lecture. C’est ce qui permet au cadre de se cantonner aux indices 83

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les plus superficiels du dépaysement : dans certains récits de cape et d’épée (les fascicules de Stoerte Becker ou de Morgan le pirate, les récits historiques de Salgari ou ceux de Spitzmuller), l’évocation historique se limite à quelques indications de costumes et quelques noms lâchés en passant, et la toponymie du Paris de cape et d’épée se cantonne aux lieux-topoï de l’aventure : Pré-aux-Clercs, Cour des miracles, Bastille et Palais Royal, chacun associé à des événements-topoï (ceux liés au duel, au crime, à la prison et aux conflits de pouvoir). Et dans la série des Tarzan ou des romans d’Emilio Salgari, la jungle est une jungle idéale, définie par ses lianes, ses tribus sauvages et ses serpents – celle-là même que l’écrivain italien cristallise dans l’incipit fameux des Mystères de la jungle noire. Or, si le dépaysement peut se construire sur quelques signes extrêmement pauvres, c’est que le roman d'aventures, n’obéissant pas aux contraintes du réalisme, peut leur substituer une logique architextuelle : ce qui fonde la jungle de Tarzan, c’est moins l’Afrique réelle que l’intertexte de Rider Haggard et, curieusement, celui de Kipling5. Il ne faut pas nécessairement voir dans cette tendance du roman d'aventures à privilégier un univers stéréotypé, le témoignage d’une faiblesse littéraire des œuvres. C’est la logique du genre qui exige une telle simplification. Le roman d'aventures recherche l’altérité, parce que le dépaysement du lecteur est une condition de possibilité de la vraisemblance du récit. Le monde (au sens large) mis en place est nécessairement abstrait, arraché à la logique quotidienne. Or, le stéréotype participe de ce mouvement d’abstraction et de cet effort pour proposer une vraisemblance irréaliste. La logique probabiliste des scenarios intertextuels et des stéréotypes se substitue à celle de la causalité réaliste. La cohérence du récit est abstraite, et le monde qu’elle constitue est une sorte d’espace discursif. A une grammaire commune, celle imposée par le couple mésaventures / Aventure, vient s’ajouter un vocabulaire propre à chaque dépaysement, qui n’affecte pas en profondeur la forme du récit, mais donne leur spécificité aux mésaventures. A la logique réaliste (tentant de donner l’illusion qu’elle parle du réel), que l’improbabilité des mésaventures rend inopérante, se substitue la cohérence d’un univers purement formel, tout aussi exigeante : si, au XVIIe siècle, il y avait peu de chances de rencontrer des pirates lors d’un voyage pour les Caraïbes, dans un roman d'aventures situé à la même époque, il 5

On sait que, sous l’influence de Kipling, dans la première version de

Tarzan, seigneur de la jungle, Burroughs faisait figurer un tigre indien parmi les fauves de l’Afrique.

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serait invraisemblable de n’en pas rencontrer. La cohérence découle désormais du maillage des stéréotypes. La logique du genre, qui met l’accent sur l’action, impose un tel rétrécissement du monde. Paradoxalement, alors qu’il y a une mise en place d’un univers peu familier, la description de cet univers doit se faire la plus discrète possible pour ne pas nuire à l’efficacité du récit. C’est sans doute dans cette tension entre la nécessité de donner une certaine texture à l’univers qui sert d’arrière-plan au récit et le besoin d’offrir au lecteur une action construite avec la plus grande efficacité qu’il faut chercher les limites qui séparent le roman d'aventures de bien d’autres types de récits (comme le récit de voyage, roman historique ou la chronique sociale). Si, ainsi que le rappelle Roland Barthes (1970), ce qui différencie le « réel » dans les œuvres de fiction de la réalité c’est le caractère opératoire du réel là où l’univers de fiction n’est que signes et représentation, alors, dans le cas du roman d’aventures, le monde figuré est dominé par un code de représentation extrêmement limité malgré son goût pour les grands espaces. Le rôle du dépaysement dans la mise en forme du récit s’inscrit en effet essentiellement dans le cadre de la relation mésaventuresAventure : le rythme privilégié par le genre, l’enchaînement des événements et leur forme, et, bien sûr, le cadre éloigné du lecteur, tout peut être expliqué par la nécessité de mettre en valeur le caractère périlleux des événements que vit le personnage, tout en conservant à cette narration d’événements un caractère essentiellement plaisant. Dépaysement spatial Dans la période que nous considérons, le roman d’aventures reposant sur un dépaysement spatial est celui qui connaît le plus gros succès. On a tendance à assimiler dépaysement spatial et aventures exotiques. Les deux ne se confondent pourtant pas, loin de là. Notre choix de rendre compte systématiquement du dépaysement dans le roman d'aventures nous a conduit à mettre en évidence d’autres altérations de l’espace, moins radicales peutêtre, mais tout aussi importantes : le héros peut quitter la ville pour la campagne, une région pour une autre, ou fuir son pays pour une nation limitrophe. A chaque fois pourtant, malgré son ampleur plus modeste, ce dépaysement joue un rôle dans le récit, preuve que c’est moins la distance parcourue qui importe que le principe même du dépaysement.

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Le roman d’aventures

C. J. Cutcliffe Hyne, Les Exploits du capitaine Kettle, « La Vie d’aventures », n°12, Paris, Tallandier-Journal des voyages, 1908.

Les récits proposant un dépaysement spatial prennent généralement pour point de départ un voyage du héros – même si, on l’a vu, il existe des romans d’aventures géographiques dans lesquels le héros vit dans un univers qui dépayse le seul lecteur (série des Tarzan, ou certains des romans de Gustave Aimard). La plupart du temps, le protagoniste est un Occidental, comme le lecteur-modèle, conduit par les événements à quitter son univers familier pour se lancer dans l’aventure, ce qui est toujours le cas 86

« Typologie » du roman d’aventures

dans un roman d'aventures mais se traduit ici par un voyage vers des régions inconnues du personnage (que celles-ci soient proches ou lointaines). Le voyage que suppose le dépaysement géographique place le héros et le lecteur dans une situation analogue : tous deux découvrent un univers qui leur est inconnu. Certes, il ne s’agit pas de prétendre que la relation à un monde de fiction peut être superposable chez le protagoniste et le lecteur, mais il n’en reste pas moins que cette altérité subie par un lecteur et un personnage à travers le motif du voyage qui appartiennent tous deux au même monde (la civilisation occidentale), favorise l’identification. Le voyage conditionne un modèle particulier de succession des événements. Les mésaventures correspondent aux étapes et, comme telles, trouvent souvent comme équivalent à la succession des lieux une logique de la parataxe narrative : il est rare, dans ce modèle de récits, qu’un problème ne débute avant que le précédent ne soit résolu. Le voyage ne s’étend cependant pas nécessairement sur l’ensemble du livre : les robinsonnades empêchent par définition les grandes excursions ; de même, le voyage n’est que le préliminaire à la découverte des mondes perdus. Dans les deux cas cependant, si l’aventure est encadrée par un voyage aller et retour c’est que le trajet matérialise la rupture qu’opère le récit vers un univers de fiction commandé par une logique irréaliste. Le lien du roman d'aventures géographique au voyage possède une explication historique, puisque le roman d'aventures est en partie issu de la tradition du récit de voyage. Or, dès les récits de voyage des XVIIe et XVIIIe siècles, l’intérêt pour les régions lointaines se pose en terme d’altérité (Racault, 1988) : ce qui est différent (homme ou lieu) ne se pense que par rapport au même et l’espace de l’autre se définit par contraste avec le nôtre. Ce travail de différentiation suppose un point de rupture entre deux univers, une séparation figurée par le motif du voyage, et souvent renforcée par l’évocation des contretemps et des privations qui lui sont associés. Les récits de voyage ne peuvent intéresser le lecteur que s’ils lui offrent un miroir sur son propre monde : discours transgressif associé aux anthropophages, critique de la société dépravée à travers l’imaginaire du « bon sauvage » ou, plus généralement, intérêt pour le monstrueux 6 . Comme le montre Jean-Marc Moura (1998), cette représentation des espaces

6 Au XVIIIe siècle la multiplication des « cabinets de curiosités » offrant moins un aperçu rigoureux du monde lointain qu’une série d’objets propres à étonner ou amuser la population européenne, témoigne de cet intérêt – par certains côtés, le Journal des voyages en sera le lointain héritier.

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lointains sous les modalités de l’altérité radicale peut se traduire de deux façons très différentes : soit l’espace exotique intéresse en lui-même pour tout ce qu’il implique de nouveauté, et le récit de voyage se fait alors description du monde, soit l’espace lointain ne sert plus qu’à désigner l’altérité radicale ; dans ce second cas, il devient le support d’un discours autre, lequel peut évoquer la conscience du voyageur (cas des écrivains romantiques), ou des anecdotes amusantes ou instructives (cas des récits de voyage et de chasse). Dès lors, on comprend comment le glissement du récit de voyages vers le roman d'aventures a pu se produire : celui-ci utilise moins le motif du voyage pour décrire le monde lointain qu’il n’en fait un marqueur d’altérité radicale, offrant un univers de fiction – c’est-à-dire un cadre fournissant les clés d’une cohérence narrative – qui rende acceptable la mésaventure. Si les récits de voyages exploitaient le goût du public pour un univers exotique, le roman d'aventures va en quelque sorte épurer cette recherche de dépaysement en faisant basculer le texte du témoignage authentique ou pseudo-authentique vers une altérité exhibée, et il fait glisser le récit de voyage d’une perspective réaliste vers une perspective romanesque. Ce genre littéraire se nourrit des procédés, inventés par le récit de voyage, pour donner l’impression d’une étrangeté du monde dépeint, d’un dépaysement radical, mais en les redoublant par l’altérité des événements extraordinaires. L’échange entre romanesque et voyage se fait pleinement : comme la distance du voyage redouble l’étrangeté créée par l’imagination débridée, le romanesque présente l’espace dépaysant et exotique comme encore plus irréel et étrange. Dès lors, espace lointain et personnages pittoresques intéressent moins pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils apportent à l’imaginaire de l’aventure. L’intertexte des descriptions des récits de voyage antérieurs est repris comme substrat pour l’aventure. C’est ce qui différencie le roman d'aventures géographiques d’œuvres comme celles des frères Tharaud ou de Pierre Loti, qui privilégient l’exotisme pour luimême, dans un souci pictural qui oscille constamment entre la description naturaliste et la rêverie romantique, mais qui place toujours la représentation des contrées lointaines au centre du récit. Contrairement au roman d’aventures, le récit géographique ou colonial place davantage son intérêt du côté de la description du monde que dans la narration des aventures du héros. Le roman d'aventures conserve donc un certain nombre de procédés structurels et stylistiques du récit de voyage, en particulier ceux qui mettent en scène ce basculement dans un autre univers. Il se fonde, comme son modèle, sur la forme narrative imposée par le voyage : la construction en épisodes / 88

« Typologie » du roman d’aventures

étapes, la forme de l’aller-retour qui fait du quotidien le cadre et les limites de l’aventure, sont des éléments propres au récit de voyage qui se retrouvent dans le roman d'aventures géographiques. Stylistiquement, le genre emprunte au récit de voyage son goût pour l’anecdote, pour les effets d’exotisme (couleur locale, parlers, tournures et expressions, référence à une faune, une flore ou des objets spécifiques…), en les recadrant dans la perspective de l’aventure. Outre l’exotisme géographique, l’esthétique du récit de voyage influe également sur l’exotisme social (références aux pratiques et argots de la pègre…), historique (archaïsmes, costumes d’époque…), etc. Ainsi, sans doute parce que les récits d’aventure pure furent d’abord géographiques, l’influence du récit de voyage se retrouve dans l’ensemble du roman d'aventures, aussi bien historique que fantastique ou social. On imagine aisément combien le dépaysement géographique devait frapper l’imagination des lecteurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, moins abreuvés d’images qu’ils le sont aujourd’hui. Pour eux, il devait y avoir quelque chose de merveilleux dans l’évocation de la faune et de la flore des régions lointaines et une bonne part du charme des descriptions de Verne tient à la magie de ces litanies de noms d’espèces de plantes, et d’animaux, évocateurs de rêveries fabuleuses. Dans ce cas encore, le lointain se pense comme le négatif de notre monde, et il le fait à partir des représentations collectives de l’époque : l’avance technologique prise par les pays occidentaux et la vision ethnocentrée de l’époque tendaient à nier la réalité juridique, politique ou culturelle des pays colonisés. Pour les Occidentaux, les civilisations « primitives », comme le nom le laisse entendre, correspondent à un stade passé de la civilisation, ce qui rapproche le dépaysement géographique du dépaysement historique. L’inversion par rapport à notre monde joue pleinement : si les pays lointains dans lesquels se rendent les personnages sont définis par leur altérité radicale par rapport à l’univers du lecteur, c’est à ce qu’il a de plus confortable, de plus policé (avec le double aspect rassurant et oppressant du mot), que les nouveaux paysages s’opposent. L’espace lointain est avant tout sauvage, même lorsqu’il s’agit d’évoquer des pays « civilisés » : lorsque des auteurs imaginent un récit se déroulant en Amérique, c’est toujours à l’Ouest sauvage – et en partie mythique – qu’ils se réfèrent, jamais aux régions développées de l’Est. Mais si l’idée de sauvagerie désigne le négatif du monde familier, l’opposition est aussi agression : l’espace est sauvage parce qu’il est hostile, à l’instar du désert sans eau que doivent traverser les héros des Chasseurs de

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chevelures du capitaine Mayne Reid, s’engageant dans un voyage appelé dans la région la « jornada de la muerte » : « Quelques miles sont à peine franchis que nous pouvons vérifier la justesse du nom donné à ce terrible désert. Le sol est jonché d’ossements d’animaux divers. Il y a aussi des ossements humains. Ce sphéroïde blanc, marbré de rainures grises et dentelées, c’est un crâne humain : il est placé près du squelette d’un cheval. Le cheval et l’homme sont tombés ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie des loups. Au milieu de leur course altérée, ils avaient été abattus par le désespoir, ignorant que l’eau n’était plus éloignée d’eux que d’un seul effort de plus ». Squelettes, crâne, loups et précieuse source : le paysage se réduit à un ensemble de signes renvoyant à autant d’aventures possibles, comme un sommaire que le lecteur serait invité à déchiffrer. L’aventure paraît surgir de la seule description du paysage, comme si les éléments du décor étaient autant de noyaux narratifs qui ne demandaient qu’à s’assembler pour former le récit à venir. On comprend comment une telle poétique de l’espace, espace dans lequel le monde de la fiction se veut le négatif du nôtre, puisse conduire les auteurs à choisir si souvent pour cadre des régions désertes ou sauvages. Dans la perspective du roman d’aventures, cette liberté de mise en forme se traduit par la création de lieux inexplorés qui échappent au contrôle de la loi et où tout peut arriver. La description de l’Etat du Sonora qui sert d’arrière-plan au Coureur des bois de Gabriel Ferry, illustre combien les craintes face à cet espace sauvage sont réversibles en promesses de puissance : le Sonora est « l’un des plus riches Etats de ceux de la confédération du Mexique » mais aussi « une des régions les moins explorées de cette portion de l’Amérique ». Terre inconnue, le Sonora peut alors se faire pays de Cocagne : « le sol, à peine effleuré par la charrue, s’y couvre de deux moissons chaque année, et, dans beaucoup d’endroits, on peut recueillir à ciel ouvert l’or répandu à profusion sur cette terre féconde » ; mais c’est aussi, paradoxalement, une terre de privation sous la menace des Apaches par qui les colons sont « traqués, pris ou repoussés ». L’espace vierge se remplit de ce que l’on désire : richesses infinies, dangers et terreurs de l’aventure… On pourrait objecter à cela qu’il existe bien des romans d'aventures géographiques se situant dans des pays ou des régions moins déserts que la brousse africaine ou l’Amérique sauvage. Mais dans ce cas, ce sont des zones peu fréquentées de ces pays qui sont préférées : la Russie que traverse Michel Strogoff est loin des régions policées de Moscou, il s’agit au 90

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contraire des régions de Sibérie qui échappent au pouvoir du Tsar. Et quand, comme dans Le Prisonnier de Zenda d’Anthony Hope, le héros arrive dans un pays civilisé (mais imaginaire), la Ruritanie, c’est pour se retrouver plongé dans un chaos politique où les complots créent une deuxième Ruritanie, sauvage et mystérieuse, qui s’agite derrière la façade respectable de ce royaume d’opérette. Mais si le roman d’aventures préfère les régions lointaines c’est parce qu’elles ne renvoient qu’à de vagues images (du moins pour le lecteur de l’époque), et peuvent donc se charger de tous les fantasmes à la façon des neverlands enfantins : courses à dos de girafe (L’Etoile du Sud de Jules Verne), traversée du Pôle à vélocipède (Au Pôle Sud à bicyclette de Salgari), ou découverte de civilisations disparues (les descendants de la Reine de Saba dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard, les Romains de Tarzan and the Lost Empire de Burroughs, ou les dinosaures du Monde perdu et de Tarzan dans la préhistoire). A fortiori le lecteur peut-il accepter que les tribus que rencontrent les héros soient si souvent hostiles, les bêtes si souvent féroces et les sommets montagneux si souvent escarpés. Le dépaysement géographique sert moins à rendre compte d’un monde dans sa complexité qu’à créer un espace fantasmatique sans équivalent dans le réel. C’est pourquoi il faut parler de dépaysement plutôt que d’exotisme : ce qui importe, c’est moins la description d’un nouveau monde que la mise en place d’un univers abstrait, essentiellement autre, donc inconcevable. Le monde se réduit à une série de signes qui ne cherchent pas à fonder une cohérence, mais à désigner une différence radicale. Or, que signifie cette différence radicale si ce n’est l’opposition de l’univers de la fiction et du réel ? Autrement dit, le dépaysement est une échappée hors des règles strictes du réel (pensé dans sa familiarité avec notre monde – paysages, lois, mœurs, règles naturelles, etc.) qui, par ce mouvement même, rend possible l’Aventure et ses mésaventures. Le paysage devient le support du désir de romance du lecteur. C’est ce qu’exprime encore Mayne Reid dans les premières pages des Chasseurs de chevelures, lorsqu’il décrit l’Ouest sauvage (« The Wild West ») dans lequel se déroule son récit : « devant vous se déploie un pays dont l’aspect est vierge de tout contact des mains de l’homme, une terre portant encore l’empreinte du moule du Créateur comme le premier jour de la création ». Or, cet espace encore vierge n’est pas décrit, comme on pourrait l’imaginer, comme un espace qu’il s’agirait de construire pour lui faire perdre son indéfinition ou au contraire comme une région encore innocente qu’il s’agirait de préserver de la civilisation, mais comme un lieu avant tout romanesque, propre tout à la fois à la rêverie et à l’aventure : « c’est un pays où tout 91

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respire le romanesque [romance], et qui offre de riches réalités à l’esprit d’aventure ». Cette définition, en associant romance et aventures réelles, décrit assez bien la double exigence en tension de l’espace dans le roman d'aventures qui, en dépaysant, cherche à mettre en place un univers extraordinaire, sans référent bien clair pour le lecteur, sans pour autant faire perdre sa crédibilité à cet univers. Plus que tout autre peut-être, le roman d'aventures maritimes illustre ce déplacement qui se produit d’un espace réaliste vers un espace exhibant sa dimension romanesque. Dans le roman d'aventures maritimes, la mer représente le décor de la plupart des mésaventures, et figure également le cadre unifiant l’Aventure. L’espace géographique se limite à une zone abstraite, la mer, parsemée d’îles désertes ou de lieux mythiques (la Tortue, Maracaibo...). Tous les objets qui peuplent cet espace vierge apparaissent alors comme la source de mésaventures potentielles, à commencer par le navire (qui est aussi un espace secondaire), véritable machine à créer de l’aventure, puisque, comme l’écrit, moitié par boutade, Jules Verne dans Les Enfants du capitaine Grant, « tout fait événement en mer » ; cet esquif ne flotte que grâce à des principes physiques qui peuvent à tout moment être remis en cause par une voie d’eau, un récif, une tempête où l’attaque de quelque pirate. Les lieux de relâches, îles inconnues à explorer ou rades sous les feux de l’ennemi, sont autant de sources de nouvelles aventures. Chez Emilio Salgari, Frederick Marryat, W. H. G. Kingston, ou encore chez les nouveaux écrivains maritimes anglo-saxons, C. S. Forester, ou Alexander Kent, la mer est perçue ainsi comme un réservoir d’aventures romanesques. Certes, le dépaysement spatial se double généralement d’un dépaysement historique qui ancre le récit dans un univers plus concret : les pirates imaginaires de Sabatini et de Salgari croisent des personnages authentiques et évoquent des prises de villes fameuses ; de même, C. S. Forester et Alexander Kent, s’appuient sur la chronologie authentique des grands épisodes de l’histoire maritime. Généralement, l’Histoire oscille entre un décor mythique, celui de pirates dont les aventures puisent davantage dans l’imaginaire commun que dans la réalité des bandits des mers (Salgari, Sabatini, Gustave Aimard), et la reconstitution détaillée d’une marine à voile devenue, au fil du temps, et grâce à l’intertexte des récits de Marryat 7 , une autre source de rêverie Après Fenimore Cooper, dont les romans maritimes sont la principale source d’inspiration des écrivains maritimes du premier roman-feuilleton (tels, en France, Sue, Corbière, La Landelle…), Frederick Marryat est sans 7

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aventureuse. Même lorsque se combinent les dépaysements historiques et géographiques, le roman joue sur les latitudes qu’offre l’ancrage dans un espace déterminé (la mer, la piraterie, la marine à voile) mais en le redéfinissant comme un espace pour l’aventure, fondé sur un imaginaire souvent intertextuel, convoquant une logique plus romanesque que réaliste. Cela ne veut pas dire pour autant que le genre délaisse la réalité des régions qu’il dépeint. Il se fonde au contraire sur les discours du temps : ceux de l’auteur, quand il a visité les pays qu’il évoque, ceux des grands voyageurs, ceux des vulgarisateurs, ceux des journaux, ceux enfin de la doxa : stéréotypes, idées reçues, etc. Cela se traduit par toute une série de scènes à faire, de rencontres attendues, qui font de chaque région un réservoir à scénarios intertextuels. Dès lors, on pourrait probablement proposer une classification régionale des romans d’aventures géographiques, tant il est vrai que l’auteur procède souvent, au niveau de l’intrigue, comme l’encyclopédiste, sur celui du savoir, retranscrivant ce qui est dit du paysage, des peuples, de la faune et de la flore en termes de contraintes narratives. Les récits de tour du monde s’apparentent ainsi souvent à de véritables encyclopédies narrativisées. Le fait que le référent soit ressaisi en termes d’attendus narratifs rend tentante la classification régionale des romans d’aventures – même si celle-ci tendrait à privilégier l’approche thématique. Il est clair par exemple que l’Afrique, incarnation de la sauvagerie pour le XIXe siècle au point que les colons ont même pu se demander si les Noirs étaient de leur race (Harendt, 1997) 8 , ne se traduit pas par les mêmes stéréotypes que l’Asie, à laquelle on reconnaissait une civilisation et une culture propres. De ces écarts naissent évidemment des différences dans la structuration des univers de fiction, mais aussi des caractérisations des personnages (présentés par exemple plus volontiers en groupe dans les récits africains) et des intrigues (l’Afrique « n’ayant pas d’Histoire » est ainsi plutôt traitée à travers des récits à structure paratactique9). Il serait possible de décliner de la sorte les poncifs géographiques de l’époque en stéréotypes narratifs et thématiques des romans, suivant les

doute l’une des figures centrales du genre : c’est à lui que se réfèrent par exemple Stevenson ou Conrad. 8 Il existe toutefois des exceptions à l’expulsion systématique des Noirs dans les marges de l’humanité. Rider Haggard trouve par exemple dans le personnage du zoulou une incarnation du guerrier fort éloignée des litanies de cannibales et de grands enfants offertes par ses contemporains. 9 Sur ce traitement de l’Afrique, voir Jean-Marie Seillan, 2006.

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régions abordées. Mais une telle approche devrait alors être pondérée par une analyse des stéréotypes strictement narratifs générés par les scénarios intertextuels propres au genre lui-même – récits d’exploration, de voyage, de tour du monde, de chasse au trésor, ou autres se traduisent à leur tour par des contraintes spécifiques. L’Afrique mystérieuse des mondes perdus n’est pas la même que celle dans laquelle se promènent les chasseurs. L’Asie qui est survolée par les gamins de Paris et autres voyageurs pressés diffère de celle des sociétés secrètes et des pièges raffinés qu’affrontent ceux qui s’y arrêtent. La logique du référent est plus généralement ressaisie dans la perspective du roman et de ses contraintes : la plupart du temps, l’auteur ne cherche pas à délivrer un discours exact sur le pays évoqué, mais à tirer de ce qu’il sait de ce pays, des éléments pour nourrir l’aventure. L’héritage du récit de voyage se traduit par une tension forte entre une volonté de maintenir la relation à un référent issu de la réalité (nous ne sommes pas dans un conte), ce qui suppose de décrire au moins en partie fidèlement ce monde, et la volonté de ressaisir ce référent dans une perspective romanesque. Ce qui est retenu des paysages exotiques, c’est ce qui paraît, dans ses différences avec notre monde, pouvoir susciter l’aventure. Dès lors, la caractérisation de l’univers de l’aventure reproduit, mais en négatif, la vision de notre monde. Cette vision du monde a évolué avec le temps. Dans une étude sur « la construction de l’espace exotique au XIXe siècle » (1988), Lise Queffelec part de cette double recherche, à travers l’exotisme, du pittoresque et de l’imaginaire. Selon elle, l’intérêt pour l’autre tend progressivement à décroître au profit de la seule narration de l’aventure. Ce glissement qui se serait surtout produit à partir de 1870 et de l’expansion des idées coloniales, correspondrait à l’époque où le roman d’aventures géographiques connaît un développement fulgurant. De fait, il existe un lien évident entre la logique coloniale et les structures du roman d’aventures géographiques : quand, en 1890, Jules Ferry évoque « un mouvement irrésistible [qui] emporte les grandes nations européennes à la conquête de terres nouvelles. C’est comme un immense steeple-chase sur les routes de l’inconnu » (in Girardet, 1983), quand John Soule et Horace Greeley lancent le fameux « Go West Young Man », tous renvoient à un imaginaire qui fait de la conquête coloniale une aventure. Il est ainsi aisé de montrer les hybridations qui se produisent à l’époque dans la presse entre une écriture documentaire nourrie des codes de la fiction, et une littérature de fiction recyclant en permanence en termes romanesques les textes documentaires. Mais jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est moins à un discours strictement 94

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colonial que se réfèrent les œuvres qu’à la construction du monde qu’il suppose, confrontant l’univers policé de la civilisation à la liberté et la fantaisie sans limite d’un espace à conquérir. De fait, le succès croissant du genre s’expliquerait par le développement d’une idéologie impliquant une relation au monde fondée sur la conquête et la prise de possession. Ce n’est plus le monde en luimême qui intéresse le lecteur, mais ce qu’il peut lui apporter – ou au moins apporter à sa patrie. Dès lors que le récit ne s’intéresse plus à ceux qui habitent les régions qu’il exploite, il n’utilise plus le cadre que pour ses possibilités de dépaysement. Rien d’étonnant alors à ce que le discours colonial ait été accompagné d’un tel développement du roman d'aventures géographiques dans les pays à visées impérialistes : en France, les œuvres de Louis Noir, Louis Boussenard ou Paul d’Ivoi en fournissent quelques exemples, en Angleterre, ce sont les romans de Rider Haggard ou John Buchan, en Allemagne, les romans de Karl May ou de von Barfus. A chaque fois, les auteurs privilégient les régions où leur pays est le plus impliqué dans la colonisation : l’Afrique du Nord et de l’Ouest pour les auteurs français, l’Afrique de l’Est et du Sud, le Moyen-Orient et l’Inde pour les britanniques, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord pour l’Allemagne. De nombreux auteurs de romans d'aventures géographiques – et non des moindres – étaient d’ailleurs des serviteurs zélés de l’Empire : tels Rider Haggard (secrétaire d’Henry Bulwer-Lytton en Afrique du Sud, puis greffier à la Haute Cour de Pretoria), John Buchan (qui participa au Cabinet de Lord Milner en Afrique du Sud, puis fut gouverneur du Canada) ou Louis Jacolliot (président du tribunal de Chandernagor, puis de celui de Tahiti) : dans ce cas, comment nier la volonté de propager, à travers le roman d'aventures, l’idéal colonial ? Ce succès du roman d’aventures géographiques a cependant dépassé les frontières des seuls pays qui possédaient une véritable politique coloniale : Emilio Salgari et Luigi Motta en sont des exemples en Italie, le Russe Achmed Abdullah, Edgar Rice Burroughs et parfois Jack London aux Etats-Unis en représentent d’autres. On a également pu montrer qu’il existait de vraies similitudes entre l’impérialisme européen et la colonisation intérieure américaine (Green, 1979). Il n’est pas jusqu’en Espagne où n’aient été publiés, avec un succès certes moindre, des œuvres de ce type, avec certains romans du Capitaine Sirius (Jesus de Aragon), de Jose de Elola ou de José Mallorqui. Mais il serait excessif de prétendre toujours à une intentionnalité des auteurs : nombreux sont ceux qui reprennent les recettes à succès du temps sans verser nécessairement dans le fanatisme impérialiste. Dans ce cas, les poncifs coloniaux sont repris de façon irréfléchie, fruits 95

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d’un imaginaire collectif bien plus que d’un zèle propagandiste – on l’a montré dans le cas de certains romans de Salgari, mais aussi, surtout après la Première Guerre mondiale, d’écrivains professionnels faisant du roman colonial comme ils font du roman sentimental ou du roman criminel, à la façon d’un Albert Bonneau, d’un Marcel Idiers ou d’un Jean de La Hire, efficaces faiseurs se fondant dans le genre et l’idéologie. Mais même s’il est parfois difficile de dire dans quelle mesure les intrigues sont le fruit d’une activité prosélyte ou participent de façon inconsciente d’un système qui impose son idéologie parce qu’elles adhèrent de façon irréfléchie aux stéréotypes du genre, il n’empêche que les textes, à de rares exceptions près, agissent, volontairement ou non, comme de formidables machines idéologiques qui échappent rarement à l’esprit du temps. Cette relation privilégiée aux idées coloniales s’explique à plus d’un titre : dès les années 1870-1880, l’ensemble du monde est lié, comme acteur ou comme objet, aux enjeux coloniaux, et ne peut donc se penser en dehors de cette réalité. Or, la réalité coloniale, comme toute réalité fondée sur la conquête et la rivalité géopolitique, pense ses relations aux autres en termes d’alliés ou d’opposants : populations serviles ou rebelles, puissances rivales ou alliées. C’est là une vision du monde qui peut aisément être reformulée dans le cadre d’un récit en schéma actantiel manichéen organisé autour d’un héros qui partage les valeurs nationales du lecteur. Reformulée en termes romanesques, l’idéologie coloniale se traduit par une identification de l’individu à la nation, c’est-à-dire par un patriotisme viscéral, et l’affrontement avec l’autre, le rival ou le rebelle, incite le patriotisme à se faire naturellement bellicisme : Danrit (L’Invasion jaune, L’Invasion noire) ou Paul d’Ivoi (Le Corsaire Triplex) illustrent cette propension des œuvres à glisser de l’aventure géographique individuelle aux récits de guerres futures collectives. Les valeurs guerrières du héros sont ressaisies dans une perspective patriotique : exaltation du courage et du sacrifice, goût pour les confins, l’aventure et la conquête, tout doit servir les intérêts nationaux. Quant aux victoires du héros, elles permettent d’asseoir un peu plus l’idée d’une domination et d’une mainmise du Blanc sur le reste du monde. Souvent même, la progression des héros dans le pays reproduit la marche colonisatrice de la civilisation, à l’instar de ce trajet annoncé de Jules Verne, cartographiant à rebours la progression impériale : « étapes par étapes, on arriva ainsi au Bush-Veld. Bientôt les fermes devinrent plus rares et finirent par disparaître. On était aux confins extrêmes de la civilisation » (L’Etoile du Sud). L’aventure, en nous projetant dans l’avenir, anticipe ainsi le reflux 96

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des territoires sauvages au profit d’une civilisation à l’inéluctable progrès. Trois types de personnages semblent refléter particulièrement les préoccupations du roman d'aventures situé dans des régions lointaines : l’aventurier par goût (dont l’archétype est le chasseur), l’aventurier par devoir (par exemple l’explorateur) et le spectateur du monde (incarné par le savant). Il en existe certes bien d’autres, et si ces personnages peuvent être associés de façon privilégiée à un certain nombre de scenarios intertextuels, de formulas (Cawelti, 1976), il ne s’agit pas de renvoyer à des types de romans d’aventures à travers eux, mais à des façons d’entrer en relation avec l’espace exotique – et donc de proposer une relation du lecteur à l’univers de fiction. Le premier de ces personnages, le chasseur, part dans les régions lointaines par goût du sport, du jeu et de l’aventure. Son incarnation la plus fameuse est Allan Quatermain, qui apparaît dans une quinzaine d’œuvres, et qui se définit lui-même comme un chasseur professionnel. Ce à quoi renvoie la figure du chasseur, c’est à un goût instinctif pour l’aventure comme jeu. Il s’inscrit donc dans cette mystique de l’aventure décrite par Sylvain Venayre (2002) – mystique que le genre ne fait pas toujours sienne, loin de là. Haggard l’exprime de façon évidente dans les premières pages d’Allan Quatermain : « nous sommes tous trois à la recherche de quelque chose. Nous désirons un changement de décor et nous le trouverons, sans doute – et quel changement ! Toute ma vie j’ai désiré visiter ces [régions] et je regagne [ces] contrées sauvages ». Ce goût pour l’aventure se lit encore dans les premières pages de Maiwa’s Revenge, où Allan abandonne le commerce pour ses premières amours, la chasse et l’aventure, « bien déterminé à aller plus loin que jamais ». Le chasseur, c’est l’aventurier professionnel. En lui se combinent le goût de l’aventure et celui du sport (on l’a dit, « the game » désigne aussi bien le jeu que le gibier). Le chasseur peut bien devenir, à un moment ou l’autre du roman, à son tour gibier, il incarne cette gratuité qui caractérise l’esprit d’aventure, mélange de goût pour le risque, le hasard et le jeu qui conduisait Georg Simmel (1988) à rapprocher l’aventurier du joueur. Si le chasseur est lié à de tels décors géographiques lointains, c’est que leur abstraction permet de les transformer en un terrain de jeux virils : comme le terrain de sport matérialise, par son dénuement et son fonctionnalisme, la séparation entre l’univers du jeu et le continuum de l’existence, la forêt ou la savane deviennent des espaces vides désignant un univers (celui de l’aventure) fondé sur des règles du jeu (les conventions génériques) 97

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différentes du modèle réaliste. Une telle représentation du monde ressaisit évidemment les présupposés du colonialisme et de l’anthropologie qui le fonde (Reynaud Paligot, 2006). Le darwinisme social réduit l’ensemble des autres peuples et de leur système politique à des stades moins avancés de l’évolution ; du même coup, l’idée d’une suprématie blanche s’incarne dans un héros tout-puissant, massacrant les bêtes et ses adversaires avec une facilité déconcertante (à l’instar des coureurs des bois de Gustave Aimard et du coupeur de têtes de Louis Noir). C’est peutêtre pourquoi les aventuriers-rois sont si souvent des chasseurs, combinant les valeurs archaïques du guerrier et celles, modernes, du Blanc : Tarzan comme Allan Quatermain combinent ces deux traits, comme de façon implicite ces guerriers que sont Jimgrim et King chez Talbot Mundy – même s’il s’agit cette fois de soldats, nombreuses sont les métaphores à convoquer des figures de guerriers archaïques dans ces personnages. Tous apparaissent comme des prédateurs qui ont remplacé les trophées de chasse par des trophées de conquête, s’accaparant des trésors fabuleux comme on abat les fauves les plus rares : dans Le Monde perdu de Conan Doyle, la conquête d’un monde n’est-elle pas associée à la volonté de chasser les espèces les plus dangereuses – les dinosaures ? Et les chasses au trésor, chez Haggard ou chez Mundy, ne sont-elles pas une autre façon de combiner l’imaginaire de la conquête coloniale (avec prise de possession des richesses d’un territoire) et vaste jeu de piste dans le no man’s land exotique ? Si le personnage du chasseur s’incarne dans Allan Quatermain, il est présent dans bien des romans, de la série des Gamin de Paris de Boussenard à la multitude des « coureurs des bois ». Derrière Natty Bumpo et les chasseurs des prairies de Fenimore Cooper sont apparus toute une série d’aventuriers de l’Ouest : Bois Rosé, héros de Gabriel Ferry, Balle-Franche et Cœur-Loyal, personnages récurrents de Gustave Aimard, Old Surehand, l’aventurier des Winnetou de Karl May, ou encore la bande des « chasseurs de chevelures », imaginée par Mayne Reid en fournissent quelques exemples. Ce modèle d’aventuriers est fort différent des cow-boys et des pistoleros des westerns cinématographiques. C’est plutôt un nomade et un chasseur comme il en existe dans d’autres romans d'aventures géographiques, un passeur qui accompagne l’Européen du vieux monde au Nouveau Monde. Certes, la figure du trappeur, comme celle du settler ou du gambusino, a été importée des EtatsUnis grâce à la diffusion de Fenimore Cooper et des dime novels. Et ce succès s’est encore accru par le passage du Buffalo Bill Wild West Show en Europe. Mais la figure de l’aventurier possède une ascendance littéraire qui remonte jusqu’aux brigands du XVIIIe 98

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siècle, et l’Europe relit les figures de héros de l’Ouest à travers ses propres personnages historiques : le flibustier, le capitaine d’industrie, etc. (Venayre, 2000). Si cet aventurier tient une place privilégiée dans le roman de l’Ouest, ce n’est pas comme témoignage d’une époque héroïque, comme chez les écrivains réalistes américains, mais comme figure romanesque de l’homme qui s’est affranchi de toute contrainte et de toute responsabilité pour se livrer à l’aventure. Il faut ajouter à cette liste la multitude des voyageurs par goût, qui ne partent certes pas pour chasser, mais pour le plaisir de se lancer dans des périples extraordinaires, tel Lord Glenarvan (Les Enfants du capitaine Grant), Lord John Roxton, mélange de sportif et de voyageur (Le Monde perdu), Lavarède ou Cigale (et bien des personnages de Paul d’Ivoi), ou tous les héros de défis extraordinaires, chez Jean de La Hire, Galopin ou cent autres, qui visitent le monde en sportsmen ou en débrouillards. Mais quand le jeu l’emporte sur la prédation et le goût du risque, l’aventure prend des tonalités de farce. Les populations sauvages n’effraient plus même, elles font rire, et on s’en joue, comme le fait Friquet, le héros récurrent de Boussenard, ou les Parisiens gouailleurs de Paul d’Ivoi : on n’a jamais vraiment peur pour le gamin de Paris, ni pour Lavarède et ses cousins, parce que, à force de mépris pour les populations et les régions lointaines, le jeu a fini par l’emporter sur l’aventure. Le second personnage, l’aventurier par devoir, est un serviteur de l’Etat, en général un militaire – mais ce peut être un diplomate, un espion ou un grand propriétaire terrien. Il ne voyage pas par goût – ou pas seulement par goût – mais pour servir son pays. Un tel personnage incarne les valeurs militaristes du colon, c’est-à-dire tout à la fois les qualités du soldat (le sens du sacrifice et du devoir notamment), mais aussi un patriotisme inébranlable. Ici le roman d’aventures géographiques se confond avec le roman d’aventures coloniales, et le héros se mêle parfois aux grandes figures de l’expansion impériale, à l’instar des personnages de G. A. Henty, accompagnant le général Wolfe (With Wolfe in Canada), Lord Kitchener (With Kitchener in the Sudan) ou le général Clive (With Clive in India) dans leurs entreprises, ou participant ailleurs aux combats de l’Afrique du Sud (The Young Colonists, A Story of the Zulu and Boer War). On le retrouve encore dans des œuvres comme les romans de Talbot Mundy ou ceux de John Buchan d’André Armandy et, de façon frappante, dans le roman d’aventures de l’entre-deux-guerres (celui de Pierre Demousson, de Claude Ambert, ou du « Livre National » bleu de Tallandier), qui 99

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basculent d’une logique de conquête à une logique de consolidation coloniale et de résistance aux aspirations nationalistes. Ils témoignent de ce que, quand les enjeux géopolitiques se mettent à tenir une place fondamentale dans la trame du récit, le roman d’aventures développe des trames qui sont aussi celles du récit d’espionnage. Mais la figure la plus caractéristique de cette tradition de serviteurs des intérêts de l’Etat est sans doute le personnage de Harry Feversham dans Les Quatre Plumes blanches de A. E. W. Mason. Celui-ci, malgré son grade d’officier, pourrait pourtant paraître éloigné de l’image un peu lisse du héros colonial, puisqu’il part à l’aventure pour avoir reçu de ses amis et de sa fiancée quatre plumes blanches, signes de son déshonneur pour n’avoir pas osé rejoindre son régiment en Egypte. Car le drame de Harry Feversham est de ne pas correspondre au modèle héroïque du soldat impérial, celui qu’incarnent son père et ses anciens compagnons de Crimée, comme il l’exprime dans un étonnant aveu : « toute ma vie, j’ai été obsédé par la crainte d’être lâche – tout en sachant que je devais être soldat. Je gardais ma peur pour moi. A qui pouvais-je la confier ? » Le récit narre ses efforts pour racheter son honneur et pouvoir ainsi retrouver la place qu’il mérite parmi les siens. Pendant des années, Harry va arpenter les déserts, luttant héroïquement pour reconquérir une à une, par ses exploits, les quatre plumes blanches. Chaque exploit correspond à une action décisive des guerres coloniales : récupérer les lettres du général Gordon à Khartoum ou permettre à un colonel anglais de s’évader de prison… Il reviendra transformé de ses aventures. « Harry n’était plus le même homme. La timidité d’autrefois, la défiance, l’anticipation continuelle du mépris avaient fait place à la tranquille assurance ; il était maître de lui et, s’étant mis à l’épreuve – une dure et longue épreuve – il savait qu’il n’avait pas failli » : dans cette description, se dessine en filigrane le portrait du serviteur des colonies, sûr de lui et plein de sang froid. Cette rédemption symbolique du personnage et son effort pour devenir enfin un bon soldat peuvent sembler étonnants au lecteur du début du XXIe siècle, mais elle était naturelle un siècle plus tôt ; bien plus, il y a quelque chose d’osé à imaginer, dans un roman d'aventures coloniales, que le héros puisse être un temps faillible. C’est pourquoi le soldat peut certes être un vieux militaire un peu bougon et comique, comme le major Mac Nabbs dans Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne ou le sergent Quick dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard, mais il ne peut jamais être un lâche puisqu’il porte en lui les valeurs de la Nation. Aussi l’aventure de Harry Feversham apparaît-elle moins comme un 100

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drame personnel que comme la réparation d’une impossibilité fonctionnelle. C’est là que réside la force transgressive d’un roman comme Lord Jim de Conrad, qui narre précisément le choc produit sur un personnage quand il découvre que ce courage qu’il goûtait dans ses lectures romanesques, n’est pas une évidence. La malédiction de Jim, c’est d’avoir découvert que l’existence humaine n’obéissait pas aux règles du roman d’aventures : il en fait une première fois l’expérience lors de l’accident de son navire, quand il abandonne l’équipage ; il le fait à nouveau, de façon tragique, quand il choisit d’être trop généreux pour ses adversaires. Dans les deux cas, sa lâcheté et son courage contredisent la logique du roman d’aventures, et c’est ce qui le perd. Il existe bien des figures de serviteurs de l’Etat : le soldat, le colon, l’ingénieur en sont des variantes, comme le propriétaire terrien et l’explorateur, puisque tous servent les intérêts de leur nation. Ce qui compte, c’est la proximité qui existe entre ces figures et les différentes formes associées au processus de colonisation. L’explorateur, en découvrant de nouvelles terres, ouvre la voie de la conquête coloniale ; le colon tente d’implanter la civilisation en territoire hostiles ; l’ingénieur convertit la nature sauvage en espace moderne, occidental ; le soldat enfin maintient la paix, ou l’installe par la force du fusil. A travers ces différents personnages et la reformulation en termes politiques des rapports de force qu’ils proposent, c’est en filigrane toute une variété d’intrigues que l’on peut interpréter selon les principes d’une colonisation des territoires lointains. Quand le héros s’engage dans des régions inconnues, son seul trajet permet en quelque sorte de cartographier le monde. De la sorte, il s’approprie ces régions lointaines et les convertit en territoires nationaux : le lecteur le lisait de cette façon, lui qui découvrait ces récits dans des journaux (Le Journal des voyages, Young Folks) narrant en parallèle les voyages authentiques d’explorateurs fameux. Quand le héros rencontre des tribus hostiles (cannibales, pirates malais...), sa victoire sur eux anticipe leur disparition face à l’avancée inéluctable de la civilisation. Quand les personnages doivent venir au secours de quelque poste avancés perdus en terres lointaines, leurs exploits rachètent les épisodes tragiques de l’Histoire (Gordon à Khartoum, les Français à Camerone) ou célèbrent les rébellions indigènes écrasées. C’est bien de cela qu’il s’agit dans la bataille finale de Balle-Franche (Aimard), dans les combats incessants d’une poignée de Français contre les Algériens dans Les Conquérants de l’air d’Alphonse Brown, dans les révoltes indiennes écrasées narrées par The Drum et The Broken Road de Mason, dans les exploits de Beau Geste et de ses pairs légionnaires 101

Le roman d’aventures

imaginés par P. C. Wren... Mais dans ces derniers cas, la problématique est en partie modifiée, parce que la réalité coloniale a elle-même changé : de la conquête de terres vierges à la défense des nouvelles provinces, c’est l’histoire des puissances impériales qui se dessine implicitement. On oublie souvent que les générations de romanciers américains issus de la tradition de Fenimore Cooper et de celle, tout aussi importante, de Edward Sylvester Ellis, qui vont inventer l’imaginaire du western, s’inscrivent dans un même imaginaire de conquête coloniale, même s’ils le font d’une façon très différente de celles qui prévalent chez les européens. Surtout, ces écrivains ne se confondent guère avec la tradition des « coureurs des bois » européens, celle de Ferry et de Gerstäcker : là où ces derniers sont des chasseurs en terre étrangère (l’Amérique pour les Européens), les héros des romans westerns participent aux fondements mythiques sur lesquels s’est construite la nation américaine. Audelà de leur histoire individuelle, ils appartiennent à un mythe de l’Amérique se construisant par un affrontement avec un espace à la fois hostile et riche de promesses (Slotkin, 1985 et 1992). Déjà, le premier des coureurs des bois, Daniel Boone, avait profondément marqué l’imaginaire du début du XIXe siècle, jusqu’à donner ses traits au héros de Fenimore Cooper. Par la suite, chaque conflit américain trouve son héros historique : David Crockett lors du conflit avec le Mexique, Buffalo Bill et Custer durant les guerres indiennes. Tous ces personnages deviennent mythiques parce qu’en eux s’incarnent les grandes crises sur lesquelles s’est construite l’Amérique. C’est ce que décrivait en 1874 John Abbott dans sa biographie du célèbre trappeur-politicien : « David Crockett n’était certainement pas un individu modèle. Mais il était le représentant le plus fameux d’une classe d’hommes très nombreuse qui existe encore et qui a eu une très grande influence dans notre république ». Le récit de l’Ouest devient le roman de geste héroïque des fondements d’une Nation, qui doit assurer la cohésion d’une culture, comme l’avaient été ailleurs les récits arthuriens ou la chanson de Roland. Stewart Edward White, dans The Blazed Trail (1902), prend d’ailleurs soin de lier le trappeur aux héros des âges épiques : « rien de surprenant à ce qu’il apporte à la ville et à ses vices un peu de ce port hautain des temps épiques ». Il s’agit bien ici d’offrir le mythe fondateur d’un monde tiré des ténèbres. Et, comme le remarquait déjà Fenimore Cooper, si les temps épiques ne sont pas si éloignés, c’est que l’histoire de l’Amérique est ellemême brève.

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« Typologie » du roman d’aventures

C’est en cela que le récit de l’Ouest, situé en général dans un passé proche, se présente souvent sous les traits d’un roman historique. Ce n’est pas n’importe quelle Histoire que raconte le roman de l’Ouest, au contraire, il est, pour les auteurs américains, le récit de l’avènement d’une civilisation. Contrairement aux récits européens, le western américain, rejoint la fonction principale du roman historique : l’Histoire permet de faire mémoire, de fonder une tradition, une vision commune du monde à laquelle un ensemble de lecteurs peuvent s’identifier, ou au contraire opposer un âge d’or mythique au monde moderne. Enfin, en dessinant une généalogie, elle établit un mouvement qui, du passé au présent, détermine un sens. En parlant du passé, ces auteurs cherchent avant tout à penser le présent. Il s’agit donc pour eux de regarder leur monde à travers le filtre d’un passé qui les fonde. Ils ne le font pas consciemment la plupart du temps, et l’idéologie sous-jacente préexiste souvent à leur œuvre comme elle préexiste aux romans d’aventures coloniaux. Certes, Prentiss Ingraham et même E. S. Ellis (pourtant zélateur farouche de la colonisation américaine) n’ont pas toujours en tête cet arrière-plan, et ils se contentent le plus souvent de proposer à leurs jeunes lecteurs des aventures débridées de colons ou de Buffalo Bill, mais quand ils le font, ils servent une vision du monde qui est celle de la conquête coloniale. Le roman tout entier construit un espace en accord avec l’idéologie sous-jacente d’une jeune Amérique qui a su trouver dans sa sauvagerie et sa simplicité les ressources pour une grande nation. C’est peut-être pour cela qu’au début du siècle, le western américain, à l’image du Virginian d’Owen Wister ou de « The Two Gun Man » de Stewart Edward White, s’est mis à préférer le cowboy au coureur des bois des générations précédentes et du roman de l’Ouest, et au gunner des générations suivantes (Poli, 1972 et Cawelti, 1984). Le coureur des bois est un être asocial. Certes, contrairement à ses homologues européens, il guide les convois de pionniers et permet l’avancée de la civilisation. Mais c’est un chasseur et un aventurier qui reste toujours à distance des villes, à l’instar de Bas de Cuir qui s’étiole au fur et à mesure des progrès du monde moderne. De même, le gunner dont les westerns feront leur personnage privilégié après que le mythe pastoral du cow-boy aura été mis à mal, est un héros de crise qui apparaît après que le trouble s’est fait dans l’imaginaire virginal du western. A l’inverse de ces deux figures, en conduisant le troupeau aux avants-postes de civilisation ou dans les grandes villes de l’Est, et en transformant en prairies et en ranches les gigantesques régions inhabitées de son pays, le cow-boy établit le lien entre les différentes valeurs de l’Amérique : il défriche le terrain encore 103

Le roman d’aventures

désert – et l’ouvre par là à la civilisation – et il unifie par son trajet le territoire, créant une passerelle avec les villes, sans que celles-ci parviennent à lui faire perdre son innocence. On voit ici combien le cow-boy, le pionnier ou le coureur des bois jouent un rôle assez proche des serviteurs de l’Empire, les soldat et entrepreneurs coloniaux des romans d’aventures européens. G. et J.-C. de SaintYves font d’ailleurs le rapprochement quand ils font dire à leur personnage de yankee, qui contemple les réalisations d’un colon français à Madagascar : « il me semble voir revivre devant moi l’un de nos héroïques pionniers du Far-West, l’un de ces hommes qui, partis des rives de l’Atlantique, ont amené, étape par étape, leurs lourds wagons sur les rives du Pacifique : l’un de ces créateurs de cités nouvelles et d’Etats nouveaux ! » (Les Pleurs des Babakoutes). Un personnage combine les traits de l’aventurier par devoir et de l’aventurier par jeu : c’est le scout, qui va connaître dès le début du XXe siècle un succès retentissant dans le cadre de la fiction, à travers les œuvres d’auteurs comme le Colonel Royet ou Jean de La Hire. Dans ces récits, souvent fondés sur des défis lancés entre plusieurs nations (L’As des boy-scouts, Le Roi des scouts, Le Grand Défi d’un boy-scout), les enfants sont mus par une rivalité sportive qui n’a pas le sérieux des grands affrontements coloniaux. Dans ce cas cependant, le jeu est un moyen de modalisation : il permet d’une part à l’auteur de jouer, au niveau de la fiction, sur la tension entre dramatisation des événements narrés et désamorçage de leur effet (certes, il y a du danger, mais tout ceci n’est en définitive qu’un jeu) ; au niveau du discours d’autre part, il offre une vision du monde nationaliste et belliciste (celle d’une rivalité de grandes puissances coloniales) tout en les mettant à distance : ainsi, dans L’As des boy-scouts (Jean de La Hire, 1925), les Anglais sont les rivaux des héros (et nos rivaux coloniaux) mais, étant à l’époque les principaux alliés de la France, ils peuvent difficilement être présentés comme de véritables adversaires. Les deux équipes jouent à se faire la guerre, et le roman mène de front un récit de rivalité patriotique et l’affirmation d’une fraternité sportive (Letourneux, 2006). Jean de La Hire peut ainsi maintenir les présupposés idéologiques transmis depuis un demi-siècle par les stéréotypes du roman d'aventures colonial, tout en les conciliant avec la situation politique contradictoire qu’il choisit volontairement de prendre en compte. C’est parce que les scouts sont des enfants qui jouent, mais que l’on forme à devenir des serviteurs de l’Empire, que la tension peut être maintenue.

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« Typologie » du roman d’aventures

L’aventurier par goût et l’aventurier par devoir sont souvent les personnages centraux du récit. Les valeurs viriles qu’ils incarnent permettent en effet l’identification du lecteur. Ce n’est pas le cas de la troisième figure récurrente des romans d’aventures dans les pays lointains, le spectateur du monde, dont la figure la plus fréquente est le savant. Celui-ci se cantonne en général aux fonctions d’acolyte, souvent comique, mais est réduit aux rôles d’utilité. Si le savant est comique, c’est que les valeurs de l’aventure – le hasard, l’irréalisme, la sauvagerie – l’expulsent a priori du genre. Et les auteurs ne manquent pas de ridiculiser le personnage. Il n’en reste pas moins un personnage extrêmement fréquent de ce type de récits, alors même qu’il est beaucoup plus rare dans les autres sortes de romans d'aventures. Ce personnage se retrouve constamment chez Jules Verne, de Paganel (Les Enfants du capitaine Grant) à Palmyrin Rosette (Hector Servadac), mais on le rencontre aussi chez Conan Doyle (le Professeur Challenger) ou chez Louis Boussenard (Les Français au Pôle Nord). Il suffit de nommer les auteurs qui emploient de tels personnages pour comprendre leur fonction dans le récit : ils servent à décrire le monde, à l’expliquer, et sont les vecteurs du discours pédagogique si souvent présent dans ce type d’œuvres ; mais ils servent aussi à mettre du sens derrière les mots, à expliquer certaines particularités exotiques (aurores boréales, tremblements de terre, us et coutumes des autochtones…) qui resteraient autrement incompréhensibles pour le lecteur. Dans tous les cas leur fonction reste périphérique par rapport à la logique de l’aventure. La présence des savants s’explique par les impératifs d’un genre marqué par les a priori de l’époque, selon lesquels une littérature pour la jeunesse doit toujours être éducative ; la preuve en est qu’ils disparaîtront progressivement des récits dans l’entre-deux-guerres, quand le roman d’aventures populaire se sera débarrassé de cette fascination pour le savoir. Mais le savant permet aussi de donner aux aventures extraordinaires un fondement scientifique et de leur conférer ainsi, même d’une façon naïve, une validité pseudo-scientifique (Hamon, 1982). Leur rôle est donc important, dans la mesure où ils ancrent le récit dans le réel, ce qui explique qu’ils adoptent si souvent une position extérieure à l’action, racontant le monde au lieu de le vivre. Pour que de tels personnages redeviennent des acteurs du récit, il faut qu’aux stéréotypes du savant se mêlent ceux de l’homme d’action. Or, cette version virile du personnage, c’est l’ingénieur qui l’assume : car alors que le savant est confiné dans ses connaissances livresques, l’ingénieur construit des ponts et des 105

Le roman d’aventures

ouvrages qui participent de l’expansion coloniale. En lui, se mêlent le savant et l’aventurier par devoir (comme Cyrrus Smith dans L’Ile mystérieuse ou Cyprien Méré, dans L’Etoile du Sud de Jules Verne), tout comme se combinent ces deux aspects chez certains aventuriers de la science, tels Horace Holly et Leo Vincey (She de Rider Haggard), véritables ancêtres du moderne Indiana Jones, qui ajoutent significativement au goût du savoir l’amour de la chasse10. Si les savants restent généralement périphériques à l’action, ils représentent une tendance du récit qui se traduit par des structures narratives identifiables : les récits de tour du monde ou de voyages interminables correspondent ainsi à une volonté de peindre la planète sous tous ses aspects même s’ils le font dans une version caricaturale, en reprenant les clichés attendus de chaque pays. Cette mise en scène du sauvage « en situation » n’est pas si éloignée des foires aux monstres et de l’esthétique des zoos humains, deux spectacles dont la proximité a été mise en évidence par Robert Bogdan (2002). Comme dans ces spectacles, le récit met en scène l’autre dans un décor avec lequel il entretient des relations de métonymie et à travers des actions significatives (dans la mesure où elles signifient ce qu’on veut leur faire dire) ; comme ces spectacles encore, le récit cherche moins à représenter fidèlement qu’à reproduire les stéréotypes les plus sensationnels associés à chaque race et à chaque région – le Chinois fumeur d’opium, le Nègre cannibale, etc. Sauf qu’ici l’action, en prenant à la fois pour thème la faune, la flore, les peuples et le décor, finit par présenter l’espace extra-européen dans sa totalité comme un monstre. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’une des structures narratives privilégiées du genre est celle du récit de voyage picaresque, dont la forme extrême est celle du récit de tour du monde (Le Tour du monde d’un gamin de Paris de Boussenard, Sans-le-sou du même, Le Roman d’un globe-trotter de Varigny, 10.000 lieues sans le vouloir de Jules Lermina, etc.). La traversée erratique d’une série de pays se traduit par une succession d’étapes qui sont autant de mésaventures pittoresques, de rideaux ouverts sur de nouveaux freak shows auxquels le protagoniste nous introduit. Le titre des chapitres du Tour du monde d’un gamin de Paris peut ainsi apparaître comme une série d’annonces sensationnalistes des scènes à voir. Mais ici, le dispositif fictif

10 Horace Holly affirme d’ailleurs, à la veille d’accompagner son confrère dans sa quête de l’éternelle jeunesse fondée sur des documents antiques, « je ne crois pas à ta recherche, je crois à la chasse » ; aussi l’accompagnet-il autant pour ses travaux que pour ce pays plein de gros gibier (Rider Haggard, She).

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« Typologie » du roman d’aventures

permet de mettre en scène la violence que l’on suppose devoir résulter de la rencontre avec le sauvage, là où le zoo humain maintient l’écart entre l’autre et nous. Les scènes insistent sur la confrontation, la présence brutale de l’élément exotique : « Tête à tête avec un éléphant », « Entre des gueules de crocodiles et des mâchoires de cannibales », « Au milieu d’une armée de cannibales », « Rencontre d’un serpent jaune »… Il n’y a plus ici la distance rassurante que pose, dans les zoos humains, le dispositif spectaculaire (Letourneux, 2008, 3). Pas plus qu’ils n’incarnent des types de récits, le chasseur, le serviteur de l’Etat et le savant ne sont les seules figures présentes dans ce type de roman. D’autres personnages mériteraient d’être abordés, comme le journaliste (qui décrit le monde, comme le savant, mais est aussi un homme d’action proche du chasseur) – personnage qu’on retrouve aussi bien dans Le Monde perdu de Conan Doyle que dans Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi, ou Claudius Bombarnac de Jules Verne – ou encore le greenhorn, ce « pied tendre », double du lecteur fraîchement débarqué de la ville et qui méconnaît tout du monde qu’il découvre (Karl May a proposé un portrait de ce personnage essentiel dans les premières pages de Winnetou). Si nous nous sommes arrêtés sur le chasseur, l’explorateur et le savant, c’est qu’ils nous paraissent plus que tout autre exprimer la spécificité de l’idéologie du roman d'aventures en pays lointain. En effet, ils représentent trois des principaux modes de relation au monde : la fascination pour un univers fantasmatique et abstrait, réduit à un terrain de jeu, la conception dominatrice et ethnocentriste de l’univers, qui conduit soit à protéger, soit à combattre l’autre, et enfin l’intérêt pour un espace mal connu qu’il s’agit de faire exister. Il est notable que ces trois types de rapport au monde recoupent les trois grandes tendances du discours colonial : ouverture sur de vastes espaces de conquête, domination d’un monde moins puissant, et intérêt scientifique. Rien d’étonnant alors à ce que les trois types de personnages puissent être présents ensemble dans certains romans à l’arrièreplan colonial marqué : dans Queen Sheba’s Ring par exemple, où les héros blancs, mimant certaines pratiques politiques, viennent protéger un peuple contre un autre, le groupe des héros associe le savant Higgs, le militaire Quick et le narrateur, un aventurier un peu âgé.

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Le roman d’aventures

La mise en intrigue du discours colonialiste s’explique en grande partie par le fait que le roman d’aventures s’inscrit dans une stéréotypie générique, qui le conduit à adopter a priori les valeurs assumées par le genre. Cela signifie également que la représentation du monde, et sa mise en intrigue dans la forme du récit évoluent au fil du temps. Et même si la tendance propre au genre à toujours reprendre et varier le conduit bien souvent à assumer des valeurs déjà dépassées, il n’empêche qu’il reflète l’évolution des représentations. Dans un premier temps, le roman d’aventures est dominé par une idéologie de la conquête coloniale qui conduit les auteurs à proposer des récits de voyage et d’exploration. L’impression d’un monde primitif face au nôtre, l’incapacité à envisager ce monde autrement qu’à travers sa sauvagerie, tout conduit à en faire le terrain un peu abstrait de toutes les aventures et de tous les possibles – et les scénarios hésitent entre jeux (chasse, courses, etc.) sur un terrain vierge, exploration des terrae incognitae, colonisation l’arme à la main, et prédation pure et simple des trésors exotiques. Mais au début du siècle, avec la disparition quasi totale des zones inconnues, et la colonisation de l’ensemble du globe, les régions lointaines vont cesser de représenter des espaces vierges où toutes les aventures paraissent possibles. Les populations locales ne semblent plus évoluer dans des déserts fantasmatiques pour s’inscrire désormais dans un système de relations qui met en jeu la métropole elle-même : relations économiques, politiques, militaires... Il n’y a plus nécessairement de trajet vers le monde exotique, puisque les régions lointaines appartiennent déjà à l’Occident, et les protagonistes peuvent être des propriétaires terriens (Le Fantôme de la baie des tigres d’André Star, Les Rôdeurs de brousse de Paul Dancray), des commerçants (Le Collier du prêtre Jean de Buchan), des fils de diplomates (Les Fiancés de Manille de Pierre Demousson) et surtout, par dizaine, des soldats et officiers de garnison. Mais l’Aventure naît d’un désordre dans un monde dont on sent qu’il n’est pas tout à fait consolidé (processus similaire à celui du roman d'aventures historiques) et que l’autorité apparente n’est pas nécessairement celle qui possède effectivement le pouvoir (comme c’est le cas dans le roman d'aventures sociales). Les révoltes contre l’autorité coloniale des autochtones acculturés, souvent fomentées par des puissances ennemies, si elles sont toujours présentées comme des prédations de bandits ou de pirates, reflètent ce glissement d’une dynamique de conquête à une logique de préservation de l’ordre, beaucoup plus proche de ce que l’on rencontre dans les romans d'aventures sociales. Dans Le Prophète au manteau vert de John Buchan, les 108

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Allemands poussent les pays arabes à se rebeller contre l’autorité britannique pour déstabiliser les alliés pendant la Première Guerre mondiale. On retrouve fréquemment une telle présentation ambiguë des revendications nationalistes, à la fois exprimées et occultées, chez Talbot Mundy (King of the Khyber Rifles, Jimgrim), chez Demousson (Les Fiancés de Manille), Bonneau (L’Espionne du De-Tham), Armandy (Le Rénégat), etc. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’idée, si fréquente dans le roman d'aventures, d’un caractère monstrueux d’un rapprochement entre le « sauvage » (ou ce que l’époque considérait comme tel) et la civilisation, signe de la fragilité des édifices coloniaux. Rien d’étonnant en cela, puisque l’espace lointain apparaît également comme une partie du pays qui l’a annexé. Désormais, il s’agit de pacifier et d’assimiler l’autre, de supprimer en lui toute altérité, cette altérité prenant la forme d’une rébellion ou d’une criminalité résiduelle. Les romans de Talbot Mundy et de Cutcliffe Hyne sont le reflet de cette première transformation, ceux de P. C. Wren aussi, on l’a vu ; en Allemagne, un écrivain comme Friedrich Mader s’approcherait de ce modèle ; et en France, des auteurs comme André Armandy ou Jean d’Esme exploitent cette veine11. Avec la décolonisation, le modèle de la menace au sein de la colonie est à son tour remplacé par une nouvelle forme de récit : le pays lointain n’appartient plus au colon, aussi, l’aventure se traduit-elle par un trouble de l’ordre intérieur et la résolution de la crise apparaît comme un travail pour faire perdre son caractère dépaysant à la contrée lointaine. En obtenant son autonomie, le pays lointain ne retrouve pas non plus son statut de terrain vierge, de zone naturelle où l’on peut combattre comme on chasse ou on joue à la guerre (comme c’était le cas à la fin du XIXe siècle). Il apparaît comme une puissance politique constituée, mais qui conserve en elle-même sa part de sauvagerie. Comme dans les mystères urbains, les pays lointains sont perçus comme un système social dont l’ordre n’est qu’apparent, et derrière lequel se cache une violence et un désordre prêt à éclater à tout moment. Le lien entre politique, dépaysement et sauvagerie caractérise les

Si ce type de récit s’est développé avec la disparition des zones vierges du globe, il existait déjà auparavant : Balle-Franche de Gustave Aimard décrit une révolte indienne sur les terres conquises par les Etats-Unis, et un roman comme Le coureur des jungles de Louis Jacolliot est fondé sur un tel motif de révolte – affirmant cette fois l’incapacité des Anglais à se faire aimer des populations autochtones. 11

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romans d’espionnage fondés sur l’aventure 12 : ceux d’Oppenheim et, plus tard, la série des James Bond de Ian Fleming, ou encore la série des OSS 117 ou des S.A.S. Si ces œuvres ne sont plus rattachées que très partiellement au modèle du roman d'aventures géographique, puisque s’y mêlent l’influence du roman policier, du récit de guerre ou de la politique-fiction, elles en conservent pourtant une bonne partie des structures et des thèmes : accent sur l’action violente, construction épisodique, goût pour le dépaysement associant le paysage lointain avec une certaine sauvagerie, description du monde de l’autre comme d’un monde sans lois. Si le roman d’aventures inspiré des récits de voyage, d’exploration et de la politique coloniale est celui qui vient immédiatement à l’esprit, on aurait tort cependant de cantonner le dépaysement géographique dans le roman d’aventures à la seule évocation des régions lointaines. En réalité, pour peu que l’auteur le thématise, il suffit d’un court voyage pour que l’altération du monde puisse signifier au lecteur le basculement dans une logique de l’écart. Car ce n’est pas la distance qui fait le dépaysement, mais la façon de présenter l’espace : dans Enlevé de Stevenson, le héros reste en Ecosse, et pourtant, l’aventure repose bien sur un dépaysement spatial avec deux espaces antagonistes. En effet, le roman narre non seulement le voyage du héros, mais sa découverte des paysages et des mœurs sauvages des Highlands qui désorientent l’Ecossais civilisé, le lowlander, qu’est David. Stevenson précise d’ailleurs dès la dédicace son intention de dépayser le lecteur en lui offrant une époque et un espace atypiques, afin de « distraire un jeune gentleman de son ‘Ovide’ et […] l’emmener avec lui pour un instant dans les Highlands et le siècle dernier, et […] le mettre ensuite au lit avec quelques images attrayantes à mêler à ses rêves » (Enlevé). L’association de ce double dépaysement est destinée à offrir un univers de fiction susceptible d’exalter l’imagination du lecteur. Une autre tradition prolifique du roman d'aventures qui fait appel à ce type d’exotisme en miniature est celle des récits de scoutisme d’après la Seconde Guerre mondiale – qu’accueillera en particulier la collection Signe de Piste. Le scoutisme s'inspire de la vie de l'éclaireur des colonies anglaises, et tente d'appliquer les mêmes règles de vie dans le cadre plus familier des campagnes d'Europe. Dans l'imaginaire scout, il y a donc dès l'origine une Par opposition à ceux, plus réalistes, qui mettent l’accent sur la politique et les mécanismes du pouvoir, comme chez John Le Carré.

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« Typologie » du roman d’aventures

volonté de s'inspirer de l'esprit d'aventure tel que le roman d’aventures coloniales en donnait de fréquents témoignages. Rien d'étonnant à ce que les récits, se déroulant dans le cadre familier du camp, aient reproduit le schéma des romans d'aventures à l'exotisme plus lointain, mais dans un univers accessible aux enfants. D'autant que pour un jeune adolescent des villes, la campagne où il passe ses vacances ou participe à des camps scouts est déjà exotique. Pour la même raison, les romans d'aventures dont les héros comme les lecteurs sont des enfants, ont pris, à partir des années trente, de plus en plus souvent pour cadre des régions proches, mais dans lesquels la campagne représente un territoire mystérieux et inquiétant, et un auteur comme Enid Blyton, avec des séries comme Le Club des cinq, saura exploiter cet attrait pour une aventure de dimension réduite (R. L. Green, 1969). Nul besoin donc d’un voyage aux confins pour dépayser le lecteur. Il suffit que l’espace proche soit présenté d’une façon nouvelle et que les signes qui lui sont associés en fassent un espace différent de celui du lecteur pour que l’aventure devienne possible. Autrement dit, le dépaysement spatial est renforcé par un dépaysement social, dans la mesure où il recourt à un brouillage des conventions sociales (disparition de l’autorité, apparition de groupes criminels bouleversant les règles, mise hors-la-loi du héros, etc.). Dans Les Trente-neuf Marches (John Buchan), la campagne devient ainsi un paysage sauvage parce que les conditions particulières à l’origine de l’aventure (accusation imméritée de meurtre, ennemis dissimulés, etc.) font que le héros ne peut plus compter sur la loi et la civilisation pour se protéger. Dès lors, la campagne familière se découvre hostile : le héros affronte la pluie, l’orage et le froid, mais aussi la fatigue, la faim et la soif. On reconnaît ici les caractéristiques de ce que l’on appelle aujourd’hui, à la suite des Anglo-Saxons, le thriller, dont on trouve déjà les racines chez les auteurs britanniques dès le début du XXe siècle : on peut citer certains romans de John Buchan, de A. E. W. Mason, d’Edgar Wallace ou de Sax Rohmer. Il est frappant dans tous les cas de remarquer que les auteurs prennent souvent la peine de redoubler le dépaysement en ajoutant au déplacement du protagoniste dans une région qu’il connaît moins une altération du contexte historique ou social. Le lecteur découvre un monde caché près de l’univers qui lui semblait familier – sociétés secrètes, bandes de malfaiteurs ou de rebelles – qui permet de rapprocher en un sens les événements vécus par le héros de ceux qu’il affronterait en partant pour des contrées lointaines. Les intrigues policières sont souvent présentes et les récits 111

Le roman d’aventures

architecturés autour du complot (d’ordre privé ou politique) sont fréquents. Loin de simplement s’additionner, les effets de dépaysement se renforcent en multipliant les indices de ce que l’altération du monde joue un rôle dans la détermination du pacte de lecture : ce pas de côté que fait le héros qui transforme le monde familier en espace romanesque, c’est bien celui que l’on invite le lecteur à faire à son tour pour jouer le jeu d’une vraisemblance fondée sur l’écart. On l’a vu, le voyage du protagoniste formule dans le texte celui du lecteur-modèle : il matérialise le basculement dans la logique de l’aventure à l’instant où celui-ci se produit, la nécessité de jouer le jeu de l’extraordinaire. De façon significative, ce changement intervenant dans l’espace est généralement assimilé à un voyage dans le temps, comme s’il s’agissait d’indiquer que c’est toujours, d’une façon ou d’une autre, l’ensemble du chronotope qui doit être altéré – autrement dit, le statut même du réel. Les régions que visitent les héros semblent presque toujours surgies du passé : de façon évidente lorsque les tribus qu’affrontent les protagonistes sont désignées comme « primitives », retrouvant les théories du darwinisme social (Fabian, 1983) ou quand le personnage se retrouve perdu dans des pays arriérés, d’où le confort moderne est absent, et où l’on substitue la coutume aux lois officielles, comme dans Phroso d’Anthony Hope, récit fondé sur le surgissement d’un ordre archaïque sur une île. De façon plus métaphorique, c’est la sauvagerie et l’absence de lois qui caractérisent le monde, quel qu’il soit, faisant du voyage du héros une découverte d’un univers présocial, à l’état de nature : c’est le cas de l’opposition du highlander et du lowlander chez Stevenson. Parfois le passé surgit littéralement dans le présent, comme dans L’Epouse du soleil de Gaston Leroux, roman dans lequel le monde paraît régresser vers un passé lointain et mythique, celui du « Pérou de Pizarre et des Incas » (chapitre un), au point de transformer « le commis de la Banque franco-belge » en roi des Incas ! Rien d’étonnant à ce que, dans cette régression vers l’origine, l’une des fonctions les plus importantes parmi les Incas soit celle du « gardien des quipos, transmetteur de la tradition, le chef vénéré des quipucamayas : celui qui sait l’Histoire ». Dès lors que le lointain est perçu comme une survivance du passé, la préservation de l’Histoire devient essentielle. Cette forme de voyage régressif a d’ailleurs donné lieu à l’apparition d’un véritable sous-genre décrit par Lauric Guillaud (1993), les récits de mondes perdus (cf. infra), qui décrivent la découverte de civilisations passées préservées du progrès par une situation géographique particulière, représentant en ce sens la formulation explicite de ce 112

« Typologie » du roman d’aventures

qui est implicitement présent dans tout le roman d'aventures géographiques : ce qu’on découvre dans les régions lointaines, c’est quelque chose de primitif, comme surgi de notre propre passé et renvoyant à une logique irrationnelle.

Dépaysement historique Le roman d'aventures historiques est le deuxième type de récits qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque le roman d'aventures : de L’Ile au trésor (R. L. Stevenson) au Bossu (Paul Féval) en passant par Scaramouche (Rafael Sabatini), Moonfleet (J. M. Falkner) et Le Corsaire noir (E. Salgari), les œuvres les plus fameuses sont liées à un tel dépaysement. En Espagne par exemple, alors qu’il n’existe pas de véritable tradition de romans d'aventures géographiques (à l’exception de Jose de Elola ou de Jose Mallorqui), on trouve une veine très riche du roman historique et, à l’intérieur de celle-ci, un grand nombre de romans d'aventures historiques : on peut citer les œuvres de Fernández y González, d’Ortega y Frias ou une partie notable de la production de Pio Baroja (par exemple Zalacain l’aventurier, ou encore la série des Mémoires d’un homme d’action). En réalité, rares sont les auteurs de romans d'aventures qui ne se sont pas laissés tenter, à un moment ou l’autre par le dépaysement historique : Rider Haggard a évoqué notamment l’Antiquité, le Moyen-Age ou la Renaissance, Louis Noir a narré les aventures de Surcouf, Conan Doyle celles du Brigadier Gérard et de Sir Nigel, il n’est pas jusqu’à Louis Boussenard qui n’a tenté sa chance dans le genre en décrivant, dans Les Brigands d’Orgères, les exploits d’une bande de chauffeurs. De même, on oublie souvent que les romans de l’Ouest se définissent comme des romans historiques que comme des romans géographiques : c’est même ce qui différencie la veine européenne du genre (les Gustave Aimard, les Gabriel Ferry, les Karl May, les Mallorqui), pour qui le dépaysement spatial prime, des auteurs américains qui s’inscrivent avant tout dans l’idée d’une fondation nationale. C’est d’ailleurs par une réflexion sur les relations de l’Histoire à la géographie par la médiation de l’action que James Fenimore Cooper débute Le Tueur de daims, soulignant que si la brève histoire de l’Amérique mérite qu’on s’y intéresse, c’est que l’action des homme a, en quelques générations, transformé radicalement la géographie du territoire. Cooper pose ainsi les premiers jalons du mythe de la frontière, insistant sur le moment de l’action où la sauvagerie et la civilisation s’affrontent.

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Louis Gallet, Les Exploits de Cyrano de Bergerac, Le Capitaine Satan, première livraison, Paris, F. Juven, s. d. [1898].

Pour le lecteur, le dépaysement temporel introduit une altération plus grande que le dépaysement géographique : la distance spatiale peut toujours être comblée par un voyage, tandis que l’écart temporel est infranchissable. Le passé est toujours en 114

« Typologie » du roman d’aventures

un sens irréel, c’est pourquoi il peut si facilement se charger de mythologie. C’est sur cet écart radical que se construit la cohérence de l’aventure. De l’Histoire, les auteurs ne retiennent qu’« une aventure globale dans laquelle peuvent s’insérer les aventures individuelles du personnage » (P.-J. Rémy, 1972) - un vaste récit duquel le discours surplombant de l’historien est autant que possible évacué. Ce qui importe dans l’univers passé, c’est le décalage qu’il instaure avec notre réalité. Dès lors, l’histoire est réduite à ce qu’elle a de plus anecdotique ; l’auteur ne cherche plus à la rattacher à une superctructure qui permettrait de l’expliquer, mais la saisit au contraire comme un territoire isolé du continuum, un pays qui peut s’appeler le Moyen-Age, l’Antiquité, l’Ancien Régime, la Renaissance... Ce temps circonscrit se charge en retour d’images, de traits stéréotypiques qui tendent à lui donner une unité mythique. En surinvestissant les représentations collectives (celles des images d’Epinal, des intertextes repris jusqu’au poncif) au détriment de la fidélité au réel, le récit tend à reformuler l’événement historique pour lui donner les couleurs de la fiction. Cette relation à l’Histoire est ce qui différencie le roman d'aventures historiques des romans historiques proprement dits, dans la mesure où le traitement du passé ne peut pas être pris ici comme une volonté de figurer une époque particulière, pour ellemême ou pour la confronter à l’époque contemporaine : ce n’est plus tant une période qui est représentée que l’univers de fiction offert par les œuvres des auteurs ayant antérieurement évoqué l’époque. Dans la tension entre roman et Histoire mise en évidence par Claudie Bernard (1996), c’est ici, et de loin, le roman qui l’emporte, dans la mesure où, de l’Histoire, on retient surtout les transpositions romanesques. Alors que le roman historique met l’accent sur la période historique qu’il évoque, le roman d'aventures historiques s’intéresse moins à l’époque en elle-même qu’à sa faculté de susciter l’aventure. Mais entre L’Ile au trésor de Stevenson et Les Fiancés de Manzoni, il existe une infinité de degrés dans la relation à l’Histoire : et l’on glisse aisément de Walter Scott à Alexandre Dumas, de Dumas à Michel Zévaco, de Zévaco à Paul Féval fils, et de celui-ci à Emilio Salgari ou Albert Bonneau. Chez ces derniers, l’histoire n’est qu’une toile peinte, un vague décor, dans lesquels les auteurs substituent aux personnages ou aux événements historiques des homonymes 13 : dans Le Corsaire noir de Salgari, Morgan et Carmaux n’ont rien en Nous reprenons ici la distinction établie par Thomas Pavel (1988) entre personnages migrants et personnages homonymes, les seconds ne possédant des figures historiques que le nom.

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commun avec les pirates réels auxquels ils empruntent leur nom, et la prise de Maracaibo n’a rigoureusement rien à voir avec ce qui s’est produit dans la réalité. Quant à Albert Bonneau, dans ses romans d’aventures « historiques », comme La Danseuse du grand Mogol, il se contente d’indiquer vaguement une époque, sans lui associer aucun événement authentique, ni aucune figure historique. Dans la pratique, la difficulté à distinguer le récit historique du roman d'aventures historiques est d’autant plus grande que la relation entre la place de l’Histoire et le statut générique du texte n’est pas évidente. Ainsi, dans des romans comme L’Héroïne de Michel Zévaco et D’Artagnan contre Cyrano de Paul Féval fils, trouve-t-on des allusions à de nombreux événements historiques dont la description peut faire l’objet de chapitres entiers. Le premier prend comme sujet principal l’échec du complot de Gaston d’Orléans et de Chalais en 1626 contre Louis XIII ; le second, qui se situe dans la période qui sépare Les Trois Mousquetaires de Vingt ans après, choisit pour personnages principaux d’Artagnan et Cyrano de Bergerac (qui ont tous deux existé), et laisse une place considérable à d’autres figures, comme Richelieu, Mazarin, ou Louis XIII. Le traitement de l’Histoire est cependant dans les deux cas très particulier. Ainsi, les personnages principaux de Paul Féval ont peu de points communs avec leurs référents historiques : comme le d’Artagnan de Dumas était fort éloigné de son modèle réel, le Cyrano de Féval n’a plus grand chose à voir avec l’écrivain du XVIIe siècle. Le premier chapitre, intitulé de façon transparente « Un nez de… gentilhomme » témoigne de ce que c’est au personnage fictif inventé par Edmond Rostand que se réfère l’auteur. A deux reprises d’ailleurs s’esquisse une variation autour de la scène du nez : l’une en particulier oppose un impertinent à Cyrano, tous deux s’affrontant de mots, avant que l’altercation ne s’achève à coups d’épée. Si les personnages principaux de Féval se réfèrent à des figures extérieures au récit, c’est moins à l’Histoire qu’à l’intertexte de Rostand et de Dumas – ce dernier étant cité dès l’avant propos intitulé « Une négligence d’Alexandre Dumas ». Quant aux figures de Richelieu et de Mazarin, elles évoquent moins leurs homologues historiques que leurs interprétations dumasiennes : le premier apparaît, comme dans Les Trois Mousquetaires, assis derrière un bureau, et le second reprend la « voix flûtée » de son homonyme de Vingt ans après. Les stéréotypes qu’avait inventés Dumas sont encore accentués ici, Féval jouant à plaisir sur l’opposition des deux personnages. Autrement dit, on glisse dans une logique de transfictionnalité (Saint-Gelais, 1999-2000), dans laquelle le personnage persistant 116

« Typologie » du roman d’aventures

n’est plus emprunté au réel, mais à d’autres fictions. Tandis que Dumas reprenait avec fantaisie les épisodes historiques, et restait ainsi entre l’Histoire et la fiction, Féval ne s’intéresse pas à l’Histoire, mais à la seule transcription qu’en proposait déjà Dumas. Le cadre n’est donc plus historique, c’est un simple univers de fiction livré clé en main avec ses codes (les complots de pouvoirs, les spadassins bons vivants…) et son style (ce ton enjoué qui fait le charme des Trois mousquetaires). L’Histoire ne renvoie pas à un espace réel, mais au contraire à un univers intertextuel. Le cas de Michel Zévaco est en apparence plus ambigu. Les événements (complots de Chalais et de Gaston d’Orléans) qui servent d’arrière-plan à L’Héroïne sont authentiques. Aussi son œuvre paraît-elle mériter davantage que celle de Féval le qualificatif de roman historique. Pourtant, si l’épisode historique est omniprésent, il ne joue pas un rôle central dans l’aventure, mais sert d’arrière-plan à une intrigue de pure fantaisie cette fois, dont les protagonistes sont fictifs. Le centre du récit présente l’affrontement d’un bretteur, Trencavel, avec les sbires du cardinal, et ses amours avec l’aventureuse Annaïs de Lespars. Si cette dernière prend part aux intrigues de Chalais contre le Cardinal, c’est pour des motifs tout personnels, puisqu’elle lui reproche d’avoir causé la perte de sa mère. La chute des différents conjurés ne l’affecte guère, pas plus qu’elle n’affecte en réalité Trencavel : tous deux sont surtout recherchés parce qu’ils possèdent une lettre compromettante (et imaginaire) de Richelieu. Quant aux protagonistes historiques du complot, ils disparaissent derrière des stéréotypes romanesques : Gaston d’Orléans est un lâche de comédie, Chalais un jeune premier chevaleresque, perdu par amour pour Mademoiselle de Montpensier. Quant à Richelieu, il s’inscrit encore dans la tradition dumasienne, on l’a vu, même si Zévaco ajoute à son esprit calculateur des sentiments amoureux. Plus généralement, il faut remarquer que cette époque qui s’étend du règne de Richelieu à l’avènement de Louis XIV, que se partagent Féval fils et Zévaco, mais aussi Amédée Achard (BelleRose, La Cape et l’Epée), Féval père (Le Bossu débute en 1699), ou, en Grande-Bretagne, Stanley Weyman (Under the Red Robe) et Arthur Conan Doyle (Les Réfugiés), sert d’arrière-plan à des romans à l’esthétique codifiée par Dumas (Letourneux, 2003). Dans ce cas, l’époque paraît intéresser moins les auteurs pour sa dimension historique que parce qu’il s’agit d’un espace fictionnel préconstruit, un cadre spatio-temporel plus romanesque plus que réaliste, à la galerie de personnages typiques (le « bretteur », le « maître en fait d’armes », le « mousquetaire », l’ « aubergiste », le « Jésuite », etc.), aux lieux géographiques (le vieux château 117

Le roman d’aventures

provincial, la taverne, les souterrains de Paris, les geôles) qui impliquent une série d’événements (le départ pour Paris, le duel, l’enlèvement de la jeune fille, l’évasion), ou encore parce qu’elle fournit la tonalité principale du récit (l’héroïsme bravache, l’humour, la démesure des personnages, etc.). Dans ces récits, que l’on appelle en France de « cape et d’épée14 » ou, en Angleterre, les swashbucklings, l’Histoire apparaît explicitement comme un décor conventionnel. Les termes employés pour qualifier ces œuvres expriment clairement la portée de l’Histoire dans ces récits. Si l’on excepte la probable origine espagnole d’une expression qu’on trouve déjà en titre d’un ouvrage de Roger de Beauvoir en 1837, l’expression de « cape et d’épée » est en elle-même significative. Elle désigne un monde qui se réduit à une cape, c’est-à-dire à un costume de théâtre (et à une fonction, se cacher)15, et à une « épée », outil de l’aventurier et du chevalier. En mettant au même niveau l’épée (c’est-à-dire implicitement ce qui permet les actions du héros) et la cape (c’est-à-dire son costume, réduction de l’Histoire à un simple signe), l’expression montre quelle relation l’œuvre établit entre Histoire et événement : contrairement au récit historique, l’événement fantaisiste (le duel) l’emporte sur le rôle que l’époque est appelée à jouer (puisque celleci se limite à une cape)16. La notion de swashbuckling, quant à elle, met l’accent sur un autre aspect du récit, sa fantaisie : le swashbuckler, c’est le pirate de comédie, un fanfaron à l’âme romanesque ; le terme regroupe l’idée d’un panache et d’une certaine insouciance. Car non seulement il existe une désinvolture par rapport à l’Histoire, mais le style lui-même manie l’humour et la légèreté, et les personnages eux-mêmes, bretteurs et hâbleurs, sont emportés par cette distraction, se plaisant à jouer de l’épée et du bon mot. Certes, le swashbuckling et le récit de cape et d’épée renvoient traditionnellement à des œuvres qui situent leur intrigue entre la Renaissance et le Premier Empire. Mais en réalité ces deux notions 14 Sur le récit de cape et d’épée on peut cependant citer, entre autres, les travaux de Sarah Mombert (in Migozzi, 1997 et 2000) et de René Garguilo (1992, 1999). 15 En Angleterre, l’expression « cloak and dagger », si elle traduit l’expression française, évoque un tout autre genre, puisqu’elle désigne un récit d’espionnage riche en rebondissement et en mystère. Pourtant, la cape, qu’on rencontre dans les deux cas, renvoie à une même théâtralité, à un même romanesque débridé. 16 On notera que l’expression tardive de peplum (inventée dans les années 1950), dérivée du grec ancien « peplon » signifiant « tunique », repose sur la même désignation du monde à travers un simple costume.

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se réfèrent moins à une époque historique qu’à une atmosphère, un ton et des motifs identifiables (le duel à l’épée, la présence d’un spadassin isolé, face à l’autorité, etc.) : en fait, rien n’empêche d’employer le terme, pris dans son sens le plus large, pour désigner des récits de science-fiction (on le fait souvent pour la série martienne de Rice Burroughs) ou des romans-westerns (comme pour la série des Zorro de Johnston McCulley). Dans les deux cas cependant, la présence de nombreux combats au sabre et le cadre de fantaisie justifient l’expression. On le voit, ce qui différencie le roman d’aventures historiques du roman historique, c’est sa tendance à préférer à la peinture de l’époque l’intertexte d’autres œuvres de fiction ; ainsi, les Caraïbes de Morgan (Stevenson, Sabatini, Salgari, etc.) sont-ils nourris de l’univers mythique de Defoe ; l’Amérique de la première moitié du XIXe siècle (Gustave Aimard, Gabriel Ferry, Karl May17, etc.) se réfère, malgré les prétentions autobiographiques des auteurs, à l’univers inventé par Fenimore Cooper ; en Ecosse, les romans tardifs qui prennent pour arrière-plan les guerres et révoltes écossaises (Stevenson, Buchan) se placent implicitement ou explicitement dans la perspective de Walter Scott. En Italie, les révoltes malaises et indiennes contre les Anglais (Luigi Motta, Antonio Quattrini, Emilio Fancelli, etc.) se réfèrent avant tout au chronotope romanesque de Salgari (lequel mêlait imaginaire pirate et aventures géographiques18). Ainsi est-il possible d’établir une première distinction entre le roman d'aventures et le roman historique. Si l’Histoire peut tenir une place importante dans les deux cas, sa relation à la fiction diffère considérablement de l’un à l’autre. Pour le roman d'aventures, l’Histoire apparaît avant tout comme un univers romanesque, au sens où il obéit d’abord à une logique de fiction et ne trouve pas d’équivalent dans l’expérience réelle. Pour que l’on ait le sentiment d’être face à un roman d'aventures historiques, il faut que la représentation de l’Histoire soit commandée par les contraintes de l’aventure. En se nourrissant des œuvres antérieures, le roman d’aventures historiques tire parti d’un univers de fiction qui est déjà associé à une série de personnages et d’événements, et même à un style. Ce que les auteurs empruntent à leurs prédécesseurs, ce n’est pas un cadre fidèle à son référent (quel besoin sinon d’en passer par des intermédiaires ?) mais au contraire une Histoire qui est déjà du roman, et dont ils ne Voir Margaret Murray Gibb (1927) et Ray Allen Billington (1981). Voir Felice Pozzo (2000) et, pour les réécritures les plus frappantes, V. Sarti (1994). 17 18

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retiennent que le pittoresque. La relation avec les intertextes de Dumas, d’Ainsworth, de Scott ou d’autres encore est une façon d’insister sur les effets de dépaysement, puisque les intertextes jouent contre le référent réaliste. Pour le roman d'aventures historiques, le but n’est pas de rendre fidèlement le passé mais de le rendre insolite. Si dans le roman d'aventures géographiques, l’espace lointain est réduit à un système de signes soulignant sa dangerosité et son étrangeté, dans le roman d'aventures historiques, l’Histoire devient de son côté un espace abstrait, réduit à quelques éléments-clés, qui suffisent en eux-mêmes à évoquer une époque cohérente, parce que l’intertexte des ouvrages historiques et l’imaginaire collectif permettent de remplir les blancs de cet imaginaire. Le récit se nourrit de l’Histoire comme d’un lieu (topos) susceptible de faire naître l’aventure : par l’écart qu’elle institue avec les univers familiers du lecteur, l’histoire contribue à rendre vraisemblables les aventures extraordinaires. Paradoxalement, cette fonction excentrique de l’Histoire suppose de détacher autant que possible l’intrigue des points de repères historiques : l’événement ou le personnage authentique seront relégués au second plan, comme autant d’effets de couleur locale. Trop présente, l’Histoire imposerait sa trame déjà connue contre les aléas de l’aventure. Le récit d’aventures déplace ainsi son centre du référent réaliste (l’Histoire) vers la fiction offerte par l’aventure privée. Lorsque l’Histoire n’est pas tout simplement occultée, comme chez Bonneau ou Salgari, elle est reformulée en termes de conflits privés par des protagonistes peu sensibles à la politique. Quand les mousquetaires de Dumas et les Pardaillan de Zévaco mettent en avant leurs intérêts de cœur contre la raison d’état, ou quand André-Louis endosse le costume de Scaramouche tour à tour pour défendre la Révolution et la Monarchie pour des raisons personnelles, ils mettent en avant l’aventure contre l’Histoire. Cela explique que les héros ne soient pas des grandes figures du passé, mais des petits nobles ou des bourgeois qui assistent de loin aux remous qui agitent leur monde ou qui, lorsqu’ils participent aux événements, le font sans incidence réelle sur l’Histoire : leurs aventures sont anecdotiques 19 . Bien plus, à choisir, les auteurs

Les romans de Dumas, que l’on présente souvent comme le « père » du roman d'aventures historique et qui a effectivement influencé la plupart des auteurs de cape et d’épée, ne correspondent qu’imparfaitement à ce modèle : en général, ses héros sont des personnages historiques (tels Henri de Navarre et Marguerite dans La Reine Margot), confrontés à des événements authentiques (comme la Saint Barthélémy). Enfin, comme l’a 19

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préfèrent substituer un héros imaginaire, plus malléable, au personnage historique : dans Capitaine Blood de Rafael Sabatini, le destin du héros ressemble fort à celui de Morgan, pirate fameux pour être devenu amiral, chevalier et gouverneur. Mais si le héros s’appelle Blood et non Morgan, c’est pour que l’Histoire n’entrave pas la marche de l’aventure : cela permettra par exemple à Sabatini de prolonger les aventures de son personnage à travers deux suites, The Fortunes of Captain Blood et The Chronicles of Captain Blood 20 . Quelques années plus tard, C. S. Forester utilisera le même procédé avec le personnage d’Hornblower, décalque fictionnel de l’amiral Nelson dans un cycle d’aventures maritimes en dix volumes. En réalité, l’Histoire disparaît derrière quelques signes qui ne retiennent de l’époque choisie que les éléments susceptibles de créer un univers pour l’aventure. Quand les romans s’appuient sur des événements authentiques, ce sont les moments troublés de l’Histoire qui sont recherchés, avant tout parce qu’ils sont les plus romanesques. Ces moments de trouble, révolution, conspiration ou guerre, sont présentés à travers la grille de lecture du roman d'aventures, celle du manichéisme et de l’opposition entre le Bien et le Mal (les forces du progrès et celles de la barbarie, les forces de paix et celles de la guerre, du désordre et de la destruction). Dès lors, le conflit que mettait en place le roman d'aventures géographiques entre la sauvagerie des régions visitées et les valeurs de civilisation du héros, se retrouve déplacé de la géographie vers l’Histoire. Ce qui s’oppose ce n’est plus un espace quotidien civilisé et un univers sauvage, mais un temps primitif et son évolution. Si l’Histoire est un décor pour l’aventure, c’est qu’elle en épouse la forme, et qu’elle obéit à ses contraintes : les crises et les enjeux historiques se fondent dans la crise et les enjeux du récit, les conflits de pouvoirs se résument à une tension entre adjuvants et opposants. L’Histoire devient une Aventure et ses aléas, autant de mésaventures. C’est retrouver la véritable opposition, qualitative et non quantitative, entre le roman d'aventures et le récit historique. Le roman d’aventures historiques fait du passé le même usage que le

montré Claude Schopp (1990), l’Histoire est source d’un véritable discours. Mais dans ce cas, l’aventure tend à refluer au profit de l’Histoire anecdotique, ou de l’Histoire romanesque. 20 Morgan apparaît cependant en personne dans une autre œuvre de Rafael Sabatini, Pavillon noir, où il ne joue qu’un rôle très secondaire, puiqu’il n’intervient que dans le dernier chapitre du roman, véritable deus ex machina.

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Le roman d’aventures

roman d'aventures géographiques du décor exotique, ou que celui que le roman d'aventures fantastiques du surnaturel. Il le saisit comme un espace imaginaire en tension : le passé est tout à la fois du réel (cela a eu lieu) et de l’inconcevable (on n’en fera jamais l’expérience). Parce que l’Histoire apporte la part de dépaysement dont a besoin l’aventure pour que le lecteur l’accepte dans cette perspective ambiguë d’irréalisme-réaliste (ou de réalismeirréaliste), elle prend son sens dans le roman d'aventures. A l’inverse, pour pouvoir parler de roman historique, il faut que la préoccupation historique, et non l’aventure, soit centrale. Cette préoccupation peut prendre des formes diverses. Parfois, l’auteur cherche à retranscrire fidèlement une époque : c’est le cas, selon Lukacs (2000), d’un roman comme Salammbô de Flaubert. L’Histoire peut aussi chercher à exprimer, par la violence des événements dépeints, le tourbillon des passions humaines, comme ce fut le projet des grands écrivains romantiques de l’Histoire en Espagne (Ferreras, 1976) ; elle peut enfin servir de métaphore des crises du monde actuel (c’est l’attitude d’auteurs comme Manzoni, Sienkiewicz ou Pérez Galdós). Il est ainsi possible de mettre en évidence des différences fondamentales dans la relation que le roman d'aventures et le roman historique entretiennent avec l’Histoire, mais aussi avec le réel, avec le récit et avec l’action. Juan Ignacio Ferreras (1976) a pu montrer, à propos des romans de Fernández y González, que les frontières génériques pouvaient être franchies d’une œuvre à l’autre. De même serait-il possible de montrer ces glissements d’un roman à l’autre de Dumas ou entre les récits de Rafael Sabatini21. L’opposition entre roman d'aventures et roman historique, repose essentiellement sur le rôle attribué à l’Histoire, facteur de dépaysement permettant l’action ou moteur véritable du récit. Elle illustre le rôle que le roman d'aventures attribue à l’univers fictionnel qu’il met en place. Le chronotope romanesque du roman d'aventures doit servir l’aventure en installant un univers dont les codes font signe vers le dépaysement du lecteur. Dès lors que l’Histoire n’est plus support de l’aventure, mais qu’elle intéresse pour elle-même, le récit bascule du roman d'aventures vers le

Voir par exemple, pour Rafael Sabatini, l’écart qui existe entre les romans prenant pour cadre l’époque des Borgia (Bellarion, The Justice of the Duke) qui profitent des connaissances solides de l’auteur en la matière (il a écrit une biographie de Cesare Borgia), et les romans de piraterie (Capitaine Blood, Le Faucon des mers, Pavillon noir…), plus aventureux et dépaysants, dans lesquels événements et personnages historiques jouent un rôle beaucoup moins important. 21

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roman historique. C’est toute l’ambiguïté d’un auteur comme Pío Baroja, pour qui c’est le lien entre aventure et Histoire qui donne son sens à la vision de l’identité basque, dans une perspective qui n’est pas éloignée du modèle épique, puisqu’il s’agit d’emprunter aux formes les plus archaïques de l’aventure pour lui donner une valeur de fondation. Dans Zalacain ou dans les Mémoires d’un homme d’action, l’Histoire et l’aventure se nourrissent l’une de l’autre au point de trouver un équilibre fructueux. Ces derniers exemples témoignent de ce que l’Histoire ne peut, la plupart du temps, être entièrement réduite à une série de stéréotypes romanesques qui la neutraliseraient pour en faire un simple marqueur de dépaysement. Le référent historique reste toujours chargé de la valeur culturelle qu’on attribue à l’époque. Cela explique que l’intrigue des récits remotive la plupart du temps des scénarios intertextuels empruntés à la mythologie portative associée à la période qui sert de cadre à l’action. On peut en donner quelques exemples, parfois étudiés, en remarquant combien derrière la pluralité des cas, c’est toujours une opposition similaire qui se reformule. Dans son ouvrage sur le roman préhistorique (2006), Marc Guillaumie décrit quelques uns de ces stéréotypes qui constituent le genre, affectant personnage aussi bien que faune, flore et climat. Dans cet ensemble d’œuvres dont Rosny est l’auteur le plus connu, mais dans lequel se sont illustrés bien des écrivains, de Rider Haggard (Les Dieux de glace) à Jack London (Avant Adam) 22 , l’écrivain tend à confondre la quête associée à l’Aventure avec celle de l’Humanité : les mésaventures du héros sont autant d’épreuves qui lui permettent de quitter le monde des bêtes pour atteindre celui des hommes, et l’affrontement avec les éléments et les animaux sauvages deviennent autant de leçons pour révéler ce qui différencie l’homme de la bête 23 . La perspective est celle d’un Darwinisme biologique, souvent mâtiné de Darwinisme social : La Guerre du feu est aussi le récit de l’accès des Blancs à la civilisation. En ce sens, le discours est le pendant de celui de certains romans d’aventures géographiques : comme son nom l’indique, la préhistoire suppose un trajet évolutif dont le terminus ad quem est la civilisation moderne.

Sans même évoquer les liens qu’entretiennent bien des récits de « mondes perdus » (Le Monde perdu de Conan Doyle, En Plutonie du Russe Obroutchev…) avec le genre. Mais dans ce cas, les thèmes sont aussi ceux suscités par l’imaginaire du roman d’aventures coloniales ou du fantastique (sur la question, cf. C. Gaugain, in Boyer, 1991). 23 Voir aussi, sur ce sujet les analyses d’Eric Lysoe (1994). 22

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Dans les récits prenant pour cadre l’antiquité 24 , l’opposition entre civilisation et sauvagerie ne s’articule plus autour de l’idée du progrès, mais au contraire autour de celle des derniers feux d’un monde se nourrissant des stéréotypes hérités des décadents – ceux du XIXe siècle, qu’a étudiés Marie-France David (2003) : ils mêlent ainsi les clichés du décadentisme (érotisme, tortures et raffinements) à l’idée d’un inéluctable déclin. Les Romains (I am a Barbarian d’Edgar Rice Burroughs, « The Last of the Legions » de Conan Doyle), mais aussi les Hébreux (Moon of Israel de Rider Haggard), les Gaulois (Ambor le loup de Rosny l’aîné) ou les Egyptiens (Queen Cleopatra de Talbot Mundy) sont tous confrontés au spectacle de la destruction de leurs valeurs et du déclin de leur civilisation ; et le héros, d’une pureté anachronique, lutte contre la destruction de son monde. L’intrigue est souvent plus pessimiste que celle des autres types de romans d’aventures, parce que l’Histoire – celle qui voit s’effondrer des civilisations devant les Romains, puis l’Empire s’écrouler à son tour sous les attaques barbares – impose un tel mouvement au récit. On doit à une telle vision du monde certaines mésaventures et certains thèmes omniprésents, presque obsessionnels, ceux des cruautés décadentes : perversité de Rome – jeux du cirque, suicides et assassinats – et violence sanguinaire de ses ennemis – qui multiplient les tortures et les actes de barbarie. Mais dans ce cas, à défaut de récrire l’Histoire, le héros finit par assurer sa propre sécurité (et celle de sa fiancée), permettant de réintroduire une conclusion heureuse dans le récit. Les périodes qui suivent celles de l’Antiquité, du Moyen Age aux premières années du XIXe siècle, jouent sur l’opposition entre un univers chevaleresque mourant et un univers moderne, à la fois plus efficace et moins romanesque. Le cadre médiéval, dont Cécile Boulaire (2002) a fait un relevé complet des poncifs, se nourrit ainsi des deux lectures contradictoires de la science positiviste (qui voyait dans le Moyen Age une époque d’obscurantisme, en attente de Renaissance) et du Romantisme (dont les œuvres témoignent de la fascination pour l’imaginaire torturé du gothique – et pour la littérature courtoise). Dans son étude sur « le Moyen Age dans le roman historique romantique » (2000), Isabelle Durand Le Guern a remarqué qu’il existait deux grands types de représentations de cette époque, « l’une tendant à le constituer en âge d’or de l’héroïsme et de la vertu chevaleresque, l’autre le faisant basculer vers une représentation d’un temps obscur et barbare ». Le Moyen Quelques exemples de ces ouvrages sont étudiés dans J.-M. Graitson (1993). 24

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Age est associé à un univers d’où la loi est absente, un imaginaire d’ignorance et de sauvagerie, incarné par les personnages de soldats, d’archers ou de paysans, simples de cœur et francs, mais aussi capables de violences – rapines et jacqueries souvent cruelles. Mais ce monde est aussi celui, menacé, des valeurs chevaleresques, qui conduisent par exemple les personnages de Sir Nigel (Conan Doyle) à préférer l’arc à l’arbalète et à imaginer, comme Chandos devant la bombarde nouvellement inventée, « je vois déjà le jour où tout ce qui nous plaît dans la guerre, sa splendeur et sa gloire, s’écrouleront devant cet engin qui perce une armure d’acier aussi aisément que nous transpercerons une jaquette de cuir » ; et Chandos ajoute : « revêtu de mon armure, j’ai enfourché mon palefroi et je suis venu voir le bombardier poussiéreux et je me suis dit que peut-être j’étais le dernier des anciens et, lui, le premier des nouveaux, et qu’un jour viendrait où cet homme et sa machine nous balaieraient tous, vous, moi et les autres, du champ de bataille ». L’opposition que décrit Chandos, entre un univers passé à la fois archaïque et chevaleresque, et un univers moderne à venir, à la puissance prosaïque, souligne bien l’ambivalence de la relation du roman d’aventures au Moyen Age. Le genre témoigne d’une fascination pour une culture « aristomilitaire » (M. Green, 1979), chevaleresque, aristocrate et élitiste développant un sens de l’honneur très marqué, largement inventée par la vision romantique de Walter Scott ; en même temps, le monde chevaleresque est amené à disparaître pour laisser place au monde moderne qui lui est supérieur. C’est retrouver là le discours de nombreux romanciers de romans d’aventures, ou de ceux de l’Ouest sur la « noble race indienne » à l’inéluctable déclin 25 , comme si le déclin des valeurs médiévales devait retrouver ici encore un certain discours du darwinisme social. Dans les romans d'aventures médiévaux ou ceux situés sous l’Ancien Régime 26 , les héros incarnent les mêmes principes chevaleresques face à un monde qui perd le sens de ces valeurs, mais qui fait pourtant paradoxalement la preuve de son efficacité. Déjà, le cycle des Trois Mousquetaires décline systématiquement cette idée d’une disparition du monde aventureux pour le monde politique de Richelieu, puis celui de Mazarin et enfin celui de

Par exemple chez John Buchan, Salut aux coureurs d’aventures, ou chez Gustave Aimard. 26 Par « Ancien Régime », nous entendons l’époque qui court de la Renaissance à la Révolution française. Il va de soi cependant que cette expression n’a qu’une valeur analogique pour désigner un roman d'aventures britannique ou espagnol. 25

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Louis XIV. Plus généralement, on peut remarquer que, dans la trilogie de Dumas, la disparition de l’Aventure coïncide avec l’avènement de l’Etat et du Roi Louis XIV : en reconnaissant dans Le Vicomte de Bragelonne l’autorité du Roi, d’Artagnan rend les armes. Il devient un simple soldat, et non plus un héros de romans d'aventures. Ceux qui se rebellent contre l’avènement du pouvoir royal, Athos, Porthos, y laissent la vie. Plus généralement, la figure de l’aristocrate ruiné (Scaramouche de Sabatini, Un Gentilhomme et son roi de Stanley Weyman, Men Rodriguez de Sanabria de Fernández y González), celle du spadassin au grand cœur (Les Pardaillan de Michel Zévaco, Le Bossu de Paul Féval), celle du partisan écossais écrasé par les Anglais (John Burnet of Barns de John Buchan, Enlevé de Stevenson) sont autant de façons de formuler ce déclin des valeurs héroïques auquel le cycle des Mousquetaires de Dumas est consacré. Une telle opposition explique également la description problématique qui est faite de la Révolution française dans les œuvres des auteurs britanniques : celles de Stanley Weyman (La Cocarde rouge), de Rafael Sabatini (Scaramouche) ou même celles de la Baronne Orczy consacrées à Napoléon : pour eux, les révolutionnaires sont des sauvages et des brutes, mais les valeurs qu’ils défendent sont celles de l’avenir. Dans tous les cas, et quelle que soit l’idéologie de l’auteur (de l’anarchisme de Zévaco aux positions ultra de la Baronne Orczy), c’est une forme d’aristocratie de l’épée qui est valorisée ; et que celle-ci désigne la Noblesse de sang (Orczy), la vieille chevalerie (Weyman), la valeur du pirate (Sabatini), ou la noblesse de cœur du bretteur (Zévaco), le récit exprime une forme de nostalgie pour un temps dominé par les valeurs aristo-militaires, face aux puissances montantes de l’argent (Féval), du pouvoir de Cour (Dumas) ou des aspirations plébéiennes (Orczy). Tous ces affrontements reformulent l’opposition, théorisée par Norbert Elias (2003), entre l’univers archaïque du chevalier médiéval, dominé par l’action, la force et le cœur, et l’univers centralisé de la société moderne. Qu’il prenne la forme d’une puissance primitive (Haggard, Conan Doyle), d’une chevalerie courtoise (Weyman) ou de la folle gaieté du Gascon des romans de cape et d’épée française (Dumas, Landay, Zévaco), c’est toujours le guerrier présocial que valorisent les romans d’aventures historiques, souvent à travers une trame qui formalise la lutte de cet individu libre face à l’avènement d’une société plus contraignante.

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Il est frappant de constater combien, malgré les variations des époques, le genre évoque la tension entre deux ordres opposés, l’un déclinant, l’autre naissant, dont la tension recoupe celle qui existait, dans le roman d’aventures géographiques, entre civilisation et sauvagerie. Dans les deux cas, le conflit paraît recouper également celui de l’ordre et du désordre, ou de l’espace familier du lecteur et du monde romanesque du récit. Pour que l’Histoire serve l’aventure, encore faut-il que le dépaysement se construise sur un ensemble de signes appelant celle-ci (époque mouvementée, esprit chevaleresque, duels, faiblesse de l’autorité, etc.). Mais la logique de la transposition romanesque de l’Histoire n’est pas réservée au seul roman d’aventures. Elle se retrouve dans d’autres genres de récits d’imagination en particulier les récits sentimentaux. Ceux-ci, fondés sur un désir d’élévation sociale (dont l’archétype est le conte de Cendrillon), s’associent également nécessairement à une forme de dépaysement : on quitte un monde quotidien prosaïque pour celui, féerique, du pouvoir, de la beauté, de l’argent, des grands sentiments et du romanesque. Or, rien n’empêche d’emprunter également la voie du dépaysement historique : dans ce cas, l’Histoire se charge d’autres signes – galanterie, mode de vie enviable ou idéal aristocratique. Cela expliquerait les glissements qui se sont produits, aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne, du roman d’aventures historiques vers le roman historique sentimental. Helen Hughes (1993) a ainsi remarqué que le romance historique britannique avait connu une évolution, constante tout au long du XXe siècle, d’un genre à l’autre, jusqu’à faire du roman sentimental en costume l’une des principales tendances de la littérature populaire contemporaine (collections Harlequin, récits de Georgette Heyer ou de Barbara Cartland)27 Mais dans ce domaine également, il n’existe pas d’hétérogénéité entre les genres. On trouve au contraire de nombreuses œuvres qui hésitent entre structure aventureuse et intrigue sentimentale. L’exemple le plus caractéristique en est certainement celui de Jeffery Farnol. Les récits de cet auteur (The Broad Highway, The High Adventure, Peregrine Progress, ou encore Beltane the Smith) sont généralement construits sur le même schéma narratif, qui

Il existe cependant encore une tradition vivace dans les pays anglosaxons du roman d’aventures historiques, avec les aventures maritimes de Patrick O’Brian ou d’Alexander Kent (tous deux très influencés par C. S. Forester) et celles, humoristiques, de Flashman, le héros de George MacDonald Fraser.

