Le postmodernisme, ou, La logique culturelle du capitalisme tardif
 9782840563631, 2840563630

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Fredric Jameson Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif

Préface Il faut parfois des années pour qu'un projet - surtout s'il vous tient à cœur! - voie enfin le jour et atteigne la cible pour laquelle il avait été pensé. C'est le cas de la collection intitulée « d'art en questions », dirigée par mes soins, et créée tout particulièrement pour mettre à la disposition du public des textes décisifs dans le domaine de l'histoire de l'art contemporain, mais jusqu'alors inaccessibles en français. Cette collection est déjà riche d'une quinzaine de titres dans le catalogue fourni des éditions de l'École des Beaux-arts. Mais, mis à part les ouvrages de Sally Price et Albert Dresdner, édités (ou réédités) récemment, elle n'avait curieusement pas encore vraiment répondu à son objectif initial. Le volume que nous publions aujourd'hui est, à mes yeux, véritablement le premier. On ne s'étonnera pas qu'il contribue, de fait, à'mettre une fois encore en valeur la vitalité des études critiques dans les pays anglo-saxons, en l'occurrence un ouvrage majeur du célèbre théoricien américain, Fredric Jameson (né en 1934), professeur à Duke University. Il y a longtemps que le texte capital de Fredric Jameson sur le postmodernisme, paru en 1991, avait attiré l'attention. C'est à ce titre qu'il figurait en tête de la liste que j'avais élaborée pour cette collection, en arrivant dans ces lieux, il y a sept ans. Mais à texte essentiel, destin sans doute non moins singulier : le temps d'obtenir de l'auteur et de ses éditeurs les agréments nécessaires, le temps de trouver, pour un texte qui pose des problèmes sémantiques nombreux et particuliers, le traducteur idéal remercions ici Florence Nevoltry des années qu'elle a consacrées à cette édition - , c'est finalement au terme d'un long travail préparatoire que ce projet éditorial exceptionnel a pu aboutir. Ce n'est sans doute pas le lieu de rappeler les enjeux historiques et philosophiques de ce qu'on appelle le postmodernisme, enjeux qui ont irrigué depuis le début des années 1980 toutes les sciences humaines, provoqué dans le monde de l'art et de la culture les bouleversements que l'on sait, et dont Jameson s'est fait l'historien et le théoricien le plus

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percutant. Comme l'indique le titre du livre, il s'agit de décrire et d'analyser l'ensemble des phénomènes qui succèdent au modernisme. Il en résulte chez lui une mise en exergue de la périodisation, à savoir, dans ce cas précis, que le postmodernisme correspond à une étape du capitalisme tardif, qu'il est même la conséquence logique sur le plan culturel. En d'autres termes, le souci de situer, voir de corréler un nouveau paradigme culturel par rapport à une époque historique précise, obéit à un impératif proprement jamesonien : always historicise (« il faut toujours historiciser»). Ce n'est donc pas un hasard si les « Beaux-Arts de Paris » ont choisi de traduire tout particulièrement Jameson : en effet, au delà des enjeux économiques et de tout ce qu'englobe sa vision du postmodernisme, il se penche tout particulièrement sur l'art, l'architecture et le cinéma, domaines qui intéressent spécifiquement nos étudiants. Le postmodernisme est en rupture avec le « haut » modernisme de Mallarmé, Joyce, Wallace Stevens, Mies van der Rohe, Le Corbusier. Il est caractérisé par un nivellement du «haut» et du «bas»: désormais, il n'y a que des surfaces, des simulacres. Cet effritement des frontières se remarque aussi dans les sciences sociales: jadis, il y avait des discours distincts liés à des disciplines autonomes :1a philosophie, la sociologie, l'anthropologie, la psychanalyse... Dans le postmodernisme, ces distinctions n'ont plus cours, elles sont remplacées par ce qu'on appelle la «théorie». La période charnière pour tous ces développements c'est bien sur, les années i960 : Pop art pour les arts visuels, structuralisme pour les sciences sociales. Jameson a donc une vision du postmodernisme qui englobe toutes ces disciplines. Ce qui est hors du commun dans ses études, c'est justement sa capacité d'avoir un regard à la fois de l'ordre du microscopique -toujours au service d'une analyse précise des données culturelles ou autres -, mais confronté à un horizon élargi. Lafragmentationemblématique des phénomènes qu'il étudie est toujours située dans une totalité. L'expression que Jameson utilise pour décrire cette totalité est celui d'une cartographie cognitive. Deux symptômes en particulier de cette rupture avec le modernisme identifiée par Jameson méritent d'êtreremarqués,car ils caractérisent les

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tropes du postmodernisme dans le domaine culturel: d'un côté, le pastiche, c'est-à-dire une sorte de parodie, mais sans sarcasme, une parodie « blanche» en quelque sorte, mimique sans objet, parole dans une langue morte, masque qui ne cacherien(dans les arts visuels et surtout dans l'architecture), de l'autre, la schizophrénie, entendue dans le sens d'une rupture de la temporalité: l'expérience schizophrénique est indifférenciée par rapport au temps, le temps est vécu dans une sorte de présent perpétuel, expérience qui caractérise également des auteurs et des artistes aussi divers que Beckett, Cage, John Ashberry, Robert Wilson, Warhol, Michael Snow... C'est à travers des exemples concrets que Jameson souligne les profondes mutations quant aux notions d'espace et de temps à l'œuvre dans le postmodernisme. Mentionnons, en passant, son analyse virtuose de l'architecture du West in Bonaventure Hôtel, dans Downtown Los Angeles, bâtiment qui incarne une conception postmoderniste par excellence de l'architecture, sa comparaison audacieuse entre les souliers peints par Van Gogh et ceux de Warhol, ou encore les « non-lieux» proposés par les installations de Rober Gober. Je ne peux d'ailleurs ici (nous sommes miraculeusement servis par les circonstances) que renvoyer au long article de Thierry Labica qui vient de paraître dans le tout premier numéro de « La Revue internationale des livres et des idées» (dont il faut aussi saluer l'heureuse naissance). Celui-ci présente l'œuvre de Jameson avec une rigueur d'analyse qui n'a d'égale que la clarté de l'exposé. Si tant est qu'il s'agit d'une pensée complexe, dense, difficile à transposer dans notre langue, clairvoyante, qui donne le sentiment de créer une architecture là où nous n'apercevions que le bouillonnement diffus des idées. Le style de Jameson, en effet, procède par une tension dialectique au niveau de la phrase même, et, dans ce sens, il est le digne successeur d'Adorno. Ce livre, tout comme ceux qui l'ont précédé, et ceux qu'il a écrits ensuite, démontre supérieurement l'acuité et la pénétration de ses analyses, son immense culture littéraire et philosophique, son aisance théorique sans égal. Il témoigne aussi de la vision résolument cosmopolite d'un grand penseur dans la tradition de Hegel et de Marx.

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Il faut croire que l'édifice jamesonien, aperçu relativement tard en France, est d'une ampleur singulière. Car voici que -nous accompagnant dans cette publication - paraît au même moment dans une traduction de Nicolas Vieillecazes, un autre ouvrage essentiel du philosophe, La Totalité comme complot, accompagné d'une importante introduction du même. En cette rentrée 2007, il s'agit donc bien, comme le souligne Thierry Labica, d'un événement éditorial majeur. Il sera maintenant passionnant d'observer comment ces textes, à la force séminale, dans la lignée de ceux de Gilles Deleuze, à côté de ceux de Slavoj Zizek, vont nourrir la réflexion de ceux qui en attendaient la diflusion en (Tançais, les relier à un ensemble de travaux qui trouveront là, même a posteriori, un magnifique point d'ancrage, et nous réjouir tout simplement de les voir enfin à l'oeuvre (on devrait dire dans le cas de Jameson au travail) dans notre culture et dans notre langue. Henry-Claude Cousseau Directeur des Beaux-arts de Paris

Remerciements

La première édition de cet ouvrage n'aurait pu voir le jour sans l'aide précieuse de Fredric Jameson, qui nous a fait l'honneur de choisir l'École des Beaux-arts de Paris pour publier cet ouvrage majeur dans sa version française. Nous remercions également pour leur précieux concours : Deepak Ananth, Florence Nevoltry, Nicolas Vieillecazes, Jany Lauga, le studio de graphisme DeepSpace, et toute l'équipe des éditions des Beaux-arts de Paris. Nous remercions pour cette seconde édition en version poche Carole Peclers pour sa création graphique.

Table des matières

Culture

Idéologie Vidéo Architecture Phrases Espace Théorie

Économie Film Conclusion

Introduction La logique culturelle du capitalisme tardif I II III IV V VI Théories du postmodeme Le surréalisme sans l'inconscient Équivalents spatiaux dans le Système-Monde Lecture et division du travail L'Utopisme après la fin de l'utopie Immanence et nomlnalisme dans le discours théorique postmodeme 1 Immanence et New Historicism 2 La Déconstruction comme Nominalisme Le postmodernisme et le marché Nostalgie du présent Élaborations secondaires 1 Prolégomènes à de futures confrontations entre le moderne et le postmoderne 2 Notes sur une théorie du moderne 3 La réification culturelle et le « soulagement » du postmodeme 4 Groupes et représentation 5 L'angoisse de l'utopie 6 L'idéologie de la différence 7 Démographies du postmodeme 8 Historiographies spatiales 9 Décadence, fondamentalisme et haute technologie 10 La production du discours théorique 11 Comment cartographier une totalité Notes Index des noms cités Table des illustrations

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à Mitchell Lawrence

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Le plus sûr est d'appréhender le concept du postmoderne comme une tentative de penser le présent historiquement à une époque qui, avant tout, a oublié comment penser historiquement. Dans ce cas, soit le postmoderne «exprime» un élan historique profond et irrépressible (sous quelque forme biaisée que ce soit), soit il le «réprime» et le dévie efficacement, selon le côté de l'ambiguïté qui a votre faveur. Le postmodernisme, la conscience postmoderne, pourrait bien alors n'être rien d'autre qu'une théorisation de sa propre condition de possibilité, ce qui se résume, au fond, à une simple énumération de changements et de modifications. Le modernisme, lui aussi, réfléchissait compulsivement sur le Nouveau et cherchait à en observer l'apparition (inventant dans ce but des moyens d'enregistrement et de notation analogues à la chronophotographie historique), mais le postmoderne aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu'aux nouveaux mondes, à l'instant révélateur après lequel il n'est plus le même ; au «moment où tout a changé», comme le dit Gibson ', ou, mieux encore, aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation des choses et dans leur manière de changer. Les modernes s'intéressaient à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leur tendance générale : ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique ou essentielle. Le postmodernisme est plus formel en ce sens, et plus «distrait» comme aurait pu le dire Benjamin ; il ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus. Dans le modernisme, comme je vais tenter de le montrer plus loin, subsistent encore quelques zones résiduelles de « nature » ou d'« être », du vieux, du plus ancien, de l'archaïque ; la culture parvient encore à exercer un effet sur cette nature et œuvre à transformer ce «réfèrent». Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et que la nature s'en est allée pour de bon. C'est un monde plus pleinement humain que l'ancien, mais un monde dans lequel

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la «culture» est devenue une véritable «seconde nature». En effet, un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmoderne pourrait bien être le sort de la culture: une immense dilatation de sa sphère (la sphère des marchandises), une acculturation du Réel immense et historiquement originale, un grand saut dans ce que Benjamin appelait «l'esthétisation» de la réalité (il pensait que cela voulait dire le fascisme, mais nous savons bien qu'il ne s'agit que de plaisir: une prodigieuse exultation face à ce nouvel ordre des choses, unefièvrede la marchandise, la tendance pour nos « représentations » des choses à exciter un enthousiasme et un changement d'humeur que les choses elles-mêmes n'inspirent pas nécessairement). Ainsi, dans la culture postmoderne, la «culture» est devenue un produit à part entière; le marché est devenu absolument autant un substitut de lui-même et une marchandise que n'importe lequel des articles qu'il inclut en lui-même: le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la: marchandise et une tentative pour qu'elle se transcende. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus. Par conséquent, le «style de vie» propre au super-état a le même rapport avec le fétichisme de la marchandise de Marx que les monothéismes les plus avancés avec les animismes primitifs ou le culte des idoles le plus rudimentaire ; toute théorie élaborée du postmoderne devrait donc entretenir avec l'ancien concept d'« Industrie de la culture » de Horkheimer et Adorno un rapport un peu du même type que celui de MTV et les publicités fractales avec les séries télévisées des années cinquante. Entre temps, la « théorie » a changé et offre un indice de son cru sur ce mystère. En effet, la façon dont toutes sortes d'analyses tendancielles de types jusqu'alors très différents - prévisions économiques, études de marché, critiques culturelles, nouvelles thérapies, lamentations (en général officielles) sur la drogue ou la permissivité, critiques de manifestations artistiques ou de festivals de films nationaux, cultes ou «renouveaux» religieux - se sont fondues en son sein pour former un nouveau genre de discours, que nous pourrions tout aussi bien appeler la «théorie du postmodernisme», est l'une des caractéristiques les plus frappantes du postmoderne et requiert une

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attention particulière. Il s'agit clairement d'une classe qui fait partie de sa propre classe, et je ne voudrais pas avoir à décider si les chapitres qui suivent constituent une étude sur la nature de cette « théorie postmoderne » ou n'en sont qu'une simple illustration. J'ai tenté d'éviter que mon analyse du postmodemisme - qui présente une série de traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants - ne s'amalgame en un symptôme qui serait particulièrement privilégié, celui de la perte d'historicité, et qui serait en lui-même bien en peine de connoter de manière infaillible la présence du postmodemisme, comme en témoignent les paysans, les esthètes, les enfants, les économistes libéraux ou les philosophes analytiques. Mais il est difficile de discuter de façon générale de la «théorie du postmodemisme» sans avoir recours au thème de la surdité à l'Histoire, condition exaspérante (si tant est que l'on en ait conscience) qui entraîne une série de tentatives de récupérations spasmodiques et intermittentes, néanmoins désespérées. La théorie du postmodemisme fait partie de ces tentatives : un effort pour prendre, sans instrument, la température de l'époque, et cela dans une situation où l'on n'est même pas sûr qu'existe encore quelque chose d'aussi cohérent qu'une «époque», un Zeitgeist, un «système» ou une «situation actuelle». La théorie du postmoderne est donc dialectique, du moins dans la mesure où elle a l'intelligence de prendre cette incertitude comme premier indice et de s'accrocher à ce fil d'Ariane tout au long de ce qui se révélera peut-être n'être pas un labyrinthe mais un goulag, ou peut-être un centre commercial. Cependant l'énorme thermomètre de Claes Oldenburg pourrait servir de symptôme mystérieux à ce processus, tombé du ciel sans prévenir comme une météorite. Car il est pour moi axiomatique que l'« histoire moderniste » soit la première victime de la période du postmodernisme et en constitue la première absence mystérieuse (telle est dans ses grandes lignes la théorie du postmodernisme d'Achille Bonito-Oliva)2 : dans l'art au moins la notion de progrh et de « télos» est restée vivante et vivace jusque très récemment sous sa forme la plus authentique, la moins stupide et la moins caricaturale, dans laquelle chaque œuvre authentiquement nouvelle dame subitement mais

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logiquement le pion à celle qui la précède (cela, ce n'est pas de l'« histoire linéaire», mais plutôt le «gambit du cavalier» de Schlovsky, l'action à distance, le bond en avant vers la case non exploitée ou sous-exploitée). Certes, l'histoire dialectique affirmait que toute l'histoire marchait de cette façon, sur son pied gauche pour ainsi dire, progressant par catastrophe et désastre comme le dit Henri Lefebvre; mais il y eut moins d'oreilles pour entendre cela que pour croire au paradigme esthétique moderniste qui, sur le point de se voir confirmé comme doxa quasi religieuse, disparut soudain sans laisser de trace. («On est sorti un matin et il n'y avait plus de thermomètre!»). Cette histoire, me semble-t-il, est plus intéressante et plus plausible que celle sur la fin des « grands récits » de Lyotard (schémas eschatologiques qui ne furent d'abord jamais vraiment des récits, même si j'ai pu avoir la négligence d'utiliser cette expression de temps en temps). Sauf que cela nous dit au moins deux choses sur la théorie du postmodernisme. Tout d'abord, la théorie paraît nécessairement imparfaite ou impure3 : en raison, dans le cas présent, de la contradiction qu'il y a à ce que tout ce qui est pour Oliva (ou Lyotard) significatif dans la disparition des « grand? récits » soit nécessairement formulé sous une forme narrative. Savoir si, comme dans le théorème de Gôdel, on peut démontrer l'impossibilité logique de toute théorie du postmoderne dotée d'une auto-cohérence interne - antifondationalisme qui évite complètement toute fondation, non-essentialisme sans le moindre grain d'essence en lui - est une question spéculative; sa réponse empirique est qu'aucune ne s'est présentée jusqu'à présent, toutes répliquant en elles-mêmes une mimésis de leur propre intitulé dans la façon dont elles parasitent un autre système (le plus souvent le modernisme), dont les traces résiduelles et les valeurs et attitudes inconsciemment reproduites deviennent alors un indice précieux de l'échec de toute une nouvelle culture à voir le jour. Malgré le délire de certains de ses glorificateurs et apologistes (dont l'euphorie constitue cependant en elle-même un intéressant symptôme historique), une culture véritablement nouvelle ne peut apparaître qu'à travers une lutte collective pour créer un nouveau système social. L'impureté constitutive de toute théorie du

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postmodernisme, (comme le capital, elle doit se trouver à une distance interne par rapport à elle-même et inclure le corps étranger d'un contenu extérieur) confirme ensuite l'idée d'une périodisation qu'il faut réaffirmer encore et encore, à savoir que le postmodernisme n'est pas la dominante culturelle d'un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de «société postindustrielle», courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d'une modification systémique de plus du capitalisme lui-même. Pas étonnant alors que subsistent des lambeaux de ses anciens avatars - du réalisme autant que du modernisme - prêts à être réenveloppés dans les luxueux ornements de leur successeur putatif. Mais ce retour imprévisible du récit comme récit de la fin des récits, ce retour de l'histoire en plein pronostic du décès du « tilos» historique, suggère une seconde caractéristique qui mérite attention, à savoir, la façon dont on peut mobiliser au service de la recherche du présent pratiquement toute observation sur le présent et l'enrôler à titre de symptôme et indice de la logique plus profonde du postmodeme, qui se transforme imperceptiblement en sa propre théorie et en théorie de lui-même. Comment pourrait-il en être autrement quand il n'existe plus une telle «logique plus profonde» qui permette à la surface de se manifester et quand le symptôme est devenu sa propre maladie (et vice versa, sans doute) ? Mais la frénésie avec laquelle tout, ou presque, dans le présent est appelé à témoigner de son caractère exceptionnel et de sa différence radicale par rapport aux précédents moments des temps humains nous paraît parfois, de façon saisissante, abriter une pathologie typiquement autoréférentielle, comme si notre manque total de mémoire du passé s'épuisait lui-même dans la contemplation hébétée mais fascinée d'un présent schizophrène qui est, pratiquement par définition, incomparable. Cependant, comme on le démontrera plus loin, déterminer si l'on est face à une rupture ou une continuité - si le présent est à prendre comme une originalité historique ou comme la simple prolongation de la même chose sous un déguisement différent - n'est pas une décision empiriquement justifiable ou philosophiquement discutable, puisqu'elle constitue elle-même

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l'acte narratif inaugural qui fonde la perception et l'interprétation des événements que l'on doit raconter. Dans ce qui suit - mais que, pour des taisons pragmatiques, je ne dévoilerai que le moment venu - je fais semblant de croire que le postmoderne est aussi étonnant qu'il pense l'être, et qu'il constitue une rupture culturelle et expérientielle qui mérite d'être explorée dans ses moindres détails. Il ne s'agit pas non plus d'une simple ou vulgaire procédure autoréalisante ; ou plutôt, il se pourrait que cela le soit mais en aucun cas de telles procédures ne sont des occurrences ou des possibilités aussi fréquentes que leur formule le laisse penser (elles deviennent elles-mêmes, de ce fait, des sujets d'étude historiques, de façon assez prévisible). Car le mot lui-même postmodemisme - a cristallisé une multitude de développements jusqu'alors indépendants et qui, ainsi nommés, se sont avérés contenir en embryon la chose elle-même et s'offrent maintenant pour attester abondamment de ses multiples généalogies. Il apparaît ainsi que ce n'est pas seulement sur l'amour, le cratylisme et la botanique que l'acte suprême de nomination exerce son effet matériel et que, comme la foudre frappant de la superstructure à la base, il met en fusion ses improbables matériaux en une masseflamboyante,une surface de lave. L'appel à l'expérience, autrement si incertain et indigne de confiance, - même s'il semble bien que quantité de choses aient changé, et peut-être définitivement ! - retrouve maintenant une certaine autorité comme étant ce que, rétrospectivement, cette nouvelle dénomination vous a permis de croire avoir ressenti, parce qu'il y a désormais pour le désigner quelque chose que les autres semblent reconnaître par leur utilisation de ce mot. Il faut écrire l'histoire du succès du mot postmodernisme, en format de best-seller indéniablement; ces néo-événements lexicaux, dans lesquels la création d'un néologisme possède tout l'impact sur la réalité d'une fusion d'entreprises, figurent parmi les innovations de la société des médias qui requièrent non seulement l'étude mais aussi l'institution d'une sous-discipline médiaticolexicologique toute nouvelle. Pourquoi avons-nous eu si longtemps besoin du mot postmodernisme sans le connaître, pourquoi une bande franchement hétéroclite de tous nouveaux compères se précipita-t-elle pour embrasser ce

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mot lors de son apparition, sont des mystères qui vont rester obscurs tant que nous ne serons pas capables de comprendre la fonction philosophique et sociale de ce concept, ce qui est, à son tour, impossible tant que nous ne serons pas capables de comprendre l'identité plus profonde qui existe entre les deux. Dans le cas présent, il semble clair que de multiples formulations concurrentes («poststructuralisme», «société postindustrielle», telle ou telle nomenclature macluhanienne) se sont avérées insatisfaisantes dans la mesure où elles étaient trop strictement spécifiées et trop marquées par leur zone de provenance (philosophie, économie et médias, respectivement) ; par conséquent, aussi évocatrices qu'elles aient pu être, elles n'ont pu occuper la fonction médiatrice qui était requise au sein des diverses dimensions spécialisées de la vie post-contemporaine. Le mot « postmoderne » semble cependant avoir été en mesure d'accueillir les secteurs adéquats de la vie quotidienne ; sa résonance culturelle, opportunément plus vaste que la simple esthétique ou l'artistique'', détourne convenablement de l'économique tout en permettant de re-cataloguer et transcoder sous ce nouvel intitulé les matériaux et innovations économiques plus récents (dans le marketing et la publicité, par exemple, mais aussi dans l'organisation du commerce). La question du re-catalogage et du transcodage n'est pas non plus dénuée d'importance propre: la fonction active - l'éthique et la politique - de ces néologismes réside dans la nouvelle tâche qu'ils suggèrent, celle de réécrire toutes les choses familières en de nouveaux termes et de proposer ainsi des modifications, de nouvelles perspectives idéales et un remaniement des sentiments et valeurs canoniques; si le «postmodernisme» correspond à ce que Raymond Williams visait avec sa catégorie culturelle fondamentale, la « structure de sentiment » (structure devenue « hégémonique » du reste, pour utiliser une autre des catégories capitales de Raymond Williams), alors il ne peut jouir de ce statut que grâce à une profonde auto-transformation collective, à un remaniement et une réécriture d'un ancien système. Voilà qui garantit la nouveauté et donne aux intellectuels et aux idéologues des tâches nouvelles et socialement utiles, ce que marque aussi le nouveau terme avec la promesse vague, inquiétante ou exaltante qu'il fait de se débarrasser

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de tout ce que vous trouviez étouffant, insatisfaisant ou ennuyeux dans le moderne, le modernisme ou la modernité (quelle que soit la façon dont vous compreniez ces mots) : autrement dit, une apocalypse très modeste ou très douce, la brise de mer la plus légère (qui possède l'avantage supplémentaire de s'être déjà produite). Mais cette prodigieuse opération de réécriture qui peut mener à des perspectives entièrement nouvelles sur la subjectivité comme sur l'objet-monde - a pour résultat additionnel, déjà évoqué plus haut, de faire que tout est grain à moudre pour son moulin et que des analyses telles que celle proposée ici soient facilement ré-absorbées dans le projet comme un ensemble de rubriques de transcodage d'un caractère utilement inconnu. Cependant, la tâche idéologique fondamentale du nouveau concept doit rester celle de coordonner de nouvelles formes de pratiques, d'habitudes sociales et mentales (c'est finalement ce à quoi pensait Raymond Williams avec sa notion de «structure de sentiment») avec les nouvelles formes de production et d'organisation économiques provoquées par la modification du capitalisme ces dernières années - la nouvelle division mondiale du travail. Il s'agit d'une version relativement restreinte et locale de ce que j'ai essayé de généraliser ailleurs comme «révolution culturelle» à l'échelle du mode de production lui-même5 ; de la même manière, l'interrelation de la culture et de l'économique n'est pas ici à sens unique mais constitue une interaction et une rétroaction en boucles réciproques et continues. Mais exactement de la même manière que (chez Weber) de nouvelles valeurs religieuses individualistes et plus ascétiques ont progressivement produit «des gens nouveaux» capables de prospérer dans la gratification différée du processus de travail « .moderne » alors en train d'émerger, de même, il faut considérer le « postmoderne » comme la production de personnes postmodernes capables de fonctionner dans un monde socio-économique très particulier, un monde dont les structures, les caractères objectifs et les exigences - si nous en avions une analyse correcte - constitueraient la situation ayant le « postmodernisme » pour réponse et aboutiraient à quelque chose d'un peu plus décisif qu'une simple théorie du postmodernisme. Ce

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n'est pas ce que j'ai fait ici, bien sût, et il faudrait que la «culture», au sens de ce qui colle presque trop à la peau de l'économique pour en être détaché et être examiné indépendamment, constitue elle-même un développement postmoderne, un peu comme le pied-chaussure de Magritte. Par conséquent, malheureusement, la description infrastructurelle à laquelle je semble ici appeler est nécessairement déjà culturelle et correspond par avance à une version de la théorie du postmodernisme. J'ai reproduit sans modifications significatives mon analyse programmatique du postmoderne (« La logique culturelle du capitalisme tardif»), puisque l'attention qu'elle reçut à l'époque (1984) lui donne l'intérêt supplémentaire d'un document historique ; les autres caractéristiques du postmoderne qui ont paru s'imposer depuis lors sont discutées dans la conclusion. Je n'ai également pas modifié la suite, qui a été largement reproduite et qui propose une combinatoire des opinions sur le postmoderne, pour et contre, puisque l'arrangement reste essentiellement le même alors qu'un grand nombre d'opinions sont venues s'ajouter depuis lors. La modification la plus fondamentale dans la situation actuelle concerne ceux qui parvenaient autrefois à éviter par principe d'utiliser le mot: il n'en reste pas beaucoup. Le teste de cet ouvrage s'articule principalement autour de quatre thèmes: l'interprétation, l'utopie, les survivances du moderne, et le « retour du refoulé» de l'historicité, aucun d'entre eux nefiguraitsous ces formes dans mon essai originel. Le problème de l'interprétation est posé par la nature de la nouvelle textualité, qui, quand elle est principalement visuelle, semble ne laisser aucune place à l'interprétation traditionnelle, ou qui, quand elle est principalement temporelle dans son « (lux total », ne lui en laisse pas non plus le temps. Les pièces à conviction à ce titre sont ici le texte vidéo ainsi que le nouveau roman (dernière innovation importante dans le roman, et je soutiendrai aussi qu'il ne s'agit plus d'une forme ou d'un marqueur très significatif dans la nouvelle configuration des «beaux-arts» dans le postmodernisme) ; d'un autre côté, la vidéo possède quelques arguments pour prétendre être le nouveau médium le plus caractéristique du postmodernisme, un support qui, dans son meilleur, constitue une forme nouvelle en lui-même.

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L'utopie est une question spatiale dont on pouvait penser que son son connaîtrait un possible changement dans une culture aussi spatialisée que le postmoderne ; mais si ce dernier est aussi déshistoricisé et déshistoricisant que je le prétends parfois ici, il devient plus difficile de localiser la chaîne synaptique qui pourrait amener à expression l'élan utopique. Les représentations utopiques connurent un renouveau extraordinaire dans les années soixante; si le postmodernisme est un substitut aux années soixante et constitue une compensation à leur échec politique, alors la question de l'utopie sera sans doute un test capital sur ce qui reste de notre capacité à imaginer le changement. Telle est du moins la question posée ici à l'un des bâtiments les plus intéressants (et l'un des moins caractéristiques) de la période postmoderne, la maison de Frank Gehry à Santa Monica en Californie; cette question est également posée, autour et derrière le visuel en quelque sorte, à la photographie contemporaine et à l'installation artistique. Toujours est-il que l'utopique, dans le postmodemisme du Premier Monde, est devenu un puissant mot d'ordre politique (de gauche) plutôt que l'inverse. Mais si Michael Speaks a raison, et qu'il n'existe pas de postmodernisme pur à proprement parler, alors il faut envisager sous un autre jour les traces résiduelles du modernisme, moins comme des anachronismes que comme des échecs nécessaires qui réinscrivent dans son contexte le projet particulier du postmoderne, tout en rouvrant pour réexamen la question du moderne. On ne va pas entreprendre ici ce réexamen ; mais la résidualité du moderne et de ses valeurs - principalement, l'ironie (chez Venturi ou de Man) et les questions de totalité et de représentation - donne l'occasion de cerner l'une des assertions de mon essai initial qui a le plus troublé certains de mes lecteurs ; à savoir, l'idée que ce que l'on appelait selon les cas «poststructuralisme» ou même simplement «théorie» constituait aussi une sous-variété du postmoderne, ou, du moins, s'est avéré l'être avec le recul. La théorie - je préfère ici utiliser la formule plus lourde de «discours théorique» - semblait unique, sinon privilégiée, parmi les arts et genres postmodernes, par sa capacité épisodique à défier la gravité du Zeitgeistet à produire des écoles, des mouvements et même des avant-gardes

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là où ils n'étaient plus censés exister. Deux chapitres vraiment longs et disproportionnés examinent, pour leurs traces de modernité autant que de postmodernité, deux des avant-gardes théoriques américaines les plus abouties, la déconstruction et le New Historieism. Mais le vieux « nouveau roman » de Claude Simon pourrait également faire l'objet de cette sorte de discrimination, ce qui ne va pas nous mener bien loin à moins que - pour l'envie de classer les objets une fois pour toute dans le moderne, le postmoderne, ou même le «moderne tardif» de Charles Jencks ou autres catégories « transitionnelles » - nous ne bâtissions un modèle des contradictions que ces catégories mettent en scène au sein du texte lui-même. En tout cas, ce livre n'est pas un inventaire du postmoderne, ni même une introduction à ce dernier (à supposer encore, pour commencer, qu'une telle chose soit possible), pas plus que les pièces textuelles présentées ici ne sont caractéristiques du postmodeme, ou des exemples premiers de ce dernier ou des « illustrations » de ses principales caractéristiques. Cela a quelque chose à voir avec les qualités du caractéristique, de l'exemplaire et de l'explicatif; mais cela a davantage à voir avec la nature des textes postmodernes eux-mêmes, c'est-à-dire, la nature d'un texte, puisqu'il s'agit d'un phénomène et d'une catégorie postmodernes qui ont remplacé ceux, anciens, d'œuvre. En effet, dans une de ces extraordinaires mutations postmodernes où l'apocalyptique devient tout d'un coup du décoratif (ou, du moins, se réduit brusquement en « quelque chose que vous avez chez vous», la légendaire «fin de l'an» de Hegel - ce concept prémonitoire qui signala la suprême vocation anti- ou trans-esthétique du modernisme à être plus que l'art (ou que la religion, ou même que la «philosophie» dans un sens plus restreint) - s'apaise maintenant dans la «finde l'oeuvre d'art » et l'arrivée du texte. Mais voilà qui met en émoi les poussinières de la critique au moins autant que cela agite celles de la «création»: la disparité et l'incommensurabilité fondamentales entre texte t1 œuvre impliquent que le fait de sélectionner des textes spécimens et de leur faire porter, par l'analyse, le poids universalisant d'une particularité représentative les transforme et

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les ramène imperceptiblement dans cette vieille chose, l'œuvre, qui n'est plus censée exister dans le postmoderne. C'est le principe d'Heisenberg du postmodernisme, pourrait-on dire, et c'est pour tout commentateur le problème représentationnel le plus difficile à assumer, sauf via un diaporama sans fin, un «flux total» prolongé à l'infini. Ce qui reste vrai pour mon avant-dernier chapitre qui se penche sur des films récents et de récentes représentations de l'histoire d'un type nouveau et allégorique. Le mot nostalgie quifiguredans le titre n'a cependant pas la signification que je veux normalement lui donner, et, par conséquent et à titre exceptionnel (d'autres objections étant traitées assez longuement dans la conclusion), je vais commenter par avance l'expression «filmde nostalgie » qui a donné lieu à quelques malentendus que je regrette. Je ne me souviens plus si je suis responsable de ce terme, qui me semble toujours indispensable à condition que vous compreniez que les films historicistes qu'il désigne, léchés comme des gravures de mode, ne doivent en aucun cas être perçus comme des expressions passionnées de cet ancien désir autrefois nommé nostalgie, mais au contraire, complètement son opposé; ce sont des curiosités visuelles dépersonnalisées, un « retour du refoulé » des années vingt et trente «sans affect» (j'essaie ailleurs de l'appeler «nostalgie-déco»). Mais on ne peut pas plus modifier rétroactivement un terme comme celui là qu'on ne peut substituer au postmodernisme un mot complètement différent. Dans un «flux total» de conclusions associatives, je reprends au passage d'autres objections ou malentendus, éternels et plus sérieux, concernant mes positions ainsi que mes commentaires sur la politique, la démographie, le nominalisme, les médias et l'image, et d'autre thèmes qui se doivent de figurer dans tout ouvrage qui se respecte sur ce sujet. J'ai essayé, en particulier, de remédier à ce qui apparut à certains lecteurs, (et à juste titre), comme un élément manquant de cet essai programmatique, à savoir, l'absence de toute discussion sur la «puissance d'agir », ou le défaut de tout «équivalent social », suivant le vieux Plekhanov, à cette logique culturelle en apparence désincarnée. La «puissance d'agir» soulève le problème de cet autre élément de mon titre, le «capitalisme tardif», qui mérite d'être un peu développé. Les gens

Introduction

ont notamment commencé à remarquer qu'il fonctionne un peu comme un signe et semble porter une charge d'intentions et de conséquences qui ne sont pas claires pour les non-initiés 6 . Ce n'est pas mon slogan préféré, et j'essaie de le faire varier avec les synonymes adéquats («capitalisme multinational», «société du spectacle ou de l'image», «capitalisme des médias», «système-mondial», et même «postmodernisme») ; mais comme la Droite a aussi repéré ce qui lui semble à l'évidence un danger dans ce nouveau concept et cette nouvelle façon de parler (même si certains diagnostics économiques recoupent les leurs, et qu'un terme comme société postindustrielle présente certainement un air de famille), ce terrain précis de la lune idéologique, qu'on ne choisit malheureusement que rarement soi-même, semble solide et mérite qu'on le défende. À ma connaissance, l'usage courant du terme capitalisme tardif prend naissance avec l'École de Francfort7 ; on le trouve partout chez Adorno et Horkheimer, parfois alterné avec ses synonymes (comme la « société administrée»), ce qui montre bien qu'il s'agissait d'une conception très différente, d'un type weberien, qui mettait l'accent sur deux caractères essentiels, empruntés essentiellement à Grossman et Pollock: (1) un réseau tendanciel de contrôle bureaucratique (sous ses formes les plus cauchemardesques, une grille de type Foucault avant la lettre), et (2) l'interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise («capitalisme d'état ») si bien que les systèmes du nazisme et du New Deal se voient apparentés (une certaine forme de socialisme, bénigne ou staliniste, semble aussi à l'ordre du jour). Largement utilisé aujourd'hui, le terme de capitalisme tardif a. pris des connotations très différentes des précédentes. Plus personne ne remarque précisément l'expansion du secteur étatique et la bureaucratisation : cela semble être une réalité, simple et «naturelle». Ce qui marque le développement de ce nouveau concept par rapport à l'ancien (qui restait à peu près cohérent avec la notion de « stade monopolistique» du capitalisme chez Lénine) n'est pas simplement l'accent mis sur l'émergence de nouvelles formes d'organisation du commerce au-delà

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du stade du monopole (multinationales, transnationales) mais, avant tout, la vision d'un système capitaliste mondial fondamentalement distinct de l'ancien impérialisme, qui relevait d'une rivalité entre les différents pouvoirs coloniaux. Les débats scolastiques, je suis tenté de dire théologiques, sur la compatibilité des diverses notions de «capitalisme tardif» avec le marxisme (malgré l'évocation répétée du «marché mondial» comme horizon ultime du capitalisme par Marx lui-même, dans les Grundrisse8) tournent autour de cette question de l'internationalisation et de la façon dont il faut la décrire (et notamment si la composante de la « théorie de la dépendance» ou de la théorie du «système-monde» de Wallerstein est un modèle de production fondé sur les classes sociales). Malgré ces incertitudes, il paraît juste de dire que nous avons aujourd'hui en gros une idée de ce nouveau système (appelé «capitalisme tardif» pour marquer sa continuité avec ce qui l'a précédé plus qu'avec la coupure, la rupture et la mutation que des concepts comme la «société postindustrielle» cherchaient à souligner). À côté des formes de commerce transnational mentionnées plus haut, ses caractéristiques incluent la nouvelle division internationale du travail, une dynamique nouvelle et vertigineuse dans la banque et les places boursières internationales (comprenant l'énorme dette des Deuxième et Troisième Mondes), de nouvelles formes d'interrelations des médias (y compris des systèmes de transport comme la conteneurisation), les ordinateurs et l'automation, la délocalisation de la production dans les zones avancés du Tiers Monde, accompagnées de toutes les conséquences sociales plus habituelles, comme la crise du travail traditionnel, l'émergence des yuppies, et la gentrification à une échelle désormais mondiale. La périodisation d'un phénomène de ce type nous oblige à compliquer le modèle de toutes sortes d'épicycles supplémentaires. Il est nécessaire de distinguer, d'un côté, la mise en place progressive des diverses conditions préalables à la nouvelle structure, (souvent indépendantes), et, de l'autre, le « moment» (pas exactement chronologique) où elles se soudent et se combinent en un système fonctionnel. Ce moment est lui-même moins une question de chronologie que de quasi Nachtraglichkeit ou rétroactivité

- « ^ ^ i r i i j i t ^ a»

freudienne : les gens ne deviennent conscients de la dynamique d'un système nouveau dans lequel ils se trouvent eux-mêmes pris que plus tard et progressivement. Cette conscience collective émergente d'un système nouveau (lui-même déduit de manière intermittente et fragmentaire de divers symptômes de crise indépendants comme des fermetures d'usine ou des hausses de taux d'intérêt) n'est pas non plus exactement la même chose que la naissance de nouvelles formes d'expression culturelles (les «structures de sentiment» de Raymond Williams paraissent finalement être une forme très étrange pour qualifier culturellement le postmodernisme). Que les diverses conditions préalables d'une nouvelle « structure de sentiments » soient préexistantes au moment de leur association et de leur cristallisation en un style relativement hégémonique, tout le monde en convient ; mais cette préhistoire-là n'est pas synchrone avec la préhistoire économique. Ainsi, Mandel suggère que les prérequis technologiques fondamentaux de cette nouvelle « onde longue » du troisième stade du capitalisme (appelé ici « capitalisme tardif») étaient présents depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui eut aussi pour effet de réorganiser les relations internationales, décoloniser les colonies, et préparer le terrain de l'émergence d'un nouveau système économique mondial. Culturellement, cependant, cette condition préalable va se trouver (exception faite d'« expériences » modernistes aberrantes de toutes sortes, restructurées par la suite sous forme de prédécesseurs) dans les prodigieuses transformations des années soixante qui balayèrent une si grande part de la tradition en matière de mentalités. La préparation économique du postmodernisme ou capitalisme tardif commença donc dans les années cinquante, lorsqu'on se releva des pénuries de la guerre en biens de consommation et en pièces détachées et qu'on put lancer de nouveaux produits et de nouvelles technologies (notamment celles des médias). D'un autre côté, l'habitus psychique de ce nouvel âge exigeait la coupure absolue, renforcée par une rupture générationnelle, qui ne se réalisa vraiment que dans les années soixante (étant entendu que le développement économique ne s'arrête pas pour ça, mais reste à son propre niveau et continue selon sa propre logique). Si vous préférez un langage désormais

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un peu daté, la distinction est en grande part celle qu'avait l'habitude de rabâcher Althusser, entre, d'une part, une coupe d'essence hégélienne du présent, dans laquelle une critique culturelle veut trouver un principe unique du « postmoderne » inhérent aux traits les plus variés et ramifiés de la vie sociale, et, d'autre part, cette «structure de dominance» althussérienne, dans laquelle les divers plans entretiennent entre eux une semi-autonomie, vont à des vitesses différentes, se développent inégalement et conspirent pourtant à produire une totalité. Ajoutez à cela l'inéluctable problème représentationnel selon lequel il n'existe pas de « capitalisme tardif en général » mais seulement telle ou telle forme nationale spécifique, et, inévitablement, les lecteurs non américains vont déplorer l'américanocentrisme de ma propre analyse, qui ne se justifie que dans la mesure où le court « siècle américain >>(1945-1973) fut le foyer et le terreau de ce nouveau système, tandis qu'on peut considérer que le développement des formes culturelles du postmodemisme constitue le premier style mondial spécifiquement nord-américain. Cependant, j'ai le sentiment que les deux plans en question, infrastructure et superstructures - le système économique et la «structure de sentiment» culturelle - se sont en quelque sorte cristallisés dans le grand choc des crises de 1973 (la crise du pétrole, la fin de l'étalon or, la fin, censément, de la grande vague de «guerres de libération nationale», le début de la fin du communisme traditionnel), qui révèle, maintenant que les nuages de poussières se sont dissipés, l'existence, déjà en place, d'un étrange et nouveau paysage : un paysage que les essais réunis dans ce livre tentent de décrire (avec un nombre allant croissant de recherches autres et d'analyses hypothétiques). Cette question de la périodisation n'est cependant pas complètement étrangère aux signaux qu'envoie l'expression «capitalisme tardif», à présent clairement identifiée comme une sorte de logo gauchiste piégé idéologiquement et politiquement, si bien que l'acte même de l'utiliser constitue un agrément tacite à tout un éventail de propositions sociales et économiques d'essence marxienne auxquelles l'autre bord est sîns doute loin de vouloir souscrire. En ce sens, le capitalisme a toujours été un drôle de mot: le seul fait d'utiliser ce mot - qui est autrement une appellation

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assez neutre pour un système économique et social sur les propriétés duquel tout le monde s'accorde - semble vous mettre dans une position vaguement critique et méfiante, sinon carrément socialiste: il n'y a que les fervents idéologues de droite et les bruyants apologistes du marché pour l'utiliser avec la même gourmandise. Le terme de «capitalisme tardif» a encore un peu cet effet, mais avec une différence: son qualificatif vise rarement une chose aussi stupide que la sénescence ultime, l'effondrement et la mort du système proprement dit (vision temporelle qui semblerait appartenir davantage au modernisme qu'au postmodernisme). Ce que le mot «tardif» communique en général c'est plutôt le sentiment que quelque chose a changé, que les choses sont différentes, que nous avons traversé une transformation du monde vécu qui est, d'une manière ou d'une autre, décisive mais incomparable avec les anciennes convulsions de la modernisation et de l'industrialisation, moins perceptible et dramatique en quelque sorte, mais plus permanente précisément, parce que plus complète et plus omniprésente et pénétrante. Ce qui signifie que l'expression capitalisme tardif emporte aussi en elle-même l'autre moitié, culturelle, de mon titre; non seulement c'est une sorte de traduction littérale de cette autre expression, postmodernisme, mais son indicateur temporel semble d'ores et déjà attirer l'attention sur les changements dans le quotidien autant que sur le plan culturel. Dire que mes deux termes, le culturel et l'économique, retombent par là même l'un dans l'autre et disent la même chose, dans une éclipse de la distinction entre base et superstructure qui était souvent tenue pour une caractéristique significative du postmodernisme, c'est aussi suggérer que la base, dans le troisième stade du capitalisme, génère ses superstructures selon une dynamique d'un nouveau type. Et c'est peut-être bien ce qui préoccupe (à bon droit) ceux qui ne se sont pas convertis à cette expression ; elle semble par avance vous obliger à parler des phénomènes culturels en termes commerciaux, au moins, si ce n'est en termes d'économie politique. Quant au mot postmodernisme, je n'ai pas tenté d'en systématiser un usage ou d'en imposer une quelconque signification concise commodément

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cohérente, car le concept n'est pas seulement contesté, il est aussi en conflit et en contradiction à l'intérieur de lui-même. Je soutiendrai que, pour le meilleur ou pour le pire, nous ne pouvons pas ne pas l'utiliser. Mais ma thèse implique également que, chaque fois que l'on emploie ce mot, on est dans l'obligation de reprendre ses contradictions internes et de présenter ses incohérences et ses dilemmes représentationnels ; il faut à chaque fois assumer tout cela. Le postmodernisme n'est pas quelque chose que l'on peut fixer une bonne fois pour toute pour l'utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s'il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début, de nos discussions à son sujet. Telles sont les conditions qui permettent de continuer d'utiliser ce terme de manière fructueuse - les seules, à mon avis, qui évitent de faire la bêtise d'une clarification prématurée. Les matériaux assemblés dans le présent ouvrage constituent la troisième et dernière section de l'avant-demière subdivision d'un projet plus large intitulé : The Poetic ofSocial Forms (La poétique desformessociales). Durham, avril 1990

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Ces dernières années ont été marquées par un millénarisme inversé dans lequel le pressentiment d'un avenir catastrophique ou rédempteur a été remplacé par la sensation de lafinde telle ou telle chose (fin de l'idéologie, de l'art, des classes sociales; «crise» du léninisme, de la social-démocratie, de l'État providence, etc., etc.) ; tout cela rassemblé constitue peut-être ce qu'on appelle de plus en plus souvent le postmodemisme. Pour en défendre l'existence, on s'appuie sur l'hypothèse d'une rupture ou coupure radicale que l'on fait en général remonter à lafindes années cinquante ou au début des années soixante. Comme l'évoque le mot même de «postmodernisme», cette rupture est la plupart du temps reliée aux idées de déclin ou d'extinction d'un mouvement moderne déjà centenaire (ou à sa répudiation idéologique ou esthétique). C'est ainsi que l'expressionnisme abstrait en peinture, l'existentialisme en philosophie, les formes ultimes de la représentation dans le roman, lesfilmsdes grands auteurs, l'école moderniste en poésie, (telle qu'elle a été institutionnalisée et canonisée dans les œuvres de Wallace Stevens), sont aujourd'hui perçus comme l'extraordinairefleuraisond'un élan haut moderniste qui s'est consumé et épuisé avec eux. L'énumération suivante apparaît alors tout à la fois chaotique, hétérogène et empirique: Andy Warhol et le pop art, mais aussi l'hyperréalisme ou photoréalisme, et au-delà le « nouvel expressionnisme » ; en musique, le moment de John Cage, ainsi que la synthèse des styles classique et «populaire» que l'on trouve chez des compositeurs comme Phil Glass ou Terry Riley, et le punk et la new wave (les Beatles et les Stones incarnant aujourd'hui le moment haut-moderniste de cette récente tradition, en rapide évolution) ; en cinéma, Godard, l'après Godard, le cinéma expérimental et la vidéo, mais aussi tout un nouveau type de cinéma-commercial (sur lequel nous reviendrons plus en détail) ; d'un côté, Burroughs, Pynchon ou Ishmael Reed, et de l'autre, le Nouveau Roman français et ses héritiers, suivis de formes alarmantes de critique littéraire fondées sur une nouvelle esthétique de la textualité ou écriture... Cette liste pourrait s'étendre à l'infini ; mais cela

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implique-t-il une rupture ou un changement qui serait plus fondamental que de simples variations périodiques de style et de mode commandées par le vieil impératif d'innovation stylistique du haut modernisme? Mais c'est dans le domaine de l'architecture que se voient de la manière la plus éclatante les modifications de la production esthétique et c'est surtout là que les problèmes théoriques se sont vus soulevés et formulés à titre principal : en effet, ce fut à partir des débats architecturaux que commença à se former à l'origine ma propre conception du postmodernisme dont les grandes lignes seront exposées dans les pages suivantes. Les positions postmodernistes en architecture, et cela de façon plus décisive que dans les autres arts ou médias, ont été inséparables d'une remise en cause implacable du haut modernisme architectural, de Frank Lloyd Wright ou du style dit international (Le Corbusier, Mies, etc.), et l'on a vu critique et analyse formelles (transformation, pendant le haut modernisme, du bâtiment en une quasi sculpture, ou, selon la formule de Robert Venturi, en « canard » monumental1) aller de pair avec des remises en question de l'urbanisme et de l'institution esthétique. Le haut modernisme se voit ainsi attribuer la destruction du tissu urbain traditionnel et de sa vieille culture de quartier (disjonction radicale du nouvel immeuble, haut moderniste et utopique, de son contexte environnant), tandis que l'élitisme et l'autoritarisme prophétiques du mouvement moderne se voient assimilés sans pitié au geste impérieux du Maître charismatique. Assez logiquement, le postmodernisme en architecture va alors se présenter comme une sorte de populisme esthétique, comme le suggère le titre même du retentissant manifeste de Robert Venturi, Learning from Las Vegas (Enseignement de Las Vegas). Quel que soit, en dernière analyse, notre jugement sur cette rhétorique populiste2, elle a au moins le mérite d'attirer notre attention sur un trait fondamental, commun à tous les postmodernismes cités plus haut, à savoir l'effacement de la vieille opposition (essentiellement moderniste) entre la grande Culture et la culture dite commerciale, la culture de masse, effacement marqué par l'émergence de nouveaux types de textes imprégnés des formes, catégories

et contenus de cette industrie culturelle dénoncée avec tant de passion par tous les idéologues du moderne, de Leavis et la nouvelle critique américaine (New Criticism) jusqu'à Adorno et l'École de Francfort. En fait, les postmodernismes ont précisément été,fascinés par ce paysage « dégradé » de la pacotille et du kitsch : la culture d à séries TV et du Reader Digest, la publicité et les motels, les spectacles de second ordre et les films hollywoodiens de série B, la soi-disant paralittérature avec ses romans de gare en format poche et ses genres spécifiques - policier, science-fiction, fantasy, gothique, roman d'amour ou biographie populaire - , matériaux que les postmodernistes ne se contentent plus de «citer», comme un Joyce ou un Malher ont pu le faire, mais qu'ils incorporent à leur substance même. Mais il ne faudrait pas non plus considérer cette rupture comme une affaire purement culturelle : les théories du postmoderne (qu'elles soient glorificatrices ou exprimées en termes moraux de dégoût et de répulsion) présentent une forte ressemblance de famille avec ces généralisations sociologiques plus ambitieuses qui, pratiquement au même moment, nous annoncent l'arrivée et l'avènement d'un tout nouveau type de société baptisée «société postindustrielle» (Daniel Bell), mais aussi souvent qualifiée de société de consommation, société des médias, société de l'information, société électronique ou high-tech, etc. Ces théories ont pour mission idéologique évidente de démontrer que cette nouvelle organisation sociale n'obéit plus, à leur grand soulagement, aux lois du capitalisme classique, à savoir, au primat de la production industrielle et à l'omniprésence de la lutte des classes. La tradition marxiste s'y est par conséquent opposée avec véhémence, à l'exception notable de l'économiste Ernest Mandel qui, dans son ouvrage Le Troisième âge du capitalisme, entend non seulement disséquer l'originalité historique de cette nouvelle société (qu'il considère comme un troisième stade ou moment du capitalisme) mais également démontrer qu'elle constitue en fait un stade du capitalisme plus pur qu'aucun des moments qui l'ont précédé. Je reviendrai sur cette proposition par la suite : il suffit pour l'instant d'anticiper sur une idée que je défendrai dans le chapitre 2, à savoir que toute prise de position sur le postmodernisme dans la culture

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- qu'elle relève de l'apologie ou de la stigmatisation - est, simultanément et nécessairement, aussi une position politique, implicite ou explicite, à l'égard de la nature du capitalisme multinational aujourd'hui. Une dernière remarque préliminaire de méthode : il ne faut pas voir dans les pages suivantes une description stylistique, l'analyse d'un style ou d'un mouvement culturel parmi d'autres. J'ai voulu au contraire élaborer une hypothèse de périodisation, et cela au moment où la conception même de la périodisation historique apparaît des plus problématiques. J'ai soutenu ailleurs que toute analyse culturelle isolée ou discrète comporte toujours une théorie, enterrée ou refoulée, de la périodisation historique; quoi qu'il en soit, cette conception de la « généalogie » balaie largement les soucis théoriques traditionnels liés à l'histoire dite linéaire, aux théories « des stades » et à l'historiographie téléologique. Dans le présent contexte, cependant, quelques remarques substantielles permettront peut-être de remplacer une longue discussion théorique de ces questions (bien réelles). Un des motifs d'inquiétude que soulèvent fréquemment les hypothèses de périodisation tient au fait qu'elles tendraient à oblitérer les différences et à promouvoir l'idée selon laquelle la période historique constituerait une masse homogène (bornée de part et d'autre par d'inexplicables métamorphoses et ponctuations chronologiques). C'est pourtant pour cette raison précise qu'il me semble essentiel d'appréhender le postmodernisme non comme un style mais comme une dominante culturelle : conception qui permet la présence et la coexistence de caractéristiques très différentes et néanmoins subordonnées. Prenons, par exemple, cette position alternative puissante selon laquelle le postmodernisme ne serait guère plus qu'une phase du modernisme proprement dit (si ce n'est d'un romantisme, plus ancien encore) : on peut en effet admettre que toutes les caractéristiques du postmodernisme énumérées plus loin se trouvent déjà pleinement développées dans tel ou tel modernisme antérieur (y compris chez des précurseurs généalogiques aussi stupéfiants que Gertrude Stein, Raymond Roussel ou Marcel Duchamp, qui peuvent apparaître comme des postmodernistes absolus avant la lettre). Toutefois, ce que cette conception ne prend pas en compte, c'est la position

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sociale de cet ancien modernisme ou, plus exactement, son violent rejet, sa répudiation passionnée par la bourgeoisie victorienne et post-victorienne qui percevait les formes et l'éthos de ce mouvement comme, selon les cas, laids, dissonants, obscurs, scandaleux, immoraux ou subversifs, et, d'une façon générale, comme «anti-sociaux». Certes, une mutation de la sphère culturelle a rendu archaïques de telles attitudes. Non seulement Picasso et Joyce ne sont plus laids mais ils nous paraissent aujourd'hui, dans l'ensemble, plutôt « réalistes » et c'est là le résultat d'une institutionnalisation académique et d'une canonisation du mouvement moderne en général que l'on peut faire remonter à la fin des années cinquante. C'est certainement l'une des explications les plus plausibles de l'émergence du postmodernisme, dans la mesure où la jeune génération des années soixante se retrouva alors face au mouvement moderne autrefois contestataire comme devant un ensemble de classiques morts « pesant comme un cauchemar sur le cerveau des vivants », comme le dit jadis Marx dans un autre contexte. En ce qui concerne la révolte postmoderne contre tout cela, il faut souligner de la même façon que les caractères choquants qui lui sont propres (depuis l'hermétisme, et un contenu sexuellement explicite jusqu'à la misère psychologique, et aux expressions ouvertes de contestation politique et sociale, qui dépassent tout ce qu'on aurait pu imaginer aux moments les plus extrêmes du haut modernisme) ne scandalisent plus personne et sont non seulement reçus avec la plus grande complaisance mais se sont eux-mêmes institutionnalisés et se retrouvent jouer à l'unisson de la culture publique officielle de la société occidentale. En fait, la production esthétique s'est aujourd'hui intégrée à la production de marchandises en général : la pression économique, qui pousse à produire frénétiquement desflotstoujours renouvelés de biens toujours plus nouveaux en apparence (des vêtements aux avions) à un rythme de remplacement toujours plus rapide, assigne aujourd'hui à l'expérimentation et l'innovation esthétiques une position et une fonction structurelles toujours plus essentielles. Ces nécessités économiques trouvent dès lors une reconnaissance dans les différents types de soutien institutionnel mis à la disposition du

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renouvellement artistique, soutien qui va des fondations et des subventions jusqu'aux musées et autres formes de mécénat. De tous, l'architecture est constitutivement l'art le plus proche de l'économique, avec laquelle elle entretient, via les commandes et le marché foncier, un rapport presque non médié. Il ne faut dès lors pas s'étonner de découvrir, à l'origine du développement extraordinairementflorissantde l'architecture postmoderne, le patronage du milieu multinational des affaires dont l'expansion et le développement lui sont rigoureusement contemporains. J'avancerai plus loin l'idée que ces deux phénomènes possèdent une interdépendance dialectique encore plus profonde que le simplefinancementau coup par coup de tel ou tel projet particulier. Mais c'est le moment où je me dois de rappeler cette évidence au lecteur: à savoir, que toute cette culture postmoderne mondiale, encore qu'américaine, est l'expression interne et superstructurelle d'une ^ nouvelle vague de domination américaine, économique et militaire, à travers le monde : en ce sens, comme dans toute l'histoire des classes sociales, le dessous de la culture est le sang, la torture, la mort et la terreur. La première remarque à faire sur la conception de la périodisation à dominante, c'est que, quand bien même toutes les caractéristiques constitutives du postmodernisme seraient identiques et coextensives à celles du modernisme (position que je crois manifestement erronée mais qui ne pourrait être infirmée que par une analyse encore plus développée du modernisme lui même), les deux phénomènes n'en resteraient pas moins complètement distincts dans leur signification et leur fonction sociale en raison de la profonde différence de positionnement du postmodernisme dans le système économique du capital tardif et, au-delà, en raison de la transformation de la sphère même de la culture dans la société contemporaine. Cette idée sera développée dans la conclusion de cet ouvrage. Il me faut maintenant traiter brièvement d'une objection faite à la périodisation qui relève d'une autre catégorie et se rapporte à la crainte d'un possible effacement de l'hétérogénéité, inquiétude exprimée le plus souvent par la Gauche. Et il est certain qu'une étrange ironie, quasi-sartrienne - une

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logique du « à qui gagne perd » - paraît accompagner tout effort pour décrire un «système» et une dynamique totalisante au moment même où on les détecte dans le mouvement de la société contemporaine. Ce qui se passe alors, c'est que plus puissante est la vision d'un système ou d'une logique toujours plus totale (le livre sur les prisons de Foucault en est un exemple frappant), plus le lecteur va se sentir impuissant. Par conséquent, dans la mesure où le théoricien gagne, par la construction d'une machine toujours plus fermée et terrifiante, dans cette même mesure précisément, il perd, puisque la capacité critique de son travail se retrouve par là même paralysée et que les velléités de contestation et de révolte, pour ne rien dire de celles de transformation sociale, apparaissent toujours plus vaines et triviales face au modèle lui-même. J'ai toutefois estimé que la véritable différence ne pouvait se mesurer et s'évaluer qu'à la lumière d'une conception de la logique culturelle dominante, de la norme hégémonique. Je suis très loin de penser que la production culturelle actuelle est, dans sa totalité, «postmoderne» au sens large que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant le champ de forces où des élans culturels très différents (que Raymond Williams a utilement qualifiées de formes « résiduelles » ou « émergentes » de production culturelle) doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, nous retombons dans une vision de l'histoire actuelle comme pure hétérogénéité, différence aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont l'efïectivité est indécidable. C'est en tout cas l'esprit politique dans lequel l'analyse qui suit a été élaborée: avancer la conception d'une nouvelle norme culturelle systématique et de sa reproduction afin de mieux réfléchir aux formes de politique culturelle radicale qui seraient les plus efficaces aujourd'hui. Cette exposition abordera tour à tour les éléments suivants, constitutifs du postmodemisme : " I Tout d'abord, une dephthlesmess, une nouvelle superficialité qui trouve ses prolongements dans la « théorie » contemporaine et dans une toute nouvelle culture de l'image, du simulacre;

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II Ensuite, l'affaiblissement de l'historicité qui en résulte, tant dans notre relation à l'Histoire publique que dans les nouvelles formes de temporalité privée, dont la structure « schizophrène » (suivant Lacan) déterminera de nouveaux types de syntaxe ou relations syntagmatiques dans le domaine des arts les plus temporels ; III Une tonalité émotionnelle fondamentale d'un nouveau genre - ce que j'appellerai « intensités » - et que l'on saisira mieux en revenant aux anciennes théories du sublime; IV Les relations profondes et constitutives que tous ces éléments entretiennent avec les nouvelles technologies, elles-mêmes figures d'un nouveau système économique mondial ; Et enfin, après une brève analyse des mutations postmodernistes dans l'expérience vécue de l'espace bâti (V), quelques réflexions (VI) sur la mission de l'art politique dans ce nouvel espace mondial déroutant du capitalisme tardif ou multinational.

I Nous commencerons par l'une des œuvres canoniques du haut modernisme dans le domaine des arts plastiques, les célèbres souliers du paysan de Van Gogh, un exemple qui n'a pas, comme vous pouvez vous en douter, été choisi au hasard ni innocemment. Je vais proposer deux façons d'interpréter ce tableau, chacune d'entre elle opérant une reconstruction de la perception, de la réception de cette oeuvre dans un processus à deux niveaux ou à double détente. Je souhaite tout d'abord préciser que, si l'on ne veut pas ramener cette image abondamment reproduite à un rang purement décoratif, il nous faut reconstruire la situation initiale d'où naquit l'œuvre achevée. À défaut de restituer cette situation - qui s'est volatilisée dans le passé - cette peinture restera un objet inerte, un produit fini réifié impossible à saisir comme acte symbolique en soi, comme praxis et comme production. Ce dernier terme laisse penser qu'une des façons de reconstruire

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Vincent Van Gogh, Paire de souliers, 1886

la situation initiale à laquelle répond cette œuvre, d'une certaine manière, est de s'attacher aux matériaux bruts, au contenu premier que cette peinture affronte, retravaille, transforme et s'approprie. Chez Van Gogh, je vais proposer de prendre comme contenu originel, comme matériaux bruts initiaux, simplement l'objet-monde de la misère rurale, de l'âpre pauvreté des campagnes, et de tout ce monde humain rudimentaire de l'harassant labeur paysan, un univers réduit à son état le plus brutal et menacé, primitif et marginalisé. Dans ce monde, les arbres fruitiers sont de vieux bouts de bois épuisés sortant d'un sol pauvre ; les villageois sont usés jusqu'aux os, caricatures de

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quelque typologie ultime et grotesque des caractères humains fondamentaux. Comment se fàit-il alors que chez Van Gogh des pommiers explosent en une surface hallucinatoire de couleurs pendant que ses stéréotypes villageois se retrouvent tout d'un coup crûment recouverts de nuances de rouge et de vert? Je suggérerai brièvement que, dans cette première option interprétative, la transformation violente et délibérée d'un terne objet-monde paysan en une matérialisation des plus éclatantes de purs coloris de peinture à l'huile, doit être comprise comme un geste utopique, un acte de compensation qui finit par donner naissance à un nouveau royaume utopique des sens, ou du moins de ce sens suprême - la vue, le visuel, l'œil - qu'il reconstitue pour nous maintenant en un espace semi-autonome en soi, élément d'une nouvelle division du travail dans le corps du capital, d'une nouvelle fragmentation du sensorium émergent qui reproduit les spécialisations et les divisions de la vie capitaliste en même temps qu'il leur cherche, précisément dans cette fragmentation, une compensation utopique désespérée. Une seconde interprétation de Van Gogh est certainement difficile à ignorer quand nous observons cette peinture-là, et c'est l'analyse centrale qu'en fait Heidegger dans Der Urspung des Kustwerkes (L'origine de l'œuvre d'art), qui s'organise autour de l'idée que l'œuvre d'art naît dans la faille, l'écart entre la Terre et le Monde d'un côté, ce que je préférerais traduire comme la matérialité dénuée de signification du corps et de la nature, et, de l'autre, la signification dont sont doués l'histoire et le social. Nous reviendrons plus tard sur cet écart, cette faille : je me contenterai de rappeler quelques-unes des phrases célèbres qui modèlent le processus par lequel ces chaussures de paysans désormais illustres re-créent lentement autour d'elles tout l'objet-monde manquant qui constitua autrefois leur contexte vécu. «À travers ces chaussures, écrit Heidegger, passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal ». « Ce produit, poursuit-il, appartient à la terre et il est à l'abri dans le monde de la paysanne. La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que ce produit, la paire de souliers du paysan, est en vérité... Cet étant fait apparition dans l'éclosion de son être3», par le biais de la médiation de l'œuvre d'art, qui entraîne le monde et la terre absents

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à se révéler autour d'elle-même, avec le pas lourd de la paysanne, l'isolement du chemin de terre, la cabane dans la clairière, les instruments de travail usés et cassés dans les sillons et dans le foyer. La contribution de Heidegger doit être complétée en insistant sur la matérialité renouvelée de l'œuvre, sur la transformation d'une forme de matérialité - la terre, ses chemins et ses objets matériels - en cette autre matérialité, celle de la peinture, affirmée et mise en avant pour elle-même et pour ses plaisirs visuels propres, mais tout en restant néanmoins suffisamment plausible. En tout cas, ces deux lectures peuvent être qualifiées d'herméneutiques, dans le sens où l'œuvre dans sa forme objectale inerte est considérée comme un indice, un symptôme d'une réalité plus vaste qui la remplace pour en constituer l'ultime vérité. Il nous faut maintenant regarder d'autres souliers et il est agréable de faire appel pour cela à une œuvre récente de la figure majeure de l'art contemporain. À l'évidence, le tableau Diamond Dust Shoes d'Andy Warhol ne nous parle plus avec l'immédiateté des chaussures de Van Gogh ; en fait, je serais même tenté de dire qu'il ne nous parle, en réalité, pas du tout. Rien dans cette peinture ne ménage ne serait-ce qu'une petite place au regardeui qui se retrouve face à elle au détour du couloir d'un musée ou d'une galerie comme face à la contingence d'un objet naturel inexplicable. Pour ce qui est du contenu, nous avons affaire à ce que nous qualifierions aujourd'hui de fétiches aux sens freudien et marxien du terme (Derrida remarque quelque part, au sujet de la Paar Bauemschuhe de Heidegger, que les chaussures de Van Gogh sont une paire hétérosexuelle, ce qui n'autorise ni la perversion, ni la fétichisation). Ici, nous avons une collection aléatoire d'objets inertes regroupés sur la toile comme autant de navets, aussi dépouillés de leur monde vécu antérieur que la pile de chaussures qui nous reste d'Auschwitz, ou les décombres et traces témoignant d'un incendie incompréhensible et tragique dans une boîte de nuit bondée. Il n'y a par conséquent chez Warhol aucun moyen de compléter le geste herméneutique et de restituer à ces articles dépareillés tout ce contexte vécu plus large que seraient la boîte de nuit ou le bal, l'univers de la mode jet-set ou des magazines de luxe. Et cela devient encore plus paradoxal à la lumière d'un élément biographique :

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Andy Warhol, Diamond dust shoes, 1980

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Warhol commença sa carrière artistique comme illustrateur commercial pour des collections de chaussures et comme concepteur de vitrines où figuraient nombre d'escarpins et mules de toutes sortes. On serait même tenté de soulever ici - bien trop prématurément - une des questions centrales du postmodernisme et de ses possibles dimensions politiques: le travail d'Andy Warhol tourne en fait principalement autour de la marchandisation, et les grands panneaux couverts de reproductions de la bouteille de Coca-Cola ou de la boîte de soupe Campbell qui mettent explicitement au premier plan le fétichisme de la marchandise de la transition vers le capital tardif, devraient constituer de puissantes déclarations politiques et critiques. S'ils ne le sont pas, il faudra certainement chercher à savoir pourquoi et se mettre à réfléchir un peu plus sérieusement aux possibilités d'un art politique ou critique dans la période postmodeme du capital tardif. Mais il existe entre les moments haut moderniste et postmoderniste, entre les souliers de Van Gogh et les souliers d'Andy Warhol, d'autres différences significatives sur lesquelles nous devons rapidement nous arrêter. La première, et la plus évidente, est l'émergence d'un nouveau type de platitude, d'absence de profondeur, un nouveau genre de superficialité au sens le plus littéral du terme, et c'est peut-être la caractéristique formelle suprême de tous les postmodemismes auxquels nous aurons l'occasion de revenir dans de nombreux autres contextes. Il nous faudra ensuite nous confronter au rôle de la photographie et du négatif photographique dans l'art contemporain de ce genre; c'est précisément cela qui confère un caractère morbide à l'image de Warhol, dont l'élégance glacée de radiographie mortifie l'œil réifié du spectateur d'une façon qui semblerait, par son contenu, n'avoir aucun rapport avec la mort, l'obsession de la mort ou l'angoisse de la mort. Tout se passe en fait comme si nous avions ici affaire à l'inversion du geste utopique de Van Gogh : dans l'œuvre la plus ancienne, un monde sinistré est, par quelque décret nietzschéen, par un acte de la volonté, transformé en une stridence de couleur utopique. Ici, au contraire, c'est comme si la surface externe et colorée des choses - altérées et viciées par avance par leur assimilation à de

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brillantes images publicitaires - avait été décapée pour faire apparaître le mortel substrat noir-et-blanc du cliché qui les sous-tend. Bien que cette sorte de mort du monde des apparences soit devenue la thématique de certains travaux de Warhol, notamment dans les séries sur les accidents de la circulation ou la chaise électrique, ce n'est désormais plus, à mon avis, une question de contenu mais celle d'une mutation plus fondamentale dans l'objet-monde - devenu un ensemble de textes, de simulacres - et dans la disposition du sujet. Tout cela m'amène maintenant à développer une troisième caractéristique que j'appellerai le déclin de l'affect dans la culture postmoderne. II serait bien sûr inexact de prétendre que tout affect, tout sentiment, toute émotion, toute subjectivité a disparu de la nouvelle image. On constate en effet une sorte de retour du refoulé dans Diamond Dust Shoes, une ivresse étrange, compensatrice et décorative, clairement indiquée par le titre lui même, qui renvoie bien entendu au scintillement de la poussière d'or, ce pailletage de sable doré qui scelle la surface la peinture et continue pourtant de nous jeter ses éclats. Pensez aux fleurs magiques de Rimbaud « qui se retournent vers vous» ou à l'archaïque torse grec de Rilke dont les augustes yeux lancent des éclairs prémonitoires intimant au sujet bourgeois de changer sa vie; ici rien de ce genre dans la frivolité gratuite de cette dernière couche décorative. Dans un article intéressant sur la version italienne du présent essai 4, Remo Ceserani développe ce fétichisme du pied pour en proposer une image quadripartite qui ajoute à l'expressivité ouvertement « moderniste » des chaussures de Van Gogh-Heidegger le pathos « réaliste » de Walker Evans et James Agee (étrange que le pathos nécessite ainsi une équipe!) ; tandis que ce qui ressemblait chez Warhol à un assortiment fortuit d'accessoires de mode d'antan revêt, chez Magritte, la réalité charnelle du membre humain, qui devient alors plus fantasmatique que le cuir sur lequel il est imprimé. Cas unique parmi les surréalistes, Magritte survécut au monumental changement qui conduisit du moderne au postmoderne, devenant même en cours de route une sorte d'emblème postmoderne : l'inquiétante étrangeté de la forclusion lacanienne, sans l'expression. Le schizophrène idéal est en effet

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Walker Evans, floyd Burroughss Work Shots, 1936

assez facile à satisfaire, à condition toutefois de brandir un présent éternel devant ses yeux qui contemplent avec une égale fascination une vieille chaussure ou le mystère organique de la croissance obstinée de l'ongle de l'orteil humain. À partir de là, Ceserani n'a pas volé son cube sémiotique : RÉALISME MAGIQUE l'orteil préhensile TRAVAIL

JEU

TRANSFORMATION

OISIVETÉ

Van Gogh

Warhol SOUFFRANCE

INDIFFÉRENCE PHOTOGRAPHIE rides sur le visage

LE RÉALISME DE L'ANCIEN TEMPS

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René Magritte, Le Modèle rouge, 1935

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Cependant, il sera peut-être plus facile pour commencer d'aborder le déclin de l'affect par le biais de la figure humaine, et il est évident que ce que nous avons dit de la marchandisation des objets chez Warhol est tout aussi valable pour ses sujets humains: des stars - comme Marilyn Monroe sont elles-mêmes marchandisées et transformées en leur propre image. Ici aussi, un retour un peu brutal à l'ancienne période du haut modernisme offre en raccourci une spectaculaire parabole de cette transformation. Le Cri, la peinture d'Edvard Munch, constitue bien sûr l'expression canonique des grandes thématiques modernistes : l'aliénation, l'anomie, la solitude, la fragmentation sociale, et l'isolement, emblème quasiment programmatique de ce que l'on a appelé l'ère de l'angoisse. Nous le considérerons ici comme une incarnation non pas simplement de l'expression de ce type d'affects mais aussi, et peut-être plus encore, de la quasi déconstruction de l'esthétique de l'expression en tant que telle, qui semble avoir largement dominé ce que nous appelons le haut modernisme mais paraît avoir disparu dans l'univers postmoderne - pour des raisons aussi bien pratiques que théoriques. Le concept même d'expression présuppose en effet une séparation au sein du sujet, et, corrélativement, toute une métaphysique de l'intérieur et de l'extérieur, de la souffrance muette au sein la monade et du moment où, de façon souvent cathartique, cette « émotion » est alors projetée vers l'extérieur et extériorisée comme geste ou cri, comme communication désespérée et dramatisation externe du sentiment interne. Il est peut-être maintenant temps de dire un mot de la théorie contemporaine qui s'est vue, entre autres choses, confiée la mission de critiquer et discréditer ce modèle herméneutique de l'intérieur et de l'extérieur et de stigmatiser de tels modèles comme idéologiques et métaphysiques. Mais j'avancerai que ce qu'on appelle aujourd'hui théorie contemporaine - ou, mieux encore, discours théorique - constitue aussi, très précisément, un phénomène postmoderniste. Il serait par conséquent incohérent de défendre la vérité de ses aperçus théoriques dans une situation où le concept même de "vérité" est un élément du bagage métaphysique que le poststructuralisme cherche à abandonner. Ce que nous pouvons au

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Edvard Munch, Le Cri, 1893

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moins avancer, c'est que la critique poststructuraliste de l'herméneutique, de ce que je qualifierai sous peu de modèle de la profondeur, nous est utile à titre de symptôme fort significatif de la culture postmoderniste qui constitue précisément notre sujet. Nous pouvons dire, un peu rapidement, qu'à côté du modèle herméneutique de l'intérieur et de l'extérieur que développe la peinture de Munch, au moins quatre autres modèles fondamentaux de la profondeur ont été, d'une façon générale, répudiés par la théorie contemporaine : (1) le modèle dialectique de l'essence et de l'apparence (avec toute une gamme de concepts liés à l'idéologie ou la fausse conscience qui tend à l'accompagner); (2) le modèle freudien du latent et du manifeste, ou du refoulement (qui est bien sûr la cible de La Volonté de savoir (L'histoire de la sexualité}, le pamphlet programmatique et symptomatique de Michel Foucault); (3) le modèle existentiel d'authenticité et d'inauthenticité dont les thématiques héroïques ou tragiques sont intimement liées à cette autre grande opposition entre aliénation et désaliénation, également victime de la période post-structurale ou postmoderne ; et (4), plus récemment, la grande opposition sémiotique entre signifiant et signifié, qui fut rapidement désarticulée et déconstruite au cours de son bref âge d'or dans les années soixante et soixante-dix. Ces modèles de la profondeur sont en grande partie remplacés par une conception des pratiques, des discours et du jeu textuel dont nous examinerons plus loin les nouvelles structures syntagmatiques : je me contenterai pour le moment de faire observer qu'ici aussi, la profondeur est remplacée par la surface, ou de multiples surfaces (ce qu'on appelle souvent intertextualité n'est plus, dans ce sens, une question de profondeur). Cette absence de profondeur n'est pas non plus purement métaphorique : peut en faire l'expérience physique et «littérale» quiconque gravit ce qui était le Bunker Hill de Raymond Chandler à partir des grands marchés Chicanos sur Broadway et la Quatrième Rue dans le centre de Los Angeles et se retrouve tout à coup face à l'immense façade autoportée du Wells Fargo

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Skidmore, Owings & Merrill LLP, Wells Fargo Court, Los Angeles, 1983

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Court (Skidmore, Owings et Merrill) - une surface qu'aucun volume ne semble soutenir, et dont le volume putatif (rectangulaire ? trapézoïdal ?) est totalement indéterminable par le seul regard. Ce grand voile de fenêtres dont la bi-dimensionnalité défie la gravité transforme un instant la terre ferme sur laquelle nous nous tenons en contenus de stéréopticon, formes plates se profilant ici et là autour de nous. L'effet visuel est le même de tous les côtés: aussi prophétique que le grand monolithe de 2001 de Stanley Kubrick qui défie ceux qui le regardent comme une destinée énigmatique, un appel à une mutation dans l'évolution. Si ce nouveau centre-ville multinational a effectivement fait disparaître l'ancien tissu urbain dégradé dont il a violemment pris la place, ne peut-on dire quelque chose de semblable de la façon dont cette étrange et nouvelle surface, par son côté péremptoire, rend d'une certaine manière archaïques et vains nos anciens systèmes de perception de la ville, sans toutefois en proposer d'autres à leur place? Revenons maintenant une dernière fois au tableau de Munch : il semble évident que Le Cri met, subtilement mais minutieusement, hors circuit sa propre esthétique de l'expression tout en y restant emprisonné. Son contenu gestuel met d'ores et déjà en évidence son propre échec dans la mesure où le monde de la sonorité, le cri, la vibration brute de la gorge humaine, est incompatible avec son médium (ce que souligne, dans l'œuvre, l'absence d'oreille de l'homoncule). Pourtant le cri absent revient, pour ainsi dire, dans une dialectique de boucles et de spirales, décrivant des cercles toujours plus serrés autour de cette expérience encore plus absente de l'atroce solitude et de l'angoisse que le cri lui-même cherchait à « exprimer». Ces boucles viennent s'inscrire sur la surface peinte sous forme de grands cercles concentriques où la vibration sonore devientfinalementvisible, comme sur la surface d'un plan d'eau, dans une régression à l'infini qui se déploie depuis le souffrant jusqu'à constituer la véritable géographie d'un univers où la douleur parle et vibre maintenant à travers la matière du soleil couchant et du paysage. Le monde visible devient alors le mur de la monade sur lequel ce « cri à travers la nature «(selon les mots de Munch5) est enregistré et transcrit: on pense à ce personnage de Lautréamont qui, ayant grandi enfermé dans une

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membrane scellée et silencieuse, la déchira de son cri en prenant conscience de la monstruosité de la divinité, rejoignant par là même le monde du son et de la souffrance. Tout cela nous amène à une hypothèse historique plus générale, à savoir, que des concepts tels que l'angoisse et l'aliénation (et les expériences auxquelles ils correspondent comme dans Le Cri) n'ont plus de pertinence dans le monde du postmoderne. Les grandesfiguresde Warhol (Marylin et Edie Sedgewick), les cas célèbres de bumoutti d'autodestruction de la fin des années soixante et les grandes expériences dominantes de la drogue et de la schizophrénie semblent n'avoir plus grand chose en commun ni avec les hystériques et les névrotiques de l'époque de Freud ni avec ces expériences canoniques d'isolement radical et de solitude, d'anomie, de révolte privée, de folie à la Van Gogh, qui dominèrent la période du haut modernisme. On peut caractériser ce déplacement dans la dynamique de la pathologie culturelle comme le remplacement de l'aliénation du sujet par sa fragmentation. Inévitablement, ces termes rappellent l'un des thèmes les plus à la mode dans la théorie contemporaine, celui de la «mort» du sujet lui-même - la fin de la monade autonome bourgeoise, du moi, de l'individu - et l'insistance corrélative, que ce soit à titre de nouvel idéal motal ou à titre de description empirique, sur le décentrement de ce sujet ou de ce psychisme auparavant centré. (Parmi les deux formulations possibles de cette notion - la formulation historiciste, selon laquelle le sujet centré, qui existait autrefois dans la période du capitalisme classique et de la famille nucléaire, s'est aujourd'hui dissout dans le monde de la bureaucratie organisationnelle ; et la position poststructuraliste plus radicale selon laquelle, pour commencer, un tel sujet n'a jamais existé et constitue une sorte de mirage idéologique - j'inclinerai pour ma part nettement pour la première, la seconde devant de toute façon prendre en compte quelque chose de l'ordre d'une «réalité de l'apparence»). Nous devons toutefois ajouter que le problème de l'expression est lui-même intimement lié à une conception du sujet en tant que contenant de type monadique, au sein duquel les choses ressenties sont ensuite exprimées par une projection vers l'extérieur. Mais il nous faut maintenant déterminer

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dans quelle mesure la conception haut moderniste d'un style unique, avec ses idéaux collectifs d'avantgarde ou d'avant-gardisme, résiste ou disparaît avec l'ancienne notion (ou expérience) du sujet dit centré. Ici encore, la peinture de Munch se présente comme une réflexion complexe sur cette situation compliquée : elle nous montre que l'expression nécessite la catégorie de la monade individuelle, mais elle nous montre aussi le lourd tribut à payer pour cette condition préalable, dramatisant le malheureux paradoxe qui veut que lorsque vous faites de votre subjectivité individuelle un domaine auto-suffisant, un monde clos, vous vous fermez à tout le reste et vous condamnez à la solitude gratuite de la monade, enterré vivant et voué à une prison sans issues. Le postmodernisme marque sans doute la fin de ce dilemme et le remplace par un nouveau. Lafindu moi bourgeois, ou monade, entraîne certainement avec elle la fin des psychopathologies de ce moi - ce que j'ai appelé le déclin de l'afFect. Mais il signifie aussi la fin de beaucoup plus - par exemple, la fin du style, au sens de l'unique et du personnel, la fin du coup de pinceau caractéristique et distinctif (comme le symbolise l'émergence du primat de la reproduction mécanique). Quant à l'expression et aux sentiments, ou émotions, la libération par rapport à l'ancienne anomie du sujet centré dans la société contemporaine peut également signifier non seulement une libération par rapport à l'angoisse mais aussi une libération par rapport aux sentiments de toutes sortes, puisqu'il n'existe plus de moi présent pour produire le sentiment. Ce qui ne veut pas dire que les produits culturels de l'ère postmoderne sont totalement dépourvus de sentiments, mais plutôt que ces sentiments - qu'il serait peut-être mieux et plus précis d'appeler « intensités », suivant J.F. Lyotard - flottent désormais, libres d'attache et impersonnels, et tendent à se voir dominés par un genre particulier d'euphorie, question sur laquelle nous reviendrons par la suite. Toutefois, dans le contexte plus restreint de la critique littéraire, le déclin de l'affect pourrait bien apparaître également comme le déclin des grandes thématiques modernistes du temps et de la temporalité, des mystères élégiaques de la durée et de la mémoire (à comprendre comme une catégorie

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de la critique littéraire associée aussi bien au haut modernisme qu'aux œuvres elles-mêmes). Pourtant, on nous a souvent répété que nous habitions désormais le synchronique plutôt que le diachronique, et je pense que l'on peut soutenir, au moins empiriquement, que notre vie quotidienne, notre expérience psychique, nos langages culturels, sont aujourd'hui dominés par les catégories de l'espace plutôt que par les catégories du temps comme c'était le cas dans la période précédente du haut modernisme6.

II La disparition du sujet individuel et sa conséquence formelle, l'indisponibilité croissante du style personnel, engendrent la pratique aujourd'hui quasi universelle de ce qu'on appelle le pastiche. Ce concept de pastiche, que nous devons à Thomas Mann (dans Docteur Faustus), qui le devait, pour sa part, à l'important travail d'Adorno sur les deux voies de l'expérimentation musicale avancée (la planification innovante de Schoenberg et l'éclectisme irrationnel de Stravinsky), est à distinguer nettement de l'idée, plus accessible, de parodie. Il est certain que la parodie a trouvé un terrain fertile dans les idiosyncrasies des modernes et de leurs styles « inimitables » : la longue phrase faulknérienne, par exemple, avec ses gérondifs à perdre haleine ; chez Lawrence, l'imagerie de la nature ponctuée de rugueuses expressions familières ; chez Wallace Stevens, l'hypostase invétérée de parties non substantives du discours (« les complexes dérobades de comme ») ; dans Malher, les chutes soudaines et fatales (mais finalement prévisibles) du grand pathos orchestral sur la sentimentalité rustique de l'accordéon ; chez Heidegger, l'usage solennel et méditatif de la fausse étymologie comme mode de «preuve»... Tous ces traits nous frappent par ce qu'ils ont de caractéristiques, dans la mesure où ils s'écartent ostensiblement d'une norme qui se réaffirme ensuite, pas nécessairement de façon hostile, par une imitation, une mimique systématique de leurs excentricités délibérées.

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Et pourtant, dans le saut dialectique de la quantité à la qualité, l'explosion de la littérature modeme dans une foule de styles et de maniérismes personnels et distincts a été suivie d'une fragmentation linguistique de la vie sociale, au point que la norme elle même s'en est trouvée éclipsée, réduite à un discours médiatique neutre et réifié (bien loin des aspirations utopiques des inventeurs de l'Espéranto ou de l'Anglais Fondamental), qui n'est alors plus qu'un idiolecte parmi beaucoup d'autres. Les styles modernistes deviennent par là même des codes postmodernistes. Et que l'ahurissante prolifération actuelle des codes sociaux, démultipliés dans les jargons professionnels et spécialisés (mais aussi dans les signes d'affirmation d'adhésion à une ethnie, un genre, une race, une religion ou une classe sociale), soit également un phénomène politique, le problème de la micropolitique le met suffisamment en évidence. Si, autrefois, les idées d'une classe dominante constituaient l'idéologie dominante (ou hégémonique) de la société bourgeoise, aujourd'hui les pays capitalistes avancés sont désormais le champ d'une hétérogénéité stylistique et discursive sans norme. Des maîtres sans visage continuent d'influer sur les stratégies économiques qui conditionnent nos existences, mais ils n'ont plus besoin d'imposer leur discours (ou ne sont désormais plus en mesure de le faire) ; et la condition post-littéraire du monde capitaliste tardif ne reflète pas seulement l'absence de tout grand projet collectif mais aussi l'indisponibilité de l'ancienne langue nationale. Dans cette situation, la parodie se retrouve sans objet et sans vocation j elle a vécu, et le pastiche, cette chose étrange et nouvelle, vient peu à peu prendre sa place. À l'instar de la parodie, le pastiche est l'imitation d'un style idiosyncrasique, particulier ou unique, le port d'un masque linguistique, la parole dans une langue morte. Mais il s'agit d'une pratique neutre de l'imitation, de la mimique, sans aucune des arrière-pensées de la parodie, amputée de l'élan satirique, dépourvue du rire et de la conviction que subsiste encore, à côté du parler anormal que vous avez emprunté momentanément, une saine normalité linguistique. Ainsi le pastiche constitue-t-il une parodie vide, blanche, une statue aux prunelles aveugles : il est à la parodie ce que la pratique d'une espèce d'ironie vide, cette autre

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idée moderne, intéressante et historiquement originale, est à ce que Wayne Booth appelait «les ironies stables» du XVIII' siècle. Par conséquent, il semblerait bien que le diagnostic prophétique d'Adorno se soit confirmé, bien que négativement : ce n'est pas Schoenberg (dont il avait entrevu la stérilité du système fini) mais Stravinsky qui est le véritable précurseur de la production culturelle postmoderne. Car, avec l'effondrement de l'idéologie haut-moderniste du style - qui est aussi unique et reconnaissable que vos empreintes digitales, aussi incomparable que votre corps (la source même de l'invention et de l'innovation stylistiques, pour Roland Barthes dans ses premiers textes) - , les producteurs culturels ne peuvent plus se tourner vers autre chose que le passé : l'imitation de styles morts, un discours qui emprunte tous les masques et toutes les voix emmagasinés dans le musée imaginaire d'une culture désormais mondiale. Cette situation détermine de manière évidente ce que les historiens de l'architecture appellent «historicisme», c'est-à-dire la cannibalisation aveugle de tous les styles du passé, le jeu de l'allusion stylistique aléatoire, et, de façon générale, le primat croissant de ce qu'Henry Lefebvre a appelé le « néo ». Cette omniprésence du pastiche n'est toutefois pas incompatible avec un certain humour, ni détachée de toute passion : elle est en tout cas compatible avec l'addiction - cet appétit historiquement original des consommateurs pour un monde transformé en pures images de lui-même, pour les pseudoévénements et les «spectacles» (le mot des situationnistes). C'est à ces objets que nous pouvons réserver la conception platonicienne du «simulacre», la copie à l'identique d'un original qui n'a jamais existé. Il n'est pas étonnant que la culture du simulacre naisse dans une société où la valeur d'échange s'est généralisée au point d'effacer le souvenir même de la valeur d'usage, une société dont Guy Debord avait noté dans une phrase extraordinaire qu'en elle «l'image est devenue la forme ultime de réification de la marchandise. » (La Société du spectacle). On peut donc s'attendre à ce que la nouvelle logique spatiale du simulacre ait un impact énorme sur ce qui fut longtemps le temps historique. Le passé est de ce fait lui-même modifié : ce qui était autrefois, dans le roman

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historique tel que le définit Lukàcs, la généalogie organique du projet collectif bourgeois (ce qui constitue toujours, pour l'historiographie rédemptrice d'un E.P. Thompson et d'une «histoire orale» américaine, en vue de la résurrection de générations anonymes réduites au silence, la dimension rétrospective indispensable à toute réorientation vitale de notre avenir collectif) est entre-temps devenue une immense accumulation d'images, un vaste simulacre photographique. Le puissant slogan de Guy Debord convient aujourd'hui encore mieux à la « préhistoire » d'une société privée de toute historicité, une société dont le passé putatif n'est guère plus qu'un ensemble de spectacles poussiéreux. En fidèle conformité à la théorie linguistique poststructuraliste, le passé comme «réfèrent» se trouve progressivement mis entre parenthèses, puis totalement effacé, ne nous laissant que des textes. Il ne faudrait pas pourtant croire que ce processus s'accompagne d'indifférence : au contraire, la remarquable intensification actuelle de l'addiction à l'image photographique constitue en elle-même un symptôme tangible d'un historicisme omniprésent, omnivore et presque libidinal. Comme je l'ai déjà fait observer, les architectes utilisent ce mot (excessivement polysémique) pour qualifier l'éclectisme complaisant de l'architecture postmoderne, qui cannibalise sans ordre et sans principe, mais non sans brio, les styles architecturaux du passé et les allie dans des assemblages surexcitants. Qualifier une telle fascination de «Nostalgie» n'apparaît pas parfaitement satisfaisant (en particulier quand on songe à la douleur d'une nostalgie véritablement moderniste pour un passé inaccessible sauf par l'esthétique), ce mot oriente toutefois notre attention sur une manifestation, nettement plus généralisée culturellement, de ce processus dans l'art et le goût commerciaux, à savoir : le cinéma dit de nostalgie (la mode rétro, comme l'appellent les Français). Les films de nostalgie restructurent entièrement la question du pastiche et la projettent sur un plan social et collectif, où la tentative désespérée de s'approprier un passé manquant se retrouve réfractée dans la loi d'airain du changement de mode et de l'idéologie émergente de la génération. Le film

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inaugural de ce nouveau discours esthétique, American Graffiti de George Lucas (1973), se propose, comme tant d'autres s'y sont efforcés par la suite, de restituer la réalité perdue, et désormais fascinante, de l'ère Eisenhower; et l'on tend à penser que, au moins pour les Américains, les années cinquante demeurent de manière privilégiée l'objet perdu du désir7 - et cela ne vise pas uniquement la stabilité et la prospérité d'une paxamericana mais également cette innocence originelle et naïve d'une contreculture qui fut celle des débuts du rock'n roll et des bandes d'ados. Rumble Fish (Rusty James) de Coppola deviendra, par la suite, le chant funèbre de leur disparition, toutefois filmée de façon contradictoire, dans le style d'un véritable film de nostalgie. Après cette percée initiale, d'autres époques générationnelles s'ouvrent à la colonisation esthétique : en témoigne la récupération esthétique des années trente américaines dans Chinatown de Polanski, et italiennes dans Le Conformiste de Bertolucci. Plus intéressantes, et plus problématiques, sont ces tentatives extrêmes de faire le siège, à travers ce nouveau discours, aussi bien de nos propres présent et passé récent que d'une histoire plus lointaine qui échappe à la mémoire de l'existence individuelle. Face à ces tout récents objets - notre présent social, historique et existentiel, et le passé en tant queréfèrent- , il apparaît de manière spectaculaire qu'il y a incompatibilité entre le langage artistique de la «nostalgie» postmoderniste et une historicité véritable. Cette contradiction propulse toutefois ce mode vers une nouvelle inventivité formelle, complexe et intéressante ; étant entendu que le film de nostalgie n'a jamais été lié à la question un peu démodée de la «représentation» d'un contenu historique, mais qu'il aborde au contraire le «passé» par le biais de la connotation stylistique, véhiculant une «passéité» par le vernis de l'image, et la «trentité» des année trente ou la «cinquantité» des années cinquante par les attributs de la mode (suivant en cela la prescription de Roland Barthes dans Mythologies, qui voyait dans la connotation le pourvoyeur d'imaginaire et d'idéalités stéréotypées : la «Sinité», par exemple, comme «concept» de la Chine à la Disney-EPCOT). Cette colonisation imperceptible du présent par le mode nostalgique est sensible dans le film élégant de Lawrence Kasdan, La Fièvre au corps (Body

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Heart), qui se déroule dans une petite ville de la Floride contemporaine à quelques heures de route de Miami, lointain remake adapté à la «société d'abondance» du film de James M. Cain, Assurance sur la mort (Double Indemnity). Le mot remake est pourtant anachronique dans la mesure où notre conscience de la préexistence d'autres versions (d'anciennes adaptations cinématographiques du roman ou le roman lui-même) est désormais une partie intégrante et essentielle de la structure du film : en d'autres termes, nous sommes à présent dans l'«intertextualité», aussi bien en tant que caractéristique constitutive et délibérée de l'effet esthétique qu'en tant qu'opérateur d'une nouvelle connotation de la « passéité» et de la profondeur pseudo-historique, dans laquelle l'histoire des styles esthétiques remplace l'histoire «réelle». Dès le début du film, toute une batterie de signes esthétiques commence à mettre l'image officiellement contemporaine à distance de nous dans le temps : les caractères typographiques art déco du générique, par exemple, servent à programmer immédiatement le spectateur sur le mode de réception «nostalgique» approprié (la citation art déco a pratiquement la même fonction dans l'architecture contemporaine, ainsi, le remarquable Eaton Centre de Toronto8). Parallèlement, des allusions complexes (mais purement formelles) à l'institution même du star-system activent un jeu de connotations quelque peu différent. William Hurt, qui joue le rôle principal, appartient à cette nouvelle génération de « stars » de cinéma dont le statut se distingue notablement de la précédente génération de superstars masculines, comme Steve McQueen ou Jack Nicholson (ou même, auparavant, Marlon Brando), sans parler des premiers moments de l'évolution de l'institution de star. Les acteurs vedettes de la génération immédiatement précédente donnaient corps à leurs différents rôles en projetant et en utilisant leur personnalité hors écran, que le public connaissait bien et qui renvoyait souvent à la rébellion et au non conformisme. Ceux de la génération actuelle continuent d'assumer les fonctions traditionnelles de la célébrité (tout particulièrement la sexualité) mais font montre de la plus parfaite absence de «personnalité» telle qu'on la concevait auparavant et conservent un peu

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de l'anonymat de l'acteur de composition (ce en quoi des comédiens comme Hun atteignent des dimensions de virtuose, dans un genre pourtant très différent de la virtuosité d'un Brando ou d'un Olivier). À présent, cependant, cette «mort du sujet» dans l'institution de la star rend possible tout un jeu d'allusions historiques à des rôles bien plus anciens (dans le cas présent, ceux que l'on associe à Clark Gable) si bien que le style même de l'interprétation peut lui aussi maintenant servir de «connotateur» du passé. En fin de compte, ce cadre a été conçu stratégiquement, et avec une grande ingéniosité, pour éluder la plupart des signaux qui véhiculent normalement la contemporanéïté des États-Unis dans son ère multinationale: le décor de la petite ville permet à la caméra de ne pas montrer le paysage hérissé de tours des années soixante-dix et quatre-vingt (même si la destruction fatale d'anciens bâtiments par des spéculateurs immobiliers est un épisode clé du récit), tandis que l'objet-monde de notre époque (les produits et les appareils dont le style permettrait de dater immédiatement l'image) est soigneusement gommé. Par conséquent, tout dans cefilmconspire à occulter sa contemporanéïté officielle et cherche à donner la possibilité au spectateur de recevoir le récit comme s'il se déroulait dans des années trente éternelles, par de-là le temps historique réel. Cette approche du présent à travers le langage artistique du simulacre, ou du pastiche d'un passé stéréotypé, dote la réalité présente et la transparence de l'histoire présente, du charme et de la distance d'un brillant mirage. Pourtant ce nouveau mode esthétique fascinant a lui-même émergé comme un symptôme complexe du déclin de notre historicité, de notre capacité vécue à faire activement l'expérience de l'histoire. On ne peut par conséquent pas dire qu'elle produit cette étrange occultation du présent par son propre pouvoir formel, mais plutôt qu'elle démontre purement et simplement, par ces contradictions internes, l'énormité d'une situation où nous semblons de plus en plus incapables de façonner des représentations de notre existence actuelle. En ce qui concerne l'«histoire vraie» - objet traditionnel, quelle qu'en soit la définition, de ce qu'on appelait le roman historique - il va être plus éclairant de se tourner maintenant vers cette forme et ce médium

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plus anciens et d'en lire le destin postmoderne dans l'œuvre de l'un des rares romanciers de gauche importants et novateurs écrivant aux États-Unis aujourd'hui, dont les livres se nourrissent de l'histoire au sens le plus traditionnel et semblent, jusqu'à présent, délimiter les moments générationnels successifs de «l'épopée» de l'histoire américaine et passer de l'un à l'autre. Le Ragtime d'E.L. Doctorow s'affiche comme un panorama des deux premières décennies du siècle (comme World's Fairj ; Billy Bathgate, son roman le plus récent, traite, comme Loon Lake, des années trente et de la Grande Dépression, tandis que Le Livre de Daniel (The Book of Daniel) met sous nos yeux, dans une douloureuse juxtaposition, les deux grands moments de l'Ancienne Gauche et de la Nouvelle Gauche, du communisme des années trente et quarante et du radicalisme des années soixante (on peut même dire que le western de ses débuts entre dans ce schéma, et indique, d'une manière moins nette et moins formellement délibérée, la fin de la Frontière dans la dernière partie du XIX' siècle). Le Livre de Daniel n'est pas le seul, parmi ces cinq romans historiques majeurs, à établir un lien narratif explicite entre le présent du lecteur et de l'écrivain, d'une pan, et, d'autre part, une réalité historique plus ancienne qui constitue le sujet de l'œuvre ; l'époustouflante dernière page de Loon Lake, que je ne dévoilerai pas, fait de même mais de façon très différente ; il n'est pas inintéressant de signaler que la première version de Ragtime ' nous plaçait explicitement dans notre propre présent, dans la maison de l'écrivain à New Rochelle, New York, qui devenait tout à coup le lieu de son propre passé (imaginaire) dans les années 1900. Ce détail a été supprimé du texte publié, rompant symboliquement les amarres et laissant le roman libre de flotter dans un nouveau monde du temps historique passé, dont les relations avec nous sont, à vrai dire, problématiques. L'authenticité du geste peut cependant s'apprécier au regard d'une de ces réalités de la vie, évidentes et existentielles, à savoir qu'il ne semble plus exister désormais de relation organique entre l'histoire américaine telle que nous l'apprenons dans les livres d'école et l'expérience vécue de la ville d'aujourd'hui, multinationale, hérissée de tours, en stagflation, ville des journaux et de notre vie quotidienne.

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La crise de l'historicité s'inscrit toutefois symptomatiquement, au sein de ce texte, dans plusieurs autres curieuses caractéristiques formelles. Son sujet officiel est la transition de la politique radicale et ouvrière d'avant la Première Guerre Mondiale (les grandes grèves) au progrès technologique et à la nouvelle production de biens de consommation des années vingt (l'essor de Hollywood et de l'image comme marchandise) : on peut voir comme un moment lié à ce processus l'épisode étrange et tragique de la révolte du protagoniste noir, version interpolée du Michael Kohlhaas de Kleist. Que Ragtimeait un contenu politique et même quelque chose comme un « sens» politique paraît en tout cas évident et a été exprimé de façon experte par Linda Hutcheon : «Trois familles parallèles : celle de l'establishment anglo-américain et celles, en marge, des immigrants européens et des noirs américains. L'action du roman disperse le centre de la première et déplace les marges dans les multiples «centres» du récit, dans une allégorie formelle de la démographie sociale de l'Amérique urbaine. On y trouve de plus une critique des idéaux démocratiques américains à travers la présentation d'un conflit de classe enraciné dans la pauvreté capitaliste et le pouvoir de l'argent. Coalhouse le noir, Houdini le blanc et Tateh l'immigré appartiennent tous à la classe ouvrière, et à cause de cela - et non malgré cela - , sont par là même tous en mesure d'œuvrer à la création de nouvelles formes esthétiques (ragtime, spectacles de music-hall, cinéma). 10 »

Tout est dit sauf l'essentiel, car Linda Hutcheon prête au roman une cohérence thématique admirable dont peu de lecteurs ont pu faire l'expérience en se livrant à l'analyse grammaticale des phrases, trop proches de l'objet verbal pour y découvrir de telles perspectives. Bien sûr, Hutcheon a absolument raison, et c'est ce que le roman aurait voulu dire s'il n'avait pas été un produit postmoderne. Tout d'abord, les objets de représentation, les personnages ostensiblement narratifs sont incommensurables et relèvent pour ainsi dire de substances incomparables, comme l'huile et l'eau Houdini étant un personnage historique, Tateh un personnage defictionet Coalhouse un personnage intertextuel- situation très difficile à inscrire dans une comparaison interprétative de ce genre. En attendant, le thème attribué au roman mérite également un examen minutieux et un peu différent

puisqu'il est possible de le reformuler comme une version classique de « l'expérience de la défaite» de la Gauche au XX* siècle, c'est-à-dire comme une proposition qui rend la dépolitisation du mouvement ouvrier imputable aux médias ou à la culture en général (ce qu'elle appelle ici « nouvelles formes esthétiques»). En fait, c'est là, à mon avis, la toile de fond élégiaque, sinon le sens même de Ragtime, voire du travail de Doctorow en général ; mais alors il nous faut décrire ce roman d'une autre façon, comme l'expression inconsciente et l'exploration associative de cette doxa de gauche, de cette opinion historique, cette quasi-vision imaginaire de «l'esprit objectif». Ce dont une telle description devra prendre acte, c'est du paradoxe selon lequel un roman apparemment réaliste comme Ragtime est en réalité une œuvre non représentationnelle qui combine, dans une sorte d'hologramme, des signifiants fantasmatiques tirés de divers idéologèmes. Cependant mon objectif n'est pas de poser une hypothèse quant à la cohérence thématique de ce récit décentré, mais plutôt de faire exactement le contraire, c'est-à-dire de voir comment ce roman impose un type de lecture qui nous met pratiquement dans l'impossibilité d'en rechercher et d'en thématiser les « sujets » officiels, quiflottentau-dessus du texte, mais ne peuvent être intégrés à notre lecture des phrases. En ce sens, non seulement ce roman résiste à l'interprétation, mais il est organisé, systématiquement et formellement, pour courtcircuiter une interprétation sociale et historique traditionnelle qu'il propose et rétracte indéfiniment. Quand on se souvient que la critique et le rejet théoriques de l'interprétation constituent une composante fondamentale de la théorie poststructuraliste, il est difficile de ne pas en tirer la conclusion que Doctorow a, d'une manière ou d'une autre, délibérément intégré cette tension et cette contradiction dans le flux de ses phrases. Le livre est peuplé de personnages historiques réels (de Teddy Roosevelt à Emma Goldman, d'Harry K. Thaw et Standford White à J. Pierpont Morgan et Henry Ford, sans parler du rôle plus central qu'y joue Houdini) qui interagissent avec une famille fictive, désignée simplement par Père, Mère, Grand Frère et ainsi de suite. Il ne fait aucun doute que, d'une

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manière ou d'une autre, tous les romans historiques, à commencer par ceux de Sir Walter Scott, obligent le lecteur à faire appel à des connaissances historiques antérieures, généralement acquises à l'école dans des manuels d'histoire conçus dans un objectif, quel qu'il soit, de légitimation par telle ou telle tradition nationale - établissant à partir de là une dialectique narrative entre ce que nous « savons » déjà sur, par exemple, le Prétendant et son existence concrète telle qu'elle est dévoilée dans les pages du roman. Mais la démarche de Doctorow paraît beaucoup plus extrême: je soutiendrai que le mode de désignation des deux types de personnages (noms historiques et rôles familiaux avec une majuscule) intervient de façon puissante et systématique pour réifier ces personnages et rendre impossible la réception de leur représentation sans qu'elle soit au préalable interceptée par un savoir, ou une doxa, déjà acquis - chose qui donne au texte une extraordinaire impression de déjà vu et une bizarre familiarité qu'on est tenté d'associer au « retour du refoulé » de Freud dans « L'Inquiétante étrangeté » plutôt qu'à une solide formation historiographique de la part du lecteur. Parallèlement, les phrases du roman dans lesquelles tout cela se passe ont une spécificité propre qui nous permet d'établir une distinction plus concrète entre l'élaboration d'un style personnel par les modernes et ce nouveau type d'innovation linguistique, qui n'est plus du tout personnel mais présente plutôt un lien de parenté avec ce que Barthes appelait, il y a longtemps, «l'écriture blanche». Dans ce roman, Doctorow s'est imposé un rigoureux principe de sélection qui n'admet que des phrases déclaratives simples (mobilisées de façon prépondérante par le verbe «être»). Il n'en résulte toutefois pas vraiment cette simplification condescendante et cette précaution symbolique que l'on trouve dans la littérature pour enfants, mais plutôt une chose plus perturbante, à savoir le sentiment d'une profonde violence souterraine infligée à la langue américaine, qui reste, malgré tout, impossible à détecter empiriquement dans ces phrases parfaitement grammaticales qui composent le livre. D'autres «innovations» techniques plus visibles donnent pourtant un indice de ce qui se passe dans la langue de Ragtime: il est bien connu, par exemple, qu'une grande part des effets

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caractéristiques du roman de Camus L'Étranger trouve son origine dans la décision délibérée de l'auteur de substituer le temps français du passé composé aux temps utilisés d'ordinaire dans la narration". J'avancerai que c'est comme si une chose de cet ordre était à l'œuvre ici : comme si Doctorow avait cherché à produire systématiquement, dans sa langue, l'effet, ou son équivalent, d'un temps verbal du passé que nous ne possédons pas en anglais, c'est-à-dire le prétérit français (ou passé simple, dont le mouvement « perfectif», comme nous l'a enseigné Emile Benveniste, sert à séparer les événements du présent de l'énonciation et à transformer le cours du temps et de l'action en autant d'objets événementiels isolés, complets et finis qui se trouvent eux-mêmes coupés de toute situation présente (même de celle de l'acte de la narration, de l'énonciation d'une histoire). E.L. Doctorow est le poète épique de la disparition du passé radical américain, de la suppression des pratiques et des moments anciens de la tradition radicale américaine : aucun sympathisant de gauche ne peut lire ces splendides romans sans éprouver une détresse poignante, qui constitue un véritable moyen d'affronter au présent nos dilemmes politiques actuels. Ce qui est intéressant d'un point de vue culturel, c'est qu'il a dû traduire ce vaste thème formellement (puisque le déclin du contenu est très précisément son sujet) et, plus encore, qu'il a dû développer son travail au moyen même de cette logique culturelle du postmoderne qui est, elle-même, la marque et le symptôme de ce dilemme. Loon Lake déploie de façon bien plus évidente les stratégies du pastiche (notamment dans sa réinvention de Dos Passos) ; mais Ragtime demeure le monument le plus singulier et stupéfiant érigé à la situation esthétique engendrée par la disparition du référent historique. Ce roman historique ne peut plus se proposer de représenter le passé historique: il ne peut que «représenter» nos idées et nos stéréotypes de ce passé (qui devient par là même aussitôt une «pop histoire»). C'est ainsi que la production culturelle se trouve ramenée dans un espace mental qui n'est plus celui du vieux sujet monadique mais plutôt celui d'un «esprit objectif» collectif dégradé : il ne peut plus regarder directement un monde réel putatif, une reconstruction d'un passé historique qui fut autrefois un présent; au

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contraire, comme dans la caverne de Platon, il doit dessiner nos images mentales de ce passé sur les murs qui le confinent. Si subsiste ici le moindre réalisme, c'est un « réalisme » qui est censé provenir du choc produit par la perception de cet enfermement et la lente prise de conscience d'une situation historique nouvelle et originale où nous nous trouvons condamnés à rechercher l'Histoire au moyen de nos propres «pop images», et nos propres simulacres de cette histoire qui demeure pour toujours hors de portée.

III La crise de l'historicité impose maintenant de revenir sous un autre angle à la question, plus générale, de l'organisation temporelle dans le champ de forces postmoderne, et, en fait, au problème de la forme que le temps, la temporalité et le syntagmatique pourront prendre dans une culture toujours plus dominée par l'espace et la logique spatiale. En effet, si le sujet a perdu la capacité de développer activement ses pro-tensions et ses re-tensions sur la diversité temporelle et d'organiser son passé et son futur dans une expérience cohérente, il devient assez difficile de voir comment les productions culturelles d'un tel sujet pourraient aboutir à autre chose qu'à des « tas de fragments » et à une pratique de l'hétérogène, du fragmentaire arbitraire et de l'aléatoire. Ce sont pourtant très précisément quelques-uns des termes qui sont privilégiés pour analyser la production culturelle postmoderniste (et même pour la défendre, par ses propres apologistes). Il demeure toutefois des traits privatifs dont les formulations les plus substantives portent des noms tels que textualité, écriture ou écrits schizophrènes, et c'est ce sur quoi nous devons maintenant nous pencher brièvement. J'ai trouvé utile ici l'analyse de Lacan sur la schizophrénie, non parce que je pourrais juger d'une quelconque manière de sa pertinence clinique mais principalement parce que - à titre de description plus que de diagnostic - elle me semble offrir un modèle esthétique intéressant12. Je suis évidemment très loin de penser que certains des artistes postmodernistes les plus importants

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(Cage, Ashbery, Sollers, Robert Wilson, Ishmael Reed, Michael Snow, Warhol ou même Beckett) sont des schizophrènes en un quelconque sens clinique. Il n'est pas non plus question de poser un diagnostic « cultureet-personnalité » de notre société et de son art, comme chez les critiques culturels psychologisants et moralisants du genre de Christopher Lasch avec son retentissant La Culture du narcissisme dont je tiens à tenir l'esprit et la méthodologie à distance des présents commentaires: on espère qu'il y a des choses beaucoup plus ravageuses à dire sur notre système social que ne le permet l'utilisation des catégories psychologiques. Très brièvement, Lacan décrit la schizophrénie comme une rupture de la chaîne signifiante, c'est-à-dire de la suite syntagmatique de signifiants concaténés qui constitue un énoncé ou une signification. Je dois omettre l'arrière-plan familial ou psychanalytique plus orthodoxe de cette situation que Lacan transcode dans le langage en décrivant la rivalité oedipienne non pas tant en se rapportant à l'individu biologique, votre rival dans la compétition pour l'attention de la mère, mais plutôt à ce qu'il appelle le Nom-du-Père, l'autorité paternelle considérée alors comme une fonction linguistique13. Sa conception de la chaîne signifiante présuppose principalement un des principes de base (et l'une des grandes découvertes) du structuralisme saussurien, à savoir, qu'une signification n'est pas une relation univoque entre un signifiant et un signifié, entre la matérialité de la langue, un mot ou un nom, et son référent ou son concept. Dans cette nouvelle perspective, la signification est générée par le mouvement de signifiant à signifiant. Ce qu'on appelle en général le signifié - le sens ou le contenu conceptuel d'un énoncé - doit alors être considéré comme un effet de sens, comme ce mirage objectif de signification généré et projeté par les relations des signifiants entre eux. Quand cette relation se rompt, quand les maillons de la chaîne signifiante se brisent, apparaît alors la schizophrénie sous forme de décombres de signifiants distincts et séparés. Une double proposition permet de saisir le lien entre ce type de dysfonctionnement linguistique et le psychisme du schizophrène : en premier lieu, que l'identité personnelle est le produit d'une certaine unification temporelle du passé et

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du futur avec le présent d'un sujet; en second lieu, que cette unification temporelle active est elle-même une fonction du langage, ou, mieux encore, de la phrase, dans la mesure où elle déploie son cercle herméneutique dans le temps. Si nous sommes incapables d'unifier les passé, présent et futur de la phrase, nous sommes alors incapables d'unifier les passé, présent et futur de notre propre expérience biographique, de notre vie psychique. Face à cette rupture de la chaîne signifiante, le schizophrène en est par conséquent réduit à une expérience de signifiants matériels purs, ou, en d'autres termes, à une succession dans le temps de purs présents sans lien entre eux. Nous nous interrogerons sur les conséquences esthétiques d'une telle situation dans un instant, voyons d'abord comment elle peut être ressentie : «Je me souviens très bien du jour où cela m'arriva. J'étais allée me promener seule (nous étions à la campagne en villégiature), comme je le faisais parfois. Tout à coup, un chant en allemand se fit entendre de l'école devant laquelle je passais justement. C'était des enfants qui avaient leur leçon de chant. Je m'arrêtai pour écouter, et c'est à ce moment qu'un sentiment bizarre se fit jour en moi, sentiment difficile à analyser, mais qui ressemblait à tous ceux que j'éprouvai plus tard: l'irréalité. Il me semblait que je ne reconnaissais plus l'école, elle était devenue grande comme une caserne, et tous les enfants qui chantaient me paraissaient être des prisonniers obligés de chanter. C'était comme si le chant et les enfants étaient séparés du reste du monde. À ce même instant, mes yeux perçurent un champ de blé dont je ne voyais pas les limites. Et cette immensité jaune, éclatante sous le soleil, liée au chant des enfants prisonniers dans l'école-caserne en pierre lisse me donna une telle angoisse que je me mis à sangloter. Puis je courus à notre jardin, et je me mis à jouer « pour faire revenir les choses comme tous les jours «. C'est-à-dire, pour rentrer dans la réalité. Ce fut la première fois que les éléments qui devaient plus tard toujours être présents dans mon sentiment d'irréalité se présentèrent: l'immensité sans limite, la lumière éclatante, et le poli, le lisse de la matière."»

Dans notre contexte, cette expérience appelle quelques remarques : premièrement, la rupture de temporalité libère soudainement ce présent du temps de toutes les activités et de toutes les intentionnalités qui pouvaient le viser et en faire un espace de praxis ; ainsi isolé, ce présent-là engloutit subitement le sujet avec une vivacité indescriptible, une matérialité de la perception proprement écrasante, qui met spectaculairement en évidence le pouvoir du signifiant matériel - ou mieux encore, littéral - isolément.

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Ce présent du monde, du signifiant matériel, passe avant le sujet avec une intensité plus vive, apportant une mystérieuse charge d'affect, décrite ici dans les termes négatifs d'angoisse, de perte de réalité, mais qu'on pourrait imaginer tout aussi bien dans les termes positifs d'euphorie, de sommet, d'intensité enivrante ou hallucinogène. Ces analyses cliniques éclairent de façon saisissante ce qui se passe dans la textualité, ou art schizophrène, même si, dans le texte culturel, le signifiant isolé ne constitue plus un état énigmatique du monde ou un fragment de langage incompréhensible et pourtant fascinant, mais plutôt quelque chose qui se rapprocherait davantage d'une phrase isolée et auto-suffisante. Pensez par exemple à l'expérience de la musique de John Cage, où un agrégat de sons matériels (sur le «piano préparé» notamment) est suivi d'un silence si intolérable que vous ne pouvez imaginer qu'un autre accord puisse parvenir à exister, ni concevoir de réussir à vous souvenir suffisamment bien du précédent pour établir le moindre lien avec lui s'il venait à arriver. Certains récits de Beckett sont également de cet ordre, plus particulièrement Watt, où le primat de la phrase présente dans le temps désintègre impitoyablement le tissu narratif qui essaye de se reformer autour. Je prendrai cependant un exemple moins sombre, un texte écrit par un jeune poète de San Francisco qui appartient à un groupe, ou une école - Language Poetry ou the New Sentence - qui paraît avoir adopté comme esthétique fondamentale la fragmentation schizophrène. LA CHINE Nous vivons sur le troisième monde à partir du soleil. Numéro trois. Personne ne nous dit que faire. Les gens qui nous ont appris à compter étaient bienveillants. Il est toujours temps de partir. S'il pleut, soit vous avez un parapluie, soit vous n'en avez pas. Le vent emporte votre chapeau. Le soleil, lui aussi, se lève. Je préférerais que les étoiles ne nous décrivent pas les uns aux autres ; je préférerais que nous le fessions nous-mêmes. Cours devant ton ombre.

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Une sœur qui te montre le ciel au moins une fois par décennie est une vraie stfur. Le paysage est motorisé. Le train t'emporte où il va. Des ponts parmi les eaux. Des gens errant sur de vastes étendues de béton, pénétrant dans l'avion. N'oublie pas de quoi auront l'air ton chapeau et tes souliers quand tu demeureras introuvable. Même les mots flottant dans l'air font des ombres bleues. Si le goût en est bon, nous le mangeons. Les feuilles tombent. Désigne les choses. Ramassez les choses qu'il fout. Hi! Dis donc! Devint'.Qaai J'ai appris à parler. Chouette. La personne dont la tête n'était pas achevée éclata en sanglots. Que pouvait taire la poupée qui tombait ? Rien. Va dormir. Que tu es beau en short. Que le drapeau est beau, lui aussi! Tout le monde prit un grand plaisir aux explosions. Il est temps de s'éveiller. Mais mieux vaut s'habituer aussi aux rêves. Bob Perelman"

On pourrait dire bêaucoup de choses sur cet intéressant exercice de discontinuité, la moins paradoxale n'étant pas la réémergence, là, à travers ces phrases disjointes, d'un sens plus unifié et global. En effet, dans la mesure où il s'agit, d'une façon quelque peu étrange et secrète, d'un poème politique, il semble réellement capter quelque chose de la fièvre de l'expérience sociale immense et inachevée de la Chine Nouvelle - sans équivalent dans l'histoire du monde - l'émergence inattendue, entre les deux superpuissances, d'un « numéro trois », la fraîcheur d'un tout nouvel objet-monde, produit par des êtres humains dans un contrôle nouveau sur leur destinée collective ; et, par-dessus tout, l'événement principal d'une collectivité devenue nouveau «sujet d'histoire» et qui, après le long assujettissement du féodalisme et de l'impérialisme, parle à nouveau de sa propre voix, pour elle-même, et comme pour la première fois.

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Mais je voulais surtout montrer la façon dont ce que j'ai appelé la disjonction ou écriture schizophrène, quand elle se généralise pour devenir un style culturel, cesse d'entretenir une relation obligée avec le contenu morbide que nous associons à des termes comme la schizophrénie et s'ouvre à des intensités plus joyeuses, précisément à cette euphorie que nous avons vue supplanter ces anciens affects de l'angoisse et de l'aliénation. Prenez par exemple, l'analyse de Jean-Paul Sartre sur une tendance similaire chez Flaubert: « Sa phrase [Sartre parle de Flaubert] cerne l'objet, l'attrape, l'immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, le change en pierre et le pétrifie avec elle. Elle est aveugle et sourde, sans anère; pas un souffle de vie, un silence profond la sépare de la phrase qui suit; elle tombe dans le vide, éternellement, et entraîne sa proie dans cette chute infinie. Toute réalité, une fois décrite, est rayée de l'inventaire. ' S

Je suis tenté de voir dans cette interprétation une sorte d'illusion d'optique (un agrandissement photographique) d'un caractère involontairement généalogique, en ce qu'elle met en avant, de façon anachronique, certains traits du style de Flaubert, latents ou subordonnés, proprement postmodernistes. Elle donne cependant une leçon intéressante de périodisation et de restructuration dialectique des dominantes et des subordonnés culturels. Car ces caractéristiques, chez Flaubert, constituaient les symptômes et les stratégies dans cette vie posthume et ce ressentiment à l'égard de la praxis qui est dénoncée (avec une sympathie croissante) dans les trois mille pages du livre de Sartre, L'Idiot de k famille. Quand de telles particularités deviennent la norme culturelle, elles dépouillent de leur affect négatif ces formes et se retrouvent disponibles pour d'autres usages, plus décoratifs. Mais nous n'avons pas encore complètement épuisé les secrets structuraux du poème de Perelman, qui se révèle n'avoir que peu de rapport avec ce réfèrent nommé Chine. L'auteur a raconté comment, alors qu'il se promenait dans Chinatown, il tomba sur un livre de photographies dont les légendes idéogrammatiques restèrent pour lui lettre morte (ou peut-être, pourrait-on dire, un signifiant matériel). Les phrases du poème sont en fait les légendes que Perelman a données à ces images, leurs référents étant une autre image,

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un autre texte absent ; et ce n'est plus dans la langue du poème qu'il faut chercher son unité mais à l'extérieur, dans l'unité bornée d'un autre livre, un livre absent. On trouve ici un parallèle frappant avec la dynamique du dit hyperréalisme, qui paraissait marquer un retour à la représentation et à lafigurationaprès la longue hégémonie esthétique de l'abstraction, jusqu'au jour où il est devenu clair que son objet ne se trouvait pas non plus dans le «monde réel» mais était des photographies de ce monde réel, ce dernier étant alors transformé en images dont le «réalisme» de la toile hyperréaliste est désormais le simulacre. Ce rôle de la schizophrénie et de l'organisation temporelle est cependant susceptible de s'énoncer autrement, ce qui nous ramène à la notion heideggerienne d'écart, de faille, entre la Terre et le Monde, encore que d'une façon nettement incompatible avec le ton et le grand sérieux de sa philosophie. J'aimerais caractériser l'expérience postmoderniste de la forme par une formule qui paraîtra, je l'espère, paradoxale: à savoir, la proposition selon laquelle « la différence met en relation » (« différence relates»). À partir de Macherey, notre récente critique a entendu faire ressortir l'hétérogénéité et la profonde discontinuité de l'oeuvre d'art, non plus unifiée ou organique, mais formant plutôt un fourre-tout, un bric-à-brac de sous-systèmes décousus, de matériaux bruts aléatoires et d'élans de toutes sortes. En d'autres termes, l'ancienne œuvre d'art s'est njaintenant révélée être un texte, dont la lecture procède par différentiation plus que par unification. Les théories de la différence ont eu tendance à accentuer cette disjonction jusqu'au point où les matériaux du texte, y compris les mots et les phrases, en viennent à se désintégrer dans une passivité aléatoire et inerte en un ensemble d'éléments entretenant entre eux des relations de séparation. Cependant, dans les œuvres postmodernistes les plus intéressantes, on peut déceler une conception plus positive de la relation qui restitue à la notion de différence sa tension propre. Ce nouveau mode de lien par la différence parvient parfois à constituer une façon de penser et de percevoir nouvelle et originale; elle prend le plus souvent la forme d'un impératif impossible, celui de réaliser cette nouvelle mutation de ce que l'on ne peut

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peut-être plus appeler la conscience. Je crois que le travail de Nam June Paik est l'emblème le plus saisissant de ce nouveau mode de pensée des relations, avec ses postes de télévision - empilés ou dispersés, disposés par intervalles dans une végétation luxuriante, ou clignotant du haut d'un plafond comme d'étranges et nouvelles étoiles vidéo - qui reprennent inlassablement des séquences ou boucles préorganisées d'images qui reviennent, à des moments désynchronisés, sur les divers écrans. Ce sont les regardeurs, déconcertés par cette variété discontinue, qui mettent alors en pratique la vieille esthétique en décidant de se concentrer sur un seul écran, comme si la séquence d'images relativement dénuée de valeur qui défile devant eux avait en elle-même quelque valeur organique. Le regardeur postmoderniste est appelé à accomplir l'impossible, c'est-à-dire, à voir tous les écrans en une seule fois, dans leur différence radicale et aléatoire ; un tel spectateur est invité à opérer la mutation évolutionniste de David Bowie dans The Man Who Fell to Earth (L'Homme qui venait d'ailleurs) regardant cinquante-sept postes de télévision en même temps, et à s'élever d'une manière ou d'une autre à un niveau où la vive perception de la différence radicale est, en elle-même et d'elle même, un nouveau mode de compréhension de ce qu'on appelait autrefois la relation : pour pareille chose, le nom de collage est encore trop faible.

IV Il nous faut maintenant compléter cet exposé exploratoire de l'espace et du temps postmodernistes avec une analyse finale de cette euphorie dont nous avons parlé, de ces intensités qui semblent caractériser si souvent l'expérience culturelle récente. Permettez-moi d'insister de nouveau sur l'énormité d'une transition qui laisse derrière elle la désolation des immeubles de Hopper ou l'austère syntaxe Midwest des formes de Sheeler, et les remplace par les surfaces extraordinaires du paysage urbain hyperréaliste où même les épaves d'automobiles brillent d'une splendeur hallucinatoire nouvelle. L'ivresse de ces surfaces est tout ce qu'il y a de plus paradoxale dans la mesure où leur

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contenu essentiel - la ville même - s'est dégradé, détérioré ou désintégré à un degré très certainement inconcevable au début du XXe siècle, sans parler de l'ère antérieure. Comment la misère urbaine peut devenir un plaisir pour les yeux quand elle s'exprime par la marchandisation et comment un bond sans équivalent dans l'aliénation de la vie quotidienne urbaine peut maintenant être vécu comme une ivresse nouvelle, étrange et hallucinatoire - ce sont quelques-unes des questions que nous devrons aborder à ce moment de notre recherche. Lafigurehumaine ne devra pas non plus échapper à notre investigation même s'il semble clair que, pour cette nouvelle esthétique, la représentation de l'espace en est arrivée à paraître incompatible avec la représentation du corps: une sorte de division esthétique du travail beaucoup plus prononcée que dans aucune conception générique antérieure du paysage, ce qui constitue un symptôme des plus inquiétants d'ailleurs. L'espace privilégié de ce nouvel art est radicalement anti-anthropomorphique, comme, par exemple, dans les salles de bain vides du travail de Doug Bond. Pourtant, la suprême fétichisation contemporaine du corps humain prend une direction très différente avec les sculptures de Duane Hanson : c'est ce que j'ai appelé le simulacre, dont la fonction précise réside dans ce que Sartre aurait qualifié de déréalisation de la totalité du monde environnant de la réalité quotidienne. En d'autres termes, ce moment où vous doutez et hésitez à attribuer respiration et chaleur à cesfiguresde polyester tend à se répercuter sur les êtres humains réels qui circulent autour de vous dans le musée et à les transformer eux aussi, l'espace d'un instant, en autant de simulacres à part entière, inertes et de couleur chair. De ce fait, le monde perd momentanément sa profondeur et menace de devenir une surface polie, une illusion stéréoscopique, un afflux d'imagesfilmiquesdépourvu de densité. Mais s'agit-il ici d'une expérience terrifiante ou enivrante ? Il s'est avéré fructueux de réfléchir à ces expériences en fonction de ce que Susan Sontag avait défini comme « camp», à partir de là, je proposerai un éclairage un peu différent, en m'appuyant sur le thème, tout aussi à la mode actuellement, du «sublime», tel qu'il a été redécouvert dans les travaux d'Edmund Burke et de Kant: ou peut-être souhaitera-t-on accoupler les deux

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Duane Hanson, Muséum Guard, 1975

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notions dans une formule comme sublime camp ou « hystérique». Le sublime était, pour Burke, une expérience proche de la terreur, la vision momentanée et troublée, dans l'étonnement, la stupeur et la crainte, de ce qui était assez énorme pour écraser complètement la vie humaine : une description affinée ensuite par Kant pour inclure la question de la représentation, de façon à ce que l'objet du sublime ne se cantonne pas à une affaire de pure puissance et d'incommensurabilité physique entre l'organisme humain et la Nature, mais s'étende également aux limites de lafigurationet à l'incapacité pour l'esprit humain de donner une représentation à des forces aussi énormes. Burke, dans son moment historique à l'aube de l'état bourgeois moderne, ne put conceptualiser de telles forces que dans les termes du divin, alors que même Heidegger continua d'entretenir une relation fantasmatique avec des paysages agricoles et des communautés villageoises organiques et précapitalistes, qui constituent la forme dernière de l'image de la Nature à notre propre époque. Il est cependant possible aujourd'hui de repenser tout cela différemment, au moment où la Nature subit une éclipse radicale: le «chemin de terre» d'Heidegger, est, après tout, irrémédiablement et irrévocablement détruit par le capital tardif, par la révolution verte, le néocolonialisme et les mégalopoles qui projettent leurs super-autoroutes sur les anciens champs et pâturages et transforment la « maison de l'être» heideggerienne en lotissements, quand ce n'est pas en immeubles de logements misérables, sans chauffage et infestés de rats. L'autre de notre société n'est plus du tout, en ce sens, la Nature, comme c'était le cas dans les sociétés précapitalistes, mais une chose différente qu'il nous faut maintenant identifier. Je tiens beaucoup à qu'on n'assimile pas trop précipitamment cette autre chose à la technologie perse, car je m'efforcerai de montrer que la technologie n'est ici que la figure d'autre chose. Néanmoins, la technologie peut bien servir de raccourci adéquat pour désigner cette énorme puissance, proprement humaine et anti-naturelle, du travail humain inerte emmagasiné dans nos machines -une puissance aliénée, ce que Sartre appelle la contre-finalité du praticoinerte, qui se retourne vers nous et contre nous sous des formes

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non-reconnaissables et semble constituer l'horizon contre-utopique massif de notre praxis tant collective qu'individuelle. Cependant, le développement technologique est, du point de vue marxiste, le résultat du développement du capital plus qu'un élément déterminant en dernière instance. Il sera par conséquent opportun de distinguer plusieurs générations de puissances machiniques, plusieurs stades dans la révolution technologique dans le capital lui-même. Je suivrai ici Emest Mandel, qui dégagea trois ruptures, ou avancées fondamentales dans l'évolution des machines sous le règne du capital : « Les bouleversements fondamentaux de la technique énergétique - la technique de la production mécanique des moteurs - apparaissent ainsi comme l'élément déterminant du bouleversement de la technique d'ensemble. La production mécanique des moteurs à vapeur depuis 1948 ; la production mécanique des moteurs électriques et à explosion depuis les années quatre-vingt dix du XIXe siècle; la production mécanique des appareils électroniques et nucléaires depuis les années quarante et cinquante de notre siècle: ce sont les trois bouleversements généraux de la technique que le mode de production capitaliste a fait naître après la révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIe siècle.17»

Cette périodisation met en évidence la thèse générale du livre de Mandel, Late Capitalim (Le Troisième âge du capitalisme) : à savoir qu'il y eut trois moments fondamentaux dans le capitalisme et que chacun d'eux a marqué une expansion dialectique par rapport au stade précédent. Ce sont : le capitalisme de marché, le stade monopolistique ou impérialiste, et le nôtre, improprement appelé post-industriel, qu'il vaudrait mieux qualifier de capital multinational. J'ai déjà signalé que l'intervention de Mandel dans le débat post-industriel impliquait d'admettre que le capitalisme tardif, multinational ou de consommation, loin d'être incompatible avec la grande analyse de Marx au XIXe siècle, constitue au contraire la forme la plus pure de capital ayant jamais existé, une expansion prodigieuse du capital dans des domaines non marchandisés jusqu'alors. Le capitalisme plus pur des temps présents élimine ainsi les enclaves d'organisation précapitaliste qu'il avait jusqu'à présent tolérées et exploitées de manière tributaire. On est tenté de parler à ce sujet de pénétration et de colonisation nouvelles et

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historiquement inédites de la Nature et de l'Inconscient : c'est-à-dire, la destruction de l'agriculture précapitaliste du Tiers Monde par la Révolution Verte et l'essor de l'industrie des médias et de la publicité. En tout cas, il doit également être clair que ma périodisation culturelle en stades de réalisme, modernisme et postmodernisme est tout autant inspirée que confirmée par le schéma tripartite de Mandel. Nous pouvons donc parler de notre période comme du Troisième âge de la Machine et c'est maintenant que nous devons réintroduire le problème de la représentation esthétique, développé explicitement auparavant dans l'analyse du sublime chez Kant, dans la mesure où, en toute logique, on peut s'attendre à ce que la relation à la machine et sa représentation évoluent dialectiquement avec chacun de ces stades qualitativement différents du développement technologique. Il est bon de rappeler l'excitation suscitée par les machines dans le moment du capital qui a précédé le nôtre, et tout particulièrement l'ivresse du futurisme et la célébration de la mitrailleuse et de l'automobile par Marinetti. Ces emblèmes sont encore visibles, points nodaux plastiques d'énergie donnant à toucher et à voir ces énergies motrices de ce moment antérieur de la modernisation. On peut mesurer le prestige de ces grandes formes aérodynamiques par leur présence métaphorique dans les immeubles de Le Corbusier, immenses structures utopiques qui voguent comme autant de gigantesques paquebots à vapeur sur le paysage urbain d'une ancienne terre déchue18. La machine exerce un autre type de fascination dans les œuvres d'artistes comme Picabia ou Duchamp, que nous n'avons pas le temps d'aborder ici ; mais laissez-moi signaler, par souci d'exhaustivité, la manière dont les artistes révolutionnaires ou communistes des années trente cherchèrent également à se réapproprier cette excitation de l'énergie machinique au profit d'une reconstruction prométhéenne de la société humaine en tant que tout, comme chez Fernand Léger ou Diego Rivera, par exemple. Il saute aux yeux que la technologie de notre propre moment ne possède plus cette même aptitude à la représentation : ce n'est plus la

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Diego Rivera, Man at rhe Crossmads, 1932-1934

turbine, ni même les silos à grains ou les cheminées de Scheeler, ni la composition baroque des canalisations et des tapis roulants, ni même le profil aérodynamique des trains de chemin de fer (ce sont tous des engins de vitesse, qui ont encore cours, du reste), mais c'est plutôt l'ordinateur, dont la coquille extérieure n'a de pouvoir ni emblématique ni visuel, ou encore les enveloppes des différents médias, comme cet appareil domestique nommé télévision qui n'exprime rien mais au contraire implose, engloutissant en lui-même sa surface aplatie d'images. Ces machines sont en effet des machines de reproduction plus que de production, et elles sollicitent notre aptitude à la représentation esthétique de manière très différente de celle de l'idolâtrie relativement mimétique des machines du moment futuriste, ou d'une ancienne sculpture cinétique. Nous avons ici moins affaire à une énergie cinétique qu'à une palette complète de nouveaux procédés de reproduction : dans les œuvres les plus médiocres du postmodernisme, l'incarnation esthétique de ces procédés a souvent

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tendance à se replier plus confortablement sur une pure représentation thématique du contenu - dans les récits qui sont au sujet des procédés de reproduction et incluent caméras de cinéma, vidéo, magnétophones, toute la technologie de reproduction et de reproduction du simulacre. (Le passage du BIow Up moderniste d'Antonioni au Blow Outpostmoderniste de De Palma est à cet égard paradigmatique). Quand des architectes japonais dessinent un immeuble sur le modèle d'une imitation décorative d'un empilement de cassettes, le résultat est alors, au mieux, thématique et allusif, même s'il est souvent non dénué d'humour. Un autre élément tend pourtant à se dégager des textes postmodernistes les plus stimulants, et c'est la sensation que, au-delà de toute thématique et de tout contenu, l'œuvre parvient, d'une manière ou d'une autre, à capter les réseaux du processus reproductif et à nous offrir, de ce fait, un aperçu sur un sublime technologique ou postmoderne, dont le pouvoir ou l'authenticité s'appuie sur la capacité de ces œuvres à évoquer tout un nouvel espace postmoderne en train d'émerger autour de nous. L'architecture reste à cet égard le langage esthétique privilégié, et les reflets déformés et fragmentés d'une énorme surface vitrée sur une autre peuvent être tenus pour paradigmatiques du rôle central que jouent le processus et la reproduction dans la culture postmodeme. Comme je l'ai signalé, cependant, je ne veux pas laisser penser que la technologie serait l'« élément déterminant en dernière instance» de notre vie sociale actuelle ou de notre production culturelle : bien entendu, une telle thèse est, en dernière analyse, en accord avec la notion postmarxiste de société postindustrielle. Je voudrais plutôt avancer que nos représentations défectueuses d'un immense réseau communicationnel et informatique ne sont, en fait, qu'unefigurationdéformée d'une chose encore plus profonde, en clair, du système-monde du capitalisme multinational actuel. Ce n'est donc pas tant en elle-même que la technologie de la société contemporaine est hypnotique et fascinante que parce qu'elle paraît offrir un raccourci représentationnel pertinent pour comprendre ce réseau de pouvoir et de contrôle que nos esprits et nos imaginations ont encore plus de mal à

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saisir : l'ensemble du nouveau réseau mondial décentré du troisième âge du capital. Là où s'observe le mieux actuellement ce processus figurai, c'est dans tout ce mode de la littérature de divertissement contemporaine qu'on pourrait qualifier de «paranoïa high-tech» - dans lequel les circuits et les réseaux d'une hypothétique interconnexion informatique globale sont mobilisés narrativement par des conspirations labyrinthiques de services de renseignements autonomes mais inextricablement entremêlés et dangereusement concurrents avec une complexité dépassant souvent les capacités de compréhension normales du lecteur. La théorie du complot (et ses manifestations narratives tape-à-l'œil) peut pourtant être considérée comme une tentative dégradée - à travers la figuration des technologies de pointe - de penser la totalité impossible du système-monde contemporain. Ce n'est que sous l'aspect de cette autre réalité des institutions économiques et sociales, réalité immense et menaçante bien qu'encore faiblement perceptible, qu'à mon avis, il est possible de théoriser le sublime postmoderne de manière adéquate. Ces récits, qui tentèrent d'abord de s'exprimer dans la structure générique du roman d'espionnage, ne se sont que récemment cristallisés dans un nouveau type de science-fiction, le cyberpunk, qui constitue autant une expression des réalités des entreprises transnationales que l'expression d'une paranoïa généralisée : les innovations représentationnelles de William Gibson font de son œuvre une réalisation littéraire exceptionnelle au sein d'une production postmodeme majoritairement visuelle ou orale.

V Avant de conclure, je voudrais maintenant esquisser l'analyse d'un immeuble d'un postmodernisme achevé - une œuvre qui, à bien des égards, n'est pas caractéristique de cette architecture postmoderne dont Robert Venturi, Charles Moore, Michael Graves et plus récemment Frank Gehry sont les principaux défenseurs, mais qui, pour moi, offre quelques leçons

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John Portman & Associates. Inc, The Westin BomveMure, Los Angeles, 1977

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très saisissantes sur l'originalité de l'espace postmoderniste. Permettez-moi de développer la figure qui a parcouru les précédentes remarques pour la rendre encore plus explicite: j'avancerai l'idée que nous sommes ici en présence d'une sorte de mutation de l'espace bâti. Et je pense que nous, les sujets humains qui nous retrouvons dans ce nouvel espace, n'avons pas suivi le rythme de cette évolution : une mutation dans l'objet a eu lieu et elle ne î'est pas, à ce jour, accompagnée d'une mutation équivalente dans le sujet. Nous ne possédons pas encore l'outillage perceptuel qui convient à ce nouvel byperespace, comme je vais le baptiser, en partie parce que nos habitudes perceptuelles se sont formées dans ce type d'espace plus ancien que j'ai appelé l'espace du haut modernisme. Par conséquent, la nouvelle architecture - comme tant d'autres produits culturels que j'ai évoqués précédemment apparaît comme une sorte d'impératif à faire naître de nouveaux organes, à développer notre sensorium et notre corps pour leur donner de nouvelles dimensions encore inimaginables, et peut-être, en définitive, impossibles. Le bâtiment dont je vais très rapidement énumérer les caractéristiques, c'est le Westin Bonaventure Hôtel, construit dans le nouveau centre de Los Angeles par l'architecte et promoteur John Portman, qui est, entre autres, à l'origine de plusieurs Hyatt Regencies, du Peachtree Center à Atlanta, et du Renaissance Center à Détroit. J'ai mentionné l'aspect populiste de la rhétorique de défense du postmodernisme contre l'austérité élitiste (et utopique) des grands modernismes architecturaux: autrement dit, on affirme en général que ces nouveaux immeubles sont, d'une part, des œuvres populaires et, d'autre part, qu'ils respectent le style local du tissu urbain américain ; c'est-à-dire qu'ils ne cherchent plus à introduire, comme le faisaient les chefs-d'œuvre :t les monuments du haut modernisme, un langage différent, distinct et soutenu, un nouveau langage utopique, dans le système de signes clinquant :t commercial de l'environnement urbain, mais qu'ils visent, au contraire, à parler précisément ce langage, en se servant de son vocabulaire et de sa syntaxe :omme cela fut emblématiquement «enseigné par Las Vegas». En ce qui concerne la première de ces affirmations, le Bonaventure de Portman confirme pleinement cette revendication : il s'agit d'un immeuble

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populaire, visité avec le même enthousiasme par la population locale et par les touristes (même si d'autres bâtiments de Portman ont encore plus de succès à cet égard). Mais, pour ce qui est du populisme de l'insertion dans le tissu urbain, c'est une autre histoire et c'est avec cela que nous allons commencer. Le Bonaventure a trois entrées, l'une depuis Figueroa, les deux autres depuis des jardins surélevés qui se trouvent de l'autre côté de l'hôtel, bâti au creux de la pente de l'ancien Bunker Hill. Aucune d'elles ne rappelle en quoi que ce soit ces marquises d'hôtel à l'ancienne ou ces portes cochères monumentales qui avaient coutume de marquer, dans les somptueux immeubles d'autrefois, votre passage de la voie urbaine vers l'intérieur du bâtiment. Les voies d'accès du Bonaventure sont, pour ainsi dire, latérales et plutôt dissimulées : en passant par les jardins, vous arrivez au sixième étage des tours, et là, vous devez encore descendre une volée de marches pour trouver un ascenseur qui vous donnera accès au hall. Par ailleurs, ce que l'on demeure tenté de considérer comme l'entrée principale, celle sur Figueroa, vous fait pénétrer, vous, vos bagages et tout le reste, au second niveau de la galerie commerciale où vous devrez encore emprunter un escalier mécanique pour descendre jusqu'au bureau principal de la réception. Ce que je veux tout d'abord avancer au sujet de ces voies d'accès curieusement non balisées, c'est qu'elles semblent avoir été imposées par une nouvelle catégorie de clôture régissant l'espace intérieur de l'hôtel (et cela indépendamment des contraintes matérielles auxquelles Portman a dû se conformer). Je pense que le Bonaventure, comme certains autres bâtiments postmodernes caractéristiques, tels que Beaubourg à Paris ou le Eaton Center à Toronto, aspire à être un espace total, un monde complet, une sorte de cité miniature ; à ce nouvel espace total correspond en même temps une nouvelle pratique collective, un nouveau mode de déplacement et de regroupement des individus, quelque chose comme la pratique d'une nouvelle forme, historiquement inédite, d'hyper-foule. Dans cette logique, la mini-ville qu'est le Bonaventure de Portman ne devrait avoir carrément aucune entrée, puisqu'une entrée constitue toujours une couture rattachant le bâtiment au reste de la cité qui l'entoure: en effet, le bâtiment ne souhaite pas constituer

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Le Corbusier, Marseille: Unité d'habitation, 1945

un élément de la ville mais plutôt être son équivalent et son remplaçant, son substitut. Ce qui n'est évidemment pas possible, d'où la réduction de l'entrée au strict minimum 19 . Mais cette disjonction vis-à-vis de la ville environnante est différente de celle des bâtiments du Style International, où l'acte de disjonction était violent, visible et avait une signification symbolique très réelle - comme les immenses pilotis de Le Corbusier dont le geste isolait radicalement le nouvel espace utopique moderne du tissu urbain dégradé et déchu qui était, de ce fait, explicitement rejeté (même si le moderne faisait le pari que ce nouvel espace utopique, dans sa vigueur et sa nouveauté, dans

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la virulence du novum, pourrait rejaillir sur son environnement et finalement le transformer par la puissance-même de son nouveau langage spatial). Le Bonaventure se contente de «laisser le tissu urbain déchu continuer d'être dans l'étant» (pour parodier Heidegger) ; aucun effet supplémentaire, aucune transformation utopique protopolitique plus large ne sont ni attendus ni désirés. Ce diagnostic est confirmé par l'immense surface vitrée réfléchissante du Bonaventure, dont je vais maintenant interpréter la fonction assez différemment que je ne l'ai fait précédemment lorsque je voyais dans le phénomène de la réflexion un développement de la thématique de la technologie de la reproduction (les deux lectures ne sont cependant pas incompatibles). Ici, je voudrais surtout insister sur la façon dont l'enveloppe vitrée repousse la ville vers l'extérieur, une répulsion qui trouvera une analogie dans ces lunettes à verres réfléchissants qui mettent votre interlocuteur dans l'impossibilité de voir vos yeux et, de ce fait, vous confèrent une certaine agressivité envers l'Autre et un certain pouvoir siir Lui. De façon similaire, la surface-mireir réussit une dissociation spécifique et non située entre le Bonaventure et son environnement extérieur : il ne s'agit même pas d'un extérieur dans la mesure où, quand vous cherchez à regarder les façades de l'hôtel, vous ne pouvez voir l'hôtel lui-même mais seulement les images déformées de tout ce qui l'entoure. Arrêtons nous maintenant sur les escaliers mécaniques et les ascenseurs, étant donné les plaisirs, très réels, qu'ils apportent chez Portman, en particulier les seconds que l'artiste a qualifiés de «gigantesques sculptures cinétiques », et qui comptent certainement pour beaucoup dans le spectacle et l'animation de l'intérieur de l'hôtel - en particulier au Hyatt, où ils montent et descendent sans cesse comme des nacelles ou de grandes lanternes japonaises - étant donné, donc, une telle accentuation, une telle mise en avant délibérée et dans une totale autonomie, je pense qu'on doit discerner dans ces «peopUmovers », ces « déplaceurs de gens », (selon les propres termes de Portman, repris de Disney) un élément qui dépasse les pures fonctions et les simples composants mécaniques. Quoi qu'il en soit,

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nous savons que la théorie architecturale s'est récemment mise à emprunter à d'autres domaines certaines analyses narratives et s'est efforcée de regarder nos trajectoires physiques dans ces bâtiments comme des quasi-récits ou quasi-histoires, comme des chemins dynamiques et des paradigmes narratifs qu'on nous demande, à nous en tant que visiteurs, de réaliser et compléter avec nos propres corps et nos propres mouvements. Nous assistons, cependant, à une intensification dialectique de ce processus dans le Bonaventure: il me semble qu'ici, les escalators et les ascenseurs remplacent désormais le mouvement, mais, surtout, qu'ils s'autoproclament comme nouveaux signes et nouveaux emblèmes réfléchis du mouvement lui-même (chose qui deviendra évidente quand nous aborderons la question de savoir ce qui subsiste dans ce bâtiment des anciennes formes de mouvement, et, en particulier, de la marche). Ici, la promenade narrative a été soulignée, symbolisée, réifiée, et remplacée par une machine à transporter qui devient le signifiant allégorique de cette ancienne promenade que nous ne sommes plus autorisés à effectuer par nous-mêmes: et il s'agit d'une intensification dialectique de l'autoréférentialité de toute la culture moderne, qui tend à se tourner sur elle-même et à désigner sa propre production culturelle comme son contenu. Je suis plus embarrassé pour faire partager la chose elle-même, l'expérience de l'espace que l'on éprouve quand on abandonne ces dispositifs allégoriques pour pénétrer dans le hall, l'atrium, avec son immense colonne centrale ceinte d'un lac miniature, le tout situé entre les quatre tours résidentielles symétriques et leurs ascenseurs, et entouré de galeries en hauteur que vient recouvrir une sorte de toit-serre au sixième niveau. Je suis tenté de dire que cet espace nous met désormais dans l'impossibilité d'utiliser le langage du volume ou des volumes, dans la mesure où ces derniers sont impossibles à déterminer. Des banderoles suspendues envahissent cet espace vide comme pour détourner systématiquement et délibérément l'attention de la forme que cet espace serait supposé avoir, tandis qu'une activité constante donne le sentiment que le vide est ici absolument rempli, qu'il est un élément dans lequel vous êtes vous-même immergé, sans la moindre distance qui rendait

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autrefois possible la perception d'une perspective ou d'un volume. Vous êtes dans cet hyperespace jusqu'au cou et jusqu'aux yeux ; et s'il semblait que la suppression de la profondeur dont je parlais pour la peinture ou la littérature postmoderne serait difficile à réaliser en architecture, cette immersion déconcertante en donne peut-être l'équivalent formel dans ce nouveau médium. Mais les escalators et les ascenseurs constituent également, dans ce contexte, des opposés dialectiques : et nous pourrions suggérer que le glorieux mouvement de la cabine d'ascenseur apporte aussi une compensation dialectique à cet espace rempli de l'atrium - il nous offre l'occasion d'une expérience spatiale radicalement différente, mais complémentaire : celle d'être projeté à travers le toit et de jaillir comme une flèche à l'extérieur, le long de l'une des quatre tours symétriques, avec le réfèrent, la ville de Los Angeles en personne, se déployant devant nous, suffocante, jusqu'à en être inquiétante. Mais même ce mouvement vertical est sous contrainte : l'ascenseur vous mène à l'un de ces bars tournants où, bien assis et à nouveau passif, vous subissez une rotation permanente et vous voyez offrir la contemplation du spectacle de la ville, transformée alors en images d'elle-même par ces fenêtres à travers lesquelles vous la regardez. Nous conclurons ce développement en revenant dans l'espace central du hall (en observant au passage que les chambres d'hôtel sont manifestement marginalisées, les couloirs dans les sections résidentielles sont bas de plafond, sombres et fonctionnels de la plus déprimante manière, tandis qu'on suppose que les chambres sont du plus mauvais goût). La descente est plutôt spectaculaire. Vous dégringolez, passez à travers le toit pour plonger avec éclats tout en bas dans le lac. Ce qui se passe quand vous vous retrouvez là est encore d'un autre ordre, qu'on peut juste définir comme une confusion qui vous broie, quelque chose comme la vengeance que cet espace prend sur ceux qui cherchent encore à le traverser, étant donné l'absolue symétrie des quatre tours, il est pratiquement impossible de trouver des points de repère dans ce hall : récemment des panneaux d'orientation et des codes-couleur ont été ajoutés dans une tentative charitable et révélatrice, mais plutôt

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désespérée, de rétablir des coordonnées d'un ancien espace. La conséquence pratique la plus spectaculaire de cette mutation spatiale est, pour moi, le malaise notoire des commerçants situés sur les différentes galeries : il est devenu incontestable que, depuis l'ouverture de l'hôtel en 1977, personne n'a jamais réussi à trouver un de ces magasins, et même s'il vous était arrivé une fois de tomber sur la bonne boutique, il était fort improbable que cette chance se présente une seconde fois : les locataires de ces magasins sont au désespoir et démarquent toute la marchandise à prix bradés. Si vous vous rappelez que Portman est autant un homme d'affaires qu'un architectepromoteur millionnaire, un artiste en même temps qu'un capitaliste à part entière, on ne peut s'empêcher de penser qu'ici aussi, se mêle un peu du « retour du refoulé ». J'en arrive donc enfin au point principal de mon analyse : cette toute récente mutation dans l'espace - l'hyperespace postmoderne - est parvenue en définitive à dépasser les capacités du corps humain individuel à se situer lui-même, à organiser par la perception son environnement immédiat, et à déterminer cognitivement sa position dans un monde extérieur susceptible d'être cartographié. On peut maintenant avancer que cet inquiétant point de disjonction entre le corps humain et son environnement bâti - qui est au caractère initialement déconcertant du modernisme ce que la vitesse des vaisseaux spatiaux est à celle des automobiles - peut lui-même apparaître comme le symbole et l'analogon de ce dilemme encore plus aigu qu'est l'incapacité pour nos esprits, du moins pour le moment, à dresser une carte de l'immense réseau de communication mondial, multinational et décentré, dans lequel nous nous trouvons pris comme sujets individuels. Mais dans la mesure où je tiens à ce que l'espace de Portman n'apparaisse ni comme une exception ni comme un lieu apparemment marginalisé et spécialisé dans le loisir de type Disneyland, je vais conclure en rapprochant cet espace de loisir suffisant et divertissant (bien que troublant) de son analogue dans un domaine très différent, à savoir l'espace de la guerre postmoderne, tel que l'évoque en particulier Michael Herr dans Dispatches (Putain de mort), son remarquable livre sur le Viêtnam. Les extraordinaires

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innovations linguistiques de cette oeuvre peuvent bien être considérées comme postmodernes par l'éclectisme avec lequel sa langue fusionne impersonnellement toute une série d'idiolectes collectifs contemporains, plus particulièrement la langue rock et la langue noire : mais ce sont des problèmes de contenus qui dictent cette fusion. Cette terrible première guerre postmoderniste ne saurait se raconter dans aucun des paradigmes traditionnels du roman ou du film de guerre - car la décomposition des anciens paradigmes narratifs constitue, avec l'effondrement de toute langue partagée susceptible de permettre au vétéran de communiquer une telle expérience, parmi les principaux thèmes du livres et ouvre la voie, pourrait-on dire, à une réflexivité d'un genre nouveau. L'analyse que Benjamin a donnée de Baudelaire et de l'émergence du modernisme, à partir d'une nouvelle expérience de la technologie urbaine transcendant les anciennes habitudes de perception corporelle, est à la fois singulièrement pertinente et singulièrement obsolète à la lumière de ce nouveau bond en avant, pratiquement inimaginable, de l'aliénation technologique : «C'était un survivant de l'école de la cible mobile, un vrai (ils de la guerre, parce que, sauf les rares fois où on était bloqué ou laissé en plan, le système était fait pour vous maintenir en mouvement, si vous en aviez envie. Comme technique pour rester vivant, ce n'était pas plus bête qu'autre chose, étant donné, naturellement, que vous vous trouviez là et que vous vouliez y voir de près. Ça commençait bien et ça marchait droit mais ça se rétrécissait au fur et à mesure, plus tu bouges plus tu en vois, plus tu en vois plus tu prends de risque en plus de la mort et de la mutilation, et plus tu risques, plus vite il te faudra un jour abandonner cet état de « survivant ». Certains d'entre nous coûtaient comme des fous dans la guerre jusqu'à ne plus voir où menait cette course,- mais seulement la guerre dans toute son étendue, avec parfois une plongée surprenante. Tant qu'on pouvait prendre des héliœs comme des taxis, il fallait être vraiment épuisé ou déprimé au bord du choc ou sous le coup d'une douzaine de pipes d'opium pour garder son calme, ne fut-ce qu'en surface, et on courait en rond à l'intérieur de nous mêmes comme si on était poursuivis, ha ha, La Vida Loca. Dans les mois suivant mon retour, les centaines d'hélicoptères que j'avais pris se sont amalgamés jusqu'à former une forme de métacoptère collectif, c'est ce que j'avais alors de plus sexy dans le crâne: ce qui venait détruite ou sauver, fournir ou ruiner, la main droite ou la main gauche, quelque chose d'agile, de facile, de malin, d'humain ; l'acier brûlant, la graisse, les sangles en

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toile saturée de jungle, la sueur qui refroidit et se réchauffe encore, une cassette de rock and roU dans l'oreille et la main sur la mitrailleuse de la porte, l'essence, la chaleur, la vitalité et la mort, la mon elle-même, à peine une intruse20. »

Dans cette nouvelle machine, qui ne représente pas le mouvement, comme l'ancienne machinerie moderniste de la locomotive et de l'avion mais qui n'est susceptible que d'une représentation en mouvement, se concentre quelque chose du mystère de ce nouvel espace postmoderniste.

VI La conception du postmodernisme dégagée ici est une conception plus historique que purement stylistique. Je ne saurais trop insister sur la distinction radicale entre une approche du postmoderne comme style (optionnel) parmi beaucoup d'autres disponibles et celle qui cherche à l'appréhender comme dominante culturelle de la logique du capitalisme tardif: ces deux approches génèrent en fait deux manières très différentes de conceptualiser le phénomène dans son ensemble: d'un côté, des jugements moraux (positifs ou négatifs, peu importe), et de l'autre, une tentative authentiquement dialectique de penser notre présent du temps dans l'Histoire. Inutile de s'attarder sur une évaluation morale positive du postmodernisme : la célébration complaisante (et parfois délirante), dont, à la suite du mouvement camp, ce nouvel univers esthétique a fait l'objet (y compris dans sa dimension économique et sociale, accueillie avec un égal enthousiasme sous le nom de «société postindustrielle») est certainement inacceptable, bien qu'il soit peut-être un peu moins évident que les fantasmes actuels sur la nature salvatrice des hautes technologies, des puces aux robots (fantasmes entretenus non seulement par des gouvernements en détresse, de gauche comme de droite, mais aussi par de nombreux intellectuels) soient au fond de même nature que les apologies plus vulgaires du postmodernisme. Mais, dans ce cas, il n'est que parfaitement logique de rejeter les condamnations moralisatrices du postmoderne et de sa trivialité essentielle

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par contraste avec le «noble sérieux» utopique des grands modernismes: jugements que l'on trouve aussi bien à Gauche que dans la Droite radicale. Il est certain que la logique du simulacre qui transforme les anciennes réalités en images de télévision ne se contente pas de reproduire la logique du capitalisme tardif; elle la renforce et l'intensifie. Du point du vue des groupes politiques qui cherchent à tenir un rôle actif dans l'histoire et à modifier cette dynamique qui serait, sans cela, passive (que ce soit pour la canaliser vers une transformation socialiste de la société ou pour la dévier vers un rétablissement régressif d'un passé imaginaire plus simple), cette forme culturelle d'«addiction à l'image» ne peut être que déplorable et condamnable, elle qui, en transformant le passé en mirages visuels, en stéréotypes, en textes, abolit de fait tout sens pratique de l'avenir et du projet collectif, abandonnant par là même la pensée d'un changement futur à des fantasmes de pure catastrophe et d'inexplicable cataclysme, depuis les visions du « terrorisme» sur le plan social jusqu'à celles du cancer sur le plan personnel. Pourtant, si le postmodernisme est un phénomène historique, alors la tentative de le conceptualiser en termes de jugements moraux ou moralisants doit se voirfinalementreconnue comme une erreur de catégorie. Ce qui devient bien plus évident lorsque nous examinons la position du critique et moraliste culturel : ce dernier, comme nous tous, est aujourd'hui si profondément immergé dans l'espace postmoderniste, si totalement imprégné et contaminé par ses nouvelles catégories culturelles, que ce luxe de la critique idéologique à l'ancienne qu'est la dénonciation morale indignée de l'autre devient inaccessible. La distinction que je propose ici possède une de ses formes canoniques dans la différence qu'établit Hegel entre la pensée de la moralité individuelle ou moralisation (Moralitai) et le domaine totalement différent des valeurs et des pratiques sociales collectives (Sittlinckeit)21. Mais elle trouve sa forme définitive chez Marx dans sa démonstration de la dialectique matérialiste, plus particulièrement dans ces pages classiques du Manifeste qui inculquent la difficile leçon d'une manière authentiquement dialectique de penser le développement et le changement historiques. Le sujet de la leçon est, bien

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sûr, le développement historique du capitalisme et le déploiement d'une culture bourgeoise spécifique. Dans un passage célèbre, Marx nous enjoint avec force de réaliser l'impossible, à savoir, de penser ce développement positivement et négativement tout à la fois; autrement dit, d'atteindre un type de réflexion capable de saisir les traits manifestement néfastes du capitalisme en même temps que son dynamisme extraordinaire et libérateur, simultanément et au sein d'une même pensée, et sans atténuer en rien la force de l'un ou l'autre de ces deux jugements. Nous devons d'une manière ou d'une autre élever nos esprits à un niveau tel qu'il nous permettra de comprendre que le capitalisme est, dans un seul et même temps, la meilleure chose qui soit jamais arrivée au genre humain, et la pire. Le manquement à cet austère impératif dialectique au profit d'une attitude plus confortable de prise de position morale est inévitable et n'est que trop humain : pourtant, l'urgence du sujet exige que nous fessions au moins un effort pour penser l'évolution culturelle du capitalisme tardif dialectiquement, comme une catastrophe et un progrès tout à la fois. Un tel effort soulève immédiatement deux questions, et c'est avec elles que nous conclurons ces réflexions. Pouvons-nous, en fait, identifier dans la culture postmoderne un «moment de vérité» au sein de ces «moments du faux» qui sont plus évidents? Et, même si nous y parvenons, n'y a-t-il pas quelque chose d'irrémédiablement paralysant dans la conception dialectique du développement historique proposée ci-dessus : cela ne nous pousse-t-il pas à nous démobiliser et nous abandonner à la passivité et l'impuissance en occultant systématiquement les possibilités d'action sous le brouillard impénétrable de l'inéluctabilité historique? Il convient de traiter ici ces deux questions (interdépendantes) en termes de possibilités concrètes pour une politique culturelle contemporaine efficace et pour l'édification d'une authentique culture politique. Poser le problème de cette façon revient bien sûr à soulever immédiatement la question plus réelle du sort de la culture en général, et de la fonction de la culture en particulier, comme niveau ou instance sociale, à l'ère postmoderniste. Tout, dans la précédente discussion, laisse supposer que ce

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qu'on a appelé postmodernisme est inséparable, et impensable sans elle, de l'hypothèse d'une mutation fondamentale de la sphère de la culture dans le monde du capitalisme tardif, qui implique une mutation gigantesque de sa fonction sociale. Les anciennes analyses de l'espace, de la fonction ou de la sphère de la culture (principalement le classique d'Herbert Marcuse « Réflexions sur le caractère "affirmatiF de la culture ») ont souligné ce qu'on appellerait dans un langage différent la « semi-autonomie » du domaine culturel : c'est-à-dire, son existence fantomatique, et pourtant utopique, pour le meilleur ou pour le pire, située au-delà du monde pratique de l'existant dont elle renvoie une image-miroir sous des formes qui vont de la légitimation par la ressemblance flâneuse, jusqu'à la mise en accusation contestatrice par la satire critique ou la souffrance utopique. Nous devons maintenant nous demander si ce n'est pas précisément cene semi-autonomie de la sphère culturelle qui s'est trouvée détruite par la logique du capitalisme tardif. Pourtant, soutenir que la culture n'est plus aujourd'hui dotée de la relative autonomie dont elle bénéficiait autrefois à titre de niveau parmi d'autres dans les moments antérieurs du capitalisme (sans parler des sociétés précapitalistes) ne doit pas nécessairement impliquer sa disparition ou son extinction. Au contraire, nous devons continuer d'affirmer que la dissolution d'une sphère autonome de la culture doit plutôt être conçue en termes d'explosion : une expansion prodigieuse de la culture à travers le domaine social, au point qu'on pounait dire que tout dans notre vie sociale - depuis la valeur économique et le pouvoir étatique jusqu'aux expériences et jusqu'à la structure même du psychisme - est devenu « culturel » dans un sens original et non encore théorisé. Cette proposition est cependant en grande partie parfaitement compatible avec le diagnostic précédent d'une société de l'image ou du simulacre, et d'une transformation du «réel» en autant de pseudo-événements. Mais elle laisse aussi supposer que certaines de nos conceptions radicales les plus chères et les plus consacrées sur la nature de la politique culturelle pourraient bien se retrouver par là même dépassées. Si différentes qu'aient pu être ces conceptions (qui vont des mots d'ordre contestataires de l'opposition

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et de la subversion à la critique et laréflexivité),elles partageaient toutes un présupposé unique et fondamentalement spatial qui peut se résumer dans la formule tout autant consacrée de «distance critique». Aucune théorie de la politique culturelle actuellement en cours dans la Gauche n'a été capable de se passer de l'idée, sous une forme ou une autre, d'une certaine distance esthétique minimale, de la possibilité de positionner l'acte culturel en dehors de l'être massif du capital, à partir duquel se lancer à l'assaut de ce dernier. Ce que suggère le fond de notre démonstration précédente, c'est que la distance en général (y compris la « distance critique», en particulier) a très précisément été abolie dans le nouvel espace du postmodernisme. Nous sommes plongés dans les volumes de cet espace désormais rempli et saturé au point que nos corps maintenant postmodernes sont privés de coordonnées spatiales et sont, en pratique (sans parler du théorique), incapables de distanciation ; nous avons déjà-fait observer à quel point cette nouvelle et prodigieuse expansion du capital multinational afinipar pénétrer et coloniser jusqu'à ces enclaves précapitalistes (la Nature et l'Inconscient) qui offraient des points d'appui extra-territoriaux et archimèdéens à une effectivité critique. Pour cette raison, le langage codé de la cooptation est omniprésent à gauche, mais ne propose, semble-t-il, aujourd'hui qu'une base théorique des plus inadaptées pour comprendre une situation dans laquelle nous tous, d'une façon ou d'une autre, sentons confusément que, tant la résistance et la guérilla culturelles sous forme de contrecultures ponctuelles et locales que les interventions ouvertement politiques, comme celles de The Clash, sont toutes subtilement désarmées et réabsorbées par un système dont elles feraient elles-mêmes partie puisqu'elles ne peuvent garder aucune distance avec lui. Nous devons maintenant affirmer que ce nouvel espace mondial original, extraordinairement démoralisant et déprimant, constitue très précisément le « moment de vérité» du postmodernisme. Ce qu'on a appelé le «sublime» postmoderniste n'est que le moment où ce contenu s'est pleinement explicité et s'est rapproché au plus près de la surface de la conscience comme nouveau type d'espace cohérent - bien qu'une certaine dissimulation, un certain

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masque, soit encore à l'œuvre ici, principalement dans la thématique high-tech dans laquelle le nouveau contenu spatial est toujours mis en scène et exprimé. D'ailleurs, toutes les caractéristiques antérieures du postmoderne énumérées plus haut peuvent maintenant être tenues pour des aspects partiels (et néanmoins constitutifs) du même objet spatial général. Pour soutenir qu'il existe une certaine authenticité dans ces productions qui seraient autrement manifestement idéologiques, il faut admettre la proposition préalable selon laquelle ce que nous avons appelé l'espace postmoderne (ou multinational) n'est pas purement et simplement une idéologie ou un fantasme culturel mais possède une véritable réalité historique (et socio-économique) en tant que troisième grand moment original de l'expansion du capitalisme autour du globe (après les expansions antérieures du marché national et de l'ancien système impérialiste, qui eurent, chacune, leur propre spécificité culturelle et générèrent de nouveaux types d'espace adaptés à leur dynamique propre). Les tentatives déformées et non réflexives de la nouvelle production culturelle pour explorer et exprimer ce nouvel espace doivent alors, à leur façon, être considérées comme autant de manières d'aborder la représentation d'une (nouvelle) réalité (pour utiliser un langage plus archaïque). Ainsi, et aussi paradoxaux que ces termes puissent paraître, on pourrait, pour suivre une option interprétative classique, les interpréter comme des formes nouvelles et particulières de réalisme, (ou du moins de mimésis de la réalité), tandis que, dans le même temps, elles peuvent aussi bien être analysées comme autant de tentatives pour nous distraire et nous écarter de cette réalité, ou pour déguiser ses contradictions et les résoudre sous l'aspect de diverses mystifications formelles. En ce qui concerne cette réalité (cet espace original non encore théorisé d'un nouveau «système-monde» du capitalisme tardif ou multinational, un espace dont les aspects négatifs et néfastes ne sont que trop évidents), la dialectique exige que nous nous attachions également à une évaluation positive ou « progressiste » de son émergence, à l'instar de Marx pour le marché mondial comme horizon des économies nationales, ou de Lénine pour l'ancien réseau mondial impérialiste. Ni Marx ni Lénine ne

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considéraient que le socialisme devait œuvrer au retour à des systèmes plus restreints d'organisation sociale (et par là, moins répressifs et moins englobants) ; ils saisirent au contraire que les dimensions qu'avait atteintes le capital à leurs époques étaient accueillies comme la promesse, le cadre et la condition préalable de la réalisation d'un nouveau socialisme de plus grande ampleur. N'est-ce pas le cas avec l'espace encore plus mondial et totalisant de ce nouveau système-monde qui nécessite l'intervention et l'élaboration d'un internationalisme d'un type radicalement nouveau? Et l'on peut évoquer à l'appui de cette position le réalignement désastreux de la révolution socialiste sur les anciens nationalismes (et pas seulement en Asie du Sud-Est) dont les conséquences ont récemment obligé la gauche à une très sérieuse réflexion. Mais s'il en est ainsi, il ressort alors nettement au moins une forme possible de nouvelle politique culturelle radicale, avec une condition esthétique finale qu'il convient de noter rapidement. Les producteurs et les théoriciens culturels de gauche (en particulier ceux façonnés par les traditions culturelles bourgeoises issues du romantisme qui valorisent les formes de « génie » spontané, instinctif ou inconscient, mais aussi à cause de très évidentes raisons historiques comme le jdanovisme et les tristes conséquences de l'interventionnisme politique et partisan dans les arts) se sont souvent, par réaction, laissés intimider outre mesure par la répudiation, dans l'esthétique bourgeoise et plus particulièrement dans le haut modernisme, de l'une des fonctions ancestrales de l'art : la fonction pédagogique et didactique. La fonction éducative de l'art fut pourtant toujours mise en avant à l'époque classique (même si elle prenait alors le plus souvent la forme de leçons de morale), tandis que l'œuvre prodigieuse de Brecht, toujours imparfaitement comprise, réaffirme, d'une façon nouvelle et formellement novatrice et originale pour le moment du modernisme proprement dit, une conception nouvelle et complexe des relations entre la culture et la pédagogie. Le modèle culturel que je vais proposer souligne de façon similaire les dimensions cognitives et pédagogiques de l'art et de la culture politiques, dimensions dégagées de façons très différentes par Lukics et Brecht (pour les moments distincts du réalisme et du modernisme, respectivement).

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Nous ne saurions cependant revenir à des pratiques esthétiques élaborées sur la base de situations et de dilemmes historiques qui ne sont plus les nôtres. En attendant, la conception de l'espace qui a été développée ici nous amène à penser qu'un modèle de culture politique adapté à notre propre situation devra faire des questions d'espace sa question organisationnelle fondamentale. Par conséquent, je vais définir provisoirement l'esthétique de cette nouvelle (et hypothétique) forme culturelle comme une esthétique de la « cartographie cognitive» (cognitive mapping). Dans un ouvrage classique, The Image ofthe City (L'Image de la cité), Kevin Lynch nous apprenait que la ville aliénée est par-dessus tout un espace dans lequel les gens ne sont capables de cartographier (dans leur esprit) ni leur propre position ni la totalité urbaine dans laquelle ils se trouvent : on en trouve les illustrations les plus frappantes dans les plans en forme de grille, comme celui de Jersey City, où n'a cours aucun des marqueurs traditionnels (monuments, noeuds, frontières naturelles, perspectives bâties). La désaliénation dans la ville traditionnelle implique donc la reconquête pratique du sens du lieu et la construction ou la reconstruction d'un ensemble articulé pouvant être gardé en mémoire et que le sujet individuel puisse cartographier et recartographier au cours de ses trajectoires mobiles et changeantes. Lynch a limité son sujet en le restreignant délibérément aux problèmes de la forme urbaine en tant que telle ; mais son travail devient extraordinairement évocateur quand on le projette sur certains espaces nationaux et mondiaux plus larges que nous avons abordés ici. Il ne faudrait pas supposer trop rapidement que ce modèle - alors qu'il soulève précisément les questions centrales de la représentation - serait en quoi que ce soit facilement vicié par les critiques poststructuralistes habituelles de « l'idéologie de la représentation » ou de la mimésis. La carte cognitive n'est pas exactement mimétique dans cet ancien sens : en effet, les questions théoriques qu'elle soulève nous permettent de renouveler l'analyse de la représentation à un niveau supérieur et beaucoup plus complexe. Pour commencer, il existe une convergence des plus intéressantes entre les problèmes empiriques de l'espace urbain étudiés par Lynch et la

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grande redéfinition althusserienne (et lacanienne) de l'idéologie comme « représentation des relations Imaginaires du sujet avec ses conditions d'existence RéelleP. » Et voilà certainement la vocation de la carte cognitive dans le cadre plus étroit de la vie quotidienne dans une ville physique : permettre au sujet individuel de produire une représentation situationnelle dans cette totalité plus vaste et véritablement non représentable que constitue l'ensemble des structures de la société. Le travail de Lynch ouvre également un horizon de développement plus large dans la mesure où la cartographie en constitue l'instance médiatrice essentielle. Un retour sur l'histoire de cette science (qui est aussi un art) nous montre qu'en fait, le modèle de Lynch ne correspond pas encore vraiment à ce qui deviendra la cartographie. Les sujets de Lynch sont plutôt clairement engagés dans des opérations pré-cartographiques dont les résultats sont traditionnellement qualifiés d'itinéraires plus que de cartes : diagrammes organisés autour du sujet toujours centré, trajets existentiels du voyageur le long desquels sont marqués différentes caractéristiques importantes : oasis, chaînes de montagnes,fleuves,monuments et ainsi de suite. Ces diagrammes trouvent leur forme la plus développée dans l'itinéraire nautique, la carte marine, ou portulans, dans laquelle les caractéristiques de la côte sont consignées à l'usage des marins méditerranéens qui ne s'aventuraient que rarement en pleine mer. Le compas va soudain introduire une nouvelle dimension dans les cartes marines, une dimension qui va transformer complètement la problématique de l'itinéraire et nous permettre de poser le problème d'une véritable cartographie cognitive d'une manière bien plus complexe. Car les nouveaux instruments - compas, sextant, théodolite - ne correspondent pas simplement à de nouveaux problèmes de géographie et de navigation (la question délicate de la détermination de la longitude, en particulier sur la surface courbe de la planète, par opposition au problème plus simple de la latitude que les navigateurs européens peuvent toujours déterminer de façon empirique par un examen oculaire de la côte africaine) ; ils introduisent également une coordonnée entièrement nouvelle: la relation à la totalité, notamment en

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ce que les étoiles et les nouvelles opérations comme la triangulation jouent un rôle médiateur. À ce moment, la cartographie cognitive au sens large nécessite la coordination de données existentielles (la position empirique du sujet) avec des conceptions abstraites et sans vécu de la totalité géographique. Enfin, avec le premier globe en 1490 et l'invention de la projection de Mercator à peu près à la même époque, c'est la naissance d'une troisième dimension de la cartographie qui engage tout à coup ce qu'on appellerait aujourd'hui la nature des codes représentationnels, les structures intrinsèques des différents médiums, l'intervention, dans des conceptions mimétiques plus naïves de la cartographie, de la question fondamentale, toute nouvelle, des langages de la représentation, notamment avec le dilemme insoluble (presque heisenbergien) du transfert d'un espace courbe sur des cartes planes. A ce moment, il devient clair qu'il ne peut exister de cartes exactes (et il devient clair en même temps qu'un progrès scientifique, ou mieux encore une avancée dialectique, peut exister dans les différents moments historiques de la cartographie). Le transcodage de ce qui précède dans la problématique très différente de la définition althusserienne de l'idéologie soulève alors deux observations. La première, c'est que le concept althussérien nous permet maintenant de re-penser ces problèmes spécialisés de géographie et de cartographie sous l'angle de l'espace social - par exemple sous l'angle des classes sociales et du contexte national ou international, ou de la manière dont nous tous, nécessairement, dressons aussi cognitivement une carte de nos relations sociales individuelles avec les réalités de classe à l'échelle locale, nationale et internationale. Mais reformuler le problème de cette manière, c'est aussi se heurter frontalement aux problèmes de cartographie qui se posent alors, de manière plus aiguë et originale, dans cet espace véritablement mondial de l'époque postmoderniste et multinationale dont nous avons parlé ici. Ce ne sont pas des questions purement théoriques : elles ont des conséquences politiques pratiques directes comme on peut nettement le voir dans le sentiment partagé par les sujets des pays industrialisés qu'existentiellement (ou «empiriquement») ils vivent véritablement dans une «société

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postindustrielle» d'où la production traditionnelle a disparu et où les classes sociales de type classique n'existent plus - conviction qui a des effets immédiats sur la praxis politique. Le second point, c'est qu'un retour aux soubassements lacaniens de la théorie d'Althusser peut apporter des enrichissements méthodologiques utiles et révélateurs. La formulation d'Althusser mobilise à nouveau la vieille distinction marxienne, désormais classique, entre science et idéologie qui conserve encore aujourd'hui une certaine valeur pour nous. L'existentiel le positionnement du sujet individuel, l'expérience de la vie quotidienne, le «point de vue» monadique sur le monde auquel nous sommes tous nécessairement limités en tant que sujets biologiques - est, dans la formule d'Althusser, implicitement opposé au royaume de la connaissance abstraite, un domaine qui, comme Lacan nous le rappelle, n'est jamais situé dans, ou rendu effectif par, un quelconque sujet concret, mais plutôt par ce vide structural appelé le sujet supposé savoir, un sujet-lieu de connaissance. Ce qui ne revient pas à affirmer que nous ne pouvons connaître le monde et sa totalité d'une manière abstraite ou «scientifique». La «science» marxienne nous fournit précisément une telle voie pour connaître et conceptualiser le monde abstraitement, dans le sens où le magnifique livre de Mandel, par exemple, propose une connaissance riche et élaborée de ce système-monde global, dont il n'a jamais été dit ici qu'il était inconnaissable, mais simplement qu'il était irreprésentable, ce qui est une question très différente. Autrement dit, la formule althussérienne désigne un écart, une faille entre expérience existentielle et connaissance scientifique. L'idéologie a alors la fonction d'inventer un moyen d'articuler ces deux dimensions distinctes l'une avec l'autre. Ce qu'une conception historiciste de cette définition souhaiterait ajouter, c'est qu'une telle articulation, la production d'idéologies vivantes et opérationnelles, diffère selon les situations historiques, et qu'il peut exister des situations où elle n'est pas du tout possible - et c'est ce qui semblerait être le cas pour notre situation dans la crise actuelle. Mais le système lacanien est triple, et non dualiste, à l'opposition marxienne-althussérienne de l'idéologie et de la science ne correspondent

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que deux des fonctions tripartites de Lacan : respectivement, l'Imaginaire et le Réel. Notre digression sur la cartographie, avec sa révélation finale d'une dialectique proprement représentationnelle des codes et des capacités des langages et médiums individuels, nous rappelle que nous avions jusqu'à présent omis la dimension de la Symbolique lacanienne. Une esthétique de la cartographie cognitive - une culture politique pédagogique qui cherche à doter le sujet individuel d'un sens nouveau et plus acéré de sa place dans le système mondial - devra nécessairement respecter cette dialectique représentationnelle devenue extrêmement complexe et inventer des formes radicalement nouvelles pour lui rendre justice. Il ne s'agit donc clairement pas d'un appel au retour à une ancienne forme de machine, à un quelconque ancien espace national plus transparent, ou à une quelconque enclave perspectivale ou mimétique plus traditionnelle et plus rassurante ; ce nouvel art politique (pour autant qu'il soit possible) devra s'attacher à la vérité du postmodernisme, c'est-à-dire à son objet fondamental - l'espace monde du capital multinational - au moment même où il réussit une percée vers un nouveau mode, encore inimaginable, de représentation de ce dernier, qui nous permettra peut-être de recommencer à appréhender notre position de sujets individuels et collectifs et à regagner une capacité à agir et à lutter qui se trouve à présent neutralisée par notre confusion tant spatiale que sociale. La forme politique du postmodernisme, s'il y en a jamais une, aura pour vocation l'invention et la projection d'une cartographie cognitive mondiale sur une échelle aussi bien sociale que spatiale.

Idéologie

Théories du postmodeme

Le problème du postmodernisme (comment décrire ses caractéristiques fondamentales, à condition, pour commencer, qu'il existe réellement ; si le concept ait en lui-même une quelconque utilité ou ne soit qu'une mystification) constitue une question non seulement esthétique mais aussi politique. 11 est, en effet, toujours possible de démontrer que les diverses positions, quels qu'en soient les termes, que peut raisonnablement susciter le postmodernisme expriment des visions de l'histoire entraînant un jugement (approbation ou condamnation) d'essence politique sur l'état du moment social dans lequel nous vivons aujourd'hui. En fait, la prémisse même de ce débat repose sur un présupposé initial et stratégique quant à notre système social, à savoir: accorder une originalité historique à une culture postmoderniste, c'est aussi affirmer implicitement une différence structurale radicale entre ce qu'on appelle parfois la société de consommation et les moments antérieurs du capitalisme dont est issu notre système. Cependant, ces diverses perspectives logiques sont nécessairement liées à une prise de position sur cet autre sujet inscrit dans le mot même de postmodernisme, c'est-à-dire, l'évaluation de ce que l'on doit maintenant appeler le haut modernisme ou le modernisme classique. En effet, quand nous procédons à un premier inventaire des divers artefacts culturels que l'on peut raisonnablement qualifier de postmodernes, la tentation est grande de rechercher «la ressemblance de famille» entre ces styles et productions hétérogènes, non en eux-mêmes, mais dans un élan et une esthétique modernistes qui leur seraient communs et contre lesquels ils seraient tous en réaction d'une manière ou d'une autre. Les débats architecturaux, ces discussions inaugurales du postmodernisme en tant que style, ont le mérite de rendre incontournable la résonance politique de ces questions apparemment esthétiques et, ainsi, de permettre de repérer le politique dans les autres domaines artistiques où les débats sont parfois plus codés ou plus voilés. Globalement, on peut dégager quatre

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grandes positions parmi les diverses déclarations récemment faites sur le postmodernisme, mais ce modèle relativement clair, cette combinatoire, va se trouver encore compliqué par cette impression que chacune de ces positions est susceptible d'une expression politique soit progressiste, soit réactionnaire (si l'on se place maintenant dans une perspective marxiste ou plus généralement de gauche). On peut par exemple accueillir l'arrivée du postmodernisme d'un point de vue essentiellement antimoderniste'. Une génération de théoriciens légèrement antérieure (principalement Ihab Hassan) semble avoir déjà emprunté cette voie en envisageant l'esthétique postmoderniste en fonction d'une thématique plus proprement poststructuraliste (l'attaque de Tel Quel contre l'idéologie de la représentation, la «fin de la métaphysique occidentale» heideggérienne ou derridienne), dans laquelle ce qui ne s'appelait encore que rarement le postmodernisme (voir la prophétie utopique de Foucault à la fin de Les Mots et les choses) est saluée comme l'apparition d'une nouvelle façon de penser et d'être au monde. Mais, dans la mesure où l'éloge de Ihab Hassan englobe également bon nombre des monuments les plus absolus du haut modernisme (Joyce, Mallarmé), cette position paraîtrait relativement plus ambiguë si elle ne s'accompagnait de la célébration des nouvelles technologies de l'information qui marquent l'affinité entre ces évocations et la thèse politique d'une véritable société postindustrielle. Toute cette ambiguïté est largement levée dans un livre, par ailleurs quelconque, sur le débat architectural actuel, From Bauhaus to Our House de Tom Wolfe, dont le Nouveau Journalisme constitue lui-même une des variétés du postmodernisme. Mais ce qui est intéressant et symptomatique dans ce livre, c'est l'absence de tout éloge du postmoderne, et, plus frappant encore, cette véhémente haine du moderne qui transpire à travers les inévitables sarcasmes camp de sa rhétorique ; cette véhémence n'est pas une nouveauté, c'est une rage ancienne et archaïque. C'est comme si l'horreur originelle des premiers spectateurs petits-bourgeois, ce dégoût des premiers philistins, des Spiessburger, des bourgeois ou des conformistes face

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à l'émergence même du moderne (les premières œuvres de Le Corbusier aussi blanches que les cathédrales nouvellement construites du XII' siècle, les premières têtes scandaleuses de Picasso avec leurs deux yeux sur le même profil comme un flétan, la stupéfiante «obscurité» des éditions originales de Ulysse ou de The Waste Land/La Terre vaine) était soudain ranimée et insufflait à ces nouvelles critiques du modernisme un esprit idéologiquement très différent dont l'effet est, somme toute, de réveiller chez le lecteur une sympathie tout aussi archaïque pour les élans protopolitiques, utopiques et anti-classe moyenne d'un haut modernisme aujourd'hui éteint. La diatribe de Wolfe offre ainsi un exemple typique de la façon dont une répudiation théorique du moderne, raisonnée et contemporaine (qui tire en grande partie sa force progressiste d'un nouveau sens de l'urbain et d'une expérience désormais considérable de la destruction des anciennes formes de vie sociale urbaine au nom d'une orthodoxie haut-moderniste) peut facilement être récupérée et mise au service d'une politique culturelle explicitement réactionnaire. Ces positions - antimodernes, pro-postmodernes - trouvent leur équivalent et leur inversion structurale dans un ensemble de contre-propositions qui ont pour objectif de stigmatiser de façon générale l'irresponsabilité et la médiocrité du postmoderne en réaffirmant l'élan authentique d'une tradition haut-moderniste tenue pour toujours vivante et vitale. Le double manifeste d'Hilton Kramer dans le premier numéro de sa revue The New Criterion exprime ces vues avec force en accusant le contraste entre la responsabilité morale des «chefs-d'œuvre» et monuments du modernisme classique, et le caractère fondamentalement irresponsable et superficiel d'un postmodernisme associé au camp et à un caractère « facétieux » dont le style de Wolfe constitue un exemple aussi abouti qu'évident. Ce qui est plus paradoxal, c'est que Wolfe et Kramer ont politiquement beaucoup en commun : il semblerait qu'il y ait une certaine incohérence entre, d'une part, la façon dont Kramer doit chercher à extirper du «grand sérieux » des classiques du moderne leur caractère fondamentalement anti-classe moyenne et, d'autre part, la passion protopolitique qui étaye

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le rejet, par les grands modernistes, des tabous victoriens et de la vie de famille, de la marchandisation et de l'asphyxie croissante d'un capitalisme désacralisant, d'Ibsen à Lawrence, de Van Gogh à Jackson Pollock. La tentative de Kramer, habile bien que manifestement peu convaincante, d'assimiler la position ostensiblement antibourgeoise des grands modernistes à une «opposition loyale» que la bourgeoisie nourrit elle-même en secret, par le biais de fondations et de subventions, est assurément favorisée par les contradictions de la politique culturelle du modernisme proprement dit, dont les contestations s'appuient sur la persistance de ce qu'ils rejettent et entretiennent une relation symbiotique avec le capital (quand elles n'atteignent pas - en fait très rarement, comme chez Brecht - une véritable conscience de soi politique). Cependant, la démarche de Kramer est, ici, plus facile à comprendre quand on clarifie le projet politique du New Criterion : la mission du journal est manifestement d'éliminer les années soixante et ce qui reste de leur héritage, d'expédier toute cette période dans cette sorte d'oubli que les années cinquante pouvaient concevoir pour les années trente, ou les années vingt pour la féconde culture politique de la période antérieure à la première guerre mondiale. The New Criterion s'inscrit par conséquent lui-même dans l'effort actuel, et qui est à l'œuvre partout aujourd'hui, pour construire une espèce de nouvelle contre-révolution culturelle conservatrice, dont les termes vont de l'esthétique à la défense suprême de la famille et de la religion. Il est par conséquent paradoxal que ce projet d'essence politique déplore explicitement l'omniprésence du politique dans la culture contemporaine - contamination largement répandue pendant les années soixante mais que Kramer tient pour responsable de l'imbécillité morale du postmodernisme de notre époque. Le problème avec cette manœuvre - à l'évidence indispensable d'un point de vue conservateur - c'est que pour une raison ou une autre, cette rhétorique «fiduciaire» ne semble pas s'appuyer sur l'or véritable du pouvoir étatique, comme c'était le cas avec le maccarthysme ou durant la période des Palmer raids. L'échec de la guerre du Viêtnam semble avoir rendu

impossible, du moins pour le moment, l'exercice de la force répressive brute2 et paraît avoir doté les années soixante d'une persistance dans la mémoire et l'expérience collectives qu'il ne fut pas donné de connaître aux traditions des années trente ou de la période antérieure à la première guerre mondiale. Par conséquent, la révolution culturelle de Kramer a le plus souvent tendance à sombrer dans une nostalgie vague et sentimentale pour les années cinquante et l'ère Eisenhower. A la lumière de la démonstration faite pour un précédent ensemble de positions sur le modernisme et le post-modernisme, on ne s'étonnera pas de constater que, bien que ce second point de vue relatif à la scène culturelle contemporaine relève d'une idéologie ouvertement conservatrice, il puisse également être mis au service d'une ligne assurément beaucoup plus progressiste. Nous devons à Jurgen Habermas3 ce spectaculaire renversement ainsi que la reformulation de ce qui demeure l'affirmation de la valeur suprême du moderne et le rejet de la théorie et de la pratique du postmodernisme. Pour Habermas, le vice du postmodernisme se trouve fondamentalement dans sa fonction politiquement réactionnaire, en tant que tentative généralisée de discréditer l'élan moderniste qu'Habermas associe aux Lumières bourgeoises et à leur esprit utopique et universaliste. Avec Adorno, Habermas cherche à sauver et à re-commémorer ce que tous deux considèrent comme le pouvoir essentiellement contestataire, critique et utopique des grands haut-modernismes. Mais d'un autre côté, la tentative d'Habermas d'associer ces derniers à l'esprit des Lumières du XVIIIe siècle marque en fait une rupture décisive avec la sombre Dialectique de la raison, d'Adorno et Horkheimer dans laquelle l'ethos scientifique des philosophes est présenté comme une volonté dévoyée de puissance et de domination sur la nature, et leur programme désacralisant comme la première étape dans le développement d'une vision du monde purement instrumentale qui mènera tout droit à Auschwitz. Cette très forte divergence peut être mise sur le compte de la vision qu'a Habermas de l'histoire, vision qui cherche à préserver la promesse du « libéralisme » et le contenu essentiellement utopique de la première idéologie bourgeoise universaliste (égalité, droits

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civiques, humanitarisme, Liberté d'expression, liberté de la presse) par delà l'échec de ces idéaux à se réaliser dans le développement du capitalisme lui-même. Pour ce qui est des termes esthétiques du débat, répondre à la ressuscitation du moderne qu'opère Habermas par l'affirmation simple et empirique de l'extinction de ce dernier ne va pas suffire. Il nous faut prendre en compte l'éventualité que la situation nationale dans laquelle réfléchit et écrit Habermas soit assez différente de la nôtre : le maccarthysme et la répression sont aujourd'hui, dans la République Fédérale d'Allemagne, des réalités. L'intimidation intellectuelle de la Gauche et le musellement d'une culture de Gauche (largement associée par la Droite ouest-allemande au terrorisme) ont été, globalement, couronnés de succès, bien plus que partout ailleurs en Occident4. Le triomphe de ce nouveau maccarthysme et de cette culture de Spiessburger et de philistin autorise à penser que, dans cette situation nationale particulière, Habermas pourrait bien avoir raison et que les anciennes formes du haut modernisme pourraient bien y avoir conservé un peu de ce pouvoir subversif qu'elles ont perdu partout ailleurs. Dans ce cas, un postmodernisme cherchant à affaiblir et à miner ce pouvoir pourrait bien mériter de façon locale ce diagnostic idéologique, même si ce jugement reste impossible à généraliser. Ces positions - antimoderne/pro-postmoderne et pro-moderne/ antipostmoderne - se caractérisent toutes deux par l'acceptation du nouveau terme, ce qui équivaut à un accord sur l'existence fondamentale d'une rupture décisive entre les moments moderne et postmoderne, quelle que soit la manière dont on les évalue. Il reste cependant deux dernières possibilités logiques, qui reposent toutes deux sur le rejet de l'idée même d'une telle rupture historique et qui, par conséquent, implicitement ou explicitement, remettent en question l'utilité de la catégorie même de postmodernisme. Les oeuvres que l'on associe au postmodernisme seront dès lors réintégrées au modernisme classique proprement dit, de façon à ce que le «postmodeme» ne soit guère plus que la forme que prend l'authentiquement moderne dans notre période actuelle et ne constitue qu'une simple intensification

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dialectique du vieil élan moderniste vers l'innovation. (Je dois ici omettre une autre série de débats, largement académiques, dans lesquels la véritable continuité du modernisme, telle qu'elle est ici affirmée, est elle-même remise en question par une notion élargie de la continuité profonde du romantisme, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, dont il faudrait considérer tant le moderne que le postmoderne comme de pures étapes organiques.) Ces deux dernières positions vont donc logiquement s'avérer être des appréciations positive et négative, respectivement, sur un postmodernisme maintenant réintégré à la tradition du haut-modernisme. Jean-François Lyotard5 propose ainsi de comprendre son engagement fondamental dans le nouveau et l'émergent, dans la production culturelle contemporaine ou postcontemporaine aujourd'hui largement qualifiée de « postmoderne », comme un élément constitutif d'une réaffirmation des anciens modernismes authentiques, bien dans l'esprit d'Adomo. Cette habile torsion, ou déviation, de sa propre proposition implique que ce que l'on appelle le postmodemisme ne jatfpas le haut modernisme proprement dit, comme un déchet industriel de ce dernier, mais au contraire, très exactement, le précède et le prépare, afin que les postmodernismes contemporains qui nous entourent puissent apparaître comme une promesse de retour, de réinvention, de triomphale réapparition d'un nouveau haut modernisme investi de tout son ancien pouvoir et d'une vie nouvelle. Il s'agit d'une attitude prophétique dont les analyses s'appuient sur le ressort antireprésentationnel du modernisme et du postmodernisme. Cependant, on ne saurait évaluer correctement les positions esthétiques de Lyotard en termes esthétiques dans la mesure où elles se nourrissent d'une conception fondamentalement politique et sociale d'un nouveau système social au-delà du capitalisme classique (notre vieille amie « la société postindustrielle ») : la vision d'un modernisme régénéré est, en ce sens, inséparable d'une certaine foi prophétique dans les possibilités et la promesse de la nouvelle société, elle-même en plein émergence. Le renversement négatif de cette position impliquera dès lors clairement une répudiation idéologique du modernisme qui pourrait s'étendre, en théorie, de la vieille analyse de Lukâcs des formes modernistes comme

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reproduction de la réification de la vie sociale capitaliste jusqu'aux critiques plus marquées du haut modernisme à notre époque. Ce qui distingue pourtant cette dernière position des antimodernismes déjà dégagés plus haut, c'est qu'elle ne prend pas appui sur l'affirmation d'une nouvelle culture postmodemiste mais qu'elle envisage même cette dernière comme une simple dégénérescence des élans d'ores et déjà stigmatisés du haut modernisme proprement dit. On peut se confronter de façon saisissante à cette position, peut-être la plus sombre de toutes et la plus implacablement négative, dans les travaux de Manfredo Tafuri, l'historien de l'architecture vénitienne, dont les analyses approfondies - forment une puissante mise en cause de ce que nous avons appelé les élans « protopolitiques » du haut modernisme (la substitution « utopique» de la politique culturelle à la politique proprement dite, la vocation à transformer le monde en transformant ses formes, son espace ou son langage). Tafuri n'est toutefois pas moins sévère dans son autopsie de la vocation contestataire, démystifiante et « critique » des différents modernismes dont la fonction s'apparente, pour lui, à une sorte de « ruse de l'Histoire» hégélienne par laquelle les tendances instrumentalisantes et désacralisantes du capital finissent précisément par se réaliser à travers le travail de démolition auquel se sont livrés les penseurs et les artistes du mouvement moderne. Leur «anticapitalisme» aboutit, par conséquent, à poser les bases de l'organisation et du contrôle bureaucratiques «totaux» du capitalisme tardif. Il est dès lors logique que Tafuri conclue en posant comme principe l'impossibilité de toute transformation radicale de la culture avant une transformation radicale des rapports sociaux eux-mêmes. Il me semble que l'ambivalence politique que nous avons montrée dans les deux thèses précédentes est conservée ici, mais cela au sein des positions de ces deux penseurs très complexes. À la différence de bien des théoriciens précédemment cités, Tafuri et Lyotard sont tous deux des personnalités explicitement politiques, manifestement engagées dans les valeurs de l'ancienne tradition révolutionnaire. Il est clair, par exemple, qu'il faut comprendre le soutien militant de Lyotard à la valeur suprême de l'innovation esthétique comme le signe d'une position révolutionnaire,

tandis que l'ensemble du cadre conceptuel de Tafuri se trouve largement compatible avec la tradition marxiste classique. Pourtant, ils sont tous les deux également susceptibles, implicitement et plus ouvertement à certains moments stratégiques, d'être réécrits en fonction d'un post-marxisme qui finit par être impossible à distinguer de l'anti-marxisme proprement dit. Lyotard, par exemple, a très souvent cherché à distinguer son esthétique «révolutionnaire» des anciens idéaux de révolution politique qu'il considère soit comme staliniens, soit comme archaïques et incompatibles avec les conditions du nouvel ordre social postindustriel. Dans le même temps, chez Tafuri, la notion apocalyptique de révolution sociale totale suppose une conception d'un «système total» du capitalisme, qui, dans une période de dépolitisation et de réaction, n'est que trop irrémédiablement condamnée à cette sorte de découragement qui a si souvent conduit les marxistes à renoncer à toute politique (on pense à Horkheimer et à Merleau-Ponty, ainsi qu'à nombre d'ex-trotskistes des années trente et quarante et aux ex-maoïstes des années soixante et soixante-dix). Le modèle combinatoire esquissé plus haut peut maintenant être représenté selon le schéma ci-dessous, les signes «plus» et «moins» faisant référence aux fonctions progressiste ou réactionnaire des positions en question : ANTI-MODERNISTE

PRO-MODERNISTE

Wolfe

+

Lyotard

PRO-POSTMODERNISTE

Jencks

+

Kramer ANTI-POSTMODERNISTE

-

Tafuri +

Habermas

+

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Avec ces remarques, nous fermons la boucle et pouvons maintenant revenir au contenu politique potentiel de la première thèse étudiée sur un plan plus positif et, en particulier, à la question de l'élan populiste dans le postmodernisme, que Charles Jencks eut le mérite de mettre en évidence (mais aussi Venturi et d'autres) - sujet qui va également nous permettre de traiter de manière un peu plus pertinente du pessimisme absolu du marxisme deTafuri. Il faut tout d'abord observer que la plupart des points de vue politiques, qui, d'après ce que nous avons vu, nourrissent ce qui se présente le plus souvent comme un débat esthétique, constituent en réalité des positions moralisantes qui cherchent à produire des jugements définitifs sur le phénomène du postmodernisme, que ce dernier soit stigmatisé comme corrompu, ou, au contraire, accueilli comme une forme d'innovation culturelle et esthétique salutaire et positive. Mais une analyse véritablement historique et dialectique de ces phénomènes (en particulier quand il s'agit d'un présent du temps et d'une histoire dans lesquels nous-mêmes vivons et luttons) ne saurait se permettre ce pauvre luxe des jugements moralisants et absolus: la dialectique est «par-delà le bien et le mal», au sens de partis pris faciles, d'où l'esprit glacial et inhumain de sa vision historique (ce qui perturbait déjà les contemporains de la dialectique de Hegel). Le fait est que nous sommes à ce point à l'intérieur de la culture postmoderne que son rejet simpliste est aussi impossible qu'est complaisante et viciée sa glorification, également simpliste. Un jugement idéologique sur le postmodernisme aujourd'hui implique nécessairement, tendrait-on à penser, un jugement autant sur nous-même que sur les artefacts en question ; et on ne peut appréhender correctement une période historique entière, comme la nôtre, au moyen de jugements moraux globaux ou de ces équivalents quelque peu dégradés que sont les diagnostics psychologiques bon marché. Selon le point de vue marxien classique, les semences du futur existent déjà au sein du présent et doivent en être dégagées conceptuellement, par l'analyse et la praxis politiques tout à la fois (Marx nota en une phrase saisissante que les travailleurs de la Commune de Paris « n'avaient aucun idéal à réaliser»; ils cherchaient simplement à dégager les formes émergentes des

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nouveaux rapports sociaux dans les anciens rapports sociaux capitalistes à l'intérieur desquels les premiers avaient déjà commencé à se manifester). En lieu et place de la tentation soit de dénoncer les complaisances du postmodernisme comme quelque symptôme définitif de décadence, soit de saluer dans ces nouvelles formes les signes avant-coureurs d'une nouvelle utopie technologique et technocratique, il paraît plus pertinent d'apprécier la nouvelle production culturelle en prenant pour hypothèse de travail une modification générale de la culture elle-même liée à la restructuration sociale du capitalisme tardif en tant que système7. En ce qui concerne son émergence, nous pourrons prendre comme point de départ pour une discussion plus générale l'assertion de Jencks selon laquelle l'architecture posunodeme se distingue de celle du haut-modernisme par ses priorités populistes8. Ce que cela signifie dans le contexte spécifique de l'architecture, c'est que là où l'espace haut-moderniste désormais classique d'un Le Corbusier ou d'un Wright cherchait à se différencier radicalement du tissu urbain dégradé dans lequel il intervenait (ses formes reposant ainsi sur un acte de disjonction radicale par rapport à son contexte spatial - les immenses pilotis dramatisant la séparation avec le sol et préservant le novum du nouvel espace), les bâtiments postmodernes, au contraire, célèbrent leur insertion dans le tissu hétérogène de la zone commerciale et du paysage de motels et de fast-foods de la ville américaine post-autoroutière. Dans le même temps, tout un jeu d'allusions et d'échos formels («l'historicisme») assure la parenté des nouveaux bâtiments artistiques avec les icônes et les espaces commerciaux environnants, renonçant par là même à la prétention moderniste à la différence et à l'innovation radicales. Qu'il faille qualifier de populiste cette caractéristique indubitablement significative doit rester une question ouverte. Il paraît essentiel de distinguer, d'une part, les formes naissantes d'une nouvelle culture commerciale (depuis la publicité, pour commencer, jusqu'aux enveloppes, aux emballages formels en tous genres, des produits aux immeubles, sans oublier les biens artistiques comme les émissions de télévision (le « logo »), les best-sellers et lesfilms)et, d'autre part, les anciennes formes de culture commune et authentiquement

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« populaire » qui s'épanouissaient lorsque existaient encore les anciennes classes sociales de la paysannerie et de Y artisanat urbain et qui, à partir du milieu du XIX' siècle, ont progressivement été colonisées et anéanties par la marchandisation et le système de marché. On peut du moins admettre la présence plus universelle de cette caractéristique particulière qui, dans les autres arts, se présente de manière moins ambiguë comme un effacement de l'ancienne distinction entre la «grande» culture et la culture dite de masse, distinction dont dépendait la spécificité du modernisme, sa fonction utopique consistant, au moins en partie, à garantir un domaine d'expérience authentique par contraste avec un milieu environnant de culture commerciale aux prétentions intellectuelles limitées, voire inexistantes. En effet, il est possible de soutenir que l'émergence du haut modernisme est contemporaine de la première grande expansion d'une culture de masse bien reconnaissable (Zola représente peut-être le marqueur de la dernière coexistence au sein d'un même texte du roman « artistique» et du best-seller). C'est cette différentiation fondamentale qui semble maintenant sur le point de disparaître : nous avons d'ores et déjà signalé la façon dont, en musique, après Schoenberg et même après Cage, les deux traditions antithétiques de la musique, musique «classique» et musique «populaire», recommencent à se fondre. Dans les arts plastiques, le renouveau de la photographie, comme médium porteur de sens en lui-même et aussi comme «plan de la substance» dans le pop art ou l'hyperréalisme, est un symptôme capital de ce même processus. En tout cas, il devient pour le moins évident que les nouveaux artistes ne font plus de « citations » des matériaux,fragmentsou motifs de la culture populaire ou de masse, comme Flaubert avait commencé à le faire ; ils les incorporent au point que beaucoup de nos anciennes catégories critiques et évaluatives (fondées précisément sur la différentiation radicale entre culture moderniste et culture de masse) semblent avoir perdu leur fonction. Mais si tel est le cas, il semble alors à tout le moins possible que ce qui

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apologies postmodernistes ne soit en réalité qu'un simple réflexe, un simple symptôme d'une mutation culturelle (assurément capitale) qui verrait ce qui était d'ordinaire stigmatisé comme culture de masse ou commerciale maintenant accueilli dans l'enceinte d'un domaine culturel nouveau et étendu. Toujours est-il que l'on s'attendrait à ce qu'un terme tiré de la typologie des idéologies politiques subisse des réajustements sémantiques fondamentaux quand sonréfèrentinitial (cette coalition de classe, ce Front Populaire d'ouvriers, de paysans et de petits bourgeois qu'on appelle généralement «le peuple») a disparu. Cependant, cette histoire n'est peut-être pas si nouvelle que cela après tout: on se souvient, en effet, de la grande joie de Freud découvrant la culture d'une obscure tribu qui, unique parmi les innombrables traditions d'analyse des rêves, en était arrivée à l'idée que tous les rêves avaient une signification sexuelle cachée - à l'exception des rêves sexuels, qui avaient une autre signification ! Il semblerait qu'il en aille de même avec le débat postmoderniste et avec la société bureaucratique dépolitisée à laquelle il correspond : toutes les positions apparemment culturelles se révèlent être des formes symboliques de moralisme politique, à la seule exception de la note ouvertement politique, ce qui semble indiquer un nouveau basculement du politique dans la culture. Ici, l'objection habituelle - selon laquelle la classe s'inclut elle-même et que la taxinomie ne parvient pas à réserver une place (suffisamment privilégiée) à partir de laquelle elle pourrait s'observer et disposer des moyens de sa propre théorisation - doit être prise en compte dans la théorie comme une sorte de mauvaise réflexivité qui se mord la queue sans jamais réaliser la quadrature du cercle. En effet, la théorie du postmodemisme paraît être un processus sans fin de retournement interne où la position de l'observateur est mise sens dessus dessous, et le tableau poursuivi sur une plus grande échelle. Le postmoderne nous invite ainsi à nous abandonner à une sombre caricature de l'historicité en général où l'effort vers la conscience de soi, avec laquelle notre propre situation achève d'une manière ou d'une autre l'acte de compréhension historique, se répète sombrement comme dans

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les pires rêves et juxtapose, à sa pertinente répudiation philosophique du concept même de conscience de soi, le carnaval grotesque des ses multiples répétitions. Le rappel de ce caractère interminable est alors représenté sous la forme de l'inéluctabilité des signes «plus» et « moins» qui sortent de leurs emplacements pour harceler l'observateur externe et exiger sans répit un jugement moral que la théorie elle-même exclut par avance. Ce numéro provisoire de prestidigitation, par lequel une théorie temporairement capable de sortir d'elle-même et d'inclure ses propres frontières externes vient même ajouter le jugement moral à la liste des caractéristiques pertinentes, ne dure guère que le temps nécessaire à la «théorie» pour se reformer et tranquillement devenir une illustration de ce à quoi la clôture qu'elle propose et prédit est censée ressembler. La théorie du postmodernisme peut ainsi s'élever au niveau du système lui-même autant qu'à celui de sa propagande la plus intime qui célèbre la liberté foncière d'une autoreproduction de plus en plus absolue. Cette situation, qui désamorce par avance toute théorie inattaquable du postmoderne qui serait recommandable sans réserve aussi bien comme instrument offensif que comme test décisif, implique de réfléchir quelque peu à une utilisation à peu près correcte afin de ne pas retomber dans la complaisance de telle ou telle régression infinie. Dans ce nouveau royaume enchanté, cependant, le faux problème est peut-être devenu le dernier refuge de la vérité, si bien qu'une réflexion sur la question impossible de la nature de l'art politique dans des conditions qui l'excluent par définition n'est peut-être pas la pire façon de marquer le pas. En effet, j'imagine (et les pages qui viennent vont ou non le confirmer) que «l'art politique postmoderne» pourrait bien se révéler n'être que cela - non pas un art dans le sens ancien, mais une interminable conjecture sur la façon dont, avant toute chose, il pourrait être possible. Quant aux dualismes modeme/postmoderne, bien plus insupportables que la plupart des dualismes ordinaires, et qui sont peut-être ainsi par avance immunisés contre les mauvais usages dont ces dualismes sont immanquablement la marque autant que l'instrument, il est possible que l'ajout d'un troisième terme (absent du

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présent travail, mais traité dans un autre ouvrage9) puisse permettre d'aménager ce modèle réversible afin d'inscrire cette différence dans un schéma historique plus maniable et plus fécond. Ce troisième terme (appelons le «réalisme» pour le moment, et à défaut de mieux) reconnaît l'émergence duréfèrentlaïc dans la purge des codes sacrés à l'époque des Lumières, en même temps qu'il accuse une première mise en place du système économique, avant que le langage et le marché n'en viennent à connaître des déclinaisons du second degré dans le moderne et l'impérialisme. Ce troisième terme antérieur aux deux autres permet de les associer à tous les quatrièmes termes dont on aura pu faire l'hypothèse pour les divers précapitalismes et offre un paradigme de développement plus abstrait qui semble récapituler sa chronologie en dehors de tout ordre chronologique, comme au cinéma, dans la musique rock, ou la littérature noire. Ce qui sauve ce nouveau schéma des apories des dualismes énumérés plus haut permet aussi une sorte d'exercice intellectuel dans lequel les dates sont tenues à l'écart, dans une sorte d'ascèse du diachronique où nous apprenons à remettre à plus tard la récompense finale du chronologique comme mode de compréhension, gratification qui impliquerait de toute façon de sortir du système lui même, dont les deux ou trois termes énumérés ici sont toutefois les éléments internes, infiniment subsrituables. Tant que l'on n'y parviendra pas - et face à une réticence justifiée à faire intervenir un troisième terme (pâtissant lui-même d'autant de conflits internes que les deux autres rassemblés) - on ne pourra proposer que la recommandation simple et hygiénique suivante: ce dualisme doit être utilisé d'une certaine manière contre lui-même, de la même façon qu'un champ de vision latéral nécessite de fixer un objet qui ne présente aucun intérêt pour vous. Ainsi, pour peu qu'on la mène avec rigueur, une enquête sur telle ou telle caractéristique du postmodeme finira par nous en dire fort peu sur la valeur du postmodemisme lui-même mais, contre sa volonté et par inadvertance, beaucoup sur le moderne proprement dit ; l'inverse se révélera peut-être également vrai, même si on n'a jamais eu à considérer ces deux termes comme des opposés symétriques. Le passage toujours plus rapide de l'un à l'autre pourra au minimum permettre d'éviter à la pose glorificatrice ou au geste fùlminatoire, moralisant et démodé, de sefigersur place.

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Le surréalisme sans l'inconscient

On a souvent dit que toute époque est dominée par un genre ou une forme privilégiée qui semble, par sa structure, la plus adaptée à l'expression de ses vérités secrètes; ou peut-être, si vous préférez une façon plus contemporaine d'envisager la question, qui semble présenter le symptôme le plus riche de ce que Sartre aurait appelé la «névrose objective» de ces lieux et temps particuliers. Aujourd'hui, cependant, je pense que nous ne devrions plus chercher ces objets caractéristiques ou symptomatiques dans le domaine et le langage des formes et des genres. Le capitalisme et l'âge moderne correspondent à une période où, avec l'extinction du sacré et du «spirituel», la profonde matérialité sous-jacente de toute chose afiniparfiltreret gagner convulsivement la lumière du jour. Et il est clair que la culture relève de ces choses dont la matérialité fondamentale est, pour nous maintenant, non seulement évidente mais absolument inévitable. C'est aussi une leçon historique: c'est parce que la culture est devenue matérielle que nous sommes maintenant en mesure de comprendre qu'elle a toujours été matérielle, ou matérialiste, dans ses structures et ses fonctions. Nous, les postcontemporains, avons un mot pour cette découverte - un mot qui a volontiers remplacé l'ancien vocabulaire des genres et des formes - et il s'agit bien sûr du mot médium, et en particulier de son pluriel médias, mot qui regroupe aujourd'hui trois signaux relativement distincts : celui d'un mode artistique ou d'une forme spécifique de production esthétique ; celui d'une technologie particulière, organisée généralement autour d'un dispositif central ou d'une machine; et enfin, celui d'une institution sociale. Ces trois domaines de signification ne définissent pas un médium, ou les médias, mais désignent les dimensions distinctes auxquelles il faut s'attaquer pour parfaire ou construire une telle définition. Il est évident que la plupart des concepts esthétiques traditionnels et modernes - largement, mais non exclusivement, conçus pour les textes littéraires - ne nécessitent pas cette attention simultanée aux dimensions multiples du matériel, du social et de l'esthétique.

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Le surréalisme sans l'inconscient

C'est parce que nous avons dû apprendre qu'aujourd'hui la culture est une question de médias que nous avons enfin commencé à nous mettre en tête que la culture l'a toujours été et que les anciennes formes, les anciens genres ou, d'ailleurs, les anciens exercices spirituels, méditations, pensées et expressions, étaient également, chacun de manières très différentes, des produits médiatiques. Partout, maintenant, l'intervention de la machine, la mécanisation et la médiation de la culture par l'Industrie de la Conscience se vérifient, et il serait peut-être intéressant d'explorer la possibilité qu'il en ait toujours été ainsi au cours de l'histoire des hommes, et même au sein des anciens modes de production précapitalistes dans leur radicale différence. Néanmoins, ce qui est paradoxal dans ce remplacement de la terminologie littéraire par une conceptualité médiatique émergente, c'est qu'il intervient au moment même où la priorité philosophique du langage et des différentes philosophies linguistiques est devenue dominante et presque universelle. Le texte écrit perd donc son statut privilégié et exemplaire au moment même où les conceptualités disponibles pour analyser l'énorme variété d'objets d'étude que nous offre la « réalité » (que l'on désigne tous aujourd'hui sous leurs diverses formes comme autant de « textes ») sont devenues presque exclusivement linguistiques dans leur orientation. L'analyse des médias en termes linguistiques ou sémiotiques impliquerait donc un élargissement impérialisant du domaine du langage qui irait jusqu'à inclure des phénomènes non verbaux (visuels ou musicaux, corporels ou spatiaux) ; mais il se pourrait bien aussi qu'elle lance un défi critique et déstabilisant aux instruments conceptuels qui ont été mobilisés pour mener à bien cette opération d'assimilation. L'émergence aujourd'hui de cette priorité des médias n'est guère une découverte. Depuis quelques soixante-dix ans, les prophètes les plus clairvoyants nous préviennent régulièrement que la forme artistique dominante du XXe siècle n'est absolument pas la littérature - ni même la peinture, le théâtre ou la musique - mais plutôt le seul art historiquement nouveau inventé dans la période contemporaine, à savoir le cinéma : la première forme artistique spécifiquement médiatique. Ce qui est étrange

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dans cette prédiction (dont la validité inattaquable est devenue, avec le temps, un lieu commun), c'est qu'elle ait eu si peu d'effet pratique. En effet, la littérature, qui a parfois absorbé avec intelligence et opportunisme les techniques du cinéma dans sa propre substance, est demeurée tout au long de la période moderne le paradigme idéologiquement dominant de l'esthétique et a préservé continûment un espace ouvert où ont trouvé à s'exercer les variétés les plus riches de l'innovation. Cependant, en ce sens, le cinéma, quelle que soit sa profonde résonance avec les réalités du XXe siècle, a entretenu une relation parfaitement chaotique avec le moderne en raison, probablement, de ses deux vies, de ces deux identités distinctes par lesquelles, successivement, comme l'Orlando de Virginia Woolf, il dut passer; la première, la période du muet, où s'avéra viable une fusion latérale entre le grand public et le formel ou le moderniste (selon des voies et des résolutions qui échappent aujourd'hui à notre entendement étant donné notre curieuse amnésie historique) ; la seconde, la période du parlant, ensuite, avec la domination des formes de culture de masse (ou commerciale) à travers lesquelles le médium dut laborieusement se frayer un chemin pour réinventer encore les formes du moderne d'une manière nouvelle, avec les grands auteurs des années cinquante (Hitchcock, Bergman, Kurosawa, Fellini). Ce que cette analyse suggère, c'est que, quelqu'utile qu'ait pu être la déclaration de la priorité du cinéma sur la littérature pour nous secouer et nous sortir de la culture de l'écrit et/ou du logocentrisme, elle n'en est pas moins demeurée une formulation d'essence moderniste, enfermée dans un ensemble de valeurs culturelles et de catégories qui, en plein postmodernisme, sont manifestement obsolètes et «historiques». Que le cinéma, ou du moins un certain cinéma, soit devenu aujourd'hui postmoderniste est suffisamment évident ; mais il en va de même pour certaines formes de production littéraire. Le débat portait sur la priorité de ces formes ; c'est-à-dire sur leur capacité à servir d'indicateur symptomatique suprême et privilégié du Zeitgeist; à représenter, pour utiliser un langage plus contemporain, la dominante culturelle d'une nouvelle situation économique

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et sociale ; à être (pour mettre enfin sur la question la figure philosophique la plus appropriée) les véhicules allégoriques et herméneutiques les plus puissants d'une description nouvelle du système lui-même. Le cinéma et la littérature ne remplissent plus cette fonction, même si je n'insisterai pas lourdement sur la preuve en grande partie indirecte de leur dépendance croissante envers les matériaux, les formes, la technologie et même les thématiques qu'ils empruntent à cet autre art ou médium que j'ai en tête comme candidat le plus plausible à l'hégémonie culturelle aujourd'hui. L'identité de ce candidat n'est nullement secrète: c'est la vidéo, évidemment, dans ses manifestations jumelles que sont la télévision commerciale et la vidéo expérimentale, ou « art vidéo ». On ne prouve pas une telle proposition, on cherche plutôt, comme je le ferai dans la suite de ce chapitre, à démontrer l'intérêt qu'il y a à la présupposer, et, en particulier, à démontrer la diversité des conséquences inédites qu'entraînent l'attribution d'une priorité nouvelle et plus capitale aux processus vidéo. Il faut toutefois souligner dès le départ une autre caractéristique importante de cette présupposition, car elle implique logiquement la différentiation radicale, et presque a priori, entre la théorie du cinéma et toute proposition sur la nature d'une théorie de la vidéo, ou même d'une description de cette dernière. La richesse même de la théorie cinématographique rend inévitables cette décision et cet avertissement. Si l'expérience de l'écran de cinéma et de ses images fascinantes est distincte et fondamentalement différente de l'expérience du moniteur de télévision (ce que l'on pourrait inférer scientifiquement des différences techniques dans leurs modes respectifs d'encodage de l'information visuelle, mais que l'on pourrait aussi soutenir phénoménologiquement), alors les conceptualités dufilm,dans leur maturité et sophistication propres, vont nécessairement masquer l'originalité de son cousin, dont les traits spécifiques nécessitent une reconstitution nouvelle, sans a priori, et sans catégories importées ou interpolées. On peut d'ailleurs invoquer ici, à l'appui de cette décision méthodologique, une parabole: débattant de l'hésitation entre l'allemand et le yiddish des écrivains juifs d'Europe Centrale, Kafka fit observer que ces langues étaient trop proches

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l'une de l'autre pour qu'une traduction satisfaisante de l'une à l'autre soit possible. C'est une idée de cet ordre que nous voudrions soutenir à propos des relations entre le langage de la théorie du cinéma et celui de la théorie de la vidéo, si tant est, pour commencer, qu'une telle chose existe. Nombre de doutes ont étéfréquemmentexprimés à ce sujet mais jamais de façon aussi spectaculaire que lors d'une ambitieuse conférence sur ce thème, organisée par The Kitchen en octobre 1980, au cours de laquelle une longue file de dignitaires défilèrent à la tribune et ne trouvèrent rien de mieux à dire que se plaindre de ce qu'ils ne réussissaient pas à comprendre pourquoi ils avaient été invités, puisqu'ils n'avaient aucune réflexion particulière sur la télévision (que certains reconnurent regarder), beaucoup ajoutant alors, comme si ça leur venait sur le coup, qu'ils ne voyaient qu'un seul concept à peu près viable à avoir été «produit» à propos de la télévision, et c'était l'idée de «fluxtotal » de Raymond Williams1. Ces deux remarques se marient peut-être mieux qu'on ne l'imagine : le blocage de toute pensée originale devant cette compacte petite fenêtre contre laquelle nous nous cognons la tête n'est pas sans rapport avec, précisément, ce flux total ou global que nous observons à travers elle. Car il n'est pas invraisemblable de penser que, dans une situation de flux total où le contenu de l'écran se déverse tout au long de la journée, sans interruption, (ou bien dans lequel les interruptions - appelées publicités constituent moins des pauses que de fugaces occasions de faire un tour dans la salle de bain ou de se manger un sandwich), ce qu'on avait l'habitude d'appeler la «distance critique» semble devenue obsolète. Éteindre le poste de télévision a peu de rapport avec l'entracte d'une pièce de théâtre ou d'un opéra, ou avec la grande scènefinaled'un film de cinéma, quand les lumières reviennent lentement et que la mémoire commence son mystérieux travail. En effet, si une chose comme la distance critique est encore possible avec le cinéma, la mémoire y prend certainement une part essentielle. Mais la mémoire ne semble jouer aucun rôle dans la télévision, commerciale ou autre (ou, serais-je tenté de dire, dans le postmodernisme de façon générale) : là, rien ne vient hanter l'esprit ni laisser d'image persistante à la manière des

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grands moments d'un film (qui ne se produisent pas nécessairement dans les «grands» films, bien sûr). Dès lors, une description de l'exclusion structurale de la mémoire, et de la distance critique, pourrait bien nous amener à l'impossible, c'est-à-dire, à une théorie de la vidéo - comment cette chose bloque sa propre théorisation en devenant une théorie en propre. D'après mon expérience, ce n'est pas simplement en le décidant que l'on parvient à réfléchir à quelque chose. Les courants souterrains de l'esprit ont souvent besoin d'être surpris par des voies indirectes et, parfois même, par traîtrise et par ruse, comme lorsque, à la voile, on s'éloigne d'un but pour l'atteindre plus directement ou que l'on détourne le regard d'un objet pour le percevoir avec plus de netteté. En ce sens, toute réflexion pertinente sur la télévision commerciale implique peut-être bien de l'ignorer et de penser à autre chose: dans ce cas, à la vidéo expérimentale (ou bien, à cette nouvelle forme ou genre qui s'appelle MTV, que je ne pourrai traiter ici). Il s'agit moins d'opposer culture de masse à culture d'élite que de se placer dans des conditions de laboratoire : souvent, une chose extrêmement spécialisée au point d'apparaître aberrante et non caractéristique dans le monde de la vie quotidienne - la poésie hermétique par exemple - peut fournir des informations cruciales sur les propriétés d'un objet d'étude (le langage dans ce cas) qu'obscurcissent ses formes familières et ordinaires. Débarrassée des contraintes de la convention, la vidéo expérimentale nous permet d'observer toute la gamme des possibilités et potentialités de ce médium d'une manière qui nous éclaire sur ses usages plus limités, ces derniers ne constituant que des sous-ensembles et des cas particuliers du précédant. Mais même cette approche de la télévision via la vidéo expérimentale a besoin d'être étrangisée et déplacée puisque le langage de l'innovation formelle et de l'extension du possible nous conduit à escompter la floraison d'une multiplicité de formes et de langages visuels nouveaux: ces formes et langages nouveaux existent, bien entendu, mais à un degré si ahurissant dans la courte histoire de l'art vidéo (que l'on fait parfois remonter aux premières expériences de Nam June Paik en 1963) que l'on est tenté de se demander si une description ou une théorie parviendra jamais à embrasser

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toute leur diversité. Cependant, j'ai trouvé éclairant d'aborder ce sujet à partir d'une autre direction, en soulevant la question de l'ennui comme réponse esthétique et problème phénoménologique. Dans les traditions tant freudienne que marxienne, (pour la seconde, Lukics mais aussi les pages que Sartre consacre à la « bêtise » dans Les Carnets de la drôle de pierre), l'«ennui» n'est pas tant considéré comme une propriété objective des choses et des œuvres que comme une réponse au blocage des énergies (qu'elles soient perçues en termes de désir ou de praxis). L'ennui devient alors intéressant en tant que réaction à une situation de paralysie, mais aussi, indubitablement, en tant que mécanisme de défense ou comportement d'évitement. Même envisagé dans le domaine plus restreint de la réception culturelle, l'ennui qu'inspirent certains types d'oeuvres, de styles ou de contenus peut toujours utilement servir de précieux symptôme à nos propres limites existentielles, idéologiques et culturelles, d'indicateur de ce qui est à refuser dans les pratiques culturelles des autres et de leur menace sur nos propres rationalisations concernant la nature et la valeur de l'art. Il n'est, d'ailleurs, pas vraiment secret que, dans certaines des œuvres les plus significatives du haut modernisme, ce qui est ennuyeux peut souvent être, en fait, très intéressant, et vice versa: combinaison que mettra immédiatement en évidence la lecture d'une centaine de phrases de Raymond Roussel, par exemple. Nous devons donc commencer par essayer de débarrasser le concept d'ennui (et son expérience) de toute connotation axiologique et mettre entre parenthèses toute la question de la valeur esthétique. C'est un paradoxe auquel on peut s'habituer: si un texte ennuyeux peut également être bon (ou intéressant, comme on dit maintenant), des textes excitants, qui incorporent divertissement, distraction et marchandisation temporelle, peuvent aussi parfois être «mauvais» (ou «dégradés» pour utiliser le langage de l'École de Francfort). En tout cas, imaginez sur votre écran de télévision un visage accompagné d'un flot de lamentations et de murmures incompréhensibles et interminables : le visage va rester parfaitement inexpressif, inchangé tout au long de «l'œuvre»,finissantà la longue par ressembler à une icône ou à un masque

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flottant dans l'ait, immobile et intemporel. Par curiosité, vous avez peut-être envie de vous soumettre à cette expérience pendant quelques minutes. Toutefois, quand vous vous mettez à feuilleter votre programme distraitement et que vous découvrez que cette vidéo-là dure vingt et une minutes, un vent de panique balaie votre esprit et tout, ou presque, vous paraît préférable à ça. Mais, dans d'autres contextes, vingt et une minutes, ce n'est pas terriblement long (l'immobilité de l'expert ou du mystique religieux pourrait offrir un point de repère). La nature de la forme particulière de l'ennui esthétique devient alors un problème intéressant, en particulier si l'on se rappelle la différence qui existe entre la situation de visionnage de l'art vidéo et les expériences analogues dans le cinéma expérimental (il est toujours possible de couper court à la première, sans avoir à passer poliment par un rituel social et institutionnel). Comme je l'ai déjà suggéré, pourtant, il faut éviter de céder à la facilité de conclure que cette bande ou ce texte est simplement mauvais ; et on ajoutera immédiatement, pour prévenir tout malentendu, que bien des textes vidéo de toutes sortes sont amusants et passionnants - mais on voudra aussi éviter la conclusion que ceux-ci sont tout simplement meilleurs (ou «bon», au sens axiologique du terme). Apparaît alors une seconde possibilité, une seconde tentation explicative, qui implique une intention de l'auteur, une intention auctoriale. Nous pourrions conclure qu'il s'agit d'un choix délibéré et conscient du vidéaste et qu'il faut, par conséquent, interpréter les vingt et une minutes de cette bande comme une provocation, comme une manœuvre calculée contre le spectateur, sinon une manifestation de franche agressivité. Dans ce cas, notre réponse était la bonne: l'ennui et la panique sont des réactions appropriées et constituent une reconnaissance de la signification de cet acte esthétique spécifique. Mais, mises à part les apories bien connues contenues dans les concepts d'intention et dessein littéraires, il est pratiquement impossible de retrouver cette thématique de l'agressivité (esthétique, de classe, de genre, ou de quoi que ce soit d'autre) sur la base de la bande considérée isolément. Toutefois, il sera peut-être possible d'éluder le problème des motivations du sujet individuel en portant notre attention sur l'autre type de médiation

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en jeu, à savoir, la technologie et la machine. On raconte, par exemple, que, dans les premiers temps de la photographie, ou plutôt du daguerréotype, les sujets étaient obligés de rester parfaitement immobiles pendant des durées qui, sans être inhumaines, étaient néanmoins considérées comme relativement intolétables. On s'imagine les tics incontrôlables des muscles faciaux, ou le besoin irrépressible de se gratter ou de rire. C'est ainsi que les premiers photographes conçurent un genre de chaise électrique qui maintenait en place et immobilisait par l'arrière les têtes de leurs modèles, depuis les généraux les plus humbles et modestes jusqu'à Lincoln en personne, pour les cinq ou dix minutes du temps de pose. Roussel, que j'ai précédemment mentionné, est un peu l'équivalent littéraire de ce procédé: sa description incroyablement détaillée et minutieuse des objets - un processus absolument infini, sans intérêt fondamental ni thématique d'aucune sorte contraint le lecteur à progresser laborieusement d'une phrase à l'autre dans un monde sans fin. Mais il serait peut-être bon maintenant de regarder les singulières expérimentations de Roussel comme une sorte d'anticipation du postmodernisme au sein de la période moderniste: il paraît en tout cas possible de soutenir, à tout le moins, que les aberrations et les excès, qui étaient marginaux ou secondaires dans la période moderniste, sont devenus dominants dans la restructuration systémique observable dans ce que nous appelons aujourd'hui le postmodernisme. Il est néanmoins clair que la vidéo expérimentale, que nous la dations du travail de l'ancêtre Paik au début des années soixante ou du point culminant de ce nouvel art au milieu des années soixante-dix, coïncide rigoureusement avec le postmodernisme comme période historique. La machine des deux côtés, donc: la machine comme sujet et la machine comme objet, semblablement et indifféremment : la machine de l'appareil photographique visant comme un canon de fusil le sujet dont le corps est fixé à son corrélat mécanique dans un dispositif d'enregistrement/réception. Les spectateurs sans défense du temps vidéo sont donc aussi immobilisés, intégrés mécaniquement et neutralisés que l'étaient les anciens sujets photographiques qui devenaient, un temps, partie intégrante de la technologie du médium. La

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salle de séjour (ou de même, le caractère informel et décontracté du musée vidéo) semble certes un endroit inattendu pour cette assimilation des sujets humains au technologique : une attention volontaire est pourtant exigée par le flux total du texte vidéo, dans un temps qui n'est guère relâché, et est assez différente du visionnage confortable de l'écran de cinéma, sans parler du détachement de fumeur de cigare du spectateur du théâtre brechtien. Dans la théorie du cinéma, d'intéressantes analyses ont récemment été proposées (principalement dans une perspective lacanienne) sur les relations entre la médiation de la machine cinématographique et la construction de la subjectivité du spectateur - à la fois dépersonnalisé, et pourtant toujours fortement incité à rétablir les fausses homogénéités du moi et de la représentation. J'ai le sentiment que la dépersonnalisation mécanique (ou décentrement du sujet) va même encore plus loin dans ce nouveau médium où les auteurs sont eux-mêmes dissous avec le spectateur (j'y reviendrai brièvement dans un autre contexte). Mais, puisque la vidéo est un art temporel, les effets les plus paradoxaux de cette appropriation technologique de la subjectivité peuvent s'observer dans l'expérience même du temps. Nous savons tous, mais nous l'oublions toujours, que, sur l'écran de cinéma, les scènes et les dialogues fictifs raccourcissent radicalement la réalité du cours du temps et ne correspondent jamais (en raison des mystères maintenant codifiés des différentes techniques du récitfilmique)avec la durée putative de tels moments dans la vie réelle, ou le « temps réel » : un cinéaste peut toujours nous le rappeler désagréablement en revenant, à l'occasion, au temps réel dans telle ou telle séquence, ce qui risque alors de produire un malaise à peu près aussi intolérable que celui que nous avons imputé à certaines vidéos. Est-il possible alors que ce soit la «fiction» qui soit en jeu ici et qu'on puisse essentiellement la définir comme la construction de ces temporalités fictives et raccourcies (qu'il s'agisse de cinéma ou de lecture), qui se substituent ensuite à un temps réel que nous sommes par là même mis en mesure d'oublier momentanément ? La question de lafictionet dufictifse trouverait ainsi radicalement dissociée des questions de narration et de récit en tant que tels (même si elle conservait une

fonction et un rôle-clé dans la pratique de certaines formes de narration) : les confusions du débat sur la représentation (souvent assimilé à un débat sur le réalisme) sont en grande partie dissipées par cette distinction analytique entre les effets de fiction et leur temporalité fictionnelle, d'une part, et les structures narratives en général, d'autre pan. Quoi qu'il en soit, nous souhaitons soutenir que, dans ce cas précis, la vidéo expérimentale n'est pasfictiveen ce sens, ne projette pas un temps fictif et ne fonctionne pas avec la fiction ou les fictions (même s'il se peut qu'elle fonctionne avec des structures narratives). Cette distinction initiale en rend alors d'autres possibles et soulève aussi d'intéressants problèmes nouveaux. Par exemple, le cinéma, sous sa forme documentaire, semble clairement se rapprocher de ce statut du non-fictif; mais, pour différentes raisons, j'ai le sentiment que la plupart des films documentaires (et des documentaires vidéo) projettent toujours une sorte defictionnalitérésiduelle - une sorte de temps documentaire construit - au cœur même de leur idéologie esthétique et de leurs rythmes et effets séquentiels. En attendant, à côté des procédés non fictionnels de la vidéo expérimentale, il existe au moins une forme de vidéo qui aspire clairement à la fictionnalité de type filmique, et c'est la télévision commerciale, dont on abordera peut-être mieux les spécificités, qu'on les déplore ou qu'on les célèbre, en passant par le biais de la description de la vidéo expérimentale. Définir les séries télévisées, les dramatiques et assimilés, en fonction de l'imitation, par ce médium, des autres arts et médias (principalement le récitfilmique),condamne probablement à passer à côté de la caractéristique la plus intéressante de leur production, à savoir, comment, à partit des langages rigoureusement non fictifs de la vidéo, la télévision commerciale se débrouille pour produire un simulacre de temps fictif. Pour ce qui est de la temporalité, le mouvement moderne l'envisageait au mieux comme une expérience, au pire comme un thème, même si la réalité entrevue par les premiers modernes au XIXe siècle et désignée par le mot ennui est certainement déjà cette temporalité de l'ennui que nous avons identifiée dans le processus vidéo : l'égrenage du temps réel minute

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après minute, la réalité terrible, sous-jacente et irrévocable, du compteur en marche. L'implication de la machine dans cette histoire nous permet peut-être maintenant d'échapper à la phénoménologie et à la rhétorique de la conscience et de l'expérience et d'affronter cette temporalité apparemment subjective d'une manière nouvelle et matérialiste, manière qui constitue également un matérialisme d'un nouveau type, lié non pas à la matière mais à la machine. C'est comme si, reformulant notre débat initial sur l'effet rétroactif des nouveaux genres, l'émergence de la machine (si centrale pour Marx dans l'organisation du Capital) dévoilait de quelque façon inattendue la matérialité produite de la vie et du temps humains. En effet, à côté des diverses analyses phénoménologiques de la temporalité et à côté des philosophies et idéologies du temps, nous en sommes venus à posséder également toute une palette d'études historiques sur la construction sociale du temps, dont le plus important reste sans conteste le classique de E.P. Thompson2 sur les effets de l'introduction du chronomètre sur le lieu de travail. Le temps réel est, en ce sens, le temps objectif; c'està-dire, le temps des objets, un temps sujet aux mesures auxquelles les objets sont sujets. Le temps mesurable devient une réalité à cause de l'émergence de la mesure elle-même, autrement dit, de la rationalisation et de la réification dans les sens étroitement liés de Weber et Lukics; le temps de l'horloge présuppose une machine spatiale spécifique - c'est le temps d'une machine, ou mieux encore, le temps de la machine elle-même. J'ai tenté de montrer que la vidéo est unique (et, en ce sens, historiquement privilégiée ou symptomatique) parce que c'est le seul art ou médium dans lequel la couture ultime entre l'espace et le temps constitue le véritable lieu de la forme, mais aussi parce que sa machinerie domine et dépersonnalise de manière unique le sujet comme l'objet, transformant le premier en un dispositif d'enregistrement quasi matériel du temps machinique du second et de l'image vidéo, ou «fluxtotal ». Si l'on veut bien admettre l'hypothèse selon laquelle le capitalisme peut être périodisé en fonction des bonds en avant ou mutations technologiques par lesquels il répond à ses crises systémiques les plus profondes, on voit un peu mieux pourquoi et comment la vidéo (en si

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étroite relation avec les ordinateurs et les technologies de l'information qui dominent le troisième stade du capitalisme) peut fortement prétendre à être la forme artistique par excellence du capitalisme tardif. Ces propositions nous permettent de revenir au concept de flux total et d'aborder sous un autre angle ses relations avec l'analyse de la télévision commerciale (oufictive).Le temps matériel ou temps machinique ponctue le flux de la télévision commerciale par des cycles de programmation en heure et demi-heure pourchassés, comme par une spectrale image rémanente, par le rythme plus rapide des publicités. J'ai avancé l'idée que ces coupures à périodicité régulière étaient très différentes du type de clôtures que l'on peut trouver dans les autres arts, même au cinéma. Elles permettent pourtant la simulation de telles clôtures et, de ce fait, produisent une sorte de temps fictif imaginaire. Le simulacre du fictif s'empare de cette ponctuation matérielle un peu comme le rêve se saisit de stimuli corporels externes pour les ramener en lui-même et les convertir en apparence de débuts et defins; ou, en d'autres termes, il s'agit de l'illusion d'une illusion, de la simulation au second degré de ce qui est déjà en soi, dans d'autres formes artistiques, une Activité, une temporalité illusoire au premier degré. Mais, seule une perspective dialectique prenant comme principe présences et absences, apparences et réalités, ou essences, peut révéler ces processus constitutifs : par exemple, pour une sémiotique positiviste, ou unidimensionnelle, qui ne peut traiter que des pures présences, que des données existantes de segments de la vidéo tant commerciale qu'expérimentale, ces deux formes liées et néanmoins dialectiquement distinctes sont réduites aux coupes et morceaux d'un matériau identique auquel des instruments d'analyse identiques sont alors appliqués. La télévision commerciale n'est pas un objet d'étude autonome ; elle ne peut être appréhendée pour ce qu'elle est qu'en la plaçant dans un rapport dialectique avec cet autre système signifiant que nous avons nommé vidéo expérimentale ou art vidéo3 L'hypothèse de la vidéo comme médium d'une plus grande matérialité laisse penser qu'il vaudra peut-être mieux rechercher ses analogies ailleurs que dans une référence croisée évidente à la télévision commerciale, à lafictionou

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même au cinéma documentaire. Nous devons explorer la possibilité que le précurseur le plus suggestif de cette nouvelle forme soit l'animation, le dessin animé, dont la spécificité matérialiste (et paradoxalement nonfictive)est au moins double : elle implique, d'un côté, une adéquation, une adaptation constitutive entre un langage musical et un langage visuel (deux systèmes parfaitement élaborés qui ne sont alors plus subordonnés l'un à l'autre comme dans les films de fiction), et, de l'autre, ce caractère manifestement fabriqué des images d'animation, qui, dans leur métamorphose incessante, obéissent alors davantage aux lois « textuelles » de l'écriture et du dessin qu'aux lois « réalistes » de la vraisemblance, de la pesanteur, etc. L'animation a été la première grande école capable de nous apprendre à lire les signifiants matériels (plutôt que l'apprentissage narratif des objets de représentation - personnages, actions, et autres). Cependant, dans l'animation, comme, plus tard, dans la vidéo expérimentale, les connotations lacaniennes de ce langage de signifiants matériels sont inéluctablement complétées par la force omniprésente de la praxis humaine ; suggérant par là même davantage un matérialisme actif de la production qu'un matérialisme mécanique ou statique de la matière, ou de la matérialité, comme support inerte. Le flux total, pour sa part, a des conséquences méthodologiques significatives pour l'analyse de la vidéo expérimentale, et en particulier pour la constitution de l'objet ou unité d'étude que présente ce médium. Ce n'est pas, bien sûr, un hasard si aujourd'hui, au cœur du postmodemisme, l'ancien langage de l'«oeuvre» - œuvre d'art, chef-d'œuvre - se soit vu partout largement remplacé par le langage assez différent du « texte», des textes et de la textualité - un langage dont est stratégiquement exclue la réalisation de la forme organique ou monumentale. Aujourd'hui, tout peut être un texte, en ce sens (la vie quotidienne, le corps, les représentations politiques), tandis que les objets qui étaient autrefois des « œuvres » sont désormais susceptibles d'être relus comme d'immenses ensembles ou systèmes de textes de diverses sortes, superposés les uns aux autres au moyen de diverses intertextualités, de successions de fragments, ou, là encore, de pur processus (désormais désigné sous le nom de production textuelle ou textualisation). De ce fait, l'œuvre

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d'art autonome - de pair avec le vieux sujet ou moi autonome - semble s'être évanouie et volatilisée. On n'en trouvera jamais démonstration plus concrète que dans les « textes » de la vidéo expérimentale - situation, toutefois, qui place maintenant l'analyste face à des problèmes nouveaux et inhabituels, caractéristiques de tous les postmodernismes d'une certaine façon, mais encore plus aigus ici. Si les anciennes formes modernisantes et monumentales, ces ensembles totalisants, (le Livre du Monde, les « montagnes magiques » des modemismes architecturaux, le mythique et essentiel festival d'opéra de Bayreuth, le Musée lui-même comme siège de toutes les possibilités de la peinture) ne constituent plus les cadres organisationnels fondamentaux de l'analyse et de l'interprétation ; si, en d'autres termes, il n'y a plus de chefs-d'œuvre, sans même parler de canon, plus de « grands » livres (et si même le concept de bons livres est devenu problématique) - si nous nous trouvons désormais face à des « textes », c'est-à-dire face à l'éphémère, à des œuvres jetables qui aspirent à rejoindre immédiatement la décharge des déchets du temps historique - alors il devient difficile, et même contradictoire, d'organiser une analyse et une interprétation autour d'un seul de ces fragments saisi en plein vol. Sélectionner - même à titre d'«exemple» - un texte vidéo solitaire et en traiter isolément revient fatalement à régénérer l'illusion du chef-d'œuvre ou du texte canonique et à réifier l'expérience du flux total dont il fut momentanément extrait. Visionner une vidéo implique en effet une immersion dans le flux total de la chose elle-même, de préférence dans une sorte de succession aléatoire de trois ou quatre heures de bandes à intervalles réguliers. En effet, la vidéo constitue en ce sens (et en raison de la commercialisation de la télévision publique et du câble) un phénomène urbain qui nécessite la présence près de chez soi de vidéothèques ou de musées auxquels vous puissiez ainsi vous rendre avec quelque chose des habitudes institutionnelles et de la simplicité détendue avec laquelle on se rendait autrefois au théâtre ou à l'opéra (ou encore dans les salles de cinéma). Ce qui est tout à fait hors de question, c'est de regarder une « œuvre vidéo » toute seule ; et, en ce sens, on est tenté de dire qu'il n'y a pas de chef-d'œuvre

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vidéo, qu'il ne peut, en aucun cas, y avoir de canon vidéo, et que même une théorie de l'auteur vidéo (où les signatures restent toujours présentes en évidence) devient en fait très problématique. Le texte «intéressant» doit alors se dégager d'un flux indifférencié et aléatoire d'autres textes. De ce fait, on voit émerger une espèce de principe heisenbergien de l'analyse vidéo : analystes et lecteurs sont enchaînés à l'examen de textes spécifiques et individuels, l'un après l'autre; ou si vous préférez, ils sont condamnés à une sorte de Darstellunglinéaire qui les oblige à parler de textes individuels, un à la fois. Mais cette forme précise de perception et de critique interfère en même temps avec la réalité de la chose perçue et l'intercepte au beau milieu du flux lumineux, dénaturant toutes les constatations jusqu'à les rendre méconnaissables. La discussion et les préliminaires indispensables de la sélection et l'isolation d'un texte solitaire le métamorphosent à nouveau automatiquement en une « œuvre », faisant à nouveau de l'anonyme vidéaste4 un artiste ou un auteur nommé, et ouvrant la brèche au retour de toutes les caractéristiques d'une ancienne esthétique moderniste que la nature révolutionnaire du nouveau médium avait précisément effacée et chassée. Malgré ces restrictions et ces réserves, il ne semble pas possible d'aller plus loin dans cette exploration des possibilités de la vidéo sans examiner un texte concret. Nous allons nous arrêter sur AlieNATLON, une «œuvre» de vingt neuf minutes réalisée à la School of the Art Institute de Chicago par Edward Rankus, John Manning et Barbara Latham, en 1979. Bien évidemment, cela restera pour le lecteur un texte imaginaire ; mais le lecteur ne doit pas «s'imaginer» que le spectateur est dans une situation complètement différente. Décrire, après coup, ce flot d'images de toutes sortes revient nécessairement à violer le présent perpétuel de l'image et à réorganiser les quelques fragments qui subsistent dans la mémoire selon des schémas qui en disent probablement plus long sur l'état d'esprit du lecteur que sur le texte lui-même : est-ce que nous cherchons à le transformer en une histoire quelconque? (Un livre très intéressant de Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa {Lire la lecture, Paris, Le Sycomore, 1982) montre ce processus à l'œuvre, y compris dans les « romans sans intrigue» - la mémoire du lecteur crée à

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Latham, Manning, Rankus, AtitNATION, 1979.

partir de rien des « protagonistes », transgresse l'expérience de la lecture afin de la réorganiser en scènes et séquences narratives reconnaissables, et ainsi de suite.) Ou bien, à un niveau critique bien plus raffiné, est-ce que nous

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cherchons à classer le matériau en blocs thématiques et en rythmes, et à rétablir une ponctuation avec des débuts et des fins, avec des graphiques de croissance et décroissance de l'émotion, des paroxysmes, des temps morts, des transitions, des récapitulations et autres ? Pas de doute : il n'y a que la reconstruction de ces mouvements formels d'ensemble qui se révèle différemment chaque fois que nous regardons la bande. D'abord, en vidéo, vingt neuf minutes, c'est beaucoup plus long que le segment temporel équivalent dans n'importe quel film long-métrage; de plus, il n'est pas excessif de parler d'une véritable et très profonde contradiction entre l'expérience presque hallucinogène du présent de l'image dans la vidéo et toute mémoire textuelle dans laquelle pourraient s'insérer ces présents successifs (même la réapparition et la reconnaissance d'anciennes images se saisissent au vol, pour ainsi dire, latéralement et pratiquement trop tard pour que nous en tirions le moindre profit). Si le contraste avec les structures mnémoniques des films de fiction de type hollywoodien est, ici, tranché et évident, on a le sentiment - plus difficile à étayer et à argumenter - que le fossé entre l'expérience temporelle de ces derniers et celle du cinéma expérimental n'est pas moins grand. Ces procédés d'Op' art et ces montages visuels raffinés rappellent en particulier les classiques d'hier comme Ballet mécanique; mais il me semble qu'au-delà de la différence existant dans notre situation institutionnelle (salle de cinéma d'art et essai ici, écran de télévision chez soi ou dans un musée pour la vidéo), ces expériences sont très différentes et qu'en particulier, les blocs de matériaux au cinéma sont plus grands et plus perceptibles de manièreflagranteet tangible (même quand ils défilent rapidement), donnant ainsi un sentiment plus tranquille de combinaisons que ce ne peut être le cas avec les données visuelles atténuées de l'écran de télévision. On en est réduit, par conséquent, à énumérer quelques-uns des ces matériaux vidéo, qui ne constituent pas des thèmes (puisque dans leur grande majorité ce sont des citations matérielles tirées quelque part dans un stock quasi-commercial), mais qui n'ont certainement rien, non plus, de la densité de la mise en scène bazinienne, puisque même les segments qui ne

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sont pas prélevés sur des séquences préexistantes, mais qui ont manifestement été filmés explicitement pour être utilisés dans cette vidéo, possèdent une sorte de pauvreté chromatique qui les marque d'une manière ou d'une autre comme «fictionnels» et mis en scène, par opposition à la réalité manifeste des autres images-du-monde, les objets image. Il existe par conséquent un sens dans lequel le mot collage pourrait encore avoir cours, c'est pour cette juxtaposition entre ce qu'on est tenté d'appeler les matériaux «naturels» (les séquences nouvellement ou directement filmées) et ceux « artificiels » (les images préfabriquées «mixées» par la machine elle-même). En revanche, la hiérarchie ontologique de l'ancien collage pictural pourrait nous égarer : dans cette bande vidéo, le «naturel» est pire et plus dégradé que l'artificiel qui, lui même, n'évoque plus la vie quotidienne tranquille d'une nouvelle société bâtie par l'homme (comme avec les objets du cubisme) mais plutôt les signaux bruyants et brouillés, les inimaginables rebuts d'informations de la nouvelle société des médias. Premières images: une petite blague existentielle dans laquelle un «bout» de temps est excisé d'une «culture» temporelle qui ressemble un peu à une crêpe ; ensuite, une souris de laboratoire, avec en voix off, divers rapports pseudo scientifiques et programmes thérapeutiques (comment gérer le stress, soins de beauté, hypnose pour perdre du poids, etc.) ; puis, des séquences de science-fiction (y compris de la monster music et des dialogues camp), tirées en grande partie d'un film japonais, Monster Zéro (1965). À ce moment-là, le flot des images devient trop dense pour l'énumération : des effets optiques, des cubes de jeux de construction pour enfants, des reproductions de peintures classiques, mais aussi des mannequins, des images publicitaires, des tirages informatiques, des illustrations de manuels scolaires de toutes sortes, des personnages de dessins animés qui s'élèvent et qui tombent (dont un superbe chapeau de Magritte sombrant lentement dans le Lac Michigan) ; un éclair d'orage de chaleur; une femme allongée, peut-être sous hypnose (à moins que, comme dans un roman de Robbe-Grillet, ce ne soit que la photo d'une femme allongée, peut-être sous hypnose) ; des couloirs d'un immeuble de bureaux ou d'un hôtel ultra-modeme avec des escaliers

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mécaniques s'élevant dans toutes les directions et selon divers angles ; des clichés d'un coin de rue peu fréquenté, un enfant sur une grande roue et quelques piétons portant leurs courses ; un gros plan obsédant de détritus et de jeux d'enfants sur la rive d'un lac (où réapparaît le chapeau de Magritte, dans la vie réelle, en équilibre sur un bout de bois planté dans le sable) ; des sonates de Beethoven, The Planets de Holst, de la musique disco, des orgues funéraires, des effets sonores intersidéraux, le thème de Lawrence d'Arabie accompagnant l'apparition de soucoupes volantes à l'horizon de Chicago ; ainsi qu'une séquence grotesque dans laquelle de friables formes oblongues orange (qui ressemblent à des barres d'Hostess Twinkies) sont disséquées au scalpel, pressées dans des étaux, et démolies à coups de poing; un bidon de lait qui fuit; les danseurs disco dans leur habitat; des vues de planètes extra-terrestres; des gros plans de différents coups de pinceaux; des publicités pour des cuisines des années cinquante; et bien d'autres choses encore. Parfois, tout cela semble se combiner dans des séquences un peu plus longues, comme lorsque l'éclair de chaleur se surcharge de toute une série d'effets optiques, de publicités, de dessins animés, de musique de film, et de dialogues radiophoniques sans rapport. Parfois, comme lors de la transition de l'accompagnement relativement méditatif de la «musique classique» à la frénésie d'un rythme populaire, le principe de variation paraît évident et lourdement souligné. Parfois, le flux accéléré d'images mixées vous paraît dessiner une certaine urgence temporelle, le tempo du délire, pourrions-nous dire, ou d'une attaque directe et expérimentale sur le sujet-regardeur; parfois le tout est ponctué de manière aléatoire de signaux formels (le «vous allez être déconnecté» qui est sans doute destiné à prévenir le spectateur d'une clôture, d'une fin imminente, et le plan final sur la plage qui emprunte un langage filmique connotatif plus reconnaissable), et semble alors évoquer la dispersion en fragments d'un objet-monde, mais aussi le contact avec une sorte de limite extrême ou de bord ultime (comme dans la séquence finale de La Dolce Vita de Fellini). Pas de doute, tout cela n'est qu'une blague visuelle élaborée, un canular (si jamais vous vous attendiez à quelque chose de plus « sérieux ») : un

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galop d'essai d'étudiant, si vous voulez ; pourtant, l'histoire de la vidéo expérimentale va à un tel rythme que les initiés et les connaisseurs sont capables de regarder cette production de 1979 avec une certaine nostalgie en se souvenant qu'il y eut des gens pour faire ce genre de chose à cette époque mais qu'ils sont maintenant occupés à autre chose. Les questions les plus intéressantes que pose un texte vidéo de ce type (et j'espère qu'il est clair que le texte fonctionne quelle que soit sa valeur ou sa signification : il peut être vu et revu - du moins en partie, étant donné sa surcharge en informations que le spectateur ne sera jamais en mesure de maîtriser) restent les questions de valeur et d'interprétation, à condition qu'il soit bien compris que c'est peut-être l'absence de toute réponse possible à ces questions qui constitue l'intérêt historique du problème. Mais ma tentative de raconter ou de résumer ce texte montre bien qu'avant même d'en arriver à la question interprétative (« Qu'est-ce que ça veut dire ? », ou, pour utiliser sa version petite-bourgeoise : « Qu'est que c'est censé représenter ? ») nous devons affronter les questions préliminaires de la forme et de la lecture. Il n'est pas évident qu'un spectateur atteigne jamais ce moment de connaissance et de saturation de la mémoire qui permettrait que lentement se dégage une lecture formelle de ce texte dans le temps : débuts et apparitions thématiques, associations et développements, résistances et luttes pour la domination, résolutions partielles, formes de clôture ou de conclusion menant à un point à la ligne ou un autre. Quand bien même pourrions-nous dresser un tableau d'ensemble du temps formel de l'oeuvre, même d'une façon très grossière et très générale, que notre description resterait nécessairement aussi vide et abstraite que la terminologie de la forme musicale, dont les problèmes aujourd'hui, dans la musique aléatoire et post-dodécaphonique, sont analogues, même si les dimensions mathématiques du son et de la notation musicale fournissent des solutions apparemment plus tangibles. Mon sentiment, cependant, c'est que même les quelques jalons formels que nous avons pu isoler (la rive du lac, les jeux de construction, le « sentiment defin») sont trompeurs; ils ne sont désormais plus les caractéristiques ou les éléments d'une forme mais les signes et les traces de formes anciennes. Nous devons

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nous rappeler que ces formes anciennes sont toujours incluses dans les petits morceaux de ce texte, dans son matériel bricolé : la sonate de Beethoven n'est qu'un élément de ce bricolage, comme un bout de tuyau récupéré et intégré à une sculpture ou un morceau de journal déchiré et collé sur une toile. Pourtant, dans la séquence avec l'extrait de Beethoven, la «forme» au sens traditionnel persiste et peut être nommée (la «cadence descendante», par exemple, ou la «réapparition du premier thème»). On peut en dire autant des extraits du monster movie japonais : ils intègrent des citations de la forme de science fiction: «découverte», «menace», «attaque aérienne», et ainsi de suite (ici la terminologie formelle disponible - par analogie à la nomenclature musicale - se réduirait probablement à Aristote ou Propp et ses héritiers, ou à Eisenstein, pratiquement les seules sources d'un langage neutre du mouvement de la forme narrative). La question qui vient alors naturellement est de savoir si les propriétés formelles comprises dans les séquences et morceaux cités se transmettent, à un quelconque moment, au texte vidéo lui-même, au bricolage dont ils sont parties intégrantes. Mais c'est une question qu'il faut d'abord soulever au microniveau des épisodes et des moments pris individuellement. S'agissant des propriétés formelles du texte considéré plus largement en tant qu'« œuvre » et en tant qu'organisation temporelle, l'image de la rive du lac suggère que la forme puissante d'une ancienne clôture temporelle ou musicale n'est ici présente que comme forme résiduelle: tout ce qui, dans la fin de Fellini, porte encore les traces d'une mystique résiduelle (la mer comme élément primordial, l'endroit où l'homme et le social se confrontent à l'altérité de la nature) est ici depuis longtemps effacé et oublié. Ce contenu a disparu, ne laissant qu'une légère arrière-trace de sa connotation formelle originelle, c'est-à-dire, de sa fonction syntaxique de clôture. À ce niveau, le plus atténué dans le système de signes, le signifiant n'est alors guère plus qu'un vague souvenir d'un signe ancien, et, en fait, de la fonction formelle de ce signe maintenant disparu. Le langage de la connotation, qui commence à s'affirmer dans le paragraphe précédent, rend nécessaire un réexamen de l'élaboration centrale de ce concept que nous devons à Roland Barthes, qui le décrivit, après