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témoigne de leur ambiguïté générique : dans un XVIIIe siècle de pacotille, un jeune homme est conduit, souvent par des ennemis, à se lancer sur la route ; il rencontre une belle jeune fille dont il tombe amoureux (ou qu’il déteste immédiatement) ; celle-ci est menacée pour une raison quelconque ; les combats du héros contre ses adversaires ou ceux de la jeune fille alternent avec des scènes sentimentales 28 . L’hésitation générique se traduit par le double statut de l’héroïne, à la fois belle à conquérir et vierge à protéger. Elle transparaît également à travers les formules employées par les éditeurs pour définir les œuvres, qualifiées, tel Beltane the Smith, de « Romances of Love and Adventure ». Le cas de Farnol n’est nullement isolé : les romans historiques d’A. E. W. Mason ou d’Anthony Hope ou, en France, ceux des Golon ou de Robert Gaillard, témoignent des mêmes hésitations – et l’on peut plus généralement remarquer que les romances historiques (quelle que soit la nationalité de leur auteur) laissent très fréquemment une place importante à l’intrigue amoureuse, preuve de la proximité d’essence de l’ensemble des romances.

Dépaysement social Contrairement aux dépaysements géographique ou historique, qui viennent immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque le roman d'aventures, l’importance du dépaysement social dans le genre a souvent été négligée ; et il serait difficile d’établir un corpus précis d’œuvres qui entreraient dans cette catégorie. Pourtant, nous le verrons, en cherchant moins à faire de ce type de dépaysement une subdivision du roman d'aventures qu’une des figures de cet écart avec le réel, condition de possibilité de l’aventure, le rôle joué par le dépaysement social dans la construction de l’Aventure et de certaines mésaventures devient un élément important de l’analyse des œuvres.

28 Une des principales variantes à ce modèle se trouve dans les récits où un pirate au grand cœur (ou un mauvais garçon) séduit et terrifie tout à la fois la jeune fille qu’il a enlevée et / ou sauvée : voir Black Batlemy’s Treasure.

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Aristide Gianella, Gli Apaches, o I Selvaggi di Parigi, Florence, Casa Ed. Nerbini, 1910.

Lise Queffélec est l’une des premières à avoir évoqué, à côté des romans d'aventures historiques et géographiques, le roman d'aventures sociales. Dans son essai « La Construction de l'espace exotique dans le roman d'aventures au XIXe siècle » (1988), elle souligne qu’il peut exister trois types d'exotismes dans le roman 129

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d'aventures : l'exotisme géographique, l'exotisme historique et l'exotisme social, qui jouent un rôle analogue de déplacement du lecteur hors de l’univers familier, vers un monde de l’aventure. En proposant un roman d'aventures sociales, Lise Queffelec comble l'une des brèches qui existait jusqu'alors dans les analyses du roman d'aventures et des récits d'action en général. En effet, un grand nombre d’œuvres proposent une trame identifiable de roman d’aventures (structure événementielle, thématisation de l’événement par l’expression du danger et du suspens), sans toutefois recourir aux dépaysements géographique ou historique : c’est le cas des récits de Gustave Le Rouge (Le Mystérieux Docteur Cornélius), ou des œuvres de Gaston Leroux (les Rouletabille29, les Chéri Bibi, etc.). L’univers de ces romans-feuilletons est essentiellement urbain et contemporain. Ce type de récits n’est certes pas réservé à la production française : en Angleterre, on peut être tenté d’y rattacher bien des récits de John Buchan (la série des Dickson Mc Cunn ou des Edward Leithen), de Sax Rohmer, ou d’Edgar Wallace. Or, la nature générique du récit ne paraît pas altérée par de tels choix de dépaysement : les héros récurrents de John Buchan alternent aventures géographiques et aventures anglaises sans que la nature du récit varie profondément ; et, comme le fait à juste titre remarquer Francis Lacassin (1986), le groupe criminel de « la main rouge » que dirige le terrible docteur Cornélius, sinistre figure des romans de Gustave Le Rouge, est organisé à la façon des confréries de pirates d’antan (même vie insulaire, même gouvernement militaire, même pratiques de boucaniers), mais ils s’attaquent désormais aux habitants des villes. Selon Lise Queffélec, le roman d'aventures sociales est dépaysant parce que le texte nous fait découvrir des milieux sociaux (réels ou imaginaires) inconnus du public : la pègre, la grande aristocratie, le syndicat du crime, la Cour des miracles, la prostitution, les sociétés secrètes, etc. Ce monde caché possède en effet ces propriétés qui intéressent le roman d'aventures, au même titre que l'histoire ou la géographie : hors-la-loi, il livre le héros à lui-même ; criminel, il réactive les fantasmes de sauvagerie ; secret, il substitue ses règles à celles de notre société et se prête aux lectures initiatiques… Dès lors une réalité masquée derrière le monde quotidien se fait jour. Sous la ville que connaît le lecteur, se devinent d’autres mondes, aux règles nouvelles et mystérieuses : Encore que la série des Rouletabille fasse également volontiers appel au dépaysement géographique, puisque le héros part en Russie (Rouletabille et le Tsar), dans les Balkans (Le Château noir et Les Etranges noces de Rouletabille), ou en Allemagne (Rouletabille chez Krupp).

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l’univers de la pègre, en régnant sur les bas-fonds et les égouts, s’insinue dans toutes les strates de la société, lui donnant une figure nouvelle et inquiétante ; de même, l’univers de la grande bourgeoisie, envahit, à sa façon, toutes les sphères, aidée dans ses complots par l’argent et le pouvoir (Tortel, 1970). D’autres puissances occultes peuvent être convoquées : les Jésuites, les Francs-Maçons, voire les Chinois ou les Thugs… C’est la transfiguration, voire la défiguration de la ville qui crée le dépaysement du lecteur (Letourneux, 2007) : les hiérarchies traditionnelles sont mises à mal (les aristocrates sont d’anciens forçats, et les mendiants, des princes déguisés), l’espace est altéré (puisqu’il est troué par des lieux fantasmatiques – souterrains, égouts, portes dérobées, passages secrets...), l’ordre, illusoire (puisque les piliers de la loi, la justice, la police, sont corrompus ou manipulés). Si les titres déclinent si souvent l’idée d’un mystère (Les Mystères de Paris de Sue, Les Invisibles de Paris de Gustave Aimard, Les Mystères de Londres de Paul Féval, I Misteri di Napoli de Francesco Mastriani ou I Misteri di Torino d’Arturo Colombi), c’est pour souligner cette reformulation du connu en inconnu. L’imaginaire du roman d'aventures sociales s’inscrit ainsi dans la tradition du roman-feuilleton tel que l’invente Eugène Sue dans Les Mystères de Paris, et qui se présente souvent comme un portrait des villes et des classes sociales de l’époque. Portrait plus fantastique que réaliste, malgré les prétentions des auteurs, qui semble tout entier peuplé de riches pervertis, de prostituées repentantes, de bandits d’honneur et de forçats évadés – autant de figures oxymoroniques qui disent cette volonté de mettre en scène le désordre. Derrière Eugène Sue, c’est tout un genre, auquel on a parfois donné le nom de « mystères urbains », qui se développe à travers toute l’Europe, avec des écrivains comme Paul Féval père (Les Mystères de Londres) ou Ponson du Terrail en France, G. W. M. Reynolds (The Mysteries of London) en Grande-Bretagne, Francesco Mastriani en Italie, Camilo Castelo Branco (Os Mistérios de Lisboa) au Portugal ou Juan Martinez Villergas (Los Misteríos de Madrid) en Espagne. Or, dès la première page des Mystères de Paris, Eugène Sue tisse un lien entre les trois principaux chronotopes de l’aventure, le dépaysement historique, le dépaysement géographique et le dépaysement social : « Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott américain, a tracé les mœurs féroces des sauvages, leur langue pittoresque, poétique, les mille ruses à l’aides desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis […] Nous allons essayer de mettre sous les yeux du 131

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lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper ». Mais si la transposition (de l’Histoire de Scott et de la géographie de Cooper vers les bas-fonds de Paris) permet à Sue de développer sa conception de la société, ses successeurs ne vont en retenir que le dépaysement et son inspiration romanesque, émancipant l’aventure du discours politique. On trouve encore quelques allusions politiques chez Paul Féval, mais qu’en reste-t-il chez Féval fils, Aimard ou Guy de Téramond ? Comme dans le roman d’aventures historiques, en basculant du référent réel vers les référents intertextuels, on abandonne la figuration du monde en mettant l’accent sur la seule altérité du paysage ; du même coup, on glisse vers l’aventure – dans ce cas, l’aventure urbaine et l’aventure policière. Alors qu’il prétend révéler la face cachée du monde, le dépaysement social participe d’un travail de déréalisation du monde plus radicale, puisqu’il permet à l’esthétique irréaliste du romanesque de coloniser le quotidien luimême30. Reste que, même s’il perd généralement le lien avec un discours social ou politique, le roman d’aventures assume pleinement l’héritage du mystère urbain. Dès qu’une œuvre met en scène la ville, c’est selon cet imaginaire : on le retrouve en effet dans bien des récits de cape et d’épée ou dans la représentation des grandes villes exotiques. Le genre en reprend systématiquement l’atmosphère de romantisme noir et la géographie – labyrinthe des rues, tavernes mal éclairées, auxquelles s’opposent les fêtes fastueuses d’un grand monde qui cache mal les intrigues qui s’y trament. Dans ce cas, la peinture de la société est adaptée à l’époque et à la géographie décrites : mais la faune des mauvais garçons, les espions à la solde de la police, les filles de petite vertu et le justicier se retrouvent à peine changés sous le masque du dépaysement spatial ou temporel. Ainsi, dans les romans d’aventures historiques, l’opposition qui s’instaure dans le monde représenté ne se produit plus tant entre les riches et les pauvres, mais entre les personnages historiques et le reste du monde : aux grands nobles les fêtes somptueuses et les intrigues tortueuses, aux inconnus (souvent d’ailleurs des bourgeois ou des nobliaux à demi désargentés) la misère et les souffrances de l’aventure. Les récits de cape et d’épée jouent constamment à une telle

Le cinéma américain a bien compris la force imaginaire d’une telle intrusion du romanesque dans le quotidien. C’est pourquoi, négligeant le détour de la géographie ou de l’Histoire, il fait de ce dépaysement social la principale source du récit d’action moderne.

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transposition de l’univers des « mystères urbains » : les « tapis francs » deviennent des tavernes, les rues sont d’autant plus sombres et tortueuses qu’elles ne bénéficient pas des aménagements modernes, et les fêtes aristocratiques sont le décor de conspirations – politiques désormais – à la hauteur de celles des « mystères urbains ». Ainsi, Paul Féval décrit-il Paris sous la Régence comme « un grand cabaret avec tripot et le reste » (Le Bossu) et Michel Zévaco présente-t-il en ces termes le Paris de Marguerite de Bourgogne : « Paris était un inextricable fouillis de voies tortueuses, capricieuses, biscornues, titubantes, les maisons plantées chacune à sa guise, de côté, de travers, en long ou en large […] la foule parlait au roi comme sûrement elle n’oserait parler aujourd’hui à un brigadier de sergents de ville. En revanche, la société, étant en état de guerre perpétuelle, on vous pendait pour des crimes qui aujourd’hui feraient sourire le brigadier » (Buridan). On retrouve ici la synecdoque de la population pour sa ville chère aux « mystères urbains ». Le dépaysement social paraît affecter bien des romans d'aventures fondés essentiellement sur un autre dépaysement. En effet, il peut alterner ou cohabiter avec d’autres dépaysements – historiques, géographiques ou fantastiques. L’aventure peut se déporter des sous-sols d’un village anglais au XVIIIe siècle et se prolonger, après un voyage aventureux, dans un bagne hollandais (Moonfleet de Falkner) ; elle peut combiner les complots où se retrouvent milieux politiques et cour des miracles, et l’intrigue historique (Les Pardaillan de Michel Zévaco) ; elle peut encore, comme dans La Conspiration des milliardaires et ses suites de Gustave Le Rouge, nous entraîner des villes européennes à des forêts pétrifiées, dans les entrailles d’une montagne américaine. Ainsi, il est possible de retrouver, dans le roman d'aventures historiques, des récits fondés sur les mêmes motifs que ceux des romans d'aventures sociales contemporains : les récits de cape et d’épée se déroulant en ville peuvent être décrits comme des « mystères urbains » historiques 31 ; les romans de bandits ou de pirates bien-aimés ont une filiation commune avec les récits de

31 On aurait tort de penser que cela vient de la proximité temporelle avec le monde contemporain, et donc de la ressemblance des deux espaces urbains : on retrouve également une même logique du mystère et de la trahison dans les romans d'aventures antiques se déroulant dans les villes. Ainsi, la corruption et la cruauté du pouvoir dans I am a Barbarian (de Rice Burroughs), l’atmosphère délétère de complots dans Moon of Israel ou Morning Star de Rider Haggard peuvent être décrits selon les modalités du dépaysement social.

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justiciers ; et les génies du mal trouvent leurs équivalents historiques dans les grandes figures historiques de conspirateurs. Comment ne pas trouver par exemple une relation entre la description du monde révolutionnaire dans la série des Mouron Rouge de la baronne Orczy ou dans Scaramouche the Kingmaker de Rafael Sabatini, où s’affrontent un justicier masqué et des jacobins comploteurs, et l’ambiance sombre des romans d'aventures sociales contemporains ? Enfin, les récits de mondes perdus, lorsqu’ils se déroulent dans des villes imaginaires, empruntent également certains de leurs thèmes aux romans d'aventures sociales : c’est le cas des conspirations des prêtres et des notables dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard ou des gouvernements décrits par Edgar Rice Burroughs dans certains romans de la série des Tarzan (Tarzan and the Lost Empire, Tarzan and the City of Gold). Ainsi, grâce à une série de procédés visant à perturber les repères du lecteur, l’univers offert par le roman social n’est guère moins irréaliste et dépaysant que celui que propose le roman d'aventures historiques ou géographiques. Les Thugs qui hantaient les sunderbunds des romans d’Emilio Salgari peuvent alors se glisser dans les rues de Paris (Les Drames de Paris de Ponson du Terrail), les Chinois peuvent menacer Londres (comme dans la série des Fu Manchu), et des spirites et des hypnotiseurs peuvent s’associer pour tenter de favoriser des milliardaires américains (La Conspiration des milliardaires de Gustave Le Rouge). Les crimes, conspirations et dangers les plus improbables se combinent naturellement, le dépaysement s’installe désormais au sein d’un univers référentiel qui prétend être celui du lecteur. Nul besoin d’importer des éléments exotiques ou d’exhumer des strates cachées de la société pour que celle-ci nous dépayse. Il suffit que le héros soit lui-même expulsé du système social, cessant soudain d’être protégé par les lois et les dispositifs policiers (récits de victimes de crime, ou de justiciers urbains), ou pire, devenant luimême l’objet de poursuites par ce dispositif social (récits d’erreurs judiciaires ou de criminels-héros). N’est-ce pas là les procédés employés par Edgar Wallace ou Philips Oppenheim dans leurs Shockers32 ou, aujourd’hui encore, par les thrillers ? Il reste qu’il est assez difficile de décrire des récits limités au dépaysement social qui soient de purs romans d'aventures ; enracinés dans la tradition du roman-feuilleton héritée d’Eugène Sue, ils associent les traits hétérogènes de bien des genres : 32

Le terme est employé par Buchan lui-même dans Memory Holds the

Door (1940) pour désigner Les Trente-neuf Marches.

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romans de la victime dans la tradition de Jules Mary, mélodrames à la Richebourg, intrigue sentimentale, populisme lointainement hérité de Sue, roman criminel à la Gaboriau... Il y a de l’aventure dans les récits de Gustave Le Rouge ou Gaston Leroux fondés sur le dépaysement urbain ; il y en a encore dans la première vraie génération de romans policiers (John Buchan, Sax Rohmer, A. E. W. Mason) ou dans les premiers romans d’espionnage (Buchan, Oppenheim, Le Queux), il y en a enfin dans la production populaire cinématographique ou illustrée de récits policiers, dans laquelle l’enquête reflue au profit de la seule action, mais on ne peut les réduire à ce seul aspect. Dans tous les cas, on ne sait s’il faut parler de roman d'aventures ou évoquer les relations du modèle du roman d'aventures avec une série de genres différents : « mystères urbains », mélodrame, romans du crime, roman policier archaïque, récit d’espionnage, etc. Ainsi, d’un « mystère urbain » à l’autre, l’aventure peut prendre une place très différente : chez Gustave Le Rouge, elle joue un rôle important ; chez G. W. M. Reynolds, l’auteur des Mystères de Londres, ou chez Eugène Sue, beaucoup moins. Comme c’était le cas pour les dépaysements historiques ou géographiques, tout dépend de la place attribuée au dépaysement : lorsque la représentation de la société l’emporte sur l’aventure, ou lorsque les intrigues sentimentales, sociales et aventureuses se mêlent au point de faire un roman total, le terme de roman social est plus approprié, comme est plus appropriée la notion de roman exotique ou de roman historique dès lors que la description de la géographie ou de l’Histoire prime. Au contraire, lorsque le décor urbain ou la peinture des classes sont essentiellement employés pour créer une atmosphère de mystère, de crime et d’intrigues propres à menacer le héros et à lui faire vivre de nombreuses mésaventures, alors on se trouve face à un récit qui s’apparente davantage au roman d'aventures sociales. Historiquement, il semble que l’on soit passé, dans les romans-feuilletons, d’un discours authentiquement social dans la première moitié du XIXe siècle à un récit de plus en plus détaché de tout discours, prenant le contexte social et urbain comme un cadre prédéfini à même de susciter l’aventure (Queffélec, 1989 et, pour l’Italie, Bianchini, 1969), autrement dit, le glissement correspond dans ce cas encore au moment où les auteurs se sont inscrits dans une perspective intertextuelle et conventionnelle dans leur figuration du monde, réduisant l’exotisme social à un cadre générique pour l’aventure. Dans ce cas encore, l’univers de fiction repose sur un système d’oppositions marqué. Le dépaysement géographique décrivait l’affrontement du monde civilisé et des contrées lointaines et sauvages ; le dépaysement historique voyait s’opposer un système 135

Le roman d’aventures

policé et un ordre archaïque. Le dépaysement social ne propose pas de déplacement matériel, mais oppose deux plans de réalité : une surface rassurante qui évoque le monde quotidien du lecteur (et équivaut au monde civilisé du roman d'aventures géographiques) et un univers rampant et inquiétant (celui de la pègre, des sociétés du crime et de la violence masquée) qui met en péril l’équilibre du monde quotidien / du réel et en dénonce la fragilité. Les mêmes oppositions se retrouvent, mais formalisées à chaque fois de façon originale par le dépaysement : un espace de violence et d’insécurité, l’espace de l’Aventure et du dépaysement, vient menacer des représentants de l’ordre et du droit et donc, symboliquement, l’univers du lecteur lui-même. Avec sa tendance à perturber le système social, à dévoiler la corruption, les intérêts et les passions primitives derrière un ordre apparent, à faire voler en éclats les cadres légaux et tout ce qui assure la sécurité des individus, le dépaysement social permet de comprendre les relations que peuvent entretenir le roman d'aventures et le récit policier. D’abord, ils tirent leur origine des mêmes sources. Plus encore que le roman d'aventures, le récit policier est influencé par l’univers des « mystères urbains ». On a souvent souligné à juste titre que le récit policier était lié à l’univers des villes ; or, dans les « mystères urbains », la ville est livrée au Mal et au crime, et justiciers et sociétés secrètes préfigurent les affrontements des détectives et des coupables. D’abord, la ville, parce qu’elle est le lieu des « classes dangereuses », est l’espace par excellence des meurtres anonymes ; ensuite, la grande cité est à l’époque le lieu de la modernité, et donc l’espace par excellence dans lequel peuvent se déployer des méthodes d’enquête scientifiques et rationnelles. Criminels et policiers sont deux figures urbaines, et Vidocq avait montré dans ses « mémoires » combien ces deux classes de personnages évoluaient dans le même univers. Ainsi, le premier roman policier s’intéresse au crime dans sa matérialité et aux relations qui peuvent exister entre la ville et le fait divers. Chez Gaboriau, si l’histoire des criminels est une plongée dans l’univers du vice similaire à celle des « mystères urbains » (avec son lot de développements mélodramatiques), elle s’explique aussi par l’intérêt que suscitent chez le détective les motivations à l’origine de l’assassinat. Au-delà de leur relation avec l’univers des « mystères urbains », la plongée commune du roman d'aventures et du roman policier dans l’univers du crime et du Mal tire son origine du roman gothique. Ce genre a en effet constamment été tiraillé entre les 136

« Typologie » du roman d’aventures

tentations contradictoires du merveilleux et du mystère, s’efforçant souvent d’expliquer par des tours de passe-passe le défilé des spectres qui avaient si bien su effrayer le lecteur. Or, François Rivière (1995) a montré comment, en découvrant les mécanismes qui président aux mystères de l’univers gothique, des écrivains comme Ann Radcliffe inventent sans le savoir les règles d’un certain roman policier. Avant que l’énigme soit révélée, le récit policier emprunte bien souvent au style du gothique pour donner à son récit tous les traits du surnaturel, et les mystères de « chambres closes » paraissent devoir convoquer les souterrains des châteaux médiévaux pour trouver leur explication, avant que la raison ne triomphe finalement. Comme le roman d’aventures, le récit policier naît de la perturbation de l’univers familier et du dévoilement d’un monde masqué, nourri de passions primitives et violentes : colère, envie, avarice... Comme l’aventurier, le détective cherche à restaurer l’ordre perturbé, et comme lui il ne le fait qu’en acceptant de plonger tout entier du côté des passions. Certes, le privé hard boiled s’investit davantage que l’armchair detective à l’anglaise, mais même ce dernier révèle par son trajet un univers plus inquiétant que celui, de surface, qui régnait à l’origine. Ainsi, il existe une proximité généalogique entre le roman d'aventures et le récit policier qui explique que leur destin ait pu être lié. Les premiers auteurs de récits policiers sont presque toujours aussi des auteurs de romans d'aventures : Edgar Poe est souvent présenté comme le premier auteur de romans policiers (grâce aux enquêtes du Chevalier Dupin), mais il est également l’un des premiers auteurs de romans d'aventures (avec Arthur Gordon Pym) ; Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, est aussi l’un des maîtres des récits de mondes perdus, et le créateur de nombreux romans d'aventures historiques ; Gaston Leroux est certes resté dans les mémoires comme le créateur de Rouletabille et l’inventeur de la plus fameuse chambre close (Le Mystère de la chambre jaune), mais il a également écrit des romans d'aventures géographiques (L’Epouse du soleil, Le Château noir…), ou d’aventures sociales (la série des Chéri Bibi, Rouletabille chez les bohémiens) ; A. E. W. Mason est à la fois l’auteur des enquêtes de l’inspecteur Hannaud (Le Trésor de la villa rose), d’aventures géographiques fameuses (Les Quatre Plumes blanches, The Broken Road) ou d’aventures historiques moins connues (Clementina). Et lorsque Francis Lacassin (1993) fait de d’Artagnan, dans Le Vicomte de Bragelonne, l’un des premiers enquêteurs de l’Histoire littéraire, il rend implicitement hommage à ce lien qui existe entre les deux genres.

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Le roman d’aventures

Plus généralement, les premiers auteurs de romans d'aventures mêlent constamment énigmes policières et intrigue aventureuse. Jean-Claude Vareille (1980 et 1985) a montré comment, en France, les auteurs du début du siècle – Gaston Leroux ou Maurice Leblanc – proposent un récit qui hésite entre les codes de l’aventure et ceux de l’énigme. L’enquête et la quête sont sans cesse associées, la résolution de l’énigme passe en général par les thématiques du voyage et de la chasse, et le style convoque lui aussi des procédés empruntés au registre épique : amplification, énumérations, hyperboles. Quant à Nick Carter, Ethel King, Nat Pinkerton ou même Harry Dickson, ces héros de fascicules qu’on retrouve partout, d’Allemagne en France en passant par l’Angleterre et l’Italie, ils sont certes confrontés à des crimes, ils mènent l’enquête et démasquent le coupable, mais la résolution de l’énigme ne passe presque jamais par une série de déductions. Pour arrêter les criminels, ils usent de filatures, de déguisements ou tirent parti du hasard et, loin des affrontements cérébraux des détectives anglais, ils utilisent poings et revolvers pour venir à bout de leurs ennemis. L’aventure (au sens étymologique) l’emporte largement sur la déduction. On a pu montrer que les détectives des dime novels étaient non seulement influencés par l’univers des « mystères urbains », mais aussi par celui des aventures de l’Ouest, et qu’ils apparaissent comme l’incarnation moderne du cow boy d’autrefois. Les écrivains abandonnent la lutte des pioneers contre les Indiens (moins effrayants depuis qu’ils croupissent dans des réserves) pour celle des justiciers contre les outlaws, puis substituent aux outlaws de l’Ouest les gangsters d’aujourd’hui (Messac, 1929). Ainsi, Nick Carter, l’un des tout premiers détectives américains opère ses déductions comme autrefois le pathfinder traquait la piste des Indiens. Cette analyse d’un lien du premier roman policier avec le récit d'aventures pourrait a fortiori s’appliquer aux grands auteurs anglo-saxons du début du siècle. Comme le montre LeRoy Lad Panek (1990), la première vague des auteurs de récits policiers britanniques est au croisement des deux genres. A. E. W. Mason, John Buchan, Sax Rohmer, Edgar Wallace, E. Phillips Oppenheim ou William Le Queux peuvent tous, dans des proportions diverses, être abordés à la fois comme des auteurs de romans d'aventures et de récit policier. Ainsi, dans Les Trente-neuf Marches de John Buchan, le héros doit-il fuir ses ennemis dans la lande écossaise, épisode qui n’est pas sans rappeler Enlevé de Stevenson, et c’est seulement dans la seconde partie qu’une enquête débute véritablement pour démasquer les criminels ; et dans Le Vengeur d’Edgar Wallace, les combats que livrent les personnages contre le 138

« Typologie » du roman d’aventures

singe monstrueux s’inscrivent dans la tradition du roman d'aventures. Quant aux romans de Sax Rohmer qui opposent Fu Manchu à Nayland-Smith, on y trouve des tortures raffinées, des combats au revolver et des poursuites mouvementées, et la structure épisodique du récit, architecturée autour de séquences identifiables et multipliant les péripéties et coups de théâtre, est celle d’un roman d'aventures. De la même façon, à côté des récits canoniques de Dashiell Hammett de Raymond Chandler ou des grands auteurs de Black Mask, le tout-venant des romanciers de pulps optait souvent pour des intrigues au croisement du roman d’aventures et du récit policier, privilégiant l’action au détriment de l’enquête, et ne proposant, pour toute représentation de l’envers de la société, que les conventions hard boiled. Cela s’explique aisément si l’on songe que les auteurs de pulps s’illustraient généralement dans les différents genres, à l’instar de Rice Burroughs ou d’Henry BedfordJones. Une telle proximité est évidente dans le cas des grandes séries de justiciers, qui règlent les manigances excentriques de leurs ennemis à coups de poings ; et en un sens, ces héros récurrents que sont The Shadow (Maxwell Grant), The Avenger (Paul Ernst) ou Doc Savage (Lester Dent) sont les dignes héritiers des shockers, ces récits policiers d’aventures. Reste que ces analyses ne satisfont vraiment que dans les premiers shockers et dans le tout-venant du pulp américain. Dans le courant du whodunit au contraire, le récit devient une pure intellection, l’action, l’événement propre au roman d'aventures, étant disqualifiés au profit de la réflexion 33 . Tzvetan Todorov (1970) a montré combien la logique extrême du roman à énigme tendait à évacuer l’action du récit : l’intrigue distingue le moment de l’action violente, le crime, de l’enquête proprement dite, comme si l’événement criminel n’était que le préliminaire à l’intrigue. Seul compte l’enchaînement de la démonstration logique, qui suppose que les éléments de l’énigme – les indices – soient présentés au lecteur. Or, si la violence est extérieure au récit, le détective ne peut être directement menacé, et la mésaventure reste une transgression dans la formule du roman à énigme pur, un élément qui ressort d’un autre modèle narratif. Todorov touche ici du doigt la limite qui sépare les définitions du roman d’aventures de celles du récit policier : dès lors qu’il n’y a plus hétérogénéité entre l’enquête et le crime, et donc plus de distance entre le détective et Selon LeRoy Lad Panek (1990), ce roman aurait connu un regain d’intérêt en réaction à l’influence du roman d'aventures dans le récit policier. 33

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Le roman d’aventures

ses ennemis, celui-ci court des risques et affronte des adversaires s’il veut restaurer la loi dans un cadre devenu inquiétant... Bref, le récit ressemble à s’y méprendre à un roman d’aventures : que l’action l’emporte sur l’enquête et l’aventure l’emportera sur le policier. Dans les formes modernes du récit policier, c’est bien sûr le thriller, que Tzvetan Todorov situe au croisement du récit à énigme et du roman noir, qui se lie le plus au roman d’aventures. Dans cette forme de roman à suspens, c’est le risque couru par les victimes du criminel (que celles-ci soient centrales ou non) qui importe ; c’est donc la peur et l’action, et non l’intellection, qui dominent. Ce qui oppose le récit à suspens et le roman d'aventures, c’est la relation qu’ils entretiennent respectivement avec l’événement violent. Tous deux sont en général fondés sur une structure événementielle de type « menace – actualisation de la menace (événement violent) – efforts du héros pour échapper au danger – réussite ou échec du héros » ; mais là où le roman d'aventures donne une place essentielle à l’actualisation de la menace, c’est-à-dire à l’événement aventureux proprement dit, le roman à suspens s’intéresse avant tout à la menace, c’est-à-dire à l’instant qui précède et appelle l’actualisation de l’événement. Le verbe thrill désigne le frisson d’inquiétude devant l’imminence d’un événement, ou le tressaillement que provoque la venue de cet événement ; autrement dit, le thriller, ce qui produit le thrill, s’achève en même temps qu’il trouve son expression dans le moment où débute l’événement. Dès lors, même si elle engage des mécanismes proches de ceux du roman d’aventures (suspens thématisé sous forme de risque et de danger, violence hyperbolique dénouant les nœuds narratifs...), la poétique du récit à suspens est également proche de celle du fantastique (pour la part d’hésitation que ce genre implique) et de celle du récit d’épouvante (parce que l’un comme l’autre posent la question des modalités de l’événement attendu avec appréhension). Dans ce cas encore, pourtant, la distinction avec le roman d'aventures n’est pas toujours évidente, dans la mesure où l’attente angoissée de l’événement doit s’achever dans son actualisation – comme la mésaventure, pour marquer le lecteur, doit être préparée par l’attente angoissée. Le glissement d’un type de récit à l’autre n’est qu’affaire d’équilibres, et explique que certains récits de suspens (en particulier ceux que l’on rencontre dans les médias modernes, cinéma, télévision, plus sensibles aux structures événementielles) soient souvent très proches des récits d'aventures sociales (ou, si l’on veut spécifier, des romans d'aventures policières). Dans bien des œuvres, la victime choisit de se rebeller, 140

« Typologie » du roman d’aventures

devient agent, et sa réaction transforme le récit de l’attente angoissée en une série de mésaventures34. Récits hybrides, hésitant entre l’énigme et l’aventure, entre l’intellection et l’action, les shockers sont également considérés comme étant à l’origine du récit d’espionnage, puisque celui-ci propose cette « vision policière de l’Histoire » qu’Erik Neveu définit comme une lecture de la politique et des conflits à travers le thème du complot, lequel ne trouve son issue que dans la violence (Neveu, 1985). Lorsque l’on reproduit à l’échelle mondiale l’idée, héritée des « mystères urbains », de sociétés du crime déterminées à régner sur le monde, on est conduit à associer à l’enquête (qui sont ces ennemis ? Que veulent-ils ? Comment les réduire à néant ?) un univers qui s’apparente au récit d’aventures (menace d’importance, dépaysement géographique, voyage, héros isolé dans un environnement hostile, violence des événements…). S’appuyant sur les jugements de Boileau-Narcejac et de Julian Symons, Gabriel Veraldi affirme ainsi que le précurseur du roman d’espionnage « n’est pas, comme on pourrait le penser, le roman policier, mais le roman d'aventures » (1983). En réalité, comme l’a montré Paul Bleton (1986), les choses sont plus complexes encore, et le récit d’espionnage naît comme le roman policier, du premier roman criminel et des « mystères urbains », mais il se cristallise réellement quand le récit colonial vient l’associer à l’imaginaire et aux thèmes du roman d’aventures coloniales ; simplement, il les reformule à travers les tensions géopolitiques européennes. Pour Bleton, le roman d’espionnage français appartient à ces « genres de la défaite » (1998) nés de 1870 ; Arthur Bernède ou Pierre de Chantenay (Gabriel Bernard) proposent ainsi un roman d’espionnage dans lequel le héros, un justicier, doit venir à bout d’Allemands comploteurs et chefs de bandes secrètes qui viennent prendre le relai des sociétés du crime des « mystères urbains ». Les romans d’espionnages britanniques semblent être eux aussi nés de ces tensions qui ont précédé 1914-1918 (Eby, 1987), et les auteurs de l’entre-deux-guerres, John Buchan, Sax Rohmer, William Le Queux, expriment inlassablement cette inquiétude. Liés à la

A l’inverse, la quintessence du roman à suspens est sans doute à rechercher du côté de ce qu’on a appelé le thriller psychologique, qui instille progressivement la menace dans l’esprit du personnage – et du lecteur – et repousse jusqu’au bout son actualisation (c’est le cas des œuvres de Sébastien Japrisot, Patricia Highsmith ou Boileau-Narcejac). Dans ce cas, la violence n’a plus besoin de s’actualiser dans l’événement final, elle s’exprime dans cette oppression constante des personnages : leur souffrance psychologique est le signe de la violence. 34

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crainte de la guerre, et à une vision belliciste des conflits internationaux, ces shockers britanniques appartiennent à la veine des « heroic spy stories » (Cawelti et Rosenberg, 1987) : ces récits d’aventures s’enracinent dans l’imaginaire du roman d’aventures géographiques, celui de Kipling (Kim) ou même de Conrad (L’Agent secret). Ainsi, en France, et plus encore en Grande-Bretagne, le premier roman d’espionnage voit-il son destin lié à des esthétiques antérieures de romans d’aventures, mettant l’accent sur une structure événementielle thématisée autour du suspens et de la violence et l’exotisme (géographique et social). Si la chose n’est pas toujours vraie – les auteurs dans la veine de John Le Carré et de Graham Greene s’efforcent au contraire d’évacuer autant que possible le roman d’aventures au profit d’une posture réaliste dans laquelle l’enquête serait menée par un auteur bien informé – elle l’est dès lors qu’on se penche sur les récits d’espionnage plus fantaisistes, des premiers shockers jusqu’à Bond ou S.A.S. S’il défend les intérêts de son pays, ce type d’espion jouit d’une liberté souvent plus grande que le détective ; quant à ses ennemis, ils revêtent le masque du terrorisme international ou des internationales du crime, autres formes de l’intérêt privé, proches des sociétés secrètes du premier roman policier. Le dépaysement sur lequel repose la vraisemblance des romans d’espionnages d’aventures obéit à une logique mêlée de dépaysement géographique (Bond, O.S.S. 117 et, avant eux, Richard Hannay et les héros de Phillips Oppenheim affrontent leurs ennemis à travers le monde) et de dépaysement social (l’intrigue repose sur le dévoilement de sociétés secrètes, de dangers masqués situés au cœur de notre monde, d’enjeux qui nous dépassent). Le mélange des deux exotismes s’explique sans doute en partie par la reconnaissance progressive d’une existence politique et sociale des pays lointains. Chez John Buchan, Talbot Mundy ou André Armandy, mais aussi dans un grand nombre de récits publiés par Tallandier dans l’entre-deux-guerres, on l’a vu, le développement de sectes et de sociétés secrètes révélait, même de façon horrifiée ou ironique, l’aspiration des colonies à l’émancipation et à l’autonomie politique. Après la Seconde Guerre mondiale et avec la décolonisation, les anciennes colonies sont reconnues comme nations à part entière, mais si elles restent des espaces pour l’aventure politique, c’est que la civilisation est encore perçue comme un simple masque cachant mal le barbare des romans d’aventures coloniaux. Quant au dépaysement social, nombreux sont les romans d’espionnages à le mettre en scène suivant une arithmétique transparente, à l’instar de la série des James Bond : le héros est mêlé à des conspirations intégrant des questions 142

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géopolitiques majeures et secrètes, il appartient donc à une forme d’élite politique ; il dispose, pour venir à bout de ses adversaires, de moyens démesurés, ce qui le lie du même coup à l’élite économique. Chez Ian Fleming ou ses épigones, l’argent et le pouvoir, ces deux piliers de la distinction, jouent ce rôle de dépaysement servant de garant à la vraisemblance romanesque. Puisque, à l’ère de la télévision et des vacances de masse, les confins géographiques ont en partie cessé de dépayser le lecteur, l’auteur renforce le dépaysement spatial par un dépaysement social en introduisant un exotisme de classe : chez Fleming, le snobisme introduit cette distance romanesque fondamentale au pacte de lecture des récits de fiction. Dépaysement du regard Si on peut aisément s’accorder pour considérer qu’en littérature c’est l’écriture qui détermine l’univers de fiction, alors le dépaysement peut aussi bien résider dans le regard porté sur le monde, ou dans celui qui, dans la fiction, porte ce regard, le protagoniste. Dans ce cas, c’est la « manière de dire le monde » qui, en étant altérée crée le dépaysement. Ce procédé n’est pas nouveau, il correspond (moins la dimension critique) à celui employé au XVIIIe siècle, et qu’on a souvent appelé, depuis le Micromégas de Voltaire, le « point de vue de Sirius » : la façon exotique de regarder, et donc d’exprimer le monde, en change le sens et lui donne un nouveau visage. Lorsque Jack London, E. T. Seton ou James Oliver Curwood prétendent narrer les aventures d’animaux sauvages ou domestiques, ils tentent d’opérer un tel dépaysement. Qu’ils évoquent les malheurs d’un chien (L’Appel de la forêt de Jack London, Kazan de James Oliver Curwood, Boru de J. Allan Dunn, ou, dès 1861, The Dog Crusoe de R. M. Ballantyne ou encore, plus tard, l’Allemand Kurt Lütgen, avec Kein Winter für Wölfe), d’un cheval (Black Beauty, d’Anna Sewell) ou d’un grizzly (Le Grizzly de James Oliver Curwood), ils essayent de représenter le monde à travers les yeux de ces animaux. Il ne s’agit pas dans ce cas d’évoquer les aventures d’animaux anthropomorphes tels que les propose une littérature enfantine, comme le faisaient déjà à l’époque les contes de Beatrix Potter ou The Wind in the Willow de Kenneth Grahame. Les auteurs ne cherchent pas à créer un monde en miniature, mais tentent de rendre compte de l’univers cruel des animaux, avec le plus grand réalisme possible à travers une focalisation interne articulée autour d’un foyer focal exotique. En témoignent le titre des œuvres de Seton : Live of the Hunted (1901) ou Wild Animals Ways (1916). A chaque fois, c’est la différence de 143

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point de vue qui est mise en valeur : affirmer dès le titre qu’on choisit de prendre pour sujet les façons de faire des animaux et la vie des bêtes traquées (« hunted ») dans un genre où la figure du chasseur est si importante, revient à souligner le soin qu’on prend à rendre compte avec réalisme du changement qui s’opère dans la représentation du monde.

J. Allan Dunn, Boru, The Story of an Irish Wolfhound, New York, Grosset and Dunlap, 1926.

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C’est encore au réalisme que prétend Jack London lorsqu’il évoque Croc blanc et L’Appel de la forêt : « ces deux romans étaient une protestation contre le procédé qui consiste à humaniser les animaux et dont il me semblait que certains écrivains avaient trop abusé. A maintes reprises j’ai écrit à propos de mes héros-chiens : ‘ils ne réfléchissent pas à leurs actes, ils se bornent à les exécuter etc.’. J’ai employé souvent cette phrase, ce qui retardait l’action et contrariait mes règles artistiques : je le faisais pour faire comprendre à mes lecteurs que mes personnages n’étaient pas dirigés par des raisonnements abstraits, mais par l’instinct, la sensation, l’émotion et le raisonnement simple. De plus, je m’efforçais d’accorder mes écrits avec les principes de l’évolution et en conformité avec les données scientifiques ». Dans une lettre à George Brett, il affirme à peu près la même chose, de façon plus plaisante, à propos de Jerry, chien des îles et de Michael, chien de cirque : « je vais composer quelque chose de neuf, vivant et plein de fraîcheur et me livrer à une psychologie de chien qui ira droit au cœur des amis du chien et droit au cerveau des psychologues, lesquels sont de sévères critiques en matière de psychologie de chien » (London, 1915, 1980). Dans les deux cas, Jack London met en avant son désir de rendre compte d’un être radicalement différent, obéissant à une logique et des motivations spécifiques. Dans la mesure où le roman d'aventures confond souvent la vision du personnage central et la réalité objective du monde, le genre paraît, plus que tout autre, à même de répondre à l’ambition de mener à bien un dépaysement qui se produirait par la perturbation des représentations associées au point de vue. On sait pourtant que ce projet n’est que très partiellement mené à terme par l’auteur. Les premiers chapitres de L’Appel de la forêt, par exemple, sont encore très marqués par un anthropomorphisme évident, et Buck ne se différencie pas vraiment de la multitude d’enfants que les romans d'aventures jettent sur la route, malgré les efforts de l’auteur pour créer un effet de perturbation grandissant au fur et à mesure du récit. Mais le thème de l’appel du wilderness, et le retour progressif de l’animal à l’état sauvage, qui conduit tout le récit jusqu’à son dénouement dramatique, donne au roman une véritable spécificité. Ce mouvement du récit, le passage progressif de l’état d’animal de compagnie à celui de bête de trait, puis enfin l’oubli de ce qu’est l’Homme et le retour à la plus totale sauvagerie, transparaît dans la façon qu’a le récit d’évoquer une relation toujours plus instinctive au monde. Cet aspect est très souvent estompé par les traductions enfantines qu’on trouve en France ; mais dans la version originale, il y a une volonté d’écrire avec des mots simples et des images volon145

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tairement confuses, évoquant « ce quelque chose de mystérieux qui appelait, qu’il veille ou dorme, à tout moment, l’appelait pour qu’il vienne », et recourant aux images sensorielles, comme dans ces rêveries où se mêlent « l’homme au maillot rouge, la mort de Curly, la grande bataille avec Spitz, et les bonnes choses qu’il avait mangées ou aimerait manger ». L’imprécision conceptuelle, la réduction du monde à des sensations simples témoignent d’une tentative pour se tenir à l’écart des modèles rationnels. Retour à l’état sauvage, le texte est également une colonisation de la conscience animale par ses instincts les plus lointains. Et le récit s’achève quand, l’animal étant retourné à la nature, on ne peut plus rien en dire, puisque son regard totalement altéré sur le monde ne peut plus être retranscrit dans les mots. L’animal devient alors légendaire, c’est-à-dire source de nouveaux récits. Plus ambitieux encore est le projet de James Oliver Curwood, puisqu’il raconte en partie Le Grizzly du point de vue d’un animal totalement étranger aux hommes, et qui ne comprend rien ni à leur attitude, ni à leurs actes. Le visage du premier homme qu’il voit lui apparaît comme « une tête monstrueuse » (« a monster »), la première balle qu’il reçoit est pareille à « l’un des éclairs qu’il avait souvent vu zigzaguer pendant les orages ». Il sait d’instinct quelle menace ceux-ci représentent, mais ne comprend pas leurs pratiques. Habilement, Curwood évite les écueils narratifs d’une telle mimésis, en alternant le point de vue de l’animal et celui des hommes. Ici encore, ce qui rend l’aventure possible, c’est non seulement la perte de repères du personnage, mais surtout celle du lecteur. Certes, le début de l’aventure prend sa source, de façon classique, dans la mise en crise du monde stable au sein duquel le protagoniste évoluait, et donc, en ce sens, il y a bien toujours un dépaysement du personnage ; mais si l’univers de l’ours est bouleversé par la rencontre qu’il fait avec l’homme, c’est le second dépaysement qui fait l’originalité du texte. Dès lors, pour le lecteur, tout est aventure, y compris des événements qui font partie du quotidien de la bête, comme chasser le caribou et en manger la chair encore tiède. Ainsi, dans ce type de récit comme dans les autres, le dépaysement affecte le lecteur avant d’affecter le personnage. Aux récits animaliers, il faut encore ajouter les romans qui prennent pour héros un « primitif » (habitant des colonies, homme préhistorique ou « enfant-sauvage ») : ils cherchent très souvent à produire un tel déplacement. Le premier Tarzan (Tarzan, seigneur de la jungle) joue ainsi sur le décalage qui existe entre l’univers du héros et celui du lecteur : pour Tarzan en effet, non seulement des 146

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événements qui nous sembleraient exceptionnels font partie du quotidien (fuir Sabor la lionne, combattre le gorille, chasser…), mais ce qui nous est familier lui est au contraire étranger (un abécédaire, un homme, la parole, une arme à feu…). Burroughs tente de rendre ce décalage en élaborant une langue propre au personnage, où il désigne les éléments familiers à l’univers de Tarzan par des mots qui lui sont propres : « Dum-Dum » (le tambour), « Sabor » (le lion), « Horta » (le sanglier), « Ara » (l’éclair) ; et le terme même de « Tarzan » (c’est-à-dire la « peau blanche ») 35 . Nombreux sont les termes à la frontière du nom propre et du nom commun, Burroughs cherchant probablement à associer le langage primitif à une vision animiste du monde36. Par la suite, Tarzan cesse d’apparaître comme une figure dépaysante : dès la fin du premier roman, il apprend à se fondre dans les mœurs de l’homme civilisé, il s’installe en Europe ; et même si, plus tard, il retourne dans la jungle, il devient, plus banalement, un aventurier civilisé. Il faut enfin remarquer que ce changement du regard porté sur le monde intervient fréquemment dans le roman d'aventures préhistoriques : il ne s’agit pas seulement de découvrir une époque lointaine (dépaysement historique), mais d’en faire l’expérience avec les yeux d’un être qui n’est pas encore tout à fait un homme, ou qui est encore un peu une bête. Si les récits des Rosny ont connu un tel succès en leur temps, c’est qu’ils ont su forger un style à même de rendre l’étrangeté épique du monde qu’ils peignaient. Ils emploient une écriture à la fois précieuse et archaïque, qui rend beaucoup plus sensible la relation particulière des personnages au monde que les simples inventions de langage de Burroughs. Ainsi en est-il de sa description du feu dans les premières pages de La Guerre du feu pour rendre compte de la signification de cette catastrophe : « Le Feu était mort ». « Sa face puissante éloignait le Lion Noir et le Lion jaune, l’Ours des Cavernes et l’Ours Gris, le Mammouth, le Tigre et le Léopard ; ses dents rouges protégeaient l’homme contre le vaste monde […] C’était le Père, le Gardien, le Sauveur, plus farouche cependant, plus terrible que les

35 E. R. Burroughs a proposé un dictionnaire « complet » des termes de Tarzan dans The Official Guide to the Tarzan Clans of America. 36 Ces propriétés du langage étaient cependant déjà présentes dans le Jungle Book de Rudyard Kipling. Or, étant donnée l’influence de cet ouvrage sur la rédaction du premier Tarzan (et que Burroughs lui-même a reconnue dans une interview « romance isn’t dead », publiée dans Writers’ Markets and Methods, mars 1938), il est presque certain que c’est au Britannique que l’on doit cette idée.

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Le roman d’aventures

Mammouths, lorsqu’il fuyait de la cage et dévorait les arbres ». Ce style combine un maniérisme fin de siècle et le goût pour les tournures épiques. Ici encore, l’écriture recourt à la confusion entre noms propres et noms communs pour évoquer une vision totémique du monde, tandis que l’ambiguïté entre sens propre et figuré (« dévorait », « farouche », « fuyait »...) tend à attribuer une volonté aux phénomènes de la nature. Tout tend à installer une atmosphère de crainte superstitieuse et d’animisme, dans laquelle le Feu devient une divinité qui veille sur le clan et les animaux sont élevés au niveau d’esprits cruels et menaçants. L’autre effet produit par cette conversion des espèces en noms propres, est de dépeupler le monde et de donner une valeur exemplaire à chaque événement. L’écriture rend bien compte de cet autre dépaysement qui n’est pas tout à fait superposable avec le déplacement dans le temps, l’entrée dans l’esprit obscur et apeuré des premiers hommes. L’altération du point de vue reformule de façon originale le système d’opposition sur lequel repose tout roman d'aventures – l’affrontement entre des forces sauvages et un univers civilisé. Mais comme le dépaysement s’est déplacé de l’espace référentiel vers le regard porté sur le monde, le conflit tend à se déplacer à l’intérieur du personnage lui-même : Tarzan, Croc-Blanc, Buck ou Naoh doivent lutter à chaque fois contre la sauvagerie en eux, tenter de faire triompher la civilisation, et le récit décrit leur trajet d’un pôle à l’autre. Etonnamment, un tel déplacement ne remet généralement pas en cause la vision du monde offerte par les dépaysements historiques et géographiques, auxquels elle se combine généralement : Buck, le chien-loup élevé en ville, Tarzan, l’enfant blanc éduqué par des singes et Naoh, le primitif blond expriment, par leurs trajets respectifs la même supériorité de l’occidental et l’opposition entre la civilisation et le monde sauvage ; de même reformulent-t-ils dans leur altérité les théories de l’évolution. On est frappé par la rareté des points de vue de protagonistes non blancs (du moins dans les récits qui ne sont pas parodiques), ou même de protagonistes féminins (qui, outre le dépaysement sexuel dans un genre réservé aux hommes introduiraient un ordre de valeurs différent, et bouleverseraient les conventions génériques) 37 ; quant aux protagonistes imaginaires (extraterrestres ou autres), il faut attendre l’entre-deux-guerres et les pulps de science-fiction pour les voir apparaître. Le seul auteur Sur la période de 1870 à 1914, nous avons relevé tout au plus une dizaine de romans d’aventures géographiques dont le personnage principal serait une femme.

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de littérature d’aventures à mettre en scène massivement ce type de dépaysement est Emilio Salgari, qui propose un grand nombre de protagonistes non occidentaux (Sandokan ou le héros des Stragi delle Filippine) ou féminins (telles La Capitaine du Yucatan ou Eleonora la capitaine) sans en faire des figures comiques ou des victimes. Cela vient de son indifférence aux questions coloniales (l’Italie n’est pas alors une nation coloniale) et de sa haine de la vie quotidienne qui le conduisent à privilégier le dépaysement le plus fort et à l’incarner via des protagonistes qui condensent, à travers la métaphore de la sauvagerie du barbare ou de la puissance fantasmatique de la figure féminine, le désir d’aventure (Letourneux, 2004, 2). Pour le reste des auteurs, le dépaysement qu’offre l’écart apporté par le point de vue est contrebalancé, dans une logique de lecture sérielle, par la réintroduction en contrebande de l’axiologie du roman colonial. Dépaysement Dépaysement fantastique Jusqu’à présent, les types de dépaysements que nous avons évoqués décrivaient tous un déplacement vers un univers possible, renvoyant à un référent existant, ayant existé ou pouvant exister. Il reste à évoquer une inspiration importante du roman d’aventures, le domaine du fantastique, qui n’opère plus un déplacement du connu vers l’inconnu (ou le moins connu), mais du naturel vers le surnaturel. Le fantastique propose en ce sens un dépaysement radical, puisqu’il opère un glissement de l’espace imaginaire mais possible, vers un espace imaginaire et impossible. Le dépaysement explique non seulement que le roman d'aventures ait si souvent emprunté à l’imaginaire fantastique, mais aussi que certains de ses motifs, comme celui des « mondes perdus » ou du « vaisseau fantôme » soient à la croisée des dépaysements géographiques et fantastiques. Le roman d'aventures emprunte à bien d’autres thèmes traditionnels de cette littérature et tout le bestiaire du merveilleux pourrait être énuméré : des sorcières (Les Mines du roi Salomon ou The Wizard, de Rider Haggard), aux vampires (Tarzan et le secret de la jeunesse d’E. R. Burroughs), en passant par les hypnotiseurs (La Conspiration des milliardaires de Gustave Le Rouge), les fakirs ressuscités (Le Maître de Ballantrae de Stevenson), les démons (Eve la rouge de Haggard), les personnages qui traversent le temps (Allan and the Ice Gods de Rider Haggard, The Eternal Lover de Rice Burroughs) ou qui voyagent dans l’espace (La Princesse de Mars de Rice Burroughs, De la terre à la lune de Jules Verne, Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge), ou encore les êtres immortels (She de 149

Le roman d’aventures

Haggard, L’Atlantide de Pierre Benoît). On pourrait étendre longuement la liste et retrouver, avec un peu de patience, tous les thèmes et motifs que recenserait un dictionnaire des mythes du fantastique. Mais on se contentera de souligner leur importance dans le roman d'aventures, pour comprendre que, par son caractère d’altérité radicale, le surnaturel représente une tentation particulièrement forte du genre. Le plus souvent, les emprunts ne sont faits au fantastique qu’à l’occasion d’une péripétie, mais il arrive que celui-ci joue un rôle tout au long de l’œuvre.

Paul d’Ivoi, Jean Fanfare, Paris, Ancienne Librairie Furne, 1897.

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« Typologie » du roman d’aventures

Pour donner l’impression au lecteur d’un univers fantastique, il n’est pas nécessaire de convoquer vampires et spectres, il suffit parfois de peindre le monde de façon à ce qu’il soit si déroutant qu’il finisse par sembler étrange et inquiétant. On associe généralement l’inquiétante étrangeté (unheimlich) au seul fantastique, mais le roman d'aventures paraît bien pouvoir également être évoqué selon ces termes. Pour Freud, l’unheimlich (l’inquiétante étrangeté) ressortit à la fois de deux ensembles de représentation, « celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé » (Freud, 1985). Il explique cette association de termes contradictoires par la définition suivante : « ce unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement ». En art, le processus de refoulement se traduit par la représentation du familier comme s’il était étranger. Cette ambiguïté, qui serait à l’origine aussi bien des motifs propres au fantastique que de l’atmosphère particulière de ce type de récits, n’est pas loin de certains procédés de dépaysement que nous avons mis en évidence dans le roman d’aventures : le déplacement qui se produit dans le regard porté sur le monde, lorsque le personnage central est un animal ou un être primitif, change par là même un univers que le lecteur aurait jugé normalement familier ; de même, lorsque le roman s’efforce de mettre à jour une réalité cachée derrière la façade d’une société normale (dépaysement social), il ne fait rien d’autre que de rendre étrange l’univers familier ; c’est à un même effet qu’aboutit la découverte par le héros d’une nature menaçante dans laquelle les lois qui le protégeaient n’ont plus de valeur (dépaysement géographique)… Il existe une tension similaire dans le récit fantastique et le roman d'aventures entre l’esthétique réaliste et la perspective irréaliste privilégiée par le récit. Dans le roman d'aventures en effet, la logique événementielle suppose que le hasard règne en maître, que les aventures et le cadre sortent du commun tout en conservant un ancrage réaliste – l’univers familier qui sert de borne au récit. Cette perturbation des codes de lecture, hésitant entre réalisme et irréalisme n’est pas sans rappeler l’écriture fantastique. Dans les deux cas, en effet, le texte s’inscrit dans une perspective littéraire réaliste, dominante à l’époque, et il y a mise en crise de l’univers réaliste en introduisant des éléments qui ne participent pas de cette logique. Mais cette tension entre réalisme et irréalisme se formule de façon très différente d’un genre à l’autre. Le fantastique a été présenté par Roger Caillois comme « irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité 151

Le roman d’aventures

quotidienne » (1965). Cette notion d’« inadmissible » nous place une fois de plus en face de la question épineuse du vraisemblable : si l’événement est inadmissible, ce n’est que parce que des indices nous invitent à remettre en cause l’illusion référentielle qui est au fondement du pacte de lecture. L’intrusion du surnaturel correspond à une mise en crise du modèle réaliste, et à une hésitation entre un vraisemblable fondé sur une perspective référentielle et un vraisemblable propre aux seules règles du récit. C’est ce qui a conduit Tzvetan Todorov à présenter le genre comme un discours en tension entre un univers merveilleux (vraisemblable irréaliste) et un univers réaliste. L’inquiétude fantastique vient précisément de ce que l’événement surnaturel ne remet pas totalement en cause la lecture réaliste, lors même qu’il contredit le réalisme. Cela suppose que le lecteur joue le jeu, le temps de la lecture, d’un monde homonyme au sien, troublé dans sa nature même, installant une confusion entre vraisemblance réaliste et vraisemblance merveilleuse. En témoigne l’attitude du personnage principal de ce type de récit, qui agit comme le ferait le lecteur : il est démuni, perturbé au point de parfois penser être fou ; fragilisé, le personnage reste tout au plus dans une attitude défensive, inquiète. Généralement, la position du roman d'aventures est proche de celle du récit fantastique, tout en en inversant les mécanismes. Le basculement qui se produit dans l’espace référentiel ne correspond pas à l’intrusion d’un élément surnaturel dans un univers et une logique événementielle profondément réalistes, mais généralement à un déplacement de l’univers représenté et de la logique événementielle vers une vraisemblance merveilleuse, sans pour autant qu’un élément surnaturel entre nécessairement en jeu. Autrement dit, l’attitude du protagoniste n’invite pas le lecteur à hésiter sur la nature des événements, mais à jouer le jeu d’un basculement dans le pacte de lecture, glissant du réalisme pensé dans sa proximité avec le quotidien vers un univers de fiction extraordinaire sans discontinuité avec le « réel », formulant à sa façon la tension entre réalisme et irréalisme. Tout est improbable et extraordinaire dans l’univers de fiction du roman d’aventures, mais tout prétend être possible. Dès lors, dans les romans d'aventures fantastiques, qui combinent des procédés du fantastique (intrusion du surnaturel dans le récit) et du roman d'aventures (apparition d’un univers et d’une logique événementielle hors du commun, mais présentés comme possibles), l’œuvre tend à glisser vers un univers totalement merveilleux, puisque désormais, rien ne rattache plus vraiment le récit à la perspective réaliste : les récits de mondes perdus et les récits de 152

« Typologie » du roman d’aventures

machines extraordinaires se situent dans un espace hors du commun et proposent des êtres et des objets surnaturels. En pénétrant dans l’univers fantastique, le héros bascule dans un espace qui est celui des contes merveilleux, du rêve, ou de la mort. Chez Burroughs, les monstres de Pellucidar ou de Mars, évoquent le bestiaire médiéval ; quant aux sorcières des mondes perdus de Haggard, elles nous font passer du côté de la magie. Rien d’étonnant alors que le roman d'aventures fantastiques soit l’une des sources, avec ses machines, ses magiciens et ses monstres, des deux grands courants du merveilleux moderne, la science-fiction et l’heroic fantasy, on le verra. Plus généralement, la proximité entre les mécanismes du roman d'aventures et ceux du récit fantastique explique qu’il suffit de peu de choses pour que le récit se charge d’une atmosphère fantastique (métaphorisation, modalisation, connotation, lexique spécialisé…). Ainsi, les auteurs ont-ils fréquemment recours aux procédés du fantastique. Le basculement du récit dans l’aventure s’accompagne souvent des effets d’une écriture fantastique, qui affectent parfois l’ensemble du paysage servant de décor à l’œuvre et imprègnent l’atmosphère de bien des récits. C’est le cas de romans aussi différents que Le Collier du prêtre Jean de Buchan (avec la rencontre avec Laputa), de Moonfleet de Falkner (avec la descente dans la crypte) ou encore de Phroso d’Anthony Hope (avec la référence à la légende millénaire). Plus généralement, il est possible d’affirmer que le fantastique est un signe d’entrée dans l’aventure, parce que le basculement qui se produit alors entraîne pour un temps le même type d’hésitation dans la logique du fantastique et dans celle du roman d'aventures : le récit et le lecteur doivent retrouver leurs marques, ils doivent accepter le changement de logique qui se produit du réalisme à l’univers irréaliste. Une fois ce glissement du récit produit, les procédés du fantastique sont abandonnés (même s’ils reviennent ponctuellement dans le roman pour préparer telle ou telle aventure – insistant souvent dans ce cas encore sur un effet d’accentuation du dépaysement, menace et promesse d’aventures nouvelles), mais leur effet persiste : l’univers dans lequel se déroule l’aventure est frappé durablement d’irréalité, lointain – dépaysant – au point de faire de cette impression d’irréalité l’un des traits caractéristiques du genre.

Mondes perdus, mondes cachés La poétique du roman d’aventures est fondée sur le basculement du héros dans un univers dépaysant, puisque c’est ce 153

Le roman d’aventures

basculement qui détermine en grande partie le pacte de lecture qui va fonder la vraisemblance. Et si l’univers de fiction est fondamentalement altéré dans le roman d’aventures, alors il n’est guère étonnant que l’un des recours les plus significatifs au fantastique touche à l’univers de fiction lui-même. De fait, friand en général de décors exotiques, le roman d'aventures a inventé un type de roman, le récit de « mondes perdus », entièrement fondé sur ce basculement du dépaysement géographique vers le dépayse-ment surnaturel. Alain-Michel Boyer définit le récit de mondes perdus en ces termes : « quelque part sur le globe, en un lieu retiré, isolé du monde moderne et du reste de l’humanité, dans une enclave préservée de l’histoire, au bout d’un étroit défilé que barrent de hautes parois rocheuses, un groupe d’hommes et de femmes vit sa vie propre, dans l’ignorance la plus totale de ce qu’il est advenu ailleurs : cette communauté est un rameau détaché des civilisations occidentales disparues ou un isolat échappé à l’anéantissement et situé à un stade antérieur de l’évolution. Ou bien, dans ce vase clos, survivent des ptérodactyles, des iguanodons, des mammouths. Telles sont, dans leurs grandes lignes, les composantes du thème du monde perdu » (Boyer, 1991). Dans les récits de mondes perdus, c’est bien l’isolement du monde, son décentrement, qui permettent le basculement dans une autre logique. L’absence de solution de continuité entre notre monde et le monde romanesque dans lequel vont se dérouler les aventures détermine bien la nature fantastique du récit (au sens où l’entendent Castex ou Caillois), mais elle détermine surtout une vraisemblance particulière, jouant le jeu du merveilleux au sein même d’un univers donné comme le nôtre, d’un extraordinaire qu’on refuse de détacher de l’ordinaire et du possible. La nature du déplacement opéré pourrait fournir une preuve d’une telle ambiguïté : éloigné dans l’espace, le monde perdu se donne comme une terre issue du passé, rapportant (jusque dans ses thèmes et ses stéréotypes) le dépaysement surnaturel aux modalités traditionnelles de l’exotisme ,géographique ou historique, convoqué par le roman d’aventures comme si le surnaturel pouvait se réduire au lointain ou au passé. Les mondes exhumés peuvent renvoyer à toutes les époques et les civilisations, réelles ou imaginaires, pourvu qu’elles soient suffisamment anciennes : la préhistoire bien sûr (La Plutonie de V. Obroutchev, Tarzan dans la préhistoire de Burroughs, Le Monde perdu de Conan Doyle38, Le Trésor dans la neige de J.H. Rosny…), mais aussi l’Antiquité (Tarzan and the Lost C’est au récit de Conan Doyle que l’on doit l’expression de « monde perdu » remise à la mode par Michael Crichton et Steven Spielberg. 38

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« Typologie » du roman d’aventures

Empire de Burroughs, Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard), le Moyen Age des Croisés (Tarzan et les croisés de Burroughs), le monde des Mayas (L’Epouse du soleil de Gaston Leroux, La Ciudad sepultada du Capitaine Sirius), sans compter les nombreuses civilisations mythiques : l’Atlantide (L’Atlantide de Pierre Benoit, Tarzan et les joyaux d’Opar de Burroughs, Atlantis d’André Laurie), Ophir (Les Mines du roi Salomon de Rider Haggard), Ys (L’Enigme du Redoutable de Rosny le Jeune). On explique généralement ce glissement de la géographie réelle vers la géographie fantastique par la disparition des zones vierges de la carte. On peut évoquer les mots fameux de Marlow dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad : « En ce temps-là, il restait beaucoup d’espaces blancs sur la terre, et quand j’en voyais un d’aspect assez prometteur sur la carte (mais ils le sont tous), je mettais le doigt dessus et je disais, ‘Quand je serai grand j’irai là’. Le Pôle Nord était l’un de ces endroits-là, je me souviens. En fait, je n’y suis pas encore allé, et ce n’est pas maintenant que j’essaierai. La magie s’est perdue. D’autres lieux se trouvaient épars vers l’Equateur, et à toutes sortes de latitudes, partout dans les deux hémisphères » (Au cœur des ténèbres 39 ). Avec la disparition de ces espaces blancs sur la carte, le dépaysement peut certes créer l’effet pittoresque, mais pas ce basculement dans un espace fantasmatique qui nourrit l’imaginaire d’aventure, puisque l’homme blanc (et avec lui la civilisation) a laissé partout son empreinte et que nul espace n’est tout à fait inconnu. Dès lors, le progrès rend en quelque sorte l’aventure géographique moins convaincante pour fonder la vraisemblance, affaiblissant d’autant la suspension volontaire de l’incrédulité, puisque le dépaysement n’est plus aussi fort, et qu’il ne garantit plus tout à fait le pacte de lecture romanesque. Pour que le lecteur accepte néanmoins de jouer le jeu de l’aventure débridée, on lui propose un univers de fiction exotique et surnaturel à la fois, autrement dit une vraisemblance fondée non plus seulement sur les lointains inconnus, mais sur une logique surnaturelle. Le redoublement du dépaysement géographique par celui du fantastique qui fonde le pacte de lecture romanesque s’apparente à celui qui prévaut dans certains romans pour la jeunesse qui, à l’instar du Peter Pan de Barrie offrent un univers de contes (Neverland, Oz, Poudlard...) au cœur d’un univers plus large présenté comme le réel, désignant dans ce cas encore un mode de lecture réaliste/irréaliste autant qu’un univers de fiction.

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Il évoque également cette fascination dans Le Miroir de la mer.

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Ainsi, les romans de mondes perdus développent jusqu’au surnaturel le dépaysement du roman d’aventures géographiques. En effet, dans les deux cas, le récit prend la forme d’un voyage, et c’est la rencontre avec une autre civilisation qui est décrite ; le héros est un conquérant, un colon, même si sa conquête, en se déportant vers une région fantastique, devient largement fantasmatique. En réalité, on peut même affirmer qu’en déplaçant dans des pays imaginaires la conquête coloniale, le récit de mondes perdus en pousse la logique à l’extrême : le pays de l’autre est riche de promesses de fortunes inouïes, le Blanc est appelé à y régner en maître et son arrivée est présentée comme la révélation des merveilles de la civilisation à ceux qui en ont été privés ; enfin, en découvrant des civilisations disparues, le colon blanc s’approprie également le passé et règne sur les Empires mythiques (Rome, la Grèce, l’Atlantide…), faisant de sa nation leur moderne émule. L’idéologie sous-jacente des récits de mondes perdus est résumée de façon transparente dans « L’Homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, qui propose sans doute la version la plus sombre (parce que la plus réaliste) de ce type de romans. C’est un constat analogue à celui fait par Marlow dans Au cœur des ténèbres qui décide les héros à partir à l’aventure : « le pays ne donne pas la moitié de ce qu’il pourrait parce que les types qui le gouvernent vous empêchent d’y toucher. Ils passent tout leur fichu temps à gouverner. On ne peut lever une bêche, ni entailler un rocher, ni chercher du pétrole ou des trucs de ce genre sans que le gouvernement dise : ‘Laissez-le pays tranquille et laissez nous gouverner’. Donc puisque c’est comme ça, on va le laisser tranquille et aller ailleurs chercher un endroit où il n’y ait pas foule et où on puisse se faire un magot » (L’homme qui voulut être roi). Si le monde, y compris celui des colonies indiennes, est trop civilisé, alors il ne reste plus qu’à se rendre sur un point vierge du globe pour vivre la grande aventure coloniale. Le Kafiristan est un tel point, puisque la carte de la région est « toute blanche à l’endroit du Kafiristan ». Or, c’est la blancheur même de l’espace qui le convertit en univers fantasmatique, chargé de satisfaire les désirs de possession coloniale : « On ira là-bas et on dira au premier roi qu’on rencontrera : ‘Est-ce que vous voulez vaincre vos ennemis ?’ Et on lui apprendra à faire manœuvrer ses hommes. Ensuite, on renverra ce roi, on montera sur le trône et on fondera une dynastie ». S’immiscer en conseiller militaire dans les affaires d’Etat d’un pays, substituer ses techniques à celle de l’armée régulière et imposer ainsi sa supériorité, assujettir le pouvoir jusqu’à devenir soi-même de facto le maître du pays : n’est-ce pas,

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reproduite de façon grotesque et fantasmatique, la description des étapes de la plupart des processus de colonisation au XIXe siècle ? Le succès du genre des mondes perdus40 est donc inséparable de celui du récit d’exploration, il l’est également de celui du roman d’aventures historiques puisqu’il reformule le thème d’un passé menacé par le présent, parfois jusqu’à l’anéantissement final (on songe à la destruction des Abatis dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard ou celle du chaînon manquant dans Le Monde perdu de Conan Doyle). Mais il figure un roman d’aventures historiques tout aussi fantasmatique que l’était le roman d’aventures géographiques : c’est moins le passé réel qui est désigné que sa formulation mythique – Atlantes, dernières légions romaines, Croisés, tribu fondatrice d’Israël, premiers hommes41... Mais à côté des civilisations issues du passé, une place est laissée aux races et aux espèces radicalement différentes de la nôtre. Aussi est-il tentant d’intégrer les récits de mondes perdus dans un ensemble plus large, qu’on qualifierait, à la façon de Jacques Van Herp, de récits de « mondes cachés » (1996), ajoutant aux « mondes perdus » les cités extraordinaires issues de la mythologie ou de l’imagination des auteurs, les romans de terre creuse et les récits de civilisations différentes. Les glissements d’une catégorie à l’autre sont constants, et même les critiques les plus rigoureux ne peuvent maintenir une parfaite étanchéité entre les mondes perdus (résurgence de civilisations passées) et les autres sortes de récits de mondes cachés : le Royaume d’Ayesha (She de Rider Haggard) présente-t-il une civilisation du passé ou simplement une peuplade primitive ? Les Atlantes qui auraient développé des connaissances inconnues des nôtres (comme dans Atlantis d’André Laurie) peuvent-ils encore être qualifiés d’êtres du passé ? De même, qu’est-ce que L’Atlantide de Pierre Benoît conserve encore de la cité antique ? Suffit-il que la cité fabuleuse d’Opar soit associée à l’Atlantide pour qu’elle se différencie des autres mondes cachés qu’exhume Tarzan 42 ? Et les monstres du monde de

40 Dans sa thèse de doctorat (1989), Lauric Guillaud recense 666 œuvres de ce type pour la seule langue anglaise ; dans « Les oubliés du temps », il en annonce deux mille pour ces deux derniers siècles (1993, 2). 41 Respectivement chez Burroughs (pour les trois premiers), Haggard et Conan Doyle. 42 Opar apparaît une première fois dès Le Retour de Tarzan, deuxième roman de la série, mais ce monde est bien davantage développé dans le cinquième roman, Tarzan et les Joyaux d’Opar.

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Pellucidar43 dans lequel David Innes puis, bien plus tard, Tarzan, voyagent, sont-ils si différents de ceux de Caspak 44 ? Pourtant, dans le premier cas, les animaux sont imaginaires (et l’on est alors face à un monde caché), dans le second, ils sont préhistoriques (il s’agirait donc d’un monde perdu) – même si Burroughs semble avoir confondu les deux, puisqu’il a nommé l’un des romans du cycle de Pellucidar, Retour à l’âge de pierre ! Lauric Guillaud semble lui-même donner l’exemple d’une définition moins restrictive du genre, en présentant, parmi les mondes perdus, des romans comme L’Etonnant Voyage d’Hareton Ironcastle de Rosny (où les héros rencontrent pourtant un monde de plantes télépathes), ou les œuvres de R. E. Howard, de Lovecraft ou de Merritt (Guillaud, in Boyer, 1991 et 1993, 2). Ailleurs (1993, 1), il opte pour la notion plus vaste (mais qui correspond finalement à peu de choses près au groupe de textes privilégiés par Jacques Van Herp) de « voyages imaginaires ». Dans tous ces récits, la logique reste la même : des explorateurs, venus le plus souvent d’Europe ou des villes américaines, représentent le monde rationnel du lecteur confronté à un univers merveilleux. Derrière eux, ce sont les modalités du pacte de lecture qui se dessinent, fondées sur une adhésion à un type de vraisemblance irréaliste. Tant qu’ils ne se sont pas introduits dans le monde surnaturel, le schéma reste celui d’un roman d’aventures géographiques traditionnel, mais dès lors qu’ils franchissent le dernier obstacle, celui qui leur permet de pénétrer dans l’espace caché, alors, le dépaysement instaure un pacte de lecture qui autorise les mésaventures les plus inouïes : tout peut se rencontrer, nécropoles souterraines, sorcières et magiciennes, peuples ailés ou êtres immortels… Autrement dit, la part de l’événement issu d’une tradition fantastique se développe essentiellement à partir de l’entrée dans l’espace caché ; et le fantastique ne se cantonne pas à l’évocation d’un univers imaginaire, mais il se décline alors dans une succession de thèmes ressortissant au surnaturel : vampires, immortels, hommes-bêtes, télépathes... Le contraste entre les mésaventures qui précèdent l’entrée dans le monde caché et celles qui la suivent dit cet écart dans la vraisemblance. Il souligne une fois encore l’importance du Au Coeur de la terre, Pellucidar, Tanar de Pellucidar, Tarzan et ¨Pellucidar, Retour à l’âge de pierre, Terre d’épouvante et Sauvage Pellucidar, par E. R. Burroughs. 44 Caspak monde oublié (I et II) et Hors de Caspak par E. R. Burroughs. 43

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dépaysement, et ses mécanismes spécifiques : il s’agit moins d’offrir un univers de fiction pour lui-même, que de traiter ses transformations comme un signe déterminant les altérations du pacte de lecture, et se traduisant par une série d’événements, de thèmes et de lieux (topoï) qui en sont tributaires. Dans le cas de ce voyage dans les mondes perdus, le pacte hésite entre une justification réaliste (les personnages partent malgré tout d’un monde présenté comme le nôtre) et une posture irréaliste (l’aventure advient dans un espace merveilleux, mais sans solution de continuité avec notre monde). C’est pourquoi l’entrée dans le monde caché est si fortement mise en scène puisque, avec elle, ce sont les conditions de lecture du récit qui sont déterminées, entre une attitude réaliste et une attitude merveilleuse. Dans Le Monde perdu, le basculement se prépare dès le départ des héros pour son expédition. Le chapitre VII, s’intitule ainsi « Demain, nous disparaissons dans l’inconnu », le chapitre suivant, « Frontières du monde nouveau » : il y a une avancée vers un monde défini par son altérité radicale. Enfin, le passage dans le « nouveau monde », isolé par des falaises infranchissables, est un point de non-retour : le pont qui a permis aux héros de s’y rendre étant détruit, ils ne peuvent plus repartir. Mais ce basculement, graphiquement figuré par la coupure entre les chapitres IX et X, se traduit également par une rupture stylistique et thématique qui met l’accent sur l’émerveillement. La première phrase (reprise par le titre du chapitre) donne le ton : « Il nous est arrivé des choses extraordinaires et il nous en arrive continuellement », « nous sommes en effet les seuls représentants de l’humanité à voir de telles choses ». Or, cette tonalité est explicitement corrélée, dans le récit, avec l’esthétique du roman d’aventures : « dans tous les cas, il est clair que ce que j’écris est destiné à connaître l’immortalité comme un classique de l’aventure vécue ». Ce qui est sous-entendu, c’est que l’aventure a besoin du merveilleux pour advenir, mais que les protagonistes (contrairement à ceux du conte), sont issus d’un monde qui est présenté comme le nôtre. On constate la même tension dans Au cœur de la terre de Rice Burroughs. La rupture est totale, puisque Pellucidar située sous l’enveloppe terrestre elle-même, est un « monde étrange » (titre du deuxième chapitre), étranger à tout ce qu’ont pu connaître les personnages. Face au paysage merveilleux qu’ils découvrent en sortant du prospecteur, l’engin qui leur a permis de traverser l’enveloppe terrestre, les héros n’ont qu’une pensée, celle d’être au Paradis : « N’était-ce cet engin, David, j’aurai pu croire en effet que nous avons franchi le Styx ». Même si, comme l’indique le savant Perry, « la présence du prospecteur rend cette hypothèse 159

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hautement improbable. Je ne vois pas comment un engin aussi terre à terre, si j’ose m’exprimer ainsi, aurait pu nous suivre au Paradis. Cependant, je suis tout disposé à admettre que nous avons peut-être débouché sur un monde différent de celui où nous avons vécu jusqu’à ce jour » (Au cœur de la terre). Entre la référence à un chronotope merveilleux (le Styx, le Paradis) et l’affirmation d’une continuité avec notre monde (manifestée par le discours rationaliste du savant), c’est bien toute l’ambiguïté de la lecture qui se manifeste ici. Ainsi, dans un même mouvement, il s’agit de faire basculer le récit d’un monde possible à un monde impossible, et de fonder ce « nouveau monde » en le présentant non plus comme possible, mais comme vraisemblable, c’est-à-dire comme cohérent selon la logique propre du récit. En substituant un monde fantastique au réel, le récit de monde perdu matérialise ce basculement qui se produit dans tout le roman d'aventures d’une logique réaliste (la nôtre) à une logique irréaliste (celle du roman d'aventures), indice d’une autre forme de vraisemblance.

Machines et voyages extraordinaires Pour pénétrer dans Pellucidar, David Innes et Perry utilisent une curieuse machine, « un cylindre d’acier d’une trentaine de mètres de long, et articulé de telle façon qu’il puisse, si besoin est, entrer en rotation et se forer un passage en pleine roche », qui leur permet de traverser l’enveloppe terrestre. Pillard inépuisable de ses prédécesseurs 45 , Edgar Rice Burroughs ne s’inspire pas seulement des « mondes cachés » de Rider Haggard, mais aussi des machines extraordinaires de Jules Verne. Car si Verne n’est pas le premier à avoir exploité des thèmes technologiques dans ses œuvres – Edgar Poe par exemple avait utilisé le ballon bien avant lui – c’est sans doute lui qui a lié le thème de la machine au roman d’aventures. Au point qu’on l’a souvent présenté comme un auteur de romans à machines, alors que ce type de récits n’excède pas le tiers de son œuvre (Noiray, 1982). Sous-marins, hélicoptères, boulets de canons habitables, machines à vapeur, véhicules amphibies… la machine privilégiée par Verne parmi tous les objets inventés par la science contemporaine, est le moyen de transport.

Outre l’emprunt fait, pour le premier Tarzan, au Livre de la jungle de Rudyard Kipling, on peut citer le cas de The Mad King, véritable réécriture du Prisonnier de Zenda et de sa suite, Service de la Reine, d’Anthony Hope ; quant à L’Éternel amant, il possède une intrigue qui rappelle étrangement celle de Allan and the Ice Gods, de Rider Haggard. 45

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« Typologie » du roman d’aventures

Comme le souligne encore Noiray, « il ne suffit donc pas que la machine soit conçue par Jules Verne comme une enveloppe habitable ; elle doit encore se déplacer. Sa fonction dernière est de produire le mouvement. Mieux encore, on pourrait dire que l’être de la machine coïncide avec son mouvement, car sa mort vient autant de son immobilisation que de sa destruction même ». Dans ce cas encore, le fantastique est lié à l’espace. Certes, la machine permet à Verne d’articuler savoir scientifique et géographique, mais il n’est pas anodin qu’en permettant le voyage, elle génère en quelque sorte du récit d’aventures, chaque étape, chaque aléa mécanique, chaque rencontre se traduisant par un épisodes. S’il y a machine textuelle, elle est éminemment générique, produisant tout à la fois dépaysement, structure épisodique et événements extraordinaires. Mais l’usage d’un véhicule hors du commun transforme le récit d’aventures géographiques en un tout autre type d’œuvre. Il ne s’agit plus tant de proposer un décor dépaysant que de le modifier, par l’intrusion de l’objet fantastique. En effet, si la machine permet à ses propriétaires de découvrir le monde à leur guise, en leur fournissant une habitation confortable, elle les sépare également de l’extérieur. Aussi l’espace traversé se réduit-il souvent à un paysage contemplé de loin, à travers un hublot ou du promontoire rassurant d’un véhicule volant. L’aventure est parfois même contemplée de l’extérieur par les héros, qui se font spectateurs, comme le lecteur, de scènes qui se déroulent sous leurs yeux, tel Aronnax découvrant le pêcheur de perles à travers le hublot du Nautilus 46 ou Michel Ardant voyant éclater un météore à quelques mètres de sa fusée 47 . Le véhicule met à distance le monde et, avec lui, l’aventure : la tribu qui a le malheur d’attaquer Nemo est repoussée par la seule puissance du Nautilus (puisque celui-ci est doté d’un courant électrique foudroyant) et les cannibales qui ont l’infortune d’être survolés par Robur le payent cher, massacrés qu’ils sont à coups de canon48. L’objet technique, fruit du génie humain, tend à défaire toute incertitude. Si la machine est à la fois un moyen de transport et un lieu d’habitation, c’est qu’elle combine les motifs de la rencontre avec la nature et du refuge contre cette nature (à l’image de l’éléphant à vapeur face à

Jules Verne,Vingt mille lieues sous les mers – voir à ce sujet Roland Barthes, 1957. 47 Jules Verne, Autour de la lune. La mise à distance de l’aventure dans Autour de la lune a été étudiée par Jean Delabroy (1985). 48 Jules Verne, Robur le conquérant. 46

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l’incendie de forêt49). L’incertitude associée à l’inconnu géographique est rejetée à l’extérieur de l’asile de métal qu’est la machine. Mais cette sécurité de l’habitacle ne prend son sens que dans la tension dialectique qu’elle suppose avec une série de menaces qui réintroduisent l’aventure au cœur du récit. La chose est vrai chez Verne (Noiray, 1982), et plus encore chez ses épigones. D’abord, la machine produit de la violence, et par ce moyen, du conflit et du suspens, source d’aventure. Le véhicule offre un refuge contre la nature, parce qu’il s’agit d’une forteresse qui peut se révéler arme de guerre : on songe à L’« épouvante » de Robur, aux installations foudroyantes du Docteur Mystère (Paul d’Ivoi) ou de Nemo. Parfois, la machine, à l’instar du vaisseau aérien de Luigi Motta, est littéralement mue par une arme, le « Yucatan foudroyant » (Il Vascello Aereo, 1913). Si le vaisseau est à la fois forteresse et arme, c’est que la nature ne cesse de menacer la relative sécurité qu’il offre : l’engin volant de Robur manque d’être entraîné dans les flots par une baleine, la maison à vapeur risque d’être détruite par un troupeau d’éléphants et le Nautilus se retrouve un temps enfermé dans les glaces d’un iceberg. Les récits de machines voient s’affronter brutalement le génie de l’homme et la nature ou pire, des adversaires aux armes tout aussi sophistiquées, comme dans La Captive du dragon noir de Jean de La Hire ou les récits de guerre future du capitaine Danrit. Mais si la nature est la menace privilégiée des créations techniques, c’est que le savant les a créées comme un défi constant à l’ordre du monde, et s’en sert pour outrepasser ses limites, à la façon de Robur décidant de franchir l’Himalaya ou de Nemo atteignant le pôle Sud. Ainsi, l’opposition entre le véhicule technique et la nature permet à la mésaventure de prendre forme ; et la machine est bien souvent à l’origine même de l’Aventure : Robur veut démontrer à Uncle Prudent et Phil Evans la supériorité des « plus lourds que l’air » en les emmenant pour un voyage forcé à bord de son véhicule (Robur le conquérant) ; Nemo (Vingt mille lieues sous les mers) est contraint de garder à ses côtés Aronnax et ses amis pour les empêcher de révéler l’existence de sa formidable machine, mais en profite pour leur faire découvrir les merveilles du monde ; et le projet fou d’un voyage démesuré gouverne les personnages de la Maison à vapeur. Dans tous les cas, si l’on excepte les minces intrigues parallèles qui sont traitées avec trop de désinvolture par Verne pour ne pas apparaître comme des « Aventures prétextes », c’est la mise à l’épreuve de la faculté humaine à créer des machines extra-

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Jules Verne, La Maison à vapeur.

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ordinaires qui est finalement le sujet principal, l’Aventure, du récit. Dans cette perspective, il est possible d’étendre notre analyse à la problématique plus générale des « voyages extraordinaires » dans lesquels le héros lance un défi à la nature et à ses incertitudes grâce au génie humain, à l’image de Phileas Fogg qui, s’appuyant sur l’idée que « la terre a diminué, puisqu’on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu’il y a cent ans », entreprend son tour grâce au rail et aux steamers. Nous n’évoquons pas l’ensemble des œuvres de Verne rassemblées sous cette expression, mais les récits (de cet auteur et d’autres) fondés sur la narration d’un voyage hors du commun, soit que les conditions de l’aventure paraissent exceptionnelles (Le Testament d’un excentrique où il s’agit de parcourir les Etats américains selon les principes du jeu de l’oie, Le Tour du monde en quatre vingt jours où les héros doivent accomplir un voyage autour de la terre en un temps limité, Sans le Sou de Boussenard, ou encore Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi), soit que le monde de transport est inhabituel (La Jangada, où les personnages descendent l’Amazone sur un gigantesque radeau de bois, Au Pôle Sud à bicyclette de Salgari). A chaque fois, un postulat impossible est posé au début du roman, un défi lancé à la nature et aux facultés de l’Occidental, et il s’agit pour les personnages d’en démontrer le bien-fondé. Certes, une telle définition nous conduit à étendre la notion de dépaysement fantastique de manière un peu abusive, et par analogie, à un domaine qui n’est plus à proprement parler fantastique, puisque le dépaysement du possible vers l’impossible ne se produit plus. Ce n’est plus la machine imaginaire, créée à partir des extrapolations de l’auteur, qui est le moteur du récit, mais un projet si extraordinaire – si excentrique diraient les amateurs de Paul d’Ivoi – qu’il en devient comme fantastique50. Le succès qu’a connu Verne explique qu’il ait été imité par de nombreux auteurs, en France ou ailleurs : Léo Dex (Voyages et Aventures d'un aérostat), Emilio Salgari (Au Pôle Sud à bicyclette, Attraverso l’Atlantico in pallone), Luigi Motta (L’Aereo infernale, Il Vascello aereo), Gustave Le Rouge (Le Sous-marin « Jules Verne » hommage explicite au Nautilus et à son créateur, ou La Princesse des airs), le capitaine Danrit (L’Aviateur du Pacifique, La Guerre de demain), H. de Gorsse (L’Aéroplane invisible) sont quelques Le défi lancé par le héros entraîne toujours la même réaction : « c’est une plaisanterie » (Le Tour du monde en quatre-vingt jours) ; « mais c’est fou, tout cela ! » (Le Testament d’un excentrique), etc. 50

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imitateurs plus ou moins connus de l’auteur. Dans le domaine du voyage excentrique, on citera, outre Louis Boussenard (Sans le sou, De Paris au Brésil par terre), Jean de La Hire (L’As des boyscouts), le colonel Royet (Le Défi d’un boy-scout), Léon Groc et Pierre Laude (Les Trois Globe-trotters), etc. Mais c’est au premier chef Paul d’Ivoi qu’il convient d’évoquer ici. Les œuvres de Paul d’Ivoi exploitent ainsi sans vergogne la formule inventée par Verne, jusqu’au titre de la série de ses romans, « Voyages excentriques », qui décalque de façon transparente le terme de « Voyages extraordinaires ». Les œuvres confirment le rapprochement : L’Aéroplane fantôme rappelle les inventions de Robur, Les Cinq Sous de Lavarède poussent un peu plus loin le projet du Tour du monde en quatre vingt jours ; comme Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers, Le Corsaire Triplex possède un sous-marin qu’il utilise comme arme de guerre (même s’il le fait pour le bien de la France plutôt que pour celui de l’humanité) ; et le véhicule du Docteur Mystère rappelle celui de la Maison à vapeur (les deux romans se déroulent d’ailleurs en Inde). Pourtant le choix du terme « excentrique » est révélateur des changements opérés par d’Ivoi (et d’un certain nombre d’épigones avec lui) par rapport au projet de son modèle : plus fantaisiste que Verne, il s’amuse à imaginer des intrigues extravagantes, où la rigueur scientifique est abandonnée au profit de l’insolite : le « docteur Mystère » circule non seulement dans un véhicule roulant, mais il possède également de formidables pouvoirs hypnotiques ; l’intrigue de La Course au radium évoque non seulement une course automobile autour du monde, mais l’existence d’un mystérieux radium capable de transformer des minéraux en précieux joyaux (résurgence de l’antique pierre philosophale) ; dans La Diane de l’archipel, non seulement Jean Fanfare voyage en véhicule amphibie, mais ils doit lutter pour sauver sa bien-aimée, transformée en statue d’aluminium – c’est bien du côté d’une science qui cherche avant tout à être source de fantastique que l’œuvre de Paul d’Ivoi nous entraîne. On voit, avec Paul d’Ivoi, comment le glissement peut se produire du récit extraordinaire à l’aventure délibérée. A force de rechercher le dépaysement par l’excentricité, il est facile de franchir la ligne ténue qui sépare l’incroyable de l’impossible, l’extrapolation technique de l’imagination débridée. Ainsi, lorsqu’Emilio Salgari décide de narrer les exploits d’aventuriers traversant le Pôle en quadricycle (Au Pôle Sud à bicyclette), il reste dans le domaine du possible, mais la réalisation du projet semble si improbable qu’elle en devient fantastique. Cela ne veut pas dire pour autant que le dépaysement se limite au fantastique. Bien au 164

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contraire, c’est parce que la machine ou le projet inouïs passent l’épreuve du monde sauvage, parce que le dépaysement fantastique rencontre l’exotisme géographique que l’aventure devient possible. Là où le monde perdu faisait basculer le récit d’un décor géographique à un décor fantastique, les récits de machines et les récits de voyages excentriques mêlent intrinsèquement les deux, à tel point qu’on peut les étudier selon les deux perspectives simultanément. Dans ce cas encore, la rêverie fantastique formalise la poétique de l’espace.

Autres genres Les récits de mondes perdus, comme les récits de voyages et de machines extraordinaires, imposent de se pencher sur les similitudes qui existent entre le roman d'aventures et la sciencefiction, genre dans lequel ces thèmes trouveraient aisément leur place. Or, alors que les relations de la science-fiction au fantastique51 ou à l’utopie ont largement été étudiées, la relation qui existe entre science-fiction et roman d'aventures est le plus souvent évacuée en quelques lignes. Pourtant, cette relation est essentielle : tous les critiques sont contraints de remarquer, à un moment ou l’autre de leur étude, que la science-fiction d’aventures représente une part considérable du genre. Ainsi, quand Donald Wollheim construit son ouvrage Les Faiseurs d’univers (1992) sur l’opposition entre une science-fiction de divertissement et d’action héritée de Verne et une science-fiction politique héritée de Wells52, quand Brian Aldiss (1973) détermine ces deux mêmes types de science-fiction, mais cette fois autour de Rice Burroughs et de Wells, quand Jacques Sadoul affirme que Burroughs, après Verne (fiction scientifique) et Wells (science-fiction utopique) « ouvre une troisième voie à la science-fiction, ce qui se révèlera d’une importance considérable » (1973), ils soulignent tous à leur manière le lien profond qui rattache une partie essentielle de la 51

Voir par exemple Roger Bozzetto (1992) ou l’ouvrage collectif Du

fantastique à la science-fiction américaine (1973). Jules Verne est évacué par Donald Wollheim pour son absence de rigueur, alors même qu’ailleurs, Arthur B. Evans le condamne pour la raison inverse. Selon lui, Verne est un auteur de « scientific fiction », ce qui n’en fait pas réellement un ancêtre de la science fiction : cette dernière ne cherche pas à enseigner par les moyens de la fiction, mais use de la science pour construire sa fiction (« SF does not seek to teach science through/with fiction, but rather to develop fiction through/with science »). En ce sens, en France, le véritable ancêtre de la science-fiction serait Rosny l’aîné (Evans, 1988). 52

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Le roman d’aventures

science-fiction à la tradition du roman d’aventures, partie que l’on appelle généralement le space opera53. Une telle négligence s’explique sans doute par le fait que les récits donnant la primauté à l’aventure peuvent paraître inessentiels à la science-fiction, et utiliser l’univers de sciencefiction comme le simple décor-prétexte de l’aventure54. L’analyse retrouve partiellement celle des critiques qui négligent l’étude du roman de cape et d’épée dans l’univers de roman historique ou de ceux qui évacuent les récits d’aventures policières du champ policier parce que l’aventure y est centrale. Cette position se comprend : nous avons vu dans tous les cas que lorsque l’aventure devenait la préoccupation première du récit, le cadre se limitait à un simple décor, dont le caractère préexistant et stéréotypé apparaissait comme la vertu première. Or, un roman de sciencefiction d’aventures utilise l’attirail pré-codé de la science-fiction (objets technologiques issus du futur, planètes éloignées, extraterrestres redoutables, voyages dans le temps) pour en faire le cadre d’aventures qui restent finalement indifférentes aux implications (politiques, sociales, scientifiques ou fantasmatiques) que contiennent ces inventions. Si l’on compare les romans d’aventures de Rice Burroughs avec ses récits de science-fiction, on se rend compte de cette grande proximité générique qui conduit nécessairement à penser une bonne part de la littérature de science-fiction comme ressortissant aux deux genres à la fois. Il est aisé de montrer comment, dans les œuvres de Burroughs que l’on identifie immédiatement comme des romans d'aventures (la série des Tarzan, The Cave Girl, The Lad and the Lion...), c’est l’action, et plus précisément l’action violente, qui structure le récit selon les règles du genre. Le texte peut être ainsi décomposé en épisodes distincts, ce qui est l’indice de sa forte

53 Preuve du caractère imprécis des définitions génériques, il existe une définition très différente du space opera, comme catégorie de récits fondée sur la description d’espaces infinis (voir par exemple Versins, 1972). En outre, si le space opera est décrit souvent comme une science-fiction d’aventures, en réalité toutes les sciences-fictions d’aventures (par exemple Je suis une légende de Matheson) n’apparaissent pas comme des space operas. Il faut que le cadre soit celui de l’espace et des combats intergalactiques pour qu’on ait aussitôt le sentiment qu’un récit appartient de plain-pied au genre – nous utilisons quant à nous le terme dans le sens de science-fiction d’aventures. 54 Une preuve de ce mépris pour la science-fiction d’aventures pourrait être recherchée dans le terme même de space opera, formé sur le modèle de soap opera et désignant ainsi explicitement une œuvre de mauvaise qualité produite en série.

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structuration autour d’unités d’action, lesquelles sont thématisées à travers le suspens, le danger et son actualisation violente. Or, cette structure se retrouve également dans les récits de sciencefiction : les titres des chapitres de La Princesse de Mars – « L’évasion du mort », « Un prisonnier », « J’échappe à mon chien de garde », « Un combat qui me valut des amis » pour n’en citer que quelques-uns – témoignent d’un découpage du texte en épisodes et d’une coloration thématique de ces épisodes similaire à celle que l’on retrouve dans les romans d’aventures géographiques (Mars figurant ici l’espace exotique). Cela ne veut pas dire pour autant que les récits martiens de Burroughs ne seraient que des romans d’aventures déguisés en science-fiction. L’écrivain se soucie de construire toute une civilisation et un univers cohérents (avec ses races, sa végétation, sa gravité propre...), aussi bien dans les cycles de Mars et de Pellucidar, les plus connus, que dans les cycles de Vénus ou de la Lune. Mais si ces cycles de Burroughs appartiennent bien à la science-fiction naissante, ils peuvent le plus souvent être lus également à travers la grille analytique du roman d’aventures. Chez Burroughs, comme dans la première génération des auteurs de pulps, les structures profondes des récits de science-fiction restent souvent les mêmes que dans le roman d'aventures : projection du héros hors de son univers quotidien, immersion dans un monde sauvage à la fois inquiétant et attirant, chronotope visant au dépaysement, franchissement d’une série d’épreuves, victoire sur l’ennemi, et retour du héros transformé à la situation initiale... De la découverte d’un monde perdu au cœur de la jungle (Tarzan dans la préhistoire), à un monde ignoré au cœur de la terre (Pellucidar) et jusqu’à un monde imaginaire sur Mars, ce sont tous les degrés qui conduisent du roman d’aventures fantastiques à la science-fiction qu’explore Burroughs. Une comparaison pourrait à ce titre être faite entre La Princesse de Mars et le premier des Tarzan, Tarzan, seigneur de la jungle (romans publiés à un an d’intervalle). Elle montrerait d’étonnantes constantes structurelles entre les deux œuvres. Les héros se retrouvent dans les deux cas projetés accidentellement dans un univers hostile : Tarzan, après que ses parents ont été abandonnés dans la jungle africaine par des mutins, perd tout contact avec la civilisation, et c’est en fuyant les Indiens que John Carter se réfugie dans la grotte qui le conduira mystérieusement sur Mars. Tarzan est enlevé et adopté par une tribu d’anthropoïdes, tandis que Carter est capturé par les hommes verts, qui l’intègrent également partiellement dans leur hiérarchie complexe, en lui donnant les insignes des chefs qu’il a terrassés. 167

Le roman d’aventures

Les deux personnages font l’apprentissage de leur nouveau monde et franchissent les différentes épreuves qui les conduisent à être reconnus comme les maîtres incontestés de la nouvelle race. Ces épreuves se ressemblent : combats avec les bêtes sauvages55, mais surtout avec des membres de leur nouveau clan ; enfin, ils en viennent à affronter des hommes (la tribu de Kulonga que Tarzan persécute et les hommes rouges de Zodanga) et à conquérir le cœur de leur bien-aimée56. La Princesse de Mars assume d’ailleurs sa filiation avec le roman d’aventures, en débutant comme un roman-western, en Arizona, « vers 18-- », alors que John Carter, jeune prospecteur d’or, s’est réfugié dans une grotte pour échapper à une tribu farouche d’Indiens. Par les vertus de cette grotte aux propriétés étranges, le héros se retrouve… projeté sur la surface de Mars. Dès lors, on pourrait croire que le récit bifurque vers un autre genre, mais Burroughs prend bien soin de souligner qu’il n’en est rien, et d’établir un lien entre l’épisode américain et l’aventure martienne. Lorsque John Carter décrit sa première rencontre avec les hommes verts de Mars, il évoque « ces féroces guerriers, que je n’arrivais pas à dissocier, dans mon esprit, des guerriers indiens qui m’avaient poursuivi la veille57 ! ». Il existe enfin dans le texte des relations entre ces deux tribus de nomades farouches, qui chevauchent les uns comme les autres leurs montures armés de rifles, et capturent leurs victimes pour les torturer dans des jeux féroces. Les Apaches, décrits comme des « maraudeurs cruels qui, disait-on, assiégeaient les convois, sonnant le glas des troupes de

55 Les combats de John Carter avec les habitants de Mars rappellent d’autant plus les récits de Tarzan qu’un des principaux peuples belliqueux de Mars est décrit comme les « les grands singes blancs de Mars » (La Princesse de Mars) et le premier ennemi auquel qu’affronte John Carter est décrit comme « une créature colossale ressemblant à un singe ». 56 Le parallèle entre les deux récits se poursuit avec la perte momentanée de l’élue du cœur, Jane ou Dejah Thoris, qui sont ravies au héros à la fin du roman, ce qui appelle dans les deux cas une suite. 57 Deux autres rapprochements sont faits entre le monde de Barsoom et le monde de la frontier et du western : au chapitre 21, les fêtes des hommes rouges (dont la couleur de peau n’est pas neutre) sont comparées aux fêtes indiennes ; et au chapitre 12, alors que le pervers Tal Hajus risque de se saisir de Dejah Thoris pour lui faire subir d’inavouables tourments, John Carter prend la décision suivante : « mieux valait encore nous réserver quelques balles libératrices dans l’ultime moment, comme n’hésitèrent pas à le faire ces femmes du Grand Ouest, dans ma lointaine patrie perdue, qui préférèrent se donner volontairement la mort plutôt que de risquer de tomber vivantes entre les mains de ces braves Indiens ».