Hjelmslev, dans Mythologies. Il répudia ensuite, dans son œuvre « textuelle» postérieure, la différentiation implicite entre langages du premier et du second degré (dénotation et connotation), qui durent lui apparaître comme une reproduction des vieilles divisions entre esthétique et social, liberté artistique et référentialité historique - divisions que des essais comme Le Plaisir du texte prenaient soin d'éviter ou d'éluder. Peu importe que la précédente théorie (qui garde toujours une grande influence dans les études sur les médias) renverse habilement les priorités de cette opposition, attribuant une authenticité (et par là même une valeur esthétique) à la valeur dénotative de l'image photographique, et une coupable fonctionnalité sociale ou idéologique à sa prolongation plus « artificielle » dans les textes publicitaires, qui prennent le texte dénotatif originel comme leur nouveau contenu personnel, enrôlant de force des images pré-existantes au service d'une gamme accentuée de pensées dégradées et de messages commerciaux. Quels que soient les enjeux et les implications de ce débat, il paraît clair que nous pouvons nous inspirer ici de la première et classique conception de Barthes du fonctionnement de la connotation, à condition de la complexifier correctement, jusqu'à la rendre peut-être méconnaissable. Car la situation est ici plutôt l'inverse de celle de la publicité, qui accapare et réadapte des signes «plus purs» et d'une certaine façon plus matériels pour véhiculer toute une gamme de signaux idéologiques. Ici, au contraire, les signaux idéologiques sont d'ores et déjà profondément gravés dans les textes primaires qui sont eux-mêmes, déjà, complètement culturels et idéologiques : la musique de Beethoven comporte déjà le connotateur de « musique classique » en général, le film de science-fiction comprend déjà de multiples messages et angoisses politiques (une forme de Guerre Froide américaine réadaptée à la politique antinucléaire japonaise, les deux se mêlant dans le nouveau connotateur culturel de « camp»). Mais ici, la connotation (dans une sphère culturelle où les fonctions des «produits» transcendent largement les fonctions commerciales des images publicitaires tout en continuant, incontestablement, d'en inclure certaines et, sûrement, d'en reproduire les structures par d'autres moyens) est un processus polysémique dans

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lequel nombre de «messages» coexistent. Ainsi, l'alternance de Beethoven et du disco émet sans aucun doute un message de classe (grande culture contre culture populaire ou de masse, privilège et éducation contre formes plus populaires et physiques de divertissement) mais continue aussi de véhiculer l'ancien contenu fait de gravité tragique, du sens formel du temps engendré par la forme même de la sonate, du «grand sérieux» de l'esthétique bourgeoise la plus rigoureuse dans sa lutte avec le temps, de la contradiction, et de la mort. Ce contenu se trouve maintenant lui-même opposé à l'incessante distraction temporelle de la musique commerciale de la grande ville dans l'ère postmoderne qui remplit le temps et l'espace si implacablement que les vieilles questions «tragiques» paraissent hors sujet. Toutes ces connotations sont à l'œuvre simultanément. Ce n'est que dans la mesure où elles semblent aisément réductibles à l'une de ces oppositions binaires déjà mentionnées (grande et basse culture), et seulement dans cette mesure, que nous sommes en présence d'une sorte de « thème », qui pourrait, à l'extrême limite, être l'occasion d'un acte interprétatif et nous autoriser à suggérer que le texte vidéo est «au sujet de» cette opposition particulière. Nous reviendrons plus tard sur ces possibilités ou options interprétatives. Cependant, il faut chasser l'idée que, d'une manière ou d'une autre, un processus de démystification serait à l'œuvre dans cette vidéo : tous ses matériaux sont dégradés en ce sens, Beethoven pas moins que le disco. Et même si, comme nous allons le montrer, une interaction très complexe existe ici entre les différents niveaux et composantes du texte, entre ses différents langages (image contre son, musique contre dialogue), l'utilisation politique de l'un de ces niveaux contre l'autre (comme chez Godard), autrement dit, la tentative de purifier d'une manière ou d'une autre l'image en la plaçant en contraste avec l'écrit ou le parler, n'est plus ici à l'ordre du jour, même si elle est toujours concevable. C'est une chose que l'on peut, je crois, clarifier en envisageant les différents éléments et composantes cités (les morceaux brisés de toute une gamme de textes premiers de la sphère culturelle contemporaine) comme autant de logos, c'est-à-dire, comme une nouvelle forme de langage publicitaire structuralement et historiquement bien plus avancée et complexe qu'aucune

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des images publicitaires auxquelles eurent affaire les premières théories de Barthes. Un logo est un peu la synthèse d'une image publicitaire et d'un nom de marque ; mieux encore, c'est un nom de marque transformé en image, signe ou emblème, qui transporte en elle-même la mémoire de toute une tradition de publicités antérieures de façon presque intertexmelle. Ces logos peuvent être aussi bien visuels qu'auditifs et musicaux (comme le thème de Pepsi) : cet élargissement nous permet de ranger sous cette catégorie les matériaux de la bande-son, aux côtés des segments de logo plus immédiatement identifiables que sont les escalators des bureaux, les mannequins de mode, les bribes de conseils psychologiques, le coin de rue, larivedu lac, Monster Zéro et ainsi de suite. « Logo» signifie alors la transformation de chacun de ces fragments en une sorte de signe de plein droit; de quoi ces nouveaux signes pourraient bien être les signes n'apparaît pourtant pas encore clairement, puisque aucun produit ne semble identifiable, ni même une gamme de produits génériques formellement désignés par le logo dans son sens originel, comme peut l'être le badge d'une entreprise multinationale aux activités diversifiées. Mais le terme de générique est en lui-même suggestif lorsque nous envisageons ses implications littéraires un peu plus largement que ne le faisaient les anciens tableaux, plus statiques, de genres ou de typesfixes.Ces fragments induisent une consommation culturelle générique plus dynamique qui nécessite une association avec un récit (lui-même maintenant compris au sens plus large de type de consommation textuelle). En ce sens, les expériences scientifiques apparaissent pleinement narratives, autant que Lawrence d'Arabie; la vision de cols blancs et d'employés de bureau gravissant des volées d'escalator n'est pas moins une vision narrative que celle d'extraits de film de science-fiction (ou d'horror music) ; et même la photographiefigéed'un éclair de chaleur suggère un ensemble de multiples cadres narratifs (Ansel Adams, ou la terreur du grand orage, ou le «logo» du paysage de l'Ouest américain à la Remington, ou le sublime du XVIIP siècle, ou la réponse de Dieu à la cérémonie de la pluie, ou le commencement de la fin du monde). Les choses deviennent plus complexes cependant quand on s'aperçoit qu'aucun de ces éléments, de ces nouveaux signes culturels, de ces logos,

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n'existe isolément ; le texte vidéo lui-même est, pratiquement à tout moment, un processus d'interactions incessantes, apparemment aléatoires. Il est clair que c'est cette structure qu'il faut décrire et analyser, mais il s'agit là de relations entre signes pour lesquelles nous ne disposons que de modèles théoriques des plus approximatifs. Le problème est d'appréhender un flot constant, un «fluxtotal » de matériaux multiples où chacun peut être vu comme le raccourci, la notation abrégée d'un type distinct de récit ou de procès narratif spécifique. Mais nos questions immédiates seront plus synchroniques que diachroniques : comment ces différents signaux narratifs, ou logos, s'entrecoupent-ils ? Doit-on imaginer une compartimentalisation mentale dans laquelle chacun est reçu isolément, ou l'esprit établit-il des connexions d'une manière ou d'une autre ; et dans ce cas, comment pouvons-nous décrire ces connexions ? Comment ces matériaux se rattachent-ils les uns aux autres, s'ils le font ? Ou bien sommes-nous simplement face à une simultanéité de flots distincts d'éléments que les sens saisissent tous ensemble comme un kaléidoscope? On peut juger ici de la mesure de notre faiblesse conceptuelle, dans le fait que nous sommes tentés de choisir en premier la décision méthodologique la plus insatisfaisante - le point de départ cartésien - avec laquelle nous commençons par réduire le phénomène à sa forme la plus simple, à savoir, l'interaction de deux de ces éléments ou signaux (alors qu'une pensée dialectique nous demande de commencer avec la forme la plus complexe, les formes plus simples étant considérées comme ses dérivées). Mais, même dans le cas de deux éléments, les modèles théoriques utiles sont assez rares. Le plus ancien est bien sûr le modèle logique du sujet ex. du prédicat (ou attribut), qui, dépouillé de sa logique propositionnelle (avec ses phrases énonciatives et ses prétentions à la vérité), a, ces derniers temps, été réécrit comme la relation entre un motif (topic) et un commentaire. La théorie littéraire, dans l'ensemble, n'a eu à se confronter à cette structure que dans l'analyse de la métaphore, pour laquelle la distinction de I. A. Richards entre une teneur et un véhicule parait suggestive. La sémiotique de Pierce, cependant, qui cherche avec insistance à saisir le processus d'interprétation

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(ou sémiosis) dans le temps, réécrit utilement toutes ces distinctions en termes de signe initial pour lequel un second signe dent lieu d'interprétant. La théorie contemporaine du récit, enfin, trace une distinction opératoire entre la fable (l'anecdote, les matériaux bruts de l'histoire de base) et la mise-en-scène, la façon dont ces matériaux sont racontés ou présentés ; en d'autres termes, leur focalisation. Ce que nous devons retenir de ces formulations, c'est la manière dont elles ne posent deux signes de nature et valeur égales que pour mieux observer, au moment de leur intersection, l'apparition soudaine d'une nouvelle hiérarchie dans laquelle l'un des signes devient quelque chose comme le matériau sur lequel l'autre agit, ou dans laquelle le premier signe établit un contenu et un centre auxquels le second est annexé pour des fonctions auxiliaires et subordonnées (les priorités de la relation hiérarchique semblant ici réversibles). Mais la terminologie et la nomenclature des modèles traditionnels ne rendent pas compte de ce qui est certainement en train de devenir une propriété fondamentale du flot de signes dans le contexte de la vidéo : à savoir, qu'ils changent de place ; qu'aucun signe singulier ne retient jamais la priorité comme motif (topic) de l'opération ; que la situation dans laquelle un signe fonctionne comme interprétant d'un autre est plus que provisoire et sujette à changer sans préavis ; et, dans la dynamique de rotation incessante à laquelle nous avons affaire ici, chacun de nos deux signes occupe la position de l'autre et réciproquement dans un échange ahurissant et presque permanent. C'est quelque chose comme la « distraction » benjaminienne élevée à une puissance nouvelle et historiquement originale : en effet, je suis tenté d'avancer que cette formulation nous donne au moins une caractérisation pertinente d'une temporalité proprement postmoderniste, dont les conséquences restent maintenant à tirer. Car nous n'avons pas encore suffisamment décrit la nature du processus par lequel, même en tenant compte des déplacements perpétuels sur lesquels nous avons insisté, un tel élément - ou signe, ou logo - «commente» l'autre d'une certaine manière, ou lui sert «d'interprétant». Le contenu

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de ce processus, cependant, était déjà implicite dans l'analyse du logo lui-même, que l'on a décrit comme le signal, la notation abrégée d'un certain type de récit. Le microscopique échange atomique ou isotopique à l'étude ici est par conséquent rien moins que la capture d'un signe narratif par un autre : la réécriture d'une forme de narrativisation en fonction d'une forme différente momentanément plus puissante, la renarrativisation incessante d'éléments narratifs pré-existants les uns par les autres. Ainsi, pour commencer par les exemples les plus évidents, il semble peu douteux que des images comme les séquences avec le mannequin de mode ou le modèle sont puissamment et brutalement réécrites lorsqu'elles croisent le champ de forces du film de science-fiction et de ses divers logos (visuel, musical, verbal) : à ces moments, l'univers humain familier de la publicité et de la mode est étrangisé(concept sur lequel nous reviendrons), et le grand magasin contemporain devient aussi bizarre et aussi glaçant que n'importe quelle institution de société extra-terrestre sur une planète éloignée. Un peu de la même façon, il se passe quelque chose avec la photographie de la femme allongée lorsqu'elle se surcharge de la zébrure de l'éclair qui frappe: sub specie aeternitatis, peut-être ? culture contre nature ? En tout cas, les deux signes ne peuvent manquer d'entrer dans une relation réciproque dans laquelle les signaux génériques de l'un se mettent à prédominer (il est, par exemple, un peu plus difficile d'imaginer en quoi l'image de la femme sous hypnose pourrait attirer la foudre dans son orbite thématique). Enfin, il semble évident que, lorsque s'entrecoupent l'image des souris et les textes d'expériences comportementales et de conseils psychologiques et professionnels, la combinaison produit des messages prévisibles sur les mécanismes cachés de la programmation et du conditionnement dans la société bureaucratique. Cependant, ces trois formes d'influence et de renarrativisation - étrangisation générique (estrangmenl), opposition nature/ culture, et critique de la culture «existentielle» et psychologique bon marché ne sont que quelques-uns des effets provisoires d'un répertoire bien plus complexe d'interactions qu'il serait fastidieux, sinon impossible, de recenser (parmi lesquelles pourraient cependant figurer l'opposition grande et

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basse culture décrite précédemment, ainsi que l'alternance suprêmement diachronique entre les scènes de rue, miteuses et « naturelles », filmées directement et le flux de matériaux médiatiques stéréotypés dans lequel elles sont insérées). Nous pouvons maintenant aborder sous un nouveau jour les questions de priorité ou d'influence inégale, sans avoir besoin de nous limiter au sujet évidemment central de la priorité relative du son ou de l'image. Les psychologues font la distinction entre les formes auditives et les formes visuelles de reconnaissance, les premières étant apparemment plus instantanées et fonctionnant au moyen de gestalts auditives ou musicales pleinement développées, tandis que les secondes sont sujettes à des explorations supplémentaires qui peuvent ne jamais se cristalliser dans quelque chose de convenablement «reconnaissable». Autrement dit, nous reconnaissons un air instantanément, tandis que les soucoupes volantes qui devraient nous permettre d'identifier la classe générique d'un extrait de film peuvent très bien rester l'objet d'un vague regard géométrique qui ne se souciera jamais de les faire réintégrer leur position culturelle et connotative évidente. Nous voyons maintenant clairement comment les logos auditifs tendraient à dominer et à réécrire les logos visuels, plutôt que l'inverse (même si on aurait aimé imaginer une étrangisation réciproque de la musique de science-fiction par les photographies de mannequins par exemple, où la première serait ramenée dans le bric-à-brac culturel de la fin du XXe siècle de même substance que ces dernières). Par delà cet exemple extrêmement simple de l'influence relative de signes issus de sens et de médias distincts, persiste encore le problème plus général du poids relatif des divers systèmes génériques eux-mêmes dans notre culture : est-ce que la science-fiction est, a priori, plus puissante que ce genre appelé publicité ou que le discours présentant des images de la société bureaucratique (la foire d'empoigne, le bureau, la routine), ou que le tirage informatique, ou que le «genre» innommé d'effets visuels que nous avons appelé effets d'Op' art (qui connote probablement bien plus que la nouvelle technologie du graphisme) ? L'œuvre de Godard me semble s'attaquer à

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cette question, ou du moins la poser explicitement et de diverses façons ; une partie de l'art vidéo politique - comme celui de Martha Rosner - joue également avec ces influences inégales des langages culturels pour mettre en question les priorités culturelles habituelles. La vidéo que nous étudions ici ne nous permet cependant pas de formuler ces points sous forme de problèmes, dans la mesure où sa logique formelle même - ce que nous avons appelé la dynamique de rotation incessante de ses constellations provisoires de signes - dépend de leur effacement: une proposition et une hypothèse qui va nous mener au cœur de ces questions d'interprétation et de valeur esthétique que nous avons repoussées jusqu'à maintenant. La question interprétative - « de quoi parle le texte ou l'œuvre ? » - incite généralement à une réponse thématique, comme, à vrai dire, nous y invite le titre de la présente vidéo, AlieNATION. Nous y voilà et maintenant on sait: il s'agit de l'aliénation d'une nation tout entière, ou peut-être d'un nouveau genre de nation, organisée autour de l'aliénation elle-même. L'aliénation était un concept rigoureux lorsqu'il était spécifiquement utilisé pour exprimer les diverses privations concrètes de l'existence de la classe ouvrière (comme dans les manuscrits parisiens de Marx) ; il a également possédé une fonction spécifique à un moment historique particulier (l'ouverture de Khrouchtchev) que les radicaux à l'Est (Pologne, Yougoslavie) et à l'Ouest (Sartre) pensaient apte à inaugurer une nouvelle tradition dans la pensée et la pratique marxistes. En revanche, ce concept ne vaut sûrement pas grand'chose pour exprimer de façon générale un malaise spirituel (bourgeois). Mais ce n'est pas la seule raison de l'insatisfaction ressentie quand, au beau milieu de splendides performances postmodernistes comme USA de Laurie Anderson, la répétition du mot aliénation (pour ainsi dire murmuré au passage au public) rend difficile d'éviter la conclusion qu'en réalité, c'était aussi de ça que la vidéo était censée parler. Deux réactions pratiquement identiques s'ensuivent : alors, c'est ça que ça voulait dire ; alors, c'est tout ce que ça voulait dire. Le problème est donc double : tout d'abord, l'aliénation n'est pas simplement un concept moderniste mais aussi une expérience moderniste (idée que je ne peux développer ici, sauf pour dire que

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les termes «fragmentation psychique» constituent une meilleure appellation pour ce dont nous souffrons aujourd'hui, à supposer que nous ayons besoin d'un terme). Mais la seconde ramification du problème est décisive: quelle que soit cette signification et son adéquation (en tant que signification), on a le profond sentiment que des « textes» comme USA ou AlieNATION ne devraient pas avoir la moindre «signification» dans ce sens thématique. Chacun est libre de le vérifier par l'observation personnelle et en portant une attention un peu plus soutenue à ces moments précis où nous percevons fugitivement ce désillusionnement dont j'ai décrit l'expérience dans les moments thémadquement explicites de USA De fait, les moments où l'on peut ressentir une chose similaire pendant la vidéo de Rankus-ManningLatham ont déjà été énumérés ailleurs. Ce sont précisément les moments où l'intersection du signe et de l'interprétant semble produire un message fugace : grande culture contre basse culture, dans le monde moderne, nous sommes tous programmés comme des souris de laboratoire, nature contre culture, et ainsi de suite. La sagesse populaire nous souffle que ces « thèmes » sont éculés, aussi rebattus que l'aliénation (mais pas assez désuets pour être camp). Pourtant, ce serait une erreur de simplifier cette intéressante situation et de la réduire à la question de la nature et de la qualité, de la substance intellectuelle, des thèmes eux-mêmes ; en effet, notre analyse précédente a les moyens de donner une bien meilleure interprétation de telles faiblesses. Nous avons en effet essayé de montrer que ce qui caractérise ce processus vidéo particulier (ce flux total « expérimental ») est, en fait, une rotation incessante de ses éléments telle qu'ils changent de place à tout moment, avec pour résultat qu'aucun élément singulier ne peut occuper la position « d'interprétant » (ou celle de signe premier) pour une durée quelconque, mais doit, à l'instant suivant, être délogé à son tour (la terminologie cinématographique de « cadre » et de « plan » ne semble pas convenir à ce genre de succession), tombant à son tour dans une position subordonnée, où il sera alors « interprété » ou narrativisé par le contenu d'un logo ou d'une image d'un type radicalement différent. Si le compte-rendu de ce processus est correct, alors il s'ensuit logiquement que tout ce qui l'arrête

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ou l'interrompt sera ressenti comme une faute esthétique. Les moment^ thématiques dont nous nous sommes plaints plus haut sont précisément ces moments d'interruption, une sorte de blocage dans le processus : à cei instants, une « narrativisation » provisoire (la domination provisoire d'un signe ou logo sur un autre qu'il interprète et réécrit selon sa propre logique narrative) s'étend rapidement à toute la séquence comme une pointe incandescente posée sur la pellicule, jusqu'au moment où, « maintenue» suffisamment longtemps, elle génère et émet un message thématique plutôt contradictoire avec la logique textuelle de la chose elle-même. Ces moments impliquent une forme particulière de réification qui pourrait tout aussi bien définir une thématisation - mot que Paul de Man aimait beaucoup et dont il se servait pour caractériser l'interprétation erronée qui présentait Derrida comme « philosophe » dont le « système philosophique » était, d'une certaine façon, «à propos de» l'écriture. La thématisation est donc le moment où un élément d'un texte, une composante, est promu au statut de thème officiel, si bien qu'il devient candidat à un honneur encore plus grand, celui de la « signification » de l'œuvre. Mais une telle réification thématique n'est pas nécessairement fonction de la qualité philosophique ou intellectuelle du «thème» lui-même: quels que soient l'intérêt et la viabilité philosophiques de la notion d'aliénation de la vie bureaucratique contemporaine, son apparition comme « thème » est enregistrée ici comme faute pour des raisons essentiellement formelles. On pourrait soutenir cette proposition en sens contraire en considérant comme autre faiblesse possible dans notre texte la dépendance excessive envers les « effets d'étrangisation » des extraits du film de SF japonais (des visionnages répétés, cependant, montrent bien qu'ils n'étaient pas aussi nombreux que dans notre souvenir). Si c'est le cas, nous avons affaire une thématisation de type narratif ou générique plutôt qu'à une dégradation par une philosophie bon marché et une doxa stéréotypée. Nous pouvons maintenant tirer des conséquences inattendues de cette analyse, conséquences qui portent non seulement sur la question très débattue de l'interprétation dans le postmodernisme mais aussi sur une autre question, celle de la valeur esthétique, qui a été provisoirement ajournée au

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début de ce débat. Si l'interprétation est comprise, thématiquement, comme le dégagement d'un thème ou d'une signification fondamentale, il semble alors clair que le texte postmodemiste (dont nous avons pris pour exemple privilégié la vidéo en question) est, dans cette perspective, défini comme une structure ou un flux de signe qui s'oppose à la signification, dont la logique interne fondamentale est l'exclusion de l'émergence de thèmes en tant que tels, et qui, par conséquent, cherche à court-circuiter les tentations interprétatives traditionnelles (chose dont Susan Sontag eut l'intuition prophétique dans son livre pertinemment titré Against Interprétation, à l'aube de ce que l'on appelait pas encore l'ère postmoderne); De nouveaux critères de valeur esthétique naissent alors de façon inattendue de cette proposition : quelque puisse être un bon, sans parler d'un grand, texte vidéo, il sera mauvais ou défectueux chaque fois qu'une telle interprétation s'avérera possible, chaque fois que le texte se laissera aller à ouvrir de tels Deux et territoires de thématisation. Cependant, l'interprétation thématique - la recherche de la « signification » de l'œuvre - n'est pas l'unique opération herméneutique concevable à laquelle on puisse soumettre des textes, y compris celui-là, et je souhaite présenter deux autres options interprétatives avant de conclure. La première nous ramène d'une manière inattendue à la question du référent, par le biais d'un autre ensemble de matériaux constitutifs auxquels nous nous sommes jusqu'à présent moins intéressés qu'aux bouts de pellicule impressionnée extraits du bric-à-brac culturel préenregistré qui s'y trouvent ici mêlés : il s'agit de ceux (qualifiés de matériaux «naturels») qui étaient des segments de plans filmés directement et, qui, la séquence du lac mise à pan, relèvent principalement de trois groupes. En premier lieu, le carrefour constitue une sorte d'espace dégradé qui - en cousin pauvre et lointain de la stupéfiante séquencefinaled'Éclipse, le film d'Antonioni - se met à projeter faiblement l'abstraction d'une scène vide, du lieu de l'événement, un espace borné dans lequel quelque chose est susceptible d'arriver et devant lequel on reste dans une expectative formelle. Dans Éclipse, bien entendu, quand l'événement ne parvient pas à se matérialiser et qu'aucun des amoureux

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ne se présente au rendez-vous, le lieu - maintenant oublié - se retrouve lentement dégradé pour redevenir espace, l'espace réifié de la cité moderne, quantifié et mesurable, dans lequel le sol et la terre sont parcellisés en autant de marchandises et de terrains à vendre. Ici aussi, rien ne se passe; seule est inhabituelle dans cette vidéo la sensation précise de la possibilité que quelque chose se passe et qu'émerge faiblement la catégorie même de l'Événement (les menaces d'événements et d'angoisses des extraits de film de science-fiction sont de simples « images » d'événement ou, si vous préférez, des événementsspectacles sans temporalité propre). La seconde séquence, celle du carton de lait percé, perpétue et confirme l'étrange logique de la première puisque, en un sens, nous avons ici le pur événement lui-même, l'irrévocable, l'inutile de crier, l'irrémédiable. Le doigt doit renoncer à boucher le trou, le lait doit se répandre sur la table et en déborder, avec toute la fascination visuelle de cette substance de pure blancheur. Si cette image tout à fait remarquable me semble faire un retour, même vaguement, à un statut plus proprement cinématographique, il faut sans doute en rendre partiellement responsable l'association aberrante et strictement personnelle que j'en fais avec une scène célèbre de The Manchurian Candidate (Un Crime dans la tète). Quant au troisième segment, le plus loufoque et le plus gratuit, j'ai déjà décrit l'absurdité de cette expérience de laboratoire menée avec des outils de quincaillerie sur des objets oranges de taille indéterminée ayant un peu la consistance d'une barre d'Hostess Twinkies. Ce qu'il y a de scandaleux et de vaguement perturbant dans ce bricolage dada, c'est son absence de motivation : on essaie, sans grande satisfaction, d'y voir une parodie à la Emie Kovacs de la séquence avec l'animal de laboratoire; mais, rien d'autre dans la bande ne fait écho à ce mode particulier ou loufoquerie de «voix». Ces trois groupes d'images, mais en particulier cette autopsie d'une Twinkie, nous font vaguement penser à un bout de matière organique introduit dans une texture organique, comme de la graisse de baleine dans une sculpture de Joseph Beuys. Néanmoins, dans une première approche qui s'est d'elle même présentée à moi sur le plan de l'angoisse inconsciente, le trou dans le carton de lait

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(comme dans la scène d'assassinat de The Manchurian Candidate, ou la victime est surprise dans un bar de nuit devant un réfrigérateur ouvert) s'interprète désormais clairement comme un impact de balle. J'ai négligé de fournir un autre indice, il s'agit du X, créé par ordinateur, qui traverse le carrefour vide comme le viseur d'un fusil longue portée. II restait à un auditeur astucieux (dans une version antérieure de cet essai) à faire le lien et à déceler ce qui est désormais évident et irréfutable: pour le public des médias américains, l'association de ces deux éléments (le lait et la barre de Twinkie) est trop spécifique pour être gratuite. En fait, le 27 novembre 1978 (l'année précédant la réalisation de cette vidéo), le maire de San Francisco, George Moscone, et le City Supervisor, Harvey Milk, furent tués par balle par un ancien Supervisor, qui adopta une ligne de défense inoubliable et plaida non coupable pour cause de démence due à la consommation excessive d'Hostess Twinkies. Voilà enfin le réfèrent dévoilé : le fait brut, l'événement historique, le vrai crapaud dans ce jardin imaginaire particulier. Débusquer une telle référence revient certainement à accomplir un acte d'interprétation, un dévoilement herméneutique d'un genre très différent de celui dont nous avons précédemment parlé: car si AlieNATIONest «sur» cela, alors une telle expression ne peut qu'avoir un sens complètement distinct de son utilisation dans la proposition selon laquelle le texte était «sur» l'aliénation elle-même. Avec l'hégémonie des différents discours poststructuralistes qui caractérisent la période actuelle, le problème de la référence s'est trouvé singulièrement déplacé et stigmatisé (avec lui, tout ce qui a un petit goût de «réalité», de « représentation », de «réalisme» et autres - même le mot histoire comprend un r) ; seul Lacan a éhontément continué de parler du «Réel» (défini cependant comme une absence). Les respectables solutions philosophiques au problème d'un monde réel extérieur indépendant de la conscience sont toutes traditionnelles, ce qui signifie que, quelque satisfaisantes du point de vue de la logique qu'elles puissent être (et aucune d'entre elles n'a jamais été réellement très satisfaisante du point de vue logique), elles ne constituent pas de bonnes candidates pour participer à la

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polémique contemporaine. L'hégémonie des théories de la textualité et de la textualisation signifie, entre autres choses, que votre ticket d'entrée dans la sphère publique où sont débattus ces sujets est un accord, tacite ou autre, sur les présupposés fondamentaux du champ problématique général; ce que les positions traditionnelles sur ces questions refusent par avance. Selon moi, l'historicisme offre une issue singulièrement inattendue à ce cercle vicieux, à cette impasse. Soulever la question, par exemple, du sort du «référent» dans la culture et la pensée contemporaines ne revient pas à soutenir quelque vieille théorie de la référence ou à rejeter a priori tous les nouveaux problèmes théoriques. Au contraire, ces problèmes sont retenus et assumés, sous réserve qu'ils ne constituent pas seulement des problèmes intéressants en tant que tels mais qu'ils soient aussi, en même temps, les symptômes d'une transformation historique. Dans le cas qui nous occupe ici dans l'immédiat, j'ai plaidé pour la présence et l'existence de ce qui me semble être un réfèrent tangible : en clair, la mort et le fait historique qui ne sont pas, en dernière analyse, textualisables et qui déchirent les tissus de l'élaboration textuelle, de l'association et du libre jeu (« le Réel », nous dit Lacan, « est ce qui résiste absolument à la symbolisation»). J'ajouterai d'emblée qu'il ne s'agit pas d'une victoire philosophique particulièrement éclatante pour un réalisme, putatif ou autre, sur les différentes visions du monde textualisantes. Car l'affirmation d'un référent caché - comme dans le présent exemple - est une voie à double sens dont des directions antithétiques pourraient emblématiquement s'appeler « refoulement » et Aufhebung, ou « subsomption » : l'image ne peut aucunement nous dire si nous regardons se lever ou se coucher le soleil. Notre découverte vient-elle renforcer la persistance et la charge gravitationnelle de la référence, obstinée et omni-informante, ou montre-t-elle, au contraire, le processus historique tendanciel qui va systématiquement transformer, démanteler, textualiser et volatiliser la référence, ne laissant guère plus qu'un reste indigeste? Quelle que soit la façon dont on traite cette ambiguïté, la question de la logique structurale de la vidéo subsiste, cette séquence particulière,

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filmée en direct, n'en étant qu'un élément parmi beaucoup d'autres, et un élément particulièrement mineur à cet égard (bien que ses caractères propres retiennent une certaine attention). Même si sa valeur référentielle pouvait être démontrée de manière satisfaisante, la logique alternée de conjonction et disjonction que l'on a décrite plus haut travaille clairement à la dissolution de cette valeur qui n'est désormais pas plus supportable que l'émergence de thèmes individuels. N'apparaît pas non plus clairement la façon dont on pourrait développer un système axiologique au nom duquel affirmer ensuite que ces étranges séquences sont, d'une manière ou d'une autre, meilleures que «l'irresponsabilité» aléatoire et gratuite des collages de stéréotypes médiatiques. Il est pourtant possible d'imaginer une autre façon d'interpréter cette vidéo - une interprétation qui chercherait à mettre en avant son processus même de production, plutôt que ses messages, ses significations ou son contenu supposés. Dans cette lecture, on pourrait évoquer une consonance lointaine entre, d'une part, les angoisses et les fantasmes engendrés par l'idée d'assassinat et, d'autre pan, le système mondial des médias et des technologies de reproduction. L'analogie structurale entre ces deux sphères apparemment sans rapport s'appuie, dans l'inconscient collectif, sur les idées de conspiration, tandis que, sur un plan historique, leur rencontre, leur jonction, fut gravée au fer rouge dans la mémoire collective par l'assassinat de Kennedy devenu inséparable de sa couverture médiatique. Le problème que pose cette interprétation en terme d'autoréférentialité n'est pas de savoir si elle est plausible: on pourrait défendre la proposition selon laquelle, fondamentalement, le «sujet» de tout art vidéo, et même de tout postmodernisme, est très précisément la technologie de la reproduction. La difficulté méthodologique réside plutôt dans la façon dont une telle « signification » globale (même d'un type et d'un statut plus neufs que les significations interprétatives que nous avons abordées plus haut) dissout, encore une fois, le texte individuel dans une indistinction encore plus désastreuse que l'antinomie flux total-œuvre individuelle évoquée ci-dessus : si tous les textes vidéo décrivent simplement le processus de production/

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reproduction, alors ils vont sans doute se révéler être tous «les mêmes» de façon particulièrement inutile. Je ne tenterai de résoudre aucun de ces problèmes : au lieu de cela, je vais reprendre les approches et les perspectives de l'historicisme auxquelles j'avais fait appel comme à une sorte de mythe qui m'avait paru utile pour caractériser la nature de la production culturelle contemporaine (postmoderniste) mais aussi à situer ses diverses projections théoriques. Il fut un temps, à l'aube du capitalisme et de la société des classes moyennes, où apparut une chose appelée signe qui semblait entretenir des relations paisibles avec sonréfèrent.Cet âge d'or initial du signe (ce moment du langage littéral ou référentiel et des prétentions non problématiques du discours dit scientifique) vit le jour grâce à la dissolution destructrice des anciennes formes de langage magique par une force que j'appellerai force de réification, une force qui obéit à une logique impitoyable de séparation et de disjonction, de spécialisation et de rationalisation, de division du travail taylorisante dans tous les domaines. Malheureusement, cette force - qui donna vie à la référence traditionnelle - se perpétua implacablement, car elle était la logique même du capital. Aussi, ce premier moment de décodage, de réalisme ne pouvait-il durer longtemps : par un renversement dialectique, il devint ensuite à son tour l'objet de cette force destructrice de réification qui pénétra le domaine du langage jusqu'à disjoindre le signe duréfèrent.Une telle disjonction n'abolit pas complètement leréfèrent,le monde objectif ou la réalité, qui continuent encore de maintenir à l'horizon une faible existence, comme une étoile effondrée ou une naine rouge. Mais cette grande distance du réfèrent par rapport au signe permet maintenant à ce dernier de connaître un moment d'autonomie, d'existence utopique relativement indépendante, comme à l'encontre de ses anciens objets. Cette autonomie de la culture, cette semi-autonomie du langage, est le moment du modernisme, d'un domaine de l'esthétique qui redouble le monde sans en être complètement, gagnant par là un certain pouvoir négatif ou critique, mais acquérant aussi une certaine futilité d'arrière-monde. Mais cette force de réification, qui fut responsable de ce moment nouveau, ne s'arrête pas là non plus : à un autre

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stade, plus poussé, dans une sorte de renversement de la quantité en qualité, la réification pénètre le signe lui-même et disjoint le signifiant du signifié. Maintenant, référence et réalité disparaissent complètement, et même la signification - le signifié - se trouve mise en crise. Nous nous retrouvons avec ce pur jeu aléatoire de signifiants que nous appelons le postmodernisme, qui ne produit plus d'oeuvres monumentales de type moderniste mais qui remue sans cesse les fragments des textes préexistants, les cubes du jeu de construction d'une ancienne production culturelle et sociale dans quelque bricolage nouveau et exacerbé : métalivres qui cannibalisent d'autres livres, métatextes qui collationnent des morceaux d'autres textes - telle est la logique du postmodernisme qui trouve une de ses formes les plus puissantes, les plus originales et les plus authentiques dans le nouvel art de la vidéo expérimentale.

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Le postmodernisme soulève des questions sur l'appétit d'architecture, auxquelles il donne ensuite presque immédiatement une autre orientation. Les Nord-Américains ont manifesté un goût qu'on peut juger relativement tardif pour l'architecture comme pour la nourriture ; eux qui savent tout de la musique et du récit se sont montrés moins intéressés par l'éloquence, et il leur est arrivé de brosser de petits tableaux mystérieux et secrets dans d'obscurs desseins fleurant la superstition et l'occulte. Mais jusque très récemment, ils n'ont pas souhaité - et pour de bonnes raisons ! - se soucier de ce qu'ils mangeaient ; quant à l'espace bâti, il se sont, là aussi, plongés dans une sorte de longue anesthésie protectrice, une attitude du genre «je-ne-veux-pas-voir, pas-savoir», qui était peut-être, somme toute, la relation la plus sensée à développer avec l'ancienne ville américaine. (Le postmodernisme serait alors le moment où tout cela a changé). Le détournement de ces instincts esthétiques (si tant est qu'on puisse les appeler ainsi) dans une marchandisation instantanée (les fast-foods d'un côté et, de l'autre, le kitsch de la décoration intérieure et du mobilier qui a fait la célébrité des États-Unis et dans lequel on a vu une sorte de doudou protecteur - le chintz de la production domestique de l'entre deux guerres - destiné à écarter le souvenir de la dépression et de ses sévères privations matérielles) a été l'héritage de l'immédiat après-guerre de cette quasi-réaction de sauvegarde d'espèce naturelle ou biologique. Mais on ne peut pas repartir de zéro, et tout ce qui a suivi (dans ce qu'on appelle le postmodernisme, longtemps après que la dépression eut été oubliée, sinon comme prétexte pour Reagan à se comparer à Franklin Delano Roosevelt) eut à se construire sur ces débuts commerciaux peu prometteurs. Comme s'il avait suivi l'enseignement de Hegel, le postmoderne relève, et supprime, toute cette camelote (Aujhebung), en incluant le hamburger au sein de la diremption de ses repas gastronomiques, et Las Vegas au sein du paysage au goût d'arc-en-ciel de ses monuments commerciaux psychédéliques.

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Cet appétit d'architecture vient toutefois contredire l'ancien «j'en-airien-à-faire » avec lequel les différentes classes sociales de la République négociaient leurs centres-villes. Cet appétit porte sur la ville, c'est certain, mais aussi sur le bâtiment indépendant et isolé, avec une préférence pour les grands blocs de pierre dont vous avez plaisir à voir, si le verbe est adapté, la silhouette se détacher dans l'espace. C'est du monumental qu'il est question ici ; la rhétorique contemporaine sur le corps et ses trajectoires ne lui est pas nécessaire, mais il n'est pas pour autant bassement visuel, dans aucun des sens chromatiques postmodernes. Nul besoin d'en gravir personnellement le majestueux escalier, mais il ne s'agit pas non plus d'une simple représentation géométrique, d'une parabole maniériste que vous pourriez, d'un coup d'oeil rapide, miniaturiser au format poche pour la remporter chez vous. Dans la mesure où Heidegger et J. Pierpont Morgan ont été déjà cités, il semble opportun d'avancer que le monumental se situe quelque part entre les deux, du côté de Pittsburgh plutôt que du Parthénon, tout en partageant, dans l'Idée, un peu des deux ; en tout cas, le moment est probablement venu d'évoquer de manière positive le néoclassique, qui est, semble-t-il, ce qui est visé ici et qui constitue peut-être cet équivalent négadf, immergé et tacite, dans le schème combinatoire sur lequel, de façon si inattendue, s'est soudain épanoui le postmoderne il y a quelques années. Il s'agit donc d'un appétit solide, bourgeois, très XIX£ siècle, comme la cuisinefrançaise,qui requiert, sinon Paris en personne, du moins une bonne ville néoclassique proposant encore la catégorie formelle rue-et-trottoir que le modernisme a notoirement cherché à abolir, non sans succès. A mon avis, le postmodernisme est passé à l'abolition d'une chose encore plus fondamentale, à savoir, la distinction entre l'intérieur et l'extérieur (tous les modernistes ont toujours soutenu que l'un devait exprimer l'autre, ce qui laisse penser que personne n'avait encore mis en doute la nécessité a.priori de l'un ou de l'autre). Les anciennes rues se transforment alors en autant de rayons ou d'allées d'un grand magasin qui, si vous y pensez à la mode japonaise, représente le modèle et l'emblème, la structure secrète interne et le concept de la «cité» postmoderne, déjà traduit dans la réalité, de façon assez appropriée, dans certains secteurs de Tokyo.

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Cependant, aussi excitante spatialement que puisse être cette nouveauté, le résultat en est qu'il devient toujours plus difficile de se composer, dans ce paysage urbain, un menu architectural de grande classe, à l'ancienne, quand bien même vous en auriez envie (et, en ce sens, les très réelles réussites des architectes postmodernistes sont comparables à ces grignotages nocturnes intempestifs, c'est-à-dire, des substituts plutôt que la chose elle-même). Pour cette raison, l'actuel appétit d'architecture - et je reconnais publiquement que le. postmoderne l'a certainement revivifié, s'il ne l'a pas carrément réinventé - doit être, en réalité, un appétit d'autre chose. Je pense qu'il s'agit d'un appétit de photographie : ce ne sont pas les bâtiments eux-mêmes que l'on veut consommer aujourd'hui ; on les reconnaît à peine en passant sur la voie rapide. Les réflexes conditionnés du citadin n'y voient que monotonie jusqu'à ce que revienne à l'esprit le souvenir de leur photo ; le classique chantier de construction sud-californien ternit l'image du bâtiment et lui imprime ce caractère provisoire usuel qui est censé être une bonne chose dans un «texte» mais qui, dans l'espace, n'est synonyme que de camelote. En fait, tout se passe comme si cette « réalité extérieure», que nous aurons soin de nous retenir de qualifier de référent, était le dernier refuge et le sanctuaire du noir et blanc (comme dans le cinéma noir et blanc) : ce que nous prenons pour la couleur du monde extérieur réel n'est qu'une information sur un programme informatique interne qui retraduit les données pour leur attribuer la teinte appropriée, comme avec la colorisation des films hollywoodiens classiques. La couleur réelle ne se montre que lorsque vous regardez les photographies, ces clichés couchés dans toute leur splendeur sur papier glacé. « Tout, au monde, existe pour aboutir au Livre». Soit! Mais au moins un livre d'images! et nombre d'immeubles postmodernes semblent avoir été conçus pour la photographie, seul endroit où ils s'illuminent soudain de leur brillante existence et de leur radieuse réalité, avec toute la phosphorescence d'un orchestre high-tech sur CD. Tout retour au haptique et au tactile, comme la conversion à la respectabilité de Venturi dans le Gordon Wu Hill de Princeton, avec ses métaux polis et ses rampes massives, semble faire écho à Louis Kahn et au

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«moderne tardif», quand les matériaux de construction étaient chers et de la plus belle qualité et que les hommes portaient encore des costumes et des cravates. Même chose avec le passage des métaux précieux à la carte de crédit : ces « bad new things» ne sont pas moins onéreuses, et vous n'en consommez pas moins leur vraie valeur, mais (comme je le proposerai plus tard), c'est la valeur du matériel photographique que vous consommez d'abord et avant tout, et non celle de l'objet. Alors, peut-être bien que l'architecture postmoderne est la propriété de la critique littéraire et peut-être est-elle est textuelle de plus d'une manière. À la manière moderniste, on procéderait par organisation autour de noms et de styles personnels, plus distinctifs que les oeuvres individuelles: la persistance résiduelle du modernisme est aussi tangible dans les méthodes que sollicite une œuvre qu'elle ne l'est dans ses structures, et l'examen de ces résidus et la spéculation sur leur nécessité ne sont pas les recherches sur le postmodeme les moins intéressantes à mener (ce qui sera également développé, à sa façon, dans le présent chapitre). D'un autre côté, certains résidus précèdent de beaucoup le moderne lui-même et se présentent à nous comme une sorte de «retour du refoulé» archaïque au sein du postmoderne. Il faut, par exemple, supposer que les formes collectives radiaires, en éventail, sont, de façon générale, résiduelles et héritées de modes de production antérieurs qui sont, par nature, plus collectifs que les nôtres : ainsi, par exemple, la cuisine chinoise et ses interrelations synchroniques, ou, dans un autre domaine, ce qu'on appelle maintenant le concept japonais d'équipe, qui structure à l'évidence les groupes de personnes dans d'autres domaines que l'usine proprement dite. Cela nous amène à supposer que les modèles monumentaux de «totalité» de type architectonique sont des reconstitutions de ces fragments résiduels dans la période moderne. Il n'offrent pas, autrement dit, de formes de totalité alternatives, capitalistes et occidentales à ces formes plus archaïques, puisque la logique du capitalisme est avant tout une logique de dispersion et de disjonction qui ne tend pas vers des ensembles de quelque type qu'ils soient. Par conséquent, lorsque

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l'on découvre ces derniers dans notre mode de production, comme dans le pouvoir étatique (ou, en d'autres termes, dans la construction ou la reconstruction d'une bureaucratie étatique), cet effort peut être considéré comme une réaction contre la dispersion et la fragmentation, comme une forme réactive et de second degré. Le relâchement du postmoderne ne détermine donc pas un retour à d'anciennes formes collectives mais amène une distension des constructions modernes si bien que leurs éléments et composants (toujours reconnaissables et relativement bien conservés) flottent à une certaine distance les uns des autres en une stase, une suspension miraculeuse, qui, comme les constellations, va immanquablement se désunir la minute suivante. L'image la plus frappante de ce processus se trouve certainement dans l'historicisme des architectes postmodernes, et, par-dessus tout, dans leurs relations au vocabulaire classique dont plusieurs éléments (architrave, colonne, arc, ordre, linteau, lucarne et dôme) vont se mettre à se repousser dans l'espace avec la lente force des processus cosmologiques, se détachant de leurs anciens supports dans une libre lévitation, dotés en quelque sorte, pendant un dernier bref moment, de la flamboyante autonomie du signifiant psychique, comme si leur fonction syncatégorématique secondaire était devenue pour un instant le Mot lui-même, avant d'être dispersés dans la poussière d'espaces vides. Ce flottement était déjà présent dans le surréalisme, quand les Christs de Dali planaient au-dessus des croix auxquelles ils étaient cloués, et quand les hommes à chapeau melon de Magritte descendaient lentement des nues sous forme de gouttes d'eau, ce qui les avait d'ailleurs décidés à mettre leur chapeau melon et à emporter leur parapluie. On invoquait le plus souvent L'Interprétation des rêves comme motivation à cette pratique de l'apesanteur servant à inscrire ces objets dans le même espace : ils s'en sont trouvés investis de la profondeur du modèle psychique et de l'inconscient d'une manière plutôt étrangère au postmodeme et vieillotte dans son contexte. Mais dans la Piazza d'italia de Charles Moore, et dans nombre de ses bâtiments, les éléments flottent librement par leur propre dynamique, chacun devenant un signe ou un logo pour l'architecture, et étant, par là même, consommé,

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inutile de le préciser, comme un produit (avec toute l'avide délectation qui accompagne une telle consommation), à l'opposé du rôle que ces éléments étaient appelés à jouer, ou le plus souvent empêchés de jouer, dans un modernisme soucieux de résister à la consommation et d'offrir une expérience qui ne puisse être marchandisée. Ce type de différentiation interne - comme si les constituants de l'œuvre étaient tenus en suspension par une sorte d'antigravitarion du postmoderne, totalement différente, dans l'esprit, de la loi de la chute des corps du moderne qui cherchait à agglomérer et associer par attraction (l'éros de Freud) - paraît constituer un symptôme fondamental de l'espace postmoderne. L'autre est, à première vue, sans lien avec cela, car il implique un principe positif dans les relations, plutôt que ce mouvement centrifuge, et renvoie, au contraire, à la façon dont des organismes réagissent aux corps étrangers, cherchent à les encercler et à les neutraliser dans une forme de quarantaine spatiale, de cordon sanitaire. Mais ces éléments sont le plus souvent extrinsèques ou extrasystémiques par la simple vertu de leur appartenance au passé. Je vais donc emprunter aux architectes leur propre terme et appeler cette seconde procédure enveloppement (wrapping), étant entendu que nous faisons un peu la même chose ici et qu'il serait donc bien d'essayer également de «produire son concept» sur un plan théorique. L'enveloppement peut être considéré comme une réaction à la désintégration du concept plus traditionnel que Hegel appelait «fond», passé dans la pensée humaniste comme «contexte», qui était perçu par ses adversaires comme bassement «externe» ou «extrinsèque» puisqu'il semblait impliquer la norme double de deux ensembles radicalement distincts de pensées et de procédures (l'un pour le texte, l'autre pour le contexte en question - généralement importé de l'extérieur, des manuels d'histoire ou de sociologie), et paraissait, en outre, constamment évoquer une conception plus large et même plus intolérable de la totalité sociale à venir. Le problème sembla alors se réorganiser alors dans une question formelle: quel genre de relations devons-nous désormais établir entre ces deux ensembles distincts de données ou de matériaux bruts si la relation figure/fond est exclue dès le départ? L'«Intertextualité» a toujours

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semblé constituer une solution excessivement faible et formaliste à ce problème que l'enveloppement résout bien mieux dans la mesure, d'abord, où il est plus insignifiant et plus futile (et par là même, immédiatement disponible), mais aussi, et par-dessus tout, parce qu'à la différence de l'intertextualité, il retient la condition préalable essentielle.de priorité et même de hiérarchie (la subordination fonctionnelle d'un élément à un autre, parfois même aussi appelée « causalité ») mais la rend maintenant réversible. Ce qui est enveloppé peut aussi servir d'enveloppe; l'enveloppe peut aussi être enveloppée à son tour. D'anciennes visions anticipatrices permettent une première approche de ces effets, telle l'intuition de Malraux1 d'une œuvre d'artfictive: il avait à l'esprit la façon dont la photographie crée des formes artistiques jusqu'à présent non réalisées en agrandissant et magnifiant, par exemple, l'or martelé d'un bijou scythe en volumes rappelant lesfirisesdu Parthétion, en transformant un art décoratif en sculpture, et les productions éphémères, mobiles et mineures des nomades en «œuvres» canoniques, monumentales et sédentaires. Malraux, lui-même, qui avait une vision canonique et moderniste, n'a pas réussi à produire le concept de ces transformations mais uniquement à ajouter au canon «majeur» les Scythes anonymes (et les peintres mortuaires du Fayoum). Que cette opération puisse marcher en sens inverse, et que les grandes formes canoniques puissent être ramenées au statut d'art mineur est une autre question, restée sans réponse (Deleuze et Guattari s'y sont essayés avec ce classique moderne qu'est Kafka2). Cependant, après l'émergence du discours théorique et avec le sentiment, maintenant presque universel, que l'ancien contexte n'est en réalité qu'un texte (tout étant texte, de toute façon) puisque nous l'avons prélevé dans un autre livre, une nouvelle version de l'exercice de Malraux de création de formes artistiques fictionnelles a vu le jour avec ce qui s'apparentait jadis à une citation (voir par exemple la photo tirée du film Nostalgia d'Andreï Tarkovski). Il semble de plus en plus clair que dans toute critique ou explication de texte, mais de loin plus nettement dans les pratiques plus idiosyncratiques de la théorie contemporaine, un texte est simplement

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Andreï Tarkovski, Nostalgia, 1983

enveloppé dans un autre ce qui entraîne l'effet paradoxal que le premier texte (un simple échantillon d'écrit, un paragraphe ou une phrase explicative, un segment ou un moment arraché à son contexte) s'affirme comme autonome et comme type d'unité de plein droit, comme les lions voraces gravés sur les boucles d'oreilles chez Malraux. Le nouveau discours s'applique à assimiler le « texte premier» (anciennement qualifié de Littérature) à sa propre substance en transcodant ses éléments, soulignant tous les échos et toutes les analogies, empruntant même parfois les caractéristiques stylistiques de l'illustration pour forger à partir d'eux des néologismes, à savoir, la terminologie officielle de l'enveloppe théorique. Il arrive même parfois que les classiques un peu faibles en viennent à disparaître complètement dans leurs puissants porte-parole théoriques et finissent en annexes ou notes approfondies de bas de page pour un théoricien réputé. Cependant, le plus souvent, le résultat durable

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sera celui, secondaire et pas tout à fait intentionnel, d'un relâchement de l'unité première, dissolvant une œuvre dans un texte, délivrant ses éléments et les libérant au profit d'une existence semi-autonome en tant que parcelles d'information dans l'espace saturé de messages de la culture médiatique, ou « esprit objectif», du capitalisme tardif. Mais dans ce cas, le mouvement peut être réversible, comme chez des écrivains comme Samuel Delany qui ont attiré les fragments terminologiques du discours théorique dans leur propre «production littéraire» officielle et les ont laissés là enclavés, comme des fossiles dans des débris stratifiés ou les contours d'un corps atomisé dans une Pompéi future. Les « Fragments » dans le discours théorique ne sont pas, en tout cas, ces morceaux d'une ancienne œuvre d'art mais plutôt les termes eux-mêmes, les néologismes qui, devenus des logos idéologiques, se projettent alors dans l'univers social comme autant d'éclats d'obus, pénétrant dans l'usage commun et décrivant leur parabole avec une force décroissante jusqu'à se retrouverfichésdans tel ou tel obstacle inébranlable qui va peut-être, bien sûr,finirpar être purement et simplement les médias. Ce que la stratégie de l'enveloppe et de l'enveloppé pérennise également, c'est l'idée (et c'est, implicitement, le message le plus explicite du « concept » d'intertextualité) qu'aucune des parties n'est nouvelle et que c'est la répétition plus que l'innovation radicale qui est désormais en jeu ici. Le problème se situe alors dans le paradoxe qui en résulte: c'est sur la renonciation au nouveau, au novum, que se fonde la prétention à l'originalité historique du postmodernisme en général, et de l'architecture postmoderniste en particulier. Mais alors, qu'y a-t-il d'original (dans un sens nouveau et inédit) dans cette conception du « néo» qui fuit l'originalité et englobe la répétition d'une manière forte et originale? Jusqu'à quel point pouvons-nous encore décrire les originalités de la construction spatiale dans le postmoderne, quand ce dernier a explicitement renoncé au grand mythe moderniste de la production d'un espace utopique radicalement nouveau capable de transformer le monde lui-même? Comme toujours, pourtant, les dilemmes du postmoderne modifient (et sont à leur tour modifiés par) ceux du moderne, pour qui l'innovation était

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assez peu ambiguë comme valeur idéologique mais était structureUement ambivalente et indécidable dans sa réalisation. Un jugement de ce type aurait dû être facilité par l'identification directe, chez les plus programmatiques des modernes (tel Le Corbusier), du changement formel au changement social radical en tant que tel, chose qui présente, sans doute, la classique vérifiabilité empirique, à condition d'estimer qu'il est facile de prendre la mesure d'une régénération sociale après coup. La tentative d'examiner en détail ces changements du point de vue de la superstructure semble, en fin de compte, produire des modèles sociaux ou des visions du monde de type essentiellement religieux. En tout cas, le concept même d'espace démontre ici sa fonction suprêmement médiatrice en ce que sa formulation esthétique entraîne aussitôt des conséquences cognitives, d'une part, et, d'autre part, des conséquences sociopolitiques. Mais c'est aussi pour cette raison qu'il pourrait être trompeur de décrire les conséquences de l'innovation spatiale en fonction de l'espace lui-même - l'intervention, l'indirection d'un troisième terme ou interprétant tiré d'un autre domaine, d'un autre médium, semble s'imposer d'elle-même. C'est ce qui s'est passé il y a quelques années dans le domaine des études cinématographiques lorsque Christian Metz élabora sa sémiotique cinématographique comme un vaste programme de réécriture dans lequel les bases de la structurefilmiqueétaient reformulées en termes de langage et de systèmes de signes3. Ce programme de réécriture a eu pour résultat tangible de produire un problème double qui aurait pu n'être jamais mis en évidence ni énoncé s'il était resté posé en termes purement cinématographiques - le problème des macroformes et des unités minimales de ce qui, dans l'image, est susceptible de correspondre au signe et à ses composants, pour ne rien dire du mot lui-même ; et de ce qui, dans la diégèse filmique, pourrait être considéré comme une énonciation complète, voire une phrase, sans parler d'une quelconque sorte de paragraphe «textuel» plus large. Mais ces problèmes sont «produits» dans le cadre d'un pseudo-problème plus vaste qui semble ontologique (ou métaphysique, ce qui revient au même) et qui peut prendre la forme de cette question sans réponse : le cinéma est-il un

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type de langage? (Le seul fait de soutenir qu'il est comme un langage - ou comme le Langage - éveille une consonance métaphysique.) Cette période particulière des études cinématographiques paraît s'être terminée, non quand la question ontologique fut identifiée comme faux problème, mais quand le travail local de transcodage eut atteint la limite de ses objets, au moment précis où il aurait été possible de laisser le jugement du pseudo-problème suivre son cours. Ce programme de réécriture s'avérera peut-être utile dans notre contexte architectural, à la condition qu'il ne soit pas confondu avec une sémiotique de l'architecture (qui existe déjà) et sous réserve qu'il soit ajouté, à cette étape-clé, une seconde étape historique et utopique dont la fonction n'est pas de soulever des questions ontologiques analogues (à savoir, si l'espace bâti est un type de langage) mais plutôt de réveiller la question des conditions de possibilité de telle ou telle forme spatiale. Comme pour le cinéma, les premières questions ont trait aux unités minimales : les mots de l'espace bâti, ou du moins ses substantifs, seraient les pièces, catégories reliées et articulées de manière syntaxique ou syncatégorématique par les divers verbes et adverbes spatiaux (couloirs, portes et escaliers, par exemple), modifiées ensuite par des adjectifs, sous forme de peintures et de mobilier, de décoration et d'ornements (dont la dénonciation puritaine par Adolf Loos offre d'intéressants parallèles linguistiques et littéraires). Ces «phrases» - si c'est bien cela, en fait, qu'est censé «être» un bâtiment - sont lues par des lecteurs dont les corps remplissent les divers emplacements « embrayeurs » (shifier-slots) et les différentes positions-sujet; tandis que l'on peut assigner le texte plus large dans lequel ces unités sont insérées à la grammaire textuelle de l'urbain en tant que telle (ou peut-être, dans un système-monde, à des géographies encore plus vastes et à leurs lois syntaxiques). Une fois établis ces équivalents, les questions, plus intéressantes, d'identité historique se posent d'elles-mêmes - questions qui ne sont pas implicites dans l'appareil linguistique et sémiotique et ne commencent à se présenter qu'avec un débat dialectique. Comment, par exemple, devons-nous penser

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la catégorie fondamentale de la pièce (comme unité minimale) ? Doit-on considérer les pièces privées, les pièces publiques et les pièces destinées au travail (espace de bureau administratif, par exemple) comme appartenant au même genre de substantifs? Peut-on les utiliser indifféremment au sein du même type de structure de phrase? Dans une lecture historique4, la pièce moderne ne prend naissance que comme conséquence à l'invention du couloir au XVIIe siècle: son intimité a peu de rapport avec ces espaces de sommeil indifférenciés qu'une personne avait l'habitude de traverser quand elle passait dans des pièces grouillantes comme des nids de souris et enjambait des corps endormis. Cette innovation, ainsi renarrativisée, entraîne des questions connexes sur les origines de la famille nucléaire ainsi que sur la construction et la formation de la subjectivité bourgeoise, au moins autant que des interrogations sur les techniques architecturales associées. Mais elle jette également de sérieux doutes sur les philosophies du langage qui ont produit en premier lieu la formulation : en effet, quel est le statut transhistorique du mot et de la phrase ? La philosophie moderne a significativement modifié la vision de sa propre histoire ainsi que la conception de sa fonction quand elle a commencé à prendre la mesure des rapports existant entre ses catégories les plus fondamentales (occidentales) et la structure grammaticale du grec ancien (sans parler de ses approximations en latin). On peut considérer le rejet, la répudiation de la catégorie de substance dans la philosophie moderne comme une réponse au choc de cette expérience de l'historicité qui a semblé discréditer le substantif en tant que tel. Il n'est pas évident que quelque chose de similaire se soit produit au macroniveau de la phrase proprement dite, même si on a fini par comprendre que la linguistique, comme discipline, entretenait un rapport constitutif avec la phrase, comme plus large objet d'étude concevable (rapport que renforce, plus que ne dissipe, la tentative d'inventer des disciplines compensatrices comme la sémantique ou la grammaire textuelle qui désignent formidablement la frontière qu'ils aimeraient désespérément transgresser ou abolir). Cette spéculation historique est encore exacerbée quand on en tire les conséquences politiques et sociales. La question des origines du langage

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(la «r-formation de la phrase et du mot dans quelque magma galactique à l'aube des temps humains) a été déclarée unanimement illégitime, de Kant à Lévi-Strauss, bien qu'elle se soit accompagnée d'une question liée aux origines du social (et d'ordinaire associée à celle en rapport avec les origines de la famille). Mais le problème de la possibilité d'une évolution et d'une modification du langage est toujours concevable et entretient des relations capitales avec la question utopique de la possibilité d'une modification de la société (là où elle est encore imaginable ou concevable). En effet, les formes prises par ces débats sembleront philosophiquement recevables ou, au contraire, démodées et relever de la superstition en exacte proportion de vos convictions les plus profondes quant à la capacité de la société postmodeme à être, ou non, encore changée. Le débat sur le Marrisme en Union Soviétique, par exemple, a été classé avec Lysenko comme une aberration scientifique en grande partie en raison de l'hypothèse élaborée par Marr et d'après laquelle la forme et la structure mêmes du langage se modifient selon le mode de production dont le langage est une superstructure. Dans la mesure où le russe n'avait pas beaucoup évolué depuis la période tsariste, Staline mit une fin brutale à cette spéculation dans un célèbre pamphlet (« Le Marxisme et les Questions de linguistique»). À notre époque, il n'y a pratiquement que le féminisme à avoir tenté d'imaginer les langues utopiques parlées dans des sociétés où la domination et l'inégalité sexuelles auraient disparu3 : cela donna plus d'un morceau de bravoure dans la science fiction récente et devrait continuer à servir d'exemple de la valeur politique de l'imagination utopique comme forme de praxis. Mais c'est précisément du point de vue de cette praxis utopique que nous pouvons revenir au problème du jugement à porter sur les innovations du mouvement moderne en architecture. Car, exactement de la même manière que l'expansion de la phrase joue un rôle essentiel dans le modernisme littéraire, de Mallarmé à Faulkner, la métamorphose de l'unité minimale est fondamentale dans le modernisme architectural dont on peut dire qu'il a tenté de transcender la phrase (en tant que telle) dans l'abolition de la rue. Dans le même sens, on peut considérer que le «plan libre» de Le Corbusier

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met en cause l'existence de la pièce traditionnelle en tant que catégorie syntaxique et qu'il produit un impératif à habiter autrement et à inventer de nouvelles formes de vie et d'habitation comme conséquence éthique et politique (et peut-être aussi psychanalytique) de cette mutation formelle. Tout dépend alors si vous considérez le « plan libre » simplement comme une pièce de plus, bien que d'un nouveau type, ou si vous estimez qu'il transcende complètement cette catégorie (exactement comme un langage qui excéderait la phrase transcenderait notre conceptualité et notre socialité occidentales). Mais la démolition des anciennes formes, comme dans la thérapie iconoclaste et purificatrice de dada, n'est pas non plus l'unique question : ce type de modernisme a annoncé l'articulation de nouvelles catégories spatiales qui mériteraient la qualification d'utopiques. Il est bien connu que le postmodernisme participe volontiers à un jugement négatif sur ces aspirations du haut moderne qu'il prétend avoir abandonnées mais pourtant, ce nom nouveau, ce sentiment de rupture radicale, cet enthousiasme qui accueille les bâtiments nouveaux, tout témoigne de la persistance d'une notion de nouveauté et d'innovation qui semble avoir survécu au moderne lui-même. Tel est du moins le cadre problématique dans lequel je propose d'examiner l'une des rares constructions postmodernes à sembler revendiquer clairement une spatialité révolutionnaire: la maison (ou habitation pour une seule famille) que l'architecte américanocanadien Frank Gehry a construit (ou reconstruit) pour lui-même à Santa Monica, en Californie, en 1979. Mais, même sur ce point de départ, les problèmes s'accumulent: tout d'abord, on ne sait pas clairement comment Frank Gerhy envisage, de manière plus générale, ses rapports avec l'architecture postmoderne. Il est certain que son style a peu en commun avec l'ostentatoire frivolité décorative et l'allusion historiciste de Michael Graves, de Charles Moore ou même de Venturi. Gerhy a en effet observé que Venturi « raffole des histoires... moi, ce qui m'intéresse vraiment, c'est les trucs pratiques, et pas les histoires6», une définition assez pertinente de la passion pour la périodisation qui a donné (parmi d'autres choses) le concept de postmodernisme. Par ailleurs,

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Façade de ia maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978

la maison individuelle est peut-être assez peu représentative des projets postmodernes : la magnificence du palais ou de la villa est de plus en plus manifestement inadaptée à une ère qui s'ouvre prioritairement sur la « mort du sujet». La famille nucléaire n'est pas non plus une préoccupation ou un centre d'intérêt spécifiquement postmoderne. Dans ce cas, là encore, nous pourrions bien nous retrouver dans une situation de « qui perd gagne » : plus le bâtiment de Gehry s'avérera original, moins, peut-être, ses caractéristiques seront généralisables au postmodernisme dans son ensemble. Cette maison est située à l'angle de la Vingt-deuxième Rue et de Washington Avenue et ne constitue pas, à proprement parler, un bâtiment

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nouveau mais résulte de la transformation d'une ancienne habitation en bois des plus traditionnelles. « Diamonstein: Une des œuvres d'art que vous avez créée est d'ailleurs votre propre maison. On l'a qualifiée d'anonymat suburbain. La structure originelle était une maison en bardeaux sur deux niveaux avec un toit en pente. Vous avez entrepris de construire autour d'elle un mur d'un niveau et demi en tôle ondulée, mais on voit la structure originelle dépasser de l'intérieur de la nouvelle structure, derrière le mur. Pouvez-vous nous dire quelles étaient ici vos intentions? Gehry: Ça a un rapport avec ma femme. Elle a trouvé cette maison jolie - et j'aime ma femme - cette mignonne petite maison avec des meubles anciens dedans. Une petite chose très charmante. Et nous avions alors beaucoup de problèmes pour trouver une maison. Nous avons acheté à Santa Monica à l'apogée du boom immobilier. Nous l'avons payée au prix le plus fort. Diamonstein: J'ai lu cent soixante mille dollars. Gehry: Cent soixante mille. Diamonstein: C'est beaucoup d'argent. Gehry: Un an plus tôt, c'était quarante. Appelons ça un geste désespéré. J'agis toujours comme ça. Et nous aurions très bien pu vivre dans cette maison. Il y avait assez de pièces dedans et tout ce qu'il faut. Diamonsuin: Un maison rose avec des bardeaux verts? Gehry: C'était un revêtement d'amiante rose sur des planches blanches. Il y avait plusieurs couches dessus. Il y avait déjà le revêtement, c'est un gros poste de nos jours, le revêtement. Diamonstein: C'est un élément qui vous a attiré. Gehry: Peu importe, j'ai décidé d'entamer un dialogue avec la vieille maison. Vous savez, il n'y a pas de différence avec ce que je disais à propos de la maison de Ron Davis, dans laquelle les intérieurs nouaient un dialogue avec les extérieurs. Ici, c'était facile parce que la vieille maison relevait déjà d'une esthétique différente, et je pouvais en jouer. Mais je voulais explorer le rapport entre les deux. J'ai été fasciné par l'idée que la vieille maison donne l'impression, de l'extérieur, d'être restée totalement intacte, et que vous puissiez regarder à travers la nouvelle maison et voir l'ancienne comme si elle était maintenant enveloppée dans sa nouvelle peau. Dans la nouvelle maison, la nouvelle peau et les fenêtres devaient être d'une esthétique radicalement différente des fenêtres de l'ancienne. Elles seraient ainsi constamment en tension l'une avec l'autre. Je voulais que chaque fenêtre ait une esthétique différente, ce que je ne pouvais réaliser à cette époque. Diamonstein : Ainsi, la vieille maison était le noyau et la nouvelle, l'enveloppe. Bien sûr,

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vous vous êtes beaucoup servi des matériaux qui font partie de votre vocabulaire - métal, contre-plaqué, vene et grillage - tous très peu chers. D'un autre côté, la maison a un air brut et pas fini. Gehry ne suis pas sur qu'elle soit finie. Diamonstein : Vous n'êtes pas sûr ? Gehry: Non. Diamonstein: En est-on jamais sûr? Gehry: C'est troublant. Je me demandais l'autre jour quel effet ça avait sur ma (àmille. J'ai remarqué que ma femme laisse traîner des papiers et des trucs sur la table, ce qui lait qu'il y a une sorte de chaos dans l'organisation de notre façon de vivre dans la maison. Et j'ai commencé à me demander si ça avait un rapport avec le fait qu'elle ne savait pas si j'avais fini ou pas7. »

Dans ce qui suit, je m'appuie grandement sur Secret Life ofBuildings8 de Gavin Macrae-Gibson qui comprend de beaux passages de descriptions phénoménologiques et formelles. J'ai moi-même visité la maison, et je tiens à éviter la sérieuse aporie méthodologique du Système de ta Mode de Barthes (qui choisit d'analyser l'écriture sur la mode plutôt que les modes physiques elles-mêmes) ; mais il est certain que même les approches les plus physiques ou sensorielles, en apparence, du «texte» architectural ne sont qu'apparemment opposées à l'expression ou à l'interprétation (chose à laquelle nous nous confronterons quand nous reviendrons au phénomène spécifique de la photographie d'architecture). Mais le livre de Macrae-Gibson présente pour nous un intérêt encore plus grand ici. En effet, son cadre interprétatif qui est toujours celui de l'ancien haut modernisme peut, aux points de conjonction cruciaux entre description et interprétation, nous apporter des éléments sur la différence entre modernisme et postmodernisme aussi révélateurs que la construction de Gehry. Gavin Macrae-Gibson classe les espaces de la maison de Gehry en trois catégories. Je ne retiendrai pas cette différentiation en trois parties mais elle nous fournit un point de départ utile : « Premièrement, à chaque étage, un groupe de petites pièces à l'arrière de la maison composé d'escaliers, de chambres, de salles de bain et de toilettes. Deuxièmement, les espaces principaux de l'ancienne maison, qui sont devenus le séjour au

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rez-de-chaussée et la chambre de maître au premier étage. Enfin, les espaces atténués complexes de la nouvelle enveloppe spatiale, constitués des espaces de l'entrée, la cuisine et la salle à manger, qui se trouvent cinq marches en contrebas du séjour'. » Retraversons ces trois types d'espace. « La maison se compose d'une coquille de tôle ondulée enveloppant trois côtés d'une jolie petite maison en bardeaux roses années vingt, de façon à créer de nouveaux espaces entre la coquille et les anciens murs extérieurs10.» La vieille structure en bois demeure par endroits, comme une espèce de souvenir d'échafaudage, mais les secteurs de la salle à manger et de la cuisine s'étendent maintenant au-delà et se situent, pour l'essentiel, dans l'ancienne allée et sur le terrain (cinq marches au-dessous du niveau de l'ancien rez-de-chaussée). Ces nouvelles zones, entre le cadre et l'enveloppe, sont en grande partie vitrées et, par conséquent, visuellement ouvertes sur 1' «extérieur» ou «dehors» ancien au point de ne pouvoir en être distinguées. Quel que soit le frisson esthétique ressenti face à cette innovation formelle (ce peut être une sensation de gêne ou de malaise ; mais, d'un autre côté, Philip Johnson, qui eut l'occasion d'y prendre son petit déjeuner, la trouva plutôt gemutlicti), il est clair que cette émotion a certainement à voir avec l'effacement des catégories d'intérieur/ extérieur, ou avec leur remaniement. L'austérité de la structure en tôle ondulée semble traverser impitoyablement la vieille maison et lui imprimer brutalement la marque et la signature de «l'art moderne», sans pour autant la faire complètement disparaître, comme si le geste impérieux « artistique » avait été interrompu et abandonné à mi-chemin. A côté de cette intervention formelle spectaculaire (il faut également noter l'utilisation de matériaux pauvres, comme nous le verrons dans un moment), l'autre trait marquant de cette maison dans sa nouvelle enveloppe concerne le vitrage de la zone de l'allée et, plus particulièrement, le nouvel éclairage zénithal de la cuisine qui, vu de l'extérieur de la maison, semble faire saillie dans l'espace extérieur comme un énorme cube de verre le « cube culbuté », comme Gehry l'a qualifié - qui « marque la jonction avec les rues de ce qui, dans la journée, est un vide fuyant et, la nuit, un plein qui

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Plan de la maison de Frank GcHiy, San 12 Monica, Californie

s'avance comme un phare" ». J'ai trouvé très intéressante cette présentation de Macrae-Gibson mais son interprétation du cube, qui est ramené aux quadrilatères mystiques de Malevitch (Gehry conçut autrefois une exposition sur Malevitch, cette référence n'est donc pas aussi arbitraire qu'elle pourrait le sembler), me paraît complètement erronée et constitue, pour moi, une tentative délibérée de réinscrire l'esthétique de brocante, de fripe et d'occasion d'un certain postmodernisme dans les aspirations métaphysiques

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les plus élevées de l'ancien haut modernisme. Gehry a souvent insisté sur ce qui saute aux yeux de toute personne contemplant ses constructions, à savoir la pauvreté de leurs matériaux - une « architecture radine», comme il l'a jadis qualifiée. À côté de la tôle d'aluminium ondulée de ce bâtiment, Gehry manifeste une prédilection évidente pour le grillage en métal, le contre-plaqué non traité, le parpaing, les poteaux télégraphiques, et ainsi de suite ; il a même dessiné une fois du mobilier en carton (étonnamment très décoré). À l'évidence, ces matériaux «connotent12», ils annulent les synthèses de la matière et de la forme qu'affichent les grands bâtiments modernes et inscrivent ce que sont clairement les thèmes économiques ou infrastructurels de cette œuvre, nous rappelant le prix du logement et de la construction et, par extension, la spéculation immobilière : cette jonction, cette couture constitutive entre l'organisation économique de la société et la production esthétique de son art (spatial), l'architecture doit la vivre de manière plus spectaculaire que les autres arts (à part, peut-être, le cinéma), mais elle en porte les cicatrices de façon encore plus visible que le cinéma qui doit nécessairement refouler et dissimuler ses déterminations économiques. Le cube et la plaque (de tôle ondulée) : ces marqueurs ostentatoires, plantés dans l'ancien bâtiment comme une barre meurtrière transperçant le corps de la victime d'un accident de voiture, font clairement voler en éclats les illusions de forme organique qu'on pouvait entretenir au sujet de cette construction (et qui font partie des idéaux constitutifs de l'ancien modernisme). Ces deux phénomènes spatiaux forment «l'enveloppe»: ils violent l'ancien espace et font maintenant à la fois partie de la nouvelle construction tout en se tenant à distance d'elle, comme des corps étrangers. Ils correspondent aussi, à mon avis, aux deux grands éléments constitutifs de l'architecture que Robert Venturi dans son manifeste postmodeme, Learning from Las Vegas, a dégagés de la tradition pour reformuler les missions et la vocation de l'esthétique nouvelle : à savoir, l'opposition entre la façade (la vitrine, la devanture) et l'abri, le hangar qui se trouve derrière, un espace comme une remise du bâtiment lui-même. Mais Gehry ne s'arrête pas à cette contradiction opposant chaque terme à l'autre pour produire quelque

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solution intéressante mais provisoire. Au contraire, il me semble que la devanture de tôle ondulée et le cube culbuté font allusion aux deux termes de ce dilemme et les affectent à autre chose - les restes de l'ancienne maison, la persistance de l'histoire et du passé : un contenu que l'on peut encore voir à travers les éléments plus nouveaux, au sens littéral, comme avec cette ouverture, cette fausse fenêtre découpée dans l'enveloppe qui dévoile les anciennes fenêtres de la maison de bois qui se trouve derrière. Mais s'il en est ainsi, nous nous retrouvons alors contraints de remanier le schéma tripartite de Macrae-Gibson. Sa première catégorie (les vestiges de l'espace suburbain traditionnel), gardons-la telle quelle (nous y reviendrons plus tard). En revanche, l'enveloppe (cube et tôle) doit se voir attribuer un statut catégoriel de plein droit dans la mesure où elle acquiert ici une vie propre en tant qu'agent visible d'une transformation architecturale en cours, tandis que les deux derniers types d'espace de Macrae-Gibson (les anciens «espaces principaux» et les nouveaux espaces de «l'entrée» et de la cuisine) seront regroupés et amalgamés pour devenir résultats conjoints de l'intersection des deux premières catégories et de l'intervention de l'enveloppe dans la maison traditionnelle. Dans notre perspective, par conséquent, le fait que le salon apparaisse dans un espace déjà construit de l'ancienne maison alors que la cuisine est, de fait, une pièce additionnelle extérieure au bâtiment d'origine ne semble pas aussi significatif que le sentiment qu'ils sont, en quelque sorte, tous les deux aussi nouveaux, d'une façon qui reste à apprécier. En effet, il me semble que c'est la conjonction, d'une part, du salon désormais encastré et, de l'autre, des zones de la salle à manger et de la cuisine se déployant entre l'enveloppe extérieure au drapé lâche et «le dépérissement» du cadre structurel désormais superflu qui constitue maintenant la chose importante, le véritable espace postmoderne que nos corps habitent avec malaise ou délices, essayant de se défaire des anciennes habitudes des catégories d'intérieur/extérieur et de leurs perceptions, toujours nostalgiques de l'intimité bourgeoise des murs pleins (les clôtures comme ancien moi centré bourgeois), et pourtant sensibles à la nouveauté de l'incorporation de yuccas et de ce que Barthes aurait appelé

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californianité dans notre environnement récemment reconstruit. Nous devons cependant insister, encore et encore et de toutes les façons possibles, sur les ambiguïtés troublantes de ce nouvel «hyperespace». Macrae-Gibson l'évoque ainsi : «... de nombreuses lignes perspectives contradictoires, partant vers de nombreux points de fuite, au-dessus et au-dessous d'un grand nombre d'horizons... Quand rien n'est à angle droit, rien ne semble fuir vers le même point... Les plans perspectifs déformés et l'usage en trompe-l'œil des éléments de structures créent le même sentiment chez l'observateur [comme les toiles de Ronald Davis où «le regardeur est suspendu au-dessus des grilles perspectives faussées, et basculé vers elles»] ; l'inclinaison des plans que l'on attendait horizontaux ou verticaux et la convergence des éléments de charpente provoquent le sentiment d'être suspendu et basculé soi-même dans différentes directions. »

Pour Gehry, le monde fuit vers une multitude de points, et il n'en présuppose aucun en relation avec un être humain debout. L'œil humain conserve une importance critique dans le monde de Gehry mais le sentiment de centre n'a plus sa valeur symbolique traditionnelle13. Ce que cette analyse suggère, ce n'estrientant que l'aliénation de l'ancien corps phénoménologique (avec ses coordonnées gauche/droite, devant/ derrière, en-haut/en-bas) dans l'espace cosmique du 2001 de Kubrick où la sécurité de la terre newtonienne n'est plus. Ce sentiment a certainement aussi un rapport avec ce nouvel espace sans forme - ni masse, ni volume - qui caractérise les vastes salles de Portman14 (selon moi) dans lesquelles banderoles et suspensions nous rappellent, telles de spectrales rémanences, d'anciennes catégories de clôture et de frontières cloisonnantes et structurantes, tout en les rétractant et en offrant l'illusion de quelque nouvelles et factices libération et interaction spatiales. L'espace de Gehry est, certes, beaucoup plus sculpté et précis que ces contenants énormes et grossièrement mélodramatiques. Et c'est de façon beaucoup plus prononcée qu'il nous met face aux impossibilités paradoxales (les impossibilités de la représentation n'étant pas les moindres) inhérentes à cette toute dernière mutation dans l'évolution du capitalisme tardif en direction de cette « autre chose » qui n'est plus la famille ou le voisinage, la ville ou

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l'état, ni même la nation, mais qui est aussi abstraite et non-située que l'atopie d'une chambre d'hôtel dans une chaîne internationale ou l'espace anonyme des terminaux d'aéroport, qui tous se confondent dans votre esprit. Il y a cependant d'autres façons de s'attaquer à la nature de l'hyperespace, et Gehry nous en indique une autre dans l'interview que j'ai déjà citée : c'est lorsqu'il parle du chaos des choses qui règne à l'intérieur de la maison. Après tout, les « hangars décorés » de Venturi laissent penser que les contenus sont relativement indifférents et pourraient aussi bien être éparpillés que soigneusement empilés dans un coin. C'est aussi la façon dont Gehry décrit le studio transformable qu'il a fait pour Ron Davis: ces structures «créent une coquille. Ensuite, l'utilisateur arrive à l'intérieur et met à sa façon son bric-à-brac dans la coquille. La maison que j'ai faite pour Ron Davis répondait à cette idée. J'ai construit la coquille la plus belle que je pouvais, et ensuite, je l'ai laissé amener ses affaires, et l'aménager à sa convenance13». Mais la remarque de Gehry sur le désordre de sa propre maison trahit un léger malaise qui mérite d'être examiné plus avant (d'autant plus que la suite du dialogue introduit un nouveau sujet - la photographie - sur lequel nous reviendrons sous peu) : » Diamonstein . Vous avez peut-être donné une autre indication aux habitants. Quand cette maison a été photographiée, on voyait trois superbes lys à un endroit, deux livres à un autre, il y avait de la poudre à récurer sur l'évier de la cuisine, et certaines portes du placard étaient ouvertes. Ça donnait l'impression d'un environnement habité. Il paraissait évident qu'il s'agissait d'une composition délibérée de la photo pour refléter un milieu dans lequel de vrais gens vivaient une vraie vie. Gehry: En fait, il ne s'agissait pas d'une composition. Diamonstein : C'était prendre une photo de votre façon de vivre ? Gehry: Oui. Bon, en fait ce qui s'est passé, c'est que j'ai eu beaucoup de photographes qui sont venus ici. Chacun arrive avec une idée différente de ce à quoi doit ressembler cet endroit. Alors, ils se mettent à changer les choses de place. Si j'arrive à temps, je remets tout à sa place'*. »

Ces dialogues laissent entendre un déplacement de l'espace architectural tel que le positionnement de son contenu - objets comme corps humains -

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en devient problématique. Il n'est possible d'évaluer correctement cette impression que dans un contexte historique et comparatif et, à mon avis, sur la base de la proposition suivante : si les grandes émotions négatives du moment moderne étaient l'angoisse, la terreur, l'être-pour-la-mort, et l'« horreur » de Kurtz, ce qui caractérise les nouvelles « intensités » du postmoderne, aussi qualifiées de «mauvais trip» et de submersion schizophrène, peut également se formuler en termes de désordre d'une existence dispersée, désordre existentiel, perpétuelle distraction temporelle de la vie postérieure aux années soixante. En fait, on est tenté (sans souhaiter donner trop de poids à une caractéristique très mineure du bâtiment de Gehry) d'évoquer le cadre suggestif, plus général, d'un vaste cauchemar virtuel, identifiable à des années soixante devenues toxiques, tout un « mauvais trip » historique et contre-culturel dans lequel la fragmentation psychique est élevée à une puissance qualitativement nouvelle, et la distraction structurale du sujet décentré désormais promue au rang de véritable logique existentielle et motrice du capitalisme tardif. En tout cas, ces trois caractéristiques (l'étrange impression d'absence d'intérieur et d'extérieur; la désorientation et la perte de l'orientation spatiale dans les hôtels de Portman ; le désordre d'un environnement où les choses et les gens ne trouvent plus leur « place») offrent des approches symptomatiques utiles sur la nature de l'hyperespace postmoderne, sans nous donner le moindre modèle ou la moindre explication de la chose elle-même. Mais cet hyperespace (les deuxième et troisième types d'espace de Macrae-Gibson) est lui-même le produit de la tension entre deux termes, deux pôles, deux types de structure et d'expérience spatiales dont une seule a jusqu'à présent été mentionnée (le cube et le mur de tôle ondulée, l'enveloppe extérieure). Nous devons donc progresser vers les parties les plus archaïques de la maison (les anciens escaliers, chambres, salles de bain et toilettes qui subsistent de l'ancien bâtiment) pour voir non seulement ce qui a dû être modifié, ne fût-ce que partiellement, mais aussi dans quelle mesure cette syntaxe et cette grammaire traditionnelles sont susceptibles de transformation utopique.

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Cuisine de la maison de Frank Gehry, Santa Monica, Californie, 1978

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En fait, ces pièces sont préservées comme dans un musée : indemnes, intactes et pourtant, d'une certaine manière, désormais « citées » et, sans la moindre modification, vidées de toute vie concrète comme dans la transformation d'une chose en image d'elle-même, comme un Disneyland préservé et perpétué par des Martiens pour leur propre délectation et à fins de recherche historique. En gravissant les escaliers toujours-traditionnels de la maison de Gehry, vous atteignez une porte traditionnelle qui vous mène à une traditionnelle chambre de bonne (mais ce pourrait tout aussi bien avoir été la chambre d'un adolescent). La porte est un dispositif qui fait voyager dans le temps ; quand vous la refermez, vous êtes de retour dans les vieux faubourgs du XXe siècle américain (l'ancien concept de pièce, qui comprend mon intimité, mes trésors, et mon kitsch, mes chintz, mes vieux ours en peluche et mes vieux 33 tours vinyles). Mais l'évocation du voyage dans le temps est trompeuse : d'un côté, nous avons ici une praxis et une reconstitution, bien dans l'esprit de Wash-36X7At Philip K. Dick, où un millionnaire de trois cents ans se livre à une reconstitution scrupuleusement authentique du Washington de son enfance en 1936 sur une planète satellite (ou, si vous préférez une référence plus immédiate, un Disneyland, ou une cité E P C O T ) ; tandis que, de l'autre, il ne s'agit pas vraiment d'une reconstitution du passé dans la mesure où cet espace enclavé constitue notre présent et reproduit les espaces d'habitation réels des autres maisons de cette rue, ou d'ailleurs dans le Los Angeles d'aujourd'hui. Mais il s'agit d'une réalité présente qui a été transformée en simulacre par le procédé de l'enveloppement, de la citation et qui est, par là même, devenue non pas historique mais historiciste - une allusion à un présent hors de l'histoire réelle qui pourrait tout aussi bien être un passé retranché de l'histoire réelle. La pièce citée présente donc également des affinités avec ce qu'on a appelé au cinéma la mode rétro, ou cinéma de nostalgie : le passé comme gravure de mode et image sur papier couché. Par conséquent, en tant que phénomène esthétique, cette zone conservée et préservée, dans cette vieille maison avec laquelle Gehry poursuit un «dialogue», résonne soudain de toute une gamme très différente de phénomènes non architecturaux dans

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l'art et la théorie postmodernes : la transformation en image, en simulacre, l'historicisme comme substitut de l'histoire, la citation, les enclaves au sein de la sphère culturelle, et ainsi de suite. Je suis même tenté de réintroduire ici tout le problème de la référence, si paradoxale quand on a affaire à des bâtiments qui, vraisemblablement « plus réels » que le contenu de la littérature, de la peinture ou du cinéma, sont, d'une certaine façon, leur propre référent. Mais le problème théorique visant à déterminer « comment un bâtiment pourrait avoir un référent » (par opposition à un signifié ou à une signification de quelque sorte que ce soit) perd de sa force d'impact et de sa capacité d'étrangisation quand il bascule dans la question moins puissante de savoir «à quoi le bâtiment pourrait bien faire référence». Je mentionne cette question car elle correspond à un autre mouvement dans l'interprétation «modernisante» de Macrae-Gibson, qui nous donne un brillant essai sur la façon dont la maison fait allusion à sa propre position dans Santa Monica et l'accompagne d'une cohorte de rappels et d'évocations maritimes. C'est un type de lecture auquel nous ont habitués les analyses des œuvres de Le Corbusier ou de Frank Lloyd Wright, où la mise en œuvre de ces allusions apparaît parfaitement cohérente non seulement avec l'esthétique moderniste de ces bâtiments mais aussi avec l'espace social et la situation historique qui leur sont propres. Si, toutefois, on a le sentiment que l'espace urbain des années quatre-vingt a perdu, pour toutes sortes de raisons, multiples et surdéterminées, cette matérialité, cette qualité de lieu (placeness) et ce caractère situé (situatedness) spécifiques (autrement dit, nous ne percevons plus Santa Monica ainsi, comme un lieu dont les sites se trouvent dans des relations déterminées avec la plage ou la voie rapide, etc.), alors cette exégèse va sembler mal fondée et hors sujet. Pas nécessairement fausse car ces structures peuvent constituer les vestiges d'un ancien langage moderniste subsumé et pratiquement révoqué par le nouveau, persistant encore faiblement et, à la limite, décryptable par un brillant et opiniâtre lecteur-critique se tournant vers le passé. Il y a encore bien d'autres façons de concevoir la question théorique de la référence: notamment, dans une perspective où la pièce (caractéristique de

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cette société et cet espace social américains conventionnels dans lesquels la maison de Gehry a été insérée) faitfigurede dernier et minimal vestige dé cet ancien espace tandis qu'il est retravaillé, révoqué, surchargé, volatilisé, sublimé, ou transformé par un nouveau système. Dans ce cas, la pièce traditionnelle pourrait être considérée comme une vague référence, ultime et ténue, ou comme l'ultime noyau, tronqué et résistant, d'un référent en cours de dissolution et de liquidation totale. Je crois qu'on ne peut rien démontrer de ce genre pour l'espace du Bonaventure de Portman, à moins que ce ne soit l'appareil désormais marginalisé de l'hôtel traditionnel : ces ailes et ces étages de chambres claustrophobiques et inconfortables cachées dans les tours, cet espace de séjour hôtelier traditionnel dont les décorations étaient si tristement célèbres qu'elles ont été plusieurs fois remaniées depuis l'inauguration de l'immeuble et dont il est clair que ce fut pour leur architecte la moins intéressante des questions à l'ordre du jour. Par conséquent, chez Portman, la référence (la pièce traditionnelle, la catégorie et le langage traditionnels) est brutalement dissociée du nouvel espace postmoderne du hall central euphorique, abandonnée à l'étiolement et à un lent vacillement dans le vent. La force de la structure de Gehry proviendrait alors de la manière dialectique active avec laquelle la tension entre les deux types d'espace est maintenue et exacerbée (s'il s'agit d'un «dialogue», il a peu de la complaisance d'un Gadamer ou des «conversations» de Richard Rorty). Je souhaite ajouter que cette conception de la référence, qui est tout à la fois sociale et spatiale, a un contenu réel et peut être développée dans des directions très concrètes. Par exemple, l'espace enclavé décrit plus haut est en fait une chambre de bonne qui, de ce fait, se retrouve tout d'un coup investie des divers contenus de subalternité sociale, vestiges de l'ancienne hiérarchie familiale et des divisions du travail sexuelles et ethniques. Nous avons pour l'essentiel réécrit l'énumération des trois types d'espace de Macrae-Gibson (pièces traditionnelles, nouveaux espaces à vivre, cube et mur de tôle ondulée) en un modèle dynamique dans lequel deux types d'espace très différents (la chambre et les formes architecturales abstraites qui désenclavent l'ancienne maison) intersectent pour produire des espaces

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d'un nouveau genre (la cuisine et la salle à manger, le salon), espaces qui incluent le vieux et le neuf, l'intérieur et l'extérieur, l'ossature de base de l'ancienne maison et les zones reconstituées et pourtant étrangement amorphes entre le cadre et l'enveloppe. C'est avant tout ce dernier type d'espace - résultat de l'engagement dialectique des deux autres - qui peut être qualifié de postmoderne, c'est-à-dire de spatialité radicalement nouvelle au-delà du traditionnel comme du moderne, qui semble élever une revendication historique à la différence et l'originalité radicales. La question de l'interprétation se pose quand nous essayons d'évaluer cette revendication et proposons des hypothèses quant à sa possible «signification». Posées quelque peu différemment, ces hypothèses constituent nécessairement des opérations de transcodage dans lesquelles nous modelons des équivalents à ce phénomène architectural et spatial dans d'autres codes ou langages théoriques; ou bien, pour faire encore appel à un autre genre de langage, elles constituent la projection allégorique de la structure des modèles d'analyse. C'est ainsi qu'ici, par exemple, il est dès le départ évident qu'il se raconte une allégorie par laquelle, à partir de ce qui est soit un moment traditionnel soit un moment réaliste (mais alors, peut-être, le réalisme d'Hollywood plutôt que celui de Balzac), le coup de tonnerre du «modernisme» paraît générer le postmoderne «proprement dit». (L'allégorisation personnelle de Gehry semble mettre en jeu l'adaptation ou la reconstruction du judaïsme pour lui donner une nouvelle fonction, si ce n'est, simplement, pour le faire survivre dans le monde moderne ou même postmoderne. Le grand-père de Gehry «était président de sa synagogue, un bâtiment remanié, petit et accueillant, semblable - son petit fils s'en souvint plus tard - à la maison de Santa Monica que lui-même transformerait dans les années soixante-dix. « Ma maison me rappelle ce vieux bâtiment, confessa Gehry, et j'y pense souvent quand je suis ici18 »). Même si, comme chez Kant, ces récits résident exclusivement dans le regard de l'observateur, ils appellent une explication historique et une étude de leurs conditions de possibilité, et des raisons pour lesquelles ils parviennent à nous donner l'impression qu'il s'agit d'une séquence logique, sinon d'une histoire ou d'un récit complet. Mais d'autres

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constructions allégoriques sont également possibles et une analyse de ces dernières va nous amener à un long détour par le système interprétatif de Macrae-Gibson qui est, comme je l'ai signalé, un système d'essence moderniste. J'ai évoqué plusieurs interprétations proposées par Macrae-Gibson dans son article sans faire état des formulations de base sur lesquelles il inscrit sa conception de la fonction de ce nouveau type de bâtiment. Ce sont les suivantes : « Illusion et contradiction perspectives sont utilisées dans la maison de Gehry, et dans beaucoup de ses autres projets, pour empêcher la formation d'une image intellectuelle qui viendrait détruire l'immédiateté continuelle du choc perceptuel... Ces illusions et ces contradictions nous forcent à questionner en permanence la nature de ce que l'on voit, à modifier, en définitive, la définition de la réalité, depuis le souvenir d'une chose jusqu'à la perception de cette chose19. » Ces formulations, avec leur accent familier sur la vocation de l'art à re-stimuler la perception, à reconquérir une fraîcheur d'expérience sur la torpeur habituée et réifiée de la vie quotidienne dans ce monde déchu, nous amènent au cœur même du modernisme fondamental de l'esthétique de Macrae-Gibson. Les formalistes russes ont codifié ces conceptions avec bien plus de force, et durablement, mais on en trouve de semblables dans toutes les théories modernistes, de Pound au surréalisme et à la phénoménologie, et dans tous les arts, de l'architecture à la musique et la littérature (et même dans le cinéma). J'esdme, pour nombre de raisons, que cette remarquable esthétique est aujourd'hui dépourvue de toute signification et qu'il faut l'admirer comme l'une des réalisations historiques les plus intenses du passé culturel (aux côtés de la Renaissance, des Grecs ou de la dynastie Tan g). Dans l'univers totalement bâti et construit du capitalisme tardif, d'où la nature a été, au moins de fait, abolie, et dans lequel la praxis humaine (sous la forme dégradée de l'information, de la manipulation et de la réification) a pénétré l'ancienne sphère autonome de la culture et même de l'Inconscient, l'Utopie d'un renouveau de la perception n'a nulle part où aller. Pour dire les choses crûment et succinctement, on ne voit pas clairement pourquoi, dans un environnement de purs simulacres et

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images publicitaires, nous pourrions encore vouloir aiguiser et renouveler notre perception de ces choses. Peut-on alors concevoir une autre fonction pour la culture à notre époque ? Cette question nous offre en tout cas un critère pour évaluer les prétentions du postmodernisme contemporain à une originalité véritable, formelle et spatiale: du moins cette évaluation est-elle possible négativement, en mettant crûment en évidence les vestiges d'un modernisme irrecevable encore à l'oeuvre dans les divers manifestes postmodernes : le concept d'ironie chez Venturi, par exemple, tout autant que celui de défamiliarisation entrevu dans le livre de Macrae-Gibson. Ces anciens thèmes modernistes sont convoqués in extremis quand les nouvelles théories réclament un fondement conceptuel ultime qu'elles ne parviennent pas à produire à partir de leurs propres économies internes (et cela notamment parce que la logique même de la théorie postmoderne est incompatible avec, et hostile à, l'idée de fondement, parfois aussi stigmatisée comme essentialisme ou fondationalisme). J'ajouterai qu'il me faut également rejeter l'analyse de Macrae-Gibson sur une base plus empirique dans la mesure où, d'après mon expérience, la maison de Gehry ne correspond pas particulièrement à cette description de défamiliarisation et de renouvellement de la perception. Cette description m'intéresse néanmoins sous un angle un peu différent: c'est le fait qu'elle reste possible dans un cadre postmoderniste. Cette analyse est toujours possible alors même qu'elle ne le devrait plus et cela mérite quelques explications. Examinons à nouveau en détail les exemples précis qui laissent penser que ce bâtiment a pour fonction esthétique première de subvenir (ou de bloquer) «la formation d'une image intellectuelle qui viendrait détruire l'immédiateté continuelle du choc perceptuel». Quelques phrases plus loin, cette image intellectuelle (que l'on doit refuser, subvenir ou bloquer) est assimilée au souvenir d'une chose (par distinction avec la valeur positive de la «perception de cette chose»). Nous pouvons détecter ici une légère modification de l'ancien paradigme moderniste qui va dans le sens d'un renforcement et d'une plus grande précision du terme négatif (celui qui doit être fragmenté, ébranlé, désamorcé). Dans les anciens modernismes,

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ce terme négatif était encore relativement général et évoquait la nature de la vie sociale de manière plutôt globale ; c'est le cas, par exemple, avec la conception formaliste de l'habituation comme condition de la vie moderne, ainsi qu'avec la conception marxiste de la réification quand on l'utilisait à l'ancienne d'une manière systémique, et même avec les concepts du stéréotypé, comme la bêtise et les lieux communs chez Flaubert, quand ils servent à qualifier la « conscience» de plus en plus standardisée de la personne moderne ou bourgeoise, à mon sens, ces dernières années, et bien que le cadre, l'échafaudage binaire général de l'esthétique moderniste reste intact dans beaucoup de théories en apparence plus avancées, le contenu de ce terme négatif se voit modifié d'une manière qui devient alors historiquement intéressante et symptomatique: en particulier la façon dont, à partir d'une caractérisation générale de la vie sociale ou de la conscience, le terme négatif finit par être reconstruit comme système spécifique de signes. Ainsi, ce n'est plus une vie sociale déchue de manière générale qui est opposée à la fraîcheur brutale du renouveau esthétique de la perception, mais il s'agit, pour ainsi dire, de deux types de perception, deux sortes de système de signes qui se trouvent maintenant en opposition. La nouvelle théorie du cinéma peut venir à l'appui de ce développement de manière spectaculaire, et en particulier ce qu'on appelle le débat sur la représentation où, malgré la tournure essentiellement moderniste des arguments, des priorités et des solutions esthétiques de ce débat, le mot de « représentation » désigne désormais une chose bien plus organisée et plus sémiotique que les conceptions anciennes de l'habitude, ou même que les stéréotypes de Flaubert (qui restent, malgré leur précision romanesque, des caractéristiques générales de la conscience bourgeoise). Le terme «représentation» est à la fois une vague conception bourgeoise de la réalité et un système de signes spécifique (ainsi, en la circonstance, le cinéma hollywoodien), et doit maintenant être défàmiliarisé, non par l'intervention d'un art «grand» ou authentique, mais par un autre art, par une pratique radicalement différente des signes. Si cela est vrai, il devient alors intéressant de garder pour plus tard les formulations modernistes de Macrae-Gibson afin de les interroger

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avec un peu plus d'insistance. Que pourrait être, pour lui, cette « image intellectuelle » qui bloque les plus authentiques processus de perception de l'art ? Je pense que ce qui se joue ici est plus important que la simple opposition traditionnelle entre l'abstrait et le concret - la différence entre intellectualiser et voir, entre la raison ou la réflexion et la perception concrète. Il semblerait pourtant paradoxal de thématiser un tel concept de l'image intellectuelle en termes de mémoire (l'opposition entre le souvenir d'une chose et la perception de la chose) dans une situation où la mémoire tant personnelle que collective est devenue une fonction en crise à laquelle il devient de plus en plus problématique de faire appel. Proust, on s'en «souviendra», fit exactement l'inverse et tenta de montrer que ce n'est que par le biais du souvenir que l'on peut reconstruire une perception véritable et plus authentique de la chose. Cependant, la référence au cinéma de nostalgie laisse penser que la formulation contemporaine de Macrae-Gibson n'est pas dépourvue de bien-fondé si nous supposons, contre Proust, que c'est la mémoire qui est devenue le dépositaire dégradé des images et des simulacres, si bien que ce dont on se souvient de l'image de la chose introduit désormais, en fait, le réifié et le stéréotypé entre le sujet et la réalité, ou le passé. Mais je crois que nous pouvons maintenant identifier un peu plus précisément et un peu plus concrètement « l'image intellectuelle » de Macrae-Gibson : à mon avis, il s'agit simplement de la photographie et de la représentation photographique, de la perception par la machine - une formulation qui se veut un peu plus forte que l'idée, plus acceptable, d'une perception médiée par la machine. Car la perception corporelle est d'ores et déjà une perception par la machine physique et organique, mais nous avons continué à y penser, sur une longue tradition, comme à une affaire de conscience - l'esprit se confrontant à la réalité visible, ou le corps spirituel de la phénoménologie explorant l'être. Mais si l'on suppose, comme Derrida le dit quelque part, qu'il n'existe pas de perception entendue en ce sens, et si l'on suppose que c'est déjà une illusion que de s'imaginer devant un bâtiment en train de procéder à l'appréhension de ses unités perspectivales sous la forme de quelque radieuse chose-image, alors la photographie et les diverses

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machines d'enregistrement et de projection révèlent et dévoilent subitement la matérialité fondamentale de cet acte de vision autrefois spirituel. Il nous faut donc déplacer la question architecturale de l'unité du bâtiment un peu de la même manière que, dans la théorie récente du cinéma, les réflexions sur le dispositif filmique, insérées dans une réécriture de l'histoire de la perspective picturale et renforcées par les notions lacaniennes de construction du sujet, de position-sujet et de ses rapports au spéculaire, ont déplacé et supplanté dans le débat sur l'objet cinématographique les anciennes questions psychologiques de l'identification et autres du même type. Ces déplacements sont déjà partout à l'œuvre dans la critique architecturale contemporaine où l'on a depuis longtemps établi une tension claire entre le bâtiment concret, déjà construit, et cette représentation du bâtiment à construire qu'est le projet de l'architecte avec ses différentes esquisses de «l'œuvre» future, et cela au point que l'œuvre d'un certain nombre d'architectes très intéressants, contemporains ou postcontemporains, consiste exclusivement en dessins de constructions imaginaires qui ne projetteront jamais une ombre réelle dans la lumière du jour. Le projet, le dessin constitue alors le substitut réifié du bâtiment réel, mais un « bon » substitut, qui rend ainsi possible une liberté utopique infinie. La photographie du bâtiment déjà existant est un autre substitut mais, disons, une «mauvaise» réification - la substitution illégitime d'un ordre des choses à un autre, la transformation du bâtiment en image de lui-même, et encore une image fallacieuse. Il en va ainsi dans nos histoires et nos revues d'architecture: nous consommons tellement d'images photographiques de bâtiments classiques ou modernes que nous finissons à la longue par croire que, d'une manière ou d'une autre, elles sont les choses elles-mêmes. Au moins, depuis Proust et ses images de Venise, nous tentons tous de rester sensibles à la tromperie visuelle constitutive de la photographie dont le cadre et l'angle de vue ne peuvent nous présenter qu'une chose en comparaison de laquelle le bâtiment lui-même sera toujours distinct, légèrement différent. C'est d'autant plus vrai avec la photographie couleur qui fait entrer en jeu un nouvel ensemble de forces libidinales si bien que, étant lui-même devenu un pur prétexte aux

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intensités colorimétriques et à l'éclat du papier glacé, ce n'est même plus le bâtiment qui est désormais consommé. « L'image, disait Debord dans une célèbre envolée théorique, est la forme ultime de la réification de la marchandise » ; mais il aurait pu ajouter, « l'image matérielle», la reproduction photographique. À ce moment-là, alors, et sous ces réserves, nous pouvons peut-être accepter la formulation de Macrae-Gibson qui veut que la structure particulière de la maison de Gehry vise à « empêcher la formation d'une image intellectuelle qui viendrait détruire l'immédiateté continuelle du choc perceptuel». Gehry y parvient en entravant, en bloquant le choix des angles photographiques, en se soustrayant à l'impérialisme de la photographie dans l'image et en s'assurant une situation dans laquelle aucune photographie ne sera jamais tout à fait exacte, car c'est la photographie seule qui donne, en ce sens, la possibilité d'une «image intellectuelle». Pourtant, si nous retirons maintenant complètement de son contexte cette curieuse expression d'«image intellectuelle», d'autres significations possibles se présentent d'elles-mêmes : il existe par exemple des cartes qui sont à la fois picturales et cognitives, mais de manière très différente des abstractions visuelles de la photographie. Ce nouveau cap me mènera à quelques réflexions finales sur l'interprétation et sur les options interprétatives, alternatives à l'interprétation moderniste dont nous avons déjà débattu et que nous avons rejetée. Dans son livre récent sur le cinéma, Gilles Deleuze soutient que le cinéma est une manière de penser, c'est-à-dire que c'est également une façon de faire de la philosophie, mais en des termes purement cinématographiques : sa manière concrète de philosopher n'a rien à voir avec la façon dont un film ou un autre pourrait illustrer un concept philosophique, et cela, très précisément, parce que les concepts philosophiques du cinéma sont des concepts cinématographiques, et non des concepts idéels ou linguistiques. Dans le même esprit, je voudrais soutenir que l'espace architectural est aussi une façon de penser et de philosopher, d'essayer de résoudre des problèmes philosophiques ou cognitifs. Tout le monde reconnaît que l'architecture est un moyen de résoudre les problèmes architecturaux, exactement comme le roman est un moyen de résoudre les problèmes narratifs, et la peinture,

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de résoudre les problèmes visuels. Je souhaite présupposer que le plan de l'histoire de chaque art est un ensemble de problèmes et de solutions et; au-delà de ça, poser un type très différent de perplexité et d'objet de réflexion (ou pensée sauvage). Mais encore faut-il que ce transcodage allégorique commence avec l'espace: car si la maison de Gehry constitue une méditation sur un problème, ce problème doit être un problème spatial dès l'origine, ou du moins être susceptible de formulation et d'incarnation en termes proprement spatiaux. En fait, nous avons d'ores et déjà dégagé les éléments d'une analyse d'un tel problème: elle va impliquer, d'une pan, l'incommensurabilité entre la pièce et la maison traditionnelles et, de l'autre, cet autre espace marqué ici par le mur de tôle ondulée et le cube culbuté. À quel genre de problème correspondent cette tension et cette incommensurabilité ? Comment pouvons-nous inventer une médiation qui permette de réécrire, dans des langages et des codes non architecturaux, ce langage spatial dans lequel nous décrivons cette contradiction purement architecturale ? Macrae-Gibson, comme nous le savons, souhaite inscrire le cube culbuté dans la tradition du modernisme utopique et mystique, tout particulièrement Malevitch, lecture qui nous obligerait à réécrire la contradiction fondamentale, là, dans la maison comme une contradiction entre la vie américaine traditionnelle et l'utopisme moderniste. Regardons plus en détail : « Ce qui ressemble à un cube pourrait difficilement être plus trompeur. La surface qui s'écrase contre le plan du mur extérieur est rectangulaire plus que carrée, et la face arrière du cube a été repoussée latéralement et coupée en haut de telle sorte qu'aucun élément de la structure ne forme d'angle droit avec un autre, sauf sur le plan frontal. Il s'ensuit que, alors que les panneaux vitrés du plan frontal peuvent bien être rectangulaires, ceux sur les autres faces sont tous des parallélogrammes»

Nous pouvons retenir de cette description l'impression d'un espace qui existe en même temps en deux dimensions distinctes, dans l'une il mène une existence rectangulaire tandis que, dans cet autre monde simultané et

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séparé, il est un parallélogramme. Il ne peut être question de lier ces deux mondes ou espaces, ou de les fondre dans une synthèse organique; au mieux, cette forme bizarre met en relief la tâche impossible de cette représentation, tout en indiquant en même temps son impossibilité (et par là, peut-être, à quelque curieux degré secondaire, tout en le représentant quand même). C'est ainsi que le problème - quelque qu'il s'avère être - sera double: il posera son propre contenu comme problème ou dilemme, et soulèvera en même temps le problème secondaire (et pourtant, vraisemblablement concordant avec le premier et « le même que » lui) de se représenter lui-même d'abord comme un problème. Laissez-moi dire maintenant de façon dogmatique, allégorique et a priori, ce que je pense être ce problème spatial. Nous avons rejeté l'analyse de Macrae-Gibson sur la manière symbolique dont la maison s'ancrait dans son espace: Santa Monica, les relations avec la mer et la ville au-delà, les étendues de collines, et les autres prolongements urbains le long de la côte21. Notre rejet théorique s'est fondé sur la conviction que, en un sens phénoménologique ou territorial plus simple, le lieu n'existe plus dans les États-Unis d'aujourd'hui ou, plus exactement, qu'il existe à un niveau beaucoup plus faible, surchargé de toutes sortes d'autres espaces plus puissants mais aussi plus abstraits. Par ces derniers, j'entends non seulement Los Angeles, en tant que nouvelle configuration hyperurbaine, mais aussi, au-delà, les réseaux toujours plus abstraits (et communicationnels) de la réalité américaine dont la forme extrême est le puissant réseau du capitalisme multinational. En tant qu'individus, nous sommes en permanence dans et hors de ces dimensions qui s'enchevauchent, ce qui rend excessivement problématique une manière ancienne de nous positionner existentiellement dans l'être - le corps humain dans le paysage naturel, l'individu dans le village ou la communauté organique de jadis, ou même le citoyen dans l'Etat-Nation. J'ai trouvé utile, pour décrire un stade antérieur à cette dissolution historique du lieu, de faire référence à une série de romans autrefois populaires mais qui ne sont plus très lus dans lesquels (essentiellement pour la période du New Deal) John O'Hara recense les élargissements progressifs du pouvoir, autour mais aussi à distance de la

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petite ville, au fur et à mesure de sa migration vers les niveaux dialectiques supérieurs de l'état et,finalement,du gouvernement fédéral. Si l'on pouvait imaginer la projection et l'intensification de cette migration sur un nouveau plan mondial, il serait possible d'atteindre un sens nouveau et plus aigu des problèmes liés à la «cartographie» contemporaine et au positionnement de l'ancien individu dans ce système. Le problème est toujours celui de la représentation, et aussi de la représentabilité : nous savons que nous sommes coincés dans ces réseaux mondiaux complexes pour la bonne raison que, concrètement, nous ressentons les prolongements de l'espace institutionnel partout dans notre vie quotidienne. Pourtant, nous n'avons aucun moyen d'y réfléchir ni de les modeler, même abstraitement, dans notre imagination. C'est à ce « problème» cognitif qui faut réfléchir, à ce casse-tête, à ce paradoxe insoluble qu'illustre le cube culbuté. Et si l'on fait remarquer que le cube n'est pas ici la seule intervention spatiale originale et que nous n'avons pas encore accordé de place à l'interprétation du mur, cette palissade de tôle ondulée, je ferai alors observer que ces deux traits caractérisent en fait le problème de la réflexion sur l'Amérique contemporaine. La tôle ondulée avec l'avancée grillagée qui se trouve au-dessus, c'est, pourra-t-on penser, la «zone», le côté Tiers Monde de la vie américaine d'aujourd'hui - la production de la pauvreté et de la misère, des gens non seulement sans travail mais sans toit, les clochards, la pollution et les déchets industriels, la saleté, les ordures, et les machines obsolètes. Il s'agit certainement d'une vérité très réaliste et d'un fait incontournable des années les plus récentes du super-état. Le problème cognitif et représentationnel se pose donc lorsque nous essayons de combiner cette réalité palpable avec cette autre représentation des États-Unis, tout aussi indiscutable, qui se loge dans une case différente et à part de notre mentalité collective: à savoir, les États-Unis postmodernes de l'extraordinaire réussite technologique et scientifique ; le pays le plus « avancé » du monde, dans tous les sens et toutes les connotations science-fictionnelles de cette image, joint à un système financier inimaginable et à une association de richesse abstraite et de pouvoir réel à laquelle, de plus, nous croyons tous, sans qu'on soit beaucoup à avoir jamais vraiment su ce que ça pourrait être ni à quoi ça

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pourrait ressembler. Telles sont donc les deux caractéristiques antithétiques et incommensurables de l'espace américain abstrait, du super-état, du capitalisme multinational actuel que marquent pour nous le cube et le mur (sans offrir pour eux d'options représentationnelles). Le problème que la maison de Gehry tente de penser, ce sont les relations entre cette connaissance abstraite, cette conviction ou cette croyance relative au super-état, d'une part, et, de l'autre, la vie quotidienne, existentielle, des gens dans leurs maisons et leurs appartements traditionnels. Il y a forcément un rapport entre ces deux domaines et ces deux dimensions de la réalité, ou alors c'est que nous vivons tous en pleine science-fiction sans nous en rendre compte. Mais la nature de ce rapport se dérobe à l'esprit. Le bâtiment tente de proposer en termes spatiaux une réflexion sur ce problème spatial. Quelle serait la marque ou le signe, l'indice, d'une résolution réussie de ce problème cognitif mais aussi spatial ? Il est possible de penser qu'elle sera décelable dans la qualité du nouvel espace intermédiaire - le nouvel espace à vivre produit par l'interaction des deux autres pôles. Si cet espace est significatif, si vous pouvez vivre dedans, si c'est, d'une certaine façon, confortable, mais d'une nouvelle manière, une manière qui inaugure des modes de vie historiquement nouveaux et originaux (et qui donne naissance, en quelque sorte, à un nouveau langage spatial utopique, à un nouveau type de phrase, un nouveau type de syntaxe, des mots radicalement nouveaux au-delà de notre propre grammaire), alors, pourra-t-on penser, le dilemme, l'aporie aura été résolue, au moins sur le plan de l'espace lui-même. Je n'en déciderai pas, ni n'oserai en juger le résultat. Ce qui me paraît certain, c'est, plus modestement, que la maison de Frank Gehry doit être considérée comme une tentative d'imaginer une pensée matérielle.

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Lecture et division du travail

On peut relire Claude Simon - après tout, un roman publié en 19711 reste « dans la mémoire vivante » - ne serait-ce que pour s'apercevoir que des problèmes nouveaux et embarrassants (d'évaluation) s'ajoutent aux anciens (d'interprétation) sans que ces derniers disparaissent. Ces nouveaux problèmes découlent de l'effondrement ou du moins de la crise du canon et englobent ces questions : quel est le rapport entre mode et grande littérature ? Si le nouveau roman est dépassé, peut-il avoir été un objet d'engouement et pourtant conserver aujourd'hui une valeur littéraire ou esthétique ? Se peut-il que certains livres soient devenus illisibles depuis le féminisme ? (La neutralité des descriptions sexuelles de Simon - principalement des plans d'entrejambe sans rien du sadoesthétisme de Robbe-Grillet dont, de toute façon, il se moque - n'en sont-elles pas effectivement la preuve et ne s'avèrent-elles pas être un voyeurisme parcellaire essentiellement masculin ?) Le rapport des lecteurs, y compris masculins, à ces textes serait-il modifié s'ils découvraient que les plaisirs esthétiques de Claude Simon ne sont pas universels mais spécifiquement limités à un seul groupe d'intérêt particulier (même aussi grand que celui des hommes lecteurs de littérature en général) ? Ressentons-nous maintenant le caractère ffançais, la francité de cette œuvre plus fortement et d'une manière plus pesante que lors les décennies précédentes (alors que des écrivains comme Simon correspondent simplement à une avant-garde non nationale de production de la Littérature) ? Lafissionque nous associons aux « nouveaux mouvements sociaux», aux micropolitiques et aux microgroupes, s'est-elle maintenant attachée aux traditions nationales si bien que la «littérature française» ne constituerait pas moins une marque d'appartenance à un cercle privé restreint que la poésie contemporaine, la littérature homosexuelle ou la science-fiction ? En attendant, la concurrence entre les médias et les dites Cultural Studies n'est-t-elle pas le signe d'une transformation du rôle et de la place aujourd'hui de la culture de masse, plus importante qu'un

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simple élargissement et laissant peut-être de moins en moins d'espace, quel qu'il soit, aux « classiques » littéraires de ce type ? Les singularités expérimentales du nouveau roman étaient-elles déjà un signe avant-coureur du postmodernisme (ou une répétition tardive et déjà dépassée d'un modernisme mourant) ? L'extinction du nouveau roman a-t-elle quoi que ce soit à nous apprendre sur la survivance (ou le déclin) des années soixante (avec ses théories à la mode - et principalementfrançaises!)? Une grande littérature expérimentale de ce genre a-t-elle une quelconque valeur sociologique et nous donne-t-elle la moindre information sur son contexte social et sur l'évolution du capitalisme tardif ou de sa culture ? Sa lecture a-t-elle quelque chose à nous dire sur la transformation du rôle et du statut des intellectuels ? La gratuité apparente qu'il y a à parler de Claude Simon, ou même à le lire, conforte-t-elle la condamnation globale par Bourdieu de l'esthétique comme pur signe de classe et comme consommation ostentatoire? Finalement, s'agit-il de questions «angoissées» ou de simples sujets de curiosité purement académiques ? Certains se souviendront de ce que pouvait être la lecture d'un nouveau roman. Les Corps conducteurs s'ouvrent sur une vitrine dans une rue d'un centre-ville ; un individu qui semble malade et nauséeux se repose sur une bouche d'incendie; des conquistadors sefraientun chemin dans la jungle; un avion vole dans le ciel, entre Amérique du Nord et Amérique du Sud ; un homme au téléphone (le même ?) essaie en vain de persuader une femme de poursuivre leur histoire (plus tard, nous les voyons au lit, sans doute, la nuit précédente) ; un homme (le même ?) se rend dans le cabinet d'un médecin (mais à Manhattan ou dans une ville d'Amérique du Sud ?) ; un homme (le même?) assiste à un congrès d'écrivains sud-américains où l'on débat du rôle social de l'an, et différentes œuvres d'an (YOrion de Poussin, une estampe de Picasso) sont décrites ou évoquées dans les intervalles, mais il nous est impossible de déterminer si le «protagoniste» vient de les voir quelque pan. Nous apprenons à faire un inventaire de cesfilsd'intrigue et à les coordonner (ce qui se réalise en deux opérations contradictoires - en apprenant à les distinguer séparément et en conjecturant leurs interrelations plus larges (le

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protagoniste masculin sans nom est probablement un personnage unique : donc il doit faire un voyage d'Amérique du Nord en Amérique du Sud, etc.). Nous reviendrons ultérieurement sur ces opérations. Il suffit pour le moment de souligner la singularité historique d'une lecture dans laquelle nous peinons à identifier ce qui se passe sous nos yeux (est-il assis dans la rue?) tout en anticipant nerveusement le prochain passage inopiné vers une autre intrigue indépendante, ce qui peut survenir au beau milieu d'une phrase, même si cela se produit le plus souvent dans l'intervalle entre deux phrases, ouvrant aux extrémités de chaque énoncé un silence plus profond que celui que l'on trouve chez Flaubert. Selon la plupart des critiques, Claude Simon a écrit Les Corps conducteurs pendant une période de transition importante dans son œuvre qui marque la rupture entre ce que Celia Britton appelle les romans personnels et les romans impersonnels du milieu et de la fin de sa carrière, respectivement2, entre les œuvres représentationnelles et les œuvres «textuelles» ou «linguistiques», entre un style orienté sur la mémoire et l'évocation expressive, et une pratique neutre et combinatoire qui constitue une caractéristique essentielle de ce que nous appelons le nouveau roman. On situe souvent la ligne de fracture dans le roman précédent, La Bataille de Pharsale, qui commence «personnellement» et se termine «impersonnellement». Ici, dans Les Corps conducteurs, les qualités «personnelles» du style sont presque complètement effacées, mais persiste encore quelque chose comme un personnage et des vestiges d'une histoire unifiée, alors que dans les deux romans suivants, Triptyque et Leçon de choses, même ces vestiges là auront disparu. Curieusement, le roman le plus ambitieux de Simon ces dernières années, le récent Géorgiques, revient largement au mode dit personnel. Cette alternance singulière au sein de l'œuvre de Claude Simon va nous servir de point de départ, dans la mesure où il semble qu'il ne s'agit pas d'une question de développement ou d'évolution mais plutôt de l'option disponible entre deux matrices narratives distinctes. Ce qui laisse supposer que Simon conserve une distance fondamentale à l'égard de ces deux esthétiques, ayant avec chacune d'elles une affinité égale mais indépendante

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et dissociée. Je vais donc avancer que son rapport aux deux, c'est le pastiche, une prodigieuse imitation si exacte qu'elle comprend la reproduction presque indétectable de l'authenticité stylistique, c'est-à-dire un engagement intégral du sujet auctorial envers les conditions phénoménologiques préalables des pratiques stylistiques en cause. Et c'est cela qui est postmoderne, au sens le plus large, chez Claude Simon : le vide évident de ce sujet au-delà de toute phénoménologie, sa capacité à embrasser un autre style comme si c'était un autre monde. Les modernes devaient d'abord inventer par eux-mêmes leurs mondes personnels, et la première des options stylistiques de Simon au moins, le style dit personnel, a clairement une provenance moderniste puisqu'il reproduit très systématiquement les procédures d'écriture faulknériennes. Le style de Faulkner prenait l'état de mémoire comme condition formelle préalable : l'acte ou le geste violent qui eut lieu dans le passé ; une vision qui fascine et obsède les écrivains qui n'ont d'autre choix que de commémorer dans le présent et doivent pourtant le présenter comme un tableau complet - «immobile» autant que «furieux», «à bout de souffle» dans le calme de son agitation, et imposant « stupeur » et « stupéfaction » chez le spectateur. Le langage revient ensuite, encore et encore, à ce geste hors du temps, accumule désespérément adjectifs et qualificatifs dans une tentative pour conjurer, de l'extérieur, ce qui est en soi pratiquement une gestalt homogène à part entière que le mouvement des phrases ne parvient plus à construire. C'est ainsi que Faulkner donne à voir, profondément ancré, le présage de la faillite inéluctable du langage qui ne coïncidera jamais, c'est couru d'avance, avec ses objets. C'est certainement par cette faillite que peut pénétrer le pastiche de Faulkner par Claude Simon (ou de qui que ce soit d'autre), dans la mesure où le pastiche ébauche une structure dans laquelle la «spontanéité» du langage littéraire a d'ores et déjà été dissociée entre, d'un côté, l'établissement d'un contenu visuel et non verbal, et, de l'autre, une évocation rhétorique presque sans fin. Rien ne semble plus loin de l'éthique linguistique du dit nouveau roman, avec son exclusion de la rhétorique, du sujet et de la chaleur du corps, jusqu'à ce que l'on pense à l'extraordinaire fonction du

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«maintenant» fàulknérien qui (en général accompagné du temps passé) fait passer, via la situation des auditeurs, du présent traumatique du souvenir obsédant du passé au présent des phrases faulknériennes inscrites dans le temps de notre propre lecture. Ici, soudain, dans un espace différent du temps reculé et de la mémoire profonde faulknériens (et de la rhétorique qui y est associée), un mécanisme textuel et linguistique prend forme qui est structurellement comparable à ce qui sera adapté et développé à un degré supérieur par le nouveau roman. Mais chez Simon, le mode du modernisme fàulknérien n'alterne pas avec la pratique d'un autre style (le style personnel étant, en ce sens, avant tout un phénomène moderniste) mais, au contraire, avec une chose plutôt différente qu'il convient peut-être de qualifier de codification des lois d'un genre « artificiel » nouveau. Ce genre reste, dans un sens, un phénomène « nommé», à ceci près que, si Robbe-Grillet en est l'inventeur, Jean Ricardou peut être regardé sur un plan théorique comme son Eisenstein ; mais il s'agit d'un système de règles d'exclusion relativement impersonnelles qui offre l'apparence particulière (comme dans l'ingénierie génétique) d'un genre complètement «fabriqué par l'homme», lui-même pleinement conçu dans l'imitation des genres naturels qui ont évolué organiquement au cours du temps historique3. Néanmoins, il y a ici aussi une caricature lointaine de la structure faulknérienne dans la façon dont, de même que chez Robbe-Grillet, le contenu est déterminé à l'avance, les phrases le dépistant et l'imitant simplement après coup. Mais chez Robbe-Grillet, ce contenu préformé est le matériau brut des stéréotypes culturels - situations, personnages, allusions de toutes sortes à la culture de masse - que les habitudes de consommation nous permettent d'identifier d'un seul coup d'oeil (comme un thème musical dont nous n'avons entendu que quelques notes). La matière première de Faulkner accédait à une dignité philosophique non seulement par son statut mémoriel dans une ère obsédée par la temporalité mais aussi par des idéologies implicites de la perception, qui influencèrent si souvent les diverses esthétiques modernistes, à commencer (fort stratégiquement pour le développement personnel de Faulkner) par l'impressionnisme de Conrad

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(«par-dessus tout, donner à voir!»). Cependant, la période postmoderne se détourne de la temporalité au profit de l'espace et, dans l'ensemble, a développé un scepticisme envers une expérience phénoménologique profonde, en général, et envers le concept même de perception, en particulier (voir Derrida). À cet égard, aujourd'hui, on peut lire les manifestes de Robbe-Grillet moins comme une affirmation du visuel sur les autres sens que comme une répudiation radicale de la perception phénoménologique en tant que telle. En attendant, s'il est vrai, comme le soutient Celia Britton dans son excellent livre sur Claude Simon4, que cet ancien «disciple» de Robbe-Grillet est en fait écartelé entre les élans incompatibles de la vision et de la textualité, alors une telle tension inconciliable pourrait expliquer son alternance entre l'évocation faulknérienne de la perception et la pratique néo-romanesque de la textualisation (à moins que ce ne soit en sens inverse, comme les Formalistes se plaisaient à le soutenir, et que les choix historico-littéraires prédéterminent les traits caractérologiques des inclinations auctoriales). En attendant, l'impression très répandue que le nouveau roman avait à voir avec les choses"' (et par conséquent avec les descriptions) peut mener, au-delà de Simon ou Robbe-Grillet, à un sens historique nouveau de leur situation linguistique en général, à condition qu'elle ne soit ni reformulée en termes de nouvelle esthétique ni diagnostiquée en termes personnels, psychanalytiques ou «stylistiques». Ce que sa «description» des choses montre principalement est plutôt l'effondrement de la description et l'échec du langage à réussir certaines des choses les plus évidentes qu'il était censé faire. L'apparence d'une implacable focalisation sur le spécifique et le particulier, par exemple, (déjà présente chez les modernes les plus insensés comme Raymond Roussel, chez qui l'application à décrire des objets dans leurs plus infimes détails se poursuit implacablement sur des longueurs intolérables pour la plupart, chose intéressante, des lecteurs) s'inverse tout à coup ici en son opposé, dans un mode dialectique pratiquement exemplaire. Le «paquet», à lui tout seul, ne suffit pas (pas plus que la «boîte à chaussures», surtout depuis que cette dernière s'est transformée à l'improviste en «boîte à biscuits en fer-blanc», nous rappelant ainsi la persistance du

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réfèrent - Venus ou l'étoile du matin ! - dans le célèbre essai de Frege sur le Sinn und Bedeutung) ; sa position (« sous le bras gauche » du soldat, « dans un tiroir dans le bureau du docteur») n'est pas non plus d'un grand secours pour convaincre le lecteur que nous avons affaire, dans les deux cas, au même objet: «enveloppée de papier brun,» c'est sûr, mais, d'un autre côté « la neige, en séchant, y a laissé des cernes plus foncés, traces aux contours arrondis, frangés de minuscules festons ; la ficelle détendue, a glissé vers un des angles6. » En fait, la complexité-même de l'attribut (« des cernes plus foncés, traces aux contours arrondis, (rangés de minuscules festons»), clairement conçue pour apporter le maximum de spécificité à cet objet, comme si l'unicité était une fonction de la multiplicité, ne fait qu'anticiper la dialectique à venir: car ces pluriels abstraits - Robbe-Grillet au sommet de son formalisme - finissent par évoquer absolument n'importe quelle surface ayant quelque grain ; le plus concret devient, sous nos propres yeux, le plus général; la pluralité vient se situer du côté de l'universel plutôt que du particulier. Mais, en fin de compte, toutes les possibilitésfinissentdans la même impasse (« on ne peut sortir du langage au moyen du langage ! ») : un seul attribut pour la boîte (« marron », « carton ») n'aurait pas eu beaucoup plus d'effet sur nous qu'une propriété plus manifestement accidentelle (une «déchirure» ou un «accroc», par exemple), dans la mesure où tous ces mots restent également généraux dans leur essence même. Seul l'article défini {la boîte, comme s'il ne pouvait jamais y en avoir d'autre) et le temps présent tentent de ré-ancrer ces substantifs et adjectifs peu satisfaisants à leur bon emplacement dans le « texte », c'est-à-dire ici dans le roman imprimé, qui doit être lu conformément à des spécifications génériques. Pourtant, on sent que d'autres types de glissements sont possibles : « De petites bulles qui s'agglutinent en une mousse beige le long de la paroi concave7 » : laissant de côté la question des dimensions de l'observateur ou de l'observé (mais la tasse de café pourrait être aussi énorme que celle, galactique, de Godard dans Deux ou trois choses que je sais d'elle!), seule la couleur nous dissuade d'assimiler cette description à celle, ultérieure, de la bouteille de vin : « De petites bulles roses sont agglutinées à la surface du liquide, groupées contre les parois. » (BP

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209). Cela ne veut pas dire que la couleur soit le moins du monde plus fiable que n'importe quelle autre propriété: «Il est maintenant d'un gris terne.» (5/*253). Mais le «il» de la phrase précédente était une chaussée, jusqu'ici humide et luisante d'éclats de couleur à peine perceptibles ; dans la suivante, c'est la peau du soldat nu et saoul, gris de sa chute sur le sol sale, mais où « Des gouttelettes de sang commencent à perler des éraflures sous la couche de poussière grise qui s'étend sur tout le côté gauche du corps. » On pourrait multiplier les exemples, mais ils sont inutiles, à moins que nous ne soyons capables de nous jouer de notre tendance apparemment irrésistible à inventer une entité correspondant à notre perception verbale ou idéationnelle. L'esprit du lecteur est laissé sans objet par la séquence de la phrase, ce à quoi il supplée au niveau de la forme commode d'unréfèrentlittéraire idéel ou imaginaire, une sorte d'image subliminale ou archétypale dans laquelle une surface incolore oscille dans le temps entre morne indistinction et intense perception de divers éléments. Le pavé et la peau recouverte de poussière correspondent tous deux à ce plus petit dénominateur commun comme autant de manifestations possibles de cette surface. Mais cette image (dont l'élaboration pourrait, par implication logique, développer le postulat d'une subjectivité inconsciente dans laquelle elle s'était formée) n'existe pas ; c'est une création du processus interprétatif et elle constitue un signe du cruel dysfonctionnement de la position-sujet générée par les phrases qui viennent d'être lues. En effet, le lecteur semble incapable de conclure que le langage est en panne (ce qui le ou la laisserait sans la moindre position-sujet de quelque sorte qu'elle soit) et, par conséquent, construit (comme un contrechamp cinématographique) un nouvel objet imaginaire pour justifier la persistance de la position-sujet déjà réalisée. Cet objet imaginaire (qui n'est qu'une tentation interprétative parmi toutes celles que nous offre, comme nous le découvrirons, l'œuvre de Simon) génère alors son mirage secondaire de subjectivité du côté de cet objet-ci, tout aussi imaginaire, l'Auteur, dont cet objet imaginaire spécifique est censé être la pensée. Il y a ainsi un échange et une multiplication dialectique d'entités imaginaires entre sujet et objet (ou plutôt entre la position-sujet et ce que nous devons désormais qualifier de

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position-objet) qui confirme le choix de Foucault, dans Les Mots et les choses, des Ménines comme quasi allégorie de la construction du sujet (incluant, en grande part, ce « point de fuite » qu'est la « subjectivité » putative de l'écrivain ou de l'artiste). Nous devons en déduire qu'il est nécessaire de renverser la déduction transcendantale de Kant: ce n'est pas l'unité du monde qui exige d'être supposée sur la base de l'unité du sujet transcendantal, c'est plutôt l'unité ou l'incohérence et lafragmentationde ce sujet (c'està-dire, l'accessibilité d'une position-sujet exploitable ou son absence) qui est corrélative de l'unité ou du défaut d'unité du monde extérieur. Le sujet n'est certainement pas un simple «effet» de l'objet, mais il ne serait pas si erroné de suggérer que la position de sujet constitue précisément un tel effet. En attendant, il faut bien comprendre que ce qu'on entend ici par objet n'est pas un simple agrégat perceptuel de choses physiques, mais une configuration sociale, un ensemble de rapports sociaux (même la perception physique et les expériences apparemment triviales du corps et de la matière sont médiées par le social). La conclusion d'un tel argument n'est pas que le sujet «unifié» est irréel ou indésirable et inauthentique, mais plutôt qu'il est dépendant, pour sa construction et son existence, d'un certain type de société et qu'il est menacé, sapé, problématisé oufragmentépar d'autres dispositifs sociaux. En tout cas, c'est une chose de cet ordre que je retiens comme leçon allégorique des romans de Claude Simon (ou du moins de sa période nouveau roman) sur les questions de subjectivité. Cependant, dans une large mesure, les objets restent ici une fonction du langage, et l'échec local à les décrire, ou même les désigner, nous entraîne dans une direction différente et met en évidence l'effondrement inattendu d'une fonction du langage que nous tenons normalement pour acquise - une relation privilégiée entre les mots et les choses qui laisse place ici à un gouffre béant entre la généralité des mots et la particularité sensorielle des objets. Dans ces passages, le langage est contraint de faire une chose qui est, pour nous, quasiment sa fonction première mais que, désormais, - acculé à quelque limite absolue - il s'avère incapable de faire. Nous devons d'abord déterminer ce que c'est avant de chercher à comprendre pourquoi une telle

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expérience autodestructrice a été entreprise. Ce qui paraît clair c'est qu'on demande aux noms communs (nouns) de fonctionner comme des noms (names), puisque le nom propre est à l'évidence le seul terme dont nous disposions pour tenter d'accorder un mot spécifique à un objet unique. Cependant, presque à la même époque que le nouveau roman, Lévi-Strauss nous a appris que le «nom propre» était lui-même un terme quelque peu impropre, puisque les noms propres individuels constituent également des composants dans des systèmes linguistiques plus vastes qui varient selon leurs objets génériques (chiens, chevaux de course, gens, chats) : si bien que même cette possibilité linguistique apparemment plus concrète, (dans laquelle les mots atteignent un niveau de spécificité qui leur est dénié comme simples noms communs généraux) s'évanouit d'avance comme un mirage: dans Les Corps conducteurs, cependant, cette fausse piste, ce cul-de-sac de la promesse des noms propres suscite encore et encore une prolifération linguistique dans laquelle des listes taxinomiques s'étendent au hasard et dans toutes les directions : parties de corps, tableaux d'oiseaux tropicaux, listes de constellations8. L'autre alternative théorique - qui accède aux choses non au moyen des noms (names) mais par la désignation, ou deixis - n'est pas tant que cela exclue par l'impersonnalité générique du nouveau roman : chez Robbe-Grillet, les idiosyncrasies d'interpolation (« ou quelque chose de ce genre», «peut-être», «comme on l'a déjà dit») remplissent une sorte de fonction déictique qui constitue également une technique de modulation, de variation. Plus exactement, l'échec de la deixis résulte également de l'irréductible généralité de ces mots, et de tout le reste, comme l'a démontré Hegel pour «maintenant», «ici», «ceci» et «cela» dans le premier chapitre de La Phénoménologie de l'esprit-, il s'agit d'un espace philosophique qui est pratiquement identique à celui du nouveau roman, qui lui est postérieur et dans lequel nous trouvons énumérés les doutes les plus fondamentaux quant à la capacité du langage à résoudre l'opposition philosophique essentielle entre l'universel et le particulier, le général et le spécifique. Il est souvent avancé que la conception hégélienne de la dialectique est, en

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quelque sorte, prélinguisique (ou du moins, pour utiliser un anachronisme, préstructuraliste) et, en particulier, qu'elle mobilise, semble-t-il, des antinomies et des contradictions logiques ou conceptuelles comme si ces dernières étaient, d'une certaine manière, antérieures au langage, et aussi plus « fondamentales » que les propriétés linguistiques. Qu'il en soit ou non ainsi, ce jugement méconnaît la portée de la première partie de La Phénoménologie consacrée à la «Conscience» («Certitude sensible, perception, force et entendement»), qui entend, dès le départ, régler ses comptes avec le langage et fonder la nécessité de la dialectique sur cet échec du langage à coordonner l'universel et le particulier. Cependant, quel que soit le statut ontologique que le structuralisme s'estima en mesure d'attribuer au langage, il est significatif que cette tradition ait aussi trouvé son point de départ (que ce soit dans les analyses de Lévi-Strauss citées plus haut ou dans les mystères de la lecture du nouveau roman) précisément dans une méditation sur ces faillites du langage. Ce que montre Hegel, c'est qu'il ne saurait y avoir d'identité non médiée entre le langage et notre expérience sensible du présent, de l' « ici et maintenant» de ces choses uniques (qu'on appelle aussi notre «certitude sensible»). «Si, d'une façon effectivement réelle, ils [les philosophes] voulaient dire ce morceau de papier, qu'ils visent, et ils voulaient proprement le dire, alors ce serait là chose impossible parce que le ceci sensible qui est visé est inaccessible au langage qui appartient à la conscience, à l'universel en soi » L' « Universel » est ici défini de manière contournée comme un concept vide qui peut présider à une multiplicité de contenus de diverses sortes : le «Maintenant», en tant que «pluralité de Maintenant rassemblés», est ce qui constitue pour Hegel le fait de « faire l'expérience que le Maintenant est un universel10.» Ce n'est peut-être pas tout à fait la «leçon» que le nouveau roman nous réserve, mais la faillite du langage que Hegel utilise pour nous la donner fait certainement partie de cette leçon plus romanesque : « C'est aussi comme un universel que nous prononçons le (contenu) sensible. Ce que nous disons, c'est ceci, c'est-à-dire le ceci universel, ou encore il est, c'est-à-dire \'être, en général Nous ru mus représentons pas assurément le ceci universel ou l'être en général, mais nous

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prononçons l'universel. En d'autres termes, nous ne parlons absolument pas de la même façon que nous visons dans cette certitude sensible. Mais comme nous le voyons, c'est le langage qui est le plus vrai : en lui, nous allons jusqu'à réfuter immédiatement notre avis; et puisque l'universel est le vrai (contenu) de la certitude sensible, et que le langage exprime seulement ce vrai (contenu), alors il n'est certes pas possible que nous puissions dite un être sensible que nous visons".»

Dans cette situation de faillite linguistique, l'effondrement des rapports entre les mots et les choses est, pour Hegel, une chute heureuse, une «heureuse faute», dans la mesure où il réoriente la réflexion philosophique vers de nouvelles formes d'universaux. Pour Claude Simon, cependant, et le nouveau roman en général, il dégage un espace provisoire dans lequel cet effondrement est réexpérimenté, encore et encore, comme un processus, une course poursuite temporaire entre le commencement habituel de croyance linguistique et l'inévitable dégradation du signifié en son signifiant matériel, ou du signe en une pure image. C'est ce processus provisoire et répétitif qu'il était d'usage d'appeler lecture: ce que je souhaite soutenir ici, c'est que, dans le nouveau roman, la lecture subit une remarquable spécialisation et qu'elle est, comme l'ancienne activité manuelle à l'orée de la révolution industrielle, dissociée en une variété de processus distincts conformément à la loi générale de la division du travail. Cette différenciation interne, ce devenir autonome d'anciennes branches combinées du processus de production, connaît alors un second saut quantitatif avec la taylorisation ; c'est-à-dire, la séparation analytique planifiée des divers moments de production en unités indépendantes. On peut désormais estimer que cette ancienne, mais tout juste traditionnelle, activité qu'on nomme la lecture a constitué un processus de ce type et qu'elle est donc susceptible de connaître un développement historique similaire. A ce titre, la théorie plus générale de la différenciation proposée par Niklas Luhmann (qui est à ce jour la réflexion théorique sur ce processus la plus évoluée et la plus adaptée) paraît vraiment très pertinente: «Nous pouvons concevoir un système de différenciation comme une réplication, au sein d'un système, de ta différence entre un système et son environnement. La différenciation

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est donc comprise comme une forme réflexive et récursive de la construction d'un système. Elle répète le même mécanisme et s'en sert pour amplifier ses propres résultats. Dans des systèmes différenciés, en conséquence, nous découvrons deux types d'environnements: l'environnement externe commun à tous les sous-systèmes, et l'environnement interne séparé pour chaque sous-système. Cette conception implique que chaque sous-système reconstruit et est, en un sens, le système tout entier sous une forme spéciale de différence entre le sous-système et son environnement. La différenciation réplique ainsi le système en lui-même, multipliant les versions spécialisées de l'identité du système originel en le scindant en plusieurs systèmes internes et environnements affiliés. Il ne s'agit pas simplement d'une décomposition en morceaux plus petits mais plutôt d'un processus de croissance par disjonction interne12.»

Quantité de subtiles analyses des procédures et des motifs locaux chez Simon ont été produites à commencer par celles de Ricardou, qui ont abouti principalement à l'affirmation d'une sorte d'idéologie esthétique « textualiste», mais qu'il serait peut-être plus intéressant aujourd'hui, maintenant que l'effet de nouveauté est passé, de réécrire selon les schémas de Luhmann. Je voudrais moi-même suggérer que deux processus généraux sont à l'oeuvre dans les nouveaux romans de Claude Simon (par opposition à ses romans faulknériens) qui correspondent largement à la distinction de Luhmann entre la reproduction d'un environnement externe au sein du système (ou texte) et la réplication d'environnements distincts internes pour chaque sous-système. Ces derniers correspondent à ce que j'ai appelé plus haut la dégradation du signifié en son signifiant matériel ou, si vous préférez, l'éclipsé de l'illusion de la transparence, la transformation inattendue d'une signification en un objet ou, mieux encore, son dévoilement comme une chose d'ores et déjà réifiée, d'ores et déjà opaque dès le départ, que cette opacité se révèle être la sonorité et l'aspect des mots ou leur reproduction imprimée avec la spatialité dénuée de signification des lettres individuelles. La transparence est, à cet égard, un peu comme l'illusion d'autonomie de l'organisme ou du sous-système; le rappel de sa matérialité rétablit alors ce que Luhmann appelle l'environnement interne (de l'ordre des processus chimiques à l'œuvre dans le cerveau, par exemple). Chez Claude Simon,

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dans l'ensemble, cette différenciation matérielle des significations et des signifiés d'autrefois prend deux formes générales. On peut décrire la première comme la lecture de la «lecture», un moment où quelque chose dans les mots («quelle fête de couleur... !») nous avertit de la possibilité qu'ils sont peut-être eux-mêmes une citation, et que nous sommes en train de lire la lecture de quelqu'un d'autre; avec la seconde, les mots eux-mêmes deviennent pure typographie, comme dans l'insertion de langues étrangères ou la reproduction de lettres imprimées dans d'autres polices de caractères : SIGNIFIÉ

PAS-SIGNIFIÉ

signifiant un texte «lu» N0N-SIGN1FIÊ

papier imprimé marques sur le sable

Le second ensemble de processus de Luhmann qui intéresse l'environnement externe (ou ce que, dans la littérature, on appelle en général le contexte ou même leréfèrent)trouve avant tout son illustration dans ces moments où un récit auquel nous avons été amenés à croire (car en littérature ce qu'on appelle lefictifest l'équivalent du référentiel dans d'autres formes de langage) s'avère tout à coup avoir été tout du long une pure image, que cette image soit simplement une peinture (que le pseudo-récit qui l'a précédée a, en quelque sorte, animée) ou s'avère n'avoir été qu'un film, comme dans le cas l'expédition tropicale des Corps conducteurs. Ici alors, la matérialisation du signifié par citation, décrite ci-dessus, se réplique diégétiquement ou narrativement sur le plan du signe dans son ensemble, avec des résultats nouveaux et inattendus : ces passages nous arrachent du domaine des problématiques linguistiques et de la philosophie linguistique pour nous porter à celui de la société de l'image et des médias. (En effet, la coprésence de ces deux zones très différentes, microscopiques et macroscopiques, de signification et d'interprétation au sein du nouveau roman s'achemine vers

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la validation de notre prétention à des formes historiquement inédites et intensifiées de différenciation au sein de ce dernier.) Quant à la seconde permutation logiquement possible sur le plan du signe, ce qu'on pourrait appeler la position du non-signe : SIGNIE

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récit

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elle semblerait résider essentiellement dans la présence inévitable du bruit en tant que tel au sein de tout système communicationnel. Dans le cas de Claude Simon, ce bruit consiste généralement en l'insertion aléatoire et erratique de références sans lien avec le sujet (comme, par exemple, les traces laissées par le livre illustré, Orion aveugle, que Simon cannibalise pour bâtir Les Corps conducteurs comme un roman), mais il est, pour ainsi dire, emblématisé ou allégorisé dans cette œuvre comme un énigmatique tas de gravats en circulation à travers le cadre des phrases individuelles («Quelque chose de grisâtre, immatériel et formidablement lourd qui avancerait sans répit, une avalanche au ralenti, rabotant le plancher, les murs, en marche depuis des milliards d'années, patiente et insidieuse. » (CC88). Qu'il faille y voir un état oculaire pathologique, une désintégration de la pellicule dans le projecteur ou un quelconque être de science-fiction n'est pas même «indécidable» puisque cet épisode possède à l'évidence la fonction paradoxale, et en fait contradictoire et impossible, de signifier l'absence de signification et de devoir transmettre l'absence d'intention. Mais on pourrait également voir en ces effets locaux de simples modifications dans la matière première du processus de production plutôt que comme des indications d'un changement structural radical quelconque en son sein: comme d'étranges nouveautés à prendre en charge par la lecture plutôt que par une différenciation au sein de la lecture en tant que telle. Tout examen de nos processus mentaux quand nous abordons la lecture d'un nouveau roman

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révèle autant la présence d'opérations nouvelles que cette fission et cette reproduction par multiplication que Luhmann attribue à ses sous-systèmes de différenciation. L'activité Ôl identification par exemple, dans la mesure où elle est inévitablement mobilisée par les pages introductives d'un roman, se subdivise ici en deux opérations mentales nouvelles et encore innommées. D'une façon qui rappelle les possibilités du code proaïrétique de Barthes, on nous donne des composants innommés d'un fragment non identifié d'une action ou d'un comportement qu'il faut, comme des fragments agrandis d'une photographie oubliée, ré-assembler sous une forme reconnaissable: c'est-à-dire que l'objet de la représentation (un homme assis sur une bouche d'incendie, qui souffre peut-être) doit maintenant être nommé ou renommé. Dans le roman traditionnel, nous n'avons pas à accomplir cette partie du travail : le romancier le fait pour nous en étiquetant clairement les composants et les éléments essentiels de l'histoire à venir; notre travail, pendant la lecture d'un roman traditionnel, est de ré-assembler ces composants au sein d'une action plus large qui n'est pas encore « nommée» (le récit lui-même). Mais ce travail, nous devons aussi continuer à le faire dans le nouveau roman, car, en plus de décider ce qu'est l'objet (l'homme sur la bouche d'incendie), nous devons toujours décider «qui» il est, c'est-à-dire où il trouve sa place dans l'intrigue plus large. Cependant, ce processus s'est lui-même différencié sur un plan interne: dans Les Corps conducteurs, il s'est scindé en ces deux opérations très distinctes de (1) décider si la pause sur la bouche d'incendie vient avant ou après la visite chez le médecin (ou l'arrêt au bar), et (2) rechercher des preuves qui permettraient d'établir l'identité entre l'homme sur la bouche d'incendie et l'invité au colloque des écrivains sud-américains, sans parler de celui à l'histoire d'amour malheureuse. Cette opération de remise en ordre des segments dans le temps chronologique et cet autre processus d'établissement de références ou relations croisées entre séquences d'événements se combinent avec l'opération d'identification en même temps qu'ils s'en différencient - ce qui réintroduit, en retour et à nouveau, toutes les autres opérations (si l'homme sur la bouche d'incendie est aussi allé en Amérique Latine, était-ce avant ou après sa crise de jbie ?).

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Entre temps, dans cette situation où nos activités mentales sont colonisées et miniaturisées, spécialisées et réorganisées, comme dans quelque énorme usine moderne automatisée, d'autres sortes d'activités mentales se détachent et mènent une existence un peu différente, inorganisée ou marginale, au sein du processus de lecture. En effet, parmi les plaisirs que procure la lecture de Claude Simon, le moindre n'est pas - et c'est un effet merveilleux qui n'a pour moi aucun autre équivalent en littérature - ce que nous pourrions appeler ces premiers instants où nous sentons le train s'ébranler. Nous sommes occupés à nos diverses tâches - identifier tel ou tel fragment d'un mouvement, faire un inventaire préliminaire des différents éléments d'intrigue au fur et à mesure qu'ils apparaissent l'un après l'autre - quand tout à coup nous prenons également conscience que quelque chose est en train de se passer, que le temps a commencé à bouger, que les objets, même aussi imparfaitement identifiés soient-ils, ont commencé à changer sous nos propres yeux ; le livre est réellement en train de se faire, de s'écrire, de se finir. Mais cette sensation extraordinaire de soulagement esthétique a fort peu en commun avec l'émotion aristotélicienne qui accompagne une mimésis plus traditionnelle d'une action achevée. Du même coup, l'interprétation, dans ses sens anciens, semble être un vestige ou une survivance qui n'a plus de nécessité ici, même s'il ne me parait pas tout à fait exact d'attribuer à Claude Simon ce qu'on a souvent considéré ailleurs comme l'une des caractéristiques fondamentales du postmoderne proprement dit, à savoir l'exclusion absolue des possibilités interprétatives. Ici, comme chez Weber, le processus de rationalisation et la réorganisation de l'œuvre en termes d'instrumentalité et d'efficacité rendent obsolètes certaines valeurs anciennes, mais les vieilles valeurs interprétatives survivent comme des tentations résiduelles qui vont toutes s'avérer insatisfaisantes et frustrantes. La tentation réaliste, bien sûr: elle implique le réassemblage de tous les matériaux bruts en une seule action unifiée, et safrustrationne résulte pas uniquement de la présence arbitraire d'autres matériaux aléatoires, comme nous le verrons. Il y a également une chose qu'on pourrait qualifier de tentation interprétative moderniste: celle

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de lire la forme même du roman comme un flot de perceptions. «Quelle fête de couleur lorsque les Aras, ailes déployées, s'envolent dans les rayons du soleil ! La bande piaillante et jacassante disparaît, laissant derrière elle dans l'œil ébloui un long sillage de couleur.»(CC 174). Mais, outre le fait que cette tentation interprétative (qui est dénaturalisée dans la grande vision des lumières de la ville nocturne (CC 83) et plus tard dans le spectaculaire chaos visuel des systèmes et images publicitaires (CC 139) ne dispose d'aucun moyen pour traiter du contenu des perceptions en tant que telles, elle est aussi profondément complice de l'idéologie même de la perception dont nous avons parlé plus haut. Or la culture postmoderne de l'image est post-perceptuelle et repose sur l'imaginaire plutôt que sur la consommation matérielle. Aussi, l'analyse de la culture de l'image (y compris de ses produits esthétiques, comme celui de Claude Simon ici) ne peut donc qu'avoir du sens si elle nous amène à repenser «l'image» d'une façon non traditionnelle et non phénoménologique. Reste la tentation structurale, l'option interprétative la plus influente jusque récemment, par laquelle, suivant Robbe-Grillet et Ricardou, nous étions incités à appréhender le texte comme une partie jouée contre l'automate de Benjamin et à interpréter notre lecture comme une expérience combinatoire dans laquelle l'événement de la clôture se produit lorsque toutes les permutations sont finalement épuisées. « Un de ses bras tendus en avant, tâtonnant dans le vide, Orion avance toujours en direction du soleil levant, guidé dans sa marche par la voix et les indications du petit personnage juché sur ses épaules musculeuses. Tout indique cependant qu'il n'atteindra jamais son but, puisqu'à mesure que le soleil s'élève, les étoiles qui dessinent le corps du géant palissent, s'effacent, et la fabuleuse silhouette immobile à grands pas s'estompera peu à peu jusqu'à disparaître dans le ciel d'aurore.» (CC222)

Mais cette superbe période, qui fait osciller avec frénésie tous les compteurs Geiger de l'interprétation, est absolument sans rapport avec les autres éléments narratifs (c'est plutôt en provenance du livre illustré de Claude Simon, Orion aveugle, qu'elle arrive dans le roman). Au mieux un vous

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! de l'ordre de notre texte vidéo précédent, cette période semblerait - si on la lit comme un paroxysme plutôt que comme un événement textuel parmi d'autres - infléchir la lecture structuraliste en revenant à la lecture moderniste et réinventer les auto désignations et auto référentialités esthétisantes désormais démodées de cette dernière. Reste une dernière possibilité, non moins improbable que les autres, sans doute : la lecture de ce roman comme une espèce de journal ou de carnet autobiographique dans lequel diverses expériences de la vraie vie (même si nous ne sommes plus en mesure de dire si Claude Simon les a réellement «eues») - le voyage en Amérique Latine, la liaison amoureuse, les choses vues sur la 42e Rue et la contemplation dans les musées des peintures citées (y compris, peut-être Orion sur le grand plafond de la Grand Central Station) - seraient toutes formulées et rassemblées dans un monument commémoratif plus satisfaisant que n'importe quel album photo ; mais un mémorial qui remplirait le présent et l'expédierait triomphalement dans le passé plus adéquatement que la sombre, vaillante, vaine et péremptoire évocation faulknérienne de ce qui a depuis longtemps disparu. Seulement, dans ce cas, l'esthétisme apparent du nouveau roman opère dialecdquement un virage vers une forme d'un type très différent, une forme capable de fuir la culpabilité de l'esthétique en général (la proposition de Sartre selon laquelle on ne saurait pas lire un nouveau roman dans un pays du Tiers Monde13, ainsi que la « distinction » type Bourdieu qu'il y a pour la classe oisive de lire un tel roman dans le Premier Monçle) et qui propose un nouvel outillage pour enregistrer la matière première de la vie quotidienne, et, en même temps, un nouveau «dispositif libidinal» pour (aire face à ces chocs kaléidoscopiques que Benjamin, suivant Baudelaire, associait au paysage industriel moderne. À cet endroit, la reproductibilité du genre inventé, nouveau ou artificiel, devient un indice de son accessibilité démocratique; et c'est ce qui a toujours constitué l'envers et la portée progressiste des reproches philistins les plus notoires adressés à l'art moderniste, et, par exemple, à la peinture abstraite: «Tout le monde pourrait le faire!»; la réponse étant: « Certes ! mais vous ne voulez pas le faire, non ? Encore faudrait-il le vouloir ! »

ALLEZ ÊTRE DÉCONNECTÉS

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À ce moment, cependant, l'interprétation s'est transformée en production, et la perception a commencé à être recyclée en utilisation. Ce renversement dialectique particulier (que l'on pourrait aussi prendre pour l'exact contrains des processus luhmanniens de fission et différenciation infinies, où tous ces nouveaux sous-systèmes microscopiques sont désormais puissamment ré-assemblés dans une forme unifiée de praxis) est peut-être ce que le nouveau roman a de plus intéressant à offrir, et constitue peut-être, sur un plan historique, la caractéristique la plus originale de ses innovations (dont il semble peu significatif qu'elles aient pu d'ores et déjà passer dans l'Histoire comme autant de faux départs ou de brevets infructueux). Je souhaite soutenir, en particulier, que c'est cette focalisation linguistique des « nouveaux romans » de Claude Simon qui, de manière unique - et pour un long moment, celui où nous lisons ces textes - rend la réception (ou la consommation) impossible à distinguer de la production. Nous devons lire ces phrases mot à mot, ce qui est déjà chose assez inhabituelle (et douloureusement étrangère) dans une société de l'information où la priorité est mise sur le raccourci et la reconnaissance immédiate afin que les phrases soient, soit survolées, soit prêtes à l'avance pour une assimilation rapide comme autant de signes. Cette discipline du mot à mot (soit dit en passant, il s'agit de la propre expression de Claude Simon) est imposée par la pratique de la coupe croisée, par cette possibilité de voir à tout instant le sujet changer sans préavis. Il n'y a, en tout cas, pas le moindre intérêt à faire une lecture rapide de livres de ce type; ils n'ont aucun supplément de contenu ou d'information à nous offrir, rien à conserver ni emporter, ni même à découvrir (comme à lafind'un roman à énigme), à moins que ce ne soit cette unique et tragique découverte qu'il n'y a, pour commencer, rien à découvrir. L'automatisation va de pair avec la déqualification, nous disent les économistes, par conséquent cette prodigieuse spécialisation différentielle de ce qu'on appelait le processus de lecture, et dont nous avons parlé plus haut, accompagne ici aussi des formes de travail nouvelles et plus rudimentaires, des formes plébéiennes que n'importe qui peut effectuer : car, sous certaines conditions (conditions sociales ou, voire, conditions du

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socialisme!) la déqualification va également de pair avec la démocratisation (ou plébéianisation, comme je préfère l'appeler).Est-il alors possible que la lecture d'un artefact littéraire élitaire si spécialisé et hautement technique que Les Corps conducteurs puisse offrir unefigureou un analogon au travail non aliéné et à l'expérience utopique d'une société alternative radicalement différente? Il était d'usage d'affirmer qu'à notre époque, l'art ou l'esthétique offraient la plus proche analogie disponible et constituaient la plus pertinente expérience symbolique d'un travail non aliéné qui nous serait autrement impossible à imaginer. Cette proposition dérivait, pour sa part, des spéculations préindustrielles de la philosophie idéaliste allemande, où l'expérience du jeu offrait un semblable analogon à une situation où il était besoin de dépasser les tensions entre le travail et la liberté, la science et les impératifs éthiques. Cependant, il y a de bonnes raisons pour lesquelles ces propositions sur ces indices, anticipations ou expériences symboliques de travail non aliéné ne devraient plus nous convaincre. En premier lieu, l'expérience véritable de l'art est elle-même aujourd'hui aliénée et rendue «autre» et inaccessible à beaucoup trop de gens pour servir de véhicule utile à leur expérience imaginative. Et cela, qu'il s'agisse de grand art ou de culture de masse: car dans les deux cas, et pour des raisons très différentes, l'expérience de la production de ces formes artistiques est inaccessible à la plupart des gens (y compris les critiques et les intellectuels) qui, de ce fait, se trouvent ramenés à une expérience de pure réception de ces deux types d'art (d'où l'attrait de ces catégories pour la théorie contemporaine). La spécialisation, et tout l'ésotérisme qui l'accompagne (formation spécialisée, division collective du travail, technologies uniques, mentalité corporatiste ou professionnaliste, qui va de pair avec une pure indifférence pour les activités dont nous sommes exclus), caractérise à la fois la culture de masse et le grand art: par exemple, la machinerie de pointe de la musique contemporaine postélectronique, d'un côté, et les systèmes de production télévisuelle, de l'autre, ne constituent pas des environnements dans lesquels la plupart des gens se sentent chez eux et

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ils inspirent en tout cas fort peu d'optimisme quant à cette possibilité de contrôler ou de maîtriser les processus, soi-même et la destinée de la nature et de la collectivité que comprend et projette nécessairement un travail non aliéné. Ainsi, l'ancienne analogie romantique tend à rester lettre morte car la production artistique brandie comme modèle utopique d'une vie sociale alternative est elle-même un livre clos. Quant au jeu, il est possible que, en tant que rappel ou expérience alternative, il ne signifie plus grand'chose dans une situation où le loisir est aussi marchandisé que le travail, les vacances et le temps libre aussi organisés et planifiés que la journée de travail, et où il est l'objet de nouvelles industries de distraction de masse de toutes sortes, dotées de leurs matériels et produits high tech personnels et distincts, et chargées de processus d'endoctrinement idéologique complets et eux-mêmes intégralement organisés. Autrefois, le jeu concernait les enfants qui tenaient lieu, dans une société plus ancienne, de ces représentants plus lointains de la Nature comme le sauvage. Mais là où les enfants sont eux-mêmes pris en main, organisés et intégrés à la société de consommation, l'enfance pourrait bien avoir perdu sa capacité à suggérer ou à représenter des idées comme le jeu, idées qui passaient pour communiquer la liberté en mouvement en tant que forme active d'auto-invention et d'autodétermination. Dans ces circonstances, même les expériences les plus marginales et dégradées - comme le hobby, le passe-temps - sont invoquées pour donner de lointains aperçus de ce que sont des activités humainement satisfaisantes, aperçus qui sont déformés et amputés par leur médium. Dans le cas du hobby, par exemple, ce qui est fortement anti-officiel (le rôle de l'amateur, faire des choses après ses heures de travail, décider de passer ou perdre son temps délibérément et sans culpabilité, revenir à des talents manuels plus archaïques) exclut aussi systématiquement le collectif en tant que tel, et offre une perspective où, à la différence du plaisir esthétique, nous nous plaisons à garder ces satisfactions pour nous-mêmes, et ne cherchons pas à les partager et à les valider par le biais de l'expérience d'autres gens (la dimension sociale, comme Gadamer l'a à juste titre souligné, de l'universalisme de la

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valeur esthétique chez Kant). De l'autre côté, l'informalité décontractée du hobby condamne et exclut la sacralité développée par certaines formes artistiques à lafindu XIXe siècle comme moyen de mettre une distance entre l'esthétique et l'activité commerciale profane : les excentricités solitaires du hobby remplacent maintenant cette onction sacerdotale et la rendent inutile et gratuite, comme dans les productions de Roussel ou du facteur Cheval, si admirées par les surréalistes. Dans notre propre période (postmodeme) où la socialisation et l'institutionnalisation de la vie individuelle se sont intensifiées au-delà de tout équivalent dans le capitalisme récent du XXe siècle, nous ne serons pas surpris de découvrir que, paradoxalement, le hobby a lui-même été organisé et institutionnalisé dans des groupes comme l'Oulipo. En effet, l'extraordinaire roman La Vie: mode d'emploi de l'un de ses membres, Georges Perec, est certainement non seulement le monument littéraire le plus frappant à avoir été produit par un écrivain expérimental après la fin du nouveau roman, mais aussi une pièce à conviction qu'il pourra être utile de juxtaposer au traitement symbolique du travail et de l'activité chez Simon. Dans La Vie: mode d'emploi le travail non aliéné sous forme de hobby est explicitement thémarisé dans l'obsession grotesque qui constitue le fil rouge du roman : la passion du millionnaire Bartlebooth qui, pour se distraire de la vide insignifiance de l'existence, suit pour la vie un programme rigoureusement calculé : visiter cinq cents ports dans le monde entier, un toutes les deux semaines pendant vingt ans, peindre dans chacun d'eux une aquarelle qui sera collée sur du bois puis segmentée en puzzle et consignée dans une boîte, les boîtes seront ensuite rouvertes pendant les vingt ans qui suivront la période des voyages, chaque puzzle étant recomposé, les morceaux de bois recollés, le papier d'une manière ou d'une autre magiquement réunifié, l'aquarelle retirée et la feuille blanche rendue à son carton d'origine. Si l'on objecte que ce n'est là que l'un des nombreux hobbies pratiqués au sein des pages de ce roman, alors, il nous faut chercher ailleurs la totalisation globale qui est ici à l'oeuvre, dans l'immeuble d'habitation (propriété de ce même millionnaire) qui abrite cet ensemble d'histoires, de destinées et de hobbies, et qui revient à la toute dernière page sous forme de modèle réduit

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(la miniaturisation étant, en général, l'un des indices et signaux les plus forts de la présence de la production en tant que processus). C'est comme si le texte et ses modèles disparus revenaient sur toute l'agitation de l'histoire humaine du point de vue d'une ère géologique où la vie humaine aurait disparu de la planète; c'est dire le prodigieux prix qu'il a fallu payer pour figurer à notre époque un travail non aliéné. Mais l'oeuvre de Simon (jusqu'au tout dernier livre de sa série nouveau roman) ne thématise pas la production et l'activité de cette manière. Au mieux, elle parvient à en donner une approximation dans le processus de traduction (latin, dans La Bataille de Pharsale, espagnol dans Les Corps conducteurs) où la production d'une phrase se dote d'une sorte d'opacité et, pour ainsi dire, de résistance de la matière. Les romans de Simon nous donnent l'expérience d'une production sans qu'elle soit identifiée comme telle et sans son nom abstrait officiel: et savoir si, en littérature, la thématisation d'un tel processus - sa transformation en un symbole et une signification, en une représentation - n'aboutit pas, par quelque mystérieux principe heisenbergien du langage littéraire, à le transformer en autre chose doit rester une question ouverte. Mais, le thème apparaît en fait dans le dernier nouveau roman, Leçon de choses (1975), où il est inséré dans le texte imprimé comme une sorte de feuille volante : « Sensible aux reproches formulés à ['encontre des écrivains qui négligent les "grands problèmes", l'auteur a essayé d'en aborder ici quelques-uns, tels ceux de l'habitat, du travail manuel, de la nourriture, du temps, de l'espace, de la nature, des loisirs, de l'instruction, du discours, de l'information, de l'adultère, de la destruction et de la reproduction des espèces humaines ou animales. Vaste programme que des milliers d'ouvrages emplissant des milliers de bibliothèques sont, apparemment, encore loin d'avoir épuisé. Sans prétendre apporter de justes réponses, ce petit travail n'a d'autre ambition que de contribuer, pour sa faible part et dans les limites du genre, à l'effort général. »

Il ne semble pas vraiment bien fondé d'y voir de l'ironie (sauf dans le sens d'un nouveau genre d'ironie vide, ou blanche, une juxtaposition dont on ne tire plus les anciennes conclusions ironiques pour quelque raison que ce soit), pas plus qu'il ne paraît exact de voir dans l'insertion du colloque d'écrivains

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une satyre ou une attaque contre les valeurs politiques et la littérature engagée de Sartre. Mais il est tout aussi certain que c'est une manière très particulière, sinon historiquement originale, de gérer une querelle idéologique: l'attirer au sein du texte de telle sorte qu elle fasse également partie de la surface plane sur laquelle les autres matériaux sont dispersés et exposés. Peut-être, en fait, est-ce ainsi que finit l'idéologie, sur une reprise postmoderne des thèses des années cinquante sur la fin-des-idéologies, non en se volatilisant dans l'enlisement général dans les élections libres et les biens de consommations, mais plutôt en s'inscrivant sur le ruban de Mœbius des médias, de telle manière que ce qui constituait des idées virulentes, subversives ou du moins offensives, se transforme alors en autant de signifiants matériels que vous regardez un instant avant de passer ensuite à autre chose. En revanche, cet épisode inverse dans les faits le commentaire de Sartre cité plus haut: peut-être n'est-on pas capable de lire un nouveau roman Assis un pays du Tiers Monde (ce qui est une question assez discutable depuis Sarduy et les autres écrivains de la «nouvelle vague» postcoloniale), mais il est impossible de lire le Tiers Monde à partir de ce nouveau romand, dont les contenus sont tellement systématiquement tirés du Tiers Monde interne de Manhattan et de celui, externe, de l'Amérique Latine qu'il les enveloppe et les maintient à l'intérieur de lui-même. On peut en tout cas considérer que le rapport de Simon avec ces matériaux bruts est plus réaliste, dans toutes les acceptions du mot, que celui de Robbe-Grillet, dont les récits BD-pop-postmodernes par violent contraste avec le rapport pictural et moderniste de Claude Simon avec le visuel - sont à de nombreux égards plus esthétisants. Le stéréotype est ce qui est déjà préconsommé, esthétiquement préparé pour la consommation, tandis que la lutte palpable pour rendre dans les phrases les données sensibles laisse dans son échec un résidu et vous fait sentir la présence du référent au-delà de la porte close. C'est pourtant là une porte qui va probablement rester fermée pour quelque temps. Pour le meilleur ou pour le pire, dans notre société, l'art ne semble pas offrir un quelconque accès direct à la réalité, une quelconque possibilité de représentation non médiée ou de ce qu'on appelait jadis le

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réalisme. Pour nous aujourd'hui, en général, ce qui ressemble au réalisme s'avère, dans le meilleur des cas, n'offrir d'accès non médié qu'à ce que nous pensons de la réalité, qu'aux images et aux stéréotypes que nous en avons (comme chez Doctorow). Cela fait aussi partie du Réel, bien sûr, et même beaucoup, en fait ! Mais nous sommes fort peu disposés à penser ainsi, ce qui est également caractéristique de notre période, et rien ne nous refroidit plus, ou n'est plus destiné à couper le contact, que la découverte qu'en réalité, telle ou telle vision des choses est « simplement » la projection de quelqu'un d'autte. Elle a besoin d'être étiquetée en tant que telle et estampillée point de vue «jamesien»: ce n'est que dans l'explosion démographique du postmoderne qu'on en est arrivé à trop de ces visions privées du monde, trop de ces styles ou points de vue personnels, pour que quiconque puisse les prendre au sérieux, comme on le faisait durant la période moderne. Par conséquent, l'art produit de l'information sociale essentiellement comme symptôme. Sa mécanique spécialisée (elle-même, à l'évidence, symptomatique d'une spécialisation sociale sur un plan plus général) est capable de retranscrire et d'enregistrer des données avec une précision inaccessible dans d'autres modes de l'expérience modeme - dans la pensée, par exemple, ou dans la vie quotidienne - mais ces données, rassemblées, ne façonnent pas la réalité sous forme de choses ou de substances, ou d'ontologie sociale ou institutionnelle. Au contraire, elle témoigne des contradictions en tant que telles, qui constituent la forme la plus profonde de la réalité sociale dans notre préhistoire et doit tenir le rôle du «réfèrent» pour un long temps à venir. Ainsi, la véritable contradiction mentionnée en passant plus haut, notre singulier sentiment postmoderne sur les multiples subjectivités et points de vue que nous avons - à savoir, que nous sommes dégoûtés et fatigués du subjectif en tant que tel sous ses formes classiques (qui incluent temps et mémoire profonds) et que nous voulons vivre à la surface quelque temps - cette contradiction est fondamentale dans le développement du récit moderne et postmoderne, là où ses configurations nous permettent de prendre la température de la situation actuelle. Les Corps conducteurs sont un scandale

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en ce sens : radicalisant les développements déjà scandaleux mais encore tendanciels de La Bataille de Pharsale, ce «roman» nous met maintenant face à un choix impossible, une alternative intolérable : soit nous lisons toute cette histoire comme un seul point de vue élaboré et reconstruisons un protagoniste imaginaire auquel, aussi habilement que possible, nous attribuons tout (le voyage à Manhattan, y compris les galeries de peinture, était le souvenir d'un voyage précédent, etc.) ou bien, nous suivons l'exemple de Simon et voyons dans ces pages l'équivalent des grandes installations collages de Rauschenberg'4. La première branche de l'alternative ramène le roman chez Nathalie Sarraute, ou pire, la seconde le re-transporte dans le déjà publié Orion aveugle et les fantaisies contingentes du livre illustré. Mais on ne doit pas déduire de cette contradiction une nouvelle esthétique dans laquelle le texte serait assigné à une nouvelle fonction pour échapper à chacune de ces stratégies d'endiguement et mettre au premier plan la contradiction en que telle : en effet, l'inscription du symptôme ne peut jamais être projetée à l'avance, elle doit venir après coup, par des moyens détournés, et être le résultat de l'échec ou de la déflection mesurable d'un projet réel ayant un contenu. On pourrait trouver un aperçu d'un tel projet dans les efforts linguistiques avec lesquels nous avons commencé, par exemple, et, en particulier, avec la tentative de rendre concret le langage, de faire de la phrase, d'une certaine façon, le véhicule de ce que Hegel appelait la certitude sensible. Cependant, il s'agit là d'un projet historique et non d'un très vieux projet, car j'ai dans l'idée qu'on trouvera peu d'exemples de cette vocation nouvelle du langage littéraire à retranscrire le sensible longtemps avant le milieu du XIXe siècle. Pourquoi cela commence-t-il avec le nouvel «âge d'homme» industriel, et pourquoi demande-t-on désormais à ce point l'impossible au langage, dont les autres fonctions paraissaient n'avoir pas trop mal marché et semblaient avoir donné satisfaction dans d'autres modes de production ? Cette question d'interprétation sociale et historique est, dans le postmodeme, à l'évidence aussi exacerbée que modifiée, comme en témoigne l'exemple de Claude Simon. Pour la période du haut moderne, ses paradoxes semblent avoir

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correspondu à ce que, dans l'art, Adorno appelait le nominalisme: c'est-à-dire la répudiation tendancielle des formes générales ou universelles (y compris le genre lui-même) et la volonté croissante de l'esthétique de s'identifier toujours plus étroitement à l'ici et maintenant de cette situation unique et de cette expression unique. J'ai, bien sûr, suivi ici Adomo en défendant la proposition selon laquelle l'œuvre d'art retranscrit la logique du développement, de la production et de la contradiction de la société, avec une précision plus grande et plus utile que celle à disposition dans d'autres domainesmais il faut maintenant établir une distinction entre la symptomaticité du grand art dans la période moderniste (au cours laquelle il se trouve en opposition radicale avec l'industrie culturelle ou médiatique naissante) et celle d'une culture élitiste résiduelle dans notre âge postmoderne où, en partie en raison de la démocratisation de la culture en général, ces deux modes (grande et basse culture) ont commencé à se replier l'un dans l'autre. Si le nominalisme dans la période d'Adorno signifiait Shœnberg et Beckett, dans le postmoderne, il signifie une réduction au corps en tant que tel, qui constitue moins le triomphe des idéologies du désir qu'elle n'est la vérité secrète de la pornographie contemporaine, et, à ce titre, transcrite chez Simon (comme nous l'avons vu) aussi fidèlement que n'importe quel autre symptôme linguistique ou esthétique plus noble. Pourtant, comme nous l'a enseigné Deleuze, même sous le postmodemisme, nous devons faire la distinction entre le corps avec organes et le corps sans organes. Paradoxalement, le corps sans organes, ce corps inauthentique qui constitue une unité visuelle et renforce notre sentiment ou notre illusion d'unité de la personnalité, est l'objet du pornographique et des contenus glacés de tant d'images ou de bobines de film. Cependant, le corps qui possède des organes, et beaucoup, au point qu'il se désintègre en un ensemble de «machines à désirer» imparfaitement reconnectées, ce corps est l'espace authentique de la souffrance, souffrance que l'on ne peut voir ou exprimer mais qui (« Bien après que le docteur a retiré ses mains la sensation de pression persiste, ou plutôt d'un corps étranger, énorme, restéfichécomme un coin») (CC47) accompagne les phrases de Simon comme leur réfèrent spectral et comme un remplaçant du Réel.

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Il y a toutefois une autre manière de terminer ce débat et elle a trait aux fins elles-mêmes. Tout ce qui est hétérogène et transitionnel, inclassable, chez Simon émerge ici lorsque nous essayons de penser conjointement les problèmes du proaïrétique (identifier un geste et ses «plis», ses composants temporels), du réalisme et de la clôture. Dans Les Corps conducteurs, ce qui a été réaliste, c'est cette recherche constante d'actions ou d'événements achevés toujours plus larges : que ce petit élément plus puisse se rattacher à un plus grand, dans quel ordre, et que, finalement, l'ensemble du texte imite une action unique de quelque ampleur. Ce qui est satisfaisant, alors, c'est l'amorce de descente, «vous allez être déconnecté ! », l'avion qui entrefinalementdans le processus d'atterrissage. C'est là, bien sûr, une valorisation de la clôture qui marque Simon comme relativement traditionnel et reconnaît dans la vie humaine l'existence d'événements ou d'expériences complets. À cet égard, alors, il est également significatif, sinon symptomatique, que l'avion atterrisse effectivement, mais à une escale intermédiaire, quelque part ; le vol n'était pas direct; les passagers doivent patienter dans un petit aéroport local au milieu de nulle part. L'histoire d'amour ne menait pas non plus à une conclusion quelconque, sans parler du colloque des écrivains. À cet égard, Les Corps conducteurs sont une immense histoire sans queue ni tête qui nous conduit fermement vers un achèvement d'une chose inachevée, la complétion d'une chose incomplète. Seul la séquence finale semble décisive, l'homme malade s'effondre dans la chambre d'hôtel, le corps étendu sur le sol, un oeil désormais aveugle ouvert sur la trame de la moquette. Parvenir à la chambre d'hôtel dans ces circonstances, c'est certainement accomplir quelque chose; éteindre à la fin du livre l'œil qui perçoit (ailleurs, Simon est fasciné par l'écran vide du cinéma, qui fait écho au rideau baudelairien s'ouvrant sur la scène vide de la mort), c'est inscrire la forme dans son contexte d'une manière élégante et autoréférentielle, mais peut-être est-il aussi permis de ressentir cette mort autrement, comme une interruption aussi insignifiante que n'importe quel autre terminus choisi au hasard.

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On a souvent cru voir dans un certain tournant spatial l'un des moyens les plus efficaces de distinguer le postmodernisme du modernisme. Il est en effet désormais classique de considérer son expérience de la temporalité temps existentiel et mémoire profonde - comme l'une des dominantes du haut moderne. Avec le recul, ce qu'on appelait la «formespatiale» des grands modernismes (définition que nous devons à Joseph Frank) s'avère relever davantage des emblèmes mnémoniques unificateurs des palais de la mémoire de Frances Yates que des confusions et de l'expérience spatiale discontinue du postmoderne, tandis que la synchronicité urbaine de la journée d'Ulysse se lit aujourd'hui comme une relation de souvenirs associatifs intermittents qui trouvent leur épanouissement temporel dans le théâtre du rêve au chapitre paroxystique de Nighttown. C'est entre deux formes d'interrelations temps-espace plutôt qu'entre ces deux catégories inséparables que se situe la distinction, même si la vision postmoderne du schizophrène idéal ou héroïque (comme chez Deleuze) marque l'impossible effort d'imaginer quelque chose comme une pure expérience de présent spatial au-delà d'une histoire passée et d'une destinée ou d'un projet futur. Toutefois, l'expérience du schizophrène idéal reste une expérience du temps, encore qu'expérience du présent éternel nietzschéen. Ce que l'on entend lorsque l'on parle de la spatialisation du temps, c'est plutôt la volonté d'assujettir le temps en le mettant au service de l'espace, si ce mot convient encore. Et, en effet, les mots et les termes ont leurs propres connivences avec ces deux épistèmes, respectivement: si les mots expérience et expression semblent toujours largement en adéquation avec la sphère culturelle du moderne, ils sont totalement déplacés et anachroniques dans une ère postmoderne, où, si la temporalité y a encore sa place, il vaudrait mieux parler de Récriture du temps, plus que d'une expérience vécue, quelle qu'elle soit.

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L'écriture du temps, son enregistrement (enregisterment): tel est l'enseignement, par exemple, de l'obsédant Voices of Time (Les Voix du temps) de J.G. Ballard1 dont la vision apocalyptique de la fin imminente du cosmos, ralentissant comme une horloge au ressort distendu, et de la race humaine,finissantdans le sommeil (les premières victimes du narcôme constituant « l'avant-garde d'une vaste armée de somnambules s'amassant pour sa dernière marche» [19/85]), ferait, au premier abord, penser à un modernisme wagnérien fin de siècle ou à quelque sociobiologie grandiloquente et musicale. Mais ce sur quoi Ballard travaille sur un plan linguistique, c'est en fait sur les multiples signatures du Temps que sa propre écriture étudie : comme avec les spécimens et échantillons de son héros dans son zoo temporel ou laboratoire terminal. Outre le chimpanzé difforme, les mutations des anémones de mer (qui ne sont plus sensibles à la lumière blanche, mais maintenant aux couleurs), la drosophile, l'énorme araignée aux yeux aveugles («Ou, plutôt, leur sensibilité visuelle a glissé dans le spectre, la rétine n'enregistre plus que les rayons gamma. Votre montre-bracelet a des aiguilles lumineuses. Quand elle est passée devant la vitre, ça l'a fait réfléchir. » [26/91]), les grenouilles blindées contre les radiations, le tournesol, cette plante vivant désormais la longue durée des ères géologiques (« Elle voit littéralement le temps. Plus l'environnement est ancien, plus son métabolisme est paresseux. » [29/93]), enfin, et surtout l'ADN, ce script suprême, qui est littéralement en train de se détériorer: «Les formes d'acide désoxyribonucléique qui débrouillent les chaînes protéiniques dans tout organisme vivant sont en train de s'user, les matrices gravant la signature protoplasmique se sont émoussées. Après tout, elles fonctionnent depuis plus de mille millions d'années. Il est temps de refondre tout cela. » [33/97] Il n'y a pas que sur l'horloge interne de l'organisme que l'on peut lire le temps: les galaxies l'expriment aussi littéralement, comme quand «les mystérieux émissaires d'Orion» rencontrent les astronautes d'Apollo 17 sur la lune et les avertissent « que l'exploration de l'espace profond est sans but, qu'ils arrivaient trop tard car la vie de l'univers est virtuellement terminée. » [40/103].

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Pendant ce temps, des signaux numériques de Canis Venitaci 96,688,365,498,695 96,688,365,498,694 émettent un compte à rebours vers la Terre. « Les grandes spirales sont en train de se briser et elles disent adieu [...]. On esrime que, lorsque cette série atteindra zéro, ce sera la fin de l'univers.» [4748/109-10]. «C'est bien de la prévenance de leur part que de nous apprendre le jour et l'heure », remarque un autre personnage. La fascination universelle qu'entretient la théorie contemporaine (ou poststructurale ou postmoderne) pour l'ADN (l'exemplum du concept de « code » pour Jean Baudrillard, par exemple, qui est lui-même un lecteur enthousiaste de Ballard) ne repose pas seulement sur son statut comme type d'écriture (la biologie passant de ce fait du modèle de la physique à celui de la théorie de l'information) mais aussi sur sa force productive et active en tant que forme-type et programme informatique: une écriture qui vous lit, plutôt que l'inverse. L'ADN comme « les bandes perforées d'un piano mécanique» [25/91] : l'histoire de Ballard est aussi très spécifiquement une histoire sur l'art « futur » ou l'esthétique postmoderne - en fait, sur l'opposition entre les deux nouvelles formes d'art spatial, le mandala des années soixante construit par le héros dans les derniers stades de son narcôme et au centre duquel il va expirer, et « la foire aux atrocités » de l'autre héros, figure byronienne, qui laisse présager le travail ultérieur de Ballard avec sa conception de l'an nouveau comme version de cette forme émergente d'expositions créatives des musées postmodernes actuels, dans le cas présent, une collection (des radiographies aux tirages papier) des traces de la reproduction high-tech des traumas les plus atroces du monde postcontemporain, depuis Hiroshima en passant par le Viêtnam et le Congo jusqu'aux multiples accidents de voiture qui obsédèrent pendant un temps Ballard (plus particulièrement dans Crash). Pourtant, dans le cadre du concept de période postmoderniste, on souhaite étrangiser ces

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multiples figures de l'écriture ou de l'inscription, et les replacer au sein d'une conception élargie du spatial. L'approche initiale de cette « grande transformation » - le déplacement du temps, la spatialisation du temporel - enregistre et marque souvent sa nouveauté par le biais d'un sentiment de perte. En effet, il n'est pas impossible que le pathos de l'entropie chez Ballard ne soit que cela: l'affect libéré par l'exploration minutieuse, et non sans enthousiasme, de ce nouveau monde de la spatialité et joint au violent déchirement de la mort du moderne. En tout cas, dans cette perspective nostalgique et régressive - celle de l'ancien moderne et de ses temporalités - ce qui est pleuré, c'est la mémoire de la mémoire profonde ; ce qui est joué, c'est une nostalgie de la nostalgie, une nostalgie pour les anciennes grandes questions éteintes de l'origine et du telos, du temps profond et de l'Inconscientfreudien(Foucault lui régla radicalement son compte dans Histoire de la sexualité), pour la dialectique également, tout autant que pour toutes les formes monumentales laissées en rade par le reflux du moment moderne, formes dont les Absolus ne nous sont plus audibles, hiéroglyphes illisibles du démiurgique au sein du monde technocratique. Nous allons alors devoir faire un détour par le moderne si nous voulons comprendre ce qui présente une originalité historique dans le postmoderne et ses spatialismes. Pareille leçon historique est le meilleur remède au pathos nostalgique et nous enseigne a minima, par voie de Nécessité, que le chemin du retour au moderne est, pour de bon, hermétiquement fermé. Bien entendu, dans les développements suivants, nous allons présupposer une corrélation entre le passage du moderne au postmoderne et la transformation économique et systémique d'un ancien capitalisme de monopole (le dit moment dit impérialiste) en sa nouvelle mutation multinationale et high-tech. Il sera ainsi possible de dégager de ces analyses économiques un nouveau type de caractéristiques de plus en plus spatiales, mais toute analyse concrète de la nouvelle esthétique spatiale et de son « monde vécu» existentiel nécessite quelques étapes intermédiaires, ou ce que la dialectique appelait jadis des médiations.

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Ainsi, l'« an conceptuel » se place certainement aussi sous le signe de la spatialisadon, dans le sens où, est-on tenté de dire, toute problémausation ou dissolution des formes héritées nous laisse en plan dans l'espace lui-même. L'an conceptuel peut se définir comme une procédure kantienne par laquelle, à l'occasion de ce qui semble de prime abord être une rencontre avec une œuvre d'art d'un certain type, les catégories de l'esprit (normalement non conscientes et inaccessibles à toute représentation directe, à toute conscience de soi, ou réflexibilité) sont infléchies, leur présence structurante étant maintenant perçue latéralement, comme des muscles ou des nerfs dont nous restons normalement inconscients, sous la forme de ces expériences mentales particulières que Lyotard nomme paralogismes - en d'autres termes, des paradoxes perceptuels que nous ne pouvons penser ou débrouiller au moyen d'abstracuons conscientes et qui nous font buter contre les occasions visuelles. Les installations de Bruce Nauman, par exemple, ou même les représentations de représentations de Sherrie Levine, sont d'infernales machines à générer de ces antinomies insolubles, et pourtant concrètement visuelles et perceptuelles, qui ne cessent d'éjecter l'esprit du regardeur dans des étapes perturbantes du processus paralogique. « Conceptuel » désigne ici le sujet ultime du processus (au sens expérimental) - c'est-à-dire, les catégories perceptuelles de l'esprit, sous réserve que nous comprenions également qu'elles ne peuvent jamais devenir visibles comme objets à part entière et qu'à toutes les étapes du processus de vision, nous ne disposons que d'occasions matérielles pour cela sous la forme de ce qu'on tenait jadis pour des «œuvres d'an». C'est en ce sens que l'opération conceptuelle spatialise, puisqu'elle ne cesse de nous enseigner que le champ spatial est le seul élément dans lequel nous nous déplaçons et constitue la seule «certitude» d'une expérience (mais pas dans le sens où ces prétextes spatiaux - appelés œuvres conceptuelles - seraient eux-mêmes pleinement desformesde signification matérialisée à part entière, comme l'œuvre d'art classique prétendait l'être). Le rapport entre la vocation de cet art conceptuel et certains textes classiques de la déconstruction (définissables pour une large part de la même façon) semble claire mais soulève la question du rapport entre cette nouvelle

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lecture et la spatialisation. Par exemple, la clôture de la lecture d'un « essai » philosophique ou théorique n'est-elle pas, d'une certaine manière, analogue aux frontières formelles de l'œuvre d'art traditionnelle, dans la mesure où la problématisation déconstructive de la lecture tend aussi à ouvrir le cadre et à nous laisser ailleurs ? Que la textualisation généralisée du monde extérieur dans la pensée contemporaine (le corps comme texte, l'état comme texte, la consommation comme texte) doive elle-même être tenue pour une forme fondamentale de la spatialisation postmoderne paraît évident et est présupposé dans ce qui suit. Cependant, on ajoutera utilement au sujet de l'art conceptuel et de son évolution que sa variante politique la plus récente - le travail de Hans Haacke, par exemple - réoriente spécifiquement sur le cadre institutionnel la déconstruction des catégories perceptuelles. Ici les paralogismes de « l'œuvre» incluent le musée, ramènent son espace dans le prétexte matériel et rendent inévitable un parcours mental dans l'infrastructure artistique. En effet, avec Haacke, nous ne nous arrêtons pas simplement à l'espace muséal, c'est plutôt le musée lui-même, en tant qu'institution, qui ouvre sur son réseau d'administrateurs, sur leurs affiliations avec les entreprises multinationales, et, au bout du compte, sur le système global du capitalisme tardif proprement dit, si bien que ce qui était jadis le projet limité et kantien d'un art conceptuel restreint se développe dans l'ambition même d'une cartographie cognitive (avec toutes ses contradictions représentationnelles spécifiques). Chez Haacke, en tout cas, les tendances spatialisantes, intrinsèques dès l'origine à l'art conceptuel, deviennent patentes et incontournables dans la difficile alternance de gestalt entre une « œuvre d'an » qui s'abolit elle-même pour révéler la structure muséale qui la contient et celle qui étend son autorité jusqu'à inclure non seulement cette structure institutionnelle mais aussi la totalité institutionnelle dans laquelle elle est elle-même subsumée. Se référer à Haacke à ce moment revient bien sûr à soulever l'un des problèmes fondamentaux que pose, de façon générale, le postmodernisme (et, en particulier, les tendances spatialisantes dont nous débattons ici) : à savoir, le contenu politique éventuel de l'art postmoderniste. Que ce

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contenu politique soit nécessairement très différent structurellement et dialectiquement de celui qui était formellement possible dans un ancien modernisme (sans parler du réalisme lui-même) est d'ores et déjà implicite dans quasiment toutes les descriptions alternatives du postmoderne; mais un problème d'esthétique politique soulevé dans un chapitre précédent va permettre de l'illustrer par un raccourci commode, à savoir cette question : pourquoi les bouteilles de Coca-Cola ou les boîtes de soupe Campbell d'Andy Warhol - qui sont, de façon si manifeste, des représentations du fétichisme de la marchandise ou de la consommation - ne semblent pas fonctionner comme des positions critiques ou politiques ? Quant aux analyses systématiques du postmoderne, quelles qu'elles soient (y compris la mienne), quand elles réussissent, elles échouent. Et plus on parvient à souligner et isoler de façon percutante les traits antipolitiques de la nouvelle dominante culturelle (la perte d'historicité, par exemple), plus on se met dans une impasse et plus on rend a priori inconcevable toute repolitisation de cette culture. Toutefois, l'analyse totalisante du postmoderne a toujours comporté un espace réservé aux diverses formes de culture d'opposition : celles des groupes marginaux, celles des langages culturels résiduels ou émergents radicalement distincts, leur existence étant d'ores et déjà impliquée par le développement nécessairement inégal du capitalisme tardif, le Premier Monde de ce dernier produisant en son sein un Tiers Monde par sa propre dynamique interne. Dans ce sens, le postmodernisme est «simplement» une dominante culturelle. Le décrire en termes d'hégémonie culturelle ne revient pas à suggérer une homogénéité culturelle massive et uniforme du champ social mais, très précisément, à impliquer sa coexistence avec d'autres forces hostiles et hétérogènes qu'il a vocation à subjuguer et incorporer. Le cas de Haacke, cependant, pose un problème radicalement différent, car son travail constitue un type de production culturelle clairement postmoderne et, tout aussi clairement, politique et oppositionnel - ce que le paradigme ne prend pas en compte et ne semble pas avoir prévu théoriquement. Toutefois, le champ du présent essai est plus restreint; s'il faut préciser les données politiques fondamentales du problème de l'évaluation du

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postmodernisme comme nous venons de le faire, notre sujet est ici le problème plus étroit de déceler les élans utopiques à l'œuvre aujourd'hui dans les différentes formes du postmodernisme. Il faut très lourdement insister sur la nécessité de réinventer la vision utopique dans toute politique contemporaine : cette leçon, que Marcuse nous a, le premier, donnée, fait partie de l'héritage des années soixante que nous ne devons jamais abandonner dans toute réévaluation de cette période et de notre rapport à elle. D'un autre côté, il faut également reconnaître que les visions utopiques ne consument pas en elles-mêmes une politique. L'utopie pose des problèmes spécifiques à toute théorie du postmoderne et à toute périodisation de ce dernier. Car, selon un point de vue classique, le postmodernisme va aussi de pair avec la définitive «findes idéologies », évolution annoncée (avec la « société postindustrielle ») par les idéologues conservateurs des années cinquante (Daniel Bell, Lipset, etc.), «réfutée» de façon spectaculaire par les années soixante, que pour mieux « devenir réalité» dans les années soixante-dix et quatre-vingt. L'«idéologie» en ce sens vise le marxisme, et sa «fin» fit route avec la «finde l'utopie», d'ores et déjà assurée par les grandes dystopies anti-staliniennees de l'après-guerre, comme dans 1984. Mais le mot « utopie», dans cette période, était aussi un nom de code qui signifiait simplement le «socialisme» ou toute tentative révolutionnaire de créer une société radicalement différente, identifiée, par les ex-radicaux de cette époque, presque exclusivement à Staline et au communisme soviétique. Cette «fin de l'idéologie et de l'utopie» alors généralisée, encensée par les conservateurs des années cinquante, constituait aussi le fardeau de One-Dimensionnal Man (L'homme unidimensionnet} de Marcuse, qui la déplorait dans une perspective radicale. En revanche, dans notre propre période, les manifestes importants du postmodernisme célèbrent presque tous un développement similaire - depuis 1' «ironie» de Venturi à la «désidéologisation» d'Achille Bonito-Oliva, désidéologisation qui finit par signifier maintenant l'éclipsé de la « croyance» et des doubles Absolus du haut modernisme proprement dit et du « politique» (c'est-à-dire du marxisme).

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Si l'on introduit les années soixante dans ce récit historique, tout change; „ Marcuse » devient quasiment le nom d'un renouveau explosif de la réflexion et de l'imagination utopiques, ainsi que d'une renaissance de l'ancienne forme narrative. La réinvention littéraire la plus riche du genre fut The Dispossessed (Les Dépossédés) (1974) d'Ursula K. Le Guin, tandis que Ecotopia (1975) d'Ernest Callenbach fournit une somme de tous les élans disparates des années soixante et ranima l'ambition (elle-même proprement utopique) d'écrire un livre autour duquel pourrait se cristalliser un mouvement politique, comme ce fut le cas avec Looking Backward (Cent ans après) d'Edward Bellamy et le mouvement de masse autour de son parti nationaliste lors d'un stade précédent et analogue de l'utopisme politique nord-américain. Ce ne fut pourtant pas ainsi que les élans utopiques des années soixante se mêlèrent, ils produisirent plutôt une gamme dynamique de mouvements micro-politiques (quartier,race,ethnie, genre, et écologique) qui eurent pour dénominateur commun la problématique résurgente de la Nature sous des formes variées (souvent anticapitalistes). Il est certain qu'on peut, au sein de notre premier paradigme, réinterpréter ces développements politiques et sociaux comme constituant un rejet de la politique traditionnelle partisane de gauche et, de ce fait, à leur façon, comme une autre « fin de l'idéologie ». Dans quelle mesure ces multiples élans utopiques se sont prolongés à la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt n'apparaît pas non plus clairement (on a, par exemple, considéré Handmaid's Taie (La Servante écarlate) (1985) de Margaret Atwood comme la première dystopie féministe et, par là même, comme la fin de la très riche tradition féministe dans le genre utopique). D'un autre côté, il semble aussi raisonnable de revenir au phénomène de la spatialisation déjà évoqué ici, et de voir dans ces diverses visions utopiques, telles qu'elles ont émergé depuis les années soixante, le développement d'une gamme d'utopies proprement spatiales où l'on projette la transformation des rapports sociaux et des institutions politiques sur la vision du lieu et du paysage, y compris du corps humain. La spatialisation, quoi qu'elle puisse retirer à la capacité de penser le temps et l'histoire, ouvre aussi une porte sur un nouveau domaine pour l'investissement libidinal de

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type utopique, et même protopolitique. C'est en tout cas par cette porte entrebâillée que nous allons chercher, sinon à entrer, du moins à regarder dans le développement suivant. L'installation de Robert Gober paraît offrir un excellent point de départ pour entamer cette enquête puisqu'elle nous propose un encadrement de porte vide. Elle nous contraint également à poser - mais aide à y répondre - la question évidente de la pertinence des concepts de spatialisation quand nous avons affaire à des arts qui sont déjà très manifestement spatiaux. Mais la spatialisation postmoderne se joue dans la relation et la rivalité entre les différents médias spatiaux - dans les prétentions et les pouvoirs formels de la vidéo sur le cinéma, par exemple, ou de la photographie sur la peinture comme médium. En fait, nous pourrions dire ici de la spatialisation qu'elle est le processus par lequel les beaux-arts traditionnels sont médiatisés: c'est-à-dire qu'ils prennent maintenant conscience d'eux-mêmes en tant qu'ensemble de médiums différents inscrits dans un système médiatique où leur propre production interne constitue aussi un message symbolique et une prise de position sur le statut du médium en question. L'installation de Gober - qui comprend ce qu'on aurait pu autrefois appeler peinture, sculpture, écriture et même architecture - tire ainsi ses effets d'un lieu qui n'est pas au-dessus des médias mais se trouve au sein de leur système de relations : ce qu'il vaut mieux qualifier de genre de réflexivité plutôt que de «multimédia», notion plus classique qui implique normalement l'émergence d'une sorte de superproduit ou d'objet transcendantal - le Gesamtkunstwerk - à partir de cette synthèse ou combinaison. Mais cette installation n'est manifestement pas un objet d'art en ce sens. Tout d'abord, il n'y a aucune « représentation » à contempler. La porte, la peinture, le remblai, le texte, aucun d'entre eux n'est en soi l'objet de notre attention indivise ; mais on pourrait en dire autant des éléments d'une installation de Haacke ou, au-delà, des agencements typiquement postmodernes de Nam June Paik, face auxquels seul le visiteur de musée le plus fourvoyé chercherait l'«art» dans le contenu des images vidéo, par exemple. Pourtant, entre Haacke (ou même l'art « conceptuel » apolitique

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Robert Gober, Untitled Door and Door Frame, 1987-1988

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Nam Junc Paît Mom b éi Mat TV, 1965

de Paik) et cet espace particulier (qui dans un certain sens évoque aussi un «concept»), il semble y avoir une profonde différence méthodologique, pratiquement une inversion dans les opérations en question. L'œuvre de Haacke est in situ, spécifique à la situation, comme on l'a dit. Elle met en avant le musée comme tel dans son institutionnalité : c'est un élément qui est totalement absent chez Goder, et qui vient, pourrait-on dire, révéler le mauvais Utopisme, ou utopisme apolitique, de son installation, sinon confirmer les pires craintes que l'on pouvait entretenir à l'égard de l'idéalisme inhérent au projet. Haacke déconstruit : ce mot à la mode paraît pratiquement inévitable quand on pense à lui (et il retrouve, dans ce contexte, un peu de son sens original, fort, politique et subversif). Son art a un caractère corrosif propre à une culture politique européenne; celui de Gober est aussi américain que les Shakers ou Charles Ives, sa communauté absente et son «public invisible»

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formés de lecteurs d'Emerson plutôt que d'Adorno. Je suis tenté d'avancer que cette forme d'art conceptuel - car il l'est - diffère de son opposé en ce qu'il construit, non pas un concept préexistant comme ceux que mettent en pièces Haacke et d'autres, mais plutôt l'idée d'un concept qui n'existe pas encore. Mais comme nous l'avons vu précédemment lorsque nous avons traité de l'architecture, la valeur utopique d'une modification purement culturelle est d'un jugement ambigu, ses signes et ses symptômes pouvant s'interpréter dans l'un ou l'autre sens: autant comme signes d'une réplicanon systématique que comme signes d'un changement imminent. C'est ainsi que l'espace moderniste se présente lui-même comme le novum, comme l'ouverture sur de nouveaux modes de vie, comme le radicalement émergent, cet « air d'autres planètes » (Stefan George) que Schoenberg et après lui Marcuse se plaisaient à évoquer, le premier signe annonciateur de l'aube naissante d'une nouvelle ère. Aujourd'hui, avec le recul que nous donnent les échecs de l'architecture moderne, l'espace moderniste s'avère avoir simplement reproduit la logique du système lui-même à un plus haut degré d'intensification, allant devant en éclaireur et reportant son esprit de rationalisation et de fonctionnalisme, de positivisme thérapeutique et de standardisation sur un espace bâti pas même encore rêvé. Mais l'alternative ne serait décidable qu'en passant par la question historique associée de savoir si le modernisme est, en fait, allé au bout de sa mission et de son projet, ou s'il a été interrompu et est resté fondamentalement inachevé et inabouti. Cependant, le postmoderne suggère maintenant une possibilité supplémentaire, un peu comme une troisième lecture, dans laquelle l'idée d'une anticipation utopique est mise au premier plan de façon théorique et nonfigurative.C'est dans la perspective de cette possibilité, qui semble abandonner la vocation protopolitique de Le Corbusier à transformer sur le champ notre espace bâti envers et contre tout obstacle économique et social, que l'on peut le mieux appréhender le projet de Gober. On peut le voir non pas tant comme la production d'une forme d'espace utopique, mais plutôt comme la production du concept d'un tel espace, pour emprunter

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* Nam June Paik, TV Gardai, 1974-1978

une expression à Althusser. Et encore, ce n'est pas à comprendre dans le sens où les architectes contemporains ont, de plus en plus fréquemment, conçu des «projets» inconstructibles (au sens architectural strict de plans, dessins et modèles) et publié des projections grotesques et parodiques de bâtiments et de complexes urbains, inimaginables sous n'importe quel ciel, qui ressemblent aux retranscriptions visuelles des fantasmes de Piranese plus qu'à ses vues de Rome ou aux carnets de Le Corbusier. Gober n'est pas un architecte, même au sens très élargi de ce mot, et même si ses propres « sculptures » proviennent très expressément de l'espace intérieur des bâtiments et de ces intermundia, ces intermondes situés entre le mobilier et l'enveloppe de l'immeuble, qui, quelquefois vus comme pure tuyauterie,

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constituent le dispositif visible de l'appareillage de la cuisine et de la salle de bains. Cette installation ne cherche pas, comme les « projets » cités plus haut, à faire apparaître soudain la représentation d'une habitation d'un nouveau genre sur l'écran utopique de l'imagination ; et c'est au moins autant comme moyen terminologique de faire la distinction entre cette opération et ces représentations, que comme intervention sur les notions actuelles d'art conceptuel, que sa caractérisation - la production d'un concept d'espace fonctionne systématiquement : elle entend souligner, par opposition avec l'opération déconstructive, la production d'une nouvelle sorte d'entité mentale, mais en même temps, exclure l'assimilation de cette entité à toute représentation positive, quel que soit son genre, et en particulier à toute ébauche d'une architecture «affirmative». Il s'agit par conséquent d'une opération singulière qui mérite une description plus poussée. Ce qu'on nous présente, c'est une porte avec son cadre (Gober), un remblai (Meg Webster), une peinture de paysage américain traditionnel (Albert Bierstadt), et ce qu'on peut appeler un «texte postmoderniste» (Richard Prince). Cette combinaison d'objets à titre d'exposition unifiée au sein d'un espace muséal réveille certainement des attentes et élans représentationnels et émet, en particulier, un impératif à les unifier perceptuellement, à inventer la totalisation esthétique qui permettra d'appréhender ces objets et éléments disparates - sinon comme parties d'un «tout», du moins comme éléments d'une «chose complète». C'est un impératif, comme nous l'avons suggéré, qui est systématiquement contrecarré par l'«œuvre» elle-même (si l'on peut encore continuer d'utiliser ce mot), mais ce n'est pas, comme cela a été également suggéré, dans le but premier de faire ressortir, pour la réprouver, notre aspiration (kantienne) à une forme de «tout», de «chose complète», d'«œuvre» ou de «représentation», comme c'est le cas avec la frustration analogue que suscite l'art dit conceptuel. En premier lieu, l'hétérogénéité des articles et éléments chez Gober ne correspond pas simplement à une différentiation abstraite de matériaux bruts ou de types de contenu inassociables - comme c'est généralement le cas avec

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les « textes » postmodernistes - mais est également « doublée » et « renforcée », pour ainsi dire, par une hétérogénéité plus concrète, et même sociale, qui est celle de l'œuvre collective elle-même. Les multiples histoires des formes qui mettent à distance chacun de ces éléments des autres (le « remblai » avec ses précurseurs esthétiques, le « texte » ironique avec ses propres précurseurs, plutôt différents, sans parler de l'école paysagiste de l'Hudson River avec son histoire ancienne spécifique), tous ces matériaux artistiques distincts, qui émettent leurs voix formelles et matérielles discordantes, font ici également appel à la présence fantomatique, mais sociale, de collaborateurs humains réels, ce qui soulève à nouveau les questions du sujet et de la «puissance d'agir», et même les faux problèmes du sujet collectif et de l'intention individuelle, qui vont avec la non-solution des « signatures ».Ce second niveau de l'œuvre amplifie et orchestre alors l'hétérogénéité du premier problème, purement formel, de réception et unification esthétiques, le transformant en un problème social sans effacer en aucune manière le dilemme formel (comment regarder toutes ces choses ensemble et inventer entre elles un rapport perceptuel) qui reste alors à côté de lui comme un second, non moins insupportable, scandale. Cependant, la porte hors de ses gonds nous incite encore à remettre ensemble ces éléments tout en s'inscrivant elle-même comme disjointe, et nous nous rendons progressivement compte que produire un concept est, de manière inconfortable, différent du fait d'en avoir simplement un, ou même d'en étudier sérieusement un. Socialement, toutefois, cette présence collective de l'œuvre se met aussi à acquérir une certaine précision historique et à se différentier, de manière non moins inconfortable, des catégories plus anciennes du Mitsein, préexistantes mais peut-être désormais inopérantes. Tout d'abord, la famille - comme notion sur-ancienne, originaire, d'une vie collective fondamentale - est totalement absente de cette idée de pièce, qui n'éprouve même plus le besoin de subvenir ou de déconstruire des valeurs familiales. C'est cette dernière caractéristique, la plus décisive, qui sépare la pièce utopique de Gober de tout projet véritablement architectural (même de types « utopiques»), dans la

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mesure où ces derniers doivent nécessairement s'attaquer au problème de la famille et de la persistance de la structure familiale, même là où ils cherchent à la collectiviser, comme, tout particulièrement, avec les cuisines et les salles à manger communes, (préoccupation présente dans le discours utopique de More jusqu'aux appartements apparemment bourgeois de Bellamy dans Cent ans après (Looking Backward) - qui manquent ostensiblement de cuisines - et au-delà, jusqu'à notre époque). L'absence ici de toute problématique de la famille peut s'interpréter comme une prise de position sur les rapports entre les sexes {gender statemeni), mais déplace aussi certainement la question du collectif et du domestique au domaine du travail collective per se, identifié ici à une collaboration artistique. Mais, à ce moment, intervient une seconde précision historique: quelle que puisse être cette collaboration, elle n'est assurément pas non plus ce projet avant-gardiste des anciennes avant-gardes modernistes dont la disparition ou l'impossibilité a, bien sûr, été souvent tenue pour trait constitutif de tous les post-modernismes. En d'autres termes, cette installation ne projette ni une politique stylistique d'un type plus généralisable ni une quelconque politique culturelle particulière, comme le fit par excellence le surréalisme ou n'importe laquelle des avant-gardes architecturales - que ce soit en propageant le virus protopolitique à travers le pouvoir stylistique d'une époque ou en invoquant un programme universel pour un changement politico-culturel radical par le biais de telle ou tel œuvre individuelle, texte, bâtiment ou tableau. Ici aussi, comme dans les autres postmodernismes, nous sommes au-delà des avant-gardes ; avec cette différence pourtant que l'œuvre collective continue de s'affirmer ici comme autre que pure affinité de style ou communauté d'esprit occasionnelle entre des individus, peintres ou architectes. La signification ultime de cette affirmation du collaboratif, qui échappe à l'organisation d'un mouvement ou d'une école, ignore la vocation du style et néglige les atours du manifeste ou du programme, n'est pas la moindre des énigmes auxquelles nous confronte l'installation de Gober; mais c'est une énigme qui va pour le moins de pair avec toutes les questions nouvelles et plus proprement politiques placées à l'ordre du jour par les

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« nouveaux mouvements sociaux » et les « micropolitiques » contemporaines. j Si l'on revient maintenant à une «lecture» plus formelle de la chose ] elle-même, on observera tout d'abord qu'elle implique une autre question, ' que tout futur historien de notre moment culturel et théorique sera condamné à tenir pour significative et symptomatique : à savoir, le retour et la renaissance, sinon la réinvention, sous une forme inattendue de l'allégorie proprement dite, avec tous les problèmes théoriques complexes que pose l'interprétation allégorique. Car le remplacement du modernisme par le postmodernisme peut également se sentir et se mesurer dans la crise de l'ancien absolu esthétique du Symbole, ses valeurs formelles et linguistiques ayant assuré leur hégémonie sur la longue période allant du romantisme au New Criticism et à la canonisation des œuvres «modernistes» dans le système universitaire à la fin des années cinquante. Si le symbolique est (trop hâtivement) assimilé aux diverses conceptions organiques de l'œuvre d'art et de la culture, alors le retour du refoulé de ses divers opposés, et de tout un éventail de théories manifestes ou voilées de l'allégorique, peut se caractériser par une sensibilité généralisée, à notre époque, aux ruptures et aux discontinuités, à l'hétérogène (pas simplement dans les œuvres d'art), à la Différence plutôt qu'à l'Identité, aux vides et aux trous plutôt qu'à des tissus sans coutures et des progressions narratives triomphantes, à la différentiation sociale plutôt qu'à la Société et sa « totalité », dans laquelle baignaient et se reflétaient les anciennes doctrines de l'œuvre monumentale et de l'«universel concret». L'allégorique (qu'il s'agisse de celui de De Man ou de Benjamin, de la revalorisation du médiéval ou des textes non européens, de structuralismes althussériens ou lévi-straussiens, de psychologies kleiniennes ou de psychanalyse lacanienne) peut alors se formuler a minima comme la question que pose à la pensée la prise de conscience de distances incommensurables à l'intérieur de son objet de réflexion, et comme les différentes réponses interprétatives nouvelles conçues pour embrasser des phénomènes à propos desquels nous nous accordons au moins a minima pour estimer qu'aucune idée ou théorie isolée ne recouvre l'un d'entre eux. L'interprétation allégorique est donc, d'abord et avant

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tout, une opération interprétative qui commence par la reconnaissance de l'impossibilité de l'interprétation au sens ancien, et par l'inclusion de cette impossibilité dans ses propres mouvements provisoires ou même aléatoires. Car la nouvelle allégorie est horizontale plutôt que verticale : si elle doit toujours coller une par une ses étiquettes conceptuelles sur ses objets à la manière de The Pilgrim's Progress (Le Voyage du Pèlerin), elle le fait dans la conviction que ces objets (avec leurs étiquettes) sont désormais profondément relationnels et qu'ils sont eux-mêmes construits par leurs relations les uns aux autres. Quand nous ajoutons à cela l'inévitable mobilité de telles relations, nous commençons à percevoir l'interprétation allégorique comme un processus de balayage qui, allant et venant sur le texte, réajuste ses termes en modification constante, complètement différent de nos stéréotypes du décodage statique, médiéval ou biblique, et que l'on pourrait être tenté (si ce n'était aussi un mot désuet!) de qualifier de dialectique. (Il peut être intéressant d'observer au passage que la méthode allégorique évoquée ici ressemble beaucoup à ce qu'exige et mobilise le schème de périodisation de la rupture modernisme/ postmodernisme en tant que tel. Ici encore, comme si souvent, la théorie du postmodernisme constitue elle-même un exemple de ce qu'elle prétend disséquer : les nouvelles structures allégoriques sont postmodernes et ne peuvent être formulées sans l'allégorie du postmodernisme lui-même.) Telle est, en tout cas, la façon dont s'impose la lecture de l'installation de Gober : comme un mouvement constant d'un élément à un autre, où chaque terme, en se confrontant à l'un des trois autres, voit sa valeur et sa signification discrètement, ou pas si discrètement que cela, modifiées. Ce mouvement peut être grossièrement décrit, à condition qu'il soit bien entendu que toute direction et tout point de départ sont possibles et que la proposition présente n'est qu'une des diverses trajectoires et combinaisons logiquement possibles (et peut-être une des plus évidentes). Ainsi, il n'est qu'apparemment «logique» ou «naturel» de commencer avec le cadre (maison, logement) qui, en tant qu'espace bâti et habitation, produit de société et de culture, se situe le plus directement en opposition avec le

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remblai, qui marque maintenant la place de la Nature dans quantité de sens shakespeariens ou pastoraux du XVIP siècle. Dans cette première lecture, tant le social (l'encadrement de porte) que le naturel (le remblai) sont perçus comme des réalités, comme des dimensions ontologiques du monde. Le second effet de cet appariement de significations, c'est qu'il laisse entendre qu'on peut opposer le «monde» - en tant que combinaison du social, ou culturel, et du naturel - à cette question plutôt différente qu'est sa propre représentation, ce domaine esthétique dans lequel tant la nature que la culture (aussi bien le naturel que le social) peuvent être des objets de représentation. En effet, la nature et la culture sont présentes dans une relation dialectique dans le tableau de l'école de l'Hudson River, dans la mesure où un type particulier de paysage - mieux encore, l'idéologie d'un type particulier de paysage - émet en même temps quantité de messages idéologiques précis sur la « société » et les réalités sociales et historiques, qui, tout en en étant absentes, n'en sont pas moins intensément les objets implicites de sa construction. Le tableau de paysage classique transforme donc rétroactivement, dans ce mouvement, les deux premières réalités, en apparence ontologiques, du social et du naturel en idéologie et en représentation. Mais qui soulève la question de la représentation à notre époque dégage en même temps un nouveau champ de forces dans lequel il est clair que l'ancien tableau constitue un document historique et un moment révolu dans l'histoire de l'évolution de la culture nord-américaine. Avec cette modification de notre regard sur la peinture de paysage, nous sommes d'ores et déjà en train d'établir un lien encore plus scandaleux et historiciste avec le dernier élément de notre ensemble : à savoir, l'objet violent issu du présent, le texte de Richard Prince, dont la structure très énigmatique et «conceptuelle» annonce tout à coup la présence du postmoderne et transforme les trois termes précédents en nostalgie et en Americana, les projetant de façon inattendue dans un passé désormais éloigné, dont on ne se demandera pas sans embarras si, en plein capitalisme tardif postmoderniste avec son présent perpétuel et ses multiples amnésies historiques, ce passé possède encore une

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existence plus véritable que celle d'un stéréotype ou d'un fantasme culturel. À cet endroit, toutefois, la trajectoire signifiante ne fait pas de halte mais au contraire prend vraiment son essor. Car il nous est maintenant possible de passer du texte postmoderniste au remblai, tout aussi postmodemiste, et nous demander si, loin de marquer la place de la Nature, il ne constitue pas plutôt quelque chose comme le tombeau de la Nature, à un moment où cette dernière a été systématiquement éclipsée de l'objet-monde et des rapports sociaux d'une société dont la domination tendancielle sur son Autre (le non-humain ou le précédemment naturel) est plus complète qu'à n'importe quel autre moment de l'histoire humaine. Dans cette perspective, comme le deuil d'un objet perdu dont on peine même à se souvenir, le retour sur les autres objets les révèlent radicalement modifiés et transformés. L'encadrement de porte-métonyme de l'habitat humain et du social - s'avère maintenant n'avoir pas été simplement culturel, et une représentation, mais être aussi une représentation nostalgique d'une forme plus naturelle d'habitation. Cet élément, maintenant, « ouvre la porte » à quantité d'angoisses économiques et historiques liées à la spéculation immobilière et à la disparition de la construction de l'ancien logement mono familial, qui sont l'autre visage du «postmoderne» de nos jours et entraînent la peinture de paysage dans une nouvelle réalité sociale où, de document de l'histoire culturelle, elle devient une antiquité et une marchandise, un élément d'ameublementyuppieet, en ce sens, n'est pas moins «contemporaine» que son opposé postmoderne. Ce dernier, quant à lui, commence à se détacher avec plus d'insistance sur notre nouvelle trajectoire en tant que langage et en tant que communication (plutôt que comme production artistique dans n'importe quel sens ancien) et introduit dans cette nouvelle construction l'omniprésence des médias, qui semblent, pour beaucoup, constituer l'un des traits fondamentaux de la société contemporaine. À ce moment, cependant, la victoire du postmoderne, - son triomphe sur ces éléments anciens, apparemment nostalgiques, qui l'accompagnent - n'est aucunement assurée. Car si le texte encadré est la pointe d'épice, la note discordante, le punctum de Barthes au sens de l'élément le plus actif, et qu'il

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place tout le reste dans un mouvement déroutant, c'est également le plus fragile des objets associés, et pas uniquement parce que, dans le contenu de son humeur, il porte en lui une sorte de nostalgie et une ancienne ethnicité. Mais, maintenant, dans un de ces retournements caractéristiques de toute « dominante » (comme l'épistémè actuelle, largement « structuraliste », dans laquelle le Langage est perçu comme le fond des choses, la réalité fondamentale, la «détermination en dernière instance»), ce texte écrit se présente à nous avec une insubstantialité qui ne tend qu'à reconfirmer et renforcer la solide présence visuelle de ses voisins. Ce qui va alors se passer ici, c'est que, de purs réflexes nostalgiques au départ, ces éléments vont lentement endosser la valeur positive et active de résistance consciente en tant que choix et actes symboliques, rejetant désormais la culture décorative dominante et s'affirmant de ce fait comme émergents plutôt que résiduels. Ce qui était délectation d'un passé fantasmé s'avère ressembler désormais davantage à la construction d'un futur utopique. Ce que l'on a exposé ici sur un plan spéculatif, cependant, n'est pas simplement une trajectoire «in-terminable» allant d'une «interprétation» provisoire à une autre, concurrente. Elle peut prendre bien d'autres formes, et l'interruption de notre analyse à cet endroit n'implique pas que ce « futur utopique» ait d'une quelconque façon été assuré, même comme image ou représentation. Les « éléments » continuent de s'apparier et se repousser en constellations instables, et la qualité de la «pensée» croît et décroît, s'éclaire et s'assombrit en variations sans fin. Cette installation émet également un message d'un genre différent, qui, comme on l'a déjà laissé entendre, concerne le système des beaux-arts proprement dit, ou, dans un langage plus contemporain, les relations entre les différents médiums. Comme la synesthésie dans le réel littéraire (Baudelaire), l'idéal du Gesamtkunstwerkrespectait le «système» des différents beaux-arts et lui rendait hommage avec l'idée d'une synthèse globale plus vaste dans laquelle ils pourraient tous se «combiner» d'une manière ou d'une autre (le parallèle théorique et philosophique avec la notion d'hier de Xinterdisciplinarité est frappant), généralement sous la «houlette fraternelle» de l'un d'entre

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eux - la musique, dans le cas de Wagner. Ce n'est plus le cas de l'installation présente, comme on l'a suggéré, en particulier parce que le «système» sur lequel se fondait l'ancienne synthèse est lui-même devenu problématique, avec la prétention de chacun des beaux-arts à sa propre autonomie ou semi-autonomie intrinsèque. En d'autres termes, les médiums associés ici ne font pas appel à la cohérence interne d'un langage authentiquement sculptural (chez Gober lui-même, ou chez Webster), ni à celle d'une tradition de la peinture proprement dite ayant encore une cohérence interne (paysage traditionnel, «peinture» postmodeme), ni même à une quelconque primauté de l'architectural comme ensemble de formes. S'il s'agit, en un certain sens, de «multimédia» (l'équivalent contemporain de Gesamtkunstwerkmais avec toutes les différences déjà énumérées), le «multi» prime et entraîne une redéfinition a posteriori des médiums impliqués. Néanmoins, la présence ici d'un message secondaire sur la peinture semble évidente, message qu'il serait exagéré de définir comme une destitution de cette dernière, et qui sera inévitablement lu à partir de la situation postcontemporaine et des débats sur le statut d'une « peinture» proprement « postmodeme» qui sont devenus aussi centraux pour cette pratique qu'hier, ceux sur l'architecture. Car la différenciation de la peinture en «paysage» et en «texte» rend les prétentions de cet art particulier plus brutalement problématiques que n'importe quelle composante sculpturale ou architecturale. En revanche, que la question de l'élan utopique soit en cause ici va ressortir non seulement du statut général de la peinture dans un ancien modernisme, mais aussi, et en particulier, de l'évaluation du cubisme faite par John Berger, à laquelle nous avons déjà fait allusion : «Au cours de la première décennie de de ce siècle, un monde transformé devint théoriquement possible et l'on pouvait déjà distinguer les forces nécessaires au changement. Le cubisme était l'art qui reflétait la possibilité de ce monde transformé et la confiance qu'il inspirait. Ainsi, en un certain sens, c'était l'art le plus moderne - de même qu'il était aussi le plus complexe philosophiquement - qui ait jamais existé2. »

Berger fait explicitement ressortir ces temps du passé pour souligner non seulement que la vocation utopique de la peinture incarnée dans le cubisme

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fut condamnée par la guerre et l'échec de la révolution mondiale qui la suivit, mais aussi que ce cubisme inabouti d'autrefois constitue également notre avenir dans la mesure où il exprime un élan utopique que nous n'avons pas encore été capables de réinventer. Pourtant, toutes les autres avant-gardes ont eu leurs moments utopiques : chez Dada, une contestation explosive qui n'est pas simplement critique, mais incarne la véritable dynamique de l'Histoire comme « bouleversement ininterrompu des formes d'objectivité qui façonnent l'existence de l'homme3. » Avec le Surréalisme, on trouve la vocation utopique dans sa tentative de doter l'objet-monde d'une société industrielle dégradée et détraquée du mystère, de la profondeur et des qualités « magiques » (pour parler comme Weber ou les latino-américains) d'un Inconscient qui semble s'exprimer ou vibrer à travers ces choses. C'est donc à l'aune de ces multiples vocations utopiques de la peinture moderniste qu'il faut lire les implications de la position de Gober (qui se situe elle-même, comme nous l'avons dit, dans un espace utopique d'un nouveau genre). Cependant, le nouveau «tour d'écrou» de la situation contemporaine se solde par la transformation de toute évaluation de la peinture postmoderne en un ensemble d'énonciations sur ses différents Autres médiatiques, et, plus particulièrement, sur la photographie, dont l'extraordinaire réinvention aujourd'hui (tant en théorie qu'en pratique) est un symptôme et un fait fondamental de la période postmoderne ce que le segment photographique de la présente exposition démontre triomphalement en même temps qu'il en assure la résonance avec le segment installation par la révélation d'une vocation utopique insoupçonnée qui lui est propre. En fait, on a le sentiment que les différents mouvements photographiques qui furent contemporains du mouvement moderne en peinture tendaient encore à emprunter leurs justifications esthétiques et apologétiques à ce médium, considérant, au mieux, leur tâche comme une «rédemption de la réalité physique» (définition de Kracauer du réalisme cinématographique) par une révélation du monde visible qui constituait aussi, selon divers modes et styles, le dévoilement, le démasquage du précédent. La vocation de la photographie contemporaine est peut-être

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maintenant un peu différente de cela, comme nous essayerons de le montrer. Cette démonstration nécessite un détour par l'apologétique, tout aussi transformé, de la peinture postmoderne, où, cependant, la dialectique de la construction et de la déconstruction, que nous avons trouvée utile pour évaluer l'installation de Gober, réapparaîtra de façon inattendue dans un contexte nouveau. Ce qui est certain dès le départ, en tout cas, c'est que les porte-parole de la peinture postmoderne, quel que soit le courant particulier qu'ils promeuvent au sein de ce pluralisme (qui est sa caractéristique célébrée avec le plus d'enthousiasme), s'accordent sur la renonciation, par la peinture néofigurative contemporaine, aux anciennes vocations utopiques (modernistes) de la peinture: elle n'a plus rien à faire au-delà d'elle-même (ni avec la dynamique transesthétique des grands modernismes). Avec la perte de ces missions idéologiques, et cette libération par rapport à l'histoire des formes picturales comme genre de télos, la peinture est maintenant libre d'adopter «une attitude nomade qui plaide pour la réversibilité de tous les langages du passé4» [/7K] une conception qui souhaite «priver le langage de la signification », qui tend « à considérer le langage de la peinture comme totalement interchangeable, l'écartant de la fixation et de la manie, et le livrant à une pratique qui donne de la valeur à l'inconstance... La contiguïté des différents styles produit une chaîne d'images qui, toutes, opèrent sur une base de déplacement et de progression, plus fluide que programmée » [IT 18-20]. « De cette façon, la signification est déroutée, atténuée, relativisée, et reliée aux autres substances sémantiques qui flottent derrière le rétablissement de ces innombrables systèmes de marques. Il en résulte une sorte de douceur de l'œuvre, que ne parle plus de (àçon péremptoire, ni ne fonde son attrait sur une fixité idéologique, mais se dissout dans une digression multidirectionnelle. » [77*24]. Ces définitions pertinentes, et très intéressantes, soulèvent de manière inégale deux problèmes liés à la nouvelle peinture. Le premier a trait à ce qu'on appelle parfois son historicisme : à savoir, sa sécession vis-à-vis d'une histoire authentique, d'une dialectique de ses styles et du contenu de ses formes, ce qui la «libère» et lui permet de

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retrouver « des styles picturaux... comme une sorte d'objet trouvé, détaché de ses références sémantiques comme de chaque association métaphorique. Ils se consument dans l'exécution de l'œuvre, qui devient le creuset dans lequel se purifie leur exemplarité. Pour cette raison, il est possible de renouveler des références autrement irréconciliables, et d'entremêler différentes ambiances culturelles », obtenant « des hybrides et diverses dislocations du langage incroyables eu égard à leur situation historique [77*56-58]. «Une sensibilité néomaniériste prend le dessus, sensibilité qui traverse l'histoire de l'art sans identification rhétorique ni pathétique, déployant à la place une latéralité souple capable de traduire la profondeur historique des langages recouvrés en une superficialitédésenchantée et désinhibée. » [77*66-68], L'autre caractéristique de la condition postmoderne, implicite mais que ces remarques n'abordent pas, c'est, bien entendu, notre vieil ami « la mort du sujet», la fin de l'individualité, l'éclipsé de la subjectivité dans un nouvel anonymat qui n'est pas anéantissement ou refoulement puritains mais probablement pas vraiment non plus cefluxschizophrène et cette libération nomade si souvent célébrés. Le Surréalisme sans l'Inconscient : c'est ainsi qu'on est également tenté de définir la nouvelle peinture, dans laquelle émergent les genres les plus incontrôlés de figuration avec une absence de profondeur qui n'est même pas hallucinatoire, comme l'association libre d'un sujet collectif impersonnel, sans la charge et l'investissement d'un Inconscient personnel ou de groupe: l'iconographie populaire de Chagall sans le Judaïsme ou les paysans, les dessins bâton de Klee sans son projet personnel particulier, art schizophrène sans schizophrénie, «surréalisme» sans son manifeste ou son avant-garde. Cela signifie-t-il que ce que nous appelions l'Inconscient ne fut lui-même qu'une pure illusion historique produite par certaines théories dans une certaine configuration spécifique à la situation du champ social (comprenant certains types d'objets urbains et certains types de population urbaine) ? L'important est donc de dénicher une différence historique radicale, et non de prendre parti ou de distribuer des bons points historiques.

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Dans cet esprit, il est alors frappant que, pour une grande part, la peinture néofigurative actuelle soit cet espace extraordinaire dans lequel toutes les images et les icônes de la culture se déversent et flottent, un peu au hasard, comme une obstruction du visuel, détournant avec elles tout ce qui vient du passé sous le nom de « tradition qui arrive dans le présent à temps pour être réifiée visuellement, disloquée et emportée avec le reste. C'est dans ce sens que j'associe cette peinture avec le terme déconstructif, car il s'agit d'une immense dissection analytique de toute chose, d'un coup de bistouri sur l'abcès visuel. La valeur thérapeutique de l'opération - dans le sens où Susan Sontag évoqua autrefois une sorte d'« écologie» de l'image, une diète ou une cure anticonsumériste, un traitement contre la société de l'image5 - est loin d'être évidente. Il est en tout cas difficile de discerner la fonction d'un concept tel que « la cure » en l'absence de sujet, qu'il soit individuel ou collectif. Cependant, il se dégage du meilleur de cette peinture un puissant mouvement d'interférences (nuées de courts-circuits électriques, grésillement d'une chair brûlée spéculaire ou même scopophile), comme dans le travail de David Salle. Sa catégorie archétypale (car il ne s'agit pas exactement d'une forme) semble être l'organisation vide du diptyque ou double panneau (parfois réécrit sous forme de superpositions, de surimpression de dessins et de griffonnages) où, pourtant, demeure absent le contenu qui accompagne traditionnellement un tel geste («allez, regarde un peu cette image, et ça») - authentification et dés-authentification, dévoilement ou démasquage, ponction d'un système de signe au nom d'un autre ou de la «réalité»; et, en même temps, la fin de l'idéologie, en particulier la fin de Freud et la fin de la psychanalyse, conforte l'impossibilité pour tout système herméneutique ou interprétatif de domestiquer ces juxtapositions et de les transformer en significations exploitables. Par conséquent, quand elles fonctionnent, il est difficile de distinguer entre le choc qui atteste de leur « bon fonctionnement» et cette «douceur» dont parle Bonito-Oliva, qui résulte de l'abstention de l'objet d'art de s'adresser à vous et vous harceler à des fins idéologiques, mais qui résulte aussi de sa dissolution en une «digression multidimensionnelle».

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David Salle TVWtUShakt the Bag, 1980

À cet égard, il paraît alors utile et instructif de juxtaposer cette pratique de fragmentation au sein de l'image (composition en diptyque, collage séquentiel, images découpées, qu'il vaudrait peut-être mieux qualifier de segmentation de l'écran) avec la pratique de ce que je suis tenté d'appeler les caractéristiques base-et-superstructure de David Salle et aussi, de différentes façons dans les photographies présentées ici : les images rephotographiées et recombinées de Wasow, les « iris » et les légendes explicatives de Simpson, les mots d'ordre de Larry Johnson, les expositions anatomiques multipanneaux de Cypis, les analyses littérales de Welling ; on peut même voir ainsi les diapositives de Wall, si l'on sépare la photographie réelle de la performance lumineuse ou même stéréoscopique à laquelle elle est assujettie (comme une dimension sous-jacente, plutôt que comme la surimpression ou le côte à côte, chez David Salle). Les parties et segments de ces « œuvres » ou « textes »

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ne se démystifient pas l'un l'autre, suis-je tenté de dire (même si l'art de Simpson s'en rapproche le plus, et que les composantes «féministes» de Cypis - c'est-à-dire les morceaux de corps féminins - obligent à un certain effort de lecture radicale). Mais mieux vaut peut-être aborder cette question par le bais de la perception : on nous dit, par exemple, que la perception photographique dépend pour une large part de l'identification en tant que telle, d'un effort préalable pour reconnaître la chose, du moins de façon générique, ce qui nous permet après d'explorer ce qui est inattendu dans la prise de vue ou le cliché particulier de cette chose. Une certaine reconnaissance préalable, une nomenclature ou une terminologie générale : il se peut que ces éléments aient également joué un rôle crucial dans les premiers moments de l'étude de la grande tradition de la peinture figurative jusqu'à la période moderne; mais ils semblent maintenant avoir migré dans la photographie contemporaine, qui vous demande de reconnaître et identifier les éléments stylistiques, dont l'identification individuelle mène alors à une séparation absolue d'avec les autres éléments ; d'où la coexistence et le conflit de ces «substances sémiotiques». A mon sens, la segmentation de la photographie contemporaine ne fonctionne pas nécessairement selon le mode « déconstructif» des peintres, mais pourrait présenter les signes de nouvelles structures pour lesquelles nous manquons jusqu'à présent de catégories historiques et formelles correctes. On peut constater un changement d'atmosphère entre les années soixante et quatre-vingt, par exemple, si l'on réfléchit à ce que J.G. Ballard (dans La Foire aux atrocités) aurait pu appeler les paysages spinaux des photographies d'Olivier Wasow. Ce qui est absent chez Wasow, c'est, en effet, l'arrière-plan de violence et de douleur des années soixante, quand le Viêtnam et le Congo rejoignent Hiroshima sous forme de carambolages de voitures, sur fond d'un paysage lunaire de tours d'habitation délabrées et d'autoroutes défoncées. Cependant, les strates de la vision ont d'étranges ressemblances avec celles évoquées par Ballard dans le «paragraphe» suivant, intitulé « The Persistence ofMemory» (« Persistance de la mémoire») :

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«Une plage vide au sable vitrifié. Ici, le temps des horloges n'a plus de sens. Même l'embryon, symbole de la croissance secrète et du possible, a perdu sa substance, n'est plus qu'un objet mou et vide. Ces images sont les résidus d'un moment du temps resurgi dans la mémoire. Pour Talbot, les éléments les plus inquiétants sont les sections rectilignes de la plage et de la mer. Le déplacement de ces deux images à travers le temps et leur mariage avec son propre continuum les avaient fondues en structures rigides et inébranlables de sa conscience. Plus tard, marchant sur la ttavée, il eut la révélation que les formes rectilignes de sa réalité consciente étaient en b i t les trajectoires distordues d'un quelconque avenir calme et harmonieux 6 . »

Il faut certainement rapprocher ce titre de la doctrine (apparemment pseudoscientifique) de la « persistance de la vision » ; ou persistance rétinienne, qui a joué un rôle si grand et si emblématique dans la théorie cinématographique, le chevauchement d'images fixes rémanentes sur la rétine générant l'illusion de continuité. Ballard projette maintenant ce chevauchement dans notre expérience du monde et de ses multiples réalités, dont les discontinuités réapparaissent aux moments de crise et de dépression individuelles et collectives - se séparant dans les bandes superposées de la plage et de la mer. Les dispositifs de détresse et de trauma, l'instrumentation opérationnelle du désastre social et historique semblent absents des radiographies de Wasow (à moins que, pour cette plus jeune génération, ils ne soient si profondément intériorisés que l'affect de Ballard ne soit plus décelable). Toutefois, Ballard ici (fait unique dans son oeuvre, je crois) évoque aussi cette «ère de repos» utopique (William Morris), cet « avenir calme et harmonieux » dont les inimaginables messages et signaux pénètrent notre écosystème postatomique dévasté et rendent sensible leur absente présence par la forme vide de volumes striés, niveaux, bandes superposées de substances absentes aussi distinctes que les couleurs primaires, les éléments primordiaux des présocratiques, ou quelque rêve régressif des simplicités ultimes de l'état de nature. Au moment culminant de The Voices ofTime (Les Voix du temps), les composantes spatiales de l'univers parlent au protagoniste, mais elles parlent dans les différents langages et émissions de divers degrés d'entropie.

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« Powers ressentit soudain le poids massif de l'escarpement s'élever dans le ciel comme une falaise de craie lumineuse [...] Non seulement il voyait l'escarpement, mais il avait conscience de son âge fabuleux [...] Les crêtes déchiquetées [...] tout cela lui apportait une image distincte, un millier de voix qui, à l'unisson, lui contaient la totalité du temps écoulé dans la vie de l'à-pic. [...] Powers avait ralenti et détourné le regard de la falaise. C'est alors qu'il ressentit une seconde vague de temps balayer la première. L'image était plus vaste mais d'une moins immense perspective, elle irradiait du large disque du lac salé... [...] Fermant les yeux un instant, Powers se laissa aller en anière et guida la voiture dans l'intervalle entre les deux fronts du temps, cependant que les images s'approfondissaient et se renforçaient dans son esprit 7 .»

S'ajoutent enfin les voix de l'espace galactique. Toutes convergent finalement sur la cible ultime, le corps de Powers au centre de son mandata. Les rassurants fantasmes d'extinction de Ballard à ses débuts, qui ne semblent plus possibles avec les cataclysmes mondiaux des années soixante, troquent paradoxalement les formules d'entropie et le passé géologique contre la reconnaissance fragile d'un avenir et d'une utopie hors de portée, d'autant plus puissante qu'est toxique l'atmosphère qu'elle doit pénétrer. Avec Wasow, nous nous trouvons maintenant dans les années quatre-vingt, et les couleurs sombres et hallucinatoires de ses bandes spinales utopiques ont un peu de cette conflagration tranquille et surnaturelle des couchers de soleil sur Santa Monica dont les effets optiques ne sont dus, nous explique-t-on, qu'à l'extrême densité de la pollution chimique dans l'atmosphère. À mon sens, c'est précisément au moyen de cette différenciation interne (bandes dans l'image entrant en résonance) que s'assure la vocation utopique de la nouvelle photographie. Les plaisirs traditionnels de la photographie comprennent, outre le brillant glacé de l'objet et la présence incorporée de la machine en tant que telle, une référentialité que la peinture a traditionnellement cherchée à abolir. Comme dans la dialectique du nom8, qui se sépare de son objet et reste alors sur l'autre rive, la photographie dramatise toujours son indépendance comme reproduction par rapport à l'objet dont il était impossible à distinguer, « indistingable ». Nous avons cependant observé dans la peinture contemporaine que, dans la mesure

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où la société moderne devient «acculturée» et où la réalité sociale endosse une forme plus spécifiquement culturelle (stéréotypes, images collectives, et assimilés), la peinture postmoderne retrouve une sorte de référence et réinvente le «réfèrent»sous la forme, précisément, de ces fantasmes culturels collectifs. La photographie dans sa version contemporaine et même postmoderne, semble donc avoir évolué dans la direction opposée, renonçant à la référence comme telle afin d'élaborer une vision autonome, sans équivalent externe. La différentiation interne est maintenant la marque et le moment d'un déplacement décisif dans lequel l'ancienne relation de l'image au réfèrent est supplantée par une relation interne ou intériorisée (où, par conséquent, aucune des « bandes » des images de Wasow n'a de priorité référentielle sur les autres). Plus psychologiquement parlant, l'attention du spectateur est maintenant engagée par une opposition différentielle au sein de l'image elle-même, de telle sorte qu'il ne lui reste que peu d'énergie pour se concentrer sur cette ancienne opération de « ressemblance » et de « rapprochement », qui compare l'image à une chose extérieure putative. Paradoxalement, c'est précisément cette attention à cet «extérieur» - mais un extérieur qui pénètre dans la conscience sous la forme des réalités externes, des fantasmes collectifs et des matériaux de l'Industrie Culturelle - qui détermine le caractère original d'une peinture postmoderne comme celle de Salle. Que cette nouvelle photographie utopique aille connaître le sort d'un type expérimental plus ancien de photographie d'art (abstractions, agrandissement de gouttes de lait devenues méconnaissables, truquages de toutes sortes) - dont Barthes n'est pas le seul à répugner à l'esthétique - cela reste à voir. Ce qui va à l'encontre de cette assimilation, entre autres choses, c'est la véritable modification de notre conception de ce que sont l'art et la culture : en effet, parmi les messages désormais intolérables émis par l'ancienne photographie d'artfiguraitcette prétention à être de l'«art» (plutôt que du photojournalisme), une prétention que ces nouvelles images ne paraissent pas avoir besoin de défendre ou d'énoncer. Qu'un tel

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utopisme soit une idéologie - y compris une idéologie esthétique - cela semble assez clair ; mais cette reconnaissance semble présenter assez peu de dangers à une époque où nous avons pour le moins convenu que tout est idéologie, ou mieux encore, qu'il n'y a rien en dehors de l'idéologie. Cependant, à notre époque où les prétentions de la politique officielle semblent extraordinairement affaiblies et où la prise de position politique à l'ancienne manière semble inspirer un embarras généralisé, il faudrait aussi remarquer qu'on trouve aujourd'hui partout - et pas moins parmi les artistes et les écrivains - quelque chose comme un «parti de l'Utopie» non reconnu : un parti souterrain dont l'effectif est difficile à déterminer, dont le programme reste non-communiqué et peut-être même informulé et dont l'existence est inconnue de la généralité des citoyens et des autorités, mais dont les membres semblent se reconnaître entre eux par de secrets signes maçonniques. On a même l'impression que quelques-uns des artistes exposés ici pourraient figurer parmi ses adhérents.

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Immanence et nominalisme dans le discours théorique postmoderne

Partie 1 : Immanence et New Historicism Peu d'ouvrages récents de la critique américaine manifestent le brio interprétatif et l'énergie intellectuelle de Walter Benn Michaels dans The Gold Standard and the Logic of Naturalism1. En effet, ce livre se révèle exemplaire, à sa manière toute particulière, de cette nouveauté appelée le New Historicism, objet de tant de fascination pour nos polémistes actuels; il traite par ailleurs d'une période dont les tendances formelles - en particulier le naturalisme - ont toujours posé des problèmes singuliers à l'histoire littéraire, et se mesurent à des écrivains sans pareil - Norris surtout - qui se sont avérés exceptionnellement résistants à la classification et à l'évaluation. Cet ouvrage semble aussi destiné à «illustrer» Against Theory2, autre texte théorique provoquant et controversé de Michaels lui-même (avec Stephen Knapp), en montrant ce qu'il reste possible de faire quand la « théorie » est abandonnée. En outre, il apporte de stimulantes interventions sur ce qui est peut-être actuellement le médium artistique le plus excitant (dans le postmodernisme) grâce à une certaine sensibilité à la problématique de la photographie ; parallèlement, l'intérêt porté aux questions du romanesque et du réalisme (ainsi que du moderne), jointes au problème central du naturalisme soulevé plus haut, remet à l'ordre du jour le genre et la périodisation de manière aussi opportune que fructueuse. Enfin, ce livre affiche des positions politiques fortes (et choquantes pour certains), qui entretiennent avec la critique littéraire un rapport à première vue obscur. N'importe lequel de ces sujets mériterait en lui-même une plus grande attention ; rassemblés dans le recueil de Michaels (mais je soutiendrai que c'est plus que ça), ils offrent une occasion insigne de prendre la température de la critique et de la théorie contemporaines (ou postcontemporaine).

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Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

La «Théorie», dans l'essai programmatique de Michaels-Knapp, s'avère constituer une catégorie restreinte, aux limites rassurantes, qui fait curieusement l'impasse sur la masse désormais volumineuse de ces matériaux venus du vieux continent qui ont, pour beaucoup d'entre nous, été associés à ce mot ces vingt dernières années. Pour des «théoriciens» non américains et de sensibilité européenne, le cadre de référence de cet essai paraîtra sûrement singulièrement angloaméricain, et semblera constituer un retour à ces préoccupations de Département d'anglais (quelle est la validité de la lecture de ce poème ou de ce passage canonique ?) que, nous autres, cherchions à fuir et dont le remplacement par la «théorie» (dans son sens structural ou post-structural, dans son sens allemand ou dialectique) représenta pour nous un soulagement, la promesse de nouveaux problèmes et de nouveaux centres d'intérêts. Gadamer figure naturellement ici, mais comme rival de Hirsch ; Derrida n'apparaît pas là que pour ses relations avec les États-Unis mais, avant tout, pour l'intensité de sa polémique avec Searle, comme si le fait d'avoir de solides ennemis anglo-américains était maintenant une condition de la naturalisation. Or je soutiendrai plus loin que les grands thèmes et problèmes continentaux refont surface dans The Gold Standard, et que la logique du raisonnement de Michaels l'amène à les redécouvrir et à les réinventer, à mon avis, c'est le caractère le plus extraordinaire et admirable de ce livre, le fait qu'il donne à voir un processus de découverte philosophique se déployant devant nos yeux et que Michaels se soit si entièrement abandonné à la logique de son contenu et à la dynamique interne de ses objets que les grands problèmes apparaissent, pour ainsi dire, de leur propre mouvement, et non cités à comparaître depuis l'extérieur en vertu de tel ou tel courant, mot d'ordre ou slogan théorique actuel. Peut-être est-ce là le grand moment de vérité du programme, par ailleurs provoquant, de Against Theory: qu'avec une combinaison adéquate de vigilance et de réceptivité, on puisse espérer que les problèmes se posent d'eux-mêmes par des voies nous permettant de contourner les réifications du discours théorique actuel. Ce n'est cependant pas ce que cet essai «visait» ou «entendait» par le mot « théorie», et que l'on peut maintenant résumer avec toute la concision

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de ses auteurs comme «la tendance à générer des problèmes théoriques en séparant des termes qui sont en lait inséparablesr>[AT\2]. Cette tendance, ils la décèlent et situent dans deux sortes d'erreurs privilégiées: la séparation entre «l'intention de l'auteur et la signification des textes» [ATM], et une pathologie plus large ou plus «épistémologique» où la «connaissance» est séparée des « croyances », générant l'idée que nous pouvons en quelque sorte «nous extraire de nos croyances » [ATT7], de sorte que «théorie» devient alors « le nom pour désigner tous les moyens par lesquels on a tenté de s'extraire de la pratique afin de la gouverner de l'extérieur» [AT5Q], Ces deux thèmes vont encore revenir, et il est tenant de suggérer qu'une terminologie ou un code différents les sépareraient en questions relatives au sujet, d'une pan, et à l'idéologie, d'autre pan, avant de les réunir à nouveau. C'est un débat qu'il serait prématuré d'interrompre en soulevant l'objection facile que la thèse de Michaels-Knapp fait l'impasse sur le problème le plus intéressant que présentent les objectifs de sa controverse : pourquoi la méprise ou l'erreur (pour utiliser leurs propres termes) qu'il y a à «séparer des termes qui sont en fait inséparables » est-elle si persistante, et pourquoi tant de gens continuent-ils de la faire, ou, pour commencer, la font? Méprises et erreurs sont sans doute des questions de personnes, le résultat d'une bêtise ou d'une confusion intellectuelle: mais cette question prend maintenant les proportions d'un mystère historique face auquel la première réponse adaptée est la réaction caractéristique de Michaels, d'un bout à l'autre de The Gold Standard, à savoir que de telles pensées sont «curieuses» ou «bizarres». Et c'est en fin de compte pourquoi peu de lecteurs ont pu prendre au sérieux le réconfort plutôt inquiétant (emprunté à Stanley Fish) qui assurait qu'arrêter de faire de la théorie n'aurait absolument aucune conséquence (pratique) : ce n'est pas que ces lecteurs puissent opposer une image claire des conséquences en question, mais c'est plutôt que nous avons la très forte impression qu'on nous dit d'arrêter de faire quelque chose et que de nouveaux tabous, dont nous ne pouvons pas bien saisir les motivations, sont érigés avec une énergie et une conviction passionnées. Il y a ainsi quelque chose de «bizarre» dans ce nouveau tabou qui pèse sur la « théorie ».

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Immanence et nomlnallsme dans le discours théorique postmodeme

L'un des silences les plus fascinants et énigmatiques de cette proposition a trait au statut que la philosophie aura après la fin de la « théorie » ; on peut utilement reformuler cette «fin» en termes philosophiques comme une reprise de la vieille tension entre « immanence » et « transcendance ». Dans le domaine de la critique littéraire, les New Critics s'emparèrent de ce problème avec éloquence et de manière fructueuse, optant pour cette primauté bien connue de l'immanence textuelle qu'aujourd'hui, avec le recul, nous rejetons parfois sous le raccourci deformalisme.« Intrinsèque » et « extrinsèque » furent leurs mots pour parler d'immanence et de transcendance : les formes de transcendance théorique qu'ils cherchèrent à repousser furent l'information historique et biographique extrinsèque, mais aussi les opinions politiques, les généralisations sociologiques et les préoccupations « freudiennes » : le «vieil» historicisme, plus Marx et Freud. L'énoncer de cette façon, c'est se rendre compte que la New Criticism ne rencontra que très peu de « théories » sur son chemin durant son ascension triomphale (depuis les années trente, marxistes, jusqu'à la canonisation académique des années cinquante). Le climat intellectuel resta relativement préservé de la pollution de cette prolifération théorique qui explosa pour de bon les années suivantes, même si les départements de philosophie devaient déjà sentir les premiers frémissements des grands vents déchaînés par l'existentialisme. Seuls un communisme démodé et une psychanalyse surannée se détachaient sur le paysage agraire comme d'immenses et immondes corps étrangers, l'Histoire elle-même (tout aussi surannée en ce temps là) étant très efficacement consignée dans la poubelle poussiéreuse de l'«érudition», à cette époque, l'immanence voulait dire faire de la poésie, et en lire aussi, chose bien plus excitante alors que toute théorie. En formulant le problème ainsi, on se rend compte que la critique et la théorie font aujourd'hui face à une situation complètement différente aux États-Unis. Lorsque la prolifération de ce que je pourrais appeler les théories «nommées» (named) est si intense, à la fois par son nombre et son rythme de renouvellement, comme pour saturer infiniment l'atmosphère culturelle et intellectuelle et rendre vain le séparatisme New Criticalde l'« intrinsèque »,

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ce séparatisme, de quelque manière qu'il soit conçu, devient alors une simple théorie «nommée» de plus. Et, quant aux deux théories précédemment citées, la pluralité des marxismes aujourd'hui, comme la pluralité des écoles psychanalytiques, semblent les rendre moins menaçantes, ou, du moins, moins manifestement « extrinsèques ». Par conséquent, on peut s'attendre à ce que la « résistance à la théorie», telle que l'appelait Paul de Man (visant, bien sûr, simplement sa propre « théorie»), prenne des formes complexes, au second degré, qui ne sont qu'apparemment comparables aux anciennes résistances. Même le slogan du « retour à l'Histoire» (si c'est vraiment ainsi qu'il fout définir le New Historicism) est trompeur dans la mesure où l'«histoire» n'est pas aujourd'hui l'opposé de la «théorie», mais représente plutôt une pluralité foisonnante de « théories » historiques et historiographiques variées (école des Annales, métahistoire, psychohistoire, histoire thompsonnienne, etc., etc,.). Mais le mot «pluralisme» est lui-même une manière plutôt « extrinsèque » de décrire la situation intellectuelle actuelle. Le premier problème, pratiquement, que nous rencontrons pour circonscrire le New Historicism et raconter l'histoire de son émergence concerne ce nom lui-même, qui présuppose l'existence d'une «école» ou d'un « mouvement » (ou d'une « théorie » ou d'une « méthode »), alors qu'en vérité, comme j'essaierai de le montrer dans un moment, ce qui semble caractériser ses différents participants, c'est davantage une pratique partagée d'écriture, plus que n'importe quel contenu ou conviction idéologique. Peut-être cela joue-t-il un rôle dans les sentiments mitigés qu'ils entretiennent à l'égard d'une étiquette, qui, quelle que soit la façon dont elle prit naissance chez eux, leur revient maintenant de l'extérieur comme une sorte d'accusation. Peu de mouvements intellectuels récents (si nous pouvons toujours utiliser librement ce mot) ont vraiment généré autant de passion et d'opposition que celui-là (à l'exception de la déconstruction), et celà autant à Droite qu'à Gauche. En fait, s'il y a un intérêt à définir constitutivement le moment postmoderne comme celui où les avant-gardes et les mouvements collectifs traditionnels deviennent impossibles, c'est qu'il semble alors possible

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qu'entrent en jeu des formes de ressentiment dans la dénonciation de ce qui s'apparente à un mouvement collectif de cet ancien type (ou qui du moins est accusé de se faire passer pour un tel mouvement, ou pour son simulacre). Cette curieuse situation soulève au moins à nouveau la question de ce qu'était un authentique mouvement d'avant-garde, au moment même où son impossibilité structurale est affirmée. Cela explique aussi en partie le malaise de ceux que l'on considère comme les New Historicists; et qui sentent, non sans quelque raison, qu'on a fait de leurs livres des illustrations de quelque vague idée générale, ou en «isme» quelconque, dont on leur fait ensuite reproche. En fait, dans ce qui suit, nous nous rendrons précisément coupables de cela, et nous lirons parfois The Gold Standard comme une illustration, pour le meilleur ou pour le pire, de la méthode du New Historicism. Mais ce dilemme est inévitable, comme le montra jadis Sartre: une composante cruciale de ma situation particulière en tant qu'individu unique est toujours la catégorie générale à laquelle les autres me condamnent et avec laquelle je dois par conséquent m'arranger (Sartre disait assumer) comme je l'entends (comportement de honte, de fierté, d'évitement) mais dont je ne peux espérer me débarrasser sous prétexte que je suis quelqu'un de spécial. Il en va pour les New Historicists comme pour d'autres cibles de « discrimination » : un New Historicist, comme aurait pu dire Sartre, est quelqu'un que les autres considèrent comme un New Historicist. Dans notre autre terminologie, cela signifie en fait que l'immanence individuelle est ici en tension avec une certaine transcendance, sous la forme d'étiquettes et d'identités en apparence externes et collectives. La forme théorique du «déni», cependant, consiste à soutenir que la dimension transcendante n'existe pas en premier lieu parce qu'elle n'est pas empiriquement donnée et n'a aucun statut ontologique ou conceptuel réel : personne n'a jamais vu ces collectifs, ni n'en a fait l'expérience directement, et les «ismes» qui leur correspondent semblent impliquer les stéréotypes les plus pauvres et la pensée généralisante la plus vague. Il s'ensuit, pour ne prendre que les exemples les plus spectaculaires de ce déni du transcendant, que les classes sociales n'existent pas, ou que, dans l'histoire littéraire, des

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concepts comme le «modernisme» ne sont que de vulgaires substituts de cette expérience très différente et qualitativement discriminée qu'est la lecture d'un texte individuel (qu'il n'y a même plus le moindre intérêt à définir comme «moderniste» d'une quelconque manière). La pensée et la culture contemporaines sont en ce sens profondément nominalistes (pour étendre le diagnostic d'Adorno sur les tendances de l'art moderne), le postmodernisme l'étant plus complètement que tout ce qui l'a précédé. Mais la contradiction entre immanence et transcendance demeure à l'identique, quelle que soit la façon dont le Zeitgeist décide de la traiter, et il le fait et se trouve même exacerbé par les forces extraordinairement systématisantes et unifiantes du capitalisme tardif, suffisamment omniprésentes au point d'être invisibles, si bien que leur opération transcendante ne semble pas poser le problème intellectuel de la transcendance de manière aussi tangible et spectaculaire que ce fut le cas dans les stades précédents, lorsque le capital était moins complet et plus discontinu. Il est par conséquent aussi inapproprié qu'inévitable de lire The Gold Standard comme un spécimen caractéristique de New Historicism, opération qui nous impose maintenant de développer ou dégager un stéréotype utile de ce «mouvement». Je crois que ce n'est possible qu'en racontant une histoire (nous avions ceci, et maintenant nous avons ceci) ; et c'est une histoire que je propose de raconter à travers les changements provoqués par l'introduction du concept de «texte». Ces changements ne surviennent pas au départ dans le domaine littéraire, mais ils reviennent à lui, plus tard, à partir d'un «extérieur» modifié par l'idée de textualité, qui semble désormais réorganiser les objets des autres disciplines et rendre possible de les traiter de manière nouvelle, des manières qui mettent en suspens la difficile notion d'«objectivité». C'est ainsi que le pouvoir politique devient un « texte » susceptible d'être lu ; la vie quotidienne devient un texte que l'on peut activer et déchiffrer en se promenant ou en faisant ses courses ; les biens de consommation se dévoilent comme système textuel, ainsi que comme quantité d'autres «systèmes» imaginables (le star system, le système des genres du cinéma hollywoodien, etc.) ; la guerre devient un texte lisible,

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immanence ex nominaiisme aans le discours tneonque posimoaeme

comme la ville et l'urbain; et enfin, le corps lui-même s'avère être un palimpseste dont les élancements de douleur et les symptômes, les élans profonds et l'appareil sensoriel, peuvent être lus tout aussi bien que n'importe quel autre texte. Que cette reconstruction des objets d'étude de base ait été bienvenue et nous ait libérés de toute une série de faux problèmes, personne ne peut en douter; qu'elle ait amené avec elle de nouveaux faux problèmes à pan entière, personne ne pouvait manquer de le prévoir. L'intéressant pour nous, ici, ce sont les dilemmes formels que cette conception de la textualité commence à poser à l'exposition (ou Darstellung, pour utiliser le terme classique qui inclut la pure «représentation», mais vise une chose un peu plus fondamentale). Ces dilemmes ne surgissent pas dans le cadre d'une discipline homogène particulière, dans laquelle, par exemple, le pouvoir est lu comme un texte sans qu'y interfèrent des matériaux d'un autre genre. Mais là où il y a une juxtaposition de plusieurs types de matériaux ou d'objets, se présente un problème représentationnel qu'une «théorie» (qui parfois ressemble à une « méthode ») n'est pas à même de résoudre. Ainsi, au sein de la vaste gamme d'intérêts de Lévi-Strauss, nombre d'objets d'étude hétérogènes brandissent leurs revendications discordantes ; le système de parenté avant tout, mais aussi la «structure sociale» au sens plus étroit d'organisations dualistes ou ternaires, et enfin, la culture, que ce soit sous la forme du «style» visuel d'une société tribale donnée ou dans ses histoires orales. La famille, les classes, la vie quotidienne, le visuel et le récit : chacun de ces « textes » présente des problèmes spécifiques, qui, pourtant, se combinent en problèmes d'un type qualitativement plus relevé lorsque nous essayons de les lire accolés et de les incorporer dans un discours unique relativement unifié. Lévi-Strauss, anticipant la pensée sociale postmoderne, se soustrait à l'établissement d'une entité totalisante fictive telle que la Société elle-même, sous laquelle des entités plus locales et hétérogènes du type déjà cité se trouveraient organiquement et hiérarchiquement ordonnées. Mais il n'y parvient qu'en inventant une autre sorte d'entité fictive (ou transcendante) en fonction de laquelle les différents «textes» indépendants de parenté, d'organisation

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villageoise et de forme visuelle peuvent se lire comme étant en quelque sorte «le même», identique, la même chose: c'est la méthode de l'homologie. Aussi distincts soient-ils les uns des autres, ces divers «textes» locaux et concrets peuvent néanmoins être lus comme homologues les uns avec les autres dans le sens où nous dégageons une structure abstraite qui semble être à l'œuvre chez chacun d'entre eux, conformément à leur propre dynamique interne particulière. En principe, la « théorie » de la structure, qui justifie la pratique de l'homologie comme méthode, permet donc d'éviter l'établissement de priorités ontologiques. La structure de parenté n'est alors, du moins en principe, pas plus fondamentale ou prééminente sur le plan causal que l'organisation spatiale du village (même si en fait, le glissement semble ici inévitable, et Lévi-Strauss paraît fréquemment sous-entendre de tels priorités et niveaux «plus profonds»). Mais pour garantir cette indifférence, cette non-hiérarchie des différents sous-systèmes, une catégorie externe est nécessaire, et c'est celle de la « structure » elle-même. À mon sens, il faut attribuer l'influence du structuralisme (et l'extraordinaire richesse des nouvelles analyses auxquelles il ouvrit la voie) plutôt à la possibilité de faire des homologies qu'au prétexte opérationnel - le concept de structure - qui constituait son présupposé philosophique et sa fiction (ou son idéologie) opératoire. En même temps, on doit dire que la notion d'homologie s'est rapidement avérée embarrassante et se révéla être une idée aussi sommaire et vulgaire que fut jamais celle de « base et superstructure », une excuse pour les formulations générales les plus vagues et pour les affirmations les moins éclairantes d'«identité» entre entités de grandeurs totalement distinctes et aux propriétés complètement différentes. En effet, avec quelques modifications (dont nous discuterons plus tard les implications), on pourrait faire appel à la critique de la « théorie » de Michaels pour mettre en cause cette théorie-là: à partir d'une entité concrète, ou d'un «texte» concret (phénomènes de parenté, par exemple, ou l'emplacement d'un village), on a extrait ou séparé une sorte d'« intention » - la structure sous-jacente - , si bien que le texte concret semble désormais constituer l'expression ou la réalisation de cette intention formulée indépendamment.