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Blancs qui tombaient dans leurs griffes et que l’on retrouvait impitoyablement torturés et massacrés », ne préfigurent-ils pas la tribu des hommes verts, attaquant le convoi de ballons à moteur, en pillant les dépouilles, et emmenant les prisonniers pour le seul plaisir de leur infliger des tourments sanguinaires ? En proposant une analogie entre le combat des hommes rouges contre les humanoïdes verts et celui des Blancs contre les Indiens, Burroughs ne nous invite-t-il pas à lire les aventures de John Carter, ou au moins la première de ses aventures, comme une sorte de western de l’espace58 ? Le space opera de Rice Burroughs se situe au croisement du roman d'aventures et de la science-fiction, parce que l’univers martien est défini pour l’essentiel comme un espace dont le dépaysement permet de susciter l’aventure en transposant le modèle du roman d’aventures géographiques 59 : mythe de l’aventurier-roi, supériorité de l’Occidental, manichéisme racial, constitution des espèces et des paysages selon des capacités d’aider ou de nuire au héros, etc. Cela explique que les héros de ces cycles soient en général étrangers aux espaces de science-fiction : ils se retrouvent dans la situation d’un lecteur dépaysé par l’espace onirique qui lui est conté. Avec ses peuples archaïques et ses passerelles vers notre monde, l’univers de Rice Burroughs n’est qu’une radicalisation de l’espace des « mondes perdus » et des « mondes cachés », tel que Rider Haggard ou Conan Doyle l’avaient imaginé. C’est ce qui a conduit Gabriel Thoveron (1985) à considérer Burroughs non comme l’initiateur d’un genre nouveau, mais l’ultime incarnation de ce genre en déchéance, tout le space opera apparaissant alors comme un domaine sans originalité ni réel intérêt littéraire, exploitation usée des formes de l’épopée qui ne devrait son succès qu’à l’ignorance d’un jeune lectorat constamment renouvelé. Derrière Rice Burroughs, une part non négligeable de la science-fiction a obéi à des schémas narratifs qui sont ceux du roman d'aventures. Jacques Sadoul (1973) a ainsi montré que jusqu’à la fin des années 1930 (avec des auteurs comme Williamson, Edward Elmer Smith ou Ray Cummings ), la science-

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Une analyse des liens qui existent parfois entre science-fiction et

western a été proposée par Robert Murray Davis (1985). Plus spécifiquement, sur le cas de R. Burroughs, voir R. Slotkin (1992). C’est même par excellence le décor de l’exotisme comme altérité la plus grande. On a d’ailleurs pu montrer que la relation à ces mondes exotiques se posait dans des termes similaires à ceux des romans d'aventures géographiques. 59

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Le roman d’aventures

fiction est restée indifférente à une véritable prédiction ou à des extrapolations originales, Le but principal des récits étant de camper, sur un mode épique, la lutte des humains contre les espèces lointaines, et forcément cruelles (les fameux « bug-eyed monsters »). Aujourd’hui encore, certaines œuvres parmi les plus populaires60 empruntent aux thèmes et aux structures du roman d'aventures. La différence avec Rice Burroughs vient de ce que le héros n’est plus un occidental (Américain ou Européen) venu de notre monde et amené à découvrir un univers extra-terrestre (reproduisant ainsi dans l’espace le trajet des récits de mondes perdus), mais qu’il appartient lui-même à un univers différent du nôtre (futuriste et / ou inter-planétaire). Cette proximité entre certains récits de science-fiction et le roman d’aventures vient de ce que le lecteur s’attend à trouver dans un récit de science-fiction un univers dépaysant, parce que certains éléments de la réalité (ou l’ensemble de la réalité) sont altérés. Parallèlement, le personnage vit une transformation similaire : quelque chose se grippe dans la société, et c’est de ce problème que naît la narration, dans une logique assez proche de celle du roman d’aventures, qui oppose un héros porte-parole fantasmatique du lecteur à un monde présenté sous les doubles modalités du dépaysement et du danger, jusqu’au retour à l’ordre au terme du récit. Aventure et science-fiction représentent chacun une pente du récit, l’un nous orientant du côté de la narration, l’autre du côté de la description. Nous avons vu que l’aventure débridée supposait de laisser autant que possible de côté la description du cadre, parce que celle-ci ralentissait le rythme de la narration. A l’inverse, dans la mesure où elle repose sur une définition plus thématique, la science-fiction caractérise de façon convaincante les récits qui s’attachent davantage à reconstituer – ou à constituer – un univers cohérent ; dès lors, la tentation est grande de ressentir les scènes d’action comme une perte pour la description. Pourtant, original ou non, un espace futuriste appelle un classement au sein de la science-fiction ; mais même lorsqu’ils mettent en scène un espace cohérent et authentiquement original, les récits structurés autour de l’action violente et du dépaysement s’inscrivent aussi dans une logique de roman d'aventures. Nous n’évoquons que rapidement le cas de la fantasy, même s’il existe de nombreux points communs entre l’univers mis en place par la tendance héroïque du genre (heroic fantasy, sword and Par exemple le cycle d’Hypérion de Dan Simmons, la trilogie d’Ender et la plupart des œuvres d’Orson Scott Card, ou Elévation de David Brin. 60

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« Typologie » du roman d’aventures

sorcery) d’une part et les romans d'aventures préhistoriques et les récits de mondes perdus d’autre part. Les aventures des héros issus d’un âge barbare dans un univers cruel que proposent R. E. Howard et ses épigones ne sont pas sans rappeler les exploits de Naoh ou de Vamireh chez Rosny. Les bêtes fantastiques remplacent les tigres à dents de sabre ou les lions géants. L’influence des récits de mondes perdus tient quant à elle davantage à la constitution d’un univers au croisement d’une Histoire (médiévale et antique) et d’une mythologie de fantaisie pensée avant tout comme un univers littéraire. Les villes fantastiques de « La Chambre des morts » ou de « La Tour de l’Eléphant » (R. E. Howard) sont encore très marquées par celles que proposait Haggard dans ses récits ; et le personnage de Conan n’est pas étranger au Tarzan de Rice Burroughs. Conan et Kull règlent leurs conflits à coups d’épée, et si d’autres héros préfèrent utiliser leurs sorts, c’est toujours en vue de combattre (d’où le terme sword and sorcery). Même dans la high fantasy initiée par Tolkien, et qui s’efforce de figurer des mondes plus complets, des enjeux plus complexes, et qui se réfère généralement à l’imaginaire médiéval, les récits prennent la forme d’un voyage semé d’embûches, et la quête correspond à cette structure de l’Aventure et des mésaventures que nous avons décrite. Le héros est arraché à son monde familier pour basculer dans un univers d’aventure, et l’affrontement avec ses adversaires retrouve la logique manichéenne et téléologique appelant le triomphe du héros. Dans ses versions sérielles, le genre, abandonnant le syncrétisme méticuleux de Tolkien, se contente généralement de reprendre une série de topoï et d’univers préconstruits, et s’apparente en définitive à un roman d’aventures dans un cadre médiévalfantastique (Besson, 2007). Plus encore que dans la science-fiction, dans la fantasy, l’univers mis en place est essentiellement un univers guerrier, dont les crises se résolvent par autant de combats, et où la force musculaire est la valeur ultime qui doit triompher de la puissance politique, religieuse ou magique. Certes, chez Howard, chez Tolkien ou leurs épigones, il existe une volonté de remotiver ces aspects du genre en empruntant à une forme de sacralité – celle-là même qui, selon Northrop Frye (1998), a été évacuée du romance, version profane des mythes – c’est-à-dire en jouant avec le style épique, en convoquant théologie barbare et bestiaire d’un merveilleux ancien, et en fondant la trame sur des évocations oraculaires et messianiques ; mais de telles pratiques, déjà présentes chez Rosny, Haggard, Burroughs, Cutcliffe Hyne our Mundy (The Lost Continent ou la série des Troy) s’inscrivent sans doute dans une stratégie de dépaysement, de mimétisme du 171

Le roman d’aventures

discours sacré à des fins romanesques, désignant des modalités de lecture et des conditions de vraisemblance. La plupart du temps, l’Heroic fantasy reste une forme moderne, avec ses conventions, du roman d’aventures. Quand l’Heroic fantasy et la science-fiction d’aventures placent au cœur de leurs préoccupations un affrontement avec un Autre radical, l’Alien extra-terrestre ou le monstre démoniaque, ils opèrent tous deux un pas de plus dans le mouvement de mise en place d’un univers irréaliste, en même temps qu’ils tirent leur identité générique de la spécificité de leur cadre (futuriste ou légendaire). Le roman d’aventures d’aventures : hypergenre, genre parasite ? Dépaysement et catégories sérielles S’il paraît relégué au second plan par un récit qui préfère l’action à la peinture précise d’un paysage ou d’une époque, le dépaysement joue un rôle fondamental dans la définition du roman d’aventures. Loin de se cantonner à un simple décor, il détermine non seulement le choix que fait l’auteur des motifs, des structures et même, pour une bonne part, des événements qui se produisent. Il insiste sur un univers qui intéresse moins en lui-même que par l’écart qu’il instaure par rapport au monde quotidien – c’est-à-dire par rapport au réel. En déréalisant l’univers référentiel, le dépaysement rend acceptable la logique particulière du roman d’aventures, car le genre exige que se multiplient les événements hors du commun qui mettent en péril le héros. Pour que le lecteur accepte un tel programme, il faut qu’on lui offre des signes explicites qui soulignent le caractère irréaliste de l’aventure. Or, dès lors que le lecteur est détourné de la logique du réel pour être mené dans un cadre qui n’est plus présenté selon les modalités du réalisme (puisque le décor exotique est présenté à travers les stéréotypes attendus d’une époque ou d’une région), il est prêt à découvrir un récit fondé sur une logique narrative également irréaliste. Cela signifie que l’adhésion aux codes d’une vraisemblance particulière au roman d'aventures dépend autant du dépaysement du personnage que de celui du lecteur lui-même. Nous appuyant sur une définition générale de l’aventure, nous avions découvert que la sortie du quotidien était une condition de possibilité de ce type d’événement. Mais cette analyse portait sur l’aventure au sens large, aussi bien l’aventure vécue que l’aventure romanesque. Or, dans un roman, la possibilité d’un événement dépend de deux niveaux de contraintes. Le niveau de l’intrigue exige que ce qui arrive soit justifié et intégré dans une causalité générale 172

« Typologie » du roman d’aventures

(l’aventure ne peut survenir que si le héros est propulsé dans un cadre qui lui est étranger) ; mais à cette justification logique s’ajoute une entreprise de séduction du lecteur. Ce dernier n’accepte pas tant de jouer le jeu de la « willing suspension of disbelief » parce que la logique causale le satisfait (perspective réaliste) que parce qu’il est séduit par la logique poétique qui procède notamment de la cohérence stylistique, narrative et thématique du récit. Il nous semble que le dépaysement du personnage, dans le roman d'aventures, est moins une justification rationnelle de l’aventure (il faut un monde extraordinaire pour que les aventures excentriques paraissent crédibles), qu’un élément qui participe de l’entreprise de séduction du lecteur ; il redouble le dépaysement du lecteur et fait signe vers un basculement du récit dans une logique irréaliste. L’irréalisme devient un cadre qui affirme la cohérence du récit, sa vraisemblance spécifique, et nous invite à accepter non seulement la multiplication des événements extraordinaires, mais aussi la faculté du héros à trouver en luimême des ressources hors du commun ou de bénéficier d’une chance inouïe. Mais si le dépaysement du lecteur offre un pacte équivalent au « once upon a time » des contes, le dépaysement du personnage (qui quitte notre monde pour basculer dans une réalité extraordinaire) ressaisit ce merveilleux en termes pseudo-réalistes (contrairement aux contes, l’autre monde n’est jamais présenté comme hétérogène au nôtre). Ainsi, le dépaysement ne se limite-t-il pas, dans une logique réaliste, à conduire le lecteur à accepter l’aventure extraordinaire en l’inscrivant dans un cadre hors du commun ; il correspond plus profondément à une modalité de lecture du récit qui tire une part de son plaisir de la mise à distance du réel. L’écart qu’introduit le dépaysement ne se résume en rien à un mouvement vers d’autres terres (historiques, géographiques ou sociales), il est au contraire le signe d’une fuite hors du réel et de la logique probabiliste du quotidien – celle-là même qui conduit à juger plus vraisemblable l’événement le plus banal. Le dépaysement est une des principales conditions de possibilité du roman d'aventures. Rien d’étonnant alors à ce que, vecteur de l’aventure, il conditionne en partie les étapes de cette dernière mais aussi sa formulation thématique. Il ne se passera pas les mêmes événements dans un roman d’aventures se déroulant dans le passé, que dans un roman se déroulant « aujourd’hui » (c’est-àdire au moment où le texte a été écrit), dans les bas-fonds d’une grande métropole ou dans une œuvre située au cœur de l’Afrique. En réalité, dans un roman d'aventures, tel décor, tel paysage appelle un certain nombre de mésaventures qui lui sont associées ; 173

Le roman d’aventures

le récit utilise l’Histoire, l’actualité ou les récits de voyages comme des réservoirs d’anecdotes et d’événements propres à générer autant de mésaventures. Les spécificités thématiques et structurelles que les différents dépaysements impriment au récit expliquent qu’il soit possible d’utiliser cet élément pour opérer des distinctions au sein du roman d'aventures. Aussi parle-t-on généralement de roman d’aventures géographiques (ou exotiques), d’aventures historiques ou d’aventures fantastiques. Il est même possible d’établir, au sein de ces catégories, de nouvelles distinctions, et de parler de romans d’aventures préhistoriques, de romans de l’Ouest (ou de western), de cape et épée, d’aventures maritimes, de récits de mondes perdus ou d’aventures spatiales. Dans tous les cas, le cadre dans lequel s’inscrit l’aventure est à l’origine de la différenciation : préhistoire, Amérique sauvage, Ancien Régime, océans, contrées imaginaires. A l’inverse, ce qui lie tous ces types de récits entre eux, c’est leur façon de se constituer autour du couple Aventure / mésaventures. Certes, il existe des différences, dans les propriétés de l’Aventure, d’un type de récit à l’autre (privilège accordé à la forme du voyage pour le roman d'aventures géographiques, construction du roman préhistorique selon les règles du récit initiatique, etc.), et on peut mettre en évidence des préoccupations et une vision du monde propres à chaque sous-genre (nostalgie d’un âge d’or pour le récit de cape et épée, discours colonialiste pour le roman d’aventures géographiques, etc.), voire pour chaque œuvre ; mais ces spécificités n’affectent pas la structure essentielle du roman d'aventures, elles la particularisent. On retrouve en effet systématiquement une construction fondée sur l’opposition de deux univers de valeurs opposés, celui des forces du Bien, défendant un certain nombre de valeurs « nobles » (code chevaleresque ou aristocratique, civilisation occidentale, génie de l’homme, ou règles et principes sociaux) contre le Mal, qui peut prendre les traits de la barbarie, des raffinements d’une société décadente, des mœurs cruelles d’un peuple ou des machinations d’une société du crime. Parfois, la relation s’inverse, et l’univers sauvage figure le Bien contre une civilisation délétère ou bourgeoise, mais le renversement ne remet pas profondément en cause cette structure du récit décrivant l’affrontement de deux systèmes de valeurs opposant constamment civilisation et sauvagerie. Car si le dépaysement reformule à chaque fois, à partir de ses propres spécificités thématiques, l’opposition au fondement du roman d'aventures, il le fait sans jamais remettre en cause les structures du genre. Il se contente de spécifier à chaque fois le basculement dans l’Aventure qu’entraîne le changement de 174

« Typologie » du roman d’aventures

situation du héros, de donner une « couleur locale » (et donc une cohérence, gage de vraisemblance) à la série des mésaventures, et de reproduire dans les motifs de chacun des romans, un certain nombre de propriétés déjà en puissance dans la forme du récit : manichéisme et vision réductrice du monde, volontarisme (héroïque, patriotique, humaniste, chevaleresque, etc.) du héros ou encore discours initiatique. C’est parce qu’ils n’en modifient pas les règles d’ensemble que les types de dépaysements permettent de spécifier différents sousgenres au sein du roman d'aventures. Lorsqu’un dépaysement affecte en profondeur les thèmes et les structures du récit, et qu’il joue un rôle dans la formulation du couple mésaventures / Aventure et de l’axiologie qu’il met en place, alors on éprouve l’impression d’être en face d’une catégorie particulière de roman d'aventures – historique ou géographique. La typologie que nous avons esquissée pourrait être affinée et discutée. Ainsi, parmi les récits fondés sur un dépaysement de géographie lointaine, il serait possible de mettre en évidence des catégories d’œuvres particulières, qui possèdent auteurs, thèmes et même souvent structures propres : romans maritimes, robinsonnades ou – pourquoi pas – aventures africaines, asiatiques... puisque tous sont associés à des stéréotypes et des scénarios intertextuels. On pourrait également distinguer entre les structures du récit de tour du monde, de conquête, de préservation du pouvoir, etc. Mais quelles que soient ses limites, notre classification a le mérite de permettre un aperçu complet des dépaysements dans le roman d'aventures, tout en laissant le champ libre à l’analyse des formes mixtes : dépaysement historique et géographique (western, aventures maritimes), fantastique et géographique (mondes perdus), fantastique et social (certains « mystères urbains »). Après tout, ce qui importe n’est pas de proposer des sous-catégories génériques illusoirement fixées et circonscrites, mais de montrer le rôle que joue le dépaysement et les façons dont il peut être modalisé ; et, qu’on le veuille ou non, le dépaysement reste l’élément dominant de toutes les typologies du roman d'aventures. La fonction du dépaysement est quelque peu paradoxale dans le roman d’aventures. Il n’y a guère de roman d’aventures sans dépaysement, parce que l’événement extraordinaire qui structure le récit et correspond à la principale tonalité thématique du genre, suppose une sortie de quotidien, un extra-ordinaire. Mais s’il faut d’une façon ou d’une autre du dépaysement, celui-ci n’est convoqué que pour servir l’action, et déterminer ainsi les modalités du pacte de lecture, les limites de la vraisemblance et les attentes du 175

Le roman d’aventures

lecteur. S’il est un élément clé du genre, le dépaysement n’intéresse donc pas en lui-même. Au contraire, ce genre qui place l’événement en son centre, tend à simplifier la figuration du monde ou des protagonistes, puisque ceux-ci restent secondaires par rapport à l’action. C’est supposer que le dépaysement reste tout à la fois central et périphérique, simple cadre, certes essentiel, mais toujours second, pour l’aventure. Et de fait, lors de notre exploration des différents types de dépaysement, nous avons tour à tour été confrontés à une série de cas limites, dans lesquels le sentiment du roman d’aventures pouvait être perdu au profit d’un autre genre : roman de voyage ou roman pittoresque dans le cas du dépaysement spatial, roman historique dans le cas du dépaysement spatial, roman criminel ou roman social dans celui du dépaysement social, étude psychologique dans le cas du dépaysement altérant le regard, anticipation ou récit fantastique dans le dernier cas. Même dans le cas du récit policier, on sait combien l’enquête peut jouer un rôle de révélateur de la psyché humaine ou de la réalité sociale sous les apparences pacifiées, ressaisissant dans le discours le dépaysement. A chaque fois, le glissement d’un genre à l’autre se produit quand le pôle descriptif est privilégié au détriment du pôle narratif, et quand le dépaysement prend le pas sur l’aventure. Mais on peut aller audelà et remarquer que plus l’exotisme est motivé dans le récit, plus il joue un rôle, en lui-même, dans l’intrigue, plus l’auteur semble s’y intéresser, plus on a le sentiment de s’éloigner du roman d’aventures au profit d’autres genres. Autrement dit, quand l’exotisme (intérêt pour l’altérité) prend le pas sur le dépaysement (volonté de quitter l’univers familier), le roman d’aventures paraît refluer au profit d’autres genres. Mais même dans l’ensemble des genres populaires fondés sur l’action, il semble que le roman d’aventures reflue quand les œuvres thématisent un type de dépaysement particulier : western, science-fiction, fantasy, thriller ou espionnage sont tous des genres, fortement liés au roman d’aventures, mais dont les univers de fiction codifiés ont fini par imposer des conventions spécifiques. On comprend dès lors que certains critiques aient pu voir dans le roman d’aventures un hypergenre englobant tous les autres, ou un genre parasite, se nourrissant de façon purement conventionnelle des autres genres. Décrire le roman d’aventures comme un hypergenre, c’est en revenir à l’aventure comme essence de la fiction, et à cette idée que tout récit proposant une structure épisodique forte serait un roman d’aventures. Dans une version moins extensive, il s’agirait de considérer que tout récit d’action (entendre d’action violente) pourrait être qualifié de roman 176

« Typologie » du roman d’aventures

d’aventures. C’est en ce sens que le genre pourrait apparaître comme un hypergenre, au sein duquel il faudrait distinguer entre récits de science fiction, d’espionnage, westerns et un certain nombre d’autres genres que nous avons rencontrés au fil de nos analyses. Si la notion de roman d’aventures ne renvoie plus, dans l’esprit des gens, à l’ensemble des récits d’actions, cela vient de l’histoire même des genres populaires. A la fin du XIXe siècle, la plupart des récits d’action sont qualifiés de romans d’aventures, on l’a vu. Mais la multiplication, au XXe siècle, des catégories génériques, pour des raisons commerciales, mais aussi pour répondre au souci de disposer d’un système de classification transmédiatique, aurait conduit à négliger la notion fourre-tout de roman d’aventures, pour lui préférer des classes aux propriétés plus identifiées (Letourneux, 2001). Dès lors, les traits thématiques, en l’emportant sur les traits structurels, ont proposé un découpage dans lequel le territoire accordé au roman d’aventures se serait progressivement appauvri : le western, la science-fiction, l’aventure policière auraient progressivement perdu, dans l’esprit des lecteurs, leur lien avec le genre, lors même qu’ils en restaient formellement proches. Malgré sa séduction, une telle position souffre du fait qu’elle tend à systématiser la relation du roman d’aventures à ce qui ne serait que des sous-catégories, alors même qu’à chaque fois, le roman d’aventures ne représente qu’une direction des genres auxquels il était lié. Nous avons vu par exemple qu’il existait tout un courant du récit d’espionnage (incarné par un John Le Carré) qui ne reposait pas sur une structure épisodique d’événements violents mais sur un décryptage (souvent paranoïaque) des relations géopolitiques ; de même, les romans d’aventures policières, shockers ou, pour certains, thrillers, ne représentent qu’une partie du récit policier, partie qui s’intéresse le moins à la peinture de l’âme ou des dessous de la société ; certains récits de science fiction échappent également à une telle lecture ; et bien des romans historiques, y compris parfois chez des auteurs très romanesques, comme Alexandre Dumas, proposent une trame dans laquelle l’anecdote, la peinture de scènes collectives et le portrait des grandes figures de l’époque ne se prêtent guère à une lecture à travers les grilles du roman d’aventures. Cela vient encore une fois de ce que les catégories génériques, établies de façon pragmatique par les lecteurs, les auteurs, les éditeurs et les critiques, n’obéissent à aucun souci de systématisme, et qu’elles ne se recoupent que partiellement. Or, la plupart des genres reposent sur une définition en grande partie thématique ou plus largement sémantique (Schaeffer, 1989), tandis que le roman d’aventures 177

Le roman d’aventures

apparaît comme sémantiquement pauvre (si l’on excepte la thématisation de la crise propre à tout événement narrativisé autour des trois étapes du suspens, de la violence et du triomphe du héros). Il n’empêche que le genre n’est pas dénué de définition sémantique, ce qui l’empêche d’apparaître comme une superstructure à la définition formelle à laquelle les différents genres donneraient un contenu thématique (et qui supposerait par exemple de considérer le récit sentimental comme un roman d’aventures sentimentales). Une lecture assez proche de celle de l’hypergenre est proposée par John G. Cawelti dans son ouvrage Adventure, Mystery and Romance (1976), dans lequel il met en évidence, au sein de la littérature à recettes (« formula stories »), un certain nombre d’éthos du genre permettant d’en épuiser les possibles : aventure, mystère, sentimental, mélodrame et récits de l’autre. Très séduisante en ce qu’elle systématise l’approche des récits de consommation, l’attitude de Cawelti soufre de ce défaut qu’elle ne cherche pas à rendre compte de la réalité d’un usage des genres, mais à proposer un système (particulièrement convaincant) qui s’en éloigne. Or, en délaissant la situation empirique des genres populaires, Cawelti renonce à intégrer le rôle que joue cette réalité intuitive du genre chez les producteurs et récepteurs (autrement dit, ce qu’ils ressentent comme l’héritage du genre), et manque ainsi un aspect essentiel de la création en ce domaine : être un auteur de genre, c’est écrire dans un genre, c’est-à-dire en se référant implicitement à un corpus indéterminé (le mélange d’un architexte vague – l’idée du genre – et d’intertextes plus déterminés – les grands auteurs, les grandes œuvres du genre) ; c’est donc proposer une définition au lecteur, et l’inviter à lire dans la perspective de cette définition. De son côté, le lecteur – l’amateur de genre – s’est aussi constitué empiriquement une définition (à partir de ses lectures, mais aussi de celles que lui propose la société), et choisit les œuvres en fonction de sa définition (cherchant des variantes, des écarts dans la norme). Dans les deux cas, la relation esthétique intègre cette réalité fort peu scientifique du genre dont Cawelti fait l’impasse, perdant probablement un aspect essentiel de la relation esthétique sérielle. On le voit, à moins de redéfinir de façon systématique l’ensemble du dispositif générique, on ne peut hiérarchiser les genres, puisque leurs définitions impressionnistes et pragmatiques échappent précisément à l’esprit de système. A l’inverse, dominés par une lecture thématique, certains genres peuvent ou non recourir, selon les cas, aux structures narratives et aux conventions du roman d’aventures : certains romans policiers 178

« Typologie » du roman d’aventures

éliminent entièrement l’action violente pour lui préférer une pure intellection ; certains récits d’espionnage se concentrent sur des manœuvres géopolitiques fort éloignées de l’aventure individuelle. S’il existe une unité du roman d’aventures qui ne permet pas de confondre ce genre avec ceux qui lui sont proches, il convient de se demander de quelle nature est la relation qu’ils entretiennent avec lui. C’est en tentant d’analyser cette relation qu’un critique comme Juan Ignacio Ferreras a pu présenter le roman d’aventures comme une forme parasite des autres genres. Selon les cas, s’il peut exister des romans policiers d’aventures, du roman d’aventures historiques et de la science fiction d’aventures, de telles catégories révèlent leur impureté essentielle : sous l’apparence du récit policier, de la science fiction ou du roman historique, ces œuvres ne seraient en réalité que des romans d’aventures déguisés. Tout comme, dans un roman policier d’aventures, les codes du roman noir et du roman à suspens sont repris comme un cadre romanesque pour le récit d’aventures, un roman de science-fiction d’aventures utilise l’attirail pré-codé de la science-fiction (objets technologiques issus du futur, planètes éloignées, extra-terrestres redoutables, voyages dans le temps) pour en faire le cadre d’aventures qui restent finalement indifférentes aux implications (politiques, sociales, scientifiques ou fantasmatiques) que contiennent ces inventions. Pour Ferreras, la littérature d’aventures est la forme que prend la paralittérature lorsqu’elle colonise le champ de la littérature honorable. « La science-fiction ne s’est pas défendue contre le roman d'aventures, pas plus qu’elle n’a tracé de frontières avec ce genre, puisque cela lui était par définition impossible ; aucun roman, aucune littérature n’a pu éviter l’invasion et l’imitation de la paralittérature » (1972). La violence du lexique choisi témoigne du sens purement négatif que Ferreras associe à l’esthétique de l’aventure. Il l’exprime dans des termes similaires, à propos du roman historique, dans El triunfo del liberalismo y de la novela histórica : le roman d’aventures historiques est décrit comme « une liquidation, car la paralittérature apparaît toujours à la suite de la littérature : quand cette dernière décline, perd sens et vacille, les sépultures paraculturelles arrivent » (1976). La critique de Ferreras repose sur l’assimilation systématique du roman d'aventures à la littérature industrielle, sur l’affirmation de sa postériorité par rapport aux genres littéraires dont il emprunte les codes en les vidant de leur signification initiale (ce que nous avons appelé le parasitisme du genre), et sur le fait que le roman d'aventures est moins pour lui un genre qu’un symptôme de mort ou de déclin. Ainsi, selon Ferreras, le roman d'aventures historiques, comme le « roman d’aventures spatiales » (c’est le 179

Le roman d’aventures

terme qu’il choisit) correspondent à la dégradation inauthentique d’une forme authentique de genre – ce qui revient implicitement à refuser au roman d'aventures le statut de genre, et a fortiori à l’exclure des « genres majeurs » dont il ne serait qu’une déviation : « la science fiction ne peut être un roman d'aventures dualiste, puisqu’elle est en rupture romantique avec la société ; même s’il arrive au héros du roman d'aventures d’être en conflit avec la société, ce conflit est nécessairement provisoire, et le roman s’achève nécessairement par l’intégration du héros dans la société » (1972). Ni genre à part entière, ni modalité d’un autre genre, le roman d'aventures est condamné à un non-lieu, et retrouve en quelque sorte l’étymologie authentique de la « paralittérature » : pure extériorité qui se définit négativement, et qui peut désormais correspondre à n’importe quoi. On pourrait étendre l’analyse de Ferreras, et voir dans le roman d’aventures policières le simple parasite du roman policier, dans le roman d’aventures sociales un roman social vidé de son sens, dans le roman d’aventures géographiques un roman géographique qui ne regarde plus le monde, et dans le roman d’aventures fantastiques, l’exploitation grandiloquente d’un bestiaire grimaçant qui ne dit plus rien de l’inconscient et du rapport au réel. Si le roman d’aventures privilégie le dépaysement plutôt que l’exotisme, c’est qu’il valorise l’écart par rapport au quotidien, et non la description de régions, d’époques ou d’êtres différents pour elle-même. Il s’agit de donner une vraisemblance à l’aventure, en l’associant à un univers de fiction qui sert avant tout à désigner un pacte de lecture irréaliste (même si, on l’a vu, il le fait en recourant volontiers à un pseudo-réalisme). Dès lors, il peut emprunter à un dépaysement sériel, préconstruit, dont il ne retient que les traits stéréotypiques, dans la mesure où celui-ci nourrit la vraisemblance romanesque – il peut le faire, mais ne le fait pas nécessairement. Mais pour cela, il lui faut privilégier les traits les plus excentriques (pour désigner l’écart), mettant l’accent sur la violence et le danger (pour fonder, dans l’univers de fiction, la logique du genre). Dans sa critique, Ferreras ne voit que le mouvement de perte de signification des traits génériques sans voir que le roman d’aventures, loin de se contenter de parasiter d’autres genres en n’en retenant que les traits stéréotypiques recompose ces traits qu’il emprunte pour les resémantiser dans la perspective de son propre genre. Or, pour le roman d’aventures, c’est le mouvement d’écart par rapport à ce qu’on connaît qui importe, c’est la constitution d’un univers présenté tout à la fois comme redoutable et comme dépaysant au point d’en devenir d’une certaine façon irréel – l’écart, l’impression d’irréalité se nourrissent d’ailleurs bien 180

« Typologie » du roman d’aventures

souvent du ressassement stéréotypique, pour obtenir leurs effets. On le voit, si le roman d’aventures n’a pas, en lui-même, à vider l’univers de fiction qu’il évoque de tout contenu pour n’en faire qu’un cadre préconstruit pour l’action (et nombreux sont les auteurs à ne pas procéder de la sorte), il peut toutefois procéder de la sorte, et ce choix fera malgré tout sens, dans la mesure où il dira, implicitement, quelque chose de la relation au monde qui est recherchée par le genre : quand Stevenson ou Pierre Mac Orlan affirment s’inscrire dans une poétique du stéréotype, ils indiquent que la rêverie enfantine et naïve joue un rôle fondamental dans la poétique de l’aventure. Reprise stéréotypique, resémantisation des univers de fiction, caractérisation monologique, irréalisme de fait en tension avec un réalisme revendiqué, définissent clairement une logique de l’aventure, s’inscrivant dans les esthétiques modernes du romance. C’est de ce côté que, par-delà le soupçon de parasitisme, le genre définit ses spécificités. Le roman d’aventures ne cherche donc pas à rendre la réalité de façon fidèle, mais à figurer un univers susceptible d’accueillir les trames d’aventures. Pour y parvenir, il opte pour la figuration d’un monde dépaysant jugé à l’aune de sa faculté à donner à l’aventure une assise, à rendre vraisemblable l’extraordinaire ; en outre, quel que soit l’univers privilégié, il caractérise cet espace autour de l’idée de sauvagerie, de violence, traits dominants des univers de fiction. Dès lors, le monde n’intéresse en général pas les auteurs en lui-même. S’ils ne le font pas systématiquement, ceux-ci peuvent piocher dans un catalogue de topoï associés à telle ou telle région et, parmi ces topoï, ils privilégieront ceux qui sont susceptible de nourrir l’aventure par leur excentricité et leur violence. Les principes du roman d’aventures supposent tout à la fois de simplifier ce monde (pour donner la première place à l’action), de l’unifier en un univers pour l’aventure (pour rendre vraisemblable cette logique de l’extraordinaire) et de l’irréaliser (pour le rendre plus dépaysant donc, paradoxalement, plus convaincant). On voit comment le réel tend à refluer pour un univers de conventions. Convoquer des stéréotypes, cela revient à saisir la réalité de façon médiate, à travers un ensemble de discours, identifiés plus ou moins clairement, proposant une vision déjà construite du monde qu’on évoque. C’est dire que le genre s’inscrit dans une logique intertextuelle, puisqu’il ne cherche pas à représenter fidèlement le monde, mais à en convoquer les stéréotypes d’une série de paroles premières. Cela signifie en un sens que le roman d’aventures s’inscrit toujours dans une logique de réécriture, non seulement parce qu’il s’agit d’un récit de genre (et donc d’une écriture qui se définit par sa sérialité), non seulement parce que la logique de 181

Le roman d’aventures

l’action suppose un reflux du descriptif au profit de la narration, mais aussi parce que son esthétique repose sur l’idée d’un écart par rapport au quotidien et, à travers lui, au réalisme pensé comme proximité avec notre monde.

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Entre romance et réalisme, sérialité, stéréotypie et originalité

Romanesque et réalisme, réalisme, l’invraisemblable vraisemblance En proposant une structure articulée autour de la narration d’aventures extraordinaires, en fondant la vraisemblance sur un univers de fiction dépaysant, en insistant toujours sur l’excentricité et sur la surprise, le roman d’aventures se définit très largement contre les modalités de l’écriture réaliste sans toutefois chercher à s’en émanciper totalement. Ainsi, la plupart des caractéristiques du genre nous invitent-elles à le ressaisir selon le modèle de classification britannique, reposant sur la distinction fondamentale entre romance et novel, littérature d’imagination et littérature réaliste1. Non seulement les propriétés intrinsèques du roman d'aventures en font par excellence un genre privilégiant l’imagination, mais tous les autres genres auxquels il a été rapproché – fantastique, roman policier, science-fiction, western – s’inscrivent également dans cette catégorie. Dès qu’on tente de circonscrire plus nettement le sens de la notion de romance, on est cependant confronté à la grande ambiguïté de la notion. Une simple recension des définitions proposées par un dictionnaire usuel (le Webster) témoigne de la plasticité du terme en littérature. C’est d’abord un « récit médiéval décrivant une légende, des amours et des aventures chevaleresques, ou une intrigue surnaturelle ». C’est encore un

1

Nous entendons ici « réalisme » dans la perspective de l’opposition entre

romance et novel ; aussi celui-ci correspond-il à une définition plus large que celle du seul courant réaliste, sens qui est privilégié en France. Nous prenons le mot dans le sens de ce qui « fonde sa vraisemblance sur des critères de concordance au réel » (sens qui s’approche de celui de Roman Jakobson dans son essai « Du réalisme en art », 2001, où il dénonce la lecture restrictive du terme à la fin du XIXe siècle).

Le roman d’aventures

« récit en prose représentant des personnages imaginaires impliqués dans des événements éloignés dans le temps ou l’espace et généralement héroïques, aventureux ou mystérieux ». C’est enfin une « histoire d’amour » et un « récit sentimental ». A ces définitions strictement esthétiques, il faut encore ajouter celles qui suivent, qui reprennent dans une perspective plus large les sens deux et trois. Elles évoquent un « événement (tel qu’un récit, fictionnel ou non, extravagant) qui manque de fondements solides » et un « type de sentiment ou d’atmosphère appartenant en particulier à une époque héroïque, une aventure, ou une activité particulière ».

Henry Leturque, La Dernière campagne de Trompette, Paris, Tallandier, « Grandes aventures, voyages excentriques », 1924.

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Entre romance et réalisme

La première remarque qui s’impose, c’est que, comme la notion de roman d'aventures, le terme de romance prend sa source dans la littérature médiévale. Cette définition historique du genre suppose déjà le choix de l’imagination, puisqu’elle renvoie à un univers de « légendes » et de « surnaturel ». Une autre remarque que l’on doit faire, c’est que la deuxième définition est très proche de celle que nous avons donnée du roman d'aventures, plus restreinte que celle, retenue habituellement, de « récit d’imagination » : elle évacue l’intrigue amoureuse et le fantastique pour mettre l’accent sur des valeurs qui articulent la crise (avec l’idée de mystère), l’actualisation de l’événement (avec l’aventure) et la consécration du héros (avec l’héroïsme), ce qui correspond à la thématisation de l’aventure. Reste que l’usage commun qui est fait en anglais du mot renvoie plutôt au dernier sens, celui d’un récit amoureux (qui était pourtant absent de la deuxième définition) : dans une librairie britannique, on trouve certes un rayon « romance », mais il contient des ouvrages que l’on qualifierait en français de « romans à l’eau de rose ». Il semble pourtant que le sens de récit sentimental ne soit apparu qu’assez tardivement : en 1913, le dictionnaire Webster ne le proposait pas, mais donnait une définition assez proche : « Etat d’esprit rêveur et imaginatif, tendance à ignorer ce qui est réel ; exemple : une jeune fille pleine de romance ». L’exemple montre la proximité qui existe entre la notion de romance et celle de romanesque : la jeune fille (dont on devine qu’elle hérite des stéréotypes de la lectrice du XIXe siècle) aurait sans doute été qualifiée de romanesque. Et lorsqu’il désigne un type d’amour, le « romance » renvoie encore à une liaison romanesque, à la fois « fleur bleue » et « enflammée » - tension décrite par Denis de Rougemont (1939). Ce qui unit toutes ces définitions, c’est l’écart avec la réalité. On retrouve implicitement la définition fondamentale de Walter Scott dans son « Essay on Romance » publié dans le supplément de 1822 à l’Encyclopedia Britannica. Pour ce dernier, le romance est « un récit de fiction dont l’intérêt réside dans les événements hors du commun et merveilleux ». C’est remarquer que la catégorie de romance désigne moins une forme spécifique qu’une relation au réel. Au fondement du genre, il y a une volonté de rompre avec le monde quotidien. Une telle définition appartient cependant davantage à la relecture du genre que firent les écrivains anglosaxons à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsqu’ils ont été confrontés à l’émergence d’une littérature réaliste puisque le terme embrassait, avant le XVIIIe siècle, l’ensemble de la fiction narrative (Duncan, 1992). Il existe donc une différence sensible 185

Le roman d’aventures

entre la définition polémique, qui émerge aux XVIIIe et XIXe siècle, et le sens beaucoup plus général que le terme pouvait prendre auparavant (Beer, 1970). C’est à ce sens plus moderne que nous renvoyons avant tout. Très tôt, les critiques vont insister sur l’importance dans le romance de l’événement. Nous avons déjà cité l’affirmation de Frye, pour qui « l’aventure représente l’élément essentiel de l’intrigue romanesque » (1957). Avant lui, Stevenson a déjà défini le romance comme « une poétique événementielle » (« A Gossip on Romance », 1992), quant à Edwin Muir, il le décrit comme un « roman d’action » (1946). Ces nouvelles définitions éclairent d’un jour très différent le terme, puisqu’elles nous font glisser d’une relation au monde (récit réaliste et récit d’imagination renvoyant à deux façons de considérer le monde) à une problématique formelle. L’écrivain John Buchan a eu l’intuition de cette unité qui existe entre la structure du récit d’action et les thèmes propres à la littérature d’imagination. Dans la brève préface qu’il a proposée à The Book of Escapes, série d’essais consacrés aux évasions et fuites célèbres, cet auteur part du problème du romance et de sa difficile définition : « Je n’ai jamais rencontré de définition satisfaisante du romance et je ne me risquerai pas à en tenter une ». Mais cette dénégation donne aussitôt lieu à une tentative de définition: « mais il me semble que le terme renvoie, dans son sens le plus large, à tout ce qui donne à l’esprit le sens du merveilleux – les surprises de l’existence, les combats contre des adversaires supérieurs, les faibles réduisant à néant les forts, la beauté et le courage éclosant là où on ne les attend pas » 2 . Le « sens du merveilleux », les « surprises de l’existence » renvoient certes à un univers hors du commun, c’est-à-dire défini par son décalage avec la logique du réel (« la beauté et le courage éclosant là où on ne les attend pas ») ; mais ce qui ressort de cet inventaire des effets romanesques, c’est aussi l’importance de l’événement, dans sa plus grande altérité avec l’univers quotidien. Surtout, en faisant des « hurried journeys » (« voyages précipités ») le thème par excellence du romance, Buchan se situe au croisement de ces deux préoccupations essentielles du genre : le dépaysement propre à la littérature d’imagination et l’intérêt centré sur l’action. Pragmatique, sa définition a encore le mérite de souligner pourquoi le voyage joue si souvent un rôle dans le genre : c’est parce qu’il se situe au croisement d’une logique formelle (structure événementielle fondée sur l’action, le mouvement, dont rendent compte J. Buchan, The Book of Escapes and Hurried Journeys, Londres, Edimbourg et New York, 1936, p. V. 2

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Entre romance et réalisme

les étapes du voyage), d’une thématique (voyager, c’est dépayser) et d’une esthétique (le romance est essentiellement littérature d’évasion). Sa position permet également de comprendre en quoi le roman d'aventures tient si souvent une place centrale dans le romance : l’événement violent, parce qu’il met en jeu la vie du personnage, incarne mieux que tout autre l’action. Dès lors, on voit comment se combinent dans le romance une problématique formelle et une problématique thématique. Ces « voyages précipités » que Buchan place au cœur de l’esprit du romance disent ce galop de l’imagination romanesque, et expliquent que l’événement prime sur la caractérisation des personnages et de l’univers de fiction. Rien de plus logique que cela : le roman, forme par excellence du récit de fiction, est toujours lié à l’événement, puisqu’il repose sur le langage verbal, enraciné dans la temporalité (Weinrich, 1973). Mais là où la perspective réaliste attribue à l’événement un rôle pour éclairer psychologie et société (les représentant en actes), le romance, qui ne cherche pas à peindre la réalité quotidienne mais au contraire à nous en dépayser, en revient à la fonction première du récit, qui est de raconter. Pour lui, protagonistes et univers de fiction doivent avant tout permettre à l’événement de se déployer, au lecteur de participer au jeu de la fiction par l’entremise de la séduction et l’identification. De fait, il nous est apparu que, dans le roman d’aventures, la caractérisation des personnages et du monde pouvait être généralement rapportée à cette exigence de l’événement, dont le caractère central est thématisé dans la superstructure (Aventure/mésaventures) et dans chaque étape du récit (suspens/danger, violence, consécration du héros) : une telle logique tend à imposer un décor particulier (visant à privilégier le dépaysement) et un certain nombre de caractéristiques des personnages (effacement du héros, mise en scène de méchants « formidables », manichéisme, fixation des caractères dans des stéréotypes…). Ces particularités inscrivent naturellement le roman d'aventures dans la logique du romance, puisque ici aussi ce sont les exigences de l’événement qui déterminent la représentation du monde et des protagonistes. Ce sont également les spécificités de l’action qui commandent la caractérisation d’un chronotope de l’aventure essentiellement dépaysant. Il s’agit non seulement de proposer un espace hors du commun à même de susciter des événements extraordinaires, mais surtout d’imposer une cohérence d’ensemble de l’imaginaire poétique de l’univers de fiction autour d’un dépaysement pensé comme un ensemble de valeurs opposées à celles du quotidien (banalité, médiocrité, répétition…). L’univers dépaysant 187

Le roman d’aventures

se constitue en effet contre l’espace familier du lecteur : à l’univers policé des villes, on substitue un espace sans lois ; à la répétition des tâches, on oppose les événements hors du commun ; aux paysages connus, on préfère des époques ou des régions lointaines. L’espace dépaysant est une négation des aspects les plus prosaïques du réel. Dès lors, le roman d'aventures ne peut que s’opposer à certains traits de l’esthétique réaliste. Pourtant, passé ou lointain, le dépaysement conserve un lien avec l’espace donné pour le réel : il ne s’agit pas d’être indifférent à la question du réalisme, ni de proposer des histoires impossibles, mais de raconter des récits hautement improbables, qui sortent du commun. Si le roman d'aventures se présente comme un refus du quotidien, il s’inscrit encore partiellement dans une logique réaliste, puisqu’il n’abandonne pas la prétention à une possibilité des événements rapportés. C’est vrai y compris dans ses intrigues les plus fantastiques. Dans ce cas, non seulement l’élément surnaturel est figuré au sein d’un monde donné comme le nôtre (contrairement au conte), mais, après la surprise initiale, des efforts sont faits pour naturaliser cet élément. On donne une explication pseudoscientifique (chez Verne, Danrit, d’Ivoi), on s’efforce de souligner la possibilité de l’objet ou de l’univers en les rattachant à une science qui est la nôtre, et surtout, loin de provoquer le trouble, l’objet ou le monde fantastique perdent progressivement de leur étrangeté : les protagonistes maîtrisent l’arme ou le véhicule, ils règnent sur le peuple, sans jamais cesser néanmoins d’observer ces phénomènes suivant une logique qui est celle de notre réalité. Ainsi le merveilleux des contes est-il évacué (puisque c’est dans « notre » monde que se déroule le récit) et le trouble fantastique largement gommé (puisque une fois expliqué, l’objet cesse progressivement de mettre en crise la relation à la « réalité »). S’il privilégie largement le pôle romanesque, le roman d'aventures se présente donc avant tout comme un genre en tension entre les esthétiques réalistes et les esthétiques du romanesque. Né au plus fort de l’esthétique réaliste, le genre s’en nourrit, et pourrait être décrit comme une reformulation pseudoréaliste de l’esthétique des contes et des récits épiques, ces formes populaires dont il reprend bien des traits : le trajet du héros de son univers quotidien à l’univers exceptionnel de l’aventure pourrait être lu comme un glissement sans discontinuité d’une esthétique réaliste à une esthétique romanesque, intégrant au sens propre le romance dans un cadre réaliste.

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Entre romance et réalisme

Aborder la question du réalisme revient à toucher à l’un des aspects paradoxaux du roman d'aventures. Si l’on étudie l’apparition et l’évolution du genre, force est de constater que celleci va en effet de pair avec les progrès du réalisme. Tous deux trouvent leur source dans le roman du dix-huitième siècle : le récit picaresque3 et le roman anglais ayant pour ambition de peindre de façon réaliste le monde et ceux qui le peuplent à travers une succession de mésaventures du héros (Watt, 1957). Ils se développent tous deux au cours de la première moitié du XIXe siècle, avant d’atteindre leur apogée dans la seconde moitié du XIXe siècle. On peut aller plus loin, et considérer que c’est alors même que le naturalisme se présente comme le triomphe d’un réalisme radical que la littérature d’aventures connaît un second souffle, à travers les œuvres de Stevenson et de ses imitateurs. Ainsi, s’il s’inscrit bien dans une tradition du romance et de la littérature d’imagination, le roman d'aventures doit par ailleurs transiger avec un contexte culturel dominé par une esthétique réaliste. Le romance tel que l’interprète le roman d'aventures n’a plus grand chose à voir avec l’univers abstrait de la littérature médiévale. S’il renvoie parfois au monde atemporel des contes ou aux temps originels des mythes et de l’épopée 4 , c’est pour les retranscrire dans une temporalité référentielle. L’espace lointain, le passé fantasmé ou les sous-sols urbains peuvent bien dessiner un modèle de récit imaginaire, ils n’échappent jamais totalement aux contraintes réalistes d’un vraisemblable fondé sur une logique

Malgré bien des traits communs – structure épisodique forte, thématisation de l’événement et importance du hasard – et malgré une généalogie claire (qui lie, qu’on le veuille ou non, l’aventurier immoral des siècles précédents aux aventuriers moralisés du XIXe siècle), il existe des différences considérables entre le roman d’aventure et le récit picaresque. Ce dernier offre une peinture dysphorique, immorale et grimaçante du monde, dont Robert Scholes a montré qu’elle pouvait apparaître comme l’exact opposé de l’esthétique du romance (in Todorov, 1986). 4 Outre les récits historiques et certaines œuvres fantastiques qui jouent explicitement avec les topoï de l’épopée et du mythe, on sait que le western participe de cette volonté de proposer une lecture du temps et de l’espace articulée autour de la question d’une origine définie suivant les mêmes enjeux que le mythe. La filiation avec l’épopée est structurelle, si on s’en tient à certains traits de l’épopée (structure épisodique, importance du voyage, manichéisme, etc.) mis en évidence par Madélénat (1986). En réalité, tout, du style aux thèmes privilégiés, tout, de l’évocation de figures hors du commun à la représentation d’un monde fondé sur les valeurs du guerrier, semble nous inviter à lire dans le roman d'aventures l’avatar dégradé de l’épopée dans un univers où celle-ci n’a plus sa place. 3

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Le roman d’aventures

prétendant obéir aux règles prévalant dans la réalité. Au contraire même, des marqueurs spatiaux, temporels et logiques témoignent constamment de la volonté des auteurs de rattacher leur univers de fiction à un contexte possible dans une perspective réaliste au sens large5 : noms de rues, de villes, de pays, choix d’une faune et d’une flore appropriées et amplement décrite, présence de figures et d’événements historiques ou référence à des lois physiques ou chimiques extrapolées pour décrire les phénomènes les plus extraordinaires, tous ces éléments ont en commun une volonté de ménager une lecture de ces aventures extraordinaires dans la perspective d’une vraisemblance réaliste au sens large. Plus généralement, les auteurs de romans d'aventures prennent systématiquement soin de souligner la possibilité des événements qu’ils évoquent. Certes, le héros affronte des bêtes sauvages ou des bandits cruels ; mais l’existence des uns et des autres est toujours motivée par une vraisemblance appuyée sur une argumentation référentielle : si un tigre attaque le héros, on prend soin de remarquer que ce type de bêtes peuple la région, et qu’il lui arrive en effet d’attaquer l’homme 6 ; si le héros croise des forbans, on nous explique ce que ceux-ci faisaient dans les parages et quelle raison ils ont de s’en prendre au personnage. Dans ce cas, nous sommes certes face à un type de motivation fort désinvolte, mais la pratique s’inscrit encore dans un modèle de justification de type réaliste. Le réalisme n’est jamais totalement exclu du récit, et cela explique que l’univers improbable de l’aventure puisse se marier de façon paradoxale avec la prétention de représenter fidèlement la société, les régions lointaines ou le passé dans les romans de Verne ou des auteurs du Journal des voyages, dans certains romans d’aventures sociales, ou dans les romans d’aventures historiques : l’univers qui sert d’arrière-plan au roman d'aventures est le même que celui qui intéresse d’autres formes de romans plus réalistes (roman de voyage, historique ou social). Aussi les échanges sont constants, et les distinctions d’un genre à l’autre, parfois affaire

A notre connaissance, Richard Chase (1965) est l’un des premiers à avoir souligné cette ambiguïté du romance moderne et contemporain. A propos des récits d’imagination américains, il écrit : « les romances américaines, tout comme les romances européennes, sont des hybrides littéraires ; leur seule originalité réside dans l’amalgame particulier, mais extrêmement variable, d’éléments de roman classique [novel] et de romance ». 6 Et en ce sens, on a eu raison d’ironiser sur la présence de tigres en Afrique dans la première édition de Tarzan, seigneur de la jungle (de Burroughs). 5

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Entre romance et réalisme

d’estimation personnelle. Cette absence d’hétérogénéité générique s’explique précisément par le fait que le roman d'aventures se trouve à la frontière du réalisme et du romance : il existe une hétérogénéité complète entre un conte merveilleux ou un récit de chevalerie et un roman réaliste ; il n’en existe pas entre un roman d'aventures géographiques et un roman de voyage. Certes, l’événement est volontairement excentrique, et affirme de façon tapageuse son caractère inouï, il est parfois impossible techniquement (machine extraordinaire…) mais il prétend toujours au possible ou inscrit l’impossible dans le cadre d’un univers réaliste, créant une tension constante avec son aspiration pour l’extraordinaire. On voit combien le roman d'aventures hésite entre deux esthétiques contradictoires. Il ne se livre jamais entièrement à l’esthétique du romance, et la volonté de préserver un semblant de réalisme dans le récit apparaît toujours en filigrane du récit. Pourtant, la lecture du roman d'aventures selon le modèle de la vraisemblance réaliste est insatisfaisante : la place accordée au hasard et à la chance d’une part, le jeu sur les stéréotypes (comme vraisemblance intertextuelle) montrent bien que cette inscription dans le système réaliste se fait à contrecœur. Si l’aventure est hors du commun, alors elle échappe pour l’essentiel aux explications réalistes qui supposent que le plus vraisemblable soit aussi le plus commun. Alors qu’il s’efforce d’expliquer les événements de façon rationnelle, le roman d'aventures ne peut fonder son récit sur ces seuls procédés, puisque son esthétique va à l’encontre des critères réalistes. Aussi doit-il proposer, à côté de la vraisemblance réaliste un autre type de vraisemblance, qui se constituerait cette fois à partir des spécificités du genre. En fait, la relation au réel peut être pensée, selon l’angle que l’on choisit d’adopter, en termes de distance (si l’on tente de décrire le roman d'aventures comme une contre-proposition au modèle réaliste dominant) ou comme le témoignage de la mainmise du modèle réaliste sur la littérature de l’époque, puisque l’imaginaire est, en dernière instance, toujours ramené à un cadre réaliste qui en fixe les limites. La relation du roman d'aventures au réalisme est moins une allégeance à cette esthétique qu’une adaptation du romance aux nouvelles formes littéraires. Les naturalistes ont d’ailleurs pensé leur œuvre contre la littérature d’imagination : Flaubert fustige le roman-feuilleton, et Zola débute son essai « Du roman » par la remarque que si « le plus bel éloge que l’on pouvait faire autrefois d’un romancier était de dire : ‘Il a de l’imagination.’ Aujourd’hui, cet éloge serait presque regardé comme une critique » (1971). Cette littérature d’imagination dont la mort a permis, selon 191

Le roman d’aventures

Zola, l’avènement de la littérature moderne, possède toutes les propriétés du romance : elle se donne pour but (comme la littérature populaire), d’être « une récréation de l’esprit » et s’intéresse avant tout au « drame », aux « faits », c’est-à-dire à l’événement, tandis que pour le naturalisme, « les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages ». Pour Zola, dans une œuvre réaliste, « l’intérêt n’est plus dans l’étrangeté de [l’]histoire ; au contraire, plus elle sera banale et générale, plus elle deviendra typique ». Face à une telle conception de la littérature, le romance ne pouvait que périr ou s’adapter. Il s’est en partie adapté en proposant des genres mixtes, récits d’imagination passés au crible du réalisme : le fantastique, le récit sentimental, ou le roman d'aventures. Dès lors, le roman d'aventures a pu devenir à son tour le portedrapeau de la contre-attaque du romance contre la littérature réaliste. En Grande-Bretagne, le critique Andrew Lang et Robert Louis Stevenson ont ainsi fondé leur offensive contre le naturalisme, si prompt à « se vautrer dans la pourriture comme un chien dans les ordures » (Stevenson, 1994) sur la défense d’un renouveau du romance. Pour Stevenson, si « aucun art ne peut rivaliser avec la vie », alors « la question du réalisme, cela doit être clair, en dernière analyse, ne concerne en rien la ‘vérité fondamentale’ mais relève de la seule technique littéraire. Soyez aussi ‘idéal’ et abstrait que vous voudrez, vous n’en serez pas moins véridique » (« une humble remontrance », 1992). Ce n’est plus le réel qui est au fondement de l’œuvre, mais la vraisemblance, laquelle dépend de la puissance créatrice de l’auteur. Le grand écrivain est celui qui « donne à lire la réalisation, l’apothéose des rêves éveillés des hommes ordinaires » (« A bâtons rompus sur le roman », 1992). Rien d’étonnant à ce que Stevenson reprenne l’image du rêve pour s’opposer, de façon critique, à l’idéal réaliste, puisque cette métaphore est, de longue date, celle qui est privilégiée pour évoquer l’esthétique du romance. La position de Stevenson montre que ce qui lie le roman d'aventures à l’esthétique du romance, c’est non seulement un ensemble de procédés communs, une même conception du récit, mais aussi le partage d’un certain nombre de valeurs. Se réclamer du romance, à un moment où triomphe l’esthétique naturaliste, c’est revendiquer une vision particulière de l’art, ou tout au moins penser qu’une œuvre doit non pas reproduire la réalité prosaïque mais soit en proposer une transposition idéalisée (vision morale du romance qui prévalait déjà chez Walter Scott), soit s’offrir comme une alternative (vision escapist du romance défendue par bien des écrivains edwardiens – Weyman, Buchan...). 192

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Dans le poème liminaire de L’Ile au trésor, Stevenson rattache le romance (« la vieille histoire romanesque » – « the old romance ») à une triple nostalgie : nostalgie pour une littérature perdue qui renvoie à l’univers du romance et de l’aventure (« Kingston, ou Ballantyne le brave, / Ou Cooper des bois et des vagues »), nostalgie pour les joies enfantines (« si des histoires de mer […] Peuvent plaire, comme elles m’ont plu autrefois / A la jeunesse plus sage d’aujourd’hui ») – laquelle retrouve les associations faites par l’auteur avec les lectures populaires ou le théâtre à découper de Skelt (ce « pittoresque effronté, tout en clichés, qui n’a rien à voir avec la froide réalité, mais qui nous est bien plus cher à l’esprit », 1992), nostalgie enfin pour un univers mythiquement situé dans le passé, celui des pirates, des chansons de marin, et d’un temps ou le cœur des hommes était plus romanesque7. Stevenson renvoie à une esthétique du romance définie avant tout comme un goût autour duquel se retrouveraient auteur et lecteur nostalgique, et dans lequel se confondraient thèmes et traditions littéraires. Ainsi, non seulement l’œuvre renverrait à un passé mythique (celui où régnait l’esprit romanesque, l’esprit d’aventure), mais le romance (la « vieille histoire romanesque ») évoquerait lui-même une esthétique passée, plus noble, plus morale. Cette confusion vient de ce que, pour le romance, il ne s’agit pas de représenter un objet (par exemple le passé ou les pays lointains) mais de proposer une vision de l’objet, dont la qualité ne vient pas de la fidélité à ce dernier, mais de la cohérence du souvenir ou de l’imagination. Une telle conception met en évidence le lien entre l’esthétique du romance et celle du romantisme. Entre le monde et le lecteur, l’auteur introduit volontairement le filtre de son regard subjectif qui met le monde à distance. Dans la logique de la fiction, la médiation du souvenir nostalgique ou de l’imagination peuvent être comprises comme une mise à distance du réel à travers son évocation idéalisée. Le passé est un passé mythique et nostalgique, qui n’est pas sans rappeler les archétypes de l’Age d’or ou du Paradis Perdu : il renvoie moins à une réalité qu’à une sorte de canon symbolique, de modèle absolu, à partir duquel se juge le réel. Le monde du romance est cet entre-deux, moitié passé révolu, moitié espace imaginaire renvoyant à un hypothétique âge d’or. Si (chez Scott ou chez Stevenson) il prétend

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Stevenson emprunte sans doute cette idée d’un lien entre l’esthétique du

romance et la nostalgie à Meredith, qui en proposait une vision similaire dans ses Pictures of the Rhine. On la retrouvera dans la dédicace de L’Aventure de Ford Madox Ford et Conrad, ou dans Le Collier du prêtre Jean de John Buchan.

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procéder esthétiquement et moralement d’une plus grande pureté que le récit réaliste, c’est qu’en mettant à distance la réalité (par le rêve, l’imagination, la nostalgie, le souvenir), il lui substitue une forme plus dépouillée, parce que simplifiée. Ce sont les dernières pages de L’Aventure, roman méconnu et en partie parodique de Joseph Conrad et Ford Madox Ford, qui nous révèlent le mieux la relation idéale du lecteur à l’univers romanesque. Le récit se clôt par cette remarque, qui fait écho au poème initial : « quand nous portons les yeux en arrière, nous voyons le [romance]8 – cette chose subtile qui […] est vie. Richesse des années que nous vécûmes, du vieux temps où nous faisions ceci ou cela, où nous demeurions ici ou là ». Tout au long du texte, au fil d’aventures chaotiques, le héros avait aspiré à vivre cette existence romanesque, ces « innombrables possibilités de [romance,] d’aventure, d’amour peut-être et d’inépuisables réserves d’or » ; mais il ne peut affirmer l’avoir connue que lorsque les événements sont suffisamment éloignés pour qu’il puisse les revivre par l’imagination, en faire un récit. Il faut que l’imagination mette à distance les événements pour que le sentiment du romance soit possible : « Comme il est fréquent que la part active de notre vie en soit la moins réelle ! La vie vue dans son ensemble se présente à mon imagination comme la poursuite d’un rêve ailé et magnifique dont le vol se déploie juste au-dessus de nos têtes, en projetant sur nos espoirs son glorieux rayonnement. C’est simplement dans cette vision, dans cette vision une et constante, et non pas dans les faits changeants, que nous devons chercher le sens de la vérité et la vérité ». C’est bien ici le réel qui est mis à distance, qui devient justement le plus irréel : le « fancy » (« imagination fantaisiste »), le « magnificent dream » (« rêve somptueux »). L’image de ce rêve étendant ses ailes au-dessus des têtes de ceux qui le font doit être lue comme une métaphore à valeur idéaliste : c’est une sorte d’univers abstrait, mais par là même plus vrai que le réel qui est convoqué dans le romance. Cela signifie que l’écart avec le monde n’est pas nécessairement lié au temps : la référence au souvenir doit être comprise comme une image du récit, qui substitue à la causalité du réel une causalité du sens. Imagination, rêve, souvenir : combinés, ces termes déterminent une relation particulière au monde. A chaque fois, la distance introduite par le sujet nous fait glisser de l’univers à son récit, c’est-à-dire à sa reformulation, sa transposition. Ce qui importe, ce n’est plus la fidélité au monde, mais sa mise en forme.

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Nous restaurons le mot, auquel le traducteur a substitué le terme d’aventure.

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Entre la mimesis et la poïesis, le roman d'aventures privilégie clairement la poïesis : il s’inscrit dans une logique de l’artifice et de ses règles. C’est cet artifice qui intéresse le lecteur, lequel vantera le dépaysement, la cohérence de l’univers représenté, ou l’extraordinaire enchaînement des mésaventures du héros. Dans son Petit manuel du parfait aventurier, Pierre Mac Orlan affirme qu’ « il est nécessaire d’établir comme une loi que l’aventure n’existe pas. Elle est dans l’esprit de celui qui la poursuit et, dès qu’il peut la toucher du doigt, elle s’évanouit, pour renaître bien plus loin, sous une autre forme, aux limites de l’imagination » (1920). Ce qui fait la nature de l’aventure, ce n’est pas tant l’événement en luimême (qui reste de justesse dans les limites d’une vraisemblance réaliste), que la mise en forme qu’on lui applique par l’esprit ou l’imagination. L’aventure est une posture irréaliste, mais qui s’applique au réel. C’est à nouveau la position de Joseph Conrad et Ford Madox Ford dans L’Aventure, lorsqu’ils font dire à leur personnage : « Et c’était justement ce contraste espagnol, cette déviation du champ visuel, cette légère inclinaison du miroir convexe où le monde prend des aspects si différents selon les points du cercle où chacun regarde, qui pour nous était le [romance] ». Ainsi, le romance se définit comme une « lunette déformante » appliquée sur le monde : le réel persiste, mais c’est le regard qui est porté sur lui (« this obiquity of vision ») qui change son sens et le fait basculer du côté du romance. Le roman d'aventures n’est donc pas irréaliste parce qu’il est indifférent aux règles de la réalité (comme par exemple le conte de fées ou le récit chevaleresque), mais parce que la question du réel ne lui importe pas tant que celle d’un travail de mise en forme, qui est aussi mise à distance, et qui recherche avant tout une sorte d’idéalisme naïf, mélange de nostalgie, de rêve et de jeux enfantins. En cela, il est possible d’établir une équivalence entre la mise à distance du réel que propose l’évocation nostalgique, à travers le faisceau d’images renvoyant au souvenir, au rêve, à une écriture oubliée (les romances d’autrefois), à des lectures enfantines et à un univers mythique (sorte d’Age d’or de l’esprit d’aventure), et aux autres mises à distances associées au dépaysement (l’Histoire, le fantastique, les contrées lointaines ou l’univers caché du dépaysement social). Toutes apparaissent comme une reformulation pseudo-réaliste d’un univers de fantaisie pure : temps épiques de la chevalerie, contrées lointaines de l’aventure, labyrinthes fabuleux des bas-fonds des villes, lieux féeriques de l’aventure fantastique ; toutes renvoient à cette problématique d’un univers fait d’images collectives, stéréotypes ou archétypes, 195

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rêves ou jeux enfantins, ressaisies dans la perspective pseudoréaliste d’un monde possible mais hautement improbable. C’est aborder là le domaine périlleux – parce que soumis à des interprétations diverses au fil du temps – du vraisemblable, tel qu’Aristote l’avait décrit dans la Poétique : « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité » (1451 a). On sait que la difficulté de la définition d’Aristote vient précisément de ce qu’on entend par « ce à quoi on peut s’attendre » : ainsi, pour le classicisme, ce sont les bienséances qui le mesurent, pour les romantiques, c’est la cohérence de l’œuvre, pour le réalisme, c’est la fidélité au réel (Todorov, 1985). Dans le domaine du récit de genre, la vraisemblance de l’œuvre ne dépend pas nécessairement de sa concordance avec les règles du réel, mais de sa concordance avec un code, qu’elle crée en partie, mais qui lui préexiste (le genre ou la culture) pour l’essentiel. En effet, le référent du genre est certes, comme pour tout récit, le réel, mais aussi, dans une perspective architextuelle, les conventions. « Ce à quoi on peut s’attendre », c’est avant tout que l’œuvre obéisse aux règles du genre (Cawelti, 1976). A la notion de réalisme il importe dans ce cas de substituer celle de vraisemblable, qui désigne une cohérence propre à l’œuvre et indifférente à la question du réel – même si elle se confond très souvent avec elle (Todorov, 1987). Dès lors, pour le roman d'aventures, la tension qui existe entre le cadre dépaysant et son rattachement, bon gré mal gré, à un univers référentiel réaliste, définirait une modalité de lecture qui reposerait elle-même sur un rapport contradictoire au texte : feindre de croire à la possibilité de l’événement (vraisemblance réaliste), tout en lui demandant d’être excentrique (vraisemblance architextuelle). Si le principe qui régit l’univers représenté et les événements qui s’y déroulent nous orientent explicitement vers une lecture irréaliste du genre (et un vraisemblable qui ne doit rien au modèle du réel), ils sont pourtant dépendants d’un cadre formel qui tend à les présenter, comme tel est souvent le cas, comme des témoignages issus de la réalité et, toujours, comme autant d’éléments au moins possibles, soit dans le passé, soit dans l’avenir, soit dans un univers fantastique qui, une fois le postulat surnaturel accepté, propose une logique similaire à la nôtre. Cette prétention à une assise réaliste n’est cependant qu’un procédé littéraire dont ni le lecteur ni l’auteur ne sont dupes, un peu comme, au XVIIIe siècle, personne n’était dupe lorsqu’un

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auteur affirmait n’être que l’éditeur des mémoires de son héros9. Les procédés qui permettent de justifier tel ou tel événement hors du commun paraissent le plus souvent des explications de pure forme ; mais si le lecteur s’en contente, c’est qu’il n’exige pas que l’auteur lui fasse une vraie démonstration : il ne demande qu’à être convaincu, l’essentiel étant qu’un effort minimum soit fait par les auteurs pour accréditer la possibilité des mésaventures. Lorsque Jules Verne doit expliquer pourquoi Michel Strogoff, après que ses yeux ont été passés au fer rouge, n’a pas perdu la vue, il prétend que les larmes ont empêché sa cornée de brûler (Michel Strogoff, II, 15) ; malgré les comparaisons avec les pratiques des ouvriers fondeurs, cette explication ne convainc pas en elle-même, mais la logique du texte, qui exige une fin heureuse et un triomphe du héros, conduit le lecteur à l’accepter. Il faut une explication de l’événement pour que ce dernier joue le jeu, mais celle-ci n’a pas besoin d’être développée : il suffit qu’elle existe pour que la vraisemblance du texte (celle qui est en réalité permise par la logique propre au genre lui-même) paraisse soutenue par un argumentaire réaliste. On voit combien cette tension a pu nourrir l’imaginaire vernien, articulant constamment la logique excentrique de l’aventure unique (tremblement de terre, enfant enlevé par un condor, quatre-vingt unième journée offerte et occultée...) et l’explication généralisante du savoir, faisant ainsi de la science elle-même une figure romanesque. De même avons-nous montré ailleurs combien, dans le Journal des voyages, le mélange des récits documentaires et des romans d’aventures (de Louis Boussenard, Constant Améro, Alphonse Brown...), rendu possible par le jeu opéré dans ces deux types de textes entre une logique du romance et de l’approche scientifique, avaient pu affecter la perception de l’expansion coloniale réelle à travers les mécanismes lectoriaux du roman d’aventures, suscitant de la sorte l’enthousiasme romanesque (Letourneux, 2008, 4). Des analyses similaires de l’usage possible de ce va-et-vient entre logique réaliste et romanesque auraient pu être développées à propos de l’Histoire mythologique du western, de la géopolitique fantasmée des récits d’espionnage, ou des relectures romanesque de l’espace urbain, exagérant et désamorçant dans un même mouvement les inquiétudes du lecteur face à la modernité.

L’affirmation se retrouve d’ailleurs fréquemment dans le roman d'aventures, par exemple dans She de Rider Haggard, ou dans Le Manuscrit trouvé dans une bouteille de Yambo. 9

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Le roman d’aventures

C’est sans doute la place du hasard (comme absence de motivation), inaugurée par une entrée en aventure causée souvent par un quiproquo (héros accusé à tort d’un crime comme dans Les Trente-neuf Marches ou L’Aigle des mers), une découverte inattendue (le manuscrit mystérieux de She ou la carte de L’Ile au trésor) ou une rencontre imprévue (tel le sauvetage miraculeux sur lequel s’ouvre le Docteur Mystère de Paul d’Ivoi), qui témoigne le mieux de cette relation paradoxale à la logique réaliste. Si l’événement fondateur qui expulse le héros de son univers familier est généralement inopiné, c’est qu’il s’agit de donner le « la ». En passant de l’univers quotidien à celui de l’aventure, on entraîne une modification de la logique événementielle, qui ne se rattache plus tant à une probabilité statistique (qui veut que le plus ordinaire soit ce qui a le plus de chances de se produire), mais à une logique de l’improbable, qu’appellent le cadre fictionnel et la nature des événements. La succession des aventures est très souvent le fruit du hasard ou, en tout cas, le hasard y joue un rôle : l’issue d’une action, l’arrivée d’un événement, les coups de théâtre, les décisions du héros, tout intègre une part d’imprévisibilité et d’improvisation. Dans un cadre et des conditions de vie (celles de l’aventure) inhabituels, le hasard règne en maître, à l’instar de cet épisode presque surréaliste de Gustave Le Rouge dans La Conspiration des milliardaires : Léon, l’un des personnages, se retrouve emprisonné par ses ennemis dans les flancs d’une montagne. Une série de coïncidences vont le sauver : il trouve d’abord, au fond de sa poche, une allumette, puis, nous dit l’auteur, « sa joie ne connut plus de bornes quand il découvrit dans un coin de son carnier le reste d’une chandelle, qui lui avait servi à graisser ses bottes le matin de son départ » ; par chance encore, il se rend compte (grâce à sa chandelle) que la caverne n’est pas totalement sans issue : il existe « une sorte de corridor naturel » qui lui permet de se lancer à l’aventure dans les profondeurs de la montagne. Par chance toujours, lorsque sa bougie est consumée, il trouve dans une (autre ?) poche un petit paquet de magnésium (« à Skytown, en effet, Léon, grand amateur de photographie, avait toujours dans sa poche des lamelles de magnésium » – explication de pure forme, typique de la logique pseudo-réaliste du genre) ; or, grâce au magnésium, Léon peut apercevoir, dans une vaste caverne, une forêt de sapins fossilisés, qui lui fournissent – preuve que la chance est décidément une fameuse alliée – de quoi faire un feu ; et quand le feu met sa vie en péril, ce même bois lui offre de quoi construire un radeau qui lui permet de voyager le long d’un fleuve souterrain (autre coïncidence heureuse) !

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Mais, même outré de la sorte, le hasard se place dans la perspective d’une logique pseudo-réaliste. Dans la mesure où le récit se déroule dans un monde qui se réfère au nôtre tout en soulignant son « excentricité », il se situe dans un univers pour l’essentiel en accord avec les lois de la nature, mais dans ce qu’elles ont de plus improbable. Ce qui retrouve la définition aristotélicienne de l’accidentel dans la Métaphysique et dans la Physique. Pour le philosophe grec, « accident s’entend d’une chose qui est attribuée à une autre, dont elle est dite avec vérité, sans que ce soit cependant, ni une nécessité, ni même le cas le plus ordinaire » (∆, 30). Que la chose soit dite « avec vérité » revient à affirmer qu’elle s’est réellement produite, et donc qu’elle est possible. Cependant elle est non nécessaire et exceptionnelle. Car « l’accident n’a jamais une cause déterminée ; c’est une cause fortuite qui l’amène, et une telle cause est absolument indéterminée ». Dans la Physique (II, 6), Aristote montre, à partir des exemples d’un homme rencontrant par hasard son débiteur au marché et du déplacement fortuit d’un cheval lui permettant d’éviter la chute d’une pierre, que ces événements accidentels paraissent intentionnels, comme si une finalité imaginaire venait donner sens à une coïncidence accidentelle de causalités distinctes. L’ambiguïté de l’événement hasardeux viendrait de ce que, alors qu’il paraît renvoyer à une motivation, il ne désigne que l’arbitraire des événements. On voit comment une telle définition peut éclairer d’un jour nouveau la relation du roman d'aventures à l’esthétique réaliste. Si le réalisme insiste, comme l’affirme Gérard Genette, sur la motivation comme « l’apparence et l’alibi causaliste que se donne la détermination finaliste qui est la règle de la fiction » (Genette, 1979), alors l’importance du hasard dans le roman d'aventures serait la meilleure expression de la relation complexe du genre au réalisme. En effet, la notion de hasard renvoie soit à une motivation qui paraît immotivée (puisqu’on en ignore les causes), soit à de l’immotivé qui paraît motivé (rencontre fortuite produisant une apparence de finalité). Dans l’ordre du récit, parler de hasard revient à confondre deux causalités, celle, référentielle, de la fiction (causalité mimétique dans la cas d’une œuvre réaliste) et celle de la narration (finaliste), qui doit se penser à rebours : si, dans la fiction, un personnage part à la recherche d’un trésor parce qu’il a trouvé une carte, au contraire dans l’ordre de la narration, c’est parce que l’auteur a décidé de le faire partir à la recherche du trésor qu’il met entre ses mains une carte. Ainsi, ce qui donne à un événement son caractère hasardeux, c’est le glissement qui se produit entre la motivation de l’événement dans la diégèse, et la nécessité, pour la narration, de 199

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progresser d’une façon ou d’une autre pour aboutir à ses fins – c’est-à-dire à la résolution de la crise ouverte par l’aventure : ce qui paraît immotivé dans la fiction l’est dans la narration, et la désinvolture avec laquelle l’auteur explique les événements les plus improbables tient dans ce que la motivation se situe, au niveau supérieur, dans la narration qui doit avancer au plus vite vers une fin déterminée, le triomphe du héros. C’est bien sûr au niveau de la narration que se produit l’effet de vraisemblance architextuelle : dans la mesure où le genre repose sur une logique de l’extraordinaire adossée au dépaysement, il implique une logique du hasard, de l’improbable. Dans une perspective réaliste, le hasard est motivé par un contexte lui-même exceptionnel, et dans la perspective romanesque, par un pacte de lecture sériel dans lequel le lecteur attend de l’auteur qu’il lui offre des événements excentriques. En ce sens, l’univers de fiction dépaysant sert de cadre au pacte de lecture, puisqu’il n’est là que pour justifier une vraisemblance motivée en dernière instance par l’architexte ; en retour, la vraisemblance n’est plus affaire que de jeu, c’est-à-dire de ce jeu que le lecteur accepte de jouer, parce qu’il avait décidé, dès l’origine, d’inscrire sa lecture dans les mécanismes sériels d’un genre, le roman d’aventures, fondé sur le hasard, le dépaysement, et l’excentricité (Raabe, 1995). Ainsi le roman d'aventures est-il fondé sur un pacte de lecture superficiellement réaliste (au niveau du narré) mais fondamentalement irréaliste (au niveau de la narration et du pacte de lecture sérielle), et qualifier l’événement de hasardeux ne serait que nommer de façon ambiguë l’immotivé. Pourquoi alors privilégier le terme de hasard ? Parce que que la logique de l’univers de fiction motive en dernière instance l’immotivé. La forme de l’univers mis en place par le roman d'aventures conduit paradoxalement à motiver l’immotivé justement parce qu’il est immotivé : dans un monde dépaysant, si l’exception devient la règle du récit, alors le hasard doit triompher. En ce sens encore, il faut parler de dépaysement (comme écart par rapport aux règles du « pays ») plutôt que d’exotisme. On retrouve le lien étymologique de l’aventure aux deux notions de hasard et de destin – notions dont la définition aristotélicienne du hasard comme rapprochement de deux ordres causaux distincts, comme s’ils étaient liés, révèle la proximité. Dire que deux séries indépendantes paraissent se mêler au point de n’en former qu’une revient à signifier aussi que tout se passe comme si une intention cachée commandait aux événements pour les conduire où bon lui semble. Que le hasard devienne l’indice d’un sens masqué, permet de décrire la relation duplice du texte à l’événement, à la fois 200

Entre romance et réalisme

intégré dans un projet narratif partiellement masqué (l’Aventure comme superstructure ordonnant le récit en une crise centrale et sa résolution promise) et situé dans la causalité largement défaillante de l’histoire narrée (la succession hasardeuse des mésaventures). Ainsi, en créant la confusion entre le projet narratif et le destin du personnage, et en réintégrant dans l’ordre fictionnel la logique de la narration, le récit fait du hasard et de la providence des éléments de motivation, auquel achèvera de donner forme l’apothéose finale du héros. Cette « causalité cachée », pour reprendre l’expression de JeanMarie Domenach (1967), invite à associer la succession des événements à un fatum, une fatalité qui, si elle n’est certes pas tragique dans le cas du roman d'aventures parce qu’elle n’implique pas de transcendance, n’en reste pas moins implacable. Rien de plus logique, puisque, dans le chaos de l’univers exceptionnel, l’Aventure et la nécessité pour le héros de résoudre la crise qu’elle a ouverte unifient les événements hasardeux. Tout dans le roman se combine en vue de cette fin, et la logique de l’Aventure propose, dans l’ordre du récit, un équivalent au fatum tragique. La forme de l’œuvre et les codes du genre exigent – pour que le récit ne paraisse pas inachevé – que le héros triomphe des épreuves afin de quitter le monde de l’Aventure et de revenir à son monde familier10. La nécessité d’un triomphe du héros pour ordonner la succession hasardeuse des événements est thématisée dans le récit à travers les motifs de l’initiation, du basculement dans l’âge adulte, de la concrétisation d’une prophétie ou de la résurgence dans le texte des structures du mythe solaire. Alors motivation et fonction narrative sont liées : en triomphant, le héros accomplit sa destinée et parachève le récit. Les événements hasardeux deviennent autant d’étapes remotivées d’une destinée dont le dessein se devine depuis le début, mais qui ne s’actualise qu’au terme de l’Aventure. Les motifs initiatiques, dont on a si souvent montré l’importance dans le roman d'aventures (Vierne, 1987, et Tadié, 1982) n’ont donc pas à renvoyer à un véritable contenu initiatique (ou ils peuvent se contenter de reprendre les signes des rites de puberté : passage à l’âge adulte, mariage, etc.), dans la

Certains romans de Conrad (Lord Jim), et plus encore ceux de Malraux (La Voie royale) témoignent de ce qu’un roman d’aventures qui dévorerait le héros s’apparenterait à une tragédie, parce que, dès lors qu’elle ne consacre pas le héros, la série d’événements contraires perd son caractère hasardeux en s’articulant autour de l’idée d’un destin inéluctablement malheureux – preuve que c’est l’issue du récit qui donne son sens à l’ensemble des épisodes 10

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mesure où la forme de l’Aventure correspond à celle de l’initiation, et où la motivation du récit déplace dans l’ordre de la narration le contenu initiatique souvent absent thématiquement. A l’inverse, en renvoyant à l’idée d’un destin, en y référant avant même que l’aventure soit achevée, la structure initiatique donne sens à l’événement hasardeux, alors qu’il se contente de thématiser la forme de l’Aventure. Ainsi, dans le roman d'aventures, le hasard devient providence selon qu’on se situe au niveau du narré ou de la narration. Car il faut bien le reconnaître, l’intertexte initiatique n’est qu’une façon de renforcer thématiquement les raisons qui expliquent que le triomphe attendu du héros unifie les événements hasardeux en une aventure unique. Ce qui l’explique, ce sont les conventions du genre qui veulent une fin heureuse et supposent donc que chaque événement malheureux ne soit qu’une mise à l’épreuve du protagoniste en vue de son inévitable triomphe, lequel donne un sens a posteriori au chaos des mésaventures. S’il est si facile de retrouver les mécanismes de l’initiation dans le roman d’aventures, c’est que, comme dans les véritables cérémonies, les épreuves ne sont qu’un jeu, et qu’elles sont destinées à être toujours franchies pour mieux conduire à ce qui en était dès l’origine le moteur véritable, le triomphe annoncé du protagoniste. Autrement dit, là où les critiques du genre voient un sous-texte initiatique masqué, il n’y a bien souvent que des mécanismes similaires à ceux de l’initiation, mais qui ne renvoient à aucun contenu, et qui n’ont d’ailleurs même pas à thématiser cette initiation dans le texte pour s’articuler en épreuves menant à une apothéose du héros. Reste qu’une telle proximité formelle entre l’unité fournie par le modèle initiatique et celle qu’offrent les conventions génériques expliquent le glissement qui peut se produire de l’idée d’une téléologie du récit à celui d’un destin messianique (She de Haggard, les romans de Talbot Mundy et autres romans à forte dimension oraculaire) ou d’une Fatalité (Moonfleet de Falkner, Zalacain l’aventurier de Baroja et autres romans d’un fatum à conjurer) qui présideraient aux actions du héros et reproduiraient dans l’œuvre une intentionnalité similaire à celle de l’auteur enchaînant les événements. Toutefois, la providence (comme les prédictions ou l’initiation du héros) peut être elle aussi lue structurellement comme une variante dans le récit de la causalité formelle. Tout autre est l’intégration délibérée du hasard dans le discours et les actions des personnages. Or, la valorisation du hasard se traduit par toute une série d’inversions souvent carnavalesques. Dans un monde régi par la coïncidence, on ne peut se fier à la réflexion : les savants que 202

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campe le roman d'aventures sont le plus souvent grotesques, parce que leurs raisonnements sont mis en défaut par les événements – sauf quand ils deviennent des hommes d’action, comme les ingénieurs verniens. Si Jules Verne valorise les ingénieurs, les bâtisseurs et les inventeurs (même si ces derniers effraient souvent, de Robur à Nemo, en passant par Thomas Roch), il se moque volontiers des purs savants : Paganel (Les Enfants du capitaine Grant), Palmyrin Rosette (Hector Servadac) ou Otto Lidenborck sont toujours des distraits, des grossiers ou des excentriques. Mais on pourrait citer encore les savants ridicules de Rider Haggard (le professeur Higgs, dans Queen Sheba’s Ring) ou de Conan Doyle (Challenger, et surtout Summerlee, dans Le Monde perdu). Dans un roman de l’action, du rythme et de l’extraordinaire, c’est la faculté à saisir le kaïros, l’occasion favorable, qui prévaut, non les lenteurs de la rationalité. Homme du kaïros, le héros des romans d’aventures ne cesse d’agir par une impulsion qui semble absurde mais qui est la cause de ses aventures : Jim Hawkins part seul sans prévenir personne (L’Ile au trésor de Stevenson), le héros de Moonfleet (Falkner) saute sur le bijoutier pour récupérer sa pierre précieuse sans penser aux conséquences de ses actes, celui de Salut aux coureurs d’aventures (Buchan) s’aventure sans précaution dans la forêt pleine d’Indiens. Le monde du roman d’aventures est gouverné par le hasard, parce que son rythme suppose, une fois thématisé dans l’intrigue, rapidité d’action et faculté à improviser. Pour cette raison encore, dans le roman d'aventures, l’improvisation du héros ne se limite pas à un abandon de la raison devant le chaos des événements. Le personnage compte au contraire sur le hasard pour gagner ses combats, comme si, pour lui (et plus encore pour la logique du genre), le hasard n’était pas neutre, mais était le jeu d’une providence au dessein caché. Dans Le Prisonnier de Zenda d’Anthony Hope, le plan que dresse Rudolph Rassendyll pour sauver le roi repose essentiellement sur l’improvisation et ne peut fonctionner que « par un miracle du ciel » ; quant à Tremal-Naik, dans Les Mystères de la jungle noire d’Emilio Salgari, il se lance seul, accompagné de son tigre Darma et de son fidèle Kammamuri, à l’assaut de la forteresse souterraine des Thugs sans le moindre plan – ce qui ne l’empêche pas d’affirmer, confiant, « Darma et moi, nous nous chargerons de les tuer tous dans leur épouvantable caverne ». Si les attaques improvisées peuvent porter leurs fruits, à l’inverse, la logique de l’exceptionnel veut que des plans soigneusement préparés soient en général mis en échec par l’intrusion d’un élément imprévisible : rencontre inopportune avec un sbire de l’ennemi qui conduit les 203

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héros dans un piège (La Maison du loup de Weyman), impromptus de voyage modifiant un plan de route trop bien dressé (Le Tour du monde en 80 jours), série de quiproquo conduisant à l’assassinat d’un roi (Service de la reine de Hope), ou rue dans lesquelles on ne peut faire un pas sans croiser un ennemi (comme dans le Paris de Zévaco…). Si la rationalité des savants comme les plans les mieux préparés échouent, c’est que le héros triomphe dans l’urgence, conduit par son instinct. Cela vient de ce que c’est moins la valeur réelle du héros (intellectuelle ou physique) qui légitime son triomphe que, contre toute raison objective, le principe d’identification qui veut que le lecteur accepte de se laisser prendre au jeu seulement parce qu’il escompte bien voir triompher le personnage auquel il s’est identifié. C’est ce que révèle Milord James, dans Le Maître de Ballantrae de Stevenson, qui joue à pile ou face les décisions les plus risquées. S’il est figure maléfique, le Maître est une incarnation de l’aventurier, et son geste théorise la relation de l’aventure au hasard. A l’autre extrémité, Loup Larsen, le Loup des mers de Jack London, prétend plier les événements à son bon plaisir. Hasard, destin, volonté s’entremêlent dans le récit, puisque la logique du roman veut que triomphe l’aventurier, et que le hasard se réarticule, au terme du récit, en destin d’une volonté toute-puissante. Mais ici, Loup et le Maître séduisent comme des figures diaboliques, des tentateurs, sans doute justement parce qu’ils désignent tout à la fois une vérité profonde du genre (comme expression des pulsions) et son interdit (un tel désir ne peut être assumé par le protagoniste sans faire de celui-ci un « soleil noir »), nous le verrons. Mais parce que le récit présente ces personnages comme inquiétants, et empêche l’adhésion du lecteur (malgré leur séduction) en leur opposant d’autres figures de héros, ces « soleils noirs » doivent mourir. Si l’importance du hasard témoigne des insuffisances du modèle réaliste et de l’invraisemblance (selon les critères réalistes) des situations, il substitue dans un même mouvement à la vraisemblance réaliste une vraisemblance générique, qui exige d’une part que les événements du roman d'aventures soient toujours inattendus et hors du commun et, d’autre part, que l’Aventure (comme principe assurant la cohérence du récit et comme moment de l’entrée dans une logique de l’inattendu) unifie les événements et en fonde la vraisemblance formelle. Dans le roman d'aventures, l’invraisemblance réaliste est le pendant de la vraisemblance générique. Il faudrait parler de vraisemblance invraisemblable, tant ces deux aspects du problème sont liés.

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La structure du récit inscrit dans sa forme même la tension qui existe entre des motivations pseudo-réalistes convoquées pour la forme, et une logique irréaliste, propre au genre, qui figurerait la matière profonde du récit. Nous avons vu que l’unité de l’Aventure ne correspondait pas exactement à celle du roman, et qu’elle était encadrée par deux seuils, représentant en quelque sorte le prologue et l’épilogue du roman, et décrivant respectivement la situation du héros au quotidien avant son départ pour l’aventure, et son retour chez lui au terme du récit. Ces deux seuils nous ont paru offrir une situation proche de celle qui prévaut pour le lecteur-modèle du récit. Le monde offert en ouverture est marqué par sa répétitivité, est régi par des lois, décrit les travaux journaliers, les relations d’amitiés et de famille, bref il s’apparente à celui du lecteur. Au terme du récit, le mariage du héros, sa réintégration au sein de la société occidentale (lavé de tout soupçon ou rentrant de voyage), le choix qu’il fait souvent d’un métier, comme, en termes narratifs, l’intégration de paragraphes conclusifs composés de résumés et d’ellipses ouvrant la perspective d’une existence entière, tout semble indiquer que la logique extraordinaire des aventures est désormais terminée. Dans les deux cas, l’univers offert est infiniment plus proche de celui du lecteur que celui qui prévaut au moment où débute l’Aventure proprement dite, marquée de son côté par le dépaysement, le hasard et la violence (bref, l’écart au contraire avec notre monde). Ainsi le récit propose en quelque sorte deux univers emboîtés. L’un laisse s’exprimer un imaginaire romanesque débridé, mais est encadré par deux moments du récit le bornant et l’isolant, et offrant des univers de fiction caractérisés par leur conception plus réaliste. Si ces moments permettent de faire le lien entre la réalité du lecteur et l’irréalité de ce qu’il s’apprête à lire, nous verrons également qu’ils permettent d’isoler cet univers dans un ailleurs qui lui fait perdre aussi de sa charge transgressive. Plus romanesque, l’univers de l’aventure est certes plus fantasmatique, mais il est du même coup plus irréel.

Romance, stéréotypes et originalité Le goût de l’extraordinaire explique la relation du roman d'aventures avec la littérature d’évasion et, plus généralement, avec la littérature populaire. Ici encore, le genre rejoint les problématiques du romance, puisque le terme britannique a pu valoir pour un quasi-synonyme de celui de littérature populaire. Pour Stevenson, le romance se retrouve avant tout chez les écrivains populaires ou dans le théâtre à découper de Skelt (« Un 205

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simple à un sou, et un en couleurs, à deux sous », 1992). Pour Edwin Muir (1946), il est une forme archaïque, naïve, du récit. Northrop Frye (1998) se contente quant à lui de souligner le caractère répétitif de ce type de récits et d’évoquer le plaisir que l’on peut ressentir à lire Walter Scott en avion (dans une version à peine modernisée du « roman de gare ») ou d’évoquer sa « qualité durablement enfantine » (1957). De Northrop Frye à Edwin Muir en passant par Stevenson, la comparaison qui est le plus systématiquement opérée pour définir la tonalité et le fonctionnement du romance est celle qui évoque l’univers des rêveries fantaisistes. Le romance serait goûté pour cette faculté à répondre symboliquement aux attentes et désirs de ses lecteurs ; il aurait une utilité qui l’assimilerait à cette catégorie artistique que Kant décrit dans la Critique de la faculté de juger comme les « arts d’agrément », arts impurs parce que s’y ajoute une satisfaction empirique (ici, le plaisir de voir réaliser symboliquement ses désirs les plus extraordinaires). Littérature d’évasion et d’agrément, le romance s’apparente par bien des traits aux pratiques de la paralittérature. Ainsi, si le rattachement d’une œuvre à un genre fictionnel spécifique est l’indice d’une absence de littérarité, dans la mesure où une œuvre est d’autant plus aisément pensée dans ce qui l’affilie à d’autres œuvres qu’elle manque d’originalité, le romance est par excellence le lieu du genre populaire. Pour Northrop Frye (1998), l’une de ses particularités est en effet sa relative stabilité formelle depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Et pour Ian Watt (1957), le romance appartient à un modèle littéraire qui fait de la conformité aux traditions un gage de qualité, là où le novel fait de l’originalité sa valeur première. En privilégiant la logique architextuelle, les romances font en partie l’économie de l’effet de réel puisqu’ils tirent leur cohérence d’une sérialité générique qui s’inscrit dans une logique stéréotypique (ce qui les lie à la paralittérature). En effet, dès lors qu’un roman ne cherche plus à fonder sa vraisemblance sur la concordance avec le réel, il ne peut la fonder que sur un espace culturel commun aux auteurs et aux lecteurs. Cet espace culturel se partage en archétypes (« formes et idées héritées, éternelles et identiques, d’abord sans contenu spécifique » pour Jung, 1963) et en stéréotypes (formes partagées dans une même culture). Northrop Frye (1998) peut ainsi rapprocher les structures du romance de celle du mythe en soulignant que, dans les deux cas, le récit se fonde sur un pré-texte, un terreau commun et indéfini qui forme la matière des récits. Citant Borges, il remarque que « le romanesque [romance], envisagé en sa totalité, nous propose une épopée parallèle, où naufrage, pirates, îles enchantées, magie, la 206

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reconnaissance, ou la perte et la redécouverte d’identité, sont des motifs récurrents, comme dans les quatre dernières pièces romanesques de Shakespeare ». Cette définition proposée par Northrop Frye, est très proche de certaines affirmations provocatrices de Stevenson dans ses essais sur le romance. Décrivant son roman L’Ile au trésor, il remarque : « le caractère des personnages, pour un enfant, est une notion incompréhensible : un pirate, pour lui, est une barbe en pantalons bouffants littéralement hérissés de pistolets » (« Une humble remontrance », 1992). Stevenson rattache son récit à une logique du stéréotype, dans ce que celui-ci a de plus rudimentaire, mais en le reformulant selon des conventions stylistiques et narratives propres (Sampson, 1920). Il précise, non sans malice, que, dans son œuvre, l’usage du stéréotype est intentionnel : « Notre auteur, spéculant sur cela et conscient (homme rusé et vulgaire !) que ce genre de sujet, pour avoir été fréquemment traité, trouvera un chemin balisé et aisément accessible aux sympathies du lecteur, s’est consacré de bout en bout à la construction et à la mise en scène de ce rêve de petit garçon ». Cette description ironique du projet de l’auteur – comme si Stevenson ne cherchait qu’à exploiter les stéréotypes les plus éculés pour gagner aisément un vaste lectorat – est en fait le point de départ d’une réflexion très fine sur une certaine pratique de la littérature. Poursuivant son analyse sur la place à laisser à la caractérisation des personnages dans le roman d'aventures, Stevenson affirme : « les personnages ne sont dessinés que dans le seul but de rendre le sens du danger et de provoquer l’attrait de la peur. Ajouter plus de traits qu’il n’en faut, être trop malin, courir le lièvre de la visée morale ou intellectuelle alors que nous chassons le renard des intérêts matériels, voilà qui n’est pas pour enrichir mais pour ôter toute valeur à votre histoire. Le seul résultat en serait d’offenser le lecteur stupide et de faire perdre la trace au lecteur intelligent ». Stevenson anticipe, presque un siècle à l’avance, cette fracture dans la littérature que Tzvetan Todorov situe entre la littérature et la paralittérature – même si Stevenson se fonde quant à lui sur la distinction entre romance et novel. En effet, pour Todorov, « le chef d’œuvre littéraire habituel, en un certain sens, n’entre dans aucun genre si ce n’est le sien propre ; mais le chef-d’œuvre de la littérature de masses est précisément celui qui s’inscrit le mieux dans son genre. Le roman policier a ses normes ; faire ‘mieux’ qu’elles ne le demandent, c’est en même temps faire moins bien : qui veut ‘embellir’ le roman policier, fait de la ‘littérature’, non du roman policier » (1970). De fait, comme le souligne Jean-Louis Dufays, « un genre peut être défini comme un ensemble plus ou moins organisé de séquences 207

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stéréotypées (fonctionnelles et/ou indicielles) et de topoï qui permet de structurer une série illimitée de discours » (1994). Autrement dit, pour qu’on puisse repérer les éléments génériques (thématiques, structurels, stylistiques, etc.) propres à un ensemble d’œuvres, il faut que ces éléments appartiennent à un code préétabli, c’est-à-dire à un ensemble de stéréotypes11 ; et lorsqu’on reconnaît un roman d'aventures, c’est qu’on est face à un récit stéréotypé. En réalité, cette analyse est un peu excessive. Le lien avec une tradition (générique, stéréotypique ou autre) doit se penser comme une transaction entre l’auteur, le genre et le contexte (Jameson, 1981), et nombreux sont les auteurs de genre à resémantiser les traits génériques sans chercher pour autant à les pervertir : ils le font en donnant une place de premier ordre à certains traits génériques au détriment d’autres, en recombinant ou même en altérant partiellement les conventions du genre, en remotivant d’une façon personnelle certains traits stéréotypiques, pour en faire le support d’un discours propre. Bref, rien n’empêche les auteurs de relire le genre à leur manière, s’appropriant la grammaire stéréotypique de façon similaire à l’appropriation qu’opère tout artiste dans le langage qu’il a choisi. Dans ce cas, l’auteur n’écrit pas contre le genre, mais dans le genre. De fait, si Todorov associe l’obéissance à un certain nombre de règles préétablies (d’aucuns diraient des stéréotypes) à la littérature populaire, discréditant a priori cette attitude, Stevenson rattache plus généralement cette pratique de réécriture à l’esthétique du romance et des littératures de fantaisie, parce que celles-ci opposent à l’illusion référentielle réaliste la logique des archétypes et des stéréotypes. Le récit devient pure convention, ensemble de codes dont il s’agit d’user en virtuose. Dès lors, Stevenson n’imite aucun auteur en particulier, et son œuvre n’est pas non plus un simple collage d’emprunts accumulé (contrairement à ce qu’il prétend plaisamment dans « Mon premier livre, L’île au trésor », 1992) : à travers son travail intertextuel, l’auteur recherche l’essence du romanesque. L’esthétique développée par Stevenson dans ses essais ne représente donc rien d’autre qu’un jeu très conscient avec les stéréotypes qui définissent un genre fictionnel, afin d’atteindre à ce qu’il appelle les « rêves de petit garçon », qui ne sont rien d’autre que les clichés que l’on associe à tel ou tel type de récits. Si Stevenson, pour illustrer cette esthétique, évoque plus volontiers Pour J.-L. Dufays, les traits définitoires du stéréotype sont, pour l’essentiel, sa fréquence, son caractère de « pré-texte » diffus et figé, et son schématisme. 11

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ses romans d'aventures que ses récits fantastiques (alors que le fantastique s’inscrit, tout comme le roman d'aventures, dans la perspective du romance), sans doute est-ce à mettre au compte du fait que la nature du roman d'aventures en fait le genre romanesque par excellence. En effet, sa relative pauvreté sémantique (par rapport à d’autres genres beaucoup mieux identifiés thématiquement) lui permet de s’articuler à d’autres genres (soit comme hypergenre, soit comme genre parasite). Là où les œuvres des autres genres se pensent par rapport au modèle d’autres œuvres du même type qu’elles, le roman d'aventures emprunte non seulement aux autres récits d’aventures, mais il paraît se nourrir également des intertextes des autres littératures romanesques – gothique, fantastique, science-fiction, récit médiéval, littérature décadente, récit de voyage, récit pittoresque, roman social, roman policier, roman d’espionnage, mystère urbain, etc. Et tandis que les autres genres, dans leur forme « pure » (si l’on suit la lecture discutable de Ferreras) prétendent représenter la réalité (sociale, historique, géographique, prédictive…), le roman d'aventures tend à faire refluer du récit le réel lui-même, lui préférant l’intertexte d’autres œuvres. L’œuvre n’imite plus la réalité sociale, historique ou géographique, mais la représentation stéréotypée de la société, de l’Histoire, ou de la géographie telle qu’elle apparaît dans d’autres genres. Elle ne le fait pas par manque d’imagination, mais parce que, en recherchant le dépaysement, l’aventure traduit un refus du quotidien qui la conduit à privilégier le romanesque pour le romanesque. Ainsi, dans le roman d'aventures, la dimension intertextuelle est redoublée : non seulement les œuvres se nourrissent du modèle générique constitué par le corpus des autres récits du même genre, mais elles empruntent également à l’univers de fiction propre aux autres genres fictionnels en les recombinant dans la perspective romanesque du roman d’aventures. Pour cette raison sans doute, les auteurs qui ont tenté de réintroduire la question du réel dans le roman d’aventures l’ont souvent fait sous la forme d’une déconstruction du genre – à la façon de Joseph Conrad, d’André Malraux ou de Bernard Traven, opposant le réel au romanesque et, par là même, cherchant à mettre en crise le genre et ses conventions ; ailleurs (chez Kessel, Monfreid), un effort est fait pour maintenir la tension entre la logique générique et la perspective réaliste, en tentant de donner une dimension existentielle à l’aventure, autrement dit, en affirmant qu’il peut exister une vie romanesque (Venayre, 2002). Pure construction textuelle, pur mythe moderne, cette éthique de l’aventure se formule contre les valeurs de la bourgeoisie, en lui substituant une vie plus réelle, parce que plus engagée (principes 209

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que Roger Stéphane, 1950, associera à Malraux et à Lawrence). Dans tous les cas, la posture de ces auteurs cherche à conjurer la distance induite par le romanesque. Un va-et-vient est dans ce cas opéré entre les stéréotypes du genre (qui sont, qu’on le veuille ou non, à la source de l’enthousiasme romanesque) et la tentative constante d’en effacer le caractère clichéique en le reformulant à travers tout un discours existentiel (la relation à la mort, le refus d’un destin réglé, etc., autant de motifs repérés par Isabelle Guillaume, 1999), à la façon de ce que proposent des écrivains comme Bernard Traven, André Malraux dans ses premières œuvres, Kessel ou même Ernest Hemingway. La plupart du temps, la reformulation réaliste et existentielle de l’aventure se traduit par une mise en tension originale des deux pôles du roman d’aventures, entre enthousiasme romanesque et écrasement du réel – entre romance et novel. Cette tension se traduit alors par un basculement du récit dans une logique dysphorique, conduisant à la misère (spirituelle ou matérielle), au déclin et à la mort comme perspective ultime de l’aventure, le mythe du héros solaire se poursuivant, au-delà du zénith, jusqu’à l’inéluctable nadir. Ainsi peut-on, en simplifiant un peu, proposer trois grands types d’attitudes auctoriales : soit l’auteur s’inscrit dans une perspective imitative sans distance, pour des raisons commerciales, par goût d’un imaginaire naïf, ou par manque d’imagination, soit il s’inscrit de manière réfléchie dans une perspective imitative, et ce choix entre dans un projet esthétique qui revient à remotiver les conventions du genre, soit il s’inscrit dans une relation critique avec les codes, cherchant à les dénoncer ou à les renouveler. Comme toujours dans le cas de systèmes de classification, les cas extrêmes sont plus aisés à décrire que les cas ambigus et nombreux sont les auteurs à hésiter entre diverses attitudes. Les auteurs qui s’inscrivent dans une perspective imitative sans distance sont ceux dont les romans appartiennent au genre de la façon la plus pure, puisque leurs œuvres pleinement sérielles et stéréotypiques, ne cherchent qu’à ressasser, ou tout au moins à varier des schémas d’intrigues et un corpus d’images bien éprouvées du genre. Ce sont des œuvres de consommation, dont les auteurs paraissent souvent interchangeables, parce qu’ils se contentent d’appliquer des « recettes » (« formulas » pour Cawelti, 1976). Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils renoncent totalement à se singulariser, mais qu’ils se distinguent, un peu comme des artisans, en variant au sein de la formule. Michael Avallone, décrit ainsi son métier d’auteur de pulps : « vous devez connaître ce qui s’est fait ailleurs et ce qui ne s’est pas fait […] 210

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Pensez-y : tout a été dit et tout a été écrit ; donc il faut que les personnages, les lieux et l’intrigue apparaissent nouveaux, qu’on n’ait pas l’impression de les avoir déjà rencontrés ailleurs, dans un film ou un autre livre » (1963)12. Pour se singulariser et « sortir du lot », l’auteur imagine des variantes dans les thèmes ou les structures du récit, sans mettre en cause les règles fondamentales du genre afin de ne pas perdre en chemin les amateurs. Reste que ces « règles » ont un caractère empirique et approximatif, variant en fonction du contexte géographique, historique, culturel et personnel de celui qui propose la définition. Cette relativité des limites du genre sur lesquelles les auteurs sériels fondent leur œuvre explique d’ailleurs que, même parmi les écrivains populaires, on trouve des variations considérables dans la perception du genre, du fait du contexte dans lequel ils se trouvent : le cas de Salgari est connu, reformulant les stéréotypes du roman d’aventures géographiques à la française hérité de Jules Verne, Louis Boussenard et Louis Jacolliot, mais en le détachant largement de ses enjeux colonialistes parce que son pays y était en partie étranger. Salgari inverse même les tenants et aboutissants du genre, puisqu’il fait des autochtones (malais, philippins) les héros de ses romans luttant contre l’envahisseur anglais ou espagnol, et qu’il convertit les îles de ses pirates en véritables neverlands romanesques, terres de rêverie aventureuse menacées par la réalité prosaïque. Cette façon de recomposer les traits définitoires du genre à partir d’une relecture personnelle témoigne de combien la relecture opérée par certains auteurs sériels, loin d’être simple répétition, est réinterprétation, réécriture. Sans doute est-ce ce qui explique les transformations subies régulièrement par le genre. Elles sont dues au caractère saillant, dans son histoire, d’auteurs qui ne sont pas littéraires (du moins ne paraissent-ils pas inscrire leur écriture La citation d’Avallone, vieux routier des pulps policiers et d’action, rappelle les considérations fameuses de Jack London évoquant la formule adoptée par Martin Eden : « cette formule consistait en trois parties: Deux amoureux sont arrachés l’un à l’autre ; Un événement quelconque les réunit ; Mariage. Les deux premières parties pouvaient se varier à l’infini, mais la troisième était immuable. Ainsi, le couple amoureux pouvait être séparé : 1° par erreur ; 2° par la fatalité ; 3° par des rivaux jaloux ; 4° par de cruels parents ; 5° par des tuteurs rusés ; 6° par des voisins cupides […] et ainsi de suite à l’infini. Il était très amusant d’amener la jeune fille à déclarer son amour la première et Martin découvrit peu à peu d’autres trucs piquants et ingénieux. Mais le ciel pouvait s’ouvrir et la foudre tomber, le mariage final devait se célébrer dans tous les cas. La formule prescrivait 1200 mots au minimum et 1500 au maximum ». 12

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dans un projet individuel), mais dont le rôle est fondamental pour comprendre son évolution : l’œuvre de ces auteurs permet de cristalliser certaines propriétés du genre en insistant sur des traits particuliers, en en proposant une formulation originale, ou en combinant d’une façon nouvelle plusieurs aspects dont les liens n’avaient pas été mis en évidence jusqu’alors. Quand Edgar Rice Burroughs choisit de narrer les aventures d’un sauvage blanc régnant en maître sur la jungle, il reformule certaines images présentes chez Rider Haggard (celles associées au guerrier blanc) et dans le roman d’aventures colonial (en particulier celles de l’aventurier-roi), il se nourrit également des robinsonnades et de la tradition populaire, plus large, de l’enfant-trouvé. Il acclimate enfin à la jungle la figure du surhomme de la littérature populaire (dont le Tarzan des romans, cultivé, plurilingue et riche à millions, est plus proche que ses avatars transmédiatiques). Pourtant, plus qu’un pot-pourri, son œuvre propose une véritable resémantisation de ces thèmes en synthétisant la sauvagerie du primitif et les valeurs de la civilisation. Sauvage blanc, il nous dit quelque chose de cet idéal romanesque du genre, confrontation entre deux mondes, valorisation des vertus guerrières et prédation, échange dialectique entre deux ordres opposés. Presque tous les auteurs saillants du genre ont ainsi su articuler certains traits génériques de façon originale, mettre en évidence les enjeux dont ils étaient porteurs. Cette même faculté à réarticuler du donné explique l’évolution d’un genre qui autrement ne pourrait que ressasser. L’apparition de nouveaux genres ou sous-genres dérive souvent d’un premier travail de recombinaison du donné ou d’hybridation intergénérique : nous avons vu que Burroughs, en radicalisant le dépaysement géographique et celui des mondes perdus dans ses récits martiens pose les prémices du space opera ; Sue, en imposant l’esthétique du récit exotique dans l’univers urbain des Mystères de Paris, invente les traits élémentaires du « mystère urbain » ; Robert E. Howard, en hybridant le roman antique dans sa version musclée et le fantastique des pulps, détermine certains traits de la fantasy ; Jules Verne, obéissant en partie aux contraintes de son éditeur, investit les moyens de transport de tout l’arsenal du savoir scientifique et invente ce type de récit de voyage à la descendance prolifique qu’est le récit de machine extraordinaire. Plus modestement, nombreux sont les auteurs à tirer parti des virtualités offertes par un trait particulier, un élément de décor, le caractère d’un protagoniste, dans la perspective du genre, à la façon d’un P. C. Wren sentant que le corps des Légionnaires pouvait mêler le romanesque de l’aventurier individualiste et 212

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l’esprit patriotique des récits militaires, d’un Stanley Weyman réalisant que les univers de fiction dumasiens prenaient une toute autre dimension romanesque dès lors qu’ils étaient narrés par un auteur anglais, ou d’un Johnston McCulley découvrant avec son personnage de Zorro combien la figure du Mouron Rouge de la Baronne Orczy pouvait être fructueusement acclimatée à l’imaginaire associé à l’indépendance du Nouveau Mexique et à la mythologie de la frontier. D’autres même se contentent de tirer parti des virtualités d’un support de diffusion : nous avons vu que l’originalité d’un Louis Boussenard ou d’un Jean de La Hire tient en grande partie à leur faculté d’adapter la forme du récit aux contraintes du médium (Journal des voyages pour le premier et série en fascicules pour le second), quant à Verne, on sait combien son génie est redevable des conditions de diffusion de son œuvre... En réalité, on pourrait sans difficultés penser cette façon qu’ont les auteurs de s’approprier les conventions du genre pour les articuler de façon originale à travers la façon dont Michel de Certeau décrit les usages des consommateurs dans L’Invention du quotidien. Si l’écriture de genre est avant tout relecture, alors l’auteur peut être rapproché de ces « usagers [qui] ‘bricolent’ avec et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi en celles de leurs intérêts et de leurs règles propres » (1980). Relecteur et, par là même, consommateur du genre dans lequel il s’illustre, l’auteur reformule selon ses propres préoccupations les conventions du genre. En les faisant siennes, il les réarticule et les réinvente toujours pour partie. Si le genre peut être présenté, métaphoriquement, comme une sorte de syntaxe narrative, alors l’écriture d’un récit de genre serait bien cette « construction de phrases propres avec un vocabulaire et une syntaxe reçus ». Cet auteur-relecteur (dont l’écriture est le prolongement de la consommation sérielle, puisqu’il faut lire de près ou de loin dans le genre pour produire à son tour) s’approprie un système conventionnel, celui du genre, parce qu’il y trouve un intérêt personnel. Quand il ne se contente pas de redire platement, c’est-à-dire de produire à l’identique ou avec des variantes difficiles à repérer, l’auteur de genre choisit d’écrire dans un genre parce qu’il y trouve son compte, autrement dit parce qu’il y perçoit de quoi nourrir sa propre imagination : convergence d’images et de motifs-clé (génériques dans un cas, subjectifs dans l’autre), possibilité de formuler, par le biais du genre, des préoccupations personnelles, intérêt particulier pour l’un de ses aspects... En ce sens, ses pratiques s’inscrivent encore dans la perspective de celles décrites par Michel de Certeau : « bien qu’elles soient composées avec le vocabulaire de langues reçues et 213

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qu’elles restent soumises à des syntaxes prescrites, elles tracent les ruses d’intérêts autres et de désirs qui ne sont ni déterminées ni captées par les systèmes où elles se développent » (id.). Quand Rider Haggard reprend la figure récurrente du chasseur (popularisée par les récits de chasse – ceux par exemple de Mayne Reid), il se l’approprie pour en faire une métaphore du surhomme refusant la vie prosaïque des bourgeois ; et que Jack London écrive un roman du Nord, un roman préhistorique, un roman animalier, un roman exotique ou un roman maritime, il reformule inlassablement l’articulation entre lutte des classes et lutte des races ; quand la Baronne Orczy retrouve, dans la personne du bretteur Ancien Régime des récits de cape et d’épée, les moyens de dire sa haine de la Révolution Française (le Mouron Rouge), quand, à l’inverse, Michel Zévaco lit dans le même bretteur une figure libertaire prête à dire leur fait aux Rois, Princes et hommes de pouvoir, historiques ou fictifs (Pardaillan), tous participent de ces « ruses d’intérêt », de ce travail d’appropriation, dans l’usage, d’un code donné. Sans remettre en cause les principes du genre, sans même échapper à la sérialité paralittéraire, ils remotivent le code en formulant, selon leur vision, un langage commun. La tendance du roman d'aventures, et plus généralement du

romance, à s’inscrire dans un système de codes et de stéréotypes préexistants, explique qu’on ait quelque peine à en évoquer les grands auteurs, dans la mesure où la notion d’auteur (auctor, garant) est indissociable de celle d’originalité. On pourrait aller plus loin et remarquer que les grands auteurs de romans d’aventures sont souvent aussi ceux dont l’appartenance au genre paraît la plus problématique. S’il est toujours malaisé de dire dans quelle mesure des écrivains comme Joseph Conrad, André Malraux, Joseph Kessel ou même Rudyard Kipling peuvent ou non être considérés comme des auteurs de roman d'aventures, c’est que toute création authentique se dissocie des modèles préexistants. Cette seconde attitude peut être qualifiée de critique, non parce qu’elle attaque nécessairement le genre mais parce qu’elle prend un parti face à lui (krinein, juger), dont elle ne conserve que certains aspects, parfois pour les mettre en crise, parfois pour les réemployer dans une perspective très éloignée de celle qui prévaut habituellement. Une telle relation au genre n’est pas forcément signe de littérarité : les romans d'aventures parodiques en particulier peuvent être décrits dans cette perspective de déplacement des règles. Chez des auteurs comme Robida, Mérinos ou Cami en France, et Yambo en Italie, les codes du roman d'aventures sont certes repris, mais dans une perspective 214

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humoristique qui, en les outrant, en révèle le caractère systématique et conventionnel jusqu’à l’absurde. Dans ces œuvres, plus de peur ludique, plus de pacte de lecture propre au romance : les stéréotypes ne sont employés que pour en révéler l’inanité. Cette déconstruction carnavalesque est encore celle que privilégie Paul Féval dans La Fabrique de crimes révélant au second degré les artifices et le systématisme d’une écriture qu’il a employée au premier degré dans ses autres romans. Or, tel est bien un trait commun du récit parodique et du récit sériel de proposer une écriture toujours au second degré, et il n’y a pas une telle distance entre un récit de genre et sa parodie. Cela expliquerait la fréquence des parodies de romans d’aventures (lesquelles remplissent au début du siècle les pages des journaux illustrés, avec les œuvres de Christophe ou Nadal) mais surtout la présence, au sein même des récits, d’épisodes comiques (chez Boussenard, Paul d’Ivoi, Camille Debans...) ou de remarques d’auteurs visant à exhiber ponctuellement les mécanismes sériels qui régissent leur œuvre (pratique qu’on retrouve régulièrement, de Paul Féval fils à Henri Vernes en passant par Albert Bonneau). Si le récit de genre apparaît, aussi bien dans ses formes les plus naïves que dans ses exemples le plus sophistiqués, comme une forme de pastiche toujours prête à basculer dans la parodie (pour reprendre les distinctions proposées par Jameson, 2007), c’est qu’il suffit que l’auteur cesse soudainement d’être ce lecteur qui joue le jeu de la lecture sérielle et qu’il rompe le charme, même pendant un instant, pour qu’on bascule momentanément de l’un à l’autre. Mais ce sont surtout les pratiques visant à inventer au XXe siècle un roman d'aventures littéraire, qui proposent une véritable lecture critique du roman d'aventures – y compris chez des écrivains aux ambitions modestes, tel A. E. W. Mason ou Cutcliffe Hyne. C’est surtout en France, autour des articles théoriques de Jacques Rivière et d’Albert Thibaudet, que des auteurs ont investi le champ du roman d'aventures. A partir des années 1920, des écrivains comme André Malraux, Joseph Kessel, Henry de Monfreid ou, selon des modalités différentes, Albert t’Serstevens ou Blaise Cendrars, investissent le champ du roman d’aventures et en offrant une lecture plus littéraire qui chercherait à en gommer les traits sériels. Tous ces auteurs proposent une relecture réaliste du genre, mais d’un réalisme paradoxal, puisqu’il se définit par l’écart avec le quotidien, on l’a vu. C’est dans leur relation avec ces événements que les auteurs s’éloignent le plus du modèle générique. D’abord, loin de se traduire par la mise en place d’un univers fantasmatique, l’écart introduit dans le récit s’enracine au contraire dans une perspective réaliste. Ainsi, chez Malraux ou 215

Le roman d’aventures

Traven, il existe une actualité du récit, prenant pour cadre les troubles de la planète, les révolutions et les guerres, qui l’associe à une vision politique plus importante que dans le roman d'aventures. Stylistiquement ces choix se traduisent par certains traits significatifs, comme l’emprunt à l’écriture du reportage. Mais surtout, en confrontant l’aventure au réel, les auteurs tentent de lui donner une dimension existentielle. La nature véritable de l’individu se révèle dans l’action et dans l’engagement au cœur des grands événements du monde. C’est pourquoi de telles œuvres proposent une vision du monde fragmentée à travers l’expérience de plusieurs personnages, qui représentent autant d’interprétations des événements, et permettent en outre de conjurer cette fascination pour l’homme providentiel à laquelle invite le récit articulé autour d’un héros positif. Comme chez Conrad, l’aventure devient le révélateur et la mise à l’épreuve d’une subjectivité. Ici aussi, l’écart avec le quotidien (qu’il s’agisse du cadre ou des événements qui sont narrés), a priori irréaliste, s’oppose à la volonté de placer la psychologie et la lecture politique (au sens large) du monde au centre du récit et d’obéir aux règles d’une logique réaliste. C’est souligner encore une fois que la relation au réel et à la question du réalisme dépend davantage de la façon de représenter le monde et d’en faire le cadre définissant les conditions de vraisemblance du récit, que de la nature de ce monde : l’univers décrit peut être exceptionnel, comme chez Malraux ou Hemingway, il n’en est pas moins dépeint avec réalisme, à travers la référence à l’actualité, le souci de motiver rationnellement les événements, et surtout d’arracher l’intrigue (aussi bien au niveau de la structure que des événements) aux modèles sériels, de la désenchanter. Derrière tous ces auteurs, on devine l’ombre de Joseph Conrad, dont l’influence est sensible sur cette génération littéraire. Les relations de Conrad au genre sont ambiguës : il emprunte au roman d'aventures ses thèmes et une certaine forme d’idéalisme, et ne manque pas de présenter ses héros comme des lecteurs de romans d'aventures (Lord Jim, Marlowe) ou comme des incarnations problématiques de héros d’aventures (Lingard, Kurtz, Nostromo, Mc Whirr). Parfois même, le récit de Conrad est construit autour d’une réflexion métapoétique sur le romance ou l’aventure (L’Aventure avec Ford Madox Ford, Fortune...). Plus généralement, ses œuvres peuvent être relues comme des mises en crise de la vision du monde propre au roman d'aventures : mises en crise de l’héroïsme, ce trait définitoire de l’aventure (Typhon, Lord Jim), de la structure coloniale sur laquelle reposent implicitement les récits (Au cœur des ténèbres, « Un Avant-poste de progrès », Un 216

Entre romance et réalisme

Paria des îles) ou de l’imaginaire à l’origine du récit maritime (Le Nègre du Narcisse, Le Compagnon secret). Dans tous les cas, Conrad se place dans une posture critique par rapport au genre, le confrontant en particulier à une lecture réaliste (peinture des réalités politiques et culturelles, analyse psychologique) qui fait voler en éclats la logique du romance et la dénonce comme pure construction poétique dont les séductions nourrissent une vision idéologique du monde. La perspective n’est donc pas strictement générique, et l’œuvre se veut dissonante par rapport au modèle dominant du roman d’aventures. Le travail de déconstruction opéré par Conrad et par les auteurs « réalistes » du roman d’aventures (mais cette notion, contredite par bien des points chez Conrad, ne convient qu’entendue dans un sens très large) n’est en réalité pas si éloigné qu’il le paraît des formes parodiques. Un écrivain comme Cutcliffe Hyne en témoignerait, lui dont les récits se situent à l’intersection de ces deux attitudes. Le propos de cet écrivain oublié (mais qui a joui de son vivant d’un succès considérable) paraît avoir été d’offrir ici encore une vision désenchantée de l’univers colonial. Loin de toute panthéonisation des serviteurs de l’Empire, ses personnages sont des marginaux cupides et à demi débiles, errant en pyjama dans leurs comptoirs en ruines, dégoulinant de sueur et de crasse, et prêts à tout pour gagner, souvent illégalement, un peu d’argent, à l’instar de son « héros » le plus connu, le Capitaine Kettle. Ce portrait des colons est fort éloigné de la doxa du roman d’aventures et il n’y a guère de place pour le romanesque ici, même si les intrigues restent celles d’un récit d’aventures. En fait, les récits de Hyne participent plutôt de l’inversion carnavalesque avec un goût affiché pour le grotesque et l’immoralité. La volonté de proposer une peinture réaliste jusqu’à la grimace de la société se traduit par un récit réaliste fortement teinté de parodie. Les nouvelles de l’auteur s’inscrivent ainsi dans une tension constante entre un réalisme grinçant et une structure qui reste celle, romanesque, du récit de genre, dans la tension la plus grande entre les deux pôles extrêmes du romance et de la satire. De tels choix s’expliquent chez Hyne par une vision viscéralement xénophobe du monde, dans laquelle l’autre ne peut qu’être source de sarcasmes, à tel point que les Européens eux-mêmes finissent par être contaminés par ce contexte morbide : le motif de la contamination fournit d’ailleurs l’argument principal d’un roman comme Kate Meredith, récit du refus de la mixité.

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Le roman d’aventures

Il existe cependant une alternative à la transgression critique ou parodique des règles du genre ou au purgatoire de la littérature populaire. Elle consiste à s’installer de façon consciente dans les règles du genre et correspond à la position privilégiée par Stevenson. Pour un auteur, user en pleine connaissance de cause des règles et des codes qui déterminent un genre, c’est déjà instituer son œuvre en discours sur le genre. Cette position qu’Umberto Eco (1985) appelle « post-moderne » (position qui consiste à « retrouver l’intrigue sous forme de citation d’autres intrigues, et la citation pouv[ant] être moins conventionnelle et commerciale que l’intrigue citée ») a connu, dans le domaine du roman d'aventures, des illustrations récentes (chez Philip Jose Farmer, Arturo Perez Reverte ou Paco Ignacio Taibo II) ; mais elle n’est pas la propriété esthétique de la seule seconde moitié du XXe siècle. Pour Umberto Eco en effet, « le post-moderne n’est pas une tendance que l’on peut délimiter chronologiquement, mais une catégorie spirituelle, ou mieux un Kunstwollen, une façon d’opérer. On pourrait dire que chaque époque a son post-moderne, tout comme chaque époque aurait son maniérisme ». Cette façon d’appréhender les œuvres, qui revient à jouer avec les codes, parfois de façon ironique, parfois de façon ludique, se rencontrerait ainsi à n’importe quelle époque. Pour ce qui regarde le roman d'aventures, on en trouve des exemples dans la littérature du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, chez Stevenson, Falkner (en témoignerait l’étude des épigraphes en tête de chaque chapitre, qui révèle un jeu raisonné et conscient avec les codes), Conrad et Ford (dans L’Aventure) et, plus tard en France, Pierre Mac Orlan, pour ne citer que quelques noms. Si chez Stevenson l’esthétique privilégiée a quelque chose du maniérisme, son attitude se rapproche le plus de ce principe du stéréotype qui obéit à ce que Jean-Louis Dufays définit comme le « régime ludique » (1994) : l’auteur ne prononce pas de jugement sur le stéréotype, y adhère encore moins naïvement, mais en joue en virtuose, faisant du corpus générique un ensemble de contraintes avec lesquelles il compose. Il fait de l’usage conscient et poussé jusqu’à l’extrême des codes du genre et du plaisir du récit l’une des clés de son esthétique (lui qui se vantait de son surnom polynésien de Tusitala, le raconteur d’histoires). On voit en quoi une telle esthétique retrouve celle, plus modeste, de certains storytellers dont l’ambition serait celle de bien conter, ceux-là même que le critique Andrew Lang évoquait quand il décrivait, dans Adventures Among Books, l’exigence première de l’auteur de romance, et en particulier de l’auteur de romans d'aventures : « si j’étais roi, je nommerai officiellement Stanley Weyman, Mason, 218

Entre romance et réalisme

Kipling et d’autres, pour me raconter mes propres histoires ». Lang définit ainsi l’art du conteur comme une faculté de donner forme à un récit préexistant, à en remotiver les conventions. Cela revient à établir une filiation entre l’esthétique de Stevenson et celle de nombreux auteurs victoriens et edwardiens de romans d'aventures : Stanley Weyman, Rafael Sabatini, John Buchan, ou encore Anthony Hope. Mais le statut de ces écrivains est problématique : certes, comme Stevenson, ils reprennent de façon réfléchie les conventions du genre en tentant de saturer les personnages, décors, événements, de références intertextuelles qui leur donnent la densité d’images archétypales, mais ils le font en imitant le style de Stevenson (usage de la première personne, goût pour les images excentriques et visuelles, relative économie événementielle, etc.), qui témoigne de ce que ce qui pouvait paraître être de l’originalité par rapport aux auteurs paralittéraire est devenu un nouvel académisme. On peut se demander si l’on est face à une position véritablement réflexive par rapport au genre, ou si l’on est face à un autre type de reprise irréfléchie de codes génériques qui auraient évolué avec Stevenson. La preuve pourrait en être trouvée dans la tendance qu’ont eue les auteurs à défendre leur œuvre selon des critères de réalisme, d’enseignements sur l’Histoire ou sur la société. Cela est d’autant plus étonnant que Buchan reconnaît par ailleurs volontiers sa dette envers Stevenson, et que Weyman ou Hope n’abandonnent pas pour autant les arguments du romance, en particulier la référence aux jeux d’enfants, au rêve ou à l’importance des images. La situation est différente avec l’œuvre de Joseph Conrad, écrite en collaboration avec Ford Madox Ford, L’Aventure (1903) dont le titre (Romance en anglais) dit le caractère métapoétique. Ce roman adopte une position similaire à celle décrite par Stevenson. S’il propose un récit de facture classique – peuplé de pirates et de bandits, de héros romantiques et de jeunes filles à délivrer – il en joue de façon pleinement consciente. Lorsque le héros affirme : « J’étais en quête de romance et voici que les éléments m’en étaient donnés : des Espagnols, un conspirateur, un enlèvement ; mais il ne m’était pas possible d’appréhender en même temps ma sottise et mon romanesque », il propose un catalogue raisonné des stéréotypes romanesques, et il en relève du même coup le caractère nécessairement artificiel. Mais dans un même mouvement, en mettant ces mots dans la bouche du narrateur, il joue sur un paradoxal effet de réel : ce « je » qui nous parle (et qui est donc de notre monde) se donne comme personnage romanesque. L’écriture au second degré convoque ici l’intertexte don quichottesque, mais en l’inversant, puisque le héros, avide d’aventures, a la chance de 219

Le roman d’aventures

les vivre tout en les reconnaissant constamment comme étant de purs produits de son imagination romanesque. Déçu par l’existence, partant en quête de romance, il finit effectivement par devenir un héros de roman d’aventures. Aussi la conclusion de l’œuvre, déjà citée, prend-elle tout son sens : « Et, quand nous portons les yeux en arrière, nous voyons le [romanesque] – cette chose subtile qui est mirage – qui est vie ». La réconciliation du romanesque et de l’existence témoigne de ce que le regard informé de Conrad et Ford sur les artifices du genre ne s’oppose pas au plaisir de la narration. Dans cette phrase se combinent de façon étonnante l’illusion consentie dans le pacte romanesque, qui permet d’associer mirage et vie, et l’affirmation de son caractère codé et artificiel : si le mirage et la vie peuvent s’associer, c’est qu’ils sont relus selon les codes du romance. Il ne s’agit pas pour les auteurs de déconstruire ces codes pour en mettre à jour l’illusion nécessairement déceptive, comme c’était le cas dans Lord Jim ou dans Typhon (où l’héroïsme du capitaine n’était dû qu’à son imbécillité), mais de jouer avec, et de donner au lecteur la possibilité de participer à ce jeu. L’imagination romanesque, cette tentation de reformuler la réalité selon les catégories du roman, peut tout à la fois être dénoncée comme telle (elle est « sottise ») et dans un même mouvement être dite sel de l’existence (mais seulement parce que ce que raconte un roman d’aventures est le fruit de l’imagination romanesque). Autrement dit, ce qui est proposé ici, c’est l’éthos, l’expérience existentielle du héros de récits d’aventures. Le récit, non dépourvu d’ironie, décrit ainsi la logique romanesque de l’intérieur, en tentant d’en jouer le jeu. Pierre Mac Orlan a lui aussi proposé divers récits de marins largement inspirés de l’univers de Stevenson, dont il offre une sorte de relecture assombrie, aux relents sataniques : A bord de l’Etoile Matutine, Le Chant de l’équipage, L’Ancre de miséricorde ou, hommage plus sage pour la jeunesse, Les Clients du bon chien jaune en sont quelques exemples. Il a également rédigé un essai, Petit manuel du parfait aventurier (1920) dans lequel il tente de définir non seulement la nature du genre, mais aussi le plaisir romanesque qui lui est associé. Dans le chapitre intitulé « De l’inutilité des voyages et de la documentation vécue », Mac Orlan remarque, dans une perspective proche de celle de Conrad dans L’Aventure, que « l’aventure est dans l’imagination de celui qui la désire » et non le trait d’une réalité objective. Or, « Stevenson, en composant la fin émouvante du célèbre Flint, ignorait le pittoresque de Savannah, dont une description réelle et consciencieuse n’eût servi qu’à diminuer la personnalité de l’écrivain ». Car l’auteur et le lecteur de roman d'aventures, qu’il 220

Entre romance et réalisme

place sous le qualificatif commun d’« aventuriers passifs », ne s’intéressent pas à la réalité de l’aventure, mais à ce qu’elle peut éveiller dans l’imagination. Aussi Mac Orlan énumère-t-il à plaisir les lieux et les objets à même de procurer du plaisir à l’aventurier passif : Plusieurs points de repère, appartenant à la réalité, lui serviront de pierre de touche pour essayer ses impressions. Au nombre des pierres de touche, on peut citer : LA MER. LE SOLDAT. LE MATELOT. UN CABARET. QUELQUES TYPES DE NAVIRES. Tout le reste n’est qu’associations d’idées et transpositions en se servant de ces cinq valeurs qui font partie du domaine public.

La relation au monde qu’instaure le roman d'aventures est moins liée à la retranscription du réel qu’à une série de « pierres de touche », topoï qui sont moins des lieux communs que des passages obligés, par rapport auxquels le récit se constitue et le lecteur se repère. La position qu’adopte Mac Orlan est proche par bien des points de celle de Stevenson. Pour lui aussi, la qualité du récit vient de sa faculté à tirer parti de la cohérence séduisante du stéréotype, de sa charge imaginaire, qu’il tente de retrouver en revenant à quelques traits élémentaires (ce que désignent la mer, le soldat, etc.). La conscience qu’il a du rôle joué par ces topoï dans l’imaginaire du lecteur permet à l’auteur de les combiner de façon intentionnelle en éliminant les traits de dissonance, bref en les remotivant systématiquement dans une perspective poétique, car la réalité grossière, celle vécue par l’« aventurier actif » sans imagination, n’a d’intérêt que quand elle est mise en forme par l’esprit quelque peu pervers de l’« aventurier passif » – l’auteur, le lecteur. Le travail de composition de l’auteur tend à constituer le récit en un réseau d’images qui entrent en résonnance, et dont l’efficacité tient à la volonté de retrouver, à tous les niveaux du texte, une unité qui serait à l’intersection d’un réalisme grimaçant et violent, et de l’imaginaire collectif. Ainsi, Mac Orlan reformule-t-il d’une façon toute personnelle la tension du genre entre novel et romance, la déplaçant vers un dialogue entre une aventure vécue brutale et sa reformulation en aventure esthétique convoquant les stéréotypes sériels.

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Le roman d’aventures

Tous ces cas de figure révèlent, selon des modalités très différentes, que c’est autour de la question du réel que doit se penser le caractère sériel ou non du stéréotype. User des poncifs de façon naïve, c’est chercher à installer, par des raccourcis stylistiques, un univers préconçu, sans reconnaître son caractère stéréotypé. C’est construire pour le lecteur « passif » (au sens où J.L. Dufays définit ce mot13) un référent pseudo-réaliste à travers quelques expressions qui portent en elles tout un univers de significations : on prétend représenter fidèlement un personnage, une époque ou un pays lointain, alors même qu’on n’est fidèle qu’à la vision du monde imposée par ses prédécesseurs. Loin de donner une assise au texte, cette prétention au sérieux et au réalisme n’est rien d’autre que la marque de faiblesse d’un écrivain incapable de penser la logique de son œuvre. C’est ce qui a conduit les écrivains de l’entre-deux-guerres et quelques autres à mettre en crise les conventions du genre, inopérantes selon eux pour qui voudrait tenir un discours de vérité sur le monde. Chez d’autres cependant (Stevenson ou Mac Orlan), l’usage conscient des stéréotypes dans une perspective non parodique (mais plus proche du pastiche tel que le définit Jameson, 2007) est l’une des clés qui permettent de distinguer certains auteurs du nombre de ceux qui reprennent les stéréotypes sans les réarticuler dans une écriture originale. Plus généralement, l’importance des visées auctoriales transparaît généralement à travers des structures discursives et idéologiques originales (Eco, 1989), y compris chez les grands auteurs sériels (London, Haggard, Verne…), là où, dans le cas de récits à l’intertextualité non réfléchie, ces structures discursives et idéologiques s’inscrivent elle-même dans la perspective d’une stéréotypie générique. Or, en témoignant de la présence d’un auteur derrière l’œuvre, de telles structures imposent également la relecture des stéréotypes narratifs, actantiels et thématiques (structures de monde) dans la perspective qui ne peut être que celle de l’auteur et de personne d’autre.

13 J.-L. Dufays définit la « lecture passive », par opposition à la « lecture active », par « le privilège accordé à la dimension pragmatique, à la narration, à la dénotation, à la référence extratextuelle, au sens actuel et au sens cohérent » (1994). C’est donc une lecture qui recherche l’évasion et confond texte et monde réel.

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Entre civilisation et sauvagerie : une initiation problématique

La structure du récit en une série de mésaventures qui figurent autant d’épreuves pour le personnage, la sortie du quotidien vers un monde inconnu qui accompagne l’entrée en aventure, l’omniprésence des thématiques associées à la mort, enfin le retour triomphal du héros, au terme du récit, après qu’il a surmonté les différentes épreuves, tout cela rappelle étrangement les différentes étapes de l’initiation mises en évidence par les anthropologues. Certes, cette relation est en grande partie accidentelle, puisqu’elle dépend de similitudes structurelles et que, dans le cas du roman d’aventures, l’apothéose du héros ne se traduit pas, la plupart du temps, par une révélation ésotérique, mais la concordance des deux logiques a souvent incité les auteurs (Rider Haggard, Talbot Mundy, John Meade Falkner...) à reformuler la logique du genre dans une perspective initiatique et, par là même, à révéler, à travers leurs relectures, certains questionnements essentiels du roman d’aventures. Le roman d'aventures et les formes de l’initiation Pour Mircea Eliade, dans son sens le plus strict, l’initiation désigne « un ensemble de rites et d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel » (1999). C’est retrouver l’origine latine du terme, qui évoque l’idée d’un commencement. L’initiation renvoie moins, comme l’usage vulgaire du mot semble le signifier, à un apprentissage, qu’elle ne désigne le début de quelque chose dont elle est à la fois le témoignage et la cause. En effet, « à la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre ». Une telle définition met déjà en évidence une difficulté qui surgit

Le roman d’aventures

lorsqu’on veut confronter le modèle de l’initiation à la forme du roman d'aventures. En effet, lors d’une initiation, le néophyte doit franchir une série d’épreuves destinées à la fois à le conduire vers sa nouvelle existence et à lui en révéler le sens. Mais dès lors qu’on tente de reformuler cette initiation en termes romanesques, ces repères évidents dans la réalité perdent de leur netteté : qui est le novice à initier ? Est-ce le héros, ce personnage autour duquel se constitue le récit, qui en vit les principales étapes, et à partir duquel se définit un regard correct sur le monde (une idéologie) ? Faut-il croire pour autant que le héros, support du récit et garant de l’idéologie du roman, désignerait en quelque sorte, implicitement, une initiation symbolique du lecteur modèle ? Si le héros est dans le roman d'aventures le support de la relation du lecteur au texte, celui qui permet la succession des mésaventures et qui donne son sens à l’Aventure, on serait en effet tenté de penser que son initiation vise aussi celle du lecteur, au moins le temps de la fiction. Pourtant, on achoppe sur l’absence de révélation dans un grand nombre de romans, ou sur l’absence d’une synthèse explicitant pour le lecteur le sens de cette supposée initiation. Et la forme du récit ne permet pas toujours en ellemême de dégager une vérité. La question de l’initiation prend donc un sens très différent selon qu’on la décrit comme un thème du roman, un discours visant directement le lecteur, ou une structure archétypale se décryptant à travers le récit (au risque de surinvestir certaines similitudes formelles entre le genre et ce modèle). Dans le premier cas, le récit décrit l’initiation du personnage, et celle-ci apparaît comme l’un des éléments constituant le sens de l’aventure. Dans le second cas, le texte se propose de révéler au lecteur, sur un mode ludique ou sérieux, une vérité. Dans le troisième cas enfin, le modèle initiatique n’est pas recherché par l’auteur, mais il apparaît comme une structure inconsciente du texte que le lecteur décrypterait de lui-même à travers son décodage du texte. Malgré d’inévitables variations, il existe en effet une permanence des étapes de l’initiation dont le sens reste pour l’essentiel le même. Dans son ouvrage sur les relations du roman à l’initiation, Simone Vierne distingue, après Mircea Eliade, trois étapes de ce type de rites : « la première phase est une préparation à la seconde, la mort initiatique proprement dite. La troisième exprime la nouvelle naissance et son développement varie extrêmement suivant les cultures » (Vierne, 1987). Les détails qu’elle donne de ces différentes séquences, préparation, mort initiatique et naissance, sont déjà révélateurs de la proximité qui existe entre ce modèle et le roman d'aventures. Tout comme l’initiation suppose un arrachement à l’univers profane et une 224

Entre civilisation et sauvagerie

entrée dans le monde sacré, une série d’épreuves associées à l’image de la mort symbolique, avant le retour, transformé, dans l’univers profane, le roman d'aventures se décompose en trois moments : il y a d’abord l’entrée en aventure, qui correspond à un arrachement au quotidien, puis la succession des mésaventures, épreuves mettant directement en péril le héros et le menaçant à tout moment de mort, enfin, après la victoire contre les ennemis, un retour triomphal au monde quotidien tel qu’il était évoqué dans les premières pages du roman.

H. Rider Haggard, The Ancient Allan, couverture de « Famous Fantastic Mysteries », décembre 1945.

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Le roman d’aventures

Il n’empêche. Dans la mesure où l’initiation, avec ses étapes, ses symboles, et sa transformation finale, peut être décrite comme un discours performatif (puisque c’est l’expression des épreuves et de leur transformation qui fait exister l’initiation), il faut que le destinataire (le novice – protagoniste ou lecteur) vive cette mutation comme telle. Or, la plupart du temps, il n’existe pas dans le roman cette dimension rituelle qu’exige pourtant ce type de cérémonie. Il n’y a donc d’initiation que par analogie, ou parce que de telles structures archétypales viennent naturellement nourrir un récit fondé sur une succession d’épreuves. Dans un roman, il est souvent difficile de dire avec certitude qui est visé par de tels modèles, sans glisser constamment de l’auteur au personnage et du personnage au lecteur-modèle. Si l’on retrouve dans les romans des structures proches de l’initiation, cela ne veut pas dire pour autant que les personnages sont à proprement parler novices ou initiés, mais qu’à travers leurs aventures, quelque chose se fait jour qui apparente le roman aux récits d’initiation. Une telle constatation peut paraître une évidence, mais il est nécessaire de la poser comme préliminaire afin de ne pas glisser d’une lecture archétypale à une lecture littérale qui n’aurait guère de sens ici. En revanche, dès lors que l’on a dit qu’une possible lecture initiatique transparaît à travers les aventures du personnage et non plus que le personnage est initié à travers ses aventures, il devient possible de convoquer le modèle initiatique. C’est le lecteur qui déchiffre les signes de l’initiation, c’est donc lui qui se trouve en face d’un système symbolique dont il méconnaît les rites, mais dont il sait en revanche la permanence des codes. Or, ce que le lecteur repère, c’est le triomphe du héros au terme du récit, sanctionné par tout un ensemble de gains : mariage, reconnaissance, fortune... C’est bien dans la nature de ce gain et de ce qui l’a rendu possible que se détermine, pour le lecteur, une possible lecture archétypale. Le gain le plus évident, est évidemment celui qui fait basculer le protagoniste de l’enfance à l’âge adulte (Letourneux, 2005). On a souvent mis en évidence les relations qui existaient entre les rites de puberté (initiation à l’âge adulte) et le trajet du héros dans les romans d'aventures. La plupart des personnages de romans d'aventures sont en effet des jeunes garçons qui mûrissent au fil de leurs aventures. Souvent même, le passage à l’âge adulte est mis en scène, au terme du récit, par un mariage, c’est-à-dire par la cérémonie qui traditionnellement marque l’autonomie de l’individu qui substitue le modèle de la famille qu’il fonde à celle constituée autour de ses parents. Dans les romans d'aventures destinés à la jeunesse, l’évolution du récit reproduit très souvent ce passage de l’enfance à l’âge adulte. Ces œuvres s’adressant aux jeunes 226

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adolescents se proposent d’éduquer ceux-ci à devenir des modèles, selon les cas, de bons chrétiens, des serviteurs des colonies ou de vrais républicains. Le trajet de Mary et Robert Grant, dans Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne, témoigne de cette progression idéale du personnage dans les romans d'aventures. Ils sont présentés au deuxième chapitre comme « une jeune fille et un jeune garçon », et ils existent avant tout comme les enfants du capitaine Grant, parce qu’ils sont encore liés à l’enfance. A la fin du récit, Mary s’émancipe en se mariant avec John Mangles, quant à Robert, il devient marin, comme son père, « et c’est sous les auspices de Lord Glenarvan qu’il a repris le projet de fonder une colonie écossaise dans les mers du Pacifique ». La jeune fille devient une épouse attentionnée et le jeune garçon part conquérir le monde, selon la conception sexuée des rôles dans la littérature de jeunesse au XIXe siècle. Mais même dans les récits qui ne s’adressent pas aux jeunes lecteurs, il n’est pas rare de rencontrer des adolescents attardés qui refusaient le mode de vie adulte, mais qui finissent par accepter, après bien des aventures, de mener une vie normale, tels Rudolph Rassendyll, le héros du Prisonnier de Zenda et de Service de la Reine d’Anthony Hope, ou Ned, dans Le Monde perdu de Conan Doyle1. Il existe en réalité deux modèles initiatiques concurrents dans le roman d'aventures : un modèle qui correspond plus généralement à l’initiation héroïque, et un autre qui s’approche davantage de celui des « rites de puberté ». Mais l’influence de ce second modèle nous semble en partie être une fausse piste. En effet, les récits qui paraissent le plus directement s’apparenter aux initiations de puberté sont ceux qui se destinent à la jeunesse, on l’a vu. Les héros, par mimétisme avec les lecteurs à qui se destinent les œuvres, sont des enfants. Or, pour un enfant, l’initiation héroïque correspond en dernière instance à une initiation à l’âge adulte. L’adulte représente pour le jeune lecteur une figure solaire comme le héros pour les autres lecteurs2. Aussi, dans l’ordre de la fiction enfantine, l’initiation à l’âge adulte

1 On pourrait citer encore les héros de Phroso, d’Anthony Hope, ou de La Compagnie blanche de Conan Doyle, de Scaramouche de Rafael Sabatini, ou encore Lavarède, autre enfant gâté à qui son oncle jette post-mortem le défi de devenir adulte (Les Cinq Sous de Lavarède). 2 C. G. Jung établit une telle relation lorsqu’il remarque que « le bègue se voit grand orateur […] le pauvre s’imagine millionnaire, l’enfant, adulte » (1967). L’enfant est, par rapport à l’adulte, un être imparfait, comme l’est l’homme par rapport au héros solaire.

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ressortit-elle, de façon plus générale, aux modèles d’initiations héroïques. L’initiation L’initiation héroïque dans le romance moderne Ainsi, il convient de déplacer notre analyse des rituels traditionnels d’initiation vers ceux qu’évoquent les récits d’initiation héroïque. Après tout, un roman d’aventures narre généralement les exploits d’un homme qui n’est pas taillé pour l’aventure et qui révèle sa valeur exceptionnelle au fil du récit. Et, de fait, la définition que propose Joseph Campbell de ce type de récit mythique n’est pas sans rappeler celle du roman d'aventures : « le héros quitte le monde quotidien pour s’aventurer dans une région merveilleuse : il y rencontre des forces fabuleuses et gagne une victoire décisive ; il revient de cette aventure mystérieuse avec le pouvoir de distribuer les bienfaits autour de lui » (1993). Au monde surnaturel des récits traditionnels, le roman d'aventures substitue un monde extraordinaire, aux forces fabuleuses, il préfère des ennemis hors du commun (faune exotique, sociétés secrètes…), enfin, le genre remplace les pouvoirs magiques acquis par le héros, par une fortune ou une gloire personnelle (diamants du roi Salomon ou preuve de l’existence d’espèces disparues), mais il ne s’agit dans ce cas que de reformuler de façon moderne les formes du merveilleux. Par rapport à l’initiation réelle, le modèle mythique déplace le problème de la place du rituel. Contrairement aux initiations réelles, qui s’inscrivent dans un cérémonial préparé par les initiateurs et repéré par le novice, dans les récits d’initiation mythique, comme dans la plupart des romans conçus sur un schéma initiatique, il n’y a pas, dans l’ordre de la fiction, de cérémonial : le futur héros ne participe pas à des pratiques rituelles mystérieuses. Dans ce cas, la dimension religieuse de la structure mythique déplace le cérémonial de l’espace de la fiction à celui du dire. Les mythes sont des récits de l’origine qui ne s’adressent pas tant au personnage qu’au lecteur. Ils permettent de lire l’ensemble des événements du monde à partir d’un moment initial (une initiation au sens propre), « ils nous révèlent l’origine de la condition actuelle de l’homme, des plantes nourricières et des animaux, de la mort, des institutions religieuses (initiations de pubertés, sociétés secrètes, sacrifices sanglants, etc.) et des règles de conduite et comportements humains » (Eliade, 1988). Les mythes d’initiation héroïques participent de l’imaginaire de la fondation. Le héros mythique fait le lien entre les hommes et les

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Dieux. Il permet d’opérer le passage entre le temps des Dieux et celui des hommes. Mais dès lors que le mythe se défait de sa fonction sacrée, il devient simple récit de fiction. Mircea Eliade a ainsi montré ce qui séparait la structure initiatique du conte populaire de celle qui existe dans le récit mythique : « tout le problème est de savoir si le conte décrit un système de rites ressortissant à un stade précis de culture – ou si son scénario initiatique est ‘imaginaire’, dans le sens qu’il n’est pas lié à un contexte historico-culturel, mais exprime plutôt un comportement anhistorique, archétypal de la psyché » (1988). Là où le mythe s’inscrit dans un système explicatif plus vaste, le conte ou le roman d’aventures perdent tout caractère rituel et peuvent être décrits comme des « versions profanes des mythes » (Frye, 1998). Le roman d’aventures se distingue du conte par sa relation au monde, celle-là même qu’implique le grand virage du romance aux XVIIIe et XIXe siècle. Là où le conte s’inscrit dans un romanesque pur, fondant sa logique narrative sur l’utilisation de canevas préexistants, obéissant à une vraisemblance fondée sur des principes symboliques (chaque personnage, chaque objet est choisi pour sa charge imaginaire) ou rythmique (importance de la répétition de séquences ou de certaines successions), le roman d'aventures hésite entre vraisemblance romanesque et réaliste, on l’a vu. Dès lors, le caractère symbolique, qui suscitait les modèles initiatiques dans les contes, et a fortiori dans les mythes, ne peut plus être pensé de la même façon dans le roman d'aventures. En effet, quand le récit prétend inscrire l’expérience du personnage dans un univers référentiel réaliste, qui impose une logique des événements et un chronotope spécifiques, il échappe à la répétition qui est au fondement de la pensée rituelle. Cela ne signifie pas que les schémas initiatiques soient absents des récits d’aventures, mais ils n’existent que comme archétypes, structures héritées et, parfois seulement, intertextes volontairement convoqués. Forme résistante du romanesque adaptée au modèle dominant du réalisme, le roman d'aventures ne se détache pas totalement de l’univers symbolique du romance. En recherchant le dépaysement à tous les niveaux du récit, le genre s’inscrit dans une logique de l’imaginaire, logique dont on sait, depuis Bachelard et Gilbert Durand que, ne pouvant trouver sa justification dans une concordance supposée au réel, elle se nourrit d’archétypes pour trouver sa justification dans l’imaginaire collectif et fonder ainsi sa vraisemblance. Aussi les formes archétypales affleurent-elles plus nettement dans le roman d'aventures ou les autres genres romanesques que dans la littérature se réclamant d’un modèle 229

Le roman d’aventures

purement réaliste. La relation ambiguë du roman d'aventures aux motifs initiatiques s’expliquerait par sa position médiane entre réalisme et romanesque que dit bien le va-et-vient du héros de notre monde à l’univers romanesque de l’aventure3. L’initiation héroïque d'aventures

comme

modèle

d’analyse

du

roman

Le départ équivoque pour l’aventure Joseph Campbell décompose chacune des étapes de l’initiation en plusieurs moments. Dans le départ, il définit un premier temps, l’appel de l’aventure (« the call of adventure »), qui correspond à l’éveil du Moi, le moment où le personnage s’ouvre à la fois à l’aventure et à son statut de héros. « Cette première étape du voyage mythologique […] signifie que le destin a convoqué le héros et déplacé son centre de gravité spirituel des frontières de sa société vers une zone inconnue » (1993). Campbell souligne, sans s’étendre sur la question, que le héros peut avoir voulu partir à l’aventure ou être contraint par les événements de le faire. En réalité, cette décision correspond dans le roman d'aventures à deux figures très différentes de héros. Le héros qui veut partir à l’aventure est, d’une façon ou d’une autre, un aventurier. L’aventurier, c’est celui qui cherche des aventures, pour un motif intéressé ou désintéressé, à la façon des héros de Baroja et de ceux qui illustrent la mystique de l’aventure. L’aventurier est un être de la transgression, lié au désordre – c’est ce qu’a compris Pío Baroja qui a retranscrit le motif de l’aventure en termes de lutte des classes. Or, la plupart du temps, l’aventurier volontaire est déjà un héros solaire, c’est-à-dire qu’il n’a plus besoin d’être initié : certes, Zalacaín (Baroja, Zalacaín l’aventurier) est un novice au début du roman, mais pour combien d’Allan Quatermain, déjà chasseur, de Coupeur de têtes (Louis Noir) ou de Cœur-Loyal (Les Trappeurs de l’Arkansas et Le Cœur-Loyal de Gustave Aimard) dont les noms de guerre disent le statut d’initiés ? Mais les personnages d’aventuriers professionnels ne sont pas les plus fréquents. Cela vient historiquement de la part de transgression qu’il y a dans la figure de l’aventurier, toujours sous le soupçon de l’immoralité, ce que révèle l’ambiguïté de certains protagonistes, le Maître de Ballantrae, Alan Breck Stewart, le 3 Significativement, plus l’univers de l’aventure est merveilleux, plus les codes initiatiques sont aisément convoqués, comme dans les récits de monde perdu, renvoyant à une origine merveilleuse (l’Atlantide) ou historique (l’antiquité, la préhistoire).

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Entre civilisation et sauvagerie

Capitaine Kettle... Au XIXe siècle, il n’est guère possible de représenter un désir de partir à l’aventure qui soit aussi transgression ; chercher l’aventure, c’est choisir en un sens de se faire hors-la-loi, et l’ancienne figure, négative, de l’aventurier, héritée du XVIIIe siècle (Roth, 1980) reste prégnante. Cet interdit est significatif : même quand le héros désire partir à l’aventure, même quand (à la façon des Quatermain de Haggard, des Jimgrim de Mundy, des Friquet de Boussenard, il explicite son goût pour l’aventure) son départ doit être commandé par une raison majeure. La plupart des héros sont plutôt des individus communs, sans grand relief, conduits par les événements à quitter leur vie tranquille. Les causes de leur départ sont nombreuses : il peut s’agir d’une erreur de la justice (Capitaine Blood de Rafael Sabatini, Les Trente-neuf Marches de John Buchan), d’une machination (Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi, Le Faucon des mers de Sabatini, The High Adventure de Jeffery Farnol), d’un malheur subit (Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne, The Cave Girl de Rice Burroughs), le héros peut encore se voir confier une mission d’importance (Michel Strogoff de Jules Verne, Le Collier du prêtre Jean de John Buchan, Jimgrim, King et les autres héros de Mundy), etc. La plupart du temps, le protagoniste ne cherche pas l’aventure, et cela pose problème dès qu’on le considère dans la perspective de l’identification : pourquoi le personnage est-il contraint de partir à l’aventure si le lecteur est lui-même à la recherche d’un récit riche en aventures ? Même les héros récurrents, Tarzan, Sandokan, Allan Quatermain, devenus des aventuriers professionnels, sont généralement obligés par les événements de repartir à l’aventure. Même eux sont confrontés à un monde qui les dépayse, et qui fait d’eux, une fois de plus, des novices à initier, introduisant toujours une distance qui vient mimer celle du lecteur. Nous verrons néanmoins que ce départ ne contredit pas toujours l’idée d’un appel de l’aventure. Le héros est en effet souvent frustré par une vie ennuyeuse (Moonfleet) ou peu satisfaisante (Le Tour du monde d’un gamin de Paris), lui qui est fait pour l’aventure (L’Aigle des mers de Sabatini) ou qui reste, au contraire, incomplet (Les Cinq Sous de Lavarède, Le Prisonnier de Zenda) ; dès lors, le départ se traduit souvent par une forme d’exaltation romanesque qui témoigne du fait que l’appel de l’aventure se produit. Selon Campbell, une fois que le héros a accepté « l’appel de l’aventure », il part pour les contrées de l’aventure. Mais avant d’atteindre celles-ci, il bénéficie d’une première aide magique (« supernatural aid »), par un maître initié : dans la tradition 231

Le roman d’aventures

mythique, c’est un Dieu ou un prêtre ; dans la version profane des contes, c’est une fée, un elfe ou un magicien ; dans la perspective pseudo-réaliste du roman d'aventures, c’est cette fois un aventurier professionnel. En termes de communication littéraire, il est tentant de penser cette transmission comme étant celle de l’auteur au lecteur, surtout si l’on tient compte de la circularité de la communication sérielle, l’auteur étant d’abord un lecteur. L’exemple le plus fameux en est sans doute celui de Winnetou de Karl May. Dans ce roman, le narrateur se présente comme un Greenhorn (un pied tendre). Ce terme est immédiatement rapporté par Karl May à l’idée d’une ignorance inquiète : « ’Green’ veut dire vert, et ‘horn’ renvoie à la corne de l’escargot ; un ‘greenhorn’ est donc un homme qui est encore vert, c’est à dire neuf et inexpérimenté dans le pays, et il doit étendre précautionneusement ses cornes d’escargot, s’il ne veut pas se retrouver la risée de tous ». L’apprentissage qui manque à ce Greenhorn va lui être dispensé par un homme hors du commun : le gunsmith, c’est-à-dire celui qui forge les armes 4 . On connaît l’importance du forgeron dans l’imaginaire mythique. Or, le personnage forge explicitement le héros : il l’arme, lui fait franchir plusieurs épreuves qui le transforment, et l’envoie enfin à l’aventure. Ici, il n’est pas anodin que le forgeron soit aussi un fabricant d’armes : ce monde auquel il initie le héros est un monde guerrier. Mais au lieu de devenir un simple professionnel des armes5, le narrateur dépasse rapidement son maître, puisqu’il devient lui-même une arme : il est old shatterhand, littéralement « la main qui fracasse ». Dès lors, accompagné de Winnetou, l’Indien indomptable qu’il a su dompter, il règne en maître du monde de l’Aventure. L’initiateur du héros joue le rôle d’un révélateur d’un monde inconnu, comme l’annonce de façon mélodramatique Balle-Franche à Olivier, quand il lui dit : « ce que tu as vu n’est rien ; laisse-moi te donner quelques conseils et t’initier à cette existence que tu crois connaître et dont tu ne sais pas le premier mot » (Les Outlaws du Missouri). Autrement dit, la personne que rencontre le héros joue non seulement le rôle d’un révélateur de l’existence d’un monde

4 De même, en initiant le héros de Salut aux coureurs d’aventures (Buchan) au maniement des armes, l’armurier Weir joue un rôle similaire, avant de passer la main à Ringan. 5 Dans le récit de cape et d’épée (chez Paul Féval ou Michel Zévaco), la figure du « maître en fait d’armes » joue elle aussi un rôle fondamental dans le don du premier trait héroïque du personnage (songeons à la « botte de Nevers » dans Le Bossu). Dans ce cas encore, il s’agit, en le formant, de transformer le héros lui-même en arme.

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d’aventures, mais il guide le héros vers ce monde dont il figure symboliquement la clé, à la façon de l’espion Franklin Scudder révélant à Richard Hannay quel complot mondial se trame secrètement (Buchan, Les Trente neuf Marches), ou de Carlos, qui guide le héros vers l’île aux pirates, et figure l’appel de l’aventure : « c’était le romanesque qui venait brusquement danser devant mes yeux. Le romanesque! Vous n’imaginez pas ce que cela signifiait pour moi, parler à Carlos Riego » (Conrad et Ford Madox Ford, L’Aventure). La fonction de l’initiateur est de faire le lien entre les deux univers auxquels il participe, celui de l’aventure et celui du quotidien. Ainsi, Ringan, le bandit sympathique de Salut aux coureurs d’aventures, est rencontré une première fois par le héros en Ecosse, avant que l’aventure américaine ne débute. Il apparaît sur le rivage, alors que le héros est sur le point de s’embarquer. Mais en le rencontrant, et même s’il ne connaît pas son identité, le héros découvre un avant-goût de l’aventure. Il voit d’abord la chevelure rousse du bandit : ce « fiery hair », c’est-à-dire, littéralement, sa chevelure enflammée, fougueuse 6 . Cette coiffure annonce déjà la personnalité de l’individu : il chante une chanson paillarde et règle leur compte en sifflotant à trois assaillants (« son épée était nue, et il sifflait doucement entre ses dents »). L’évocation s’inspire sans doute de l’apparition d’Alan Breck dans Enlevé : dans les deux cas, le nouveau venu se bat un air sur les lèvres, et cet enthousiasme dans le combat marque à la fois l’entrée en aventure et les séductions de ce nouveau monde. Apprenant que le héros embarque pour la Virginie, Ringan, qui doit s’y rendre, lui donne « tous les conseils qu’un voyageur expérimenté peut donner à un novice. C’étaient d’étranges avis pour un honnête marchand, car il n’y était question que d’y tourner les lois ». Il révèle ainsi que l’aventure n’a que faire des règles du quotidien, mais qu’elle se doit au contraire de les transgresser. S’il y a initiation, c’est donc à une forme d’illégalité romanesque, celle des bandits, et des « pirates heroes », et plus généralement à un système hors-la-loi. Qu’il soit ou non un bandit, l’aventurier qui accompagne le héros s’apparente à la figure populaire du « bandit social » (Hobsbawm, 1999), brigand légitimé par ses actes, accepté des populations locales

Dans Memories and Notes, Anthony Hope avait déjà remarqué, à propos du Prisonnier de Zenda, que, si le sujet de la substitution des jumeaux est l’un des plus anciens qui soient, « les deux variantes qui ont frappé l’imagination populaire dans ce petit livre sont la Royauté et les cheveux roux ; la première fait toujours figure de carte maîtresse, et sa combinaison avec la seconde lui apportait une touche de nouveauté ».

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Le roman d’aventures

parce qu’il fait partie de leur univers, mais pas des autorités civiles, bref, à la frontière des deux mondes. Dans le roman d'aventures, où le héros est si souvent un jeune homme sans grande ambition contraint par les événements ou ses ennemis à se plonger dans ce monde nouveau de l’aventure, l’initiateur, celui qui apporte, selon Campbell, l’ « aide surnaturelle », est aussi celui qui fait résonner l’ « appel de l’aventure », reléguant de façon commode cet appel à un tiers, et en dédouanant de la sorte le personnage – et le lecteur. Le héros n’a pas besoin de formuler un désir d’aventures, il lui suffit d’être fasciné par un personnage d’aventurier, pour que le lecteur ressente le souffle du romanesque. L’initiateur emmène d’ailleurs souvent le protagoniste à l’aventure malgré lui. Dans les romans d'aventures qui ne sont pas fondés sur un voyage vers le monde lointain, mais qui voient l’espace quotidien se transformer tout à coup en espace de l’aventure, l’initiateur-aventurier est fondamental, parce qu’il déchiffre pour le personnage – et le lecteur – ce changement ontologique du monde, et par là même le fait exister. L’initiateur permet au novice d’accomplir l’étape suivante, le passage du premier seuil (« the crossing of the threshold »), qui correspond à l’entrée dans le monde caché. Plus généralement, le franchissement du seuil se traduit par les signes explicites d’une rupture : traversée d’un océan ou d’une mer (Le Faucon des mers de Sabatini, Enlevé de Stevenson), départ précipité (Les Trenteneuf Marches de Buchan) ou, plus symboliquement, basculement dans une autre lecture du monde. La plupart du temps, un voyage formalise la séparation des deux univers différents (le quotidien et l’aventure), mais même quand l’aventure se déroule dans un espace familier, des signes d’une altération sont donnés. Lorsque le héros découvre qu’un complot se trame dans son entourage et qu’il décide de le révéler, il n’a pas besoin de voyager pour franchir un seuil : tout ce qui fondait l’ordre – la foi dans la justice ou la police, la confiance dans ses amis, une situation financière ou matérielle confortable – vole en éclats. Sans être autre, le monde est altéré. Un auteur comme John Buchan (La Centrale d’énergie) joue ainsi en virtuose de cette paranoïa d’un univers dans lequel plus rien n’est ce qu’il semble être. Dans la mesure où la plupart des romans d'aventures ne posent pas une séparation aussi nette entre le monde de l’aventure et l’univers quotidien que le font les mythes et les contes héroïques, il n’existe pas d’hétérogénéité totale entre les deux univers. L’hésitation du genre entre une position réaliste et une position 234

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romanesque, conduit à faire perdre au franchissement du seuil sa matérialité physique, et à en souligner la valeur symbolique et narrative : ce qui est privilégié, c’est l’entrée en aventure, cette crise initiale qui transforme le monde et le fait passer d’une représentation réaliste (celle qui renvoie au quotidien) à une représentation irréaliste (celle qui opte pour l’événement hors du commun et dangereux). La rupture est moins un fait vécu par le personnage qu’un changement de vraisemblance : l’opposition des deux mondes est avant tout une indication de ce qu’on entre dans un pacte de lecture irréaliste. Mais pour être constatée par le lecteur, cette altération doit en être d’autant plus identifiable, nettement tracée dans le texte. Le changement de relation au monde est explicitement présenté dans le récit, et significativement, cette altération est évoquée en termes de gain. L’image qui exprime le mieux l’entrée du héros dans une nouvelle vie est sans doute celle du Paradis (laquelle rappelle le double mouvement de mort et de renaissance que suppose le passage symbolique dans le nouveau monde). Dans Le Collier du prêtre Jean, John Buchan établit explicitement un lien entre les symboles initiatiques et la relation à la Terre Promise. Il rapproche d’abord l’arrivée du narrateur en Afrique du Sud de ce qui représente à l’époque le récit initiatique le plus connu : « Le voyage du Pèlerin de Bunyan, avait été la lecture dominicale de mes jeunes années. Lorsque je fus en vue de Blauwildebeestefontein, un passage du livre me revint à l’esprit : celui où l’auteur raconte comment Chrétien et Espoir, après avoir couru maints périls sur la route, arrivent aux monts Délectables, d’où ils découvrent le pays de Canaan » 7 . L’image de la terre promise est fréquemment utilisée par les romanciers de l’Ouest : Mayne Reid l’emploie dans les premières pages des Chasseurs de chevelures, comme ailleurs fréquemment Gustave Aimard ou Burroughs dans At the Earth’s Core, où sont à la fois évoqués le Styx et le Paradis. Il est remarquable que l’arrivée dans le pays nouveau se présente presque systématiquement sous les modalités de l’émerveillement et de la fascination 8 . Tous les paysages, terres

Il n’est pas anodin que l’arrivée du héros dans ce nouveau monde se produise après une traversée où il est malade à en mourir (« sick dead ») ; les images de mort précèdent la renaissance. 8 Il existe cependant des exceptions fameuses : ainsi, la description de l’île qu’aborde Jim et ses amis dans L’Ile au trésor est-elle particulièrement déprimante. Stevenson décrit en creux l’émerveillement qui aurait dû être celui des héros : « malgré le soleil chaud et brillant, malgré les oiseaux qui 7

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glacées du grand Nord, déserts américains ou sahariens, montagnes ou jungles amazoniennes, sont décrits comme des régions démesurées aux beautés uniques. Certes, les déserts enneigés du Nord n’évoquent guère de richesses mais, même dans ce cas, le monde nouveau que découvrent les personnages se présente comme un espace attirant par sa magnificence sans égal. Dans The Danger Trail, de James Oliver Curwood, la découverte par le héros des vastes régions gelées fait figure d’ « appel de l’aventure » : « C’était au Nord que Howland regardait […] Doucement, dans le silence lugubre de la nuit d’hiver, le sifflement de l’aurore boréale parvint à ses oreilles, tandis qu’elle jouait cette chanson ancestrale sous la voûte céleste ; et alors qu’il regardait les éclairs glacés jaillir comme des flèches blanchâtres dans le ciel lointain, alors qu’il écoutait les chuchotements de cette musique de solitude et de mystère infinis, il sentit monter en lui ce sentiment étrange que tout cela lui faisait signe, que tout cela l’appelait – lui disant que là-bas, près du bout du monde, se trouvait tout ce à quoi il avait rêvé, tout ce qu’il avait espéré depuis qu’il était assez vieux pour prendre en main son propre destin ». Ainsi, malgré sa solitude, son sinistre silence et ses mystères, le grand Nord semble promettre des richesses et des pouvoirs infinis. Ce n’est pas tant la géographie réelle du monde qui en fait un lieu de désir – ce que pourraient faire croire les autres pays lointains que convoitent les héros, riches en terres et en trésors – c’est son caractère de terra incognita et d’univers pour l’aventure. Cela signifie que le monde nouveau représente en lui-même un attrait, indépendamment de ce qu’il peut comporter de richesses effectives, et qu’à l’inverse, les trésors, héritages, et autres récompenses, ne sont que la matérialisation de ce que porte implicitement en lui l’espace de l’aventure au moment où il apparaît au héros. Dans le roman de Curwood, c’est en découvrant ce nouveau monde que le héros décide de partir : « Pour la première fois de sa vie, peut-être, Howland se sentait envahir par l’amour du romanesque et de l’imprévu. Pour la première fois, un besoin d’aventures et d’existence vagabonde faisait bouillonner son sang ». Tout se passe comme si l’incertitude et le mystère associés à l’aventure en constituaient eux-mêmes l’attrait.

pêchaient et criaient alentour, malgré la joie qui aurait dû suivre après un si long voyage en mer, j’étais, comme on dit, le cœur retourné. Dès cet instant, je pris en haine l’idée même de l’Ile au Trésor ». Mais c’est que l’enthousiasme qui aurait dû être celui du héros à son arrivée dans l’espace aventureux a été d’avance refroidi par la découverte de la trahison des pirates : l’aventure n’est déjà plus de l’ordre du rêve romanesque.

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En réalité, l’enthousiasme du protagoniste désigne celui, supposé, du lecteur. L’entrée en aventure correspond à ce moment où le récit glisse d’un univers de fiction proche de celui du lecteur vers un univers romanesque – celui-là même qu’il recherchait en choisissant un roman d’aventures. De fait, c’est à l’instant du franchissement du seuil que se déploie toute une axiologie de l’aventure, renvoyant à une montée en puissance du protagoniste, paradoxale puisqu’elle s’exprime au moment où il décide d’affronter les dangers qui l’attendent. Allan Quatermain affirme, dans les premières pages du roman éponyme : « Qui, abattu par une détresse profonde, n’a pas désiré contempler les traits de la Mère Universelle ? S’étendre au sommet d’une montagne pour observer les nuages errer à travers le ciel ou pour entendre les vagues exploser sur la plage, comme des coups de tonnerre ? Qui, alors, n’a pas dû résister à la tentation de plonger sa pauvre vie de souffrances dans celle de la Mère Eternelle ? Sentir le lent battement d’un cœur qui ne mourra jamais, oublier ses peines, désirer que sa propre identité s’engloutisse dans cette énergie infinie, immobile en apparence, que possède Celle dont nous sommes jaillis, Celle à qui nous appartenons, Celle avec qui nous finirons tous par fusionner, Celle qui nous a donné la vie et qui, un jour ou l’autre, nous offrira aussi l’oubli ? » (Allan Quatermain) ; le chasseur donne ainsi à l’exaltation de l’aventure des accents cosmiques. On a pu souligner le spiritualisme et le panthéisme de Haggard (Katz, 1987), et ce discours s’inscrit naturellement dans une telle vision du monde. Mais il faut noter que ce n’est pas la terre dans sa totalité qu’évoque Allan, ni même la nature dans son ensemble, mais les régions lointaines et sauvages, celles de l’aventure. Au moment de son surgissement, l’espace sauvage apparaît comme une force de régénération ou (comme dans « L’Homme qui voulut être roi » de Kipling), comme la promesse d’une puissance infinie. C’est ce qui explique que l’espace de l’aventure puisse figurer à la fois la beauté, la richesse, le pouvoir ou l’amour. Cela ne signifie pas tant que les richesses existent effectivement, mais que l’aventure se présente comme la promesse elle-même, un terrain neutre qui ne demande qu’à s’enrichir de tels contenus. Affirmer ceci revient à glisser de la structure initiatique à la question de la relation de l’imaginaire au désir. Jung fonde son analyse de la libido sur une distinction entre deux formes de pensée, la « pensée dirigée », pensée qui permet d’agir sur le monde, et la « pensée non dirigée », qui correspond à la fantaisie, au rêve (1967). Or, bien des traits du romance nous invitent à rapprocher certains aspects du roman d’aventures des analyses 237

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proposées par la psychanalyse dans sa description des rêves. Le terme de romance y invite naturellement, puisqu’il renvoie fréquemment à la rêverie romanesque, ce que Stevenson ne manque jamais de rappeler, évoquant les « lois idéales de la rêverie », les « images attrayantes à mêler aux rêves », le « rêve de petit garçon » (mais Hoggart lui-même affirme que les œuvres populaires cherchaient à donner « quelque consistance aux rêves éveillés de leurs lecteurs »). Or, pour la psychanalyse, le rêveur ne se résume pas au personnage principal de son rêve : sa psychè se situe en quelque sorte à la rencontre de tous les personnages, lieux, objets ou événements du rêve. Autrement dit, la signification de cette œuvre qu’est le rêve (ou, dans notre cas, le roman d’aventures) doit se penser dans sa totalité, et non à partir de la seule figure du héros. En revanche, le personnage principal du rêve, auquel s’identifie généralement le rêveur, définit une sorte de position privilégiée, le moi conscient, à partir duquel se distribuent les autres fonctions du récit. Ainsi peut-on décrire le schéma actantiel manichéen du roman d’aventures selon une opposition similaire à celle que Carl Gustav Jung construit autour du couple persona et shadow (dans une perspective qui combine une dialectique de la surface et de la profondeur et une reprise de la raison et des pulsions en des représentations manichéennes) ; de même, la figuration de l’espace dynamique, opposant, dans les romans d’aventures, un univers du foyer (et souvent de la femme) et un univers viril de l’aventure, peut être décrit à partir du couple de l’anima et de l’animus (qui correspond selon Jung aux deux facettes de l’identité sexuelle). Ces oppositions, envisagées ou non dans une perspective strictement jungienne, apparaissent comme une tension structurante de type dialogique qui fournit au récit sa dynamique : la stabilité initiale sur laquelle s’ouvre le récit représente l’univers familier du héros/du lecteur, mais elle figure également l’espace antérieur à l’aventure, au récit. L’intervention du méchant entraîne une crise qui met l’aventure en marche, puisqu’il s’agit pour le héros de lutter pour restaurer la stabilité initiale. Le héros revient renforcé de son conflit avec son adversaire, mais cette force supplémentaire n’a pu être acquise qu’avec l’affrontement avec l’ennemi, preuve que l’affrontement doit être lu structurellement autant comme un lien que comme une opposition. Chaque fois, la vision d’ensemble permet d’avoir une meilleure compréhension du récit que le seul point de vue du personnage, même si cette vision d’ensemble doit tenir compte de la position centrale du héros pour prendre sens.

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La proximité entre les mécanismes du roman d’aventures et ceux du rêve pourrait s’expliquer par l’articulation que ces deux formes de récit proposent entre des éléments appartenant à l’imaginaire collectif (archétypes dans un cas, stéréotypie générique dans l’autre) et leur reformulation dans un discours personnel, celui de l’auteur. C’est ce qui explique les liens qu’entretient le roman d'aventures avec le domaine du jeu, et que l’on peut repérer à plusieurs niveaux. Le motif du jeu (jeu de l’oie, énigmes, cache-cache ou jeux enfantins) est très développé dans le récit. L’aventurier (swashbuckler, spadassin, chasseur…) est souvent un joueur, qui se fie volontiers au hasard. La nature de la peur et du suspens destinés à préparer le triomphe du héros apparentent le genre aux jeux de fiction des enfants, qui n’affrontent des ennemis imaginaires que pour mieux les vaincre. L’écart par rapport à la logique strictement réaliste tout comme le goût pour l’extraordinaire supposent enfin un déplacement vers un type de relation au texte, par la séduction et le divertissement, assez proche de certaines pratiques ludiques. Surtout, le mécanisme de lecture sérielle apparaît comme un jeu que jouent en collaboration lecteur et auteur selon des règles implicites qui sont celles du genre et de ses limites. L’opposition que propose Jung entre pensée dirigée (rationnelle) et non dirigée (rêves, jeux de fiction, fantasmes...) retrouve celle qui existe entre romance et novel (comme tendances de la littérature). En effet, Jung décrit la « pensée dirigée » comme une pensée qui « s’oriente apparemment vers l’extérieur. En ce sens, la pensée dirigée ou logique est pensée du réel, autrement dit une pensée qui s’adapte à l’extérieur » (1967) ; à l’inverse, il présente la « pensée non dirigée » comme « une tendance à créer et organiser tout, non comme les choses sont dans la réalité, mais comme on désirerait peut-être qu’elles fussent ». Le romance serait la tendance littéraire qui correspondrait à la pensée non dirigée, puisqu’il substitue au modèle du réel une logique et une vraisemblance qui lui sont propres, mais qu’il le fait selon un système pré-codé, stéréotypé ou archétypal, celui des choses « telles qu’on désirerait qu’elles fussent ». A l’inverse, le novel, ou roman réaliste, s’apparenterait davantage à une pensée dirigée, au sens où il tenterait d’une façon ou d’une autre de rendre compte du réel. Récit de la pensée non dirigée, le romance exprimerait comme elle les désirs et les craintes. De fait, les régions lointaines, l’Histoire, le fantastique ou les bas-fonds, désignent moins un lieu particulier qu’un dé-paysement, c’est-à-dire un espace pensé comme négation du réel, lequel obéirait à une logique du fantasme. Le voyage que font les héros vers les régions inconnues ne figurent rien d’autre 239

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que le trajet du lecteur du réel vers le fantasmatique, et il s’exprime toujours, d’une façon ou d’une autre, dans le glissement du personnage de l’univers quotidien à celui de l’aventure. Dès lors, c’est moins en tant qu’espaces particuliers, possédant des richesses précises que comme dynamique exprimant tout à la fois le romanesque et le fantasme de puissance, que les espaces de l’aventure deviennent des terres de promesses. Cela explique l’enthousiasme du personnage et son désir d’aventures, souvent bien avant le franchissement du seuil. Sans même évoquer L’Aventure qui théorise le désir de romanesque, on trouve dans bien des romans de tels passages évoquant le désir d’aventures – et renvoyant, de façon mimétique, au désir de romanesque chez le lecteur. Ainsi, le petit Parisien suit-il Cocardasse lorsque celui-ci lui peint « un tableau complet des délices d’une salle d’armes. Ses beaux yeux flamboyaient » (Paul Féval, Le Bossu). Et déjà, l’arrivée de d’Artagnan à l’Hôtel de Tréville se fait sous le signe d’un ravissement dirigé autant vers la nouveauté des lieux que vers les promesses d’aventures que représente « ce fameux pays de géants où Gulliver alla depuis et eut si grande peur » (Les Trois Mousquetaires). Quant aux machines extraordinaires de Verne, leur première description vise souvent à susciter l’émerveillement, tourné non seulement vers les prouesses de la technique, mais aussi vers le monde fabuleux qu’elles permettent de découvrir. Parce qu’il désigne aussi une pulsion lectoriale, le trajet du héros vers le monde de l’aventure peut prendre la forme contradictoire d’un désir mêlé de terreur. Même lorsque le héros est contraint par les événements – naufrage, drame – à basculer dans l’aventure, le récit exprime à la fois terreur et fascination : ainsi, lorsque Gérard et Colette entreprennent leur périlleux voyage à la recherche de leurs parents, ils abordent certes un continent à l’ « aspect peu hospitalier » et « dont la vaste étendue est livrée à la barbarie, à la férocité, à l’ignorance », mais c’est aussi une terre à « l’odeur étrange, épicée, chargée de lourds parfums, qui les avait salués à plusieurs kilomètres de là », à la « végétation d’une luxuriance inouïe » détaillée à travers « des palmiers chargés de fruits, des buissons de girofliers à l’odeur poivrée, des manguiers en masse puissante » (A. Laurie, Gérard et Colette). La description assume un point de vue contradictoire, parce qu’elle désigne à la fois la position des enfants terrorisés et le désir d’aventures de l’amateur du genre. En réalité, on peut penser que la présence des dangers contribue à l’émerveillement, puisque ce que recherche le lecteur de romans d’aventures, ce sont justement les mésaventures périlleuses, ces traits définitoires du genre. Ainsi, Gustave Aimard 240

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peut-il confondre dans une même description des paysages de la prairie, un discours mettant en valeur les tentations d’un espace sans limites aux richesses infinies, et l’évocation des milles périls qui s’y cachent, comme si le nombre des dangers n’était qu’un des aspects de ces tentations multiples. Cela explique l’ambiguïté d’une phrase présentant « ce vaste désert, entremêlé de sombres forêts aux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves, et de prairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues, ondulant au moindre vent, […] arrosé par de puissants cours d’eau » (Les Trappeurs de l’Arkansas) : si les « sombres forêts » et les « mystérieux sentiers » apparaissent comme le contrepoint des « prairies verdoyantes » et des « puissants cours d’eau », les images antagonistes trouvent leur cohérence dans une vision majestueuse et fascinante. Un passage du texte explicite d’ailleurs cette ambiguïté : « Rien de plus grandiose et de plus majestueux que l’aspect de ces prairies dans lesquelles la Providence a versé à pleines mains d’innombrables richesses ; rien de plus séduisant que ces vertes campagnes, ces épaisses forêts, ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur les cailloux de la plage, le chant des milliers d’oiseaux cachés sous la feuillée, les bonds des animaux s’ébattant au milieu des hautes herbes, tout enchante, tout attire et entraîne le voyageur fasciné, qui bientôt, victime de son enthousiasme, tombera dans un de ces pièges sans nombre, tendus sous ses pas parmi les fleurs, et payera de sa vie son imprudente crédulité ». Le glissement du discours enthousiaste à l’évocation des « pièges sans nombre » ne correspond pas tant à une inversion des signes qu’à l’évocation d’une même réalité, mais ce qui est un traquenard pour le promeneur naïf est une promesse pour ce voyageur aguerri qu’est le lecteur du genre. Nombreux sont les récits à mettre en scène une continuité entre le lecteur et le personnage à travers la figure d’un protagonistelecteur : le Lord Jim de Conrad en est la version tragique, le héros don quichottesque de L’Aventure en serait la version solaire. Mais ils sont loin d’être les seuls : Friquet est parti à l’aventure après avoir vu la pièce adaptée du Tour du monde de Jules Verne et Friquette tire son sobriquet de sa lecture des exploits du Gamin de Paris (Boussenard, Le Tour du monde d’un gamin de Paris et Voyages et Aventures de Mademoiselle Friquette) ; ils sont tous les deux des lecteurs devenus aventuriers ; ils incarnent des figures don quichottesques9 qui n’expriment plus l’illusion trompeuse du roman mais un idéal romanesque détaché de la réalité. Si Don 9

John Buchan n’a-t-il pas débuté sa carrière en écrivant un Sir Quixote of

the Moors ?

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Le roman d’aventures

Quichotte peut devenir une figure positive (à la façon de Bob Morane, qu’Henri Vernes décrit comme un « Don Quichotte des temps modernes »), c’est simplement qu’il exprime l’idéal de prolonger dans le héros les fantasmes du lecteur. Stevenson évoque ainsi le goût de son père pour L’Ile au trésor : « tous les soirs de sa vie il s’était inventé des histoires pour s’endormir, pleines de navires, d’auberges au bord de la route, de voleurs, de vieux matelots et de vaisseaux marchands d’avant les temps de la vapeur. Jamais il n’avait achevé l’un de ces romans : l’heureux homme n’en avait pas besoin. Mais dans L’Ile au trésor il lui sembla retrouver quelque chose de sa propre imagination. C’était, oui, son monde d’images » (« Mon premier Livre, L’Ile au trésor »). Autre figure de Quichotte, le héros de Moonfleet apparaît d’abord comme un lecteur. L’ouvrage qu’il lit est celui auquel se réfèrent constamment les romanciers d'aventures lorsqu’ils évoquent le romanesque, les Mille et une nuits10 : « j’étais arrivé à un passage des Mille et une Nuits à ce point palpitant que j’en avais la gorge serrée et qu’il me donnait envie de suspendre la lecture [pour] prolonger un peu l’anxiété de l’attente » (Moonfleet). Si le héros s’arrête de lire, c’est que la peur est devenue trop grande, mais c’est une peur agréable, que l’on prolonge à plaisir. Or, quel est cet instant ultime du récit qui glace le héros d’un délicieux effroi ? « Le méchant oncle, dans La Lampe merveilleuse, venait de faire retomber la pierre qui condamnait l’entrée de la chambre souterraine, emprisonnant dans le noir le jeune Aladin, lequel avait refusé de se séparer de la lampe tant qu’il ne serait pas revenu à la surface. Cette scène me faisait penser à l’un de ces cauchemars affreux où l’on rêve que l’on est enfermé dans une pièce minuscule, entre des murs qui se resserrent inexorablement sur vous, et il faut croire qu’elle m’impressionna vivement, car son souvenir devait me servir d’avertissement lors d’une aventure qui m’advint par la suite ». C’est annoncer implicitement la mésaventure de la crypte des Mohune. Or, l’épisode de la crypte, dans lequel le héros est enfermé, contre son gré, près d’un cadavre pourrissant, correspond à son entrée en aventure, puisqu’il y fait la découverte qui va entraîner ses tribulations (le message dans le médaillon), et que son monde bascule dans un univers nouveau, celui des trafiquants. Cette mésaventure dans la crypte représente

10 On peut citer les New Nouvelles mille et une nuits de Stevenson et les Arabian Nights de Buchan (The Magic Walking Stick), qui témoignent de

l’intérêt de ces deux auteurs pour le forme du conte, ou encore les références Mille et une nuits chez Gustave Aimard (Les bandits de l’Arizona, chapitre IV).

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par excellence la descente aux Enfers ou l’engloutissement par le monstre qu’évoque Campbell dans son étude des initiations héroïques11, puisque l’enfermement dans le monde des morts est suivi d’un éveil dans des draps frais. Tout se passe comme si l’attrait effrayant de la lecture (rapproché ici encore de façon significative du rêve) conduisait naturellement à l’univers de l’aventure : la descente du héros dans la crypte des Mohune se fait selon les mêmes modalités de plaisir angoissé et d’anxiété de l’attente, partagé qu’il est entre l’espoir d’une découverte merveilleuse (le trésor de Barbe Noire) et sa peur du noir. Le trésor fait écho à la lampe merveilleuse, la peur rappelle celle d’Aladin. Comme lors de la lecture en effet, le héros renonce, tant sa peur est grande. Mais c’est pour y retourner plus tard : au moment où il arrête sa décision de se rendre dans le monde de l’aventure, celui des fortunes fabuleuses de Barbe Noire, mais aussi des peurs et des dangers sans nombre, le narrateur, remarque : « je n’embrassai plus jamais tante Jane ». L’entrée dans l’Aventure réalise ce qui n’existait que symboliquement dans l’acte de lecture, et établit une continuité entre l’activité désirante du lecteur et l’engagement du personnage dans l’aventure. S’il y a initiation héroïque, celle-ci semble donc faire sens avant tout comme indice d’une pulsion lectoriale. Proche du lecteur (mâle toujours, de la même nationalité que lui, enfant ou jeune homme dans les récits pour la jeunesse...), fondant son geste de transgression selon un mouvement similaire à celui du lecteur vers le romanesque, le protagoniste nous dit le lien entre initiation héroïque et modalités de lecture.

Le monde de l’aventure : disparition de la société et découverte de la sauvagerie Avec le passage du seuil et la renaissance symbolique, s’engage l’initiation proprement dite, durant laquelle le héros franchit un certain nombre d’épreuves, et la structure fondée sur des épreuves initiatiques rappelle celle que nous avons décrite, articulant des mésaventures en une Aventure. Dans les deux cas (initiation et aventure), la cohérence de la forme se traduit par une altération du contenu qui affecte tous les niveaux de la diégèse (chronotope,

L’expression employée par le héros « the mouth of the passage » (littéralement la bouche du passage), si elle s’explique par le sens du mot en anglais est cependant significative. D’autant qu’elle est associée à l’évocation du fantôme de Barbe Noire, que le héros devra en un sens affronter lors de sa descente.

11

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actants, événements...). Dans le cas du roman d’aventures, cette altération se traduit par une inversion immédiate des signes : à l’enthousiasme romanesque suscité par l’appel de l’aventure répond dès la première épreuve l’expression d’une terreur du protagoniste face à un monde qui apparaît avant tout comme hostile. Le caractère équivoque de la relation à cet autre monde retrouve ici encore les symboles de l’initiation : enfouissement et imaginaire infernal, métaphores empruntées au monde des morts, et défiguration de la réalité. On le sait, l’espace de l’initiation, parce qu’il figure le négatif du monde que l’on quitte, est un discours implicite sur le monde quitté, et impose qu’on pense les deux univers l’un par rapport à l’autre. Or, quel que soit le dépaysement, ce qui vole en éclats dans tous les romans d’aventures, c’est le cadre social, c’est-à-dire à la fois les relations entre les individus (la sociabilité), le système de codes qui commande à ces relations (les classes et les règles sociales), et l’ensemble des lois et des structures d’Etat qui, dans l’imaginaire occidental, définissent et garantissent la cohésion sociale. Chacun à leur façon, ces trois niveaux sont mis en crise dans le roman d'aventures. Certes, cette altération s’explique généralement par un voyage, mais voyager, dans le roman d'aventures, ce n’est pas tant se déplacer d’un point à l’autre du globe que quitter une culture familière pour pénétrer dans un espace dont on ne comprend pas les règles, ou pire, dans une région d’où toute société est absente. Ce qui a disparu, avec l’entrée en aventure, c’est la civilisation ellemême. Significativement, ce que Rousseau appelait « le premier modèle de sociétés politiques », la famille, est la première structure à être mise à mal : dans un nombre impressionnant de romans d'aventures, le héros est ou devient orphelin12. L’exemple le plus frappant est celui de Tarzan : à la mort des parents biologiques s’ajoute celle de la guenon Kala, sa mère nourricière. Après cette double mort, Tarzan part pour la première fois affronter les hommes, ceux contre qui il luttera tout au long de ses aventures. A l’inverse, Allan Quatermain décide de repartir à l’aventure après le décès de son fils (Allan Quatermain de Rider Haggard). Il existe

On citera, parmi mille, Enlevé et L’Ile au trésor (même si seul le père meurt dans ce dernier cas) de Stevenson, Moonfleet de Falkner, Salut aux coureurs d’aventures et Le Collier du prêtre Jean de John Buchan, ou encore Kim de Rudyard Kipling, Les Cinq Sous de Lavarède de Paul d’Ivoi (et les autres récits d’héritage) et Le Bossu de Paul Féval. Et n’oublions pas enfin que Sandokan devient le « tigre de Malaisie » pour venger la mort de ses parents. 12

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des variantes au deuil familial, lorsque l’aventure correspond à une quête de la famille perdue (Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne, L’Eclaireur de Gustave Aimard et, en partie, BalleFranche du même auteur), ou lorsque les parents répudient leur propre enfant (c’est le destin du Cœur-Loyal de Gustave Aimard, que son père chasse en criant, « à partir de cet instant vous ne faites plus partie de cette société que vos crimes ont épouvantée », ou celui de Harry Feversham dans Les Quatre Plumes blanches de A. E. W. Mason13). On a souvent souligné que la crise, dans les récits populaires, pouvait se résumer à un conflit familial, expliquant cette réduction du monde au nombre limité de personnages et à la combinatoire des possibles14. Il nous semble que cette réduction peut s’expliquer également par le fait que si la famille représente le modèle primitif de société, les conflits entre membres de la famille ramènent le monde à un stade inférieur de la société, celui de la haine entre les frères après le meurtre du père, décrit par Freud (Moïse et le monothéisme), c’est-à-dire ce moment qui n’est plus celui de la horde, mais qui n’est pas encore celui du contrat social. Dans le conflit fraternel, les haines familiales, en détruisant le premier principe de la société, duquel tous les autres dérivent symboliquement, rendent également inopérant tout cadre social, et font du roman d'aventures le lieu des intérêts isolés de l’homme « loup pour l’homme ». L’importance de la disparition des liens familiaux ou de leur inversion en récits de la haine familiale comme détermination élémentaire d’une condition de l’aventure explique à quel point les œuvres qui prennent pour héros une famille paraissent aller contre le genre. Un roman comme Le Robinson suisse témoigne de ce que la permanence de la structure familiale joue un rôle de protection similaire à celui d’une société constituée. En effet, les héros ne paraissent plus livrés à eux-mêmes ; quand les enfants, par imprudence, se mettent dans une situation périlleuse, leurs parents sont toujours là pour les tirer d’affaire, et trouver dans leurs aventures la matière d’une leçon édifiante, substituant la logique de la morale à celle de l’aventure. Les parents, en

13 Sans compter les nombreux romans de frères et fils trahis : Le Faucon des mers de Sabatini (mais aussi Scaramouche, même s’il faut attendre les

toutes dernières pages du roman pour apprendre que La Tour d’Azyr est le père d’André-Louis), Le Maître de Ballantrae de Stevenson, Les Corsaires des Bermudes de Salgari en sont quelques exemples. 14 L’un des premiers à avoir mis en évidence cette réduction est Jean Tortel, dans son article fondamental, « le roman populaire » (Arnaud, 1970).

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revanche, courent assez peu de risques dans le récit, comme si, garants de l’ordre du monde, ils ne pouvaient être mis en péril sans déstabiliser l’ensemble de leur micro-société. Un reproche analogue avait été fait par Francis Lacassin (1971) aux films de Tarzan produits par la M. G. M., puis la R. K. O., avec Johnny Weissmuller dans le rôle titre. La cellule familiale intangible qu’y forment Tarzan, Jane et Boy, reproduisant le modèle policé de la famille américaine, avec tout le confort moderne (eau courante, ascenseur, ventilateur), réduit la jungle hollywoodienne à un jardin d’acclimatation, et transforme surtout Tarzan en un grand enfant que ne cesse de gronder Jane. Dans ces films, l’aventure se déroule ailleurs : elle est vécue par les explorateurs, à la recherche de trésors fabuleux. Dès lors que Tarzan intervient, les tribus de cannibales se dispersent, les dangers disparaissent et l’aventure cesse. Au modèle familial, le roman d'aventures substitue celui du groupe, qui s’organise autour du héros. Les alliés du héros peuvent posséder des qualités dont il est dépourvu, et ainsi lui venir en aide, mais ils le font selon un modèle qui n’est ni celui de la famille, ni celui de la société, mais celui des intérêts communs, de la bande, du clan, proches de l’état de nature, distinguant entre alliés et opposants. De telles relations humaines ne peuvent guère avoir qu’une conséquence : dans un roman d'aventures, tout inconnu est un ennemi en puissance. On trouve dans Les Trappeurs de l’Arkansas de Gustave Aimard une description précise de cet état de nature qui règne dans la prairie : « Dans le désert, ce mot : un homme veut presque toujours dire un ennemi ». Retrouvant la fameuse affirmation de Hobbes, Aimard continue : « L’homme dans la prairie est plus redouté de son semblable que la bête fauve la plus féroce » 15 , et propose une relecture populaire du Léviathan quand il affirme qu’« un homme, c’est un concurrent, un associé forcé, qui par le droit du plus fort, vient partager avec le premier occupant, et souvent, pour ne pas dire toujours, cherche à lui enlever le fruit de ses ingrats labeurs ». Le droit du plus fort exprime cet état de nature dans lequel aucune société n’est possible, et dans lequel toute rencontre se fait avec la plus grande méfiance : « Aussi, Blancs, Indiens ou demi-sang, lorsqu’ils se

15 On trouve cette variante dans Balle-Franche : « les ennemis les plus à craindre dans les prairies ne sont pas les bêtes fauves, ce sont les hommes ; les Indiens et les chasseurs le savent si bien, qu’ils s’appliquent autant que possible à faire disparaître les traces de leur passage et à dissimuler leur présence ».

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rencontrent dans la prairie, se saluent-ils toujours, l’œil au guet, les oreilles tendues et le doigt sur la détente de leur rifle ». La disparition du lien social explique que l’une des situations les plus souvent rencontrées soit celle de l’isolement physique ou moral. La robinsonnade est l’expression extrême de cette solitude du personnage, mais en réalité, cet isolement forcé sur une île ne fait que dramatiser ce qui est en germe dans tous les récits évoquant les espaces inconnus et lointains. Certes, dans les aventures géographiques, le héros est accompagné de ses alliés, mais leur isolement commun n’en est pas moins terrible. La caravane dans le désert, le camp dans la jungle, le navire qui traverse l’océan sont à leur façon des îles, et les voyageurs des robinsons. Les récits qui ne sont pas marqués par un fort dépaysement géographique substituent à la solitude physique la désagrégation du tissu social. Car le bouleversement du monde affecte avant tout le système de règles implicites qui régissent la société dans la représentation qu’on s’en fait à l’époque, mais aussi les relations humaines : c’est même le point commun entre les « mystères urbains », les romans de génies du Mal, les récits de cape et d’épée se déroulant en ville, et les romans de bandits historiques que d’exprimer ce chaos social qui isole le héros au sein même de son univers. Dans le roman d'aventures sociales, l’ordre fondé sur les classes sociales est perturbé. Les riches s’allient avec le crime pour perdre leur prochain et s’enrichir toujours plus, ou pour accomplir leur travail de justice. Ils se comportent parfois en vulgaires détrousseurs (comme dans Le Jardin des gémissements, dans la série des Todd Marvel de Gustave Le Rouge), alors qu’un mauvais garçon peut s’efforcer de faire le bien (Rocambole de Ponson du Terrail, Chéri Bibi de Gaston Leroux). Les aristocrates sont souvent d’anciens bagnards ou des criminels (Le Roi Mystère de Gaston Leroux), et tous les personnages passent leur temps à se grimer pour changer d’identité et se mêler à d’autres classes (comme dans la série de dime novels Nick Carter). Ainsi, les frontières sociales se défont, la stabilité fondée, dans l’imaginaire du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, sur la pérennité du système des classes (et sur leur lutte), n’est plus assurée. De même, les actions se font en dehors de la place publique, dans des réseaux souterrains, ceux des groupes d’intérêts, des sociétés du crime, ordres religieux ou des clubs de milliardaires : la conspiration et le secret ne sont pas réservés au mal, les héros appartiennent souvent eux-mêmes à des sociétés secrètes (comme les fameux Quarante-cinq de Dumas ou les espions de Mundy) ou fréquentent le « milieu ». Ces groupes secrets 247

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font éclater la société en une infinité de clans aux intérêts divergents et instaurent une sorte d’état de nature, proche de celui de la Prairie, derrière la façade policée. De même, on a souvent remarqué que dans les récits de cape et d’épée, les motivations politiques disparaissaient derrière l’intérêt privé : Richelieu n’agit pas pour le bien de l’Etat, mais pour séduire la reine (L’Héroïne de Zévaco) ou pour la perdre (Les Trois Mousquetaires de Dumas) ; les congrégations religieuses veulent obtenir la chute de Louis XIV pour augmenter leur pouvoir (Les Amours de d’Artagnan de Paul Segonzac) ; un homme peut faire chuter tour à tour la monarchie et, pour un peu, la république, par vengeance (dans les deux Scaramouche de Sabatini), etc. Ici encore, sous les intérêts privés et voilés de sociétés secrètes ou d’individus machiavéliques le tissu social se défait. En ce sens, si l’importance des lieux souterrains, des passages secrets et des rues obscures ou brumeuses dans les récits, s’explique par l’influence du roman noir et du gothique sur le genre, elle vaut également comme métaphore d’une société rongée de l’intérieur qui cache mal un état de conflits permanents. La conséquence de cette fragmentation du monde est la disparition des garanties apportées par la société : dès lors qu’elles ne bénéficient plus de l’assise d’un système identifié, les instances officielles sont incapables de faire régner l’ordre. Les personnages sont livrés à eux-mêmes, et surtout, ils doivent passer outre la loi. Le héros est le plus souvent un justicier, au sens où il se fait justice ; autrement dit, comme les bandits, c’est d’une certaine façon un hors-la-loi, ce qui explique peut-être que les brigands bien-aimés soient bien plus nombreux dans les romans d'aventures que les juges, les hommes politiques et les religieux pervers : en réalité, c’est le récit tout entier qui se situe en dehors de la loi et qui lui substitue les valeurs manichéennes du Bien et du Mal à travers l’artifice du schéma actantiel. Dans le roman d'aventures, la seule justice fiable est la transcendance – non pas de Dieu, mais celle de l’auteur – qui veut que le Bien triomphe toujours du Mal (c’est-à-dire que le héros sorte vainqueur). C’est fonder implicitement la construction du récit sur une autre transcendance, celle du genre : si le Bien triomphe du Mal, ce n’est pas dans les termes d’une morale populaire qui croirait naïvement à la puissance de la justice divine, mais dans une perspective qui se fierait aux règles du genre. Un roman d’aventures finit bien parce que le pacte de lecture l’exige16. On l’a vu, l’accumulation des épreuves rencontrées Plus généralement, Robert Scholes (in Todorov, 1986) fonde sa théorie des modes de fiction sur l’opposition entre les romances, qui proposent un monde meilleur et s’achèvent par le triomphe du Bien et les récits 16

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par le héros ne prend sens que dans son triomphe final. Dès lors, la morale n’intervient qu’en surplus de cette logique du genre. Ici, le droit (la morale) ne vient que légitimer a posteriori la force (force de conviction sérielle ici, celle des mécanismes du genre). Or, pour qu’on ait le sentiment qu’un récit finit bien, il faut que le bon côté soit repérable, c’est-à-dire que le lecteur se retrouve du côté de certains personnages, qui seront à la fois les plus malheureux (le bien prend alors la forme d’une compensation), les plus courageux et méritants (le bien fait figure de récompense), les plus justes et moraux (le bien représente la justice) et les plus sympathiques (le bien se confond avec l’agréable). Ainsi, la notion de bien recoupe un certain nombre de problématiques qui dépassent largement le domaine de la morale. Dès lors qu’il se réclame de la providence, ou que, plus généralement, la forme du récit lui donne raison, le héros peut à juste titre se faire justice. Bien plus, il est contraint de le faire par l’absence de toute structure sociale. La plupart des récits de Gustave Aimard théorisent ainsi le principe de la « Loi du Lynch », au point que cette dernière représente l’un des principaux thèmes de l’auteur 17 . Gustave Aimard rattache cette Loi du Lynch à l’absence de justice : « au désert où les lois des villes sont impuissantes pour atteindre les coupables, il existe une législation terrible, sommaire, implacable, à laquelle, dans l’intérêt commun, tout homme offensé a droit de faire appel, lorsque d’impérieuses circonstances l’exigent » (L’Eclaireur). Cette Loi du Lynch permet de se substituer à la justice, et de condamner à mort ceux qui le méritent. Les bandits ont beau jeu de se révolter et d’affirmer, comme Fray Ambrosio : « vous tous qui nous jugez, vous êtes aussi criminels que nous ; vous êtes des assassins, car vous usurpez sans aucun droit un mandat qui ne vous appartient pas. Cette fois, par hasard, vous frappez juste ; dans mille autres circonstances, dominés par la populace qui nous environne, vous condamnez des innocents » (La Loi du Lynch), et ainsi dédouaner l’auteur de cette cruauté qu’il met en scène avec complaisance, cela n’empêche en rien les héros de condamner le criminel d’une façon

satiriques qui proposent une vision négative du monde (et donc le triomphe du Mal et du bas). Dans la mesure où il représente l’une des incarnations majeures du romance aux XIXe et XXe siècles, il n’est pas étonnant que le roman d'aventures se place dans une perspective optimiste. 17 Elle est évoquée, entre autres, dans Les Trappeurs de l’Arkansas, L’Eclaireur, Les Outlaws du Missouri, Les Bandits de l’Arizona, La Loi du Lynch, etc.

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particulièrement cruelle18. Malgré un sadisme peu légitimable, la logique des structures romanesques, l’insistance sur les conventions stéréotypiques du sous-genre (le topos de la sauvagerie de la Prairie), mais aussi l’absence de loi et de société, les absolvent, lors même qu’elles condamnent le criminel qui procède des mêmes méthodes. Le roman d’aventures paraît affectionner ces sortes de lois primitives du clan, car il en offre toute une série de variations : les jugements sévères et expéditifs des Frères de la côte 19 et des bandits d’honneur répondent ainsi aux règles atroces des sociétés du crime et des révolutionnaires (Thugs des Mystères de la jungle noire de Salgari, communistes chinois de L’Eléphant rouge de Laumann et Duthuit...), en sont d’autres illustrations. Ainsi, quand Andrew, le héros de Salut aux coureurs d’aventures, reproche au bandit d’honneur Ringan le meurtre d’un de ses hommes de main, il le condamne pour sa sauvagerie : « j’ai rêvé que j’étais dans un endroit sauvage au milieu d’hommes sauvages. Un crime avait été commis ». Mais Ringan lui répond par une description de la justice qui n’est pas sans rappeler celle de la Loi du Lynch : « la justice n’est que ce que les hommes en font. Qu’est-ce qui empêche les Francs-Compagnons d’édicter des lois aussi honnêtes que celles des Conseils caquetants des villes ? » Si son argument ne convainc qu’à moitié le héros, c’est bien à lui que sera dévolu le rôle d’initiateur dans ce monde sauvage. En réalité, toutes ces lois primitives ne sont qu’une façon de légitimer a posteriori une logique du conflit de clans qui redouble le schéma actantiel manichéen. C’est le principe du romanesque lui-

18 Rappelons, pour la bonne bouche, la peine encourue par Fray Ambrosio et les siens, énoncée par le héros lui-même, Valentin Guillois : « vous êtes condamné […] à être scalpé, à être pendu par les aisselles, à être enduit de miel, et à demeurer pendu jusqu’à ce que les mouches et les oiseaux vous aient dévoré ». Le lecteur trouvant cette scène cruelle sera rassuré de découvrir cet ultime rebondissement, offert par un des Indiens présents : « un instant ! s’écria l’Unicorne en se levant d’un bond et allant se placer devant les juges. Pour ce qui regarde le Cèdre-Rouge, la loi n’a pas été suivie ; ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ? […] Le Cèdre-Rouge a tué dona Clara, la fille de don Miguel : sa fille Ellen doit mourir » (La Loi du Lynch). Toutes ces sentences seront promptement exécutées. 19 On trouve une évocation de quelques unes de ces lois des pirates dans le numéro 151 de la série de fascicules d’aventures de Morgan le pirate, « Le pavillon noir du ‘Lion de la Mer’ », qui décrit « la vieille loi édictée par les premiers flibustiers ». Quant aux pirates imaginés par Rafael Sabatini, ils s’inventent des lois sauvages, mais qui ne sont pas moins justes que les lois officielles.

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même qui justifie les actions des personnages : ainsi, dans Les Enfants du capitaine Grant, Lord Glenarvan peut-il condamner sans autre forme de procès Ayrton à croupir sur son île déserte : « ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. Les miracles sont rares, et vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. Vous serez seul, sous l’œil d’un Dieu qui lit au plus profond des cœurs ». Si Glenarvan peut se réclamer de Dieu, c’est que le système manichéen de Jules Verne en fait une pure incarnation du Bien, une sorte de Saint sans défaut prêt à partir sur les mers pendant plusieurs mois et à risquer sa vie pour que des enfants retrouvent leurs parents. Cette droiture d’esprit lui permet de rendre arbitrairement la justice, de se substituer proprement à Dieu sans que cela choque outre mesure. Lorsque sa femme, assumant le rôle de la pitié, demande « il faut donc que ce malheureux soit abandonné ! » Glenarvan répond, implacable : « il le faut, Helena […] c’est l’expiation »20. La logique de l’Aventure instaure un nouveau type de légitimité, commandée par l’action. Comme le faisait déjà remarquer le père de d’Artagnan à son fils : « Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai fait apprendre à manier l'épée ; vous avez un jarret de fer, un poignet d'acier ; battez-vous à tout propos ; battez-vous d'autant plus que les duels sont défendus, et que, par conséquent, il y a deux fois du courage à se battre » (Les Trois Mousquetaires). Ces étranges recommandations, en ouverture du roman, ont valeur programmatique : ce que le géniteur de d’Artagnan lui conseille, le géniteur de l’œuvre le promet à son lecteur. Désormais, le duel devient un acte honorable, presque légitime, puisque la disparition de l’Etat entraînée par l’opposition de Richelieu et du Roi, les conduit l’un et l’autre à favoriser de telles pratiques : « Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie d'échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs ». Mais il ne faut pas s’y tromper : la justification historique vaut surtout comme rationalisation pseudo-réaliste du romanesque (l’esprit chevaleresque, le panache...). Or, le duel représente encore une autre version de la

La mort de Milady, dans Les Trois Mousquetaires de Dumas, s’inscrivait déjà dans une telle logique. 20

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justice clanique, dont le caractère primitif est cette fois euphémisé par les topoï de l’héroïsme. Le Bien et le Mal sont affaire de distribution des rôles autour d’un schéma actantiel fort, parce que le monde de l’Aventure est indifférent à la question de la loi, de la justice et, plus généralement, de tout ce qui fonde la société et la civilisation. La sentence expéditive de Glenarvan, la Loi du Lynch des coureurs des bois ou les duels du mousquetaire peuvent se réclamer d’une justice transcendante ou des valeurs chevaleresques, ils ne sont rien d’autre que l’application de la loi du talion : nombreux sont d’ailleurs les romans de la vengeance, dans la tradition du Comte de Monte Cristo21, plus nombreux encore sont les romans à faire intervenir, à un moment ou l’autre du récit, un tel motif. Dans le premier roman où il apparaît, Tarzan tue un Noir par pure vengeance, comme Henry et James se déchirent dans Le Maître de Ballantrae, quant aux « sauvages » des romans d’aventures géographiques, c’est par dizaines qu’ils subissent souvent un tel sort. Le motif de la vengeance, qui ne prend plus même l’excuse d’une apparence de justice, révèle bien que le roman d'aventures, sous un discours souvent très moralisateur, et avec des personnages qui se présentent comme des parangons de vertu, se situe en dehors de la question de la morale. Vengeance, talion, ce temps mythique antérieur au bouleversement qu’apporta Athéna en convainquant les Erinyes de se faire Euménides, est bien celui auquel renvoie la Louve des prairies dans Balle-Franche de Gustave Aimard : « voici comme vous êtes vous autres […] hommes des villes, natures atrophiées par la civilisation, il faut, pour que vous la compreniez, que la passion soit maintenue dans certaines limites tracées d’avance ; la grandeur de la haine avec toutes ses fureurs et tous ses excès vous fait peur ; vous n’admettez que la vengeance légale et boiteuse que les codes vous permettent ». Ces mots ne sont pas ceux d’une Milady ou d’une Fausta, ces créatures maléfiques, mais d’une femme rendue folle par le malheur, venue sauver les héros. La Louve reste un personnage effrayant (ce qui explique qu’elle soit toujours associée à une atmosphère fantastique), mais elle appartient certainement au camp des « gentils », comme ailleurs l’Aigle-Volant, qui arrache la langue de son ennemi (L’Eclaireur, G. Aimard), ou l’indigène qui, après avoir assassiné le mauvais viceOn peut citer, par exemple, Mathias Sandorf de Jules Verne, que l’auteur avait conçu comme une réécriture du roman de Dumas, Le Faucon des mers de Rafael Sabatini, Le Bossu de Paul Féval, le cycle du Corsaire Noir de Salgari, etc.

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roi, « avait complètement perdu la raison, était accroupi sur le cadavre et buvait son sang » (Jacolliot, Le Coureur des jungles). Dans tous les cas, cette violence primitive est le fait d’un tiers, pas du héros, et souvent d’un sauvage ou d’un demi-fou, et pourtant, même marginale – ou parce qu’elle est marginale – elle nous dit quelque chose de cette sauvagerie à laquelle est convié le lecteur. Le monde de l’Aventure se définit de façon double. La disparition des éléments renvoyant à un tissu social s’accompagne du déploiement d’un réseau de signes qui déterminent un espace inverse à celui de la société et de la civilisation : un espace de sauvagerie, c’est-à-dire à la fois un espace non habité, non défriché (le wilderness des Américains, l’île de Robinson, les zones blanches de la carte) ; il représente également cet univers qui échappe à la civilisation (opposition fondamentale du roman colonial, mais aussi très souvent des récits historiques) ; il définit également l’hostilité aux autres, un refus de la sociabilité (les bandits et criminels participent de cet imaginaire) ; enfin, la sauvagerie renvoie à une sorte de cruauté barbare, parfois même à un déchaînement de folie, proche de la furor antique (idée que l’on retrouve dans l’adjectif anglais « wild »). Le glissement de la sauvagerie comme état de nature à la sauvagerie comme image de la brutalité instinctive s’explique par cette impression selon laquelle les affrontements dans le règne animal sont constants et sans pitié : « dans la nature, la guerre est omniprésente. Les comportements et les armes offensives ou défensives mises à son service ont atteint une telle perfection qu’il semble naturel de les attribuer à la pression de la sélection naturelle, agissant dans l’intérêt de l’espèce » écrit Konrad Lorenz (1977) dans une perspective que n’aurait pas renié Jack London. Lorenz a montré qu’un regard extérieur sur la nature sauvage conduit naturellement à voir, dans des actions instinctives des animaux, une cruauté et une méchanceté qui n’appartiennent qu’aux humains. En Anglais, l’adjectif wild a connu un trajet inverse à celui de sauvage. Selon Roderick Nash (1967), le mot est dérivé du terme germanique will, qui désigne, comme en Anglais moderne, la volonté libre, mais qui insiste sur l’idée que cette volonté refuse toute contrainte, qu’elle est incontrôlable. Le mot wild a d’abord désigné la situation d’un individu désorienté, aussi bien géographiquement que psychologiquement, mais aussi celle de quelqu’un qui s’affranchit de toute règle, toute contrainte. C’est à partir de ce sens que le terme a pu désigner les bêtes sauvages (« wildeor » en ancien anglais), c’est-à-dire les bêtes non domestiquées, à commencer par les animaux fabuleux et effrayants 253

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de Beowulf. C’est de ce terme de « wildeor » que dérive wilderness, étymologiquement « wild-deor-ness » – le lieu des bêtes sauvages. En parallèle se développe la notion d’ensauvagement, le « bewilderment », glissement vers le désordre psychologique, l’absence de contraintes et un état de sauvagerie bestiale. L’imaginaire de la sauvagerie hésite donc entre une description d’un espace originel de pureté, et une représentation de la violence et de la folie. Entre les deux, il y a cette conception des peuples issue du darwinisme social qui affirme qu’« il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures »22 : les peuples sauvages sont des enfants à éduquer, mais ils peuvent à tout moment se transformer en barbares. Enfin, dans l’image de la folie barbare, dans le bewilderment, cet état de confusion extrême qui saisit ceux qui se laissent emporter par le wilderness, il y a l’idée d’une colonisation possible de la civilisation par la sauvagerie, ou d’une permanence de la sauvagerie au cœur de la civilisation : la menace existe constamment de retourner à la barbarie. Elargie de la sorte, l’idée de sauvagerie dépasse largement la peinture de régions sauvages telle qu’on la rencontre dans les romans d'aventures géographiques. Elle caractérise l’ensemble des dépaysements, mais aussi les personnages, certains traits stylistiques et même une certaine logique du récit. Le sens du wilderness recouvre ce glissement de l’espace sauvage vers d’autres univers à la fois plus proches et plus inquiétants : si wild désigne davantage un état désorienté ou sans règles qu’un type particulier de paysage, alors tout lieu quel qu’il soit peut être qualifié de wild dès lors qu’il égare le héros ou qu’il paraît livré à la nature. Ainsi, dans un jardin anglais, un labyrinthe est-il qualifié de wilderness, et l’on peut évoquer « the street wilderness » (« la jungle des rues »). Cela signifie que la sauvagerie n’est pas seulement le cadre commode des mésaventures, mais qu’elle participe à la définition du sens de l’aventure. On voit combien la notion de wilderness entre en résonance avec le dépaysement qu’offre le roman d'aventures. En effet, même lorsqu’il s’agit d’évoquer un dépaysement qui n’est pas géographique, le récit a recours à un imaginaire de la sauvagerie. Quelle que soit l’époque évoquée, elle semble affectée par un climat d’insécurité, de folie larvée, de barbarie masquée, autrement dit de wilderness, et même la ville des « mystères urbains » paraît devoir exhiber une réalité monstrueuse derrière les façades, suscitant une Jules Ferry, Débats parlementaires, 28 juillet 1885, cité par Raoul Girardet (1983). 22

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série d’images fantastiques, traduisant l’« inquiétante étrangeté » d’une folie masquée mais familière, et exprimée à travers un décalage spatio-temporel aux accents primitifs (Letourneux, 2007). C’est par exemple le Paris livré à la forêt que suscite Paul Féval dans Les Habits noirs : « des prophètes de malheur ont entrevu des présages sombres et je ne sais quel fantôme de forêt revenant à pas de loup, après des siècles, pour reconquérir son ancien domaine. Des chênes crevant la voûte de Notre-Dame, des chênes faisant aux ruines du Louvre une autre colonnade », autre façon de formuler la comparaison liminaire des Mystères de Paris de Sue. De même en est-il de l’évocation du Paris du XIVe siècle dans Buridan de Michel Zévaco : « Paris s’endormait dans un silence lourd de crainte – ce Paris étrange de l’an 1314, qu’il faut évoquer comme le fantôme d’une cité disparue, en s’enfonçant de près de six siècles dans la profondeur des temps passés ». La cité fantôme est décrite comme un mixte de forêt vierge et de château gothique : « Paris !… Paris, avec ses rues tortueuses au milieu desquelles coule un ruisseau ; ses pignons à croisillons de bois, ses maisons plantées de travers, se bousculant l’une l’autre, ses inextricables labyrinthes de ruelles noires, […] ses toits pointus, troupeau de bêtes fantastiques qui cherchent à se hisser pour mieux respirer » (Buridan : La Reine sanglante) : les ruisseaux au milieu de la rue, les « troupeaux de bêtes fantastiques », l’enchevêtrement des pignons et des toits paraissent faire régresser la ville vers quelque forêt sauvage, dont il ne faut pas oublier que, dans l’imaginaire de la littérature populaire, elle est avant tout un espace merveilleux, celui des contes ou des récits chevaleresques. Autrement dit, peindre la ville en forêt fantastique, c’est en faire un espace du wilderness, où les repères sont vite perdus23. Rien d’étonnant que ce Paris qui se dévoile s’incarne surtout dans la Cour des miracles, où Buridan s’est réfugié : « Buridan allait et venait dans la Cour des miracles […] Il assistait à des scènes d’orgies effrayantes. Il prenait contact avec les habitants de ce lieu d’horreur d’où semblait monter une mystérieuse épouvante. Des têtes farouches, des figures telles que Callot devait en immortaliser, des êtres qui semblaient appartenir à un autre monde, des femmes d’une beauté tragique et d’une beauté ignoble le regardaient passer » (Buridan). Au bestiaire fantastique des gargouilles architecturales répondent les gargouilles humaines de la Cour des miracles : la sauvagerie du monde n’est que le reflet de celle qui se loge dans les cœurs. Mais ce monde n’est à son tour que la caricature de la cour de Louis le Déjà, le Londres pestiféré du Old Saint Paul’s d’Ainsworth faisait basculer la ville familière dans la bestialité et le fantastique. 23

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Hutin 24 . La régression historique s’accompagne d’une sorte de régression généralisée dans l’échelle de l’évolution. Ainsi, tous les dépaysements ouvrent à un univers de sauvagerie. Ils se font souvent écho : les régions lointaines semblent héberger des tribus surgies du passé, et les époques anciennes évoquent une folie venue des espaces sauvages ; quant à la ville moderne, elle masque mal sa nature primitive : Lermina n’évoque-t-il pas Les Loups de Paris et Aimard, Les Peaux-rouges de Paris ? C’est que les uns comme les autres désignent moins la sauvagerie des bêtes de la jungle, celle des bas-fonds ou celle des temps barbares, qu’elles ne renvoient à une même folie destructrice qui s’incarnerait dans l’espace de l’aventure lui-même, quel qu’il soit, et dans le cœur de ceux qui le peuplent. Dans le roman d'aventures, sauvagerie et folie vont bien souvent de pair, car ce sont les deux aspects d’un même mal : le déchaînement des instincts barbares que le héros doit affronter. Ainsi, l’initiation aurait partie liée avec la sauvagerie. Cela expliquerait que les aventuriers professionnels soient généralement accompagnés de sauvages complets : puisque le héros solaire est lui-même entre les deux mondes, son initiation se fait par des initiés complets, des maîtres du monde sauvage. Ce sont en général des indigènes de sang noble, des aristocrates du wilderness : un chef Comanche chez Gustave Aimard (ou Winnetou chez Karl May), un prince arabe (Nadief dans Le Coupeur de têtes de Louis Noir), ou un seigneur africain (Umslopogaas dans Allan Quatermain). Cela peut être encore un « sauvage » des villes, comme, dans Buridan, Hans, l’un des chefs de la Cour des miracles. Certes, le héros solaire n’est plus tout à fait un novice face au « sauvage » qui l’accompagne. Leur relation est davantage celle d’une complémentarité symbolique. Si Hans sert à boire à Buridan comme un serviteur à son maître, il irradie lorsqu’il affirme que la Cour des miracles « n’est pas seulement le domaine des mendiants, c’est aussi le royaume de la révolte. Ici, beaucoup avec qui j’ai parlé pensent qu’il faut : ou vivre libre ou mourir » (à travers les mots du « truand terrible et sans pitié », on distingue aisément la voix de l’anarchiste Zévaco). Novice ou aventurier professionnel, le héros, lorsqu’il entre dans l’univers du roman d'aventures, fait toujours l’expérience d’une sauvagerie qui le dépasse.

Le parallèle est explicitement établi au chapitre suivant, intitulé « La Cour de France contre la Cour des miracles ». 24

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Ce qu’apprennent au héros tous ces initiateurs, c’est la double signification du monde sauvage. D’un côté, la sauvagerie de l’aventure évoque le Paradis perdu et l’Âge d’or – ce que pressentait déjà le personnage lors du franchissement du seuil. La beauté barbare du monde, les richesses qu’il promet, la fascination pour les bas-fonds, l’évocation de la folle liberté du spadassin ou la joie furieuse du chasseur traquant sa proie, sont quelques aspects de cette puissance primitive associée au monde de l’aventure. Mais la frontière est ténue entre la puissance et la cruauté barbare, la folie du wilderness. Dès lors, de quelle initiation s’agit-il ? D’une découverte de la sauvagerie sous toutes ses formes, ou d’une révélation de ses limites ? Dans le premier cas, on aurait affaire à une sorte de primitivisme. Dans le second, on se retrouverait devant un enseignement de l’équilibre, de la mesure contre la démesure des passions, l’hybris, et le récit offrirait un regard effrayé par la tentation de la violence. Quoi qu’il en soit, la rencontre qui se fait avec le wilderness ne correspond pas, comme on le croit parfois, à une plongée au cœur d’un Mal univoque, mais propose au contraire une position dialogique orientée dont les affrontements du récit sont l’expression. Si l’aventure est liée à un monde de hasard, si elle discrédite a priori les figures de savants et d’intellectuels lorsque ce ne sont pas des hommes d’action, c’est certes parce qu’elle s’inscrit dans une tradition antiréaliste, mais c’est aussi parce que, mettant l’accent sur l’improvisation et la volonté instinctive de l’homme d’action, elle repousse dans un même mouvement les valeurs intellectuelles pures comme étant inefficaces. De fait, l’aventure, dans ses moments extrêmes, se traduit souvent, pour le héros, par un reflux de l’intellect au profit de l’instinct. Dans la prison d’Ymeguen, l’existence de John Trenchard se réduit à un pur instinct de survie : « Peu à peu mes souvenirs s’estompèrent, les images se firent moins claires et mes rêves euxmêmes, mes tristes visions nocturnes revinrent moins souvent. La vie ne fut plus qu’une ronde fastidieuse, les mois succédant aux mois, les saisons aux saisons, les années, avec toujours le même labeur éternel, sans profit » (Moonfleet). De même, lorsque Trench est enfermé dans les camps soudanais : « dans le cauchemar de cette prison, il n’y avait plus de place pour un instinct positif ordinaire. Leur commune misère ne rendait les prisonniers solidaires que dehors, dans la journée – alors, les croyants secouraient parfois les infidèles – mais durant ces heures noires, la seule loi était celle du plus fort, et le seul instinct, celui de survivre. Et Trench était comme les autres. La volonté de vivre, ne fût-ce que pour boire une goutte d’eau le matin, et aspirer une 257

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bouffée d’air pur, était son unique préoccupation » (Mason, Les Quatre Plumes blanches). Chaque fois qu’il doit lutter contre la faim 25 , contre la fatigue ou contre l’épuisement, le personnage éprouve le surgissement d’instincts animaux en lui. Mais c’est plus banalement lors des nombreux combats contre ses ennemis ou les bêtes féroces qu’affleure la sauvagerie du héros, puisque celui-ci est contraint d’user de procédés cruels et violents pour venir à bout de ses ennemis, au risque de l’ensauvagement. Jack London a fait de l’initiation à la sauvagerie l’un de ses motifs privilégiés. Dans La Fille des neiges, il décrit l’apprentissage des règles du Grand Nord par Corliss, « le produit d’une existence protégée »; dans Le Loup des mers, Loup Larsen enseigne cruellement à van Weyden, un « gentleman » comment devenir un homme ; dans Les Mutinés de l’Elseneur, le romancier Pathurst, individu blasé, se révèle être un meneur d’homme hors du commun. Pour Jack London, l’aventure est une expérience vivifiante : grâce à elle, l’être se sent renaître, il se développe, devient quelqu’un et cesse d’être un mort dans le monde, vivant du patrimoine de ses ancêtres, comme van Weydan, ou agonisant d’ennui, comme Pathurst. Mais c’est surtout dans L’Appel de la forêt que l’auteur a systématisé cette vision d’une sauvagerie vivifiante dont le héros ferait l’expérience au cours de son aventure, comme en témoignent le titre du roman et celui, en anglais, des différents chapitres : « Into the Primitive », « The Law of Club and Fang », « The Dominant Primordial Beast », « The Sounding of the Call »... On connaît l’argument de l’ouvrage : Buck, un mélange de terre-neuve et de chien berger écossais, est enlevé à ses maîtres fortunés par des trafiquants de chiens qui profitent de la ruée vers le Klondike pour le revendre à des aventuriers du Grand Nord. De maître en maître, Buck fait l’expérience d’une existence pénible, et s’endurcit progressivement, jusqu’à devenir chef de meute. En même temps qu’il se fortifie, il perd les liens qui le rattachaient au monde des hommes, et devient progressivement sauvage, jusqu’à rejoindre et commander, au terme du récit, une meute de loups. Dans ce roman, il n’y a pas de retour possible à la civilisation: après la mort de son dernier maître, Buck perd tout lien avec les hommes. Son trajet est explicitement décrit comme le déploiement d’une « solarité » pour le « personnage », mettant en regard la régression au niveau de la bête primitive et le développement physique de Lorsque la faim intervient, la tentation du cannibalisme (Le Chancellor de Jules Verne, La Salamandre d’Eugène Sue, Arthur Gordon Pym de Poe) est une autre expression de cette découverte de la sauvagerie en soi-même. 25

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l’animal qui conquiert progressivement la première place dans la meute. D’animal de compagnie, juste bon à accompagner les enfants à la chasse ou à jouer avec les plus jeunes, le chien devient une bête superbe, puissante. Cette force est explicitement associée à une perte des habitudes d’animal social. Ainsi, lorsqu’il s’agit pour Buck de franchir de longues distances, on apprend qu’il peine davantage que les autres chiens, parce qu’il s’est affaibli au fil des générations passées loin des grands espaces. Et pour évoquer son développement, London utilise cette expression transparente : « son développement (ou sa régression) fut rapide ». Son développement conduit l’animal à goûter progressivement à la cruauté du fauve, comme lors de ce combat où « Buck saisit par la gorge un adversaire écumant, lui planta les dents dans la jugulaire, le goût du sang dont il fut inondé surexcitant sa vaillance ». Nous aurons l’occasion de revenir sur ce fameux « goût du sang » (« appétit de meurtre » et autres « yeux brillant d’une lueur folle » selon les écrivains), qui saisit les héros de romans d'aventures au moment du combat, cette barbarie encadrée dans les strictes limites de l’affrontement. Mais ici, il s’agit davantage du symptôme d’un changement irréversible en l’animal. Bientôt, le chien ne respecte plus même l’ultime frontière, celle de l’interdit cannibale : furieux de la mort de son maître, il traque et abat une bande entière d’Indiens « comme il s’agissait de cerfs », avant de conduire une meute qui n’hésite pas, sous sa direction, à égorger des chasseurs. Le chien devient un chef de meute d’autant plus cruel et sauvage qu’il lui reste dans les veines un vague souvenir de la civilisation ; aussi ne craint-il plus l’homme, ose-t-il entrer dans les camps des trappeurs et tuer ses ennemis. C’est parce qu’il n’est pas un pur sauvage, mais un être issu de la civilisation et ensauvagé, que Buck peut devenir « l’esprit du mal ». Le mélange en Buck des deux valeurs, celles de la civilisation, et celles de la sauvagerie, en font un être solaire, un demi-dieu, mais aussi un monstre, l’incarnation du Mal, expression de l’ambiguïté de l’aventure dont il théorise les tensions en les thématisant. Le trajet de Buck, la limite qu’il est conduit à franchir entre une « solarité » sauvage et une bestialité monstrueuse, actualise jusqu’au drame les tensions du roman d’aventures. Il donne un aperçu de l’ambivalence qui existe dans la relation que le genre entretient avec la sauvagerie, comme ensemble de valeurs renvoyant à une puissance et une force vitale sans égale, et comme bestialité primitive et violence barbare. Certes, il s’agit ici d’évoquer l’évolution d’un animal qui retrouve des instincts propres à sa race ; et son trajet n’est pas superposable avec celui d’un être humain, doué de raison et « civilisé ». Pourtant, Jack London 259

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établit explicitement une passerelle entre l’aventure du chien et une possible régression de l’homme vers sa nature animale : en redevenant sauvage, Buck croit découvrir en ses maîtres les êtres primitifs qu’ils étaient aux premiers temps : « parfois, étendu près du feu, les yeux clignotant à la flamme, il lui semblait que ces flammes étaient celles d’un autre feu, et que, couché près de cet autre feu, il voyait un homme différent du cuisinier métis en face de lui. Cet autre homme avait les jambes plus courtes et les bras plus longs, il avait les muscles étirés et noueux plutôt que ronds et gonflés. Ses cheveux étaient longs et emmêlés, et sa tête fuyait à partir des yeux. Il prononçait d’étranges sons, et paraissait avoir grand peur de l’obscurité qu’il scrutait continuellement, serrant entre ses mains, qui pendaient à mi-hauteur entre les pieds et les genoux, un bâton à l’extrémité duquel était attaché une lourde pierre ». En associant à plusieurs reprises la régression du chien à la figure de l’homme primitif, London invite à lire dans le destin du chien une métaphore d’autres modèles possibles d’ensauvagement. N’oublions pas que, comme beaucoup d’auteurs de romans d'aventures, London a écrit des récits prenant pour héros des hommes préhistoriques comme Avant Adam, qui illustre l’intérêt de l’écrivain pour les questions du primitivisme et de l’évolution. Les discours qu’il tient dans Le Loup des mers ou Les Mutinés de l’Elseneur sur le surhomme et la volonté de puissance, dans des interprétations souvent caricaturales de la pensée nietzschéenne, mettent en jeu les rapports du désir et de la force avec la morale et la loi, de l’instinct et de la raison. Ailleurs (La Fille des neiges, L’Aventureuse), c’est la pensée raciste de l’auteur qui évoque les questions du primitif, nourrissant son discours de théories sur les différences de races et y associant l’idée d’une supériorité de la civilisation occidentale avec l’avènement d’une figure du barbare blanc (Furer 1996) qui met en avant cette relation problématique de deux ordres et le surgissement d’une pulsion et d’une force sauvage. Enfin, les idées socialistes de l’auteur elles-mêmes, bien que rarement présentes dans ses romans d'aventures, sont aussi fondées sur une mise en valeur de l’action et un refus de l’ordre social, témoignant ainsi d’une même fascination pour le surgissement d’une certaine forme de wilderness. Au-delà de l’exemple de Jack London, tout le roman d'aventures pose le problème d’un équilibre impossible entre deux systèmes de valeurs, celui de la civilisation et celui de la sauvagerie. Les visions racistes des romans d'aventures géographiques, fondées sur un darwinisme de pacotille, la résistance du héros des romans d'aventures historiques au progrès, les éveils de conscience des héros préhistoriques, les Empires archaïques menacés de 260

Entre civilisation et sauvagerie

s’effondrer (dans les « mondes perdus » ou les romans d'aventures antiques), les Etats minés de l’intérieur par des sociétés secrètes (mystères urbains et aventures sociales), reformulent à leur façon les tensions entre ces deux univers de valeurs. Ceux-ci sont au fondement de la problématique initiatique, caractérisant les principales étapes de l’initiation. Rupture avec le monde connu, franchissement du seuil, découverte de l’autre monde, affrontement avec le monstre s’articulent entièrement autour du système d’oppositions entre civilisation et sauvagerie.

Le retour à la civilisation comme vision du monde probléproblématique L’initiation s’achève quand le héros triomphe de toutes ses épreuves et qu’un affrontement décisif avec ses adversaires ou avec la nature conduit à son apothéose. Dans les récits mythiques ou religieux, c’est le moment où se révèle la divinité du héros. Dans les contes et légendes, c’est celui où le héros se crée une généalogie prestigieuse en épousant la fille du Roi. Dans le roman d'aventures, l’apothéose du héros ne fait que reformuler les conventions du romanesque archaïque dans une perspective pseudo-réaliste : mariage, fortune, gloire restent les traits exprimant ce triomphe. Nous savons qu’à de rares exceptions près, cette apothéose s’accompagne d’un retour du protagoniste à la civilisation. Dès lors, sa valeur peut éclater aux yeux de tous : non seulement il est lavé des éventuels soupçons qui pesaient sur lui, mais ses qualités exceptionnelles sont désormais reconnues par tous. Si l’on compare cette apothéose au premier seuil du récit, on voit combien est centrale la question de l’apprentissage. Un héros immature, désirant vivre des aventures romanesques, s’engage dans un univers associant images de désordre et promesses de puissance. La suite du récit est une confrontation avec un univers tout entier marqué par la sauvagerie. Or, pour que le héros revienne auréolé de gloire, il faut qu’au désir des confins se soit substitué le souhait d’un retour à l’ordre : mariage et reconnaissance sociale sont des traits qui signent un renoncement à l’aventure dont nous avons vu qu’il trouvait sa source, très tôt dans le récit, dans le regard horrifié du protagoniste confronté brutalement à la violence de l’aventure. Dans un mécanisme contradictoire, le retour final à l’ordre consacre le héros, révélant la puissance qu’il a acquise en faisant l’expérience la sauvagerie, en même temps qu’il suppose un renoncement à l’aventure et au désordre qu’elle porte en elle.