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La solution, cependant, ne résidera évidemment pas dans une régression aux styles des anciennes disciplines pré-textuelles, autrement dit, dans un retour à des débats séparés et spécialisés sur tous ces matériaux ou «textes» hétérogènes. Le progrès discursif marqué par le « moment structuraliste», ou par la « théorie » de la structure qui autorisait la pratique de l'homologie, fut l'élargissement de l'objet et la possibilité d'établir toute une série de relations nouvelles entre des matériaux de diverses sortes. Ce n'est pas chose à abandonner maintenant, quelle que s'avère être la position de chacun sur cette composante «théorique». Autrement dit, l'ambiguïté du manifeste de Michaels-Knapp réside dans la possibilité de le lire comme un appel au retour à une procédure /w-théorique ; alors que, dans la pratique du New Historicism, il se révèle également dégager tout un ensemble d'opérations jOwf-théoriques, qui conservent la conquête discursive d'une palette de matériaux hétérogènes tout en abandonnant tranquillement la composante théorique qui justifiait autrefois cet élargissement et en laissant de côté les interprétations transcendantales qui semblaient autrefois constituer au premier chef l'objecdf et la finalité mêmes des homologies. Nous définirons par conséquent le New Historicism comme un retour à l'immanence et à une prolongation des procédures d'«homologie» qui se soustrait à la théorie de l'homologie et abandonne le concept de «structure». C'est aussi une esthétique (ou une convention d'écriture, ou un mode de Darstellung) dans laquelle une règle formelle parait comme jeter un interdit ou un tabou sur le débat théorique et sur la prise de distance interprétative par rapport au matériau, sur l'établissement d'un bilan provisoire et la récapitulation des «points» déjà acquis. L'élégance consiste ici à établir des ponts entre les différentes analyses concrètes, à composer des transitions ou des modulations suffisamment inventives pour prévenir les questionnements théoriques ou interprétatifs. Pendant ces moments de transition cruciaux, il faut maintenir l'immanence, la suppression de la distance, de manière à garder l'esprit engagé dans le détail et l'immédiateté. De là, dans les plus réussis de ces artéfacts, ce sentiment de saisissement et d'admiration pour le brio de la performance, et néanmoins de confusion à la conclusion de

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l'essai, dont on a l'impression de ressortir les mains vides - sans idées ni interprétations à emporter avec nous. Dans cette perspective, Renaissance Self-Fashioning de Stephen Greenblatt, l'ouvrage inaugural du New Historicism, apparaît, avec le recul, comme l'une de ces découvertes scientifiques classiques et paradigmatiques, fruit d'un heureux accident survenu au cours d'une tentative pour résoudre un faux problème (platonisme de Kepler ou de Galilée). Cet ouvrage, comme l'indique son titre, semble avoir eu comme point de départ, comme cadre, une conception plutôt surannée du «soi» et de l'«identité» - très spécifiquement, celle des idéologies et valeurs modernistes - qui se retrouve à l'issue du travail complètement démantelée et discréditée, bien que ce résultat ne soit jamais théorisé et que ses implications théoriques ne soient jamais tirées. Il y a ici une remarquable combinaison de sophistication interprétative, d'intense intellection et d'énergie théorique, avec une exclusion de la conscience de soi, ou réflexivité de type classique, qui sera ensuite caractéristique des productions les plus réussies du New Historicism. Ce fut, bien sûr, le matériau spécifique de Greenblatt dont la logique interne détermina la déconstruction du cadre idéologique : des «soi» capables de modifier leurs formes si efficacement qu'ils mettent en question, en fin de compte, l'idée même du « soi ». Mais il ne semble pas que ce soit la thématique affichée de l'ouvrage qui ait eu le plus d'influence ; c'est plutôt la façon dont l'approfondissement du thème affiché crée un axe entre la théologie et l'impérialisme, un axe sur lequel s'inscrit un matériau documentaire qui va de l'institution de la confession ou des éditions anglaises de la Bible de Tyndale jusqu'aux descriptions des effroyables atrocités commises en Irlande ou aux Bahamas. Une association thématique initialement définie comme le « soi » et appréhendée avec toute la sophistication analytique de la psychanalyse n'est pas écartée, mais refaçonnée et, pour ainsi dire, transcodée : « Dans tous mes textes et documents, il n'y avait, aussi loin que je puisse voir, aucun moment de subjectivité pure et sans entraves ; en fait, le sujet humain se mit à apparaître comme remarquablement non libre, comme un produit idéologique des

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relations de pouvoir dans une société particulière3. » Mais cette version nouvelle et rétroactive du leitmotiv thématique, qui semble, pour finir, maintenant nommer* Pouvoir» l'homologie ou la structure, m'apparaît elle-même un peu comme une «motivation du procédé», une entité invoquée après coup pour rationaliser la pratique du collage ou du montage de matériaux multiples. Le « Pouvoir» n'est pas ici un concept interprétatif, ni un objet théorique « transcendantal » sur lequel fonctionnerait le texte et qu'il chercherait à produire, mais plutôt un réconfort qui garantit son immanence et autorise le lecteur à se poser et à focaliser son attention sur le détail sans culpabilité ni gêne. C'est du moins ce qui se passe quand on lit Renaissance Self-Fashioning comme un paradigme des procédures du New Historicism; c'est-à-dire, comme la démonstration d'une « méthode » (ou discours) susceptible d'être appliquée ailleurs (dans la période victorienne ou, comme dans le cas présent, dans le moment du naturalisme américain). Car il faut ajouter que ce livre est structuralement ambigu. Si on le lit comme une contribution au savoir sur la Renaissance, il en ressort une chose plutôt différente de ce que j'ai décrit ci-dessus, à savoir, une proposition historique et l'ébauche timide d'une narration historique dans laquelle une apparence de subjectivité ou d'intériorité semble émerger au moment de Tyndale et More (mais seulement une apparence, qui oscille entre la sécurité des deux institutions), se sécularise chez Wyatt et est, ensuite, emportée dans la fictionalité et l'apparat spectaculaire d'une nouvelle sorte de non-sujet, dans la période élisabéthaine avec Marlowe et Shakespeare. Ici aussi, on ne fait appel à la catégorie du sujet que pour la « déconstruire » : mais les rudiments d'une interprétation historique transcendantale, susceptibles d'être utilisés et discutés très différemment, subsistent. La préfiguration de leur abandon final dans le New Historicism se voit ici dans la relative troncation du segment historique, ce qui fait qu'il est difficile de savoir si c'est une tendance plus large qui est identifée ou seulement une transformation locale point-à-point. Il faut prendre acte, pour l'écarter, d'une autre façon d'envisager l'immanence du New Historicism, qui en ferait le simple reflet du malaise

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de l'historien face aux généralisations théoriques (en général, de type sociologique ou protosociologique, dans la mesure où c'est le plus souvent la tension entre histoire et sociologie qui est en cause dans cette situation). Il y a un certain air de famille avec le New Historicism dans la répugnance éminemment théorique à « théoriser » que manifestent les procédures des historiens des Annales, de Ginsburg, ou même de l'un des ressorts de l'attaque de Thompson contre Althusser. Quant à l'autre courant disciplinaire associé, l'anthropologie « narrative », ses figures de proue (Geertz, Turner, etc.) sont explicitement évoquées par Greenblatt dans son premier livre, bien qu'il n'ait pas eu connaissance, à cette époque, de la codification de ce courant par George Marcus et James Clifford, ce qui est certainement bien plus étroitement lié au New Historicism lui-même, un peu comme une sorte de réaction productive à son apparition. Cependant, en ce qui concerne les historiens, il vaudrait mieux traiter de cette ressemblance en termes de surdétermination : ce qui revient à dire que la parenté idéologique entre eux et le New Historicism ajoute une certaine résonance à sa réception, son évaluation et son prestige comme nouveau mouvement, mais ne contribue pas réellement à expliquer la signification et de la fonction de ce nouveau phénomène historique dans le contexte actuel de la critique littéraire et de la théorie. Nous allons par conséquent formuler le discours du New Historicism comme un « montage d'attractions historiques » (pour adapter la célèbre phrase de Eisenstein) dans lequel une énergie théorique extrême n'est capturée et déployée que pour être refoulée par une valorisation de l'immanence et du nominalisme qui peut prendre l'aspect soit d'un retour à la «chose elle-même», soit d'une «résistance à la théorie». C'est sous une forme ramassée que ces montages élaborés fonctionnent de façon plus frappante et on peut en voir les effets stupéfiants dans deux essais aussi différents que Invisible Bullets de Greenblatt et The Bio-economics of Our Mutual Friend de Catherine Gallagher. Dans l'essai de Greenblatt, surveillance policière, colonie de Virginie et contrefaçon de pièces d'or sont juxtaposées avec les grammaires de la Renaissance, l'enseignement

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des langues et l'imitation des dialectes par Shakespeare. Dans l'étude de Gallagher, Malthus, thèmes de mort, mouvement hygiéniste du XIXe siècle et émergence des conceptions de la vie ou du vital sont associés, sous le signe de la Valeur, à la représentation dans le roman de Dickens de l'enlèvement des ordures et de l'évacuation des eaux usées. Il va, toutefois, être évident, d'après ce qu'on a déjà dit, que je considère les sujets ostensibles de ces essais - l'Autre et la valeur - comme des prétextes au montage en question plus que comme des « concepts » de plein droit. Et même, l'usage figuré fait au passage du langage d'Eisenstein nous rappelle cependant qu'il existe des analogies aux formes New Historicist bien au-delà des frontières des disciplines associées comme l'histoire et l'anthropologie, et que la mise en scène de ces pièces discursives en fonction de leur esthétique, de leur forme ou leur Darstellung, suggère d'ores et déjà des parallèles historiques plus généraux dont je n'en mentionnerai que deux. Comment mettre en rapport de nouvelles formes de montage cinématographique avec une pédagogie qui stimule la pensée et incite le spectateur à sortir d'une contemplation purement immanente d'images visuelles : ce n'est pas simplement le problème classique d'un Eisenstein ou d'un Brecht, mais c'est aussi l'espace plus immédiat et contemporain dans lequel les films de Godard se débattent avec cet héritage, désespérément et bien plus problématiquement. Que Godard ait des « idées » non moins théoriques que Brecht ou Eisenstein semble indéniable, des idées sur la société de consommation et la politique maoïste qu'il appartenait au cinéma de transmettre d'une manière ou d'une autre. Mais chez Godard, le statut de ces « idées » semble être devenu aussi indécidable que celles du New Historicism (le pouvoir, l'Autre, la valeur), ce qui, au minimum, laisse penser que nous avons affaire ici non à de purs choix ou penchants personnels de la part de ces auteurs individuels, mais à une situation et un dilemme historiques plus généraux pour lesquels les positions conceptuelles proprement dites (ce que nous avons appelé «transcendance» discursive) sont délégitimées et discréditées par le mouvement plus général vers l'immanence, ou vers ce qu'Adorno appelait le nominalisme. On n'est plus

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certain, par exemple, que le spectateur va réorganiser sous la forme d'un message, sans parler du bon message, les juxtapositions lourdement chargées et monitoires d'un film de Godard (une image publicitaire, un slogan imprimé, des actualitésfilmées,une interview avec un philosophe et le gatus de tel ou tel personnage). Quant à Adorno, et malgré lefaitqu'on puisse lire, par bien des côtés, La Dialectique négative comme une tentative de sa part pour traiter utilement de ce même dilemme historique de l'immanence et de la transcendance (qui, pour lui, ne peut être résolu en tant que tel), c'est avec la pratique inadmissible (pour lui) de Benjamin dans le Livre des passages qu'il perçut ce dilemme de la manière la plus vive : leur échange de lettres à ce sujet a tracé la frontière qu'Adorno n'a pas voulu pas ffanchir quand il s'est trouvé confronté à la répugnance de Benjamin à expliquer au lecteur de ses «constellations», ou montages historiques, ce qu'elles signifiaient et comment les interpréter. Dans la tradition anglo-saxonne, cette angoisse de l'immanence trouve son ascendance dans la notion d'idéogramme d'Ezra Pound et dans les dilemmes pédagogiques des Cantos. Nous avons tout intérêt à restituer au phénomène du New Historicism ce contexte historique et formel plus vaste où ses solutions (ou évasions) locales trouvent une résonance historique plus exemplaire. The Gold Standard and the Logic ofNaturalism est, bien sûr, encore un autre de ces montages, travaillant sur les doubles plans des chapitres individuels et du livre dans son ensemble. Cette démonstration étendue de la forme (ou «méthode») du New Historicism offre l'intérêt supplémentaire d'être présentée sans le soutien des « thèmes » traditionnels ou conventionnels, tels que le «soi» dans l'ouvrage pionnier de Greenblatt (même si l'allusion occasionnelle à la thématique d'«écriture», comme dans l'introduction, semble conçue pour rassurer le lecteur et luifairetrompeusement croire que nous sommes embarqués dans une entreprise plus familière). Trois rythmes distincts semblent parcourir irrégulièrement ce livre, la focalisation sur l'un d'entre eux reléguant les autres à l'arrière-plan et produisant une lecture différente. Ces rythmes sont (1) la pratique des homologies en tant que telles ou, en d'autres termes, ce « montage des

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attractions historiques» dans lequel nous avons vu le principe formel le plus distinctif du discours New Historicist; (2) les polémiques ostensiblement lancées contre les interprétations libérales ou radicales mais qui reprennent aussi en fait la « position» esquissée dans Against Theory; et (3) un récit protohistorique où se voit affirmé quelque chose sur la spécificité de cette période particulière, y compris son déclin et sa transformation imminente en autre chose - ce récit se comprend mieux en termes économiques (idéologie de l'étalon or, ou gold standard, débats sur les contrats, naissance des trusts), mais peut aussi être reconstruit en termes de mouvements ou genres littéraires (réalisme, romanesque, naturalisme), et même en termes de représentation, comme dans les remarquables pages sur la photographie et la peinture en trompe-l'œil (où trouvent aussi probablement leur place les analyses consacrées à l'écriture). L'un des intérêts de The Gold Standard, non le moindre, réside dans sa polyphonie non-planifiée, que la présence d'autres caractéristiques ou niveaux (en particulier, le second niveau ou niveau polémique), nous incite par conséquent à distinguer d'une norme New Historicist putative. Cependant, à la toute première lecture, l'attention reste toujours captivée par les homologies, étant donné l'éblouissante hétérogénéité de leur matériau brut, comprenant la médecine, les jeux d'argent, le régime foncier, le masochisme, l'esclavage, la photographie, les contrats, l'hystérie et surtout l'argent lui-même. La légitimation de l'argent et de ses projections (loi sur les trusts, marché à terme, rhétorique de l'or), en tant que sujet respectable d'une discussion par la critique littéraire, apparaît un peu comme une marque de fabrique de Michaels (exactement comme l'accent sur le récit de voyage et l'impérialisme était une marque de fabrique de Greenblatt). Ce qui est remarquable, c'est que la résonance du motif économique s'est maintenant dépouillée de toutes ses connotations marxistes (autrefois inévitables). Il n'y a pas si longtemps, le fait même d'inclure, même brièvement, au sein d'un essai littéraire ou critique l'arrière-plan économique avec l'habituel « contexte intellectuel» (science, religion, «visions du monde») avait une signification et des implications politiques, quel que soit le contenu de l'interprétation

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historique en question. Il est vrai que «l'argent» ne coïncide plus exactement avec « l'économique » en ce sens : Numismatiques de Jean-Joseph Goux faisait encore figure de « contribution » à la pensée marxiste ; les livres révolutionnaires de Marc Shell sur l'argent et le système monétaire étaient déjà beaucoup plus neutres; chez Michaels, «l'argent» est maintenant simplement un « texte » comme un autre, même si c'est une sorte de frontière ultime et de zone aride où pour la plupart, les humanistes qui n'ont pas sa résistance répugnent encore à s'aventurer. Paradoxalement, ce n'est pas dans la question du développement du capitalisme nord-américain (les monopoles) que s'investissent les enjeux politiques, mais plutôt, comme nous le verrons, dans les questions bien plus contemporaines du marché et de la consommation. (L'impérialisme, chez Greenblatt, reste une question bien plus intensément politique, mais dans une situation où s'est dégagée aujourd'hui, à côté du type marxiste; une sorte deradicalismealternatif, d'un type foucaldien et tiers-mondiste, anti-impérialiste de manière plus exclusive.) Dans The Gold Standard, l'argent apparaît dans le paysage comme élément de preuve plutôt que comme la chose elle-même. Voici un premier exposé des mécanismes qui nous permettent de passer d'un niveau à un autre (comme point de départ : le griffonnage bizarre et la « production » de marques de l'héroïne de The YeUow Wallpaper (La Séquestrée) de Charlotte Perkins Gilman) : « Dans cette perspective, la femme hystérique incarne non seulement la primauté économique du travail mais aussi le lien entre la primauté économique du travail et le problème philosophique de l'identité personnelle. La question économique - Comment est-ce que je me produis moi-même ? - et la question thérapeutique - Comment est-ce que je me positionne moi-même ? - trouvent leur parallèle dans la question (pistémologique, Comment est-ce que je me connais moi-même? - ou plus spécifiquement, comme le dit James, Comment est-ce que je sais aujourd'hui que "je suis le même moi que j'étais hier" ? Que "vise" la "conscience" "quand elle appelle le soi présent, le mèmecpie l'un des soi passés auxquels elle pense?"» [GS7, les italiques sont de moi]

Cette articulation est trompeusement nette et définitive: en réalité, elle déclenche simplement le processus homologique et analogisant, qui va

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rapidement s'étendre à une variété d'autres secteurs. De même, il n'est pas manifeste que la «structure» identifiée et nommée ici - le «soi» - ait quoi que ce soit en commun avec le concept dont est parti Greenblatt: ce moi humain est d'ores et déjà discrédité philosophiquement et annulé dès le départ; on en voit le bout par avance ; quelque pseudo-stabilité qu'il invente, elle devra venir de l'extérieur, d'autres circonstances et d'autres ressources qui serontfinalementidentifiées comme un « niveau » non mentionné dans ce passage, à savoir, les formes de propriété. On peut le formuler autrement en disant qu'il n'est pas du tout évident que Michaels soit guidé ici par une problématique abstraite du «soi». On pourrait soutenir de façon tout aussi plausible que le langage du «soi» désigne ici simplement un autre élément capital de preuve textuelle du matériau brut, à savoir, les livres de William James, dont les Principles ofPsychology sont aussi fondamentaux à The GolA Standard que n'importe quel Dreiser, Norris, Hawthorne, Wharton ou autres. Dans ce cas, les notions de «soi» rétrogradent de solutions ou cadres explicatifs au statut de problèmes textuels, éléments parmi beaucoup d'autres, dont le langage conceptuel ne possède plus aucun privilège. En fait, James fournit lui-même la médiation qui nous permet de passer des catégories du psychologique (ou même du psychanalytique) à celles du droit de propriété. Grâce à un remarquable passage où James compare la persistance de l'identité personnelle dans nos différents souvenirs du passé au marquage du bétail avec notre propre « marque» distinctive, nous parvenons à une formulation plus satisfaisante, dans laquelle le langage juridique du droit a remplacé le langage de la production : « Notre erreur, pense James, a été d'imaginer la pensée [présente] comme établissant une possession sur les pensées passées; au contraire, nous devrions y songer comme les possédant déjà. Le possesseur a "hérité" de son "titre." Sa propre "naissance" est toujours coïncidente avec "la mort d'un autre possesseur" ; en effet, l'existence même d'un possesseur doit coïncider avec la venue au monde du possédé. "Chaque Pensée est donc née possesseur et meurt possédée, transmettant ce qu'elle comprenait comme son "soi ", quel qu'il soit, à son propriétaire ultérieur."» [C59]

Avec cette reformulation, qui substitue l'analogie des droits de propriété à

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celle de la production, la voie royale du travail associatif des chapitres suivants est grande ouverte : nous pouvons maintenant tout à coup aller directement à la question du romanesque et de la photographie chez Hawthorne. Le « romanesque » offrira alors la stabilité d'un « titre incontesté et d'un droit inaliénable» [G&95] et une sécurité contre les fluctuations du marché foncier, alors que, contre toute attente, la pratique de la photographie (la profession de Holgrave dans The House ofSeven Gables (La Maison aux sept pignons)) se révélera être « une entreprise artistique hostile à l'imitation » [G596], Si la mimésis est associée au réalisme (et, de là, à la dynamique menaçante du marché), cette étrangeté et cette « hyperréalité» des premières photographies ou daguerréotypes s'inscriront comme autre chose, comme une activité herméneutique qui « met vraiment à jour le caractère secret, avec une vérité à laquelle aucun peintre ne se risquera jamais » [Hawthorne, p.91, cité dans GS99]. On va à nouveau relever cette homologie avec des formes d'« art» marginales ou aberrantes (le romanesque plutôt que le réalisme, la photographie plutôt que la grande tradition, alors naissante, de la peinture moderne) quand, avec Norris et avec le trompe-l'œil de Peto et Harnett, on va rencontrer cet autre phénomène aberrant qu'est le « naturalisme » ; ces médias mineurs n'annulent pas ici le grand récit linéaire du télos de l'histoire artistique ou littéraire, mais ils se tiennent, pour ainsi dire, dans ses marges, comme dans le traitement par Deleuze, dans sa typologie du cinéma, du fétichisme et du naturalisme instinctif de Stroheim et Bunuel. La solution impossible de la Maison aux sept pignons - le titre permanent au-delà du marché, « l'immunité contre l'appropriation » - conduit alors plus directement à la possibilité d'imaginer une variété de relations conceptuelles entre la propriété et le «soi» (nous traiterons plus tard la question politique soulevée par cette lecture de Hawthorne - à savoir, s'il ne faut donc pas considérer cette vision romanesque comme une critique ou une transcendance utopique du marché). Les possibilités conceptuelles extrêmes sont illustrées par les tentatives de théorisation de l'esclavage et par les «bizarres» dispositions contractuelles de Sacher-Masoch pour ses pratiques «masochistes». Nous

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devons passer sous silence l'excellente analyse que nous livre Michaels sur ces sujets, sauf pour faire observer que la question de l'esclavage enracine le livre dans le courant dominant de l'histoire américaine, alors que l'incursion apparemment aberrante dans les matériaux de l'Europe de l'Est est en réalité la mise à l'épreuve fondamentale de The Gold Standard dans son ensemble ; à savoir, la combinaison, chez Norris et par-dessus tout dans McTeague, des phénomènes jumeaux de l'avarice et du masochisme (dans la personne de Trina). Enfin, l'or fait sa triomphale apparition dans la «réalité» du texte naturaliste (par opposition aux fantasmes et résolutions imaginaires des « théories » juridiques de l'esclavage, d'un côté, ou du « droit canon » du masochisme, de l'autre). Cependant, ce long excursus dans le foncier et la propriété a conféré à cette nouvelle combinaison de la valeur et du moi, le « niveau » supplémentaire de la théorie juridique et contractuelle qui va rapidement, comme nous allons le voir, se libérer de ces contraintes et devenir autonome. L'astucieuse lecture que fait Michaels de McTeague a le mérite de «produire le problème» de ce roman au moyen d'une «solution» qui ne convaincra pas nécessairement tous ses lecteurs (pas plus que la lecture de Charlotte Perkins Gilman) : « La contradiction est donc que Trina appartient à McTeague, mais pas son argent... Les désirs simultanés de posséder et d'être possédé constituent le paradoxe émotionnel que Norris commence à élaborer dans McTeague» [G5 123]. Même si vous n'aimez pas cette façon de le faire, vous vous trouvez dorénavant confrontés néanmoins à la dissociation des « thèmes » de l'argent et de la violence instinctive, dissociation qui sera le problème qu'aura à résoudre toute lecture à venir. Cette solution précise permet à Michael de faire le lien entre l'avarice dans ce texte et la passion du prodigue ailleurs ( Vandover and the Brute) ; tous deux, via Simmel, se révèlent être de « tragiques » tentatives pour échapper au système du marché proprement dit et d'abolir l'argent: Tout se passe comme si, du point de vue du prodigue, le refus de l'avare à dépenser de l'argent représentait une tentative ratée de se retirer de l'économie monétaire, ratée parce que dans une économie monétaire, le

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pouvoir de l'argent à acheter ne peut jamais être nié. Il achètera toujours au moins lui-même. Renchérissant sur l'avare, le prodigue essaie d'acheter sa sortie de l'économie monétaire. Si l'avare continue toujours d'échanger son argent contre lui-même [l'argent], le prodigue essaie d'échanger le sien contre rien, et ainsi, en organisant la disparition du pouvoir d'acheter que possède l'argent, d'organiser la disparition de l'argent lui-même. [G5144] Avec la réapparition ici de la notion de « marché», notre œil est attiré sur une polémique, c'est-à-dire, sur une fonction politique de ce passage à laquelle nous reviendrons le moment voulu. Cette analyse va également permettre à Michaels de couper (peutêtre prématurément) avec toutes ces lectures traditionnelles du naturalisme (y compris celles des naturalistes eux-mêmes) faites en termes d'instinct, d'atavisme, de libido archaïque et d'obsession (les grandes rages inhumaines qui s'emparent des personnages de Zola ou de Norris et les prennent à la gorge comme des forces de la Nature) ; ce qui ressemble à l'inconscient ou l'instinct est ici (via William James, à nouveau) décodé comme comportement intentionnel (même si vain et contradictoire). Cette lecture autorise alors enfin Michaels à mettre en place la démonstration centrale promise par le titre: à savoir, l'analyse de «l'étalon-or», ou, plutôt, la croyance passionnée et même obsessionnelle en la valeur naturelle de l'or, comme étant la forme ultime sous laquelle se fantasme le désir d'échapper au marché. En se dégageant de l'immédiateté du fatras de documents d'époque qu'il nous fait parcourir, il ne va pas être difficile de percevoir un air de famille entre les diagnostics locaux de Michaels et une série de dénonciations poststructurales désormais caractéristiques des idéologies de la nature et de l'«authentique». Il ne faudrait pas voir trop hâtivement la source de cette croisade dans le démasquage des stratégies de la « naturalité » et des mythes naturalisants que fait Barthes, sur un mode brechtien, dans Mythologies- tant Derrida que de Man sur Rousseau sont plus directement pertinents - croisade qui trouve sa répétition générale la plus convaincante dans The Tourist de Dean MacCannell, et son programme idéologique de fond chez Baudrillard, en particulier dans le Baudrillard de la critique

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des concepts de «besoin» et de «valeur d'usage». En même temps, les conséquences esthétiques de ce débat sur la nature, l'or et l'authenticité sont également essentielles et trouvent leur expression dans les critiques (tout aussi postcontemporaines et canoniques) de la représentation, qui refont ici surface dans les quelques brillantes pages sur le trompe-l'oeil dans lesquelles Michaels utilise et sape du même coup la conception du moderne de Greenberg : « La peinture, qui peut ne rien représenter tout en restant une peinture, est "argent lui même", et l'esthétique moderniste (ou, peut-être littéraliste) de liberté par rapport à la représentation est une esthétique "goldbug", de placement sur l'or». [GS 165] C'est une façon peu reconnaissante de traiter ses alliés, mais elle met en évidence la position problématique du modernisme à l'époque actuelle. L'idéologie du moderne est parvenue à l'hégémonie en rejetant et en refoulant le moment naturaliste avec lequel elle rompt radicalement ; donc, même une revendication littéraire de ce moment particulier, qui ne semble pas s'intégrer dans le récit moderniste triomphant (ni dans une optique réaliste), va entraîner des doutes sérieux sur les positions classiques du haut modernisme (même là où elles découlent de la peinture plus que de la poésie). En conséquence, on peut voir le véritable renouveau du naturalisme aujourd'hui, en plein postmodernisme, comme une sorte de retour du refoulé dont les relations avec les lectures postmodernes du moderne (comme celles de Michael Fried) doivent rester, au mieux, ambivalentes. Le trompe-l'œil - si démodé et pourtant si factice et hyperréel (voir Baudrillard sur ces artéfacts précisément) - offre maintenant un point archimédien en dehors du moderne à partir duquel il devient possible de présenter de façon non moderniste la critique (moderniste) de la représentation. Pour terminer, on peut noter un certain changement d'orientation entre les positions de Michaels et celles des anciens critiques de l'authenticité, un changement que j'hésite à définir en fonction des différences entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt. Néanmoins, il semble que l'urgence morale et politique des anciennes positions que Michaels continue de partager fasse ici défaut ; la polémique a évidemment été restructurée, sa

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nouvelle stridence se combine maintenant avec les accents de célébration qui trouvent quelques échos et analogies chez Lyotard plutôt que chez Baudrillard. Avant d'examiner ce niveau plus polémique du livre de Michaels, il est peut-être préférable de faire une pause pour mesurer le chemin parcouru depuis cette thématique du « soi » avec laquelle nous avons commencé : elle réapparaîtra subitement après un remarquable et profond changement, mais, pour le moment, le «soi» paraît surtout avoir été utile pour défricher les domaines de l'esclavage, des contrats, de la représentation et de l'argent, ce qui a le mérite de nous permettre de laisser derrière nous la psychologie. Pourtant, une question reste ouverte, qui va de pair avec les procédures exactes de l'homologie; c'est-à-dire, savoir si un de ces niveaux possède une priorité suprême ou une valeur explicative privilégiée. Ou, pour le dire à l'envers, s'il est possible d'inventer une manière defairedes homologies sans se faire aspirer en retour dans l'idéologie de la «structure» et se retrouver soi-même à établir des priorités et des hiérarchies contre sa propre volonté. Michaels est conscient du problème, qu'il étudie par intermittence et par à-coup, mais sans faire ou formuler de conclusion très satisfaisante : «Ainsi, l'implication sociale de ces textes dépend non de leur représentation directe des controverses sur l'argent mais de leur représentation indirecte des conditions qu'expriment les controverses sur la monnaie elles-mêmes. » [GIS 175] La réponse définitive viendra, bien sûr, avec la conception d'une « logique du naturalisme » qui forme la seconde partie du titre. Pour le moment, demeure le sentiment tenace qu'après tout, tout cela se réduit vraiment au « soi » et que les fantaisies désespérées ou passionnelles de productivisme, de romanesque, d'esclavage, de masochisme, d'étalon or, de thésaurisation et de dépense sont toutes, d'une manière ou d'une autre, des tentatives pour résoudre la quadrature du cercle et composer avec l'antinomie du «soi» comme propriété privée. Nulle part, ce n'est affirmé en tant que tel, et pourtant le vide théorique ou interprétatif dans la chaîne sans fin des homologies attire, d'une certaine manière, l'attention vers ce que nous

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pourrions appeler la solution existentielle (sinon psychanalytique) : la priorité ontologique des explications en termes de «soi» par delà tous les autres niveaux. C'est généralement le sort des philosophies sans « contenu » (au sens hégélien du terme), et en particulier des philosophies qui cherchent à exclure le contenu proprement dit: un genre de «forclusion» lacanienne dans laquelle le contenu est réintroduit depuis l'extérieur, sous la forme de quelque solde compensatoire et généralement psychanalytique (comme chez Tel Quel et à certains endroits chez Derrida), les matériaux du « soi » s'avérant plus fonctionnels dans l'achèvement d'un système formaliste que ceux de l'histoire ou du social. Ce que l'on décrit ici, c'est la tendance formelle d'un système ou d'une méthode à se compléter elle-même et à se doter, contre son gré et sa vocation, d'une fondation qui l'assoie. Cette observation générale sur la tendance des « fondations » à revenir via quelque forme extrême du retour du refoulé dans les points de vue les plus anti-fondationnels doit être distinguée des opinions sur le niveau fondationnel particulier qui est ici en cause ; dans ce cas, il s'agit de cette identification du «soi» avec la propriété privée qui offre par intermittence une lecture alternative - tentation interprétative qui croît et décroît, apparaît et disparaît tout au long du texte de Michaels - d'un livre dont nous pouvons affirmer avec quelque assurance qu'il ne s'agit pas de la bonne lecture et qu'elle ne correspond en aucune manière à l'intention de l'auteur. La lecture alternative selon laquelle le «soi» se constitue comme la propriété privée, voire sur le modèle de la propriété privée, a des résonances dans des secteurs très différents de la pensée moderne, par-dessus tout dans ces domaines où l'on a le plus vivement fait l'expérience du « moi » ou de l'identité personnelle comme construction instable. Chez Adorno, par exemple, «Avec l'intronisation du sujet comme esprit, s'ajouta l'illusion de ne pouvoir se perdre lui-même4. », là où les implications juridiques de Michaels sont formellement reliées à l'angoisse de la mort (très présente dans The Gold Standard, comme nous le verrons). Par ailleurs, chez Lacan, en particulier avec la notion de « moi » ou de personnalité comme mécanisme de défense, en fait, comme une sorte de forteresse, notion qu'il emprunte à Character

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Analysis (L'Analyse caractérielle) de Reich, lafigurede la propriété foncière prend des proportions quasi féodales et territoriales. Si, malgré cela, nous ne ressentons pas vraiment cette parenté intellectuelle, c'est sûrement dû en partie à l'absence, chez Michaels, de l'étape suivante, inévitable, à savoir, la spéculation sur ce que ce serait de vivre sans cette protection juridique, et sur les formes que le sujet lui-même, en l'absence de cette puissante, mais historique, catégorie légale de la propriété, a dû prendre autrefois, ou pourrait inventer dans le futur. En outre, cependant, la différence d'esprit entre la formulation de Michaels et les autres formulations philosophiques - même celle de William James - tient à notre incertitude quant à savoir si la première est encore ou non réellement une «idée» et à notre perplexité quant au statut de cette pensée ou théorie, qui, dépouillée d'un pouvoir philosophique plus général, a été fonctionnellement limitée et mise au service purement ponctuel de l'établissement de liens ou de points de passage entre des descriptions historiques concrètes. Par conséquent, ici, même les théories ont été thérapeutiquement restreintes, pré-préparées, et retransformées en matériaux «textuels» plus historiques (le ««soi» comme propriété privée» n'étant plus une idée mais une formulation écrite par William James), bien dans l'esprit de Against Theory. Il est maintenant temps de voir les formes polémiques que prend cet esprit dans The Gold Standard, ou, autrement dit, de passer au second ressort de ce travail qui tire (le plus souvent dans les notes en bas de page) des conséquences actives et protopolitiques du travail plus neutre de l'établissement d'homologies dans le corps principal du texte. Ces formes polémiques ne semblent plus porter sur les questions d'intention dans la lecture de tel ou tel aria lyrique (mais nous rétablirons le lien sous peu) ; au contraire, notamment dans le cas des lectures de Sister Carrie de Théodore Dreiser, elles semblent se rapporter à l'évaluation de la marchandisation et de la consommation chez un auteur que l'on considérait classiquement comme un réaliste et un critique social et qui fut toute sa vie associé aux causes et aux mouvements de gauche. Plus précisément, le débat porte sur le personnage de Ames et sur la question de savoir si les ambitions artistiques

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qu'il inspire à Carrie doivent être lues comme une rupture radicale avec les élans précédents, plus « matérialistes », de cette dernière. Michaels soutient que non, et je pense qu'il a raison, mais la formulation de l'argument est instructive : « L'idéal qu'Ames représente pour Carrie est ainsi un idéal d'insatisfaction, de désir perpétuel. » [GS 42] Nous ne sortons en réalité jamais de l'appétit de consommation chez Oreiser; il n'y a aucune «vision alternative» ; aucun contre-élan n'est perceptible; aucune expérience ne reste hors de sa contamination ; rien ne vient démentir cet élément omniprésent que Michaels identifie, également à raison, comme le «marché». Ou, du moins, rien de social car, dans ses pages les plus électrisantes, Michaels détermine ce qui est, pour Dreiser, le véritable Autre du marché et de la consommation de biens, à savoir, la mort : « Dans Sister Carrie, la satisfaction n'est jamais désirable ; elle est au contraire le signe du commencement de l'échec, du déclin, et finalement de la mort.» [C7542] (Quelque chose d'approchant était à l'oeuvre dans la lecture de Hawthorne où la solution - inaliénabilité du titre, romanesque, immunité contre le marché - était pareillement une solution d'aphanisis: «Alice Pyncheon s'imagine être immunisée contre la possession... simplement parce qu'elle ne ressent aucun désir.» [GS 108]) Si le «réalisme» a une quelconque signification, alors il vise ceci : les parties sur Hurstwood dans Sister Carrie, la représentation de l'Autre mortifère du marché et du désir, une «littérature toute d'épuisement du désir et de faillite économique» [G546]. Les «réalismes» - comme celui du pauvre vieux Howells - qui évoquent une retraite pastorale du marché dans un autre espace intra-mondain ne sont que des fantasmes faibles et sentimentaux, même si La Maison aux 7pignons échappe de façonremarquableà ce jugement en s'inscrivant comme non réaliste et en affrontant bille en tête la contradiction dans sa forme même. La polémique prend maintenant une autre tournure, complémentaire : car, selon Michaels, il s'ensuit que, puisque l'oeuvre de Dreiser est une œuvre d'immanence absolue au marché, la critique sur Dreiser ne peut que malhonnêtement présenter ces textes comme une critique du marché. Par conséquent, nous nous trouvons soudain face à la réapparition de l'une

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des problématiques centrales de toute la critique littéraire ou culturelle, radicale ou marxiste : à savoir, comment doit-on concevoir en pratique la négation, la contestation, et, en particulier, comment peut-on imputer une valeur critique aux ceuvres qui sont idéologiquement ou représentationnellement complices du « système ». Ce qui est, à première vue, politiquement choquant chez Michaels n'est donc pas l'évaluation de Dreiser (malgré les positions idéologiques conscientes de l'écrivain). C'est ce qui était choquant dans une version classique de ce débat qui porta sur un écrivain bien aussi ambigu que Dreiser, à savoir Balzac dont les ceuvres abordaient largement la question de l'appétit de consommation, jointe à des fantasmes conservateurs de propriété terrienne et des positions ouvertement monarchistes (d'un aspect très différent de celles de Dreiser). Il est permis, je crois, d'être en désaccord avec Marx et Engels, et de juger Balzac bien plus profondément corrompu et irrécupérable qu'ils ne le pensaient (même si dans ce cas, leur position - selon laquelle Balzac était à même d'enregistrer les forces sociales contradictoires plus pertinemment que des écrivains purement « libéraux» - est des plus complexe et intéressante). Ce qu'il y a probablement de plus choquant avec ces débats dans The Gold Standard, c'est la présence même de cette problématique qui n'a jamais intéressé la critique formaliste ou esthétiste et dont nous pensions avoir l'exclusivité : que « l'autre camp » dresse maintenant ses lignes de bataille sur notre propre terrain - et jette le gant sur des questions de « subversion » littéraire et culturelle ou de valeur critique ou contestataire - est désormais encore plus inquiétant que l'appropriation de ces matériaux et sujets économiques mentionnés plus tôt et jusqu'ici associés à la Gauche. Des doutes sur la viabilité des modèles critiques et principalement dialectiques de la fonction contestatrice de la culture se sont largement répandus dans la période poststructurale : mais ils ont été majoritairement exprimés par des écrivains qui demeuraient politiques et « hommes de gauche», et dont les « méthodes », comme la déconstruction, promettaient d'être plus subversives et plus « révolutionnaires » que les méthodes traditionnelles. Mais, à mon avis, Michaels n'élève plus pour son propre travail, pas davantage

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que le New Historicism en général, la moindre prétention à une valeur « révolutionnaire » ou subversive. Le mot « subversion » peut servir d'abréviation pour une position ou un principe que Michaels prend soin de dénier sous des formes variées : nous avons déjà vu comment sont systématiquement prises pour cible les diverses idéologies de la nature, du naturel et de l'authenticité (qui vont des débats sur l'or aux positions politiques et économiques sur les « richesses naturelles » qu'incarnent le pétrole ou le blé). Il est clair maintenant que leur vice le plus grave se trouve dans leur tentative de garantir un espace utopique en dehors de la dynamique du marché, que l'on peut (selon Michaels) qualifier de nécessairement et constitutivement «impur», comme une «supplémentarité» infinie qui ne peut jamais connaître le contentement (ou la « satisfaction ») et qui attire tous les autres genres d'espace à l'intérieur de lui-même. Un autre nom pour le rêve illusoire d'un espace non marchand alternatif est bien sûr la « production », ce que met en œuvre d'une manière provocante l'introduction qui présente la tentative de Charlotte Perkins Gilman pour conquérir l'autonomie à travers l'autoproduction comme un fantasme déconstruit par son propre texte (de telle sorte que les textes sont toujours apparemment susceptibles de se saper ou se «subvenir» eux-mêmes, mais dans une immanence qui rappelle beaucoup la déconstruction derridienne). Mais Michaels manifeste clairement que ses ennemis conceptuels s'étendent bien au-delà des marxistes et des féministes : les idéologies continentales du « désir » obtiennent aussi leur pan d'attention dans une critique de Léo Bersani qui vaut aussi, mutatis mutartdis, pour Kristeva et Deleuze {l'Économie libidinale de Lyotard est plus insaisissable). Il n'est pas difficile de démontrer que la force du désir invoquée pour ébranler les rigidités du capitalisme tardif est en fait très précisément ce qui entretient le système de consommation au premier rang: «L'élément "perturbateur"dans le désir, que Bersani trouve séduisant, n'est pas, pour Dreiser, subversif de l'économie capitaliste mais constitutif de son pouvoir. » [ GS48] Il est peut-être possible de voir dans cet efficace renversement l'épitaphe de l'une des principales positions politiques des années soixante, selon laquelle le capitalisme,

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en suscitant des besoins et des désirs qu'il est incapable de satisfaire, se subvertirait lui-même d'une manière ou d'une autre; et c'est certainement comme participant à une réaction systémique générale contre les années soixante que Michaels doit à cet égard être lu. Ce qu'il faut maintenant foire ressortir, c'est l'affinité de ces polémiques avec les positions apparemment de moindre portée de Against Theory, dans lequel, on le rappellera, a été lancée une offensive à deux niveaux contre l'«ontologie» aussi bien que contre l'«épistémologie» de la dite théorie. Au niveau ontologique, le vice de cette réflexion se trouve dans une pratique critique qui, d'une certaine manière, essaie d'isoler l'« intention » de l'auteur par rapport au texte. Ce qui ne va pas avec ça est ensuite clarifié par la discussion plus philosophique du niveau « épistémologique » où l'erreur est succinctement décrite comme celle d'essayer « de se tenir hors de nos croyances dans une rencontre neutre avec les objets d'interprétation.» [GS 27] Le concept (ou pseudo concept) de «subversion» propose maintenant une illusion du même type par rapport au « système » comme totalité : l'illusion que l'œuvre de Dreiser, qui est immanente au système de marché et à sa dynamique, et qui en est profondément complice, pourrait aussi d'une certaine manière «s'extraire» de celui-ci, atteindre une «transcendance» par rapport à lui (d'habitude encore qualifiée de distance critique), et fonctionner comme une critique de ce dernier, sinon, en fait, comme une franche répudiation politique. Mais, à l'évidence, cela va plus loin : il a toujours été implicite chez les théoriciens du «système total» comme Foucault, que si le système était aussi tendanciellement totalisant qu'il le disait, alors toutes les révoltes localisées, sans parler des élans révolutionnaires, restaient à l'intérieur et constituaient en réalité une fonction de sa dynamique immanente. Néanmoins, Foucault lui-même semblait encore capable d'exprimer et d'avaliser une sorte de lune de guérilla contre le système. Mais on pourrait également dire de Foucault que, puisqu'il ne croyait pas au « désir », il n'était pas équipé pour mesurer les « séductions » du marché en tant que tel. Il restait à Baudrillard à donner l'expression la plus dramatique et « paranoïaquecritique» de ce dilemme, en démontrant comment les idéologies conscientes

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de la révolte, de la révolution, et même de la critique négative, - loin d'être purement «co-optées» par le système - sont une partie intégrante et fonctionnelle des propres stratégies internes du système. Aux États-Unis, c'est évidemment la critique de la consommation et de la société de consommation qui en est restée dans les années quatre-vingt: ce sont les principaux adversaires de Michaels (ce qui explique aussi pourquoi Dreiser devient une pièce à conviction essentielle et un terrain de combat), et il est intéressant de citer un peu longuement sa note capitale sur le sujet : «Je cite ici [Richard Wïghtman] Fox et [T.Jackson] Lears, et plus loin Alan Trachtenberg et Ann Douglas, non parce qu'ils me semblent être des spécimens particulièrement remarquables de la tradition "distinguée" (genteel) ou progressiste dans l'histoire culturelle américaine mais - juste à l'opposé - parce qu'ils sont exemplaires dans leurs tentatives d'imaginer des visions alternatives de la culture américaine. Ce qui rend d'autant plus frappant le fait qu'ils ne s'écartent en définitive pas de cette vision distinguée/progressiste pour laquelle les œuvres d'art importantes, en un sens, transcendent le marché ou s'opposent à lui. Ici, j'ajouterai que la critique littéraire américaine (plus encore que l'histoire culturelle américaine) a habituellement appréhendé tant les objets de son admiration qu'elle-même comme étant opposés à la culture de consommation - et, à quelques exceptions près, continue de le faire. Aucun doute que les partisans nouvellement politisés de la critique "oppositionnelle" rejetteraient ces assimilations de leur travail à la tradition distinguée. Mais transformer le lamento (hanJurringing) moral des années cinquante et début soixante en lamento épistémologique des années soixante-dix parait une piètre avancée. » [G^ 14, n.16]

Si on laisse Michaels en dehors de ça pour le moment, ce passage présente une utilité thérapeutique par la façon dérangeante dont il soulève un problème très américain, encore très présent à nos côtés : à savoir, les relations entre le « libéralisme » et le « radicalisme ». Michaels suggère en effet impoliment que les critiques actuels qui s'imaginent être radicaux ne sont en réalitériende plus que libéraux, au sens de faibles et geignards. Michaels nous offre ainsi l'occasion d'une «critique/auto-critique» significative et même urgente à un moment où les définitions personnelles de la Gauche sont au mieux confuses, sinon vaines. Ses formulations incisives vont s'avérer utiles dans ce processus, en voici une autre :

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« Qu'est-ce que ça voulait dire exactement que de considérer que Dreiser approuve (ou désapprouve) la culture de consommation ? Même si transcender vos origines afin de les évaluer a constitué le mouvement inaugural de la critique culturelle, au moins depuis Jeremiah, c'est sûrement une erreur de prendre pour argent comptant ce mouvement : non pas tant parce que vous ne pouvez pas réellement transcender votre culture, mais parce que, si vous le pouviez, il ne vous resterait aucun terme d'évaluation - excepté, peut-être, les termes théologiques. Il semble ainsi erroné d'envisager la culture dans laquelle vous vivez comme un objet de votre affection : vous ne l'aimez ni ne l'aimez pas, vous existez dedans, et les choses que vous aimez ou n'aimez pas existent également dedans. Même les refus du monde de type Bartleby restent inextricablement liés à elle - qu'est-ce qui pourrait être un exercice du droit à la liberté de contracter plus puissant que le refus couronné de succès de Baitleby de prendre part à n'importe quel contrat?»[GS 18-19]

Cela nous mène en plein dans le dilemme du positionnement en dehors du système total (que Michaels réinvente ici) : de quelque manière qu'il soit conçu (que ce soit le marché et le capitalisme, ou le caractère américain et l'expérience américaine particulière - la culture américaine) la force avec laquel le système est théorisé déjoue l'acte local de le juger ou d'y résister de l'intérieur, se révélant n'avoir encore été qu'une autre caractéristique du système, que ce soit ruse ou tabou de l'inceste, programmée à l'avance à l'intérieur de lui-même. Bien que la forme du dilemme reproduise le modèle plus abstrait de Against Theory, le sujet précis de Michaels ici est la «critique culturelle», une activité caractérisée avec encore plus de force par le mot allemand (Kulturkritik), sur lequel Adorno a de puissantes choses à dire dans le grand essai programmatique qui ouvre Prismes, un essai qui place les structures de Michaels au sein d'un cadre bien plus large et soulève des questions significativement absentes ici : le statut des intellectuels, la nature de la culture, ainsi que celle de son concept, et même l'antinomie à partir de laquelle apparaît la dialectique et dans laquelle elle trouve sa raison d'être - à savoir, comme faire quelque chose qui est impossible, et pourtant indispensable, et en tout cas inévitable. Même la solution péremptoire et personnelle de Michaels - arrêter de le faire - n'engage pas le sujet si loin, même si elle intègre certainement la conscience que les gens continueront avec la théorie ou la critique culturelle comme si rien ne s'était jamais passé.

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Dernier point sur le sujet : «Les textes se réfèrent-ils à la réalité sociale? Si c'est le cas, ne font-ils que la refléter, ou lui imaginent-ils des alternatives utopiques ? Comme la question de savoir si Dreiser aimait ou n'aimait pas le capitalisme, ces questions [Michaels les limite à ton aux questions de représentation réaliste me semblent supposer un espace extérieur à la culture afin, ensuite, d'interroger les relations entre cet espace (ici défini comme littéraire) et la culture. Mais les espaces que j'ai tenté d'explorer se situent tous bel et bien dans la culture, dès lots le projet d'intenogation n'a aucun sens.» [(7527]

Dans les faits, Michaels rejoue ici le grand débat sur la nature éthique (et vaguement kantienne) du socialisme de la Deuxième Internationale : parmi d'autres, mais avec une plus grande précision, Lukics la diagnostiqua comme un impératif moral qui nous somme de créer quelque chose qui n'existe pas et qui peut donc, quasiment par définition, n'être jamais réalisé. La projection du «socialisme» comme alternative éthique radicale à l'ordre existant garantit quasiment l'impossibilité de son avènement : et cela, non pas en dépit de sa vraisemblance et de sa force comme critique éthique du capitalisme, mais quasiment en proportion. Sur un plan empirique, (mais celle de Lukâcs est également une critique bien sentie de la catégorie même de l'éthique dans la pensée de Kant), il est clair que plus l'ordre existant est corrompu et mauvais, moins est grande la probabilité que quelque chose de bon en sorte. Lukics suggère à juste titre que l'analyse (dialectique) de Marx de l'apparition du socialisme à partir du capitalisme est très différente. La force du marxisme proprement dit, tel que Marx le projetait lui-même, fut d'avoir combiné la thèse sur la désirabilité du socialisme (et l'intolérabilité du capitalisme) avec une démonstration sur les façons dont le socialisme était déjà en train de naître au sein du capitalisme, comment le capitalisme par quelques caractéristiques de sa logique était déjà en train de créer les structures du socialisme, et comment le socialisme ne se présentait pas comme un idéal ou une utopie mais comme un ensemble tendanciel et émergeant de structures d'ores et déjà préexistantes. C'est le réalisme essentiel de la vision de Marx, que le mot inévitabilité représente mal d'une certaine manière, dans un autre sens, et dans laquelle l'on peut

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observer et examiner la forme forte ou pleine de ce que Marx visait par « contradiction ». Il est toujours utile d'ajouter que Marx n'avait pas tort dans son diagnostic, notamment quand on envisage la longue perspective temporelle des Grundrisse au lieu des prophéties apocalyptiques à court terme du Capital. Pour ne retenir qu'un élément de l'analyse de Lukics, on peut observer aujourd'hui que les processus de collectivisation ont remplacé l'individualisme de marché à de nombreux niveaux, jusqu'aux micro-expériences de la vie quotidienne, ce qui se reflète dans les « politiques moléculaires » des dits nouveaux mouvements sociaux. Ce modèle de la présence du futur dans le présent est alors, clairement, complètement différent de la tentative de « se mettre en dehors » de la réalité réellement existante dans quelqu'autre espace : les travailleurs de la Commune, comme Marx le dit dans ce qui est peut-être sa formule la plus incisive, n'ont pas « à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre3. » Le fait est que les systèmes, même les systèmes totaux, changent ; mais la question des tendances et des lois dynamiques de ce changement s'accompagne également de la question, relativement distincte, du rôle de la « puissance d'agir» humaine dans ce processus (qui peut, bien sur, par une « ruse de l'histoire » hégélienne, finir par donner une chose très différente de ce qu'elle «visait»). La notion marxienne du changement n'est pas en ce sens complètement immanente : même s'ils n'ont aucun « idéal », les communards ont un programme, et la conscience qu'ils en ont reflète les limites qui leur sont imposées par la situation même que le programme est destiné à changer: « l'humanité ne soulève jamais que les problèmes qu'elle est en mesure de résoudre». C'est dans cet esprit que nous devons revenir à la question plus immédiate du «marché» et de la critique utopique de la consommation et du consumérisme. Il me semble très important de nous convaincre, et Michaels insiste inlassablement sur ce point, que nous sommes à l'intérieur de la culture de marché et que la dynamique interne de la culture de consommation est une machine infernale dont on ne peut échapper par la

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réflexion (ou des positions moralisantes) : une propagation et une réplication infinie du «désir» qui se nourrit de lui-même et n'a aucun extérieur ni assouvissement. Il s'agit d'un processus dont on peut observer de façon plus tangible la dangereuse force dans les pays socialistes actuels qui tentent de résoudre le problème de base de la production et de la distribution de biens de consommation, nécessaires et désirables de façon pressante, sans grande conscience de la dynamique autonome de cette « culture de consommation » ainsi libérée dans laquelle nous sommes nous-mêmes plongés au point d'être incapables d'imaginer quoi que ce soit d'autre. Le premier moment, alors, d'un sentiment de constriction du système total et de son inéluctabilité, même pour l'imagination, est ce qui peut nous aider, encore une fois, à tracer une frontière plus ferme entre le «radicalisme» et le «libéralisme». Car, le point de vue libéral se caractérise, en général, par la croyance que le «système» n'est pas réellement total en ce sens, que nous pouvons l'améliorer, le réorganiser et le réguler de telle manière qu'il devienne tolérable et que, de là, nous ayons le « meilleur des deux mondes ». Le merveilleux livre de Susan Sontag sur la photographie est exemplaire à cet égard (sa conception de la soif d'images est parente de la vision de Michaels du marché et de la consommation, mais constitue aussi une variante significative et une façon alternative d'en parler) : sa conclusion sur la culture de l'image contemporaine est la recommandation typiquement libérale de faire une «diète» d'images6, qu'elle qualifie de «remède écolo», de préservation: «S'il peut y avoir une meilleure façon pour le monde réel d'inclure celui des images, elle nécessitera une écologie non seulement des choses réelles mais aussi des images...7 ». Mais cette solution - rien de trop ! - est en réalité déterminée par le fantasme d'une solution «radicale» alternative, à savoir, Platon ou la suppression puritaine des images, totalement (la Chine maoïste en est son exemple concret). Je soupçonne cette sorte de crainte bien établie - que j'ai appelé ailleurs l'«angoisse de l'Utopie» - d'être aussi à l'œuvre dans les justifications du marché qui fantasment la suppression totale de la consommation, des images et du désir au moment même où les pays socialistes s'en rapprochent peu à peu.

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Par conséquent, je voudrais tirer de Michaels la conclusion opposée : les critiques de la consommation et de la marchandisation ne peuvent être vraiment radicales que lorsqu'elles comprennent spécifiquement une réflexion non seulement sur le problème du marché, mais avant tout, sur la nature du socialisme comme système alternatif, à défaut d'empoigner et théoriser explicitement la possibilité d'un tel système alternatif, je considérerai que la critique de la marchandisation tend fatalement à revenir à un pur débat moral, une pure Kulturkritik au mauvais sens du terme et une question de «lamento». La conquête de l'hégémonie discursive dans les années quatre-vingt, qu'il semble plus exact d'appeler thatchérisme que reaganisme, combinait la naturalisation d'un ensemble de dogmes économiques (les budgets doivent être équilibrés, la production doit être «efficace») avec la conviction, en apparence universellement acceptée, que le «socialisme ne marche pas», une conviction largement emportée par les luttes discursives (comme Stuart Hall nous l'a sans répit montré), renforcée par la désintégration de toute conception claire de ce que le socialisme devrait être et comment il devrait fonctionner, en particulier dans les pays socialistes eux-mêmes. On pourrait penser, cependant, que plutôt que de laisser tomber toute cette affaire dans un silence embarrassé, ce serait précisément le moment d'en débattre publiquement. Je dis tout cela parce que le problème du marché est au cœur du problème de la théorisation ou de la conceptualisation du socialisme : l'amorce d'un débatrigoureuxsur le marché à gauche est apparu ces dernières années, écrit en grande partie, mais non exclusivement, par des économistes marxistes de l'Ouest. Pratiquement, la plus belle réussite du livre de Michaels a été de remettre ce sujet à l'ordre du jour sans échappatoire possible, et à l'ordre du jour de la critique culturelle elle-même, qui doit maintenant se secouer pour sortir de son immanence et inclure les matériaux hétérogènes du débat économique et marchand, à côté de ses analyses textuelles8. Ces questions politiques - marché et socialisme - sont, comme Michaels ne nous l'a que trop bien montré, les conséquences ultimes et l'enjeu suprême de ce genre d'analyse littéraire ou culturelle ; il serait paradoxal que nous lui abandonnions ce terrain.

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Tout cela semble laisser entendre qu'après tout, nous pouvons sortir de notre système ou de notre culture. Mais cette puissante objection, que Michaels formule à notre intention de façon percutante encore et encore, me semble impliquer un malentendu sur les emplois et la fonction de la pensée utopique et, même, de la critique utopique. (Je laisserai hors de ce débat l'utilisation occasionnelle de ce mot clé comme euphémisme pour le socialisme que font certains d'entre nous). Faire des hypothèses sur ce discours et son intérêt ne revient pas du tout à affirmer sa possibilité, ou dans le langage de Michaels, sa capacité, dans n'importe quel sens bien compris du terme, à sortir de notre propre système. Ce serait une vision des choses encore relativement représentationnelle qui nous amènerait à passer en revue More ou Skinner- faire un inventaire de leurs points positifs pour, ensuite, additionner et comparer leurs succès visionnaires. Ce qu'ils ont réussi, cependant, était plutôt différent d'une positivité achevée ; ils ont démontré, pour leur époque et leur culture, ['impossibilitéd'imaginer une Utopie. Ce sont donc les limites, les restrictions et refoulements systémiques, les espaces vides dans le projet utopique qui sont les plus intéressants, car eux seuls témoignent des façons dont une culture ou un système marquent l'esprit le plus visionnaire et entravent son mouvement vers la transcendance. Mais ces limites, dont on peut aussi débattre en termes de restrictions idéologiques, sont concrètes et exprimées dans les grandes visions utopiques ; elles ne deviennent pas visibles, excepté dans la tentative désespérée d'imaginer autre chose; si bien qu'un consentement détendu à l'immanence - une conscience anticipée de l'échec obligé du projet qui nous mène à y renoncer - ne recèle aucune information expérimentale quant à la forme du système et à ses frontières, quant à cette manière, historique et sociale particulière, qui fait qu'un extérieur est inaccessible et que nous sommes renvoyés à nous-mêmes. Plus étroitement, c'est ce même rapport que nous devons développer avec les élans radicaux de la culture et de la littérature précédentes. Que Dreiser ou Gilman aient échoué à imaginer un moyen de sortir des systèmes qui les entourent comme quelque ultime horizon de pensée n'est guère surprenant; mais ce sont des échecs spécifiques et concrets qui donnent une idée de la

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façon dont un mouvement radical vers autre chose fait aussi partie intégrante du système qu'il cherche à éviter ou déjouer, si bien que, à l'extrême limite, ces gestes de révolte sont des gestes programmés à l'intérieur du système. Ce processus n'est pas davantage le problème de la conception de nouvelles pensées, mais plutôt cette chose tout à fait différente et plus tangible qu'est la production de représentations; en effet, la priorité de l'analyse littéraire et culturelle sur l'examen philosophique et idéologique se trouve, à cet égard, très précisément dans larichessede détails concrets qu'offre, sur son propre échec, toute représentation. C'est l'échec de l'imagination qui est important, et non sa réussite, dans la mesure où, quoi qu'il en soit, toutes les représentations échouent et qu'imaginer est toujours impossible. Tout cela pour dire aussi qu'en termes de positions politiques et d'idéologies, toutes les positions radicales du passé sont défaillantes, précisément parce qu'elles ont échoué. L'usage utile des précédents radicalismes tels que le populisme, le féminisme de Gilman, ou même les élans et attitudes anti-marchands que Lears et d'autres ont commencé à explorer, ne va pas se trouver dans leur triomphant regroupement en une tradition radicale de type précurseur mais avant tout dans leur échec tragique à établir une telle tradition. Progrès historiques par l'échec plus que par le succès, comme Benjamin ne se lasse pas de le répéter; et mieux vaudrait penser Lénine ou Brecht (pour prendre au hasard quelques noms illustres) comme des échecs - c'est-à-dire, comme des acteurs et des agents contraints par leurs propres limites idéologiques et celles de leur moment de l'histoire - plutôt que comme des exemples et des modèles triomphants, sur un mode hagiographique ou glorificateur. La corruption de Dreiser est totalement au cœur du sujet ici; ce que Michaels ne prend pas en compte dans sa dénonciation des mésinterprétations radicales qui ont été faites de Dreiser, ce sont les raisons pour lesquelles, pour commencer, les lecteurs les ont faites et continuent de les faire pourquoi quelque chose dans le texte devrait de manière si impérieuse nous inciter à présumer que cette analyse élaborée de la soif de marchandise proviendrait d'une distance intérieure par rapport à elle plutôt que de la plus pure complaisance. Mais c'est l'ambiguïté même qu'il y a à nommer un

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phénomène et à le désigner ou le mettre en avant : une fois isolé dans l'esprit, il devient un objet de jugement indépendant des intentions de l'auteur; et les mauvais lecteurs de Michaels seront pardonnés de supposer parfois qu'il juge lui-même de façon positive la soif de marchandises chez Dreiser, malgré ses fréquentes affirmations qu'en fait, elle ne peut, en cc sens, pas du tout être jugée, positivement ou négativement, et qu'on ne peut pas prendre de telles positions sur ce qui existe. En effet, on saisira peut-être mieux le « moment de vérité » de l'antilibéralismc de Michaels (on ne peut, je pense, l'appeler conservatisme dans aucun sens idéologique positif et substantiel) par analogie avec ce que j'appellerai les engagements ontologiques des différents stades du roman moderne (ou mieux encore, bourgeois). Ceux que Lukici appelait les grands réalistes, c'est-à-dirt, les principaux romanciers réalistes du XIX' siècle, peuwM te a n c é i m par un intérêt esthétique direct pour l'être lut-Atac (c'ttt-è-dite» pour l'apprAcmioli d'une société en tant que forme d'tat stable), qui, malgré les ton misions et les rythmes intimes de ses transformations légales, peut, d'une certaine manière, être en fin de compte appréhendé et consigné en tant que tel. Quelque progressistes qu'aient pu être certains d'entre eux, il se pourrait, par conséquent, qu'ils n'aient eu, en raison de leur vocation et de leur esthétique, aucun intérêt à développer une vision du monde social autorisant des modifications brutales et, pour ainsi dire, des transformations dialectiques dans les lois mêmes de cet ordre et de sa forme locale de «nature humaine». La profonde parenté formelle entre ces romanciers et les historiens laisse penser que cette seconde profession établit une sorte d'engagement ontologique envers la densité massive de l'être social et de l'expérience sociale. L'intérêt de Michaels en tant que critique historique (d'un nouveau type) me semble converger essentiellement avec les historiens, car les théoriciens qu'il tient pour radicaux menacent la stabilité de cet objet d'étude (appelé parfois ici simplement « le marché») et, en semblant suggérer qu'il est remplaçable par quelque chose d'autre, tendent à banaliser et saper ce projet de recherche.

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Tout cela me semble changer avec ce qu'on appelle le modernisme, quand l'expérience du changement social réel dans l'industrialisme inspire désormais de sérieux doutes sur la stabilité de l'être et des pressentiments tout aussi sérieux sur la nature construite ou démiurgique du social ; cependant, ce processus s'étant achevé dans le postmodemisme, l'être ne peut guère être un embarras pour les artistes de cette période finale, convaincus qu'ils sont de l'apesanteur et la textualisation des muldples réalités sociales. Cependant, il semblerait que cette position plus postmoderne caractérise plutôt l'aile gauche du New Historicism, tandis que celle du haut modernisme serait probablement réservée à une historiographie somme toute d'un autre genre, telle que celle de Hayden White. Un sérieux examen de la conception du marché de Michaels va maintenant nous mener au troisième ressort de son livre et poser la question de ce paradigme historique qui, parfois, semble le sous-tendre implicitement et, à d'autres moments, prendre le devant de la scène, devenir son sujet officiel et son problème central. Il nous faut tout d'abord noter que «le marché» chez Michaels est ce qu'on décrit aujourd'hui souvent comme un concept totalisant. En cela, il se sépare du courant principal du New Historicism, qui, tant pour la Renaissance que pour les variantes victoriennes, ne semble pas poser ou présupposer une quelconque totalité (ou système) absente et pourtant toute-influente de ce genre. Il semble superflu de faire remarquer ce que Michaels exploite systématiquement et de plusieurs manières : à savoir, que cette façon de « nommer le système » fait passer l'accent (et les types d'explications nécessaires) de la production, ou la distribution, à l'échange et la consommation. La polémique de Michael contre la rhétorique de la production n'est pas explicitement dirigée contre le marxisme (qui ne figure pas ici comme sujet) ; en effet, sa principale occasion, c'est plutôt le féminisme de Charlotte Perkins Gilman. Pourtant, pour éviter tout malentendu, il est important d'affirmer que l'analyse du capital de Marx n'est pas (n'en déplaise à Baudrillard) une conception « productiviste » et que la grande introduction de 1857 au Grundrisse affirme l'indissolubilité dialectique des trois dimensions de la production, de la distribution et de

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la consommation. Si, malgré celà, Marx a toujours été compris (à juste titre) comme voyant dans la production la clé pour appréhender les autres processus, c'est parce que le courant principal de la pensée économique avant et depuis (et y compris Michaels) persiste à absolutiser la consommation et le marché. L'affirmation de la « primauté de la production » (quel que puisse être son sens exact) offre le moyen le plus efficace et puissant de défamiliariser et démystifier les idéologies du marché et les modèles de capitalisme orientés sur la consommation. Comme vision du capitalisme, l'affirmation de la primauté du marché est donc pure idéologie. Mais il y autre chose chez Michaels qu'il nous faut maintenant aborder. Nous avons déjà noté la tendance d'une méthode homologisante à poser, implicitement ou explicitement, une sorte de « structure » susceptible de justifier la juxtaposition analogisante des différents matériaux bruts ou documents et de fournir la forme ou les termes grâce auxquels on pourra affirmer qu'ils sont «les mêmes». Mais chez Lévi-Strauss, en dépit de son agile pirouette méthodologique, cette « structure » commune reste un mécanisme transcendant qui ne se rabat jamais complètement sur aucune de ses manifestations de surface, quelque privilégiée qu'elle soit, et ne disparaît par conséquent jamais complètement dans l'immanence de la description ethnographique. Comme nous l'avons vu, cependant, toute la dynamique et l'originalité du New Historicism résident dans sa gène vis-à-vis de ces entités transcendantes, et dans son effort pour faire sans, tout en préservant les bénéfices discursifs de la méthode homologique. Michaels partage nettement cette position de travail, mais se distancie tout aussi clairement de la pratique du New Historicism par son effort pour présenter cette « structure » commune absente comme un système total asphyxiant - le marché - et, à partir de là, pour doter ses lectures d'un effet d'un autre genre, celui d'une clôture tout-embiassante, d'une fatalité tout-englobante. Mais comment théoriser cette procédure ? Le « marché» n'est certainement plus à appréhender comme une vision du monde, ou en Zeitgeist, à l'ancienne; chez Michaels, ses effets ont un certain air defamilleavec l'épistémè foucaldienne, mais cela, comme le suggère son appellation même, continue d'être formulé et décrit en termes

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de savoir, et d'expliquer, en premier lieu, un ordre et un mode de pensée spécifiques, et, plus loin, un ordre de règles discursives qui présélectionnent certains genres de possibilités verbales et en excluent d'autres. Ce n'est pas, semble-t-il, exactement ce qui se passe ici. Le Foucault dans son livre des prisons (avec ses « biotechnologies du corps » et sa grille tendancielle de pouvoir et de contrôle) a produit des effets plus en accord avec l'intervention funeste du marché que l'on trouve ici, mais, à la différence de Greenblatt, Michaels ne semble pas s'intéresser beaucoup au pouvoir. Le mot qu'il emploie pour cette question est, après tout, le meilleur : il appelle tout cela « logique » du naturalisme, et, par extension, semble aussi suggérer une logique et une dynamique du marché plus profonde, en fonction de laquelle on pourrait appréhender cette logique esthétique spécifique (ainsi que celles des autres auteurs cités, des non-naturalistes comme Gilman ou Hawthorne9). Cette observation ne constitue pas, dans un livre avec un tel titre, une critique : à mon avis, sur un plan diagnostique, il est plus productif d'avoir un concept totalisant que d'essayer de s'en sortir sans. L'École de Francfort n'a pas procédé autrement, avec sa fréquente, et parfois confuse, conception du «capitalisme tardif» (ou, alternativement, de la notion plus weberienne de «société administrée»). Mon objet est ailleurs : à savoir, qu'un tel concept organisateur, ou système, pourrait soulever des problèmes réels au schéma de Against Theory, avec son accent individualiste sur l'«intention» de l'auteur (même si nous ne sommes plus censés nous servir de ce mot) et avec sa restriction plus générale aux catégories du sujet individuel. Dans le monde empiriste anglo-américain de sujets et de décideurs individuels, quel peut bien être le statut de cette « logique » transsubjective du marché ? Pour ceux qui ont été formés à la théorie « continentale », ces questions ont toujours constitué les absences les plus mystérieuses et les plus troublantes de l'essai précédent: il est certain que l'inconscient freudien, pour prendre un point de référence «théorique», « ne dit pas toujours ce qu'il veut dire » et « ne veut pas toujours dire ce qu'il dit». Ce qu'il advint de Freud, ou des conceptions marxiennes de l'idéologie, sans parler de l'épistémè foucaldienne citée plus haut, ou du « code » de

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Baudrillard, ou de la «ruse de la raison» de Hegel, semble donc en fait un problème très urgent, un problème omis de la liste des exceptions dressée par les anti-théoriciens («narratologie, stylistique et prosodie») et brillant par son éclatante absence de mention ailleurs. Pourtant, ces entités transindividuelles sont aujourd'hui le lieu précis de l'interprétation, dans son sens le plus fort (pour le meilleur ou pour le pire). Bien plus que les débats sur l'intention de l'auteur, ces concepts continentaux ont fourni les alibis les plus courants aux hypothèses critiques sur les significations non intentionnelles de leurs auteurs (l'échange Gadamer-Hirsch ne rend pas non plus vraiment justice à la complexité de ces sujets). À ce moment, cependant, The Gold Standard cherche à répondre à cette question et, implicitement, à élargir le cadre et la problématique de Against Theory. D'abord, Freud fait enfin son apparition décisive: il surgit de façon inattendue au milieu des photographes dans le dernier chapitre, nous faisant un peu penser à Ragtime (plutôt une bonne histoire d'ailleurs!) : sur ce, le plus étonnant de l'homologie, et le plus étonnamment pertinent, arrive en vue: la photographie et la psychanalyse comme événements rigoureusement contemporains et comme phénomènes partageant une structure commune, ou du moins tournant autour d'un problème structural similaire. Nous avons déjà vu Michaels soutenir, dans le cas de Hawthorne, que la photographie n'était pas un «réalisme photographique» ou une représentation; qu'elle était d'une certaine manière moins représentationnelle que la peinture ou le «réalisme». Cet argument, tout de même relativement ostentatoire par son ingéniosité, faisait appel à Hawthorne comme autorité en ce que, d'une façon ou d'une autre, la photographie était plus herméneutique et pénétrait sous la surface des choses d'une manière caractéristique et mystérieuse. Cependant, on a le sentiment que la photographie (dont les processus spécifiques et non-théorisables se sont subitement mis à jouer un rôle central dans le postmodernisme, promue, pour ainsi dire, au sommet de sa nouvelle hiérarchie des beaux arts, pratiquement pour la première fois de sa courte vie) partage au moins avec le naturalisme l'ex-centricité d'une convulsion culturelle inclassable, des surfacesfamilièressous-tendues par un

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monde archaïque de libido qui disparaît pourtant quand vous tentez de le regarder en face, à l'œil nu. Maintenant, la place centrale de l'inconscient commence à apparaître : c'est ce qui excède l'intention, ce qui n'est pas maîtrisé par l'acte intentionnel, l'expression intentionnelle ; en bref, il est le hasard, l'accident, l'imprévisible. (Michaels ne mentionne pas le fait que, durant la même période, avec les statistiques et la théorie des probabilités, les mathématiques ouvraient aussi à maîtriser et penser le hasard ; en témoigne Mallarmé et Un coup de dés.) Toutefois, le photographe choisissant son angle et son point de vue, une foule de détails imprévus et imprévisibles se retrouve enregistrée sur le cliché final (chose plus tard célébrée dans la théorie du cinéma, avec la glorification par Bazin de la profondeur de champ chez Wdles et Renoir comme espace même de l'être, où la « mondéïté du monde» s'ouvre et se révèle au-delà des mesquines « intentions » du simple sujet humain individuel). Mail le hasard va aussi être la pierre d'achoppement des photographe» d'an de dette période — par-dessus tout, Stiegliti. Cherchait à promouvoir k photographie en tant qu'an comme la peinture et avec une dignité égale à celle de la peinture (alors qu'une rétrogradation de la peinture et de l'« art » en tant que tels était une condition du parfait achèvement de ce statut dans le postmoderne), ils se heurtèrent au fait que, comme artistes, ils n'étaient pas en mesure de revendiquer tout ce qui se trouvait dans leur artéfact puisque certaines zones significatives de ce dernier n'avaient rien à voir avec eux et échappaient à leur direction et leur contrôle : comment soutenir que le produitfinalétait réellement le leur dans quelque sens esthétique ou démiurgique que ce soit? C'est le moment où Freud fait son entrée en scène ; il s'avère que l'« inconscient » (lapsus, rêves, symptômes névrotiques, le hasard au sens le plus large du mot) n'est pas un autre de la conscience - l'autre scène ou théâtre, comme Freud se plaisait à l'appeler - mais au contraire, très exactement un élargissement de la conscience, une extension du concept même d'intention de manière à prendre dans ses filets ces phénomènes aberrants, les rendre «voulus» et délibérés et leur conférer également toute la plénitude significative d'un acte conscient. « La découverte de l'inconscient ne problématise ainsi la

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« puissance d'agir « que pour l'étendre, découvrant des actes là où il n'y avait eu que des accidents»[GS222]. Cela suffit: avec ce tour d'écrou, Michaels déjoue les objections «continentales» dans Against Theory en même temps qu'il met en marche une nouvelle suite homologique qui finit par inclure la machine (via Pierce, GS 230) et le jeu (House ofMirth de Wharton). De ce fait aussi, il renvoie Freud dans un texte local et historique, juste une autre de ses pièces à conviction, pas moins privilégiée que les autres documents mais pas davantage non plus : la psychanalyse est maintenant définitivement remise à sa place en tant que « compulsion à ne pas laisser le hasard compter pour du hasard.» [GS236] Ce n'est pourtant pas tout à lait la fin de l'histoire ; que les aventures de la « puissance d'agir», de la conscience et de l'intention ne s'achèvent pas tout à fait ici devient plus clair quand nous faisons revenir la question du marché, dont le statut en tant que « puissance d'agir » à un niveau extrêmement impersonnel est à peine abordé dans l'escarmouche avec Freud. En fait, l'inconscient politique du livre de Michaels n'a pas cessé de réfléchir au problème autrement, d'une manière plus conséquente, et ce qu'il a à nous dire est assez différent: pas exactement une théorie ni une «solution», mais une évolution et une restructuration de la problématique qui constituent une reconnaissance de ces graves questions encore plus significatives que le règlement de comptes entre intention et psychanalyse. Le «marché», après tout, nous renvoyait d'abord aux sujets individuels (Dreiser, Gilman, Hawthorne, Norris et autres, et leurs personnages) qui, happés dans la logique de consommation du marché, exprimaient et démontraient l'impossibilité d'en sortir au profit d'autre chose. En sortir signifiait simplement mourir (quand ce n'est pas le fantasme romanesque de droits de propriété immortels, comme chez Hawthorne). Et si cette recherche là pouvait se prolonger de manière inattendue et plus conséquente? Et si, avec l'échec à théoriser le « système », l'impossibilité à penser quelque « puissance d'agir» non-individuelle, sérieuse, collective et pourtant impersonnelle (ce que le marxisme appelle le «mode de production»), une autre possibilité s'ouvrait pour appréhender un genre différent de « puissance d'agir» -

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restant toujours, d'une manière ou d'une autre, un «sujet», comme la conscience individuelle, et pourtant désormais immortelle, impersonnelle de façon différente, collective au-delà des rêves de populisme, incarnée et institutionnalisée de façon suffisamment rigoureuse pour lui donner une objectivité sociale et historique au-delà de tout fantasme ? Le troisième ressort du livre de Michaels consiste alors à observer l'émergence de cet autre genre de « personnage », si différent de ceux anthropomorphiques - les premiers signes, fétus de paille dans le vent, la référence redoublée, l'insistance qui se fait plus que significative, et enfin, la chose même, pleinement aboutie et épanouie, dans son triomphe ultime. Pour rester dans le cadre de la référence, c'est un peu comme dans ces sidérantes pages finales de Octopus de Norris quand nous pénétrons enfin dans les locaux de l'entreprise et nous retrouvons face à Dieu, assis derrière le bureau du président (dans le modernisme, cela reviendrait à une rencontre avec l'Auteur, comme dans Mist (Brouillard) d'Unamuno). Le marché à terme nous a d'ores et déjà donné une idée de ce qu'il peut advenir du temps et de l'incertitude individuelle quand on parvient à s'y prendre correctement, à ce moment-là, cependant, à travers le flou d'un fait purement empirique (les Rockefeller et leur ennemie geignarde «handwringing» Ida M. Tarbell), nous faisons une percée vers cette chose nouvelle et sa catégorie: le trust, le monopole, l'entreprise «pleine d'âme» avec son nouveau droit des sociétés. Ce nouveau « sujet de l'histoire » abolit maintenant les caractères individuels du laisser-faire, avec leurs (aux problèmes; il supplante l'opposition entre production et consommation; enfin, il agit sur la catégorie même de la machine (qui est apparue plutôt différemment dans le chapitre sur la photographie) : « En (aie, suivant l'exemple de Seltzer, nous pouvons dire que le "discours de la force" non seulement défait l'opposition entre cotps et machine, mais aussi, peut-être de façon plus surprenante, défait l'opposition entre le corps/machine et l'âme, entre quelque chose qui est tout corps et quelque chose qui n'est en rien corps. Ainsi Davis peut penser l'entreprise comme étant simultanément "intangible" (non corps) et une "machine" (tout corps), non parce qu'il est incohérent mais parce que ces deux conditions sont plus semblables l'une à

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l'autre que l'une ou l'autre n'est semblable à l'alternative, une âme dans un corps.[GS201] "On peut, conclut-il, presque dire la même chose d'Ocupus". Et il le faut, car l'entreprise n'est pas, d'abord et avant tout, une question de pouvoir ou de pensée et de philosophie (même si c'est aussi l'occasion pour Royce de proposer son concept de "communauté d'interprétation"[G5188], ni m i m e une question d'invention de nouvelles catégories juridiques ou d'application des catégories traditionnelles d'une quelconque nouvelle manière; c'est d'abord et avant tout une question de représentation. C'est cela le moment moderniste: non pas simplement l'émergence de la réflexivité dans le processus de création de fiction (la plus faible de toutes les analyses du modernisme) mais plutôt le sentiment naissant de la nécessité de cet échec qui doit maintenant être anticipé, ou mieux encore, être transformé en une nouvelle sorte de succès et de triomphe, en replaçant l'impossibilité de la représentation au sein de la chose même : "À partir de là, l'entreprise en vient à apparaître comme l'incarnation de la figuralité qui rend la personne possible, plutôt que comme une extension figurative de la personne."[GS 205] Les puissances d'agir supnpetsoiuuHes sont impensables pour l'esprit individuel : c'est du moins ce qu'ils nous disent quand nous utilisons des m o a tels que classe oa conscience de classe, et les catégories terriblement anthropomoiphiques telles que le très moqué sujet de l'histoire de Lukics. Et pourtant ils existent et nous l e nommons : une chose est de croire à l'existence de cette nouvelle entité, une autre est de la saisir comme figure de ce que, pour commencer, nous ne pouvons pas vraiment penser ou représenter. En tout cas, Michaels tire ici ce qui reste de tapis sous les pieds du sujet individuel ou "personnage", qui se révèle n'être pas ce que nous projetons sur cette entité suprapersonnelle pour la faire ressembler à une personne, mais s'avère, au contraire, être elle-même un effet et une figure, une projection à partir du collectif, une illusion de second-degré générée par les priorités de l'histoire elle-même. »

Étant immortelle, l'entreprise apaise aussi ces peurs de la mort et de la disparition suscitées, comme nous l'avons vu, par la consommation individuelle. Mais c'est maintenant une caractéristique relativement peu importante du processus par lequel le Gold Standard se montre à la hauteur de la situation et produit un concept du collectif et de la « puissance d'agir» collective. Dans un sens philosophique ou théorique, bien sûr, le problème n'a pas été résolu mais s'est aggravé, car nous nous trouvons maintenant en présence de deux concepts - en d'autres termes, en présence de la contradiction entre l'entreprise et notre vieil ami le marché, qui a survécu à cet autre bouleversement, apparemment capital. Au seul niveau historique, il

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s'est passé quelque chose: l'entreprise et le trust ont expédié l'individualisme (et ses formes et catégories) dans la poubelle de l'histoire. À l'autre niveau, rien n'a changé et le marché continue comme avant, aussi loin que le regard puisse porter. Toutefois, si le marché signifie le capitalisme comme système, et que le trust ne signifie qu'un moment ou une restructuration de ce système, alors la contradiction n'est plus très grave, excepté au niveau du texte et du détail où nous continuons d'aller et venir entre un code et l'autre. Mais le marché est-il en définitive une instance du même ordre que ce personnage nouvellement immortel, plein d'âme et transindividuel, qui est le grand trust. Le marché est-il également d'une certaine manière une «personne» ou un effet de lafiguralitéde l'état de personne? Quel est le rapport entre une telle « logique » et les acteuis - consommateurs, écrivains, et trusts, indifféremment - pris dans sa mécanique inéluctable? Ce que les développements actuels de la théorie néopragmatiste laissent entendre, c'est que le «marché» produit la même relation avec les sujets individuels, avec leurs désirs et leur soif de marchandise, que celle que le terme chargé de croyance entretient avec ces tentatives conscientes et « théoriques » (parfois désignées comme «connaissance») pour en sortir, la théoriser ou même la changer. La croyance est ici la totalisation manquante, l'autre terme dont vous ne pouvez jamais vous défaire, une forme ultime et définitive d'idéologie fixée pour toujours (ou ce que Sartre appelait le « choix originaire de l'être ») : « la seule vérité pertinente sur la croyance, c'est que vous ne pouvez en sortir, et que, loin d'être invivable, c'est une vérité que vous ne pouvez que vivre. Elle n'a aucune conséquence pratique, non parce qu'elle ne peut jamais être unie à la pratique, mais parce qu'elle en peut jamais être séparée de la pratique» [AT29. Mais ne sommes-nous pas un peu sortis de la croyance rien qu'en l'appelant «le marché» et en lui donnant cette figuration? Et, dans ce Cas, qu'est-ce qui vient en premier? Est-ce la condamnation des êtres humains à la croyance dans son sens absolu qui génère la dynamique infernale du marché ? Ou est-ce le marché qui, d'une manière ou d'une autre, « produit » aujourd'hui ce concept curieux de « croyance » ? La séparation même entre la croyance et la connaissance, présupposée ici, n'est-elle pas

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elle-même un exemple de production d'une théorie par la création artificielle de deux entités abstraites à partir d'une réalité inséparable ?

Partie 2: La Déconstruction comme Nominalisme Le sentiment que l'on a parfois, que, pour le poststructuralisme, tous les ennemis sont à gauche et que la cible principale se révèle toujours être telle ou telle réflexion historique, pourrait bien mener à autre chose qu'à de l'impatience ou de l'exaspération si nous en tirions des conséquences d'un genre plutôt différent. Car il ne s'ensuit pas que pour cette inlassable et implacable mission exterminatrice du poststructuralisme qui décèle les traces et contaminations du diachronique avec plus de précision que toute autre technologie théorique ou philosophique antérieure, c'est la pensée synchronique qui est de ce fait privilégiée. En effet, la pensée synchronique ne se justifie pas particulièrement par les déficiences du diachronique; elle reste étrangement contradictoire et incohérente (la démonstration de ce point est souvent qualifiée de «critique du structuralisme»), avec une différence: contrairement au diachronique, les antinomies conceptuelles du synchronique sont en même temps évidentes et inavouables: une «pensée» synchronique est une contradiction dans les termes, elle ne peut même pas se faire passer pour de la pensée, et, avec elle, la dernière vocation traditionnelle de la philosophie classique s'évanouit. En résulte alors ce paradoxe : le diachronique devient contigu à la « pensée » et s'établit comme le terrain privilégié de la philosophie par la force même des attaques qui lui sont portées. Si le «poststructuralisme», ou, comme je préfère le nommer, le «discours théorique», va de pair avec la démonstration des nécessaires incohérences et impossibilité de toute pensée, alors, par la vertu de la persistance même de ses critiques du diachronique, et par le jeu du mécanisme de visée qui fait invariablement apparaître au centre de son point de mire des conceptualités temporelles et historiques, la tentative de penser l'« histoire » - de quelque confuse et intérieurement

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contradictoire qu'en soit la façon - finit à la longue par être assimilée à la vocation même de la pensée. Ces grossières images ( Vorstellungen) du temps et du changement ainsi que la lourde mécanique de la dialectique sont des échecs tangibles de la représentation, un peu comme ces naïves ailes volantes des premiers hommes oiseaux quand on les compare à l'aéroplane des frères Wright. Sauf que, dans cet ordre d'idée, nous ne disposons d'aucun avion avec quoi les comparer. On peut néanmoins parfaitement bien imaginer que les premiers philosophes hominidés, subtils et déjà sceptiques à un stade avancé, se plaignaient entre eux du caractère rudimentaire des cailloux que leurs camarades utilisaient pour frapper, briser et piler. Ces objets peu pratiques, estimaient-ils, ne parviennent même pas à une approximation de leur concept d'«ustensile» ou d'«outil»; ils sont inséparables du niveau et de la qualité de la vie sociale des membres de la population hominidée, qui, les archéologues nous le disent maintenant, se bousculèrent beaucoup, furent souvent désorientés, eurent de faibles facultés de concentration, et, en général, tournèrent en rond, désœuvrés, sans dessein ni but identifié. Nos philosophes hominidés avaient-ils besoin d'un concept plus avancé pour faire une telle critique (l'idée, par exemple, d'un manche spécialisé et d'une tête avec une fonction nettement différentiée - la première et brillante idée platonicienne du marteau) ? Ou ne pouvaient-ils pas tout aussi bien conclure que la réalisation d'une véritable instrumentalité (et d'une authentique différentiation) était impossible pour le genre humain, et que même la machine latente dans la pensée humaine la plus avancée - aussi loin que l'esprit puisse remonter - était condamnée à une sorte d'incohérence comique et à une inadéquation représentationnelle à son concept, les fusées spatiales au moins autant que les marteaux et les ordinateurs pas moins que les bâtons de bois noircis par le feu? Car l'intention est d'une certaine manière toujours profondément comique : nous n'avons pas besoin de la peau de banane et de l'interruption d'une action voulue pour que l'acte humain, dans cette perspective, nous frappe toujours par son inadéquation ontologique (le rire homérique). Pour cela, il suffit que l'intention elle-même soit détachée de l'acte et plane à côté de lui comme

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un critère de jugement désormais plus tout à fait interne : à ce moment, le projet même de marcher de l'être humain - même sans lâcher - est matière à hilarité. La conséquence, cependant, c'est qu'il nous faut encore chasser toutes les illusions idéologiques de progrès technologique; et qu'on a gagné quelque chose une fois restituée à toute action, toute pensée humaine son inextirpable dimension de gaucherie - son caractère bricolé, son noyau de base de jeu de Meccano et d'expérimentation infantile incoordonnée. Les objets peuvent être aussi compliqués que vous voudrez, aussi complexes que l'histoire de la philosophie, mais quand on en vient aux hauts faits de la pensée et de la conceptualisation - ceux de Kant ou de Hegel, de Galilée ou d'Einstein - ce que l'on doit retrouver et capter, c'est la simplicité brutale et péremptoire - quand ce n'est pas la simplicité d'esprit - avec laquelle ils décidèrent finalement de fracasser un caillou sur un autre. Rousseau, autre «grand» hominidé, décida d'inventer le concept d'« Histoire » ; dans son cas, nous pouvons le plus facilement du monde laisser de côté la généalogie complexe de ses précurseurs et de ses conditions de possibilité, puisque lui-même, faux naïf se plaisait à penser cette question en partant de zéro, concoctant « un ingénieux meuble bricolé» (commeT.S. Eliot le dit merveilleusement de la philosophie de Blake, sauf qu'il estimait que la «tradition» était autre chose; et le problème, en général, avec l'idée de bricolage réside dans la présupposition qu'il y existe une autre façon, plus efficace, de faire les choses). C'est l'intérêt de Rousseau, comme un des grands monstres et phénomènes de la philosophie occidentale, que d'offrir le spectacle de la brutalité de son idée neuve - l'Histoire - au moment de son invention à partir du néant. Il faut immédiatement ajouter, cependant, que la «grandeur» de Paul de Man, le critique et analyste le plus avancé de Rousseau, est du même ordre. La grandiose architectonique de la partie sur Rousseau dans les Allégories de la lecture- immense construction des blocs fondamentaux de la métaphore, du «soi», de l'allégorie, de l'allégorie de la lecture, des promesses et des excuses - une Darstellung dont il avait raison d'être fier (comme Marx, qui venait de terminer le premier volume de son Capital), est un «ingénieux

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meuble bricolé», pas moins que les œuvres prises comme objet d'étude. Il faut donc bien voir une source d'honneur et un titre de gloire dans la vraie brutalité de l'émergence de ses généralisations philosophiques: partir de zéro dans le domaine de la réflexion n'est pas un exploit donné à tout le monde. De Man a tenu ses promesses envers Rousseau précisément par la construction aborigène de son texte ; et il me semble plus productif d'insister sur les relations entre la difficulté de son livre et la pure simplicité de ses pensées nouvellement forgées, que d'évoquer une « pensée de l'autre» hypersophistiquée, si complexe et subtile qu'elle serait à jamais hors de portée, et, par là même, attiserait ces sentiments de jalousie textuelle qu'Harpham a identifiée dans la critique de De Man. Pour le dire autrement, de manière plus esthétique, restituer sa gaucherie à un processus de pensée initial signifie revenir à l'acte de pensée comme praxis et retirer les réifications qui se sédimentent autour de cet acte quand il est devenu un objet. Gertrude Stein aimait dire que « tout chef-d'œuvre a vu le jour avec une dose de hideur en lui... C'est notre rôle de critique de le regarder en face pour retrouver sa hideur10». Le « statut » de Paul de Man en tant que critique et penseur est si totalement lié à celui de Rousseau que les incertitudes (comme on peut l'envisager de façons multiples, mais non infinies, je préfère éviter le mot d'indécidabilitêj relatives à la spécificité historique de ce dernier communiquent des incertitudes au projet personnel du premier. Tout d'abord, peu de contemporains ont vécu aussi intensément que De Man la crise de l'histoire, la crise de l'historiographie, la crise dans le langage narratif du diachronique : la possibilité de revenir à nouveau à cette expérience extrême (de quelque manière qu'il décidât de la traiter théoriquement) est alors pour nous l'une des sources de la valeur et de la portée de sa réflexion sur le sujet. «J'ai commencé à lire Rousseau sérieusement», nous dit-il, «en vue d'une réflexion historique sur le romantisme et me suis trouvé incapable d'aller au-delà de problèmes d'interprétation spécifiques. En essayant de résoudre ces problèmes, j'ai dû passer de la définition historique à la problématique de la lecture. Les effets de ce déplacement, qui est d'ailleurs

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typique de ma génération, sont plus intéressants que ses causes" ». Cette dernière phrase tente habilement de séparer ses propres «solutions» de la perspective historique qu'il se trouve incapable d'adopter pour son objet d'étude; par conséquent, si elle est respectée, cette note d'avertissement se satisfait d'elle-même et valide les positions subséquentes. On comprend, à l'évidence, ce qu'il visait en évoquant les deux caractéristiques du passage que l'on vient de citer : la vacuité des récits des manuels d'histoire de la littérature qui sont constitutivement incapables de se confronter aux textes, sauf à titre d'exemples ; et les brutales causalités de l'histoire des idées, qui trouvent parfois leur formulation dans la psychanalyse (chose pour laquelle il eut toute sa vie de l'aversion), ou bien (moins fréquemment) leur généralisation sous forme de sociologie vulgaire. Ce serait pourtant une erreur de limiter l'originalité de l'expérience qu'eut de Man de ce problème à un simple déplacement de la diachronie à la synchronie (forme qu'elle pourrait prendre, par exemple, dans un jutur manuel d'histoire des idées de notre période). Mais le rejet des catégories de périodisation des manuels est compliqué et dialectique, dans la mesure où ces catégories sont retenues par le travail de De Man, où les notions de différence radicale entre Lumières et romantisme restent en vigueur, de même qu'une distinction, plus hésitante, entre Romantisme et Modernisme. Le Romantisme est, entre autres choses, le moment de Schiller et de la vulgarisation de la pensée du XVIIIe siècle (ou sa transformation en une idéologie, pour utiliser un autre langage). Le Romantisme devient ainsi un moment dangereux, un moment de séduction (seductivness) (pour utiliser la catégorie éthique centrale de De Man) ; mais, en même temps, ce qui nous séduit ici, c'est un système de pensée ou une synthèse idéologique (il faudrait également inclure la dialectique, quand on la convoque ainsi et la mobilisons à ce niveau de généralité), étant donné que le moderne marque le triomphe d'une séduction plus proprement verbale et sensorielle (un point sur lequel nous reviendrons). Il était donc crucial pour de Man d'assurer la spécificité historique du XVIIIe siècle, comme cela est clair dans son avertissement, autrement immotivé en apparence, de sa préface à The Rbetoric ofRomanticism: «Mises à part quelques allusions

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faites au passage, les Allégories de la lecture n'est en aucune manière un livre sur le romantisme ou son héritage 12», une correction qui laisse supposer la tendance de quelques lecteurs au moins à assimiler les descriptions de livre (et les textes de Rousseau) à ses lectures de textes d'autres périodes. « Le problème avec le marxisme, observa-t-il une fois dans une conversation privée, c'est qu'il n'a aucun moyen de comprendre le XVIIIe siècle. » Peu familier de la littérature, il ne pouvait pas s'être rendu compte à quel point cela constituait un aperçu pénétrant des débats sur la « transition », ainsi que de ceux sur la « révolution bourgeoise» et la relation du pouvoir étatique au capitalisme. Dans les manuels, le XVIIIe siècle est habituellement défini comme le moment de la naissance de l'Histoire - ou de l'historicité et du sens de l'histoire autant que des possibilités (sinon déjà la pratique) de l'historiographie moderne. Comment établir le lien entre cette caractérisation et l'autre pseudonyme de cette période, l'âge de la Raison ? La réponse se situe dans la coordination particulière entre l'exercice de la raison et l'émergence de ces nouvelles réalités historiques (la découverte d'anciens modes de production radicalement différents dans les Amériques et à Tahiti, le conflit des modes de production dans l'Europe prérévolutionnaire) auxquelles le XVIIIe siècle n'avait jamais eu affaire auparavant. Maintenant, et pour un long moment, la Raison va « écarter tous les faits13 » (pour reprendre l'un des gestes les plus scandaleux de Rousseau) et essayer de développer l'histoire par pure déduction ou réduction abstraite. En d'autres termes, penser un retour aux origines de telle ou telle chose (pratiquement la catégorie centrale dans ce débat philosophique sur l'«histoire») en retirant des matériaux de la vie contemporaine ce qui n'est pas essentiel. Le terme de Kant pour cette procédure, qu'il suit dans son propre raisonnement philosophique, était rendu plutôt librement par un premier traducteur par « to annihilate in thought» (annihiler en pensée M). Après la riche historiographie empirique qui s'est développée au cours du XIXe siècle, cette procédure cessera de caractériser d'une quelconque manière centrale l'exercice de la Raison philosophique, et retombera au statut d'« expérience de pensée», ou, dans

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la phénoménologie, à la notion de Merleau-Ponty de « membre fantôme » (avoir des sensations dans un membre qui a été amputé comme illustration de l'impossibilité d'appréhender une chose sans laquelle, jamais, nous ne pouvons être, comme le Langage, l'être lui-même, ou le corps). Le privilège épistémologique du XVIIIe siècle, donc, sa valeur pour nous en tant que laboratoire conceptuel unique, se trouve dans la situation paradoxale qui fait que, en particulier avec Rousseau, ce siècle ne produisit pas simplement le concept d'« origines » mais aussi, presque simultanément, sa critique la plus dévastatrice. Il semble que ce soit en partie cela qui fît de Rousseau un objet d'étude idéal pour de Man. On peut aussi lire Rousseau comme inaugurant cet espace conceptuel conforté plus tard par la dialectique ; mais le chapitre de De Man sur ce texte dialectique fondamental qu'est le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (ci-après appelé simplement second Discours) ne donne (ni ne cherche à donner) une image convenable de la forme narrative plus large de cet essai, en partie parce que son illustration centrale, le géant comme métaphore, est tirée d'un fragment secondaire (ébauche ou suite de celui-là, personne ne sait trop) appelé « Essai sur les origines des langues ». Les pensées de Rousseau sur le langage dans le second Discours sont certainement assez intéressantes, mais autant pour leur fonction et leur position narrative que pour leur contenu. Elles peuvent servir de démonstration fondamentale de cette « réduction en pensée » dont nous venons de parler, et de la façon dont Rousseau, forcément, «écarte tous les faits» pour arriver à ce qui est, tout au moins, un concept négatif d'«état de nature» : en épluchant les couches successives de tout ce qui est artificiel et «non-nécessaire», social, luxueux, et, de là, immoral, afin de voir ce qui reste quand ces éléments «inessentiels» sont retirés de la réalité humaine. À ce moment, Rousseau va alors renverser le processus afin de reconstruire l'histoire qui donna naissance à ces suppléments dégradés et fit émerger la société humaine telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il s'agit par conséquent pratiquement du premier exemple de cette « méthode

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progressive-régressive » que Sartre attribuait à Henri Lefebvre, mais que ce dernier mettait au crédit de Marx (dans la préface de 1857 au Grundrissexi). Chez Rousseau, cependant, ce renversement ne va pas sans poser de problèmes, ce que rend évident sa remarque sur le langage, qui constitue très précisément un de ces ajouts et auxiliaires sociaux « inessentiels » que la réduction en pensée de la Raison se sent en mesure de retirer de la vie humaine essentielle. Le problème, c'est que Rousseau nous a administré de façon si puissante la preuve que le langage ne pouvait en aucun cas être apparu en premier, qu'il doit briser net avec cet embarras, puisque, à l'évidence, c'est ce qui se produisit. L'« Essai » revient alors sur cette énigme, qu'il retourne de multiples façons, aucune d'elles n'étant concluante. Cependant, son récit nécessite à l'évidence un nouveau genre de concept causal - un détonateur - afin de le renverser et expliquer les commencements de l'Histoire proprement dite, au sens du dynamisme des «sociétés chaudes» de Lévi-Strauss ou des origines du pouvoir étatique au sens marxien. Il est franchement incorrect d'attribuer à Rousseau une quelconque vision univoque (et ainsi quasireligieuse)de cette Chute, une quelconque forme unique de causalité ou de détermination. Le second Discours pose en effet comme postulat ou hypothèse une variété de points de départ locaux, qui, à différents moments, comprennent la sexualité (qui attise les combats entre les hommes par l'amour et la jalousie, et n'institue ainsi pas seulement l'inégalité mais génère aussi le besoin de langage [RSD 134,147]), et, plus notoirement, la propriété privée (« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi»...[RSD 141/107]). Ce qui est toutefois dialectique, ou du moins protodialectique, chez Rousseau'6, c'est la double valence de la «perfectibilité», qui définit tout ce qui est le propre des êtres humains proprement dits et qui détermine en même temps la fatalité presque inéluctable de leur chute dans la dégradation, la corruption et la civilisation [RSD 114-115]. Ce qui justifie la lecture «linguistique» de De Man, c'est que, chez Rousseau, ce processus est partout décrit en terme de différentiation : l'expérience des classes du XVIIIe siècle était, par-dessus tout, celle de

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l'intolérabilité des distinctions de caste, de rang, la fierté démesurée de la grandeur, et les obsessions de « titre » et d'honneur, l'ensemble se concentrant puissamment dans le mot éponyme d'inégalité, dans un sens plus féodal et social qu'économique. Cependant, Rousseau caractérise aussi explicitement cette différentiation en termes protolinguistiques comme constituant la signification plus profonde de l'origine du langage, comme nous le verrons sous peu. Un dernier déplacement narratif mérite d'être mentionné ici car il forme le point culminant du second Discours et équivaut à une sorte de potentialisation, d'intensification dialectique des premières «inégalités»; à savoir, l'origine de l'état et du pouvoir étatique, Rousseau souhaitant montrer à leur propos que ce contrat fictif est une énorme escroquerie et une plaisanterie (et qui, à partir de là, motive sa propre version du contrat social véritable, que nous allons examiner ci-dessous). Des affinités personnelles de De Man avec Rousseau, nous n'apprenons presque rien et ne pouvons que faire des spéculations (qu'un Belge soit intéressé par la marginalité de la Suisse par rapport au grand fait parisien semble, par exemple, assez évident). Mais il y a quelques manques. Je pense au moment où Barthes, dans ses Mythologies, après avoir évoqué leurs fonctions de démystification, admet qu'il s'est autorisé ici et là, comme un relâchement, une description plus ontologique et bachelardienne. Ainsi, de Man succombe à la séduisante tentation d'un genre de critique très différent (qu'il rejette explicitement en général) quand il fait observer à propos de La Nouvelle Eloïse: « Les passions sont donc conçues comme des besoins pathologiques, ce qui explique pourquoi elles sont valorisées en termes de plaisir et de douleur. L'allégorie adopte inévitablement un vocabulaire eudémonique. Dans ses venions plus domestiques, ce vocabulaire crée le mélange de douceur érorique et de mensonge, d'un "doux modèle" et d"acres baisere", qui caractérise souvent les fictions de Rousseau. Lui-même a comparé Julie au soave licor (Le Tasse) qui masque l'amertume de son véritable propos, et cette saveur légèrement nauséabonde correspond au goût nécessairement "mauvais" de Rousseau. On peut toujours se consoler de cet effet écœurant par la lecture vivifiante du Contrat social» [Afi 209/254-551

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Cependant, on peut prendre acte que cette dimension physique ou phénoménologique des textes de Rousseau est suffisamment repoussante pour la préserver de toute « séduction ». La dimension épistémologique est plus révélatrice : « Pour un esprit aussi méfiant que celui de Rousseau, peu enclin à faire confiance à une voix, y compris la sienne, il semble peu probable qu'une telle chaîne de déplacements puisse se laisser ainsi maîtriser sans difficulté. » [AR 225/274]. Ici, la paranoïa et le dégoût de soi, qui auraient pu attirer un autre critique vers telle ou telle psychanalyse existentielle, devient une « bonne chute » et un « heureux accident » qui définissent le privilège épistémologique de la pensée et de l'écriture de Rousseau. Cela nous permet d'observer defaçonexceptionnelle le façonnage d'une conceptualité historique ex nibilo et son démantèlement simultané par la suspicion et la méfiance - une construction immédiatement suivie dans le même texte par une déconstruction. Même si une rhétorique plus générale de «déconstruction» (comme idéologie) irait jusqu'à avancer que tous les « grands » textes se déconstruisent eux-mêmes, ou que c'est ce que fait toujours le langage littéraire en tant que tel, ces assertions ne peuvent être généralisées sur la base de l'analyse de Rousseau ; par ailleurs, entre temps, de Man a d'ores et déjà stratégiquement fait barrage aux « explications » plus poussées sur les possibilités épistémologiques privilégiées de Rousseau à cet égard - sa « paranoïa » ou sa situation sociale et historique - (dont « les effets [...] sont plus intéressants que ses causes»). La manière dont l'esprit de Rousseau bâtit le dit état de nature sera donc crucial pour l'analyse de De Man : non pas juste le passé en général, ou n'importe quel passé historique, mais le passé historique nécessaire- ce qui reste, ce qui doit avoir été là quand nous ôtons l'artifice, la frivolité et le luxe décadents de la « civilisation », tels que d'ores déjà identifiés et dénoncés dans le Premier Discours. C'est à ce moment qu'il est capital de distinguer la perspective de De Man sur le second Discours (« Sur l'inégalité parmi les hommes») de celle de Derrida (dans De la Gramtnatologie). En effet, une hypothèse de travail utile, me semble-t-il, du moins pour le moment et dans une situation où leurs noms sont si souvent évoqués ensemble et

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subsumés sous la rubrique «déconstruction», va être de supposer dès le départ que ces deux corps de théorie « signée » n'ont absolument rien à voir l'une avec l'autre. Cette hypothèse de travail thérapeutique sera en effet plus profondément justifiée par le tableau de la métaphysique de De Man que je veux développer ici et qui se montrera très différent des positions associées en général à Derrida. Dans ce cas particulier cependant, - la question de l'« état de nature » - on peut clairement noter dès le départ certaines différences d'accentuation. De Man va caractériser l'état de nature comme une «fiction» [AR 136/173], exactement de même qu'il va considérer la philosophie politique de Rousseau (y compris la constitution conçue par le philosophe) comme un ensemble de « promesses » et le récit de son propre passé comme un ensemble d'« excuses ». Ces termes disqualifient d'ores et déjà bizarrement ce qui se trouve au-delà du présent comme constituant un ensemble de projections subjectives ; ou plutôt, dans la mesure où nous avons déjà eu l'occasion de noter l'hostilité de De Man envers le « subjectif » en tant que tel (et nous le ferons de nouveau), comme constituant un ensemble de conventions d'un genre social relativement pauvre. Considérer, par exemple, la Constitution des États-Unis comme une « promesse », quelque défamiliarisante que cette description puisse être, c'est d'une certaine manière adopter une perspective dans laquelle la puissance des institutions (et des Appareils Idéologiques d'état d'Althusser) paraît curieusement invisible. La culpabilité existentielle va également devenir un genre de « motivation du procédé » au sens formaliste russe, un effet de la structure de la phrase [AR299/356]. Quant à la «fiction», elle semble une catégorie étrangement archaïque et «esthétique» dans l'atmosphère actuelle où planent théorie du simulacre et de la société de l'image; prolongement des courants contemporains dans la psychanalyse où, souvent, « fantasme» et imaginaire semblent avoir une effectivité plus puissante que la réalité et la raison ; et théorie historiographique où les différents passés empiriques de l'histoire ne semblent pas beaucoup plus incontestables que la «fiction» personnelle de Rousseau. Si la théorie du récit a accompli aujourd'hui quoi que ce soit de substantiel, c'est d'avoir puissamment déplacé la vielle

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catégorie du « fictif» (avec celle, tout aussi importante pour de Man, par delà toutes les transformations nécessaires, du «langage littéraire»). Pour le moment, cependant, il suffit de signaler la présence opérationnelle dans les textes de De Man d'anciennes catégories telles que «fiction» ou «ironie», que le texte derridien ne paraît pas particulièrement respecter ou prendre en compte. L'intérêt de Derrida (pour le résumer trop rapidement) ne se porte pas sur lafictionnalitéde l'« expérience » du passé que l'analyse de Rousseau semble présupposer mais sur les contradictions internes de sa formulation. Parvenir à revenir mentalement à une situation qui doit avoir existé autrefois (il faut qu'il y eut une fois où le langage apparut chez les hominidés; il doit y avoir un temps où le superflu n'existait pas, où lentement les institutions sociales et tribales virent le jour) exige de nous de postuler, que ce soit dans le langage ou dans l'écriture, une condition, un état dans lequel ces deux « propriétés » sont absentes, chose dont on peut, en tout cas, illustrer les nombreuses incohérences et contradictions par la chose suivante : à savoir, la difficulté pour un être qui « possède » la parole/ l'écriture, d'imaginer ce que leur absence pourrait possiblement entraîner. Ce point particulier menace alors toute imagination de changement radical ou de différence radicale, et pose la question suivante : comment un être informé par un système dans le présent pourrait possiblement avoir une quelconque appréciation d'une condition radicalement différente, puisque, par définition, la thèse de la différence et du changement veut justement dire cela, que le passé est inaccessible et inimaginable ? Mais la force de l'argument de Derrida requiert la précondition politique et intellectuelle que nous continuions effectivement à «croire» en la différence du passé, malgré l'incohérence de cette conception ; il semble que la fictionnalité de de Man ne présente plus cette impasse déchirante. L'état de nature se ramène à une situation optionnelle; ou plutôt, son contenu historique est remplacé par un intérêt philosophique d'un genre assez différent, qu'il serait erroné de qualifier d'épistémologique et dans lequel le problème des origines est également, d'une certaine manière, transformé: c'est toute la question de la naissance de l'abstraction et, en fait, de la conception philosophique en tant que telle,

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orientation qui va maintenant amener à une lecture très différente du texte de Rousseau et, en fait du reste de son œuvre. L'analyse se place sous le signe de la métaphore, un mot et un concept qui devraient toujours être abordés avec précaution dans l'écriture de De Man, dans la mesure où sa fonction traditionnellement glorificatrice dans l'écriture littéraire et esthétique (la métaphore comme marque du génie ou comme essence même du langage poétique) est ici toujours impitoyablement exclue. En effet, paradoxalement, la métaphore «est essentiellement anti-poétique» [.AR AlHT] ; encore plus paradoxalement, loin d'être le cœur même du figuré et de l'espace dans lequel le langage est libéré du littéral et du référentiel (c'est en général, le point de vue des esthétiques romantique et moderniste, du moins quand ces dernières se font idéologies de l'esthétique et se transmettent imprécisément comme idées générales), la métaphore est pour de Man quelque chose comme la source, l'origine, la cause profonde des illusions littérales et référentielles elles-mêmes: «La métaphore néglige l'élément fictif ou textuel dans la nature de l'entité qu'elle connote. Elle suppose un monde dans lequel les événements intra et extratextuels, les formes littérales et figurées du langage peuvent être distingués, un monde dans lequel le littéral et le figuré sont des propriétés qui peuvent être isolées et, par conséquent, échangées et substituées l'une à l'autre.» [J4/?152/190]. «C'est une erreur, ajoute-t-il, bien qu'on puisse dire qu'aucun langage ne serait possible sans elle. » Ainsi, il est clair que, quel que soit le statut des tropes chez de Man, on ne doit pas supposer que la métaphore se voit détrônée dans le but d'avancer à la position centrale une autre figure (la métonymie, par exemple, ou la catachrèse) dans une structure poétique putative. Nous reviendrons sur la question de la rhétorique dans un instant, et notamment sur le problème précis qu'elle présente ici, à savoir, dépendre d'une distinction entre le littéral et lefiguratifqu'elle cherche en même temps à saper. Il suffit pour le moment de prendre ce passage comme une illustration de ce qui est le plus épineux et embarrassant dans l'argumentation de De Man, et peut-être aussi le plus « dialectique » : à savoir, précisément ce déplacement de la structure à l'événement, depuis le postulat d'une relation structurale au sein d'un

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moment textuel jusqu'à l'attention à ses effets subséquents qui désagrègent alors la structure initiale. C'est le sens dans lequel la métaphore est et n'est pas une « erreur » : elle génère des illusions ; pourtant, dans la mesure où elle est inéluctable et fait partie du tissu du langage lui-même, le mot « erreur» ne lui paraît pas particulièrement adapté, puisque nous n'avons aucun espace disponible pouvant nous permettre de nous mettre hors du langage et de faire de tels jugements. (Telle était, cependant, la procédure de Rousseau et son illusion épistémologique; et nous verrons qu'il y a un sens dans lequel l'extraordinaire effort de De Man reproduit celui de Rousseau à un niveau théorique plus sophistiqué, et pourrait donc bien apparaître comme une forme tardive de rationalisme du XVIIIe siècle). Le second Discours va alors être présenté - pour utiliser les propres catégories de Rousseau - comme une tension entre noms et métaphores ou, si vous préférez, comme un glissement des noms aux métaphores. Le « nom » est ici, suivant Rousseau, pris de manière non-problématique comme une utilisation du langage qui isole le particulier, dans son sens fort de l'absolument unique et individuel, de l'«hétérogène», pour utiliser une terminologie contemporaine, de ce qui ne peut être subsumé sous le général ou l'universel : une intersection entre le langage humain et la «différence» radicale des choses entre elles et de nous. L'exprimer de cette manière, c'est commencer à réveiller un sens de la particularité et, en fait, des véritables perversité et impossibilité inhérentes à l'acte de nomination : « arbre » ne semble déjà plus être un « nom » pour le « great-rooted blossomer» [« ô Châtaignier, fleuri sur des racines immenses» William Butler Yeats (trad. Patrick Hutchinson - La République des lettres)] que je regarde par cette fenêtre; tandis que, s'il y a des gens capables de nommer leur voiture préférée, normalement nous ne nommons pas notre fauteuil préféré, notre peigne ou notre brosse à dents préférée. Quant à ces autres noms, les noms « propres », Lévi-Strauss en particulier nous a abondamment enseigné que les noms appartiennent à des systèmes de classification, chose qui subvertit aussitôt la prétention du nom individuel à un caractère unique (dans une autre linguistique, cette fonction de particularisation est supplantée par

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l'opération pratiquement immatérielle de la déïctique - le «ceci» ou «cela», la désignation de la spécificité autrement ineffable de l'objet unique dans l'ici et le maintenant). Mais ces considérations ne vicient pas particulièrement les arguments de Oe Man ; elles ne font que ramener à temps sur le devant de la scène la seconde opération, l'opération métaphorique, et confirmer la vanité du langage en général, dont les propriétés inextirpablement généralisantes, conceptualisantes et universalisantes glissent sur la surface d'un monde de choses uniques et non généralisables. Cette façon de penser présente alors inévitablement une image ontologique (ou métaphysique) du monde et du langage (nous y reviendrons ultérieurement). Mais le langage émerge; nous nommons et parlons effectivement des choses, que ce soit une erreur ou non ; et les procédures rationalisantes du XVIIIe siècle amenèrent Rousseau à essayer de « comprendre » (ou "expliquer") cette situation en déduisant génétiquement ou historiquement un état dans lequel il n'était pas encore présent : « Cette application réitérée des êtres divers à lui-même, et les uns aux autres, dut naturellement engendrer dans l'esprit de l'homme les perceptions de certains rapports. » (Rousseau, cité dans AR 155/194). Ces rapports - d'abord des comparaisons (« grand, petit, fort, faible») et ensuite des nombres - marquent la naissance d'une conceptualisation et d'une abstraction véritables, ou, si vous préférez, d'une abstraction qui se saisit elle-même en tant que telle (à la différence de la nomination, qui prétend toujours respecter le particulier et non comparer). Une pure relation conceptuelle semblerait balayer en retour le particulier et le convertir en une suite d'équivalences ou d'identités : vous ne pouvez, autrement dit, évoquer les différences quantitatives entre deux entités (cet arbre est plus grandit celui là) sans avoir d'une certaine manière posé leur équivalence (ou leur ressemblance), au moins à cet égard. Le règne du nom finit par conséquent à ce point, et celui du mot, du concept, de l'abstraction, de l'universel commence. Bien entendu, de Man va identifier de façon décisive cette transformation comme étant l'opération de la métaphore. Le concept implique une décision préliminaire sur la ressemblance entre elles d'entités d'un groupe spécifique (nous les appelons

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dorénavant hommes, arbres, fauteuils, ou quoi que ce soit d'autre). Pourtant, à ce niveau de décision préliminaire, les entités n'ont rien en commun entre elles ; elles sont toutes des existants distincts, et donc, à ce moment presque prélinguistiques, «comparer» des « blossomers* distincts est un acte linguistique aussi scandaleux que de décrire « mon amour » comme une « red, redrose» [Robert Bums «My love islike and, red rose»]. L'identification de la naissance de l'abstraction comme opération métaphorique est bien entendu bien plus qu'un vernis sur ce passage spécifique dans Rousseau : c'est aussi un acte stratégique qui permet au système « rhétorique» unique de De Man de voir le jour, comme nous allons le constater. Une pause à ce moment dans le processus de «construction théorique» nous autorise à voir un peu plus clairement ce que l'œuvre de De Man, qui semblerait autrement unique et inclassable en apparence, a en commun avec d'autres figures de la pensée contemporaine. Adorno est le plus proche de ceux dont la vision de la tyrannie du concept - la théorie dite de l'identité, la violence imposée à l'hétérogène par les entités abstraites de la Raison (les ressemblances de Rousseau, les métaphores de De Man) - possède une fonction diagnostique parente (ce qui peut encore se déceler dans la fréquente tentation de comparer sa «dialectique négative» à une forme de «déconstruction» derridienne). La mise entre parenthèses de la différence entre une philosophie qui décrit ces phénomènes au niveau du concept et une théorie qui les découvre dans le modèle des événements linguistiques entraîne l'ajournement de la question (peut-être métaphysique) de la priorité ontologique du langage sur la conscience ; mais il nous faut remarquer au passage la narrativité interne plus grande de l'analyse de De Man, par opposition à quelque chose comme une narrativité externe dans la « dialectique des Lumières ». Chez de Man, comme nous le verrons, le fait structural de métaphorisation a des conséquences monumentales sur le texte et son contenu, conséquences qui seront finalement triées et typologisées dans les diverses sortes d'allégories. Chez Adomo, la tyrannie du concept, de l'abstrait et de l'identité peut être esquivée de diverses manières, dont celle du projet de «dialectique négative»

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est une sorte de codification et de programme stratégique global. Cependant, chez Adorno, également, comme avec la métaphore chez de Man, le concept reste pendant et forme une composante indéracinable de la pensée (de telle sorte que l'« erreur » est ici une caractérisation à la fois appropriée et inadéquate). Mais Adomo - comme Rousseau à cet égard, et à la très grande différence de De Man - se sent capable de reconstruire un récit historique externe susceptible de rendre compte de l'émergence de l'abstraction (la ressemblance chez Rousseau, la raison ou la «maîtrise» des Lumières chez Adorno et Horkheimer). Ce récit tourne, dans les deux versions, autour de la peur et de la vulnérabilité des hominidés face à une nature massivement menaçante à qui seule la pensée offre un instrument durable de protection et de contrôle. De Man, dont on peut estimer qu'il connut une expérience historique de la peur et de la vulnérabilité plus grande que la plupart des Nord-Américains, exclut les explications de ce genre, qu'il aurait sans doute qualifiées de «moins intéressantes». C'est chez Marx lui-même que la problématique ici de De Man trouve de plus grandes affinités, et en particulier dans l'analyse des quatre stades de la valeur (analyse que l'on peut aussi voir, bien sûr, comme un récit d'émergence, bien que ce ne soit pas nécessaire). De Man ne vécut pas assez longtemps pour explorer et articuler la rencontre avec le marxisme qu'il nous avait promise dans ses dernières années. Les Allégories de la lecture comportent, cependant, déjà un élément substantiel qui déplace le contact avec le marxisme de l'anthropologique (besoins, nature humaine, etc.) à ce qu'il appelle la « conceptualisation linguistique » : Mais le fondement économique de la théorie politique chez Rousseau n'est pas lui-même fondé sur une théorie de besoins, d'appétits et d'intérêts qui pourrait conduire aux principes éthiques du bien et du mal ; ce fondement, étant le corrélatif de la conceptualisation linguistique, n'est donc ni matérialiste ni idéaliste ni simplement dialectique puisque le langage est à la fois privé d'autorité représentationnelle et transcendantale. Le rapport complexe entre le déterminisme économique de Rousseau et celui de Marx peut et doit être abordé de ce seul point de vue. [AR158/196-97].