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Cela explique peut-être l’importance, dans le genre, de la question de la rédemption. Le Cœur-Loyal, héros des Trappeurs de l’Arkansas de Gustave Aimard, est abandonné dans le désert par son père, qui le punit ainsi d’un meurtre qu’il a commis en des termes qui impliquent immédiatement la question de la sauvagerie : « puisque vous êtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtes fauves ». Le lien entre les passions du héros d’Aimard et le monde primitif est donné dès l’abord, mais il est associé à un espoir de purification. En livrant son fils aux bêtes du désert, le personnage des Trappeurs de l’Arkansas lui laisse « une Bible appartenant à [sa] mère » et lui propose cette dernière leçon : « le Seigneur vous fasse miséricorde […] La Providence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en elle ». Ce fils deviendra le Cœur-Loyal, un aventurier professionnel, toujours un peu sauvage, certes, comme tous les coureurs de bois, mais ayant domestiqué les pulsions qui étaient en lui pour en faire une force. D’une façon similaire, on a pu montrer combien la littérature américaine de la frontier (dans laquelle il faut compter les romans westerns et la plupart des romans d'aventures) s’était nourrie de l’imaginaire puritain de l’Amérique sauvage entre terre de rédemption et Paradis à conquérir26. On pourrait, par extension, retrouver un tel imaginaire chez certains auteurs anglo-saxons de romans d'aventures : on sait que, de Stevenson à John Buchan, nombreux sont les auteurs de roman d'aventures à être descendants de pasteurs 27 . Le Pilgrim’s Progress, qui place le bewilderment au cœur de ses préoccupations, est fréquemment évoqué par les différents auteurs : Stevenson présente l’œuvre comme l’une de celles qui l’a le plus influencé, tout comme John Buchan, qui en fait un intertexte du Collier du prêtre Jean. Mais le plus souvent, l’intertexte de l’initiation chrétienne laisse place à des valeurs plus profanes, celles de la patrie (Mason, Les Quatre Plumes blanches, Armandy, Le Renégat), du travail (Jules Verne, Deux ans de vacances), du sacrifice de soi (Hope, Le Prisonnier de

Selon Berryman (1979), la vision du wilderness héritée des premiers colons, prend quatre formes : la première, profane, est liée aux dangers associés à la nature sauvage ; la seconde présente la sauvagerie comme une épreuve sacrée ; la troisième fait de la sauvagerie une métaphore du monde d’après la Chute ; la quatrième interprète la sauvagerie (wilderness) comme un signe du désarroi, proche de la folie (bewilderment), d’un esprit d’où le divin s’est retiré. 27 Pour ne pas même évoquer Kingsley, pasteur lui-même, ou Kingston, l’un des principaux zélateurs des ligues religieuses britanniques. 26

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Zenda), de l’ordre social (Buchan), etc. Ces valeurs, résultat d’une lente transformation de l’imaginaire de l’aventure dont on pourrait faire remonter la genèse jusqu’au Moyen Age, reformuleraient l’errance du chevalier en quête d’exploits, en entreprises capitalistes, militaires et impériales, faisant des industriels, des colons et des soldats de modernes chevaliers, dans une relecture bourgeoise (Nerlich, 1987). Une telle structure du récit a conduit de nombreux critiques à lire dans le roman d'aventures l’expression d’un triomphe des valeurs bourgeoises. Le basculement dans l’aventure se traduit par une destruction du tissu traditionnel : non seulement ce qui constitue son noyau, la famille, mais aussi les liens sociaux, le respect de la loi, et les barrières de classes. En pensant que n’importe quelle révolte, n’importe quel désordre, est un péril majeur contre lequel il faut absolument se prémunir, le roman d'aventures s’inscrirait dans une lecture conservatrice du monde, et souvent franchement réactionnaire. Ainsi, les romans d'aventures dénoncent presque toujours les périodes de révolution comme des époques de barbarie stérile et destructrice. Dans les romans d'aventures historiques, les jacqueries et révolutions sont condamnées. Dans le roman d'aventures géographiques, les révoltes des autochtones sont systématiquement présentées comme de la piraterie barbare, et finissent écrasées dans le sang, comme c’est le cas dans Le Collier du prêtre Jean de Buchan, The Broken Road de Mason et les romans qu’édite Tallandier dans l’entredeux-guerres. Et même lorsqu’elles sont justifiées par les malheurs des colonies (des colonies étrangères, il s’entend), c’est dans l’espoir de substituer un gouvernement français au gouvernement étranger : dans Le Coureur des jungles de Louis Jacolliot, la révolte des cipayes s’explique par les mauvais traitements anglais, mais l’auteur affirme que c’est par amour des Français que cette révolte s’est produite, c’est-à-dire afin d’imposer un nouvel ordre colonial : « lors de la grande révolte des cipayes, tout le sud de l’Indoustan [sic] attendait un geste de la France, pour se soulever ». Il est rare que les récits narrent les exploits de rebelles ou d’indépendantistes (à l’exception notable des romans de Salgari, on l’a vu) 28.

Un roman comme les Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran d’Alfred Assolant, propose cependant un trajet

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original : grâce à Corcoran, les Indiens se libèrent de l’autorité anglaise, et si le héros devient un temps maharaja, il abdique pour créer une « République fédérale des Etats-Unis mahrattes ».

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Dans le roman d'aventures, le triomphe du héros correspond à un retour aux valeurs traditionnelles (famille, intégration sociale…) et au renoncement, qui l’accompagne, aux valeurs dont est porteur l’univers de l’aventure. Les familles désunies se retrouvent enfin, et lorsque le roman commence par un deuil des parents, il s’achève bien souvent par un mariage, c’est-à-dire par l’avènement d’une nouvelle famille. Dans cette perspective, on pourrait penser que s’il y a initiation dans ces récits, ce n’est plus au monde sauvage, mais aux vertus de l’intégration sociale. Les épreuves que traverse le héros sont autant de moyens de découvrir les dangers courus par ceux qui optent pour le désordre, et qui refusent un monde gouverné par des règles définies – l’idée était déjà présente dans le Robinson Crusoe de Defoe. Au terme du récit, le héros a changé : de l’enfant qu’il était, un peu rebelle à l’autorité, aspirant aux grands espaces et à l’inconnu, il est devenu un adulte, ne désirant plus que s’installer dans le monde, devenir un notable. Plus généralement, son retour correspond à la victoire du « principe de réalité » sur les fantasmes et les désirs. Si l’entrée dans l’aventure est une plongée dans un monde onirique articulé autour de son opposition à la réalité, alors le monde quotidien, présenté comme le réel (puisqu’il figure cet espace garant d’une vraisemblance de type réaliste), traduit un renoncement à l’accomplissement immédiat du désir : les rêves de puissance infinie associés au roman d'aventures s’avèreraient illusoires, parce que ce monde est monstrueux, le prix à payer en est trop cher. Le héros cesse symboliquement de se révolter, et réintègre le modèle initial du récit : d’un modèle adolescent de l’existence (rébellion contre l’ordre, lecture du monde en termes de potentialités, association de l’aventure et de l’avenir, etc., Letourneux, 2005), on glisse vers un modèle adulte, c’est-à-dire un modèle essentiellement conservateur. Ainsi, dans ce roman de l’intégration, la rencontre avec la sauvagerie, après un premier moment de fascination, vaudrait comme un repoussoir. Une telle lecture conduit des critiques comme Juan Ignacio Ferreras (1972, 1976), Martin Green (1979) ou Helen Hughes (1993) à décrire le genre comme le véhicule d’une forme de conservatisme bourgeois. Mais cette approche ne peut représenter qu’un jugement partiel sur le genre, dans la mesure où d’autres éléments introduisent de la dissonance. Nous en avons déjà repéré quelques-uns, comme la relation entre le plaisir du lecteur et le désir de l’aventure qui transparaissait à travers le discours du personnage avant son départ pour ce monde, les liens étroits qui unissent le héros à l’initiateur, le chasseur ou le noble 264

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sauvage, l’association de l’univers de l’aventure et des images de Paradis retrouvé et d’âge d’or, ou l’idée de l’existence d’une force primitive dans ce monde, à laquelle le héros viendrait puiser, motifs qui finissent par développer un autre discours que celui qui est délivré par le dénouement. C’est retrouver l’ambiguïté de la relation à la civilisation telle que la décrit l’analyse freudienne. L’évocation du rapport du personnage à l’aventure correspond en effet au double mouvement du sujet face à la société : l’intérêt spécifique de l’individu paraît aller à l’encontre de celui de la société, puisque cette dernière, en édictant règles et lois, s’oppose à la satisfaction immédiate des désirs, et en même temps, il a besoin de cette structure pour le protéger des autres. Parmi ces désirs primitifs contradictoires, Freud (1971) distingue entre l’instinct de conservation (qui conduit l’individu à rechercher la protection de la société) et les instincts objectaux (qui ne sont pas tournés vers le Moi, mais vers l’extérieur). Ces instincts objectaux se partagent à leur tour entre instincts de vie et instincts de mort. On voit comment ces catégories, si elles permettent de décrire l’ambivalence de la relation de l’individu à la société, peuvent également rendre compte de la transposition des relations fantasmatiques entretenues par la civilisation avec la sauvagerie dans le roman d'aventures. Le désir de partir à l’aventure et de quitter la civilisation s’inscrit dans un processus de refus des contraintes sociales ; et si le monde de l’aventure se définit à la fois comme un espace de sauvagerie et de pouvoir, c’est qu’il évacue les signes de la contrainte (loi ou lien social), paraissant laisser le champ libre au principe de plaisir. Mais, comme le suppose Freud dans sa reconstitution fictive du passage de l’état de nature à l’état de société (1994), la liberté absolue, condition d’un plaisir sans bornes, parce qu’elle se situe nécessairement dans un monde sans contraintes, est caractérisée par un état de menace constante, qui se traduit paradoxalement par une impossibilité de satisfaire ses désirs : dans un tel univers sans règles, mon plaisir entre en rivalité avec celui de l’autre, et doit affronter les pulsions de mort de chacun, aussi représente-t-il un danger pour mon intégrité, une source d’inquiétude permanente qui me frustre plus qu’elle ne me satisfait. C’est ce qui conduit l’individu à renoncer à la satisfaction entière de ses propres plaisirs pour accepter le principe de réalité, c’est-à-dire à se soumettre à la loi et au dispositif social, seuls garants de l’intégrité de chacun, au prix d’une privation de la liberté et d’une frustration du désir. On retrouve, derrière les analyses freudiennes, bien des traits déjà évoqués par Hobbes, y compris cette façon de penser la naissance de la société à partir 265

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d’un mythe fondateur. Mais l’intérêt de la perspective freudienne est de déplacer la question du contrat social de l’humanité à l’intimité de chacun. C’est moins la fondation du lien social qui est évoquée que la lecture que chacun d’entre nous en fait dans notre expérience des règles. Or, dès lors qu’on glisse vers une expérience intime, on entre dans une logique du récit. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une analyse serrée des théories psychanalytiques, mais de les saisir comme un point de départ à l’étude du genre. Car c’est bien un récit similaire que propose, à travers l’expérience du héros et la figuration de deux univers de fiction antagonistes, le roman d’aventures. Les deux étapes au fondement de l’acceptation par l’individu du modèle social sont en effet retranscrites en termes dynamiques dans le roman d'aventures : alors que le héros de romans d'aventures est d’abord enthousiasmé par les vastes espaces de l’aventure, il se rend compte que cette liberté qui s’offre à lui s’accompagne de terribles dangers. Cet univers sans lois est aussi un espace barbare, un lieu d’agression : les forces désirantes des autres sont une menace constante pour l’intégrité du héros, et elles reflètent et lui révèlent sa propre sauvagerie (ses propres instincts de mort). Cela expliquerait le fait, que nous avons relevé, que le schéma actantiel reformule en termes manichéens une opposition d’intérêts. Dans cette lutte du désir que narre le récit, l’autre, c’est toujours le mal. De même, dans la mesure où la logique narrative invite, par la concordance des fonctions du héros (centre autour duquel s’organise le récit, modèle d’identification, référent en termes de valeurs), tout invite à lire en lui une figure du Moi et de ses tensions. Le trajet du roman d'aventures correspondrait au passage de l’état de nature (qui n’accepte aucun frein au principe de plaisir) à l’intégration dans la société. Or, et c’est là une des spécificités du genre, celle-ci se ferait, de façon idéale, non par un renoncement au principe de plaisir, mais par le triomphe paradoxal de ce dernier. En effet, pour que tout rentre dans l’ordre, il faut que le héros vienne à bout de tous ses ennemis, et que rien ne fasse obstacle à sa volonté toute-puissante. Pourtant, il y a bien acceptation du principe de réalité, figuré ici par le retour à l’ordre final et au monde quotidien sur lequel s’était ouvert le récit. Mais cette acceptation sanctionne paradoxalement la victoire d’une volonté toute-puissante. La conclusion du roman offre ainsi une forme de réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité, puisque le héros revient avec les honneurs, souvent également considérablement enrichi, et en général il épouse la femme qu’il aime. Chaque épreuve a été l’occasion d’un triomphe de sa volonté, et il a pu faire plier l’adversité jusqu’à la détruire. 266

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Son retour à l’ordre est un retour triomphal, mais c’est une victoire du principe de réalité autant que d’un héros dont les transgressions ne se sont pas soldées par un échec, mais par la plus grande réussite. Dès lors, le trajet est double : il s’agit d’une victoire sur la sauvagerie, mais aussi d’une victoire de la sauvagerie. Au terme du récit, le héros s’est approprié la force vitale dont il pressentait la puissance illimitée en entrant dans l’univers de l’Aventure. Léo s’est baigné à la source d’éternité (She de Rider Haggard), Tarzan, chez Burroughs, est à la fois le premier des sauvages et le plus civilisé des hommes ; Richard Hannay est devenu le dernier recours contre un chaos mondial (Les Trente neuf Marches de Buchan) et Fogg lui-même, l’homme de l’horloge, n’a dû son triomphe qu’à un élément imprévisible. Or, si les personnages renoncent en dernière instance à ce monde de l’aventure, ils en ressortent transformés, et cette transformation positive, ils la doivent à la rencontre avec la sauvagerie. Car qu’est-ce qui a transformé ces enfants en hommes (chez Verne, chez Jean de La Hire, Pierre Maël ou Marryat), qu’est-ce qui a permis à ces oisifs de cesser d’être des héritiers et des parasites (chez Hope, chez London, chez d’Ivoi), qu’est-ce qui permet à tous de revenir couronnés de lauriers et d’épouser enfin leur bien-aimée ? Ce sont les épreuves qu’ils ont traversées, les combats qu’ils ont menés, les coups qu’ils ont supportés. C’est bien leur confrontation avec les pulsions et la sauvagerie, leur façon de toujours faire triompher leur volonté, par la violence souvent, passant leurs adversaires au fil de l’épée, les criblant de balles par dizaines, leur faisant plier genou… C’est bien leur passage par la sauvagerie qui a fait d’eux des hommes et a permis leur apothéose, comme c’est cette force qu’ils ont su trouver dans l’univers sauvage de l’aventure qui leur a permis de restaurer loi, liens sociaux et ordre initial dont les assises vacillaient. Les fins de romans sont d’ailleurs beaucoup moins univoques qu’on veut trop souvent le dire. Généralement, un élément de la diégèse ou de la narration vient introduire une dissonance dans le triomphe de la civilisation. Il existe ainsi souvent une alternative au retour à la civilisation, proposée, non par le personnage central, mais par certains de ses alliés, ceux qui l’ont accompagné dans son aventure et qui choisissent de rester dans l’autre monde. Les romans de Gustave Aimard proposent ainsi des couples de héros, composés d’un aventurier, en général un coureur des bois, et d’un novice. Le second effectue le trajet que nous avons décrit : il part de la civilisation, et y retourne au terme de l’aventure, son retour étant célébré par un mariage. Mais à ses côtés, un coureur des bois ou un aventurier fait le choix de la solitude prolongée. Si, dans Le 267

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Grand Chef des Aucas, Valentin Guillois et le comte Louis de Prébois-Crancé partent ensemble en Amérique, leurs aventures chiliennes ne s’achèvent pas de la même façon : alors que Louis épouse la belle Doña Rosario, Valentin refuse l’hospitalité qui lui est offerte, et choisit de s’enfoncer « dans les déserts immenses qui séparent le Chili de Buenos-Ayres [sic] ». Et lorsque, comme dans La Forêt vierge, c’est un coureur des bois qui se marie, c’est pour s’installer dans le village indien des bois-brûlés, loin de la civilisation dont les Anglais l’ont à jamais chassé. De même en estil dans les romans tardifs du cycle de Tarzan : le héros accompagne des novices qui retrouvent la civilisation au terme du récit, mais lui rejoint la jungle29. Rapidement, le personnage a cessé d’évoluer dans un schéma familial (celui attaché au personnage de Lord Greystoke) pour devenir un justicier des jungles (Lacassin, 1971). Plus généralement, des aventures d’Allan Quatermain à celles de Sandokan et de Richard Hannay, la forme du cycle, qui suppose à chaque fois un retour du héros dans le monde sauvage, met en cause le triomphe de l’ordre social : à force de l’utiliser dans de nouveaux récits, le roman d'aventures abandonne le trajet du héros de l’univers quotidien au monde sauvage, pour en faire un aventurier professionnel, un justicier. Dans ce cas, si le retour du personnage se traduit par une transformation de ce qu’il est, c’est dans le sens des valeurs viriles du guerrier. C’est vers une telle puissance qu’évoluent Allan Quatermain ou, dans une version professionnelle, Richard Hannay. Même Friquet, le gamin de Paris, revient sous les traits d’un chasseur. Quant à Lavarède (d’Ivoi), son retour en deus ex machina dans Cousin de Lavarède, témoigne de l’altération qu’il a subie par rapport aux Cinq sous. La chose est vraie a fortiori pour les séries à héros récurrents sans continuité d’un roman à l’autre (les Catamount, Buffalo Bill, Morgan, etc.) 30 . Certes, son trajet suppose un triomphe final de l’ordre, dont il est le serviteur, mais le héros ne réintègre plus nécessairement la civilisation au terme du récit : de la même façon qu’il revient en général d’un voyage mouvementé quand débute le roman, il est prêt à repartir vers de nouvelles aventures au terme du récit. Ces héros récurrents sont tous marqués par les valeurs du guerrier, du chasseur ; et même quand, à l’instar de Doc Savage (au nom transparent) ou de Tarzan sur le tard, ils maîtrisent aussi 29 Cette progression du cycle de Tarzan, qui devient sensible dès le onzième ouvrage (Tarzan et les croisés), était cependant déjà annoncée par le premier récit, puisque, après avoir sauvé une dernière fois Jane aux Etats-Unis, Tarzan choisit de retrouver les bêtes de la forêt. 30 Sur les oppositions entre cycles et séries, voir Besson, 2004.

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les sciences, c’est pour en faire des armes. Un personnage comme le Mouron Rouge de la Baronne Orczy (ou Zorro, sa réécriture américaine par McCulley) révèle cette hiérarchie des valeurs propres au genre. Le héros se prétend efféminé (c’est-à-dire, et les romans sont explicites sur cette question, civilisé) pour mieux triompher sous son masque de guerrier (au nom de « fleur sauvage » ou de « renard »). Il est alors hors-la-loi, maître à l’épée et incarnation du romanesque, inversant de la sorte les valeurs prosaïques de la civilisation en celles du combattant joyeux de romance, le swashbuckler. Mais c’est bien sûr, ultime pirouette dialectique, pour mieux faire triompher l’ordre contre ses parodies qu’en sont la Révolution et le gouvernement mexicain. Mais même lorsque le protagoniste retourne pour de bon à une vie plus sage à la fin du roman, quand il choisit de fonder une famille et tourne à jamais le dos à l’aventure, il arrive que le récit introduise une dissonance dans le discours dominant. L’évocation d’Alan Breck au terme de Catriona de Stevenson, la tentation de David, le héros du Collier du prêtre Jean (Buchan), de retourner un jour sur les terres d’Afrique, l’épitaphe de Rudolf, laissé sur la tombe à Zenda (Le Prisonnier de Zenda d’Anthony Hope) représentent quelques uns de ces retours nostalgiques sur le moment de l’aventure, comme l’un des instants les plus intenses de l’existence, ce qu’exprime on l’a vu la conclusion de L’Aventure de Conrad et Ford. Si le romanesque est lié à un sentiment nostalgique, c’est qu’il renvoie à l’idée d’une puissance largement dissipée, celle, mythique, du principe de plaisir. Cela explique que les souvenirs de l’aventure restent gravés dans la mémoire du héros, ou sur une tombe : celle de Rudolf, mais aussi celle de Peter, dans Mr Standfast de John Buchan, celle des frères ennemis du Maître de Ballantrae de Stevenson. L’épitaphe est le signe de l’immortalité et de la puissance de l’aventurier – même si le triomphe de l’ordre et de la civilisation les enterre. Quand s’achève l’ouvrage et que le quotidien s’est substitué à l’aventure, le souvenir donne souvent à celle-ci le dernier mot, parce que c’est elle qui importe avant tout. Dans Moonfleet de Falkner, John Trenchard a renoncé au trésor des Mohune et à toute aventure parce que c’était le prix à payer s’il voulait enfin vivre en paix avec Grace. Les dernières phrases du roman évoquent malgré tout l’appel de l’aventure et du grand large : « Mais j’aime par-dessus tout regarder la mer lorsqu’elle est fouettée jusqu’à la furie par la tempête d’automne, et j’aime entendre son grondement profond tel un grand orgue, quand elle roule les galets dans la nuit. Alors je remercie Dieu, d’un cœur plus sincère peut-être que tout autre homme vivant, de ne pas être sur 269

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la plage de Moonfleet à lutter pour ma vie. Plus d’une fois je me suis trouvé, une corde à la main, dans ce même lieu terrible, tentant de sauver quelque pauvre naufragé, mais jamais je n’en ai vu aucun franchir vivant les déferlantes, par une nuit semblable à celle où Elzevir me sauva ». Certes, le regard rétrospectif du héros sur ses propres aventures est chargé de terreur, mais il donne au souvenir le dernier mot, faisant résonner durablement le romanesque de l’aventure dans l’esprit du lecteur, une fois le livre refermé31. L’ambiguïté des fins de romans vient non de la position du personnage dans la diégèse, mais de ce qu’elle indique de la relation supposée du lecteur à l’aventure. Si l’on observe ces fins de récits consacrant le héros, on se rend compte qu’elles sont en général extrêmement brèves. Parfois elles courent sur un, deux chapitres, mais le plus souvent elles sont expédiées en quelques pages, sur le ton d’un résumé, sans passion, comme si l’auteur et le lecteur devaient se désintéresser du sort du personnage : ainsi Les Trente-neuf Marches de John Buchan livre-t-il la conclusion du récit en un paragraphe de trois brèves phrases, l’information essentielle portant sur le sentiment de satisfaction du héros d’avoir servi son pays. Car si le retour à la civilisation conclut le roman, si cette conclusion est ce qui apporte aux événements leur cohésion et leur donne sens rétrospectivement, cette clé de voûte n’intéresse pas en elle-même, extérieure déjà à l’aventure, mais en ce qu’elle offre une clôture au récit. C’est dessiner là une bien triste apothéose : tandis que la diégèse consacre la gloire du héros, la parole s’éteint, et le narrateur évacue ce triomphe en quelques pages hâtives. Le retour à l’univers quotidien fait en réalité office de postface, parfois explicitement, comme dans Michel Strogoff de Jules Verne ou dans Allan Quatermain de Rider Haggard (où les dernières pages sont écrites de la main d’un autre personnage que le reste du roman). Cette extériorité du dernier moment est soulignée par des marques précises, telle l’inscription du texte dans le présent de la narration et non plus dans le moment (passé) de la diégèse (L’Ile au trésor, Catriona de Stevenson). Le chapitre peut encore indiquer dans son titre que l’Aventure est déjà terminée : le dernier chapitre des Quatre plumes blanches de Mason s’intitule « The End », celui des Enfant du capitaine Grant de Jules Verne

31 C’est exactement le même effet que produit l’évocation des cauchemars de Jim Hawkins, au terme de L’Ile au trésor de Stevenson. Les points communs entre Moonfleet et les récits de Stevenson (Enlevé, Catriona, « Le Pavillon sur la lande » et « Les gais lurons ») sont nombreux.

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évoque « La dernière folie de Paganel » ou celui de L’Ile au trésor, qui est le trente-quatrième, « et dernier » (« And last »). Tout se passe comme si l’intérêt du récit s’était déjà éteint32. La leçon du texte intéresserait donc bien moins que l’aventure dont elle est la leçon. Le triomphe bourgeois du héros, si important au niveau diégétique, puisque c’est par lui que les épreuves prennent sens, se dissipe presque entièrement dans l’ordre de la narration : l’écriture se relâche, l’intérêt s’étiole, le lecteur lit rapidement ces pages avec le sentiment que l’histoire est déjà terminée. Certes, son plaisir n’aurait pu être entier sans ces pages mais seulement parce qu’elles figurent le terminus ad quem du récit, ce triomphe annoncé dont la prescience affecte depuis le début la lecture, et participe du plaisir du texte. Et il suffit de comparer l’importance que prennent dans l’économie du récit les mésaventures passées (et le style avec lequel elles sont évoquées) avec la fin du roman. Les dernières phrases de Le Loup des mers, de Jack London, figurent de façon ironique la tension entre diégèse et narration dans les fins de romans d'aventures : sauvés du terrible Loup Larsen, les héros s’apprêtent à être recueillis par un navire. Enfin, leurs épreuves sont passées ; pourtant, ils demandent un peu de temps encore : « ‘Encore un baiser, ma chérie’ chuchotai-je. ‘Encore un baiser avant qu’ils n’arrivent.’ – ‘Et qu’ils ne nous sauvent de nous même, ajouta-t-elle avec un sourire adorable, un sourire étrange, comme je ne lui en connaissais pas, car c’était l’amour qui lui donnait cet air ». Certes, le dernier baiser passionné participe de ces fins romantiques comme on en trouvait dans les romances sentimentaux à l’époque. Mais sa signification pour le lecteur nous semble transparente : il s’agit de maintenir le couple encore un instant dans l’univers de l’aventure, de l’empêcher un dernier moment de devenir banalement conjugal et rejoindre l’univers réel, dont le sens est fondamentalement de consacrer la fin du récit. Cette disjonction entre le niveau narratif et l’ordre de la fiction est significative, dans la mesure où elle illustre l’un des problèmes liés à l’application de modèles d’interprétation d’événements réels, comme le modèle initiatique, dans un système fictif. Dans la réalité, l’initiation fonde un nouvel état et correspond à la naissance d’un être neuf, elle n’est donc qu’un point de départ. Dans un roman d'aventures, l’initiation du personnage recouvre l’ensemble du roman : la renaissance du héros transformé signe aussi la fin du roman – et donc en un sens sa mort. Dès lors, il est Cette indifférence pour les fins de romans explique le traitement particulièrement sévère que lui réservent les traductions qui suppriment souvent des paragraphes entiers dans les dernières pages. 32

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difficile de considérer que le moment le plus significatif du roman est ce retour à l’ordre bourgeois qui suit l’aventure : ce serait négliger totalement la hiérarchie des intérêts inscrite dans le récit lui-même, autrement dit, l’usage qui est fait par le lecteur du livre. En fait, ici, ce n’est pas l’initiation qui est une transition entre les deux états (puisqu’il figure la quasi-totalité du texte), ce sont les derniers paragraphes de retour à l’ordre. Ces pages jouent le rôle d’une transition véritable, non entre deux états du héros, mais entre deux états du lecteur, lisant ou ne lisant plus. Le retour au monde réel fait écho à l’entrée en aventure, au sens où il permet d’articuler la logique romanesque du genre et la logique réaliste, les habitudes de lecture du XIXe siècle et le modèle du romance. S’il existe une vraie tentation de relire le roman d’aventures à partir du modèle initiatique, son sens, dès lors qu’on le considère du point de vue du processus de lecture qu’implique le livre, se prête à deux approches possibles et contradictoires : une initiation à la sauvagerie – c’est-à-dire aussi bien à la nature qu’à une forme de folie barbare – et, à l’inverse, une initiation à l’âge adulte, comme acceptation des règles sociales de la civilisation et du principe de réalité. Cette ambiguïté est révélatrice des tensions qui nourrissent le texte. Tout se passe comme si le trajet du monde quotidien au monde de l’aventure inscrivait dans le texte une scission essentielle qui conduisait à construire deux systèmes de valeurs opposés dont les antagonismes structurent l’ensemble du texte. Or, ces oppositions ne paraissent recouper que partiellement la représentation manichéenne du monde. Le Mal et le Bien se pensent l’un comme l’autre aussi bien en termes de sauvagerie que de civilisation. Il existe de bons et de mauvais « sauvages », comme il existe des « méchants » qui ont détourné les principes de la civilisation pour servir leurs passions barbares. On peut dénoncer les dangers de la civilisation et vanter le charme de la nature sauvage (et vice versa). C’est jouer là sur toutes les significations de la sauvagerie, et surtout sur son équivalent anglo-saxon le wilderness, espace indomptable qui se refuse à l’homme, lieu de la folie (bewilderment), de la barbarie, et univers vierge reprenant les topoï rousseauistes d’un monde antérieur au péché. L’opposition entre la civilisation et la sauvagerie semble structurer l’ensemble du récit, et permet de décrire les tensions et la progression du texte. D’autant qu’il est possible de les mettre en perspective avec un autre couple central dans le roman d'aventures, celui des esthétiques du romance et du réalisme. En effet, le dispositif du roman d'aventures tente de combiner ces deux influences en encadrant le récit romanesque de scènes s’inscrivant 272

Entre civilisation et sauvagerie

plus volontiers dans une tradition réaliste, puisqu’elles décrivent un univers quotidien plus proche de celui du lecteur. Or, le monde romanesque correspond à celui de la sauvagerie, là où le monde réaliste, dont les héros restent, tout au long du récit, les garants, paraît davantage renvoyer à un univers civilisé33. Ainsi, tout se passe comme si l’on était face à un système d’oppositions complexe qui organisait l’ensemble des niveaux du récit. Il est clair que c’est de ce côté que réside la signification du genre. L’ambiguïté du modèle initiatique s’inscrit dans un système d’oppositions plus général ; elle ne peut cependant pleinement se comprendre sans être mise en relation avec la seconde ambiguïté du texte, qui tient à la façon de le lire. Dans le roman d'aventures, le discours se développe sur plusieurs niveaux, jouant sur la distance entre le sens émanant implicitement du déroulement diégétique (triomphe de la civilisation) et celui qui ressort de la narration et sur les priorités du lecteur (plaisir de l’aventure). Même si le retour à l’ordre est ce qui permet d’unifier le récit et de lui donner son sens, l’étude des structures initiatiques a ainsi permis de mettre en évidence un déséquilibre entre l’apprentissage de la vie adulte et du principe de réalité que le retour final du héros à la civilisation semblait désigner, et la part négligeable qui était laissée dans le récit à ce retour, comme s’il s’agissait plus d’un principe générique définissant les modalités de lecture, qu’une vision du monde particulière.

Ici encore, les deux systèmes ne se recouvrent qu’imparfaitement : parfois le fonctionnement est inverse ; c’est le cas de certains récits du cycle de Tarzan, et plus généralement des romans d'aventures barbares : romans d'aventures préhistoriques, romans d'aventures dont le héros est un barbare (I am a Barbarian de Burroughs, Eric Brighteyes de Haggard et le cycle de Sandokan de Salgari). 33

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Civilisation ou sauvagerie, les ambiguïtés du texte

Par définition, un roman d’aventures invite le lecteur à s’identifier au héros, et à adhérer aux valeurs qu’il défend. Ses ennemis sont les « méchants », son but correspond au « Bien », et les romans qui mettent frontalement en cause ce trait du pacte de lecture sérielle manifestent une volonté de s’écarter des stéréotypes du genre, voire de les déconstruire, pour offrir un discours plus personnel ou plus réaliste, refusant personnages d’une seule pièce et manichéisme. Le principe d’identification que suppose le genre se traduit par la mise en place d’une axiologie claire, qui peut varier suivant l’idéologie de l’auteur et les conventions du temps, mais qui reste généralement lisible. La structure du récit explique cette logique : dans la mesure où l’entrée dans l’univers de l’aventure perturbe un ordre liminaire (que le héros ait choisi ou non de se lancer dans l’action), l’intrigue narre toujours les efforts du protagoniste pour restaurer cet ordre. Quelle que soit la fascination que peuvent éprouver les personnages pour le monde qu’ils découvrent, ce monde est toujours frappé d’une part de négativité, puisqu’il figure le désordre, et qu’il n’y aura de triomphe du héros que quand celui-ci aura su rétablir l’ordre. Ce désordre est exprimé à travers toute la thématique du danger, de la violence et de la sauvagerie qui caractérisent le cadre spatio-temporel. Il y a une évidence du discours délivré par le roman d’aventures, et il n’y aurait pas grand sens à remettre en cause ce trait générique fondamental, ni à chercher à le contourner en évoquant de façon préférentielle les auteurs qui s’écarteraient des principes du genre pour en proposer une approche dissonante. La lecture du tout venant des romans d’aventures vient d’ailleurs confirmer massivement ce constat d’un genre dominé par une vision du monde monologique, dont Daniel Couégnas (1992) a fait l’un des traits dominants de la paralittérature. Ce trait, associé à

Le roman d’aventures

la tendance à recycler les stéréotypes et les idées reçues, se traduit par une propension des écrivains à délivrer une doxa qui se retrouve dans la très grande majorité des œuvres : le roman d’aventures géographiques, proposant les exploits d’un héros occidental dans les pays lointains, vante les programmes coloniaux, ou dit la violence intrinsèque des sauvages ; le roman d’aventures historiques tend à définir clairement ses ennemis, quand bien même ceux-ci appartiennent, selon les cas, à l’ordre des jésuites ou aux armées révolutionnaires, et propose de la sorte un discours implicite sur l’évolution du monde ; le roman d’aventures sociales, en décrivant des classes criminelles et une collusion entre les mauvais riches et les bandits, peut certes s’inscrire dans un populisme de gauche ou de droite, il valorise toujours l’ordre tout en affirmant l’incapacité des classes dirigeantes à maintenir cet ordre ; quant au roman d’aventures fantastiques, qu’il s’enthousiasme ou fustige les créations de la science, il souligne généralement la nécessité de rester prudent face au progrès, de façon à ne pas basculer dans l’hybris, source de chaos. Dans tous les cas, la dynamique du récit, l’identification au héros et le manichéisme du texte, s’associent pour délivrer un discours univoque, des hiérarchies claires. Mais si la diégèse offre l’évidence d’une machine idéologique, la logique de la lecture propose un rapport moins évident au texte : c’est l’aventure qui attire le lecteur, précisément parce qu’elle est évasion du quotidien, source de désordre, univers des possibles et donc, virtuellement, espace de puissance, mais elle a besoin pour s’exprimer du retour à l’ordre clôturant le récit. Et si la structure et l’imaginaire solaire du roman d’aventures évoquent les intertextes du récit initiatique, c’est à travers un mouvement ambigu : s’il s’agit d’apprendre à accepter sa place dans la société, cette place n’est obtenue que parce que le héros a su tirer sa force de l’univers sauvage de l’aventure, lequel est source de sa « solarité ». Cette ambiguïté des mécanismes de lecture vient troubler pour partie la logique trop transparente de la diégèse. Société et monde sauvage A l’origine des oppositions entre civilisation et sauvagerie que l’on retrouve à tous les niveaux du roman d'aventures, il y a ce dispositif du récit qui suppose matériellement un trajet (dans le cas d’un voyage) ou un passage (dans tous les cas) de la civilisation à la sauvagerie, suivi d’un retour : arrachement à l’univers familier, découverte d’un monde de violence au cœur même de la société, conspirations historiques, accusations fallacieuses portées 276

Civilisation ou sauvagerie

contre le héros, menace pour la nation… A chaque fois, c’est l’univers de fiction dans sa totalité qui bascule dans la violence et se projette hors la loi. Cette structure, qui conditionne bien des traits définitoires du texte, est mise en scène à travers un discours équivoque : après un début de roman assimilant l’univers de l’aventure à un imaginaire de puissance et de liberté, le monde bascule dans la violence barbare. Tout au long du récit, la liberté de se faire justice (celle qui permet le duel, le combat et – plus généralement – l’aventure) s’affronte en permanence avec un discours qui tend à re-légitimer la vraie Justice, celle de la civilisation. Plus riches, plus vastes et plus colorés que l’univers quotidien (c’est là que se trouvent les trésors et les royaumes que l’on conquiert de la pointe de l’épée), les univers de l’aventure sont aussi plus inquiétants, plus menaçants.

Louis Noir, Le Coupeur de têtes, frontispice de la première livraison, Paris, Fayard, s.d.

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Le roman d’aventures

L’alternative entre les deux mondes, celui de l’aventure et le « nôtre », correspond à une hésitation entre le risque associé à ce qui est désirable et la sécurité quelque peu stérile du quotidien. Elle fournit le point de départ de bien des romans : Les Quatre Plumes blanches de Mason, Le Prisonnier de Zenda de Hope, Le Tour du monde en 80 jours de Verne, De Paris au Brésil par terre de Louis Boussenard évoquent cette possibilité d’une vie sans aventure. Elle est encore posée dès les premiers chapitres de La Compagnie blanche de Conan Doyle. Dans ce roman, Alleyne, un jeune novice, quitte l’atmosphère confinée du monastère pour faire l’expérience du monde avant de prononcer ses vœux, rêvant à la contrée des Amazones, des nains et des basilics, c’est-à-dire au monde de l’aventure effrayant et fascinant. Le paysage qu’il découvre apparaît avec les atours prometteurs de la liberté. Le bois est d’ailleurs accueillant, peuplé d’animaux et de vie, là où le monastère était silencieux et froid. Mais très vite, avec l’arrivée des hommes, ce qu’aperçoit le héros paraît plutôt confirmer les mises en garde prudentes que l’Abbé lui avait faites sur les dangers du monde : « Partout où il portait les yeux, il ne voyait que violence et injustice, et la dureté de l’homme pour l’homme ». Pourtant, sa rencontre avec celui qui restera son ami tout au long du récit, le rude – et demi sauvage – Hordle John, renverse une nouvelle fois sa lecture des relations entre monde réel et celui de l’Aventure : comment sont définis les prêtres du monastère ? Pas comme de saints hommes en tout cas : « de saints hommes ? Dites plutôt de saints choux ! Ou de saintes cosses ! que font-ils d’autre que vivre, manger et s’engraisser ? Si c’est cela, la sainteté, je te montrerai des cochons dans la forêt qui seraient dignes de figurer en tête du calendrier. Crois-tu que c’est pour mener une existence pareille que ce bon bras a été ajusté à mon épaule, ou que ta tête a été placée sur ton cou ? Il y a des tas de choses à faire dans le monde, ami, et ce n’est pas en nous cachant derrière des murs de pierre que nous les ferons ». Ainsi, d’une définition du monde, on glisse vers une définition de l’homme. Si le monde de l’aventure représente à la fois une promesse et un risque, il renvoie également à une conception de l’existence et à une vision de l’homme et s’oppose au train-train d’une vie morne – celle-là même dont chercherait à s’évader l’amateur de romans d’aventures. Plus tard, après avoir vécu ses premières aventures, Alleyne est capable d’affiner sa comparaison entre les deux mondes : « le monde ne ressemblait guère aux descriptions qu’il en avait entendues, notamment quand le maître des novices évoquait les loups dévorants qui les guettaient au-delà des paisibles enclos de Beaulieu. Le monde certes n’était pas dépourvu de cruauté, ni de 278

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luxure, de péché ou de tristesse ; mais une compensation existait dans les nombreuses qualités, dans les vertus robustes et positives qui résistaient aux tentations et aux violentes secousses de la vie quotidienne. Comme par contraste paraissait ternes l’absence de péché due à l’incapacité de pécher, les victoires obtenues dans la fuite devant l’ennemi ! » L’opposition entre le monde plein de dangers physiques et moraux et l’atmosphère paisible et sans gloire du monastère vaut ici pour une métaphore du roman d'aventures : l’attrait romanesque de l’univers de l’aventure vient des possibilités qu’il ouvre, lesquelles sont aussi inquiétantes. Dans cette vision élémentaire, il faut voir moins un discours sur l’aventure réelle que l’expression d’une dynamique de lecture : pour éprouver l’exaltation de la puissance du héros, il faut la confronter en permanence au risque de mort ou à la transgression. Univers féminin et univers masculin L’alternative qui est posée entre le monde quotidien et le monde de l’aventure voit s’affronter deux conceptions de l’action humaine : l’une prudente, légaliste, qui met en avant la sécurité personnelle, la stabilité sociale, mais aussi l’ordre, la loi, ou les réseaux politiques, économiques, sociaux. C’est cet univers du foyer (que quitte le héros au début de l’œuvre, et qu’il fonde au terme du récit) qui sert de seuil à l’œuvre. L’autre qui affronte le monde pour lui arracher ce qu’elle désire, au risque du désordre, du chaos. Le premier type d’actions correspond à une vision du monde féminine. Le second type d’actions correspondrait, selon le roman, à celles traditionnellement dévolues à l’homme, dans la mesure où « dès le début de la période historique, l’aptitude à la violence et à l’effusion de sang sera presque universellement conçue comme un trait de caractère masculin » (Ehrenreich, 1999). Elen Showalter (1990) a supposé que le développement d’un roman d'aventures britannique littéraire, celui de Stevenson, de Kipling et d’autres, dans les années 1880, aurait pu trouver son origine dans la volonté d’opposer une littérature virile, écrite par des hommes et pour des hommes, dans un univers d’où la femme serait exclue (celui du guerrier ou du colon), à la génération précédente des écrivains féminins de la vie privée et du foyer (les Brontë, George Eliot…). En ce sens, le roman d’aventures réinvestit une figure de la masculinité dont Muchembled (2008) a pu montrer qu’elle est largement déclinante dans la réalité sociale de l’époque à laquelle les auteurs écrivent, celle d’une virilité associée à la violence, à l’honneur et à la prédation. Mais si l’on tient compte de l’importance de l’intertexte de l’initiation à l’âge adulte, souvent 279

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convoqué explicitement par les auteurs, et si prégnant y compris chez ceux qui ne s’y réfèrent pas (tant il finit par être un poncif), cette volonté de réaffirmer cette virilité primitive s’explique aisément. Car ce n’est pas tant l’homme réel qui est désigné que celui qui est visé par l’adolescent dans sa volonté d’affirmer, à travers sa masculinité, sa place dans la société. André Rauch (2006) a bien montré que le XIXe siècle a imposé avec la Révolution un modèle masculin qui n’est plus tant lié à la lignée qu’à la fraternité, à travers la mise en valeur de l’action et de l’autoaffirmation de soi. C’est ce qui explique, selon lui, la montée en puissance d’un modèle de virilité héroïque, associé aux figures du guerrier ou du conquérant. Le protagoniste ne devient pas un homme en vieillissant, mais en affirmant par ses actions sa virilité. C’est bien de cela qu’il s’agit, dans les récits de cape et d’épée, quand le jeune héros, Lagardère, Pardaillan fils, Scaramouche, lance un défi à ses adversaires. Ainsi la violence est-elle constitutive d’un imaginaire de la virilité, associé au jeune homme cherchant à affirmer sa place dans la société. Cela explique qu’il y ait peu de place pour les femmes dans le roman d'aventures, et moins encore si on laisse de côté le cadre de l’univers quotidien, pour se recentrer sur le monde de l’aventure. Ce n’est pas seulement par peur de la sexualité que la femme est évacuée, mais parce que le monde représenté est celui de l’affirmation d’une virilité primitive dans lequel elle n’a pas sa place. Dans cette logique d’une conquête de la solarité, la femme est terminus a quo et ad quem du récit : c’est la mère qu’on quitte pour devenir un homme, et la femme qu’on épouse lorsqu’on en est devenu un. De fait, les fonctions « normales » du personnage féminin sont de trois types : elle représente la bien-aimée qu’on veut conquérir (celle qui attend Nigel, Harry Feversham, John Trenchard…), la mère que l’on quitte (celle de qui Jim Hawkins se sépare pour trouver le trésor), ou la vierge à protéger des rivaux durant le récit (telle « la Vierge de la Pagode d’Orient » et les femmes qui accompagnent les héros, proies des sauvages). Dans tous les cas, non seulement la femme reste en dehors de l’aventure, mais la place qui lui est attribuée exprime une scission fondamentale par rapport aux valeurs de l’aventure. De fait, les femmes issues du monde sauvage sont souvent sulfureuses, à l’instar de Milady chez Dumas, d’Ayesha chez Haggard ou d’Antinéa chez Pierre Benoit. Généralement, quand elles sont associées à l’aventure, elles possèdent une ambiguïté qui les rend inquiétantes. Certes, il existe des figures féminines positives associées à l’univers de l’aventure, qu’il s’agisse de sauvageonnes dont le héros tombe amoureux (The Cave Girl de Burroughs, 280

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Catriona de Stevenson1) ou d’aventurières (chez Salgari par exemple), mais elles sont particulièrement rares : pour la période antérieure à 1914, nous n’avons pas trouvé quinze romans en tout, articulés autour d’un véritable héros féminin. La posture idéale de la femme se situe en dehors de l’aventure, et sa réapparition marque la fin du récit. Ainsi, Grace attend-elle tout au long de Moonfleet John Trenchard, une flamme à sa fenêtre symbolisant la permanence de son amour (mais aussi, peutêtre, la flamme du foyer). Elle reste identique à elle-même, inchangée, et c’est sa flamme qui guide le héros lorsqu’il décide de retourner chez lui. Parce qu’elle symbolise le foyer, la femme empêche l’aventure. Bien plus, elle défait l’aventurier. Le bandit romantique de Salut aux coureurs d’aventures de John Buchan est anéanti par une présence féminine (« cet homme, d’une supériorité incontestée au milieu de ses camarades, était désarmé en présence de cette jeune fille »), et l’aventurier qui se marie cesse d’en être un : en ce sens, les dernières pages de Tarzan, seigneur de la jungle, qui voient le héros retourner dans les forêts et retrouver sa force d’homme-singe, posent nettement le choix entre une jungle virilisante et la tranquillité du foyer, négation de l’aventure. Et, dans Les Tigres de Mompracem, Sandokan, pleurant parce qu’il doit abandonner son île et ses tigres pour vivre avec sa bien-aimée, fait le choix contraire, qui signe cette fois la fin de l’aventure : « Le Tigre est mort et pour toujours ! » Bien plus qu’un conflit de sexes, c’est une opposition de valeurs, dont les sexes sont le symbole, que pose le roman d'aventures. On la retrouve aussi formulée à travers des couples de même sexe. C’est leur relation au monde de l’aventure qui oppose Durrance, personnage qui possède tous les traits du héros, à Feversham, l’antihéros des Quatre Plumes blanches. Le premier est décrit comme un aventurier véritable, c’est-à-dire celui pour qui le foyer est à jamais interdit : « l’agitation impulsive du voyageur, sa fièvre chronique et incurable de mouvement, sa soif des vastes solitudes

1 Les femmes issues des espaces de l’Aventure sont souvent des régentes dans leur univers, comme Ayesha (dans le cycle de She de Haggard), Dejah Thoris (dans le cycle de Mars de Burroughs), Phroso (dans le roman éponyme d’Anthony Hope) ou encore Jolanda (Jolanda, La figlia del Corsaro Nero de Salgari). C’est reproduire chez la femme la ségrégation sociale que nous avions repérée chez les initiés issus du monde de l’aventure (chefs de bandits ou de tribus) : le rang élevé dans la hiérarchie sociale vient en quelque sorte racheter « l’infériorité de race » ou de fonction (bandit, pirate, va-nu-pieds et femme). En les possédant, le héros colonise leur monde.

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et son besoin de vivre parmi les peuples insoumis et étranges, dans des contrées éloignées, y étaient profondément enracinés. A présent, la passion les voilait, mais plus tard ces voix lanceraient leur appel – et cet appel serait un cri d’angoisse. Son foyer lui semblerait alors une prison ; et dans cette lutte déchirante entre l’amour et la nécessité, il n’y aurait plus de place pour le bonheur ». Le goût de l’aventure chez Durrance est opposé dès le chapitre trois à la situation de Feversham, et justifie qu’Ethne épouse ce dernier plutôt que Durrance. Fait pour l’univers féminin du foyer, Feversham recule lorsqu’il s’agit d’aller se battre en Egypte et de quitter celle avec qui il s’apprête à se marier. Durrance représente le contre-modèle de Feversham. C’est le référent sur lequel vont se régler les actes du héros lorsqu’il s’agit pour lui de racheter son honneur par des actes de courage exceptionnels. En restant au foyer auprès d’Ethne après être devenu aveugle (donc, après que l’aventure lui a été interdite), Durrance peut laisser sa place à Harry. Il reçoit une à une les plumes, gages du courage retrouvé de son ami, et son jugement est à la source du pardon final. Ainsi, l’univers féminin ne recouvre-t-il pas les limites objectives des sexes : Jack London fait de cette sexualisation symbolique de l’aventure l’un des thèmes clés de son œuvre. Ses romans mettent très fréquemment en scène un couple de héros : Maud Brewster et van Weyden dans Le Loup des mers, Frona Welse et Corliss dans La Fille des neiges ou encore Joan et Sheldon dans L’Aventureuse. Or, on a pu montrer que Jack London jouait constamment sur l’opposition entre sexe biologique et sexe symbolique (Derrick, 1996) : chez lui, la femme paraît souvent plus virile que l’homme qu’elle aime : c’est Joan qui commande aux indigènes, au grand dam d’un Sheldon soucieux des convenances ; Frona est accoutumée au monde sauvage du grand Nord (d’où le titre), alors que Corliss est un novice ; quant à van Weyden, si l’on sait que Loup Larsen le contraint à rester à bord du « Loup des mers » pour faire de lui un homme, on oublie trop souvent que Maud lui apparaît en costume d’homme, et que cette virilité en elle le séduit. Dans ce cas, l’initiation est double : pour que le couple se forme au terme du récit, il faut que l’homme et la femme retrouvent leurs places respectives, mais aussi qu’ils se nourrissent du pouvoir de l’autre. Or, c’est ici encore l’expérience de l’existence sauvage qui conduit le héros à connaître sa nature profonde : Frona est séduite lorsque surgit en Corliss, emporté par « la passion primitive », « un homme des cavernes enlevant une femme », même si elle reste de son côté « a cave-woman » (une femme des cavernes) prête à le frapper de son fouet. Ainsi, la fascination de London pour la femme forte, la femme moderne (ce 282

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« new womanhood » qu’évoque Frona) implique un surcroît de virilisation de l’homme : celui-ci, pour retrouver sa place et ne pas être féminisé, doit conquérir la femme, et éveiller ses instincts primitifs. Plus généralement, il est fréquent que les femmes, pour trouver une place dans le roman d'aventures, doivent se grimer en hommes : Joanna dans La Flèche noire (Stevenson), Phroso dans le récit éponyme de Hope, Fanny, dans Une Guerre de géants de Louis Noir, ou Eleonora la capitaine de Salgari, sont quelques exemples de ces personnages qui troublent les relations entre sexes. Toutes changent de costume pour pouvoir se battre ; Fanny va plus loin encore, puisqu’elle provoque coup sur coup deux adversaires en duel, et les abat d’une balle, au grand désespoir de Paul, son ami, qui se retrouve « plus mort que vif », c’est-à-dire dans la posture d’une femme prête à défaillir. Pour devenir aventurier, la femme doit se faire homme. Mais par ce geste, elle contraint l’homme à exprimer sa masculinité biologique par des actes virils, s’il ne veut pas s’efféminer2. Tout comme l’univers masculin n’est pas réservé aux hommes biologiques, l’univers féminin n’est pas réservé aux femmes biologiques. Le prêtre ou le moine en font partie, qui renoncent au monde, mais permettent la paix ; les enfants y prennent place également3, mais aussi les commerçants ou les bourgeois. Quand ceux-ci sont destinés à être des héros, leur réticence à s’engager dans l’aventure vient d’un amour immodéré du foyer et du confort ; mais dès lors qu’ils partent, ils deviennent comme des femmes, fascinés par les figures d’aventuriers ou de sauvages qui les initient : David apparaît rougissant face à Alan Breck (Enlevé)4, et son homonyme du Collier du prêtre Jean de Buchan est

2 On remarquera qu’« aventurière » est loin de figurer le féminin d’« aventurier »… 3 Le passage à l’âge adulte correspond symboliquement au départ du gynécée pour le monde des hommes (Eliade, 1999) – de fait, c’est bien dans un gynécée que vit, au début du récit, Rodolphe, l’adolescent atardé du Prisonnier de Zenda. 4 Plus généralement, toute l’œuvre de Stevenson tend à féminiser ses héros, fascinés par des figures masculines : à David et Alan répondent Jim et Silver (L’Ile au trésor) ou Herrick et Attwater (Le Reflux). On voit que la relation ne recoupe pas tout à fait celle du Bien et du Mal (comme on l’a trop souvent dit), puisque Alan est l’ami du héros et qu’Attwater est une figure ambiguë. Elle ne recoupe pas non plus la distinction des sexes biologiques, puisque, dans la relation de David à Catriona, c’est évidemment Catriona, la sauvageonne des highlands qui figure l’homme, se substituant ainsi à Alan (Catriona).

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évidemment troublé par la puissance magnétique qui se dégage de John Laputa (Smith, 1995). Dans tous les cas, l’aventure correspond pour eux à un processus de virilisation. Au début du Loup des mers, avant l’arrivée de Maud, van Weyden est étrangement troublé par le corps de Loup Larsen : « Loup Larsen était l’homme type, la synthèse du mâle, presque du Dieu, dans toute sa magnificence. Alors qu’il marchait ou remuait le bras, je regardais ses muscles se gonfler alternativement, sous sa peau fine comme du satin. […] La peau de ce Scandinave était laiteuse comme une peau de femme » 5 . Le trouble du héros devant ce symbole de la virilité que figure Loup Larsen (dont la peau de femme dit surtout le trouble homoérotique) est sensible : « J’étais resté bouche bée, un rouleau d’ouate antiseptique à demi déroulé dans la main, sans pouvoir détacher mes yeux de ce corps superbe, que je ne lassai pas d’admirer ». L’attirance du héros pour Loup, son désir pour la peau féminine recouvrant un corps d’homme est d’autant plus remarquable que le héros est lui-même un être efféminé à la peau de femme (« with a skin soft as a ‘lydy's’ »). Or, en même temps que, sous l’effet de cette vie rude qu’a voulu Loup Larsen, la peau du héros se brunit et se couvre de callosités, il se détourne du corps ambigu de Loup pour celui de Maud, femme virilisée (Derrick, 1996). Le déclin de Loup, dont le corps se paralyse progressivement, accompagne l’ascension du héros comme figure solaire, c’est-à-dire comme être viril. Le fameux homoérotisme du roman d'aventures, que les spécialistes anglosaxons des gender studies repèrent chez à peu près tous les auteurs du genre, vient peut-être de l’expulsion de la figure féminine du récit : ce que désire le héros dans le « sauvage » qui le guide ou l’adversaire qui le fascine, c’est sa puissance et son corps d’initié. Il ne s’agit pas tant d’une attirance pour l’autre que d’une volonté d’être soi-même cet autre viril, d’être animé de cette volonté toute-puissante que portent en eux les êtres issus de l’univers de l’aventure. Une fois qu’il possède ce corps, c’est-à-dire une fois qu’il est lui-même initié, le héros mérite la femme, étant devenu un homme. Il peut se marier. Mais il doit alors renoncer paradoxalement à l’aventure. Si le monde de la civilisation renvoie symboliquement à la sphère de la femme (et du foyer), le monde de l’aventure apparaît comme un espace viril. Cette partition est résumée froidement par Louis Noir : « pour faire rentrer la femme dans la voie que la On retrouve dans Le Collier du prêtre Jean une fascination similaire du héros pour la peau de John Laputa.

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nature lui a tracée, il suffit qu’elle se retrouve en présence de la nature même ; alors, le bras de l’homme se fait sentir pour protéger et pour défendre ; mais en même temps il commande et il exige la soumission et le respect ». Si la nature consacre le triomphe de l’homme, la civilisation voit le règne de la femme : « en pleine civilisation, au contraire, l’être frêle, chétif, incomplet, est le tyran de l’être fort ; toutes les lois primordiales sont renversées. On voit devant le fauteuil où trône une coquette, on voit [sic] se courber platement les échines d’un millier d’adorateurs, et c’est là vraiment un spectacle déshonorant » (Le Coupeur de têtes). Le discours, parce qu’il est caricatural, exprime une vision, sous-jacente dans beaucoup de romans d'aventures, qui associe le monde sauvage et la virilité. Cette virilité s’exprime à travers le choix d’un certain nombre de valeurs qui sont l’apanage des hommes : la force physique, le courage, la résistance. C’est retrouver la hiérarchie de la virtus antique. Non pas celle, hellénisée, des stoïciens, mais celle du vir (l’homme), que les premiers Romains plaçaient au cœur de leur dispositif moral. La virtus, c’est la vertu du guerrier. Sa qualité première, dont découlent toutes les autres, est la puissance physique. Mais cette force physique n’est rien sans la force morale des combattants, le courage. Du courage découlent d’autres vertus : le sens du sacrifice, le désintéressement, la générosité. Quand le héros est un novice, c’est par l’apprentissage des vertus viriles qu’il devient un héros solaire ou un adulte, à l’instar des scouts de Jean de La Hire. Parfois, l’accent est explicitement mis sur la transformation physique, comme lorsque John Trenchard, dans Moonfleet, évoque en ces termes son passage de l’âge enfant à l’âge adulte : « les années passèrent, et de gamin je devins homme, plutôt solide d’ailleurs, car si nous étions mal nourris, l’air était vif et fort ». La souffrance physique prépare l’endurcissement du personnage, afin qu’il puisse basculer du statut d’enfant, c’est-à-dire de proie passive, à celui d’adulte, c’est-à-dire de chasseur, actif dans l’affrontement. L’aventure devient un apprentissage du corps et de la résistance, mais aussi une découverte des vertus du guerrier – sacrifice de soi, discipline, etc. Loin d’être seulement un univers de violence qu’il s’agirait de fuir, elle est la source de puissance qui prépare le triomphe du héros. Les écrivains anglo-saxons, Buchan, Mason, Haggard ou Kipling, placent au centre de leur récit ces valeurs du soldat et du guerrier, préférant les qualités du corps à celles de l’esprit. Ces valeurs sont autant celles de la sauvagerie qu’elles représentent une certaine conception de ce que doit être le Blanc (l’homme civilisé) lorsqu’il pénètre le monde sauvage. Le colon ou le scout tel 285

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que l’avait imaginé Baden-Powell sont des figures dessinées dans les romans d'aventures à travers une morale très prégnante, mais il s’agit de la morale virile d’un soldat des brousses, fondée sur les connaissances pratiques du coureur des bois6. Déjà, les récits de G. A. Henty se constituent comme un véritable manuel du futur soldat de l’Empire. L’auteur délaisse le discours religieux pour une morale pratique fort proche de ce que sera celle des scouts. Ses récits historiques sont conçus sur le même modèle que ses romans géographiques : les valeurs chevaleresques, celle du gentilhomme renvoient toujours à cet idéal du sportsman, qui privilégie le corps sur l’esprit, l’action pratique sur la théorie. De même, les récits maritimes de Marryat s’inscrivent-ils encore dans cette perspective d’une morale pratique, comme le font un grand nombre de robinsonnades. Dans les romans américains, toute l’idéologie de la frontier est fondée sur cette idée que les valeurs frustes de l’homme simple sont en réalité beaucoup plus justes que la morale dépravée, efféminée, de l’easterner. Car dans le roman d'aventures, les prêtres, les hommes d’église (païenne ou chrétienne), les hommes de loi, les financiers ou les politiciens, parce qu’ils représentent tous à leur façon la sphère cérébrale ou calculatrice, sont soit des proies (comme le sont les femmes et les enfants), soit des monstres, chez qui l’esprit est dévoré par ses passions malsaines – des civilisés ensauvagés. Ce poids du discours viril explique que, dans les romans d'aventures historiques, lorsqu’on évoque la quête aventureuse, les valeurs chevaleresques sont souvent dépouillées du discours courtois7. Dans le roman de Conan Doyle, si Nigel part à l’aventure

On sait que le système scout est entièrement décliné à partir des expériences de guerre de Baden-Powell : le terme de «scout» est emprunté aux éclaireurs de la guerre des Boers, les camps, leur hygiène, les activités qui s’y pratiquent, les grades et gratifications, sont imités des pratiques militaires. De même, le rassemblement, chez les Scouts, se fait par un appel calqué sur celui des guerriers zoulous. Le scout est formé pour devenir le futur serviteur de l’Empire britannique. C’est ce que souligne explicitement le titre d’un texte comme Young Knights of the Empire (1916) de Baden-Powell : le scout doit être le «jeune chevalier de l’Empire». Aussi est-ce un enseignement pratique, celui du guerrier rompu aux combats de brousse, qui lui est donné. Sur les relations entre la figure du scout, du sportif, du soldat et du colon (Eby, 1987). 7 Dans Victorian Quest Romance (1998), Robert Fraser souligne que le succès des réécritures de romances médiévaux en Grande-Bretagne dans la seconde moitié du XIXe siècle, chez Kingsley (The Heroes) ou Andrew Lang (The Book of Romance), s’accompagne le plus souvent d’une retranscription idéologique des valeurs initiales en principes d’amitié 6

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pour mériter l’amour de sa belle, une fois les premiers exploits accomplis, cette dernière disparaît totalement des préoccupations du texte avant les retrouvailles finales. Il ne reste plus alors que les exploits héroïques, tels que les promet Chandos au héros : « Je vous donnerai plus que de l’espoir, Nigel. Je vais vous conduire en un endroit où vous plongerez les deux bras jusqu’aux coudes dans le danger et l’honneur, où le péril se couchera à vos côtés pour la nuit et se lèvera le matin avec vous. L’air même que vous respirerez en sera chargé » (Sir Nigel). Les valeurs chevaleresques sont ici réduites aux qualités de l’aventurier, force et courage. Le guerrier, l’aventurier, l’homme d’action… c’est vers une image de l’homme sauvage, opposé aux raffinements de la civilisation, que se dirige résolument le récit. La chasse, fauves et proies La plongée du héros dans l’univers de l’aventure contribue à le viriliser, et le prépare ainsi à son triomphe final. Cette force, c’est aussi celle du corps masculin, celle du guerrier. Nombreux sont ainsi les scènes qui voient surgir l’être primitif derrière l’homme civilisé, parfois, chez le héros, ses adversaires ou ses alliés. L’une des incarnations les plus significatives de la virilité sauvage est à rechercher du côté de la figure du chasseur et, plus généralement, de l’imaginaire cynégétique. Le motif de la chasse est fréquemment présent dans le roman d'aventures. Cela s’explique aisément : le récit de chasse, par son caractère anecdotique, prend une forme semblable à celle de la mésaventure, d’autant qu’il se fonde sur des événements hors du commun (jusqu’à la galéjade parfois) et implique souvent une part de danger. Sa proximité avec les épisodes du roman d'aventures est d’autant plus grande qu’il met lui aussi en scène un affrontement de l’homme avec la sauvagerie, une conquête sur la nature qui ne peut se faire que si l’on se pénètre de celle-ci. Nombreuses sont les études à avoir montré combien était ambigu l’imaginaire cynégétique : l’homme qui chasse marque sa supériorité sur l’ensemble des bêtes sauvages, une supériorité spirituelle et technique qui désigne symboliquement l’affranchissement de l’humanité du reste du règne animal (Ehrenreich, 1999). Mais la pratique même de la chasse est associée à l’idée d’une résurgence de la sauvagerie chez le chasseur (Hell, 1994) : non seulement il retourne à la nature et un certain nombre d’instincts primitifs s’éveillent en lui, au virile et de courage, privilégiant la figure du guerrier sur celle du chevalier courtois.

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premier rang desquels le goût carnassier du sang, mais pour chasser, il doit se confondre avec le paysage (d’où les huttes, les longues séances de guet immobile et les tenues de camouflage) et en déchiffrer les signes (repérer les traces du gibier, ses habitudes, ses ruses, etc.). L’épisode de chasse est l’un de ceux que l’on retrouve le plus souvent dans le roman d'aventures géographiques. Bien plus, les deux imaginaires ont été dès l’origine associés, au point d’apparaître sous la forme de couples inséparables, dans les dernières décennies du XIXe siècle dans des œuvres aux sous-titres de type « roman de chasse et d’aventures », sans doute parce que la chasse combine des fantasmes d’appropriation coloniale (avec ses trophées et exploits), un désir de connaissance (avec ses taxinomies), et une structure paratactique qui se prête à la feuilletonisation. Rares sont les récits à ne pas comporter une ou deux scènes de ce type, mettant en valeur la richesse et la variété des espèces dont l’homme peut se faire le prédateur – pour ne pas même évoquer les romans d'aventures qui consacrent l’essentiel de leurs mésaventures aux scènes cynégétiques (chez Mayne Reid, Boussenard, Kingston, etc.). Enfin, la métaphore de la chasse dépasse largement le domaine du dépaysement géographique, pour s’associer volontiers aux romans d'aventures sociales (le justicier comme chasseur, le criminel comme prédateur8), ou aux romans d'aventures historiques : ainsi, dans le roman de piraterie Le Faucon des mers de Rafael Sabatini, l’affrontement entre le pirate et son frère se fait en termes cynégétiques (« Vous prétendez chasser le faucon des mers? Vous ? Un perdreau ? ») Dans un chapitre de Le Mouron Rouge (Emmuska Orczy) intitulé de façon transparente « Sur la piste », l’héroïne craint, évoquant son mari le Mouron Rouge, que « le lièvre que l’on courait avait enfin donné de la tête dans le collet ». De même, tout le chapitre XVI d’Eve la rouge, de Rider Haggard, joue très consciemment sur l’ambiguïté qui existe entre la poursuite de l’adversaire et le vocabulaire de la chasse. Dans Sir Nigel enfin, l’initiation du héros à la guerre se fait à travers une métaphore du même type : « C’est dans la forêt et sur les [dunes] que vous apprenez à jeter votre faucon ou à lâcher vos chiens. Ainsi donc, c’est dans les camps et sur les champs de bataille qu’on s’initie aux arcanes de la guerre9 » - même si on sait

8 Voir J.-C. Vareille, 1980, dont les analyses dépassent largement le cadre des récits policiers archaïques et peuvent s’étendre à toutes les figures de justiciers des romans d'aventures sociales. 9 Dans La Compagnie blanche, la situation de Nigel est inversée : de chasseur, il devient bête traquée. Le combat final des héros contre les

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combien chasse, guerre et jeu, ces trois motifs récurrents du genre, ont pu être associés chez les Anglo-Saxons du tournant du siècle. La frontière entre le chasseur, l’aventurier et le guerrier est ténue : les uns et les autres usent d’armes et traquent leurs ennemis, et tous pénètrent le territoire menaçant de l’autre, du sauvage, et se l’approprient. Cela expliquerait que les colons des romans d'aventures – comme les pionniers et les coureurs de bois – soient également des chasseurs, retrouvant la fonction symbolique de la chasse comme prise de possession de l’espace sauvage et, plus généralement, de tout territoire hostile : on peut en effet faire remonter le lien de la figure du conquérant et du chasseur jusqu’au début du néolithique, lorsque les chasseurs ont été chargés de défendre le village, mais aussi d’étendre le territoire cultivé en éliminant les bêtes sauvages ; dès lors, « la poursuite et la mise à mort d’un fauve devient le modèle mythique de la conquête d’un territoire (Landnáma) et de la fondation d’un Etat » (Eliade, 1976). Rien d’étonnant à ce que toutes les incarnations du héros de roman d'aventures, ce personnage qui doit affronter l’espace sauvage et le maîtriser, aient si souvent emprunté à l’imaginaire cynégétique. Tout se passe comme si la métaphore de la chasse représentait une clé de lecture essentielle du genre, le lien désignant à chaque fois, derrière les différentes figures d’aventuriers réalisés, une sorte d’incarnation archaïque du personnage comme agresseur, dont le sens de l’acte viendrait de la volonté de maîtriser l’autre, le sauvage, d’en réduire la part d’altérité, et donc, de menace10. Bertrand Hell (1994) a décrit combien, dans l’imaginaire collectif, la chasse donne au chasseur un peu de la sauvagerie de la bête traquée : « de la description des ‘frissons’ que ressentent les chasseurs à la veille du brame, à l’évocation de ‘l’instinct’ dont se prévalent les braconniers, c’est toujours l’idée d’une effervescence de l’esprit qui affleure […] Non, les fourmillements ressentis n’ont rien à voir avec une quelconque nervosité ou avec de l’impatience ! Pour eux, ces fourmillements sont vécus comme un éveil de leur corps sauvage ». Si, du coupeur de têtes à Allan Quatermain, en passant par Tremal-Naik, le tueur de tigres, « Monsieur André », l’ami de Friquet, et les nombreux coureurs des bois, les héros

Espagnols et les Français alliés est précédé d’une poursuite décrite dans les termes exacts d’une chasse à courre (chapitre XXXVI). 10 Konrad Lorenz (1977) établit un lien entre le primitif qui réagit à une menace par l’agression et la figure du chasseur, et du chasseur au guerrier, remarquant que ce n’est pas la violence, mais la sophistication des armes qui a rendu monstrueuse l’agression, la transformant en acte meurtrier massif.

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solaires des romans d'aventures sont souvent des chasseurs, c’est qu’ils ont été pénétrés de cette sauvagerie, de ce wilderness, mélange d’instinct meurtrier et de communion avec la nature. Le chasseur, c’est celui qui refait dans le sens inverse le trajet vers ce sauvage qu’il a été. En respirant les fumées magiques du Taduki, Allan Quatermain, celui que les Noirs appellent Macumazahn (« le chasseur »)11 a le pouvoir de découvrir d’où vient cette puissance, puisque son esprit remonte jusqu’à l’un de ses premiers avatars, premier corps que son âme a possédé et dans lequel elle peut à nouveau s’incarner pour un temps. « A présent, moi, Allan Quatermain, je disparais de ce récit. Je ne suis plus lui. Je suis Wi le Chasseur, futur chef d’une petite tribu sans nom, car elle n’en avait pas besoin, se croyant le seul peuple sur terre. Pourtant, souvenez-vous que mon intelligence et mon caractère moderne ne se sont jamais assoupis, qu’ils restaient toujours présents pour observer ce prototype, cet être primitif » (Allan and the Ice Gods). Le trajet que fait Allan vers son incarnation ancestrale révèle la nature primitive de l’aventurier : ce chasseur sauvage, presque un primate, c’est déjà Allan Quatermain, mais réduit à sa quintessence. Chasseurs archaïques, les personnages (bons et méchants) s’apparentent très souvent à des bêtes sauvages. Dans le roman d'aventures géographiques, une telle représentation s’explique en partie par les idées du darwinisme social, largement partagées à l’époque, qui voulaient que le « sauvage » soit plus près que le Blanc de l’animal par ses mœurs et parfois par ses propriétés physiques – ce qu’implique d’ailleurs le terme même de « sauvage ». S’en étonner serait oublier que Pierre Larousse écrivait en 1866 dans son Grand dictionnaire du XIXe siècle qu’ « il y a plus de différences entre certaines races sauvages et certaines Au moment de l’initiation, les héros reçoivent fréquemment un nom totémique qui renvoie à l’imaginaire de la chasse. Chez Gustave Aimard, Valentin Guillois devient « le chercheur de pistes » (Le grand chef des Aucas, etc.) et un autre personnage s’appelle Sans Traces (Les Bandits de l’Arizona). Enfin, l’apothéose de Tarzan, ce moment où il pousse pour la première fois son fameux cri, alors qu’il vient de tuer l’anthropoïde Tublat, est précédé de ces mots : « Je suis Tarzan […] Je suis un grand tueur. Respectez tous Tarzan, le fils des singes, et sa mère Kala. Personne parmi vous n’est aussi fort que Tarzan. Que ses ennemis prennent garde ! » (op. cit.). On voit comment, à travers les perturbations qu’introduisent les figures de Tarzan l’homme-singe et de l’anthropoïde (c’est-à-dire du singehomme), se confondent ici l’imaginaire du guerrier sauvage et celui du chasseur. Ce personnage est présenté comme « la personnification de l’homme primitif, du chasseur, du guerrier ». 11

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races civilisées qu’entre les races sauvages et les anthropoïdes12 ». Mais l’animalisation des êtres dépasse ici largement la figuration des populations lointaines. Dans les romans d'aventures historiques ou sociaux, les méchants sont eux aussi constamment représentés à travers l’évocation de leurs instincts animaux, tels « Collot d’Herbois, ou Marat à cette époque – des hommes qui étaient devenus des bêtes brutales, plus féroces que des animaux sauvages, plus scientifiquement cruels qu’un félin rôdant dans la jungle ou le désert » (E. Orczy, Les Nouveaux Exploits du Mouron Rouge); la Fausta qualifie ses sbires de limiers13 ; quant à l’espion des Trente neuf Marches, il est démasqué par Richard Hannay, parce que ce dernier reconnaît ses yeux d’oiseau de proie : « ses yeux exprimaient plus que la simple joie du triomphe. Naguère encapuchonnés comme ceux d’un oiseau de proie, ils étincelaient maintenant d’un orgueil [de faucon] 14 ». Le méchant n’est pas n’importe quelle bête, c’est une bête de proie. Face à ces bêtes de proie, les personnages positifs d’aventuriers accomplis, les héros solaires ou ceux qui guident le héros novice dans ce monde nouveau pour lui, sont eux-mêmes évoqués à travers des images d’animalité. Tout se passe comme si, pour survivre dans la jungle, il fallait se comporter en bête sauvage. Comment interpréter autrement la posture des coureurs des bois, sur la piste de leurs ennemis, « rampant sur les genoux et sur les mains au milieu des hautes herbes, l’œil au guet et l’oreille aux écoutes, retenant leur souffle et s’arrêtant par intervalles pour humer l’air » (Les Trappeurs de l’Arkansas), imitant en tous points la démarche d’un limier flairant une piste. L’attitude est d’autant plus étonnante que les personnages sont accompagnés de chiens, mais que ce sont eux qui se comportent en bêtes. Lorsque Gustave Aimard écrit : « son œil étincela, il se ramassa pour ainsi dire sur lui-même, et bondissant comme une panthère, il s’élança sur un guerrier indien », on a peine à croire qu’il parle du chasseur Michel 12 Cité par Alain Ruscio (1995). Dans cet ouvrage, Alain Ruscio donne par ailleurs de nombreux exemples de l’animalisation des peuples lointains tirés d’exemples de la littérature populaire. 13 « Ici, le Bohémien Belgodère… Un bon limier à lancer sur Farnèse… », M. Zévaco, La Fausta. 14 J. Buchan, Les Trente-neuf Marches, John Buchan, volume un, Paris, Librairie des Champs-Elysées, 1995, p. 125 ; dans le texte original, « hawk » renvoie cependant à l’idée d’une attitude agressive (proche des images associées à « vautour » ou « rapace » en français), mais son sens premier est actualisé par la proximité de l’évocation du « bird of prey », aussi avons-nous préféré évoquer son sens propre plutôt que la traduction initiale, pourtant plus juste.

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Belhumeur et non de son chien. Quant à Sandokan, le pirate aux « dents acérées comme celles des bêtes sauvages », sa bravoure féroce lui vaut le surnom de « tigre de Malaisie » (Les Tigres de Mompracem d’Emilio Salgari). Ailleurs, pour marquer leur puissance animale, les héros se promènent accompagnés de bêtes sauvages, tels Tremal-Naik et le capitaine Corcoran, escortés de leurs tigres Darma et Louison15 ; ou le coupeur de têtes et Tarzan, alliés à un lion16. Ces bêtes féroces sont pour eux de simples chiens de chasse, preuve que ces chasseurs fabuleux ont domestiqué la nature. L’animal sauvage s’oppose à ces animaux domestiques que sont ceux qui n’ont jamais quitté le confort de la civilisation : les « pourceaux » (« hogs ») de La Compagnie blanche, ou les insectes sociaux, métaphore qu’emploie John Kemp pour désigner le monde bourgeois : « Barnes et ce Macdonald qu’il venait de trouver représentaient à mes yeux tous les insectes laborieux du monde, toutes les fourmis qui sont toujours en train de haler des fardeaux d’un poids incommensurable et d’une incommensurable inutilité, tantôt en haut de monticules raboteux, tantôt au fond des trous escarpés, qui n’arrivent jamais et jamais n’accomplissent rien » (L’Aventure). Mais si elle l’emporte sur la fourmi et le pourceau, la bête sauvage possède son revers sombre : lorsque la sauvagerie devient cruauté barbare, ce n’est plus la métaphore du fauve qui l’emporte, mais celle de l’oiseau de proie (tel le regard de l’espion dans Les Trente-neuf Marches de John Buchan) ou du serpent (chez Aimard, l’Indien « se gliss[e] dans l’ombre comme un serpent »). Dans les images de l’animalité comme ailleurs, les valeurs peuvent s’inverser. C’est en ce sens que le magnétisme viril du sauvage peut se convertir en bestialité, que les valeurs du vir peuvent déraper vers la force brutale du vis. La frontière n’est pas évidente entre le sauvage fascinant – Sandokan et les personnages solaires – et le barbare cruel. Le fauve ou le chasseur possèdent également des aspects effrayants. Apprenant qu’un de ses lieutenants ne s’est pas lancé à l’abordage au poste qu’on lui avait confié, et qu’un autre s’est fait tuer à sa place, Sandokan décide, implacable : « Je devrais te faire fusiller pour ce manquement, mais tu es un brave et je n’aime pas sacrifier inutilement les hommes courageux. Mais au

15 Respectivement dans Les Mystères de la jungle noire de Salgari et dans Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran

d’Alfred Assolant. 16 Dans Le Coupeur de têtes de Louis Noir, et à partir de Tarzan and the Golden Lion de Rice Burroughs.

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Civilisation ou sauvagerie

prochain abordage, tu te feras tuer à la tête de mes hommes » (Les Tigres de Mompracem). Cette condamnation à mort est faite froidement, et témoigne de l’absence de pitié du « tigre ». Elle participe de la fascination qui se dégage du personnage, mais elle le rend également un peu effrayant, parce qu’elle révèle ce qui rapproche les figures positives du héros viril, du noble sauvage, de leurs doubles négatifs les barbares, les monstres sauvages : ne décrit-on pas, dès le portrait liminaire, la bouche de Sandokan comme « une bouche petite qui laissait voir des dents aiguës comme celle des fauves » ? Lorsque le protagoniste n’est pas encore un initié, qu’il n’est qu’un héros en devenir, alors il n’est ni chasseur, ni bête de proie, mais bête traquée. David Balfour et Richard Hannay sont poursuivis dans la lande écossaise par des soldats ou des policiers qui organisent une véritable battue 17 . Quant au Piège d’or de James Oliver Curwood, il est en partie fondé sur cette alternative pour le héros : devenir un héros solaire, un chasseur, ou rester une bête traquée, puisqu’il s’agit pour lui d’affronter Bram, « un loup-garou. Un homme-animal. Un compagnon des loups », dont les chiens sont eux-mêmes devenus loups (« vers la fin de la troisième année, il ne restait plus une goutte de sang de chien dans sa meute. Ce n’était plus que des loups, uniquement des loups »). Alors qu’il pense affronter un homme, Philip Brant se retrouve face à une bête sauvage. Son ennemi est un vrai chasseur qui communie avec la nature, et contre le policier qui le traque, il oppose des loups affamés. Ce chasseur devenu bête traquée qu’est Bram (« a creature that was hunting, and yet hunted ») se fait à nouveau chasseur, prêt à commander la curée à ses bêtes. Désormais, et jusqu’au terme du voyage, longtemps après qu’il aura fui avec la prisonnière de Bram, Philip sera cette bête traquée que les loups attendent de dévorer. Pour lui, comme pour bien d’autres personnages, faire la conquête de sa solarité, c’est passer du statut de bête traquée à celui de chasseur. Nombreux sont les romans d'aventures à être fondés sur une telle inversion : outre Les Trente-neuf Marches et Enlevé, on citera L’Aigle des mers de Sabatini, La Maison du loup de Weyman ; tous jouent ainsi avec cet intertexte de la chasse. Tous les récits décrivant les aventures d’un héros poursuivi par ses ennemis sont implicitement fondés sur un tel programme. Le triomphe du héros novice représente toujours ce basculement d’une fonction à l’autre.

Respectivement dans Enlevé de Stevenson et dans Les Trente-neuf Marches de John Buchan. 17

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Que la solarité se traduise par un trajet du héros de la bête traquée au chasseur qui piste désormais ses ennemis, répond à un impératif profond de l’imaginaire symbolique, qui veut que l’être humain se soit toujours pensé sous la double modalité de la proie et du chasseur. Pour Barbara Ehrenreich (1999), la plus grande conquête de l’humanité fut sans doute ce passage du premier statut au second, permis par l’invention d’armes et de techniques de chasse toujours plus perfectionnées. Le roman d'aventures reproduirait alors ce glissement, et le triomphe final de la civilisation ne ferait rien d’autre que consacrer la supériorité de l’homme sur le monde hostile dès lors qu’il a su affronter la sauvagerie hors de lui et en lui, et retourné contre l’autre la violence subie. Symboliquement, le trajet du roman d'aventures glisserait d’un univers incontrôlé vers un univers dominé par l’homme – de la sauvagerie à la civilisation. En devenant chasseur, le héros se rend non seulement maître de ses ennemis, mais il domine également leurs techniques et leur univers primitif. Ce lien possible entre la structure du roman d’aventures et le glissement de proie à prédateur expliquerait que dans les romans d'aventures, les chasses qui fascinent le plus sont celles qui mettent en péril la maîtrise du personnage : chasse à l’ours (Bruin de Mayne Reid, Le Grizzly de Curwood), au lion (A Tale of Three Lions de Haggard, Aventures d’un gamin de Paris de Boussenard), au tigre (Les Mystères de la jungle noire ou Le Ko-hi-noor de Salgari)… ou au dinosaure (Le Monde perdu de Conan Doyle). Dans tous les cas, l’affrontement met en jeu la place respective du chasseur et de la proie ; et la violence prend à nouveau son sens fondamental, celui de la conquête d’un territoire, d’une place dans le monde. Cette menace constante est celle contre laquelle doit lutter le héros initié : certes, il connaît le monde de l’aventure dans lequel il évolue, certes, il est lui-même un demi-sauvage ; mais à tout moment, il peut se laisser piéger et redevenir une proie, une victime contrainte de fuir. Dans L’Aventure de Conrad et Ford, Castro, affamé et assoiffé, sort de la grotte dans laquelle il se terrait, encerclé par ses ennemis. Lui, le redoutable bandit d’honneur à la main terminée par une courte épée, accepte de se faire prendre, et arracher, comme à un scorpion, « son dard » : la bête redoutable est désormais sans défense, et l’on peut la torturer un peu avant de l’écraser. Dans un roman d'aventures, l’initié ne l’est jamais totalement, même quand, comme Tarzan ou Doc Savage (le héros de Lester Dent), on nous affirme ad nauseam sa perfection – et c’est d’ailleurs ce qui permet la sérialisation des aventures de ces héros récurrents. Il existe toujours une part du 294

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monde sauvage qu’il ne maîtrise pas parce que, par définition, elle échappe à toute maîtrise : le wilderness désigne aussi cette part incontrôlable du monde, qui rattache en profondeur la sauvagerie au désordre et au hasard. Si le trajet du héros s’apparente à une maîtrise des signes, celle-ci ne cesse jamais totalement d’être mise à l’épreuve et cette instabilité permanente est la condition de possibilité du récit. Mais il existe un risque inverse : c’est celui qui fait glisser le personnage du chasseur au fauve, d’une sauvagerie maîtrisée à une barbarie incontrôlée qui le fait basculer dans le camp du Mal – vieux motif de l’homme sauvage, du chasseur noir, qui a tant nourri les récits chevaleresque. L’imaginaire de la chasse porte en lui-même, dans les représentations collectives, cette relation double à l’imaginaire de la sauvagerie. Bertrand Hell (1994) a montré combien il était facile pour celui qui s’initie aux mystères de la nature de se faire dévorer par le « sang noir », cette puissance du chasseur ou de l’homme des bois, et dominer par l’ensauvagement et la rage, folies dont les incarnations sont le lycanthrope et le possédé. Moby Dick, le fameux roman de Herman Melville, thématise l’idée d’un renversement de la figure du chasseur avec la bête qu’il traque durant leur affrontement. En poursuivant inlassablement la baleine, Achab ressemble progressivement à son adversaire, lui dont la jambe est déjà faite d’ivoire. Ainsi défait-il ce lien fraternel entre les marins qui leur permet de lutter contre la mer : tout à son obsession, il n’entend plus les avertissements de Starbuck ; il est seul, et sa solitude est déjà un signe de sauvagerie. Sa passion, qui le conduit à engager tous les moyens qu’il possède dans sa traque, jusqu’à en oublier que la chasse est avant tout un métier, est le symptôme d’un être ensauvagé, d’un fauve rendu fou par l’odeur du sang. C’est pour cela qu’il se perd, parce que, en poursuivant la baleine, il est en quelque sorte devenu celle-ci, et que c’est désormais lui qui doit mourir. La bête qui s’éveille en nous dans l’acte de chasser peut ouvrir à l’ensauvagement complet, la folie du « chasseur noir » décrit par Pierre Vidal-Naquet (1991) comme l’une des figures mythiques essentielles de notre civilisation, rattachée en Grèce à l’initiation des jeunes guerriers et aux limites de cette éducation. Ce risque associé à l’imaginaire de la chasse se retrouve également dans le roman d'aventures. La chasse peut éveiller des visions beaucoup plus effrayantes lorsque le personnage se fait chasseur d’hommes. Si la métaphore de la chasse est fréquemment associée aux poursuites des criminels ou des héros, le glissement de la métaphore à la mise à mort réelle d’un homme est beaucoup plus rare. Certes elle reste exceptionnelle jusqu’aux années 1920 (et 295

Le roman d’aventures

connaît son premier apogée dans le film de 1932 The Most Dangerous Game d’E. B. Schoedsack et I. Pichel), avant de devenir l’un des motifs privilégiés de la littérature et du cinéma anglosaxon18, mais elle n’est cependant pas absente du roman d'aventures avant cette date. On la retrouve régulièrement, y compris dans les actions du héros ou de ses alliés : on connaît la tentation qui saisit un temps Tarzan de dévorer sa première victime humaine – moment critique, puisque c’est parce que le personnage y renonce qu’il échappe au statut de pur sauvage. De même, si les Comanches scalpeurs de Gustave Aimard ou les pirates aux mœurs brutales, ne mangent pas leur victime, ils la dépècent ou réservent à son cadavre des pratiques qui les déshumanisent (comme le suggère par exemple Pierre Mac Orlan dans Les Clients du Bon Chien Jaune). Enfin, les figures récurrentes des anthropoïdes, qu’on retrouve aussi bien chez Rosny, chez Burroughs (dans les cycles de Mars et de Tarzan), ou encore chez Conan Doyle (Le Monde perdu19), possèdent cette propriété qu’ils sont des bêtes qui ressemblent aux hommes, ou des hommes qui sont aussi des bêtes, on ne sait pas trop. L’hésitation nourrit on le sait l’intrigue de L’Ile du Docteur Moreau de Wells, qui joue aussi sur l’imaginaire de la chasse. Tuer et traquer un anthropoïde, c’est jouer sur l’ambiguïté de la chasse et exprimer de cette façon une passion étrange du sang et de la violence dans le roman d’aventures. Le sauvage peut connaître un sort similaire. Dans Les Chasseurs de chevelures de Mayne Reid, le héros accompagne une bande de coureurs des bois et d’aventuriers qui combattent les Indiens. Il apprend constamment de ces hommes (les subtilités de la chasse, les secrets de la prairie ou les ruses de la guerre). Un jour pourtant, la traque des Indiens fait basculer ses alliés du côté de ceux-là mêmes qu’ils combattent : « il me semblait voir une compagnie de chasseurs dans une bruyère, attendant que le gibier partît ; mais ici, Dieu puissant ! le gibier était de race humaine ! ». Il existe une limite où la liberté de celui qui agit devient sauvagerie, bestialité, cruauté : la joie virile de la chasse se transforme alors en barbarie.

18 Denis Duclos (1994) montre combien la figure du serial killer dérive d’un imaginaire cynégétique. 19 D’autres récits de mondes perdus évoquent des anthropoïdes : chez Haggard, les cruels Fungs (Queen Sheba’s Ring) s’en rapprochent, comme, chez Rice Burroughs, le peuple d’Opar (The Return of Tarzan).

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Héros solaire et soleil noir C’est surtout au moment de l’affrontement du héros avec son principal ennemi, que se révèle la relation dialectique de la solarité avec l’imaginaire de la sauvagerie comme folie barbare. Cet affrontement se déroule comme un véritable débat, puisqu’il met face à face les valeurs du héros et celles de son adversaire. En effet, le méchant ne représente pas uniquement l’ennemi, mais aussi la tentation de pulsions désinhibées. Ce personnage combine plus que tout autre les valeurs de la civilisation et de la sauvagerie. Il est en effet rarement un simple « sauvage » ou un homme du tout venant. D’abord, la vision raciste du monde qui prévalait à l’époque ne l’aurait pas permis ; ensuite, un simple quidam n’aurait pu figurer un danger suffisant pour maintenir l’intérêt du lecteur. L’adversaire privilégié est en général un personnage cultivé mais pervers, qui choisit de s’allier avec les forces de la sauvagerie pour satisfaire ses appétits de pouvoirs ou d’argent. Lorsque le juge O’Brien devient chef des pirates (L’Aventure de Conrad et Ford Madox Ford), lorsque Richelieu s’allie avec Milady pour s’attaquer au pouvoir royal (Les Trois Mousquetaires) ou lorsque le Belge Albert Werper s’associe avec les négriers arabes (Tarzan et les joyaux d’Opar), ils pervertissent la société pour y introduire le wilderness, rompent les limites entre les deux espaces en tentant une combinaison contre nature, mais ils inversent surtout la hiérarchie des valeurs, et transforment l’idée d’une sauvagerie offrant sa puissance vivifiante à la civilisation en celle d’une civilisation ensauvagée. S’ils mettent en péril l’ordre du monde, ils le font moins en s’attaquant matériellement aux hommes et aux biens, qu’en brisant une frontière, en transgressant un tabou. C’est en ce sens que le roman d'aventures a pu si bien se marier avec les terreurs coloniales et racistes de l’indigène civilisé : si Shere Ali (The Broken Road d’A. E. W. Mason), John Laputa (Le Collier du prêtre Jean de Buchan), ou Natah-Otann (Balle-Franche de Gustave Aimard) apparaissent comme des monstres, c’est qu’ils sont des indigènes éduqués, mais que leurs connaissances ne domptent pas la sauvagerie en eux. Leur savoir d’êtres civilisés devient pure force désirante : volonté de puissance pour NatahOtann et John Laputa ou désir sexuel pour Shere Ali. On est surpris de constater combien, dans les récits pourtant récents de John Buchan et surtout de Mason, l’indigène civilisé est perçu comme un être qui n’a plus sa place nulle part. Dans le roman de Mason, Shere Ali a été éduqué en GrandeBretagne, où il a côtoyé les Anglais qui le traitaient comme leur égal. De retour en Inde, il n’accepte plus d’être relégué au rang de 297

Le roman d’aventures

simple vassal, aussi se révolte-t-il à la tête des Indiens. Loin de justifier cette révolte, Mason considère que l’acculturation des Indiens est une malédiction pour eux – et pour l’Empire britannique. L’Indien est damné, puisqu’il a l’illusion d’être civilisé tout en restant, dans sa chair, un sauvage. La civilisation lui a prouvé combien elle était supérieure « il a perdu le goût de la vie indigène, et pourtant, il doit vivre ainsi ». Son désir de libérer l’Inde est présenté par l’auteur comme une inversion symbolique : l’un des alliés de Shere Ali le décrit comme un autre colon, puisqu’il évoque, pour justifier son projet « the right of a conqueror » (« le droit du conquérant »). Cette inversion exprime bien l’impossibilité dans laquelle se trouve le personnage d’être à la fois un Indien et un être civilisé : Mason établit un rapprochement entre l’aspiration à une égalité morale et judiciaire avec les Anglais, et le désir qu’éprouve Shere Ali pour une femme blanche. Pour l’auteur, éduquer les colonisés, c’est s’exposer à les voir violenter les femmes : « ces types ne comprennent pas cette amitié entre hommes et femmes. Shere Ali est en train de rêver à une femme qu’il ne pourra jamais épouser à cause de sa race. Et il est en train d’être emporté par une véritable folie meurtrière ». La folie meurtrière (« amuck » - amok) vient de ce que, chez le personnage, la sauvagerie atavique a dominé la civilisation et qu’en retour, la civilisation a perverti la sauvagerie. Durant tout le roman, Mason paraît animé du souci de comprendre son personnage, il sympathise même avec lui ; et là où d’autres auteurs font du sauvage civilisé ou de l’Occidental ensauvagé des stéréotypes de méchants, Mason cherche systématiquement à introduire de l’analyse psychologique dans ses récits d’aventures géographiques. Mais, plus encore que ses préjugés, le dispositif du récit lui interdit toute compréhension. La construction du roman d'aventures en deux systèmes de valeurs antagonistes interprète toute contradiction au sein du personnage comme un risque de dissolution, de bewilderment, ou de furie barbare, puisque la principale menace ne vient pas des périls extérieurs, mais du danger pour le personnage de basculer lui-même dans une sauvagerie non contrôlée. Dans Le Collier du prêtre Jean, c’est explicitement en termes de Bien et de Mal, de Civilisation et de sauvagerie, ou encore d’ordre et de désordre que le débat se pose entre John Laputa et David : « Au nom de Dieu! M’écriai-je, quel rôle jouez-vous donc dans toute cette histoire ? Instruit comme vous l’êtes, car vous êtes instruit et vous avez, de plus, beaucoup voyagé, pourquoi voulez-vous ramener votre peuple à la sauvagerie ? Cela est d’autant plus honteux que vous êtes éclairé ». L’indignation de David est 298

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d’autant plus grande que le héros garde en mémoire l’image du pasteur, ayant quitté ses vêtements pour se livrer à ses rituels païens, se dépouillant des symboles de la civilisation pour libérer sa force barbare, et qu’il soupçonne l’homme de vouloir forcer l’Afrique du Sud à faire le même trajet. Mais la réponse de John Laputa inverse totalement le sens de son geste : « Vous me comprenez mal, répondit-il avec douceur. C’est parce que j’ai goûté à tous les fruits de la civilisation que j’en connais l’amertume. Je veux réaliser, pour mon propre peuple, un monde plus simple et meilleur. Je suis chrétien ; voulez-vous me dire si votre civilisation se soucie beaucoup du Christ ? » John Laputa oppose à une civilisation néfaste la vérité d’un monde primitif en accord avec le message du Christ, un monde d’avant la chute. Son retour à la sauvagerie est une recherche du Paradis originel. Mais l’inversion des valeurs se produit une nouvelle fois : cette sauvagerie que Laputa rapproche du Paradis chrétien, David n’y voit que cruauté barbare : « Si vous êtes un chrétien, quel est ce christianisme qui noie le monde sous un déluge de sang ? » En croyant châtier le monde des pécheurs et faire advenir un monde sans Mal, Laputa plonge dans cette démesure qui inverse les signes de la sauvagerie. Il ne sert plus tant la vérité que ses propres désirs infinis de pouvoir. Au moment de sa mort, John Laputa révèle encore une fois ce qu’il y avait de démesuré dans son projet : « Si j’avais vécu, j’aurais enseigné la sagesse au monde; depuis Charlemagne, il n’y a pas eu de roi qui méritât d’être comparé au roi que je serais devenu ». Ces mots, s’ils désignent la folie du personnage, témoignent également de l’origine double du discours de John Laputa : Charlemagne, mais aussi l’épitaphe en Latin que s’imagine le personnage, montrent bien que sa culture s’inscrit au croisement de deux univers. John Laputa rêve d’imiter les Blancs, mais c’est pour substituer son royaume barbare à celui de l’Occident. Son projet est celui d’une civilisation ensauvagée, aussi ne peut-il être que voué à l’échec. Ce constat, profondément raciste, est explicitement fait par le héros dans les dernières pages du roman : « le sens de la responsabilité, la faculté d’être roi dans certaine mesure, voilà ce qui distingue les Blancs des Noirs ». C’est parce qu’il s’est laissé dominer par sa part de sauvagerie, le désir, le corps ou, dans les termes racistes de John Buchan, l’estomac (celui des « dark men who live only for the day and their own bellies »), que John Laputa n’a pu constituer son royaume. Dès lors la part de civilisation en lui n’a plus été qu’une force de destruction.

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Ainsi, nombreux sont les récits qui décrivent des adversaires dont la sauvagerie naturelle est pervertie par leur apprentissage de la civilisation, et qui deviennent pure force de destruction commandée par le désir de massacrer tous les Blancs, toute civilisation 20 . Mais le trajet inverse conduit à la même folie cruelle : le Romain Caligula (I am a Barbarian de Rice Burroughs), Loup Larsen (Le Loup des mers), le « renégat » d’André Armandy, ou Robur, dévoré par l’hybris (Maître du monde de Jules Verne), Gerfaut, le moine libidineux du Chevalier de La Barre, et les autres nobles et ecclésiastiques pervertis du récit de cape et d’épée, se lancent dans des projets d’autant plus monstrueux qu’ils ont mis leur intelligence exceptionnelle et leur savoir d’hommes civilisés au service de leurs passions sauvages. A l’inverse, Le Caïd noir de Claude Ambert rétablit la hiérarchie des valeurs : Blanc déchu autrefois, il décide de se grimer en marocain pour aider les forces françaises. Loin de s’ensauvager, il fait de la sauvagerie un auxiliaire de la puissance coloniale. Cela expliquerait que l’adversaire représente si souvent une figure fascinante pour le héros, puisqu’il apparaît comme le reflet inversé de l’idéal de l’aventurier : il ne s’agit plus d’imaginer une sauvagerie pacifiée qui offrirait au personnage sa puissance solaire, mais une civilisation ensauvagée, celle d’une sorte de soleil noir – le « méchant ». Car si le héros est bien souvent en quête de sa solarité dans le récit, son adversaire possède une puissance destructrice qu’il a déjà actualisée. Dans l’univers manichéen du roman d'aventures, il oppose, entouré de ses sbires, sa propre solarité (mais négative) à celle du héros et des siens. Mais là où le héros doit conquérir, maintenir ou réaffirmer sa puissance, son ennemi est au contraire au faîte de sa gloire, ce qui en fait souvent une figure de tentation pour le héros. Face au novice en particulier, il apparaît souvent comme une sorte de père de substitution. Il s’agit moins d’évoquer la figure des mauvais parents, biologiques ou d’adoption (l’oncle de David dans Enlevé, Hermiston dans Hermiston le juge pendeur de Stevenson, La Tour d’Azyr dans Scaramouche), mais les ennemis qui apparaissent comme des pères spirituels. C’est explicitement sous ces traits que se présente Long John Silver, dans L’Ile au trésor, qui affirme à Jim : « Tu m’as

Dans She de Rider Haggard, Ayesha tient des discours qui en font aussi une créature monstrueuse qui combine ces deux facettes (voir en particulier le chapitre 22) ; et l’on trouve un discours similaire dans Le Continent perdu de Cutcliffe Hyne, dans certains romans de Mundy (mais ils sont tous deux influencés par Haggard) ou dans les récits du capitaine Danrit. 20

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toujours plu. Je t’ai toujours considéré comme un garçon intelligent et tu me rappelles ce que j’étais quand j’étais jeune et fort. J’ai toujours souhaité que tu viennes avec nous et que tu aies ta part pour mourir en gentleman, et maintenant, mon gaillard, t’y voilà » : c’est parce que Jim ressemble à Long John que celui-ci l’invite à rejoindre les pirates, parce que leurs âmes sont semblables. Long John ne comble-t-il pas en un sens la soif d’aventures de Jim21 ? Plus généralement, le magnétisme de John Laputa dans Le Collier du prêtre Jean, celui du Vidame Béziers dans La Maison du loup de Weyman, de Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers, et surtout de Loup Larsen dans Le Loup des mers de Jack London, leur permet de se substituer aux aventuriers-initiateurs, ces alliés du héros. Et ils donnent alors à l’initiation du roman d'aventures un aspect inquiétant, incertain. Le long et terrible affrontement de van Weyden avec Loup Larsen sur le navire dont ce dernier est le capitaine joue en particulier sur un jeu ambigu de fascination, de haine, de désir et de peur. Le capitaine, qui a enlevé le frêle intellectuel pour en faire un marin (dans une parodie des Capitaines courageux de Kipling), est une brute cynique, mais il est également extrêmement cultivé. Il a beaucoup lu, y compris un philosophe comme Spencer, et se révèle un redoutable exégète de la Bible. Son corps puissant trouble van Weyden, mais pas autant que ses arguments spécieux et son étrange goût pour l’arbitraire le plus cruel. La force de conviction qui s’exhale de son discours, et surtout le magnétisme qui se dégage du personnage va contraindre l’intellectuel piégé sur son navire à débattre de longues heures avec lui, autant pour le convaincre de le libérer que pour échapper à l’attraction de ses sophismes. Entre les deux personnages va s’engager un jeu intellectuel et physique où van Weyden tente d’échapper à l’emprise de son « hôte ». Leur affrontement est plus verbal que physique, et les mésaventures que vivent les membres de l’équipage subissant l’arbitraire pervers de Loup Larsen apparaissent comme l’illustration des démonstrations théoriques de ce dernier, sortes de travaux pratiques monstrueux. Les arguments du capitaine reposent sur une défense de la sauvagerie, fondée sur des théories empruntées à Nietzsche et Spencer. Il oppose à l’âme un matérialisme radical, qui fait de l’homme un simple animal et une pure force désirante, en guerre permanente 21 Dans Le Maître de Ballantrae de Stevenson, par un curieux effet de transfert, c’est le fils de Henry, qui prend au terme du récit les traits de James, comme si la fascination du « méchant » en avait fait son père spirituel.