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Comme Dérida, les rencontres théoriques de De Man avec le marxisme semblent avoir été essentiellement médiées par Althusser dont de Man admirait le travail sur Rousseau (il paraît avoir jugé [AR 224/272] que c'était une lecture erronée intéressante ex. plus utile que les banales approches psychanalytiques, biographiques, thématiques et disciplinaires). Il faut reconnaître que Rousseau a généralement constitué un embarras pour le marxisme (comme pour presque tout le monde) ; l'absorption du matérialisme mécanique du XVIIIe siècle dans la tradition marxienne ne s'est pas accompagnée d'une quelconque plus grande bienveillance à l'égard de l'«idéalisme» de Rousseau, de son «sentimentalisme», etc. Mais relire le Contrat social, c'est découvrir la Convention se dresser de manière éclatante devant nos yeux ; toutefois, dans l'histoire ultérieure des formations politiques de gauche ou marxiennes, les débats sur le courant jacobin (si prophétiquement formulés ici par Rousseau) n'ont pas convenablement abordé la continuité de la pertinence du Contrat social sur les problèmes du parti et de l'état, de la « dictature du prolétariat » et sur la nécessité de projeter une vision d'une démocratie socialiste plus avancée au-delà des formes de la représentation parlementaire bourgeoise. Cependant, la suggestion judicieuse et précieuse de De Man nous incite à reporter à plus tard ces généralités comparatives de philosophie politique et à nous engager, d'abord, dans une activité plus difficile, celle de faire un tri dans le tissu linguistique de ces idées ou «valeurs». En effet, nous verrons dans un moment que non seulement Le Contrat social réclame cette lecture mais qu'il est pratiquement incompréhensible sans elle. Cependant, on peut assimiler cette problématique plus immédiate, dans laquelle marxisme et déconstruction demanienne se chevauchent, à la «théorie de la valeur». On sera moins troublé par cette juxtaposition si on se souvient que, chez Marx, « le mystère de toute forme de valeur gît dans cette forme simple17», caché dans le phénomène encore plus mystérieux de l'équivalence sur laquelle se fondent d'une certaine manière la valeur d'échange et la possibilité même d'échanger un objet contre un autre, différent. (Afin d'éviter une confusion terminologique, le lecteur doit se

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souvenir que la «valeur d'usage» est immédiatement mise hors circuit à la première page du Capital: la valeur d'usage marque une relation existentielle aux choses uniques, j'y reviendrai dans un moment, mais n'est pas, en ce sens, sujette à la loi de la valeur ou de l'équivalence. Dans la terminologie contemporaine, nous pourrions dire que la «valeur d'usage» est le domaine de la différence et de la différentiation en tant que telle, tandis que la «valeur d'échange » sera, comme nous allons le voir, définie comme le domaine des identités. Mais ce que cet usage terminologique indique chez Marx, c'est que la valeur proprement dite et la «valeur d'échange» sont désormais synonymes.) Il est également nécessaire de distinguer la discussion des quatre stades de la valeur dans le Capital18 de la « construction » de la théorie dite de la valeur travail, qui, suivant Adam Smith, assimile la valeur d'une marchandise produite à la quantité de temps de travail qu'elle contient. Déterminer si cette théorie entraîne ou revient à une anthropologie (au sens où Althusser ou de Man pourraient la dénoncer) est une question très intéressante; mais c'est le sujet de la production, l'autre face ou dimension du phénomène de la « forme valeur», qui nous importe ici ; elle fonde le marché et l'échange et culmine dans l'émergence de cette chose particulière qu'on appelle l'argent. D'un point de vue linguistique ou « rhétorique », l'analyse de Marx mène bien plus loin que Rousseau l'exploration de ('«identification métaphorique» - dans de nouveaux maquis et de nouvelles complexités - (et bien plus loin que de Man, pour qui la métaphore n'est ici que le point de départ, l'acte qui permet sa lecture). Marx cherche à défamiliariser - à « estrangiser » si vous préférez - le dispositif apparemment naturel par lequel nous mettons en balance les unes avec les autres des choses d'espèces différentes, et même, à l'occasion, les échangeons comme si elles étaient d'une certaine manière les mêmes. Le mystère consiste alors à essayer de pénétrer ce qu'une livre de sel pourrait bien avoir en commun avec trois marteaux, et dans quelle mesure il y a un sens à affirmer d'eux qu'ils sont, d'une manière ou d'une autre, «les mêmes». Marx affine le problème en spécifiant deux objets qui sont en principe plus étroitement liés l'un à l'autre, à savoir, «vingt mètres

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de toile» et « un habit», sans doute l'habit qui résulte de la transformation de la toile). Ce choix est à l'évidence destiné à amener le problème plutôt différent de la production de la valeur nouvelle, qui sera son principal souci plus loin dans le Capital Nous sommes ici clairement à nouveau dans le domaine de la métaphore, et c'est certainement ainsi que nous devons appeler cette sorte d'identification de deux objets distincts l'un avec l'autre quand l'identification n'est pas pensable, qu'elle reste un mystère ou ne peut être justifiée par aucune raison conceptuelle. Pour Marx aussi, à mon avis, le postulat de l'équivalence reste, en ce sens, non-pensable, même si on peut aussi l'expliquer (théorie de la valeur travail) de manières structurales et historiques différentes et sûrement supérieures aux «explications» plutôt mythiques de Rousseau ou d'Adorno en termes de pures peurs et faiblesse. Il existe ainsi un sens dans lequel l'analyse marxienne de l'équivalence est pleinement compatible avec l'analyse rhétorique de De Man : considérer sous l'angle de la fonction linguistique du trope cette violence métaphorique première, par laquelle deux marchandises sont décrétées être «les mêmes», constitue certainement un enrichissement bienvenu au schéma de Marx. Mais Marx, en retour, avec son «explication », son récit du processus de l'apparition de la valeur, ajoute certainement autre chose à l'analyse linguistique (et la position qu'est susceptible d'occuper cette « autre chose » ne sera déterminable qu'en comparant le « récit » de Marx à ('«histoire» de De Man de la «naissance de l'allégorie à partir de la métaphore première», que nous n'avons pas encore exposée ici). Cependant, il y a une façon d'envisager la présentation de ce « mystère » et la nature des objets concernés chez Marx qui élargit et modifie grandement le point de départ de Rousseau, qui reposait sur deux situations relativement simples: l'«identité» des objets et l'appréhension d'autrui comme étant d'une manière ou d'une autre «le même» que moi (pitié, sympathie). En effet, la très intéressante analyse deDe Man sur le second de ces secteurs de l'acte métaphorique (l'Autre, le géant, l'«homme») a l'inconvénient de négliger le premier, ou, en fait, d'amalgamer nos relations aux objets à nos relations aux gens. Mais, chez Marx, il n'est plus question de comprendre

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comment un arbre serait susceptible d'être juxtaposé à un autre, très différent, pour que de là émergent le « nom » et le « concept » d'arbre ; il s'agit plutôt de comprendre comment on pourrait considérer des objets complètement distincts (le sel, les marteaux, la toile, l'habit) comme des équivalences. Le travail épistémologique marxien le plus excitant suit alors la leçon méthodologique anti-cartésienne et dialectique de Marx; à savoir, que nous ne construisons pas des idées complexes à partir d'idées simples, mais au contraire, en sens inverse, que c'est l'intuition de la forme complexe qui nous donne la clé pour saisir l'idée plus simple. À partir de la loi de la valeur, ou du mystère de l'équivalence de choses radicalement différentes, nous pouvons reprendre autrement le problème plus simple des universaux et des particuliers. ; ou, si vous préférez, il faut d'abord positionner l'abstraction et la pensée conceptuelle (la «conceptualisadon linguistique» de De Man) dans le champ plus vaste de l'opération de la loi de la valeur avant de pouvoir comprendre ses effets philosophiques et linguistiques plus spécialisés. Or, pour finir, pour être encore plus «vulgaire» (c'est-à-dire, plus ontologique) sur ce sujet, l'abstraction philosophique et linguistique est elle-même un effet et un produit dérivé de l'échange. Dans la description par Marx de la façon dont, des deux termes de l'équivalence, l'un vient servir d'expression à l'autre («la toile exprime sa valeur dans l'habit et celui-ci sert de matière à cette expression »[MC 139/63]), on peut voir une puissante anticipation dialectique de la doctrine de la métaphore comme teneur et véhicule. Cependant, l'irrésistibilité même de l'équation par laquelle on affirme que les deux objets sont « les mêmes» en valeur introduit un procès «temporel» dans cette structure, d'une manière incompatible avec les analyses de De Man sur la génération du récit à partir de la métaphore et des formes « allégoriques » ultérieures résultant de cette tendance structurelle. Mais il ne faudrait pas considérer que le mot temporel implique la participation ici d'un temps vécu « réel » ou existentiel, ni d'ailleurs d'un temps historique. Comme je l'ai laissé entendre, on peut lire l'analyse de Marx sur les quatre formes de la valeur d'une manière généalogique, narrative, «continuiste» et historique: les premières

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équivalences se forment à l'intersection de deux systèmes autonomes, ou deux formations sociales auto-suffisantes : le sel n'a aucune «valeur d'échange » au sein de notre tribu, mais comme nous n'avons pas de métaux, que les voisins paraissent intéressés par le sel et semblent désireux de l'échanger contre des objets métalliques, prend alors naissance une forme « accidentelle » d'équivalence. Lorsque l'on attire au sein d'une formation sociale autarcique ce mode, cette façon de comparer des objets différents et de postuler leur équivalence, il en résulte une nouvelle sorte de mouvement par lequel d'innombrables équivalences maintenant provisoires s'emparent tour à tour d'une grande variété d'objets: des moments «métaphoriques» jaillissent dans des échanges ponctuels et disparaissent ensuite à nouveau pour réapparaître à des points éloignés sur le réseau social. C'est alors la « forme valeur totale ou développée», une sorte de chaîne d'équivalences infinie ou infiniment provisoire qui parcourt l'objet monde d'une formation sociale, et dans laquelle les objets changent sans cesse de place aux deux pôles de l'équation de valeur (qui, comme nous l'avons dit, n'est pas réversible). Les gens échangent sans cesse, sans aucune stabilité dans le processus : « l'expression relative de valeur est inachevée parce que la série de ses termes n'est jamais close. La chaîne dont chaque comparaison de valeur forme un des anneaux, peut s'allonger à volonté à mesure qu'une nouvelle espèce de marchandise fournit la matière d'une expression nouvelle. » [MC 156/77]. On peut bien sûr aussi définir ce moment dans une perspective différente, une perspective dans laquelle l'accent est mis sur le caractère provisoire de ces moments et sur la dissolution incessante de la valeur qui leur fait suite : la vraie « loi » de la valeur, non encore institutionnalisée et solidifiée dans un médium, en tous points, est alors totalement consommée et s'évanouit en fumée à chaque transaction. Cette description correspond à ce que Baudrillard appelle l'échange symbolique (le moment utopique de sa propre vision de l'Histoire, dont, depuis Mauss, on a significativement modifié le nom ; on a parfois considéré le système kula de Malinowski comme une projection formalisée de ce moment, bien qu'on puisse tout aussi facilement le considérer comme sa réification et sa transformation

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en autre chose, tandis que les relations entre la lecture de Baudrillard et la célébration anthropologique chez Bataille de l'excès, la destruction et du podatch devraient également être évidentes). Cette chaîne d'échanges infinie, in-terminable s'avérant intolérable, la « forme générale de la valeur » émerge pour sceller l'uniformité du processus en produisant, pour ainsi dire, le concept d'elle-même (la «valeur» comme idée générale ou propriété universelle), qu'elle incarne en un objet unique conçu pour servir de «standard», d'étalon pour tout le reste. Mais il s'agit d'une opération très particulière et contradictoire : « La dernière forme donne à l'ensemble des marchandises une expression [...] parce que et en tant qu'elle exclut de la forme équivalente toutes les marchandises, à l'exception d'une seule»(MC 158/80). L'objet ainsi élu a un rôle impossible à tenir parce qu'il est à la fois une chose dans le monde, avec une valeur potentielle exactement comme les autres choses, et une chose retirée de l'objet monde appelée, depuis l'extérieur, à médier le nouveau système de valeur de ce dernier. Il n'est pas extrêmement étonnant de trouver ainsi sélectionnées les vaches (description classique des Nuer par Evans-Pritchard) ; ces dernières peuvent toujours aller à leur train et vous accompagner sur leurs propres pattes ; mais l'épouvantable lourdeur du procès est évidente. Gayatri Spivak a proposé que nous repensions la formation du canon littéraire en fonction de cette dialectique des stades de la valeur - idée intéressante, en effet Mais, moi-même, j'aurais été tenté de corréler avec le symbole et le moment symbolique de la pensée ce troisième stade particulier, dans lequel un objet de ce monde se retrouve avec la double tâche d'équivalent universel naissant: sur un plan culturel, avec les diverses tentatives modernistes pour doter d'une sorte de force universelle telle ou telle représentation sensible d'une vision du monde (ces nouveaux mythes universels dont Mr. Eliot pensait avoir vu l'émergence chez Joyce) ; et sur un plan philosophique, avec le tournant universalisant de la pensée sauvage sur le point d'atteindre l'abstraction conceptuelle, comme chez les pré-socratiques où un unique élément de ce monde (« tout est eau », « tout est feu ») est posé en principe comme fondement de l'être.

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Ce qui va donc suivre, ce ne va pas seulement être l'abstraction ; ce sera l'allégorie, et cet effort désespéré pour atteindre le « concept » qui est voué à l'échec et, là-dessus, marque son échec afin de réussir malgré lui. Chez Marx, c'est bien sûr, la forme argent, et les célèbres pages sur le fétichisme de la marchandise qui s'ensuivent sont précisément la reprise dramatique par Marx de ces succès et échecs des conséquences propres qui en résultent. Pour nos desseins, ici, il sera utile de transcoder le «fétichisme de la marchandise » en un vaste processus d'abstraction qui bouillonne à travers l'ordre social. Si nous nous souvenons de laremarquableformulation de l'image comme « forme finale de la réification de la marchandise» par Guy Debord (dans La Société du spectacle), l'importance de la théorie pour la société contemporaine, pour les médias et pour le postmodernisme est tout à coup confortée. En attendant, si ma suggestion qu'il existe de profondes affinités entre l'exploration des conséquences du moment métaphorique inaugural par de Man et la présentation de l'émergence de la valeur par Marx a quelque vraisemblance, alors, cette affinité ouvre la possibilité d'une relation entre les notions de textualité de De Man et ces préoccupations plus postmodernes sur la dynamique particulière de la signification des médias, qui semblent de prime abord si loin de lui. En tout cas, ce rappel des «stades» de la notion de valeur devrait rendre également possible d'affirmer que le Darstellungde Marx n'est pas exactement un récit : car les premiers stades, pour ainsi dire, tombent hors de la narration et ne sont reconstruits que généalogiquement. En cela, la «valeur» possède une dynamique comparable à celle attribuée au langage par Lévi-Strauss; étant donné que, pour lui, le langage est un système, il ne peut prendre vie petit à petit. Soit il existe complètement immédiatement soit il n'existe pas du tout, ce qui revient à juste dire qu'il est abusif (mais inévitable) de transférer des termes qui sont significatifs uniquement pour un système linguistique aux pièces et morceaux, aux grognements et mouvements qui semblent, avec lerecul,le préparer. Il est dommage que de Man n'insiste pas plus fortement sur la reproduction dans l'arène «politique» plus vaste du Contrat social de ce

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drame de l'universel et du particulier dans le second Discours (il semble avoir craint que le mot métaphorique, qu'il utilise de manière si originale dans ces contextes, ne dégénère là dans un stéréotype «organique» faible destiné à renforcer les mésinterprétations standards de ce texte). Mais la situation est tout à fait comparable, comme le suggère au passage son intéressante qualification de «la structure métaphorique du système numérique» [AR 256/308] (le Un de l'état, le «Beaucoup» des gens). Cependant, à ce stade ultérieur de son Darstellung, de Man est passé à ce que nous pourrions appeler l'«indétermination» du langage légal, c'est-à-dire sa capacité à fonctionner de manière significative dans de nouveaux contextes totalement imprévisibles, ce qui est qualifié, d'une part, de «promesse» et, d'autre part, de tension entre deux fonctions du langage, le constatif et le performatif (« la logique grammaticale ne peut fonctionner que si ses conséquences référentielles sont laissées de côté.» [AR269/322]) Mais, il est certain qu'il n'existe aucun exemple plus spectaculaire de l'émergence de l'abstraction métaphorique et de l'universel conceptuel à partir du domaine de la particularité et de l'hétérogénéité que l'apparition de la volonté générale (ou plutôt, pour Rousseau, son dévoilement, car ce fut toujours l'acte premier qui assurait au premier chef l'existence de la «société»). De Man soutient, à juste titre, que les conséquences structurales de ce primat ou de cette unification au niveau social sont plutôt différentes textuellement de ce que nous découvrons dans le second Discours. Mais le dilemme est peut-être plus aigu ici, puisque chez Rousseau il devient très difficile de redescendre de l'universalité de la loi sur le plan de la volonté générale, aux décisions contingentes par lesquelles cette loi est d'une manière ou d'une autre ajustée aux conflits spécifiques ou, comme il le dirait, aux circonstances référentielles. C'est pourtant un autre lieu où l'intersection avec le marxisme pourrait s'avérer fructueuse: les griefs relatifs à la nature sous-développée de la dimension politique dans le marxisme vont certainement finir par déboucher sur une attention nouvelle aux relations entre l'abstraction «économique» (la valeur) et cette autre cas abstrait et universel que sont l'état et la volonté générale.

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Dans la présentation de cette très longue confluence entre les préoccupations des Allégories de la lecture et la problématique marxiste, il faut, pour terminer, ajouter quelque chose et parler de ces codes comme instruments terminologiques qui autorisent ou excluent certaines sortes de travail. L'avantage du code marxien de «valeur» (par opposition à la «rhétorique» de De Man ou la notion d'«identité» ou de «concept» d'Adomo) est qu'il déplace ou transforme le problème philosophique de ('«erreur» qui nous a embarrassé tout au long de cet exposé. Il est trop facile, mais pas faux, de soutenir que les conceptions de l'erreur, en tant qu'elles contribuent à la fois aux positions de De Man et à celles d'Adomo, présupposent logiquement un fantasme préalable de «vérité» (l'adéquation du langage ou du concept à leurs objets respectifs) qui se perpétue, comme un amour non-partagé, dans ses conclusions désormais désenchantées et sceptiques. Rien de tel ne peut survenir dans le champ terminologique gouverné par le mot valeur. La terminologie de l'erreur laisse toujours entendre, malgré elle, que nous pourrions nous en débarrasser d'une manière ou d'une autre par un dernier effort intellectuel. En fait, une grande partie du caractère tortueux de la prose tant de De Man que d'Adorno provient du besoin de court-circuiter cette conséquence indésirable et d'insister encore et encore sur l'« objectivité » de ces erreurs ou illusions, qui sont partie intégrante du langage et de la pensée et ne peuvent en ce sens être rectifiées, ou du moins pas maintenant et pas ici. En cela, de Man semble au plus loin non seulement d'Adorno mais aussi de Derrida, où abondent des insinuations selon lesquelles une transformation radicale du système social et de l'Histoire pourrait bien donner la possibilité d'élaborer de nouvelles sortes de pensées et de concepts : choses absolument inconcevables dans la vision demanienne du langage. La notion de valeur, cependant, cesse utilement d'impliquer et entraîner ces questions d'erreur et de vérité ; ses assertions peuvent bien être jugées par d'autres moyens (ainsi, tant Lukics que Gramsci virent dans la véritable abolition de la loi de la valeur l'objectif central de la révolution), mais ses abstractions sont objectives, historiques et institutionnelles, et, ainsi, elles réorientent nos critiques de l'abstraction dans de nouvelles directions.

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Une autre façon de dire tout cela est d'appréhender les moyens par lesquels le dispositif conceptuel petsonnel de De Man - parfois appelé « rhétorique »possède aussi une fonction de médiation. Notre discussion de cet usage précis du terme métaphore pour désigner la conceptualisation en général suggère que ce qui est à l'œuvre ici est un petit peu plus compliqué qu'une simple (ou convenablement élaborée) réécriture de matériaux textuels en termes de tropologie : cela caractériserait mieux le travail de Hayden White, de Lotman ou du groupe mu (dont de Man chercha à se distancier d'un point de vue stratégique). Au contraire, le plus grand usage médiateur de la notion de métaphore permet à la tropologie de s'attacher terminologiquement à une variété d'objets et de matériaux différents (politiques, philosophiques, littéraires, psychologiques, autobiographiques) où devient alors autonome une certaine analyse des tropes et de leur mouvement. La métaphore est ainsi le lieu clé de ce que nous avons appelé transcodage chez de Man : ce n'est pas au départ un concept étroitement tropologique, mais plutôt l'endroit où la dynamique des tropes est déclarée être «la même» que toute une gamme de phénomènes identifiés par d'autres codes ou discours théoriques, de manières rigoureusement indépendantes et non-rapprochables (l'abstraction est le langage que nous avons utilisé ici). La métaphore, par conséquent, est, chez de Man, elle-même un acte métaphorique et un violent accouplement d'objets distincts et hétérogènes. En attendant, on peut faire des remarques similaires sur d'autres genres d'instruments linguistiques et rhétoriques occasionnellement enrôlés de force dans les Allégories de la lecture. En particulier, on a fréquemment fait observer que le terme à tout faire rhétorique (ou le terme alternatif de lecture) ne recouvre pas tout à fait l'incompatibilité entre la terminologie des tropes et la terminologie très différente de J. L. Austin qui distingue entre les actes de parole performatifs et constatifs de plusieurs sortes. Mais les brillantes fortunes que connut Austin dans la théorie postérieure sont certainement dues, du moins en partie, aux limites structurelles de la linguistique, qui doit se constituer en excluant tout ce qui se trouve en dehors de la phrase (action, « réalité », et ainsi de suite) ; Austin apporta soudain une

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façon de parler en termes « linguistiques » de cette réalité non-linguistique exclue, comme une sorte de nouvel « autre » au sein de la philosophie du langage qui, en paraissant assurer une place pour l'action à l'intérieur de la nouvelle terminologie linguistique, justifiait désormais l'extension de cette terminologie à « tout». Nous avons vu de Man réitérer l'opposition austienne en termes de « grammaire » et de « rhétorique » : chose qui reconnaît la tension mais la réincorpore dans le langage sans la « résoudre» (je ne veux pas cependant que l'on croie que je suggère qu'elle peutèxie résolue). Ici aussi, nous trouvons donc une sorte de transcodage stratégique, mais d'un type quelque peu différent: l'incorporation de l'autre structurel ou exclu d'un système donné en le dotant d'un nom tiré du champ terminologique du système lui-même. Qu'en est-il, en définitive, de l'argument ontologique si souvent utilisé pour étayer la primauté d'un code contre un autre (qui vient en premier, le langage ou la production ?) ? Que le langage soit unique et où gênais peut être admis, même s'il est difficile de voir comment des êtres d'essence linguistique tels que nous-mêmes puissions avoir la possibilité même de parvenir à cette lucidité limitée; que de Man soit allé plus loin que la plupart des gens dans son effort inlassable et auto-éreintant pour comprendre la mécanique du langage au moment précis de son opération est également évident. Mais la primauté d'un code linguistique, ou d'une herméneutique, n'est pas, de ce fait, assurée, ne serait-ce que pour l'unique raison, nietzschéenne, que la primauté d'aucun code ne peut jamais être assurée. «Si tout langage traite du langage» [AR153/191] ; ce qui revient à dire, si «tout langage est langage sur la dénomination, c'est-à-dire un métalangage conceptuel, figuré, métaphorique » [AR 152-3/191 ], il ne s'ensuit d'aucune manière qu'un code théorique organisé autour du thème ou du sujet du langage possède une primauté ontologique ultime. Tout langage peut, en ce sens, être « sur le langage», mais parler du langage n'estfinalementpas différent de parler de n'importe quoi d'autre. Ou, comme pourrait le dire Stanley Fish, aucune conséquence pratique ne découle de ces « découvertes » sur les profondes dysfonctionnalités de tous les usages des mots. Mais les contradictions

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dans le travail de De Man (pas même les plus intéressantes) ne naissent pas toutes de sa tentative de transformer une analyse en méthode et de généraliser une idéologie de travail (et même une métaphysique) à partir de ses extraordinaires lectures de phrases et de textes individuels. Il faut, par exemple, nettement distinguer ces questions essentiellement philosophiques sur la primauté du langage des questions méthodologiques, où il est défendu une certaine approche du langage de genres variés de textes. À la différence de ce qui a été montré avec le New Historicism, par distinction également avec certains moments occasionnels chez Derrida (en particulier ceux qui flirtent avec les modèles psychanalytiques), les homologies ne jouent aucun rôle chez de Man parce qu'elles impliquent des analogies entre des objets, du contenu ou des matériaux bruts à l'intérieur du discours ; alors que, chez de Man, nous assistons pour ainsi dire à la naissance même du discours, si bien qu'on ne peut même pas considérer que ce contenu était déjà présent à l'examen (et quand il apparaît effectivement, à la façon de la «motivation du procédé» desformalistesrusses, notre démarche particulière nous imposera de l'appréhender plutôt comme le prétexte et la projection du discours en question: la «culpabilité» est le mirage produit par le discours confessionnel). Il ne serait pas non plus parfaitement exact de dire que les diverses manières pour un discours d'émerger sont homologues entre elles, même si la tentation est grande de lire la diversité des allégories de De Man comme autant de variations sur une structure. Plus exactement, à l'instar de l'évolution multilinéaire de la tradition marxiste, nous sommes incités à voir lesfaçonsparticulières et multiples qu'a le langage de se débattre avec le problème insoluble de la dénomination comme autant de nœuds et de fils provisoires, autant de formations textuelles locales distinctes et spécifiques qui ne peuvent être théorisées et ordonnées en une loi (bien que de Man ne fasse parfois aussi que ça). La fonction de la théorie - et ce qui lui donne l'apparence d'une méthode transposable d'un objet verbal à un autre - semble plutôt devoir se situer dans ses efforts pour discréditer l'autonomie des disciplines académiques, et, par là même la classification des textes qu'elles perpétuent, en philosophies

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politiques, spéculation historique et sociale, romans et pièces de théâtre, philosophie et écriture autobiographique, chacun d'entre eux étant revendiqué par une tradition distincte. C'est ici que se trouve finalement l'autre raison, plus profonde, qui fait de Rousseau un objet d'étude privilégié : comme peu d'autres écrivains, non seulement il pratiqua de multiples genres et formes discursives (mais, dans ce cas, le «dix-huitième» siècle lui-même est privilégié dans la mesure où tous ces genres et formes sont toujours regroupés sous la catégorie des «belles lettres» et produits indifféremment par tout intellectuel), mais aussi, il semble avoir senti qu'il les réinventait tous ex rtihilo comme une sorte d'autodidacte, si bien que ses extraordinaires productions bricolées paraissent nous donner accès aux origines mêmes du genre. L'impérialisme avec lequel les textes politiques et philosophiques sont ici rattachés aux études littéraires (ou plutôt au genre spécifique de lecture rhétorique que de Man a en tête) - ainsi que la courtoisie avec laquelle il montre son mépris pour la médiocrité avec laquelle les autres disciplines ont trop précipitamment tourné les structures verbales en idées vagues et générales [AR 226/275] - va nous apparaître un peu autrement si nous nous souvenons qu'il avait le même sentiment également sur la plupart des analyses « littéraires ». Ce sont des leçons thérapeutiques dont l'utilité pratique variera selon l'état de la discipline en question : la leçon la plus opportune et la plus frappante est moins destinée à un domaine qu'à une tendance, à savoir, le psychologique et le psychanalytique. Le chapitre sur Pygmalion démantèle avec fermeté les notions de «moi» [AR236/286], cependant que le chapitre sur Julie liquide avec efficacité l'« auteur». La démolition a été si complète que, paradoxalement, au moment où nous en venons aux Confessions, fort peu de ce programme reste à mener à bonne fin, si bien que de Man s'autorise sa version d'une lecture psychanalytique (dans la lecture - seulement possible ou optionnelle, bien sûr - du profond désir de Rousseau d'exhibition [AR285/341]. Ici, l'enjeu plus fondamental, c'est la transformation de l'existentiel - sentiment, émotion, instinct, pulsions - en «effet» du texte: dans la mesure où Lacan (et Althusser d'une autre manière) partagent également ce dessein, des résonances et des interférences

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particulières se dégagent dans ce dernier chapitre, avant que l'introduction inattendue de la machine [AR 294/351] ne produise une illusion d'optique presque deleuzienne (mais cette machine n'est pas celle de Deleuze mais celle du matérialisme mécanique du XVIIP siècle, comme nous allons le voir bientôt). La distance qui va du débat inaugural du second Discours à ce point final paraît en fait très grande, et suggère deux interprétations opposées : on peut d'une part, imaginer qu'il existe un laps de temps entre la composition de ces chapitres et qu'émerge tout un ensemble de nouveaux intérêts, d'autre part, on peut y voir quelque chose comme une progression dialectique dans laquelle le contenu détermine des modifications radicales dans la forme et la méthode elles-mêmes. Mais il serait relativement plus conséquent d'adopter la manière d'utiliser la narration de De Man, comme dans le chapitre sur Pygmalion encore, où la thèse de l'existence ou de la non-existence d'un « soi » stable (et d'un autre stable) est confrontée à une histoire dans laquelle le seul problème que rencontre le lecteur (ou le spectateur) est de savoir si quoi que ce soit dans cette histoire se produit réellement ou non (c'est-à-dire si un changement a lieu). De Man conclut que non et que ce qui ressemble à une progression n'est guère plus qu'itération ou répétition ; nous supposerons que c'est aussi le cas avec sa propre composition sur Rousseau. Cela ne veut pas dire qu'il se passe exactement la même chose dans tous les chapitres, car ce que chacun d'entre eux raconte, c'est, d'une manière différente et avec un résultat différent, la naissance de l'allégorie à partir du dilemme métaphorique premier. Ce serait une erreur de supposer qu'il faut dégager de ce livre une théorie unique et cohérente de l'allégorie (même si cette dernière est sous-tendue par une théorie unique et cohérente de la métaphore) : de Man est tout au moins postcontemporain dans sa croyance qu'une théorie transcendante est non-désirée et non-désirable; ce n'est pas un but en soi mais plutôt une distance conceptuelle qui permet au lecteur l'appréhension d'un langage qu'il a d'ores et déjà transformé (aussi la théorie est ici cet effort pour «se tenir en dehors» du texte, et même en dehors du langage lui-même, que Knapp et Michaels déploraient; mais il n'en est ainsi que pour un moment).

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Un fait peut démontrer cette proposition : quand nous en arrivons aux conséquences de la métaphore, ces conséquences ne sont pas spécifiées comme allégorie mais plutôt désignées plus généralement comme récit : « Si le moi n'est pas, en principe, une catégorie privilégiée, la suite de toute théorie de la métaphore sera une théorie du récit centrée sur la question de la signification référentielle» [AR 188/231]. L'acte métaphorique engage constitutivement l'oubli ou le refoulement de lui-même: les concepts générés par la métaphore dévoilent immédiatement leurs origines et se présentent comme vrais ou référentiels ; ils émettent une prétention à être un langage littéral. Le métaphorique et le littéral vont donc de concert, du moins dans la mesure où ils ont des moments jumeaux du même procès. Ce procès génère alors une variété d'illusions, dont l'eudémonique (plaisir et peine) mérite mention (nous y reviendrons), ainsi que la notion de pratique ou d'utile (« La progression ou la régression de l'amour à la dépendance économique est une caractéristique constante de tout système moral ou social basé sur l'autorité de systèmes métaphoriques incontestés.» [AR239/289]). Mais, s'agissant des autres étapes du processus - le récit lui-même n'importe qui ayant la plus légère familiarité médiatique avec la «déconstruction» aura deviné qu'il engagera d'une manière ou d'une autre un «démontage» de ce premier moment d'illusion. La complication surgit quand nous en abordons les variétés concrètes, ainsi que lorsque nous cherchons à assumer l'évidente tentation de Oe Man - à laquelle il résiste aussi - de forger une nouvelle typologie et dessiner une théorie «sémiotique» de ce genre qu'il dénonçait inlassablement dans les chapitres précédents des Allégories de ta lecture. Si une telle « théorie » existe (si ce n'est pas, autrement dit, une simple question d'opposition pratique et maniable), elle consiste donc à poser deux moments distincts du récit déconstructeur, le second succédant au premier et l'incorporant à un niveau de complexité dialectique plus élevé. En premier lieu, la métaphore initiale est défaite - sapée aussitôt posée par quelque grave suspicion de cet acte linguistique particulier. Cependant, dans un second moment, ce soupçon même repasse sur le premier et se

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généralise : ce qui n'était au départ qu'un sérieux doute quant à la viabilité de cette ressemblance et de ce concept - un doute sur le parlant et le pensant devient maintenant un scepticisme plus profond sur le langage en général, sur le procès linguistique, ou sur ce que de Man appelle la lecture, un terme qui exclut utilement les idées générales sur le langage lui-même. Le paradigme de tout texte consiste en une figure (ou un système de figures) et sa déconstruction. Mais comme ce modèle ne peut être achevé par une lecture définitive, il engendre à son tour une superposition figurée supplémentaire qui raconte l'illisibilité du récit précédent. En contraste avec les récits déconstructeurs primaires centrés sur lesfigureset finalement toujours sur la métaphore, on peut nommer allégories ces récits au deuxième (ou troisième degré). Les récits allégoriques racontent l'histoire de l'échec de la lecture tandis que les récits tropologiques, comme le second Discours, racontent l'histoire de l'échec de la dénomination. Il ne s'agit là que d'une différence de degré et l'allégorie n'efface pas la figure. Les allégories sont toujours des allégories de métaphore et, comme telles, toujours des allégories de l'impossibilité de la lecture - une phrase dans laquelle il faut « lire » le « de » génitif comme une métaphore. [A/î 205/250] La terminologie est parfois incertaine : les allégories auxquelles on fait référence ici sont-elles les mêmes que ce que, plus tard, en relation avec les Confessions, «l'on peut appeler une allégorie de lafigure»? [AR300/357] Que se passe-t-il quand le procès allégorique est contenu ou réprimé? Ces questions ont le mérite de nous forcer à la conclusion évidente que, puisque le problème initial ne peut être résolu (il n'y a aucune « solution » au dilemme métaphorique), il n'autorise pas non plus de résultat unique, mais produit une variété de tentatives de solutions dont on ne peut prédire ni théoriser par avance le mode d'échec, bien que logique après coup. Puisque qu'elle ne peut être achevée, la théorie de l'allégorie nous renvoie ici encore aux textes individuels, dont la «lecture» in-terminable re-confirme purement la description initiale tout en fixant l'attention sur l'échec structurel unique de chaque texte spécifique. D'où la confusion productive sur la nature du Contrat social, par exemple: Rousseau est-il lui-même le «législateur» du

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Contrat social et son traité est-il la Deutéronomie de l'état moderne? S'il en était ainsi, le Contrat social deviendrait un énoncé référentiel monologique. On ne pourrait l'appeler [...] une allégorie [...] au contraire, en faisant soupçonner que le Sermon sur la Montagne pourrait être l'invention machiavélique d'un maître politicien, Rousseau subvertit nettement l'autorité de son propre discours législatif. Faudrait-il en conclure que le Contrat social est un récit déconstructeur comme le second Discours ? Cela n'est pas vrai non plus parce que, à la différence du second Discours, le Contrat social est manifestement productif et générateur aussi bien que déconstucteur. Dans la mesure où il ne cesse jamais de souligner la nécessité de la législation politique et d'élaborer les principes sur lesquels une telle législation pourrait s'appuyer, le texte a recours aux principes d'autorité qu'il subvertit. On sait que cette structure est caractéristique de ce que nous avons appelé des allégories de l'illisibilité. Une telle allégorie est métafigurée : c'est l'allégorie d'une figure (d'une métaphore, par exemple), qui retombe dans lafigurequ'elle a déconstruite. Le Contrat social tombe sous cette rubrique dans la mesure où il est effectivement structuré comme une aporie : il persiste à accomplir ce dont il a montré l'impossibilité. À ce titre, il mérite le nom d'allégorie. Mais est-ce l'allégorie d'unefigure? On peut répondre à cette question en demandant ce que le Contrat social exécute, ce qu'il ne cesse de faire après avoir établi que cela ne pouvait être fait. [AR 275/329] Comme l'indique le titre du chapitre (« Promesses »), promettre est cette chose nouvelle et impossible que continue de faire le Contrat social: si bien que l'hétérogénéité apparente des derniers chapitres de De Man peut être maintenant re-justifiée en fonction de la plus grande diversité de «solutions» impossibles au dilemme textuel. On peut maintenant appréhender la disparité entre la terminologie des actes de parole (speech acts) (promesses, excuses) et celle des allégories et des figures comme un dernier et ambitieux effort pour dégager un code médiateur plus vaste qui finira par englober la vie personnelle et l'Histoire («à ce niveau de complexité rhétorique les allégories textuelles engendrent l'histoire »[AR 277/331]), phrase de conclusion qui paraît marquer une fin provisoire à la quête

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personnelle d'historicité de De Man telle qu'elle a été définie ci-dessus. Par conséquent, les multiples analyses de l'allégorie chez de Man paraissent tomber sous la rubrique générale de ce que j'ai appelé ailleurs « les récits dialectiques » ; c'est-à-dire, les récits qui, par des mécanismes réflexifs, se déplacent sans cesse à des niveaux de complexité plus élevés, transformant dans ce processus tous leurs termes et points de départ, qu'ils annulent, mais continuent d'inclure (comme lui-même le souligne). Le problème crucial de ces récits, en particulier dans la situation intellectuelle contemporaine où les notions phénoménologiques de conscience et de « moi » ont été nettement problématisées, réside clairement dans le moment de « réflexivisité » lui-même et dans la manière dont on présente ce moment (dont j'ai éludé plus haut la question en le désignant de façon neutre comme un mécanisme) : il ne sera convaincant aujourd'hui que si l'on exclut la tentation en apparence inévitable de le ramener dans telle ou telle forme de «conscience de soi». Que l'impact de la psychanalyse et de la linguistique, d'une part, ou de la fin de l'individualisme, d'autre part, constituent ou non des explications satisfaisantes, il est certain que la notion de «conscience de soi» est aujourd'hui en crise et ne semble plus faire le travail qu'elle était censée être à même d'accomplir par le passé ; elle n'apparaît plus aux gens comme un fondement adéquat à ce qu'elle servait à établir ou compléter. Que la dialectique soit elle-même étroitement liée à cette valorisation maintenant traditionnelle de la conscience de soi (ce que sous-entendent souvent des répudiations approximatives de Hegel, qui méconnaissent les passages où se passe quelque chose de très différent, doit rester une question ouverte : la perte du concept de conscience de soi (ou, en fait, de celui de la conscience) n'est pas non plus fatale à la conception même de la capacité à agir, ou l'action (agencyj. Dans le cas de l'œuvre de De Man, cependant, j'ai le sentiment qu'elle est fatalement menacée à tout moment par une résurgence d'une notion de conscience de soi que son langage essaie avec vigilance d'éviter. Bien sûr, le récit déconstructeur risque toujours de revenir subrepticement dans cette histoire plus simple où la figure initiale, ayant donné vie à l'illusion, atteint ensuite d'une manière ou

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d'une autre une prise de conscience plus intense de sa propre activité; en même temps, l'allégorie de la lecture, ou de l'illisibilité, se présente à nous dans son travail avec une charge plus forte de conscience renouvelée de son propre processus, conscience devenant toujours plus intensément consciente d'elle-même, «au second (ou troisième) degré», dans une progression sans fin. Tout cela se passe plutôt différemment chez Denicla, où l'accent sur l'interminabilité et sur ce que Gayatri Spivak a appelé 'l'impossibilité d'une pleine déconstruction20» croise de plein fouet le problème de la conscience de soi en le reconnaissant comme un but et un mouvement nécessairement contrariés. Chez de Man, cependant, elle persiste comme une sorte de spectral « retour du refoulé», une lecture erronée si puissante que même ses dénis la font renaître ; et il ne s'agit pas de la seule survivance d'une ancienne conceptualité dans le «développement irrégulier » du système intensément postcontemporain de De Man. Dans un certain sens, ce que je vais appeler la métaphysique de De Man est simplement une telle survivance - la plus dramatique mais peut-être pas la plus significative - même si, dans un autre sens, si nous remplaçons le mot métaphysique par idéologie, il sera moins déconcertant de soutenir qu'un penseur laïque contemporain qui qualifie fréquemment de « matérialistes » ses propres positions «a» aussi une idéologie. Mais, bien sûr, on n'«a» pas exactement une idéologie ; c'est plutôt que chaque « système » de pensée (peu importe à quel point il est scientifique) est susceptible de représentation (de Man l'aurait appelée « thématisation », dans un de ses déplacements terminologiques les plus habiles) de façon à pouvoir être appréhendé comme une «vision du monde» idéologique: il est, par exemple, bien connu que même les existentialismes ou nihilismes les plus achevés - qui affirment l'absence de signification de la vie ou du monde et l'absence de sens des questions sur la «signification» - finissent aussi par projeter leur vision significative du monde comme chose manquant de signification. Cependant, chez de Man, cette susceptibilité à la représentation idéologique est le corrélat de larigoureuseimage qu'il a du fonctionnement, ou de la dysfonctionnalité systématique, du langage en tant que tel ; malgré

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lui et contre son gré, l'attention à et la concentration sur le dispositif linguistique finissent par faire apparaître une image impossible de ce qui n'est pas du ressort du langage et que le langage ne peut assimiler, absorber ou traiter. Ce domaine, inaccessible par définition (c'est-à-dire, inaccessible au langage, qui demeure l'élément au-delà duquel nous ne pouvons penser), n'est nulle pan présent dans les textes de De Man, même s'il est présent chez Rousseau, en particulier dans le plus «religieux» et «philosophique» de ses écrits, la Profession de foi du vicaire savoyard, qui deviendra par conséquent pratiquement une épreuve capitale pour la lecture de De Man. Mais c'est le corrélat dialectique de ce qui est ici présent et, pour ainsi dire (pour utiliser un autre langage), son non-dit, son impensé. L'affirmation de cette métaphysique absente est par conséquent implicite dans nos remarques précédentes sur la manière dont la revendication pratique à trouver une prise sur la façon dont marche le langage continue généralement à reproduire, autrement, la procédure plus rationaliste du XVIIIe siècle de déduction d'un stade où le langage n'existait pas encore pour repartir de là. Il est impossible que le théoricien, même plus suspicieux et vigilant, puisse prendre les précautions suffisantes pour exclure ce glissement dans l'idéologie et la métaphysique. De Man devait très bien le savoir, comme en témoignent ses fréquentes mises en garde sur l'inéluctabilité de l'illusion référentielle (et sa bêtise) : «la bêtise étant profondément associée à la référence» [AR209/254] ; d'un autre côté, comme nous le verrons plus loin, sa définition stratégique du « texte » tente effectivement de faire apparaître l'écriture idéologique en tant que telle, pas tout à fait avec succès à mon avis. De ce point de vue, de Man était un matérialiste mécanique du XVIII' siècle, et une grande partie de ce qui paraît spécifique et idiosyncratique au lecteur postcontemporain sera clarifié par une juxtaposition avec la politique culturelle des grands philosophes des Lumières : leur horreur de la religion, leur campagne contre la superstition et l'erreur (ou «métaphysique»). En ce sens, la déconstruction, en relation aussi étroite ou distante avec l'analyse idéologique marxienne que l'Islam avec la Chrétienté, peut être considérée comme une stratégie philosophique essentiellement XVIIIe siècle. Ce qui

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résulte de cela, comme une «vision» mécanicomatérialiste du monde, c'est une représentation si délirante que - contradiction dans les termes - elle ne peut parvenir à la figuration linguistique que par la révélation, comme dans le célèbre rêve de d'Alembert : « Le monde commence et finit sans cesser, il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n'en a jamais eu d'autre et n'en aura jamais d'autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-même un instant21.» Mais même Diderot trichait, somme le souligne de Man, car il sauvait sa vision de l'hétérogénéité absolue en posant comme postulat la totalité de la matière comme sorte de vaste être organique. Rousseau était plus conséquent: «Cependant, cet univers visible est matière, matière éparse et morte, qui n'a rien dans son tout de l'union, de l'organisation ou du sentiment commun des parties d'un corps animé; puisqu'il est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout» (Professions, citées dans AR 230/280). Cela est à l'évidence contradictoire avec l'idée d'un Rousseau pieux et théiste traditionnellement associée à la Profession et d'autres écrits : lever cette contradiction constitue pourtant le tour de force du chapitre de De Man sur ce texte. Il le réalise en déplaçant ce qui était considéré comme croyance théiste, et en particulier l'idée de Dieu, du domaine des propositions ontologiques à la «faculté» de jugement elle-même. [AR 228/277]. « Dieu» et la conceptualité qui lui est associée doivent par conséquent être lus comme une résolution de l'intolérable vision de la matière évoquée ci-dessus, et non comme une quelconque intervention ultérieure en elle qui substitue à son scandale une vision du monde plus rassurante (que les manuels d'histoire des idées désignent comme «théisme»); plus exactement, l'idée nommée «Dieu» et les autres questions d'«assentiment intérieur» sont transférées, par le biais d'une sorte de mise en accolade, à la fonction de l'esprit, ou mieux encore, à celle du langage et à sa capacité à faire ce qu'on appelle épistémologiquement « un acte de jugement». Déplacer et redistribuer le problème ainsi (de Man affirme de façon plausible que c'est Rousseau qui le fait et non son lecteur déconstructeur) revient à reconnaître notre vieil ami l'acte métaphorique,

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l'affirmation linguistique de la ressemblance et de l'identité. Maintenant, ces « croyances religieuses » ne sont plus exactement celles de Rousseau ; ce sont des formes linguistiques et conceptuelles qui flottent dans son esprit avec toute l'objectivité désincarnée des «concepts» génériques et universels du langage lui-même : la Profession ne plaide plus maintenant pour eux mais cherche simplement à examiner quelque chose comme les conditions opérationnelles de leur possibilité (ce qui fait passer cette œuvre d'un texte néo-cartésien en texte pré-kantien [AR 229/278]). Mais dans ce cas, la conceptualité « religieuse » est laissée suspendue au-dessus du domaine prélinguistique de la matière insignifiante aussi efficacement que le concept métaphorique flotte au-dessus des caractéristiques ou identités individuelles qu'il est censé subsumer, ou que la volonté générale au-dessus des passions uniques et des particularités violentes qui habitent son domaine comme sujets individuels. Exactement de la même manière, le «théisme» de Rousseau est indécidable [AR245/296], car, loin d'établir un pont du domaine du particulier à celui des universaux et du langage, toute l'opération de Rousseau a précisément consisté à problématiser cette relation et à mettre en question sa possibilité même en même temps que continuent d'être «utilisés» les universaux, les concepts, le langage, et même le « théisme». Je suis enclin à penser qu'en fait, on peut transférer cette vision matérialiste ou «pessimiste» (ce que certains semblent se plaire à appeler «nihilisme») sur de Man au moyen de l'intermédiation de l'autre grand alter ego, Kant (les affinités de De Man avec ce dernier, outre le lien commun à Rousseau, se fondent, je crois, précisément sur cette même vision duale). Un passage comme le suivant ne communique que superficiellement l'horreur de la «vision du monde» de Kant: « Partout nous voyons une chaîne d'effets et de causes, de fins et de moyens, La régularité dans le naître et le périr, et, comme rien n'est arrivé de soi-même à l'état où il se trouve, cet état nous renvoie toujours plus loin, à une autre chose comme à sa cause, laquelle à son tour rend nécessaire exactement la même question, de telle sorte que le tout dans son entier devrait s'abîmer dans le gouffre du néant, si l'on n'admettait quelque chose

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qui, subsistant par soi-même originairement et d'une manière indépendante en dehors de ce contingent infini, lui servît de soutien, et qui, comme cause de son origine, assurât également sa durée 22 . •

Cependant, ce passage continue de caractériser le monde des phénomènes, le monde empirique de notre propre expérience. C'est plutôt le monde des noumènes et des choses-en-soi qui est, chez Kant la véritable demeure de l'inquiétante étrangeté et correspond le plus étroitement aux visions atomistes et matérialistes présentes dans la philosophie antérieure avec certaines inflexions nouvelles fondamentales. La chose-en-soi, par exemple, n'est pas représentable à la manière de Diderot parce que, par définition, elle n'est pas du tout représentable: c'est une sorte de concept vide qui ne peut cortespondre à aucune forme d'expérience. Néanmoins, il me semble parfois que nous possédons quelques avantages sur la tradition, non pas tant parce que nous possédons de nouvelles terminologies et de nouvelles conceptualités (comme Lacan et Althusser à travers leur réécriture de Freud et Marx) mais plutôt parce que nous avons de nouvelles technologies. Le cinéma, en particulier, pourrait nous permettre de réaliser la quadrature de ce cercle là d'une nouvelle manière et de représenter un peu mieux ce qui, fondamentalement, avait pour définition d'échapper à toute représentation. Si la signification philosophique du cinéma est bien, dans la grande intuition de Stanley Cavell23, de nous montrer ce que le monde pourrait être en notre absence, - «la nature sans les hommes» comme disait Sartre - alors peut-être aujourd'hui le noumène peut-il se présenter à nous avec une véritable Unheimlichkeit cinématographique, comme un effrayant ensemble de volumes étrangement éclairés projetant une sorte de visibilité interne à l'extérieur d'eux-mêmes, comme une lumière infrarouge : la composante des films d'horreur, du truquage photographique, du voyage à travers les dimensions du 2001 de Kubrick sinon du caractère repoussant du champ de vision de quelqu'Autre occulte. Cela pourrait être (avec, naturellement, tout le côté nécessairement discutable) une manière contemporaine de correspondre au vertige avec lequel les matérialistes classiques s'imaginaient regarder dans les pores mêmes de la matière comme sous-tendant vainement

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le domaine de l'apparence du monde humain ordinaire. Car le domaine nouménaJ de Kant n'a rien à voir avec ce niveau supérieur de l'essence hégélienne, cette dimension plus vraie sous l'apparence phénoménale où Marx nous invite à quitter le marché («Nous allons donc, en même temps que le possesseur d'argent et le possesseur de force de travail, quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et aux regards de tous, pour les suivre tous deux dans le laboratoire secret de la production sur le seuil duquel il est écrit : No admittance except on business. » On n'entre pas ici, sauf pour affaires! [MC 279-80! 178]). On ne peut explorer de cette façon les choses-en-soi de Kant, pas plus que l'univers matériel du Vicaire de Rousseau ou même aussi, peut-être, de De Man, dans la mesure où elles correspondent à ce qui réside au-delà de l'anthropomorphisme, au-delà des catégories humaines et des sens humains - ce qui est ici devant nous sans nous, non vu et non touché, indépendant du centrage phénoménologique du corps humain et, par-dessus tout, au-delà des catégories de l'esprit humain (ou, chez de Man, des opérations du langage et des tropes). Quand à la « liberté » en tant que noumenon, cela indique le même « manque de perspective» prise sur le moi, la conscience et l'identité humaines, comme quelque monstrueuse chose que nous ne pouvons nous imaginer voir de l'extérieur - cet être autre et sans nom que nous domestiquons au moyen des concepts anthropomorphiques les plus banals de raisons, choix, motifs, actes de foi, compulsions irrésistibles, et ainsi de suite. Considérer que Kant pose comme postulat un monde dualiste insurmontable dans lequel l'apparence humaine coexiste et se superpose d'une impossible façon avec un monde impensable et non-humain de choses-en-soi (y compris nos propres « moi »), c'est comprendre un peu mieux pourquoi Kant offre un ensemble de repères si utiles à de Man, dont les « catégories linguistiques » remplacent les catégories cognitives de Kant et repoussent le compromis kantien éthique en même temps qu'elles ferment la porte, avec un certain scepticisme glacial, à la solution «théiste» de Rousseau, qui se révèle n'avoir plus grand chose d'un théisme dans un quelconque sens «religieux» traditionnel. Ainsi, à la différence de Rousseau, de Man n'a même pas cherché à établir

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un tel pont entre l'universel et le particulier (bien qu'il reconnût le caractère inévitable de supposer son existence, c'est-à-dire, de continuer d'utiliser le langage). Doit-on alors qualifier sa pratique, comme les gens l'ont largement fait (en particulier ces dernières années), de «nihilisme»? De Man s'est lui-même invariablement qualifié de matérialiste, mais ce n'est certainement pas la même chose. Le nihilisme évoque une sorte d'idéologie globale, une vision du monde pessimiste du type de celle à laquelle il était en général allergique. La désignation plus précise de sa position « philosophique » se trouve ailleurs et inaugure une problématique encore plus archaïque et hors de saison après celle, en apparence déjà datée, du matérialisme XVIIIe siècle. De Man, clairement, n'était pas un nihiliste, mais un nominaliste, et l'accueil scandalisé que reçurent ses idées sur le langage quand elles finirent par apparaître nettement à ses lecteurs n'est comparable à rien tant qu'à l'agitation des clercs thomistes confrontés tout à coup à l'énormité nominaliste. L'examen de ces affinités philosophiques, tâche que l'on ne peut à l'évidence entreprendre ici24, pourrait bien produire encore un autre de Man, un de Man dont l'idéologie ne serait, à tout le moins, plus celle du matérialisme du XVIIIe siècle. Ce qui est plus intéressant pour nous dans le présent contexte, c'est la façon dont on peut maintenant réinscrire son nominalisme dans la logique même de la pensée et la culture contemporaines, dont il serait autrement à l'écart, unique et inclassable. Adorno, pour sa part, a déjà exploré les façons dont l'art moderne faisait centralement face à une logique de nominalisme pour sa situation et son dilemme ; il en emprunta le mot à Croce qui s'en servit largement pour discréditer les types de pensée de genre à l'œuvre dans le jugement artistique de son époque, les généralités et classifications génériques dont il pressentait l'incohérence avec l'expérience de l'œuvre d'art individuelle. Chez Adorno, le nominalisme s'inscrit comme une destinée dans la production même de l'œuvre moderne ; et son diagnostic formel est également implicite dans son travail sur l'histoire des concepts philosophiques modernes, qui sont maintenant irrémédiablement rejetés des possibilités universalisantes de la philosophie traditionnelle (dont il n'est pas particulièrement nostalgique).

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Ce qui est maintenant nécessaire, c'est un diagnostic culturel et social plus large de l'impératif nominaliste à l'époque contemporaine: la tendance à l'immanence, cette fuite par rapport à la transcendance décrite dans notre chapitre introductif, devient sous cet éclairage un phénomène privé ou négatif, dont le côté positif ne peut être révélé que par la seule hypothèse du «nominalisme» comme force sociale et existentielle à part entière (on peut également interpréter de cette manière la politique et l'inflexion postmodernes de l'ancien concept de «démocratie», comme un sentiment grandissant que la réalité des particularités et individualités sociales est, d'une certaine manière, en contradiction avec les anciennes façons de penser la société et le social, y compris l'idéologie de l'« individualisme»). Dans un tel contexte, le travail de De Man prend une résonance quelque peu différente et moins exceptionnelle, comme l'endroit où une certaine expérience du nominalisme dans le domaine spécialisé de la production linguistique fut, pour ainsi dire, laissé à l'absolu et théorisé avec une sévère et rigoureuse pureté. Mais notre débat sur le théisme de Rousseau reste incomplet car nous n'avons pas encore mentionné la façon dont la conceptualité «théistique» - qui a assez clairement échoué à « prendre en charge » le domaine de la matière - a néanmoins conquis une certaine autonomie de plein droit au moyen d'une cathexion libidinale. (Avec un langage très différent, de Man décrit ce moment comme l'« adoption d'une valorisation eudémonique» [AR 243/294], la transformation du lieu du jugement en une sorte de « spectacle » [AR 242/293], dorénavant sensible à un langage de plaisir et de souffrance, et, au-delà, dans cette posture érotique et sentimentale généralisée que nous associons avec le XVIIIe siècle25.) Mais se demander que faire de cette résurgence de la question du plaisir, c'est relancer les thèmes et les problèmes de l'esthétique en tant que telle - dans l'oeuvre de De Man plus que dans celle de Rousseau. Il est certain que la forme de déconstruction de De Man peut apparaître comme une opération de secours et de sauvetage in extremis de l'esthétique et même une défense et valorisation de l'étude littéraire et l'attribution d'un

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privilège au langage spécifiquement littéraire - au moment où elle semblait sur le point de disparaître sans laisser de trace. Cela, de Man le conforta d'abord par une redéfinition stratégique du concept de « texte », dont l'application est maintenant restreinte aux seuls écrits qui « se déconstruisent eux-mêmes», pour parler librement. «Le paradigme de tous les textes consiste en une figure (ou un système de figures) et sa déconstruction » [AR 205/250] ; on peut maintenant considérer que cette formulation, que nous avons déjà rencontrée dans notre tentative pour saisir le moment métaphorique initial du langage, possède aussi cette fonction très différente de valorisation esthétique. Renvoyés, les vulgarisateurs et les idéologues Herder et Schiller par exemple - qui s'imaginent que Rousseau est un pur philosophe dont on peut emprunter et adapter les «idées», les développer et les additionner ; ils sont parfaitement dépourvus de cette « suspicion » plus profonde qui étaie les deux types de base de l'écriture - allégories de la figure et allégories de la lecture - englobés sous l'appellation plus large de «texte». Il s'agit certainement d'une assertion de valeur (sinon d'une sorte de canonicité) ; on pourrait cependant objecter qu'il ne s'agit pas exactement d'une assertion de valeur esthétique. Les textes peuvent être catégorisés et classifiés ainsi parce qu'ils sont linguistiquement réflexifs, qu'ils se décontruisent eux-mêmes et sont d'une certaine manière conscients d'eux-mêmes en ce qui concerne leurs propres opérations. Vaudrait-il mieux confier ces jugements, comme de Man semble si souvent le faire, à la rhétorique plus qu'à l'esthétique ? Peut-être. Mais il y a un dernier tour d'écrou ici, car, chez de Man, le texte devient aussi la définition même du «langage littéraire» en tant que tel, au point que se voit triomphalement réhabilitée une chose ressemblant étrangement à une évaluation esthétique et à une étude littéraire. Mais il serait erroné d'en conclure que l'opération de De Man s'avérerait finalement être, de manière rassurante, traditionaliste ; car il y a encore une autre pièce à ce puzzle, à savoir, l'intervention inattendue de ce que Geoffrey Galt Harpham a appelé « l'impératif ascétique26». Nous avons en effet fréquemment eu l'occasion de constater l'utilisation par de Man

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d'un vocabulaire de «tentation» et de «séduction»; en particulier, mais pas exclusivement, au sujet des options interprétatives: il est maintenant temps de dire qu'il ne s'agit pas de simples habitudes stylistiques, mais qu'elles correspondent à un trait plus fondamental de sa vision philosophique du langage ainsi que de son esthétique. C'est également le point où l'on peut voir son travail se croiser décisivement avec le débat actuel sur le modernisme et le postmodernisme, termes qu'il n'aurait pas particulièrement approuvés, surtout de la manière périodisante avec laquelle je compte les utiliser ici. Si nous traçons la ligne de front entre ceux qui cherchent à établir une profonde continuité entre le romantisme et le modernisme et ceux qui entendent mettre l'accent sur une rupture radicale entre eux, de Man aurait certainement appartenu au premier camp, même si la différence radicale du texte individuel (ou plutôt de l'auteur individuel, car de Man reste attaché à la théorie de l'auteur même dans la problématisation de l'autorat en tant que tel) intervient pour discréditer les concepts plus larges. C'est, cependant, comme si la poésie romantique restait d'une certaine manière plus proche des sources de la suspicion de Rousseau à l'égard du langage (parmi les théoriciens, les élections d'affinité de De Man vont, comme c'est connu, après Nietzsche, vers Friedrich Schlegel) : la capacité du langage des modernes est par conséquent plus riche en mensonges, en tromperies et en séductions si bien qu'il semble approprié que la déconstruction la plus extraordinairement complète du langage poétique proprement dit effectuée par De Man se soit portée sur Rilke. Pour le moment, donc, la déconstruction de la séductivité (seductiveness) du langage poétique va de pair avec la déconstruction du «modernisme» lui-même. « Mais comme on reconnaît d'ordinaire que, dans les textes prétendus littéraires, les séductions de valeur sont tolérées (et même admirées) d'une manière qui serait inacceptable dans des écrits "philosophiques'', la valeur de ces valeurs est elle-même liée à la possibilité de distinguer les textes philosophiques des textes littéraires». [AR 119/153]

Les «séductions» de Rilke [AR2QIAA] s'articulent en une analyse en quatre étapes, analyse où chaque étape trouve des résonances ailleurs dans

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l'écriture de De Man. On tient souvent la première, l'éveil de la complicité chez le lecteur, pour paradigmatique du moderne en général (« Hypocrite lecteur! mon semblable, mon frère!») ; dans un second moment, une abondance d'objets et unefascinationpour leur surface sont identifiées, ce qui prend une forme thématique spécifique chez Rilke mais est aussi, d'une manière ou d'une autre, paradigmatique d'une intensification significative du sensible dans le moderne en général. La troisième étape convertit maintenant ces acquis en ce que nous pourrions appeler une mise en œuvre idéologique. Ils doivent maintenant « affirmer et promettre, comme peu d'autres (œuvres) (le font), une forme de salut existentiel»: «Hiersen ist herrlich » («Être ici bas est magnifique»). On ne sera pas surpris de découvrir que ce sont ces opérations qui réveillent le plus immédiatement la vigilance de De Man : en effet, à la fin de son étude monographique (écrite comme introduction à une sélection de morceaux choisis de Rilke en français, occasion qui explique peut-être son accessibilité relativement inhabituelle, ainsi que son caractère systématique comme vision globale et analyse totalisante), les grands poèmes philologiques, les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée, ont été destitués, réduits à une position plus marginale et plus humble dans le canon rilkien, où ils se voient détrônés par les éléments plus épars et plusfragmentaires,presque minimalistes, qui semblent laisser présager Celan et paraissent, dans leur refus même de la plénitude, incarner une sorte d'esthétique « déconstructrice» (ce minimalisme n'est pas non plus un accident structural : « Cette théorie libératrice du Signifiant s'accompagne par ailleurs d'un tarissement absolu des ressources thématiques» [AR48/73]). Cependant, les autres caractéristiques de la stratégie de séduction de Rilke sont en fin de compte tout aussi suspectes ; le dernier, ou quatrième moment ne l'est pas moins, dans lequel les trois précédentes étapes se cristallisent dans le langage poétique proprement dit: c'est l'émergence d'un canal sensoriel unique : l'euphonie, qui fait « chanter le langage comme un violon » [AR 38/63], presque un «Dieu-oreille phonocentrique sur lequel Rilke, dès le début, avait misé toute sa chance poétique.» [AR55/81] : «Les possibilités de la représentation et de l'expression sont éliminées dans une ascèse qui ne

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tolère d'autre réfèrent que les attributs formels du véhicule. La sonorité, seule propriété du langage qui lui soit réellement immanente et ne se rapporte à rien qui lui soit extérieur, restera donc la seule ressource possible » [AR 32/56]. Il est curieux de découvrir qualifiée à'ascèse cette extraordinaire musicalité, familière à tous les lecteurs assidus de Rilke. Ce mot est destiné à faire la médiation entre cette particularité formelle et les thématiques religieuses de Rilke, qui sont ici, en réalité, à la fois justifiées et exprimées par la renonciation à tous les autres sens, renonciation que Rilke se plaît parfois à envisager comme sainteté. En même temps, cette caractérisation traverse aussi profondément le phénomène historique de la réification et de la séparation des sens, suivie de leur autonomisation, à l'époque moderne, chacun des sens gagnant, par conséquent, comme de même dans la peinture moderne, une nouvelle intensité extraordinaire. Ce nouveau sensorium corporel s'est vu principalement célébrer par les lecteurs (et les écrivains) parvenus à un sens historique de sa nouveauté : la phénoménologie et les idéologies contemporaines du désir prennent leur point de départ dans cettefragmentationqu'a connu le corps à l'époque moderne. La perspective spécifique de De Man est, par conséquent, défamiliarisante d'une manière qui ne peut qu'être bienvenue: suspendant froidement l'attirante richesse de ce nouveau sens (l'euphonie), il insiste sur son prix et sur tout ce à quoi il faut renoncer pour rendre autonomes les sons de la langue. Mais il faut aussi certainement décrire cela comme une askesis de sa part également ; et nulle part les Allégories de la lecture ne sont plus féroces que dans la moqueuse relation de l'apologie par Nietzsche du pouvoir suprême de la musique. Qui oserait, à la lecture d'un tel passage, avouer ne pas être l'un de ces rares privilégiés, l'un de ces «authentiques musiciens»? Nietzsche n'a pu écrire cette page avec conviction que si son identification personnelle faisait de lui le roi Marc d'une relation triangulaire. Cette page ressemble en effet à s'y méprendre à une déclaration faite de mauvaise foi : des questions rhétoriques parallèles, une abondance de clichés, la sollicitation évidente du public. Le pouvoir « mortel » de la musique est un mythe qui ne peut

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soutenir le ridicule de la description littérale, et pourtant Nietzsche se voit contraint, par le mode rhétorique de son texte, de le présenter dans l'absurdité de sa facticité [AR97-98/128-129Z7]. Je tiens à souligner à quel point, par delà telle ou telle identification ponctuelle et dévoilement localisé d'une séduction linguistique spécifique (elles réactivent toutes d'une façon ou d'une autre les illusions référentielles - y compris le désir - générées par l'acte métaphorique initial), l'œuvre de De Man est unique parmi celles des critiques et théoriciens modernes dans son rejet ascétique du plaisir, du désir, et de l'ivresse du sensoriel. Cependant, des sujets encore plus cruciaux se trouvent derrière ces questions contemporaines à la mode, en particulier la grande préoccupation traditionnelle de l'esthétique philosophique depuis Platon jusqu'à l'idéalisme allemand; à savoir, la question du statut du Shein, de l'apparence esthétique (réduite dans les débats postcontemporains au sujet quelque peu plus limité appelé représentation). La position de chacun sur la question de la culpabilité de l'an et du statut de l'intellectuel de la culture (sans parler de l'esthète proprement dit) dépend pour une grande part, comme Adomo n'est jamais las de nous le montrer, de notre attitude envers l'apparence esthétique, qui peut être rejetée pour des raisons politiques comme luxe ou privilège social, ou bien glorifiée ou justifiée par de multiples moyens idéologiques différents (qui ont eux-mêmes été modifiés depuis l'émergence de la culture des médias de masse). De Man associe de manière extraordinaire ces deux positions en une synthèse idiosyncratique, assignant au Schein et à l'apparence sensible le statut négatif d'idéologie esthétique et de fausseté, de mauvaise foi, tout en gardant l'art (ou du moins la littérature) comme domaine privilégié où le langage se déconstruit et où, par conséquent, une version très tardive de la «vérité» pourrait se trouver encore disponible. L'expérience esthétique est ainsi à nouveau valorisée, mais sans la séduction de ces plaisirs esthétiques qui ont toujours semblé faire partie de son essence propre, comme si l'art était une pilule à avaler en dépit de son enrobage de sucre; ou, plus traditionnellement, une vallée relativement wagnérienne d'illusion magique et de fantasmagorie nécessaires. A côté d'un Roland Barthes, le puritanisme de De Man prend des

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proportions quasi platoniciennes (à l'exception des projets sociaux pour l'art de ce dernier), auprès desquelles un Barrhes en vient alors à apparaître comme la parfaite incarnation de l'auto-complaisance irresponsable et de l'abandon à l'illusion. Je crains d'être personnellement incapable de prendre au sérieux les propositions éthiques qui accompagnent le texte de De Man (ce qui est, sans aucun doute, mon problème) : mais les Allégories de la lecture me semblent prophétiques des années quatre-vingt, moins pour une « nouvelle moralité» putative que pour le prononcé d'un jugement de faillite sur l'éloge recherché de la libération, du corps, du désir et des sens qui était l'un des principaux «gains » et combats des années soixante. Cependant, comme nous l'avons déjà vu, ce diagnostic remarquable et dévastateur sur le moderne et sa rhétorique sensorielle (nous ne pouvons reprendre le détail de la déconstruction ultérieure desfiguresdu Rilke) est presqu'immédiatement suivi de la restauration de la primauté du langage littéraire et poétique. Ce qui est assez plausible, dans la mesure où, si ce qui est recherché c'est défaire les illusions sensorielles du langage, il est nécessaire de les avoir déployées dans toute leur plénitude pour qu'en soit fait le procès solide et définitif. On doit par conséquent lire l'esthétique de De Man par rapport à un contexte historique plus vaste dans lequel elle présente le spectacle d'un modernisme incomplètement liquidé : les positions et les arguments sont donc «postmodernes», même si les conclusions ne le sont pas. Pourquoi ces dernières conséquences ne sont-elles pas donctirées,c'est ce qui devient notre question finale, à laquelle on ne peut pleinement répondre. D'une façon très générale, cependant, comme cela a été soutenu dans les chapitres précédents, un postmodernisme pleinement autonome et auto-suffisant paraît finalement impossible en tant qu'idéologie. Si l'on préfère utiliser le langage de l'antifondationalisme (mais ce n'est qu'un des codes ou thèmes où se joue la pièce), cela revient à l'assertion que la position anti-fondationelle est toujours susceptible d'un glissement dans un nouveau genre de rôle fondationel à part entière. Cependant, notamment à côté de la mise en accusation extraordinairement détaillée de pratiquement toutes les

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caractéristiques formelles de l'esthétique moderniste, la survie des valeurs proprement modernes chez de Man - par-dessus tout, le privilège et la valeur suprêmes de l'esthétique et du langage poétique - est trop affirmée et clamée pour ne s'expliquer que de cette manière. Je suppose que ce que l'on observe ici, c'est ce sentiment que l'on a parfois, avec une certaine distance et un certain changement de perspective, qu'historiquement et culturellement, de Man était en fait une figure très vieille école et que ses valeurs étaient davantage caractéristiques d'une intelligentsia européenne d'avant la Seconde Guerre Mondiale (chose en général censée rester invisible aux Nord-Américains contemporains). Ce qu'il est nécessaire d'expliquer alors, ce n'est pas tant l'imparfaite liquidation de l'héritage moderne chez de Man, mais avant tout le projet même de le liquider. Je n'ai pas jusqu'à présent voulu me prononcer sur les « révélations » maintenant célèbres, la découverte du travail de De Man pendant l'occupation allemande de la Belgique comme journaliste culturel. Je crains qu'une grande partie du débat soulevé par ces éléments me soit apparue comme ce que Walter Benn Michaels se plaît à nommer "lamentations" (« handwringing»), D'une part, il ne me semble pas que les intellectuels nord-américains aient, d'une façon générale, disposé du genre d'expérience de l'histoire qui les qualifierait pour juger les actes et les chou de personnes sous occupation militaire (à moins, en fait, de considérer que la situation de la guerre du Viêtnam offre une analogie sérieuse). D'autre part, l'accent exclusif porté sur l'antisémitisme omet et neutralise politiquement une autre caractéristique constitutive de la période nazie : à savoir, l'anticommunisme. Le caractère concordant et inséparable de la possibilité même du judéocide avec la mission anticommuniste et radicale de droite du National Socialisme est la base du concluant de Why Did the Heavens Not Darken ? {La « Solution finale» dans l'histoire), de Arno J. Mayer. Or, dans ce cadre, il paraît clair que de Man n'était ni un anti-communiste ni un homme de droite: eût-il pris de telles positions lorsqu'il était étudiant (à une époque où les mouvements estudiantins en Europe étaient extraordinairement conservateurs

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et réactionnaires) qu'elles auraient été de notoriété publique, attendu qu'il était le neveu de l'une des personnalités les plus connues du socialisme européen. (En même temps, dans ces textes, totalement dépourvus de toute originalité personnelle ou de tout caractère distinctif, un certain arrière-plan idéologique et politique reflète simplement le corporatisme général de la période, répandu du Nazisme et du Fascisme italien en passant par le New Deal et la social démocratie post-marxienne d'Henrik de Man, jusqu'au Stalinisme28.) Cependant, ce qu'on peut voir clairement en Paul de Man, comme ses articles en témoignent, c'est un spécimen non-remarquable du traditionnel esthète moderniste d'alors, et de l'esthète apolitique à cet égard. Cette affaire est manifestement très différente de celle de Heidegger (bien qu'il semble incontestable que les «scandales» jumeaux de Heidegger et de De Man aient été totalement orchestrés pour délégitimer la déconstruction derridienne). Heidegger peut bien avoir été « politiquement naïf», comme ils aiment dire, mais il est certain qu'il fut politique et crut un temps que la prise de pouvoir hidérienne constituait une véritable révolution nationale dont il résulterait une reconstruction morale et sociale de la nation2'. En tant que recteur de l'Université de Fribourg, et dans l'esprit le plus réactionnaire et maccarthyste, il travailla à éliminer des lieux ses éléments « douteux » (bien qu'il faille se souvenir que les « éléments » véritablement de gauche ouradicauxétaient très rares dans le système universitaire allemand des années vingt par rapport à l'Hollywood des années quarante ou à la République Fédérale des années soixante-dix). Sa déception finale avec Hitler fut partagée par beaucoup de gens de la gauche révolutionnaire au sein du National Socialisme qui ne parvinrent pas à comprendre la position pragmatique de modéré ou de centriste d'Hider dans ses relations essentielles avec le grand milieu des affaires. Je sais que je vais être mal compris si j'ajoute que j'ai une vague admiration pour la tentative d'engagement politique de Heidegger, et que je trouve cette tentative préférable moralement et esthétiquement au libéralisme apolitique (à la condition que ses idéaux demeurent irréalisés). Rien de cela n'a un quelconque rapport avec Paul de Man, pour qui, ce

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qu'on a appelé, de façon dramatique, « collaboration », était simplement un travail30, dans une Europe, dorénavant et pour l'avenir prévisible, unifiée et allemande, et qui, le temps que je le connus personnellement, était simplement un bon libéral (et encore non-anticommuniste). Peut-on néanmoins suivre un des scénarios classiques de la Ideologitkritiket soutenir que l'évolution de tout un cheminement intellectuel complexe ultérieur lut, d'une certaine manière, déterminée par un traumatisme initial qu'elle cherche à annuler. On peut, bien sûr, remplacer ce langage thérapeutique par un langage plus tactique, comme dans l'analyse magistrale de Bourdieu sur la façon dont le célèbre Kehrede Heidegger (le tournant de son existentialisme vers les questions de l'être) représente un désengagement rhétorique calculé de l'affirmation politique antérieure de la « révolution » nazie31 ; mais, pour commencer (et en cela, à la différence de Blanchot), de Man n'eut pas de telles sympathies). On peut aussi raisonnablement traiter de ces déconversions en termes de trauma, tel que l'expérience de la violence et de la peur radicale : ainsi Vargas Llosa, dans Conversation in the Cathedral (si curieusement prophétique de sa propre apostasie ultérieure de la gauche), montre comment, lorsqu'on se brûle à l'histoire (dans ce cas, être passé à tabac après une manifestation d'étudiants, mais dans des cas plus graves, la torture elle-même), cette expérience installe une structure paralysante d'auto-censure et d'évitement presque pavlovien d'un futur engagement politique (une sorte de bizarre inversion de l'acte de violence libérateur canonique fanonien). Il semble ridicule de suggérer que c'est pour racheter ou défaire un « passé nazi » qui n'a, pour commencer, jamais existé que toutes les procédures complexes de la déconstruction demanienne ont pris naissance. Elles ont assurément défait ses valeurs esthétiques aveuglément modernistes avec efficacité (tout en «sauvant le texte» finalement, comme nous l'avons vu, par un autre moyen). Quant au fameux article «antisémite»32, je crois qu'il a été fondamentalement mal lu : ce qui me frappe, c'est l'habile tentative de résistance d'un jeune homme vraiment trop intelligent pour son bien. Car le message de son «intervention» est le suivant: «Vous, antisémites ordinaires

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et intellectuels (nous laisserons de côté l'antisémitisme arrogant religieux du IIIe Reich), vous rendez en fait un mauvais service à votre cause. Vous n'avez pas compris que si la « littérature juive « est aussi dangereuse et virulente que vous le prétendez, il s'ensuit que la littérature aryenne ne vaut pas grand chose, et manque en particulier de vigueur pour résister à la culture juive qui est censée être, selon d'autres analyses "antisémites" canoniques, sans valeur. Dans ces conditions, vous seriez donc mieux avisés d'arrêter de parler des Juifs et de cultiver votre jardin. » Il est ironique, bien qu'absolument caractéristique de l'ironie en tant que telle, que cette ironie soit si dramatiquement mal perçue et mal interprétée (de Man semble avoir d'emblée compris que ce papier se lirait plus facilement comme une expression d'antisémitisme que comme un travail de sape de ce dernier). Les rigueurs de la lecture déconstructrice - si passionnément approfondie et enseignée les années suivantes - ont peut-être été calculées pour «défaire» ce désastre, c'est-à-dire pour former des lecteurs capables de résister au moins à cette sorte d'élémentaire bévue interprétative. Mais lorsqu'ils furent confrontés pour la première fois à ce texte, la plupart de ses disciples paraissent avoir commis cette bévue malgré tout; et toujours est-il que s'ajoute encore une « ironie» de plus dans le fait que la pédagogie de De Man, si remarquable à d'autres égards, ait laissé ses étudiants singulièrement mal préparés pour affronter ce type de question politique et historique, qu'elle place dès le départ entre parenthèses. La dernière ironie, cependant, tient à la survivance de l'ironie elle-même - concept et valeur théoriques suprêmes du modernisme traditionnel et véritable lieu de la notion de conscience de soi et du réflexif33 - dans la débâcle autrement complète du répertoire du modernisme dans l'œuvre de maturité de De Man. En fait, elle s'élève à nouveau sereinement comme l'apogée de cette dernière à la dernière page des Allégories de la lecture.

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La linguistique dispose d'un système bien utile qui fait malheureusement défaut à l'analyse idéologique : ce système permet de marquer un mot donné soit comme «mot», soit comme «idée» en utilisant alternativement les barres obliques et les guillemets. Ainsi, le mot marché, avec ses diverses prononciations dialectales et son sens étymologique latin de commerce et marchandises, s'écrira /marché/ ; tandis que le concept, tel qu'il a été théorisé par les philosophes et les idéologues à travers les âges, d'Aristote à Milton Friedman, s'écrira «marché». On s'imagine un instant que ce pourrait être une solution à nombre de problèmes que présente le traitement d'un tel sujet qui constitue, à la fois et en même temps, une idéologie et un ensemble de questions pratiques institutionnelles, mais on se souvient alors de la section d'ouverture des Grundrisse où Marx détruit, avec ses grands mouvements tournants et ses manœuvres en tenaille, les espoirs et désirs de simplification des proudhoniens, qui pensaient pouvoir se débarrasser de tous les problèmes liés à l'argent en abolissant l'argent, sans voir que c'est la contradiction même du système de l'échange qui s'objective et s'exprime dans l'argent proprement dit et que cette contradiction continuera de s'objectiver et s'exprimer dans n'importe lequel des substituts à l'argent plus simples, comme les bons de travail. Ces derniers, fait sèchement observer Marx, se ramèneraient simplement, dans le capitalisme actuel, à de l'argent, et toutes les contradictions précédentes reviendraient alors en force. Il en va de même avec la tentative de séparer l'idéologie de la réalité : l'idéologie du marché n'est malheureusement pas un luxe ou un ornement idéationnel ou représentationnel supplémentaire susceptible d'être retranché du problème économique pour être ensuite expédié dans quelque morgue culturelle ou superstructurelle à fin de dissection par des spécialistes. Elle est, en quelque sorte, générée par la chose même, dont elle constitue son image rémanente objectivement nécessaire; d'une manière ou d'une autre, il faut prendre en compte ces deux dimensions ensemble, dans leur identité

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aussi bien que dans leur différence. Elles sont, pour utiliser un langage contemporain mais déjà démodé, semi-autonomes; ce qui signifie, si cela doit signifier quelque chose, qu'elles ne sont pas réellement autonomes ou indépendantes, mais qu'elles ne vont pas non plus réellement de pair. Le concept marxien d'idéologie a toujours eu pour objet de respecter, reprendre et faire jouer le paradoxe de la simple semiautonomie du concept idéologique, idéologies du marché par exemple, par rapport à la chose elle-même - ou, dans ce cas, les problèmes de marché et de planification dans le capitalisme tardif comme dans les pays socialistes actuels. Mais le concept marxien classique (y compris le mot même A'idéologie, qui est un peu comme l'idéologie de la chose par opposition à sa réalité) a, à cet égard, justement été souvent défaillant, devenant purement autonome et dérivant comme pur «épiphénomène» dans le monde des superstructures, tandis que la réalité restait en dessous, responsabilité quotidienne des économistes professionnels. Il existe, bien sûr, beaucoup de modèles professionnels d'idéologie chez Marx. Le cas suivant, tiré des Grundrisse et qui traite de l'illusion des proudhoniens, a été moins souvent remarqué et étudié mais est, en fait, très riche et fécond. Marx met ici en débat une caractéristique centrale de notre sujet actuel, à savoir, les rapports des idées et valeurs de liberté et d'égalité avec le système d'échange ; et il avance, exactement comme Milton Friedman, que ces concepts et valeurs sont réels et objectifs, générés organiquement par le système marchand, et qu'ils lui sont dialectiquement et indissolublement liés. Il ajoute ensuite (j'allais dire à la différence maintenant de Milton Friedman, mais un instant de réflexion me fait souvenir que les néolibéraux reconnaissent aussi ces conséquences déplaisantes, et parfois même les célèbrent) qu'en pratique, cette liberté et cette égalité se révèlent être non-liberté et inégalité. Cependant, il s'agit ici de l'attitude des proudhoniens face à ce renversement et leur incompréhension de la dimension idéologique du système d'échange et de son mode de fonctionnement - à la fois vrai et faux, à la fois objectif et illusoire, ce qu'on essayait autrefois de rendre par l'expression hégelienne d'« apparence objective » :

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« La valeur d'échange, ou plus précisément le système monétaire, est en fait le système de la liberté et de l'égalité, et ce qui perturbe [les proudhoniens] dans le développement le plus récent du système, ce sont les perturbations immanents au système, c'est-à-dire la réalisation effective de l'égalité et de la liberté qui se transforment en inégalité et non-liberté. C'est une aspiration aussi pieuse que stupide que de souhaiter que la valeur d'échange ne se développe pas en capital, ou que le travail qui produit la valeur d'échange ne se développe pas en travail salarié. Ce qui distingue ces messieurs (en d'autres termes, les proudhoniens, ou comme on pourrait dire aujourd'hui, les sociaux-démocrates) des défenseurs de la bourgeoisie, c'est d'une pan, leur conscience des contradictions inhérentes au système, et d'autre part, leur utopisme, manifeste dans leur incapacité à saisir la différence inévitable entre la forme réelle et la forme idéale de la société bourgeoise, et leur désir consécutif d'entreprendre la tâche superflue de changer l'expression idéale même en réalité, alors qu'en bit il s'agit simplement d'une image photographique (Lichtbild) de cette réalité'.»

Ainsi, il s'agit, pour très grande part, d'une question culturelle (au sens contemporain du mot), centrée sur le problème de la représentation: les proudhoniens sont des réalistes souscrivant au« modèle de la correspondance ». Ils pensent (avec les habermassiens aujourd'hui, peut-être) que les idéaux révolutionnaires du système bourgeois - liberté et égalité - sont des propriétés des sociétés réelles, et ils notent que, alors que ces idéaux sont toujours présents dans l'image utopique idéale de la société de marché bourgeoise, ces mêmes traits sont absents et font tragiquement défaut quand nous nous tournons vers la réalité qui a servi de modèle à ce portrait idéal. Il suffirait donc de changer et d'améliorer le modèle etfaireen sorte que la liberté et l'égalité puissent finalement apparaître dans le système marchand, pour de vrai, dans la chair et le sang. Mais Marx est, pour ainsi dire, un moderniste; et cette théorisation de l'idéologie - qui s'appuie sur des figures photographiques contemporaines seulement vingt ans après l'invention de la photographie (là où précédemment Marx et Engels avaientfavoriséla tradition picturale, avec ses diverses caméra obscura) - laisse penser que la dimension idéologique est intrinsèquement incorporée à la réalité, qui la sécrète comme caractéristique obligée de sa propre structure. Cette dimension est donc profondément imaginaire, dans un sens réel et positif; c'est-à-dire quelle existe et qu'elle est

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réelle dans la mesure où c'est une image marquée et destinée à rester comme telle, son irréalité et irréalisabilité mêmes étant ce qui est réel en elle. Je pense à ces passages dans les pièces de théâtre de Sartre qui pourraient servir utilement d'allégories exemplaires de ce processus particulier: par exemple, le désir fougueux d'Électre de tuer sa mère, désir qui se révèle, pourtant, n'avoir pas eu vocation à être réalisé. Électre, après coup, découvre qu'elle ne veut pas vraiment la mort de sa mère, qu'elle ne veut pas vraiment la voir morte ( « m o r t e » , c'est-à-dire, morte dans la réalité) ; ce qu'elle voulait, c'était continuer de brûler, dans la fureur et le ressentiment, du désir de la voir / morte/. Et il en est ainsi, comme nous le verrons, avec ces deux caractères plutôt contradictoires du système de marché, la liberté et l'égalité : tout le monde veut les vouloir; mais ils ne peuvent être réalisés. La seule chose qui puisse leur arriver, c'est de voir disparaître le système qui les a générés, abolissant de ce fait les «idéaux» avec la réalité elle-même. Mais restituer à l'« idéologie » ce rapport complexe avec ses racines dans sa propre réalité sociale reviendrait à réinventer la dialectique, chose que chaque génération, à sa manière, ne parvient pas à faire. La nôtre n'a, en fait, même pas essayé: et la dernière tentative, le moment althussérien, est depuis longtemps passé sous la ligne d'horizon, avec les tumultes d'hier. Cependant, j'ai l'impression que seule la théorie dite du discours a tenté de remplir le vide laissé, quand le concept d'idéologie fut poussé de force dans l'abîme avec le reste du marxisme classique. On peut volontiers souscrire au programme de Stuart Hall fondé, tel que je le comprends, sur l'idée que le plan fondamental où se mène la lutte politique est celui de la lutte pour la légitimité des concepts et des idéologies ; que la légitimation politique en découle ; et que, par exemple, le thatcherisme et sa contre-révolution culturelle étaient fondés au moins autant sur la délégitimation de l'idéologie de l'état-providence ou sociale-démocrate (nous l'appelions d'ordinaire libérale) que sur les problèmes structurels intrinsèques de l'état providence lui-même. Ceci me permet d'exprimer ma thèse sous sa forme la plus forte, à savoir, que la rhétorique du marché a été une composante fondamentale et

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centrale dans cette lutte idéologique pour la légitimation ou déligitimation du discours de gauche. La reddition aux diverses formes de l'idéologie marchande - celle de la Gauche, je précise, sans évoquer qui que ce soit d'autre - a été imperceptible mais, et de façon alarmante, générale. Chacun est maintenant prêt à marmonner entre ses dents, comme s'il s'agissait d'une concession sans conséquence faite en passant à l'opinion publique et au sens commun ordinaire (ou à des présupposés communicationnels généraux), qu'aucune société ne peut fonctionner efficacement sans le marché et que la planification est, à l'évidence, impossible. Et c'est la seconde manche de la destinée de cet ancien élément de discours, la «nationalisation», qu'il suit quelques vingt ans plus tard, exactement comme, sur un plan général, le plein postmodernisme (en particulier dans le domaine politique) s'est révélé être une conséquence, un prolongement et un accomplissement du vieil épisode de la «fin des idéologies» des années cinquante. Nous étions alors prêts à murmurer notre accord sur la proposition de plus en plus répandue selon laquelle le socialisme n'avait rien à voir avec la nationalisation ; la conséquence, c'est qu'aujourd'hui nous nous découvrons devoir être en accord avec la proposition selon laquelle le socialisme n'a vraiment plus rien à voir avec le socialisme lui-même. « Le marché est dans la nature humaine » est une proposition qu'on ne peut pas laisser passer sans contestation; à mon avis, c'est là que se trouve le terrain le plus capital de la lutte idéologique à notre époque. Si vous laissez passer cette proposition parce qu'elle vous paraît sans conséquence, ou pire encore, parce que vous avez fini par vraiment y croire, dans votre for intérieur, au « cœur de votre cœur», alors le socialisme tout comme le marxisme auront été efficacement délégitimés, du moins pour un temps. Sweezy nous rappelle qu'avant d'arriver finalement en Angleterre, le capitalisme n'avait pas réussi à s'implanter dans de nombreux endroits ; et que, si les socialismes existants réellement tombent à l'eau, il y en aura d'autres, meilleurs, par la suite. Je le crois également, mais nous n'avons pas à en faire une prophétie autoréalisante. Dans le même esprit, je souhaite ajouter aux formulations et tactiques de «l'analyse de discours» de Stuart Hall le même genre de qualificatif historique : le plan fondamental

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où se joue la lutte politique est celui de la légitimité des concepts comme la planification ou le marché- du moins maintenant et dans notre situation actuelle. Dans l'avenir, à partir de là, la politique prendra des formes plus activistes, exactement comme elle le fît naguère. Il faut en dernier lieu ajouter, sur ce point méthodologique, que le cadre conceptuel de l'analyse de discours - bien qu'il permette de pratiquer commodément l'analyse idéologique à notre époque postmoderne sans l'appeler par son nom - n'est pas plus satisfaisant que ne l'étaient les rêveries des proudhoniens : autonomiser la dimension du /concept/ et l'appeler « discours » laisse penser que cette dimension est potentiellement sans rapport avec la réalité et qu'on peut la laisser voguer séparément toute seule, pour fonder sa propre sous-discipline et former ses propres spécialistes. Je préfère encore qualifier le /marché/ de ce qu'il est, à savoir un idéologème, et poser en prémisse à son sujet ce qu'on doit poser en prémisse à toute idéologie: que, malheureusement, il nous faut parler des réalités au moins autant que des concepts. Le discours de marché n'est-il qu'une rhétorique? Oui et non (pour reprendre la grande logique formelle de l'identité entre identité et non-identité) ; et, pour bien faire, il vous faut parler des marchés réels tout autant que de métaphysique, de psychologie, publicité, culture, représentations et appareils libidinaux. Mais cela signifie, d'une certaine manière, contourner le vaste continent de la philosophie politique proprement dite, qui constitue elle-même une espèce de « marché » idéologique à part entière, dans lequel, comme dans un gigantesque système combinatoire, sont disponibles toutes les variantes et combinaisons possibles de «valeurs», options et «solutions» politiques, à condition de penser que l'on a la liberté de choisir parmi elles. Dans ce grand bazar, on peut, par exemple, combiner le rapport, le ratio liberté/égalité en fonction de notre tempérament personnel, comme lorsqu'on s'oppose à une intervention de l'état en raison de ses conséquences dommageables sur tel ou tel fantasme de liberté individuelle ou personnelle; ou bien, lorsqu'on déplore vivement l'égalité parce que ses valeurs amènent à des demandes de correction des mécanismes du marché et l'intervention d'autres sortes

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de «valeurs» et de priorités. La théorie de l'idéologie exclut ce caractère optionnel des théories politiques, non pas simplement parce que les «valeurs» en tant que telles auraient des sources sociales et inconscientes plus profondes que celles de l'esprit conscient, mais aussi parce que la théorie est elle-même une sorte de forme déterminée par le contenu social, et qu'elle reflète la réalité sociale de façon plus compliquée que celle dont une solution « reflète » son problème. Ce qu'on peut voir à l'œuvre ici, c'est la loi dialectique fondamentale de la détermination d'une forme par son contenu - ce qui n'a pas cours dans les théories ou les disciplines où il n'y a aucune différenciation entre un niveau d'«apparence» et un niveau d'«essence», et où l'on peut modifier des phénomènes comme l'éthique et la simple opinion politique par une décision consciente ou une conviction rationnelle. En effet, la remarquable formulation de Mallarmé - « Il n'existe d'ouvert à la recherche mentale que deux voies, en tout, où bifurque notre besoin, à savoir, l'esthétique d'une pan et aussi l'économie politique2» - laisse penser que c'est précisément ici qu'il faut situer de plus grandes affinités entre la conception marxienne de l'économie politique en général et le royaume de l'esthétique (comme, par exemple, dans l'œuvre d'Adorno ou de Benjamin), ici, dans la perception que partagent ces deux disciplines de cet immense mouvement dual entre un plan de la forme et un plan de la substance (pour utiliser un langage alternatif créé par le linguiste Hjelmslev). Cela semblerait confirmer le grief traditionnel fait au marxisme de manquer de toute réflexion politique autonome, ce qu'on pourrait pourtant envisager comme une force plutôt que comme une faiblesse. Le marxisme n'est en effet pas une philosophie politique de type Weltanschauung, et ne se situe en aucune façon sur le même plan que le conservatisme, le libéralisme, le radicalisme, le populisme ou quoi que ce soit d'autre. Il y a certainement une pratique marxiste de la politique, mais la pensée politique chez Marx, quand elle n'est pas pratique en ce sens, relève exclusivement de l'organisation politique de la société et des moyens par lesquels les gens coopèrent pour organiser la production. Ce qui signifie que le «socialisme» n'est pas exactement une idée politique, ou, si vous préférez, qu'il présuppose

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la fin d'une certaine pensée politique. Ce qui veut également dire que nous avons nos homologues chez les penseurs bourgeois, mais ce ne sont pas les fascistes (fort limités en matière de pensée en ce sens et qui, de toute façon, ont disparu historiquement), mais plutôt les néo-libéraux et les adeptes du marché : pour eux aussi, la philosophie politique est sans valeur (du moins une fois qu'on est débarrassé des arguments de l'ennemi marxiste et collectiviste) et la « politique » signifie simplement bien soigner et nourrir l'appareil économique (dans ce cas, le marché plutôt que les moyens de production possédés et organisés collectivement). Enfait,je soutiendrai que nous avons beaucoup en commun avec les néo-libéraux, enfaitpratiquement tout - sauf l'essentiel ! Mais ilfautd'abord dire l'évidence, à savoir, que le marché comme slogan ne recouvre pas seulement une grande variété de référents ou d'intérêts différents, mais qu'il est aussi, pratiquement toujours, un terme impropre. Et, pour commencer, parce qu'aucun marché libre n'existe aujourd'hui dans le royaume des oligopoles et des multinationales : Galbraith avança, il y a longtemps, que les oligopoles constituaient notre substitut imparfait au plan et à la planification de type socialiste. Dans son emploi courant, le marché comme concept a rarement de rapport avec le choix ou la liberté, dans la mesure où ces derniers sont déterminés pour nous par avance, qu'il s'agisse de nouveaux modèles de voiture, de jouets ou de programmes de télévision : nous effectuons certes une sélection parmi eux, mais, quant à choisir vraiment, on peut difficilement considérer que nous avons voix au chapitre. L'homologie avec la liberté est, donc, au mieux une homologie avec la démocratie parlementaire du type représentatif qui est la nôtre. Et, en outre, il semble que le marché, dans les pays socialistes, entretienne de plus grands rapports avec la production qu'avec la consommation, puisque le problème le plus urgent et mis au premier plan est, avant tout, celui de l'approvisionnement des autres unités de production en pièces détachées, composants et matières premières (le marché de type occidental étant alors fantasmé comme solution). Mais le slogan du marché, et toute la

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rhétorique qui va avec, fut sans doute conçu pour assurer un glissement et un déplacement définitifs de la conceptualité de la production vers celle de la distribution et de la consommation : ce qu'en réalité, il semble rarement faire. Il semble aussi, incidemment, mettre hors champ la question plutôt capitale de la propriété qui a présenté, pour les conservateurs, une difficulté intellectuelle notoire : ici, l'exclusion de « la justification des titres de propriété originels3 » sera envisagée comme un cadre synchronique qui exclut la dimension de l'histoire et du changement historique systémique. Il faudrait enfin noter que, du point de vue de beaucoup de néo-libéraux, non seulement nous n'avons pas encore de marché libre, mais ce que nous avons à la place (et qui est parfois défendu comme «marché libre» face à l'Union Soviétique4 ) - à savoir, compromis et arrangement réciproques de groupes de pression, d'intérêts particuliers, et autres - est en lui-même, selon la Nouvelle Droite, une structure absolument défavorable au vrai marché libre et à son institution. Ce genre d'analyse (qu'on appelle parfois la théorie du choix public) est l'équivalent à droite de l'analyse, de gauche, des médias et du consumérisme (en d'autres termes, la théorie obligée de la résistance, l'analyse de ce qui, dans le domaine public et la sphère publique en général, empêche les gens d'adopter le meilleur système et entrave leur compréhension et leur réception d'un tel système). Par conséquent, il est possible que les raisons du succès de l'idéologie du marché ne soient pas à chercher dans le marché lui-même (même quand vous avez exactement déterminé lequel de ces nombreux phénomènes désigne ce mot). Mais mieux vaut commencer par la version métaphysique la plus forte, la plus large, qui associe le marché à la nature humaine. Ce point de vue intervient sous des formes nombreuses, et souvent imperceptibles, mais Gary Becker l'a parfaitement et complètement formalisé dans une approche admirablement totalisante: «Je dis que l'approche économique donne un cadre unifié précieux pour comprendre tous les comportements humains5». Le mariage, par exemple, peut ainsi faire l'objet d'une sorte d'analyse de marché : « Mon analyse suppose que les individus semblables ou dissemblables s'unissent quand cette union maximalise le rendement total du

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ménage par rapport à tous les autres mariages, qu'il s'agisse, indifféremment, d'une caractéristique financière (comme les revenus du travail ou de la propriété), génétique (comme la taille et l'intelligence), ou psychologique (comme l'agressivité ou la passivité)6. » Mais là, une note explicative capitale figure en bas de page et donne un indice pour comprendre ce qui est vraiment en jeu dans l'intéressante proposition de Becker: «Permettez moi de souligner à nouveau que le rendement en marchandise n'est pas la même chose que le produit national tel qu'on le mesure habituellement, mais qu'il inclut les enfants, le compagnonnage, la santé, et diverses autres choses. » Ce qui saute immédiatement aux yeux, par conséquent, c'est le paradoxe (de la plus grande portée symptomatique pour un touriste de la théorie marxienne) selon lequel le plus scandaleux de tous les modèles de marché est en réalité un modèle de production ! Dans ce modèle, la consommation est explicitement décrite comme la production d'une marchandise ou d'un service spécifique ; en d'autres termes, une valeur d'usage qui peut être n'importe quoi depuis le plaisir sexuel jusqu'à un endroit pratique pour se défouler sur vos enfants si le monde extérieur s'avère hostile. Voici la description fondamentale qu'en donne Becker: «Le cadre de la fonction de la production domestique met en valeur les services parallèles remplis par les entreprises et les ménages en tant qu'unités d'organisation. À l'instar de l'entreprise normale analysée dans la théorie classique de la production, le ménage investit dans des actifs immobilisés (épargne), des biens d'équipement (biens durables), et du capital, incamé dans sa force de travail (capital humain des membres de la famille). En tant qu'unité d'organisation, le ménage, comme l'entreprise, se livre à la production en utilisant ce travail et ce capital. Chacun est envisagé comme maximalisant sa fonction objective dans la limite des ressources et des contraintes technologiques. Le modèle de la production souligne non seulement que le ménage est l'unité fondamentale d'analyse dans la théorie de la consommation, mais fait également ressortir l'interdépendance des multiples décisions domestiques : décisions concernant les dépenses de la famille en fourniture de travail, de temps et de biens dans une analyse sur une période de temps donnée, et des décisions sur le mariage, la taille de la famille, le rattachement de la force de travail, les dépenses en biens et les investissements en capital humain dans une analyse sur le cycle de la vie. La reconnaissance de l'importance du temps comme ressource rare dans le ménage a joué un

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rôle fondamental dans le développement des applications empiriques de cette approche de la fonction de production du ménage 7 . »

Je dois admettre que l'on peut accepter cette analyse qui nous donne une vue parfaitement réaliste et sensible non seulement de ce monde humain mais de tous les mondes humains, en remontant jusqu'aux tout premiers hominidés. Permettez-moi de souligner quelques caractéristiques essentielles du modèle de Becker : la première est l'accent mis sur le temps en tant que ressource (le titre d'un autre essai fondamental est A Theory of Allocation Time). C'est, manifestement, bien dans la vision personnelle de la temporalité de Marx, tel que cela ressort souverainement des Grundrisseoù toute valeur estfinalementune question de temps. Je souhaite aussi évoquer la cohérence et la parenté entre cette proposition et une bonne partie de la théorie et de la philosophie contemporaines, où s'est jouée une prodigieuse expansion de ce que nous considérons comme le comportement rationnel ou doué de signification, à mon sens, en particulier depuis la diffusion de la psychanalyse mais aussi avec l'évaporation progressive de l'« altérité », sur une Terre rapetissante et dans une société envahie de médias, il reste fort peu de chose que l'on puisse encore considérer comme « irrationnel » au sens ancien d'«incompréhensible» : les formes les plus viles de prises de décision et de comportements humains - la torture par les sadiques et les interventions des gouvernants à l'étranger de manière officielle ou secrète - sont pour nous tous aujourd'hui compréhensibles (au sens du Verstehen de Dilthey) quoi qu'on en pense. Qu'un tel concept de Raison, considérablement étendu, ait une valeur normative supplémentaire (comme Habermas le pense encore) dans une situation où son opposé, l'irrationnel, est réduit à une quasi non-existence, est une autre, et intéressante, question. Mais les calculs de Becker se situent dans ce courant (et, chez lui, ce mot de calcul n'ittiplique absolument pas l'homo œconomicus, mais plutôt les comportements de toutes sortes, très irréfléchis, ordinaires, « préconscients ») ; en effet, ce système me fait penser, plus qu'à quoi que ce soit d'autre, à la liberté sartrienne dans la mesure où il entraine une responsabilité pour tout ce que nous

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faisons - le choix sartrien (qui, bien entendu, se situe de la même manière à un niveau de comportement quotidien non-conscient de soi) implique la production individuelle ou collective, à tout moment, des «marchandises» de Becker (qui ne sont pas nécessairement hédonistes dans un sens étroit, l'altruisme étant précisément un de ces produits ou plaisirs, par exemple). Les conséquences représentationnelles d'un tel point de vue vont nous mener tardivement à prononcer, pour la première fois, le mot postmodernisme. Seuls les romans de Sartre, en fait, (et ce sont des échantillons : des fragments énormes, inachevés) donnent une idée de ce à quoi pourrait ressembler une représentation de la vie qui interpréterait et raconterait chaque acte et geste humains, chaque désir et décision en fonction du modèle de maximisation de Becker. Cette représentation révélerait un monde particulièrement sans transcendance et sans perspective (la mort n'est ici, par exemple, qu'une autre affaire de maximisation de l'utilité) et, en fait, sans intrigue, dans un sens traditionnel, puisque tous les choix seraient équidistants et sur le même plan. L'analogie avec Sartre, cependant, suggère que ce type de lecture - qui devrait bien être une rencontre frontale et démystificatrice avec la vie quotidienne, sans distance ni embellissements - pourrait ne pas du tout être postmoderne dans le sens le plus fantasque de cette esthétique. Becker semble être passé à côté des formes les plus folles de consommation disponibles dans le postmoderne qui est, par ailleurs, capable de présenter un quasi délire de la consommation de l'idée même de consommation : dans le postmodeme, en effet, c'est l'idée même du marché qui est consommée avec la plus prodigieuse satisfaction ; un bonus ou un excédent du processus de marchandisation, pour ainsi dire. Les sobres calculs de Becker tombent bien loin de cela, non pas nécessairement parce que le postmodernisme est incohérent ou incompatible avec le conservatisme politique, mais plutôt parce qu'il s'agit d'un modèle de production et en rien un modèle de consommation, comme on l'a évoqué plus haut. Cela rappelle la grande introduction des Grundrisse, dans laquelle la production se transforme en consommation et distribution, pour ensuite sans cesse revenir à sa forme productive de base (au sein de la catégorie systémique élargie de

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la production que Marx souhaite substituer à la catégorie thématique ou analytique) ! En réalité, on peut regretter que ceux qui célèbrent actuellement le marché - les théoriciens conservateurs - ne parviennent pas à montrer beaucoup de plaisir ou de jouissance (comme nous le verrons plus loin, leur marché sert principalement de policier destiné à tenir Staline à distance de la porte d'entrée, et, en plus, on a dans l'idée que Staline n'est, à son tour, qu'un simple nom de code pour Roosevelt). Comme description, le modèle de Becker me parait donc irréprochable et très fidèle aux réalités de la vie telles que nous les connaissons; quand il se fait prescriptif, bien sûr, nous nous retrouvonsfaceaux formes les plus insidieuses de la réaction (parmi ses conséquences pratiques, mes deux préférées sont, premièrement, que les minorités oppressées ne font qu'aggraver leur sort en se défendant; et, deuxièmement, que la «production domestique», dans le sens particulier de Becker, [voir ci-dessus] voit sa productivité sérieusement diminuer lorsque la femme a un travail). Mais il est facile de comprendre comment c'est possible. Le modèle de Becker est postmoderne dans sa structure en tant que transcodage ; deux systèmes séparés d'explication se combinent ici au moyen de l'affirmation d'une identité fondamentale (dont on ne cesse de dire qu'elle n'est pas métaphorique, signe le plus sûr d'une intention de métaphoriser) : entre, d'une part, le comportement humain (essentiellement la famille ou Yoikos), et, de l'autre, la firme ou l'entreprise. Beaucoup de force et de clarté ressortent alors de la réécriture de phénomènes comme le temps libre et les traits de personnalité en terme de matériaux bruts. Il ne s'ensuit, cependant, pas que l'on peut ôter les guillemets du figurai, comme un voile triomphalement arraché à une statue, nous permettant alors de raisonner sur les questions domestiques en terme d'argent ou d'économie en tant que telle. Or, c'est précisément comme ça que Becker se met à «déduire» ses conclusion praticopolitiques. Ici, de plus, il n'atteint pas l'absolue modernité, dans laquelle le processus de transcodage a pour conséquence la suspension de tout ce qui était habituellement « littéral ». Becker veut mobiliser le matériel de la métaphore et de l'identification figurée, uniquement pour revenir au niveau littéral, à

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l'instant fatal (niveau qui s'est, pendant ce temps, décomposé sous ses pieds dans le capitalisme tardif). Pourquoi ne trouvé-je scandaleuse aucune de ces particularités, et quel pourrait bien en être le «bon usage»? Comme chez Sartre, le choix, chez Becker, se produit dans un environnement déjà donné, que Sartre théorise comme tel (il l'appelle «situation»), mais que Becker néglige. Chez les deux, nous avons une réduction opportune du sujet à l'ancienne (ou individu ou moi), qui n'est maintenant guère plus qu'un point de conscience dirigé sur le stock de matériaux bruts disponibles dans le monde extérieur et qui prend des décisions sur cette information, décisions qui sont « rationnelles » dans le nouveau sens élargi de « ce que tout autre être humain pourrait comprendre» (ce avec quoi tout autre être humain pourrait «sympathiser», au sens de Dilthey, ou chez Rousseau). Ce qui veut dire que nous sommes libérés de toutes sortes de mythes plus proprement « irrationnels » sur la subjectivité et pouvons porter notre attention sur cette situation précise, sur cet inventaire des ressources disponibles que constitue le monde extérieur et que l'on doit, en fait, maintenant appeler l'Histoire. Le concept sartrien de situation est une nouvelle manière de penser l'histoire comme telle; Becker évite toute démarche comparable, pour de bonnes raisons. J'ai laissé entendre que, même dans le socialisme (comme dans les modes de production plus anciens), on peut très bien imaginer que les gens agissent selon le modèle de Becker. Ce qui sera différent alors, ce sera la situation elle-même: la nature du «ménage», le stock de matériaux bruts; et, en fait, la forme et le profil des «marchandises» qui y seront produites. Le marché de Becker n'aboutit nullement à une simple célébration du système marchand de plus, mais plutôt à une redirection involontaire de notre attention sur l'histoire et les diverses situations alternatives qu'elle offre. On doit, par conséquent, se douter que d'autres thèmes et d'autres questions sont, en fait, impliqués dans les défenses essentialistes du marché: les plaisirs de la consommation ne sont guère plus que des conséquences idéologiques imaginaires à l'usage de consommateurs idéologiques achetant à l'intérieur de la théorie du marché, dont ils ne font pas eux-mêmes

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partie. En fait, une des grands crises dans la nouvelle révolution culturelle conservatrice - et du même coup une de ses grandes contradictions internes - s'est manifestée chez ces mêmes idéologues quand une certaine nervosité a commencé à poindre au sujet du succès avec lequel l'Amérique consommatrice prenait le pas sur l'éthique protestante et était capable de disperser à tous vents ses économies (et ses revenus futurs) en exerçant sa nouvelle nature de client professionnel à plein temps. Mais, à l'évidence, on ne peut avoir les deux : un marché en ordre de marche et en pleine expansion dont le personnel de consommateur se compose de calvinistes et de traditionalistes durs au travail et connaissant la valeur du dollar, ça n'existe pas. La passion pour le marché a toujours été politique, comme nous l'a enseigné Albert O. Hirschman dans son remarquable livre The Passions and the Interests. Le marché, pour « idéologie du marché», a finalement moins à voir avec la consommation qu'avec l'intervention de l'état, et, en fait, avec les maux liés à la liberté et à la nature humaine. Barry nous fournit une description pariante du fameux « mécanisme» du marché : « Par processus naturel, Smith entendait ce qui résulterait, ou quel schéma des événements se dégagerait de l'intertaction individuelle, en l'absence d'intervention humaine spécifique, qu'elle soit d'une forme politique ou provienne de la violence. Le comportement d'un marché est un exemple évident de ce phénomène naturel. Les propriétés d'auto-régulation du système de marché ne sont pas le produit d'un esprit créateur, mais sont les résultats spontanés du mécanisme de prix. Maintenant, à partir de certains caractères réguliers de la nature humaine, y compris, bien sûr, le désir naturel de "s'améliorer'', on peut déduire ce qui se passera si le gouvernement perturbe ce processus auto-régulateur. Ainsi, Smith montre comment les lois sur l'apprentissage, les restrictions au commerce international, les privilèges des corporations et ainsi de suite perturbent, mais ne peuvent totalement supprimer, les tendances économiques naturelles. L'ordre spontané du marché est déterminé par l'interdépendance de ses éléments constitutifs et toute intervention dans cet ordre va simplement à l'encontre de son but: "Aucune régulation du commerce ne peut accroître la quantité d'industrie, dans un secteur quelconque de la société, au-delà de ce que son capital peut soutenir. Elle ne peut qu'en détourner une partie dans une direction où, autrement, elle ne serait pas allée". Avec l'expression "liberté naturelle'', Smith désigne le système dans

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lequel tout homme, sous réserve qu'il ne viole pas les lois (négatives) de la justice, est laissé parfaitement libre de rechercher son intérêt à sa façon et de mettre en concurrence tant son industrie que son capital avec ceux de tout autre homme s . »

La force du concept de marché réside donc dans sa structure « totalisante », comme on dit aujourd'hui ; c'est-à-dire, dans sa capacité à offrir un modèle de totalité sociale. Il propose une autre façon de déplacer le modèle marxien, distincte du passage weberien et post-weberien, désormais familier, de l'économie à la politique, de la production au pouvoir et à la domination. Mais le passage de la production à la circulation n'en est pas moins un mouvement profond et idéologique qui présente l'avantage de remplacer les représentations antédiluviennes, plutôt imaginaires, qui accompagnaient le modèle de la « domination » depuis 1984 et Oriental Despotism jusqu'à Foucault - récits plutôt comiques pour le nouvel âge postmoderne - par des représentations d'un ordre tout différent. (Je soutiendrai dans un instant qu'elles ne sont pas non plus essentiellement de l'ordre de la consommation). Nous devons en premier lieu saisir les conditions qui rendent possible ce concept alternatif de totalité sociale. Marx suggère (encore une fois dans les Grundrisse) que le modèle du marché ou de la circulation précédera historiquement et épistémologiquement d'autres formes de cartographie et offrira la première représentation par laquelle saisir la totalité sociale: « La circulation est le mouvement par lequel l'aliénation générale apparaît comme appropriation générale, et l'appropriation générale comme aliénation générale. Bien que ce mouvement dans sa totalité puisse apparaître comme un processus social, et bien que les éléments individuels de ce mouvement proviennent de la volonté consciente et des buts particuliers des individus, la totalité du processus n'en apparaît pas moins comme une relation objective qui surgit spontanément, une relation qui résulte de l'interaction consciente d'individus, mais qui ne fait pas partie de leur conscience et n'est donc pas subsumée sous eux en tant que totalité. Leurs collisions peuvent susciter une puissance sociale étrangère qui se dresse au-dessus d'eux. Leur propre interaction apparaît comme un processus social, elle est également la première forme dans laquelle non seulement la relation sociale apparaît comme quelque chose d'indépendant par rapport aux individus, comme par exemple dans le cas d'une pièce de monnaie ou d'une valeur d'échange, mais aussi comme la totalité du mouvement social lui-même 9 . »

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Ce qui est remarquable dans le mouvement de ces réflexions, c'est qu'elles semblent identifier deux choses que l'on a le plus souvent considérées comme des concepts très différents : le bellum omnium contra omnes de Hobbes et la «main invisible» d'Adam Smith (apparaissant ici sous les traits de la « ruse de la raison» d'Hegel). Je désire avancer que le concept marxien de « société civile» est un peu comme ce qui se produit lorsque ces deux concepts (comme la madère et l'anti-matière) sont associés à l'improviste. Ici, cependant, il est significatif que ce que Hobbes redoute soit, d'une certaine manière, la même chose que ce qui donne confiance à Smith (la nature profonde de la crainte hobbessienne est en tout cas singulièrement éclairée par la complaisante définition de M. Milton Friedman : « Un libéral craint fondamentalement la concentration du pouvoir10.») Cette vision d'une terrible violence inhérente à la nature humaine et exprimée dans la révolution anglaise, d'où elle est théorisée («dans la crainte») par Hobbes, n'est ni modifiée ni amendée par la « douceur du commerce» de Hirschman11 ; elle est rigoureusement identique (chez Marx) à la concurrence marchande proprement dite. La différence n'est pas politico-idéologique mais historique: Hobbes a besoin d'un pouvoir étatique pour dompter et maîtriser la violence de la nature humaine et de la concurrence ; chez Adam Smith (et Hegel sur un plan métaphysique) le système concurrentiel, le marché, assure tout seul cette discipline et cette maîtrise n'a plus besoin de l'état absolu. Mais, il apparaît clairement à travers la tradition conservatrice qu'elle est motivée par la crainte et par des angoisses, où guerre civile et criminalité urbaine ne sont que de simplesfiguresde la lutte des classes. Le marché est donc un Léviathan déguisé en agneau : sa fonction n'est pas d'encourager et de perpétuer la liberté (sans parler de la liberté de type politique), mais au contraire de la réprimer; et, avec ces visions, on croit revivre les slogans des années existentielles - la peur de la liberté, la fuite devant la liberté. L'idéologie du marché nous donne l'assurance que les êtres humains font un beau gâchis dès qu'ils essaient de maîtriser leurs destinées («le socialisme est impossible») et que nous avons de la chance de posséder un mécanisme interpersonnel - le marché - qui peut se substituer à l'hubris et aux projets

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des hommes et remplacer complètement les décisions humaines. Il nous suffit de le garder propre et bien huilé et - comme le monarque il y a des siècles - il veillera alors sur nous et nous ferafilerdroit. Pourquoi la séduction de ce réconfortant substitut à la divinité qui devrait être si universelle de nos jours est toutefois une question historique différente. Attribuer à la peur du Stalinisme et à Staline cette toute nouvelle adoption de la liberté de marché est touchant, mais juste un peu mal placé dans le temps, même si l'actuelle Industrie du Goulag a certainement participé de façon capitale à la « légitimation » de ces représentations idéologiques (de pair avec l'Industrie de l'Holocauste, dont les relations précises avec la rhétorique du Goulag nécessitent une étude culturelle et idéologique plus approfondie). C'est à Wlad Godzich que je dois la critique la plus intelligente qui m'ait jamais été faite sur une longue étude sur les années soixante que j'avais publiée12; il y exprimait un étonnement socratique devant l'absence du Deuxième Monde dans mon modèle global et en particulier de l'Union Soviétique. L'expérience de la Perestroïka nous a révélé des dimensions de l'histoire soviétique qui renforcent grandement le point de vue de Godzich et rendent d'autant plus déplorable ma défaillance ; aussi, je vais faire ici amende honorable en exagérant dans l'autre sens. J'en suis venu à penser, en fait, que ce ne fut pas uniquement pour l'Union Soviétique que l'échec de l'expérience de Khrouchtchev fut désastreux, mais qu'il fut aussi, d'une manière ou d'une autre, absolument crucial pour le reste de l'histoire mondiale, et pour l'avenir du socialisme en particulier. En effet, on nous donne à entendre qu'en Union Soviétique, la génération Khrouchtchev fut la dernière à croire dans la possibilité d'un renouveau du marxisme, sans parler du socialisme ; ou plutôt, en sens inverse, que ce fut leur échec qui détermina la complète indifférence au marxisme et au socialisme de plusieurs générations de jeunes intellectuels maintenant. Mais je pense que cet échec fut également un facteur fondamentalement déterminant dans l'évolution des autres pays, et, bien qu'on ne veuille pasfoireporter aux camarades russes toute la responsabilité de l'histoire mondiale, il me semble qu'il existe une

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similitude entre la signification positive de la révolution soviétique pour le reste du monde et les effets négatifs de cette dernière occasion, manquée, de rénover cette révolution et de transformer le parti du même coup. On doit attribuer à cet échec aussi bien l'anarchisme des années soixante en Occident que la Révolution Culturelle en Chine, échec dont les prolongements, longtemps après la fin des événements, expliquent le triomphe universel de ce que Sloterdijk appelle la « raison cynique » dans le consumérisme omniprésent du quotidien postmodeme. Il nefautdonc pas s'étonner que ce profond désenchantement à l'égard de la praxis politique ait eu pour résultat la popularité de la rhétorique de l'abnégation marchande et l'abdication de la liberté individuelle à une main invisible désormais gigantesque. Cependant, aucun de ces éléments, qui impliquent encore la réflexion et le raisonnement, ne nous aide réellement à expliquer la caractéristique la plus étonnante de ce développement discursif; à savoir, comment se fait-il que puissent s'avérer aujourd'hui sexy la grisaille des affaires et de la propriété privée, le côté poussiéreux de l'entreprenariat, et le parfum presque dickensien du titre juridique et de l'affectation de fonds, des coupons d'action, fusions, opérations bancaires, et autres transaction de ce genre (après la fin du stade héroïque des affaires, celle des barons de l'industrie). À mon avis, ce qu'il y a d'excitant dans la représentation issue des années cinquante, et autrefois pénible, du marché libre, tient à son association métaphorique illicite avec un genre très différent de représentation ; à savoir, les médias au sens le plus contemporain et le plus large (y compris l'infrastructure des derniers gadgets médiatiques et de haute technologie). C'est l'opération postmoderne évoquée plus haut, où deux systèmes de codes sont assimilés de manière à permettre aux énergies libidinales de l'un d'imprégner l'autre sans toutefois produire une synthèse, une nouvelle combinaison, un nouveau langage commun, ou autre (comme à d'anciens moments de notre histoire culturelle et intellectuelle). Horkheimer et Adorno firent observer jadis, à l'âge de la radio, la singularité de la structure d'une « industrie de la culture» commerciale dans laquelle les produits étaient libres a L'analogie entre média et marché est en

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fait cimentée par ce mécanisme : ce n'est pas parce les médias sont comme un marché que les deux choses sont comparables ; au contraire, c'est parce que le «marché» est aussi différent àt son concept (idée platonicienne) que les médias sont différents de leur propre concept que les deux choses sont comparables. Les médias offrent des programmes gratuits, free, dont le consommateur ne peut choisir ni le contenu ni l'assortiment mais dont la sélection est ensuite rebaptisée liberté de choix, free choice. Avec la disparition progressive du marché physique et l'identification croissante du produit à son image (sa marque, son logo), il s'effectue une autre symbiose (plus intime) entre le marché et les médias qui balaie les frontières (de façon complètement caractéristique du postmoderne) et entraîne progressivement le remplacement de l'ancienne séparation entre la chose et son concept (l'économie et la culture, la base et la superstructure) par une indifférenciation des niveaux. D'abord, les produits vendus sur le marché deviennent le contenu même de l'image médiatique si bien que, pour ainsi dire, le même réfèrent paraît se maintenir dans les deux domaines. C'est une situation très différente de celle, plus primitive, où, à une série de signaux informatifs (reportages d'actualité, feuilletons, articles), on ajoute un appendice pour placer un produit commercial sans rapport. Aujourd'hui, les produits se diffusent, pour ainsi dire, à travers l'espace et le temps des segments de divertissement (ou même des actualités) comme éléments de ce contenu, si bien que, dans quelques cas bien promus (notablement la série Dynastiel4), il devient parfois difficile de distinguer lafind'un segment narratif du début des publicités (puisque les mêmes acteurs apparaissent aussi bien dans le segment commercial). Cette interpénétration via le contenu est encore accrue par la nature des produits eux-mêmes, de manière un peu différente : d'aucuns ont le sentiment, surtout quand on a affaire à des étrangers électrisés par le consumérisme américain, que les produits forment une sorte de hiérarchie dont l'apogée se trouve précisément dans la technologie de reproduction, qui se déploie maintenant bien au-delà du poste de télévision classique et finit par incarner, de façon générale, la nouvelle technologie de l'information

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ou de l'informatique du troisième stade du capitalisme. Nous devons, par conséquent, poser aussi en principe un autre type de consommation : la consommation du processus même de consommation, au-dessus et par delà son contenu et les produits commerciaux immédiats. Il est nécessaire de parler d'une sorte de bonus de plaisir technologique apportée par la nouvelle machinerie et, pour ainsi dire, symboliquement rejouée et rituellement dévorée à chaque séance de consommation médiatique officielle. Ce n'est, en (ait, pas un hasard si la rhétorique conservatrice, qui allait souvent avec la rhétorique du marché dont il est question ici (mais qui, à mon avis, représentait une stratégie quelque peu différente de délégitimation), a eu quelque chose à voir avec la fin des classes sociales - une conclusion que démontre et « prouve » infailliblement la présence de la TV dans l'habitation des travailleurs. L'euphorie du postmodernisme découle en grande partie de cette célébration du processus d'informatisation hightech (la prépondérance actuelle des théories de la communication, du langage ou des signes étant une retombée idéologique de cette «vision du monde» plus générale). C'est donc, comme Marx aurait pu le dire, un second moment dans lequel, comme le «capital en général» par opposition à la «pluralité des capitaux», les médias « en général » se dégagent et se perçoivent comme processus unifié (par opposition au contenu des projections médiatiques individuelles) ; et il semblerait que ce soit cette « totalisation » qui permette de faire le lien avec les images fàntasmées du « marché en général » ou du « marché comme processus unifié». C'est donc dans la forme que pourra se trouver la troisième caractéristique de cet ensemble complexe d'analogies entre les médias et le marché qui sous-tendent la force de la rhétorique actuelle sur le second. Ici, il nous faut revenir à la théorie de l'image et nous rappeler la remarquable dérivation théorique de Guy Debord (l'image comme forme ultime de la réïficarion de la marchandise15). À cet endroit, le processus s'inverse, et ce ne sont plus les produits commerciaux du marché qui, par la publicité, deviennent des images, mais au contraire les processus même de divertissement et de narration de la télévision commerciale, qui sont, à leur tour, réïfiés et

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transformés en autant de produits : depuis le récit par épisodes, avec ses segments et ruptures temporelles quasi stéréotypées et rigides, jusqu'à l'effet des angles de vue sur l'espace, l'histoire, les personnages et la mode, en passant, pour beaucoup, par un nouveau processus de production des stars et célébrités, qui paraît distinct de l'expérience historique, ancienne et plus familière, que l'on a de ces questions, et qui converge maintenant avec le phénomène jusqu'alors «séculier» de la sphère publique de jadis (de vrais gens et de vrais événement dans votre journal télévisé du soir, la transformation des noms en un genre de logos d'émissions d'information, etc.). De nombreuses analyses ont montré la façon dont les journaux télévisés sont exactement structurés comme des feuilletons ; d'ailleurs, certains d'entre nous, dans ce périmètre différent de la culture officielle, ou «grande» culture, ont tenté de démontrer la disparition et l'obsolescence de catégories comme celle de la «fiction» (au sens de chose opposée soit au « littéral » soit au « factuel »). Mais je pense qu'il est ici nécessaire de théoriser une profonde modification de la sphère publique: l'émergence d'un nouveau domaine de la réalité de l'image, à la fois fictionnel (narratif) et factuel (jusqu'aux personnages des séries perçus comme de vraies stars « nommées», avec des histoires à l'extérieur qu'on pourra lire), qui devient maintenant semi-autonome et flotte au-dessus de la réalité (comme la classique «sphère de la culture» de jadis), à cette différence historique fondamentale près que, dans la période classique, la réalité persistait indépendamment de cette «sphère culturelle» sentimentale et romantique alors qu'elle semble avoir perdu aujourd'hui ce mode d'existence séparée. Aujourd'hui, la culture se répercute sur la réalité de telle façon que toute forme de réalité indépendante et, pour ainsi dire, non- ou extra- culturelle devient problématique (dans une sorte de principe heisenbergien de la culture de masse qui s'interpose entre votre œil et la chose elle-même), si bien que les voix des théoriciens finissent par s'unir dans cette nouvelle doxa selon laquelle le « réfèrent » n'existe plus. En tout cas, dans ce troisième moment, les contenus des médias sont désormais devenus des marchandises qui sont alors balancées sur une version étendue du marché auquel elles s'affilient jusqu'à ce qu'on ne puisse

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plus distinguer ces deux choses l'une de l'autre. Ici, les médias, en quoi était lui-même fantasmé le marché, retournent maintenant au marché et, devenant partie de lui, scellent et certifient la réalité « littérale » de cette identification, autrefois métaphorique ou analogique. Enfin, il nous faut ajouter à ces discussions abstraites sur le marché un qualificatif pragmatique, une fonctionnalité secrète qui permette de jeter à l'occasion une toute nouvelle lumière (frappant crûment à mi-corps) sur le discours allégué lui-même. C'est ce que Barry laisse échapper dans la conclusion de son salutaire ouvrage, soit par désespoir soit par exaspération : à savoir, que la mise à l'épreuve philosophique des diverses théories néo-libérales ne peut se pratiquer que dans une seule situation fondamentale, que nous pourrions appeler (non sans ironie) « la transition du socialisme au capitalisme16». Les théories du marché, autrement dit, restent utopiques dans la mesure où elles ne sont pas applicables à ce processus fondamental de «dérégulation» systémique. Barry a, lui-même, d'ores et déjà donné une illustration de la portée de cette appréciation dans un précédent chapitre, lorsque, discutant des tenants de la théorie du choix rationnel, il souligne que la situation de marché idéal est, pour eux, aussi utopique et irréalisable dans les conditions actuelles que, pour la Gauche, la révolution ou la transformation socialiste dans les pays capitalistes avancés d'aujourd'hui. On a envie d'ajouter que le référent est ici double: il ne s'agit pas seulement des processus, dans les différents pays de l'Est, qui ont été compris comme une tentative pour restaurer le marché, d'une manière ou d'une autre, mais aussi de ces efforts en Occident, notamment sous Reagan et Thatcher, de liquider les «régulations» de l'État-Providence et de revenir à des formes plus pures des conditions de marché. On doit prendre en compte la possibilité que ces deux efforts puissent échouer pour des raisons structurelles ; mais il nous faut aussi appuyer inlassablement sur ce développement intéressant selon lequel le «marché» s'avèrefinalementaussi utopique que ce que l'on a pu dire du socialisme. Dans ces circonstances, il ne sert à rien de remplacer par une structure institutionnelle inerte (la planification bureaucratique) une autre structure institutionnelle inerte (à savoir, le marché). Ce qui est nécessaire,

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c'est un grand projet collectif auquel prenne part une majorité active de la population, comme à une chose lui appartenant et bâtie par sa propre énergie. L'établissement de priorités sociales - ce qu'on appelle aussi, dans la littérature socialiste, la planification - devrait faire partie d'un tel projet collectif. Il devrait être clair que, pratiquement par définition, le marché ne peut absolument pas être un projet.

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Nostalgie du présent

Un roman de Philip K. Dick, publié en 1959, évoque les années cinquante : l'attaque cérébrale du Président Eisenhower ; Main Street, U.SA ; Marilyn Monroe; un monde de voisins et d'associations de parents d'élèves ; de chaînes de magasins de détail (les camions acheminant les produits d'alimentation de l'extérieur) ; de programmes de télévision favoris ; de petits flirts anodins avec la ménagère d'à côté ; d'émissions de jeu et de concours; de spoutniks tournant au lointain au-dessus de nos têtes, simples lumières clignotantes dans le firmament, difficiles à distinguer des avions ou des soucoupes volantes. Si vous aviez envie de construire une capsule temporelle, un compendium de «hier encore» ou une vidéo documentairenostalgie sur les années cinquante, cela pourrait vous servir de début : vous y ajouteriez les cheveux courts, les débuts du rock and roll, les jupes longues, etc. Il ne s'agit pas d'une liste de faits ou de réalités historiques (même si ses éléments ne sont pas inventés et sont, dans un certain sens, authentiques), mais plutôt d'une liste de stéréotypes et d'idées de faits et de réalités historiques. Elle soulève plusieurs questions fondamentales. Est-ce que, tout d'abord, cette période se voyait elle-même de cette manière ? La littérature de cette époque avait-elle pour principale préoccupation la vie des « petite villes » américaines, et, sinon, pourquoi ? Quelles autres préoccupations paraissaient plus importantes ? Certes, rétrospectivement, on a résumé culturellement les années cinquante comme autant de formes de protestations contre les années cinquante «elles-mêmes», les fifiies; contre l'ère Eisenhower et sa suffisance, contre le contentement de soi définitif de la petite ville américaine (blanche, de classe moyenne), contre le conformiste et l'ethnocentrisme fàmilialiste d'une Amérique prospère en train d'apprendre à consommer dans ce premier boom économique après la guerre, avec ses restrictions et ses privations, dont l'immédiateté a aujourd'hui grandement perdu de son acuité. Les premiers poètes beat; un « antihéros » de circonstance avec des accents

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« existentialistes » ; quelques coups d'audace de Hollywood ; le rock and roll naissant; l'importation compensatoire de livres, de mouvements et de films d'art et d'essai en provenance de l'Europe; un rebelle ou théoricien politique, solitaire et prématuré, comme C. Wright Mills : tel paraît être, rétrospectivement, le bilan de la culture des années cinquante. Tout le reste, c'est Peyton Place, les best-sellers et les séries télé. Et ce sont justement ces séries - d'un côté, des comédies de salon et des maisons individuelles menacées par La Quatrième dimension (Twilight Zone), de l'autre, des gangsters et des prisonniers évadés venus du monde extérieur - qui nous donnent le contenu de l'image positive que nous avons des années cinquante. S'il existe un «réalisme» dans les années cinquante, il faut probablement le chercher ici, dans la représentation culturelle de masse, unique forme d'art prête à (et capable de) traiter les étouffantes réalités Eisenhower de la joyeuse famille de la petite ville de province, de la normalité et de la non-déviance de la vie quotidienne. Le «grand» an n'est apparemment pas capable de traiter ce genre de sujet autrement que par voie oppositionnelle : la satire de Lewis, le pathos et la solitude de Hopper ou de Sherwood Anderson. Les Allemands disaient du naturalisme, longtemps après les faits, qu'il « puait le chou » ; c'est-à-dire, qu'il exsudait la misère et l'ennui de sa matière première, la pauvreté elle-même. Ici aussi, le contenu semble d'une certaine manière contaminer la forme, la seule misère ici est la misère du bonheur, ou, du moins, du contentement (qui est en réalité de la complaisance), du « faux » bonheur de Marcuse, les satisfactions de la nouvelle voiture, du dîner devant la télé et de votre programme préféré regardé dans le canapé - qui constituent, à ce moment-là, eux-mêmes une misère secrète, une tristesse qui ne sait pas son nom et n'a aucun moyen de se dire hors une satisfaction et un épanouissement sincères, qui n'ont probablement jamais été éprouvés. Quand la notion d'opposition s'est vue contestée au milieu des années quatre-vingt, nous avons connu un renouveau des années cinquante dans lequel une grande panie de cette « culture de masse dégradée »fitson retour pour une éventuelle réévaluation. Dans les années cinquante, seule la grande culture est encore autorisée à porter un jugement sur la réalité, à dire ce

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qu'est la vraie vie et ce qui est, en revanche, pure apparence; et c'est en omettant, en ignorant, en passant sous silence les stéréotypes monotones des séries télévisées, et avec la répugnance que l'on peut éprouver pour eux, que, manifestement, le grand art émet ses jugements. Faulkner et Hemingway, les hommes du Sud et les New-Yorkais, passent leur chemin devant ce matériau brut qu'est la petite ville américaine en gardant soigneusement leurs distances ; en fait, parmi les grands écrivains de cette période, seul Dick vient à l'esprit comme possible Poète Lauréat de ce matériau: de ces scènes de ménage et drames conjugaux, ces petits commerçants, ce voisinage petits bourgeois, ces après-midi passés devant la télévision et tout le reste. Mais il intervient bien sûr sur ce matériau, et c'était déjà la Californie de toutes façons. Dans la période d'après-guerre, ce contentement de la petite ville n'était plus véritablement « provincial » (comme chez Lewis ou John O'Hara, sans parler de Dreiser) : peut-être aviez-vous voulu partir, peut-être aviez-vous rêvé de la grande ville, mais quelque chose s'était passé - peut-être une chose aussi simple que la télévision et les autres médias - une chose qui avait supprimé la souffrance et l'aiguillon que constituait l'éloignement du centre, de la métropole. Aujourd'hui, en revanche, rien de tout cela n'existe encore, même si nous avons toujours des petites villes (dont les centres sont aujourd'hui en ruine - mais c'est aussi le cas des grandes villes). Ce qui s'est produit, c'est que l'autonomie des petites villes (source de claustrophobie et d'angoisse dans la période provinciale; terrain propice à un certain bien-être et même à un certain réconfort dans les années cinquante) a disparu. Ce qui était autrefois un point isolé sur une carte s'est imperceptiblement épaissi dans un continuum d'est en ouest de produits identiques et d'espaces standardisés. On a le sentiment que l'autonomie de la petite ville, avec son indépendance benoîte, a également fonctionné comme une expression allégorique de la situation de l'Amérique d'Eisenhower dans l'ensemble du monde extérieur - contente d'elle même, confortée dans son sentiment d'être radicalement différente des autres populations et cultures, à l'abri de leurs vicissitudes et des

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défauts de la nature humaine que manifestent si clairement leurs histoires violentes et absolument autres. Tout cela, concrètement, nous fait passer des réalités de la décennie cinquante à la représentation d'une chose assez différente, les «années cinquante», les «fifties», un passage qui nous oblige de surcroît à mettre en évidence les sources culturelles des attributs dont nous avons doté cette période, attributs qui paraissent, en grande partie, provenir très précisément des programmes de télévision de cette période-là; autrement dit, de sa propre représentation d'elle-même. Cependant, bien qu'on ne doive pas confondre une personne avec ce qu'il ou elle pense de lui-même/elle-même, ces images de soi sont certainement très pertinentes et constituent une part essentielle de la description ou de la définition objective. Néanmoins, il paraît possible que les réalités profondes de cette période - lues à l'échelle très différente, dirons-nous, des rythmes diachroniques et économiques séculaires, ou des interrelations synchroniques et systémiques globales - aient peu de rapport avec l'un ou l'autre de nos stéréotypes culturels sur des années ainsi labellisées et définies en termes de décennies générationnelles. Le concept de classicisme, par exemple, qui a une signification précise et fonctionnelle dans l'histoire culturelle et littéraire allemande, disparaît quand nous adoptons une perspective européenne, où ces quelques années cruciales se volatilisent sans laisser de trace dans une opposition plus large entre Lumières et Romantisme. Mais cette hypothèse implique de présupposer la possibilité que la perception que les gens ont d'eux-mêmes et de leur propre moment dans l'histoire n'ait, à l'extrême limite, rien à voir avec sa réalité : que l'existentiel puisse être absolument distinct, comme une forme suprême defausseconscience, de la signification structurale et sociale d'un phénomène collectif, éventualité certainement rendue plus plausible par la réalité d'un impérialisme mondial, aux termes desquels la signification d'un état-nation donné - pour tout autre sur terre - peut furieusement diverger de son expérience intime et sa vie quotidienne derrière ses frontières. Eisenhower arborait à notre intention son célèbre sourire mais présentait aux étrangers, au-delà de nos frontières, un air renfrogné tout aussi célèbre,

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conune en attestent extraordinairement ses portraits officiels dans n'importe quel consulat des États-Unis d'Amérique. Il existe cependant une possibilité encore plus radicale : à savoir, que les concepts de période ne correspondentfinalementà absolument aucune réalité et que, qu'ils soient formulés en termes de logique générationnelle, désignés par les noms de monarques régnants ou selon une autre catégorie ou un autre système de typologie ou de classification, la réalité collective des multiples vies embrassées par ces termes soit impensable (ou non-totalisable, pour utiliser une expression actuelle) et ne puisse jamais être décrite, caractérisée, étiquetée ou conceptualisée. Je suppose que c'est ce qu'on pourrait appeler la position nietzschéenne, pour laquelle les « périodes » n'existent pas et n'ont jamais existé. Dans ce cas, bien sûr, l'«Histoire» n'existe pas non plus, et, c'était sans doute le point philosophique fondamental que ces arguments cherchaient avant tout à établir. Il est temps de revenir au roman de Philip K. Dick et de décrire la distorsion qui le transforme en science-fiction - car, à partir d'une accumulation croissante de détails infimes, mais aberrants, on se rend compte qu'en réalité, le cadre du roman dans lequel nous voyons les personnages agir et se déplacer n'est pas du tout celui des années cinquante (à ma connaissance, Dick ne se sert jamais de cette expression). C'est un village Potemkine d'un genre historique: une reproduction des années 1950 - comprenant des souvenirs et des structures de personnages induits et introjectés dans sa population humaine - construite en 1997 (pour des raisons sur lesquelles il n'est pas nécessaire de nous arrêter) au cœur d'une guerre civile atomique interstellaire. Je me contenterai de noter qu'une double détermination s'exerce sur le personnage principal qu'il faut donc envisager selon une double herméneutique, négative et positive. Le village a été construit pour amener, à son insu, le personnage à accomplir une mission de guerre essentielle pour le gouvernement. En ce sens, il est la victime de cette manipulation, ce qui réveille tous nos fantasmes de contrôle psychique et d'exploitation inconsciente, de prédestination et de déterminisme anti-cartésien. Selon cette lecture, le roman de Dick est un cauchemar et

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constitue l'expression de peurs collectives, profondes et inconscientes dans notre vie sociale et ses tendances. Pourtant, Dick se donne aussi du mal pour bien faire comprendre que le village des années 1950 est également, très expressément, le résultat d'une régression infantile de la part du protagoniste, qui, en un sens, a choisi inconsciemment sa propre illusion en fuyant les angoisses de la guerre civile dans le réconfort domestique rassurant de sa propre enfance pendant la période en question. De ce point de vue, le roman constitue un accomplissement de souhait collectif et l'expression d'une aspiration profonde et inconsciente à un système social plus simple et plus humain, et à l'utopie de la petite ville, bien dans la tradition nord-américaine de la frontière. Il but aussi noter que la structure même du roman exprime la position de l'Amérique d'Eisenhower dans le Monde et doit, par conséquent, être lue comme une sorte de forme distordue de cartographie cognitive, une projection inconsciente et figurale d'une analyse plus «réaliste» de notre situation, telle que décrite précédemment : la réalité domestique des États-Unis cernés par l'implacable menace du communisme mondial (et, à un niveau bien moindre à cette époque, à la pauvreté du Tiers-Monde). C'est aussi, bien sûr, la période des classiques du cinéma de science-fiction, avec leurs représentations ouvertement idéologiques des menaces extérieures et des invasions imminentes d'extra-terrestres (qui se passent aussi généralement dans des petites villes). On peut lire le roman de Dick de cette manière - une «réalité» plus sombre dévoilée derrière l'apparence anodine et trompeuse - ou bien l'interpréter comme une certaine approche de la réflexivité aux représentations elles-mêmes. Dans la présente perspective, ce qui est plus significatif, c'est la valeur paradigmatique du roman de Dick pour les questions de l'Histoire et de l'historicité en général. Une façon de réfléchir sur le sous-genre dont relève ce roman (cette «catégorie» qu'on appelle science-fiction, qui peut être soit élargie et élevée aux honneurs par l'addition de la littérature satirique et utopique depuis Lucien, soit restreinte et abaissée à la tradition des romans

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de gare et d'aventure), est d'y voir une forme historiquement nouvelle et originale présentant des analogies avec l'émergence du roman historique début XIXe. Lukics a vu en ce dernier une innovation formelle (due à Sir Walter Scott) qui donnait une figuration au sens nouveau de l'histoire, tout aussi émergeant, des classes moyennes triomphantes (ou bourgeoisie), cette classe cherchant à projeter sa vision personnelle de son passé et de son avenir et à exprimer son projet social et collectif dans un récit temporel, distinct dans la forme de ceux des précédents «sujets d'histoire», comme par exemple la noblesse féodale. Sous cette forme, le roman historique - et ses émanations, comme le film en costume - est tombé dans le discrédit et s'est raréfié, non seulement parce que, dans l'ère postmoderne, ce n'est plus ainsi que nous nous racontons notre histoire, mais aussi parce nous ne la ressentons plus de cette manière, et, peut-être en fait, ne la ressentons plus du tout. On voudrait, brièvement, mettre l'accent sur les conditions de possibilité d'une telle forme - ainsi que sur celles de son émergence et son éclipse - moins dans l'expérience existentielle de l'histoire à tel ou tel moment historique que, au contraire, dans la structure même de leur système socio-économique, avec sa relative opacité ou transparence, et dans l'accès que fournissent ses mécanismes à un plus grand contact, aussi bien cognitif qu'existentiel, avec la chose elle-même. C'est dans ce contexte qu'il semble intéressant d'examiner l'hypothèse selon laquelle la science-fiction, en tant que genre, entretient un rapport dialectique et structural avec le roman historique - rapport de parenté et d'inversion tout à la fois, d'opposition et d'homologie, (exactement comme on a pu le dire de la comédie et la tragédie, ou du lyrique et de l'épique, ou de la satire et de l'utopie, tels qu'analysés par Robert C. Elliott). Mais le temps joue un rôle crucial dans cette opposition générique, qui constitue aussi une sorte de compensation évolutionniste. Car si le roman historique « correspond » à l'émergence de l'historicité, à l'émergence d'un sens de l'histoire dans son sens fort et moderne post-XVIII' siècle, la science-fiction correspond, de la même manière, au déclin de cette historicité, à son blocage, et, particulièrement à

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notre propre époque (dans l'ère postmoderne), à sa crise et sa paralysie, à son affaiblissement et son refoulement. Ce n'est que par une violente dislocation formelle et narrative qu'un dispositif narratif peut parvenir à redonner vie et sensation à cet organe au fonctionnement interminent qu'est notre capacité à organiser et vivre le temps de manière historique. Il ne faudrait pas non plus estimer trop hâtivement que les deux formes sont symétriques au motif que le roman historique met en scène le passé et la science-fiction, l'avenir. L'historicité n'est en fait ni une représentation du passé ni une représentation du futur (bien que ses diverses formes se servent de ces représentations) : elle peut, d'abord et avant tout, se définir comme une perception du présent en tant qu'histoire ; c'est-à-dire comme une relation avec le présent qui, d'une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport à l'immédiateté qui est, à la fin, qualifiée de perspective historique. Autrement dit, il convient aussi d'insister sur l'« historicalité» de l'opération, qu'est notre manière de concevoir l'historicité dans cene société et ce mode de production précis ; il convient également d'observer que ce qui est en jeu est, pour l'essentiel, un processus de réïfication par lequel nous nous retirons de notre immersion dans le ici-et-maintenant (qui n'est pas encore identifié comme « présent») et l'appréhendons comme un genre de chose - non pas simplement un « présent » mais un présent susceptible d'être daté et appelé années quatre-vingt ou années cinquante. Nous avons présupposé qu'il était plus difficile aujourd'hui d'y parvenir qu'à l'époque de Sir Walter Scott, lorsqu'une contemplation du passé paraissait capable de renouveler la perception de notre propre présent de lecture comme la conséquence, si ce n'est l'apogée, de cette série génétique. Cependant, Le Temps désarticulé (Time Out of Joint) propose une machine à produire de l'historicité très différente du dispositif de Sir Walter Scott : c'est ce qu'on pourrait appeler, au sens fort, un trope du futur antérieur l'étrangisation et le renouvellement en tant qu'histoire de notre présent de lecture, les années cinquante, par l'appréhension de ce présent comme passé d'un futur spécifique. L'avenir même - 1997, chez Dick - n'est pas significatif à titre principal comme représentation ou anticipation : c'est le moyen

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narratif pour arriver à une fin très différente, à savoir la transformation brutale d'une représentation réaliste du présent, de l'Amérique d'Eisenhower et de la petite ville des années 1950, en un souvenir et une reconstruction. En effet, la réification est ici intégrée au roman lui-même et, pour ainsi dire, désamorcée et récupérée comme forme de praxis : les années 50 sont une chose, mais une chose que nous pouvons construire, exactement comme l'écrivain de science fiction bâtit son propre modèle réduit, à ce moment, donc, la réification cesse d'être un processus menaçant et aliénant, un effet secondaire nocif de notre mode de production, sinon sa dynamique fondamentale, elle est au contraire transférée du côté des énergies et des ressources humaines. (La réappropriation a, bien sûr, beaucoup à voir avec la spécificité des thèmes et idéologie personnels de Dick - notamment la nostalgie du passé et la valorisation «petite-bourgeoise» du petit artisanat, de la petite entreprise et du petit commerce). Pour nous, ce roman est forcément devenu un roman historique, car son présent - les années 1950 - est désormais notre passé, dans un sens assez différent de celui proposé par le texte lui-même. Ce dernier « marche » toujours : nous pouvons toujours sentir et apprécier la transformation et la réïfication du présent de ses lecteurs en une période historique ; nous pouvons même, par analogie, extrapoler quelque chose d'approchant pour notre propre moment temporel. Qu'un tel processus puisse aujourd'hui se réaliser concrètement dans un artefact culturel est une question assez différente. L'accumulation de livres tels que Future Shock, l'intégration des habitudes de la « futurologie» dans notre vie quotidienne, la modification de notre perception des choses pour inclure leur « tendance » et la transformation de notre lecture du temps pour arriver plus ou moins à en sonder les nouveaux rapports à notre présent inclut des éléments autrefois incorporés à l'expérience du «futur» tout en bloquant et désamorçant toute vision globale du second en tant que système radicalement transformé et différent. Si les visions catastrophistes du «proche avenir» faites de surpopulation, famine et violence anarchique, par exemple, n'ont plus la même vigueur qu'il y quelques années, l'affaiblissement de ces effets et des formes narratives

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qui étaient conçues pour les produire n'est pas nécessairement à attribuer uniquement à la sur-familiarité et la sur-exposition ; ou plutôt, on doit peut-être aussi y voir une modification de notre rapport à ces futurs proches imaginaires qui ne nous frappent plus de cette horreur de l'altérité et de la différence radicale. Ici un certain nieztschéisme opère pour désamorcer l'angoisse et même la peur : la conviction, progressivement apprise et acquise, selon laquelle il n'y a que le présent et que c'est toujours le « nôtre », est une sorte de sagesse à double tranchant. Car il a toujours été clair que la terreur de ces futurs proches - comme jadis la terreur, analogue, du naturalisme - se fondait sur la classe sociale et s'enracinait profondément dans le confort et les privilèges d'une classe. L'ancien naturalisme nous permettait de faire brièvement l'expérience de la vie et du monde vécu des divers sous-prolétariats, mais uniquement pour revenir avec soulagement dans nos salons et fauteuils personnels : les bonnes résolutions qu'il avait pu également encourager furent donc toujours une forme de philanthropie. De la même manière, on pourrait tout aussi aisément interpréter la terreur de naguère devant les conurbations surpeuplées de l'avenir immédiat comme un prétexte pour se satisfaire de notre présent historique, dans lequel il ne nous est pas encore imposé de vivre ainsi. Toujours est-il que, dans les deux cas, cette peur est la peur de la prolétarisation, la peur de glisser de l'échelle sociale, de perdre un confort et un ensemble de privilèges auxquels nous avons de plus en plus tendance à penser en termes spatiaux: espace privé (privacy), pièces vides, silence, érection de murs pour s'isoler des autres, protection contre les foules et les autres corps. La sagesse nietzschéenne nous enjoint de laisser tomber ce genre de peurs et de nous rappeler que quelque soit la forme sociale et spatiale que pourra prendre notre misère future, elle ne sera pas étrangère parce qu'elle sera la nôtre par définition. Dasein istje mein eigenes - la défamiliarisation, le choc de l'altérité est un pur effet esthétique et un mensonge. Cependant, ce qui est sous-entendu est peut-être simplement un ultime effondrement de l'historicisme dans lequel nous ne pouvons plus du tout imaginer l'avenir, sous quelque forme que ce soit - utopique ou

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catastrophique. Dans ces circonstances, quand une science-fiction autrefois futurologique (comme le cyberpunk aujourd'hui) se transforme en pur «réalisme» et en représentation directe du présent, la possibilité que Dick nous offre - l'expérience du présent comme passé et comme histoire - se voit peu à peu écartée. Pourtant, tout dans notre culture laisse penser que nous n'avons pas pour autant cessé de nous préoccuper de l'histoire ; en effet, au moment précis où nous nous lamentons, comme ici, sur l'éclipsé de l'historicité, nous diagnostiquons universellement que la culture contemporaine est irrémédiablement historiciste, dans le mauvais sens d'un appétit omniprésent et indiscriminé pour les modes et les styles défunts ; et, en fait, pour tous les styles et toutes les modes d'un passé mort. En même temps, une certaine caricature de la pensée historique - que nous ne pouvons même plus appeler générationnelie tellement sa dynamique est devenue rapide - s'est universalisée et comprend au moins la volonté et l'intention de revenir, pour y réfléchir, sur les circonstances actuelles - sur les années quatre-vingt-dix, mettons - et d'en tirer des conclusions prospectives et prévisionnelles qui s'imposent. Pourquoi ne s'agit-il pas vraiment d'un retour de l'historicité? Et quelle différence y a-t-il entre cette manière, aujourd'hui généralisée, d'aborder le présent et l'approche expérimentale de Dick, plutôt pesante et primitive, du «concept» de ses années cinquante? À mon avis, c'est la différence de structure entre les deux opérations qui est instructive: l'une mobilise une vision de l'avenir pour définir son retour à un présent maintenant historique ; l'autre mobilise, mais d'une manière allégorique nouvelle, une vision du passé, ou d'un certain moment du passé. Plusieurs films récents (je citerai ici Something Wtld [Dangereuse sous tous rapports] et Blue Velvet) nous encouragent à envisager le nouveau processus en terme de rencontre allégorique ; pourtant, on ne pourra appréhender correctement cette possibilité formelle que si l'on établit ses préconditions dans le développement du cinéma de nostalgie en général. Car c'est par le moyen des films dits de nostalgie qu'un traitement proprement allégorique du passé devient possible: c'est parce que le dispositif formel des films de nostalgie nous a entraîné à consommer du passé sous forme d'images glacées

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que les positions et formes « postnostalgiques » plus complexes deviennent possibles. J'ai ailleurs essayé d'identifier la matière première et le contenu historique privilégié de cette opération de réïfication et de transformation en image dans l'antithèse cruciale entre les années vingt et les années trente, dans le renouveau historiciste de la véritable expression stylistique de cette antithèse dans l'art-déco. La résolution symbolique de cette tension - entre l'aristocratie et le travailleur, pour ainsi dire - engage à l'évidence une sorte de réinvention ou de production symbolique d'une nouvelle bourgeoisie, d'une nouvelle forme d'identité. Pourtant, comme l'hyperréalisme, les produits sont fades dans leur élégance visuelle même, tandis que la structure des intrigues de ces films pâtit d'une schématisation (ou typification) qui semble inhérente au projet. Par conséquent, si nous pouvons anticiper la plupart d'entre eux, et si le goût pour ces films correspond à des caractères et des besoins plus durables dans notre économie psychique actuelle présente (fixation sur l'image cum désirs historicistes insatiables), il fallait peut-être s'attendre à ce que des conséquences formelles plus complexes et plus intéressantes se développent rapidement. Ce qui était plus inattendu - mais très « dialectique », en fait, d'une manière pratiquement classique, tirée d'un manuel - ce fut l'émergence de cette nouvelle forme à partir d'une sorte de croisement, sinon de synthèse, entre les deux modes cinématographiques que nous avons jusqu'alors imaginés antithétiques ; à savoir, la grande élégance des films de nostalgie d'un côté, et les simulations de série B du cinéma punk iconoclaste. Nous n'avions pas perçu que ils étaient tous les deux fortement débiteurs de la musique parce que les signifiants musicaux étaient assez différents dans les deux cas - des séquences de musique de danse de première qualité d'un côté, et, de l'autre, une prolifération contemporaine de groupes de rock. Cependant, tout bon manuel « dialectique » aurait du nous alerter sur la probabilité qu'il y avait à ce qu'un idéologème d'«élégance» dépende, dans une certaine mesure, d'un opposé d'un genre ou l'autre, un opposé et une négation qui semblent avoir perdu, à notre époque, leur contenu de classe (encore faiblement actif quand on estimait que les « beats» entretenaient une

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double opposition à la respectabilité bourgeoise et à l'esthétisme du haut modernisme) et avoir progressivement migré dans ce nouveau complexe de significations qui porte le nom de punk Par conséquent, les nouveaux films seront, d'abord et avant tout, des allégories de cela, de leur propre éclosion comme synthèse de la nostalgie décorative et du punk: d'une manière ou d'une autre, ils raconteront leun propres histoires comme étant le besoin et la quête de ce «mariage» (ce qui est merveilleux dans l'esthétique - à la différence de la politique, hélas c'est que la «quête» devient automatiquement la chose elle-même: l'établir est par définition la réaliser). Pourtant, la résolution de cette contradiction esthétique n'est pas gratuite, parce que la contradiction formelle possède une importance socialement et historiquement symbolique qui lui est propre. Mais il faut maintenant retracer brièvement le scénario de ces deux films. Dans Something Wtld, un jeune « cadre dynamique » se kit enlever par une dingue qui l'initie à la conduite dangereuse et à la fraude à k cane de crédit, jusqu'à ce que son mari, ancien détenu, se pointe et, résolu à se venger, se mette à poursuivre le couple. Dans Blue Velvet, un jeune diplômé découvre une oreille coupée, ce qui le met sur 1a piste d'une chanteuse de cabaret mystérieusement victime d'un petit revendeur de drogue dont il peut k sauver. Ces films nous invitent en fait à revenir à l'histoire d'une manière ou d'une autre: k scène centrale de Something Wtld- ou du moins, l'une de celles où k structure de l'intrigue bascule décisivement - est une réunion de classe, genre d'événement qui nécessite tout particulièrement des jugements historiques de 1a pan de ses participants : récits de trajectoires historiques, évaluations des moments du passé, rappelés et évoqués avec nostalgie mais forcément rejetés ou réaffirmés. C'est là où s'enfonce le coin, l'ouverture par laquelle un récit cinématographique jusqu'ici sans but mais plein de vitalité s'engouffre dans un passé plus lointain (ou inversement que ce passé plus profond s'engouffre dans le récit) ; car cette réunion décennale nous ramène en réalité vingt ans plus tôt, à une époque où le « méchant» surgit dans votre dos de façon inattendue, marqué comme «familier», mais inconnu au spectateur (c'est Ray, le mari de l'héroïne, et pire encore). «Ray», en

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un sens, c'est, bien sûr, encore une reprise de ce paradigme ennuyeux et usé jusqu'à la corde, le gothique, où - sur un plan individuel - une femme protégée, à l'abri, est terrorisée et persécutée par un homme «mauvais». Je crois que ce serait une grave erreur que de voir dans cette littérature une sorte de dénonciation protoféministe du patriarcat et, notamment, une protestation protopolidque contre le viol. Il est certain que le film d'horreur mobilise des angoisses de viol, mais sa structure nous fournit un indice sur une particularité plus capitale de son contenu, particularité que j'ai tenté de souligner par les mots protégée, à l'abri. En effet, le gothique est, en fin de compte, un fantasme (ou un cauchemar) de classe, où s'exerce la dialectique du privilège et de l'abri : vos privilèges vous isolent des autres, mais, du même coup, constituent un mur protecteur à travers lequel vous ne pouvez voir, et derrière lequel, par conséquent, on peut imaginer toutes sortes de forces envieuses en train de s'assembler, comploter et se préparer à donner l'assaut ; c'est, si vous voulez, le syndrome du rideau de douche (par allusion à Psychose [Psycho] de Hitchcock). Que sa forme classique ait pour contenu privilégié la situation de la femme de classe moyenne (isolement, mais aussi oisiveté domestique qui lui sont imposés par les nouvelles formes du mariage petit bourgeois) ajoute, à titre de symptômes, ces textes à l'histoire de la condition des femmes mais ne leur confèrent aucune signification politique particulière (à moins que cette signification se limite à un début de prise de conscience des inconvénients du privilège). Or, dans certaines circonstances, cette forme peut également se réorganiser autour d'hommes jeunes auxquels on attribue une distance tout aussi protectrice: des intellectuels, par exemple, ou de jeunes cadres à attaché-case « protégés », comme dans Something Wtld. (Cette substitution de genre, qui risque de faire naître toutes sortes de connotations sexuelles supplémentaires, est ici sciemment dramatisée dans l'extraordinaire moment scénique où l'agression, vue de dos - et sous l'angle de vision de la femme - ressemble à une étreinte passionnée entre les deux hommes). Cependant le saut plus formel se produira quand seront substitués à la « victime » individuelle - homme ou femme - la

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collectivité, le public des États-Unis, qui vit maintenant dans une version pseudopolitique du gothique les angoisses de ses privilèges économiques et de son « exceptionnalisme » protégé - sous la menace de fous et de «terroristes» stéréotypés (principalement des Arabes ou des Iraniens, pour une raison ou une autre). Ces fantasmes collectifs s'expliquent moins par une « féminisation » croissante du moi du public américain que par sa culpabilité et la dynamique de confort à laquelle il a déjà été fait référence. Et, à l'instar de cette version du roman gothique traditionnel, ils dépendent, pour leurs effets, de la revitalisation de l'éthique en tant qu'ensemble de catégories mentales, et sur la réanimation et la redynamisation artificielle de cette opposition binaire, fatiguée et archaïque, encre le vice et la vertu que le XVIIF siècle a nettoyée de ses vestiges théologiques et a profondément sexualisée avant de nous la repasser. Autrement dit, le gothique moderne - que ce soit sous ses formes victime-de-viol ou paranoïa-politique - dépend entièrement, dans son principal mode opératoire, de la construction du mal (les formes du bien sont notoirement plus difficiles à construire et tirent en général leur lumière de la noirceur de l'autre concept, comme si c'était à la lune que le soleil devait son rayonnement). Cependant, le mal est ici la forme la plus vide de la pure Altérité (dans laquelle on peut verser à volonté n'importe quel type de contenu social). J'ai si souvent été pris à partie pour mes arguments contre l'éthique (tant en politique qu'en esthétique) que, me semble-t-il, il vaut la peine d'observer au passage que l'Altérité est une catégorie très dangereuse, une de celles dont nous nous passons fort bien ; heureusement, dans la littérature et la culture, elle est aussi devenue très ennuyeuse. Mien de Ridley Scott peut encore se le permettre (quoique, pour la science-fiction, on puisse lire tout le travail de Lem - notamment le récent Fiasco - comme un argument contre l'utilisation de cette catégorie) ; mais le Ray de Something Wild et le Frank Booth de Blue Velvet ne font certainement plus peur à personne; et il ne devrait plus être nécessaire d'avoir la chair de poule pour parvenir à une décision politique pondérée sur les gens et les forces qui sont, collectivement, le «mal» dans notre monde contemporain.

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D'un autre côté, il est juste de préciser que Ray n'est pas présenté comme démoniaque, comme une représentation du mal en tant que tel, mais apparaît plutôt comme la représentation de quelqu'un qui joue à être le mat, ce qui est tout autre chose. En effet, rien chez Ray n'est particulièrement authentique; sa malveillance est aussi fausse que son sourire; mais ses vêtements et sa coupe de cheveux nous donnent un indice qui nous oriente dans une autre direction que l'éthique. Car non seulement Ray propose une simulation du mal, mais il offre aussi une simulation des années cinquante, ce qui me paraît bien plus significatif. Je parle des années cinquante oppositionnelles, bien sûr: les années cinquante d'Elvis plutôt que celles d'Ike, mais je ne suis pas sûr qu'on soit encore capable de faire vraiment la différence quand nous regardons de l'autre côté de la faille historique et tentons de faire le point sur le paysage du passé à travers des lunettes teintées de nostalgie. Une fois dissipées les fioritures gothiques de Something Wild, il devient alors clair que nous avons affaire ici à un récit essentiellement allégorique où les années quatre-vingt rencontrent les années cinquante. Quels genres de comptes la réalité actuelle a-t-elle à régler avec cefantômehistoriciste (et y parvient-elle?) est une question moins capitale, pour le moment, que la question de la manière dont la rencontre a été organisée: par l'intermédiaire et les bons offices des années soixante, bien entendu - des bons offices involontaires, c'est certain, puisque Audrey/Lulu a fort peu de raison de désirer ce rapprochement, ou, même, de se voir rappeler son passé, ou celui de Ray (il vient juste de sortir de prison). Tout tourne, par conséquent, du moins on pourrait le penser, sur cette distinction entre les années cinquante et les années soixante : les premières, désirables (comme une femme fascinante), les secondes, effrayantes et menaçantes, auxquelles on ne peut se fier (comme le chef d'une bande de motards). Comme le titre original le suggère, c'est la nature de ce « something wild» qui est en jeu, l'enquête sur cet élément qui est lancée dès qu'Audrey perçoit la personnalité non-conformiste de Charley (ilfaitpasser à l'as l'addition de son déjeuner). En fait, le non-paiement des additions

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semble fonctionner comme l'indice principal de la « branchitude » ou « ringardise » de Charley - étant entendu qu'aucune de ces catégories (ni celles de conformité/non-conformité utilisées plus haut) ne correspond à la logique de ce film que l'on peut voir comme une tentative très nette pour reconstruire de nouvelles catégories susceptibles de remplacer les anciennes, historiquement datées et limitées dans le temps (non-contemporain, non-postmoderne). Ce « test » là pourrait se définir comme impliquant une criminalité en col blanc, par opposition à un «vrai» crime ou une criminalité de basse classe sociale - vol qualifié et coups et blessures - pratiqué par Ray lui-même. Seulement, il s'agit d'une criminalité petite-bourgeoise en col blanc (même l'usage illégal par Charley des cartes de crédit de son entreprise est difficilement commensurable avec la véritable criminalité que sa corporation, presque par définition, est censée impliquer). Ces marqueurs de classe ne sont pas non plus présents dans le film, que l'on peut voir très exactement, dans un autre sens, comme un effort pour refouler le langage et les catégories de classe et de différentiation sociales et y substituer d'autres sortes d'oppositions sémiques qui restent à inventer. Ces dernières émergent forcément dans le cadre du personnage de Lulu, au sein de l'allégorie des années soixante (qui sont un peu comme la «boîte noire» de cette transformation sémique). Les années cinquante représentent la véritable rébellion, avec une véritable violence et de véritables conséquences, mais supportent aussi les représentations romantiques de cette rébellion, dans les fdms de Brando ou de James Dean. Ray fonctionne ainsi, à la fois comme une sorte de méchant gothique au sein de ce récit, et, au niveau allégorique, comme la pure idée du héros romantique - le protagoniste tragique d'un autre genre de film, qu'il n'est plus possible de faire. Lulu ne constitue pas elle-même une possibilité alternative, à la différence de l'héroïne de Recherche Susan désespérément (Desperatly Seeking Susan). Le cadre reste ici exclusivement masculin comme en témoignent la fin lamentable de l'héroïne - son assagissement, sa soumission - ainsi que l'importance de l'habillement que nous allons examiner dans un moment. Par conséquent, tout dépend du nouveau type de héros que, grâce à Lulu, il

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est donné à Charley de devenir, en vertu de sa propre composition sémique (dans la mesure où elle est bien plus qu'un simple corps de femme ou un fétiche). L'intéressant dans cette composition, c'est qu'elle donne avant tout à voir les années soixante à travers les années cinquante, pour ainsi dire, (ou les années quatre-vingt?) ; l'alcool plutôt que la drogue. La schizophrénie et la culture de la drogue des années soixante sont systématiquement exclues ici, ainsi que leur politique. Ce qui est dangereux, autrement dit, ce n'est pas Lulu au sommet de safrénésie,mais plutôt Ray; non pas les années soixante et leurs contre-cultures et «styles de vie» mais les années cinquante et leurs révoltes. Pourtant, la continuité entre les années cinquante et soixante réside dans ce contre quoi on se révoltait, à quelstyle de vie les « nouveaux » styles constituaient des alternatives. Il est cependant difficile de trouver un contenu quelconque dans le comportement stimulant de Lulu, qui paraît s'organiser autour de son pur caprice ; c'est-àdire, autour de la valeur suprême de rester imprévisible et d'échapper à la réification et la catégorisation. Voilà qui rappelle André Gide, dans Les Caves du Vatican, ou bien tous ces personnages sartriens cherchant désespérément à échapper à cette ultime objectivation par le Regard de l'Autre (c'est impossible, et ils finissent simplement par se faire étiqueter de «capricieux»). Les changements vestimentaires donnent un contenu visuel certain à cette imprévisibilité qui resterait autrement purement formelle: ils la traduisent dans le langage de la culture de l'image et procurent un plaisir purement spéculaire aux métamorphoses de Lulu (qui ne sont pas vraiment psychiques). Reste encore aux spectateurs et au protagoniste à comprendre qu'ils vont quelque part (du moins jusqu'à ce l'apparition de Ray donne au film une direction différente) : pour cette raison, aussi palpitant et improvisé qu'il paraisse, l'enlèvement de Charley par Lulu qui l'emmène hors de New York possède une forme vide qui va être instructive, car il s'agit la descente archétypale dans l'Amérique profonde, les «vrais» États-Unis, que ce soit l'Amérique du lynchage et du sectarisme ou celle de la saine et vraie vie de famille et des idéaux américains : on ne sait pas trop de laquelle il s'agit.

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Néanmoins, comme ces intellectuels populistes russes au XIXe siècle mettant un pied dehors pour aller découvrir «les gens», quelque chose comme ce voyage est ou était la scène à faire en passage obligé pour toute allégorie américaine digne de sa vocation : ce qu elle révèle, cependant, c'est qu'il n'y a plus rien à découvrir au bout de la ligne. Car la famille de Lulu/ Audrcy - réduite à une mère dans son cas - n'est plus la bourgeoisie de sinistre mémoire : ni le refoulement sexuel et la respectabilité des années cinquante ni l'autoritarisme johnsonien des années soixante. Cette mère joue du clavecin, « comprend » safille,et est tout aussi excentrique que tous les autres. Aucune révolte oedipienne n'est encore possible dans cette petite ville américaine, et avec elle, toute tension disparaît de la dynamique sociale et culturelle de la période. Pourtant, si l'on ne peut plus trouver de classes moyennes au cœur du pays, il reste une chose qui pourrait bien leur servir de substitut, du moins dans la dynamique de la structure narrative: car ce que nous découvrons lors de la réunion d'anciens élèves de Lulu (à côté de Ray et son passé), c'est le collègue de travail de Charley, c'est-à-dire un cadre yuppie, avec sa femme enceinte. Ce sont sans conteste les sinistres parents que nous recherchions, mais ceux d'un avenir un peu lointain et pas tout à fait imaginable, et non ceux du vieux passé américain traditionnel : ils occupent la case sémique des « ringards », mais désormais sans la moindre base ou contenu social (ils ne peuvent guère être vus comme des incarnations de l'éthique protestante, par exemple, du puritanisme, du racisme blanc ou du patriarcat). Mais ils nous aident au moins à identifier le dessein idéologique plus profond de ce film, qui est de différencier Charley de son camarade yuppie en le convertissant en héros ou en protagoniste génétiquement différent de Ray. L'imprévisibilité, comme nous l'avons montré, est question de mode (vêtements, coupe de cheveux, langage général du corps). Charley lui-même doit passer par cette matrice, et sa métamorphose se réalise concrètement, et de façon plutôt pertinente, quand il abandonne son complet-veston au profit d'un déguisement plus décontracté de touriste type (T-shirt, short, lunettes noires etc.). À la fin du film, bien sûr, il lâche aussi son emploi et son entreprise ; mais ce serait probablement trop demander que de songer à

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ce qu'il va, ou peut, devenir à la place, sauf en ce qui concerne sa « relation » elle-même où il devient le maître et l'associé principal. On peut schématiser l'organisation sémique de l'ensemble comme suit (la symétrie étant préservée en considérant comme la manifestation concrète du terme neutre l'épouse yuppie, enceinte et désapprobatrice) : Lulu

CRIME

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Charley

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l'É,pouse yuppie Nous n'avons pas encore fait mention des menottes, qui sont susceptibles de servir de transition vers un type similaire d'allégorie narrative dont les combinaisons et le climat sont très différents de celle-ci. En effet, Blue Velvet tente de placer carrément le sadomasochisme sur la cane de la culture de masse avec un sérieux qui fait complètement défaut au film de Demme (dont la scène d'amour avec les menottes est aussi sexy que « frivole»). Le SM est ainsi devenu la plus récente et la dernière de la longue série des formes taboues de contenu qui remontent les unes après les autres à la surface de l'an public, à commencer par les nymphettes de Nabokov dans les années cinquante, dans cet accroissement par étape et même progressif des transgressions que nous appelions autrefois la contre-culture, ou les années soixante. Cependant, dans Blue Velvet, un lien avec la drogue est

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explicitement établi, et, par conséquent, avec le crime - même s'il ne s'agit pas exactement de crime organisé, mais plutôt d'une collectivité d'inadaptés et d'excentriques - la nature transgressive de cet ensemble d'éléments étant fastidieusement renforcée par une obscénité répétitive (de la part du personnage de Dennis Hopper). Pourtant, si, dans Something Wtld, l'histoire est discrètement évoquée et invoquée, c'est au contraire son opposé - la Nature - qu'on nous donne pour cadre général de Blue Velvetet comme perspective inhumaine, transhumaine, dans laquelle contempler les événements. L'attaque cérébrale du père, qui ouvre le film comme une catastrophe incompréhensible - un acte de Dieu qui est singulièrement un acte scandaleux de violence dans cette paisible petite ville américaine - est placé par David Lynch (réalisateur de Eruserheadet de Dune) dans l'horizon, plus science-fictionnel, de la violence darwinienne de la nature plutôt de la science-fiction, à partir d'un plan sur le père gisant paralysé, la caméra se recule dans les buissons qui entourent la maison, élargissant au fur et à mesure son microscopique point de mire jusqu'à ce que nous trouvions confrontés à un épouvantable craquement que nous prenons d'abord, et de façon générique, comme dans un bon film d'horreur, pour la présence cachée d'un maniaque, qui s'avère ensuite être le bruit des mandibules d'un insatiable insecte. L'insistance ultérieure sur les merles tenant dans leurs becs des vers gigotant désespérément renforce également ce sens cosmique de la violence vertigineuse et écœurante de toute nature - comme si, dans cette férocité sans limites, dans ce carnage ininterrompu de l'univers, à perte de vue et de réflexion, le progrès de l'humanité, guidé par on ne sait quelle divine providence, avait conquis une oasis paisible et solitaire; à savoir - unique tant dans le royaume animal que dans les horreurs de l'histoire humaine - la petite ville nord-américaine. Dans cette précieuse et fragile conquête de la dignité civilisée arrachée à la menace du monde extérieur, surgit alors la violence - sous la forme d'une oreille coupée; sous la forme d'une culture underground de la drogue et d'un sadomasochisme dont on ne sait pas trop encore s'il s'agit d'un plaisir ou d'un devoir, une question d'assouvissement sexuel ou simplement un autre moyen de s'exprimer.

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L'histoire pénètre donc dans Blue Velvet sous forme d'idéologie, sinon de mythe; le Jardin et la Chute, l'exceptionnalisme américain, une petite ville tendrement préservée dans ses moindres détails comme un simulacre, un Disneyland sous serre quelque part, bien mieux que tout ce que les protagonistes de Something Wtld furent en mesure de trouver lors de leurs voyages, avec de jeunes premiers lycéens dans le genre le plus authentique des films années cinquante. On peut même invoquer une psychanalyse au rabais style-années cinquante autour de ce conte de fée, puisque, outre une perspective mythique et socio-biologique de la violence de la nature, la crise de la fonction paternelle structure également les événements du film - l'attaque cérébrale qui suspend le pouvoir et l'autorité du père dans la scène d'ouverture, le rétablissement du père et son retour de l'hôpital dans la scènefinaleidyllique. Que l'autre père soit un enquêteur de la police confère une certaine plausibilité à ce genre d'interprétation que renforce aussi l'enlèvement et la torture du troisième père, absent, dont nous ne voyons qu'une oreille. Néanmoins, le message n'est pas particulièrement une promotion de l'autorité patriarcale, dans la mesure où, notamment, le jeune héros s'arrange pour endosser la fonction paternelle haut la main : au contraire, cet appel à un retour aux années cinquante enrobe la pilule en insistant sur la bienveillance discrète de tous ces pères - et, à l'inverse, sur la méchanceté sans mélange de leur opposé. Car ce gothique se subvenir tout autant que Something Wild, mais d'une façon assez différente. Là, c'était la nature simulée du caractère maléfique de Ray qui était mise en évidence alors même qu'il demeurait une réelle menace: la révolte, l'illégalité obligée, la violence physique et les anciens détenus constituant tous des problèmes réels et sérieux. Par contraste, ce que Blue Velvet nous donne à comprendre sur les années soixante, c'est qu en dépit des tableaux grotesques et épouvantables des corps mutilés, ce genre de mal est plus déplaisant qu'effrayant, plus répugnant que menaçant: ici, le mal a fini par devenir une image, et la répétition simulée des années cinquante se généralise en un simulacre global à part entière. Maintenant, le garçon sans peur du conte de fée peut entreprendre de déconstruire ce

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monde de funeste enchantement, libérer sa princesse (et en épouser une autre), et tuer le magicien. La leçon qu'induit tout cela - qui est assez différente de celle qu'il transmet - est qu'il vaut mieux combattre les drogues en les présentant comme vicieuses et sottes, qu'en réveillant toute la gamme tonale de jugements et d'indignations éthiques et en les dotant de ce fait de ce prestige autrement glamour du Mal authentique et du transgressif dans sa plus auguste majesté religieuse. En effet, cette parabole de la fin des années soixante est aussi, à un autre niveau métacritique, une parabole de la fin des théories de la transgression qui fascinèrent tant cette période et ses intellectuels. Les matériaux SM- bien que contemporains de toute la nouvelle scène punk postmoderne - sont, donc, en fin de compte appelés à se déconstruire et à abolir la logique même sur laquelle reposait d'abord leur attraction/répulsion. On peut donc lire cesfilmscomme des symptômes doubles : ils montrent un inconscient collectif en train d'essayer d'identifier son propre présent, et, en même temps, ils mettent en lumière l'échec de cette tentative, qui semble se réduire à la recombinaison de divers stéréotypes du passé. Peut-être, en fait, que ce qui fait suite à une conscience de soi fortement générationnelle, comme celle que ressentirent les «gens des années soixante», est-ce souvent une singulière absence de but particulier. Et si la caractéristique identificatrice essentielle de la «décennie» suivante était justement ce manque de conscience forte de soi, par exemple, ce qui revient à dire, pour commencer, une absence constitutive d'identité ? C'est ce que beaucoup d'entre nous ont ressenti avec les années soixante-dix, dont la spécificité semblait, la plupart du temps, être de n'avoir aucune spécificité, surtout après le côté exceptionnel de la période précédente. Les choses commencèrent à s'améliorer à nouveau dans les années quatre-vingt, et de diverses façons. Mais le processus identitaire n'est pas un processus cyclique, et c'est bien là le dilemme essentiel. On pourrait dire des années quatre-vingt, par opposition aux années soixante-dix, qu'il y avait de nouveaux germes politiques dans le vent, que les choses se remettaient à bouger, qu'un impossible « retour des années soixante » semblait dans l'air et la terre. Mais les années quatre-vingt,

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politiquement et autrement, n'ont pas vraiment ressemblé aux années soixante, en particulier, surtout si on essaie de les définir comme un retour. Même l'auto-illusion de la fête déguisée dont parlait Marx - où l'on porte des costumes des grands moments du passé - nefigureplus sur les tablettes dans une période ahistorique de l'Histoire. La combinatoire générationnelle paraît donc être tombée en panne au moment où elle se retrouve face à une sérieuse historicité, et où l'auto-concept assez différent de « postmodemisme » prend sa place. Dick a utilisé la science-fiction pour voir son présent comme de l'histoire (passée) ; le film de nostalgie classique, tout en éludant complètement son présent, enregistrait sa carence historiciste en se perdant dans une fascination hypnotique pour d'extravagantes images de passés générationnels spécifiques. Les deux films de 1986, tout en peinant à dégager une forme totalement neuve (ou mode d'historicité), paraissent néanmoins, dans leur complexité allégorique, en marquer la fin et signaler l'avènement d'un espace désormais libre pour autre chose.

Conclusion

Élaborations secondaires

1. Prolégomènes à de futures confrontations entre le moderne et le postmodeme Marxisme et postmodernisme: les gens ont souvent l'air de trouver cette association étrange, paradoxale et, d'une certaine manière, extrêmement instable, au point que certains en sont venus à conclure que, étant pour ma part « devenu » postmoderniste, je devais avoir cessé d'être marxiste dans n'importe quelle acception significative du terme (ou, autrement dit, stéréotypée). Car ces deux mots (en plein postmodemisme) emportent avec eux toute une cargaison d'images de nostalgie populaire, le «marxisme» se distillant peut-être dans des photos d'époque jaunissantes de Lénine et de la révolution soviétique, et le « postmodernisme » ouvrant aussitôt sur la perspective de nouveaux hôtels des plus tape à l'oeil. L'inconscient trop hâtif se compose ensuite vite fait l'image d'un petit restaurant à la nostalgie soigneusement reproduite - décoré de vieilles photographies, avec des serveurs soviétiques servant paresseusement une nourriture russe de mauvaise qualité - dissimulé à l'intérieur d'une folie architecturale rose et bleue éclatante de nouveauté. Si je peux me permettre une annotation personnelle, il m'est arrivé par le passé d'être, curieusement et comiquement, identifié à un objet d'étude: un livre que j'écrivis il y a quelques années sur le structuralisme suscita de nombreuses lettres de la part de mes lecteurs, certains s'adressant à moi comme à un « insigne » porte-parole du structuralisme, tandis que d'autres en appelaient à un «éminent» opposant et critique de ce mouvement. Je n'étais en réalité ni l'un ni l'autre, mais je suis obligé d'arriver à la conclusion que la façon dont j'avais été «ni l'un ni l'autre» était probablement relativement compliquée ou inhabituelle et semblait aux gens difficile à comprendre. Pour ce qui est du postmodernisme, et malgré le mal que me suis donné dans mon principal essai sur le sujet pour

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Élabo rations secondaires

expliquer qu'il n'était pas possible intellectuellement ou politiquement de se contenter de célébrer le postmodernisme ou de le «désavouer» (quoi que cela puisse vouloir dire), les critiques de l'avant-garde artistique m'ont rapidement identifié à un vulgaire homme de main du marxisme, alors que quelques-uns de mes camarades les plusfrancsen ont conclu que, suivant l'exemple de tant d'illustres prédécesseurs, j'avais fini par quitter le grand bain et avais viré «post-marxiste» (c'est-à-dire, dans un langage, un renégat ou un « retourneur » de veste, et, dans un autre, quelqu'un qui préfère changer d'opinion plutôt que de combattre). La plupart de ces réactions confondaient trois choses, le goût (ou opinion), l'analyse et l'évaluation, qu'il me semblait préférable de laisser séparées. Le «goût», dans le sens médiatique le plus vague de préférences personnelles, correspondrait à ce qu'on désignait jadis, de manière noble et philosophique, comme étant le « jugement esthétique » (ce changement dans les codes et cette baisse au baromètre de la dignité lexicale sont, pour le moins, des indices du déplacement de l'esthétique traditionnelle et de la transformation de la sphère culturelle à l'époque moderne). L'«analyse», c'est pour moi cette conjoncture rigoureuse bien particulière d'une analyse formelle et d'une analyse historique qui constitue la tâche spécifique des études littéraires et culturelles : la définir plus précisément comme l'exploration des conditions historiques de possibilité de formes spécifiques pourrait peut-être bien exprimer la façon qui permet de dire de ces perspectives jumelles (souvent jugées par le passé irréconciliables et incommensurables) qu'elles sont constitutives de leur objet et, par là même, inséparables. On peut estimer que l'analyse, en ce sens, est un ensemble d'opérations très différentes de celles d'un journalisme culturel orienté sur le goût et l'opinion : ce qu'il est alors important de conforter, c'est la différence entre ce journalisme - et ses indispensables fonctions de critique - et ce que j'appellerai l'«évaluation», qui ne repose plus sur la question de savoir si une œuvre est «bonne» (à la manière d'un ancien jugement esthétique), mais essaie au contraire de garder vivantes (ou de réinventer) des appréciations de type socio-politique qui interrogent la qualité de la vie sociale au moyen du texte ou de l'œuvre d'art individuelle, ou de hasarder

Conclusion

une estimation des effets politiques des mouvements ou courants culturels avec moins d'utilitarisme et une plus grande sympathie pour la dynamique du quotidien que les imprimatur et les index des traditions antérieures. S'agissant du goût (et comme les lecteurs des précédents chapitres s'en seront rendus compte), mes écrits sont ceux d'un consommateur relativement enthousiaste du postmodemisme sur le plan culturel, du moins dans certains domaines: j'aime l'architecture et j'apprécie beaucoup du nouveau travail visuel, et, en particulier, la nouvelle photographie. En écouter la musique ou en lire la poésie n'est pas désagréable; le roman est le plus faible de ces nouveaux secteurs culturels et se voit considérablement surpassé par ses équivalents narratifs au cinéma et dans la vidéo (du moins pour la grande littérature ; les récits des sous-genres sont très bons, en effet, et, bien entendu, le résultat est très différent dans le Tiers Monde). La nourriture et la mode se sont aussi grandement améliorés, de même que le monde vécu de façon générale. À mon sens, il s'agit essentiellement d'une culture visuelle, branchée sur le son - mais, dans cette culture, l'élément linguistique est mou et flasque (il a besoin qu'on lui invente un terme plus fort que «standardisation», et il est, en outre, émaillé de junk-languagede la pire sorte, comme «style de vie» ou «préférence sexuelle»), et ne peut présenter d'intérêt sans naïveté, audace et ardente motivation. Tout cela, ce sont des goûts et ils donnent naissance à des opinions: elles ont peu à voir avec l'analyse de la fonction d'une telle culture et de ce qui l'a déterminée. De toute façon, même les opinions ne donnent probablement pas satisfaction sous cetteformenon plus, puisque la deuxième chose que les gens veulent savoir, c'est, pour une raison contextuelle évidente, comment mesurer cela à un ancien canon moderniste. L'architecture représente en général une grande amélioration ; les romans sont bien pires. La photographie et la vidéo sont incomparables (la seconde, pour une raison très évidente) ; on a également la chance de disposer d'une nouvelle peinture et d'une poésie dignes d'intérêt. La musique (suivant Schopenhauer, Nietzsche et Thomas Mann) devrait cependant nous entraîner vers une chose plus compliquée et plus intéressante

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Élaborations secondaires

qu'une simple opinion. La musique reste d'abord un marqueur de classe fondamental, l'indice de ce capital culturel que Pierre Bourdieu appelle la « distinction » sociale : d'où les passions que continuent de susciter les goûts musicaux, avec ou sans prétendons intellectuelles, d'élite ou de masse (avec toutes les théories qui y correspondent, d'un côté Adorno, de l'autre Simon Frith). Ensuite, elle englobe l'histoire d'une manière plus complète et irrévocable puisque, en tant qu'arrière-plan et stimulus de l'humeur, elle opère la médiation entre notre passé historique et notTe passé privé ou existentiel et ne peut plus guère se bâtir hors de la mémoire. Cependant, c'est certainement par l'espace que passe la relation la plus capitale entre la musique et le postmoderne (espace qui est, dans mon analyse, un des traits distinctifs et constitutifs de la nouvelle «culture», ou dominante culturelle). MTV, surtout, peut se voir comme une spatialisation de la musique, ou, si vous préférez, comme le dévoilement révélateur du fait qu'elle s'était d'ores déjà profondément spatialisée. Il est certain que les technologies du musical, qu'il s'agisse de celles de la production, de la reproduction, de la réception ou de la consommation, œuvraient déjà au façonnage d'un nouvel espace sonore autour de l'auditeur individuel ou collectif ; dans la musique aussi, la « représentationnalité » - dans le sens de rapprocher son fauteuil pour regarder le spectacle qui se déroule devant nous - a connu sa crise et sa désintégration historique spécifique. On n'offre plus un objet musical à la contemplation et la gustation : on branche le contexte et on rend musical l'espace autour du consommateur. Dans cette situation, le récit offre des médiations multiples et protéiformes entre les sons dans le temps et le corps dans le lieu en coordonnant un fragment visuel narrativisé - un débris d'image marqué comme narratif dont il est nul besoin qu'il provienne d'une histoire dont vous auriez un jour entendu parler - avec un événement sur la bande son. Il est capital, en particulier dans le postmoderne, de faire la distinction entre la narrativisation et un segment narratif spécifique en tant que tel : y manquer entraînera des confusions entre histoires et romans « réalistes traditionnels », d'un côté, et ceux antinarratifs putativement modernes ou postmodernes, de l'autre.

Conclusion

L'histoire n'est cependant que l'une des formes que peut prendre le récit ou la narrauvisanon ; et il vaut la peine d'envisager la possibilité qu'aujourd'hui, la simple intention de produire une histoire puisse être suffisante, comme dans les critiques de livres imaginaires de Lem (Ken Russel quand on lui demandait pourquoi il avait migré sur MTV prophétisait qu'au XXI' siècle aucun film de fiction ne durerait plus de quinze minutes). Par conséquent, le traitement que MTV applique à la musique, ce n'est pas une inversion de cette défunte forme du XIXe siècle qu'on appelait programme musical, mais plutôt un doutage de sons (en utilisant les clous du tapis de Lacan, sans doute) sur l'espace et les segment spatiaux visibles : ici, comme dans la forme vidéo de façon plus générale, l'ancien paradigme - qui dans une rétrospective généalogique ressort clairement comme étant le prédécesseur de celui ci (mais pas comme son influence fondamentale) - c'est l'animation elle-même. Le dessin animé - en particulier dans ses versions les plus délirantes et surréalistes - a été le premier laboratoire dans lequel le « texte» a testé sa vocation à médier le visuel et le son (pensez à l'humble obsession de \tëdt pour la musique d'intellectuels) et a fini par spatialiser le temps. Par conséquent, nous commençons à avancer vers la transformation de nos goûts en « théorie du postmodernisme » si nous prenons un peu de recul et nous penchons sur le « système des beaux arts » : premièrement, le rapport entre formes et médias (enfait,le contour même pris par ce « médium », qui supplante la forme aussi bien que le genre) ; deuxièmement, la façon dont le système générique, en tant que restructuration et nouvelle configuration (si peu modifiée soit-elle), exprime le postmoderne et à travers lui, tout ce qui nous arrive. Mais de telles descriptions semblent non seulement entraîner une comparaison obligatoire avec le moderne en tant que tel mais font aussi réapparaître des questions passant par le «canon» : il est certain qu'il n'y aurait qu'un journaliste ou un critique culturel très suranné pour voir un intérêt à démontrer l'évidence, à savoir que Yeats est « plus grand » que Paul Muldoon, ou Auden que Bob Perelman - à moins que le mot grand ne soit une expression d'enthousiasme et, dans ce cas, on pourrait bien avoir

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Élabo rations secondaires

envie d'inverser les choses. La réponse est ici plutôt différente : vous ne pouvez même pas «comparer» de façon réaliste la «grandeur» de «grands écrivains» à l'intérieurduii seul paradigme, d'une seule période. La notion, chez Adomo, de guerre intestine entre les oeuvres individuelles, de monades esthétiques qui se repoussent les unes les autres, est certainement celle qui correspond à l'expérience esthétique de la plupart des gens, ce qui explique pourquoi il est intolérable de se voir demander de décider si Keats est plus grand que Wordsworth, ou d'apprécier la valeur du Centre Georges Pompidou à l'aune du Guggenheim, ou la prééminence de Dos Passos sur Doctorow, sans évoquer la question de Mallarmé et Ashbery. Pourtant, nous faisons effectivement des comparaisons de ce genre et semblons y prendre plaisir, aussi vain que cela puisse être; on ne peut donc qu'en conclure que de tels rapprochements et classements compulsifs doivent bien signifier autre chose. En effet, j'ai soutenu ailleurs1 que, dans l'inconscient politique d'une époque, ces comparaisons - qu'elles concernent des œuvres individuelles ou des styles culturels de façon plus générale — constituent en réalité la figuration et le matériau expressif d'une comparaison plus profonde entre les modes de productions eux-mêmes, qui se confrontent et se jugent par le biais du contact individuel entre le lecteur et le texte. L'exemple moderne/postmoderne montre cependant que cela vaut aussi pour les stades au sein d'un même mode de production et, dans le cas présent, pour la confrontation entre le stade moderniste (ou impérialiste, ou monopolistique) du capitalisme et son stade postmoderne (ou multinational). Toute l'énumération de traits purement culturels se résume à cette catachrèse, ou métaphore à quatre termes : on concocte une proposition quelconque sur la supériorité qualitative de la production musicale des principautés allemandes du XVIIIe siècle afin de condamner ou célébrer l'engendrement commercialo-technologique de la musique de notre époque. Cette comparaison manifeste sert de couverture et de véhicule à une comparaison latente dans laquelle on essaie de construire une sensibilité à la vie quotidienne dans l'ancien régime afin, à l'étape suivante, de reconstruire une sensibilité à ce qui est particulier et spécifique, original et historique,

Conclusion

dans le présent. Par conséquent, sous couvert d'histoire spécialisée, on est encore en train de faire de l'histoire générale ou universelle, ce qui est destiné à finir en théorie postmodeme comme le montre clairement la suite d'opérations brechtiennes d'étrangisation (estrangemmi) exposées plus haut Ce sont donc les conditions et les modalités d'une discussion possible sur la «grandeur» respective de Malher et Phil Glass, ou d'Eisenstein et MTV, mais elles vont bien au-delà de l'esthétique ou du culturel proprement dits et ne deviennent alors significatives et intelligibles qu'au moment où elles atteignent le terrain de la production de la vie matérielle et des limites et potentialités que cela impose (dialectiquement) à la praxis humaine, y compris la praxis culturelle. Ce qui est maintenant en jeu, c'est la relative aliénation systémique et le rapport dialectique entre les limites de la base et les possibilités de la superstructure au sein d'un système donné ou moment systémique : c'est-à-dire, son quotient interne de misère ainsi que cette potentialité déterminée de transfiguration corporelle et spirituelle qu'il offre aussi, ou domine. Pour le modernisme, il s'agit en soi d'une étude complète sur laquelle on ne donnera ici que quelques notes premières. Quant au sentiment caressé dans le postmoderne sur la « fin du moderne », c'est une toute autre question, et une question constitutive (qui n'a pas nécessairement grand chose à voir avec le modernisme historique, ni avec la modernité historique). Par conséquent, un second groupe de notes configure ce sujet, parfois confondu avec la «comparaison» éthique et esthétique entre modernisme et postmodemisme; il ne permet pas non plus la comparaison socio-économique proposée dans ce qui suit.

2. Notes sur une théorie du moderne Il est certainement possible de « postmoderniser », ou transformer en « textes » sinon en précurseurs de la « textualité », les « classiques » du moderne: ces deux opérations sont relativement différentes, dans la mesure

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où les précurseurs - Raymond Roussel, Gertrude Stein, Marcel Duchamp se sont de toute façon toujours assez mal intégrés dans le canon moderniste. Ils constituent des exemples et des pièces à conviction à l'appui de la défense de l'identité entre le modernisme et le postmodernisme puisque, chez eux, la plus infime modification, le moindre souffle de perversité dans le déplacement des chaises transforme ce qui devrait être les valeurs esthétiques les plus classiques du haut modernisme en une chose inconfortable et distante (mais plus proche de nous!). C'est comme s'ils étaient une opposition dans l'opposition, une négation esthétique de la négation ; par rapport à l'art déjà anti-hégémonique et minoritaire du moderne, ils représentent leur propre rébellion encore plus minoritaire et personnelle, qui deviendra bien sûr elle-même canonique quand le moderne sefigeraet deviendra un ensemble de musées ouverts aux quatre vents. Cependant, s'agissant des modernes conventionnels, ceux qui font patiemment la queue en attendant une place dans un tel musée, nombreux sont ceux à sembler susceptibles d'être complément réécrits en texte postmoderne (on hésite à penser à ce processus comme à l'adaptation d'un roman pour l'écran, surtout depuis que l'une des caractéristiques du cinéma postmoderne est précisément la rareté de telles adaptations). Mais, que nous réécrivions le haut modernisme autrement aujourd'hui me semble indéniable, du moins pour certains écrivains essentiels ; qu'en plus d'être un réaliste, Flaubert se soit transformé en moderniste quand Joyce se mit à l'apprendre par cœur et se soit subitement mué ensuite en une sorte de postmoderniste dans les mains de Nathalie Sarraute - c'est histoire connue. Quant à Joyce lui-même, c'est un Joyce nouveau pour nous aujourd'hui que Colin MacCabe nous a présenté, un Joyce féministe, un Joyce créole ou multiethnique, qui semblerait s'accorder fort bien avec l'époque et offrir au moins un Joyce que nous poumons volontiers célébrer comme postmoderne. En attendant, pour ma pan, j'ai essayé d'invoquer un Joycetiers-mondisteet anti-impérialiste plus en accord avec une esthétique contemporaine qu'avec une esthétique moderniste2. Mais peut-on réécrire tous les classiques de cette manière ? Le Proust de Gilles Deleuze est-il un

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Proust postmoderne ? Son Kafka est assurément un Kafka postmoderne, un Kafka de l'ethnicité et des micro-groupes, largement un Kafka du Tiers Monde et du dialecte minoritaire, sur la même longueur d'onde que les politiques postmodernes et les «nouveaux mouvements sociaux». Mais T. S. Eliot est-il récupérable ? Qu'a-t-il bien pu arriver à Thomas Mann et à André Gide ? Frank Lentricchia a maintenu en vie Wallace Stevens tout au long de ce changement climatique capital mais Paul Valéry s'est évanoui sans laisser de traces, et pourtant il occupait une position centrale dans le mouvement moderniste sur un plan international. Ce qu'il y a de suspect dans cette affaire et les questions soulevées, c'est leur air de famille accablant avec les débats habituels sur la nature du classique, sur le texte «inépuisable», susceptible d'être réinventé et utilisé de façons nouvelles par des générations successives - un peu comme une grande demeure, transmise et redécorée encore et encore par les héritiers successifs qui peuvent y installer les dernières modes parisiennes ou la pointe de la technologie japonaise. En attendant, ceux qui n'ont pas survécu sont la preuve que la « postérité » existe vraiment, même dans notre ère médiatique postmoderne; les perdants sont un élément crucial du débat et attestent de la nécessaire passéité du passé en montrant que les « grands livres » de ce passé ne gardent pas tous de l'intérêt pour nous. Cette approche masque fort à propos les éléments du problème qui le réidentifient au vieux dilemme historiciste et nous empêche de nous servir, pour apprendre quelque chose sur notre propre postmodernité, de l'ennui inspiré par les « classiques » du haut modernisme que nous ne pouvons plus lire. Or l'ennui est un instrument très utile pour explorer le passé et organiser sa rencontre avec le présent. Les autres, ceux qui ont survécu - au prix d'une certaine rénovation ou « immaculation3», d'un certain Umfiinktionierung, (par exemple, il faut lire Flaubert bien plus lentement afin de déconstruire l'intrigue et de transformer les phrases en moments d'un «texte» postmoderne) - ils ont à l'évidence des choses à nous dire sur l'état de « modernité» que nous continuons de partager. Il nous faut, en fait, infléchir l'adjectif souche en trois substantifs distincts - en plus du «modernisme» proprement dit, le substantif moins

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familier de «modernité», et ensuite celui de «modernisation» - afin, non seulement, d'appréhender les dimensions du problème, mais aussi d'apprécier à quel point cette question eut de formulations différentes selon les diverses disciplines académiques tout autant que selon les diverses traditions nationales. Le «modernisme» n'est arrivé que récemment en France, la «modernité» que dernièrement chez nous, la «modernisation» appartient aux «sociologues», l'espagnol possède deux mots distincts pour les mouvements artistiques (« modernismo» et « vanguardismo»), etc. Un lexique comparatif serait une affaire à quatre - ou cinq - dimensions qui retraceraient l'apparition chronologique de ces termes dans les différents groupes linguistiques tout en décrivant l'inégal développement que l'on a pu observer parmi eux4. Seule une sociologie comparative du modernisme et de ses cultures - une sociologie, comme celle de Weber, qui aurait continué de s'attacher à mesurer l'extraordinaire impact du capitalisme sur les cultures jusqu'ici traditionnelles, à évaluer les dégâts sociaux et psychiques causés à des formes anciennes, maintenant irrévocables, de la vie et de la perception humaines - offrirait un cadre adéquat pour repenser le « modernisme » aujourd'hui, à condition qu'elle travaille sur les deux côtés de cette voie et parte de ces deux bords pour creuser son tunnel; on doit, autrement dit, non seulement déduire le modernisme de la modernisation mais aussi détecter les traces sédimentées de la modernisation dans le travail esthétique lui-même. Il devrait également être évident que c'est le fait même de la relation qui importe et non son contenu. Les divers modernismes ont constitué des réactions violentes contre la modernisation tout aussi souvent qu'ils ont reproduit ses valeurs et ses tendances dans leur insistance formelle sur la nouveauté et l'innovation, la transformation des formes anciennes, l'iconoclasme thérapeutique et le développement de nouvelles technologies (esthétiques) miraculeuses. Si, par exemple, la modernisation a quelque chose à voir avec le progrès industriel, avec la rationalisation, avec la réorganisation de la production et de l'administration selon des méthodes plus efficaces, avec l'électricité et la chaîne de montage, avec la démocratie parlementaire et les journaux bon marché - alors il nous faudra conclure

Conclusion

qu'au moins une branche du modernisme esthétique est anti-moderne et a vu le jour dans une contestation violente ou assourdie de la modernisation, maintenant comprise comme le progrès technologique au sens le plus large. Ces modernismes anti-modemistes comportent parfois des visions pastorales ou des gestes luddites mais sont surtout symboliques et, particulièrement en cette fin de siècle, engagent ce qu'on évoque parfois comme une nouvelle vague de réactions antipositivistes, spiritualistes et irrationnelles contre le progrès ou la raison triomphante des Lumières. Cependant, Perry Anderson me rappelle qu'à cet égard, la caractéristique la plus profonde et fondamentale que partagent tous les modernismes ne se trouve pas tant dans leur hostilité à une technologie que certains ont vraiment glorifiée (comme les futuristes) mais plutôt dans leur hostilité au marché lui-même. Cette caractéristique possède un caractère central, ce que confirme son inversion dans les divers postmodernismes qui, différents les uns des autres plus furieusement encore que les divers modernismes, partagent tous au moins l'affirmation retentissante du marché proprement dit, quand il ne s'agit pas d'une franche célébration. Que l'expérience de la machine soit, en tout cas, un marqueur capital ici peut se déduire, de mon point de vue, du rythme des ondes successives du modernisme esthétique: une première onde longue fin XIX' qui s'organise autour des formes organiques et que le symbolisme illustre de manière privilégiée; et une seconde qui prend de l'ampleur au tournant du siècle et que caractérise le double marqueur de l'enthousiasme pour la technologie de la machine et de l'organisation dans des avant-gardes de type plus paramilitaire (on peut retenir le futurisme comme forme forte de ce moment). Il faudrait y ajouter le modernisme du «génie» isolé qui, à la différence de ces deux mouvements périodiques (avec leur accent, pour l'un, sur la transformation organique du monde vécu et, pour l'autre, sur l'avant-garde et sa mission sociale, respectivement), s'organise autour la grande Œuvre, du Livre du Monde - écriture profane, texte sacré, messe suprême rituelle (le Livre de Mallarmé) pour un nouvel ordre social inimaginable. Et nous devrions probablement faire une place (mais pas aussi

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tardivement que lui) à ce que Charles Jencks a appelé le «modernisme tardif» - les dernières survivances d'une vision proprement moderniste de l'art et du monde après la grande rupture politique et économique de la Dépression quand, sous le Stalinisme ou le Front Populaire, Hider ou le New Deal, une nouvelle conception du réalisme social parvint momentanément au statut de dominante culturelle par le biais de l'angoisse collective et de la guerre mondiale. Les modernes tardifs de Jencks sont ceux qui subsistent dans le postmodernisme, et cette idée fait sens sur le plan architectural : un cadre de référence littéraire renvoie à des noms tels que Borges et Nabokov, Beckett, à des poètes comme Oison ou Zukovsky, et à des compositeurs comme Milton Babbitt, qui eut la malchance d'être à cheval sur deux époques et la chance de découvrir une capsule d'isolement ou d'exil temporel dans laquelle faire perdurer des formes hors saison. Il faut ajouter quelque chose sur le plus canonique de ces quatre moments ou tendances, celui des grands démiurges et prophètes - Frank Lloyd Wright avec sa cape et son feutre rond, Proust dans sa chambre capitonnée de liège, Picasso, « la force de la nature », et Kafka l'extraordinaire damné (tout aussi singulier et excentrique que les meilleurs Grands Détectives des romans policiers classiques) - afin de décourager le point de vue qui, avec le recul de la mode et la commercialité postmodernes, fait du modernisme une époque de géants aux pouvoirs légendaires à présent indisponibles. Mais si le motif poststructuraliste de la «mort du sujet» a une quelconque signification sociale, c'est celle de signaler la fin de l'individualisme entrepreneurial et introverti, avec son «charisme» et la panoplie catégorielle de valeurs romantiques surannées qui va avec, à commencer par celle de «génie». Envisagée ainsi, l'extinction des «grands modernes» n'est pas nécessairement un sujet de pathos. Notre ordre social est plus riche en informations, plus cultivé, et, socialement du moins, plus «démocratique» au sens d'une universalisation du travail salarié (j'ai toujours eu le sentiment que le terme brechtien de «plébéianisation» était politiquement plus adapté et sociologiquement plus exact pour désigner ce processus de nivellement, ce que les gens de gauche ne peuvent sûrement

Conclusion

que trouver bienvenu) ; ce nouvel ordre n'a plus besoin de prophètes et de visionnaires de type haut-moderniste et charismatique, que ce soit chez ses producteurs culturels ou ses hommes politiques. De telles figures ne conservent plus aucun charme, plus aucune magie pour les sujets d'une ère de l'entreprise, collecdvisde et post-individualiste; dans ce cas, adieu à eux, sans regrets, et comme Brecht aurait pu le dire : malheur au pays qui a besoin de génies, de prophètes, de Grands écrivains ou de démiurges! Ce qu'il faut retenir sur un plan historique, c'est le fait que le phénomène a existé autrefois ; une conception postmoderne des « grands » créateurs modernistes ne devrait pas évacuer la spécificité sociale et historique de ces «sujets centrés» désormais incertains, mais plutôt offrir de nouvelles façons de comprendre leurs conditions de possibilité. On emprunte ce chemin si l'on appréhende ces noms jadis célèbres non plus comme des personnage plus grands que la vie, des grandes âmes d'un genre ou d'un autre, mais au contraire - de façon non- et anti-anthropomorphique - comme des carrières, c'est-à-dire comme des situations objectives au coeur desquelles un jeune artiste ambitieux au début du siècle se trouvait à même discerner la possibilité objective de se transformer lui-même en «plus grand peintre de l'époque» (ou poète, romancier, ou compositeur). Ce qui donne aujourd'hui cette possibilité objective, ce n'est pas un talent subjectif, quelque inspiration ourichesseintérieure, mais plutôt des stratégies quasi-militaires, basées sur la supériorité de la technique et du terrain, l'évaluation des forces adverses et une judicieuse maximalisation de ses propres ressources spécifiques et personnelles. Il faut cependant nettement distinguer cette approche du «génie», que nous associons maintenant au nom de Pierre Bourdieu5, d'un ressentiment démythifiant ou démystifiant tel que celui que Tolstoï semble avoir éprouvé à l'égard de Shakespeare, et mutatis mutandis, à l'égard du rôle des «grands hommes» en général dans l'histoire. Malgré Tolstoï, je crois que nous admirons toujours les grands généraux (avec leurs homologues, les grands artistes6), mais l'admiration s'est déplacée de leur subjectivité foncière à leurflairhistorique, à leur aptitude à apprécier la «situation actuelle» et à évaluer séance tenante son système

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de permutation potentiel. Il s'agit, à mon sens, d'une révision proprement postmoderne dans l'historiographie biographique qui substitue de façon caractéristique l'horizontal au vertical, l'espace au temps et le système à la profondeur. Mais il existe une raison plus sérieuse à la disparition du Grand écrivain sous le postmodernisme, et c'est simplement ceci, que l'on appelle parfois le « développement inégal » : dans une ère de monopoles (et de syndicats) et de collectivisation institutionnalisée croissante, un décalage existe toujours. Certaines parties de l'économie sont encore archaïques, enclaves artisanales ; certaines sont plus modernes et futuristes que le futur lui-même. L'art moderne, à cet égard, tira son pouvoir et ses possibilités du fait d'être une sorte de bras mort dans le fleuve et de représenter une survivance archaïque au sein d'une économie modernisatrice : il glorifia, célébra et dramatisa les anciennes formes de production individuelle que le nouveau mode de production était, ailleurs, sur le point de remplacer et d'effacer. La production esthétique offrit alors la vision utopique d'une production plus humaine de façon générale ; et, dans le monde du stade monopolistique du capitalisme, elle exerça une fascination en offrant l'image d'une transformation utopique de la vie humaine. Joyce fabriqua en solitaire tout un monde dans son appartement à Paris, tout seul et sans être redevable à quiconque ; mais les êtres humains dans les rues, en dehors de ces pièces, n'avaient aucun sentiment comparable de pouvoir et de maîtrise ou de productivité humaine ; rien de la sensation de liberté et d'autonomie qui survient lorsque, comme Joyce, vous êtes capable de prendre vos propres décisions, ou du moins d'y avoir part. En tant que forme de production, le modernisme (Grands Artistes, et producteurs, compris) émet donc un message qui a peu à voir avec le contenu des œuvres individuelles : c'est l'esthétique comme pure autonomie, comme les satisfactions d'un artisanat transfiguré. Il faut donc considérer que le modernisme correspond tout particulièrement à un moment inégal de développement social, à ce que Ernst Bloch appelait la «simultanéité du non-simultané», « le synchronisme

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du non-synchrone » ( Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen)7 : la coexistence de réalités issues de moments radicalement différents de l'histoire -les artisanats côte à côte avec les grands cartels, les champs des paysans avec les fabriques de Krupp ou, au loin, les usines Ford. Mais on trouve une démonstration moins programmatique de cette inégalité dans l'œuvre de Kafka dont Adorno disait jadis qu'elle jetait un blâme définitif sur quiconque voulait penser à l'art en termes de plaisir. Je pense qu'à cet égard il avait tort, du moins dans une perspective postmoderne : cette réfutation peut prendre une bien plus grande ampleur si l'on pan de ces descriptions de Kafka, apparemment perverses, qui le présentent comme un «humoriste mystique» (Thomas Mann) ou comme un écrivain joyeux et chaplinesque, même s'il est certain que si vous pensez à Chaplin lorsque vous lisez Kafka, Chaplin ne paraît plus le même, lui non plus. Par conséquent, il faut développer un peu le sujet de la nature agréable et même joyeuse des cauchemars de Kafka. Benjamin fit observer qu'il y avait au moins deux interprétations courantes de Kafka dont il fallait définitivement se débarrasser: la première était l'interprétation psychanalytique (complexes œdipiens de Kafka - il en avait certainement un, mais le sien constituait à peine un mécanisme psychologique proprement dit) ; la seconde interprétation était théologique (l'idée de salut est certainement présente chez Kafka, mais elle n'est pas l'idéal d'un «arrière-monde», ni le salut en général). Peut-être pourrions-nous aussi ajouter aujourd'hui l'interprétation existentielle : la condition humaine, l'angoisse, et le reste, offrent aussi des thèmes et considérations qui ne sont que trop familiers et qu'on ne peut certainement pas juger, comme vous pouvez l'imaginer, très postmodernes. Il nousfautaussi réexaminer rapidement ce qu'on se figurait être l'interprétation « marxiste » : Le Procès en tant que représentation de la bureaucratie branlante d'un Empire austro-hongrois à la veille de l'effondrement. Il y a beaucoup de vrai dans cette interprétation, excepté l'idée que l'Empire austrohongrois était un cauchemar, quel qu'il soit. Au contraire, c'était le premier état multinational et multiethnique en plus d'être le dernier des vieux empires archaïques : tranquillement inefficace si on le

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compare à la Prusse, humain et tolérant si on le met en parallèle avec les tsars ; finalement, ce n'était pas du tout un mauvais arrangement, et il consume un modèle intrigant pour notre propre époque postnationale, toujours morcelée par les nationalismes. Si la structure K-et-K joue effectivement un rôle chez Kafka, ce n'est pas exactement comme voudrait le laisser entendre l'interprétation « bureaucratie-comme-cauchemar » (l'Empire comme avant-goût d'Auschwitz). En revenant à l'idée de simultanéité du non-simultané, de la coexistence de différents moments d'histoire, ce que l'on remarque en premier lorsque l'on lit Le Procès, c'est la présence de la semaine de travail modeme, presque sociale, et de la routine des affaires ; Joseph K. est un jeune banquier (« jeune cadre», «employé de confiance») qui vit pour son travail, un célibataire qui passe ses soirée libres dans une taverne et dont les dimanches sont misérables quand ils ne sont pas rendus encore plus misérables par des invitations de collègues de travail à d'insupportables sorties professionnelles. Dans cet ennui de modernité organisée, surgit soudain une chose complètement différente - et c'est précisément cette ancienne bureaucratie juridique archaïque associée à la structure politique de l'Empire. Nous avons donc ici une coexistence saisissante: une économie moderne, ou du moins en train de se moderniser, et une structure politique à l'ancienne, chose que le magnifique film d'Orson Welles Le Procès restitua de manière éclatante à travers l'espace lui-même : Joseph K. vit dans un logement moderne, anonyme et impersonnel de la pire sorte, mais se rend devant un tribunal installé dans une splendeur baroque délabrée (quand ce n'est pas dans d'antiques chambres semblant sorties d'un immeuble d'habitation), l'espace intermédiaire étant occupé par les décombres déserts et les terrains vacants d'un développement urbain à venir (il finira par mourir dans un de ces espaces sinistrés). Les plaisirs de Kafka, les plaisirs du cauchemar de Kafka proviennent alors de la façon dont l'archaïque égaie la routine et l'ennui et de la manière dont la paranoïa bureaucratique et juridique traditionnelle pénètre le vide de la semaine travaillée et fait que quelque chose, enfin, se passe! La morale semble alors que le pire est mieux que rien du tout, et que

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les cauchemars sont un soulagement bienvenu à la semaine de travail. Il y a chez Kafka une soif du pur événement en tant que tel dans une situation où il semble aussi rare qu'un miracle; il y a, dans sa langue, une avidité à enregistrer par une notation économe quasi musicale les plus infimes tremblements du monde vécu qui pourraient trahir la plus légère présence de quelque chose «en train de se passer». Cette appropriation du négatif par une force positive, en fait utopique, qui s'enveloppe dans le costume d'un loup n'est pas vraiment inconnue sur un plan psychologique: par exemple, pour évoquer une maladie plus postcontemporaine, il est notoire que la profonde satisfaction qu'offre la paranoïa et ses divers fantasmes de persécution et d'espionnage réside dans la certitude rassurante que tout monde est toujours en train de vous regarder à tout instant! C'est donc, chez Kafka comme ailleurs, le chevauchement du futur et du passé et, dans ce cas, la résistance des structures féodales archaïques à des tendances modernisatrices irrésistibles (dans un autre sens, le chevauchement d'une organisation tendancielle et de la survivance résiduelle du pas encore « moderne») qui est la condition de possibilité du haut modernisme et de sa production de formes et de messages esthétiques qui n'ont peut-être plus rien à voir avec l'inégalité dont lui seul naquit. La conséquence qui s'ensuit paradoxalement, c'est qu'il faut dans ce cas définir le postmodeme comme une situation où la survivance, le résidu, le rescapé ou l'archaïque afinalementété balayé sans laisser de trace. Le passé lui-même a donc disparu dans le postmoderne (avec le « sens du passé » bien connu, ou l'historicité, et la mémoire collective). Là où les constructions du passé subsistent encore, la rénovation et la restauration permettent leur transfert au présent dans leur intégralité, au même titre que ces autres choses postmodemes, très différentes, que l'on appelle les simulacres. Tout est maintenant organisé et planifié ; la nature a été victorieusement effacée, en même temps que les paysans, le commerce petit bourgeois, l'artisanat, les aristocraties féodales et les bureaucraties impériales. Notre condition est modernisée de façon plus homogène ; l'embarras des non-sumultanéités et des non-synchronicités ne nous encombre plus. Tout

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est maintenant à la même heure sur la grande horloge du développement et de la rationalisation (du moins dans la perspective de «l'Occident»). C'est en ce sens que nous pouvons affirmer soit que le modernisme se caractérise par une situation de modernisation incomplète, soit que le postmodernisme est plus moderne que le modernisme lui-même. Peut-être peut-on aussi ajouter que ce qui est par là même également perdu avec le postmoderne, c'est la modernité en tant que telle, dans le sens où l'on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation. Effectivement, nos vieux amis «base et superstructure» semblent à nouveau s'imposer: si la modernisation est ce qui arrive à la base, et si le modernisme est la forme que prend la superstructure en réaction à ce développement ambivalent, alors peut-être la modernité désigne-t-elle la tentative de faire quelque chose de cohérent à partir de leurs relations. Dans ce cas, la modernité décrirait le sentiment que les «modernes» ont d'eux mêmes; le mot se rapporterait non pas aux produits (culturels ou industriels, peu importe) mais aux producteurs et aux consommateurs, quel est leur sentiment face au fait soit de produire les biens soit de vivre au milieu d'eux. Ce sentiment moderne semble maintenant résider dans la conviction que nous sommes nous-mêmes nouveaux en quelque sorte, qu'une nouvelle ère commence, que tout est possible et que rien ne sera plus jamais le même ; et nous ne voulons pas non plus que quoi que ce soit reste le même, nous voulons «faire du neuf», nous débarrasser de tous ces vieux objets, ces vieilles valeurs, ces vieilles mentalités et façons de faire, et être d'une certaine manière transfigurés. «Il faut être absolument moderne», hurlait Rimbaud; nous devons être absolument, radicalement, modernes ; c'est-à-dire (probablement) que nous devons nous rendre modernes, nous aussi; il s'agit d'une chose que l'on fait, et non pas simplement d'une chose qui nous arrive. Est-ce ainsi que l'on se sent aujourd'hui, en plein postmodernisme ? Il est certain que nous n'avons pas l'impression de vivre au milieu de choses et d'idées poussiéreuses, traditionnelles, ennuyeuses et anciennes. Il est probable que le superbe emportement poétique d'Apollinaire contre les vieilles

Conclusion

constructions de l'Europe de 1910, et contre l'espace même de l'Europe, « À la fin tu es las de ce monde ancien ! » n'exprime pas le sentiment contemporain (postcontemporain) sur le supermarché ou la carte de crédit. Le mot « nouveau» ne parait plus avoir pour nous la même résonance; le mot lui-même n'est plus nouveau ou original. Qu'est-ce que cela suggère sur l'expérience postmodeme du temps, du changement ou de l'histoire? Tout d'abord, cela implique que nous nous servons du « temps », ou de l'«expérience vécue» historique et de l'historicité autant comme d'une médiation entre la structure socio-économique et notre évaluation culturelle et idéologique de cette dernière que comme d'un thème provisoirement privilégié permettant d'organiser notre comparaison systémique entre les moments moderne et postmodeme du capital. Plus tard, nous développerons cette question dans deux directions : premièrement, dans le sens d'une différence historique unique par rapport à d'autres sociétés qu'une certaine expérience du Nouveau (dans le moderne) semble encourager et perpétuer; deuxièmement, avec l'analyse du rôle des nouvelles technologies (et de leur consommation) dans une postmodernité qui ne s'intéresse à l'évidence plus à la thématisation et à la valorisation du Nouveau en tant que tel. Pour le moment, on conclut que ce sens acéré du Nouveau dans la période moderne ne fut possible qu'en raison de la nature mêlée, inégale et transitoire de cette période où le vieux coexistait avec ce qui était alors en train de voir le jour. Le Paris d'Apollinaire comprenait à la fois les monuments médiévaux crasseux, les habitations Renaissance exiguës rt les automobiles, les avions, le téléphone, l'électricité et les dernières modes vestimentaires *t culturelles. Vous ne reconnaissez et n'éprouvez ces derniers comme nouveaux et modernes que parce que les anciens et les traditionnels sont aussi présents. Une façon de raconter l'histoire de la transition du moderne au postmodeme consiste alors à montrer comment la modernisation finit par triompher et balaie complètement l'ancien : la nature est abolie, avec la campagne et l'agriculture traditionnelles; même les monuments historiques qui ont survécu, complètement nettoyés maintenant sans exception, deviennent d'étincelants simulacres du passé, et non sa survivance. Maintenant tout

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Élabo rations secondaires

est nouveau; mais, du même coup, la catégorie même du nouveau perd sa signification et devient elle-même un peu une survivance du passé. Qui dit « nouveau », ou déplore la perte de ce concept dans un âge postmoderne, réveille aussi fatalement le spectre de la Révolution, dans le sens qu'incarna jadis ce concept de vision ultime du Novum devenu absolu et s'étendant dans les plus petites fissures et les plus infimes détails de la transformation du monde vécu. Le recours invétéré au vocabulaire de la révolution politique, avec l'affectation souvent narcissique par l'avant-garde esthétique des signes extérieurs de leurs opposants politiques, suggère un caractère politique dans la forme même des postmodernismes qui jette un doute sur les assurances de leurs idéologies théoriques qui nous enseignaient sans relâche que les modernes n'étaient pas politiques, ni même très concernés par le social. En fait, leur travail était censé représenter un nouveau «virage intérieur» et l'épanouissement d'une nouvelle et profonde subjectivité réflexive: le «carnaval d'un fétichisme intériorisé», comme l'appelait Lukâcs. Et les textes modernistes, dans leur étendue et leur variété, semblent effectivement offrir l'aspect d'autant de compteurs Geiger, détectant toutes sortes d'impulsions nouvelles et de signaux subjectifs et enregistrant ceux-ci de façons nouvelles et selon de nouveaux « dispositifs d'inscription». On peut aussi argumenter contre cette impression en s'appuyant sur la preuve empirique et biographique des sympathies des écrivains. Joyce et Kafka étaient socialistes ; même Proust était Dreyfusard (quoique snob, également) ; Maïakovski et les surréalistes étaient communistes ; Thomas Mann à certains égards au moins était progressiste et antifasciste ; seuls les Anglo-Américains (avec Yeats) étaient de vrais réactionnaires trempés dans l'encre la plus noire. Mais on peut tirer un argument plus essentiel de l'esprit de leurs œuvres, et en particulier d'un examen renouvelé de cette même célébration du moi moderniste que la critique anti-politique invoquait à l'appui de l'idée du subjectivisme des modernistes (tenant en cela la main à la tradition staliniste). Je voudrai pourtant avancer une proposition alternative selon

Conclusion

laquelle le sondage introspectif du modernisme des élans intimes de la conscience, et même de l'inconscient, s'accompagna toujours d'un sentiment utopique de la transformation imminente, ou transfiguration, du « moi » en question. « Il faut changer ta vie ! » lui dit l'archaïque torse grec de Rilke de façon paradigmatique ; et D. H. Lawrence est rempli d'annonces de ce changement capital d'où naîtront à coup sûr des gens nouveaux. Ce que nous devons comprendre, c'est que ces sentiments, exprimés pour le «moi», ne pourront naître qu'en corrélation avec un sentiment similaire pour la société et l'objet-monde. C'est parce que cet objet-monde, en proie à l'industrialisation et la modernisation, semble trembler à l'abord d'une transformation tout aussi capitale, et même utopique, que le «moi» peut également donner l'impression d'un changement imminent. Car ce moment n'est pas simplement celui de la taylorisation et des nouvelles usines ; il marque aussi l'arrivée d'une grande pan de l'Europe dans le système parlementaire où de nouveaux et grands partis ouvriers jouent pour la première fois un rôle et se sentent, surtout en Allemagne, sur le point de parvenir à l'hégémonie. Perry Anderson a soutenu de façon convaincante que le modernisme dans les arts (même s'il rejette pour d'autres raisons la catégorie du modernisme en tant que tel) se raccorde intimement aux vents du changement qui soufflent depuis les grands et nouveaux mouvements sociaux radicaux8. Le haut modernisme n'exprime pas ces valeurs en tant que telles ; au contraire il émerge dans un espace dégagé par elles et, de manières qui restent à explorer, il faut largement voir dans ses valeurs formelles de Nouveau et d'innovation, ainsi que dans son sentiment utopique de transfiguration du moi et du monde, des échos et des résonances des espoirs et de l'optimisme de cette grande période dominée par la Deuxième Internationale. Quant aux œuvres, les essais exemplaires de John Berger sur le cubisme9 présentent une analyse plus détaillée de la façon dont cette nouvelle peinture, en apparence très formaliste, est pénétrée par un esprit utopiste qui sera broyé par les effroyables utilisations de l'industrialisation sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale. Ce nouvel utopisme n'est que pour partie une glorification de la nouvelle machinerie,

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Élaborations secondaires

comme dans le futurisme ; il s'exprime sur toute une gamme d'élans et d'excitation qui portent en définitive sur l'imminente transformation de la société elle-même.

3. La réification culturelle et le «soulagement» du postmodeme Examiné synchroniquement, les choses semblent très différentes : autrement dit, le sentiment des postmodernes sur le moderne va nous en dire davantage sur le postmodemisme que sur le système qu'il a évincé et vaincu. Si le modernisme se voyait comme une prodigieuse révolution dans la production culturelle, le postmodemisme se pense comme un renouveau de la production elle-même, après une longue période d'ossification et de stase au milieu de monuments morts. Le mot même de production — fétu de paille très malmené par le vent dans les années soixante, mais qui avait tendance à l'époque à annoncer les efforts ascético-formalistes les plus vides et abstraits (voir Sollers dans ses premiers «textes») - se révèle aujourd'hui, avec le recul, avoir bien eu une signification et signalé un véritable renouveau dans la chose qu'il était censé signifier. Je pense qu'il nous faut dire un mot du soulagement du postmoderne en général, fracassant déblocage d'une situation inextricable, libération d'une nouvelle productivité qui était, à la toute fin de la période moderne, en quelque sorte contractée et gelée, paralysée comme un muscle engourdi. Ce soulagement fut d'une importance bien plus capitale qu'un simple changement générationnel (nombre de générations s'étant succédées durant le règne devenu peu à peu canonique du moderne), même s'il affecta aussi le sens collectif de ce qu'étaient des « générations ». On se saurait trop souvent souligner symboliquement le moment (fin des années cinquante, début des années soixante dans la plupart des universités américaines) où les « classiques » modernes pénétrèrent dans le système scolaire et dans les listes de lecture des lycées (avant, nous lisions Pound pour notre propre compte, les départements d'Anglais ne parvenant que laborieusement

Conclusion

à Tennyson). Ce fut une sorte de révolution dans son genre, avec des conséquences inattendues, imposant la reconnaissance des textes modernes tout en les désamorçant, comme d'anciens radicauxfinissantpar entrer au gouvernement. S'agissant des autres arts, la canonisation et l'influence «corruptrice» du succès prendront manifestement des formes très différentes. Dans l'architecture, par exemple, il semble clair que l'on trouve l'équivalent bâti de la réception académique dans l'appropriation par l'état des formes et des méthodes du haut modernisme, la ré-adaptation des formes utopiques maintenant dégradées en des formes anonymes de construction à grande échelle de logements et de bureaux par une bureaucratie étatique dilatée (parfois identifiée à celle de l'«État-providence» ou de la social-démocratie). Les styles modernistes se voient alors chargés de connotations bureaucratiques si bien que rompre avec eux engendre un sentiment radical de soulagement, même si ce qui les remplace n'est ni l'utopie ni la démocratie mais simplement les constructions commerciales privées de ce postmoderne post-état-providence. La surdétermination est à ce point présente ici que la canonisation littéraire du moderne a aussi exprimé la prodigieuse expansion bureaucratique du système universitaire dans les années soixante. Dans aucun ces deux cas, il ne faut sous-estimer les tensions actives dans ces développements des nécessités populaires (et de la démographie) d'un type véritablement plus démocratique ou « plébéien ». Il nous faut inventer une notion de «surdétermination dans l'ambivalence» où les œuvres se voient dotées d'associations tout à la fois « plébéiennes » et « bureaucratiques », avec la confusion politique, guère inattendue, inhérente à une telle ambivalence. Cependant, ce n'est là qu'une illustration de ce que l'on doit traiter d'une manière plus générale et sur un plan plus abstrait - c'est-à-dire la réification. Ce mot oriente probablement l'attention vers une direction qui n'est pas la bonne pour nous aujourd'hui, puisque «la transformation des relations sociales en choses» qu'il parait désigner avec une grande insistance est devenue une seconde nature. Entre-temps, les «choses» en question

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ont changé au point de devenir méconnaissables, et il serait bien possible de trouver dans notre époque amorphe des gens qui plaident en faveur de la désirabilité de la condition de chose10. Les «choses» postmodernes ne relèvent de toute façon pas du genre auquel pensait Marx, même le «cash nexus» («lien de l'argent») dans les pratiques bancaires actuelles est bien plus glamour que tout ce que Carlyle peut avoir « libidinalement investi » ou stimulé. L'autre définition de la réification ayant compté ces dernières années est «l'effacement des traces de la production» de l'objet lui-même, du bien de consommation ainsi produit. C'est unefaçond'aborder la question du point de vue du consommateur; elle suggère le genre de culpabilité dont les gens sont libérés quand ils sont en mesure d'oublier le travail qui entre dans leurs jouets et leur mobilier. En effet, l'intérêt d'avoir votre propre objet-monde, avec des murs autour de vous dans un éloignement assourdi ou un silence relatif, est d'oublier pour un moment tous ces Autres innombrables ; vous ne voulez pas avoir à penser aux femmes du Tiers Monde chaque fois que vous allumez votre traitement de texte, ou à toutes ces personnes des classes inférieures avec leurs vies de classe inférieure lorsque vous décidez d'utiliser ou de consommer vos produits de luxe : ce serait comme avoir des voix dans votre tête; cela «viole» l'espace intime de votre vie privée et de votre corps étendu, élargi. Par conséquent, la réification dans son sens packagingconsommateur est en réalité très fonctionnelle pour une société qui veut oublier les classes ; le consumérisme en tant que culture implique bien plus, mais cette sorte d'«effacement» est certainement la condition préalable indispensable sur laquelle tout le reste peut se construire. La réification de la culture est à l'évidence une question un peu différente puisque ces produits sont « signés » ; et nous n'avons pas non plus, dans la consommation de la culture, particulièrement envie, ne parlons pas d'avoir besoin, du producteur humain, T. S. Eliot ou Margaret Mitchell, Toscanini ou Jack Benny, ou même Sam Goldwyn ou Cecil B. de Mille. La caractéristique de la réification dans le domaine des produits culturels sur laquelle je souhaite insister est celle qui génère une séparation radicale

Conclusion

entre les consommateurs et les producteurs. Le mot «spécialisation» est un terme trop faible et non-dialectique pour cela, mais il joue un rôle en ce qu'il développe et perpétue la conviction profonde chez le consommateur que la production du produit en question - attribuable, certes, à d'autres êtres humains au sens générique - se situe néanmoins au-delà de tout ce que l'on peut imaginer ; il ne s'agit pas d'une chose pour laquelle le consommateur ou l'utilisateur éprouve la moindre sympathie sociale. C'est un peu comme ce sentiment qu'éprouvent les non-intellectuels et les gens des classes inférieures face aux intellectuels et à ce qu'il font: vous les voyez le faire, et ça ne semble pas très compliqué, mais même avec la meilleure volonté du monde, vous n'y comprenez vraiment rien, vous ne voyez pas pourquoi des gens peuvent vouloir faire des choses comme ça, et ne parlons pas d'avoir assez confiance en vous pour vous forger une idée de ce qu'ils font vraiment. Véritable subalternité gramscienne que cela: ce profond sentiment d'infériorité face à l'autre culturel, la reconnaissance implicite de sa supériorité innée, face à quoi fureur ponctuelle, mépris, machisme anti-intellectuel ou prolétaire ne constituent qu'une réaction secondaire, une réaction d'abord et avant tout à mon infériorité qui est ensuite transférée sur l'intellectuel. Je veux suggérer que quelque chose de l'ordre de cette subalternité - la honte prométhéenne, ce complexe d'infériorité prométhéen face à la machine comme Gunther Anders l'appela il y a quelques années dans un contexte un peu différent11 - est ce que nous ressentons maintenant à l'égard de la culture en général. Mais cette posture culturelle est moins dramatique que l'antiintellectualisme parce qu'elle se rapporte aux choses plutôt qu'aux gens; dès lors, il nous faut essayer d'abaisser le niveaufigurai.Une psychologie sociale marxienne doit, par-dessus tout, insister sur les événements psychologiques concomitants à la production elle-même. La raison pour laquelle la production (et ce que l'on peut grosso modo appeler l'«économique») est philosophiquement antérieur au pouvoir (et ce que l'on peut appeler grosso modo le «politique») se trouve ici dans les relations entre la production et les sentiments de pouvoir; mais cela, il est préférable et plus convaincant de l'exprimer en sens inverse (notamment parce que cela nous aide à échapper

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à la rhétorique humaniste) ; c'est-à-dire en insistant sur ce qui se passe pour les gens quand leurs relations à la production sont bloquées, quand ils n'ont plus de pouvoir sur l'activité productive. L'impuissance, c'est d'abord et avant tout cela, le voile sur le psychisme, la perte progressive d'intérêt pour le moi et le monde extérieur, ce qui présente une grande analogie formelle avec la description du deuil chez Freud ; la différence est qu'on se remet d'un deuil (Freud montre comment) alors qu'il faut traiter autrement la condition de non-productivité puisque c'est l'indice d'une situation objective qui ne change pas ; on doit donc la traiter d'une manière qui, tout en reconnaissant sa persistance et son inévitabilité, permette de masquer, refouler, déplacer et sublimer une impuissance persistante et fondamentale. Cette autre manière, c'est bien sûr le consumérisme comme compensation à une impuissance économique qui constitue aussi un manque absolu de tout pouvoir politique : ce qu'on appelle l'apathie électorale se repère principalement dans ces couches qui, faute de moyens, ne peuvent se distraire par la consommation. J'ajouterai qu'il faut repenser, au sein du phénomène que nous sommes en train de décrire, la manière dont, (objectivement, si vous préférez), cette analyse prend l'aspect d'une anthropologie ou d'une psychologie sociale. Cette apparence anthropologique ou psychologique est non seulement une fonction du dilemme représentationnel fondamental du capitalisme tardif (que nous aborderons plus loin), mais est aussi le résultat de l'échec de nos sociétés à parvenir à une quelconque transparence ; c'est, en effet, pratiquement la même chose que cet échec. Dans une société transparente où nos différentes positions dans la production sociale seraient claires, pour nous et tous les autres, - si bien que, comme les sauvages de Malinowski, nous pourrions prendre un bâton et tracer sur le sable de la plage le diagramme d'une cosmologie socioéconomique - il ne paraîtrait ni psychologique ni anthropologique de s'interroger sur le sort des gens qui n'ont par leur mot à dire dans leur travail : aucun utopiste, nulle part, n'estimerait que vous êtes en train de mobiliser des hypothèses sur l'inconscient ou la libido, ou de présupposer fondamentalement une essence ou une nature humaine; cela sonnerait plus médical peut-être, comme si

Conclusion

vous parliez d'une jambe cassée ou d'une paralysie du côté droit. C'est ainsi que j'aimerais parler de la réification, comme d'un fait : comme de la manière qu'a un produit de nous fermer en quelque sorte la porte au nez et de nous exclure d'une participation bienveillante, même par l'esprit, à sa production. Il arrive avant nous, ne soulève aucune question, comme une chose qu'il nous serait impossible d'imaginerfairepour nous-même. Mais cela ne veut en aucun cas dire que nous ne pouvons pas consommer le produit en question, «en tirer du plaisir», en devenir dépendant, etc. En fait, le mot consommation au sens social est précisément le terme qui convient pour ce que nous faisons de ce genre de produits réifiés, qui occupent nos esprits et flottent au-dessus du vide nihiliste profond laissé dans notre être par l'incapacité à maîtriser notre propre destinée. Mais je voudrais maintenant restreindre une fois de plus cette analyse, afin de la relier plus spécifiquement avec le modernisme, et avec ce que le postmodernisme signifiait « originellement », quand il se libéra du premier. Je soutiendrai que les « grandes œuvres modernistes » se sont réifiées, en ce sens, et pas uniquement en devenant des classiques académiques. La distance entre ces œuvres, comme monuments et force du « génie », et leurs lecteurs a tendu aussi à paralyser de façon générale la production de formes et à conférer à la pratique de tous les arts de la grande culture une qualification aliénante de spécialiste ou d'expert qui entrava l'esprit créatif par une encombrante conscience de soi, et dissuada la production originale d'une façon très profondément moderniste et auto-validante. Ce ne fut que plus tard que les improvisations extraordinairement libres de Picasso se retrouvèrent estampillées comme activités propres au style moderne et au génie inaccessibles aux autres. La majeur partie des « classiques » modernistes se voulaient cependant desfiguresdu déblocage de l'énergie humaine ; la contradiction du modernisme porte sur la façon dont cette valeur universelle de la production humaine ne pouvait parvenir à la figuration que par la signature unique et restreinte du prophète ou visionnaire moderniste, la mettant donc progressivement à nouveau hors de portée de tous, sauf des disciples.

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C'est donc cela le soulagement du postmoderne, dans lequel les divers rituels modernistes furent balayés et la production de formes redevint accessible à quiconque désirait s'y adonner, mais ce soulagement avait son prix : à savoir, la destruction préalable des valeurs formelles modernistes (désormais tenues pour « élitistes ») et de tout un éventail de catégories associées et capitales telles que l'œuvre et le sujet. Le « texte » est un soulagement après « l'œuvre», mais vous ne devez pas essayer de jouer au plus fin et de l'utiliser pour produire quand même une œuvre sous couvert de textualité. Le badinage des formes, la production aléatoire de nouvelles ou la joyeuse cannibalisation des anciennes ne vont pas vous placer dans un état de détente et de réceptivité tel que, par un heureux hasard, une « grande » forme ou une forme « significative » puisse naître n'importe comment. (En tout cas, il ne paraît pas impossible que ce soient la langue et les arts linguistiques, battant en retraite devant la démocrade du visuel et de l'oral, qui paient le prix de cette nouvelle liberté textuelle). Le statut de l'art (et aussi de la culture) a dû se modifier irrévocablement pour garantir ces nouvelles productivités ; et il ne peut revenir à volonté à son état antérieur.

4. Groupes et représentation Tout ce qui précède est autant de grain à moudre pour produire une rhétorique populiste du postmodernisme, ce qui revient à dire que nous touchons ici à la frontière entre l'analyse esthétique et l'idéologie. Comme c'est le cas avec tant de populismes, celui-ci est le lieu des confusions les plus pernicieuses, très précisément parce que ses ambiguïtés sont réelles et objectives (ou, comme le fit observer Mort Sahl à propos de l'élection Nixon-Kennedy : «À mon avis, après réflexion, aucun des deux ne peut gagner»). Car tout ce que l'on a évoqué dans la section précédente amène à penser que la dimension artistique et culturelle du postmodernisme est populaire (sinon populiste) et qu'elle fait sauter une grande partie des obstacles à la consommation culturelle qui semblaient implicites dans

Conclusion

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le modernisme. Ce qui est trompeur dans cette impression, c'est, bien sûr, l'illusion de symétrie puisque, pendant la durée de son existence, le modernisme ne fut pas hégémonique et fut loin de représenter une dominante culturelle: il proposait une culture alternative, oppositionnelle et utopiste dont la base sociale était problématique et dont la «révolution» ne se produisit pas; ou plutôt, si vous préférez, quand le modernisme (comme les socialismes contemporains) parvintfinalementau pouvoir, il avait d'ores et déjà survécu à lui-même, et ce qui résulta de sa victoire posthume fut plutôt appelé postmodernisme. Mais les affirmations de popularité et les appels au « peuple » sont notoirement peu fiables puisque l'on découvrira toujours des gens qui refusent cette caractérisation et rejettent toute implication dans la question. Ainsi, les microgroupes et les « minorités », les femmes aussi bien que le Tiers Monde intérieur ou des segments du Tiers Monde extérieur repoussent le concept même de postmodernisme, considéré comme une couverture universalisante pour ce qui est au fond une opération culturelle de classe beaucoup plus limitée au service des élites blanches à domination masculine des pays développés. C'est aussi manifestement vrai, et nous examinerons plus loin la base et le contenu de classe du postmodernisme. Mais il n'en est pas moins vrai que la « micropolitique », qui correspond à l'émergence de toute cette variété de pratiques politiques microcollectives et hors classes sociales, est un phénomène profondément postmoderne ou, sinon, ce mot ne veut rien dire du tout. En ce sens, la description fondationnelle et « l'idéologie opératoire » de cette nouvelle politique, telles qu'on les trouve dans l'ouvrage fondamental de Chantai Mouffe et Ernesto Laclau, Hegemony and Socialist Strategy, sont ouvertement postmodernes et doivent s'étudier dans le contexte élargi que nous avons proposé pour ce terme. Il est vrai que Laclau et Mouffe se préoccupent moins de la tendance à la différentiation et au séparatisme, à la fission infinie et au « nominalisme » dans la politique des microgroupes (continuer de l'appeler sectarisme ne semble pas parfaitement exact, mais un parallèle collectif avec les divers existentialismes sur le plan de l'expérience individuelle existe certainement),

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car ils voient dans la passion pour l'«égalité», à l'origine de la naissance des microgroupes, le mécanisme qui va aussi les établir dans des alliances et des blocs hégémoniques gramsciens réunifiés - par la « chaîne des équivalents», par le pouvoir expansif des équations d'identité. Ce qu'ils retiennent de Marx est donc son diagnostic de l'originalité historique de sa propre époque à un moment où la doctrine de l'égalité sociale est devenue un fait social irréversible ; mais comme elle omet la qualification causale de Marx (selon laquelle ce développement idéologique et social est la conséquence de l'universalisation du travail salarié12), cette vision de l'histoire tend rapidement à se transformer en une vision plus mythique de la « rupture » radicale de la modernité et de la différence radicale entre les sociétés occidentales et les sociétés précapitalistes, entre les sociétés chaudes et les sociétés froides. L'émergence des « nouveaux mouvements sociaux » est un phénomène historique extraordinaire rendu mystérieux par l'explication que nombre d'idéologues postmodernistes se sont sentis autorisés à proposer ; à savoir, que les nouveaux microgroupes surgiraient dans le vide laissé par la disparition des classes sociales et dans les décombres des mouvements politiques constitués autour d'elles. Comment les classes pourraient-elles raisonnablement disparaître, sauf, uniquement, dans le scénario du socialisme qui est un cas à part, est une question qui ne m'a jamais semblé claire; mais la restructuration globale de la production et l'introduction de technologies radicalement nouvelles - qui ont jeté au chômage les ouvriers des usines archaïques, déplacé de nouveaux types d'industrie dans des coins inattendus du monde, et recruté des forces de travail différentes des forces traditionnelles à de multiples égards (du sexe à la compétence et la nationalité) - expliquent pourquoi tant de gens ont été enclins à le penser, du moins pour un temps. Les nouveaux mouvements sociaux comme le prolétariat mondial fraîchement émergent résultent de l'expansion prodigieuse du capitalisme dans son troisième stade (« multinational ») ; en ce sens, tous deux sont « postmodernes », du moins sous l'angle de l'analyse du postmodernisme présentée ici. En attendant, on voit un peu mieux

Conclusion

pourquoi le point de vue alternatif qui fait des microgroupes le substitut à une classe ouvrière en voie de disparition rend les nouvelles micropolitiques disponibles pour les célébrations les plus indécentes du pluralisme et de la démocratie capitalistes contemporains, le système se félicitant de produire des quantités toujours plus grandes de sujets structurellement inemployables. Ce qu'il est vraiment nécessaire d'expliquer ici, ce n'est pas l'exploitation idéologique mais plutôt la capacité du public postmoderne à concevoir en même temps ces deux représentations radicalement incommensurables et contradictoires : la paupérisation tendancielle de la société américaine (renvoyée à la rubrique «Drogue») et la rhétorique d'auto-congratularion du pluralisme (en général activée à l'approche de la question des sociétés socialistes). Toute théorie pertinente du postmodeme devra enregistrer ce progrès historique dans la schizophrénie de la conscience collective, et j'en donnerai plus tard une explication. Le pluralisme est donc l'idéologie des groupes, un ensemble de représentations fantasmatiques qui triangule trois pseudo-concepts fondamentaux : la démocratie, les médias et le marché. On ne pourra cependant pas correctement modéliser et analyser cette idéologie si l'on ne prend pas conscience que ses conditions de possibilité sont des changements sociaux réels (dans lesquels les «groupes» jouent maintenant un rôle plus important) et si l'on ne marque et ne spécifie pas d'une manière ou d'une autre la déterminance historique du concept idéologique de groupe (très différent de celui de période de Marx ou de Le Bon, par exemple, sans parler de l'ancienne «bande» révolutionnaire). Le problème, comme le dit Marx, est que «Le sujet... est donné, à la fois dans la réalité et dans l'esprit, et que, par conséquence, les catégories expriment des formes d'être, des déterminations de l'existence - et, parfois, uniquement des aspects individuels - qui sont ceux de cette société là, de ce sujet, et que, même du point de vue scientifique, le sujet ne commence donc d'aucune manière au moment où il est pour la première fois examiné en tant que tel'3». Il faut donc mettre en relation la « réalité » des groupes avec la collectivisation individuelle de la vie contemporaine : ce fut l'une des

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prophéties fondamentales de Marx, selon laquelle, à l'intérieur du «tégument» des relations de propriété individuelle (possession privée de l'usine ou de l'entreprise), tout un nouveau réseau de relations de production collective était en train de voir le jour, incommensurable avec l'antique coquille, enveloppe, ou forme. Comme les trois vœux du conte de fée, ou les promesses du Démon, ce pronostic se trouva pleinement confirmé, avec seulement une modification des plus infimes qui le rendit méconnaissable. Nous avons brièvement abordé les relations de propriété dans le postmoderne lors d'un précédent chapitre ; il suffit d'ajouter maintenant qu'en elle-même la propriété privée demeure cette chose poussiéreuse et tristement démodée dont on entrevoyait la vérité quand on voyageait dans les vieux États-nations et qu'on observait, la «grise horreur» de M. Bloom qui dessèche la peau, les formes anciennes les plus surannées du commerce anglais ou des entreprises familiales françaises (Dickens restant la plus précieuse et impérissable image de l'exfoliation juridique de ces entités, excroissances cristallines inimaginables comme quelque Antarctique cancéreuse). L'« immortalité » et la société par action n'y changentrien; mais on ne comprend pas l'esprit et l'élan de l'imagination des multinationales dans le postmodernisme, ce qui, dans la nouvelle écriture comme le cyberpunk, détermine une orgie de langage et de représentation, un excès de consommation représentationnelle, si l'on ne voit pas dans cette intensité accrue une pure compensation, un moyen de vous y amener de vous-même, et de faire de la nécessité, plus qu'une vertu, un véritable plaisir, une jouissance, en transformant la résignation en excitation et la persistance menaçante du passé et de sa prose en drogue et dépendance. C'est certainement aujourd'hui le terrain le plus décisif de la lutte idéologique qui a migré des concepts aux représentations et où l'excitation du commerce international et l'opulence particulière du monde vécu yuppiepossèdent (pour un regard libidinal) une séduction qui dépasse de loin le charme XIXe des débats Hayek-Friedmann sur le marché. L'autreface,la face sociale, de cette réalité tendancielle - l'organisation et la collectivisation des individus après une longue période d'individualisme, d'atomisation sociale et d'anomie existentielle - se comprendra peut être

Conclusion

mieux si l'on passe par la vie quotidienne, c'est-à-dire par les nouvelles structures des groupes d'opposition et des «nouveaux mouvements sociaux», plutôt que par les lieux de travail ou les entreprises dont Whyte et C. Wright Mills avaient déjà décrit dans les années cinquante (quand ils servaient alors de thèmes au débat public et à la critique culturel) « les cadres motivés » (« homme de l'organisation ») et le nouveau conformisme col-blanc. Cependant, ce processus se distingue plus nettement et s'appréhende plus aisément comme tendance historique objective lorsque l'on constate qu'il affecte de la même manière riches et pauvres indifféremment, et des deux côtés du spectre politique. En retour, il se démontre plus facilement quand on enregistre la disparition des anciennes formes de solitude dans la société postmoderne : non seulement on ne trouve plus les pathétiques laissés pour compte et victimes de l'anomie (abondamment rassemblés et catalogués depuis le naturalisme jusqu'à Sherwood Anderson) dans les coins et recoins d'un ordre social alors plus naturel et plus vaste, mais les rebelles solitaires et antihéros existentiels qui permettaient à «l'imagination libérale» de donner un coup de poing au «système» ont eux-aussi disparu, avec l'existentialisme ; et leurs anciennes incarnations sont devenues les « leaders » de divers groupuscules. Il n'y a actuellement pas de meilleure illustration médiatique à cela que les « bagpeople», les SDF, (appelés aussi, par euphémisme médiatique, les «sans abri»). Il ne s'agit plus de marginaux ou d'excentriques solitaires, ils sont dorénavant reconnus et crédités d'une catégorie sociologique, objet de l'examen et de l'intérêt des experts idoines, et, sont à l'évidence potentiellement organisables quand ils ne sont pas déjà organisés à la belle mode postmoderne. C'est dans ce sens que va le Langage, et cela même si Big Brother n'est pas partout là à vous regarder ; langage médiatique, spécialisé et expert qui cherche inlassablement à classer et catégoriser, à transformer l'individu en groupe étiqueté et à restreindre et évacuer les derniers espaces de ce qui était, chez Wittgenstein ou Heidegger, dans l'existentialisme ou l'individualisme traditionnel, l'unique et l'innommable, la propriété privée mystique de l'ineflàble et de l'horreur indicible de l'incomparable. Aujourd'hui* tout le monde est, sinon

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organisé, du moins organisable: et la catégorie idéologique qui se met peu à peu en place pour couvrir les résultats de cette organisation est celle du concept de «groupe» (dans l'inconscient politique, ce dernier se distingue nettement du concept de classe d'une part, mais aussi de celui de statut, d'autre part). Ce qu'on disait sur Washington DC - qu'on y rencontre des individus en apparence, qui se révèlent, au final, être tous des lobbies- est maintenant vrai de la vie sociale du capitalisme tardif de façon générale, à la différence que chacun «représente» plusieurs groupes en même temps. C'est cette réalité sociale que les courants psychanalytiques de gauche ont analysé en termes de «positions-sujet», mais ces dernières ne peuvent, en réalité, être comprises que comme des formes d'identité apportées par une appartenance à un groupe. Cependant, une autre idée de Marx se trouve également corroborée, celle selon laquelle l'émergence de formes collectives (universelles ou abstraites) encourage le développement d'une réflexion historique et sociale concrète plus vigoureusement que n'ont pu le faire les formes individuelles ou individualistes (dont la fonction est de dissimuler le social) : ainsi nous percevons immédiatement, et intégrons à notre définition des « bagpeople», que les SDF sont la conséquence du processus historique de spéculation foncière et d'embourgeoisement à un moment très précis de l'histoire de la cité post-contemporaine, tandis que l'expansion du secteur public dans les années soixante a directement rendu possible les «nouveaux mouvements sociaux » qui portent cette origine causale dans leur conscience comme une plaque d'identité, une cane des lutte et stratégie politiques. (Cependant, il faudrait souligner que la prise de conscience, aujourd'hui plus largement partagée, de la corrélation entre conscience et appartenance de groupe a représenté un pas en avant fondamental : c'est un peu la version postmoderne de cette théorie de l'idéologie inventée ou découverte par Marx, qui posait comme postulat la relation formatrice entre conscience et appartenance de classe. Ce développement nouveau ou postmoderne reste progressif dans la mesure où il dissipe les dernières illusions relatives à l'autonomie de la pensée, même si la dissipation de ces illusions peut révéler un paysage totalement positiviste d'où s'est complètement évaporé le

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négatif sous la ferme précision de ce qui a été qualifié de « raison cynique», à mon avis, la méthode qui permet de prémunir une saine sociologisaaon du culturel et du conceptuel contre sa désintégration dans les pluralismes consuméristes plus obscènes du capitalisme tardif passe par la stratégie philosophique adoptée par Lukics pour le développement d'une analyse idéologique de classe - c'est-à-dire, de généraliser son analyse des liens constructiis entre la pensée et un point de vue de classe ou de groupe, respectivement, et de projeter une théorie philosophique du point de vue, dans laquelle la production générative, ou point de transfert entre conceptualité et expérience collective, se voit mise au premier plan.) Ce qui porte parfois maintenant le nom de « professionnalisme » représente à l'évidence une intensification supplémentaire de ce sens « historique nouveau » du rapport entre identité de groupe et histoire, ce qui, en un certain sens, est aussi auto-réalisanL Un examen historique de ces disciplines ébranle, par exemple, leurs prétentions à correspondre à la vérité ou à la structure de la réalité, car il trahit l'opportunisme de leur façon de réadapter rapidement tel ou tel sujet chaud de l'actualité, perçu comme problème immédiat ou comme crise (le sujet du postmodernisme est précisément pareille crise). Ainsi, à la fin de Dangerous Currents, Lester Thurow dépeint les économistes comme des professionnels à qui il a fallu sauter d'un problème de l'actualité à un autre, comme dans un gymkhana, au point que le fond, proprement dit, a semblé se dissoudre; entre-temps, Stanley Aronowitz et ses collègues ont découvert que (malgré le décalage dans les dispositifs institutionnels universitaires et la persistance de l'illusion ontologique selon laquelle les départements des sciences, pris dans leur ensemble, modèlent d'une façon ou d'une autre le monde physique) pratiquement toute recherche dans les sciences dures implique aujourd'hui telle ou telle forme de physique - les sciences de la vie, en dehors de la biologie moléculaire, par exemple, étant par là même devenues aussi archaïques que l'alchimie u . Rien ne sert, bien sûr, de distinguer origines et validité, ni d'affirmer patiemment que la possibilité d'attribuer une émergence historique à une

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chose ne constitue pas un argument contre son contenu de vérité (pas plus que la chute de sa cote à la bourse de l'érudition ne témoigne de sa fausseté essentielle). Non seulement on perçoit encore fortement l'histoire (et le changement) comme l'opposé de la nature et de l'être, mais on voit dans ce qui semble avoir des causes humaines et sociales (très souvent économiques) le contraire de la structure de la réalité ou du monde. En conséquence de quoi, se développe une sorte de réflexion historique qui lit et interprète tout cela comme une sorte de panique autoalimentée; et il suffît de dire ce qu'il vaudrait mieux taire - que toutes ces sciences sont dans une évolution historique - pour que le rythme même de cette transformation historique se retrouve intensifiée, comme si faire remarquer l'absence de terrain ou de fondement ontologique revenait à larguer subitement toutes les amarres qui maintenaient traditionnellement les disciplines en place. Soudain alors, dans les départements d'Anglais, le canon, au cœur même du débat sur son existence, se met furieusement à disparaître, laissant derrière lui un grand tas de gravas de culture de masse et de littérature commerciale et non-canonique de toutes sortes - une sorte de «révolution tranquille» encore plus inquiétante que celles au Québec et en Espagne où des régimes semi-fascistes et cléricaux se transformèrent du jour au lendemain, sous réchauffement dû à l'impact de la société de consommation, en espaces sociaux genre swinging sixties (chose qui paraît maintenant imminente en Union Soviétique et remet soudain en question toutes nos idées sur le traditionnel, sur l'inertie sociale, et sur la lente croissance des institutions sociales d'Edmund Burke). Et surtout, nous commençons à interroger les dynamiques temporelles de ce phénomène, qui soit se sont accélérées, soit ont toujours été plus rapides que ce que nous avions enregistré dans notre cerveau plus ancien. C'est très précisément ce qui s'est aussi produit dans le monde de l'art, et cela donne raison au diagnostic de Bonito-Oliva15 qui voit dans la fin du modernisme la fin du paradigme moderniste développemental ou historique où chaque position formelle se construisait dialectiquement sur la précédente et créait un nouveau genre de production dans les espaces

Conclusion

vides ou à partir des contradictions. Mais cela pourrait s'enregistrer avec un certain pathos dans une perspective moderniste : tout a déjà été fait ; il n'y a plus d'invention formelle ou stylistique possible, l'art lui-même est fini et doit être remplacé par la critique. Côté postmoderne, les choses apparaissent différemment et la «finde l'histoire » signifie ici simplement que tout est permis. Restent alors les groupes et les identités qui leur correspondaient. C'est précisément parce que l'économie, la pauvreté, l'art et la recherche scientifique sont devenus « historiques » dans un nouveau sens (que quelqu'un a mieux qualifié de néohistorique), que les SDF, les économistes, les artistes et les scientifiques n'ont pas disparu; au contraire, la nature de l'identité de groupe s'est modifiée et est devenue plus discutable en apparence, comme un choix de mode. Et, en effet, il semble presque inévitable que la néohistoire, ne pouvant canaliser ailleurs les courants de plus en plus rapides de ses flots héraditéens, se tourne vers la mode et le marché, entendus maintenant comme une profonde réalité ontologique économique aussi mystérieuse et définitive que l'était autrefois la nature. L'explication néohistorique laisse donc en place les nouveaux groupes, liquide les formes ontologiques de vérité et manifeste un intérêt de pureformepour une circonstance plus profane, in fine déterminante, en ancrant ses découvertes dans le marché plutôt que dans les modifications du capitalisme. Le retour à l'histoire que l'on remarque partout aujourd'hui nécessite un examen plus minutieux à la lumière de cette perspective « historique » - mais il ne s'agit pas exactement d'un retour, il s'agit plutôt, semble-t-il, de viser l'incorporation du «matériau brut» de l'histoire et la mise à l'écart de sa fonction, une sorte d'aplatissement et d'appropriation (dans le sens où l'on a dit dernièrement que les artistes néo-expressionnistes allemands d'aujourd'hui ont de la chance d'avoir eu Hider). Toutefois, l'analyse la plus systémique et abstraite de cette tendance - vers une organisation collective enveloppant aussi bien le monde des affaires que ses sous-prolétariats - attribue la suprême condition systémique de possibilité de l'apparition de tous ces groupes (ce qu'on appelait ses causalités) à la dynamique du capitalisme tardif lui-même.