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avec son prochain. Son individualisme le conduit à décrire les relations entre les hommes comme un conflit où chacun doit défendre son intérêt et lutter pour sa propre survie. Si Loup Larsen est un monstre, si ses théories du surhomme se retournent contre lui lorsque sa maladie en fait un légume livré à la bienveillance de Maud et de van Weyden, cette défaite est aussi son triomphe, puisque l’homme contraint van Weyden à lutter contre lui, à s’enfuir avec Maud et à lui imposer jusqu’au bout sa propre déchéance avec une compassion qui est la façon la plus cruelle de l’écraser. Si Loup est vaincu, c’est aussi parce qu’il a su accoucher le héros de sa solarité et le viriliser, et surtout qu’il rayonne comme une figure de divinité destructrice, centre du récit et incarnation de la force – et l’on pense à cet autre Loup, soleil noir du récit de cape et d’épée qu’est Béziers, version triomphale et satanique de l’arbitraire et de la générosité chevaleresque, offrant la vie à son adversaire comme on lui crache au visage (La Maison du loup, Stanley Weyman). Dans ces conflits qui se cristallisent autour d’une figure de père symbolique ou réel, c’est l’arbitraire archaïque du chef de meute qui est convoqué (Béziers « le Loup », Loup Larsen en sont explicitement, mais Long John Silver ou Laputa, ces chefs de bande, en sont d’autres). Il est difficile de ne pas penser à la horde dont Freud fait de façon mythique, dans Moïse et le monothéisme, un état antérieur à celui de société. Cet état de nature dominé par un père tout-puissant est reformulé en termes littéraires par Barthes : « aux temps les plus reculés de notre histoire, les hommes vivaient en hordes sauvages ; chaque horde était asservie au mâle le plus vigoureux, qui possédait indistinctement les femmes, enfants et biens. Les fils étaient dépossédés de tout, la force du père les empêchait d’obtenir les femmes, sœurs ou mères, qu’ils convoitaient. Si par malheur ils provoquaient la jalousie du père, ils étaient impitoyablement tués, châtrés ou chassés » (Sur Racine). John Laputa, Loup Larsen ou Béziers, sont quelques-uns de ces pères tout-puissants, Grand Prêtre ou Loup, dont l’affirmation d’une volonté arbitraire thématise cette idée d’un état primitif dans lequel la volonté individuelle de tous est écrasée au profit d’un seul. Dès lors, en en venant à bout, le héros accomplit ce meurtre du père qui est la première étape vers l’état de société. A l’arbitraire de la force, il oppose un père symbolique, la loi. Si la rencontre avec l’ennemi prend parfois la forme d’une initiation, elle apparaît plus généralement comme un débat. Débat entre les valeurs du héros et celles de son adversaire, mais aussi dilemme, dans le cœur du protagoniste, entre le Bien et la tentation du Mal, entre une puissance qui a laissé parler la 302

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sauvagerie et une volonté de canaliser, de domestiquer cette sauvagerie. En réalité, il existe une grande proximité entre la figure du héros solaire, celui qui a dominé la sauvagerie en lui, et son adversaire. L’un comme l’autre se trouvent au croisement de la civilisation et de la sauvagerie. La cohorte de frères ennemis, l’un bon, l’autre mauvais, exprime le plus explicitement le caractère spéculaire de l’affrontement, posant l’alternative de deux relations au monde en termes de gémellité : de Rafael Sabatini (Le Faucon des mers) à Gustave Aimard (les cousins des Bandits de l’Arizona) en passant par Emilio Salgari (Les Corsaires des Bermudes), John Buchan (John Burnet of Barns) ou, bien sûr, Robert Louis Stevenson (Le Maître de Ballantrae) on ne compte plus les frères ennemis et leurs variations : père et fils (Scaramouche de Sabatini), sosies (Service de la Reine d’Anthony Hope22, The Mad King et Tarzan and the Madman de Rice Burroughs), amantsennemis (Les Trois Mousquetaires de Dumas, Le Grand chef des Aucas de Gustave Aimard). Souvent, comme dans Service de la reine, l’affrontement est accompagné d’un discours de chacun des deux camps qui fait valoir son point de vue. Alors qu’ils s’apprêtent à se battre en duel, Rupert tente une dernière fois d’entraîner Rudolf dans ses vilenies en lui monnayant sa place de monarque : « Allons, allons, l’imbécile est mort maintenant ; il a vécu comme un niais et il est mort de même. La place est vide. Un mort n’a pas de droits et on ne lui fait pas tort. Que diable ! C’est une bonne loi, n’est-ce pas ? Prenez sa place et sa femme. Vous pourrez me payer mon prix, alors. Ou bien êtes-vous toujours aussi vertueux ? Par ma foi ! Comme certains hommes apprennent peu du monde dans lequel ils vivent ! » La dernière tentation se place explicitement sur le terrain de la morale, redoublant le duel qui se prépare d’un affrontement psychologique. Elle concentre en elle-même l’ensemble des conflits du Prisonnier de Zenda et de Service de la Reine : les pièges que se dressent les personnages, les conspirations et les substitutions. Mais elle révèle également que les procédés employés par le héros sont de même nature que ceux que proposent ses adversaires : mêmes mensonges (tout le monde trompe tout le monde dans ce roman), mêmes manigances (enlèvements, pièges, menaces armées), mais pour le bien du Royaume et de la Reine. Le combat entre Rupert et Rudolf symbolise l’affrontement du héros avec sa propre tentation de devenir Roi, mais plus encore, elle représente le désir du lecteur de voir le personnage parvenir à ce que lui Ce n’est pas le cas de la première partie, Le Prisonnier de Zenda, où le roi n’est pas encore un ennemi. 22

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promet Rupert. En définitive, tout dans le diptyque d’Anthony Hope appelle une telle conclusion : après tout, Rudolf ressemble trait pour trait au Roi, il gouverne mieux que lui et est davantage aimé de la Reine : et le récit parvient si bien à exprimer une telle tentation, pourtant moralement intenable, qu’il ne peut se résoudre que par la mort du héros, seul moyen de résister à la transgression. Ce changement de camp que le « méchant » propose au héros est sans doute, autant que les menaces de mort qui paraissent omniprésentes dans les œuvres, le vrai risque du roman d'aventures parce qu’il traduit une dynamique de lecture. Au moment où il combat ses ennemis, le héros sent parfois monter en lui cette barbarie à laquelle il s’est affronté depuis le début, y compris dans des aventures qui ne possèdent pas un ennemi central pour incarner la sauvagerie. Dans Le Monde perdu de Conan Doyle, les héros attaquent une tribu entière d’anthropoïdes primitifs. Mais la rencontre avec les anthropoïdes représentent bien plus qu’un simple combat avec des sauvages. Il s’agit de lutter contre le chaînon manquant entre l’homme et le singe, de s’en prendre à sa propre origine primitive. C’est bien en ce sens que s’exprime le texte, qui présente la rencontre comme un véritable massacre: « criant, hurlant, ces grands animaux s’éparpillèrent dans toutes les directions, tandis que nos alliés manifestaient leur joie par des clameurs d’une violence égale et leur faisaient la chasse. Toutes les inimitiés remontant à d’innombrables générations, toutes les haines et les cruautés de leur histoire limitée, tous les souvenirs des mauvais traitements et des persécutions furent purgés ce jour-là. Enfin l’homme triomphait, et la bête-homme recevait le traitement qu’elle méritait ». En reproduisant brutalement le trajet de l’évolution tel que la vulgarisation du darwinisme pouvait le laisser imaginer, le combat figure l’expulsion de ce qui existe d’instincts animaux en l’homme : c’est la bête qui est « purgée » ici. Mais cette expulsion se fait avec une barbarie similaire à celle des hommes-singes, puisque les hurlements sauvages des uns se confondent avec ceux des autres. Ce massacre barbare, ces combats féroces et sauvages (« fierce fights ») ont profondément marqué les héros qui ont eux-mêmes été emportés par ce « plaisir sauvage » (« savage delight »). Lorsque le massacre est achevé, on apprend que « les yeux de Challenger brillaient d’un appétit de meurtre ». Ce qui est exprimé dans ce « lust of slaughter », c’est un désir charnel, une sensualité du carnage qui ne peut que renvoyer au wilderness. Alors même que les héros paraissent expulser la barbarie, ils se font eux-mêmes barbares. 304

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De telles scènes rendent nécessaire un dispositif textuel visant à canaliser ces massacres pour en désamorcer la charge transgressive, on le verra. Chez Rider Haggard également, la violence sauvage se déchaîne lors des scènes de combat : ainsi, dans Allan Quatermain, la mort d’Umslopogaas en fait une sorte de divinité barbare, lorsque, agonisant, il continue de faire tournoyer sa hache, au cri de « encore un coup de hache, un dernier ! un beau coup ! un coup adroit ! un coup puissant ! » Il y a une volonté délibérée de présenter la fin du guerrier comme une apothéose. Mais elle prépare celle d’Allan, qui meurt quelques pages plus loin, au terme du même combat, auréolé de la même gloire. Ils ne sont pas seuls. D’autres figures héroïques atteignent leur apothéose dans des images de gloire barbare, tel Sir Nigel qui, dépassant en puissance toutes les légendes qui courent à son sujet, apparaît au combat comme un Dieu barbare, ou un démon tourbillonnant23. Mais à côté d’un Allan Quatermain représenté en barbare rayonnant, il existe des héros beaucoup plus ambigus, dans la mesure où ils sont emportés par leur folie sauvage. Déjà, Nigel et ses amis, lorsqu’ils sont attaqués par leurs ennemis les plus sauvages, les hommes des bois, cette meute de loups (« pack of wolves »), apparaissent eux-mêmes sous des traits fort proches de leurs adversaires : comme ceux-ci, ils sont à demi nus ; si les hommes des bois poussent des cris de bêtes, Nigel et Bertrand lancent leurs cris de guerre ; mais surtout, les héros laissent apparaître ce signe de la sauvagerie, « la folle excitation du combat brillait dans leurs yeux » (La Compagnie blanche). Dans L’Aventureuse de Jack London, Joan est elle aussi saisie par cette folie sauvage : « il n’avait pas été sans remarquer, durant la salve des coups de feu, ses yeux flamber dans sa face pâle, aux narines dilatées, avec les reflets d’une épée d’acier dégainée ». Emportée par sa passion sauvage et son goût du sang, la jeune femme est prête un temps à se lancer à la poursuite de ses ennemis, contre toute prudence, reprenant in extremis ses esprits. La sauvagerie qui l’a saisie a bien failli la perdre, mais elle a aperçu à temps le gouffre de la folie meurtrière. Le surgissement de l’instinct barbare au moment du combat est parfois ritualisé, comme dans la série des romans de Tarzan. On ignore souvent que les quinze premiers Tarzan (à l’exception du

« C’était comme s’il eût été possédé par le démon » écrit Conan Doyle pour évoquer la puissance du personnage, avant de décrire sa rage au combat (La Compagnie blanche). 23

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premier)24 ne présentent le personnage ni comme un Dieu barbare (ce que font les bandes-dessinées), ni comme un héros naïf (comme dans les films de la MGM et de la RKO). Chez Rice Burroughs, c’est un aristocrate aux manières policées, extrêmement cultivé, qui retourne dans la jungle lorsque les circonstances le lui imposent. Or, le voyage dans la jungle s’accompagne systématiquement d’un surgissement des instincts barbares qui s’exprime en particulier par le fameux cri animal du héros et par sa nudité. Et il arrive souvent à Tarzan lui-même d’être emporté par cette bestialité qui est le revers de la force virile du sauvage25. Lorsque le comte de Coude le frappe après l’avoir surpris dans les bras de son épouse, l’homme-singe perd tous ses moyens : « Tarzan était fou de rage. Il jeta le corps à terre et posant le pied sur la poitrine inerte, il leva la tête. Alors retentit dans l’hôtel du comte de Coude l’affreux cri de victoire de l’anthropoïde mâle » (Le Retour de Tarzan). C’est bien un surgissement du wilderness, cette folie barbare qui balaie toute humanité en lui, avant que l’homme ne refasse surface : « lentement, le voile rouge se dissipait devant les yeux de Tarzan. Les choses reprenaient forme. Il retrouvait la raison de l’homme civilisé ». C’est dans sa chair que le héros de roman d’aventures fait l’expérience de la sauvagerie : cela expliquerait que les épisodes où un personnage se déguise en sauvage ou en criminel sont si fréquents dans les romans d'aventures. Comme Lord Greystoke devient Tarzan l’homme-singe, le « Mouron Rouge » se grime sans arrêt en révolutionnaire dans la série d’Orczy, Bon-Affût et ses amis se font passer pour des Indiens (Aimard, L’Eclaireur), et le « Caïd noir » se présente comme un indigène ; quant aux personnages de Talbot Mundy, ils jouent si souvent à ce jeu des déguisements que c’en est devenu une des signatures de l’auteur. Tous se griment un temps en leurs ennemis, et cette Rappelons que le cycle de Tarzan présente trois moments : le premier roman, qui s’inscrit dans la tradition du Jungle Book de Kipling et narre l’apothéose du héros ; les quatorze romans suivants qui présentent un Tarzan aristocratique et marié, qui retourne dans la jungle pour y faire justice ; enfin, les dix derniers romans qui font de personnage un justicier de la jungle sans attaches. Les limites que nous proposons sont indicatives : en réalité, il serait plus juste de parler de glissements successifs (Lacassin, 1971). 25 Nombreux sont les romans à jouer sur cette menace pour le personnage : dans Tarzan and the Madman, le héros possède un double sauvage qui commet le mal en son nom ; et surtout, dans Tarzan and the Leopard Men, il est possédé par l’esprit de Muzimo, sorte de créature sauvage qui lui donne un pouvoir barbare. 24

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transformation est ambiguë : lorsque, dans Le Prophète au manteau vert de Buchan, Sandy se déguise en Arabe pour en savoir plus des manigances allemandes dans le golfe persique, il devient progressivement, et contre son gré, leur allié, tant sa fascination pour la belle et maléfique Hilda von Einem (« a shedevil ») est grande : « Elle a fait de moi son complice […] j’ai accédé à tous ses désirs et j’ai participé à son jeu ». Le basculement de Sandy est complet, puisque, en revêtant le manteau vert du prophète, il devient l’appareil des manipulations allemandes, et risque de contribuer au soulèvement de l’Islam. Dans ce glissement du héros dans la sauvagerie, nous ne sommes pas loin de l’ensauvagement d’un Hatteras ou d’un Kurtz. Au contraire, les grands héros de roman d'aventures ont dominé la sauvagerie en eux. Pour que le jeune Rafaël devienne le « Cœur-Loyal », il a fallu que la force destructrice qui l’a transformé en criminel soit conservée, mais convertie en virtus (Les Trappeurs de l’Arkansas). De même, Tarzan ne peut devenir le dieu de la forêt que parce qu’il a été auparavant un singe blanc. Dans tous les cas, cependant, cette sauvagerie qui donne sa force au personnage ne prend sa puissance que lorsqu’elle est domestiquée. Le débat entre civilisation et sauvagerie, entre ordre et désordre, qu’il se situe dans le cœur du héros ou dans son affrontement avec son adversaire, témoigne qu’il existe une bonne et une mauvaise façon de combiner civilisation et sauvagerie. C’est toujours la première qui doit l’emporter sur la seconde : il s’agit pour un être civilisé de maîtriser la bête en soi, afin d’en posséder l’extraordinaire puissance (dont les paysages naturels ou la furie barbare sont le témoignage), sans se laisser posséder par celle-ci. La conclusion du Collier du prêtre Jean, de John Buchan, exprime cette exigence. Dans un dialogue final entre David et un de ses amis, le héros définit son triomphe par un refus du romanesque. Lorsque son ami apprend que, malgré sa fortune nouvellement acquise, David décide d’achever ses études, il remarque : « ton aventure, conviens-en, aura une bien triste fin. Pourquoi diable cette fortune ne m’est-elle pas échue ? J’en aurais profité avec plus d’imagination que toi. Tu as toujours été un être terre à terre, David » ; « Peut-être, répondis-je, mais il y a une chose dont je suis bien sûr : c’est que, si je n’avais pas été un être terre à terre, je ne serais pas assis, ce soir, sur ce balcon ». C’est parce qu’il manque d’imagination, d’esprit d’aventure, que David a gardé la froide raison de l’homme civilisé qui lui a permis d’échapper à sa fascination pour John Laputa et de triompher de ses épreuves. Mais c’est aussi parce qu’il est un guerrier, comme le lui écrit un 307

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autre ami : « je n’ai jamais eu, comme vous, l’étoffe d’un guerrier, et force me fut de rester chez moi pendant que les hommes de votre trempe rétablissaient l’ordre dans le pays ». Ces qualités du guerrier canalisées par celles du bourgeois prosaïque dessinent un idéal du héros d’aventures qui ne peut servir son pays que parce qu’il hiérarchise les deux systèmes de valeurs. Pour Buchan, il est nécessaire de maintenir une part de cette sauvagerie vivifiante jusque dans le monde : « Vous souvenez-vous de mon émotion lorsque les tambours battaient au soleil couchant. Je les entends, maintenant, tous les soirs, car la coutume s’est établie, parmi les fermes cafres du Berg, de battre une sorte de couvre-feu. Ce roulement de tambour me rappelle les jours passés et je me dis, en l’écoutant, que si nous sommes maintenant en paix, il importe de sauvegarder toutes les qualités viriles qu’ils ont autrefois déployées pendant la guerre ». La sauvagerie des Cafres, qui était jusqu’ici une menace, est désormais pacifiée, mais elle ne doit pas pour autant disparaître car, maîtrisée, elle devient un pouvoir sans égal. Ce discours est largement dominé par l’idéologie coloniale et des arrière-pensées impérialistes 26 : les nations développées apportent leur savoir et leurs lois aux peuples enfants, ceux-ci offrent en échange leur force et leur vitalité. Il n’en reste pas moins que le récit formule les limites à tracer entre les valeurs de la civilisation et celles de la sauvagerie : si la sauvagerie apparaît comme la force essentielle du roman d'aventures, une puissance vitale opposée à l’univers nécrosant du quotidien, elle doit être encadrée par un ordre et une morale qui ressortissent de la civilisation. Et les façons de reformuler une telle vassalité sont nombreuses : valorisation du guerrier au service de la narration dans les figures de soldats (chez Wren, Louis Noir, etc.), mise en avant du bretteur, individualiste au sang vif de Gascon, mais toujours prêt à mettre son épée au service de la communauté, justiciers, pirates et bandits bien-aimés en marge de la loi, mais toujours soucieux du bien collectif, sont autant de façons de contextualiser un tel affrontement entre une violence sauvage et l’affirmation d’un Bien général. A l’inverse, dès lors qu’elle s’installe dans une relation polémique avec la civilisation (ou quand elle mine de l’intérieur la civilisation en la contrôlant de manière occulte), la sauvagerie génère la violence. C’est celle des riches et des nobles qui asservissent leur pouvoirs à de bas instincts criminels, d’ecclésiastiques et d’hommes politiques N’oublions pas que John Buchan a fait toute sa carrière politique dans des postes coloniaux et impériaux, en Afrique du Sud, puis comme gouverneur du Canada. 26

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dévorés par leur volonté de puissance, de savants fous commandés par leur hybris et semant autour d’eux chaos et mort… C’est en fonction de sa relation à la civilisation que la sauvagerie peut apparaître comme le symbole de la puissance et de la maîtrise, ou une force de destruction sans contrainte. Ainsi, cette idée d’un équilibre à maintenir se retrouverait-elle, formulée suivant des modalités très variées, dans la plupart des genres : dans les romans d'aventures historiques (condamnation des révolutions, mais défense de la liberté des figures chevaleresques – spadassins, mousquetaires, etc.), dans les romans d'aventures sociales (horreur des sociétés secrètes et des bandes de criminels, mais défense du justicier masqué), dans l’imaginaire western (avec son cow boy maintenant l’équilibre entre les manigances de l’Est et la violence sauvage de l’Ouest), dans les récits d’aventures fantastiques (avec les inventions technologiques menaçant toujours de devenir des machines de mort) etc. C’est certainement chez Stevenson que les relations entre ordre et désordre comme dynamique du genre sont posées avec la plus grande clarté à travers les affrontements entre les personnages. On a fréquemment remarqué que ses récits étaient fondés sur un couple central de personnages complémentaires (Naugrette, 1987). Ce couple peut s’incarner en deux figures adverses, tels les deux frères ennemis Henry et James du Maître de Ballantrae, ou Jim Hawkins et Long John Silver ; il peut aussi être représenté par deux personnages complémentaires, tels David et Alan Breck (Enlevé) ou David et Catriona (Catriona). Si l’on peut évoquer à juste titre un couple, c’est que, comme l’antique androgyne, ils représentent deux facettes complémentaires et indissociables. Si Henry et James, les deux frères du Maître de Ballantrae, s’affrontent, c’est qu’ils se disputent le même titre et les mêmes terres, là où il n’y a de place que pour un. James, pourtant dépositaire du titre de propriété, paraît représenter une force destructrice, mettant en cause l’équilibre de la famille qu’a construit Henry en son absence. Le premier est un aventurier, toujours prêt à l’action et aux entreprises hasardeuses, qui visite l’Inde et l’Amérique et joue sa vie littéralement à pile ou face. Le second, Henry, désigne les vertus du foyer et de la continuité27. Ainsi, bien plus que de renvoyer à un simple affrontement manichéen, les deux personnages représentent les deux valeurs Leur caractère si différent est figuré par leur épitaphe : de l’un, on apprend qu’il a vécu sous les tentes des sauvages, de l’autre, on évoque la piété de sa femme. 27

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antagonistes du roman d'aventures. Si James incarne l’aventure, il apporte aussi le désordre, puisque les deux notions sont indissociables. Son travail de transgression consiste non à attaquer directement son frère, mais à l’attirer sur le terrain de la violence : les deux hommes en viennent à se battre en duel, et surtout, en Amérique, Henry traite son frère avec une absence de cœur qui le fait glisser du côté de la violence. En fait, leur haine réciproque les rend complémentaires, comme se complètent leurs noms, Henry et James, évoquant l’ami écrivain de Stevenson. Les deux hommes meurent au même instant, comme si leurs destins étaient indissociables. Le sens de cet affrontement est problématique : en choisissant d’opposer directement les valeurs de l’ordre et du désordre, Stevenson présente les termes de cet affrontement, central ici, comme irréconciliables ; mais malgré leur opposition farouche, les deux personnages sont liés. Du sort de l’un dépend celui de l’autre. Dans Le Maître de Ballantrae (comme dans Dr. Jekyll et Mr. Hyde ou la nouvelle « Les Gais Lurons ») le héros succombe d’avoir voulu expulser la part sauvage, violente, de lui-même. Dans les récits d’aventures plus légers, le héros ne meurt pas, mais il continue d’entretenir avec l’action et les valeurs de l’aventure des relations particulièrement complexes. D’abord, le personnage s’engage dans l’action de façon erratique, sans vraiment savoir ce qu’il fait, comme David perdu sur la lande écossaise, ou Dick, le héros de La Flèche noire, qui hésite longtemps à prendre part aux conflits de la guerre des Deux Roses. Quand le personnage participe aux événements, c’est de façon impulsive et contradictoire, comme Jim Hawkins faussant à plusieurs reprises compagnie à ses alliés pour tenter sa chance sur l’île (L’Ile au trésor), ou surtout comme l’infortuné trio d’aventuriers de bas étage du Creux de la vague qui se lancent dans une expédition catastrophique à bord d’un navire qu’ils volent et s’apprêtent à couler avant de se rendre compte que c’est ce qu’on attendait d’eux. En réalité, les héros des romans d'aventures de Stevenson ne sont pas si loin de l’attitude du Dr. Jekyll ou de Gordon Darnaway (« Les Gais Lurons ») : ils refoulent l’action, hésitent constamment, sentant vaguement que l’aventure est un gouffre qui risque de les engloutir du côté du Mal. C’est ce gouffre qu’aperçoit Jim Hawkins lorsqu’il contemple le cadavre d’Israel Hands dans les eaux transparentes de l’île au trésor (L’Ile au trésor), ou celui que devine Dick quand, au terme de La Flèche noire, Joan laisse entendre que ses actions aventureuses pourraient bien être après tout celles d’un criminel, puisqu’elles ne sont conduites par aucune raison supérieure. Enfin, quand les héros s’engagent dans l’aventure, c’est 310

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pour la voir se retourner contre eux de façon sanglante. Dans Les Trafiquants d’épaves, l’expédition maritime s’achève en massacre. Dans Le Creux de la vague, les bouteilles de champagne volées par le trio sont en réalité remplies d’eau, l’île aux perles qu’ils veulent prendre d’assaut est défendue par un redoutable tireur, et le vitriol que le plus agressif des trois veut lancer au visage dudit tireur le brûle à mort. Mais les ennemis les plus redoutables sont ceux qui, sous le masque de leurs manières sympathiques, cachent un monstre : dans L’Ile au trésor, c’est Pew l’aveugle dont la force laisse deviner un démon derrière son air chétif, et c’est surtout Long John Silver, qui dissimule, derrière son visage « comme un jambon », l’âme la plus noire ; dans Le Maître de Ballantrae, c’est l’insaisissable Maître, à la fois charismatique et inquiétant, qui manipule tout son entourage. La séduction qui émane de ces personnages vient de ce qu’ils représentent la force de l’action tandis que le héros est incapable d’agir, et qu’ils se placent du côté de la vie et du romanesque. S’ils font horreur en même temps, c’est que cette force d’agir les a fait glisser du côté du Mal. Stevenson a su discerner les deux pôles fondamentaux du roman d’aventures. D’un côté, la liberté d’action, le romanesque, l’aventure, le dépaysement, au prix du risque, de la transgression et de la violence ; de l’autre la tranquillité, la morale et l’ordre, mais aussi l’inaction et la faiblesse. Les récits ne tranchent pas aussi nettement qu’on le croit entre les deux camps. S’ils meurent en même temps, James triomphe de Henry, puisque c’est lui que son épitaphe désigne comme « le Maître » ; quant à Jekyll, il laisse la place au cadavre de Hyde. L’alternative est sans pitié entre un parti-pris de l’aventure, fascinant mais diabolique, et un refus de l’instinct presque aussi monstrueux, puisqu’il s’incarne dans des êtres comme Gordon Darnaway, Hermiston le juge pendeur, ou Attwater l’inquiétant prédicateur du Creux de la vague. Ce dernier, s’il s’exprime par paraboles, repère immédiatement les mauvaises intentions du trio qui aborde son île pour lui dérober ses perles, et applique une justice bien plus effrayante que ceux à qui il s’oppose : tireur d’élite, il abat à distance Davis. Sa justice implacable est celle d’un serviteur de quelque terrifiante religion : « la religion est affaire de sauvagerie, comme l’univers qu’elle illumine ; sauvage froide et nue, mais d’une force infinie ». Le châtiment chrétien ressemble fort au surgissement du Mal : l’action accomplie au nom du Bien suscite une sauvagerie plus effrayante encore que celle qu’elle réprime, nouvelle façon de formuler la dialectique du roman d’aventures. D’où le cri maladivement répété de Herrick, antihéros du récit, lorsque 311

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Attwater raconte l’un de ses châtiments cruels : « meurtrier doublé d’un hypocrite ! » L’affrontement entre l’ordre et le désordre est essentiellement dialectique chez Stevenson. Pour combattre son ennemi, le héros doit user de ses armes. Il n’est pas étonnant que ce soit à l’issue de son escapade en mer, de son combat avec Israel Hands et de la mort de ce personnage que Jim Hawkins se retrouve soudain capturé par ses ennemis : désormais, il a lui aussi du sang sur les mains, et a perdu cette pureté qui le séparait des pirates. Long John Silver paraît le remarquer lorsqu’il affirme : « j’aime ce garçon, je n’en ai jamais vu qui me plaise autant. Il est plus courageux que la bande de rats que vous faites ». L’apothéose du héros est reconnue par son adversaire lui-même, et pour l’exprimer, le pirate le compare aux crapules de sa bande. C’est exprimer le fait que le héros n’est plus tout à fait étranger à ceux auxquels il s’affronte. Jean-Pierre Naugrette (1987) a pu montrer que les différents duels des romans d'aventures stevensonien figuraient chaque fois un moment de reconnaissance par l’autre : lorsque David tire son épée contre Alan, lorsque Henry se bat en duel contre James, lorsque les deux amis du « Pavillon sur la lande » se disputent leur bien-aimée, chaque fois, en s’engageant enfin dans l’action, ils sont reconnus comme des hommes à part entière, des êtres respectables, par leur adversaire. Ils ne prennent leur valeur et ne deviennent des adultes que dès lors qu’ils ont accepté de se battre. En participant à la guerre des Roses, Dick séduit Joan, et en aidant Alan à fuir en France, David peut épouser Catriona. Quant à Jim Hawkins, il ne triomphe de ses ennemis que lorsqu’il décide de ne plus se défendre, mais d’attaquer – attitude qui est au final la même que celle de Henry en Amérique, qui impose à James des souffrances similaires à celles qu’il avait dû subir. La victoire sur l’autre, l’affrontement avec le Mal est aussi une expérience intérieure de la sauvagerie. Le triomphe du héros n’est possible que lorsqu’il s’engage dans le monde de l’aventure. Rien d’étonnant dès lors à ce que le récit laisse une place aux figures du désordre : si Long John Silver s’enfuit finalement, si James ressuscite à plusieurs reprises, si Alan peut partir en France et Northmour apparaître comme un être généreux (« Le Pavillon sur la lande »), c’est que la dynamique romanesque est profondément ambiguë. Face à ces couples dysphoriques, Alan et David figureraient le couple équilibré de la civilisation et de la sauvagerie (Eigner, 1966). David est un Lowlander, un habitant des Basses Terres écossaises, ces régions plus développées dans lesquelles, au XVIIIe 312

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siècle, le mode de vie à l’Anglaise a davantage pénétré. Alan est lui un Highlander, c’est-à-dire presque un sauvage. Son visage est ouvert et sympathique, comme celui de Long John Silver. Et comme le pirate à la jambe de bois et tous les personnages inquiétants et fascinants de Stevenson, il y a en lui quelque chose d’étrange, d’un peu fou : « ses yeux étaient singulièrement clairs et pleins d’une sorte de folie vacillante qui inspirait la sympathie et la crainte ». Alan pourrait s’apparenter aux autres ennemis sympathiques de Stevenson, mais son intervention va au contraire sauver David du destin funèbre auquel son oncle l’a promis dans les colonies. Mais en affrontant tout l’équipage du navire, en associant bien malgré lui David à un meurtre politique, puis en emmenant le héros dans une longue cavale dans les paysages écossais, Alan représente bien une force de désordre qui fait entrer de plain-pied le héros dans l’univers romanesque de l’aventure. Il possède même certains traits marqués qui font voir son caractère immoral : il jure, il se vante, il sifflote en embrochant ses ennemis, et il joue l’argent de son ami alors que celui-ci est malade. Par bien des côtés, Alan ressemble à James, le Maître, même s’il n’est jamais ni menaçant ni réellement inquiétant. Loin de s’opposer, David et Alan se complètent. Alan aide David dans son escapade, il lui apporte cette audace et cette faculté d’action qui lui manquent, et le porte lorsqu’il est épuisé ; David, de son côté joue constamment le rôle d’une conscience morale pour son ami. David est séduit par Alan parce que celui-ci suscite en lui des résurgences de son propre fond sauvage, car, « même si la langue peut prendre des tours méridionaux, [les Lowlanders] gardent dans leur esprit le fort accent écossais » (Stevenson, « L’Etranger de l’intérieur », A travers l’Ecosse). Dans Catriona, la deuxième partie du récit, avec la quasi-substitution de la figure féminine de Catriona, elle aussi forte en tempérament et entreprenante, à celle d’Allan, l’amitié du Lowlander et du Highlander aboutit naturellement à une union véritable, puisque David épouse finalement la jeune fille. La relation de David à Alan, puis à Catriona, éclaire d’un jour particulier celle des autres doubles antithétiques, qui combinent également attraction et répulsion. Elle témoigne en particulier de la manière dont la relation au Mal met en jeu la question de la sauvagerie et du désordre comme matière de l’Aventure. L’amitié et l’opposition des personnages peuvent varier d’un roman à l’autre, elles n’en expriment pas moins le déchirement de tout roman d'aventures face à ces deux mondes qu’il met en scène.

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L’ « autre » incarne certes le mal, mais aussi la puissance vitale de la nature non domestiquée et de l’aventure 28 , dont Alan et Catriona, pour les pôles positifs, et Long John Silver et James, pour les pôles négatifs, sont les incarnations. Stevenson a bien perçu l’ambiguïté morale du genre. Si le désordre doit être réprimé, parce qu’il met en jeu une action transgressive qui l’apparente au Mal, il fascine parce que, force de vie, il est la seule puissance à même de permettre au héros d’agir. Cela expliquerait que les deux types de récits privilégiés par l’auteur soient le roman d'aventures et le fantastique : le fantastique comme le roman d’aventures, évoquerait une sorte de retour du refoulé, d’unheimlich, dans lequel ce qu’on a cherché à mettre en ordre – les pulsions – s’exprime malgré tout, mais de façon grimaçante et déformée. Or, si Stevenson décrit ses romans d’aventures en termes de jeux et de rêveries d’enfants, c’est peut-être qu’il assigne au récit le rôle de rencontrer cette part cachée, interdite, que figurent ses méchants. Tel est en tout cas le sens de l’affirmation de Long John Silver dans « Les personnages du récit » (Fables), cette étrange nouvelle, déjà évoquée, dont l’action se situe entre deux chapitres de L’Ile au trésor : si Silver est un « compagnon agréable » (« a man that keeps company very easy »), s’il représente une figure indispensable du roman, c’est que l’affrontement du héros avec lui permet un instant aux deux faces irréconciliables de se contempler. Stevenson a toujours affirmé son goût du romanesque, mais d’un romanesque qui doit être mis à distance pour perdre son caractère immoral. Dans son cas, le goût du pastiche, l’affirmation d’une approche ludique et la revendication de l’irréalisme participent probablement de cette mise à distance de la force de transgression qu’il perçoit dans le genre. Ceux qui glissent Il existe une frontière ténue entre l’aventurier conquérant qui incarne les valeurs de la virtus et d’une sauvagerie comme force de vie, et le barbare cruel. Le premier met sa puissance au service de la civilisation et de l’ordre, le second est dominé par ses passions. Dans certains textes, assez rares il est vrai, le pas est franchi d’un état à l’autre. Ce glissement est rare parce que le manichéisme du

28 Edwin Eigner (1966) a remarqué que, chez Stevenson, l’affrontement devait moins se lire en terme d’opposition entre le Bien et le Mal, qu’entre le christianisme et le monde, ce dernier pouvant être figuré aussi bien par le Malin que par Pan, Dieu de la vie, être primitif inquiétant.

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roman d'aventures et le modèle narratif euphorique du romance se prêtent mal à la conversion du héros en antihéros. Les formes brèves se prêtent davantage à ces récits de transgression que les romans longs : « The Green Wildebeest » de John Buchan, « Hatteras » d’A. E. W. Mason et « L’Homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, sont tous des textes courts. Et l’on pourrait encore citer Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad ou « Les Gais Lurons » de Stevenson, qui mettent également en scène le motif de la transgression. Il est possible que la brièveté se prête davantage à une telle inversion de positions pensées comme antithétiques, dans la mesure où elle tend à faire éclater la structure encadrée du roman d'aventures et où elle joue sur une logique de la tension paroxystique entre deux pôles (Goyet, 1993). Dans tous ces récits, le héros franchit les limites qui en font un être civilisé, souvent par démesure, et se laisse dominer par la sauvagerie. Dans « The Green Wildebeest », le récit bref de John Buchan, publié dans The Runagates Club, Andrew du Preez, ami de Richard Hannay, se croît envoûté après qu’il a pénétré dans le sanctuaire d’un village où réside un gnou sacré. Il mène par la suite une vie mouvementée, jusqu’au jour où il est condamné pour avoir assassiné un aventurier avec lequel il s’était associé pour rechercher un trésor. La nouvelle use du procédé éculé de l’hésitation fantastique, mais l’adapte à l’univers du roman d'aventures : le décor africain, les chercheurs d’or et aventuriers, le sanctuaire interdit, le meurtre final, la quête du trésor, tout, jusqu’au personnage de Richard Hannay, héros récurrent de John Buchan, évoque le roman d'aventures. Or, dans la nouvelle, c’est explicitement la nature primitive qui a été transgressée : « un crime avait été commis contre la nature […] c’était la nature, non l’homme, qui le vengerait ». Cette vengeance de la nature, c’est Andrew de Preez lui-même qui l’accomplit, en se laissant dominer par ce qu’il y a de primitif en lui, comme le révèle la lettre posthume qu’il adresse à Richard Hannay : « le jeune homme éclairé à l’esprit commerçant, qui s’était dépouillé de toute superstition, et avait une explication pour toute chose sur la terre comme au ciel, ce jeune homme avait disparu. C’était un garçon grossier qui avait écrit ces pages, un garçon en qui les vieilles terreurs calvinistes s’étaient éveillées, et des terreurs plus vieilles encore, issues des ombres d’une Afrique primitive ». En pénétrant dans le sanctuaire primitif dont le gnou est l’incarnation (« wildebeest » signifie mot à mot bête sauvage), le héros s’est laissé prendre par la sauvagerie et a vu ressurgir en lui des forces enfouies : il est devenu ce « crude boy » (garçon grossier), superstitieux et brutal, capable de tuer par terreur. En associant les croyances primitives du calvinisme et celles de l’Afrique, le récit 315

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montre bien que la barbarie dépasse largement la seule question de la sauvagerie du pays, mais qu’elle met en jeu les éléments primitifs présents en chacun. Toujours sensible aux paraboles religieuses, Buchan suscite l’interprétation chrétienne du bewilderment, comme perte de repères hors du divin : les doutes du libre penseur qu’était de Preez ont fait place à la terreur et la violence de l’esprit perdu, livré à la sauvagerie et au Mal. En ce sens, Andrew n’est pas éloigné du puritain superstitieux des « Gais Lurons », dont la bigoterie trouve, dans la nature sauvage des tempêtes écossaises, une version perverse qui le conduit à jouer les naufrageurs. Ce qui affleure chez Andrew de Preez, c’est sa nature archaïque. Dans son étude sur les relations des civilisations occidentales avec la notion de « primitif », Johannes Fabian (1983) a montré que les Occidentaux ont toujours pensé l’univers des peuples premiers comme une représentation passée de notre propre monde. Dans le roman d'aventures, l’espace sauvage figure le substrat instinctif que l’homme civilisé possède en lui. L’aventure se révèle alors comme une sorte d’anamnèse qui voit ressurgir le barbare derrière le héros : si le sang qui coule dans les veines des protagonistes les rattache à des lignées de guerriers29, s’ils se battent aux côtés de tribus sauvages (Le Monde perdu ou les multiples séries de Rice Burroughs), s’ils revêtent l’antique cotte de maille pour lutter (Allan Quatermain), si encore ils remontent littéralement l’Histoire vers des temps héroïques et barbares (Allan and the Ice Gods), c’est que l’Histoire comme la géographie lointaine désignent la sauvagerie comme racine de la civilisation. C’est en ce sens que la plupart des romans d’aventures historiques, parce qu’ils décrivent des époques où s’affrontent deux ordres de valeurs, l’un archaïque, l’autre moderne, mettent en jeu ce conflit de la civilisation et de la sauvagerie. Le terme de « primitif » renvoie non seulement à un état plus ancien, moins développé, de la chose désignée, mais surtout à l’idée d’un état premier, appelé à être dépassé. Le XIXe siècle – et jusqu’il y à peu le XXe siècle – définit comme primitives aussi bien les cultures issues d’un passé lointain, que les sociétés contemporaines paraissant refléter des états passés du développement des sociétés modernes. Est qualifié ainsi ce qui est rudimentaire, mais aussi ce qui se rapproche du passé, de l’origine. C’est parce qu’elle se situe au croisement de l’originel et du

29 C’est le cas des Sandoval au sang Inca chez Gustave Aimard, des protagonistes de L’Epouse du soleil de Gaston Leroux, ou de Leo Vincey (réincarnation grecque) et de Henry Curtis (au sang de guerrier saxon) chez Rider Haggard.

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rudimentaire que la notion est ambiguë. Décrire un objet comme rudimentaire, c’est le voir comme imparfait, destiné à être amélioré ; utiliser un objet primitif, c’est le considérer comme inférieur à l’objet moderne ou sophistiqué. Mais le terme renvoie également à l’idée d’une origine ; en ce sens, il établit un lien entre les états passés et l’état présent ; il inscrit l’objet moderne dans une histoire. Autrement dit, le primitif permet d’éclairer le monde moderne. Dans tous les cas, il n’existe que par rapport à l’être plus évolué auquel on le compare. Si Andrew de Preez viole le sanctuaire de la « wildebeest », c’est qu’il juge barbare la croyance qui tend à en interdire l’accès. Si, dans un second temps, il finit par se croire possédé par la « wildebeest », c’est que l’esprit de l’animal est réellement en lui, parce que les croyances africaines trouvent leur écho dans son propre fond calviniste et primitif, ce fond qu’il pensait avoir également évacué comme une simple croyance. Ces forces primitives qu’Andrew de Preez retrouve en lui sous une forme monstrueuse après les avoir méprisées dans le monde sauvage, d’autres les découvrent à l’origine même de leur projet. Le motif de l’inversion de la puissance de conquête de la civilisation en pulsion barbare est le thème de plusieurs romans d'aventures, à commencer par « L’Homme qui voulut être roi », le récit de Kipling qui décrit les efforts de deux aventuriers pour s’approprier un territoire arriéré d’Asie centrale, le Kafiristan. Dans ce roman bref, les « héros », Carnehan et Dravot glissent de la figure solaire des conquérants, puissances sacrées – ce qui explique qu’ils soient pris pour des Dieux – à une force de destruction et d’autodestruction. Leur entrée dans le monde barbare leur a permis de devenir maîtres absolus d’un peuple entier, eux qui regrettaient que les règles de la civilisation leur interdisent toute action virile : « On ne peut lever une bêche, ni entailler un rocher, ni chercher du pétrole ou des trucs de ce genre sans que le gouvernement dise : ‘Laissez-le pays tranquille et laissez nous gouverner’. Donc puisque c’est comme ça, on va le laisser tranquille et aller ailleurs chercher un endroit où il n’y ait pas foule et où on puisse se faire un magot ». Dès le départ, le discours sur la civilisation est équivoque : elle empêche l’entreprise individuelle (donc l’aventure romanesque), mais elle permet à ceux qui en sont issus de dominer les sauvages. Avec quelques fusils, les deux hommes règnent sur un peuple. Mais ce qu’ils découvrent, c’est que la civilisation n’est pas seulement une contrainte, qu’elle est un garde-fou contre les agressions de l’extérieur et, surtout, contre celles de l’intérieur. L’ambition de Carnehan et surtout de Dravot ne connaît pas de limite. Ce dernier voit ses prérogatives s’étendre toujours plus : de conseiller, il devient roi et de roi il devient Dieu. Il peut tout faire 317

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au Kafiristan, rien ne parait devoir entraver son désir. Aussi, hors des limites de la civilisation, se laisse-t-il dévorer par celui-ci. L’espace lointain est devenu ce lieu fantasmatique du pouvoir infini, mais il l’est au prix d’un basculement du héros lui-même dans une forme de sauvagerie, puisqu’il est devenu la proie de sa propre volonté de puissance et de ses propres pulsions (lui qui rêve d’offrir à la Reine Victoria la couronne dont elle le coiffera). Dans son délire visionnaire, il n’hésite pas à transgresser les interdits de son peuple, et à se choisir une épouse, ce que son statut de Dieu lui interdit, et qu’un contrat passé avec son « associé » proscrivait. C’est bien une trop grande foi dans sa puissance, combinaison de la supériorité technique de l’Occidental et de sa force désirante, qui le conduit à sa perte : « Je suis un chien, peut-être, ou bien je ne suis pas assez viril pour ces demoiselles ? Est-ce que l’ombre de ma main ne s’étend pas sur le pays tout entier ? Qui a arrêté le dernier raid afghan ? ». On voit avec quelle étendue il faut entendre le terme « man » employé par Kipling. Il s’agit d’une puissance de prédation, d’un esprit de conquête qui place sous la même domination les femmes, les richesses et le monde. Cette force vitale dont Nietzsche fait l’une des clés de la « volonté de puissance » quand il écrit : « la vie elle même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes et, au minimum dans le cas le plus doux, exploitation » (Par-delà le bien et le mal). Lorsqu’elle est force positive, la virilité prend la forme, dans la logique du roman d'aventures, d’une puissance coloniale, d’une force de caractère ou d’un courage exceptionnel, ou encore de cet enthousiasme fanfaron des bretteurs des récits de cape et d’épée (Scaramouche, d’Artagnan, Pardaillan, ou Lagardère) : « la jeunesse qui attire et séduit, la jeunesse que regrettent les victorieux ; la jeunesse que ne peuvent racheter ni la fortune conquise, ni le génie planant sur le vulgaire agenouillé ; la jeunesse en sa fière et divine fleur, avec l’or de sa chevelure bouclée, avec le sourire épanoui de ses lèvres, avec l’éclair vainqueur de ses yeux » (Paul Féval, Le Bossu). Mais dans son versant négatif, cette force devient puissance de destruction, celle associée à une sauvagerie non contrôlée, une barbarie qui ne connaît plus aucune limite. Le glissement de la force créatrice, de la force virile, positive quand elle cherche à s’associer à la civilisation, à son inverse barbare ne se produit pas nécessairement chez un personnage isolé. Parfois, c’est la société tout entière qui bascule d’une sauvagerie créatrice à la barbarie destructrice. Tel est le 318

Civilisation ou sauvagerie

mouvement que décrivent explicitement certains romans d'aventures historiques se déroulant durant la Révolution française, tels les récits de la Baronne Orczy (en particulier Le Serment), Scaramouche de Rafael Sabatini, ou La Cocarde rouge de Stanley Weyman. Dans ces deux derniers cas, le héros prend le parti des forces révolutionnaires, il le fait certes au nom du progrès, mais d’un progrès qui introduit la plèbe parmi l’aristocratie, hisse le vulgaire et le brutal au rang des manières policées des nobles ; autrement dit, il abaisse l’aristocratie au niveau du commun. Dans un premier temps, cela se traduit par un désordre vivifiant, l’impression d’une nouvelle jeunesse pour le pays ; mais rapidement, ce désordre devient chaos, folie destructrice, et l’élévation de cette population sauvage qu’est la plèbe à une nouvelle dignité consacre le règne de la barbarie, jusqu’à détruire ceux-là mêmes qui ont permis au nouvel ordre des choses de se produire30. De tels exemples témoignent de ce que la sauvagerie du paysage désigne moins un lieu déterminé, les terres à conquérir et les régions lointaines, qu’un espace symbolique, codé pour faire apparaître l’affrontement des valeurs contradictoires et leurs limites respectives : la volonté de puissance, la liberté et, plus généralement, les forces de vie d’une part, et la rationalité, le désir de limites et d’ordre qui empêchent les forces sauvages de se transformer en un chaos destructeur. C’est en ce sens que la sauvagerie peut apparaître à la fois comme une puissance de vie et une force de destruction. Il est possible de lire Au cœur des ténèbres, le fameux roman de Joseph Conrad dans une telle perspective. Le roman pose la question des relations entre deux mondes, l’un figurant la civilisation (le monde des colons belges, la Tamise sur laquelle se trouve le narrateur et ses auditeurs, ou encore la légion romaine perdue dans l’Angleterre barbare qu’évoque Marlow) l’autre désignant explicitement la sauvagerie, à travers un lexique déclinant les notions de « darkness » de « primeval », d’« instinct », de « wilderness » ou de « savage ». Le roman inscrit ce débat dans une trame qui emprunte volontairement à la tradition du roman d'aventures, puisqu’il évoque le voyage des héros dans un territoire hostile, à la recherche d’un Blanc qui ne donne plus de nouvelles, Kurtz.

On reconnaît là une certaine vision de la Révolution partagée par les Anglo-Saxons (Hughes, 1993). 30

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Le roman d’aventures

La rencontre entre les deux mondes est elle-même thématisée à travers l’évocation d’espaces isolés dans un univers hostile, toujours menacé, en particulier le comptoir que dirige Kurtz, qui rappelle celui d’ « Un avant poste de progrès » autre récit de l’auteur. Mais cette rencontre est évoquée surtout à travers l’idée d’un voyage, d’une progression dans l’inconnu, dans un paysage toujours plus barbare et incompréhensible (« Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres » dit Marlow). Ce monde est traduit par un certain nombre d’images : celles de l’obscurité, du chaos, représenté par cette « explosion de hurlements », ce « tourbillon de membres noirs », cette « masse de mains battantes » qui entourent subitement l’embarcation. Chaos et obscurité sont étroitement associés. S’y ajoute un troisième motif, celui d’un univers archaïque, de « l’origine du monde » (« the earliest beginnings of the world »). Le voyage dans l’espace est aussi un voyage dans le temps, et il fait écho à celui qu’évoque Marlow dans les premières pages du roman : « je pensais à des temps très anciens, lors de la première arrivée des Romains, il y a dix-neuf cents ans – l’autre jour… ». Si le voyage dans le temps et l’espace se font écho, c’est qu’il renvoient tous deux à un espace du primitif qui évoque l’incompréhensible, nuit et chaos : « les ténèbres étaient ici hier » affirme Marlow, évoquant l’époque ou l’Angleterre était barbare, annonçant cette autre remarque, à propos de son voyage en Afrique cette fois : « nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir ». La sauvagerie africaine n’est que l’écho de celle ancrée dans le cœur des héros anglais eux-mêmes et de nous, lecteurs, qui nous voyons plongés dans les ténèbres en même temps que l’auditoire de Marlow, tandis que la nuit se fait autour du bateau. En associant déplacement dans le temps et l’Histoire, Conrad peut aboutir au véritable espace de l’obscurité, celui du narrateur lui-même, évoquant sa propre mémoire et son propre passé31. Cela expliquerait encore qu’Au cœur des ténèbres ne désigne jamais explicitement la région du globe que traversent les personnages, décrivant un univers abstrait, construit bien davantage sur une série de symboles que sur des notations

31 C’est d’ailleurs l’un des reproches qu’ont fait de nombreux critiques postcoloniaux à Conrad, présentant l’Afrique comme un stade passé de notre propre Histoire, voire de notre préhistoire, s’appuyant ainsi implicitement sur les schémas de pensée du darwinisme social (Achebe, 1997).

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Civilisation ou sauvagerie

précises. C’est davantage la rencontre avec un espace de sauvagerie comme ensemble de valeurs, quel qu’il soit (situé dans l’Histoire ou la géographie), qui est narrée ; car ce qui compte, c’est l’idée d’une fragilité du vernis de la civilisation ; mais c’est l’idée aussi d’une situation du civilisé dans l’espace sauvage que développe Conrad. Pour lui, parce que la colonisation est mue par le désir (de possession, de mort…), parce qu’elle se situe hors de toute contrainte (étant hors de l’espace civilisé), parce qu’enfin elle bute sur le monde inaccessible de l’autre, elle ne peut être qu’un processus de violence et d’ensauvagement, libérant les pulsions du Blanc libéré de toute contrainte. Cette rencontre est faite non seulement par le Romain évoqué au début du récit, et par les absurdes colons belges, mais aussi par le narrateur qui ressent l’oppression du monde qui l’entoure, enfin, à travers le personnage de Kurtz, le point d’aboutissement du voyage, et le lieu de convergence de la rencontre de la civilisation et de la sauvagerie. Kurtz est un modèle du colon (« a first-class agent »), qui enrichit considérablement la compagnie et dirige d’une main de fer une région entière. Sa position de domination témoigne de la puissance impériale, au fondement de tout roman d'aventures géographique. Pourtant, comme Dravot dans « L’Homme qui voulut être roi », le pouvoir de Kurtz le fait basculer dans cette sauvagerie qu’il refuse. Lui qui avait écrit en post-scriptum d’un rapport pour la « Société Internationale pour la Suppression des Coutumes Sauvages », qu’il fallait « exterminer toutes ces brutes », se présente également comme une sorte de divinité ayant droit de vie et de mort sur son propre peuple (les Blancs « doivent nécessairement leur apparaître [aux sauvages] comme une classe d’êtres surnaturels – à notre approche ils perçoivent une puissance, comme une déité » ajoute-t-il dans son rapport). Dans sa volonté de détruire et de dominer le sauvage, Kurtz suscite les mêmes passions destructrices que nous avons repérées ailleurs comme étant celles de la civilisation pervertie et commandée par ses pulsions sauvages. Comme l’écrit encore Conrad : « la brousse sauvage l’avait trouvé de bonne heure et avait tiré de lui une terrible vengeance après sa fantastique invasion. Elle lui avait murmuré des choses sur lui-même qu’il ne savait pas, des choses dont il n’avait pas idée tant qu’il n’eût pas pris conseil de cette immense solitude – et le murmure s’était montré d’une fascination terrible. Il avait éveillé des échos sonores en lui parce qu’il était creux à l’intérieur… » La sauvagerie éveille en Kurtz ces pulsions – souvenirs primitifs – que Marlow pressentait, lointains, sans parvenir à les comprendre tout à fait. A l’invasion physique du wilderness par la civilisation répond l’invasion morale du 321

Le roman d’aventures

personnage. Mais il s’agit moins d’un affrontement de deux forces antagonistes que d’une rencontre harmonique, dont l’écho entre le creux intérieur de Kurtz et les ténèbres et la nuit omniprésentes de la jungle est l’expression. Au néant monstrueux de l’un répond l’énigme impénétrable de l’autre. La folle impudence de la civilisation et l’ensauvagement de l’homme civilisé sont les deux faces d’une même attitude : la conquête brutale de Kurtz contre la sauvagerie est l’expression de cette sauvagerie32. L’expérience de Kurtz n’est pas éloignée de celle de Marlow. Au contraire, les impressions que ce dernier ressent, lorsqu’il remonte la rivière et qu’il scrute les ténèbres de la jungle, cherchant à distinguer cette sauvagerie qui l’entoure (les hommes, les sons, l’espace tout entier), sont le signe que le péril qui le menace est également intérieur. S’il y a initiation à une sauvagerie, c’est surtout à celle qui dévore le personnage, et dont les derniers mots de Kurtz évoquent l’énigmatique horreur (« The horror! The horror! »). Cette remarque fait écho à celles du narrateur, qui se déclare « frappé d’horreur » par le spectacle d’amputés monstrueux, lors de sa première rencontre avec les territoires demi-sauvages de l’Afrique : spectacle terrible en lui-même, mais surtout parce qu’il est révélateur des atrocités des colons. Puis, c’est la remarque qui rattache explicitement le paysage africain, les ténèbres infernales à l’horreur : « il me semblait d’un bond avoir été transporté dans une région sans lumière de subtiles horreurs, par rapport à quoi la pure sauvagerie, sans complications, était un véritable soulagement, étant une chose qui avait le droit d’exister, évidemment – à la lumière du jour ». Ces « horreurs subtiles » sont cette fois celles que commet Kurtz lors de ses mystérieuses cérémonies, associant la sauvagerie et les pratiques du colon civilisé. L’horreur cachée est tout intérieure, elle ne se dévoile pas en plein jour comme les têtes tranchées qui entourent le camp de Kurtz, mais dans les tréfonds de l’âme du personnage, dans ses pratiques qui confondent les méthodes coloniales et les cérémonies païennes et orgiaques. Le trouble de Marlow est aussi celui de la civilisation face à cette sauvagerie incompréhensible qui la menace de l’intérieur, parce qu’elle trouve un écho en elle. En un sens, Kurtz figure les limites de Marlow, il le fascine et l’effraie à la fois comme, dans les romans d’aventures, bien des ennemis des héros les fascinent. Il représente la limite à ne pas franchir, mais aussi la tentation propre à toute sauvagerie : Kurtz est la « part d’ombre » de Marlow, pour emprunter au vocabulaire jungien. les récits de personnages ensauvagés pour s’être laissés séduire par les formes primitives, à la façon du « Hatteras » de Mason lui répondraient. 32

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Civilisation ou sauvagerie

En choisissant d’inscrire son récit dans une perspective romanesque qui ne pouvait qu’évoquer l’intertexte des romans d'aventures géographiques de l’époque, Conrad se nourrit des thèmes privilégiés par le genre, en même temps qu’il les enrichit et les critique. Son récit ne peut être parfaitement compris si l’on ne le confronte pas au conflit entre civilisation et sauvagerie sur lequel se construit le genre. Il déjoue le schéma traditionnel d’une situation bipolaire, montrant la réversibilité de ces catégories de civilisation et de sauvage. Par là même, il désigne la tentation, implicite dans tout roman d'aventures, de basculer du côté de la barbarie, et révèle de façon troublante la proximité qui existe entre le héros solaire et le monstre. En agissant de façon polémique avec les règles du roman d'aventures, Conrad en définit en creux la vision du monde et en présente, sous un jour cru, certains traits spécifiques. Deux mondes face à face Si le roman d’aventures propose explicitement une hiérarchie des valeurs plaçant l’ordre et la civilisation à son sommet, l’aventure tend à développer un discours qui met à mal ce système de valeurs. Les intellectuels (désarçonnés par un univers fait pour la force), la réflexion (déroutée par un hasard triomphant 33 ), la science, régulièrement soupçonnée de conduire à la guerre, la société dévirilisante, sont régulièrement attaqués. De même, l’entrée dans le monde de l’aventure met à mal l’ordre social et toute idée de stabilité ; c’est l’action, non la réflexion, qui prime. L’individu tend à l’emporter sur la société constituée. Enfin, fréquemment (mais pas toujours), ce sont les signes mêmes de la modernité et de la technologie qui sont dénoncés comme indices de la mort d’une forme de romanesque. Chez Conrad, les personnages regrettent que la machine à vapeur, en entraînant la disparition de la marine à voile, ait signé la fin de l’aventure. Quant à Phileas Fogg dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours, il fonde son pari sur la certitude que le hasard – et donc l’aventure – sont morts avec le triomphe de la technique. Dans les récits historiques, particulièrement sensibles à la notion de progrès, l’apparition d’un

On peut rappeler que déjà, dans l’imaginaire antique de la virtus, le courage du vir devait, pour triompher, rencontrer la fortuna. Dans l’action virile, plutôt que d’échafauder des stratégies complexes, on force la fortune. Au contraire, la conception stoïcienne de la virtus oppose celle-ci à la fortuna. Désormais, la vertu civile consiste à évacuer autant que possible le hasard. 33

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Le roman d’aventures

élément technique s’accompagne généralement d’un reflux de l’aventure et de ses valeurs, on l’a vu, et la vraie valeur du guerrier et du chevalier est toujours archaïque : ainsi, Sir Nigel de Conan Doyle propose-t-il un affrontement entre les arcs anglais – qui symbolisent la tradition et l’habileté du combattant – et les arbalètes françaises – c’est-à-dire la technique. Les arcs l’emportent quand ils reçoivent l’aide de la nature : la machine technique ne résiste pas à la pluie, tandis que l’arc, outil rudimentaire du chasseur, est beaucoup plus robuste. Même dans les récits de l’avènement de la civilisation (comme le roman préhistorique), l’acquisition d’une nouvelle technique (comme le feu) se traduit par un reflux de l’aventure. C’est ce qui explique que les machines de Jules Verne représentent un écran par rapport à l’aventure34 : elles protègent confortablement du monde, que l’on regarde à travers un hublot. Ce n’est que lorsqu’elles se dérèglent, lorsqu’elles font apparaître des failles, qu’elles peuvent laisser place à l’aventure : dans Vingt mille lieues sous les mers, quand les machines du Nautilus électrocutent sans effort une tribu entière de sauvages, il n’y a pas d’aventure mais spectacle amusant ; en revanche, quand elles s’avèrent insuffisantes pour tirer l’appareil des glaces qui se sont refermées autour de lui, les personnages cessent d’être spectateur pour s’engager dans l’aventure. La machine extraordinaire, parce qu’elle est extraordinaire, s’oppose à la fois à la civilisation et à la sauvagerie : comme outil de la modernité et de la technicité positiviste, elle représente le triomphe de la civilisation. C’est une protection contre le monde extérieur et l’imprévu, et elle prépare le terrain à d’autres machines – locomotives, aéroplanes, navires – qui, en sillonnant le monde, feront disparaître les zones de dépaysement35. Mais comme

34 En cela, elles diffèrent des machines d’Emilio Salgari, qui sont moins présentées comme les signes du progrès que le moyen de fuir la civilisation. Sur la question, voir Michele Rak (1997). La lecture de Michele Rak, réductrice lorsqu’elle fait de Jules Verne un simple zélateur du progrès, n’en reste pas moins juste lorsqu’elle oppose ses machines technologiques à celles dépaysantes de Salgari. 35 Jean Delabroy (1985) remarque que Jules Verne délaisse les récits d’explorateurs et d’aventures, pour décrire un univers de bâtisseurs : « on est passé, comme tous les romans de J. Verne le répètent, du temps des découvreurs à celui des perfectionneurs, du temps de l’inconnu à celui du trop connu, de l’inaugural à l’achevé, on est donc engagé dans la forclusion irréversible des possibles imaginaires de l’aventure ». Les machines extraordinaires représentent les principaux vecteurs de ce travail de perfectionnement.

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Civilisation ou sauvagerie

prototype imparfait, elle livre les voyageurs à l’inconnu. Et comme invention née du cerveau mégalomane de savants au ban de la communauté (Nemo, Robur, Herr Schultze), elle perturbe l’équilibre de la société et représente une menace de chaos. C’est pourquoi elle est si souvent une arme, à l’instar du Redoutable de Robur (Maître du monde) ou du canon géant de Herr Schultze (Les Cinq cents Millions de la Bégum). Jacques Noiray (1982) a montré que chez Jules Verne, toutes les machines, même les véhicules, sont aussi des armes à la fois défensives et offensives. Elles témoignent de l’hybris d’un savant qui méprise les limites de la nature (et donc du divin), et qui met en péril l’univers tout entier. Le paradoxe est peut-être ici que la machine menace dans un même mouvement la société et l’ordre naturel. Les récits de guerres futures (ceux de Danrit, de Pierre Giffard) témoignent de cette ambiguïté des technologies modernes, symptômes barbares d’une rationalité du désordre. On voit à travers l’exemple des machines extraordinaires que l’aventure n’est pas tout entière instinct viril, là où la civilisation désignerait les vertus féminines et la raison. Comme il existe une folie de la science, il existe un savoir pratique propre au monde de l’aventure. Il s’incarne dans les figures d’initiateurs, mi-sauvages ou sauvages aux nobles traits, qui possèdent l’expérience de la nature, une expérience qui est proche de l’instinct. La communion avec son environnement fait du sauvage un sage : c’est ainsi qu’apparaît Disko Troop dans Capitaines courageux de Rudyard Kipling : « il étudiait le poisson […] Disko Troop pensa au temps qu’il venait de faire, aux tempêtes, courants, ressources alimentaires et autres arrangements domestiques, en se plaçant du point de vue d’une morue de vingt livres ». C’est cette faculté de communier avec la nature qui permet au pêcheur de nager comme un poisson, de deviner où se trouvent les bancs les plus riches, ou de sentir quel temps il va faire. L’homme des bois (comme Sans Traces), l’Indien (comme Winnetou), le seigneur de guerre (comme Umslopogaas) sont quelques-unes de ces figures récurrentes, qui paraissent démontrer qu’il existe parfois une sagesse de la nature supérieure à celle de la science. Plus généralement, les hommes issus de la sauvagerie opposent une vérité supérieure à la vérité relative et tributaire de la technique, propre à la civilisation, un peu comme Balle-Franche s’adressant au comte de Beaulieu qui lui demandait l’heure dans le roman éponyme de Gustave Aimard : « Oh ! reprit le chasseur en désignant le soleil du doigt, voilà la seule et vraie horloge, celle-là n’avance ni ne retarde jamais, car c’est Dieu qui la règle ». En 325

Le roman d’aventures

désignant Dieu, le coureur des bois renvoie à une sagesse véritable du monde sauvage qui emprunte aux poncifs du rousseauisme. Il n’est pas le seul : dans les romans d'aventures géographiques, on évoque la vérité naïve des peuples lointains ; dans les romans d'aventures historiques, c’est la valeur de l’épée contre la noblesse de robe et les manigances de cour, qui est mise en avant ; et dans les romans d'aventures sociales, c’est le courage de l’ouvrier travailleur ou du gamin de Paris. Dans tous les cas, le personnage se charge des vertus du sauvage, de l’homme d’action, à l’instar de Muckle John (La Compagnie blanche de Conan Doyle), ou de Grey Dick (Eve la rouge de Rider Haggard). Quant au justicier, aristocrate ou fortuné, c’est un sportman, surhomme tout entier engagé dans l’événement. Ces poncifs rousseauistes relus pas Nietzsche supposent une harmonie de l’homme avec la nature qui explique que celle-ci puisse être à la fois présentée comme sauvage et fascinante, à la fois Paradis Perdu et univers de violence. Espace du divin, souvenir du Paradis originel, le monde de l’aventure peut figurer aussi l’éternité opposée au temps de la civilisation et du progrès : on peut évoquer les récits de mondes perdus, qui mettent en place des races ou des cultures préservées de l’Histoire, ou le pays de Pellucidar (de Rice Burroughs), où le temps n’existe tout simplement pas ; mais il faut reconnaître plus généralement que le monde de l’aventure se caractérise très souvent par un refus du temps. Si les chasseurs et coureurs des bois de Fenimore Cooper et de Gustave Aimard ne vieillissent pas (Balle-Franche a soixante-dix ans dans L’Eclaireur), c’est certes parce qu’ils subissent l’influence de l’imaginaire associé à la figure, largement mythique, d’un Daniel Boone vieillard guidant les pionniers (Nash Smith, 1967), mais c’est aussi parce que la nature sauvage représente un espace séparé de l’ordre du réel et de la logique temporelle associés à la civilisation. Les grands héros ne restent jeunes que tant que l’aventure leur permet de résister au temps : d’Artagnan et les mousquetaires ne vieillissent réellement que lorsque la raison d’Etat les a fait plier. Chandos et Sir Nigel font la même expérience dans La Compagnie blanche. Mais ce sont surtout les grands cycles d’Emilio Salgari, aussi bien celui des pirates de Malaisie que celui du corsaire noir qui peuvent se lire comme une lutte contre le temps et l’Histoire. Comme le remarque Bruno Traversetti, « chez Salgari, la construction du romance [en anglais dans le texte] présuppose un certain refus du temps ; c’està-dire qu’elle exige que l’héroïsme hyperbolique des personnages ne soit pas empêché par le respect vigilant de la réalité et de ses continuelles mutations sociales et politiques » (1989). Cela explique, selon Bruno Traversetti que les romans historiques, 326

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comme les romans géographiques de Salgari condamnent systématiquement les progrès de la civilisation ou de l’idéologie mercantile. Si, dans le cycle du Far West, l’auteur s’en prend aux Américains qui dépouillent les Indiens, si, dans le cycle des pirates de la Malaisie, il s’attaque aux exactions des colons britanniques, si, dans le cycle du Corsaire noir et dans Les Derniers Flibustiers, les pirates sont condamnés à se réfugier toujours plus loin pour échapper à l’avancée des Espagnols ou des Anglais36, c’est avant tout parce que le temps, et avec lui, la civilisation et le progrès, sont une menace pour l’aventure : « la lumière froide du capitalisme industriel, la logique commerciale, le développement accéléré des technologies sont, chez Salgari, uniquement les signes d'une fatalité encore confuse, les signes d'un changement rapide du monde qui prend au piège la possibilité de l’aventure et menace d'emporter la pureté ancienne des héros et de leurs ennemis ». Dans les derniers épisodes du cycle des pirates de Malaisie (en particulier dans Il Re del mare et dans La Riconquista del Mompracem), Salgari introduit des éléments appartenant à la modernité : télégraphe, canonnières, armes chimiques. Or, c’est à cet instant précis que ses personnages, qui paraissaient jusqu’alors immortels, se mettent à vieillir. C’est toujours sous la pression du monde extérieur et non de leur propre corps, que les personnages paraissent prendre de l’âge. Allan Quatermain ne se sent-il pas rajeunir lorsqu’il décide de repartir à l’aventure ? Cela explique que le roman d'aventures ait si souvent joué avec le thème de la disparition des espaces de l’aventure. Ce motif, que l’on associe si souvent au discours de Marlow dans Au coeur des ténèbres de Conrad, est en réalité omniprésent dans le genre. Nous venons de le découvrir chez Emilio Salgari (évoquant la fin de Mompracem) et chez Conan Doyle, il est également fréquent chez les romanciers de l’Ouest, Gustave Aimard et Mayne Reid, qui associent la disparition des Indiens, fuyant les Blancs, à l’image de la fin du monde des aventuriers37 ; quant au western, il met en scène avec constance cet imaginaire nostalgique d’une frontier toujours fuyante, mais les auteurs ne font que reprendre le thème des Pionniers, le roman de Fenimore Cooper, principale influence de l’ensemble du roman d’aventures. Déjà, dans un article de 1836 consacré à Robinson Crusoe, Edgar Poe regrettait la mort des espaces de l’aventure : « Hélas ! l’époque des îles désertes n’existe

36 Sur les efforts de Salgari pour situer ses héros dans un espace protégé du réel, voir Giordana Piccinini, 1992. 37 On retrouve ce même motif dans le roman beaucoup plus tardif de John Buchan, Salut aux coureurs d’aventures.

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plus ! […] il n’y a plus un mètre carré de terre vierge pour un futur Selkirk ». Dès 1836, alors que le terme générique n’existe pas encore, l’idée de la fin de l’aventure hantait les écrivains. L’image de la disparition des zones vierges du globe comme signe d’une menace pour l’aventure s’inscrit en réalité dans la logique d’un genre qui reproduit dans sa trame cette destruction du romanesque par le quotidien. Elle témoigne une fois de plus de la réversibilité des signes dans le genre : si l’univers sauvage représente une force de désordre qui menace la civilisation, il apparaît également comme un monde en voie de disparition – ne serait-ce que parce que la conclusion de l’œuvre doit y apporter un terme – or, ce monde condamné, c’est précisément celui du romanesque. La constance du motif de la disparition de l’aventure témoigne de ce que le genre s’est développé sur un sentiment de perte. Rien de plus naturel, puisque l’aspiration au romanesque, et les scissions qu’elle installe entre deux mondes (le monde quotidien contre celui de l’aventure, la civilisation contre la sauvagerie, etc.) est fondée justement sur l’opposition entre un univers inscrit dans le temps et l’espace et un univers atopique et atemporel. Nous avons vu qu’il existait une tension, au sein du roman d'aventures, entre irréalisme et réalisme (ou romance et novel). Il nous est apparu que le roman d'aventures se situait à la frontière du possible et de l’improbable. L’espace de l’aventure n’est donc jamais absolument isolé (ni de l’univers réaliste ni d’une visée réaliste), mais il doit être constamment préservé contre ce réel qui l’entoure : une fois découvert, le monde perdu est voué à la destruction (comme dans Queen Sheba’s Ring de Rider Haggard) ; une fois colonisée par les settlers, la frontier est repoussée dans un audelà ; et les conquêtes du progrès dans les romans d'aventures historiques sonnent le glas de l’univers romanesque. En même temps, dans l’imaginaire colonial, comme dans celui du progrès associé aux romans d'aventures historiques, il existe une fatalité du triomphe de la civilisation, parce qu’elle représente la perfection technique, les mœurs policées et la justice, mais surtout, plus fondamentalement, parce que la téléologie manichéenne du roman d’aventures le suppose dès le pacte de lecture générique. Plus généralement, la tension, dans l’acte de lecture, entre le désir d’aventures (qui conduit le lecteur à choisir un roman de ce genre plutôt que d’un autre genre) et l’attente de voir triompher le héros (qui conduit inéluctablement de l’entrée dans l’univers de l’aventure à la résolution de la crise), correspondent en effet trait pour trait à ce sentiment de perte qui accompagne tout roman de ce genre : la logique du récit veut que le début de l’aventure, 328

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ouvrant une crise, conduise naturellement à sa résolution, c’est-àdire à la destruction de ce monde des possibles et à la fin du romanesque. L’apparition du monde de l’aventure est consubstantielle de la crise liminaire ; ce monde est condition de possibilité de l’action romanesque (puisqu’il détermine une vraisemblance, renvoyant moins à un univers référentiel qu’à un système ordonné de représentations et de conventions). S’il est associé à un imaginaire de la puissance et de l’héroïsme, c’est qu’il est défini par une logique du possible et du hasard : le héros est celui qui est capable d’orienter la multiplicité des possibilités suivant sa volonté, c’est-à-dire de glisser de l’être en puissance à l’affirmation de sa propre puissance. En même temps, la logique du romance veut que cette multiplicité des possibles et le risque associé au hasard (le danger) ne soient qu’une illusion, dans la mesure où le pacte de lecture implique une téléologie menant au triomphe du héros, donc à une fin heureuse et à un retour à l’ordre, lesquels correspondent à la fin du plaisir de lecture. Si le monde de l’aventure est source de récit (donc de dynamisme narratif, d’enthousiasme romanesque), ce n’est que parce qu’il porte en luimême sa négation, le plaisir n’étant possible que parce que la mise en ordre finale est annoncée dès l’abord. Le monde de l’aventure est par définition menacé, puisque c’est le trajet implacable du récit qui le menace. Cette menace peut prendre bien des formes : le temps contre l’éternité, le progrès contre la tradition, la colonisation contre les espaces vierges, la justice contre le crime organisé. Faire disparaître les zones vierges de la carte, ces espace métaphores du récit, c’est le programme même du roman d'aventures. Si la géographie déplace dans l’espace un imaginaire passéiste, si le récit de cape et d’épée formule en termes historiques les valeurs chevaleresques pour mieux dire le déclin d’un monde, si le roman d’aventures sociales paraît toujours découvrir dans la ville et le capitalisme moderne une source inépuisable de crimes, c’est que le genre situe toujours la valeur du côté d’une mythologie glorieuse, celle des soldats archaïques, des « chevaliers sans éperons » (Jean d’Esme), ou des « Beaux sabreurs » (Percival Wren). Or, la référence au passé héroïque cherche moins à désigner une réalité qu’un ordre du discours, celui d’une lecture romanesque du monde. Si l’aventure est du côté du passé et de la nostalgie, c’est qu’elle est essentiellement légende, legenda, c’est-à-dire qu’elle insiste sur la mise en forme par la parole. Dans l’Histoire (celle des zones vierges disparues ou du temps de l’honneur et de la Noblesse d’épée), ce sont les histoires (les anecdotes) qui convertissent la réalité en idéal passéiste d’un temps chevaleresque. Le roman 329

Le roman d’aventures

d’aventures est nostalgique parce qu’il oppose au réel une logique de la légende et du mythe, une volonté de proposer un regard cohérent bien plus qu’un regard exact. C’est la même nostalgie qu’évoque la référence à un imaginaire enfantin ou infantile (rêverie, jeu…) pour définir le romanesque. Ce qui est alors goûté dans cet imaginaire enfantin, c’est sa faculté à ordonner le monde en positions claires et conduisant à un dénouement annoncé – exactement comme dans le roman d’aventures. Or, une telle mise en ordre du monde correspond à un fantasme de toute-puissance à laquelle rien ne résiste – le principe de plaisir triomphant dont l’aventure du héros est aussi l’expression. Ce que joue l’enfant, c’est la « maîtrise de la situation », on l’a vu. Mais le romance offre également une forme de maîtrise, de système ordonné dans lequel le bien triomphe toujours. L’ordre chevaleresque et les exploits des explorateurs renvoient à un monde dans lequel la volonté d’un individu correspond au bien ; quant aux zones vierges que l’on colonise, elles offrent une force primitive ou des trésors infinis. Mais si le romanesque, cette expression d’un temps mythique du principe de plaisir triomphant, est généralement évoqué sous une forme nostalgique dans les romans d’aventures, c’est que, pour s’exprimer pleinement, il a besoin d’être court-circuité au terme du roman par l’affirmation du principe de réalité, et que le genre appelle à chaque fois à un retour au réel qui en signe la mort. Ainsi, si les relations entre progrès scientifique et savoir immémorial, entre société moderne et survivance des vieux ordres guerriers, ou entre raison et instinct, obéissent à un modèle dialectique, c’est que la logique du genre, la logique de la lecture, est elle-même contradictoire. Ce que thématise le récit, ce sont bien souvent les mécanismes romanesques eux-mêmes. Une dialectique des oppositions A partir de l’opposition autant structurelle que thématique entre quotidien et aventure, il est possible de mettre en évidence un certain nombre de couples antithétiques dont les plus fréquents sont ceux de l’ordre et du désordre, de la civilisation et de la sauvagerie et, au niveau de l’écriture, du romance et du novel. Rien de plus normal : le dépaysement implique un univers fondé entièrement sur une logique bipolaire. Le monde de l’aventure, irréaliste et dépaysant, se pense contre l’univers quotidien, défini à partir des traits de la civilisation. Nous avons vu que le dépaysement et la logique du romanesque entretenaient une relation dialectique avec le « réel », confrontant l’improbable au probable, l’exceptionnel au quotidien, le remarquable au banal, le 330

Civilisation ou sauvagerie

potentiel à l’actuel. La tension entre la logique du romance et celle du novel se traduit par une relation ambiguë à la vraisemblance, oscillant entre une perspective (pseudo-)réaliste, et une autre, plus sérielle, obéissant en particulier aux conventions intertextuelles et architextuelles, ou à ce que Stevenson appelle les « lois idéales de la rêverie ». Les auteurs se situent toujours entre les deux pôles, mais d’une façon plus ou moins problématisée. Ainsi est-ce une confrontation entre les valeurs du romance et du novel que proposent des écrivains comme Conrad ou Malraux, à travers le conflit entre aventure esthétique et aventure vécue. A partir de cette esthétique propre au romance, ce sont deux univers de fiction emboîtés mais antithétiques (celui de l’aventure et celui du quotidien) qui sont proposés, lesquels peuvent être déclinés à chaque fois en des couples antagonistes car, comme en témoigne l’Aventure de Conrad et Ford Madox Ford, le romance renvoie autant à une esthétique qu’à une axiologie. La systématisation des oppositions tient précisément au fait qu’elles jouent sur des niveaux différents : esthétique, thématique, narratif, idéologique, etc. Il ne s’agit pas cependant, dans le roman d'aventures, de privilégier une position au détriment de l’autre, mais de les faire jouer constamment de façon dialectique : comme le genre propose un aller-retour entre le quotidien et l’aventure, il existe un jeu permanent entre ces deux pôles. Dans chaque couple, les deux éléments peuvent, selon les cas, être affectés de valeurs positives et négatives, à l’instar du quotidien et de l’aventure qui sont tour à tour, et souvent dans le même roman, présentés comme des figures de l’ennui, de la répétition mortifère, d’une forme de bourgeoisie rassise, face à un mouvement riche de possibilités, de puissance, ou comme une forme de tranquillité raisonnable, de maturité, face au chaos et à la violence que porte en lui le refus du quotidien et de l’ordre : c’est ce que racontent directement L’Homme qui voulut être roi (Kipling), Moonfleet (Falkner) ou Les Clients du Bon Chien Jaune (Mac Orlan), mais c’est aussi en un sens l’intrigue de tous les romans d’aventures. La plupart des auteurs reformulent cette tension en termes spatiaux, offrant deux univers emboîtés, l’un renvoyant au quotidien, l’autre, dépaysant, correspondant à un espace de l’aventure et du romanesque. L’espace de l’aventure, souvent caché, est à la fois un lieu des possibles et de la violence. Les romans d’aventures géographiques sont ceux qui en figurent les propriétés avec la plus grande clarté, soumettant les univers primitifs à ceux, civilisés, des Occidentaux, et formulant généralement les tensions dans une perspective coloniale ; mais les autres types de romans mettent également en scène la présence de 331

Le roman d’aventures

ces deux mondes, qui peuvent être aussi de surface et souterrains (comme dans les romans d’aventures sociaux et un certain nombre de romans d’aventures historiques), familiers et inconnus, possibles et impossibles, etc. A cette thématisation des deux esthétiques à travers le cadre spatial correspond, dans les romans d’aventures historiques, une confrontation entre deux époques, l’une renvoyant à un temps primitif, qui peut être celui des barbares ou des chevaliers, l’autre, à un temps civilisé, celui de la société policée, mais aussi des manigances du pouvoir. Esthétiquement, tandis que le temps réaliste du quotidien désigne celui, plus large, de l’Histoire, le temps de l’aventure est souvent associé à une figuration achronique, celle des mythes et des légendes : c’est vrai des temps barbares ou préhistoriques face à des sociétés plus civilisées, de l’univers des chevaliers et des pirates, régis par un antique code de l’honneur face à la montée en puissance de la société moderne, mais aussi, a contrario, de l’univers historicisé des explorateurs face à celui, anhistorique, des mondes perdus ou des populations primitives et « sans histoire ». C’est généralement la logique de l’Histoire qui triomphe en dernière instance, non seulement parce qu’elle figure le réel auquel doit aboutir le roman, mais aussi parce que cette mise en ordre finale est une façon de réarticuler le disparate en une unité, en une Aventure. Dans ce cas, il s’agit aussi de ressaisir le désordre des mésaventures à travers l’ordre de l’Aventure, ce à quoi aboutissent presque tous les romans, y compris les récits paratactiques de Boussenard ou de Moselli. Cette mise en forme retranscrit le chaos des événements en progrès du héros vers le but qu’il s’est fixé. Ainsi la dualité de l’aventure et du quotidien ne joue-t-elle pas seulement sur le temps narré, mais aussi sur les temps narratifs : à la succession chaotique et irrationnelle des mésaventures qui correspond à la matière du récit, répond celle des seuils (premier et dernier chapitres), renvoyant à un temps plus ordonné, celui des résumés évoquant les premières années du héros et à sa vie future, souvent annoncée par un mariage. Au niveau de la narration, c’est bien un partage entre le temps des événements chaotiques et celui de l’histoire mise en ordre qui est proposé. Si le temps de l’aventure privilégie si souvent la parataxe, c’est aussi que, liée au dépaysement contre le quotidien, à l’extraordinaire contre l’ordinaire, elle obéit à une logique du hasard mettant à mal la rationalité. Certes, on vante la raison occidentale contre les croyances folles des sauvages (par exemple chez Hyne ou Paul d’Ivoi), mais les récits se moquent tout autant des savants, incapables de vivre dans le monde sauvage, et nombreux sont les auteurs prêts à dire leur fascination pour une 332

Civilisation ou sauvagerie

sagesse occulte et barbare, d’autant plus fascinante qu’elle tire sa source de l’irrationnel même (qu’on songe aux Neuf inconnus et à L’Œuf de cristal de Mundy, ou à certains romans de Rider Haggard). En réalité, derrière la tension entre savoir et irrationnel, c’est un autre clivage qui s’opère, celui qui sépare la nature et la culture. De fait, l’univers de l’aventure correspond bien à cet état de nature contre lequel s’est pensée la culture occidentale, aussi bien dans ses traits négatifs que positifs, et qui correspond moins à une réalité objective, ou même à une structure universelle des représentations humaines, qu’à un trait propre à notre imaginaire occidental (Descola, 2005). L’espace sauvage, c’est-à-dire l’espace non domestiqué, le caractère achronique du monde de l’aventure, la mise en crise de la rationalité, l’écart par rapport à l’univers familier de celui qui lit, déterminent un cadre unifié autour de l’idée de sauvagerie. On le sait cependant, la sauvagerie ne se pense à son tour qu’à partir de la kultur (à la fois la culture et la civilisation). Dans ce cas encore, elle n’est condamnée ou valorisée que comparée, en creux, à ce second terme. Qu’elle soit bestialité, barbarie, violence primitive ou même infantilisme cruel (par exemple chez Louis Boussenard) ou qu’elle soit pensée en termes de force, de vitalité ou d’innocence à retrouver (par exemple chez Curwood ou dans certaines œuvres de Burroughs), elle n’existe que par rapport à cet autre que pose en premier lieu le récit. Dans ses versions positives, elle peut prendre ainsi la forme d’une opposition sexuée, entre valeurs vivifiantes du vir contre la déliquescence associée aux valeurs féminines : la substitution de cet autre couple permet d’échapper à la prégnance trop forte chez certains auteurs (par exemple chez Louis Noir ou chez Jack London, on l’a vu) du darwinisme social, rendant difficile la figuration d’une puissance indigène 38 , à moins de recourir, comme Rider Haggard ou Rice Burroughs, au mythe du sauvage blanc et de la Déesse blanche. Derrière cette lecture sexuée, c’est le conflit entre les deux virtus, comme vertu guerrière ou comme vertu stoïcienne du renoncement, qui est exprimé. Il s’agit de présenter l’engagement du guerrier, son courage, sa capacité à saisir l’occasion favorable à la condition de maîtriser ses passions : autrement, il devient un sauvage, une bête (et pose la question de la limite entre humanité et animalité, comme dans L’Ile du Docteur Moreau, Le Monde perdu et bien sûr L’Appel de la forêt). Le motif du corps viril, très présent dans des romans comme Le Loup des mers ou Le Collier du prêtre Jean, exprime cet idéal de l’aventure. Il s’oppose aux figures maléfiques 38

Mais certains y parviennent cependant, à l’instar d’Emilio Salgari.

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Le roman d’aventures

d’intellectuels souvent pervers : prêtres, hommes de pouvoir et de complots que le guerrier vient balayer du plat de l’épée. Mais dans ce cas encore, les vertus guerrières doivent être mises au service de la collectivité, sinon, elles ne sont que violence barbare, et le vir bascule dans la vis, la force réduite à de la violence : nombreux sont les romans à définir ainsi un équilibre, supposant une soumission des vertus sauvages à celles de la société, à commencer par les romans d’aventures coloniales, soucieux d’établir un lien de vassalité, ou les récits de cape et d’épée qui expriment également cette allégeance du bretteur, cet électron libre, au bien collectif. La figure du bretteur ou, plus généralement, du justicier, engage celle de la relation à la loi, opposant la légitimité à la légalité : la présence des deux univers se traduit par la figuration tour à tour de la loi du code civil et de celle du héros (et à leurs revers sombre : corruption et complots d’une part, loi du Lynch de l’autre). Dans un monde asocial en effet, c’est l’individualisme qui règne, celui des criminels et des prédateurs (qu’incarnent les génies du mal, Fu Manchu, Fantomas), mais aussi celui du chevalier qui peut se faire justicier parce qu’il porte en lui le Bien dans un monde dominé par le Mal. Vittorio Frigerio (2002) a ainsi pu montrer combien la figure du justicier, dans sa façon de briser les règles sociales, était redevable de la philosophie de Stirner et de la figure de l’Unique. Aux romans de Buchan fustigeant l’idée d’un monde livré à l’anarchie (comme le veulent les membres de l’association de La Centrale d’énergie ou des Trente-neuf Marches) répondent ceux de la Baronne Orczy et de Johnston McCulley dans lesquels le héros lutte contre l’arbitraire de sociétés injustes, mais aussi les justiciers populaires hérités de Monte Cristo. Trois couples apparaissent ainsi comme fondamentaux : celui du romance et du novel, celui de l’aventure et du quotidien, celui de la civilisation et de la sauvagerie. Or, il semble bien que ce qui permet d’articuler ces trois couples, c’est la question des désirs individuels et de leur mise au pas. Le monde de l’aventure est un espace de tous les possibles certes effrayant, mais qui est également le lieu de la puissance d’où le héros est appelé à tirer sa force – afin de convertir le hasard en destin. Pour cela, il a à sa disposition un univers livré à la sauvagerie, hors des contraintes de la civilisation (la société, la culture, l’Etat). Cette absence de contraintes fait du monde un terrain de jeu offert au désir : l’absence de loi est ce qui permet au héros d’atteindre à la solarité ; en retour, le monde se révèle violent, cruel, effrayant et pour que le protagoniste devienne héros solaire, il faut qu’il rétablisse l’ordre. L’esthétique du romance permet tout à la fois de maintenir à distance et d’exprimer ces possibilités de transgression : mettant 334

Civilisation ou sauvagerie

en valeur l’imagination et le dépaysement, il impose une vraisemblance ouverte aux possibles ; mais obéissant à une dynamique irréaliste, il souligne dans un même mouvement le caractère fantasmatique de ces pulsions qu’il exprime. C’est retrouver un dernier couple d’oppositions, déjà évoqué, celui qui oppose le principe de plaisir et le principe de réalité, dans une perspective à la fois individualiste et collective : le roman d’aventures évoquerait alors le dépassement du principe de plaisir et la reconnaissance du lien social comme ensemble de contraintes. Sans évoquer nécessairement les théories freudiennes, le trajet du héros, quittant le foyer pour vivre l’aventure avant de restaurer volontairement l’ordre, témoigne du caractère dialectique du genre, oscillant entre une posture individuelle et collective, entre l’affirmation d’une volonté et d’un intérêt général, entre un désir de sortir des sentiers battus et d’obéir à des valeurs conservatrices. Dans tous les cas, il pose, de façon fondamentale, la question de la relation de l’individu à la société – non seulement celle du protagoniste et de ses adversaires, mais aussi celle du lecteur, dont le plaisir paraît bien lié à une telle interrogation. Ces différentes oppositions se retrouvent, au moins pour partie, dans tous les romans d'aventures, dans la mesure où elles ne font que thématiser les structures du genre. Il existe fréquemment une circulation des valeurs d’un plan à l’autre : nous avons vu par exemple que les oppositions de paysages apparaissent souvent comme des métaphores temporelles, ou que les chronotopes matérialisent les oppositions de valeurs ; enfin, bien des romans laissent entendre qu’il existe un lien entre les tensions qui se produisent dans le monde et dans l’âme des héros. Cela vient de ce que le récit creuse dans une sorte de désir primitif dont l’ensemble du récit – esthétique, structures, chronotope et thèmes – paraît être la métaphore : le monde primitif sous le vernis de la société policée, les pulsions que l’on découvre dans les bas-fonds ou dans le cœur des barbares, semblent bien vouloir se faire métaphores psychologiques. Certains types d’oppositions et certains pôles sont davantage valorisés par des formes spécifiques de romans d'aventures. Si le roman d'aventures historiques configure par exemple ces oppositions en termes temporels, parmi les romans historiques, suivant les époques, ce sont encore certaines tensions qui seront privilégiées : Marc Guillaumie (2006) a ainsi pu montrer combien le roman préhistorique était fondé sur le récit de l’avènement de l’humanité contre un ordre animal ; le roman d’aventures antiques (celui de Haggard, de Mundy) oppose la figure du barbare à des 335

Le roman d’aventures

civilisations décadentes ; le récit médiéval voit s’affronter diverses conceptions de la chevalerie, l’une codifiée, l’autre dominée par des passions primitives ; le récit de cape et d’épée oppose la chevalerie (courtoise ou sauvage) à l’ascension d’un Etat moderne39. Le roman d'aventures géographiques place en son centre l’opposition entre civilisation et sauvagerie proprement dites. Dans ce cas encore, certaines tensions sont davantage convoquées selon les régions concernées : il est évident que les oppositions marquées du primitif et du colon blanc, fondées sur les présupposés du darwinisme social, sont beaucoup plus tranchées quand il s’agit d’évoquer l’Afrique (cet espace sans histoire, presque incompréhensible que décrit Conrad) que quand on se tourne vers des sociétés dans lesquelles est reconnue une réalité culturelle (la Chine, l’Inde, etc.), formulant d’autres types d’oppositions, plus proches d’une sauvagerie atavique, resurgissant sous forme de cruauté morale d’une race n’ayant pas tout à fait réussi à canaliser ses passions et ses croyances païennes. Et quand il s’agit d’évoquer la géographie proche, c’est bien sûr la tradition intangible qui est opposée à la modernité. Le roman d'aventures fantastiques met en jeu science et sagesse ou rationalité et instinct, souvent de façon frontale, comme dans les récits de monde perdu, de machines extraordinaires ou de savants fous. Le roman d'aventures sociales actualise les couples opposant la sociabilité à l’individualisme ou la légalité et la légitimité. Ses figures clés sont la société secrète (qui mine l’ordre pour tenter d’imposer une loi du plus fort), le criminel ou la bande (dont les prédations révèlent la fragilité des dispositifs de police), et le justicier (qui tire sa légitimité, hors de tout système légal, du fait qu’il cherche à restaurer l’ordre dans un système ensauvagé) – dont Eugène Sue avait théorisé dès l’origine les implicites, et dont les romans d’aventures criminelles et policières ont exploité les virtualités. Parfois, comme chez Jules Verne, Ballantyne, Pierre Maël et plus généralement, dans tout le roman d'aventures édifiant ou éducatif pour la jeunesse, l’ordre de la civilisation est largement valorisé par le discours dominant, et la sauvagerie n’est plus supportée que par la structure implicite du texte. C’est même probablement un des traits permettant de repérer le caractère plus ou moins authentique de la démarche pédagogique ou édifiante :

Un roman comme La Maison du loup de Stanley Weyman joue entièrement sur l’ambiguïté d’un ordre chevaleresque archaïque (incarné par le Vidame) qui peut aussi bien être lu comme cruauté que comme générosité. Si le Vidame meurt dans la postface du roman, c’est que son monde s’éteint avec l’avènement d’une France moderne.

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nombreux sont en effet les épigones de Verne qui, tout en proposant, en surface, un discours de savoir, développent des récits buissonniers dans lesquels la transgression l’emporte – un peu comme pour Boussenard ou Paul d’Ivoi, chez qui les héros sont emportés dans une course folle de voyages, de chasses, de massacres et de mauvais tours. Parfois, comme chez Gustave Aimard, Edgar Rice Burroughs, Henry Rider Haggard, ou Emilio Salgari, la fascination pour la sauvagerie s’exprime plus librement. Parfois, le débat entre les deux pôles est très fortement thématisé par le récit, comme chez Stevenson, Joseph Conrad ou Jack London. Même chez un auteur comme Jules Verne qui paraît constamment repousser la sauvagerie et l’espace de l’aventure dans les strictes limites de la raison, le roman est traversé par des tensions entre des positions antagonistes. On a souvent souligné l’importance de la quête du savoir chez cet auteur, son effort pour sillonner le monde au fil des romans et en rendre compte totalement. Jean-Yves Tadié a établi un relevé des différents pays traversés par les personnages, mettant en évidence la volonté chez l’auteur de baliser l’ensemble de l’espace (Tadié, 1982). Ce partipris se traduit dans les récits par un effort bien connu pour classer le monde selon une taxinomie qui le rend maîtrisable, au point qu’on a pu affirmer, à la façon d’un Pierre Mac Orlan, que « la terre vue par Jules Verne est ainsi un immense Jardin des Plantes » (1920). La flore paraît destinée à finir dans quelque herbier littéraire, comme la faune, dans un jardin zoologique. Le dispositif des machines et des autres moyens de transports technologiques (vapeurs, trains, aéronefs), qui séparent les personnages, et a fortiori le lecteur, du monde, et réduisent l’univers à un spectacle, vient encore renforcer cette impression. Si les grands héros de Jules Verne sont des ingénieurs et non des aventuriers, des soldats ou des savants, c’est que leur fonction est de domestiquer l’espace sauvage. Là où le savant pense l’univers, l’ingénieur le balise de routes, de ponts et y construit des usines, bref, il le civilise. Là où les aventuriers ou les soldats se tournent vers le paysage sauvage pour combler leurs penchants aventureux ou leur goût du sang, l’ingénieur est par définition un être civilisé, puisqu’il est celui qui agit avec l’aide de ses connaissances. Les personnages et le dispositif du voyage reflètent la position de l’auteur lui-même, qui tend à repousser la sauvagerie de la nature : en expliquant systématiquement les événements extraordinaires il les normalise. Pourtant, cette volonté de quadriller le monde se heurte à la forme du récit. L’aventure surgit constamment d’un espace toujours menacé de devenir incontrôlable : machines qui se 337

Le roman d’aventures

dérèglent, animaux devenus furieux, éléments déchaînés. Dans

L’Ile mystérieuse, l’île Lincoln, qui consacrait le triomphe de la civilisation, est engloutie dans les eaux ; quant aux conducteurs de la Maison à vapeur, ils doivent se résoudre à la faire sauter pour venir à bout des rebelles qui tentent de repousser les colons hors des terres indiennes ; et les incidents les plus divers viennent dérouter les héros voyageurs de leur trajet préparé à la perfection pour les envoyer dans des expéditions hasardeuses (c’est tout le sujet du Tour du monde en 80 jours). On pourrait dire que les romans de Jules Verne sont majoritairement fondés sur une telle tension entre la technique et la nature, entre la logique rationnelle et le hasard, entre morale raisonnable et entreprises hasardeuses. L’opposition se traduit d’ailleurs souvent par des couples de personnages, associant un homme d’action et un homme de raison : Passepartout et Fogg dans Le Tour du monde en 80 jours, Van Mitten et Bruno dans Kéraban le têtu, Briant et Doniphan dans Deux ans de vacances, ou Helena Campbell et les frères Melvill dans Le Rayon vert. Lorsque les héros mettent en avant un projet technique, qu’ils soient inventeurs de génie ou zélateurs du progrès et de la précision, toute l’intrigue repose sur la tension entre leurs calculs et l’imprévisible. Quand ils projettent un voyage extraordinaire destiné à faire avancer le progrès ou le savoir humain, les événements les contrarient jusqu’à provoquer bien souvent l’échec partiel de leur mission (Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Voyage au centre de la terre, Le Sphinx des glaces). Les récits de Jules Verne dénotent une vision de la science beaucoup moins optimiste qu’on a pu le dire autrefois : son inquiétude devant certaines machines de destruction (Les 500 Millions de la Bégum, Maître du monde, Face au drapeau), ses descriptions de futurs inquiétants (Paris au XXe siècle, L’Eternel Adam, La Journée d’un journaliste américain) témoignent tous de l’ambiguïté de sa relation au savoir et au progrès. La nature, et son auxiliaire le hasard, paraissent devoir châtier les projets de la science. Lorsque les héros triomphent, c’est souvent grâce aux éléments naturels bien plus qu’à leur savoir ou leur ingéniosité : les chercheurs d’or du Volcan d’or récupèrent par miracle leur fortune, comme les ingénieurs de L’Invasion de la mer parviennent par hasard à leurs fins. Ainsi, il existe aussi chez Verne un échange dialectique entre les deux systèmes de valeurs opposées de la civilisation et de la sauvagerie : un premier mouvement assure le triomphe du progrès et de la civilisation qui domine et colonise l’espace sauvage ; un second mouvement vient à l’inverse humilier l’orgueil de la civilisation, déroutant les prévisions de la science, ou 338

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ensauvageant de l’intérieur les savants, dévorés par leurs passions. L’écriture même de Verne formalise une telle tension entre volonté de mettre en scène l’événement unique et de le rapporter à un savoir généralisant : s’il s’efforce de faire connaître à coups de listes et de descriptions savantes, il recherche les éléments les plus exotiques, au point de multiplier les chimères, arbres à pain et à lait, rongeurs à la saveur de poulet et autres hybrides fantastiques. Ce surgissement de l’irrationnel au cœur même du discours rationnel est non seulement ce qui permet l’aventure (qui naît de la rencontre entre le savoir et le fantasme), mais surtout ce qui laisse deviner, derrière le jardin zoologique dénoncé par Mac Orlan, un pays de cocagne qui toujours échappe à la maîtrise. Si d’un roman à l’autre, d’un auteur à l’autre, la relation entre les deux pôles peut varier considérablement, dans tous les cas cependant, la rencontre paraît problématique : elle prend la forme d’un affrontement, mais aussi d’un dialogue et d’un échange. C’est en ce sens qu’on peut réellement parler de dialectique, en jouant sur les différents sens que le terme a pu prendre au fil du temps : dialogue, échange, affrontement verbal, opposition et dépassement de la contradiction. Il y a surtout dialectique dans la mesure où l’on peut mettre à chaque fois en évidence l’insuffisance de chacun des termes mis en opposition. Ici, il faut réellement parler d’Aufhebung, ce dépassement de la contradiction qui est à la fois destruction et conservation. Dans le roman d'aventures, il y a à la fois rencontre et affrontement des valeurs de civilisation et de sauvagerie ; surtout, un renversement de sens se produit par la vertu d’un affrontement dialectique : trop sûre d’elle, la civilisation se laisse dévorer par ses passions et s’ensauvage. Pour rayonner, elle doit se nourrir de la sauvagerie qu’elle combat, l’intégrer pour mieux la dominer. Le trajet du héros obéit lui-même à un modèle dialectique. Il rêve de l’aventure et s’y engage avec enthousiasme ; puis il en découvre l’horreur au point de chercher à restaurer l’ordre initial ; mais cette restauration n’en est pas tout à fait une : le héros ne peut l’opérer que parce qu’il a puisé une force nouvelle dans l’aventure, qu’il est devenu un héros solaire, et c’est cette nature dialectique du récit qui explique les fins de romans apparemment ambiguës. Le travail qui se produit dans le roman d'aventures est à la fois un travail de destruction (chaos, affrontement) et un travail de fondation, de mise au jour d’un sens supérieur. Dans le conflit entre les valeurs de la civilisation et de la sauvagerie, c’est la civilisation qui l’emporte, mais parce qu’elle a canalisé la force de la sauvagerie.

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Le roman d’aventures

La formulation romanesque des tensions du texte : quelques exemples Le mouvement du récit vers une sauvagerie pacifiée varie d’un type de roman d'aventures à l’autre. Il est par exemple très sensible dans les récits de l’Ouest et plus tard dans les westerns qui en font l’un des traits centraux de leur thématique. Depuis la biographie de Daniel Boone et les romans de Fenimore Cooper, l’imaginaire américain s’est nourri de cette relation ambiguë à la sauvagerie, figurée symboliquement par la zone intermédiaire de la frontier. On sait que le discours de conquête aux Etats-Unis, qui a été au fondement de l’imaginaire américain, prend sa source dans une relation complexe au territoire national. Depuis le débarquement des premiers puritains (Slotkin, 1973, Nash, 1967) jusqu’aux guerres indiennes menées par Custer (Slotkin, 1985), la frontier a représenté une zone qui combine l’image d’une sauvagerie barbare et celle d’un Paradis originel à reconquérir, un monde qui se refuserait à la civilisation décadente (associée à l’est et à la vieille Europe) et c’est cette suspension qui lui permet d’être perçue comme le moteur du développement de l’Amérique. Jacques Cabau (1966) a montré combien le trajet du colon était nécessairement déceptif, dans la mesure où la frontier disparaissait dès lors qu’on l’atteignait. Tout l’imaginaire du western, mais aussi, en partie celui des romans de l’Ouest européens40, est influencé par cette idée d’un espace de liberté voué à la disparition, mais aussi d’un espace de danger que seule la civilisation peut vaincre. C’est ce qui explique la fascination des Américains pour les figures de hors-la-loi (Jesse James, Billy the Kid et plus tard les gangsters des films noirs) et leurs doubles inverses les sheriff, booty hunters et vigilantes, personnages à la marge qui ne connaissent, dans un camp comme dans l’autre, que leur propre loi (Slotkin, 1992). Dans les westerns comme dans les dime novels et pulps d’action, l’imaginaire américain a constamment joué sur l’ambiguïté de la violence ; régénératrice, elle est le moyen ultime de voir la morale et le progrès triompher ; mais elle représente aussi le fond atavique du pays, ce reste de sauvagerie qui toujours résiste à la civilisation. Un trajet similaire se retrouve par bien des points dans les romans d'aventures géographiques. Tout l’imaginaire impérialiste On trouve dans Balle-Franche de Gustave Aimard une description des settlers comme des êtres ne supportant pas la promiscuité et condamnés à 40

aller toujours de l’avant, qui aurait très bien pu être issue de n’importe quel roman de l’Ouest écrit par un auteur américain.

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Civilisation ou sauvagerie

s’est construit sur l’idée que la colonisation allait apporter les lumières de la civilisation aux peuples moins développés, et qu’en contrepartie, les pays occidentaux allaient se retrouver vivifiés par la puissance économique que leur apporteraient ces nouvelles colonies. Le roman reformule cet échange en l’articulant autour du héros. Sa supériorité morale d’Occidental ne l’empêche pas de tirer sa force de la puissance primitive dans laquelle l’aventure le plonge. Même lorsque le roman d'aventures géographique n’a rien à faire avec le discours colonial (récits de piraterie, romans d'aventures dans des pays proches, etc.), il reproduit ce dialogue entre un monde de liberté et un ensemble de valeurs de la civilisation (morale, sacrifice de soi, bonnes manières) qui doivent s’associer dans la figure du héros solaire, comme dans Pavillon noir de Rafael Sabatini, dans lequel le héros, Monsieur de Bernis, est un personnage romanesque de swashbuckler qui a participé autrefois à des expéditions ambiguës de flibuste aux côtés de Morgan. Sa morale, sa volonté de défendre Priscilla, la jeune aristocrate enlevée par les pirates, le différencient de Tom Leach, bandit immoral et cruel, qui cherche évidemment à abuser de la jeune fille ; mais le personnage se démarque également du Major Sands, l’autre allié de l’héroïne, personnage constamment obnubilé par les bonnes manières et une morale de belle âme, mais incapable d’agir, de se battre, et donc de séduire l’imagination romanesque de Priscilla. Certes, Bernis remet de l’ordre dans les îles caraïbes en venant à bout de la plus redoutable bande de pirates qui en écumait encore les eaux. Mais son charme, sa valeur, son intérêt ne naissent que du romanesque qu’apporte au héros l’ambiguïté d’une personnalité à la frontière des deux mondes – pirate et gentilhomme. Au sein des romans d'aventures géographiques, les robinsonnades représentent une autre formulation de cette tension, puisqu’elles narrent les déboires d’un homme civilisé en territoire sauvage. Certes, cette rencontre n’est pas toujours présentée aussi explicitement sous la forme d’un débat comme elle le sera, après la Seconde Guerre mondiale, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, l’ouvrage de Michel Tournier, ou dans Sa Majesté des mouches de William Golding. Mais elle existe implicitement dans la plupart des robinsonnades. Les efforts du héros correspondent à un souci de pacification de l’île. Son triomphe est double : c’est une victoire morale du héros sur luimême et matériellement, la mise en forme d’un monde ordonné à sa mesure. En ce sens, le récit de robinsonnade reproduit – et souvent précède – le modèle du roman colonial. Pourtant, son processus est moins univoque qu’il pourrait le paraître. Comme l’a 341

Le roman d’aventures

montré Monique Brosse (1993), le héros part le plus souvent volontairement à l’aventure, pour chercher la fortune, dans une sorte d’impulsion asociale, liée au refus des normes établies (voir aussi Robert, 1995). Cette fortune, il la trouve paradoxalement dans ce purgatoire que figure l’île, châtiment de son ambition et récompense de ses aspirations : il apprend, par cet ensauvagement subi à accepter les contraintes sociales, mais aussi à devenir un homme. Dans ce cas encore, c’est la confontation avec l’espace primitif qui donne sa force au protagoniste. Son isolement est une épreuve qui lui permet de démontrer sa valeur. Dans bien des œuvres, la solitude est rompue par l’arrivée d’un groupe hostile que le protagoniste, devenu homme, peut vaincre. Cette épreuve qualifiante permet au protagoniste de revenir en héros, auréolé de gloire, à l’instar des enfants de Deux ans de vacances de Verne, qui deviendront pour certains marins (c’est-à-dire aventuriers professionnels au service de la nation). Dans les récits de mondes perdus, la tentation de régner sur un peuple barbare mais pacifié, offre un autre éclairage sur l’ambiguïté du discours colonial : les peuples des mondes perdus sont systématiquement dominés par une poignée de conquérants, scientifiques, aventuriers ou militaires, qui envahissent leur territoire. Mais cette domination, l’accaparement des trésors et du pouvoir, ne sont que la matérialisation de la puissance associée à la terre de conquête. De même que Jules Ferry, Disraeli et Cecil Rhodes pensaient la politique impérialiste comme un moyen d’étendre la puissance de la métropole, les récits de mondes perdus voient s’exprimer la puissance solaire du héros, à travers les pouvoirs matériels ou physiques que lui donne sa plongée dans le monde sauvage : en s’emparant des trésors de la terre ou des emblèmes royaux, le héros se nourrit à la source même de la sauvagerie – ce qui explique que le retour à la civilisation puisse si souvent apparaître à la fois comme une victoire et un épuisement de ses forces : dans Les Mines du roi Salomon de Haggard ou dans La Princesse de Mars de Burroughs, le héros n’aspire, au terme du récit, qu’à retourner dans les terres sauvages ; dans She de Haggard, il perd son pouvoir (sexuel, politique et viril) en revenant à la civilisation, et dans Le Monde perdu de Conan Doyle, le triomphe en demi-teinte des savants se double d’un échec sentimental et d’un nouveau départ41. La vraie puissance, celle du guerrier barbare, disparaît quand le héros renonce au monde sauvage. Souvent encore, le départ du monde perdu s’achève par sa 41

L’Atlantide de Pierre Benoit s’achève également par un retour vers le

monde perdu.

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Civilisation ou sauvagerie

destruction, comme si décidément le pouvoir de la civilisation sur la sauvagerie ne pouvait perdurer que dans la tension entre les deux mondes. Le dépaysement existentiel met de façon évidente l’accent sur la plongée dans la sauvagerie et redouble même cette plongée. En effet, d’une part, le lecteur est conduit à épouser la vision du monde d’un être sauvage : un barbare naïf et cruel (Eric Brighteyes de Haggard, La Guerre du feu de Rosny, Avant Adam de London) ou un animal (L’Appel de la forêt de London, Le Grizzly de Curwood). Mais cette plongée dans la sauvagerie est presque redoublée par le trajet du personnage lui-même, qui fait, dans la diégèse, l’expérience d’un basculement : soit on nous décrit des êtres sauvages à qui sont offertes les premières lueurs de la civilisation (La Guerre du feu, Le Grizzly), soit à l’inverse, on fait l’expérience d’un ensauvagement (L’Appel de la forêt, Allan and the Ice Gods de Rider Haggard). Dans tous les cas, ce trajet met en jeu la question de la puissance associée à celle de la sauvagerie : soit la description de l’univers sauvage correspond à la conquête d’un pouvoir et d’une vitalité inconnus jusqu’alors (L’Appel de la forêt), soit la maîtrise des pouvoirs de la civilisation ne peut se faire qu’en affrontant une dernière fois le monde sauvage (La Guerre du feu), soit enfin il s’agit d’opposer frontalement la nature et la civilisation (Le Grizzly, Tales of the Hunted). Etonnamment, ce domaine du roman d'aventures, dont le radicalisme conduit sans doute à une impasse esthétique, est aussi, par ce même radicalisme, celui qui va à la source des préoccupations du genre, en les exprimant le plus explicitement. Le récit de cape et d’épée propose, sans les théoriser, des oppositions qui rappellent celles formulées par Norbert Elias voyant dans la montée en puissance de la société centralisée le déclin d’un ordre guerrier laissant une plus grande place aux pulsions (2003). Il s’agit en effet, dans un très grand nombre d’œuvres, de confronter un héros caractérisé par des valeurs aristomilitaires qui en font un guerrier, à des figures de pouvoir, noblesse de robe, prêtres, dont la force vient de leur capacité à comploter au plus haut niveau de l’Etat. Certes, le héros sert généralement son roi et le bon droit, mais il le fait par la force de l’épée, suivant un ordre archaïque, celui du guerrier, contre des figures effrayantes du pouvoir qui se rattachent à l’Etat moderne, même si elles l’asservissent à leurs passions. C’est en cela que ces adversaires représentent un danger pour la société, puisqu’ils introduisent le désordre de l’intérieur, ils ensauvagent le monde. Ils apparaissent comme une figure inverse de celle du héros qui, lui, agit explicitement hors des lois, mais pour le bien de la société. 343

Le roman d’aventures

Même quand l’intrigue se déroule dans la civilisation, elle nous place hors du cadre de la société. Ceux qui tentent de se cantonner aux principes de cette dernière, de s’en référer à la seule justice officielle, sont toujours punis dans les romans d'aventures historiques ou sociales : ce sont des lâches ou des faibles. Mais en servant l’Etat ou son roi, en aidant la veuve et l’orphelin, le héros suit le même trajet que le pionnier américain ou que le colon : il quitte les frontières civilisées et choisit la voie d’une liberté d’action violente et hors-la-loi pour pacifier le pays. Cela explique que le roman d'aventures historiques s’inscrive si souvent dans un moment de basculement de l’Histoire : soit lorsque la société ou le pouvoir conquièrent leur légitimité (comme dans les récits de cape et d’épée, du cycle des Trois mousquetaires de Dumas au Capitaine Blood de Rafael Sabatini, et des Derniers flibustiers de Salgari à Un Gentilhomme et son roi de Stanley Weyman), soit au contraire que le monde entre dans un chaos, une période d’obscurité et de sauvagerie (Scaramouche de Sabatini, La Cocarde rouge de Weyman, Moon of Israel de Rider Haggard)42. Dans les deux cas, le roman formule de façon diachronique la rencontre entre les deux univers : soit qu’une civilisation décadente plonge dans la barbarie, soit qu’une époque de sauvagerie laisse place à une société policée. Ce basculement dans l’un ou dans l’autre signe la mort de l’aventure (que le récit s’achève sur le chaos et l’exil, ou sur l’ordre et la mort de l’aventure). Le roman d'aventures sociales reproduit la scission au sein du monde et dans le cœur des personnages. Il n’existe plus de distinction temporelle ou spatiale qui symbolise l’affrontement, mais la figuration de forces contradictoires, qui dominent chacune un plan de réalité. Le monde sauvage est celui des groupes de bandits et des sociétés secrètes qui mettent en péril l’ordre social, en s’infiltrant constamment dans les interstices du pouvoir et de la loi. Le même espace paraît ressortir à la fois de la civilisation et de la sauvagerie. D’autant plus que les personnages d’un camp ou de l’autre jouissent du don de circuler librement d’un univers à l’autre : les méchants peuvent apparaître comme d’honorables ministres (Les Trente-neuf Marches de Buchan) ou fréquenter des fêtes de milliardaires (Todd Marvel de Gustave Le Rouge) ; à l’inverse, les héros peuvent se grimer avec la plus grande facilité,

42 L’échec historique du héros et des valeurs de paix sociale qu’il défend ne correspond pas nécessairement à son échec dans la logique de l’aventure. Dans les récits que nous avons cités, les personnages triomphent de leur adversaire, mais ils sont contraints à fuir devant les événements – ces événements mêmes que leur adversaire, par son aveuglement, a favorisés.

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Civilisation ou sauvagerie

pour prendre les traits des bandits qu’ils poursuivent (Nick Carter s’en est fait une spécialité). Parfois enfin, ils se situent réellement sur la marge, si bien qu’il est difficile de dire toujours avec certitude à quel camp ils appartiennent (Chéri Bibi, Rocambole, Monte Cristo et les gentlemen cambrioleurs en sont des illustrations). Le roman d'aventures sociales est entièrement conçu sur l’idée d’un glissement et d’une co-pénétration des deux mondes : si le brouillage de l’espace place la sauvagerie à l’intérieur même de la civilisation et de la ville, alors les héros comme leurs ennemis se retrouvent à la frontière de ces deux univers. Comme dans le roman d'aventures historiques situé en ville, et parce qu’ils partagent cette même conception d’une réalité interlope, ceux qui restent à la surface du monde, entretenant l’illusion d’un pouvoir civilisé, d’une voie légale et d’une sécurité des foyers, sont condamnés à devenir les victimes de ceux qui évoluent entre les deux mondes. Cela vient de ce que, dans ce cas encore, la civilisation, le droit ou l’ordre se révèlent illusoires. La loi est généralement entre les mains de forces occultes commandées par leurs passions, et on lit déjà, dans les romans du XIXe siècle, certains traits de ce discours sur le monde que Fredric Jameson associe à la lecture postmoderne de « la totalité comme complot » (2007, 2) : lorsqu’il ne paraît plus possible de proposer une lecture globale des mécanismes économiques et sociaux, ils tendent à être formulés à travers la vision simpliste du complot, lequel exprime dans un même mouvement le sentiment d’une complexité et son caractère indicible, toujours masqué, toujours fuyant. Si le complot est vide de contenu (ou de but clair), c’est que son sens réside dans le fait d’être un complot, expression à la fois du caractère incompréhensible du monde et du sentiment qu’il met néanmoins en jeu des mécanismes complexes (ceux de la société moderne ou, pour Jameson, postmoderne). Dans le cas des mystères urbains, la montée en puissance de la ville et du capitalisme, la peur des classes dangereuses qui y a été associée, ont conduit à développer un imaginaire de la jungle urbaine, associant puissance de l’argent et forces criminelles qui redéfinissent, sous le motif du complot, la modernité même en termes de barbarie. Dès lors qu’on ne confond plus, comme c’est trop souvent le cas, l’opposition entre civilisation et sauvagerie avec celle qui sépare, dans le roman d'aventures géographiques, le monde du colon de celui des pays dominés, et qu’on l’étend à toutes les formes de dépaysement, on comprend qu’il faut voir dans ces deux pôles des systèmes de valeurs opposés dont la représentation de l’espace, le 345

Le roman d’aventures

décor, les personnages ou les affrontements mis en scène dans le récit sont la formulation romanesque. Il s’agit bien plutôt de deux modes de relation au monde et à la fiction, deux tentations opposées dont chacun peut faire l’expérience. Philippe Descola (2005) a montré combien une telle vision clivée de la réalité, entre civilisation et sauvagerie, nature et culture, est propre aux sociétés occidentales. Elle fonde même de longue date notre représentation du monde. En cela, le roman d’aventures se révèle par excellence un genre de l’Occident, ce qui expliquerait qu’il s’y soit développé de façon privilégiée. Mais loin d’être un simple symptôme d’une vision culturelle du monde, cette scission figure ici, au sens fort, le moteur du genre autour duquel il s’articule à tous les niveaux : esthétiques, narratifs, thématiques... Elle parait désigner plus profondément une posture de l’auteur et supposer celle du lecteur. Nous avons évoqué les concepts freudiens de principe de plaisir et de principe de réalité, qui ne recouvrent qu’imparfaitement les mécanismes du genre (puisqu’ils éclairent surtout la dynamique du récit qui conduit le héros à revenir sur la tentation de l’aventure et a lui préférer en dernière instance le monde du quotidien) ; nous aurions pu également renvoyer aux oppositions nietzschéennes entre l’ordre du dionysiaque et celui de l’apollinien. Il est vrai que la pulsion sauvage évoque le désordre des rites antiques ; mais il n’y a dans le roman d'aventures qu’une libération subie presque malgré soi, que le roman paraît s’efforcer de repousser. Ce que l’on peut en revanche remarquer, c’est que l’extraordinaire constance de l’opposition entre civilisation et sauvagerie dans les différentes sortes de romans d'aventures, en même temps que l’extrême labilité de son expression, laissent à penser que cette opposition désigne moins une réalité spatiale ou temporelle qu’une opposition psychologique et esthétique. Ces valeurs contradictoires renvoient à deux relations radicalement différentes au monde ; elles représentent deux attitudes extrêmes et leur part respective ordonne la relation au réel. Cela expliquerait dès lors le caractère romanesque de l’espace mis en scène dans le roman d'aventures, lequel ne réfèrerait pas tant à une réalité existante ou ayant existé, mais se constituerait de façon à mettre en scène le conflit fondamental du genre. A l’inverse, la permanence du modèle réaliste en filigrane de tout roman d'aventures permettrait de dramatiser cet affrontement en le rapportant malgré tout en partie à l’univers du lecteur. La tension entre romance et novel met non seulement en jeu tous les autres systèmes d’oppositions, mais elle permet sans doute aussi de révéler, en passant de la diégèse au processus de lecture, le fait que la question de la sauvagerie trouve son sens dans la relation spécifique du lecteur au texte, et dans les 346

Civilisation ou sauvagerie

ambiguïtés du discours que propose le texte, et à travers lui l’auteur, à ce lecteur. De telles oppositions jouent aussi bien au niveau de la narration (avec des rythmes et des séquençages différents) qu’au niveau de la représentation du monde. Surtout, cette tension reformule thématiquement la structure des œuvres. Elle retrouve le dispositif du cadre pseudo-réaliste emboîtant un univers romanesque de l’aventure ; elle mime les attendus du lecteur sériel, entre désir de dépaysement et prégnance d’une certaine forme de réalisme. On le voit, ce dialogue, qui peut prendre la forme d’une opposition violente, d’une confrontation ou d’une combinaison, retrouve implicitement la tension que nous avions repérée, au sein du roman d'aventures, entre le modèle fictionnel du romance et celui du novel. La distinction entre ces deux esthétiques recoupe largement l’opposition entre le monde de l’aventure et le monde quotidien, qui assure à l’œuvre sa vraisemblance, et joue un rôle fondamental dans le pacte de lecture. Il existerait alors trois niveaux d’oppositions se recoupant en grande partie : un niveau spatio-temporel (monde de l’aventure / monde quotidien), un niveau thématique (valeurs de la sauvagerie / valeurs de la civilisation) et un niveau esthétique (romance / novel, ou irréalisme et réalisme). Il ne s’agit pas d’établir une équivalence totale entre ces trois niveaux, mais de montrer dans quelle mesure ils se combinent en une cohérence d’ensemble. Il est en effet possible de mettre en évidence un certain nombre de relations entre ces trois niveaux. Le basculement du monde quotidien au monde de l’aventure obéit moins à un changement de chronotope qu’à un glissement des catégories du réalisme au romanesque et de la logique policée de la civilisation vers l’espace sans loi de la sauvagerie. Si le monde de l’aventure, encadré dans le dispositif du récit par le monde quotidien et réaliste, paraît ainsi recouper l’espace où se déploie la sauvagerie, l’aventure en ellemême se situe à la croisée de la civilisation et de la sauvagerie : certes, la sauvagerie n’apparaît qu’avec l’entrée du héros en aventure, mais cet avènement n’est possible que dès lors que les valeurs de civilisation et de sauvagerie s’affrontent, puisqu’il n’y a sentiment de sauvagerie que dans la confrontation avec un ordre de la civilisation qui sert de maître-étalon. Le chaos et le désordre, ce moment de crise qui marque le début de l’aventure, n’existent que dans la rencontre des deux mondes. Si la sauvagerie apparaît comme une force de désordre, cette force ne s’actualise qu’en rencontrant la civilisation, en perturbant l’ordre. Ainsi, l’entrée en aventure correspond à ce moment d'antagonisme des deux systèmes contradictoires du récit. Si l’espace de l’aventure paraît 347

Le roman d’aventures

davantage du côté de la sauvagerie lorsqu’on le réfère aux scènes antérieures et postérieures du récit présentant le héros dans son univers quotidien, il n’existe que par la rencontre des deux mondes et, pénétré de cette friction initiale, il ne se dissocie jamais tout à fait des valeurs de civilisation : si le héros est attiré par la violence, il conserve des valeurs morales et fait l’expérience de ses limites. Enfin, à l’inverse, lors du retour final à la civilisation, le héros est transformé : devenu solaire, il porte désormais en lui-même cette puissance sauvage, mais une puissance canalisée, domestiquée. De même, on peut remarquer que les valeurs associées à l’imaginaire et l’espace romanesques sont celles que nous avons rapportées à la sauvagerie. On sait combien l’esthétique réaliste tient à une volonté de représenter l’individu dans sa relation à l’ensemble de la société (Dubois, 2000) : il devient un cas d’étude, s’intègre dans une économie et un temps historiques qui le dépassent et le conditionnent. A l’inverse, l’imaginaire romanesque est centré sur l’action, c’est-à-dire sur le personnage comme agent, détaché du réseau des significations, comme le monde sauvage de l’aventure est du côté de l’individualisme asocial. Plus généralement, comme l’a montré Northrop Frye, le romance réfère implicitement à un ordre archaïque, à un récit originel : c’est ce qui permet à cet auteur de rapprocher le romance du modèle du mythe. Dans le basculement qui se produit, pour le héros, de l’univers quotidien à la logique de l’aventure, on glisse d’un modèle réaliste, le nôtre, à la logique solaire des héros et vers un univers du mythe : le trajet s’apparente à une initiation héroïque (que le récit la thématise ou non), et l’expérience de la sauvagerie est l’une des conditions de son apothéose.

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La « mauvaise foi » du roman d'aventures

Un pacte paradoxal Le dialogue de la civilisation et de la sauvagerie trouve un écho dans les relations entre romance et novel et dans la tension entre une logique du quotidien et une logique de l’aventure. L’articulation de ces trois niveaux a une conséquence fondamentale : celle de mettre à distance la sauvagerie, de la présenter sous les atours de l’imaginaire (du romanesque), de l’exceptionnel (l’aventure, le hasard) et du lointain (le dépaysement). Tout se passe en effet comme si la logique de la sauvagerie ne pouvait s’exprimer qu’à travers une esthétique la faisant paraître irréaliste. Tout en étant le sujet du genre, la sauvagerie serait désignée comme ce qui n’est pas, ce qui ne peut être. C’est nous orienter vers la notion d’interdit, telle qu’elle est pensée dans L’Avenir d’une illusion de Freud. Comme l’a souligné cet auteur, les premiers interdits correspondent au moment où « la culture a inauguré le détachement d’avec l’état originaire d’animalité, il y a on ne sait combien de milliers d’années ». Si l’interdit accompagne le basculement de la sauvagerie à la kultur1, alors il est fort possible à l’inverse que le recours dans la fiction aux valeurs de la sauvagerie ne puisse se produire que par l’entremise d’une forme

1 On sait que la notion de «kultur» en allemand (et en particulier chez Freud) excède largement le seul domaine du champ intellectuel que recouvre en général le terme de «culture» en français. Elle correspond chez cet auteur à «tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus des conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes et [Freud] dédaigne de séparer culture et civilisation», associant «tout le savoir et le savoir-faire que les hommes ont acquis afin de dominer la nature» et «tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux» (L’avenir d’une illusion, p. 146). C’est ce qui explique que l’ouvrage Das unbehagen in der Kultur ait pu tour à tour se traduire par Malaise dans la civilisation et par Malaise dans la culture.

Le roman d’aventures

littéraire irréaliste, dans la mesure où elle ne met pas en jeu la question de la réalité dans la vraisemblance que son pacte de lecture suppose. Cela signifierait que le triomphe des valeurs de la civilisation que symbolisent le retour à l’ordre et la victoire finale du héros se doublerait d’un second triomphe puisque le fait même de repousser la sauvagerie dans un espace irréaliste reviendrait à s’inscrire implicitement dans une perspective culturelle veillant à tenir à distance les interdits associés à la sauvagerie.

José Moselli, Les Mystères de la mer de corail, La Jonque perdue, Paris, Editions de la collection d’aventures [Offenstadt], « Collection d’aventures », n° 449, s. d. [1926 ?].

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Pourtant, une fois encore, les choses ne sont pas si simples. L’esthétique romanesque apparaît certes comme un moyen de présenter de façon irréaliste son objet, et donc de limiter tout risque d’une force perturbatrice des transgressions ; mais en décrivant cet objet irréaliste, elle le fait exister. Brecht l’avait bien compris dans le domaine du théâtre, lorsqu’il décrivait la relation du spectateur à la scène dans les termes suivants : « le spectateur désire entrer en possession de sensations bien précises, comme celles qu’un enfant peut désirer avoir lorsqu’il se met en selle sur un des chevaux de bois d’un manège : la fierté de savoir monter et d’avoir un cheval ; le plaisir d’être porté et de passer devant d’autres enfants ; le rêve aventureux qu’il est poursuivi ou en poursuit d’autres, etc. Pour que l’enfant vive tout cela, le fait que sa monture de bois ressemble à un cheval ne joue pas un grand rôle, et que sa chevauchée se limite à un cercle étroit n’est pas une gêne ». La comparaison de la relation du spectateur à l’œuvre avec l’enfant jouant nous est familière : nous l’avons retrouvée, comme celle du rêve, aussi bien dans l’analyse du romance que dans celle du roman d’aventures. Elle désigne ce pacte propre à tout récit de fiction, mais plus intensément présent encore dans les récits romanesques : la « feintise ludique ». Le lecteur accepte de « jouer le jeu », tout en sachant pertinemment (ou plutôt parce qu’il sait pertinemment) que cet univers auquel il participe est faux. La fausseté de l’univers référentiel n’est pas un obstacle à la feintise ludique. Au contraire, elle permet l’adhésion du lecteur, qui ne « joue le jeu » que parce que c’en est un. L’irréalisme de l’univers romanesque est sa condition de possibilité. C’est le seul moyen, pour le lecteur, de pénétrer dans cet espace de l’interdit sans sentiment de transgresser des limites. De même, l’identification forte avec le héros accroît à la fois la participation du lecteur et la mise à distance du monde de l’aventure, puisque ce personnage qui découvre la sauvagerie est aussi celui qui la condamne en dernière instance (le héros, surhomme, étant généralement « héraut » de la civilisation). Si le roman d'aventures était uniquement un genre conservateur, il évacuerait entièrement la sauvagerie de son discours, où tout au moins la disqualifierait-il de façon beaucoup plus univoque : pourquoi mettre en scène la violence avec une telle complaisance, ou présenter un héros faisant l’expérience de l’interdit, et revenant affermi par cette expérience, si le discours implicite du genre ne visait qu’à renforcer le dispositif de la culture ? On en revient au paradoxe central du roman d'aventures, qui joue à tous les niveaux du texte : en un sens, le roman paraît condamner les valeurs de sauvagerie, à travers un discours moral, 351

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un dispositif actantiel manichéen, et une mise à distance de l’univers de l’aventure (dépaysement et esthétique du romanesque) ; à l’inverse, le cœur du texte consiste en la mise en scène de cet univers sauvage à travers une succession de mésaventures violentes, la figuration d’un espace de liberté à la fois cruel, sans lois et infiniment plus riche que l’espace réel du quotidien dans lequel le héros peut entièrement laisser s’exprimer son libre-arbitre. C’est le désir de lire des aventures violentes dans un univers sauvage qui conduit le lecteur à se plonger dans un roman de ce genre, mais ce désir n’est satisfait que si le roman d'aventures remplit les exigences de son programme narratif et voit triompher les valeurs de civilisation, châtier les forces de sauvagerie et revenir le héros dans l’univers réglé de la normalité quotidienne. L’interdit et l’attrait de la sauvagerie sont d’autant plus forts que les valeurs qui lui sont affectées sont contradictoires. Cet univers représente d’une part la promesse d’une puissance absolue, celle du triomphe du principe de plaisir, du refus de tout interdit, et d’autre part le risque d’une destruction, puisque cette rupture du contrat social que représente un principe de plaisir souverain correspond à l’affrontement des désirs de tous dans l’état de nature. Ainsi, non seulement la sauvagerie apparaît comme une menace parce qu’elle met en péril l’équilibre social, mais elle représente aussi en elle-même un péril, puisqu’elle se définit aussi comme un état d’agression permanente. C’est peut-être pourquoi l’interdit de la sauvagerie est double : non seulement l’espace de l’aventure est fermé à celui qui vient de la civilisation, l’attirant et le repoussant tour à tour, et multipliant les pièges pour le non initié, mais les valeurs de la sauvagerie sont elles-mêmes refoulées parce qu’elles représentent une tentation mettant en péril l’intégrité de la personne morale. Dans la perspective moralisatrice d’un roman d'aventures destiné à la jeunesse et au lectorat populaire, une telle remise en cause des fondements de la morale et de la société est indéfendable – et pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’œuvre. La tension entre un discours moral omniprésent et les promesses de l’univers fantasmatique est particulièrement forte dans le genre. Elle se traduit par la rencontre brutale des valeurs de civilisation et de sauvagerie. Littérature d’évasion, le roman d’aventures privilégie l’écart avec le quotidien, un romanesque qui, comme la rêverie et le jeu, valorise le fantasme. Le récit met en scène un principe de plaisir triomphant dans un univers de fiction du possible, à la fois attirant et effrayant. C’est cette ambiguïté qu’exprime la sauvagerie, comme lieu des pulsions, lieu d’une 352

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puissance potentielle et du désir, mais d’un désir toujours menacé par celui des autres. Adjuvants et opposants s’affrontent et de cet affrontement naît la violence. C’est pour cela que l’aventure, après avoir fasciné le héros, finit par l’effrayer. Le retour à l’ordre final, la victoire contre les ennemis, disent la nécessité de canaliser un univers marqué par la violence. Mais la violence propre au monde de l’aventure dépasse largement le conflit avec un adversaire. Pour preuve la très grande quantité de récits n’ayant pas vraiment d’ennemi identifié, mais multipliant les affrontements, au gré des rencontres : récits de chasse, de tour du monde ou de voyages. Dans ce cas c’est l’espace lui-même qui est donné comme violent. En réalité, cette violence naît du franchissement de la limite séparant l’espace liminaire (le nôtre, celui de la civilisation, de la loi) de l’espace romanesque de l’aventure (celui des possibles, des pulsions). Le glissement de l’univers du quotidien à celui de l’aventure correspond à une transgression fondamentale, celle qui sépare l’homme civilisé, l’animal social, obéissant aux lois et aux interdits, de la pure force pulsionnelle dirigée par le principe de plaisir. Cette force pulsionnelle n’est pas incarnée par le héros, toujours soucieux du Bien, mais apparaît comme un possible, latent dans le récit, et symbolisé par l’espace et les valeurs de l’aventure (possible qui nourrit le plaisir de la lecture). La violence associée au glissement dans l’aventure serait l’expression de la force de cette transgression, mais aussi la matérialisation de certains interdits (ceux du meurtre, du cannibalisme, de la souffrance infligée à autrui). Car même s’ils sont euphémisés, peu de tabous sont respectés par le genre. Non seulement on tue, vole et ment dans le récit, mais nombreuses sont les scènes à évoquer d’autres transgressions fondamentales : jeu sur les limites entre l’humain et l’animal, et les pulsions sexuelles qu’on peut lui associer (qu’on songe à la fascination de Jane pour « l’hommesinge » dans le premier des Tarzan), évocation fréquente du cannibalisme (chez Verne, Haggard, etc.), nécrophilie (par exemple celle suggérée dans Les Clients du Bon Chien Jaune). Autrement dit, des trois interdits fondamentaux évoqués par Freud dans Totem et tabou, seul l’inceste paraît négligé par le genre. Mais en dehors de la lecture psychanalytique, il est aisé de repérer dans le genre l’éventail des transgressions qui renvoient clairement à un refus des contraintes et à l’enthousiasme joyeux du combat, volonté triomphant de l’adversité, et multiplication des gratifications promises à terme au héros solaire, confirmant que son aventure est destinée à tout lui offrir : royaumes imenses, fortunes fabuleuses, femmes les plus belles, reconnaissance générale et même, pourquoi pas, immortalité (chez Haggard, 353

Le roman d’aventures

Burroughs, Mundy). Un écrivain comme Louis Noir fait ainsi de l’Afrique un véritable terrain de jeu livré à toutes les pulsions : dans ses romans d’aventures, le héros peut massacrer femmes et enfants, piller, brûler un village entier, torturer, violer même, et l’on met la main sur des trésors entiers, parce que ce monde devient l’homonyme fantasmatique de l’Afrique réelle. Jung a ainsi pu voir dans les romans de Haggard une expression de la « personnalité mana », cet archétype de l’homme tout-puissant (héros, magicien, souverain… ou She). Mais si la puissance que paraît promettre l’univers de l’aventure à travers le destin du héros prend en définitive la forme d’une violence qu’il s’agit de pacifier, c’est bien que, force de transgression, elle est appelée à être réprimée dans le récit. Reste que le roman d’aventures, contrairement au récit fantastique, ne joue pas avec le trouble des limites, mais opère au contraire des ségrégations claires qui tendent à évacuer l’inquiétude. Mise à distance à travers l’esthétique romanesque, structure narrative isolant l’espace transgressif entre deux seuils donnés comme plus réalistes (et offrant, eux, un modèle de stabilité sociale), téléologie du récit imposant la restauration de l’ordre comme seule perspective possible, manichéisme refoulant l’essentiel de la charge transgressive du côté de l’autre, moralisation assimilant les actions du héros au Bien… tout se combine pour exprimer les pulsions à travers un dispositif les mettant à distance. La conséquence de cette figuration d’une sauvagerie décrite à la fois comme une source de puissance et un facteur de violence est de générer un pacte de lecture ambigu. Ce qui attire l’amateur de romans d’aventures, c’est cette sauvagerie et cette violence que le genre lui promet, et pourtant, il s’attend à un triomphe de la civilisation à travers la victoire d’un héros assimilé à l’ordre. On peut aller plus loin : le lecteur ne prend plaisir à la transgression que parce qu’il sait que celle-ci doit déboucher sur une restauration de la norme. Les récits qui voient l’emporter la sauvagerie, que ce soit dans le cœur du héros (L’Appel de la forêt de London, Le Trésor de la Sierra Madre de Traven) ou d’un des principaux personnages (Au coeur des ténèbres, « Hatteras » de Mason), ceux encore qui évitent le retour triomphal des héros à la civilisation au terme du récit (chez Malraux ou Kessel) font tous basculer le roman d'aventures dans le drame, proposant une forme dissonante, un roman d’aventures inachevé parce que l’ordre n’a pas été restauré. Reste que ce retour à la civilisation attendu au terme du récit, en justifiant l’affrontement du héros avec ses adversaires, l’entrée dans la sauvagerie et la succession des épreuves, est aussi ce qui permet à la sauvagerie de se déployer, puisqu’il l’ordonne a 354

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posteriori, comme un moment nécessaire à la solarité du héros. Le dénouement met la sauvagerie à distance, la rendant ainsi acceptable, et la transforme, dans l’ordre du récit, en une contrainte que le héros a dû affronter à contrecœur mais qui lui a permis de devenir ce qu’il est. En ce sens, la fin programmée des romans d'aventures joue un rôle similaire au dépaysement ou au romanesque : la logique romanesque, parce qu’elle est irréaliste, présente la sauvagerie selon des modalités elles-mêmes irréalistes, et atténue l’effet de transgression des interdits ; pourtant, la transgression a beau être irréaliste, elle n’en est pas moins centrale dans l’ordre de la fiction, et elle joue un rôle essentiel dans l’expérience de lecture. Un processus similaire peut être étudié dans le discours explicite du texte, assumé par le héros et ses alliés, le narrateur et la voix auctoriale, condamnant cette sauvagerie qui est pourtant ce qui permet au héros de devenir une figure solaire, et ce qui est au fondement de la lecture, puisque c’est ce que recherche en général l’amateur de romans d'aventures. Tout se passe comme si l’ensemble du dispositif du texte – narration, esthétique, structures, thématiques – visait systématiquement à mettre à distance ce qui en est la matière principale ; comme si la problématique de la sauvagerie devait, en dernière instance, nécessairement être atténuée, précisément parce qu’elle est centrale. Ce mouvement contradictoire du récit, qui tend à explicitement refouler ce qui est implicitement l’un des éléments fondamentaux de sa définition générique, participe d’une esthétique qu’on peut à bon droit qualifier de « mauvaise foi ». Il ne s’agit pas, par ce terme, de porter un jugement moral sur le procédé (d’autant qu’en la matière, cette mauvaise foi vise au contraire à introduire de la morale dans le récit), mais à décrire un processus de lecture et d’écriture qui choisit sciemment de se leurrer lui-même. La définition sartrienne de la mauvaise foi dans L’Etre et le Néant rend compte en effet de façon étonnante de ce processus de lecture que nous avons esquissé : « Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s’agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante […] seulement, ce qui change tout, c’est que dans la mauvaise foi, c’est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n’existe pas ici […] ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m’est cachée en tant que je suis trompé ». C’est à un processus similaire que s’apparente tout à la fois le travail de lecture et d’écriture du roman d'aventures. Lecteur et auteur savent bien ce qui se place au cœur du roman d'aventures – violence et sauvagerie. Mais ils évacuent l’élément recherché en lui 355

Le roman d’aventures

opposant un autre discours, tout aussi vrai que le premier, mais procédant d’un travail de substitution qui est, lui, mensonger. S’il est vrai de dire qu’un roman d'aventures voit s’affronter les valeurs de civilisation et de sauvagerie, il est faux en revanche d’affirmer que l’affrontement se fait au profit de la première sur la seconde : ce n’est vrai que dans une perspective téléologique, mais c’est faux dès lors que l’on regarde le récit comme un système. Ce qui est donné à lire au lecteur, c’est la rencontre et l’affrontement avec la sauvagerie. Cette rencontre est aussi l’élément constitutif de l’aventure et le moteur de la lecture. Que cette sauvagerie soit condamnée de façon univoque ou non, que le triomphe de la civilisation soit complet ou partiel, que la séparation entre les deux univers soit radicale ou que les deux espaces s’entremêlent, toutes ces questions sont d’importance et c’est souvent à ce niveau que se joue la spécificité des différents auteurs du genre. Mais elles ne remettent jamais en cause la présence fondamentale de la sauvagerie dans le texte et la valeur de la rencontre qui est faite ; surtout, en maintenant les affrontements malgré leurs variations, les différentes attitudes auctoriales imposent de se demander pourquoi on assiste à un tel escamotage dans la forme du récit du caractère central de la sauvagerie. Les modalités de la mauvaise foi On trouve constamment des manifestations d’une mauvaise foi du roman d'aventures, comme discours contradictoire et comme masque, déléguant dans tous les niveaux du récit une relation à l’aventure faite tout à la fois de refus et de désir. Nous nous proposons de décrire quelques uns des procédés qui permettent de mettre à distance la sauvagerie tout en lui conservant un caractère central.

Un départ contraint pour le pays désiré, ou la mimétique de la logique de lecture Dès le départ du héros pour l’aventure, il existe une disjonction entre la logique du récit et le discours explicite du personnage. Dans les premières pages du roman, le héros apparaît généralement frustré par l’atmosphère étriquée de son monde. Il rêve de transgression, à la façon de John Trenchard, dans Moonfleet, qui avoue avoir peu d’affinités avec sa tante Arnold, « trop sévère et tatillonne pour que je pusse vraiment l’aimer ». En revanche, John est fasciné par le lieu interdit de l’auberge, qui symbolise le monde des adultes (« the dignity of manhood ») et par 356

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le trou vers la crypte des Mohune, qui symbolise le romanesque des trésors fabuleux. Or, ce n’est pas volontairement, mais par accident, parce qu’il ne parvient pas à sortir de la crypte, que John est conduit à échanger le triste foyer de la tante Arnold contre celui de l’auberge du Why Not et à partir à la recherche du trésor des Mohune. C’est un même trajet paradoxal que fait le héros de Salut aux coureurs d’aventures de John Buchan, qui imagine des activités plus heureuses que celles qui sont le quotidien de son existence terne (« a kindlier business than skulking in a moorland dwelling »). Ces nouvelles activités sont offertes au héros par un oncle armateur : « l’idée que j’aurais à m’occuper de bateaux et de pays lointains m’étais agréable. J’étais à l’âge où le sang bout dans les veines et où la fantaisie des jeunes gens est aussi indisciplinée que celle des poètes ». Mais ce départ pour l’aventure dont rêvait le héros lui a été imposé par les événements : la mort de son père et le dénuement de la famille l’obligent à quitter le foyer et le métier de juriste qui lui répugnait tant pour se lancer dans l’aventure du commerce lointain. On retrouve une même posture équivoque chez John Kemp, le héros de L’Aventure, qui rêve lui aussi d’aventures romanesques : « je n’avais pas eu une vie heureuse ; j’avais vécu renfermé en moi-même, songeant au vaste monde, si loin de mon atteinte, qui paraissait offrir des possibilités infinies de romanesque, d’aventure, d’amour peut-être ». Il est conduit à s’engager sur la voie de l’aventure par une succession de hasards malheureux : il cherche à venir en aide à Carlos et Castro (ceux-là mêmes qui incarnent pour lui le romanesque), est pris par les policiers pour un criminel et, entraîné dans une rixe, doit fuir outre-mer, c’est-à-dire à l’endroit même où il rêvait de se rendre. Effrayé par Carlos et Castro, il s’en sépare, mais regrette amèrement cette rupture, qui l’éloigne de l’univers romanesque (« Je sentis que la lumière du romanesque s’était retirée de ma vie »). Pourtant, c’est un nouveau hasard malheureux, une altercation avec l’un des principaux officiers de l’île qui le conduit à s’engager à nouveau, et contre son gré, dans le chemin de la clandestinité et de l’aventure. Ainsi, à l’origine du récit, il y a très souvent un paradoxe initial, celui d’un héros littéralement forcé de vivre l’aventure à laquelle il rêve de longue date2. Il existe un procédé semblable à celui que nous venons de décrire, lorsqu’un personnage, après s’être engagé volontairement dans l’aventure, y renonce, mais trop tard. Dans ce cas, tout le récit correspond à la description des tentatives du héros Ce n’est pas toujours le cas : les récits de la transgression, de la mystique de l’aventure, assument en particulier cette volonté de rupture. 2

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pour effacer cette décision initiale3. Ces tentatives pour échapper à l’aventure en forment la matière, et en cherchant à renoncer à la vie sauvage, le héros s’y enfonce toujours plus. L’exemple le plus fameux de ce type de schéma est celui des Tribulations d’un Chinois en Chine de Jules Verne, où Kin-Fo, se croyant ruiné, charge un ami de l’assassiner, puis, sa fortune restaurée, doit fuir cet ami et ses sbires, mais on pourrait encore citer Le Dynamiteur ou Un Mort encombrant de Stevenson, ou encore Les Mutinés de l’Elseneur de Jack London, dans lequel le héros part en croisière pour tromper l’ennui, mais désespère de retrouver son foyer quand débutent ses aventures, ou chacune des aventures du cycle du Gamin de Paris de Boussenard. Dans tous les cas, le roman s’apparente à un véritable « acte manqué » 4. On voit comment ce type d’ « obligation voulue » ou de « désir contraint » prend précisément la forme d’une mauvaise foi. Non pas celle du héros, qui est réellement forcé par les événements à s’engager sur le terrain de cette aventure à laquelle il aspire, mais du récit lui-même, qui combine dans un même mouvement un discours mimétique de l’aspiration du lecteur au romanesque et un refus de ce que le romanesque implique, à travers l’imaginaire de la crise et de la perturbation de l’ordre associées à l’entrée en aventure. Le trajet du personnage contraint de vivre ce à quoi il aspire correspond à la pratique ambiguë de lecture du roman d'aventures, recherchant la transgression à condition qu’elle soit repoussée dans un lointain irréaliste, voulant découvrir les aventures d’un héros à condition que celles-ci soient subies par lui. Certes, la mauvaise foi ne s’exprime pas toujours aussi explicitement dans les romans d'aventures, mais il existe d’autres procédés, plus discrets, qui introduisent la même dissonance entre le discours explicite et la logique du récit. Ainsi, lorsque rien, dans l’attitude du héros, n’annonce un désir de partir à l’aventure, il arrive que son physique ou son caractère prédisent l’existence aventureuse qu’il va être contraint de mener. Les héros sont souvent des personnages taillés pour l’action, comme si leur enveloppe charnelle appelait à elle l’aventure, la leur imposait en quelque sorte malgré eux ; Jeremy dans The High Adventure de

On notera que ce récit correspond à la formule inverse des romans d’aventuriers malgré eux (chez Debans, Boussenard) ou des Quatre Plumes blanches de A. E. W. Mason, où le héros se retrouve obligé de vivre les aventures que tous, famille, fiancés, amis, lui ont reproché d’avoir autrefois esquivées mais le sens reste le même. 4 Monique Brosse (1993) décrit un trajet comparable chez Robinson Crusoe. 3

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Jeffery Farnol, s’en désole, lui qui, jeune aristocrate, ressemble à un boxeur (« a pugilist ») ou, plus exactement, à un bagarreur (« a ‘fighting man’ » 5 ) – ce qui témoigne combien la ressemblance physique suppose en creux les traits psychologiques. Souvent en effet, la force physique reflète un caractère fait pour l’action, tel celui d’Oliver Tressilian, le héros du Faucon des mers de Rafael Sabatini, qui porte en lui le tempérament turbulent de ses ancêtres (« the traditional Tressilian turbulence ») : « il était brutal et passionné, et ce métier de corsaire dans lequel il s’était lancé était entre tous celui pour lequel la nature l’avait le mieux préparé ». L’accusation de piraterie est une rumeur mensongère portée contre le héros, comme est une injustice le reproche qu’on lui fait d’être brutal, alors qu’il accepte toutes les injures et les coups sans broncher. Pourtant, son destin est malgré tout inscrit dans son sang : accusé à tort de meurtre sur la seule foi de sa violence supposée, il est conduit aux galères, se fait pirate et devient Sakr el-Bahr, le « faucon des mers », fléau des vaisseaux chrétiens. Si la morale exige que le héros comme l’auteur réprouvent le goût pour l’aventure, la dynamique du texte l’exalte. La situation inverse se rencontre cependant : du Loup des mers (Jack London) à Capitaines courageux (Rudyard Kipling), on connaît les nombreux cas de héros efféminés ou d’enfants chez qui l’aventure est le moyen de devenir des hommes. Cette situation ne remet pas en cause notre analyse, puisqu’elle indique une direction à suivre pour un personnage explicitement défini comme incomplet afin qu’il atteigne sa plénitude, celle du héros de roman d'aventures. L’imperfection présentée comme un inachèvement, ou la perfection, comme forme en attente de l’action, désignent l’une comme l’autre l’aventure comme finalité du personnage. Dans les deux cas, le refus du héros de s’engager dans l’action – quand il existe – ne peut rivaliser avec cette demande d’aventure que représente sa caractérisation.

La violence sur l’autre : une violence sans auteur L’un des traits définitoires du roman d’aventures est la violence transgressive : elle caractérise les événements centraux du récit, et détermine pour une bonne part les propriétés de l’univers de

5 On remarquera que le héros de ce récit est encore un aventurier contraint de vivre cette «high adventure» à laquelle il aspirait, lui qui évoque « une Bataille, un Meurtre et une Mort Subite, Bill ! Ca c’est la Grande Aventure, mon vieux, et que pouvons-nous demander de plus toi et moi ? »

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fiction. L’amateur du genre recherche cette violence transgressive, tout en l’isolant en en associant l’origine avec les figures de l’autre – l’adversaire du héros et l’espace sauvage – ou en la limitant aux alliés du héros (bandits, rebelles, « nobles sauvages »). Cette tension entre le fait que l’omniprésence de la violence répond aux attentes du lecteur et la nécessité d’escamoter ce désir de transgression, se traduit par un traitement particulier de la figure du héros. Autour de ce dernier s’organisent à la fois la structure du récit et son axiologie. Cette concentration des fonctions dans le protagoniste favorise l’identification du lecteur. Figure positive et source d’identification, le héros reformule les intérêts divergents dans le schéma actantiel en un affrontement entre le bien et le mal. Il moralise les oppositions. Or, c’est cette légitimation qui tend à expulser la violence du côté de l’autre : le héros est légitime, donc sa violence n’en est pas tout à fait une ; l’autre, en s’en prenant au héros, apparaît comme un méchant, donc sa résistance ou ses attaques sont pure barbarie. C’est pour cela que le héros associe généralement un comportement aggressif, celui du chasseur, du guerrier, de l’homme d’action, et une affirmation constante du refus de la violence (façon de dire que sa violence, légitimée par la dynamique du récit, n’en est pas une). Or, c’est seulement parce que le personnage refuse la violence que le lecteur peut l’accepter, tout comme c’est seulement parce que la portée transgressive de la sauvagerie est annulée par son inversion régulière en barbarie inacceptable, qu’elle peut exercer son pouvoir de fascination. Ce n’est pas sans poser problème. En effet, pour que le lecteur accepte cette sauvagerie qui l’attire dans le récit, il faut que le héros la refuse ; mais pour que le refus du héros permette de faire écran entre le lecteur et son désir de transgression, il faut que se produise l’identification de l’un à l’autre (substituant littéralement le discours du personnage à la pulsion lectoriale) ; or, cette identification a besoin malgré tout qu’une place soit laissée à la transgression, que soit exprimé ce que recherche le lecteur dans l’œuvre d’une façon ou d’une autre : comment échapper à ce cercle vicieux ? La première solution est d’ordre structurel : la tension entre la dispersion des mésaventures et l’unité de l’Aventure peut être lue comme une résolution de la relation du lecteur au personnage. Les mésaventures sont autant de moments que le lecteur goûte en euxmêmes, ils font la matière et le charme du récit. Mais ils ne prennent leur intérêt que dans la mesure où ils s’inscrivent dans la logique de l’Aventure, qui veut qu’ils soient une étape de la résolution de la crise. Dans ce cas, l’intérêt du lecteur et du personnage se combinent. Ainsi, ce qui donne leur sens aux 360

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événements violents (les mésaventures), c’est ce mouvement vers la résolution de la crise et donc les efforts pour mettre un terme à la sauvagerie, même quand l’Aventure, comme chez Boussenard, Moselli ou Galopin, n’est réduite qu’à un prétexte. Les tentatives du héros pour achever l’aventure légitiment la cruauté : c’est une violence faite à la violence elle-même, une violence pour sortir du monde sauvage et réintégrer un ordre pacifié – celui de l’univers quotidien. Ainsi, le héros ne recourt-il à la sauvagerie (au niveau des mésaventures) que pour mieux en sortir (au niveau de l’Aventure). C’est dans l’attitude même du héros que se dessine le plus nettement l’ambiguïté de la relation à la violence. En effet, que celui-ci refuse ou non d’utiliser les armes de ses adversaires, il y est contraint par les événements. Face à l’arrivée de la sauvagerie, toute tentative pour rester dans les strictes limites de la civilisation est condamnée à l’inefficacité. Lorsque le héros de Salut aux coureurs d’aventures de Buchan choisit d’emprunter les voies légales pour affronter les actes de piratage de ses adversaires, il est immédiatement débouté : « le gouverneur, que je consultai, ne me donna pas le moindre encouragement. Bien mieux, il me rit au nez et m’invita à me servir des mêmes armes que mes adversaires ». Il s’agit, pour le héros, d’user des moyens du désordre, de la violence, de la transgression, pour restaurer l’ordre, puisque (comme on l’a vu) le genre fait toujours de ceux qui ne croient qu’en la raison (les savants) et en la loi (les boutiquiers), les victimes désignées du roman. Le narrateur résume alors sa situation, qui est celle aussi de tout héros de roman d'aventures : « si l’on ne peut avoir la Providence de son côté, on peut toujours essayer d’avoir le diable ». La morale est sauve : tous les moyens légaux ont été tentés par le héros. Désormais, il peut et doit s’associer avec les bandits et pirates que sont Ringan et sa bande, et offrir au lecteur, sans tomber dans l’immoralité, cette sauvagerie et cette violence qui font la matière de l’aventure. Mais même ainsi, après qu’il a basculé dans un monde sans lois, le héros ne peut jamais vraiment mal agir : lorsqu’il commet un délit, quelque chose dans le récit vient excuser son geste. Les deux voitures que vole Richard Hannay dans Les Trente-neuf Marches du même Buchan appartiennent l’une à ses ennemis (aussi ne faitil qu’agir selon les règles de la « prise de guerre »), l’autre à un odieux individu, agent de change véreux et prétentieux que Richard Hannay a rencontré autrefois à Londres. Tout dans le récit nous invite à ne pas plaindre cet homme : non seulement son portrait initial, mais aussi son attitude ultérieure, puisqu’il s’empresse de dénoncer Hannay. De même, quand Tarzan tue un 361

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Noir, c’est que celui-ci s’est cruellement attaqué à sa tribu de singes (Tarzan, seigneur de la jungle de Burroughs) ; quand Old Shatterhand combat deux cents Kiowas, il ne se sert que de ses poings pour éviter de les tuer (Winnetou de Karl May) ; et quand le « coupeur de têtes » brûle un village de Bédouins, c’est pour les empêcher – de façon préventive – de s’en prendre à lui avec la barbarie qui leur est coutumière (Le Coupeur de têtes de Louis Noir). Dans tous les cas, il s’agit d’excuser et de rendre inévitable la violence du héros. De même, les moments où le héros se laisse emporter par « le sang noir », ces instants durant lesquels il fait l’expérience de la sauvagerie en lui, sont généralement circonscrits à des événements très particuliers, rituellement isolés du cours de l’existence – et quand ils ne le sont pas, le récit signale cette absence de ségrégation comme problématique, on l’a vu. Ces dispositifs mettent en scène des « cadres de l’expérience » déterminant des limites claires à l’action qui permettent de la circonscrire en lui donnant une signification bien précise, et d’empêcher ainsi tout débordement (Goffman, 1991). La frénésie du chasseur, celle du guerrier sur un champ de bataille, celle du duelliste déterminent ainsi une violence qui est celle d’un rôle plus que d’un individu. En outre, dans le cas de la chasse comme dans celui de certain duels (dans lesquels ladite violence paraît d’ailleurs expulsée au profit d’une légéreté romanesque), le cadre est affecté d’un effet de modalisation, c’est-à-dire qu’il est déterminé par des règles transformant la signification de l’action pour lui donner une autre valeur : dans le cas de la chasse, la violence devient un jeu, un sport, tout comme dans de nombreux duels de cape et d’épée, sport réglementé bien que sanglant, dans lesquels le protagoniste paraît s’amuser, jouer. Ces modalisations visent à transformer la violence en autre chose (proche du jeu, du sport, de pratiques rituelles circonscrites, etc.) et par là même, à dédouaner le héros de tout soupçon de dérapage. Ainsi les moments pulsionnels sont-ils isolés du continuum de l’existence, permettant tout à la fois de limiter tout soupçon de contagion et de laisser libre cours à l’expression d’une violence désormais justifiée. Les scènes de chasse offrent un bon exemple de cette sauvagerie encadrée. La chasse, si elle fait appel à un imaginaire du guerrier archaïque, si elle suscite les métaphores du fauve, et exige de se fondre dans la nature pour abattre sa proie, fait appel aux vertus sauvages sans que celles-ci mettent en péril le socle sur lequel repose la civilisation, car il s’agit d’un sport qui possède ses règles : il existe toute une série de conventions, des proies nobles et des proies indignes, une limite dans le massacre à ne pas franchir, et 362

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des lieux où cette activité se pratique. Enfin, on chasse des animaux, pas des hommes, où alors on bascule dans le monstrueux. Du même coup, elle permet de dire le goût du sang et le plaisir du massacre (à l’instar de Doniphan, « tout entier à ses instincts », massacrant des phoques à coups de revolver dans Deux ans de vacances). Or, quand le héros traque un ennemi, quand il décide d’affronter des adversaires masqués, c’est l’imaginaire de la chasse qui est convoqué, euphémisant la portée du conflit. Mais même dans les moments ou la violence n’est pas modalisée à travers des pratiques qui l’euphémisent, des dispositifs viennent la cadrer pour isoler toute contagion. C’est en particulier lors des batailles que le héros sent monter en lui le goût du sang : tel est le cas chez Haggard (Allan Quatermain, Les Mines du roi Salomon, Eve la rouge), chez Conan Doyle (Le Monde perdu, Sir Nigel) ou chez Jack London (L’Aventureuse), qui mettent en scène, dans la frénésie des combats, quelque chose qui est de l’ordre de la folie primitive, de l’enthousiasme barbare, on l’a vu. La guerre est sans doute l’un des seuls lieux où la sauvagerie se convertit en vertu : combativité, dureté et courage pourraient apparaître ailleurs comme une forme de brutalité, mais retrouvent, lors de l’affrontement, leur valeur antique de virtus ( Ehrenreich, 1999). En outre, lors des scènes de guerre, on assiste à une sorte de violence sans victime 6 : les combattants sont anonymes, et les héros les tuent en groupe, sans qu’ils existent vraiment. En ce sens, figurés de loin, dans une vision d’ensemble, les batailles peuvent tourner au massacre, sans en livrer les détails atroces qui impliqueraient les héros, évoquant une cruauté collective qui n’est plus celle de personne (dans Sir Nigel, dans Allan Quatermain, chez Boussenard, Noir, etc.). Ailleurs encore, c’est au moment des duels et des bagarres, lorsque petit à petit, les esprits s’échauffent, qu’un instant, le héros se sent emporté par ses pulsions (c’est ce qu’exprime le célèbre cri de Tarzan – mais aussi les plaisanteries hystériques du Gamin de Paris). Or, on a pu remarquer combien le duel restait au XIXe siècle, dans l’imaginaire commun, l’un des derniers espaces tolérés de la sauvagerie, dans la stricte mesure où il obéissait à des règles

6 Chez Jules Verne, qui était particulièrement soucieux de ne pas voir ses héros commettre de violence, afin qu’ils ne soient pas un modèle négatif pour les lecteurs, la guerre peut ainsi fournir un modèle substitutif au duel pour l’affrontement entre le héros et son ennemi : dans Le Chemin de France, Jean Keller, est provoqué en duel par un officier allemand. Mais après bien des aventures, c’est sur le champ de bataille que les deux hommes s’affrontent, et que Jean vient à bout du lieutenant.

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Le roman d’aventures

ritualisées de l’honneur. Il existe une éthique du duel qui le maintient dans des limites où la morale n’est pas atteinte. JeanClaude Chesnais (1981) a montré qu’au XIXe siècle, à l’exception de l’Angleterre, le duel reste une pratique courante dans toute l’Europe. La violence de l’affrontement est atténuée, dans la mesure où elle est encadrée par des règles strictes qui l’apparentent à un sport autant qu’à un combat. Les récits jouent fréquemment du fair-play du duel : arme rendue, coup tiré en l’air ou ennemi épargné. Il existe une pratique digne du duel, presque morale, et une pratique indigne, celle du traitre qui triche : dans Service de la Reine de Hope, Rupert sort un pistolet qu’il tenait dissimulé ; et dans L’Aventureuse de London, Tudor scie ses projectiles pour en faire des balles « dum-dum ». Tant que l’on respecte les règles, la violence du duel peut s’exprimer, elle s’inscrit dans la vertu guerrière encadrée, cette sauvagerie qui ne menace pas les limites de la civilisation, mais, au contraire, la virilise. Et il n’est pas étonnant qu’à partir de la fin du XIXe siècle les compétitions sportives (courses autour du monde ou défis) chez Verne, d’Ivoi, Salgari, le colonel Royet ou Jean de La Hire se substituent au duel, mais sont toujours prêtes à déraper vers le coup bas et la manœuvre criminelle, révélant la violence de l’ancien duel, derrière le jeu d’enfants. Dans tous les cas, on se trouve face à une violence cadrée. Il existe un début et une fin qui empêche la contagion de la civilisation par la sauvagerie ou, pire, une affection durable du héros par les valeurs de cette dernière. La sauvagerie ne peut être acceptée que lorsqu’elle est canalisée par des limites plus ou moins explicites qui l’asservissent à un ordre civilisé. Plus généralement, la violence du héros est contrainte : il s’y résout parce que c’est le seul moyen pour lui d’échapper à la cruauté de l’autre, de restaurer l’ordre du quotidien qui le fera sortir de l’aventure. De fait, la provocation vient en général de l’ennemi, qui l’agresse, l’injurie et le contraint à se battre. Bien souvent, le duel est lui-même recherché par l’ennemi, ce qui redouble la justification de la violence. Dès lors le héros peut se laisser aller au combat, puisqu’il n’en est pas responsable. Autrement dit, la violence du héros est toujours subie : elle obéit aux événements, et apparaît surtout comme une réaction sans alternative à une violence antérieure. Ainsi, le roman d'aventures reformule constamment cette mauvaise foi initiale qui avait contraint le personnage à s’engager dans l’aventure « alors qu’il » désirait le faire ou « alors qu’il » était fait pour la vivre. Chaque fois, le héros est obligé de se battre. Le lecteur sait qu’il finira par le faire – c’est la logique du récit qui 364

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

l’exige – et il espère qu’il le fera ; mais il s’attend à ce qu’il ne le fasse que lorsqu’il a épuisé tous les moyens en son pouvoir pour éviter la lutte. S’il faut absolument que quelque chose vienne excuser ou justifier la violence du héros, il faut aussi que cette violence expiatoire survienne. On rétorquera que c’est ce qui différencie l’attitude morale, le bon droit ou la légitime défense, d’une part, de la violence barbare d’autre part. Mais la notion même de légitime défense exprime bien la nature de l’attitude du roman vis à vis de cette violence : il s’agit de la légitimer. Reformulée en termes de dynamique romanesque, cette façon d’agir n’est ni plus ni moins qu’une façon de rendre acceptable la transgression. C’est bien sûr au moment de l’affrontement avec le « méchant » (lorsqu’il y en a un dans le récit) que se produit le plus explicitement ce processus de justification. Dans son combat final contre son ennemi, le héros est contraint par les événements à tuer celui qui lui a fait tant de mal tout au long du récit. Mais il le fait presque à regret. Lorsqu’un tel combat prend la forme d’un duel, le méchant triche, obligeant le héros à l’abattre (Eve la rouge de Rider Haggard, Service de la Reine d’Anthony Hope). Parfois, il commet la lâcheté de combattre avec un avantage décisif (tel, dans le roman de Jules Verne, Ivan Ogareff affrontant Michel Strogoff qu’il croit aveugle), et le tuer revient à rétablir l’équilibre. Mais, à bien y réfléchir, cette justification du meurtre de l’adversaire procède ici aussi de la plus simple mauvaise foi : au moment où le duel s’engage, il s’agit déjà, pour le héros, de tuer son adversaire ; aussi, la trahison ou la lâcheté du méchant ne sont pas causes de sa mort, déjà programmée par le duel, elles viennent seulement lui donner a posteriori une justification morale. C’est que la scène du combat final est particulièrement périlleuse à exprimer pour l’auteur. C’est elle qui marque l’apothéose du héros, correspondant ainsi au « combat avec le monstre », à l’épreuve qualifiante, dans les formes narratives antiques. Dans l’ordre de la lecture, elle offre un dernier morceau de bravoure, une sorte d’acmé de la violence après laquelle le récit peut s’achever ; elle permet de justifier les souffrances du héros et donne un sens à l’ensemble du récit. Mais en même temps, pour que, aux yeux du lecteur, la scène ultime puisse libérer sa violence fantasmatique, il faut que les apparences soient sauves et que les valeurs de la civilisation jouent puissamment leur rôle de contre-modèle. Pour triompher, le héros ne doit pas se laisser réellement emporter par la sauvagerie, afin de ne pas apparaître aux yeux du lecteur comme un barbare. Ce duel final contre l’ennemi consacre une justice individuelle hors du dispositif civilisé. Dans L’Aventureuse de Jack London, 365

Le roman d’aventures

Tudor définit explicitement en ces termes le duel qu’il propose à Sheldon, le héros : « Ce n’est pas la civilisation ici. Nous sommes dans les îles Salomon, et cela représente un sacré problème dans notre situation […] Et deux hommes pour une seule femme, cela représente un problème tout aussi primitif. Nous allons régler çà de la bonne vieille manière primitive » . Au début, Sheldon se refuse à accomplir cet acte barbare qu’il qualifie d’« absurde et d’irréel ». Mais ses hésitations sont surtout le moyen, pour le récit, de justifier le meurtre final : car si le héros se rend compte que les injures ne représentent pas une raison suffisante pour se battre, et s’il veut renoncer au duel, il est trop tard, et avec les premières balles qui sifflent à ses oreilles, vient surtout la nécessité de se défendre contre son adversaire. Dès lors, le duel s’apparente avant tout à de la légitime défense tout en prenant la pleine mesure de sa violence primitive : « il n’y avait pas de moyen d’esquiver le résultat de ce duel, pas de coup de feu tiré en l’air qui permettrait d’en finir comme dans les duels à l’ancienne. Cette chasse à l’homme réciproque devait durer jusqu’à ce que l’un des deux ait atteint l’autre ». Sheldon n’a pas le choix : il comprend qu’ils vont se battre sans pitié, « comme de sauvages Indiens » (« wild Indians », expression ambiguë). Mais pour excuser encore son attitude, London insiste sur l’irréalité du combat, qu’il compare constamment à un rêve. Surtout, le personnage refuse de jouer le jeu du romanesque : « jamais il n’avait éprouvé un tel dégoût pour ce qu’on appelle l’ ‘aventure’ […] si jamais l’aventure avait été maudite, c’était par Sheldon, tandis qu’il suait dans l’herbe que ne secouait aucun vent, à combattre les moucherons et à surveiller l’allée ». Ce refus de l’aventure vient tout à la fois marquer l’écart du héros avec la sauvagerie du jeu auquel il participe ; mais dans un même mouvement, l’auteur dit au lecteur combien on touche à l’essence de l’aventure. En refusant le duel et le romanesque, Sheldon est certes lavé du soupçon de wilderness, mais il révèle paradoxalement la mauvaise foi du texte, cette volonté de proposer une scène sauvage propre à satisfaire le lecteur de romans d'aventures tout en refusant l’adhésion à la violence mise en scène. La violence comme l’expression d’une puissance instinctive sont moralisées et encadrées jusqu’à dédouaner le héros de tout soupçon de transgression. Il suffit que la violence que subit son ennemi ne soit due à personne, qu’elle soit le fait du hasard, du destin ou, mieux, de lui-même. Certes, il faut que l’ennemi soit châtié cruellement – sinon le lecteur n’éprouvera aucune satisfaction – mais dans ce cas c’est l’identification entre le lecteur et le protagoniste qui souvent souligne son caractère transcendant. Ce 366

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châtiment, qu’on nous dit souvent être le fait d’une puissance supérieure (et non de la volonté du héros) l’est en effet, mais par la dynamique du récit, par la logique du pacte de lecture romanesque : le méchant doit être puni, le héros ne peut le faire, donc c’est la providence qui accomplit la vengeance, souvent cruellement. Dans ce cas, l’adhésion est totale entre le lecteur, l’auteur, et le héros (induite par le schéma actantiel et la structure du récit) : la mort du méchant est provoquée par une instance abstraite, qui définit une violence sans auteur, mais aux bénéficiaires multiples. La morale et le désir de rétribution sauvage sont enfin conciliés, et les apparences sont sauves pour le lecteur. Lorsque, dans L’Aventure, l’horrible O’Brien vient rendre visite à John Kemp dans sa geôle, un prisonnier, rendu à demi-fou par sa haine du juge, le poignarde, et John Kemp exprime en ces termes son soulagement : « cet immense poids allait être enlevé de moi! Je n’aurais plus rien à craindre de lui ! » Ce sentiment de légèreté s’accompagne pourtant d’un « sentiment d’horreur immense » : le refus de la scène cruelle accompagne le bonheur de voir l’événement se produire. Par son « horreur immense », le héros est définitivement lavé de tout soupçon d’immoralité, mais surtout, de façon mimétique, cette horreur permet au lecteur de partager ce plaisir cruel de la mort brutale de l’ennemi sans avoir le sentiment de participer à cette cruauté. Pourtant, si le héros est accusé par la suite du meurtre d’O’Brien, c’est en un sens parce qu’il porte son sang sur les mains. Il n’a pas cherché à le tuer, mais l’ensemble de l’aventure qu’il a vécue appelait ce crime sauvage – et la mécanique du récit, à travers ses accusateurs, le comprend ainsi. Très souvent, enfin, le criminel se perd lui-même parce que ses manigances se retournent contre lui : dans Le Collier du prêtre Jean de Buchan, Laputa se suicide après avoir été trahi et poignardé par le forban avec lequel il s’était associé, ce qui avait déjà été le sort de James dans Le Maître de Ballantrae de Stevenson. Quant à Ayesha, elle meurt de se plonger une seconde fois dans la source de l’éternelle jeunesse qui avait assuré son triomphe sauvage (She de Rider Haggard). La logique de la sauvagerie est alors poussée à sa perfection : la violence qu’appelle le récit, celle qu’attend le lecteur et qui achève le cycle de l’Aventure, cette violence se produit enfin, mais sans franchir en apparence les limites du monde sauvage, de l’autre, puisque c’est l’ennemi lui-même qui se porte le dernier coup. La mauvaise foi de la relation à la sauvagerie est sensible : la fin cruelle que le lecteur attendait, comme précédemment les événements qu’il espérait découvrir dans le récit, ont été tous accomplis par le méchant ou la 367

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sauvagerie elle-même. En expulsant en apparence la violence du côté de l’ennemi, le manichéisme du texte sert autant de masque à l’avènement de la sauvagerie que le faisait la mise à distance du dépaysement et du romance. Ils permettent l’un comme l’autre à la sauvagerie de s’exprimer en perdant une part de sa charge transgressive. C’est chez les auteurs dont l’écriture est la plus affectée par une vision morale et un discours édifiant que ce type de procédé est le plus souvent employé. Jules Verne, par exemple en use très régulièrement : dans Maître du monde, c’est la foudre qui détruit L’épouvante de Robur au moment même où le policier Strock s’apprête à l’affronter « au nom de la loi » (derniers mots prononcés avant la destruction de l’appareil) ; et dans Les Cinq cents Millions de la Bégum, c’est un accident qui tue Schultze dans son laboratoire. Chaque fois, leur arme diabolique, mais surtout leurs passions destructrices, les ont conduits à leur perte. Car dans la littérature de jeunesse, on charge souvent la Providence du travail d’abattre l’ennemi, quand ce n’est pas le méchant lui-même qui, comprenant que ses plans ont échoué et qu’il est perdu, choisit de se donner la mort – comme dans Le Phare du bout du monde, où le pirate Kongre, qui se suicide alors que des soldats sont sur le point de se saisir de lui, venge ainsi lui-même la mort des deux gardiens de phare.

regard La violence de l’autre : la cruauté sous le reg ard fasciné Plus la littérature s’adresse à un public enfantin, plus elle se fonde sur un discours édifiant, plus elle tend à installer un système manichéen qui expulse la violence du côté des ennemis, des seuls alliés du héros, ou du hasard. Mais le texte multiplie pourtant les indices laissant à penser que, si la violence et la sauvagerie sont repoussées du côté de l’autre, elles répondent à certaines attentes du genre, et visent à susciter des réactions chez le destinataire, à travers la mise en scène de figures du lecteur : ainsi en est-il lorsque le héros se fait spectateur d’un événement violent, mettant en abyme la relation du lecteur aux mésaventures. Car si le héros n’est pas responsable de la scène cruelle, il en est le témoin. Il assiste aux crimes de ses ennemis, mais aussi aux dérapages de ses alliés : quand les Comanches de Gustave Aimard scalpent leurs adversaires, quand les chasseurs de chevelures massacrent une tribu, quand Joli Coco, ami de Friquet et nègre de Montmartre, avoue aimer la chair humaine, le héros les observe, horrifié, mais n’en est pas moins un spectateur-partisan, lié à eux par des intérêts communs, regardant à distance, fasciné, comme David 368

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Balfour regarde combattre Alan dans Enlevé de Stevenson. On pourrait croire que cela tient uniquement au caractère central d’un personnage autour duquel les événements s’organisent, et qui en est donc témoin. Mais cette explication ne suffit pas à justifier la thématisation du regard dans le récit. Dans le roman d'aventures, la cruauté paraît d’autant plus forte qu’elle se déroule sous les yeux de personnages non consentants, comme si ceux-ci devaient souligner l’horreur de ce qu’ils découvrent. Ils épient souvent : dans Au cœur de la terre de Burroughs, David Innes découvre le temple où les Mahars se nourissent d’hommes et de femmes vivants ; Jim Hawkins voit Long John Silver assassiner un membre de l’équipage dans L’Ile au trésor, etc. ; pourtant la violence leur est imposée : dans BalleFranche, Natah-Otann fait rôtir des enfants sous les yeux de leur père7 ; et dans She, une tribu primitive convie les héros à un repas dont le menu est un des membres de leur expédition, brûlé vif lui aussi sous leurs yeux. Face à la cruauté de l’ennemi, des alliés ou du sort, la médiation du héros permet d’exprimer l’horreur de l’événement, mais aussi de nous la faire ressentir. Il ne s’agit pas seulement d’indiquer au lecteur la réaction qu’il doit avoir face à ce qui se produit. Le procédé visant à redoubler la terreur ressentie face au déchaînement de cruauté barbare en fait un acmé du récit. Il y a théâtralisation et dramatisation. L’événement est tout à la fois repoussé comme étant le plus horrible, et mis au centre du dispositif de lecture, devenant le plus important. Le regard des personnages définit bien souvent la relation que doit entretenir le lecteur avec le texte : il s’agit d’un sentiment d’horreur, mais aussi de fascination. Dans Les Trappeurs de l’Arkansas de Gustave Aimard, quand les bandits se suicident les uns après les autres sous les yeux des Indiens et des chasseurs, on apprend que « les assistants étaient épouvantés de cette terrible exécution, mais fascinés par cet effroyable spectacle, enivrés pour ainsi dire par l’odeur du sang, ils étaient là, les yeux hagards, la poitrine haletante, sans pouvoir détourner les regards » ; et dans L’Aventure, de Conrad et Ford Madox Ford, John Kemp et Seraphina ne peuvent détacher les yeux du corps désarticulé mais encore vivant de Manuel, celui là même qui les tenait captifs et affamés dans la grotte : « nous demeurions enracinés sur place. Il semblait qu’il eût atteint le but de son entreprise : n’eût-on pas dit que, par le plus cruel des stratagèmes, il nous tenait prisonniers ? » Parfois, quand l’horreur est trop Dans La Loi du Lynch également, une fille est égorgée sous les yeux de son père.

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intense, le regard se détourne, mais ce geste vient encore renforcer la force d’impression de la scène. En insistant sur le refus de la violence et sur l’horreur ressentie face à elle, le texte met encore l’accent sur l’événement ; en évoquant le regard terrorisé du personnage spectateur, il appelle la même réaction chez le lecteur, renforçant la puissance d’évocation de la scène. Ainsi, par sa relation au texte, le lecteur peut jouir de la violence en la mettant à distance ; le discours, le regard du personnage sur la violence permettent de convertir la cruauté voulue en cruauté subie. Or, la contemplation de la scène cruelle n’est pas neutre. Qu’il s’agisse de désigner le romanesque, de dédouaner le protagoniste du geste de ses alliés, ou d’appeler à la vengeance, dans tous les cas, le regard se prolonge dans l’action, et pose la question de la participation. Le héros n’est-il pas fasciné par des aventuriers avant même de s’engager dans l’aventure ? Une fois entré dans l’univers de l’aventure, il n’est plus tout à fait extérieur à la sauvagerie. L’univers se décompose en adjuvants et opposants et le héros participe à un camp ou l’autre. Aussi, son regard devient-il une arme : on interroge le paysage ou l’horizon pour éviter les pièges qu’ils recèlent ; on espionne les ennemis ; on scrute le visage de son adversaire pour deviner ses sentiments. A l’inverse, celui qui ne voit pas, ne serait-ce qu’un instant, est condamné, comme Manuel qui tombe dans le vide de ne pas avoir réussi à distinguer dans l’ombre de la caverne Seraphina et John Kemp (L’Aventure de Conrad et Ford). Aussi, la position de force par excellence est celle qui permet de voir sans être vu, comme Jim caché dans le tonneau de pommes (L’Ile au trésor), ou Marlow surprenant, par une vitre du navire, Powell en train de verser du poison (Fortune de Joseph Conrad). Le regard est d’ailleurs fréquemment décrit comme une arme, dont la puissance plus ou moins grande fait la force ou la faiblesse des personnages. Les êtres dominateurs ont un regard magnétique, comme le méchant aux yeux de faucon dans Les Trente-neuf Marches de Buchan, les Mahars qui utilisent leurs pouvoirs hypnotiques pour se saisir de leur victime dans Au cœur de la terre, ou les hypnotiseurs du Régiment des hypnotiseurs (Gustave Le Rouge) et du Coureur des jungles (Louis Jacolliot). A l’inverse, l’aveuglement représente évidemment l’une des formes les plus terribles de dénuement : c’est pourquoi les Indiens arrachent les yeux de la Panthère-Bondissante (Le Cœur-Loyal de Gustave Aimard), et que Pew (L’Ile au trésor) ou que l’aveugle qu’accompagne David (Enlevé de Stevenson) représentent des êtres monstrueux au pouvoir inquiétant, eux qui se déplacent comme s’ils voyaient. Comment survivre sans voir dans le monde de l’aventure ? C’est tout le sujet de Michel Strogoff. Aveugle, il est 370

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livré à tous les dangers ; mais quand il paraît voir malgré tout, il devient lui aussi une sorte de surhomme. Lorque le héros épie la scène cruelle, il hésite entre une position de contemplation extérieure et de participation à l’action – espionnant ses ennemis ou observant à distance ses alliés. Dans le roman d’aventures, le regard n’est jamais neutre, il engage dans l’action.

La curiosité, ou la tentation contre la sauvagerie Le rôle du regard ne s’arrête pas à ces deux usages (euphémisation du désir de cruauté chez le lecteur à travers une mise en scène de la participation distanciée et justification de la violence du héros à travers l’expression de l’horreur de l’autre). Il exprime peut-être une fascination plus générale encore du personnage, et à travers lui, du lecteur, pour la sauvagerie, comme en témoigne le rôle joué par les ténèbres qui entourent les protagonistes dans Au cœur des ténèbres. Si Conrad associe l’imaginaire de la sauvagerie et de la nuit, évoquant constamment la jungle impénétrable, le brouillard que l’on tente de percer, et les ennemis invisibles, c’est que le wilderness est ce qui toujours échappe au regard de la civilisation, et donc à sa domination. Le charme lourd et muet de la sauvagerie (« the heavy, mute spell of the wilderness ») se diffuse, dans une scène paroxystique, à travers le regard, un regard qui scrute l’obscurité, voyant confusément danser dans la pénombre, à la lumière des feux, l’ombre troublante d’un Noir à tête d’antilope. En guettant dans la nuit, Marlow est attiré par les feux de la sauvagerie, et y découvre le souvenir d’instincts brutaux oubliés (« forgotten and brutal instincts »), de passions monstrueuses à satisfaire (« the memory of gratified and monstruous passions »). Ainsi, le regard fasciné par cette zone d’ombre, en éveillant l’ombre en soi, est le premier pas vers le territoire de l’autre, celui qui a fait basculer Kurtz. A. E. W. Mason en propose une relecture terrifiée dans sa nouvelle « Hatteras », dans laquelle le protagoniste multiplie les expéditions au cœur du Bénin pour mieux connaître les sauvages, mais surtout parce que « le pays le fascinait, et le fascinait à travers ses aspects les plus hideux ». Pour mieux les saisir, « il se peint la peau en noir et part de nuit ». La volonté de voir est aussi une volonté de pénétrer – comme dans ces pulsions scopiques qui fondent l’esthétique pornographique. Ce que désire Hatteras, ce sont les pulsions primitives (« il y a des choses plus profondes dans mon cœur que l’amour d’une femme, et l’une d’entre elle est l’amour de l’horreur »), celles, nous dit le texte, des hommesléopards, des sectes criminelles, des sacrifices humains. Dans sa 371

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lecture raciste du désir de découvrir l’altérité radicale, Mason exprime évidemment quelque chose de notre désir de lire, dans l’espoir de toucher du doigt cette transgression qui reste pour nous l’interdit. Rien de plus naturel : dans le langage verbal, voir c’est dire puisque le visuel n’est que mots. Le regard du personnage est une mise en scène visant à hiérarchiser les informations ; il joue le rôle d’un déictique et d’un commentaire. La scène est une écriture qui, sous le regard du personnage, se fait déjà interprétation. Elle est donc toujours invitation du lecteur à participer, à prendre position, volonté de rompre la distance. Starobinski a montré, dans L’Œil vivant, combien le regard est le signe d’une fascination et d’un désir d’aller au-delà du visible afin de posséder son objet ; dans la lecture, cela se traduit par une impulsion, une participation symbolique à l’action. Le regard suppose déjà un dépassement des limites, une transgression des interdits qui explique le soupçon de concupiscence qui lui est attaché : songeons aux grandes figures mythiques, Narcisse, Œdipe, Orphée, toutes punies d’avoir cherché à voir. Car il n’y a de regard que dès lors que celui-ci peut se rattacher à un sentiment, à une conscience qui lui donne une signification. Mais c’est l’ambiguïté du regard que de participer sans agir, transgresser sans franchir les limites. Ce flottement est reformulé en termes narratifs. Remotivant l’instant initial du départ pour l’aventure, le héros témoigne fréquemment d’une tentation de transgresser les interdits : pénétrer dans les lieux où ses ennemis se trouvent, provoquer une dernière fois son adversaire ou se rendre dans une région dangereuse (comme quand Jim Hawkins décide absurdement de quitter le fortin qui le protège des pirates) sont quelques-unes de ces actions qui mettent en scène la fragilité qui sépare le témoin extérieur du participant. Tout se passe comme si le personnage se trouvait attiré malgré lui par ce qu’il devait fuir, comme si un rapport pervers à l’espace interdit le conduisait à agir contre son intérêt. Nous avons déjà évoqué la tendance chez le héros à se lancer de façon impulsive dans l’aventure, négligeant le raisonnement au profit de l’action, se fiant au hasard, ou à la grâce de Dieu. Il faut ajouter que, dans son refus de prévoir, le personnage se laisse fréquemment emporter par son désir de voir, cette curiosité qui désigne la tentation de pénétrer l’univers sauvage. Lorsque le héros guette son adversaire, il a peine à résister à son envie de prendre part à ce dont il est témoin. Comme Phileas Fogg a peine à résister à sauver Aouda en la voyant prête à être sacrifiée, Trenchard bondit sur le joaillier qu’il surveille par la fenêtre pour récupérer la pierre que celui-ci lui a dérobée (Moonfleet) : le regard des personnages n’est pas neutre, il 372

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participe à l’action, prend parti, les engage dans l’aventure. Preuve qu’elle n’est que le signe d’un engagement suspendu, la distance du regard est souvent comblée par un geste non maîtrisé qui fait basculer le personnage dans l’action : lorsque, dans Service de la Reine d’Anthony Hope, Rudolf Rassendyll, caché derrière un rideau, voit son adversaire Rischenheim sortir la lettre tant convoitée de Rupert au Roi, il ne peut résister à l’attraction que produit sur lui le document : « Rodolphe, si grand que fût son empire sur lui-même, n’était pourtant qu’un homme. Quand il vit le papier, il se pencha en avant et se leva à moitié de son siège ». Le mouvement du personnage lui fait quitter son statut de spectateur pour entrer dans la scène : « son visage dépassa l’ombre du rideau, […] la vive lumière matinale tomba en plein sur lui ». Dès lors, personnage de la scène, éclairé comme les autres par les feux de la rampe, il peut à son tour être vu : « en retirant le papier de sa poche, Rischenheim leva les yeux. Il vit le visage qui le dévorait du regard ; ses yeux rencontrèrent ceux de Rassendyll. Il fut saisi d’un soupçon subit, car le visage, bien qu’étant celui du Roi dans tous ses traits, exprimait une résolution sévère et révélait une vigueur qui n’appartenait pas au Roi. En cet instant, la vérité, ou une lueur de la vérité, traversa son cerveau comme un éclair ». Le héros n’est pas seulement témoin, il participe à l’action, est engagé dans le jeu des intérêts, c’est pourquoi, sosie du roi, il se révèle à cet instant ennemi de Rischenheim. En épiant son adversaire pour mieux le comprendre, le héros glisse du rôle d’observateur à celui d’acteur et met en marche la logique de l’aventure : enlèvements, séquestrations, déguisements et violences s’en suivront. Le regard joue souvent un rôle dès les premières pages du récit. Avant même de faire son entrée dans l’univers des contrebandiers, John, le héros de Moonfleet (Falkner) observe fréquemment Elzevir et Ratsey à travers les rideaux de l’auberge du Why Not, puis, pour les guetter dans le cimetière, il se cache avec un fort sentiment de culpabilité (« I felt a sudden shame as if I had been caught in some bad act »), et plus tard encore, il les épie dans la crypte des Mohune, et apprend à cette occasion qu’on lui reproche d’un peu trop fureter. De même, dans Le Collier du prêtre Jean de Buchan, le héros, encore enfant, surprend John Laputa en prêtre sauvage se livrant à ses rituels barbares le couteau à la main (il est décrit comme « a great savage with a knife »), ce qui annonce ses aventures futures. Déjà, dans Les Trois Mousquetaires de Dumas, le jeune d’Artagnan découvre l’univers romanesque des mousquetaires à travers la vision des activités dans la cour de l’Hôtel de Tréville, puis à l’audience d’Athos, Porthos et Aramis, 373

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durant laquelle il se sent comme un intrus8. Plus généralement, lorsque les héros des romans d'aventures géographiques arrivent dans les régions lointaines où ils sont destinés à vivre leurs aventures, c’est leur regard qui embrasse le nouveau monde. C’est un regard désirant, parce qu’il désigne également le désir d’aventures du lecteur. Nous avons vu que, dans les premières pages de leurs romans, Gustave Aimard ou Mayne Reid s’adressent au lecteur en lui révélant les beautés du paysage qui se découvre à lui, annonciatrices d’aventures futures. De même, l’arrivée de Gérard et Colette sur le continent africain glisse de leur regard sur le nouveau monde vers une représentation de toute la forêt et de ses envoûtements (André Laurie, Gérard et Colette). Enfin, quand, dans Les Enfants du capitaine Grant, le Duncan s’engage dans le détroit de Magellan, le regard de Paganel est prétexte à une description beaucoup plus large de la région et de ses richesses infinies. La fascination s’accompagne souvent d’un sentiment de crainte, car la terre de liberté est aussi pleine de dangers ; mais à l’inverse, la peur qui accompagne l’entrée en aventure s’assortit d’une certaine forme de désir, parce que, pour le lecteur (bien plus que pour le personnage) cet instant correspond à l’initium, promesse des mésaventures qui vont suivre. Le regard correspond à la première étape de l’aventure, il anticipe l’engagement du héros dans l’action en même temps qu’il l’invite à y prendre part. C’est ce qui fait de Phileas Fogg un personnage profondément incongru, lui qui est indifférent au monde qu’il traverse, et lui dont on apprend qu’ « il s’inquiétait peu d’observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des premières scènes historiques de l’humanité. Il ne venait pas reconnaître les curieuses villes semées sur les bords, et dont la pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l’horizon. Il ne rêvait même pas aux dangers de ce Golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante »9. En ne regardant pas le monde, Phileas Fogg manque le romanesque de l’aventure. Mais en agissant de la sorte, il définit en creux l’attitude qui aurait dû être la sienne, et surtout celle du lecteur-modèle, qui consiste à rêver aux périls du voyage – attitude endossée par le truculent

C’est encore son regard trop insidieux qui conduit d’Artagnan à se battre contre deux des trois mousquetaires : il révèle la supercherie vestimentaire de Porthos, et insiste un peu trop sur un mouchoir perdu par Aramis. 9 Rappelons le titre du chapitre XIV, « dans lequel Phileas Fogg descend toute l’admirable vallée du Gange sans même songer à la voir ». 8

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Passepartout (un Français). Or, lorsque le récit contraint enfin Phileas Fogg à s’engager dans l’aventure, cet engagement se fait par la médiation du regard, preuve que le romanesque est affaire de désir. Ainsi en est-il lorsque lui et ses amis sont témoins de l’épisode de la procession funéraire en Inde. D’abord, alors que « Passepartout [est] tout yeux, tout oreilles », Fogg attend « patiemment, sans prononcer une parole ». Mais bientôt, il se retrouve pris dans le jeu des regards : lui et ses compagnons « distingu[ent] aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse ». Le terme « curieux » renvoie en effet à un intérêt collectif, auquel participe Fogg : « qu’est-ce qu’un sutty ? » demande ce dernier en entendant prononcer ce mot, découvrant ainsi que se prépare un sacrifice humain. Fogg décide alors de sauver la jeune femme, de quitter le programme préparé avec soin pour participer à une aventure imprévue. Car, et c’est l’un des seuls moments du récit où cela se produit, en observant ce cérémonial barbare, le héros perd ses moyens et, armé d’un couteau, « dans un moment de folie généreuse, s’élan[ce] vers le bûcher ». L’acte de folie est la conséquence de la montée de l’horreur qui a accompagné la vision de la scène, comme si la barbarie déréglait d’un seul coup la mécanique du personnage, et y instillait de cette sauvagerie qui lui faisait horreur. Si la curiosité est une impulsion vers l’action, c’est une impulsion contrainte, commandée par les événements. Cette passion de connaître révèle l’ambiguïté du regard sur le monde sauvage : face au paysage majestueux comme face à la violence, vouloir voir, c’est déjà transgresser l’interdit, et s’engager dans l’aventure. En même temps qu’il répugne au monde de son ennemi, le héros est entraîné vers lui. En retour, le regard retient le héros dans l’aventure, repoussant parfois le dénouement, de la même façon que le lecteur espère un ultime épisode dilatoire pour prolonger encore un peu le plaisir du roman. Dans Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, quand les héros ont enfin préparé un plan d’évasion, Aronnax hésite encore à quitter le Nautilus. Au moment où il se décide enfin à suivre ses amis, une dernière frayeur le retient : il craint que le capitaine ne le surprenne. Mais cette crainte va se transformer en une dévorante curiosité : « que faisait-il en ce moment ? J’écoutai à la porte de sa chambre. J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo était là. Il ne s’était pas couché ». La crainte de l’ennemi se transforme en curiosité, et la curiosité en désir pervers de voir et d’agir : « j’éprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me

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demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face à face, le braver du geste et du regard ! » Cette volonté d’en savoir un peu plus paraît mouvoir la plupart des héros de romans d'aventures, novices ou initiés. Les explorateurs des mondes perdus cherchent à découvrir de nouvelles terres inconnues, et lorsqu’ils les ont pénétrées, ils veulent en connaître les mœurs curieuses jusqu’à, dans leurs formes perverses (celle d’ « Hatteras » par exemple) se laisser pénétrer par elles. Enfin, ils tentent de s’approprier les richesses de la terre, fouillant en son sein, comme si rien ne devait échapper à leur regard dominateur. L’imaginaire du creusement, de l’approfondissement, dans les récits d’exploration, est une autre façon de dire la pulsion scopique : chez Haggard, il faut passer par des souterrains pour atteindre le monde perdu, et les trésors sont situés dans les entrailles de la terre 10 , chez Verne (Voyage au centre de la terre), Obroutchev (La Plutonie) et Rice Burroughs (Au cœur de la terre), le monde lui-même est sous l’enveloppe terrestre. Ailleurs, John Trenchard descend sous terre (dans une crypte et dans un puits) pour étancher sa soif d’aventure (Moonfleet) ; Tremal Naik visite le royaume souterrain des Thugs (Les Mystères de la jungle noire d’Emilio Salgari), et Yanez fouille d’interminables grottes à la recherche d’un trésor (Addio Mompracem de Luigi Motta). Dans les « mystères urbains » la vérité se trouve également bien souvent dans des souterrains ou des lieux interdits (Letourneux, 2007). Quant aux fortunes que découvrent les héros (L’Ile au trésor, Le Collier du prêtre Jean, et surtout, Le Volcan d’or de Jules Verne, au trésor tour à tour émergé et immergé) elles sont généralement enterrées. L’œil et le geste creusent pour trouver et pour dominer, et parfois, comme dans Le Trésor de la Sierra Madre de Traven, ils ne trouvent que la passion de celui qui cherche. Ainsi, le trajet du personnage correspond-il à la structure double du récit : l’Aventure, comme mouvement vers un but (résoudre la crise et fuir ainsi le monde sauvage) s’oppose à la dispersion des mésaventures (symbole de la richesse fascinante du monde). Le héros, pour fuir le monde et la sauvagerie dans lesquels il est propulsé, doit s’y enfoncer davantage, et ses actes eux-mêmes obéissent toujours plus à la logique de l’espace dans lequel il s’avance. 10 Outre les fameuses mines du roi Salomon, il faut citer, dans Queen Sheba’s Ring, la surprenante descente que font les héros dans le cœur de

la montagne, découvrant dans l’obscurité la plus totale une nécropole enfouie peuplée de cadavres portant les plus fabuleux trésors.

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Le trajet du héros et celui du lecteur obéissent à une même dynamique ambiguë : il y a un désir similaire de connaître, de s’engager, qui se traduit, chez le lecteur, par le plaisir romanesque, et chez le personnage, par la volonté d’affronter ses ennemis, de faire face, et de vaincre ; dans les deux cas cependant, ce désir est cadré par le souci de restaurer l’ordre – celui du monde pour le héros, celui du récit comme forme euphorique voyant triompher le Bien pour le lecteur. C’est ce double trajet que l’on retrouve dans les westerns et romans de l’Ouest, à travers l’attitude des cowboys, settlers et coureurs des bois qui, fuyant l’avancée de la civilisation en s’enfonçant toujours plus loin dans les terres sauvages, préparent le terrain pour de nouveaux habitants venus de l’est ; c’est encore l’attitude des spadassins, des justiciers et des pirates des romans d'aventures historiques et des romans d'aventures sociaux, qui pacifient la société à la pointe de l’épée, tout en regrettant les temps chevaleresques. Ici encore, l’ambiguïté de la curiosité vient de ce qu’elle installe une dynamique qui cherche à détruire l’objet qui l’attire.

Le jeu comme métaphore de la distance romanesque Plus encore que la fascination ou la curiosité, figurations d’un spectateur à l’intérieur même du récit, c’est la représentation du jeu qui met en évidence la relation contradictoire du lecteur à la sauvagerie. Comme le romance, le jeu engage la feintise ludique, privilégie l’imagination débridée, et place les participants au centre de son dispositif. Si la chasse, dont nous avons pu voir la prégnance et la signification dans les romans d'aventures, est un jeu (en anglais, on parle à son propos de « game »), elle n’est pas le seul. Rappelons que Stevenson dit avoir développé la trame de L’Ile au trésor à partir d’un jeu de mimicry (Caillois, 1958) avec son beau-fils Lloyd Osbourne, dessinant à l’origine une carte destinée à servir de support de rêverie aventureuse. Et ce que remarque Italo Calvino des relations du « Pavillon sur la lande » de Stevenson (1993) avec les parties de cache-cache pourrait être étendu à bien des romans d’aventures, grands affrontements irréalistes en costumes entre deux équipes rivales. Des passerelles sont fréquemment établies entre un univers et l’autre : la première rencontre que fait le héros du Collier du prêtre Jean avec le terrible John Laputa se produit après qu’il a suivi des traces en jouant aux pirates et aux Indiens. Si dans ce roman, l’Aventure est annoncée par le jeu, c’est que, plus généralement, les deux univers sont assez proches. Il suffit de se remémorer le travail d’équivalences qu’établit Rudyard Kipling (Kim) entre les jeux de 377

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son héros enfant et le « Grand Jeu » (« Great Game ») de l’espionnage : « ce qu’il aimait, c’était le jeu pour son propre attrait – les courses furtives dans l’obscurité des passages et des ruelles, l’escalade par quelque gouttière, les visions et les rumeurs du monde des femmes sur les toits plats, et la fuite tête baissée, de terrasse en terrasse, sous le couvert de l’ombre chaude ». C’est parce que Kim aime les jeux qu’il participe au « Grand Jeu » géopolitique. Combien de jeux, de paris ou de matches dans les romans d’aventures – chez Verne, Boussenard, d’Ivoi, ou Galopin ? Combien de récits de scouts (chez le colonel Royet ou Jean de La Hire), ignorant la lecture chrétienne du scoutisme français selon Jacques Sevin pour adopter une perspective plus proche de BadenPowell, se concentrent sur les possibilités narratives offertes par le lien entre jeu, aventures et idéologie coloniale ? Dans les œuvres, la référence au jeu vient mettre à distance le caractère existentiel de l’expérience proposée par le genre : jouer à transgresser les limites, ce n’est pas vraiment les transgresser. Le jeu travaille à euphémiser la portée de l’aventure, comme les rivalités des scouts euphémisent dans l’entre-deux-guerres les tensions internationales. De même, quand André Moreau se déguise en Scaramouche, quand Sir Percy devient le Mouron Rouge, ce roi du cache-cache (« On le cherche ici, On le cherche là, / Les Français le cherchent partout » dit une chanson écrite par Sir Percy lui-même), quand les Robinsons verniens jouent à imiter les Robinsons suisses (comme Principe dans Deux ans de vacances) ou sont joués par d’autres (L’Ecole des Robinsons), ils mettent à distance la réalité de l’aventure en la reformulant à travers les mécanismes du jeu. Or, en exhibant la dimension ludique du récit, les auteurs révèlent combien, loin de tout esprit de sérieux, les romans d’aventures sont aussi un jeu obéissant à des règles, celles du genre. L’irréalisme des récits de fiction participe du plaisir de la lecture, et les plaisanteries des personnages, la légèreté du récit, et l’intertexte du jeu disent ce plaisir du romanesque. Dans L’Ile au trésor, Stevenson, à propos des expéditions aventureuses de Jim, parle de l’univers, très proche, de l’école buissonnière (« truantry »). Et même lorsque Marlow poursuit Kurtz dans la jungle, entrevoyant au passage les rituels païens qui s’y livrent, l’irréalité des pratiques monstrueuses qui se déroulent le conduit à comparer ses efforts, pourtant périlleux, à un jeu d’enfant (« a boyish game »). Mais ce que révèle Au cœur des ténèbres c’est que, du jeu comme métaphore de l’aventure au jeu sauvage, il n’y a qu’un pas. Les scouts qui s’affrontent dans les romans d’aventures des années 20 masquent mal les rivalités militaires (Letourneux, 2006), et le fair-play anglais ou les tricheries allemandes miment la réalité 378

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géopolitique. Ainsi le jeu vaut-il aussi comme métaphore de la guerre et de la violence. Dans L’Aventureuse, Jack London oppose deux types de jeux. Il y a d’une part le jeu civilisé (conservateur) – du billard (« conservative game of billiards »), auxquels jouent les héros lorsqu’ils restent dans la maison que Sheldon a entièrement conçue pour permettre au personnage d’oublier qu’il vit en pleine nature hostile. Mais, nous dit London, il existe d’autre part un jeu beaucoup plus ambigu, auquel les personnages participent lorsqu’ils s’enfoncent dans la jungle des cannibales, et qu’ils assistent aux ruses déployées par les Noirs qui les accompagnent : « leurs yeux témoignaient abondamment de l’ivresse de vivre. Car vivre, c’était pour eux jouer ce jeu de la vie et de la mort, le plus beau de tous pour un homme, à leur idée ». La vision raciste de Noirs, à la fois infantiles et inquiétants quand ils prennent l’existence pour un jeu, révèle l’ambiguïté du plaisir de l’aventure, et la distinction qui s’opère entre l’aventure romanesque et l’aventure vécue. Mais dans la citation de Jack London, ce qu’il y a d’effrayant dans l’attitude des Noirs, c’est qu’ils abattent la frontière entre un sérieux de l’aventure pour les personnages et une aventure ludique pour le lecteur. En vivant l’aventure réelle comme un jeu, les Noirs conduisent à l’inverse le lecteur à découvrir le sérieux de l’aventure et à être horrifié par la scène. La perturbation réciproque de la relation à l’aventure déplace les limites de l’interdit, révélant la nature de la transgression que masque habituellement la distance esthétique. La relation à la violence et au danger a besoin de la mise à distance ludique de l’imagination revendiquée, cette propriété du romance qui caractérise Joan dans le roman. Il arrive fréquemment que les œuvres opèrent un glissement de « l’aventure esthétique » à « l’aventure vécue » (Jankélévitch), faisant voler en éclats la distance romanesque. Dans Les Enfants du capitaine Grant de Jules Verne, ce sont encore des sauvages, incapables de respecter les cadres modalisateurs de la fiction, qui révèlent ce que masque l’aventure ludique – rien de plus logique en cela, puisque c’est plus volontiers à travers les figures de l’altérité que s’expriment les transgressions. Un « simulacre d’un combat » est organisé en l’honneur de leurs hôtes, mais dérape bientôt vers la frénésie barbare. Au début, il s’agit bien d’offrir une fiction : « les indigènes […] s’attaquèrent avec une fureur parfaitement simulée, et si bien même, qu’à moins d’être prévenu on eut pris au sérieux cette petite guerre ». Cette comédie n’est pas tant celle de la guerre, que celle de la folie barbare : « Toutes ces armes s'agitaient dans des mains frénétiques, au bruit des vociférations ; les combattants se jetaient les uns sur les autres ; ceux-ci tombaient 379

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comme morts, ceux-là poussaient le cri du vainqueur. Les femmes, les vieilles principalement, possédées du démon de la guerre, les excitaient au combat, se précipitaient sur les faux cadavres, et les mutilaient en apparence avec une férocité qui, réelle, n’eût pas été plus horrible ». Mais le jeu semble si vrai que la limite entre simulacre et vérité n’est plus nette aux yeux mêmes des personnages : « à chaque instant, lady Helena craignait que le jeu ne dégénérât en bataille sérieuse. D'ailleurs, les enfants, qui avaient pris part au combat, y allaient franchement. Les petits garçons et les petites filles, plus rageuses, surtout, s'administraient des taloches superbes avec un entrain féroce ». Le jeu avec la violence semble prêt à déraper, à glisser du spectacle à l’horreur de la violence 11 . Ce sont de tels dérapages que les modalisations ludiques du genre cherchent à éviter, mais qu’expriment, comme pour mieux les exorciser, certaines trouées du texte à travers des épisodes de barbarie thématisant cette idée d’un jeu franchissant les limites. C’est le cas des scènes de poteau de torture décrites par Gustave Aimard comme la distraction favorite des Indiens : dans Le Cœur-Loyal (XVI) et dans Les Trappeurs de l’Arkansas (chapitres XIX et XX), il présente la cérémonie indienne, détaillant les préparatifs, puis les danses et les musiques. Tout l’événement est décrit comme une fête12. Dans Balle-Franche, il l’évoque en termes de « bonne fête ». Certaines pratiques encore s’apparentent à un jeu d’adresse, comme lorsqu’il s’agit d’envoyer haches et couteaux afin de blesser le plus légèrement possible la victime. Pourtant, c’est une fête cruelle, où l’on multiplie à plaisir les tortures les plus raffinées. Et ce ne sont pas seulement ceux d’une autre race qui explicitent ainsi ce que masquent les transgressions du genre : le peuple qui se réjouit, chez la Baronne Orczy, des exécutions capitales (Le Mouron Rouge), celui qui se lance joyeusement dans les jacqueries et les massacres de la Saint-Valentin chez Weyman (My Lady Rotha, La Maison du Loup) désignent aussi, sous le masque de l’altérité, les plaisirs sauvages que dissimulent les mécanismes sériels du genre.

Le premier chapitre des Trappeurs de l’Arkansas de Gustave Aimard décrit la folie qui prend un personnage, jouant dans un tripot : il met le feu au tripot, s’enfuit, et tue un homme qui voulait stopper sa course. Il n’est pas anodin que ce jeune garçon deviendra le Cœur-Loyal, coureur des bois héros du roman. 12 Dans Les Bandits de l’Arizona, Sandoval explique qu’il lui est impossible d’interdire la séance de torture du Coyotte (sic), parce que les Indiens ne comprendraient pas qu’on leur retire cette occasion de réjouissances. 11

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Jankélévitch a montré que « l’aventure esthétique », celle que l’on expérimente lorsqu’on lit des récits d’aventuriers ou lorsqu’on joue à un jeu, déplace la problématique de l’aventure du sérieux au jeu, c’est-à-dire de l’aventure mortelle (celle qui met en crise l’existence de celui qui en fait l’expérience) à l’aventure feinte, vécue de l’extérieur (1998). C’est souligner la distance qui sépare l’aventure réelle de celle que l’on rencontre dans les récits, mais remarquer aussi que ce que représente la fiction, c’est une image de la mort. Tant qu’existe la distance romanesque à la sauvagerie, celle-ci demeure acceptable. Dès lors que la violence met en cause celui qui y assiste, ou celui qui la joue, on bascule du plaisir de la simulation (« l’aventure esthétique ») à la terreur du danger et de la barbarie (« l’aventure mortelle »). C’est une distinction semblable que propose Pierre Mac Orlan dans son Petit manuel du parfait aventurier, quand il oppose l’aventurier actif, cette brute sans imagination, à l’aventurier passif, auteur, lecteur, qui esthétise la violence de l’aventure en la relisant dans une perspective romanesque. Mac Orlan souligne ainsi la perversité qu’il y a dans la représentation de la violence, remarquant que « l’aventurier passif se nourrit de cadavres ». Car il y a dans ce cas une part de ce « mal pervers », décrit en termes de « vices », de « dépravations de l’esprit », et cette perversité raffinée tient précisément à la mise à distance du caractère existentiel de l’expérience de la violence et de la mort, lequel laisse la place au plaisir et à la rêverie. En ce sens, le programme du roman d'aventures romanesque diffère sensiblement de celui que réinvente dans l’entre-deuxguerres tout un ensemble d’auteurs, parmi lesquels André Malraux en France, Ernest Hemingway aux Etats-Unis, ou Bernard Traven en Allemagne. En faisant de l’aventure une expérience existentielle, contrairement à leurs aînés, ces auteurs troublent sa fonction symbolique d’affranchissement des règles et font basculer leurs récits dans le drame. Car dans le roman d'aventures traditionnel cet affranchissement des règles ne peut atteindre sa dimension libératoire qu’en étant mis à distance à travers un dispositif ludique qui l’irréalise. Mais les romans d’aventures existentiels savent cependant réintroduire du romanesque dans leurs œuvres. D’abord, cette exaltation romantique qui caractérise l’esprit d’aventure soufflant chez certains d’entre eux – Malraux dans ses premières œuvres, Kessel, Monfreid – se nourrit des intertextes d’œuvres antérieures (Conrad, Stevenson, London) et de quelques mythes littéraires (Rimbaud, Lawrence d’Arabie) qui les inscrivent aussi dans un imaginaire sériel. Le personnage de Perken, dans La Voie royale, en est l’illustration : s’il incarne 381

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l’aventure, c’est précisément parce qu’il apparaît aux yeux de tous comme un personnage de fiction, constitué d’une « trame de bavardages, de romans et de rêveries » ; ailleurs, Malraux évoque les « rêveries nées des Chroniques » et de « la légende de Perken ». Parmi ces légendes de Perken, il en circule certaines qui en font un pervers se livrant à des jeux sado-masochistes, comme si l’imaginaire de l’aventure devait toujours engager la question de la transgression et de la violence. Quand Malraux remarque que « tout aventurier est né d’un mythomane », il souligne combien le roman d’aventures, dans sa forme existentielle, reste une réflexion sur le romanesque. Ainsi se situe-t-il sur les frontières de l’aventure esthétique à l’aventure vécue. Le glissement de l’enthousiasme romanesque pour l’aventure à l’aventure tragique est l’un des traits de ce roman d’aventures existentiel, jouant précisément sur le tremblement qui se produit entre mise à distance épique et affrontement avec les pulsions et la mort – peur de vieillir de Perken, folie de l’or de Dobbs (Le Trésor de la Sierra Madre), relation aventureuse à la « fortune », à la chance, qui conduit Philippe à la mort (Fortune carrée de Kessel). Les limites du jeu, ou les autres cadrages à valeur modale de la compétition, du pari, de la chasse ou du duel, désignent l’autre relation ludique du roman d'aventures, celle qui unit le lecteur à un récit de genre. La sérialité crée un ensemble d’attendus qui fonctionnent comme des règles ; le plaisir du lecteur passe par la mise à distance qu’introduisent les événements improbables et le dépaysement ; la peur devient un élément ludique dès lors que les codes fixés par le genre supposent que le héros triomphe de ses ennemis et que l’ordre soit rétabli. Tous ces effets participent d’une tendance du genre à exhiber son caractère fictionnel, ludique, en multipliant les « cadres modalisateurs » (Goffman, 1991). Mais régulièrement les auteurs mettent en cause cette distance de la fiction. La cruauté devient trop forte et le récit révèle brutalement la nature réelle de la violence transgressive. Le lecteur cesse de considérer la sauvagerie comme une source de plaisir pour en ressentir l’horreur et l’écœurement. La crudité de certaines évocations réintroduit la question du réel dans le texte. C’est l’effet que cherche à produire Stevenson quand il décrit le cadavre d’Israël Hands dans L’Ile au trésor : « quand l’eau eut retrouvé sa limpidité, je pus le voir recroquevillé sur le sable fin et clair, dans l’ombre du navire. Deux ou trois poissons frôlèrent son corps ». La volonté d’esthétiser la scène, de faire tableau, est évidente ici, avec l’ajout d’éléments dissonants, décoratifs presque, et la distance introduite par l’élément liquide. Cette distance est immédiatement 382

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ressaisie dans sa dimension irréalisante : « parfois, à cause des ondulations de l’eau, il avait l’air de remuer un peu, comme s’il essayait de se lever ». Ce n’est pas la présence inquiétante d’un ennemi prêt à se redresser pour attaquer qui est évoquée, mais celle, euphémisée, d’un adversaire qu’on n’aurait pas vraiment tué, qui bougerait « un peu ». Pourtant, l’instant d’après, Stevenson réintroduit brutalement la mort dans son récit : « mais il était bien mort, à la fois percé de balle et noyé, et son corps ne serait plus jamais bon qu’à nourrir les poissons ». C’est la violence qui s’exprime ici, brutalement, démultipliée, comme retour du refoulé, révélant la vérité crue de la mort derrière son esthétisation romanesque. Stevenson montre en creux le rôle essentiel joué par le romance dans la mise à distance de la sauvagerie, la transformant en un simple jeu dans lequel le lecteur s’investit momentanément à la façon d’un enfant jouant, suivant cette idée selon laquelle « la fiction [romanesque] est à l’homme adulte ce que le jeu est à l’enfant » (« A bâtons rompus sur le romance »). Non seulement le récit suppose une suspension volontaire de l’incrédulité, mais ce qu’il narre dans la fiction, ce sont des pratiques qu’il rapproche du jeu, cette autre forme de fiction. Il est probable que l’échange avec les formes du jeu s’explique aussi par la logique de sérialité. En effet, écrire et lire dans un genre, c’est toujours mettre l’accent sur des règles du jeu, celles des conventions architextuelles. Or, dans le cas du roman d’aventures, ces conventions tendent à dédramatiser l’idée de risque et de violence transgressive pourtant au cœur du genre, en supposant, dans le pacte de lecture sérielle, une téléologie de la victoire du héros et du retour à l’ordre. Mais, comme souvent dans le roman d’aventures, une place est régulièrement ménagée au réel, à travers l’évocation brutale et circonstanciée des pulsions de mort.

Le « sublime » ou l’ambiguïté du désir et du dégoût Dès lors que la mise à distance ludique n’opère plus, et que la violence prend un visage cru, le récit perd sa frivolité pour offrir un aspect beaucoup plus inquiétant. C’est cette inquiétude que produisent les romans qui n’obéissent pas tout à fait aux codes du genre : les récits dans lesquels le protagoniste glisse du côté de la sauvagerie (Au cœur des ténèbres, Le Trésor de la Sierra Madre), ceux dans lesquels il ne triomphe pas (« L’Homme qui voulut être roi ») ou ceux qui privilégient une posture réaliste. Dans les autres romans, qui introduisent des règles sérielles visant à désamorcer la puissance transgressive de la violence, les codes génériques 383

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construisent la lecture comme jeu et mettent le réel à distance. Mais même dans ces récits moins réalistes, il arrive ponctuellement qu’une poussée soudaine de violence implique davantage le lecteur, le faisant basculer du jeu à une fascination plus complexe, apparentée davantage à la relation au sublime. Selon Burke (1998), le sublime excède le beau classique en ceci qu’il déplace le champ d’intérêt d’une harmonie objective de l’objet contemplé, à la puissance d’impression produite par cet objet. Pour Burke, le sublime est profondément associé à l’effroi. Il débute par ces mots son fameux chapitre définissant la notion : « Tout ce qui est propre à exciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger ; c’est-à-dire, tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime ». Il y a une puissance de la terreur et de la cruauté – danger et douleur – plus grande que celle de la beauté harmonieuse. La puissance du sublime provoque l’étonnement (au sens fort, « astonishment »), ce sentiment qui ravit entièrement les sens au point de dissiper momentanément tout autre rapport au monde extérieur. Pour éprouver ce sentiment esthétique, il faut se situer à la frontière ténue de la mise en danger individuelle sans pourtant que cette mise en danger existe effectivement. Dans une première synthèse de ses analyses, Burke écrit : « Les passions relatives à la conservation de soi tournent autour de la douleur et du danger ; elles sont simplement douloureuses quand les causes nous affectent immédiatement ; elles sont délicieuses quand nous avons une idée de douleur et de danger, sans y être actuellement exposés ; ce délice, je ne l’ai pas nommé plaisir, parce qu’il dépend de la douleur, et parce qu’il diffère suffisamment de toute idée de plaisir positif. Tout ce qui l’excite, je l’appelle sublime. Les passions relatives à la conservation de soi sont les plus fortes de toutes les passions ». Pour Burke, il n’y a de sublime que s’il y a désengagement du sujet. Les mécanismes du sublime paraissent assez proche de ceux suscités dans le roman d'aventures, même s’ils opposent à la mise à distance qu’opère le genre avec son objet (dépaysement, irréalisme, etc.) la volonté de la plus grande proximité, comme si l’événement allait affecter celui qui en fait l’expérience. Pourtant, le basculement du plaisir ludique du roman d'aventures à l’horreur sacrée du sublime peut aisément se produire, puisque ce que privilégie l’aventure c’est justement cet événement exceptionnel et effrayant qui caractérise l’esthétique du sublime. C’est au final dans un même imaginaire de la nature que puise Burke, définissant une sauvagerie qui oscille entre énergie vitale 384

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et puissance de destruction. Il existe une dynamique du sublime, associée à la souffrance physique : la douleur entraîne parfois une force hors du commun (« unnatural strength ») ; comme l’exercice physique, elle peut être source de « délice », ce plaisir qui se différencie des plaisirs positifs, mais qui est source de vitalité, permet de lutter contre la mélancolie et l’épuisement. Si le sublime est du côté de la vie, c’est qu’en s’associant à l’idée de la douleur, il suscite l’instinct de conservation (« self-preservation »). C’est en ce sens que l’opposition entre sublime et beau recoupe selon Burke celle qui existe entre l’instinct de conservation lié à la contemplation de la nature sauvage, et l’harmonie associée à la société. Les deux valeurs contradictoires représentent chacune à leur façon des vertus essentielles : la société, parce qu’elle est source de plaisir et d’ordre (c’est pourquoi elle s’associe au beau), la nature sauvage, parce qu’elle est source de puissance et de vie (d’où son lien avec l’univers démesuré du sublime). On voit déjà comment les oppositions convoquées par Burke retrouvent celles au centre du roman d'aventures. Dans le roman d'aventures, le récit ne laisse s’exprimer pleinement l’esthétique du sublime que dans la contemplation liminaire des paysages exotiques, ou dans les moments où le héros n’est pas impliqué dans l’aventure : pauses dans l’action, passages descriptifs, etc. Le reste du temps, lorsque la sauvagerie bascule vers la violence barbare et la puissance de destruction, il lui oppose généralement un discours moral qui tend à en désamorcer par avance la lecture esthétique. La condamnation apparaît beaucoup plus radicale qu’elle ne l’est dans les œuvres des grandes représentations romantiques du sublime : chez Barbey, chez Balzac et même chez Hugo. Dans tous les cas, ces auteurs jouaient consciemment de la fascination du lecteur, de la volupté du sang (le « bonheur dans le crime ») et de la beauté du crime. Dans le roman d'aventures, on est loin des analyses de de Quincey dans De L’assassinat considéré comme un des beaux-arts, et de son idée que « l’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale (comme on le fait en général en chaire ou à Old Bailey) ; et c’est là son côté faible ; mais on peut aussi en traiter esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire par rapport au bon goût ». C’est bien « l’anse morale » que prétend empoigner le roman d’aventures, lors même que la relation esthétique repose sur une fascination pour la violence. Tout se passe comme si le discours moral omniprésent cherchait à occulter la dynamique de fascination – celle du sublime – que devait susciter son objet. Car le genre condamne inlassablement les scènes cruelles offertes dans le même temps avec complaisance ; la violence surgit aux 385

Le roman d’aventures

moments-clés de l’œuvre : les principales péripéties, les épreuves qualifiantes, l’affrontement avec l’adversaire principal, apparaissent généralement comme des moments où s’exprime la sauvagerie. La forme du récit tend d’ailleurs à dramatiser ces événements : ils sont préparés par la mise en place de procédés de suspens créant une attente inquiète dont ils représentent l’accomplissement logique, ou ils surgissent brutalement, opérant une rupture complète dans le rythme du récit ; enfin, ils sont décrits avec tous les procédés d’agrandissement, hyperboles et expressivité, visant à accroître encore l’impression de fureur frénétique. Bref, ce que le genre réprouve moralement, c’est ce qu’il met en scène comme l’un de ses traits essentiels. On retrouve dans le roman d'aventures un certain nombre de procédés narratifs et stylistiques qui catalysent ce sentiment du sublime face aux scènes cruelles que Christine Marcandier-Colard (1998) a mis en évidence. Parce qu’elle touche au sublime, la scène cruelle attire le lecteur et lui répugne. Il est d’autant plus fasciné, il désire d’autant plus lire que ce qu’il découvre lui fait horreur. Il existe un certain nombre de stratégies d’attrait du lecteur, qui vont de l’identification du personnage avec le narrateur ou le protagoniste à la mise en scène stylistique et dramatique de la cruauté, en passant par le jeu avec le voyeurisme (tels les motifs déjà repérés du regard et de la fascination). Loin d’euphémiser toujours la violence, le narrateur prend parfois soin d’en souligner la vérité – faisant sortir le récit de la logique du romanesque. Lorsqu’il assure l’authenticité de ce qu’il évoque en se référant à un avant-texte vécu (Gustave Aimard prétendant avoir assisté aux scènes de scalp) ou livresque (Jules Verne s’appuyant sur des références scientifiques lorsqu’il évoque le cannibalisme), il se pose comme garant de la scène cruelle et invite le lecteur à partager ses impressions, puisqu’elles sont authentiques. Certes, la complaisance s’affiche ici moins que dans les récits romantiques : on condamne de façon univoque la violence, et prétend vouloir jeter un voile sur les scènes. Mais lorsque, dans Le Cœur-Loyal, Gustave Aimard affirme, sans craindre la redondance : « nous ne nous appesantirons pas sur les affreuses souffrances que l’on infligea aux malheureux que leur mauvais destin avait livrés aux mains de ces ennemis implacables, nous n’avons nullement l’intention de faire de l’horrible à plaisir, il nous a toujours répugné de décrire ces scènes révoltantes », il prend soin d’ajouter : « mais nous sommes, avant tout un historien véridique », justifiant ainsi une description circonstanciée, sur plusieurs pages, des tortures que subit le personnage : langue sectionnée, ongles et yeux arrachés et orbites comblées avec des charbons ardents, enfin chevelure 386

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

scalpée avec laquelle le personnage est souffleté par son ennemi. On imagine quelle aurait été la description si Gustave Aimard n’avait pas « répugné de décrire ces scènes révoltantes » ! Les commentaires du narrateur montrent bien l’ambiguïté de la relation à la violence dans le roman d'aventures, et sa connexion avec les problématiques de la sauvagerie. Le discours horrifié condamne la violence de l’autre. Il s’en dissocie, dessinant explicitement une frontière entre les valeurs du personnage – et par identification, celles du lecteur et de l’auteur – et le monde de la sauvagerie. La violence appartient soit aux ennemis (ceux qui sont guidés par leurs instincts sauvages), soit aux bêtes et aux phénomènes naturels (tremblements de terre, incendies, etc.), soit à des alliés débordant le héros. Mais ce discours de condamnation a valeur d’hypotypose : la voix du narrateur, le regard du hérosspectateur ou celui de l’auteur mettent l’accent sur les sensations et livrent au lecteur un spectacle dont ce discours participe. La condamnation et le goût du spectaculaire, comme le refus moral de la sauvagerie et le désir fasciné, vont de pair ; mais la parole et le regard qui prohibent sont premiers, en encadrant la fascination, ils rendent moralement acceptable la présence massive de la violence comme moteur du récit, puisqu’ils en font l’objet d’un discours moral. Le procédé stylistique auquel s’apparente le plus une telle attitude est celui de la prétérition. Mais ici, la tension n’est pas celle qui existe entre l’affirmation d’un refus de dire et le développement malgré tout du discours interdit. Elle se produit entre le refus de voir – ou, ce qui revient au même, le refus de montrer – et la monstration effective. Mais, dans son Dictionnaire de rhétorique, Georges Molinié a remarqué que, dans le cas de cette activité verbale qu’est la prétérition le « dire » et son refus correspondent à un « faire » et à son refus. Dans le roman d'aventures, la condamnation univoque n’empêche nullement la monstration complaisante. Au contraire, elle l’autorise, reformulant d’une autre façon le principe de la mauvaise foi. La frontière qui marque le passage d’une esthétique du sublime assumée (celle de certains romantiques par exemple) à une esthétique du sublime pratiquée, mais condamnée par le discours, oppose non seulement la sauvagerie comme système de valeurs à la sauvagerie comme force de destruction (ces deux définitions mises en jeu dans le roman d'aventures), mais aussi deux constructions fort différentes de l’espace dramatique. Dans le premier cas, le spectateur est extérieur à la scène qu’il contemple (qu’il regarde le paysage avant de s’y engager, ou que l’événement ou le monde qu’il observe ne l’impliquent pas), autrement dit, il est fondamentalement dans une posture esthétique. En revanche, le personnage 387

Le roman d’aventures

n’est jamais tout à fait extérieur à la violence dans le roman d’aventures : il la subit ou la fait subir. Même quand la scène violente est extérieure aux intérêts du héros, il s’y implique, choisissant de prendre parti pour celui qui souffre, et redessinant le schéma actantiel en fonction de cette implication. Dans le roman d'aventures, il n’y a pas d’extériorité possible du personnage par rapport à la violence. De la sorte, la fascination du lecteur est occultée par le schéma actantiel manichéen. Sa relation à la violence qui le conduit, tel l’orateur de la conférence Williams, à se promener « le long de cette longue galerie de l’assassinat […] en proie à une admiration extasiée » (De Quincey), est reformulée en termes d’horreur scandalisée devant les exactions du méchant, ou de satisfaction de voir ce dernier puni à la hauteur de ses crimes. Paradoxalement, tout en mettant constamment en jeu les principes du sublime et de la fascination pour la sauvagerie, les mécanismes du genre les escamotent via la structure manichéenne et l’ « identification admirative » au héros, qui substituent une lecture partisane et moralisée de la violence. Ainsi, il existe toute une série de dispositifs permettant de mettre en scène la sauvagerie, tout en feignant de la refuser et de s’en offusquer. Si la sauvagerie est au centre du récit, elle reste une valeur interdite, celle d’où peut surgir le Mal. Le désir de dépaysement et de transgression représentent une menace pour un ordre social que met à mal, dans la fiction, l’espace de sauvagerie. Aussi faut-il en limiter la portée, et réduire le désir de sauvagerie à une pure rencontre de l’autre, qui ne mettrait en jeu ni la question du monde réel, ni la position du lecteur. La sauvagerie est doublement mise à distance : non seulement par les procédés irréalisants (événements, chronotope et romance) qui la repoussent dans un univers vague, mais aussi par une tendance à n’accepter les valeurs qui lui sont associées que tant qu’elles sont extérieures à la civilisation ou qu’elles la servent. Lorsque cette sauvagerie se heurte à la civilisation, elle ne prend plus que la forme d’une violence à laquelle il s’agit de résister. Dès lors qu’elle met en péril la cohésion sociale et l’ordre du monde, la sauvagerie est perçue comme une menace : menace intérieure lorsqu’elle s’incarne dans des personnages venus du monde civilisé qui se laissent emporter par leur appétit de pouvoir ou leurs désirs primitifs ; menace extérieure lorsqu’on évoque des périls qui risquent de perturber l’ordre social. A l’inverse, elle apparaît comme une puissance vitale essentielle lorsqu’elle sert la société ; et l’expérience de la sauvagerie, même quand elle prend la forme d’une certaine violence, apparaît comme une puissance positive, 388

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

largement supérieure à celle de la seule civilisation, quand elle est encadrée et canalisée. En servant leur patrie ou leur monde, le chasseur, l’explorateur, le détective ou le bretteur sont des guerriers largement supérieurs à ceux qui se contentent de respecter l’ordre, parce qu’ils ont pris la voie d’une sauvagerie pacifiée. Tout se passe comme s’il s’agissait de canaliser la volonté de puissance associée au plaisir de la lecture en donnant un sens au désir de sauvagerie au cœur du roman d’aventures. Cela expliquerait le travail de renversement propre au genre, cette « mauvaise foi » que nous avons décrite comme un double mouvement de mise en valeur de la sauvagerie (désirée par le lecteur, moteur et préoccupation centrale du récit, et lieu de la puissance) et de condamnation dans le discours de cette même sauvagerie. Ainsi en est-il du travail d’euphémisation systématique de la violence du héros, la présentant comme une contrainte, une réponse à la wilderness chez l’autre. Désormais, la violence du héros, celle-là même qui fait participer le lecteur à la sauvagerie, est présentée comme une violence pour le bien de la communauté, qui tend à sa propre abrogation. Cela explique encore le procédé qui consiste systématiquement à la canaliser dans des rituels ou selon des limites strictes qui en circonscrivent la portée : elle existe encore, et nourrit le désir de sauvagerie du lecteur en exploitant en particulier une esthétique fort proche du sublime romantique, mais elle déborde le moins possible les bornes de la raison et lorsqu’elle le fait, et que le héros se laisse emporter momentanément par le wilderness, cela n’affecte jamais ni l’ordre social, ni sa propre identité d’être civilisé. Mais la répression qui s’opère à travers les mécanismes de « mauvaise foi » n’est qu’un aspect du problème, et la lecture inverse de cette situation d’affrontement est tout aussi possible : autant qu’un système de conversion de la sauvagerie en obéissance aux normes, le roman d'aventures peut être décrit comme un système jouant avec les règles et le discours moral pour laisser libre cours aux fantasmes de son lecteur. Dans ce cas, la condamnation de la violence, le triomphe final de la civilisation ne seraient qu’un procédé cosmétique permettant de libérer les pulsions du lecteur : après tout, la matière de l’Aventure, c’est cette violence et cette sauvagerie qui construisent chacune des mésaventures et forment la dynamique du récit ; il faut bien alors que la fascination pour la sauvagerie soit primordiale, et que ce que recherche le lecteur trouve un moyen de s’exprimer sans outrepasser les limites. Dès lors, on peut aussi bien dire que le discours édifiant, le retour à la civilisation et le mouvement du récit consistant à repousser la sauvagerie dans un espace 389

Le roman d’aventures

improbable, et à l’expulser du côté des adversaires du héros, ne sont qu’un moyen de rendre acceptable cette fascination, de la cadrer. En réalité, la logique du roman d'aventures est dialectique, et on a souvent peine à dire quelle est la position privilégiée, s’il s’agit d’un récit moral tendant à réprimer et récupérer la fascination et la sauvagerie, ou un récit des pulsions usant du discours moral pour pouvoir se développer de façon encadrée. Dans certains cas, la fascination pour la transgression paraît l’emporter, dans d’autres, c’est le discours moral, on l’a vu ; mais le dialogue des deux pôles est toujours présent, preuve d’une ambiguïté caractéristique du genre. S’il y a « mauvaise foi », ce n’est pas par tromperie, mais parce qu’il s’agit de permettre à deux discours contradictoires de se développer en parallèle, et dans une tension permanente. « Mauvaise foi » et catharsis Le mouvement contradictoire du roman d'aventures (renoncement au principe de plaisir et intégration sociale, ou expression d’une transgression fantasmatique) n’est pas sans rappeler certaines interprétations du processus de catharsis. On sait que la catharsis est associée à deux émotions, la terreur et la pitié, qui correspondent respectivement à un mouvement de prise de distance et à un mouvement de sympathie face à l’objet observé. L’opposition de ces émotions, irréconciliables dans l’existence réelle, crée le trouble de l’âme. En art, parce que le spectateur ne participe que fictivement au récit, ces deux sensations peuvent se rencontrer. C’est le travail de catharsis qui opère la synthèse des émotions. Ernst Cassirer résume ce processus dans son Essai sur l’homme (1975) : « l’effet de la tragédie, tel que l’envisage Aristote, est une synthèse de deux moments qui, dans la vie réelle, dans l’existence pratique, s’excluent l’un l’autre […] C’est le procès dynamique de la vie elle-même – le balancement continu entre deux pôles opposés, entre la joie et la peine, l’espoir et la crainte, l’exultation et le désespoir ». Cette synthèse produit une sérénité qui ne correspond pas à l’absence d’émotion, mais qui porte en elle la force de ces deux émotions : « la liberté esthétique n’est pas l’absence de passions, l’apathie stoïcienne, mais précisément le contraire. Elle signifie que la vie émotionnelle atteint sa plus grande force et qu’en cette force même elle change de forme ». Cassirer, comme avant lui Hegel et Nietzsche, rapproche la catharsis du modèle dialectique : il existe un mouvement de dépassement des émotions contraires qui rassemble en lui-même leur force d’opposition. Le trajet de la catharsis a été décrit de 390

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

façon synthétique par Adnan K. Abdulla : « la catharsis est une réponse d’ordre esthétique qui naît de l’identification des spectateurs avec le protagoniste, et conduit au surgissement de deux émotions en conflit (la terreur et la pitié). Ces émotions se résolvent dans une réconciliation qui donne au spectateur le sentiment d’une harmonie d’ordre supérieur, de paix, de repos, qu’on peut interpréter comme une compréhension d’ordre moral, métaphysique ou psychologique » (1985). Ces deux moments, celui de l’émotion, et celui de sa ressaisie dans une forme apaisée correspondent aux deux forces de la tragédie selon Nietzsche, la force primordiale, primitive de Dionysos, et la force harmonique et rationnelle d’Apollon. La dissipation et la passion d’une part, et le travail de rassemblement d’autre part. Selon qu’on met davantage l’accent sur le premier ou sur le second moment de la catharsis, on tend à privilégier le plaisir de l’émotion et le processus de purgation (l’une des traductions du terme), d’élimination des passions par leur spectacle, ou à mettre l’accent sur la compréhension critique des passions, l’accès à un sens supérieur, le travail de purification (autre traduction du terme). Or ces deux interprétations de la catharsis correspondent aux deux lectures possibles de la sauvagerie dans le roman d'aventures : d’une part, la libération symbolique des pulsions, d’autre part, le dépassement de ces pulsions. Dans la perspective d’une catharsis pensée comme purification, c’est-à-dire comme processus de transformation des propres passions par le spectacle du mal, le roman d'aventures jouerait le rôle d’une mise à distance des pulsions sauvages du lecteur. Il mettrait en évidence la réversibilité d’un espace sans lois, le fait que ce lieu sans contraintes est aussi celui des conflits de tous contre chacun. La progression du récit en serait le reflet : d’abord, le monde de l’aventure apparaîtrait comme un espace de pouvoir et de liberté, ce que désignerait la transgression liminaire que figure le franchissement du seuil ; puis, une fois opérée l’entrée dans cet univers de l’aventure, une fois mise en marche la logique d’affrontement avec les ennemis, l’espace sauvage révèlerait sa nature violente. Le triomphe du héros consacrerait le retour aux valeurs initiales, mais informé des dangers que représente la libération des instincts. La valeur nouvelle qu’il aurait acquise par ce processus de purification serait celle de la maîtrise des passions ; le retour du héros, désormais plus fort, exprimerait l’intérêt d’asservir les forces de la nature pour en faire des outils pour le bien de la communauté. La transgression initiale prendrait son sens en se convertissant en une série d’épreuves, puis en refus 391

Le roman d’aventures

de la transgression et retour à l’ordre. L’identification au héros permet de redoubler le processus de reconnaissance, puisque le trajet du lecteur est aussi celui du personnage : à un héros parti dans l’enthousiasme pour l’aventure, mais qui finit par fonder un foyer au terme du récit, correspond le processus de lecture, désir d’aventures, mais aussi volonté de voir triompher le héros et l’ordre social. Le roman d'aventures serait ainsi porteur d’une idéologie de cohésion et d’obéissance. Il ne mettrait en scène la violence transgressive que comme un moment, certes essentiel, mais destiné à être dépassé. On retrouve le motif d’une initiation à l’âge adulte, pensée en trois temps, celui de l’enfance, liée au foyer (premier seuil et prologue du récit), celui de l’adolescence, temps de chaos et d’incertitude, qui figurerait la matière de l’aventure, et celui de l’âge adulte, comme perspective du roman, qui achèverait le récit sur une image de perfection et de stabilité, mais aussi de renoncement à cette ouverture aux possibles que figurerait le temps de l’aventure adolescente. Ce trajet correspondrait aussi bien à une morale conservatrice (celle des récits de jeunesse en général), qu’à des discours plus spécifiques, autorisant la violence et la sauvagerie dans la seule mesure où celles-ci seraient canalisées, et intégrées dans un projet collectif : idéologies nationalistes, colonialistes, etc. Destinés à la jeunesse, les romans d'aventures enseigneraient aux futurs adultes non seulement des rudiments de morale, mais leur apprendraient aussi à devenir des serviteurs de l’Etat et de la patrie, et, plus généralement, à s’intégrer dans la société, en adhérant aux normes idéologiques dominantes. Il existe toute une série d’œuvres qui paraissent proposer explicitement un discours de ce type. Dans le cas du roman d’aventures géographiques, cela se traduit par exemple par des œuvres valorisant l’idée d’une civilisation occidentale irriguée par les forces vives des colonies (discours qu’on rencontre particulièrement dans les récits de l’entre-deux-guerres) ou d’une âme occidentale seule à même de canaliser la puissance sauvage. De nombreux romans d’aventures historiques et un certain nombre de romans d’aventures sociales tendent à valoriser des figures de justiciers usant de procédés individualistes au profit de la communauté, contre ses ennemis qui eux usent des rouages de l’Etat pour leur profit personnel. Le western évoque quant à lui la conversion d’une posture asociale en fondation d’une nation. Dans la perspective d’une catharsis pensée comme purgation, l’accent n’est plus mis sur l’idée d’un encadrement des passions, canalisées afin de servir le bien de tous, mais sur l’effet produit par les passions en elles-mêmes. Il ne s’agit pas de convertir des 392

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mauvaises émotions en bonnes émotions, mais de satisfaire symboliquement certains désirs ou penchants de l’âme afin de les évacuer. Cette thèse, dont l’un des premiers grands défenseurs modernes est Jacob Bernays, est au fondement des conceptions freudiennes et plus généralement psychologiques de la catharsis. Freud fonde la catharsis sur l’identification du lecteur au personnage, mais sur une identification d’ordre ludique : « Le fait pour l’adulte de participer par le regard au jeu du théâtre a la même fonction que le jeu pour l’enfant » (1984). Or, selon Freud, la fonction principale du jeu est de parvenir à la « maîtrise de la situation » : « les enfants répètent dans le jeu tout ce qui leur a fait dans la vie une grande impression, qu’ils abréagissent ainsi la force de l’impression et se rendent pour ainsi dire maîtres de la situation » (1981). Ce travail consistant à recréer les conditions de l’élément pénible et, par le processus de création libre et sans conséquence, de s’en rendre maître, se retrouve dans l’œuvre d’art : « il faut encore rappeler que chez l’adulte le jeu et l’imitation artistique qui visent, à la différence de ce qui se passe chez l’enfant, la personne du spectateur, n’épargnent pas à celui-ci, par exemple dans la tragédie, les impressions les plus douloureuses et pourtant peuvent le mener à un haut degré de jouissance ». Cette jouissance prend bien des formes, qui correspondent toutes à des « motions réprimées, telles que le besoin de liberté d’ordre religieux, politique, social et sexuel » (1984). Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud associe seulement la tragédie au modèle du jeu, mais dans son bref article « Personnages psychopathiques sur la scène », il étend cette interprétation à d’autres types d’œuvres narratives13. C’est à la figure du rebelle que s’identifie le lecteur : le héros est en crise, il affronte les éléments ou le divin, mais surtout il lutte contre les tendances contradictoires en lui. C’est à cette force de rébellion qu’il s’identifie. L’échec ou les souffrances du héros correspondent au triomphe du principe de réalité ; mais grâce à la retranscription fictionnelle, le lecteur est dans une situation de « maîtrise de la situation ». En découvrant de l’extérieur des conflits qu’il reconnaît à l’intérieur de lui-même, il s’en libère ; il les dépasse non en les éliminant, mais en se repensant lui-même par rapport à eux, en les acceptant.

13 « Ce sont là des conditions de jouissance communes à plusieurs formes de la création littéraire », parmi lesquelles Freud cite le lyrisme (comme « déchaînement des sensations »), l’épopée (comme « jouissance de la grande personnalité héroïque dans ses victoires ») et le drame (comme « relation à la souffrance et au malheur »).

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Le roman d’aventures

On voit que l’interprétation freudienne retrouve, formulées en termes psychanalytiques, les conceptions traditionnelles de la catharsis. L’identification au personnage permet d’exprimer les passions. Le dispositif fictionnel entraîne leur mise à distance. On pourrait reprocher à la lecture freudienne de surinvestir les mécanismes ludiques et fictifs les plus superficiels en délaissant des mécanismes plus sophistiqués, en particulier ceux d’une « lecture comme jeu » plus esthétique que décrira Michel Picard (1986). Reste que l’assimilation du roman d’aventures à un jeu a été revendiquée par bien des auteurs du genre, et qu’on retrouve fréquemment des références aux pratiques ludiques dans les œuvres. En particulier, le motif du jeu, convoqué pour exprimer l’ambiguïté de la relation à l’aventure, permet de mettre à distance la transgression et sert de métaphore du romanesque. Pour Stevenson, dans la mesure où tout enfant a joué au pirate, tout adulte acceptant de se remettre dans cette posture est lui aussi à même d’en éprouver le charme (cf. « Une Humble remontrance » et « Mon premier livre, L’Ile au trésor »). Enfin, l’identification au héros que propose le roman d'aventures s’apparente à une « identification admirative », on l’a vu : la présence d’un héros autour duquel s’articulent à la fois l’organisation et les valeurs du récit, le fait que les conventions supposent un dénouement heureux, et le plaisir de participer aux exploits du personnage apparente effectivement la lecture de romans d'aventures à des jeux d’enfants. On s’approcherait alors de l’ « identification associative » décrite par Jauss (qui bascule du côté des jeux de mimicry et de la participation active) : de fait, la frontière est ténue entre l’enfant participant pleinement à ce qu’il lit (il est « lu » selon Jouve), et le même reracontant dans ses jeux les stéréotypes génériques des histoires qu’il a lues. La mise en scène du jeu et de la fiction tend à accroître le mécanisme que Freud appelle la « maîtrise de la situation », reformulant les éléments traumatiques d’une façon maîtrisée qui les désamorce. Les tensions du récit, le désir de transgression, l’abandon de la sauvagerie et le retour à l’ordre paraissent narrer l’un des traumatismes fondateurs à la fois de la psyché et de l’intégration sociale : le renoncement au principe de plaisir. Le lecteur retrouverait dans l’œuvre à la fois son aspiration à une puissance sans bornes, son refus des règles, et l’étouffement nécessaire de cette aspiration au profit du principe de réalité. Cet affrontement se situerait à plusieurs niveaux du récit : d’abord, on pourrait le découvrir dans la configuration de l’univers de fiction, opposant un trajet vers un univers romanesque largement fantasmatique, mais encadré par un univers réaliste ordonné selon 394

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le principe de la contrainte sociale. Structurellement, ces mécanismes se traduiraient par le développement d’un chronotope de l’aventure encadré par les deux chronotopes du quotidien, qui le mettent à distance en même temps qu’ils révèlent contrastivement sa séduction. Le dispositif jouerait doublement : l’univers fantasmatique resterait associé au lointain, à l’irréel, isolé par les seuils offrant, eux, un univers donné comme proche du nôtre ; il serait en outre voué à être dépassé ou canalisé afin de ne pas glisser vers la violence instinctive, source de chaos – quand bien même le réel serait caractérisé par une certaine forme d’ennui, de quotidienneté. On pourrait encore retrouver cette tension dans l’opposition entre le principe de dispersion des mésaventures et le trajet implacable de l’aventure vers la restauration de l’ordre : la multiplication des mésaventures retarderait le triomphe du principe de réalité, alors même que la nécessaire clôture de l’aventure le rendrait inévitable. Enfin, au niveau du héros lui-même, s’opposeraient l’idée de l’acquisition d’une puissance et d’une solarité qui en font un être hors du commun, et la volonté implacable de voir l’emporter le bien, la morale et l’ordre. D’où le trajet du personnage triomphant de toute adversité, mais usant de son pouvoir acquis dans l’aventure pour restaurer l’équilibre contraignant du réel. Il y aurait alors une ambiguïté de l’œuvre. Car si le récit invite à un nécessaire retour à l’ordre, canalisant les pulsions, et consacrant le renoncement au principe de plaisir, il le fait par le biais d’un héros victorieux, venant à bout de tous ses ennemis, de tous les obstacles, et tirant de son succès fortune et gloire. Autrement dit, le processus conduisant à la reconnaissance du principe de réalité devient paradoxalement l’expression d’un principe de plaisir triomphant incarné par le héros. Cette réversibilité expliquerait la « mauvaise foi » du récit, combinant de façon synthétique une logique de purification et de purgation. Dans ces conditions, le trajet du roman d'aventures en luimême, indépendamment de tout discours produit par le texte, de toute leçon à tirer des aventures du héros, mettrait en évidence une hésitation entre deux ordres de valeurs contradictoires, un conflit dont la tension figurerait justement l’équilibre. En prenant pour point de départ l’entrée dans un univers sauvage d’un héros dont l’adhésion au bien serait univoque, le texte se définirait à la fois comme force de transgression et de libération des instincts, et comme un principe de régulation. La victoire du héros, en proposant un retour à l’ordre qui serait expression paradoxale de sa volonté toute puissance, combinerait principe de plaisir et principe de réalité, et incarnerait cette fonction dialectique de « maîtrise de la situation ». La purgation proviendrait de ce double 395

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mouvement de libération et de mise en évidence des limites : il y a libération, mais strictement contrôlée, cantonnée dans un espace irréaliste, et sous le regard d’un héros-norme auquel le lecteur s’identifie. La purification quant à elle convertirait le désir de toute puissance (principe de plaisir) en une affirmation toute-puissante de la nécessité de se soumettre au principe de réalité – ce qu’explique le trajet du héros. Il va de soi que d’une œuvre à l’autre, les tensions du récit ont été plus ou moins thématisées. Le plus souvent, les auteurs se sont contentés d’appliquer les recettes du genre, sans chercher à problématiser les contradictions dont il était porteur. Dans leurs formes les plus sérielles, les récits se contentent de flatter les pulsions du lecteur, en lui offrant son lot de cruauté médiatisée par un héros sans tache, et ils sauvent les apparences, au terme du récit, en restaurant le bon droit. La légitimation de l’action du personnage peut reposer sur des implicites idéologiques, comme dans les récits d’aventures coloniales, ou dans certains romans d’aventures géographiques dans lesquels la violence et les prédations du héros ne sont justifiées que par des présupposés racistes (le cannibalisme du Noir ou le fanatisme arabe qui en font des ennemis qu’on doit exterminer chez Boussenard ou Louis Noir). Il peut s’agir plus simplement de lutter contre de fantasmatiques bandes de criminels, empruntées, selon les cas, à l’imaginaire des Apaches, des classes dangereuses, des complots de l’Histoire ou de sociétés secrètes exprimant le caractère angoissant de la modernité elle-même. Il peut s’agir encore d’évoquer l’inquiétude devant un monde en mutation : les transformations sociales (avec l’imaginaire de la ville criminogène), économiques (avec l’apparition des complots capitalistes), politiques (avec la crainte qu’engendrent le socialisme, l’anarchisme, la démocratie), scientifiques (avec les savants fous et leurs machines de mort), géopolitiques (avec les ennemis anglais, prussiens, américains), démographiques mêmes (avec le péril jaune) engendrent toutes leur lot d’ennemis fantasmatiques qui, en retour, légitiment la violence du héros et permettent d’exprimer sa puissance sans limite quand il vient à bout d’eux. Mais dans tous les cas, des Empires aux conflits urbains, des aventures chevaleresques aux courses folles autour du monde, ces affrontements contre mille dangers prennent la forme d’une lutte de quelques hommes isolés dans un monde sans lois fiables, sans lien social, et narrent comment, par sa seule volonté toute-puissante, le héros restaure l’ordre et restitue le lien social, soit en rejoignant la civilisation, soit en déjouant les complots de ses ennemis, soit en pacifiant un territoire. La où le récit fantastique ou le récit policier peuvent circonscrire l’intrigue à 396

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

quelques personnages et à une chambre close, le roman d’aventure figure toujours un conflit qui engage tous les protagonistes et touche à l’ensemble de la réalité – un royaume, un Empire, une région, voire, dans les récits d’aventures urbaines, une ville – affectant la totalité de l’univers de fiction de cet effet de dépaysement qui caractérise le genre. Ces altérations témoignent de ce que c’est autour de la relation de l’individu à la société que s’articulent généralement les intrigues, puisque avec le début de l’aventure, le héros bascule dans un monde sans loi, marqué par l’affrontement de tous. Le héros devient une figure solaire en quittant les siens pour le monde sauvage, mais à la condition de réintégrer la société humaine (entendre la civilisation, le monde de la culture) au terme du récit. En un sens, la question posée est toujours celle de la relation de l’individu à la civilisation et à la société. Le monde de l’aventure apparaît comme livré au règne de l’homme « loup pour l’homme » dans une perspective réversible : c’est pour cette raison que le héros peut espérer se faire sa place, en luttant à armes égales avec ses ennemis, mais c’est pour cela aussi qu’il risque à tout moment sa vie. Serviteur du bien collectif, le héros propose en même temps une aventure individuelle profondément asociale. La chose n’est pas neuve. Paul Zweig (1974) a pu montrer que Beowulf luttait pour éradiquer les démons menaçant la civilisation, mais qu’il était toujours sous le soupçon du goût de la violence. Dans son étude consacrée à l’idéologie de l’aventure au XVIIIe siècle, Michael Nerlich (1987) remarque de son côté combien l’idéologie mercantile reformule la figure de l’aventurier dans une perspective qui est déjà celle du capitalisme : le capitaine d’industrie, le marchand, sont ceux qui savent conquérir leur place dans la société avec les armes économiques comme le chevalier le faisait de la pointe de l’épée. Tous servent avant tout leur intérêt personnel, mais celui-ci nourrit l’intérêt collectif. Robert Muchembled (2008) a quant à lui souligné combien, dès le XVIIIe siècle, l’interdit croissant qui frappe la violence a besoin, outre des lois et de la « civilisation des mœurs », de nouveaux modèles ressaisissant les pulsions destructrices pour qu’elles servent désormais la nation – le colon, le serviteur de l’Empire, le militaire sont quelques-unes de ces figures de l’aventure moderne. Enfin, Slotkine (1985) a montré que la culture américaine se fondait sur le lien entre une valorisation d’une entreprise individuelle souvent violente (évoquée suivant la rhétorique de l’aventure – celle du settler, du coureur des bois ou du cow-boy) dont la valeur vaut par son rôle de pacification et de civilisation du territoire vierge. C’est bien un trajet similaire qu’offre le roman d’aventures : on retrouve 397

Le roman d’aventures

d’ailleurs dans les œuvres, à peine altérées, les figures du chevalier, du colon et du soldat, celle de l’entrepreneur faisant fortune ou du misanthrope dont l’aventure sert la société. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le genre cherche presque toujours à inscrire l’aventure dans une perspective morale ou utilitaire, et il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que se développe, à côté de cette production qui reste majoritaire, une littérature offrant une mystique de l’aventure individuelle, insistant sur la dimension existentielle de l’aventure (Venayre, 2002). Certes, l’écart est grand en la matière entre un romancier soucieux d’éduquer son lecteur, un Pierre Maël par exemple, et un Louis Boussenard ou un Paul d’Ivoi : le premier ne perdra pas de vue le caractère édifiant de l’aventure, tandis que les seconds paraîtront souvent se contenter d’une morale de pacotille (quelle importance prend réellement le discours sur le courage et la responsabilité dans Les Cinq Sous de Paul d’Ivoi ou dans De Paris au Brésil par terre de Boussenard ?). Mais même quand elle se limite à un prétexte, la dimension éducative reste présente dans la plupart des œuvres ; à l’inverse, même chez Maël et les romanciers animés par des ambitions édifiantes, les auteurs tirent parti du plaisir de la narration des aventures et de la liberté offerte par les régions sauvages. Ils laissent une place au plaisir associé à l’espace sans loi dans le récit. En outre, s’il existe un modèle architextuel moralisé d’intégration sociale, cela ne signifie pas pour autant que les auteurs y adhèrent pleinement, et un certain nombre d’entre eux ne le reproduisent que pour la forme. Comment comprendre autrement les cris désespérés de Sandokan au terme des Tigres de Mompracem ou la mort symbolique des amants réunis à la fin de La Reine des Caraïbes du même Salgari, sinon comme l’aveu de ce que le retour à l’ordre final, parce qu’il signe la fin de l’aventure, est aussi un deuil quand on n’adhère pas pleinement au modèle d’intégration offert par le récit. Mais s’il existe des attitudes très différentes par rapport à ce modèle d’intégration, ce qui est invariable, c’est cette part d’équivoque dans la relation du récit aux valeurs associées à l’aventure : reflux de la société, univers des possibles, affirmation d’une volonté indviduelle toute-puissante, espace de sauvagerie marqué par la violence… Même quand l’auteur défend un programme intégratif clair (éducatif, moral, politique, colonial, patriotique…), il laisse s’exprimer la fascination pour la sauvagerie ; et quand il se laisse porter par le plaisir de l’aventure, il cadre son propos à travers un trajet conduisant à la restitution de l’ordre, et à travers un discours légitimant les actions du personnage. Ce qu’il y a d’invariable dans le récit, c’est la tension 398

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

entre ces deux positions : rien de plus normal, puisqu’elle est portée, à tous les niveaux, par l’esthétique du genre, on l’a vu : au niveau formel, s’oppose la logique de dispersion des mésaventures et d’unité, de direction, offerte par l’Aventure ; thématisée, cette tension se traduit par la constitution de deux univers contradictoires, celui du quotidien et celui de l’aventure, qui correspondent à un ensemble de valeurs que nous avons décrites, mais aussi à une vraisemblance, une logique et surtout une esthétique (opposant au réalisme un romanesque commandé par l’imaginaire, le fantasme, les « lois idéales de la rêverie »). Ces contradictions qui structurent le genre à tous les niveaux en appellent à une réversibilité de la lecture. Elles se cristallisent autour d’un individu qui échapperait et se soumettrait à la fois à l’intérêt collectif, à la société, et qui tirerait sa force de la sauvagerie pour mieux l’employer pour le bien de tous. Ces mécanismes rappellent ceux du conflit du principe de plaisir et du principe de réalité, et du renoncement au principe de plaisir au fondement de l’acceptation, par l’individu, des interdits et des règles imposés par la société pour le bien de tous. Le roman formulerait ainsi non seulement le désir d’en revenir à un univers régi par le principe de plaisir triomphant (qu’exprimerait le départ enthousiaste du héros pour les régions sauvages), et son renoncement au profit du principe de réalité, face à la violence collective qui caractérise le monde de l’aventure – c’est le retour à l’univers du quotidien. En même temps, il laisserait une place à la rêverie de puissance à travers l’évocation d’un monde et d’un destin du héros exprimant un principe de plaisir sans obstacles, il mettrait de la sorte en jeu des mécanismes permettant la « maîtrise de la situation », évocation contrôlée des épisodes traumatiques. Il permettrait de jouer à la fois un rôle de purgation et de purification, insistant sur un pôle ou l’autre selon les auteurs. On peut penser que la séduction qu’a opérée pendant près d’un siècle le genre sur les jeunes lecteurs mâles tient précisément à sa faculté de retrouver dans sa forme certaines de leurs préoccupations : ce personnage, encore enfant ou qui n’a pas su trouver sa place dans la société, qui affronte un univers fantasmatique de possibles à la fois effrayants et attirants, et qui finit par accepter de prendre sa place dans la société, est aussi une image du lecteur. Dans ce cas encore, la leçon du texte est équivoque : s’agit-il d’inviter les jeunes générations à rentrer dans les rangs, à accepter les règles et même à renoncer à cette « culture de la violence », encore très prégnante parmi les jeunes garçons selon Robert Muchembled (2008) ? S’agit-il d’inviter à canaliser cette violence pour le bien de tous en lui trouvant une utilité 399

Le roman d’aventures

sociale – celle qu’elle a, par exemple, pour les futurs marins de Jules Verne, dans Les Enfants du Capitaine Grant ou Deux ans de vacances ? Ne s’agit-il pas au contraire de proposer un modèle d’identification fantasmatique, celui d’un enfant qui se forgerait le destin d’adulte qu’il a rêvé, figure solaire qui se fait non une place dans la société, mais la première place, épousant sa bien-aimée, rapportant un trésor, recevant les honneurs de la foule ? Le modèle est en effet moins celui d’une acceptation des limites associées à l’âge adulte, des « illusions perdues » (à la façon du roman d’éducation), que la pleine expression d’une puissance fantasmatique – celle d’un adulte non comme figure du renoncement, mais de l’accomplissement (tel que le rêve l’enfant qui joue à l’adulte), et dont le destin exceptionnel vient d’ailleurs consacrer cette toute puissance. Autrement dit, dans ce cas encore, le récit combine les deux modèles de catharsis, et s’il privilégie toujours l’une ou l’autre approche, il n’escamote jamais entièrement la deuxième lecture : non seulement les boy-scouts de Jean de La Hire sont fêtés comme des champions à leur retour de voyage, mais les métiers qui leur sont promis paraissent consacrer leurs qualités respectives : hôtelier pour le gourmand, chef-mécanicien pour l’habile, capitaine au long cours pour le marin, administrateur colonial et soldat pour les meneurs du groupe – métiers enviables qui ont l’avantage de recouvrir l’ensemble des désirs possibles du jeune lecteur (L’As des boy-scouts). Quant à l’île Chairman, si elle est bien, comme l’affirment les enfants, un « pensionnat » leur apprenant à devenir des hommes, elle est aussi le terrain de jeu sur lequel ils vont vivre Deux ans de vacances et au terme desquelles ils deviendront fameux, écrivant même un livre consacré à leurs exploits (Verne). Ainsi, l’initiation à l’âge adulte paraît-elle aussi bien être, pour le lecteur, une rêverie buissonnière jouant avec les possibles avant de s’engager dans l’existence adulte, prolongeant les aventures et en faisant l’antichambre d’une gloire annoncée. De la même façon, le récit de l’intégration sociale est moins univoque qu’on a pu parfois le dire. Il peut certes être lu comme une invitation à renoncer à la violence, à accepter cette « civilisation des mœurs » qu’évoque Elias (2003) et dont les récits de cape et d’épée narrent régulièrement l’avènement. L’aventure du héros correspond bien le plus souvent à un processus de civilisation : pacification des régions sauvages ou de la frontier, nettoyage des bas-fonds de la ville moderne, réduction des dernières poches d’archaïsme (aristocratique, religieux ou populaire) de l’Histoire. Le récit paraît conter l’avènement d’un ordre social qui est aussi éradication ou domestication de la sauvagerie. Il offre alors une direction à suivre, celle d’une 400

La « mauvaise foi » du roman d’aventures

acceptation des règles comme seule attitude possible. Mais il le fait à travers une série de signes qui contredisent cette idée, valorisant l’action du justicier, ce hors-la-loi au dessus des règles des autres hommes, mettant en scène une violence qui est celle d’un ordre antérieur à celui de la société, celui du talion, du Lynch et des codes de l’honneur. Il apparaît ainsi à la fois comme un modèle d’affirmation de l’ordre et comme un exutoire aux frustrations de l’individu en société (et peut-être davantage celles des classes n’appartenant pas aux élites, qui en supportent le plus le poids). Il n’y a donc pas lieu de trancher entre les modèles de catharsis, puisque le récit paraît jouer à la fois sur les deux niveaux, permettre l’une ou l’autre lecture, y compris dans les œuvres qui optent nettement pour l’un des pôles – celui de l’acceptation des règles ou celui de leur transgression. En réalité, ces deux lectures ne sont pas contradictoires : rien n’empêche en effet d’exprimer les frustrations du lecteur, et de nourrir fantasmatiquement ses désirs de puissance tout en l’invitant à s’en tenir à une position morale d’acceptation des lois. La perspective proposée par les œuvres n’est ni celle de la libération sadienne des pulsions, ni celle de la parabole édifiante. Son ambivalence explique que le genre a pu être décrit aussi bien comme une source de désordre, mauvaise lecture poussant les jeunes garçons et le peuple à la révolte et à la violence, ou comme une source d’oppression sociale, valorisant la réconciliation et l’intégration du lecteur dans un modèle bourgeois. Le roman d’aventures n’invite nullement au chaos, mais il est loin pour autant d’exprimer la satisfaction du lecteur face à un monde qui paraît toujours au bord de s’effondrer. Il est difficile de donner une explication à la montée en puissance de ce type de récits. D’abord, il convient d’en relativiser l’étendue. Une telle logique narrative n’est pas propre au roman d’aventures de l’époque envisagée. On la rencontre dans les romans historiques et les récits de voyages et d’aventures, et l’on pourrait, avec quelques ajustements, décrire d’autres œuvres populaires en empruntant à ce même modèle. Le succès de ce type d’œuvres s’explique bien davantage par le développement, tout au long du XIXe siècle, de ce qu’il faut bien déjà appeler une culture de consommation, favorisée par l’émergence de toute une série de médias périssables : le journal, la livraison, les fascicules et les collections bon marché… De tels formats, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans la durée, parce que leur coût peu élevé les rend moins précieux, se prêtent à une lecture plus désinvolte, qui laisse une plus grande place au divertissement et au plaisir de l’instant. Dès lors, il n’est pas étonnant que les récits évoquant directement les frustrations du lecteur se soient particulièrement 401

Le roman d’aventures

développés dans ce domaine. En outre, les formes sérielles (qui exhibent clairement leur caractère intertextuel en vue de mettre en place un pacte de lecture architextuel) parce qu’elles médiatisent en permanence la relation à la réalité par l’intermédiaire d’autres fictions, offrent de la sorte une place plus grande aux imaginaires collectifs et aux fantasmes. A ces raisons, il faut en ajouter d’autres, liées à l’évolution de la société. Le XIXe siècle achève le processus de « civilisation des mœurs » et d’expulsion de la violence et de la représentation de la mort (Ariès, L’Homme devant la mort) de la société. En même temps, il impose des mutations économiques, politiques, sociales, qui ne laissent pas d’inquiéter. C’est le moment où l’on s’émeut du caractère criminogène de la ville, et où l’on s’effraie du développement de classes laborieuses comme classes dangereuses, puis de franges de la population vouées au crime (Kalifa), lors même que la ville a joué un rôle fondamental dans le contrôle et la canalisation de la violence sociale. Ce mélange d’inquiétude et de frustration explique peut-être en partie le caractère dialectique des œuvres, insistant à la fois sur le désir de transgression et son nécessaire contrôle. Certaines des analyses développées par Robert Muchembled (2008), concernant l’ambiguïté de la relation à la violence dans les récits criminels, entre mise en valeur du bandit bien-aimé, rebelle à la loi, et horreur des criminels incarnant le mal absolu, pourraient probablement être adaptées au roman d’aventures : il s’agit bien dans ce cas encore de manifester son inquiétude face à une barbarie que l’on sent encore présente de façon sourde malgré la pacification du monde 14 , mais aussi de canaliser sa propre violence, ses frustrations, face à un monde qui paraît de plus en plus complexe15 (développement de la ville, de l’industrialisation et du capitalisme moderne, d’un système géopolitique plus globalisé et plus tendu, avec le développement des colonies et des alliances entre puissances européennes, etc.). La violence s’exprimerait alors à travers une série de dispositifs narratifs permettant de l’expulser chez l’autre, à travers des cadres irréalisants tendant à la canaliser, et à travers une série de formes contrôlées la reformulant en une puissance positive pour la collectivité. C’est parce que l’époque qui nous concerne est marquée par un effort pour contenir une violence que l’on sent sourdre encore (Muchembled), et parce que, dans un même mouvement, les

Nous avons vu que c’était aussi l’un des motifs centraux du roman policier ou du récit d’espionnage d’après la Seconde Guerre mondiale. 15 Problématique dont Jameson (2007, 2) a montré l’acuité, depuis les années 1970, dans les récits de complots globaux. 14

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rivalités politiques et coloniales invitent à penser que cette violence doit être préservée, pour le bien collectif, sous des formes contrôlées (celles du soldat et des figures viriles), qu’elle voit se développer des récits proposant une telle relation contradictoire aux images de sauvagerie et de transgression. Il faut encore se demander comment a évolué au fil du temps ce rapport à la sauvagerie. Une telle question revient à en poser une autre, celle du destin du roman d'aventures au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Cela implique d’ouvrir un instant notre analyse à d’autres supports que le livre car les médias narratifs se sont multipliés, convoquant les pratiques du cinéma, de la bande-dessinée et même, depuis peu, du jeu vidéo. Cela suppose aussi d’élargir la réflexion aux genres proches, puisqu’après la guerre, la notion d’aventures a été largement concurrencée par d’autres genres – espionnage, science-fiction, heroic fantasy. Mais si l’emploi du terme de « récit d'aventures » s’est considérablement affaibli, le genre, comme unité thématique et structurelle, a largement perduré à travers ses nombreuses mutations, dans le récit d’espionnage, l’heroic fantasy, et une part significative de la littérature policière et de science-fiction d’aprèsguerre. Or, la permanence du conflit entre civilisation et sauvagerie dans les genres qui possèdent des affinités avec le roman d'aventures, témoigne d’une autre façon du lien structurel qui existent entre eux. S’il y a permanence, il y a cependant également évolution : ainsi, différents critiques ont pu mettre en évidence une progression du roman policier, mais aussi de la science-fiction ou du récit d’espionnage (et en réalité de l’ensemble des récits populaires d’action), vers une relation toujours plus explicite de l’imaginaire à la sauvagerie. Richard Hoggart a ainsi souligné le privilège accordé par la littérature populaire d’aprèsguerre à une violence toujours plus grande (1970). Certes, il triche un peu en opposant les récits hard boiled à la littérature sentimentale des aînés edwardiens, puisque, comme nous l’avons vu, leur généalogie les rattache davantage aux pulps, aux récits policiers d’actions de Buchan et Mason, et auparavant aux dime novels et penny dreadfuls, qui ont eu à chaque époque à subir les foudres de la censure parce qu’ils étaient considérés comme trop violents ; il n’empêche que son analyse d’une montée et d’une explicitation de la violence reste exacte. Ce que Richard Hoggart décrit dans son ouvrage comme une violence extrême paraît même bien sage au regard de cette complaisance pour la cruauté qu’étudie Denis Duclos dans les récits de serial killers et les récits gore des trente dernières années (1994). Dans les deux cas, il s’agit pourtant toujours de renvoyer à une sauvagerie qui minerait les 403

Le roman d’aventures

fondements de la civilisation et la pourrirait de l’intérieur, mais la transgression s’est explicitée : non seulement les récits décrivent avec toujours plus de minutie l’action d’êtres ensauvagés – sadiques ou criminels – mais ils ont également déplacé l’intérêt vers l’Autre, le monstre, y compris dans ses aspects sexuels très euphémisés auparavant. Ce qui a tendu au fil du siècle à s’estomper, ce sont les mécanismes qui, dans le roman d'aventures, mettent à distance la sauvagerie, les procédés de la « mauvaise foi » : il y a une plus grande franchise dans la fascination pour la violence et les pulsions ; le regard s’attarde plus volontiers sur le geste cruel ; la volonté de puissance s’affiche plus ouvertement ; le discours moral s’efface derrière la représentation de la violence. Surtout, le monde du barbare tend de plus en plus à s’identifier au nôtre. Ce qui s’est substitué au récit d’aventures géographiques ou historiques, ce sont les aventures policières, qui installent la sauvagerie au cœur des villes, soulignant de la sorte qu’il n’existe pas d’hétérogénéité entre l’univers de la civilisation et celui de la barbarie. Désormais, le criminel ou le monstre se dissimulent dans le salon des pavillons tranquilles, allongés sous le lit ou accroupis derrière le poste de télévision. La sauvagerie n’est plus située dans les paysages de l’Histoire ou de l’exotisme, mais elle surgit du plus banal. C’est sans doute pour cette raison que le cinéma et la littérature populaires (de Mad Max à S.A.S.) établissent plus volontiers des équivalences entre les pratiques brutales du héros et la cruauté de son adversaire : comme les mondes se sont rapprochés, les personnages tendent à se rassembler, et la sauvagerie à s’intérioriser. En ce sens, il ne nous semble pas que le conflit entre la civilisation et la sauvagerie soit une spécificité anglo-saxonne, comme semble le penser Denis Duclos. Il s’inscrit au contraire dans une longue tradition dont le roman d'aventures est un chaînon essentiel, mais dont il n’est ni le seul modèle, ni le premier. Il est vrai cependant que la culture américaine, parce qu’elle a fondé en grande partie sa conception de la nation autour d’un wilderness qui se situe à la croisée de l’expérience quotidienne du monde et des problématiques religieuses, s’est souciée plus que toute autre de la question des relations entre les deux pôles, jouant aussi bien sur leur sens politique et social (westerns, hard boiled) que sur leur interprétation psychologique (récits d’épouvante ou de serial killers). Cela pourrait expliquer partiellement, avec la libération des mœurs et la dévalorisation des discours religieux, moraux et, plus récemment, idéologiques, que le désir de sauvagerie se soit exprimé de plus en plus clairement.

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La « mauvaise foi » du roman d’aventures

Cela ne signifie pas pour autant que les mécanismes de mise à distance propres au roman d'aventures ont disparu des formes culturelles modernes qui mettent en scène cet affrontement. La structure manichéenne du monde reste le modèle dominant de ces récits, et même si le héros use explicitement des mêmes moyens que ses adversaires (mensonge, violence, meurtre et torture), la limite qui sépare le bien du mal reste généralement nettement dessinée. De même retrouve-t-on, parfois poussés à l’extrême, les procédés de mauvaise foi que nous avons repérés dans le roman d'aventures : la violence sur l’autre comme violence contrainte, le refus de la sauvagerie, et sa canalisation. Enfin, si le cadre est en apparence plus réaliste, il n’en reste pas moins que le récit continue de mettre en place des espaces dépaysants : antre du tueur, situation de guerre, ou invasion de la ville par une bande de criminels qui en modifient totalement le fonctionnement et la nature, ne font que reformuler un dépaysement qui s’apparente à celui du roman d'aventures sociales. Si la représentation de la violence est plus crue, si les frontières entre l’ordre et la sauvagerie sont plus floues, et si le récit paraît avoir opté pour des décors plus réalistes, ou en tout cas moins dépaysants, il n’abandonne pourtant fondamentalement aucun des procédés chers au roman d'aventures traditionnel, dont les clés de lecture restent plus que jamais pertinentes.

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Conclusion

Contrairement au récit policier ou à la littérature fantastique, le roman d’aventures souffre de l’imprécision intrinsèque d’un genre dont les caractéristiques restent incertaines, au point qu’on a pu en faire « l’essence de la fiction », y voir un « hypergenre » ou un genre « parasite ». Plutôt que de tenter de forger une définition précise du roman d’aventures contre les intuitions des lecteurs, des auteurs ou des éditeurs, nous avons fait le pari que l’intérêt du genre résidait dans la grande extension avec laquelle il avait été envisagé au fil du temps. C’était d’ailleurs une telle lecture extensive qui prévalait dès la fin du XIXe siècle, quand la notion a été forgée, puisque le terme englobait une partie de ce qu’on considère aujourd’hui comme la science-fiction, le roman historique, la littérature fantastique et même certains romans criminels… Cette plasticité de la définition nous a conduit à aborder régulièrement des genres qui étaient proches du roman d’aventures, comme le space opera, le western ou le récit d’espionnage, en cherchant plus souvent à montrer les points de rencontre et la porosité des frontières qu’à opposer de façon stricte les genres. Dès lors que l’on cherche à approcher le roman d’aventures en tenant compte de l’ensemble des œuvres qui ont pu être décrites sous cette terminologie, c’est bien l’ensemble du champ de la littérature d’action qu’il faut prendre en compte, tant il est vrai que l’unité qui existait, au XIXe siècle et au début du XXe siècle, entre les différentes œuvres qualifiées de « romans d’aventures » était, en définitive, celle d’une certaine relation à l’action, impliquant aussi bien un rapport structurel que thématique à celle-ci. L’unité du genre se détermine à travers une forme particulière, celle d’un récit épisodique conduisant d’une crise à sa résolution heureuse. Une telle forme produit une tension entre la logique d’éparpillement des péripéties (les mésaventures) et l’unité de la superstructure (l’Aventure) qui traduit la dynamique contradictoire d’un récit retardant longuement une clôture dont il aurait

Le roman d’aventures

besoin pour prendre sens. A travers cette opposition se devine l’ambiguïté d’une lecture recherchant le romanesque de l’aventure à la condition que celui-ci soit canalisé in extremis par la mise en ordre narrative et morale du récit. Le genre tend à thématiser cette forme en tension entre le désordre des mésaventures et l’unité de l’Aventure, la mettant littéralement en intrigue à tous les niveaux du récit : en effet, à chaque fois la dynamique du récit produit du chaos, mais toujours avec la promesse d’un retour à l’ordre. Si le roman d’aventures est le genre de l’action, c’est qu’il met constam-ment celle-ci en scène, la présentant comme soudaine, inattendue et, surtout, violente. Le choix et le déséquilibre produits par tout événement narré sont ainsi systématiquement dramatisés, jusqu’à la frénésie souvent ; et l’importance des rebondissements et des effets de surprise correspond à une inscription, dans la structure même du récit, de cette logique d’une action violente qui, aux niveaux narratif et thématique, dit sa nature impulsive.

Talbot Mundy, The Ivory Trail, frontispice, New York, McKinlay, Stone and Mackenzie, 1919.

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Conclusion

C’est bien la thématique de la violence qui caractérise l’aventure, de l’univers de fiction à ceux qui le peuplent, en passant par les propriétés des épisodes centraux dans l’économie du récit. Déclinée en barbarie, en agressivité, en pulsions, ou en images de la virilité, de la puissance ou du mal, cette économie de la violence est organisée autour d’un personnage central qui subit une série d’agressions et en vient à bout par ses actions, devenant à son tour, par la force des choses, producteur de violence. Les aventures de ce personnage se déroulent dans un univers de fiction dépaysant situé hors de toute règle, non seulement quand le récit prend la forme d’un voyage, mais même quand le héros ne quitte pas son monde, lequel est alors profondément altéré. Le monde de l’aventure est dominé par le hasard, l’irrationnel et les pulsions, et présenté thémati-quement comme un espace primitif et ambigu, puisqu’il paraît à la fois hanté par le mal et source de puissance. Cette réversibilité des signes se synthétise en particulier autour d’un imaginaire de la sauvagerie, laquelle oscille constamment entre l’idée d’une force élémentaire aux virtualités illimitées et celle d’une folie destructrice. Or, la représentation du voyage du héros dans cet espace de sauvagerie joue avec les intertextes et les archétypes de l’initiation, même si ceux-ci ne renvoient souvent à aucun contenu déterminé. Le texte nous invite à questionner une cohérence qui se joue à la fois au niveau des actions et des relations des personnages, de la structure narrative, de la figuration de l’univers de fiction et des motifs développés dans les œuvres. Ainsi y a-t-il lieu de s’interroger sur l’opposition entre la logique d’éparpillement des mésaventures et l’unité de l’Aventure. Une telle opposition, témoignant des ambiguïtés de la relation à l’univers de fiction offert par le genre, reformule au niveau de l’intrigue un dilemme propre à la lecture elle-même. Si c’est de ses aventures violentes que le protagoniste tire les ressources qui font de lui un héros, le retour à l’ordre final sanctionne son triomphe mais aussi, en un sens, sa mort, puisqu’il n’y a plus de place pour l’aventure, et donc pour le récit. Si le lecteur recherche l’aventure et le dépaysement, le plaisir du romanesque paraît avoir besoin d’être canalisé par un dispositif ressaisissant l’ensemble des événements à travers l’affirmation d’un nécessaire triomphe de la loi et de l’ordre moral, puisque les premiers et les derniers chapitres expulsent l’aventure et la violence du récit. Le roman d’aventures n’est pas la littérature fantastique, et s’il peut jouer avec les désirs de transgression du lecteur en le propulsant dans un univers sauvage, c’est toujours pour rapporter, en dernière instance, le dépaysement et

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Le roman d’aventures

l’inquiétude au familier, et le désordre de l’aventure à l’ordre de la société policée. Les romans offrent des situations contrastées et souvent ambiguës qui reposent sur la confrontation des valeurs associées à la sauvagerie, à la cruauté et aux pulsions d’une part, à celles rapportées à la civilisation et à l’ordre d’autre part. Certes, d’un auteur à l’autre, parfois d’une œuvre à l’autre, ces tensions sont réinterprétées, réarticulées en un discours auctorial propre. Les dichotomies morales qui structurent l’imaginaire stevensonien, les dialogues entre science et aventure chez Jules Verne, le fantasme du sauvage blanc chez Rider Haggard, les pirates romanesques d’Emilio Salgari arc-boutés contre la civilisation prosaïque, les développements ambigus de Jack London sur l’ensauvagement, sont quelques-unes de ces relectures originales des caractéristiques du genre, preuve que les auteurs sériels trouvent dans les traits architextuels des échos de leurs préoccupations personnelles. La figuration du monde que propose le roman d’aventures participe de cet effort de cadrage de l’action qui révèle l’ambiguïté du message délivré par les œuvres. Littérature de la violence, le roman d’aventures est également un genre du dépaysement. Si l’on ne pense pas cette notion dans sa seule perspective géographique, il y a en effet toujours écart dans le roman d’aventures, par rapport à la situation du lecteur, mais aussi, généralement, du personnage. La plupart du temps, le récit met l’accent sur un déplacement géographique (dépaysement spatial), mais aussi, souvent, sur un écart historique (dépaysement temporel). D’autres types d’altérité peuvent être rencontrés : quand le héros ne voyage pas, c’est la représentation de son propre monde (donné comme celui du lecteur) qui est bouleversée (dépaysement social), avec le surgissement d’un ordre primitif et cruel au cœur même de la société – confréries secrètes, criminels, conspirations brisant le lien social et réduisant à néant les efforts de la justice. Ailleurs encore, le récit suscitera un merveilleux reformulé en termes pseudorationnels, comme dans les récits de machines extraordinaires ou de mondes perdus (dépaysement fantastique). D’autres œuvres inviteront le lecteur à adopter le point de vue d’un être radicalement différent de lui – un animal ou un « primitif » en général (dépaysement ontologique). Ainsi peut-on mettre en évidence le caractère systématique des effets de dépaysement qui servent de cadre à l’aventure, susceptibles d’altérer l’ensemble des catégories du réel.

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Conclusion

Il est probable que ce choix de mettre à distance l’aventure en l’associant à un contexte dépaysant s’impose au XIXe siècle et au début du XXe siècle sous la pression d’une vraisemblance largement contrainte par un modèle réaliste dominant : au temps de la presse et du journalisme triomphants, le roman d’aventures reformule les modèles épiques en termes pseudo-réalistes (que ce réalisme se réfère à l’Histoire, à la géographie, ou aux possibilités offertes par la science). Mais un tel souci des conventions littéraires n’explique pas tout. Il y a bien dans le genre un va-etvient systématique entre un monde présenté à la fois comme le nôtre et comme le « réel » (au sens où l’entend le réalisme précisément) et un univers dépaysant qui est donné comme « moins réel », moins familier, celui de l’aventure. Si la matière du roman se consacre pour l’essentiel à narrer des aventures dans ce monde irréaliste, les deux seuils de l’œuvre – premiers et derniers chapitres – rapportent cet extraordinaire à l’ordinaire, tout comme la sauvagerie et le désordre étaient rapportés au souci de l’ordre. Tout se passe comme si l’œuvre insistait sur le fait que l’aventure est moins réelle (tout en n’étant jamais tout à fait merveilleuse) et moins proche du lecteur (tout en prétendant s’inscrire malgré tout dans un monde qui reste le sien). Cette esthétique en tension entre réalisme et irréalisme (entre ordre du romance et ordre du novel) ne se contente pas de résonner dans la structure de l’œuvre, mais caractérise également la nature de la vraisemblance proposée par le texte (et donc celle du pacte de lecture). Elle prétend toujours trouver une explication logique (dans l’acceptation la plus désinvolte du terme) et rationnelle à des événements que l’auteur cherche néanmoins à puiser parmi les plus extraordinaires, jusqu’au délire et à la frénésie. Autrement dit, si l’univers de l’aventure et les événements qui s’y déroulent sont présentés comme moins réels que les seuils qui les encadrent et les mettent à distance, ils sont cependant donnés comme possibles à travers une logique explicative empruntée à l’esthétique réaliste. La tension entre réalisme et irréalisme se traduit par une relation paradoxale à l’événement violent, constamment mis à distance. Il est le plus lointain, le plus exceptionnel, le plus monstrueux, et pourtant il se situe au centre du récit et apparaît comme le moteur de la lecture ; enfin, présenté à travers l’esthétique du romance, il apparaît comme le lieu des possibles et donc, virtuellement, un lieu de puissance, face au monde prosaïque du quotidien ; en ce sens, il suscite aussi l’enthousiasme du héros et désigne, à travers lui, celui du personnage – mais dans la mesure seulement où il s’inscrit dans un dispositif irréalisant. Mise en perspective avec la question de la violence, une telle esthétique 411

Le roman d’aventures

se révèle dispositif moral. En effet, si l’univers du héros est aussi celui qui nous semble le plus familier – celui des seuils, réservé à l’évocation du quotidien et de l’existence paisible dans un monde proche du nôtre – alors l’espace de l’aventure ne peut exister que sur le mode du rêve ou du jeu. Dès lors qu’il paraît contaminer le réel, c’est sur le mode de la menace, et il s’associe aux ennemis du héros, et se charge de toute une série d’images du mal, selon une logique actantielle qui en appelle au manichéisme. On connaît les conséquences idéologiques qu’a pu avoir un tel dispositif sur le genre, son efficacité quand il s’agissait d’évoquer des visions du monde fondées sur des grandes oppositions – colonialisme, patriotisme belliqueux, conflits civilisationnels. Mais si de tels mécanismes idéologiques sont rendus possibles, cela vient de la cohérence du cadrage opéré par ce dispositif. La violence devient en effet avant tout celle de l’autre ; elle est aussi la plus éloignée de nous et, plus fondamentalement, la moins réelle. Pourtant, ce qui commande à notre lecture, ce qui nous conduit à jouer le jeu de la fiction et à feindre de nous identifier au héros, c’est bien le souci de nous engager dans l’espace de l’aventure posé comme le plus lointain et le plus sauvage. Cette contradiction dessine une esthétique de la mauvaise foi, qui consiste à mettre à distance ce qui motive l’acte de lecture. Une telle logique est mise en scène à partir d’un grand nombre de motifs récurrents dans les œuvres qui expriment à chaque fois cet effet sophistique de contradiction des termes. Ainsi, bien des romans s’ouvrent sur le départ contraint pour l’aventure d’un personnage rêvant des confins ; nombreux sont ceux qui évoquent l’obligation qu’a le héros de tuer « contre son gré » son ennemi juré (quand un événement fortuit ne s’en charge pas pour lui) ; plus nombreux encore sont les récits qui s’inspirent, de façon habile, de l’esthétique du sublime, pour entretenir la fascination à distance du lecteur pour la transgression et la violence ; on ne cite pas non plus les représentations de la violence ritualisées par des cadres légitimants – scène de chasse tournant à la boucherie, jeux de combats simulant des conflits sanguinaires, batailles rangées ou duels dans lesquels se lit, en filigrane, la montée en puissance de la cruauté, du goût du sang. Tous ces dispositifs évoquent le caractère central d’une violence qui nourrit les pulsions du lecteur et qui trahit celles de l’écrivain, mais qui ne peut s’exprimer que si elle est repoussée à la marge, dans un espace irréel, et du côté de l’Autre. Rares sont les récits qui évoquent clairement ce que le genre porte en lui de monstrueux dans ces transgressions qui ne disent pas leur nom : quelques nouvelles, de Joseph Conrad, Jack London, John Buchan ou Robert Louis Stevenson, le font. Mais il 412

Conclusion

est significatif qu’elles se donnent comme des déconstructions du genre, obéissant à une logique de l’écart. Dans sa forme sérielle, le roman d’aventures cherche au contraire à dissimuler cette logique de la mauvaise foi, afin de lui donner la plus grande efficacité possible. Ce sont alors les seconds rôles plus ambigus, ou des « méchants » présentés comme les doubles maléfiques du héros qui mettent à la lumière la cruauté que porte en lui le genre, jusqu’à la folie sauvage, ce dont rend compte la notion anglaise de « wilderness ». Le roman d’aventures cherche de façon contradictoire à exprimer et à mettre à distance la violence et la sauvagerie. Un tel mouvement participe d’une logique de catharsis, puisqu’il s’agit de reformuler cette agressivité dans une version cadrée, retrouvant, selon les cas, les logiques de purgation et de purification des passions. En effet, dans leur traitement de ces récits de transgression, les auteurs oscillent entre plusieurs postures. La première obéit à une logique de purgation, et serait représentée par les auteurs qui mettent en scène dans l’intrigue une série d’aventures violentes pour mieux évacuer, au terme du récit, ces effets de transgression, réaffirmant l’ordre, la norme, et l’importance de la société et de la famille, contre la sauvagerie ; la plupart des écrivains pour la jeunesse, éducateurs et moralistes, procèdent de cette façon. La seconde posture correspondrait à une logique de purification, et regrouperait les auteurs qui font de la violence la source d’une puissance acquise au cours de l’aventure, et dont le triomphe du héros solaire serait l’expression. Dans l’avènement du personnage se combinent les deux ordres sur lesquels repose le genre, mais à la condition de procéder à ce cadrage qui soumette les valeurs de la sauvagerie à celles de la civilisation, les premières devant se placer au service de la seconde pour que la puissance dont est porteuse l’aventure ne devienne pas une force de destruction. Le roman d’aventures colonial (insistant sur l’idée d’une allégeance des forces primitives des populations autochtones à l’Empire), mais aussi une part importante du roman d’aventures historiques (assujettissant le vieux modèle chevaleresque ou les hordes barbares à une société moderne émergente) participent de cette logique. Une troisième posture, plus ambiguë et plus difficile à évaluer, reviendrait à limiter le dispositif de cadrage à un simple prétexte permettant d’exprimer la violence transgressive sous une forme acceptable, parce que censurée : c’est une tendance que l’on discerne souvent dans la littérature populaire, soucieuse des convenances, mais sensible aux séductions des narrations jouant 413

Le roman d’aventures

avec les pulsions des lecteurs. Chez bien des auteurs, elle prend des formes originales, révélant un réel intérêt pour la cruauté et la frénésie qu’elle provoque – qu’on songe par exemple à certains récits de Rider Haggard, de Louis Boussenard, d’Emilio Salgari ou, plus tard, de Robert E. Howard. Nombreux sont cependant les auteurs à hésiter entre plusieurs de ces postures, et le texte ne permet pas toujours de trancher sur leur attitude, signe ici encore du caractère équivoque du discours offert par le genre : certains mariages bourgeois paraissent n’avoir été rendus possibles que par un glissement vers l’âge adulte dont les différentes scènes de violence virilisante sont autant d’étapes décisives. Certaines œuvres affirmant constamment la supériorité de la civilisation laissent deviner une fascination pour une série de valeurs associées à la sauvagerie et pensées comme le négatif de notre monde. Des récits multiplient les passages didactiques et les professions de foi moralisées pour mieux laisser éclater une violence dionysiaque lors des scènes de combats. Des contradictions se dessinent ainsi, suivant que l’on considère le déroulement de l’œuvre et sa résolution, le discours manifeste sur la sauvagerie et ses modalités, le manichéisme des oppositions actantielles et les effets de couples dialogiques. Le mouvement dialectique que nous venons de décrire se retrouve à la fois au niveau de l’action, des relations entre les personnages et de la figuration de l’univers de fiction ; il paraît impliquer une vision du monde qui représente, par-delà les variations d’un auteur à l’autre, le trait caractéristique du genre. De fait, c’est généralement autour de ces tensions structurantes que se définissent les différents types de romans d’aventures : opposition entre les confins sauvages et l’Occident dans les romans d’aventures géographiques, révoltes autochtones présentées comme des soubresauts barbares dans les romans d’aventures coloniales, périodes troublées où s’affrontent un ordre primitif et une moderne raison d’Etat dans les récits d’aventures historiques, société policée en apparence masquant mal un univers du crime face auquel chacun est isolé dans les récits d’aventures sociales, ou science employant les derniers progrès technologiques pour en faire des outils de folie destructrice dans certains récits de machines et de guerres futures. Or, dès lors que ces tensions sont articulées autour d’un héros expulsé de notre monde pour mieux le servir, elles paraissent du même coup devoir être confrontées à la question de la relation de l’individu au monde. Les deux univers de fiction (celui de l’aventure encadré par celui du quotidien) définissent deux types d’espaces, dont l’un serait présenté comme proche du nôtre, et 414

Conclusion

l’autre serait donné comme antérieur au « contrat social », un espace de la « horde primitive », dominé par l’homme « loup pour l’homme ». Ils délimitent deux systèmes de valeurs antagonistes : modernité et archaïsme, ordre et désordre, civilisation et sauvagerie, esprit et corps, raison et pulsion, espace du féminin et ordre du masculin, quotidienneté et exception, novel et romance – chacun des pôles pouvant être, selon les cas, affecté de connotations positives ou négatives. Le trajet du protagoniste correspond à l’exploration de cet autre monde, et c’est de ses expériences qu’il tire la force qui en fait un héros solaire. En effet, individu banal au début, il ne devient une figure d’exception qu’à force d’épreuves violentes dans un monde livré à la sauvagerie qui, s’il est terrifiant, fascine par sa démesure, promesse aussi d’une puissance extraordinaire. Expulsé de la société, le héros cherche certes à la réintégrer, mais ses efforts pour restaurer l’ordre se traduisent par l’expression de la toute-puissance de sa volonté qui en fait un héros viril ; et cette force, le personnage ne l’a acquise que grâce à sa faculté à intégrer la logique agressive à ses actions. Ainsi, la violence de l’aventure et la puissance du héros solaire sont-elles associées à un monde d’avant la société et les règles que celle-ci impose à la volonté individuelle. On comprend alors pourquoi le genre a besoin d’être cadré par les dispositifs de mise à distance et de mauvaise foi. En effet, dans l’affrontement du personnage à un monde sans règles, puis dans sa volonté de restaurer l’ordre social, on retrouve la formulation des conflits entre principe de plaisir et principe de réalité décrits par la psychanalyse, opposant un univers sans loi dans lequel ma volonté affronte celles des autres, à un espace dans lequel l’ordre collectif est assuré par le renoncement partiel aux désirs individuels, au prix de la formulation d’un certain nombre d’interdits. Mais le message délivré par le récit est particulièrement ambigu. S’il souligne la nécessité de soumettre l’individu à la collectivité, de restaurer l’ordre collectif au détriment des pulsions et des désirs personnels, il le fait grâce à la seule volonté d’un héros toutpuissant, affirmant précisément l’absence de toute limite venant s’opposer à sa volonté. Tout se passe comme si le triomphe du principe de réalité était assuré par un héros dont l’action révélait paradoxalement un principe de plaisir sans bornes. C’est donc toujours une leçon ambiguë sur la relation de l’individu au monde, mais aussi sur l’acceptation des règles, qu’offre le genre, et cette ambiguïté explique les mécanismes de la « mauvaise foi » qui sont mis en place. Leçon équivoque, certes, mais aisément décryptable, puisque le dispositif exprime les pulsions et les désirs de transgression tout en les cadrant et les maintenant à distance, 415

Le roman d’aventures

dans une logique qui rappelle la fameuse « maîtrise de la situation ». On peut donner toute une série d’explications à l’avènement du genre sous cette forme dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais il faut pour cela le resituer dans son contexte de production. Il a d’abord fallu que des infrastructures permettent le développement d’une littérature susceptible d’entretenir des modes de lecture fondés sur le fantasme et sur les rêveries transgressives, tout en réaffirmant l’ordre collectif. Le développement d’une presse et d’une édition de plus grande diffusion ont favorisé le succès d’une littérature de distraction, laissant une place plus grande à l’expression des désirs et des frustrations – au grand dam, bien souvent des autorités morales et éducatives de l’époque. En même temps que se mettaient en place ces nouveaux supports de diffusion, s’imposait une littérature plus ancrée dans le réel, soucieuse qu’elle était désormais, sans doute sous la pression d’une conception journalistique de l’écriture et de la relation au monde, de saisir le monde en termes d’événements et d’actualité. La vieille littérature romanesque voyait ses univers de fiction légendaires redéfinis en termes pseudo-réalistes, son merveilleux rationalisé à travers le dépaysement. Dès lors, les rêveries romanesques se trouvaient en prise avec la société, ou affirmaient du moins en donner un aperçu. Cette tension entre une prétention à représenter la réalité (dans une perspective réaliste) et une volonté d’offrir un dégagement du côté de l’imagination explique l’ambiguïté des univers de fiction et de la vraisemblance propres au genre, entre romance et novel. Elle permet en outre de jouer constamment sur cette logique contradictoire du genre, entre proximité et mise à distance infinie de l’objet, et sur les effets de cadrage irréalisant d’un récit qui est donné malgré tout comme possible, sans solution de continuité avec le monde du lecteur, produisant une intrigue à la fois familière et infiniment lointaine. Que le roman d’aventures soit le fruit d’un contexte technique et esthétique favorable, on le comprend aisément, mais le développement spectaculaire du genre dans la seconde moitié du XIXe siècle tient également à d’autres raisons, liées à la situation sociale, qui expliquent peut-être ce succès d’une littérature mettant en scène l’affrontement d’une individualité avec le reste du monde, et affirmant pourtant une nécessaire allégeance à la société et à sa loi. Le XIXe siècle s’est traduit en effet par l’affirmation d’un poids de plus en plus grand accordé à la collectivité au détriment du niveau de l’individu. Le recul de la ruralité au profit des modes de vie urbains (dont les romans d’aventures sociales se font le témoignage) s’est traduit par un déclin de certaines pratiques et 416

Conclusion

solidarités traditionnelles. A l’inverse, le développement de la société moderne a eu pour conséquence, sur le long terme, une intériorisation progressive des règles et des normes sociales qui, de la Cour, s’est progressivement étendue à l’ensemble de la société (Elias, 2003), repoussant peu à peu l’expression de la violence à la marge. De même, les valeurs associées traditionnellement à la virilité – courage, attitude brutale, valorisation de la force physique – se marginalisent progressivement (Sohn, 2009). La violence est alors lentement expulsée du champ social ; ou plutôt, canalisée, elle est réservée au service de l’Etat, de la société et de la Nation, à travers un certain nombre de ses représentants – armée, gendarmerie, police (Muchembled, 2008). En même temps que la violence était expulsée du champ social et que se diffusaient dans toutes les classes des comportements plus policés, l’avènement des nationalismes imposait un idéal dans lequel les égoïsmes individuels devaient céder le pas à l’intérêt de la patrie. Ces nationalismes favorisaient en retour certaines pulsions destructrices, à travers la valorisation d’un agressivité « utile », permettant de répondre aux problèmes coloniaux, aux rivalités militaires ou aux tensions géopolitiques (Gay, 2005). C’est ce modèle bourgeois d’une violence au service de la collectivité que défend également le roman d’aventures tout en laissant s’exprimer les pulsions transgressives que celle-ci libère. L’ambiguïté du genre tient à sa faculté de révéler les résistances à un ordre social qui se fait sentir de plus en plus fortement sur les individus, tout en réaffirmant de façon conservatrice l’importance de cette stabilité sociale – mouvement contradictoire qui trouve un écho, sur le plan esthétique, dans la survivance de la « vieille histoire romanesque » contre la littérature réaliste, dont elle reprend néanmoins superficiellement les procédés. Les œuvres opposent généralement la société moderne (celle de la ville, de la science, de la rationalité et de l’ordre) à des systèmes archaïques et violents. Le monde de l’aventure voit ressurgir des types de pratiques archaïques, antérieures en tout cas à la « civilisation des mœurs » (Elias, 2003). Le duel, les pratiques violentes ritualisées (comme la chasse) ou légitimées (comme la guerre), l’imaginaire chevaleresque sont quelques-uns des aspects d’un ordre primitif euphémisé dans les œuvres. On peut penser que le roman d’aventures exprime les frustrations d’une époque face à l’affirmation constamment répétée (y compris dans les œuvres elles-mêmes) d’un ordre collectif auquel chacun doit être soumis. Et en même temps, il insiste sur la nécessité de se soumettre à cet ordre, en indiquant clairement combien la participation du héros à la violence primitive doit être légitimée par son souci du bien 417

Le roman d’aventures

collectif – avec une tendance plus ou moins marquée, selon les cas, vers l’un ou l’autre de ces deux pôles. L’univers de l’aventure et les événements qui s’y déroulent, empruntant davantage à l’esthétique du romance, se dénonceraient comme fantasme, quand l’univers du quotidien, associé plus nettement au novel, permettrait de souligner les limites de l’aventure. Preuve de l’importance de cette relation équivoque aux contraintes sociales et à leur transgression, on trouve ces deux pôles dans les principaux dispositifs visant à canaliser la violence, et à la reformuler en une arme au service de la collectivité. L’affirmation d’un patriotisme militant est un de ces moyens de cadrage ressaisissant la cruauté dans une logique de guerre et de rivalités nationales. L’axiologie du récit, associée à l’enthousiasme patriotique et, souvent, aux présupposés racistes, vient de même fréquemment inverser les signes de la violence en la présentant comme un vecteur de civilisation. C’est vrai non seulement des récits se nourrissant des rivalités entre puissances européennes (passées, présentes, ou futures), mais aussi de ceux qui se fondent sur les exploits coloniaux des explorateurs pacifiant les régions lointaines ou se contentant de narguer quelque tribu indigène. De même, le processus de civilisation accompagne le trajet du justicier qui restaure l’ordre en expulsant de la ville ses éléments de violence archaïque (bandes criminelles et sociétés secrètes), et qui se fait, par des moyens peu orthodoxes, le serviteur de la loi. On le trouve enfin dans l’action du swashbuckler, spadassin frondeur, justicier ou pirate, pacifiant les siècles passés à coup de bottes habiles. La violence produite par le héros est resémantisée de façon à apparaître comme utile à la communauté. Mais elle n’en est pas moins exprimée, et son expression passe par une mise en cause paradoxale du cadre social qu’elle paraît pourtant servir. Dans le second XIXe siècle marqué par la contrainte morale et la pression sociale, en France ou dans la Grande-Bretagne victorienne, le genre semble à la fois exprimer le désir d’échapper à cette pression et l’adhésion au système. Repoussée dans les lointains romanesques, dans l’irréel et du côté de l’autre, de l’ennemi, du barbare, la sauvagerie est malgré tout évoquée, à travers l’expérience qu’en fait le héros. Si ce dernier s’applique toujours à servir la communauté, son aventure et ses actions, en conduisant le lecteur dans des péripéties violentes hors des règles de la collectivité, témoignent de ce que, dans le genre, la dynamique commandant au plaisir du lecteur est bien celle du détour fantasmatique, faisant voler en éclats, le temps de l’aventure, les lois imposées par la société. Le triomphe final du héros contre tous ceux qui s’opposent 418

Conclusion

à sa volonté, en même temps qu’il met un terme à ce détour, en est aussi la consécration, puisque c’est hors de toute contrainte que sa subjectivité peut s’affirmer ; et si le héros agit au nom du Bien et de la loi, qui l’emportent naturellement au terme du récit, c’est bien que le lecteur ne s’autorise ce détour, précisément, que parce qu’il doit rester pur fantasme, canalisé par un dispositif qui, en lui donnant une légitimité, lui permet aussi, paradoxalement, de s’exprimer pleinement. Ainsi le genre multiplie-t-il les dispositifs tendant à mettre à distance ou à légitimer la transgression afin de lui permettre d’atteindre à la plus grande efficacité. Elle est rendue irréelle par l’esthétique du romance et par l’insistance sur le dépaysement et sur l’extraordinaire (jusqu’à approcher fréquemment les thèmes et les procédés du merveilleux et du fantastique). Elle est repoussée du côté de l’autre (le criminel, le sauvage) à travers un schéma actantiel manichéen, une axiologie et un dispositif narratif et discursif invitant aux lectures monologiques. Parallèlement à ces effets de mise à distance, la violence du héros et ses aventures dans un monde asocial et sans lois sont légitimées par l’expression de sa moralité irréprochable, son souci de restaurer l’ordre, et sa volonté de servir la communauté. Mais plus fondamentalement, c’est le recours aux idées reçues associées à certaines idéologies du temps qui permettent de légitimer l’agressivité du personnage. L’adhésion aux discours visant à justifier le colonialisme en est un des exemples les plus frappants : il s’articule massivement autour des reformulations raciales et sociales du darwinisme affirmant le droit du plus fort et évacuant toute culpabilité en mettant en évidence l’infériorité des vaincus (Reynaud Paligot, 2006). A rebours, cette vulgate positiviste légitime les actions du héros en faisant appel à l’idée d’un progrès de l’humanité : progrès moral mais aussi téléologie superficielle dans les romans d’aventures historiques, qui relatent inlassablement la fondation d’un Etat, d’une civilisation, d’une société moderne, sorties des temps barbares ou chevaleresques. Spéculairement, se raconte le déclin des races et des Empires passés, ceux des romans géographiques, des romans historiques et des récits de mondes perdus, comme autant d’images de cette lutte des civilisations. Enfin, l’idée d’une lutte des races explique également l’appel à l’affrontement et au sang qui nourrit par exemple les récits de conflits futurs. Cette vision du monde partagée par bien des auteurs s’articule avec l’affirmation d’un ordre viril et guerrier, dont le roman d’aventures serait l’expression, qui joue avec l’imaginaire aristo-militariste de la vieille chevalerie reformulé dans une version patriote, mais aussi des guerriers antiques et 419

Le roman d’aventures

barbares. Cet « esprit martial », très présent dans la période qui suit en France la défaite de 1871, et qui se développe de la même façon en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle (Eby, 1987), imprègne toute la littérature d’aventures ; il permet de justifier les pulsions violentes en les rapportant à une utilité affirmée. Mais les soldats, les espions, les chasseurs, les colons ou les voyageurs restent généralement des solitaires et des francs-tireurs, preuve que le service de la collectivité doit, pour le moins, transiger avec le goût de l’aventure individuelle. L’usure, après la Seconde Guerre mondiale, de certaines des formes traditionnelles du roman d’aventures s’explique par le déclin des valeurs qui avaient permis leur avènement. Le traumatisme de la guerre délégitimait les modèles guerriers, en recul depuis le XIXe siècle ; la découverte des camps de concentration et des horreurs de la Shoah mettait un terme aux théories s’appuyant de près ou de loin sur le darwinisme social ; la poussée des revendications nationalistes partout sur le globe témoignait que les sociétés coloniales, plus complexes que ne le laissaient entendre les œuvres de l’entre-deux-guerres, ne pouvaient être décrites à travers l’aventure personnelle d’un héros en terre sauvage. D’autant que les défaites essuyées par les armées coloniales déterminaient un contexte politique se prêtant assez mal aux intrigues triomphales du roman d’aventures géographiques. En ce sens, le roman d’espionnage peut être décrit comme une relecture de l’aventure coloniale, tenant davantage compte des réalités géopolitiques ; et, significativement, le renouveau du cinéma d’aventures géographiques dans les années 1950 et 1960 se traduisait généralement par une reformulation du genre selon les conventions du récit historique, comme si ces univers de fiction apparaissaient désormais comme issus du passé. Il faut dire que la banalisation des images exotiques, déclinées dans la presse et au cinéma, avaient probablement en partie affaibli la propension des pays lointains à dépayser les lecteurs. C’est aussi bien vers des univers de fiction plus proches que vers des espaces plus lointains qu’allaient désormais se tourner les auteurs pour conter leurs aventures. La permanence après la Seconde Guerre mondiale du space opera hérité des pulps de l’entre-deux guerres, et sa déclinaison rapide chez les auteurs français dans les collections du Fleuve Noir correspondrait à une recherche d’exotismes plus radicaux (sans que la prétention à une certaine forme de réalisme ne soit d’ailleurs abandonnée) ; à l’opposé, la littérature policière d’action développe ses propres conventions dans le champ du dépaysement social, délaissant en partie le principe d’une 420

Conclusion

ségrégation entre les espaces du quotidien et ceux de la sauvagerie – dans tous les cas néanmoins, des liens peuvent être tracés entre ces genres et le roman d’aventures. De fait, la question de la place accordée à une agressivité expulsée au profit d’une violence institutionnelle, monopole de l’Etat, s’étend bien au-delà du cas du roman d’aventures. En effet, c’est dans la définition même de la société moderne qu’elle se joue, puisque le lien social a besoin de faire violence aux désirs individuels pour advenir. Dès lors, la frustration que provoque une telle expulsion de la violence de la sphère individuelle et privée ne se cantonne pas à la période que nous évoquons. Au contraire, comme l’a souligné Michel Maffesoli (1984), la question de la violence et celle de la société sont intrinsèquement liées. On peut gager alors que les mécanismes de mauvaise foi que nous avons eu l’occasion de décrire ici se retrouvent, sous des formes différentes, dans la littérature populaire contemporaine. Nous ne reviendrons pas sur les variantes de la fantasy ou le space opera, dont nous avons pu souligner la proximité avec la littérature d’aventures ; mais il suffirait de montrer comment le succès continu du romanwestern aux Etats-Unis a été rendu possible par une reformulation régulière de la relation de l’individu (cow-boy, pistolero, booty hunter, Indien blanc) à la société, suivant en cela l’évolution du mythe national américain de la frontier (Slotkin, 1985 et 1992). Dans ce cas encore, l’action du héros met en scène une allégeance à la collectivité qui dialogue constamment avec l’évocation d’une transgression violente et d’une posture asociale. De même peut-on rappeler le succès, dans les années 1950 et 1960, c’est-à-dire au moment même où décline le roman d’aventures coloniales, de la figure de l’espion solitaire – James Bond, L’Aventurier, OSS 117, Flint, Modesty Blaise et SAS – dont les aventures n’ont pas grand-chose à voir avec celles de l’espion réel, et qui représente une version moderne, adaptée à l’univers de la Guerre Froide et de la décolonisation, du héros de romans d’aventures servant une collectivité à laquelle il échappe toujours. Avec l’espion se devine l’idée que le monde ne peut plus apparaître comme totalement exotique, dans la mesure où la planète est traversée par le jeu des alliances et des intérêts géopolitiques. Ce que le dépaysement perd sur le terrain de la géographie (réduite souvent aux cadres enchanteurs des stations balnéaires), il le gagne sur le terrain du politique et du social : les contrées lointaines sont d’ailleurs bien souvent affectées des valeurs dépaysantes dévolues autrefois aux villes et aux faubourgs, avec leurs milieux interlopes, leurs déviances monstrueuses, leurs sociétés secrètes et les va-et-vient qui se dessinent entre les 421

Le roman d’aventures

sphères de l’élite et celles du crime. Agent assermenté au service d’un Etat technocrate, l’espion, parce qu’il échappe néanmoins aux lois qui prévalent pour le commun des mortels, parce qu’il dévoile le monstrueux derrière les apparences, parce que, enfin, ce rôle lui donne le droit d’user librement de la violence, souvent jusqu’au sadisme, est lui-même affecté de valeurs dépaysantes (luxe tapageur, gadgets, permis de tuer, hyper virilité) qui ajoutent aux transgressions, déjà présentes dans le roman d’aventures traditionnel, l’évocation complaisante des transgressions sexuelles. Plus récemment, les machinations économiques et technologiques, qui occupent les techno-thrillers américains, voient s’opposer un individu dépassé par la logique de la communication ou du capital à des criminels ou des terroristes tout-puissants qui incarnent une modernité aux rouages désormais incompréhensibles (Jameson, 2007, 2). Or, dans ce cas encore, la lutte du héros passe généralement par la résurgence d’un ordre primitif, et les techniques les plus modernes sont appelées à s’effondrer sous la pression d’un seul individu, qui triomphe des dispositifs les plus sophistiqués grâce à ses seuls poings et à sa volonté. Ainsi trouverait-on bien des liens entre certaines formes contemporaines de la littérature d’action et le roman d’aventures, non seulement parce que chacun de ces genres ou de ces sousgenres offre une structure fondée sur la narration d’événements extraordinaires et violents dans un cadre dépaysant, mais aussi parce que, comme le roman d’aventures, ces genres plus modernes mettent en scène l’expulsion d’un individu de la société, lors même qu’il cherche à servir la communauté. Ils les reformulent néanmoins selon des problématiques plus proches des préoccupations actuelles, parfois également, comme dans le cas de la fantasy ou de la science-fiction, selon des modalités qui obéissent aux pratiques d’écriture et de consommation contemporaines (recyclages transmédiatiques, collages intertextuels, focalisation sur des détails fétichisés, etc. 1 ). Ainsi les conflits du roman d’aventures se retrouveraient-ils reformulés dans toute une partie de la fiction populaire d’action selon des esthétiques et à travers des conflits plus contemporains. Ces transformations ne sont pas superficielles néanmoins. Elles illustrent au contraire les mutations de cette relation de l’individu à la société, et son mode d’expression suivant les préoccupations de l’époque. Ce n’est pas le lieu d’étudier les modalités selon lesquelles ces tensions que nous avons repérées dans le roman d’aventures ont pu se reformuler

1

Sur ces questions, voir Azuma, 2008.

422

Conclusion

différemment dans d’autres genres de récits d’action. Tout au plus faut-il souligner, à cet état de notre réflexion, combien le roman d’aventures, du fait même de son extension et de son caractère matriciel, explicite les tensions qui nourrissent probablement une part importante de la littérature de masse.

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Principaux auteurs du genre

La liste ci-dessous ne prétend pas être exhaustive. Elle indique, de façon subjective, les principaux auteurs de romans d’aventures du XIXe siècle à la fin des années 1920. Plutôt qu’une présentation alphabétique, nous avons préféré un classement chronologique par pays, qui permet ainsi de situer les auteurs les uns par rapport aux autres. Pour chaque écrivain, nous indiquons, outre les dates de naissance et de mort, quelques-unes des œuvres parmi celles qui sont les plus importantes. France. Alexandre Dumas : 1802-1870 ; Les Trois Mousquetaires, 1844, La Reine Margot, 1845, Le Comte de Monte Cristo, 1845-1846, Les Quarante-Cinq, 1847. Eugène Sue : 1804-1857 ; Kernok le pirate, 1830, Latréaumont, 1837, Les Mystères de Paris, 1842-43, Le Juif errant, 1845. Roger de Beauvoir : 1806-1866 ; L'Ecolier de Cluny, 1832, La Cape et l’épée, 1837, Le Chevalier de Saint George, 1840. Gabriel Ferry : 1809-1852 ; Une Guerre en Sonora, 1846, Costal l’Indien, 1852, Le Coureur des bois, 1853. Théophile Gautier : 1811-1872 ; Le Capitaine Fracasse, 1863. Gabriel La Landelle : 1812-1886 ; La Gorgone, 1844, Le Dernier des flibustiers, 1857, Sans-Peur le corsaire, 1859. Amédée Achard : 1814-1875 ; Belle Rose, 1847, Les Coups d'épée de M. de La Guerche, 1863, Envers et contre tous, 1874, La Cape et l’Épée, 1875. Emmanuel Gonzalès : 1815-1887 ; Les Frères de la Côte, 1841, Les Naufrageurs, 1857. Paul Féval : 1816-1887 ; Les Mystères de Londres, 1843, Le Bossu, 1857, Les Habits noirs, 1863-1875. Gustave Aimard : 1818-1883 ; Les Trappeurs de l'Arkansas, 1858, Balle-France, 1861, Les Bandits de l’Arizona, 1881. Alfred Assollant : 1827-1886 ; Scènes de la vie des Etats-Unis, 1858, Aventures du capitaine Corcoran, 1867, Montluc le Rouge, 1878-1879.

Le roman d’aventures

Jules Verne : 1828-1905 ; Cinq semaines en ballon, 1863, Voyage au centre de la Terre, 1864, Les Enfants du capitaine Grant, 1868, Vingt-mille lieues sous les mers, 1870, L'Île mystérieuse, 1875. Pierre Alexis Ponson du Terrail : 1829-1871 ; Le Filleul du roi, 1855, Les Exploits de Rocambole ou les Drames de Paris, 18591884, Le Forgeron de la Cour-Dieu, 1869. Jules Beaujoint (Jules de Grandpré) : 1830-1893 ; Cartouche, roi des voleurs, 1883, Le Capitaine Mandrin, 1885, Les Quatre Sergents de La Rochelle, 1890-1892 Constant Améro : 1832-1908 ; Aventures de Gaspard van der Gomm, 1879 (avec V. Tissot), Le Tour de France d’un petit Parisien, 1885, Un Robinson de six ans, 1892. Camille Debans : 1832-1919 ; L'Aventurier malgré lui, 1897-1898, Moumousse, 1899, L’Eléphant bleu, 1904. Louis Jacolliot : 1837-1890 ; Le Coureur des jungles, 1888, Les Ravageurs de la mer, 1890, Perdus sur l'océan, 1893. Louis Noir : 1837-1901 ; Le Coupeur de têtes, 1862, L’Homme de bronze, 1870, Le Corsaire aux cheveux d’or, 1888. Alphonse Brown : 1841-1902 ; La Conquête de l'air, 1875, Voyage à dos de baleine, 1876, Perdus dans les sables, 1894. André Laurie : 1844-1909 ; L'Héritier de Robinson, 1883, Le Rubis du Grand Lama, 1892, Gérard et Colette, 1897. Louis Boussenard : 1847-1910 ; Les Dix millions de l'Opossum Rouge, 1879, Le Tour du monde d'un gamin de Paris, 1880, Les Robinsons de la Guyane, 1882, Les Français au Pôle nord, 1892. Pierre Maël (Charles Vincent, 1851-1920 et Charles Causse, 18621904) : Le Torpilleur 29, 1888, Une Française au pôle nord, 1893, Terre de fauves, 1894, La Filleule de Du Guesclin, 1900. Capitaine Danrit : 1855-1916 ; La Guerre de demain, 1889-1911, Les Robinsons sous-marins, 1901, L’Invasion jaune, 1905-1906. Paul d'Ivoi : 1856-1915 ; Les Cinq sous de Lavarède (avec Henri Chabrillat), 1893, Corsaire Triplex, 1898, Le Docteur Mystère, 1900, Jalma la double, 1907. Georges Le Faure : 1856-1953 : Aventures extraordinaires d'un savant russe, 1888 sqq., Aventures de Sidi Froussard, 1891, Kadidjar la rouge, 1905, L’Héritière du Far-West, 1930. Rosny aîné : 1856-1940 ; Les Xipéhuz, 1887 (avec le jeune), La Guerre du feu, 1911, L'Étonnant Voyage d'Hareton Ironcastle, 1922, La Sauvage aventure, 1935. Rosny le jeune : 1859-1948 ; Les Xipéhuz, 1887 (avec l’aîné), L'Énigme de Givreuse, 1917. Michel Zévaco : 1860-1918, Borgia, 1900, Le Capitan, 1906, Les Pardaillan, 1907, L’Héroïne, 1908.

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Principaux auteurs du genre

Paul Féval fils : 1860-1933 ; Le Fils de Lagardère, 1893, D’Artagnan contre Cyrano, 1925, Le Petite-fille du Bossu, 1931. Arnould Galopin : 1863-1934 ; Un Tour du monde en aéroplane (avec le Comte de La Vaulx), 1905, Le Tour du monde en sousmarin, 1920, Aventures d’un petit explorateur, 1924-1925, Le Petit Chasseur de la Pampa, 1925-1926. Georges Spitzmuller : 1867-1926 ; Les Mystères de Belfort, 1892, Le Capitaine La Garde, 1914, Le Capitaine Bel-Cœur, 1921. Gustave Le Rouge : 1867-1938 ; La Conspiration des milliardaires, 1899-1900, Le Sous-marin Jules Verne, 1902, L’Espionne du Grand Lama, 1905, Le Mystérieux Docteur Cornélius, 1912-1913. Gaston Leroux : 1868-1927 ; La Reine de Sabbat, 1910, L’Epouse du soleil, 1912, Rouletabille à la guerre, 1914. Jean de La Hire : 1878-1956 ; Le Corsaire sous-marin, 1912, Les Trois Boy-scouts, 1913, Les Mousquetaires de quinze ans (sous le pseudonyme d’A. Zorca), 1922, Le Sphinx du Labrador, 1927. Maurice Constantin-Weyer : 1881-1964 ; Vers l’Ouest, 1921, Un Homme se penche sur son passé, 1928, La Marchande de mort, 1938. José Moselli : 1882-1941 ; Aventures fantastiques d'un jeune policier, 1917, W… Vert, 1917, Les Requins du Pacifique, 1917, Les Champs d’or de l’urubu, 1917, Les Gangsters de l’air, 1939. Pierre Mac Orlan : 1882-1970 ; Le Chant de l'équipage, 1918, À bord de L'Étoile Matutine, 1920, Les Clients du Bon Chien jaune, 1926, L'Ancre de miséricorde, 1941. Albert t'Serstevens : 1885-1974 ; Les Corsaires du Roi, 1930, L’Or du Cristobal, 1936. Pierre Benoit : 1886-1962 ; Koenigsmark, 1918, L'Atlantide, 1919, La Châtelaine du Liban, 1924, Le Désert de Gobi, 1941. Blaise Cendrars : 1887-1961 ; L’Or, 1925 ; Moravagine, 1926, Rhum, 1930. Joseph Kessel : 1898-1979 ; L'Equipage, 1923, Fortune carrée, 1932, Le Lion, 1958, Les Cavaliers, 1967. André Armandy : 1882-1958 ; Rapa Nui, 1923, Le Démon bleu, 1925, Les Réprouvés, 1926, En Rupture de ban, 1952. Jean d'Agraives : 1892-1951 ; La Cité des sables, 1924, Le Maître du simoun, 1925, Le Maître-coq du Kamtchatka, 1932, La Marque d’Attila, 1948. Jean d’Esme : 1894-1966 ; Les Dieux Rouges, 1924, Les Portes du destin, 1938, Les Chevaliers sans éperons, 1940. Albert Bonneau : 1898-1967 ; Nicolas la tempête, 1926, Jim Blood le négrier, 1929, La Rédemption de Catamount, 1929. André Malraux : 1901-1976 ; Les Conquérants, 1928, La Voie royale, 1930. 443

Le roman d’aventures

Henry de Monfreid : 1879-1974 ; Les Secrets de la Mer Rouge, 1931, La Croisière du Hachich, 1933, Le Secret du Lac Noir, 1940, Le Cimetière des éléphants, 1952 . GrandeGrande-Bretagne Walter Scott : 1771-1832 ; Waverley, 1814, Rob Roy, 1818, Ivanhoe 1820, The Fortunes of Nigel, 1822, Quentin Durward, 1823. Frederick Marryat : 1792-1848 ; Frank Mildmay, 1828, Peter Simple, 1834, Mr Midshipman Easy, 1836, Masterman Ready, 1841. William Harrison Ainsworth : 1805-1882 ; Rookwood, 1834, Jack Sheppard, 1839, The Tower of London, 1840, Windsor Castle, 1843. George W. M. Reynolds : 1814-1879 ; The Mysteries of London, 1844, The Mysteries of the Court of London, 1848-56. William Henry Giles Kingston : 1814-1880 ; Peter the Whaler, 1851, The Three Midshipmen, 1862, With Axe and Rifle, 1865, The Young Llanero, 1877. Thomas Mayne Reid : 1818-1883 ; The Rifle Rangers, 1850, The Scalp Hunters, 1860, The Giraffe Hunters, 1867, Oceola the Seminole, 1874. Robert Michael Ballantyne : 1825-1894 ; Hudson's Bay, 1847, The Coral Island, 1857, Martin Rattler, 1858, The Gorilla Hunters, 1861, The Buffalo Runners, 1891. George Alfred Henty : 1832-1902 ; Out of the Pampas, 1868, The Young Franc-Tireurs, 1872, The Young Carthaginian, 1887, Beric the Briton, 1893. William Gordon Stables : 1840-1910 ; Wild Adventures in Wild Places, 1881, The Cruise of the Snowbird, 1882, The City at the Pole, 1906. Robert Louis Stevenson : 1850-1894 ; New Arabian Nights, 1882, Treasure Island, 1883, The Black Arrow, 1883, Kidnapped, 1886, The Master of Ballantrae, 1889. Stanley Weyman : 1855-1928 ; The House of the Wolf, 1890, A Gentleman of France, 1893, Under the Red Robe, 1894, The Red Cockade, 1895. Henry Rider Haggard : 1856-1925 ; Dawn, 1884, King Solomon's Mines, 1885, She, 1887, Allan Quatermain, 1887, Red Eve, 1911, The Virgin of the Sun, 1922. Joseph Conrad : 1857-1924 ; Almayer's Folly, 1895, Heart of Darkness, 1899, Lord Jim, 1900, Typhoon, 1902, Romance (avec Ford Madox Ford), 1903. John Meade Falkner : 1858-1932 ; Moonfleet, 1898.

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Principaux auteurs du genre

Arthur Conan Doyle : 1859-1930 ; Micah Clarke, 1888, The White Company, 1891, The Refugees, 1893, Sir Nigel, 1906, The Lost World, 1912. Anthony Hope : 1863-1933 ; The Prisoner of Zenda, 1894, Phroso, 1897, Rupert of Hentzau, 1898. Arthur Quiller-Couch : 1863-1944 ; Dead Man's Rock, 1887, The Splendid Spur, 1889, The Blue Pavilions, 1891, Fort Amity, 1904. Max Pemberton : 1863-1950 ; The Iron Pirate, 1893, The Garden of Swords, 1898, The Sea Wolves, 1906. Henry de Vere Stacpoole : 1863-1951 ; The Blue Lagoon, 1908, The Reef of Stars, 1916, The Beach of Dreams, 1919, Pacific Gold, 1931. Rudyard Kipling : 1865-1936 : Plain Tales From the Hills, 1888, The Phantom Rickshaw and other Tales, 1888, Captains Courageous, 1897, Kim, 1901. Emmuska Orczy : 1865-1947 ; The Emperor's Candlesticks, 1899, The Scarlet Pimpernel, 1905, I will Repay, 1906, Beau Brocade, 1907. Alfred Edward Woodley Mason : 1865-1948 ; The Four Feathers, 1902, The Truants, 1904, The Broken Road, 1907, The Watchers, 1924, The Drum, 1937. C. J. Cutcliffe Hyne : 1866-1944 ; Beneath your very Boots, 1889, Honour of Thieves, 1895, Adventures of Captain Kettle, 1898, The Lost Continent, 1900, The Filibusters, 1900. John Buchan : 1875-1940 ; John Burnet of Barns, 1898, Prester John, 1910, Salute to Adventurers, 1915, The Thirty-Nine Steps, 1915, The Power House, 1916, Greenmantle, 1916. Edgar Wallace : 1875-1932 ; Angel Esquire, 1908, Captain Tatham of Tatham Island, 1909, Sanders of the River, 1911, The Keepers of the King's Peace, 1917, The Green Rust, 1919. Percival C. Wren : 1875-1941 ; Father Gregory, 1913, Beau Geste, 1924, Beau Sabreur, 1926, Soldiers of Misfortune, 1929, Spanish Maine, 1935. Rafael Sabatini : 1875-1950 ; The Lovers of Yvonne, 1902, The Sea Hawk, 1915, Scaramouche, 1921, Captain Blood, 1922, The Black Swan, 1932. Hesketh Hesketh-Prichard : 1876-1922 ; The Chronicles of Don Q., 1904, The New Chronicles of Don Q., 1906. Jeffery Farnol : 1878-1952 ; My Lady Caprice, 1907, The Broad Highway, 1910 ,The Geste of Duke Jocelyn, 1919, Black Bartlemy's Treasure, 1920, High Adventure, 1926. John Masefield : 1878-1967 ; Captain Margaret, 1908, Jim Davis, 1911, The Bird of Dawning, 1933, Victorious Troy, 1935.

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Le roman d’aventures

Talbot Mundy : 1879-1940 ; Rung Ho ! 1914, King, of the Khyber Rifles, 1916, Tros of Samothrace, 1925, Jimgrim, 1931, Full Moon, 1935. Sax Rohmer : 1883-1959 ; The Mystery of Dr. Fu-Manchu, 1913, The Yellow Claw, 1915, The Sins of Sumuru, 1950. Arthur Russell Thorndike : 1885-1972 ; Doctor Syn, A Tale of the Romney Marsh, 1915, Doctor Syn on the High Seas, 1935, Shadow of Doctor Syn, 1944. William Earl Johns : 1893-1968 ; Mossyface, 1922, The Camels are Coming, 1932, Sky High, 1936, Worrals of the W.A.A.F., 1941, King of the Commandos, 1942. Cecil Scott Forester : 1899-1966 ; A Pawn Among the Kings, 1924, The Gun, 1933, The African Queen, 1935, The Happy Return, 1937, Hornblower and the Crisis, 1967. Richard Hughes : 1900-1976 ; A High Wind in Jamaica, 1929, In Hazard, 1938. EtatsEtats-Unis/Canada James Fenimore Cooper : 1789-1851 ; The Spy, 1821, The Pioneers, 1823, The Last of the Mohicans, 1826, The Prairie, 1827, The Red Rover, 1828, The Pathfinder, 1840, The Crater, 1847. Edgar Allan Poe : 1809-1849 ; « MS. Found in a Bottle », 1833, The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, 1838. Herman Melville : 1819-1891 ; Typee, 1846, Omoo, 1847, Mardi, 1849, Moby Dick, 1851, Israël Potter, 1856. William Taylor Adams (Oliver Optic) : 1822-1897 ; Hatchie, the Guardian Slave, 1853, The Young Lieutenant, 1865, All Adrift, 1892. Mark Twain : 1835-1910 ; The Adventures of Tom Sawyer, 1876, Adventures of Huckleberry Finn, 1885. Edward Sylvester Ellis : 1840-1916 ; Seth Jones, or, The Captives of the Frontier, 1860, The Cabin in the Clearing, 1894, Captured by Indian, a Tale of the American Frontier, 1899, Red Plume, 1900. Prentiss Ingraham : 1843-1904 ; The Masked Spy, 1872, Buck Taylor, King of the Cowboys, 1887, Trailing with Buffalo Bill, 1899. Joseph Altsheler : 1862-1919 ; The Hidden Mine, 1896, The Young Trailers, 1907, The Texan Star, 1912, Apache Gold, 1913. Edward Stratemeyer (et le Stratemeyer Syndicate) : 1862-1930 ; Richard Dare’s Venture, 1894, The Famous Rover Boys, 1899-1926, Tom Swift, 1910 sqq.

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Principaux auteurs du genre

H. Irving Hancock : 1866-1922 ; Captain of the Minute Men; or, The Concord Boys of 1775, The Motor Boat Club Of The Kennebec, 1909. George Barr McCutcheon : 1866-1928 ; Graustark, 1901, Beverly of Graustark, 1904. Gilbert Patten : 1866-1945 ; The Diamond Sport, 1886, Frank Merriwell, 1896, sqq., The Deadwood Trail, 1904. Robert Neilson Stephens : 1867-1906 ; An Enemy of the King, 1897, Captain Ravenshaw, 1901, Philip Winwood, 1903, The Bright Face of Danger, 1904. Zane Grey : 1872-1939 ; Betty Zane, 1903, Spirit of the Border, 1906, Riders of the Purple Sage, 1912, West of the Pecos, 1937. Stewart Edward White : 1873-1946 : The Westerners, 1901, The Silent Places, 1904, The Rules of the Game, 1910, The Land of Footprints, 1912, Lions in the Path, 1926. Edgar Rice Burroughs : 1875-1950 ; Tarzan of the Apes, 1912, A Princess of Mars, 1912, At the Earth's Core, 1914, The Cave Girl, 1925. Jack London : 1876-1916 ; A Daughter of the Snows, 1902, The Call of the Wild, 1903, The Sea Wolf, 1904, White Fang, 1906, Adventure, 1911, The Mutiny of the Elsinore, 1914. Percy Keese Fitzhugh : 1876-1950 ; The Story of Ethan Allen, The Green Mountain Boy, 1906, The Galleon Treasure, 1908, Tom Slade, Boy Scout, 1915, Westy Martin, 1924. Rex Beach : 1877-1949 ; The Spoilers, 1906, The Iron Trail, 1913, Jungle Gold, 1935. James Oliver Curwood : 1878-1927 ; The Courage of Captain Plum, 1908, The Wolf Hunters, 1908, Kazan, 1914, The Grizzly King, 1916, The Golden Snare, 1921. Achmed Abdullah : 1881-1945 ; The Swinging Caravan, 1911, Wings, Tales of the Psychic, 1920, The Thief of Bagdad, 1924. Clarence E. Mulford : 1883-1956 ; Bar 20, 1906, Hopalong Cassidy Returns, 1924. Johnston McCulley : 1883-1958, The Curse of Capistrano, 1919, The Crimson Clown, 1927, The Sign of Zorro, 1941. Charles Nordhoff : 1887-1947 ; The Pearl Lagoon, 1924, The Derelict, 1928, The Mutiny on the Bounty (avec James Norman Hall), 1932. Henry Bedford-Jones : 1887-1949 ; The Cross and Hammer, 1912, The Seal of John Solomon, 1915, The King’s Passport, 1928. Hervey Allen : 1889-1949 ; Anthony Adverse, 1933, The Forest and the Fort, 1943. Max Brand : 1892-1944 ; Untamed, 1919, Harrigan, 1926, Destry Rides Again, 1930, The Man From Mustang, 1942. 447

Le roman d’aventures

Harold Lamb : 1892-1962 ; Marching Sands, 1920, The Grand Cham, 1922, Durandal, 1931. Robert E. Howard : 1906-1936 ; « Spear and Fang », 1925, « Red Shadows », 1928, « The Phoenix on the Sword », 1932, « Swords of Shahrazar », 1934. Autres pays Johann David Wyss (Suisse) : 1743-1818 ; Le Robinson suisse, 1812. Charles Sealsfield (Allemagne) : 1793-1864 ; Tokeah, or the White Rose, 1829, Nathan, der Squatter-Regulator, 1837. Armand (Frederic Armand Strubberg, Allemagne) : 1806-1889 ;

Amerikanische Jagd- und Reiseabenteuer aus meinem Leben in den westlichen Indianergebieten, 1858, Semona oder schwarzes Blut, 1862. Friedrich Gerstäcker (Allemagne) : 1816-1872 ; Die Regulatoren von Arkansas, 1846, Die Flusspiraten des Mississippi, 1848. Manuel Fernández y González (Espagne) : 1821-1888 ; Men Rodríguez de Sanabria, 1851, El Condestable don Álvaro de Luna, 1851, El Rey de Sierra Morena, 1871-1874. Ramón Ortega y Frías (Espagne) : 1825-1883 ; La Capa del diablo, 1858, El Diablo en Palacio, 1882. Balduin Möllhausen (Allemagne) : 1825-1905 ; Der Halbindianer, 1861, Der Flüchtling, 1861, Der Piraten leutnant, 1870, Der Spion, 1893. Karl May (Allemagne) : 1842-1912 ; Winnetou, 1878, puis 1893 sqq., Durch die Wüste, 1881, Durchs wilde Kurdistan, 1881-1882, Die Sklavenkarawane, 1889-1890, Old Surehand, 1894 sqq. Friedrich Pajeken (Allemagne) : 1855-1920 ; Das Geheimnis des Karaiben, 1891, Jim der Trapper, 1892, Der Schatz am Orinoko, 1902. Luigi Natoli (Italie) : 1857-1941 ; I Beati Paoli, 1909-1910, La Principessa ladra, 1913, Braccio di ferro, Avventure di un carbonaro, 1930, Il Capitan Terrore, 1938 José de Elola y Gutiérrez (Espagne) : 1859-1933 ; Viajes Planetarios En El Siglo XXII, 1921 ( ?), sqq. Emilio Salgari (Italie) : 1862-1911 ; I Misteri della jungla nera, 1895, I Pirati della Malesia, 1896, Il Corsaro nero, 1898, Le Tigri di Mompracem, 1900, La Regina dei Caraibi, 1901,Capitan Tempesta, 1905. Robert Kraft (Allemagne) : 1869-1916 ; Die Vestalinnen, 1895, Atalanta, Die Geheimnisse des Sklavensees, 1911, Die Abgottschlange, 1916, Untersee-Teufel, 1919. 448

Principaux auteurs du genre

Pío Baroja (Espagne) : 1872-1956 ; Zalacaín el aventurero, 1909, Memorias de un Hombre de Acción, 1913 sqq. Aristide Marino Gianella (Italie) : 1878-1961 ; L’incrociatore senza nome, 1908, Gli Apaches o i selvaggi di Parigi, 1910, Lo Zaffiro di Ceylon, 1927. Antonio Quattrini (Italie) : 1880- 1937 ; A Bordo, 1899, La Tigre del Bengala, 1903, La Figlia del Corsaro, 1903, Il Vascelo fantasma, 1904, Il Terrore dei Mari, 1917. Emilio Fancelli (Italie) : 1880-1937 ; I Vagabondi delle frontiere, 1925, Il figlio di Yanez, 1928, El Rajo, il cavaliere misterioso del Massico, 1931. Luigi Motta (Italie) : 1881-1955 ; I flagellatori dell'Oceano, 1900, Il Dominatore della Malesia, 1909, La Principessa delle Rose, 1911, Addio Mompracem, 1929. Jesús de Aragón (Espagne) : 1893-1973 ; Cuarenta mil kilómetros a bordo del aeroplano “Fantasma”, 1924, Viaje al fondo del océano, 1924, La Ciudad sepultada, 1929, El continente aéreo, 1930. Jose Mallorqui (Espagne) : 1913-1972 ; El Coyote, 1944 sqq. Bernard Traven (Allemagne ?) : 1890-1969 ? ; The Death Ship, 1926, Treasure of the Sierra Madre, 1927. Yambo (Enrico Novelli, Italie) : 1876-1943 ; Due anni in velocipede, 1899, Capitan Fanfara, 1904, Il Manoscritto trovato in una bottiglia, 1927 Lester Dent (Etats-Unis) : 1904-1959 ; « Pirate Cay », 1929, The Man of Bronze, 1933, The Land of Terror, 1933. Norbert Jacques (Luxembourg) : 1880-1954 ; Piraths Insel, 1917, Dr. Mabuse, der Spieler, 1920, Fünf in der Südsee, 1930. Veniamine Kaverine (Russie) : 1902-1989 ; Bocka (Le Tonneau), 1923, Dva kapitana (Les Deux capitaines), 1940-1945. Vladimir Obroutchev (Russie) : 1863-1956 ; Ploutonia (La Plutonie), 1924, Zemlia Sannikova (La Terre de Sannikov), 1926.

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Index Abdullah, Achmed 95, 447 Achard, Amédée 50, 117, 441 Aimard, Gustave 46, 61, 67, 72, 83, 86, 92, 98, 101, 109, 113, 119, 125, 131, 132, 230, 235, 240, 242, 245, 246, 249, 252, 256, 262, 267, 290, 291, 292, 296, 297, 303, 306, 316, 325, 326, 327, 337, 340, 368, 369, 370, 374, 380, 386, 438, 441 Ainsworth, William Harrison 9, 120, 255, 444 Ambert, Claude 44, 99, 300 Améro, Constant 197, 442 Aragon, Jesus de 95 Armand, 10, 435, 448 Armandy, André 99, 109, 142, 262, 300, 443 Assollant, Alfred 17, 441 Avallone, Michael 210, 211 Ballantyne, Robert Michael 53, 143, 193, 336, 444 Baroja, Pio 58, 113, 123, 202, 230, 449 Beauvoir, Roger de 118, 441 Bedford-Jones, Henry 139, 447 Benoit, Pierre 41, 44, 155, 280, 342, 443 Bernard, Gabriel 141 Bernède, Arthur 141 Blyton, Enid 111 Bonneau, Albert 96, 109, 115, 120, 215, 443 Boussenard, Louis 37, 40, 45, 46, 49, 52, 53, 54, 57, 58, 60, 64,

70, 76, 95, 98, 99, 105, 106, 113, 163, 164, 197, 211, 213, 215, 231, 241, 278, 288, 294, 332, 333, 337, 358, 361, 363, 378, 396, 398, 414, 427, 442 Brin, David 170 Brown, Alphonse 101, 197, 442 Buchan, John 10, 39, 40, 44, 61, 75, 81, 95, 99, 108, 111, 119, 125, 126, 130, 134, 135, 138, 141, 153, 186, 192, 193, 203, 219, 231, 232, 233, 234, 235, 241, 242, 244, 262, 263, 267, 269, 270, 281, 283, 285, 291, 292, 293, 297, 299, 303, 307, 308, 315, 327, 334, 344, 357, 361, 367, 370, 373, 403, 412, 437, 445 Burroughs, Edward Rice 38, 40, 41, 44, 63, 77, 81, 84, 91, 95, 119, 124, 133, 134, 139, 147, 149, 153, 154, 157, 158, 159, 160, 165, 166, 167, 168, 169, 171, 190, 212, 231, 235, 267, 273, 280, 281, 292, 296, 300, 303, 306, 316, 326, 333, 337, 342, 354, 362, 369, 376, 438, 447 Cami, 214 Cartland, Barbara 127 Cendrars, Blaise 215, 443 Chantenay, Pierre de (voir Bernard, Gabriel) 141 Conrad, Joseph 10, 14, 17, 41, 63, 93, 101, 142, 155, 193, 194,

Le roman d’aventures

Fernandez y Gonzalez, Manuel 10 Ferry, Gabriel 90, 94, 98, 102, 113, 119, 254, 342, 432, 441 Féval, (père), Paul 17, 31, 40, 113, 115, 116, 117, 126, 131, 132, 133, 215, 232, 240, 244, 252, 255, 318, 430, 441, 443 Féval, (fils), Paul Fleming, Ian 37, 110, 143 Ford, Ford Madox 193, 194, 195, 216, 218, 219, 233, 269, 294, 297, 331, 369, 370, 444 Forester, Cecil Scott 9, 92, 121, 127, 446 Gaboriau, Emile 135, 136 Gaillard, Robert 128 Galopin, Arnould 47, 49, 64, 70, 99, 361, 378, 443 Gerstäcker, Friedrich 10, 102, 448 Giffard, Pierre 325 Golon, Anne et Serge 128 Gorsse, Henri de 163 Grant, Maxwell 52, 55, 64, 69, 92, 99, 100, 105, 139, 203, 227, 231, 245, 251, 270, 374, 379, 400, 442 Greene, Graham 142 Groc, Léo 164 Haggard, Henry Rider 10, 38, 40, 41, 44, 53, 61, 63, 67, 71, 72, 81, 82, 83, 84, 91, 93, 95, 97, 100, 106, 113, 123, 124, 126, 133, 134, 149, 153, 155, 157, 160, 169, 171, 197, 202, 203, 212, 214, 222, 223, 225, 231, 237, 244, 267, 270, 273, 280, 281, 285, 288, 294, 296, 300, 305, 316, 326, 328, 333, 335, 337, 342, 343, 344, 353, 363, 365, 367, 376, 410, 414, 427, 432, 444 Hemingway, Ernest 210, 216, 381 Henty, George A. 53, 99, 286, 444 Heyer, Georgette 127

195, 201, 209, 214, 216, 217, 218, 219, 220, 233, 241, 269, 294, 297, 315, 319, 320, 321, 323, 327, 331, 336, 337, 369, 370, 371, 381, 412, 425, 439, 444 Cooper, James Fenimore 9, 16, 55, 81, 92, 98, 102, 113, 119, 131, 193, 326, 327, 340, 434, 446 Corbière, Edouard 92 Crichton, Michael 154 Cummings, Ray 169 Curwood, James Oliver 143, 146, 236, 293, 294, 333, 343, 447 Dancray, Paul (Paul Salmon) 108 Danrit, capitaine (E.C. Driant) 53, 96, 162, 163, 188, 300, 325, 442 Debans, Camille 215, 358, 442 Defoe, Daniel 9, 29, 42, 119, 264, 439 Demousson, Pierre 44, 99, 108 Dent, Lester 139, 294, 449 Dex, Leo 163 Doyle, Sir Arthur Conan 10, 41, 52, 80, 98, 105, 107, 113, 117, 123, 124, 125, 126, 137, 154, 157, 169, 203, 227, 278, 286, 294, 296, 304, 305, 324, 326, 327, 342, 363, 445 Dumas, Alexandre 9, 10, 68, 115, 116, 117, 120, 122, 126, 177, 247, 251, 252, 280, 303, 344, 373, 432, 436, 441 Ellis, Edward Sylvester 102, 103, 446 Elola, José de 95, 113, 448 Ernst, Paul 139, 390 Esme, Jean d' 109, 329, 443 Falkner, John Meade 10, 113, 133, 153, 202, 203, 218, 223, 244, 269, 331, 373, 444 Fancelli, Emilio 119, 449 Farmer, Philip José 218 Farnol, Jeffery 127, 231, 359, 445 452

Index

Le Rouge, Gustavec 37, 82, 130, 133, 134, 135, 149, 163, 198, 247, 344, 370, 443 Leblanc, Maurice 138 Lermina, Jules 106, 256 Leroux, Gaston 112, 130, 135, 137, 138, 155, 247, 316, 443 London, Jack 10, 23, 64, 95, 123, 131, 143, 145, 204, 211, 214, 222, 253, 258, 259, 260, 267, 271, 282, 301, 305, 333, 337, 343, 354, 358, 359, 363, 364, 365, 379, 381, 410, 412, 428, 430, 444, 447 Loti, Pierre 34, 88 Lovecraft, H. P. 158 Lütgen, Kurt 143 Mac Orlan, Pierre 181, 195, 218, 220, 221, 222, 296, 331, 337, 339, 381, 443 MacDonald Fraser, George 127 Maël, Pierre 53, 267, 336, 398, 442 Mallorqui, José 10, 95, 113, 449 Malraux, André 11, 41, 63, 201, 209, 214, 215, 331, 354, 381, 443 Marryat, Frederick 9, 10, 45, 92, 267, 286, 444 Mason, Alfred Edward Woodley 44, 53, 100, 101, 111, 128, 135, 137, 138, 215, 218, 245, 258, 262, 263, 270, 278, 285, 297, 315, 322, 354, 358, 371, 403, 445 Mastriani, Francesco 131 Matheson, Richard 166 May, Karl 10, 95, 98, 107, 113, 119, 232, 256, 362, 431, 432, 448 Mayne, Reid 31, 49, 67, 72, 90, 91, 98, 214, 235, 288, 294, 296, 327, 374, 444 McCulley, Johnston 72, 119, 213, 269, 334, 447 Melville, Herman 9, 295, 446

Hope, Anthony 38, 44, 60, 63, 91, 112, 128, 153, 160, 203, 219, 227, 233, 262, 267, 269, 278, 281, 283, 303, 304, 364, 365, 373, 445 Howard, Robert E. 158, 171, 212, 414, 448 Hyne, C. J. Cutcliffe 17, 54, 71, 72, 86, 109, 171, 215, 217, 300, 332, 445 Idiers, Marcel 96 Ingraham, Prentiss 103, 446 D'Ivoi, Paul 10, 37, 45, 46, 59, 67, 70, 95, 96, 99, 107, 150, 162-164, 198, 215, 231, 244, 332, 337, 398, 442 Jacolliot, Louis 95, 109, 211, 253, 263, 370, 442 Kent, Alexander 92, 127 Kessel, Joseph 9, 11, 41, 209, 214, 215, 354, 381, 443 Kingsley, Charles 9, 262, 286 Kingston, William H. G. 46, 53, 92, 193, 262, 288, 444 Kipling, Rudyard 10, 63, 84, 142, 147, 156, 160, 214, 219, 237, 244, 279, 285, 301, 306, 315, 317, 325, 331, 359, 377, 427, 445 La Hire, Jean de 47, 49, 60, 67, 70, 96, 99, 104, 162, 164, 213, 267, 285, 364, 378, 400, 433, 443 La Landelle, Guillaume 92, 441 Landay, Maurice 126 Lang, Andrew 10, 17, 192, 218, 286, 435 Laumann, E. M. 250 Laurie, André 155, 157, 240, 374, 442 Lawrence, Thomas Edward 210, 381 Le Carré, John 110, 142, 177 Le Queux, William 135, 138, 141

453

Le roman d’aventures

Royet, colonel Maximin Léonce 49, 67, 104, 164, 364, 378 Sabatini, Rafael 44, 71, 72, 81, 92, 113, 119, 121, 122, 126, 134, 219, 227, 231, 234, 245, 248, 250, 252, 288, 293, 303, 319, 341, 344, 359, 445 Salgari, Emilio 10, 37, 40, 44, 49, 55, 57, 60, 70, 71, 81, 84, 91, 92, 95, 113, 115, 119, 120, 134, 149, 163, 164, 203, 211, 245, 250, 252, 263, 273, 281, 283, 292, 294, 303, 324, 326, 327, 333, 337, 344, 364, 376, 398, 410, 414, 432, 435, 438, 448 Scott, Walter 10, 115, 119, 120, 125, 131, 170, 185, 192, 193, 206, 428, 444, 446 Segonzac, Paul 248 Seton, Ernest Thompson 143 Sewell, Anna 143 Simmons, Dan 170 Sirius, (capitaine) (voir Jesus de Aragon) 79, 95, 143, 155 Smith, Edward Elmer 71, 106, 127, 139, 169, 284, 326 Spitzmuller, Georges 84, 443 Stevenson, Robert Louis 9, 10, 14, 17, 23, 36, 38, 54, 55, 58, 60, 64, 65, 66, 75, 81, 93, 110, 112, 113, 115, 119, 126, 138, 149, 181, 186, 189, 192, 193, 203, 204, 205, 207, 208, 218, 219, 220, 221, 222, 234, 235, 238, 242, 244, 245, 262, 269, 270, 279, 281, 283, 293, 300, 301, 303, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 331, 337, 358, 367, 369, 370, 377, 381, 382, 383, 394, 412, 429, 434, 437, 444 Sue, Eugène 92, 131, 134, 212, 255, 258, 336, 432, 441 Taibo II, Paco Ignacio 218 Tharaud, Jean et Jérôme 34, 88

Mérinos, (voir Mouton, Eugène) 214 Merritt, Abraham 158, 431 Möllhausen, Balduin 10, 448 Monfreid, Henry de 9, 209, 215, 381, 444 Moselli, José 332, 350, 361, 443 Motta, Luigi 10, 26, 95, 119, 162, 163, 376, 449 Mundy, Talbot 44, 61, 98, 99, 109, 124, 142, 171, 202, 223, 231, 247, 300, 306, 333, 335, 354, 408, 446 Nizerolles, R. M. 47, 74 Noir, Louis 16, 31, 37, 46, 52, 95, 98, 113, 147, 230, 252, 256, 277, 283, 284, 292, 308, 333, 354, 362, 363, 371, 396, 420, 442, 444 O'Brian, Patrick 127 Obroutchev, Vladimir 123, 154, 376, 449 Oppenheim, Edward Phillips 110, 134, 135, 138, 142 Orczy, Emmuska 53, 126, 134, 213, 214, 269, 288, 291, 306, 319, 334, 380, 445 Ortega y Frias, Ramon 10, 113 Perez Reverte, Arturo 218 Poe, Edgar Allan 10, 137, 160, 258, 327, 431, 446 Ponson du Terrail, Pierre Alexis 131, 134, 247, 442 Quattrini, Antonio 119, 449 Retcliffe, Sir John 53, 432 Reynolds, George W. M. 131, 135, 444 Robida, Albert 17, 214 Rohmer, Sax 111, 130, 135, 138, 141, 446 Rosny, J. H. 80, 123, 124, 147, 154, 158, 165, 171, 296, 343, 429, 442 Rosny, l'ainé 124, 429, 442 Rosny le jeune, 155, 442

454

Index

Wallace, Edgar 111, 130, 134, 138, 445 Wells, Herbert George 165, 296 Weyman, Stanley 44, 60, 71, 117, 126, 192, 204, 213, 218, 293, 301, 302, 319, 336, 344, 380, 444 White, Steward Edward 102, 103, 430, 445, 447, 448 Williamson, Jack 169 Wister, Owenn 103 Wren, Percival C. 102, 109, 212, 308, 329, 445 Yambo, 17, 197, 214, 449 Zévaco, Michel 50, 52, 53, 61, 80, 115, 116, 117, 120, 126, 133, 204, 214, 232, 248, 255, 256, 291, 442

Tolkien, J.R.R. 171, 426 Traven, Bernard 41, 53, 209, 216, 354, 376, 381, 449 T'Serstevens, Albert Verne, Jules 9, 10, 17, 37, 45, 49, 52, 55, 64, 67, 69, 76, 81, 89, 91, 92, 96, 100, 105, 106, 107, 149, 160, 161, 162, 163, 165, 188, 190, 197, 203, 211, 212, 213, 222, 227, 231, 240, 241, 245, 251, 252, 258, 262, 267, 270, 278, 300, 324, 325, 336, 337, 338, 342, 353, 358, 363, 364, 365, 368, 375, 376, 378, 379, 386, 400, 410, 428, 429, 432, 435, 442, 443 Vernes, Henri 215, 242

455

Table des matières

Introduction 7

L’action dans le roman d’aventures 25

« Typologie » du roman d’aventures 75

Entre romance et réalisme, sérialité stéréotypie et originalité

183

Entre civilisation problématique

223

et

sauvagerie ;

une

initiation

Civilisation ou sauvagerie, les ambiguités du texte 275

La « mauvaise foi » du roman d’aventures 349

Conclusion 407

Bibliographie 425

Principaux auteurs du genre 441

Index 451

Table des matières 457