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Élabofations secondaires

C'est une dialectique objective que les populistes ont souvent trouvé repoussante et qui a souvent été reprise de façon restrictive sous forme de paradoxe ou de paralogisme : les groupes émergents considérés comme autant de nouveaux marchés pour de nouveaux produits, autant de nouvelles interpellations pour l'image publicitaire elle-même. L'industrie du fast-food ne constitue-t-elle pas la solution inespérée - et, en même temps, sa réalisation et son abolition, comme en philosophie - au débat sur le salaire des tâches ménagères ? Ne faut-il pas comprendre les quotas pour les minorités avant tout comme l'allocadon de segments de temps de télévision ? Et la production de marchandises adaptées aux spécificités du nouveau groupe ne constitue-t-elle pas la reconnaissance la plus vraie qu'une société commerciale peut apporter à ses autres? Enfin, la logique du capitalisme n'est-elle donc pas en définitive aussi dépendante de l'égalité des droits à la consommation qu'elle ne l'était autrefois du système salarial ou d'un ensemble uniforme de catégories juridiques applicables à tous ? Ou bien, si l'individualisme est bien vraiment mort, le capitalisme tardif n'est-il pas affamé et assoiffé de différentiation luhmannienne, de production et de prolifération sans fin de nouveaux groupes et de néoethnicités de toutes sortes, au point de le qualifier de seul mode de production véritablement «démocratique» et, assurément, de seul mode de production «pluraliste»? Il faut distinguer deux positions ici qui sont toutes deux erronées. D'une part, pour une «raison cynique» proprement postmoderne et dans l'esprit des précédentes questions rhétoriques, les nouveaux mouvements sociaux sont simplement le résultat - événements concomitants et produits - du capitalisme lui-même à son stadefinal,le plus désentravé. D'autre part, pour un populisme radical-libéral, il faut toujours considérer ces mouvements comme des victoires localisées, des succès et des conquêtes difficiles de petits groupes de gens en lutte (qui sont eux même desfiguresde la lutte des classes en général en tant qu'elle a déterminé toutes les institutions de l'histoire, y compris et tout particulièrement le capitalisme). En bref, et pour dire les choses sans détour, les «nouveaux mouvements sociaux» sont-ils les conséquences et les contrecoups du capitalisme tardif? Sont-ils de nouvelles

Conclusion

unités générées par le système lui-même dans ses interminables autodifférentiations et auto-reproductions internes ? Ou sont-ils de nouveaux «agents de l'histoire», très exactement, qui voient le jour en résistance au système comme formes d'opposition à ce dernier, le forçant à aller vers de nouvelles réformes et des modifications internes à l'encontre de sa propre logique intime? Mais c'est précisément une fausse opposition, et il ne serait pas moins satisfaisant de dire que ces deux positions sont correctes; le sujet crucial, c'est le dilemme théorique qui se retrouve à l'identique dans les deux, celui d'un choix apparemment explicatif au sein de l'alternative entre la puissance d'agir et le système. Cependant, en réalité, ce choix n'existe pas, et les deux explications, ou modèles, - absolument incompatibles entre elles - sont également incomparables et doivent êtrerigoureusementséparées en même temps que, parallèlement, elles sont utilisées. Mais l'alternative «puissance d'agir-système» n'est peut-être que ce vieux dilemme du marxisme - volontarisme versus déterminisme - emballé dans un nouveau matériau théorique. C'est le cas à mon avis, mais ce dilemme ne se limite pas aux marxistes, et sa fatidique réapparition ne constitue pas particulièrement non plus une humiliation ou une honte pour la tradition marxiste, puisque les limites conceptuelles qu'il trahit semblent se rapprocher des limites kantiennes de l'esprit humain. Mais, de même que l'association du dilemme base-superstructure au vieux problème corps-esprit n'évince ou n'affaiblit pas obligatoirement le premier, mais, au contraire, replace le second comme anticipation déformée et individualiste de ce qui se révèle finalement être une antinomie historique et sociale, ici aussi l'identification de vieilles formes philosophiques annonciatrices de l'antinomie entre volontarisme et déterminisme réécrit généalogiquement ces dernières comme versions antérieures. Chez Kant lui-même, il est très clair que cette « version antérieure » se présente dans la superposition et la coexistence des deux mondes parallèles du noumène et du phénomène, mondes qui semblent occuper rigoureusement le même espace mais dont (comme des ondes ou des particules) seul un peut être «visé» par l'esprit à un moment donné. Liberté et égalité chez Kant reproduisent donc une dialectique,

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Élabo rations secondaires

somme toute, comparable à celle de «puissance d'agir» et système ou sous sa forme pratique, politique ou idéologique - volontarisme versus déterminisme. Car, chez Kant, le monde phénoménal est «déterminé», du moins dans la mesure où, en lui, les lois de la causalité régnent en maître absolu et ne tolèrent aucune exception. La « liberté » ne saurait pas non plus constituer une telle exception, justement, puisqu'elle évoque une tout autre intelligibilité et n'entre tout simplement pas en compte dans le système causal, pas même comme inversion ou négation de ce dernier. La liberté, qui caractérise de la même manière le monde humain et social quand ses individus sont considérés en tant que choses en soi (on ne peut pas vraiment les considérer conceptuellement ainsi, mais les résonances kantiennes de la période existentielle de Sartre donnent un peu idée de ce à quoi cela pourrait ressembler, même si toute la question du noumène est, précisément, qu'il ne peut pas « ressembler» à quoi que ce soit), ne peut, en ce sens, se comprendre que comme code alternatif de ces mêmes réalités qui sont également causales (dans un autre monde). Kant nous a montré que nous ne pouvons espérer utiliser ces codes ensemble, ou les coordonner sérieusement d'une quelconque manière, et par-dessus tout, qu'il serait vain (et métaphysique) de les assembler à coup de marteau en une «synthèse». Il ne laisse pas exactement entendre, je crois, que nous sommes, de ce fait, condamnés à une alternance entre eux ; mais cela semblerait être la seule conclusion à tirer. Un précurseur encore plus ancien de cette version kantienne de ce que serait l'antinomie entre changement historique et praxis collective ramène notre attention vers une caractéristique assez différente de ce dilemme, dans la mesure où cette version - plus activement éthique que celle de Kant (qui présuppose simplement l'existence et la possibilité d'une bonne conduite) - cherche, un peu dans la détresse, à réconcilier «causalité», ou «déterminisme», avec la possibilité même de l'action. Le débat sur la prédestination16 est, bien sûr, plus spectaculairement contradictoire que les formes bourgeoises et prolétariennes plus tardives et plus séculières que nous avons examinées chez Kant et Marx; la maladresse de ses «solutions»

Conclusion

est plus gênante pour une mentalité moderne. Néanmoins, une conception du pansynchronisme divin de l'anticipation providentielle ou de l'entière prédestination de tous les actes de l'histoire constitue certainement la première forme mythifiée par laquelle les gens (en Occident) ont tenté de conceptualiser la logique de l'histoire dans son ensemble et de formuler ses interrelations dialectiques et son telos. Se demander alors comment faire cadrer la nécessité de mes actes futurs avec une quelconque obligation active de me battre pour faire en sorte qu'ils soient justes revient à capter la même anxiété que celle à laquelle se trouveront plus tard confrontés les activistes politiques quand une doctrine des nécessité et inévitabilité historiques semblera sur le point d'ébranler leur résolution militante. L'équivalent du célèbre reductio adabsurdum de James Hogg (où l'un des élus conclut qu'il est donc libre de commettre n'importe quel crime ou n'importe quel outrage qui lui passe par la tête'7) se révélerait alors être -mutadis mutandis- la figure en apparence plus respectable du Kathdersozialist, ou peut-être des «renégats» et révisionnistes de la Deuxième Internationale. Pourtant, il paraît possible que les idéologues du débat sur la prédestination aient trouvé une « solution » nettement moins ridicule après un peu de réflexion qu'on ne pourrait de prime abord le supposer et qui se montre, en outre, véritablement dialectique ou, à tout le moins, fait preuve d'une grande et admirable créativité dans l'imagination philosophique. « Les signes extérieurs visibles d'une élection intérieure » : la formule a le mérite d'inclure et de reconnaître une liberté qu'elle retourne et contourne en même temps. Son authentiquerigueurconceptuelle résout le problème en le disqualifiant tout l'amenant sur un plan plus élevé: votre libre choix de l'action juste ne vous qualifie pas alors à l'élection ou ne vous donne le droit au salut, mais il en est le signe et la marque extérieure. Votre liberté et votre praxis sont par conséquent elles-mêmes enveloppées dans le schème «déterministe» plus vaste qui prévoit justement votre capacité à faire cette rencontre déchirante avec le libre choix. La distinction ultérieure entre individuel et collectif peut alors préciser cette vieille mécanique de clarification, puisqu'on voit un peu mieux comment est donnée, au sein du

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Élaborations secondaires

développement du collectif lui-même, la véritable condition de possibilité de l'engagement individuel et de l'action. En ce sens, il n'y a absolument pas d'alternadve entre volontarisme et déterminisme (ce qui est exactement ce que les théologiens cherchaient à soutenir) : votre engagement dans la praxis n'est donc pas une réfutation de la doctrine des circonstances objectives (la situation étant ou n'étant pas « mûre ») mais, au contraire, témoigne de cette dernière de l'intérieur et la confirme, étant lui-même pleinement un produit des circonstances sociales autant que la praxis collective, exactement comme le volontarisme «infantile» ou suicidaire la confirme en sens contraire. Il est clair que cette distinction ne résout rien du point de vue individuel ou existentiel, car, comme la « ruse de la raison » de Hegel ou la « main invisible » d'Adam Smith (sans parler de la Fable des abeilles de Mandeville), toute la question est avant tout de suivre sa nature et sa passion. On peut avoir un bref aperçu de ce moment où le «déterminisme», ou une logique collective de l'histoire, s'enroule autour de ces choix et ces passions et les inclut à nouveau sur un plan plus élevé lorsque nous nous disons que non seulement ces passions et valeurs sont elles-mêmes sociales mais que la propension même à être démoralisé et découragé par une logique des circonstances, avec son appropriation comme excuse et alibi à la passivité et au retrait temporisateur, est également sociale et est donc prise en compte dans cette perspective plus large, tout en restant encore un libre choix au sens individuel. Autrement dit, la réaction de chacun à la nécessité est elle-même une expression de liberté. En attendant, les deux versions que nous avons examinées, la théologique et la dialectique, semblent toutes deux tricher avec le présent et ses choix déchirants en déplaçant la perspective aux extrêmes fins du temps, la théologie étendant vers l'avant toute chose à partir d'un début où, dès l'origine, tout est prédit, et la dialectique «prenant son envol à la tombée de la nuit» et se prononçant sur la nécessité historique de ce qui s'est déjà produit (si ça s'est passé comme ça, c'est que ça devait se passer comme ça). Mais ce qui devait se passer inclut toutes les formes de la « puissance d'agir» individuelle, et surtout les convictions quant à sa propre liberté et sa propre

Conclusion

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efficacité. C'est une fable que l'on peut raconter en sens inverse, peut-être, sur la Révolution cubaine : on sait que le vieux parti communiste cubain omit d'y participer jusqu'à un moment très tardif, à cause de son appréciation de sa « possibilité historique objective». On peut alors en déduire une leçon un peu facile sur l'effet débilitant d'une croyance en I'inévitabilité historique et les capacités énergisantes de certains volontarismes. O'un point de vue plus large, il a été soutenu que18, quelles qu'aient été, dans le feu des événements, l'appréciation immédiate et la décision pratique du parti, son travail parmi les ouvriers cubains dans les décennies précédentes joua un rôle inestimable dans la victoire révolutionnaire finale dont il n'était pas lui-même immédiatement responsable. La création d'une culture et d'une conscience révolutionnaires - suivant les grandes lignes de l'image de Marx de «taupe de l'histoire» - est, non moins que la lutte finale, une forme de puissance d'agir : mais elle constitue également un élément des circonstances objectives et des nécessités historiques qui, sous l'angle plus immédiat de la praxis, paraissent incompatibles avec l'action et la «puissance d'agir». Pareilles « solutions philosophiques », qui procèdent, comme nous l'avons dit, par différentiation de codes et modèles incompatibles (et que j'ai tenté de reformuler dans la doctrine des niveaux (doctrine oflevels) dans The Political Unconscious), persistent dans le monde phénoménal, bien sûr, et sont donc susceptibles de transformation en alibis idéologiques : toute science est aussi nécessairement une idéologie dans un seul et même temps, dans la mesure où nous ne pouvons que prendre la position du sujet individuel, position dans laquelle on chercherait en vain d'échapper aux perspectives de la subjectivité individuelle. Néanmoins, cette proposition se rapporte clairement et immédiatement à la question des «nouveaux mouvements sociaux» et de leurs relations avec le capitalisme en ce sens qu'elle apporte la possibilité simultanée d'un engagement politique actif et d'une contemplation et un réalisme systémiques désabusés et non un choix stérile entre les deux. Cependant, si l'on objecte que le dilemme ou l'antinomie philosophique que l'on a ici évoquée ne vaut que pour le changement absolu (ou révolution), et que ces problèmes disparaissent lorsque l'on rabaisse ses prétentions

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à des réformes ponctuelles et aux luttes quotidiennes de ce que nous pourrions appeler métaphysiquement une sorte de politique locale (où les perspectives systémiques ne tiennent plus), on aura repéré la question capitale de la politique du postmoderne ainsi que l'enjeu suprême du débat sur la « totalisation ». Une ancienne politique cherchait, pour ainsi dire, à coordonner les lunes locales et globales et à attribuer à la première occasion de lune locale une valeur allégorique, à savoir celle de représenter la lune globale et de l'incarner dans un ici-et-maintenant par là même transfiguré. La politique ne marche que lorsque ces deux plans peuvent être coordonnés ; autrement ils panent à la dérive chacun de leur côté, pour l'un, dans une lutte abstraite, désincarnée et vite bureaucratisée, pour et autour de l'état, et, pour l'autre, dans une série proprement interminable de sujets voisins dont la «mauvaise infinité» aboutit, dans le postmodernisme où c'est la dernière forme de politique qui reste, par être investie d'un peu du darwinisme social de Nietzsche et de l'euphorie volontaire d'une révolution métaphysique permanente. Pour ma part, je pense que cette euphorie est une formation compensatoire dans une situation où, pour un temps, une politique authentique (ou «totalisante») n'est plus possible; il est nécessaire d'ajouter que ce que son absencefaitperdre, la dimension globale, est très précisément la dimension de l'économique proprement dit, la dimension du système, de l'entreprise privée et de la recherche du profit qu'on ne peut attaquer à un niveau local. Je crois, en attendant, qu'il sera politiquement fructueux, et cela constituera toujours une forme modeste de vraie politique en soi, de prêter justement une attention vigilante à ces symptômes comme le déclin de la visibilité de la dimension globale, la résistance idéologique au concept de totalité, et ce rasoir épistémologique du nominalisme postmodeme qui coupe à ras les abstractions apparentes telles que le système économique et la totalité sociale, si bien que le «purement particulier», éclipsant le «général» (sous forme de mode de production), se substitue à une anticipation du «concret». Que les « nouveaux mouvements sociaux » soient postmodernes, en tant qu'effets et conséquences du «capitalisme tardif», est quasiment une tautologie qui ne possède aucune fonction d'évaluation. Ce que l'on définit

Conclusion

parfois comme une nostalgie pour la politique sociale d'un ancien type a, en général, plus de chances d'être simplement une «nostalgie» de la politique tout court ; étant donné la façon dont les périodes d'intense politisation et les périodes ultérieures de dépolitisation et de retrait se modèlent sur les hauts et les bas des grands rythmes économiques du cycle des affaires, définir ce sentiment comme une nostalgie est à peu près aussi pertinent que de qualifier la faim physique avant un repas de « nostalgie de la nourriture».

5. L'angoisse de l'utopie Le point sur lequel on peut être en désaccord avec la formulation programmatique de certains idéologues de la politique postmoderne doit probablement se situer dans le contenu des ces affirmations plutôt que dans leur forme. La description exemplaire par Ladau et Mouffe de la manière dont la fonction politique de l'alliance - dans l'établissement d'un axe d'«équivalence» autour duquel les partis s'organisent - n'a rien à voir, comme ils le soulignent eux-mêmes, avec le contenu des questions autour desquelles l'équivalence est construite. (Ils tiennent compte, par exemple, de la possibilité théorique que, dans une conjoncture spécifique et unique, « ce qui se passe sur tous les plans de la société... [puisse être] complètement déterminé par ce qui se passe sur le plan de l'économie". ») Très souvent, à l'évidence, l'équivalence est boulonnée sur des questions ne relevant pas des classes sociales, comme l'avortement ou l'énergie nucléaire. Ce que soutiennent les «nostalgiques de la politique de classe» dans de telles circonstances, ce n'est pas que ces alliances sont «mauvaises», quoi que cela signifie, mais qu'elles ne sont, en général, pas aussi durables que celles qui s'organisent autour des classes sociales ; ou, mieux encore, que lorsqu'elles se développent vers la conscience de classe ces alliances deviennent des forces et des mouvements plus durables. Comme d'infortunés porte-drapeau postmodernes m'ont à l'occasion accusé de «désavouer» les mouvements qui ne se fondent pas sur les classes sociales et d'avoir plutôt recommandé

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Élaborerions secondaires

la Rainbow Coalition20, il faudrait ici noter que l'aventure de Jackson est à cet égard exemplaire, étant donné qu'il est rare qu'il fasse un discours dans lequel l'expérience de la classe ouvrière ne se voit pas «construite» comme la médiation autour de laquelle l'équivalence de la coalition doit trouver sa cohésion active. Mais c'est justement ce que visent la rhétorique de la politique de classe et le langage de la totalisation, une opération que Jackson a quasiment réinventée pour notre époque dans le domaine politique. Quant à la « totalisation » elle-même - à l'évidence, pour les postmodernistes, l'un des vices résiduels les plus sordides à extirper de la vitalité et la santé populistes de la nouvelle ère - de simples individus, comme Humpty Dumpty, ne peuvent lui faire dire ce qu'ils veulent, mais les groupes eux le peuvent, et, face à la doxa actuelle (« 'totaliser' ne signifie pas simplement unifier, mais plutôt unifier en ne perdant pas de vue le pouvoir et le contrôle ; en tant que tel, ce mot attire l'attention sur les relations de pouvoir cachées derrière nos systèmes humanistes et positivistes d'unification de matériaux disparates, fussent-ils esthétiques ou scientifiques21 »), on ne peut que patiemment réexaminer la vraie histoire de ce mot - un peu comme on se porte au secours d'histoires de minorités ou de sous-prolétariats tombés dans l'oubli - et, après, n'en parlons plus. Il faut, dès le départ, nettement distinguer ce terme - trouvaille sartrienne liée au projet de la Critique de la raison dialectique - de cet autre mot stigmatisé, totalité, sur lequel je reviendrai ultérieurement. En effet, si le mot totalité paraît parfois laisser penser que l'on peut accéder à une vue plongeante sur le tout, qui est aussi la Vérité, alors le projet de totalisation implique exactement l'opposé et prend comme prémisse l'impossibilité pour les sujets humains individuels et biologiques de concevoir une telle position, sans parler de l'adopter ou d'y accéder. « De temps en temps, a écrit Sartre quelque part, vousfaitesune conclusion partielle ». D'un certain point de vue, la conclusion, aussi partielle que nécessaire, marque le projet de totalisation comme réponse au nominalisme (j'en discuterai plus loin, avec une référence particulière à Sartre). C'est donc cette situation historique et sociale concrète qu'il faut évoquer en premier dans les totalisations du

Conclusion

modernisme et les «guerres à la totalité» du postmodeme, avant d'en venir aux éventuelles réponses à y apporter. Si la signification d'un mot, c'est son usage, alors nous pourrons mieux saisir la « totalisation » chez Sartre à travers sa fonction - envelopper les deux activités humaines de la perception et de l'action et leur trouver un plus peut dénominateur commun. Plus jeune, Sartre avait déjà combiné ces deux activités au moyen de l'un de leurs traits dominants sous le concept de négation et de néantisation, étant donné que, pour lui, tant la perception que l'action étaient des formes à travers lesquelles le monde effectivement existant était nié et transformé en quelque chose d'autre (les complications occasionnées par le fait d'affirmer cela à propos de la perception - ou cognition - font partie du fardeau de son grand livre de jeunesse, L'Imaginaire, dans lequel, par exemple, la perception sensible se caractérise par la conscience très nette que la couleur ou la texture n'est, avant tout, pas moi, pas conscience). La « néantisation » était donc pour le Sartre de L'Être et le Néant d'ores et déjà un concept totalisant pour ainsi dire, puisqu'il tendait à unifier les deux domaines de la contemplation et de l'action en vue de dissoudre le premier dans le second. Ce qui fut renforcé par l'équivalent proposé ultérieurement de « praxis », sous lequel la perception et la pensée furent également subsumées (à l'exception des tentative bourgeoises particulièrement spécialisées dans ces deux domaines pour échapper à cette subsomption humiliante). Une image persistante de la psychologie Gestalt va maintenant se montrer utile pour préciser les avantages de ce nouveau mot « totalisation » en tant qu'équivalent à la «praxis» elle-même; on ne peut nier que le concept est en partie conçu pour faire ressortir l'unification propre à l'action humaine, et souligner la manière dont on peut aussi envisager ce qu'on appelait autrefois la négation comme la fabrication d'une nouvelle situation - unification d'une construction mentale, mise en corrélation d'une idée nouvelle avec les anciennes, sécurisation active d'une perception nouvelle, qu'elle soit visuelle ou auditive, et sa conversion forcée en une forme nouvelle. Totaliser chez Sartre est, à proprement parler, ce processus par lequel un agent, activement

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poussé par le projet, nie l'objet ou l'item spécifique et le réincorpore dans le projet-encours plus vaste. Philosophiquement, et sauf véritable mutation de l'espèce, il est difficile de voir comment l'activité humaine dans le troisième stade, postmoderne, du capitalisme pourrait échapper ou se soustraire à cette formule très générale, même si certaines des images idéales du postmodernisme - la schizophrénie surtout - soient clairement calculées pour la désapprouver et rester inassimilable et insubsumable. Quant au « pouvoir», il est tout aussi clair que la praxis ou la totalisation vise toujours à sécuriser la maîtrise précaire ou la survie fragile d'un sujet encore plus fragile au sein d'un monde qui, autrement, serait complètement indépendant et ne saurait être sujet aux caprices ou désirs de quelqu'un. Je suppose qu'on peut soutenir que ceux qui sont privés de pouvoir ne veulent pas le pouvoir, que «la Gauche veut perdre », comme Baudrillard le dit jadis, que, dans un tel univers corrompu, l'échec et la faiblesse sont plus authentiques que les «projets» et les «conclusions partielles». Je doute toutefois que beaucoup de gens aient réellement un tel sentiment ; pour être totalement digne d'admiration, il faudrait certainement absolutiser une telle attitude jusqu'au Bouddhisme; quoi qu'il en soit, il est tout aussi évident que ce ne fut pas la leçon que nous donna la campagne de Jackson. Pour ce qui est des images alarmistes de 1984, elles sont encore plus saugrenues dans la période Gorbatchev qu'elles ne l'étaient avant; et c'est, pour le moins, une opération difficile et contradictoire que de proclamer la mort du socialisme et, dans le même souffle, de donner des images à vous glacer les os sur sa soif de sang totalitaire. Il semblerait donc plus plausible de décoder l'hostilité au concept de « totalisation » comme un rejet systématique des idées et idéaux de la praxis en tant que telle, ou du projet collectif22. Quant à son parent, son cognât idéologique évident, le concept de « totalité », nous verrons plus tard qu'il faut l'entendre comme une forme philosophique de la notion de « mode de production », notion qu'il semblerait pour le postmoderne tout aussi stratégique d'éluder ou d'exclure. Mais il faut dire un dernier mot sur certains des déguisements plus philosophiques de ces controverses, dans lesquelles « totalité » et

Conclusion

«totalisation», indistinctement confondues, sont considérées comme les signes, non plus même d'un stalinisme de l'esprit, mais plutôt d'une survivance proprement métaphysique, avec des illusions de vérité, un bagage de principes premiers, un appétit scolaire pour le «système» au sens conceptuel, un désir de clôture et de certitude, une foi dans la centralité, un attachement à la représentation, et bon nombre d'autres mentalités datées. Il est curieux que, simultanément aux pluralismes defraîchedate du capitalisme tardif, mais dans le déclin tangible de toute praxis ou résistance politique active, de tels formalismes absolus commencent à faire leur chemin ; ils diagnostiquent la survivance du contenu dans une opération intellectuelle donnée comme étant la marque révélatrice d'une « croyance » dans un ancien sens, comme la tache laissée derrière elle par l'existence ininterrompue d'axiomes métaphysiques et de préssuppositions illicites n'ayant pas encore, selon le programme fondamental des Lumières, été supprimés. Il est clair que le marxisme (notamment en raison de sa proximité avec John Dewey et avec un certain pragmatisme) doit avoir beaucoup de compassion pour la contestation des présuppositions cachées, qu'il identifie toutefois comme étant de l'idéologie, exactement comme il démasque comme étant de la « réification » le fait de privilégier un type donné de contenu. La dialectique n'est en tout cas pas exactement une philosophie en ce sens, mais plutôt cette autre chose singulière qu'est une « unité de théorie et de pratique». Son idéal (qui, comme on le sait, implique tout à la fois la réalisation et l'abolition de la philosophie) n'est pas l'invention d'une philosophie meilleure cherchant - par opposition à toutes les célèbres lois de Gôdel - à se passer totalement de prémisses, mais est plutôt la transformation du monde naturel et social en une totalité significative de telle sorte que cette «totalité», sous la forme d'un système philosophique, ne soit plus nécessaire. Mais il y a un argument existentielfréquemmentdissimulé et présupposé dans ces attitudes anti-utopiques désormais traditionnelles qui sont déclenchées par tout un éventail de termes indifféremment stigmatisés - du mot «identité», tel qu'il est postulé dans la philosophie de l'École de Francfort jusqu'au langage apparenté de « totalisation » (Sartre) et de

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fc^orattons

secondaires

«totalité» (Lukacs) déjà abordé ici - mais aussi, et surtout, par le langage même de l'utopie, généralement reconnu maintenant comme le nom de code de la transformation systémique de la société contemporaine. Cet argument dissimulé postule que la (in ou le terme maître de tous ces thèmes est telle ou telle variante de la notion toujours essentiellement hégélienne de « réconciliation » ( Venôhnun$ ; c'est-à-dire, l'illusion de la possibilité d'une ultime réunion entre un sujet et un objet radicalement séparés ou étrangers l'un à l'autre, ou même (ce terme laissant transparaître ce qu'il doit aux analyses schématiques et résumées de Hegel dans les manuels) à une nouvelle «synthèse» entre eux. Le mot « réconciliation » en ce sens s'assimile alors à telle ou telle illusion ou métaphysique de la présence, ou son équivalent dans d'autres codes philosophiques postcontemporains. Par conséquent, la pensée anti-utopique implique ici une médiation capitale qu'elle n'exprime pas toujours clairement. Elle soutient que l'illusion collective ou sociale de l'utopie, ou d'une société radicalement différente, est défectueuse d'abord et avant tout parce qu'elle est investie d'une illusion personnelle ou existentielle qui est elle-même défectueuse dès le départ. Selon cet argument plus sérieux, c'est parce que les métaphysiques de l'identité sont à l'œuvre partout dans la vie privée que leur projection sur la politique et le social est impossible. Certes, ce raisonnement, implicite ou explicite, trahit une très vieille idée bourgeoise du collectif et du politique comme irréels, comme un espace sur lequel on projette de façon pernicieuse les obsessions subjectives et privées. Mais cette notion est aussi l'effet de la scission entre l'existence publique et l'existence privée dans les sociétés modernes et peut prendre des formes atténuées, familières, comme la qualification du mouvement étudiant en termes de révolte œdipienne. La pensée contemporaine anti-utopique a toutefois échafaudé des arguments beaucoup plus complexes et intéressants sur cette base en apparence éculée et peu prometteuse. En attendant, les conséquences pratiques de ce premier passage, qui condamne une vision politique sur la force de l'illusion existentielle, nécessitent des réponses d'un type différent qui ne seront pas développées

Conclusion

ici. La plus importante de ces conclusions est que la réflexion utopique quoique inoffensive en apparence, sinon tout à fait inefficace - est en réalité dangereuse et mène, entre autres choses, aux camps de Staline, à Pol Pot, et aux « massacres » (récemment redécouverts durant la période du Bicentenaire) de la Révolution Française (ce qui nous ramène immédiatement à la pensée toujours essentielle d'Edmund Burke, le premier à nous avoir alertés sur la violence qui naissait inéluctablement de l'orgueil démesuré des tentatives humaines de trafiquer et de transformer le tissu organique de l'ordre social existant). Une «conclusion» plutôt différente coexiste souvent avec cette dernière, et c'est la peur, le fantasme libidinal que la société utopique, l'utopique «réconciliation du sujet et de l'objet», sera d'une certaine manière un lieu de renonciation, de simplification de la vie, d'effacement de l'excitante différence urbaine et de silence imposé au stimulus sensible (les peurs du refoulement et du tabou sexuel se déploient ici explicitement), et, au final, un lieu de retour à des formes villageoises «organiques» simples d'«idiotie rurale », d'où l'on a amputé de tout ce qui présentait une complexité intéressante sur la «civilisation occidentale». Cette peur ou angoisse relative à l'«utopie» est un phénomène idéologique et psychologique concret qui nécessite en soi une enquête sociologique. Quant à son expression intellectuelle, Raymond Williams l'a liquidée en peu de mots en répliquant que le socialisme sera, non pas plus simple, mais beaucoup plus compliqué que le capitalisme ; et qu'imaginer la vie quotidienne et l'organisation d'une société dans laquelle, pour la première fois dans l'histoire humaine, les êtres humains maîtriseraient pleinement leurs propres destinées, impose à l'esprit des exigences sévèrement difficiles pour les sujets du «monde administré» actuel et, souvent, inexplicablement effrayantes. Mais formuler les choses ainsi, c'est aussi rappeler que c'est l'idéal socialiste qui cherche à en finir avec la métaphysique et à projeter les premiers éléments d'une vision d'un «âge humain» réussi, débarrassé de la «main invisible» de Dieu, de la nature, du marché, de la hiérarchie traditionnelle et de la direction charismatique. Et ce n'est pas la moindre des contradictions

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Éleborations secondaires

des positions anti-utopiques contemporaines que de projeter sur un idéal politique séculier cherchant, en fait pour la première fois, à en terminer avec l'autorité métaphysique sur le plan de la société humaine, ce qui est identifié (tout àfaitcorrectement) au sein des illusions existentielles de réconciliation et de présence comme étant métaphysique. Cependant, il faut localiser le contenu philosophique de la pensée anti-utopique dans ce que nous avons appelé son étape intermédiaire, à savoir, la confirmation de l'«identité» avec telle ou telle forme de «réconciliation» dialectique à laquelle nous revenons maintenant. Ironiquement, la force de ce moment de l'argument est elle-même relativement dialectique, puisque, ce qui est généralement mis en avant, ce n'est pas l'expérience immédiate de réconciliation ou de présence - pour laquelle rares sont ceux à revendiquer une véritable existence à l'exception de mystiques en tout genre - mais plutôt le mal fait par l'illusion de la possibilité de son existence future, ou, ce qui revient au même, mais constitue sa présupposirion logique, son implication dans nos concepts de travail. Ainsi, pour prendre en premier ce second danger, des concepts tels que «sujet» et «objet» seront entachés par la façon dont ils semblent impliquer, et donc avoir pour fondement logique, une idée de « réconciliation » du sujet et de l'objet qui est illusoire. Par conséquent, ceux qui manipulent de tels concepts «dialectiques» - quoi qu'ils viennent dire sur les possibilités concrètes de réconciliation (et aucun lecteur d'Adorno ne trouvera beaucoup de réconfort tout au long de ces lignes) - perpétuent néanmoins, par implication logique, la « synthèse » fondationnelle cachée dans ce qui semble ensuite se résoudre dans un modèle quasi narratif ou même historique - un moment d'« unité primale» avant la séparation du sujet et de l'objet, un moment d'unité réinventée à la fin des temps quand sujet et objet sont à nouveau «réconciliés». Une triade nostalgique-utopique apparaît donc, qui est trop facilement identifiée comme étant la «vision de l'histoire » marxiste : un âge d'or avant la chute, c'est-à-dire avant la dissociation capitaliste, que l'on peut placer où l'on veut, au choix, dans le communisme primitif ou la société tribale, dans la polis grecque ou de la Renaissance, dans la communauté agricole de n'importe quelle tradition

Conclusion

nationale ou culturelle précédant l'émergence du pouvoir étatique; puis l'«âge moderne», autrement dit le capitalisme; et ensuite, pour prendre sa place, on peut faire appel à n'importe quelle vision utopique. Mais la notion de «chute» dans la civilisation, dans le moderne, dans la «dissociation de la sensibilité», est plutôt, à moins que je ne me trompe, un trait de la critique de droite du capitalisme qui est antérieur à Marx, dont la version la plus familière pour les humanistes reste la vision de l'histoire chez T. S. Eliot, alors que la conception marxienne d'une multiplicité de « modes de production » rend ce récit nostalgique et triadique relativement impensable. Dans le cas d'Adorno et de Horkheimer, par exemple, l'originalité même de leur conception d'une « dialectique de la raison » est qu'elle exclut tout commencement, ou premier terme, et décrit spécifiquement «les Lumières» comme un processus de «toujours-déjà» dont la structure repose très précisément sur la génération de l'illusion que ce qui l'a précédé (qui était aussi une forme de Lumières) était ce moment « originel » du mythe, cette union archaïque avec la nature que la vocation des Lumières est « propre » à annuler. Par conséquent, si l'important est de raconter une histoire historique, il faut interpréter Adorno et Horkheimer comme postulant un récit sans commencement où la «chute», ou dissociation, a toujours été déjà là. Si, cependant, nous décidons de réinterpréter leur livre comme un diagnostic sur les particularités et les limites et pathologies structurelles d'une vision ou d'un récit historique, alors nous pourrions bien conclure, de manière quelque peu différente, que l'étrange image rémanente de l'« unité primitive » semble toujours être projetée après coup sur un présent quelconque que le coup d'oeil historique établit comme son passé « inévitable », et qui disparaît sans laisser de trace quand un regard frontal se déplace sur lui à son tour. La version phare de Derrida sur ce sujet, axée sur celle, primordiale, de Rousseau, est plus subtile et compliquée que l'analyse exposée ci-dessus, puisqu'elle ajoute au tableau le langage utilisé par les utopistes pour évoquer cet état dépourvu, par définition, de langage. Ici, la confusion conceptuelle et l'erreur philosophique (les questions de «conscience» et de pensée) sont

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Élabo rations secondaires

remplacées par les victimes des structures grammaticales qui ne peuvent se plier à ce que le «penseur» utopiste leur demande de faire, à savoir, obtenir une chose radicalement dilférente de son propre présent de parole et d'écriture. En attendant, ce « présent » de parole et d'écriture étant lui-même illusoire (puisque les phrases doivent évoluer dans le temps selon les lois du cercle herméneutique), on peut difficilement y faire appel pour donner une quelconque image adéquate d'un présent ou d'une présence ailleurs dans le « temps ». On a souvent enrôlé la conception de Derrida de la supplémentarité dans l'arsenal polémique d'armes et arguments anti-utopiques ; il serait peut-être préférable maintenant de voir si on ne pourrait pas l'interpréter de manière un peu différente comme un ensemble de conséquences àtirerde la phrase elle-même. Si l'on projette cependant cette position hors du domaine linguistique sur le domaine existentiel, sous la forme d'une sorte d'« idéologie» derridienne, cette position sur la « réconciliation » s'assemble avec d'autres versions dans une sorte d'éthique de la temporalité qui est mieux dramatisée dans un langage sartrien plus ancien (même si l'héritage sartrien de cette réflexion fut obscurci, pour ne pas dire occulté, par la rupture énergétique entre le structuralisme émergent et la phénoménologie sartrienne). Dans L'Être et le Néant, par exemple, la «présence» ou la réconciliation entre sujet et objet est présentée comme l'inévitable mais impossible aspiration (de l'« être-pour-soi » ou conscience) à incorporer la plénitude stable de l'« être-en-soi » des choses : ce qui constitue avant tout la conscience est précisément cette aspiration à absorber l'« être » sans devenir en fait complètement une chose, ou, autrement dit, mourir. Toute temporalité humaine est animée par ce mirage de la plénitude de la réconciliation sujet-objet, juste hors de portée là devant nous : et l'avantage de la terminologie phénoménologique de Sartre est précisément d'élargir ce drame bien au-delà du purement épistémologique ou esthétique, et de le montrer à l'œuvre absolument autant dans les interstices et les micrologies de la vie quotidienne que dans les positions et les conflits métaphysiques les plus larges. Ainsi, simplement boire un verre d'eau en ayant soif déploie une imminence spectrale de la plénitude de la

Conclusion

soif étanchée qui s'évanouit ensuite dans le passé sans parvenir à réalisation. Ce mirage de l'être, qui gouverne aussi nos ambitions et nos goûts, notre sexualité et nos façons de traiter les autres, nos loisirs aussi bien que notre travail, inspire alors un diagnostic et une éthique qui peuvent aisément se traduire en diagnostic et éthique « textuels » ou déconstructifs : à savoir, l'effort d'imaginer une manière de v i v T e qui pourrait radicalement éviter ces illusions déjà conçues comme métaphysiques chez Sartre : une vie dans le temps capable de se passer de l'aspiration à devenir le « en-soi-pour-soi » (« ce que les religions appellent Dieu»), et cela jusqu'à la microstructure même de nos gestes et sentiments les plus minuscules. Cet idéal éthique d'existence humaine anti-transcendante (que Sartre nomme « authenticité» et que ses propres suites philosophiques fragmentaires furent incapables de développer pleinement en termes d'existence purement individuelle) est certainement une des plus éclatantes de toutes les visions des Lumières post-nietzschéennes qui traquent la religion, la métaphysique et la transcendance dans les espaces et événements apparemment les plus profanes d'un monde modeme qui n'est «éclairé» qu'en apparence. Tout cela entretient un rapport bien plus étroit avec l'examen derridien minutieux du métaphysique qu'avec la conception d'Adomo sur les Lumières. Ce dernier admire manifestement Sartre mais rejette implacablement les focalisations individuelles de la réflexion et de l'analyse existentielles, qui sont pour lui inséparables de l'oeuvre de ce grand adversaire politique et existentiel qu'est Heidegger. Cependant, la question qu'il vaut la peine de se poser aujourd'hui à propos de cette vision apparemment utopique et irréalisable d'une existence authentique ou « textualisée » en plein postmodernisme, c'est si elle ne est pas déjà, dans un certain sens, réalisée socialement, et si ce ne serait pas très exactement une de ces transformations de la vie quotidienne et du sujet psychique désignées par le terme postmodeme. Dans ce cas, la critique des ombres et traces métaphysiques qui persistent au sein de la modernité se retourne paradoxalement dans une reproduction de ce véritable triomphe postmodeme sur les vestiges métaphysiques du moderne, où en appeler à la perte de toute illusion sur l'identité psychique ou le sujet centré, à l'idéal

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Élaborations secondaires

éthique d'une bonne vie moléculaire « schizophrénique » et à l'abandon brutal du mirage de la présence pourrait bien se révéler constituer une description de la façon dont nous vivons maintenant, plutôt que sa réprobation ou sa subversion. La vie d'Adorno prit fin au seuil de ce «monde nouveau» dont il n'eut la vision que par intermittence, et sur un mode prophétique; mais sa position sur l'impossibilité de la transcendance et de la métaphysique reste instructive, ne serait-ce que pour qu'il soit clair qu'en déplorer le trépas n'est pas forcément conservateur ou nostalgique ; car il ne vit pas dans la perte de la vocation métaphysique et spéculative de la philosophie un programme pour restaurer la seconde sur le mode du « comme si », mais plutôt le symptôme historique suprême de la technocratisation de la société contemporaine. Il y a toutefois une autre conclusion à tirer de ce long excursus dans les présuppositions existentielles de la pensée contemporaine anti-utopique, car il laisse penser que, plutôt que defaireconfluer la métaphysique individuelle et existentielle de la présence, de la plénitude ou de la « réconciliation » avec la volonté politique de transformer le système social lui-même, il nous faut briser le lien entre les deux. Que la vision politique d'une société radicalement différente était d'une certaine manière une projection de la métaphysique personnelle de l'identité et devait, par conséquent, être abandonnée avec cette dernière fut la prémisse non-examinée de ce nouveau conservatisme. Politiquement et idéologiquement, cependant, la situation est en fait renversée; et c'est le pouvoir de la critique philosophique de la métaphysique existentielle qui est mis au service du projet de démantèlement de ces visions politiques d'un changement social (ou, en d'autres termes, les « utopies»). Mais il n'y a aucune raison de penser que ces deux plans aient quoi que ce soit en commun; l'anti-utopisme affirme l'«identité» de ces deux plans sans la discuter, et l'idéal utopique d'une société pleinement humaine et immensément plus complexe que celle-ci n'a besoin d'être investi d'aucunes des aspirations et illusions démasquées par la critique existentielle. Toutes les angoisses suprêmes qu'implique une telle société sont matérialistes et biologiques : le dévoilement de l'histoire humaine comme séquence

Conclusion

vertigineuse de générations mourantes et comme scandale démographique généralisé pour l'esprit; choses qu'Adorno relègue au domaine de l'histoire naturelle plutôt qu'humaine. Mais les textes fondateurs de ce domaine ne sont ni Thomas More, ni le « Grand Inquisiteur » de Dostoïevski, mais probablement quelque chose se rapprochant de «Joséphine la cantatrice» de Kafka, ou peut-être des classiques du Bouddhisme.

6. L'Idéologie de la différence L'idéologie des groupes et des différences ne porte donc pas vraiment de coup à la tyrannie, ni politiquement ni idéologiquement. Mais comme le suggère Linda Hutcheon, son véritable objectif se trouve peut-être ailleurs, dans une chose un peu différente (que, cependant, Tocqueville persiste à associer à la tyrannie), à savoir, le consensus. « Ce qui esc important dans tous ces défis intériorisés lancés à l'humanisme, c'est la mise en question de la notion de consensus. Tous les récits ou les systèmes qui nous ont autrefois permis de penser que nous pourrions définir le consentement public sans problème et universellement ont désormais été mis en cause par la reconnaissance des différences — dans la théorie et dans la pratique artistique. Dans sa formulation la plus extrême, il en résulte que le consensus devient l'illusion du consensus, qu'il soit défini en termes de culture de minorité (éduquée, sensible, élitiste) ou de culture de masse (commerciale, populaire, conventionnelle), car les deux sont des manifestations de la société capitaliste tardive, bourgeoise, informationnelle, postindustrielle, une société où les discours structurent la réalité sociale - ou du moins c'est ce que le postmodemisme s'efforce de professer13. »

Mais s'il en est ainsi, c'est qu'un transfert des objectifs politiques et sociaux s'est imperceptiblement mis en place, et qu'à un mode de production s'est substitué un autre. «Tyrannie» signifiait ancien régime; son analogue moderne, le «totalitarisme», vise le socialisme; mais le «consensus» désigne aujourd'hui la démocratie représentative, avec ses scrutins et ses sondages d'opinion, et c'est maintenant cela qui, déjà objectivement en crise, se découvre contesté politiquement par les nouveaux mouvements sociaux,

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Élaborerions secondaires

aucun d'entre eux ne trouvant désormais plus particulièrement légitime, sans parler de satisfaisant, l'appel à la volonté majoritaire et au consensus. Ce qui va nous intéresser ici encore pour un moment c'est, d'une part, la pertinence de l'idéologie ou de la rhétorique générale de la différence pour exprimer les luttes sociales concrètes, et, d'autre part, le modèle implicite d'idéologie ou de représentation de la totalité sociale sur lequel se fonde la logique de ces groupes et qu'il perpétue - modèle qui implique également, comme on l'a déjà laissé entendre dans un chapitre précédent, un échange énergétique métaphorique avec ces deux autres systèmes (ou représentations !) postmodernes caractéristiques que sont les médias et le marché. Car le concept même de différence est piégé ; il est du moins pseudodialectique, et son alternance imperceptible avec son homologue parfois indifférentiable, l'Identité, fait partie des plus vieux jeux de la pensée et du langage relevés dans (plusieurs) traditions philosophiques. (La différence entre le Même et l'Autre est-elle la même que la différence entre l'Autre et le Même, ou est-ce différent ?) Ce qui passe pour une défense vigoureuse de la différence est simplement, pour une grande part, une tolérance libérale, une position dont les complaisances choquantes sont bien connues mais qui a au moins le mérite de soulever l'embarrassante question historique de savoir si la tolérance de la différence, comme fait social, n'est pas avant tout le résultat d'une homogénéisation sociale, d'une standardisation et d'un effacement de la véritable différence sociale. La dialectique de la néoethnicité a donc clairement sa place ici, car il y a une « différence », pourrait-on penser, entre quelqu'un condamné à être identifié comme membre d'un groupe, et un choix plus facultatif en faveur d'un badge d'appartenance à un groupe parce que sa culture s'est vue valorisée dans l'opinion. L'ethnicité dans le postmoderne, autrement dit la néoethnicité, est un peu un phénomène yuppie, et, par là même et sans trop de médiations, une affaire de mode et de marché. D'un autre côté, la reconnaissance de la différence peut aussi, dans ces circonstances, se présenter un peu comme un crime, ainsi le non-juif qui identifie les juifs en tant que

Conclusion

tels déclenche involontairement tous les vieux signaux de l'antisémitisme, et cela malgré lui. Le mirage tendu par les groupes néoethniques - plus fort dans les années soixante qu'aujourd'hui - reste celui de l'envie culturelle du collectif réussi : le « groupie », un peu une caricature du social traître, est quelqu'un qui partage son sort avec un collectif qui est fantasmé comme étant plus fortement cohésif et archaïque que le vôtre. Le contenu social de ce phénomène persiste, puisque c'est une caractéristique de la dynamique sociale du capitalisme (et peut-être d'autres modes de production) qui veut que, dans un premier temps, et avant une réaction de panique qui la fait se souder à nouveau, la classe dirigeante sera socialement moins cohésive et davantage vouée à l'individualisme et à l'anomie que les classes subordonnées, solidarisées par l'impératif économique. Si la prémisse fondamentale de toute psychologie sociale marxienne réside dans l'attraction et la force de gravité presque ontologique du collectif réussi en tant que tel24, alors sont données d'emblée l'envie et la nostalgie des élites pour les gens plus réels des classes inférieures (et une partie de ces effets peut se distribuer spatialement, via l'impérialisme et le tourisme, entre la métropole et le Tiers Monde). Néanmoins, cet attrait particulier de l'ethnicité semble aujourd'hui sur le déclin, peut-être parce qu'il y a maintenant trop de groupes, et parce que leur affiliation à la représentation (le plus souvent d'un type médiatique) est plus claire et ébranle les satisfactions ontologiques de la fiction en question. D'un autre côté, si la «différence» constitue un slogan politique douteux qui regorge de dérapages internes - il prolonge, par exemple, parfaitement bien la défense des années soixante de ce qu'on a parfois horriblement qualifié de « sujets style-de-vie », avant de virer à la dernière minute dans un anti-socialisme de type Guerre Froide - la «différentiation», certainement l'instrument sociologique fondamental pour l'appréhension du postmoderne (et la clé conceptuelle de l'idéologie de la«différence», pour commencer), n'en est pas moins peu fiable. C'est là le sérieux paradoxe qui se répète avec la tentative de saisir le «postmodernisme» sous la forme d'une abstraction périodisante ou totalisante ; il réside dans cette contradiction apparente

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entre, d'une part, la tentative d'unifier un domaine et de postuler les identités cachées qui le parcourent et, d'autre part, la logique des élans mêmes de ce domaine, que la théorie postmoderne qualifie ouvertement elle-même de logique de la différence, ou de la différentiation. Si la pure hétéronomie et l'émergence de toutes sortes de sous-systèmes indépendants sont reconnues pour constituer l'originalité historique du postmoderne, alors, ou du moins c'est ainsi que l'argument se présente, il doit y avoir quelque chose de pervers dans l'effort pour appréhender ce dernier comme système unifié, en premier lieu. Cet effort d'unification conceptuelle est, pour ne pas dire plus, extrêmement incohérent avec l'esprit du postmodernisme ; ne devrait-il pas, en effet, être démasqué comme tentative de «maîtriser» ou «dominer» le postmoderne, de le réduire et exclure son jeu des différences, et même d'imposer une nouvelle conformité conceptuelle à ses sujets pluralistes? Mais, si l'on laisse de côté le sexe des mots, nous voulons tous effectivement «maîtriser» l'histoire de quelque manière cela s'avère possible; échapper au cauchemar de l'histoire - la conquête par les êtres humains des « lois » de la fatalité socioéconomique en apparence aveugles et naturelles autrement reste l'irremplaçable testament de l'héritage marxiste, dans quelque langage qu'on l'exprime. Mais l'idée qu'il y quelque chose de dévoyé et de contradictoire dans une théorie unifiée de la différentiation repose aussi sur une confusion entre les niveaux d'abstraction : un système qui produit constitutivement des différences reste un système; et l'idée d'un tel système n'est pas non plus censée être par nature « comme » l'objet qu'elle tente de théoriser, pas plus que le concept de chien n'est censé aboyer ou le concept de sucre avoir un goût de bonbon. On sent que quelque chose de précieux et d'existentiel, quelque chose de fragile et d'unique dans notre propre singularité sera irrémédiablement perdu si nous découvrons que nous sommes juste comme n'importe qui d'autre. Dans ce cas là, ainsi soit-il ; autant connaître le pire ; cette objection est, bien sûr, la forme première de l'existentialisme (et de la phénoménologie), et c'est plutôt l'émergence de ces angoisses qui nécessite en premier une explication. Les objections

Conclusion

au concept global de postmodemisme me semblent, en ce sens, reprendre en d'autres termes les objections classiques au concept de capitalisme - ce qui n'est guère surprenant dans la perspective adoptée ici qui réaffirme invariablement l'identité du postmodernisme avec le capitalisme dans sa plus récente mutation systématique. Car ces objections tournent essentiellement, sous une forme ou une autre, autour du paradoxe suivant : même si les divers modes de production précapitalistes ont concrétisé leur capacité à se reproduire grâce à différentes formes de solidarité ou de cohésion collective, la logique du capital est, au contraire, une logique «individualiste», dispersive et atomisante, une anti-société plutôt qu'une société, dont la structure systématique, sans évoquer sa reproduction d'elle-même, reste un mystère et une contradiction dans les termes. Si l'on laisse de côté la réponse à cette énigme (le marché), ce que l'on peut dire, c'est que ce paradoxe constitue l'originalité du capitalisme et que les formules verbalement contradictoires que nous rencontrons nécessairement quand on le définit montrent, au-delà des mots, la chose elle-même (et donnent aussi essor à cette invention neuve, la dialectique). Nous aurons l'occasion de revenir par la suite à des problèmes de ce genre; il suffit, plus sommairement, de faire remarquer que le concept de différentiation (dont nous devons le développement le plus raffiné à Niklas Luhmann25) est lui-même un concept systématique; ou, si vous préférez, qu'il transforme le jeu des différences en une nouvelle sorte d'identité sur un plan plus abstrait. Les choses se compliquent encore avec l'obligation intellectuelle et philosophique de distinguer entre la différence inerte ou extrinsèque et l'opposition, ou la tension, dialectique : une différentiation qui produit la première sorte de différence purement externe disperse un phénomène dans un sens aléatoire et « hétérogène » (pour utiliser un autre terme chargé et valorisé dans le postmodernisme). Mais cette sorte de distinction (noir n'est pas blanc) est tout sauf «la même» qu'une opposition qui dépend de son opposé dans son être même (les Noirs ne sont pas des Blancs) et doit donc s'analyser en fonction d'une conceptualité dialectique où la notion centrale

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de contradiction - qui n'a aucun équivalent dans les systèmes analytiques règne toujours en maître. Philosophiquement, ces paradoxes constituent pratiquement le terrain central du post-marxisme et la scène de sa régression stratégique à Kant et au kantisme. Ce qui est en jeu ici, comme en témoigne emblématiquement l'œuvre du plus brillant de ces penseurs, Lucio Coletti, c'est la révision à la baisse de Hegel et de Marx par la discréditation conceptuelle de la contradiction et de l'opposition dialectique. Depuis le sentiment pratiquement universel dans le « marxisme occidental » - que la dialectique avait peu de chance de survenir «dans la nature» et que la transformation illicite, effectuée par Engels, des différences inertes, externes, naturelles et physiques (l'eau n'est pas un glaçon) en oppositions dialectiques (la base du « matérialisme dialectique », pour une grande part) était philosophiquement mauvaise et idéologiquement suspecte, jusqu'à la conviction que les «oppositions dialectiques» ne sont même pas «dans la société» et que la dialectique est elle-même une mystification - le passage de la première de ces positions à la seconde n'est pas tout à fait ce que vous pourriez appeler une « simple étape », puisque il implique une apostasie politique, une déconversion dans la honte et la trahison ; mais c'est certainement l'étape philosophique centrale de ce qu'on appelle le post-marxisme. Comme toujours, cependant, nous avons tout intérêt à séparer les plans et à distinguer les topiques apparentés qui semblent, dans le postmoderne, généralement se replier génériquement les uns dans les autres. D'abord, s'agissant du topique de la différence, sa version moderniste met au premier plan une caractéristique véritablement cruciale en insistant comme nous le verrons plus tard, sur la rupture radicale entre l'Occident et le reste du monde, entre le moderne et le traditionnel (c'est la caractéristique qui permet de considérer le marxisme comme étant un des modernismes - peut-être la seule). Mais il faut aussi distinguer (et désembobiner) de la version sociale de ce topique (ainsi que des débats philosophiques sur la différence entre contradiction et opposition) les formes dominantes esthétiques et psychiques

Conclusion

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(ou psychanalytiques) de la différence de groupe, notamment parce que nombre d'erreurs de catégorie politique peuvent apparaître comme des transferts illicites de l'esthétique elle-même. L'esthétique de la différence - ce qu'on appelle souvent textualité ou textualisation - met en avant une modification perceptuelle dans l'appréhension des artefacts postmodernes, ce que j'avais caractérisé dans le premier chapitre par le slogan « la différence relie» (« différence relate») ; je donnerai plus tard en complément une analyse spatiale de ce nouveau genre de perception. Quant au sujet psychique et ses théories, c'est un domaine colonisé par la notion de Deleuze et Guattari de schizophrène idéal - ce sujet psychique qui ne «perçoit» que par différence et diffétentiation, si c'est concevable ; le concevoir c'est, bien sûr, construire un idéal, ce qui est pour ainsi dire la tâche éthique - pour ne pas dire politique - proposée par leur Anti-Œdipe. Je pense qu'on ne saurait trop insister sur la possibilité logique d'un troisième terme qui serait précisément ce sujet non-centré faisant partie d'un groupe ou d'une collectivité organique, à côté du vieux sujet fermé et centré de l'individualisme intro-déterminé, ou guidé de l'intérieur, et du nouveau non-sujet du moi fragmenté ou schizophrénique. En fait, la forme finale de la théorie sartrienne de la totalisation émerge dans la tentative même de théoriser un tel groupe et la position du sujet en son sein. Cependant, même si la théorie et la rhétorique des positions-sujets multiples sont séduisantes, il faudrait toujours les compléter d'une insistance sur le fait que les positions-sujet ne voient pas le jour dans un vide mais sont elles-mêmes les rôles interpellés proposés par tel ou tel groupe déjà existant. Quelque trêve ou alliance que l'on souhaite établir entre les différentes positions-sujet de chacun, ce qui sera finalement en jeu (en excluant délibérément la possibilité stigmatisée que l'on puisse essayer de les unifier), est, par conséquent, une trêve ou une alliance plus concrète entre les divers groupes sociaux réels qui sont par là même impliqués. Quant au modèle d'Althusser de l'« interpellation», influent mais désormais quelque peu démodé, il faut dire pour commencer qu'il s'agit déjà d'une théorie axée sur le groupe, puisque la classe sociale ne peut jamais

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en tant que telle constituer un mode d'interpellation mais uniquement une race, un sexe, une culture ethnique, et autres. (Ce n'est pas un hasard si les exemples d'Althusser sont religieux. En effet, le terrain plus profond de la rhétorique de la différence peut toujours se révéler impliquer des fantasmes de culture proprement dite, au sens anthropologique, eux-mêmes autorisés et légitimés par les nouons de religion, la «pensée de l'autre» ultime partout et toujours.) Ce n'est qu'au cinéma (dans I Viteloniàe. Fellini, pour être précis) que de riches bons à rien crient «Avec les travailleurs» par la fenêtre de leur voiture de sport aux ouvriers qui travaillent sur la route. Mais c'est dans la réalité que l'affiliation à un groupe devient un insigne quotidien de honte et d'opprobre due à l'infériorité. Ou peut-être devrait-on l'exprimer d'une manière plus compliquée: à savoir que la conscience de classe - à laquelle on ne parvient que rarement et qui ne fut conquise que laborieusement tout au long de l'histoire sociale - marque le moment où le groupe en question maîtrise le processus interpellatif d'une manière nouvelle (différente du mode réactif habituel) de telle sorte qu'il devienne, même momentanément, capable de s'interpeller lui-même et de dicter les termes de sa propre image spéculaire. Dans ce qui suit, cependant, je n'approfondirai pas ces registres du topique. Je me concentrerai plutôt sur le problème complémentaire (qui anticipe déjà celui de la cartographie cognitive) de la représentabilité potentielle de la nouvelle catégorie des groupes, comparée à celle, plus ancienne, des classes sociales. Car la proposition de cartographier ou représenter à nous-même notre monde social au moyen de la catégorie des groupes jette maintenant une lumière légèrement différente sur ces divers développements. La représentation du groupe est par-dessus tout anthropomorphique et donne à comprendre, à la différence de la représentation en terme de classes sociales, un monde social morcelé et colonisé jusqu'au dernier segment par ses acteurs collectifs et ses représentants allégoriques, révélant un monde réel plein comme un œuf, comme Sartre avait l'habitude de dire, et humain comme l'utopie (ou comme cette « pure poésie » où aucun débris de la matière ou de la contingence ne stagne

Conclusion

dans le fond comme une lie ou ne vient saillir comme un cal - les pièces de Racine, les romans d'Henry James). Les catégories des classes sociales sont plus matérielles, plus impures et scandaleusement mélangées par la façon dont leurs déterminants ou leurs facteurs de définition impliquent la production d'objets avec les rapports que cela détermine et les forces de leurs machineries respectives : nous pouvons donc voir à travers les catégories sociales jusqu'au fond caillouteux du fleuve. Cependant, les classes sont trop larges pour représenter des utopies, en tant qu'options que l'on choisit et auxquelles on s'identifie de manière fantasmatique. Le cas des errances du fascisme mis à part, la seule gratification utopique offerte par la catégorie de la classe sociale est l'abolition de cette dernière. En revanche, les groupes sont suffisamment petits (à la limite, le fameux « face-à-face » de la place publique ou de la cité-état) pour permettre un investissement libidinal d'un type plus narratif. Cependant, l'externalité trimballée comme un squelette au sein de la catégorie du « groupe » n'est pas la production mais plutôt, déjà, l'institution, comme nous allons le voir, catégorie plus suspecte et tout aussi anthropomorphique - d'où la plus grande force de mobilisation des groupes sur les classes: on peut en arriver à aimer sa guilde ou sa confrérie jusqu'à mourir pour elle, mais la cathexis déterminée par le système de l'assolement triennal, ou le tour universel est probablement d'un type un peu différent et moins immédiatement politisable. Les classes sont rares; elles prennent vie par de lentes transformations dans le mode de production ; même émergentes, elles semblent perpétuellement à distance d'elles-mêmes et doivent travailler dur pour exister réellement en tant que telles. Les groupes, pour leur part, semblent offrir les gratifications de l'identité psychique (du nationalisme à la néoethnicité). Devenus images, ils permettent l'amnésie de leurs passés sanglants personnels, de la persécution et de l'intouchabilité, et peuvent maintenant être consommés: c'est ce qui marque leurs rapports avec les médias, qui sont, pour ainsi dire, leur parlement et l'espace de leur « représentation », dans le sens politique tout autant que sémiorique. L'horreur politique du consensus - pris à tort pour la crainte de la « totalisation » - est donc simplement la réticence justifiée de groupes ayant

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Élaborerons secondaires

conquis une certaine fierté de leur propre identité à se voir régentés par ce qui s'avère n'être que d'autres groupes, puisque, maintenant, tout dans notre réalité sociale constitue une marque d'appartenance à un groupe et connote un ensemble spécifique de gens. Le « canon » de la grande littérature transformé en équipement social des mâles âgés et blancs d'un certain milieu social distinctif n'est qu'un exemple ; le système politique américain des partis en est un autre, comme l'est la majeure partie des autres habitudes du super-état, à l'excepdon notoire des médias et du marché, qui, seuls parmi ce qui démit être les institutions, sont d'une certaine manière universels et, de ce (ait, particulièrement privilégiés selon des modalités qui seront examinées dans un instant. Il est important, cependant, de saisir à la fois les liens et les différences entre cette personnification des institutions par l'idéologie de groupe et l'ancienne critique dialectique de la fonction sociale et idéologique des institutions. Que la première ait quelque peu débordé la seconde - comme boîte noire des années soixante - est assez probable; dans une autre perspective (marxienne), la fonction sociale d'une institution donnée est médiée par le système en tant que totalité, et, par conséquent, n'est personnalisée qu'au moyen de la caricature la plus sommaire (personne, comme Marx ne se lasse pas de le répéter, ne croit que les hommes d'affaire sont tous individuellement méchants). Ainsi, le journal joue un rôle idéologique dans notre ordre social, mais pas parce qu'il est le jouet d'un groupe social spécifique; les commentateurs, paparazzi, présentateurs et les patrons de presse, par exemple, sont simplement, dans une perspective de classe, les fractions sociales déterminées par la structure institutionnelle. Mais, dans une conscience de groupe postmoderne, les journaux et l'actualité dans les médias en général appartiennent, en fait, à ce qui est maintenant une nouvelle (et puissante) unité sociale en elle même, un acteur collectif sur la scène historique, craint des hommes politiques et toléré par le «public», portant des visages connus et, dans sa structure anthropomorphique, quasiment un être humain à part entière (quoique sans beaucoup de profondeur, même en tant que personnage narratif). Les années soixante avaient déjà commencé à penser en ces termes lorsqu'elles

Conclusion

projetaient la lutte contre la Guerre du Vietnam sur les figures autoritaires de Johnson et des généraux, suspectés de poursuivre cette guerre par pure malignité patriarcale (il est vrai qu'il n'était pas facile d'en comprendre les raisons nationales). Mais, une fois la distribution des rôles fixée, chacun acquiert une semi-autonomie représentationnelle, et il n'est pasfacilede faire cadrer la catégorie de «journalistes média», par exemple, avec cette ancienne catégorie sociale plus fonctionnelle des idéologues du grand capital (ou, si vous préférez quelque chose de plus pittoresque, des «valets du capitalisme»), même si les grandes campagnes médiatiques (le vent de panique lié aux viols d'enfants dans les crèches, les promesses tous azimuts de mort du marxisme et du socialisme, la « guerre à la drogue », ou les effets' prétendument nocifs des déficits budgétaires) balayent de manière prévisible tous les canaux de diffusion avec toute la régularité des événements météorologiques et des directives du parti dans les pays « socialistes ». Les paradoxes représentationnels engagés dans tout récit dont la catégorie fondamentale est le «groupe» postmoderne peuvent alors s'exprimer ainsi: puisque l'idéologie des groupes voit le jour simultanément avec la fameuse « mort du sujet» (dont elle est simplement une version alternative) - le travail de sape psychanalytique des expériences de l'identité personnelle ; l'assaut esthétique contre l'originalité, le génie et le style personnel moderniste ; le déclin du «charisme» à l'ère des médias et du «grand homme» à l'ère du féminisme; l'esthétique fragmentaire et schizophrénique évoquée plus haut (qui commence en réalité avec l'existentialisme) - tout cela aura pour conséquence l'impossibilité désormais, par définition, pour ces nouveaux caractères et représentations collectifs que sont les groupes, d'être des sujets. C'est, bien sûr, l'un des éléments qui mettent en crise la vision historique ou les « grands récits » de la révolution soit bourgeoise soit socialiste (comme l'a expliqué Lyotard), car il est difficile d'imaginer un tel «grand récit» sans «sujet d'histoire». Le premier essai publié par Marx, La Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, découvrit, par un remarquable bond philosophique, ce nouveau sujet d'histoire - le prolétariat. Ce format primitif fut ensuite

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conservé pour d'autres sujets maintenant marginaux (les noirs, les femmes, le Tiers Monde, et même, un peu abusivement, les étudiants) dans la réécriture de la doctrine des « chaînes radicales » au cours des années soixante. Aujourd'hui, cependant, il ne peut plus remplir ce rôle structural avec le pluralisme des groupes collectifs, et peu importe à quel point est «radicale» la paupérisation ou la marginalisation du groupe en question, pour la simple raison que la structure a été modifiée et le rôle supprimé. Historiquement, ce n'est guère surprenant puisque la nature transitionnelle de la nouvelle économie mondiale n'a pas encore permis à ses classes sociales de se constituer d'une quelconque manière stable, sans parler d'acquérir une véritable conscience de classe, si bien que les très vives luttes sociales de la période actuelle se trouvent largement dispersées et anarchiques. Ce qui est plus surprenant, et peut-être d'une importance plus immédiate sur un plan politique, c'est la forclusion et l'exclusion, par les nouveaux modèles représentationnels, de toute représentation adéquate de ce qui était représenté jadis - quelque imparfaitement que ce fut - comme une «classe dirigeante». Comme nous l'avons déjà vu, plusieurs traits indispensables à pareille représentation manquent en fait : la dissolution de toute conception de la production ou de l'infrastructure économique, avec son remplacement par la notion désormais anthropomorphique d'institution, signifie qu'il ne peut se former aucune conception fonctionnelle de groupe dirigeant, sans parler de classe. Il n'y a aucun levier à contrôler, pas plus que de moyen de production à gérer. Seuls les médias et le marchés sont visibles en tant qu'entités autonomes, et tout ce qui tombe en dehors d'eux, et en dehors de l'appareil de représentation en général, se verra recouvert du terme amorphe de pouvoir, dont l'omniprésence - malgré sa singulière inaptitude à décrire la réalité globale de plus en plus « libérale » - devrait nous inspirer de profonds soupçons idéologiques. Ce manque de fonctionnalité qui se révèle dans notre peinture des groupes sociaux, avec l'effondrement de leur capacité à constituer un sujet ou une «puissance d'agir», signifie que nous avons tendance à dissocier, d'un côté, la reconnaissance de l'existence individuelle d'un groupe (le pluralisme en

Conclusion

tant que valeur) et, de l'autre, toute attribution d'un projet qui, alors, se voit enregistré non comme groupe mais comme conspiration et qui, de ce fait, tombe dans une autre case de l'appareil représentationnel. Les hommes d'affaires de Reagan, par exemple, (aujourd'hui, tout le monde ou presque veut bien admettre le lien quasi immédiat entre profit privé et programme politique de tout type) sont perçus - dans cette perspective - comme une liste de noms dans le journal, un réseau local de copains que vous pourriez étendre à une confraternité régionale (sud de la Californie, la Sunbelt) ; le plus paradoxal, cependant, c'est le fait que, ainsi perçus, ils ne jettent absolument aucun discrédit sur le commerce ou les hommes d'affaires. La taxinomie des groupes est donc d'une remarquable élasticité idéologique et permet de telles distinctions que l'innocence du collectif originel est préservé, sous réserve, toujours, que soit garantie contre la rupture cette barrière conceptuelle fondamentale, ou tabou, qui sépare un groupe d'une classe sociale. Que les « nouveaux récits » manquent de la capacité allégorique à cartographier ou modéliser le système peut aussi se constater quand on se penche sur le rôle directeur de la classe des affaires et sur ses relations de domination avec les modifications de la vie quotidienne. Je crois que, puisque nous avons dorénavant une appréhension synchronique de la réalité sociale - dans son sens le plus fort, tardivement révélé comme celui d'un système spatial - , les changements et les modifications de la vie quotidienne doivent désormais se déduire après coup plutôt qu'être objets d'expérience. Bertrand Russel évoqua autrefois une temporalité très postmodeme où le monde lui-même, créé en fait juste une seconde avant, était soigneusement «vieilli» d'avance et délibérément doté de profondes traces artificielles d'usure, d'ancienneté et d'usage, de telle sorte qu'il paraisse porter en lui-même un passé et une tradition intrinsèques (exactement de la même manière qu'on équipait ses sujets humains - comme les androïdes de BLade Runner- d'un stock en apparence original d'images personnelles de souvenirs, comme des albums photos d'une fausse famille et d'une fausse enfance). Il faut maintenant reconstruire, comme un mot que l'on a sur le

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Élabofabons secondaires

bout de la langue, la disparition de produits traditionnels sur le marché: dans la plupart des cas, la simple absence de quelque chose est difficile à reconstituer sous la forme d'une action ou d'une décision soumise à justification et censée impliquer un agent. Difficile ainsi d'établir un lien narratif entre les délibérations d'un conseil d'administration et les changements du quotidien qui ne sont eux-mêmes perceptibles qu'ex post facto, et non en train de se faire. Quant à l'avenir, il est tout aussi absent de ce monde synchrone du postmodeme aussi propre qu'un sou neuf, dont le système dans son entier est, cependant - comme le départ dans une région de son unique grosse usine - soumis à remaniement sans préavis, comme un paquet de cartes divinatoires qui seraient réelles. L'impact du chômage postmoderne sur la conscience de l'époque postmoderne est forcément considérable, mais peut-être, de manière inattendue, indirecte: indexation versus catastrophe, la modification immédiate de toutes les valences sur le prochain refinancement, comme un réajustement automatique des taux d'intérêt d'emprunt. Les compagnies d'assurance - survivances archaïques à bien des égards d'un ancien univers temporel (et réaliste ou moderniste) où le « destin d'une vie » constituait encore une catégorie narrative significative et où le salon funéraire occupait une place très centrale dans le voisinage ethnique - semblent obnubilées par une consécration spécieuse dans laquelle, à l'oeil nu, elles semblent au bord d'une grotesque métamorphose en socialisme (une photographie infrarouge révèle cependant une réalité commerciale plus banale). Une nouvelle sorte de peur - plutôt que les célèbres prébendes de Lénine- scelle maintenant hermétiquement ce système, puisque vous avez un intérêt personnel dans sa reproduction sans à-coup ni obstacle, ce qui commence à se produire si vite que ce n'est plus visible. Pas plus que votre peur, maintenant systémique, n'est visible, ayant été expérimentalement refoulée: le besoin d'éviter les évaluations du système dans son ensemble fait maintenant partie intégrante de sa propre organisation interne aussi bien que de ses diverses idéologies. C'est, en effet, pour une autre raison que la représentation de la « prise de décision» - qu'elle soit l'image réaliste et désuète de la salle du conseil

Conclusion

d'administration ou une approche moderne, indirecte et moderniste via le problème de sa représentation - s'arrête net, sans cérémonie, dans le postmodeme, qui impose comme ticket d'entrée une sorte de connaissance blasée à l'avance du fonctionnement de ce système. L'intuition d'Adorno et Horkheimer sur Hollywood était à cet égard prophétique du système ultérieur, globalement : « Ils [le cinéma et la radio] ne font plus que du business : c'est là leur vérité et leur idéologie qu'ils utilisent pour légitimer la camelote qu'ils produisent délibérément26.». Ils avaient à l'esprit la - maintenant classique - défense de la médiocrité par Hollywood, non seulement s'agissant du goût général du public mais aussi s'agissant de sa propre fonction commerciale de vente de produits à un public ayant ces goûts là. Comme pour tous les arguments tirés du «public», il en résulte une sérialité dans laquelle le public devient un Autre fantasmatique pour chacun de ses membres pris isolément, chacun d'entre eux - quelle que soit sa réaction individuelle à la médiocrité de ce produit précis - ayant aussi appris et intériorisé la doctrine de la loi du profit qui l'excuse en se fondant sur les motivations de « tous les autres ». C'est comme des gauchers contraints d'utiliser des outils faits pour des droitiers : la connaissance est intégrée à la consommation, ce qui est escompté par avance. Européens, Adomo et Horkheimer étaient manifestement scandalisés par le sans-gêne et la vulgarité avec lesquelles les grands magnats du cinéma se référaient à la dimension commerciale de leurs opérations et tiraient gloire de la recherche du profit qui s'attachait sans honte à chaquefilm,que ses «ambitions artistiques» aient été modestes ou prétentieuses. Notre culture de masse aujourd'hui, en plein cœur du postmodernisme, parait, assez naturellement, bien plus raffinée que la radio et les films des années trente et quarante ; le public de la télévision est sans doute mieux éduqué et possède aussi une bien plus grande expérience des images que ne l'avaient ses parents sous l'ère Eisenhower. Mais je soutiendrai que l'intuition de cette idéologie de la chose qu'ont eue Adomo et Horkheimer est peut-être encore plus profondément vraie aujourd'hui qu'elle ne l'était alors. Pour cette raison même - son universalisation et son intériorisation

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Élabo rations secondaires

- elle est moins visible en tant que telle et s'est transformée en véritable seconde nature. Tenter de représenter et de visualiser la salle du conseil d'administration et la classe dirigeante est malaisé car cela implique un attachement démodé au contenu dans une situation où seule compte la forme proprement dite - la plus formaliste des lois ou des règles : la loi du profit (qui écrase même n ettement les slogans idéologiques plus saisissants tels que « l'efficacité ») - et où l'attachement à la forme, présupposition tacite de la loi du profit, est présumée et insusceptible d'être sujet à réexamen ou à thématisation. Ce rasoir d'Occam fait des coupes claires dans un grand nombre de sujets de conversation désormais métaphysiques que s'autorisaient jadis les générations précédentes dans un système capitaliste au fonctionnement moins pur, et peut, en fait, être défini comme une certaine fin de l'idéalisme, constitutive du postmoderne. Le formalisme de la loi du profit se transmet ensuite - mais plus sous la forme pesante de doctrines religieuses dont elle prend le rôle - à une sorte de public extérieur nouveau riche qui, depuis l'époque des « cadres » des années cinquante aux «yuppies» des années quatre-vingt, s'est incarné toujours plus éhontément dans sa quête de réussite, maintenant reconceptualisée comme «style de vie» d'un «groupe» spécifique. Mais je préciserai aussi que ce n'est plus exactement le profit en tant que tel qui forme l'image idéale de ce processus (l'argent est simplement le signe extérieur d'une élection intime, mais, à une époque où des nombres comme des milliards et des trillions se rencontrent plus fréquemment, la fortune et la «grande richesse» sont plus difficiles à représenter, sans parler de les conceptualiser libidinalement). L'enjeu est plutôt le savoir-faire et la connaissance du système lui-même : et c'est sans doute le « moment de vérité » des théories postindustrielles relatives au primat nouveau du savoir scientifique sur le profit et la production ; sauf que ce savoir n'est pas particulièrement scientifique et implique « simplement » une initiation à la manière dont fonctionne le système. Mais maintenant, ceux qui s'y connaissent sont tropfiersde leur leçon et de leur savoir-faire pour tolérer la moindre question sur le pourquoi il devrait en être ainsi, ou même,

Conclusion

d'abord, pourquoi il serait bon de le savoir. C'est le capital culturel d'initié des nouveaux riches qui comprend le savoir-vivre et la bonne tenue à la table du système ; marié à des anecdotes édifiantes, votre enthousiasme déployé avec une véritable frénésie dans des sous-produits culturels comme la fiction cyberpunk institutionnelle déjà mentionnée - doit davantage à la possession de la connaissance du système qu'au système lui-même. L'ascension sociale de cette nouvelle connaissance du club yuppy s'étend maintenant lentement vers le bas, via les médias, jusqu'aux zones-frontières des classes défavorisées ; la légitimité, la légitimation de cet ordre social-li étant assurée par avance par une foi dans les secrets du mode de vie des entreprises qui prend la recherche du profit comme « présuppostion tacite absolue», mais que vous ne pouvez tout à la fois ni apprendre ni soumettre à interrogation, pas plus que vous ne pouvez redessiner mentalement un bateau sur lequel vous êtes en train de faire votre première sortie en mer. La théorie de Lénine de la corruption des secteurs avancés de la classe ouvrière a donc besoin d'être remplacée par une théorie de la corruption de statut et de la distribution des insignes culturels postmodernes, qui est, je suppose, plus ou moins ce que Bourdieu nous propose actuellement - sauf que, comme nous l'avons déjà vu, ces concepts de «statut», développés pour le groupe postmoderne, ont besoin d'être nettement distingués des théories sociologiques traditionnelles dans lesquelles le concept de statut était alternatif au concept de classe (et où, par conséquent, on jouait une certaine structure de l'ancien système féodal contre une conscience de l'originalité de la société bourgeoise). Mais si les yuppies peuvent trouver satisfaction dans le pur savoir-faire, il n'est peut-être pas aussi facile de satisfaire le personnel et les agents d'entretien du postmoderne. Pour eux, on dispose d'un certain chantage synchronique qui n'est unique historiquement et socialement que par la façon dont il est fermement enfermé à l'intérieur de la perception temporelle et simultanément refoulé (comme si c'était la chose la plus naturelle du monde). Et en plus c'est démocratique, et la totalité de la direction peut avoir complètement disparu le jour précédent la fermeture

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Élaborations secondaires

de l'usine. C'est comme si vous faisiez partie d'un jeu informatique dont les constellations seraient sujettes à changement sans préavis et vous incluraient à leurs options : de nos jours, même un bon comportement risque ne pas être un motif suffisant pour conserver une position ou garder un emploi. Cependant, un troisième type de motivation, d'un type plus religieux, est aujourd'hui à nouveau à la disposition des étrangers, et ce qui se pratique ici avec toute la frénésie désintéressée d'une addiction à la drogue se manifeste sur les postes de télévision non-américains comme une vision bénéfique de l'utopie du marché; ce que nous tenons pour acquis, ils croient encore que c'est le dernier modèle de l'année, confondant consumérisme et consommation et mêlant magasin discount et démocratie. Sortis du Tiers Monde par nos propres contre-insurrections et attirés hors du Second par notre propagande médiatique, les candidats immigrants (qu'ils soient spirituels ou matériels), ne comprenant pas à quel point ils sont peu souhaités ici, courent après une vision délirante de transsubstantiation où c'est le monde des produits qui est désiré, comme un paysage, et aucun d'entre eux en particulier : des produits particulièrement obsessionnels comme le traitement de texte ou la télécopieuse sont eux-mêmes des emblèmes allégoriques des structures postmodernes, mondiales, fascinantes et proprement esthétiques, dans lesquelles se rejoue perceptuellement l'identité médias-marché, un peu comme une dramatisation avec effets spéciaux high-tech de la preuve ontologique. Le nœud crucial nécessitant alors un examen sérieux est la façon dont la représentation des médias eux-mêmes s'arrange pour représenter le marché, et vice versa, pendant que la «démocratie» (qui n'est généralement pas, dans notre système, représentée, ou en fait, représentable) se décolle de chacun d'eux comme une connotation et comme l'une des plus reconnaissables des trente-sept saveurs. Nous avons, en effet, déjà vu à quel point il est facile de glisser du marché aux médias dont il faut enregistrer l'intervention dans la politique réelle avant de pouvoir en observer la réappropriation par l'idéologie

Conclusion

des médias27. Que les médias (sauf quand ils sont soigneusement mis à l'écart, comme lors de notre invasion de la Grenade, et pourtant, même là, ils auraient pu faire du bruit, l'eussent-ils voulu) aient une influence contraignante et bénéfique sur la torture, la répression policière et le respect des droits civiques dans le monde n'est pas douteux, même si le souci maintenant mondial de bonne réputation nationale ou gouvernementale est en général médié par une préoccupation tenant aux fonds américains, sauf lorsqu'il s'avère plus lucratif d'être conquis par les États-Unis. Quant aux reportages de la télévision américaine, dont les préparatifs pour la dernière guerre eurent pour version spécifique une (louable) détermination à éviter de s'humilier en couvrant une chose comme la guerre du Viêtnam à l'avenir, on peut aussi compter sur eux pour reproduire avec une fiabilité indéfectible les attitudes les plus tendancieuses de la Guerre Froide lorsqu'il s'agit de socialisme (comme très récemment, la couverture véritablement obscène par les télévisions de la visite de Gorbatchev en 1989 à Cuba, où Fidel Castro était comparé à Ferdinand Marcos!). Pour ce qui est d'une politique des médias spécifiquement nouvelle ou postmoderne, il est clair également qu'elle a depuis longtemps pris naissance (parfois sous la forme d'un soi-disant terrorisme) comme l'une des rares armes à disposition des minorités ou des sous-groupes impuissants, rejetés et censurés avec l'équipement le plus récent. Toujours est-il que le monde paraît relativement moins violent - de quelque manière qu d soit possible de mesurer une telle chose - qu'à l'époque de Hider, sans parler de celle de l'état-nation bourgeois du XIXe siècle ou de l'absolutisme féodal de l'ancien régime (avec ses exécutions publiques si chères à Foucault!). Néanmoins, et en dehors de la genèse d'instruments de torture véritablement high-tech, la politique des médias ne s'avère pas être un substitut à la politique en tant que telle, et les fuites ou l'image volée s'enfoncent rapidement dans le terrain stérile du matériau épuisé et des phrases choc trop familières, sauf lorsque cette poursuite de la politique par d'autres moyens est aussi en mesure de mobiliser les moyens ordinaires, les groupes de soutien, la pression populaire, les alliances, et une saine reconnaissance, par les

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Élabo rations secondaires

groupes opprimés, de leur intérêt personnel dans cette « image de l'autre» particulière. D'un autre côté, la fin de l'« intimité», dans tous les sens sexe-et-violence, et ce prodigieux accroissement de ce qu'il est encore possible de qualifier de sphère publique, si nous visons vraiment là tous les sens du mot «public», ont aussi pour conséquence un-énorme élargissement de l'idée de rationalité, en laquelle nous voulons bien «croire» (mais pas avaliser), comme étant ce qu'il ne nous a plus été possible de retirer du registre visible comme « irrationnel », incompréhensible, immotivé, insensé ou malade. Enfin, à propos des «médias», il est nécessaire d'ajouter qu'ils n'ont pas réussi à naître ; ils ne sont pas finalement devenus identiques à leur propre «concept», comme Hegel aimait à le dire, et peuvent donc figurer parmi les innombrables «projets inachevés» du moderne et du postmoderne, pour utiliser cette formule polie de Habermas. Ce qu'on a maintenant, ce qu'on appelle «médias», ce n'est pas cela, ou pas encore cela, comme pourrait le démontrer l'un des épisodes médiatiques les plus révélateurs. L'assassinat de John F. Kennedy fut un événement unique dans l'histoire nord-américaine, notamment parce que ce fut une expérience collective (et médiatique, communicationnelle) unique qui forma les gens à lire d'une manière nouvelle de tels événements. Mais il serait trop simple d'expliquer l'extraordinaire retentissement de cet assassinat en se fondant sur la situation publique de Kennedy. Au contraire, il y a des raisons de penser que l'on comprendra mieux son sens posthume si on prend les choses dans l'autre sens, comme la projection d'une expérience collective de réception nouvelle. Il a en effet souvent été souligné que la popularité et le prestige personnel de Kennedy étaient à un niveau particulièrement bas au moment de sa mort ; ce qu'on remarque moins souvent, c'est que cet événement fut aussi un peu le passage à l'âge adulte de toute une culture des médias qui s'était mise en place à la fin des années quarante et dans les années cinquante. Soudain, et pendant un court moment (qui

Conclusion

dura cependant de longs jours), la télévision montra ce qu'elle était vraiment capable de faire et ce qu'elle signifiait vraiment - une démonstration de synchronicité prodigieuse et nouvelle et une situation communicationnelle qui représentait un bond dialectique au-delà tout ce qu'on avait pu jusqu'ici soupçonner. Les événements ultérieurs de ce genre furent ensuite re-tenus par une pure technique mécanique (comme les ralentis instantanés de l'attentat contre Reagan ou du désastre de Challenger, ralentis, empruntés aux sports commerciaux, qui vidèrent de façon experte ces événements de leur contenu). Pourtant, cet événement inaugural (qui n'a peut-être même pas eu la charge émotionnelle de la mort de Robert Kennedy, de celle de Martin Luther King Jr, ou de Malcolm X) donna ce qu'on appelle un aperçu utopique d'un « festival » communicationnel collectif dont la logique et la promesse ultimes sont incompatibles avec notre mode de production. On peut dire que les années soixante, souvent considérées comme le moment d'un déplacement paradigmatique vers la linguistique et le communicationnel, ont aussi commencé avec cette mort, non à cause de la perte ou de la dynamique du chagrin collectif, mais parce que cela donna lieu (comme mai 68, plus tard) au choc d'une explosion communicationnelle qui aurait pu n'avoir aucune autre conséquence au sein de ce système mais qui laissa dans les esprits la cicatrice de l'expérience de la différence radicale brièvement entraperçue, à laquelle l'amnésie collective revient sans but dans son étourderie ultérieure, s'imaginant planer sur le traumatisme là où, en fait, elle cherche une nouvelle idée de l'utopie. Rien d'étonnant, alors, à ce que le petit écran se languisse d'une autre chance de renaître à la faveur d'une violence inattendue ; rien d'étonnant non plus à ce que sa vie future amputée soit disponible pour de nouvelles combinaisons sémiotiques et symbioses prosthétiques de toutes sortes, parmi lesquelles le mariage avec le marché a été le plus élégant et, socialement, le plus réussi.

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7. Démographies du postmodeme Le populisme médiatique laisse cependant penser qu'il existe un déterminant social plus profond, en même temps plus abstrait et plus concret, ainsi qu'un trait dont on peut mesurer le matérialisme essentiel au scandale qu'il représente pour l'esprit, qui l'élude ou le dissimule comme une canalisation. Parler du rôle des médias globalement en fonction de ce qui est quasiment une figure littérale de raison, c'està-dire de la réduction de la violence publique étatique grâce au regard de l'information mondiale, revient peut-être à prendre les choses à l'envers. Car ce sentiment de changement d'époque peut s'exprimer tout aussi convenablement en termes de nouvelle conscience de soi des peuples sur la planète, après la grande vague de décolonisation et des mouvements de libération nationale des années soixante et soixante-dix. L'Occident a ainsi l'impression que, sans grand préavis et de façon inattendue, il se trouve maintenant face à un éventail de sujets individuels et collectifs véritables qui n'étaient pas là avant, ou qui n'étaient pas visibles, ou - pour utiliser un beau concept de Kant - étaient encore mineurs et sous tutelle. Il est clair que tout ce qu'il y a de condescendant dans cette vue très ethnocentrique de la réalité mondiale (qui se reflète en toute chose, des albums d'une collection de timbres jusqu'aux programmes des cours sur la littérature internationale en anglais) se retourne et se rabat sur le regardeur de façon ignominieuse, mais il est tout aussi clair que cela ne diminue en rien l'intérêt de cette «impression». Voici par exemple un résumé féroce de la question par un écrivain radical que nous avons d'autres raisons de citer dans ce contexte, ce qui apparaîtra clairement dans un moment : « il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions Ôl hommes ex un milliard cinq cents millions à!indigènes. Les premiers disposaient du Verbe ; les autres l'empruntaient28. » Le personnage de Sartre se moque du racisme européen en même temps qu'il fonde son objectivité comme illusion idéologique dans l'histoire (ce n'est que depuis la décolonisation et ses conséquences que les « natifs » se sont avérés être des « êtres humains ») et dans une certaine

Conclusion

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philosophie qu'il partage avec Fanon, une philosophie du sujet et de la reconnaissance de l'Autre comme sujet, qui insiste non pas sur le (ait inerte de mon existence comme sujet, mais plutôt sur le geste actif, énergique et violent par lequel je force la reconnaissance de mon existence et de mon statut comme sujet humain. La vieille fable hégélienne du maître et de l'esclave aussi familière qu'Ésope de nos jours - présente à travers cette philosophie une sorte d'archétype, démontrant à nouveau sa fiabilité en ce qu'elle explique non pas la révolution ou la libération mais plutôt ses conséquences : l'émergence de nouveaux sujets ; c'est-à-dire, des gens nouveaux, d'autres gens qui n'étaient même pas là avant en quelque sorte, même si leurs corps et leurs vies peuplaient les villes et ne se sont pas subitement matérialisés la veille. Ces développements médiatiques paraissent maintenant mobiliser ce qu'Habermas appelle une «sphère publique», comme si ces gens ne s'y trouvaient pas avant, n'étaient pas visibles, n'étaient pas publics d'une certaine façon, mais l'étaient devenus en vertu de leur nouvelle existence en tant que sujets reconnus ou constatés. Ainsi, ce n'est pas simplement une question de câbles ou de projecteurs en plus, de matériel de prise de vue portable, ou de la présence fortuite de journalistes occidentaux dans les endroits « oubliés de Dieu», mais plutôt d'une nouvelle visibilité des «autres», qui occupent leur propre scène - une sorte de centre en soi - et forcent l'attention par le pouvoir de leur voix et de l'acte même de parler qui - bien au-delà du vieil acte ponctuel de violence physique de Fanon - devient, pour une génération sensibilisée au langage, le premier acte violent primordial par lequel vous vous imposez à l'attention d'un autre. Que de royaumes nous ignorents'agit-il pas simplement d'un esprit de clocher mondial, plongé avec étonnement dans la vie quotidienne fourmillante et monotone d'autres lieux et d'autres planètes ? Ces découvertes capitales sont-elles davantage que des équivalents mondiaux de la toute récente tolérance libérale des médias post-années soixante, avec leurs fichiers actualisés sur les minorités et néoethnicités nouvellement reconnues et accréditées ? Car, comme on l'a déjà laissé entendre, la célébration apparente de la différence, que ce soit ici, chez nous, ou à une échelle mondiale, cache et présuppose en réalité

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une identité nouvelle et plus fondamentale. Quelle que soit cette nouvelle tolérance libérale, elle a peu à voir avec la palette exotique de l'exposition emblématique de The Family ofMan, où l'on demandait aux bourgeoisies occidentales de manifester leurs affinités personnelles et humaines avec les Bushmen et les Hottentots, les femmes aux seins nus des îles et les artisans aborigènes, et les autres de ce type anthropologique qu'il est peu probable de voir arriver chez vous en touristes. Mais il est toutefois très probable que ces nouveaux autres viennent chez vous comme immigrants ou Gastarbeiter; dans cette mesure, ils sont davantage «comme» nous, ou du moins « les mêmes » que nous, de toutes sortes de façons nouvelles, ce que de nouvelles habitudes sociales internes - reconnaissance forcée, sociale et politique, des « minorités » - nous aident à traduire dans notre politique étrangère. Cette expérience idéologique pourrait bien être limitée aux élites du Premier Monde (mais, même si c'était le cas, elle aurait encore des effets dramatiques et incalculables sur tous les autres) : raison de plus pour la prendre en compte dans cette description du postmoderne où elle apparaît - un peu plus brutalement (matérialistement, comme j'ai commencé à le formuler) - sous forme de pure démographie. Il y a un plus grand nombre de gens maintenant, et ce « fait » a des implications qui transcendent le simple inconfort spatial et la perspective de pénurie momentanée de produits de luxe. Il est nécessaire d'explorer la possibilité qu'existe là, dans ce qu'on appelait de manière un peu désuète le domaine moral, une chose à peu près équivalente au vertige des foules pour le corps individuel : le pressentiment que plus nous reconnaissons d'autres gens, même en pensée, plus le statut de notre propre conscience ou « moi », jusqu'alors unique et incomparable, devient particulièrement précaire. Cette dernière ne change pas, bien sûr, pas plus que nous ne nous retrouvons magiquement dotés d'une plus grande sympathie (dans le sens philosophique immémorial) pour ces autres de plus en plus nombreux, avec qui nous pouvons de moins en moins sympathiser individuellement. Au contraire, de même que dans l'ébranlement d'un type très fondamental de fausse conscience ou d'aveuglement idéologique, nous

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sommes amenés à anticiper l'effondrement imminent de tous nos mécanismes conceptuels internes de défense, et notamment celui des rationalisations du privilège et des formations presque naturelles du narcissisme et de l'amour de soi (comme d'extraordinaires structures cristallines ou formations de corail excrétées sur des millénaires). Cette phobie est sans doute la peur de la peur, le sentiment de cet effondrement prochain, plutôt que la chose elle-même, la terreur d'un anonymat imminent; et il est possible de l'invoquer pour expliquer des opinions et des réactions politiques, même si elle est en grande partie gouvernée par cette forme de refoulement qu'est l'oubli et le manque de mémoire, un aveuglement qui ne veut pas savoir et essaie de plonger toujours plus profond dans le délibérément involontaire, une distraction orientée. Pareille hypothèse existentielle contribuerait à conforter le statut de la démographie comme matérialisme, comme, en fait, une nouvelle sorte ou une nouvelle dimension du matérialisme: ni celui du corps individuel (comme dans le matérialisme ou positivisme mécanique bourgeois), car des corps multipliés, même s'ils ne se fondent pas dans une monstrueuse sur-âme physique collective, réduisent la précieuse corporalité individuelle à une chose trivialement biologique ou évolutionniste; ni celui des « individus réels concrets » de Marx (dans L'Idéologie allemande, ceux dont il est bien connu que «nous partons»), puisqu'ils exhalent toujours des identités personnelles et des noms, ni même celui des masses ouvrières qui ne paraissent pas assez démographiques, menaçant de déboucher sur ou de retomber dans l'«humanisme». Pourtant, même les individus concrets de Marx présentaient une forme de matérialisme, au sens étroit non pas de quelque système matérialiste mais d'une opération mentale de renversement matérialiste et de démystification - seule caractéristique par laquelle on peut identifier le « matérialisme » en tant que tel. Cependant, l'opération de Marx, comme en témoigne son contexte immédiat (mais aussi sa forme et sa force conceptuelles), est dirigée contre les idéalismes des diverses disciplines (non pas l'«histoire des idées», l'idéologie ou les sciences, etc. - les grandes continuités hégéliennes des formes et des pensées - mais plutôt les personnes individuelles dans leur histoire fourmillante, beaucoup plus synchrone).

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Le renversement matérialiste inhérent à la démographie29 retourne aussi le tapis de cette histoire toujours anthropomorphique, mais lui substitue non pas tant des agrégats statistiques que la pure existence de l'histoire naturelle elle-même. Ce n'est pas tant le contenu de la vision ou du paradigme historique ainsi substitué (qui est toujours une représentation et donc encore susceptible d'être encadré et domestiqué par les diverses idéologies) que l'effet de renversement lui-même qui nous confronte abruptement pour l'instant avec une réalité non-anthropomorphique, en fait presque non- ou in-humaine, réalité que nous ne pouvons assimiler conceptuellement. La démographie envisagée comme une dimension du matérialisme nous amènerait à attacher à ce dernier ses caractéristiques représentationnelles et idéalisables (en particulier celles thématisées autour d'une «notion» de matière elle-même). D'assez rares penseurs ont reconnu des effets culturels radicaux à cet élargissement de l'univers peuplé, ou, par exemple, lui ont précisément attribué la stylisation et la « formidable érosion des contours » du mouvement moderne comme mouvement vers une sorte d'universalisme, «... préoccupation dérangeante de la surprise de l'abîme entre chaque occasion ténue de la vie quotidienne et les grands étirements de temps et de lieu où chaque individu joue son râle. Par cela, j'entends l'absurdité pour coûte personne seule à précendre à l'importance de ses dires: "J'aime!"... "Je souffre!" quand on pense aux milliards de gens à l'arrière-plan qui vécurenc ec moururent, qui vivent et meurent, et, probablement, vivronc et mourront. Ce sentimenr se développa singulièrement chez moi à la suite du hasaid presque accidentel qu'après mon diplôme de Yale en 1920, je fus envoyé à l'étranger pour étudier l'archéologie à L'American Academy de Rome. Nous fîmes même des voyages d'étude à l'époque ec, pour une part mineure, participâmes & des feuilles. Quand on a manié une pioche qui va révéler la courbe d'une rue recouverce depuis quatre mille ans ec qui fut jadis une voie très animée et très fréquentée, on n'est jamais plus tout à fait le même. Vous regardez Times Square comme un endroit dont vous imaginez qu'un jour des écoliers diront : "Il semble qu'il y ait eu ici une sorte de lieu public M ." »

Ce témoignage reste toutefois un témoignage essentiellement moderniste qui infléchit les résultats et les conséquences de l'expérience démographique

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vers l'abstraction et l'universalisation ; il est dans la continuité de la disjonction moderniste du signe et du référent, dans la perspective de construire une «œuvre ouverte» que les multiples publics fragmentés des états impérialistes fin XIXe début XXe peuvent librement recoder et recontextualiser. Cette formulation est aiguisée de manière polémique contre la conquête de la pièce unique du stade naturaliste et réaliste, avec sa datation et sa météo, son ici-et-maintenant ancré dans les journaux du temps national empirique. Mais la réaction postmoderne ultérieure contre cette abstraction et cette stylisation modernistes - elles-mêmes déterminées par un écœurement face à tout le bric-à-brac et les atours éphémères d'un individualisme non-substantiel - marque un «retour au concret» un peu différent; son nominalisme schizophrénique inclut les décombres et vestiges d'une grande part de ce qui le précède - lieu, noms personnels, etc. - mais sans l'identité personnelle et la progression temporelle et historique, et sans la cohérence de la situation et sa logique (quelque désespérée qu'elle soit), qui donnaient au réalisme bourgeois sa tension et sa substance. Peut-être, en effet, observons-nous ici à l'envers la grande triade philosophique et logique hégélienne - spécificité, universalité, individualité (ou particularité) - , comme si, dans l'histoire, l'individu concret venait en premier, puis le système répressif, et ensuite la désagrégation dans des traits empiriques aléatoires. Toujours est-il que l'impact dispersif de la démographie constitue un autre effet, très différent et peut-être plus spécifiquement postmoderne, qui se ressent d'abord et avant tout dans nos relations avec le passé de l'humanité. Il semble, d'après certains rapports, que le nombre d'êtres humains vivant désormais aujourd'hui sur terre (environ cinq milliards) se rapproche rapidement du nombre total d'hominidés ayant déjà vécu et étant morts sur la planète depuis le début de l'espèce. Le présent est donc comme un nouvel état-nation en plein épanouissement et en pleine expansion, dont les effectifs et la prospérité en font un rival inattendu pour les vieux états-nations traditionnels. De même que pour les locuteurs bilingues aux États-Unis, on peut calculer, du moins à titre prédictif, le moment 011 le passé sera devancé : ce moment démographique est déjà à portée de main, comme un point se

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rapprochant rapidement dans un avenir pas si lointain, et, par là même et dans cette mesure, ce moment fait déjà partie du présent et des réalités avec lesquelles il faut compter. Mais s'il en est ainsi, les relations du postmoderne avec la conscience historique prennent alors une toute autre apparence, et il y a quelques taisons, et un solide argument à avancer, pour consigner le passé dans l'oubli comme nous semblons être en train de lefaire; maintenant que nous, les vivants, avons la prépondérance, l'autorité des morts - fondée jusqu'alors sur le simple nombre - diminue à une vitesse vertigineuse (avec toutes les autres formes d'autorité et de légitimité). Avant, c'était comme une vieille famille, de vieilles maisons dans un vieux village avec seulement quelques jeunes alentour obligés de s'asseoir le soir dans des pièces obscures pour écouter les anciens. Mais (avec les quelques exceptions horribles que nous connaissons) il n'y a pas eu de guerre majeure depuis une génération ou deux: la courbe de croissance des naissances augmente nettement la proportion d'adolescents par rapport au reste de la population, des bandes de jeunes traînant en faisant du bruit dans la rue et abandonnant les vieilles personnes à leur poste de télévision. Autrement dit, si nous dépassons en nombre les morts, nous gagnons; nous avons la réussite par la simple vertu du fait d'être né (l'analyse de Beaumarchais sur les privilèges aristocratiques se réadapte de façon inattendue à la chance générationnelle des yuppies). Ce que le passé a à nous dire n'est par conséquent guère plus qu'affaire de curiosité oisive, et notre intérêt pour le passé - généalogies fantastiques, histoires alternatives ! - en vient à ressembler à un passe-temps d'initié ou à du tourisme d'adoption, un peu comme la spécialisation encyclopédique dans les émissions de fin de soirée ou l'intérêt de Pynchon pour Malte. Les hommages aux petites langues minoritaires et aux traditions provinciales éteintes est politiquement correct naturellement et constitue un prolongement de la rhétorique micropolitique évoquée plus haut. Pour autant que je le sache, le seul philosophe à avoir pris au sérieux la démographie et à avoir produit des concepts sur la base d'une expérience vécue manifestement idiosyncrasique fut Jean-Paul Sartre, qui ne voulait pas d'enfant de ce fait, mais dont l'autre originalité philosophique historique -

Conclusion

avoir fait un problème philosophique de cette étrangeté que nous prenons tous pour acquise, à savoir, l'existence d'autres gens - pourrait s'avérer, en (ait, en être la conséquence, plutôt que l'inverse. Il aurait bien évidemment été plus logique et cartésien d'aller de la question la plus simple - est-il réellement un Autre? - vers le sujet le plus compliqué (pourquoi y en a-t-il tant ?) ; mais les personnages de Sartre semblent se déplacer du multiple à l'individuel, dans cette étrange expérience qu'il est permis d'appeler synchronicité: « Le vent m'apporte le cri d'une sirène. Je suis tout seul, mais je marche comme une troupe qui descend sur une ville. Il y a, en cet instant, des navires qui résonnent de musique sur mer; des lumières s'allument dans toutes les villes d'Europe; des communistes et des nazis font le coup de feu dans les rues de Berlin, des chômeurs battent le pavé de New York, des femmes, devant leur coiffeuses, dans une chambre chaude, se mettent du rimmel sur les cils. Et moi je suis là, dans cette rue déserte, et chaque coup de feu qui part d'une fenêtre de Neukolln, chaque hoquet sanglant des blessés qu'on emporte, chaque geste précis et menu des femmes qui se parent répond à chacun de mes pas, à chaque battement de mon coeur31. »

Cette pseudo-expérience, dans laquelle il faut voir la marque d'un fantasme et d'un échec à parvenir à une représentation (par les moyens de la représentation), constitue également un effort de réaction au second degré, une tentative pour récupérer ce qui se trouve au-delà de la-portée de mes sens et de mon expérience vécue, et pour, en le ramenant à l'intérieur, me rendre sinon auto-suffisant, du moins autonome quant à ma protection, comme un hérisson. En même temps, ce fantasme semble être relativement vain et exploratoire, comme si le sujet avait peur d'oublier quelque chose mais n'arrivait absolument pas en imaginer les conséquences : Serai-je puni si j'oublie tous ces autres occupés à vivre en même temps que moi ? Quel profit à agir ainsi quand il est de toutes façons impossible defairele travail correctement? Pas plus que parvenir à une synchronicité consciente n'améliorerait ma situation personnelle immédiate, puisque, par définition, l'esprit passe par-dessus, vers d'autres qui me sont personnellement inconnus (et, par conséquent, par définition inimaginables dans le détail de leurs existences). Cet effort est donc volontariste, un assaut de la volonté sur ce

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qui est « par définition » structurellement impossible à réaliser plutôt qu'une démarche pragmatique et pratique visant à accroître mon information sur le ici et maintenant. Le personnage sartrien semble avoir lancé une enquête ou une attaque préventive: imaginer, englober par avance mentalement ces multitudes numériques qui, ignorées, pourraient autrement vous écraser ontologiquement. L'enquête doit également échouer parce que, comme Freud l'a fait observer, il ne peut y avoir de nombres imaginaires sans signification, et une psychanalyse de Sartre (ou de ses personnages) amènerait probablement à une thématisation du contenu des items qui se voulaient aléatoires. Et la solitude du sujet en train d'imaginer (la sirène solitaire déclenche ce projet « associatif») n'est pas sans importance, pas plus que ne l'est le temps lui-même surtout, ce moment historique où se voit unifiée la multiplicité dans laquelle est sélectionnée au hasard cette palette d'existences individuelles - en effet, on peut reconnaître ici ce que nous appelons maintenant le nominalisme en tant que situation et dilemme personnels et historiques. C'est en ce sens que, malgré tous les fils lancés au-delà de ma « situation » dans la synchronicité inimaginable des autres gens, Sartre est aussi (comme Rousseau) le philosophe de la politique des microgroupes, de l'épreuve du face-à-face, qui, quelle que soit son échelle - la photo aérienne de la place s'ouvrant sur les petites rues surpeuplées de la polis elle-même - doit rester disponible pour «l'expérience vécue» (expression moins trompeuse que celle de la rhétorique du corps individuel et de ses sens, qui évoque un type plutôt différent de philosophie). Ce qui se trouve au-delà - comme avec la classe sociale - est d'une certaine manière réel mais faux, concevable mais irreprésentable, et donc douteux et invérifiable pour une philosophie de l'existence qui souhaite par-dessus tout éviter d'être trahie et bernée dans son expérience vécue. «Totaliser» n'implique pas une foi dans la possibilité d'accéder à la totalité, mais plutôt un jeu avec la limite elle-même, comme avec une dent qui bouge, la comparaison d'annotations et de mesures vous permettant au final de déduire le mur du son qui, comme la frontière entre l'analytique et le dialectique chez Kant,

Conclusion

ne peut jamais être transgressé et transcende en quelque sorte l'expérience. Pourtant, cette impossible expérience qui s'étend au-delà, l'horreur de la multiplicité, n'est rien de plus qu'un pur Nombre, que la philosophie de Sartre, seule dans notre siècle, réinventa pour nous de manière archaïque, l'emportant sur celle de Heidegger avec son retour à une primitivité presque pré-socratique. Trop de gens se mettent à annuler ma propre existence par leur poids ontologique; ma vie personnelle - l'unique forme de propriété privée qui me reste - devient de plus en plus pale et faible comme les fantômes homériques, ou comme des parts immobilières dont la valeur a été tirée vers le bas jusqu'à n'être plus qu'une poignée de papiers chiffonnés et sans valeur. Cependant, tout cela se met maintenant à devenir postmoderne sous l'influence planétaire qu'il exerce sur les pensées temporelles et la possibilité de représenter le temps. Sartre reste pour beaucoup un modeme, mais il est instructif d'observer la masse gravitationnelle des purs nombres synchroniques se replier sur des thèmes temporels pour les envelopper dans le seul «concept» qu'on puisse maintenant exprimer entre l'histoire et la démographie, la seule catégorie spatio-temporelle pertinente qu'on puisse aussi, à la rigueur, créer pour remplir la double fonction d'une expérience : à savoir, le concept de synchronicité, limite ultime de la représentation avant que vous ne rejoigniez la télévision, et qu'à ce moment toutes ces ampoules incroyablement multiples se rallument, le problème métaphysique qu'elles semblent désigner et répéter se dissipe, et l'espace global postmoderne remplace et annule la problématique sartrienne de la totalisation. Avec cette transformation, comme nous avons eu l'occasion de le voir dans de nombreux autres cas, la tension essentielle entre le moderne et l'engagement dans le drame impossible de la représentation faiblit et s'évanouit. La totalité mondiale est maintenant ramenée dans la monade sur des écrans scintillants, et l'« intérieur », jadis terrain d'expérimentation héroïque de l'existentialisme et de ses angoisses, devient maintenant aussi autosuffisant que des éclairages ou que la vie intime d'un catatonique (tandis que, dans le monde spatial des corps réels, les extraordinaires déplacements géographiques de masses de travailleurs migrants et de touristes mondiaux renversent ce solipsisme

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individuel à un degré sans équivalent dans l'histoire du monde). Le mot nominalisme peut aussi contribuer à ce résultat, qui fait pâlir les universaux à l'exception des intermittences spasmodiques d'un sublime ou d'un nouvel infini mathématique ; mais, dans ce cas, il s'agirait d'un nominalisme qui ne serait plus conçu comme un problème et qui aurait donc perdu aussi en cours de route son propre nom.

8. Historiographies spatiales Avec cette expérience nouvelle de la démographie et ses conséquences inattendues, nous voilà de retour dans le spaual (et dans le postmodernisme comme culture et comme idéologie et représentation). La notion de prédominance de l'espace dans l'ère postcontemporaine que nous devons à Henri Lefebvre32 (à qui, d'ailleurs, le concept de période ou stade postmodeme est étranger : son cadre expérimental était essentiellement la modernisation de la France dans l'après guerre, et surtout pendant la période gaulliste) a rendu perplexe bon nombre de lecteurs qui se rappelaient la conception kantienne de l'espace et du temps comme contenants formels vides, comme catégories d'expérience tellement attrape-tout qu'elles ne pouvaient entrer dans les expériences dont elles étaient le cadre et la présupposition structurellement nécessaire. Ces sages restrictions, qui comprenaient un avertissement salutaire sur l'appauvrissement des thèmes eux-mêmes, n'empêchèrent pas les modernistes defairegrand cas du temps dont ils essayèrent de transmuter les coordonnées vides en substance magique d'un élément, en un véritable courant expérientiel. Mais pourquoi un paysage deviait-il être moins dramatique que l'événement ? La prémisse, en tout cas, c'est que, à notre époque, la mémoire a été rendue vulnérable et que les grandes témoins de la mémoire sont pratiquement devenus une espèce disparue : pour nous, la mémoire, quand elle constitue une expérience forte encore en mesure d'attester de la réalité du passé, ne sert qu'à annihiler le temps et, avec lui, ce passé.

Conclusion

Henri Lefebvre souhaitait surtout souligner la corrélation entre ces catégories organisationnelles jusqu'alors universelles et formelles - qui, pour Kant, restaient probablement valables pour toute expérience tout au long de l'histoire humaine - et la spécificité et l'originalité historiques des divers modes de production, dans chacun desquels le temps et l'espace sont vécus différemment et distinctement (si on peut effectivement l'exprimer ainsi et si, à l'encontre de Kant, on est capable d'une expérience directe de l'espace et du temps, quelle qu'elle soit). L'insistance de Lefebvre sur l'espace faisait plus que corriger un déséquilibre (moderne) ; il reconnaissait aussi la part croissante, dans notre expérience vécue largement autant que dans le capitalisme tardif, de l'urbain et de la nouvelle universalité du système. Henri Lefebvre en appelait, en effet, à une nouvelle forme d'imagination spatiale capable de faire face au passé d'une manière nouvelle et de lire à livre ouvert ses secrets les moins tangibles dans le modèle de ses structures spatiales - corps, cosmos, cité, en tant qu'ils marquaient tous l'organisation la plus intangible des économies culturelles et libidinales et des formes linguistiques. Cette proposition impose d'imaginer la différence radicale, de projeter nos propres organisations spatiales sur les formes exotiques, presque de science-fiction, des modes de production étrangers. Mais, pour Lefebvre, les modes de production ne présentent pas simplement une organisation spatiale, mais constituent aussi tous des modes distinctifs de «production de l'espace»; la théorie du postmodernisme laisse cependant entendre qu'il existe un certain supplément de spatialité dans la période contemporaine et suggère que, même si d'autres modes de production (ou d'autres moments du nôtre) sont nettement spatiaux, notre mode a été spatialisé dans un sens à ce point unique que l'espace constitue pour nous une dominante culturelle et existentielle, un trait thématisé et mis au premier plan, un principe structural contrastant nettement avec son rôle relativement secondaire et subordonné (quoique, sans doute, non moins symptomatique) dans les modes de production antérieurs33. Aussi, même si tout est spatial, cette réalité postmoderne est ici, d'une certaine manière, plus spatiale que n'importe quoi d'autre.

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Il est plus facile de voir pourquoi il doit en être ainsi que comment il a pu en être ainsi. Bien sûr, le plus facile est de comprendre cette prédilection pour l'espace chez les théoriciens du postmodernisme comme une réaction prévisible (générationnelle) contre la rhétorique officielle de la temporalité, depuis longtemps canonisée, des critiques et théoriciens du haut modernisme, ce revirement produisant des analyses dramatiques et visionnaires du nouvel ordre et de ses nouveaux frissons. Mais cet axe thématique n'est ni arbitraire ni gratuit ; il peut à son tour être étudié pour ses propres conditions de possibilité. À mon avis, un examen plus minutieux du moderne permettra de découvrir les racines de son expérience caractéristique de la temporalité dans les processus et la dynamique de modernisation du capitalisme au tournant du siècle, avec sa splendide machinerie nouvelle (célébrée par les futuristes et tant d'autres, mais non moins spectaculairement déplorée et diabolisée par d'autres écrivains également qualifiés de « modernistes»), capitalisme qui n'a néanmoins pas encore complètement colonisé l'espace social dans lequel il est en train d'émerger. Arno Mayer nous a rappelé, par un choc salutaire, la persistance de l'ancien régime34 jusque dans le XXe siècle et la nature très partielle du «triomphe de la bourgeoisie» et du capitalisme industriel dans la période moderniste, encore majoritairement rurale et dominée, du moins statistiquement, par des paysans et des propriétaires terriens aux habitudes féodales, par intermittence troublées par la note discordante mais excitante qu'apportaient les automobiles, une électrification sporadique et, même, la maigre pyrotechnie aéronautique de la Première Guerre Mondiale. Par conséquent, l'opposition entre la ville et la campagne est la première et la plus importante des grandes oppositions de cette période que le capitalisme ne surmonte pas encore ; les sujets ou citoyens de la période du haut-moderne sont principalement des gens qui vivent dans des mondes multiples et des temps multiples - un pays médiéval dans lequel ils retournent pour des vacances familiales et une agglomération urbaine dont les élites essaient, du moins dans les pays les plus avancés, de « vivre avec leur temps » et d'être aussi « absolument modernes » qu'ils savent

Conclusion 503

l'être. L'exceptionnalité de ce qui se ressent comme «moderne» est assez clairement présupposée par la valeur même du Nouveau et de l'innovadon (en tant que ces derniers se reflètent dans tout, depuis les (ormes hermétiques du Premier Monde jusqu'au grand drame du Vieux et du Nouveau Monde rejoué sous diverses formes dans les pays du Deuxième ou du Tiers Monde) ; entre-temps, la mémoire profonde, qui inscrit et marque la différentiation de l'expérience dans le temps et évoque un peu les intermittences des mondes alternatifs, semble dépendre également d'un «développement inégal» d'un type tout autant existentiel et psychique qu'économique. La nature est liée à la mémoire, non pour des raisons métaphysiques, mais parce qu'elle projette le concept et l'image d'un ancien mode de production agricole que vous pouvez refouler, garder vaguement en mémoire, ou retrouver avec nostalgie dans les moments de danger et de vulnérabilité. Ce qui est implicite dans tout cela, c'est ce que l'on sent arriver la seconde phase prévisible, à savoir l'effacement dans le postmoderne de la Nature et de ses agricultures précapitalistes, l'homogénéisation essentielle d'une expérience et d'un espace social désormais uniformément modernisés et mécanisés, (où le fossé des générations passe plutôt entre les modèles de produits qu'entre les écologies de leurs utilisateurs), et la réussite triomphale de ce type de standardisation et de conformité redoutées et fantasmées dans les années cinquante, mais qui ne sont manifestement plus un problème pour les gens qu'elles ont façonnés avec succès (et qui ne sont même plus capables de les reconnaître ou les thématiser en tant que telles). C'est pourquoi nous avons été amenés à définir précédemment le modernisme comme l'expérience et le résultat d'une modernisation incomplète et d'avancer que le postmodeme commence à apparaître là où le processus de modernisation n'a plus d'obstacles et de caractères archaïques à surmonter et où il a implanté triomphalement sa propre logique autonome (pour laquelle, bien sûr, à ce moment, le mot modernisation devient un terme impropre, puisque tout est déjà « moderne »). Mémoire, temporalité, le frisson même du «moderne», le Nouveau et l'innovation sont donc tous victimes de ce processus où non seulement

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l'ancien régime résiduel de Mayer est oblitéré mais où même la culture classique bourgeoise de la belle époque est liquidée. La proposition d'Akira Asada35 est donc encore plus âprement profonde qu'elle n'est spirituelle : selon elle, la figuration habituelle des étapes du capitalisme (primaire, mature, tardif ou avancé) est impropre et doit être inversée, les premières années étant maintenant désignées comme capitalisme sénile parce qu'il est encore l'affaire d'ennuyeux traditionalistes issus d'un ancien monde, le capitalisme mature ou adulte conservant son qualificatif afin de refléter l'épanouissement des grands aventuriers et requins de la finance et de l'industrie, tandis que notre période, jusqu'alors tardive, peut désormais s'appeler «capitalisme infantile», dans la mesure où tout le monde est né dedans, le tient pour acquis et n'a jamais connu autre chose, la friction, la résistance, l'effort des premiers moments ayant cédé place au libre jeu de l'automation et de la fongibilité malléable des multiples publics et marchés de consommation: patins à roulettes et multinationales, traitements de texte et insolites buildings postmodernes surgissant du jour au lendemain dans le centre-ville. Dans cette analyse, cependant, ni l'espace ne le temps ne sont « naturels » au sens où l'on pouvait les présupposer sur un plan métaphysique (comme ontologie ou comme nature humaine) : ils sont tous les deux la conséquence et la projection d'images rémanentes d'un certain état, d'une certaine structure de production et d'appropriation, d'organisation sociale de la productivité. Ainsi, pour le moderne, nous avons lu une certaine temporalité en repartant de l'irrégularité caractéristique de son espace ; mais ce n'est pas moins fructueux en sens inverse, et cela conduit à un sens plus articulé de l'espace postmodeme au moyen de l'historiographie fantastique postmoderne, telle qu'on la trouve dans les romans et les généalogies imaginaires débridées qui mélangent les personnages et les noms historiques comme autant de cartes à jouer d'un jeu fini. S'il y a un sens à évoquer un certain « retour de la narration » ou de l'art de conter dans la période postmoderne, ce «retour» peut au moins se constater ici en pleine émergence (à côté de quoi on peut aussi définir l'émergence

Conclusion

du récit et de la narratologie dans la production théorique postmoderne comme un symptôme culturel de changements plus fondamentaux que la simple découverte d'une nouvelle vérité théorique). À ce moment, tous les précurseurs se mettent en place dans la nouvelle généalogie: les légendaires chaînes généradonnelles des écrivains du Boom latino-américain, comme Asturias ou Garcia Mirquez; les fastidieuses fabulations autoréférentielles de l'éphémère « nouveau roman » anglo-américain ; la découverte par les historiens professionnels que « tout est fiction » (voir Nietzsche) et qu'il ne peut jamais y avoir de version exacte ; un peu dans le même sens, la fin des « grands récits », avec le rétablissement des histoires alternatives du passé (groupes, ouvriers, femmes ou minorités réduits au silence, dont les maigres traces ont partout été systématiquement détruites ou effacées, partout sauf dans les archives de la police) à un moment où les alternatives historiques sont en voie de disparition, et où, si l'on veut encore avoir une histoire, il n'y en a désormais plus qu'une à laquelle prendre part. En bref, « l'historiographie fantastique » postmoderne relance ces « tendances » historiques et les combine en une authentique esthétique qui semble connaître deux variantes ou spirales inversées. Dans l'une, vous fabriquez une chronique (générationnelle ou généalogique) dont la succession grotesque et le personnel irréaliste, avec ses ironies du sort et ses occasions manquées mélodramatiques et poignantes (et quasi cinématographiques), imitent les vraies, ou pour être plus précis, ressemblent aux annales dynastiques de petits royaumes et monarchies, très loin de notre propre «tradition» paroissiale (l'histoire secrète des Mongoles, par exemple, ou les langues presque disparues des Balkans qui furent autrefois le pouvoir dominant dans leur petit univers). Là, on fait vibrer un semblant de vraisemblance historique dans de multiples modèles alternatifs, comme si on conservait l'historiographie comme forme ou genre (du moins.dans ses versions archaïques), sauf que maintenant, loin de projeter les contraintes du stéréotype, elle paraît, pour une raison quelconque, offrir aux auteurs postmodernes le mouvement d'invention le plus incroyable et sans limites. Sous cette forme et avec ce contenu précis - réseaux d'égouts réels remplis

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de crocodiles imaginaires - les fantaisies pynchonesques les plus débridées semblent, en quelque sorte, faire mentalement l'expérience de tout le pouvoir épistémologique et de toute l'autorité falsifiable des fables d'Einstein, et, en tout cas, semblent communiquer le sentiment d'un passé réel meilleur que n'importe quel «fait». Pareilles fabulations - encouragées, comme on pouvait s'y attendre, par toute une génération d'idéologues annonçant complaisamment, mais avec délectation, la mort du référent, sinon la fin de l'Histoire elle-même - montrent aussi assez clairement les signes de cette libération et de cette euphorie dont nous avons déjà parlé, et largement pour les mêmes raisons. Ces fantaisies historiques, à la différence d'autres époques (comme dans le roman d'amour historique pseudo-shakespearien du début du XIXe siècle), n'ont pas pour objectif principal la déréalisaùon du passé, l'allégement de la charge du fait historique ou de l'impératif historique et sa transformation en une comédie costumée, en un divertissement vaporeux sans conséquence et sans irrévocabilité. L'historiographie fantastique postmoderne ne cherche pas non plus, comme dans le naturalisme, à affaiblir et diluer l'événement historique effroyable et déterministe dans le mécanisme minutieux des lois naturelles, événement vu depuis l'épicycle de Mercure et donc recevable avec la résignation stoïque exemplaire d'une force et d'une concentration capables de réduire au maximum l'angoisse de la décision, et de convertir les pessimismes d'échec dans les cadences musicales décroissantes plus gratifiantes d'une vision du monde wagnero-schopenhauerienne. Cependant, ce nouveau libre jeu avec le passé - ce délirant monologue ininterrompu de la révision postmoderne du passé en autant de récits de groupe - est à l'évidence pareillement allergique aux priorités et aux engagements, sans parler des responsabilités, de l'histoire partisane dans ses divers types fastidieusement engagés. Néanmoins, on peut considérer que ces récits entretiennent un rapport plus actif avec la praxis qu'on ne l'a laissé entendre plus haut, ou qui serait recevable dans une théorie réflexive plus prosaïque de l'histoire: ici, l'invention d'une histoire irréelle est un substitut à la fabrication de l'histoire

Conckoton

réelle. Elle exprime mimétiquement la tentative de recouvrer ce pouvoir et cette praxis au moyen du passé et de ce qu'on doit appeler fantaisie plutôt qu'imagination. La fabulation - ou si vous préférez, la mythomanie et les histoires franchement invraisemblables - constitue certainement le symptôme d'une impuissance sociale et historique, le symptôme de ce blocage des possibilités qui ne laisse guère d'autre option que l'imaginaire. Pourtant, son invention et son inventivité mêmes confortent, par le simple acte de les multiplier, une liberté créatrice à l'égard d'événements qu'elle ne peut maîtriser ; la « puissance d'agir » son du constat historique et entreprend de l'inventer ; et de nouveaux fils d'événements multiples ou alternatifs secouent les barreaux de la tradition nationale et des manuels d'histoires dont les contraintes et les nécessités mêmes sont mises en accusation par leur force parodique. L'invention narrative devient donc ici, par son invraisemblance même, la figure d'une plus grande possibilité de praxis, sa compensation mais aussi son affirmation sous la forme d'une projection et d'une reconstitution mimétique. La seconde forme de récit historiogtaphique postmoderne est en quelque sone l'inverse de cette dernière. Ici, l'intention purement fictionnelle est soulignée et réaffirmée par la production de personnages et d'événements imaginaires au milieu desquels, de temps en temps, des personnes et des événements bien réels apparaissent et disparaissent à l'improviste: la pratique de Doctorow dans Ragtime, avec ses Morgan et Ford, ses Houdini, Thaw et White, a été plus haut ma référence56 et on peut la conserver ici, là où elle est caractéristique d'un éventail et d'une variété de ces effets de collage dans lesquels une image de journal s'insère sur une toile de fond peinte, ou le serpentin d'un listing de statistiques se déroule au milieu d'une idylle domestique. Ces effets ne sont pas de simples reproductions de Dos Passos qui respectait encore les catégories de vraisemblance quand il s'agissait d'individus historico-mondiaux; cette sone d'histoire fictionnelle n'a également rien à voir avec cet autre produit postmoderne que j'ai appelé le cinéma de nostalgie, où le ton et le style de toute une époque deviennent le personnage central à part entière, l'actant et l'« individu

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Élabo rations secondaires

historico-mondial » (avec une diminution significative de cette sorte d'énergie inventive débridée manifestée par les deux types de fantaisies historiographiques en question ici). Ce que l'on peut affirmer sur ce second type (dans lequel la célèbre expression subit un retournement vertical, les crapauds redevenant « réels» tandis que les jardins se font de plus en plus imaginaires), c'est qu'il s'agit très précisément d'une forme d'historiographie spatiale qui a des choses uniques à nous apprendre sur la spatialité postmodeme et sur ce qui est arrivé au sens postmoderne de l'histoire. La spatialité est ici enregistrée sous une forme au second-degré, pour ainsi dire, comme la conséquence d'une spatialisation préalable - une sorte de classification, de comparrimentalisation intensifiée que je suis tenté de décrire comme une division du travail de l'esprit et de ses méthodes pour balayer et cartographier ce domaine. La ffagmentadon psychique classique la séparation de l'imagination et de la connaissance par exemple - a toujours été une conséquence de la division du travail dans le monde social; ce sont maintenant les fonctions rationnelles ou cognitives mêmes de l'esprit qui vont se voir intérieurement segmentées et assignées à des étages différents dans des immeubles de bureaux différents. Imaginons, par exemple, le grand architecte prussien néo-classique Schinkel visitant la nouvelle cité industrielle de Manchester : sur un plan historique, c'est possible, et cette idée présente le charme relativement postmoderne d'un épisode qui s'insinue par les fissures, (le jeune Staline s'est-il vraiment rendu une fois à Londres ? qu'en est-il de la visite incognito de Marx lors de la Guerre Civile Américaine?) : Suis-je éveillé ou endormi ? Mais ce qu'il y a de fondamentalement postmoderne dans cela, c'est l'incongruence de l'Allemagne romantique, rayonnant de l'intérieur avec tout le réalisme magique de Caspar David Friedrich, rencontrant la misère et le surtravail de la grande cité industrielle naissante de Engels. C'est une juxtaposition de bande dessinée, un peu comme un exercice d'écolier dans lequel toutes sortes de matériaux disparates sont assemblés différemment. Il s'est avéré que cette visite eut lieu dans la réalité ; mais, à partir de là,

Conclusion

on est tenté de rappeler la boutade d'Adorno sur un autre sujet, à savoir, que « quand bien même ce serait un fait, ce ne serait pas vrai ». Le parfum postmoderne de cet épisode revient sur la « trace historique » pour la déréaliser et la dénaturer tout en lui attribuant un peu de l'aura fantastique d'une version de Gabriel Garcia Mirquez de l'histoire latino-américaine, qui, de toute façon, selon l'observation célèbre et acérée d'Alejo Carpentier, relève avant tout du réel-merveilleux (iral-maraviUoso)37. Mais la question est maintenant de savoir si ce ne serait pas justement cela qu'est devenu tout ce qu'on appelait jadis l'Histoire. Il s'agit toutefois là des effets culturels et idéologiques de la structure dont les conditions de possibilité se situent précisément dans notre sentiment que chacun des éléments en cause, et ainsi incongrûment combinés, appartient à des registres radicalement distincts et différents : architecture et socialisme, art romantique et histoire des technologies, politique et contrefaçon d'antiquité. Même si ces registres coïncident curieusement sur un plan dialectique, comme dans le domaine de l'urbanisme où « Schinkel » correspond tout autant à une entrée d'encyclopédie que le livre d'Engels sur Manchester, nos esprits préconscients refusent defaireou de reconnaître le lien parce que ces canes sont tirées de paquets différents. La dissonance et l'incompatibilité possèdent en fait des analogies « littéraires », ce qu'il est très étrange de redécouvrir ici, dans le domaine de la réalité sociale et historique. En effet, cette disparité là ne rappelle rien tant qu'une dissonance générique, comme lorsqu'un écrivain ou un orateur incorpore à mauvais escient un texte d'un type incompatible ou passe dans un registre de discours différent. En linérature, bien sûr, la disparition des genres proprement dits, avec les conventions et les habitudes de lecture distinctes qu'ils projettent, est histoire familière. Il semblerait maintenant que, loin de s'éteindre, ces genres anciens, libérés comme des virus de leur écosystème traditionnel, se soient maintenant diffusés et aient colonisé la réalité elle-même, que nous morcelons et répartissons selon des schèmes typologiques qui ne sont plus ceux du sujet mais auxquels le topique alternatif de style semble un peu inadapté. Pourtant c'est sûrement quelque

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chose comme le «style» de l'entrée encyclopédique «Schinkel» qui ne va tout simplement pas avec le style de « Engels », même si l'ordinateur les sortiraient tous les deux sous les titres «Allemands», «XIXe siècle», et ainsi de suite. Autrement dit, les deux entrées ne « vont pas ensemble», ne sont pas assorties dans le «monde réel», c'est-à-dire, le monde de la connaissance historique, mais ils vont effectivement ensemble dans le royaume de ce que nous avons qualifié d'historiographie postmoderne (un genre culturel qui est ainsi séparé génériquement de cet autre genre appelé connaissance historique), où c'est très précisément leur intéressante dissonance et le réalisme magique criard de leur juxtaposition inattendue qui offre le bonus de plaisir à consommer. Il ne faudrait pas croire que le récit postmoderne surpasse ou transcende d'une quelconque manière la bizarre séparation discursive en question ici : il ne faut en aucun cas envisager cette dernière comme une «contradiction» à laquelle le collage postmodeme offrirait un semblant de «résolution». Au contraire, l'effet postmoderne ratifie les spécialisations et les différentiations sur lesquelles il se fonde : il les présuppose et, de ce fait, les prolonge et les perpétue (car s'il apparaissait un champ véritablement unifié de connaissance, où Schinkel et Engels se tiendraient côte à côte comme le lion et l'agneau, si l'on peut dire, toute incongruité postmoderne s'évaporerait sur l'instant). Cette structure confirme donc la description du postmodernisme comme un phénomène pour lequel le motfragmentationdemeure beaucoup trop faible et primitif, et probablement aussi trop «totalisant», puisque, notamment, il ne s'agit plus du morcellement d'une ancienne totalité organique préexistante, mais plutôt de l'émergence du multiple dans des sens nouveaux et inattendus, fils d'événements sans rapport, modes de classification et compartiments de la réalité. Ce pluralisme absolu et absolument aléatoire - et peut-être est-ce le seul référent auquel réserver ce terme chargé, une sorte de pluralisme de la réalité - , cette coexistence non pas tant de mondes multiples et alternatifs que d'ensembles indépendants et flous de sous-systèmes semi-autonomes qui continuent de se chevaucher perceptuellement comme des plans de profondeur hallucinogènes dans un espace à plusieurs dimensions, c'est cela, bien sûr, qui est reproduit par la rhétorique du décentrement (et qui contribue

Conclusion

aux attaques officielles, rhétoriques et philosophiques contre la «totalité»). Cette différentiation et cette spécialisation, ou semi-autonomisation de la réalité est donc en amont de ce qui se passe dans le psychisme - la shizo-fragmentation postmoderne, par opposition aux angoisses ou hystéries modernes ou modernistes - qui prend la forme du monde qu'il modélise et qu'il cherche à reproduire sous forme d'expérience autant que sous forme de concepts, avec des résultats aussi désastreux que ceux que rencontrerait un organisme naturel relativement simple sujet au camouflage mimétique qui essaierait de se rapprocher de la dimensionnalité laser op art d'un cadre de science-fiction dans un futur lointain. Nous avons beaucoup appris de la psychanalyse, et plus récemment de la cartographie spéculative des positions-sujetfracturéeset multiples, mais il serait dommage de les attribuer à une nouvelle nature humaine interne incroyablement complexe plutôt qu'aux modèles sociaux qui les projettent: la nature humaine, comme nous l'a montré Brecht, est capable d'une variété infinie de formes et d'adaptations et, avec elle, le psychisme. En attendant, ces structures différentielles distinctes (formalisées par Doctorow dans les motifs mineurs mais extraordinairement symptomatiques de l'historiographie de Ragtime) justifient grandement la précédente analyse de la perception postmoderne dans les termes du slogan « la différence relie». Les nouveaux modes de perception semblent en effet opérer au moyen de la préservation simultanée de ces incompatibles là, une sorte de vision-del'incommensurabilité qui ne refait pas la mise au point visuelle mais qui entretient provisoirement la tension entre les coordonnées multiples de ces incompatibles (si bien que si vous pensiez que la dialectique avait trait à la production de nouvelles «synthèses» de divers «opposés» préformés et préorganisés, destinés à se marier sans effort, alors, c'est certain, tout cela serait résolument «postdialectique»). Mais il faut aussi y voir un phénomène spatial, dans le sens le plus fondamental du terme, puisque, quels que soient les divers items combinés dans leur incompatibilité postmoderne, - qu'ils proviennent de zones temporelles différentes ou de compartiments indépendants dans l'univers

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matériel et social - , c'est leur séparation spatiale en elle-même qui se ressent fortement. Différents moments, dans le temps existentiel ou historique, sont ici simplement rangés en différents endroits ; la tentative de les combiner, même localement, ne va pas opérer un glissement vertical le long d'une échelle temporelle (sauf au moment où le caractère spatial de ces figures devient là exigible et qu'il présente sa facture), mais bondit d'avant en arrière au-dessus d'une table de jeu que nous conceptualisons en termes de distance. Ainsi, le mouvement qui va d'une classification générique à une autre est radicalement discontinu, comme sauter d'une chaîne câblée à une autre sur un poste télévision ; et il parait en effet pertinent de caractériser les fils d'items et les compartiments de genres de leurs typologisation comme autant de « chaînes » dans lesquelles s'organise cette nouvelle réalité. Le zapping télévisuel, si souvent pris par les théoriciens des médias pour l'épitomé même de l'attention et de l'appareil perceptuel postmodernes, semble en fait offrir une utile possibilité alternative au modèle psychanalytique des multiples positions-sujet évoqué précédemment, que l'on peut, bien sûr, conserver comme code alternatif dans ce processus de transcodage si profondément caractéristique de la théorie postmoderne, et qui peut maintenant s'appréhender comme équivalent théorique du zapping sur les plans perceptuel, culturel et psychique. «Nous» nous avérons donc être ce dans quoi, ou face à quoi, nous sommes, quel qu'il soit, ou que habitons ou que nous traversons habituellement, étant entendu que dans des conditions courantes nous sommes obligés de renégocier, par un va-et-vient incessant, tous ces espaces ou toutes ces chaînes dans une seule journée joycienne. La représentation littéraire de cette réalité nouvelle ressemblerait donc à ce « mémoire» remarquable de Vargas Llosa sur les jours anciens des feuilletons radiophoniques en Amérique Latine, Tante Julie et le scribouillard dans lequel les programmes autonomes se mettent lentement à se contaminer les uns les autres et à coloniser leurs voisins, en s'amalgamant de la plus inquiétante mais comme nous l'avons vu, la plus archétypalement postmoderne - des façons ; cette intercontamination est le prototype même de ce que nous pourrions appeler le mode postmoderne de totalisation.

Conclusion

Notre mode contemporain de l'historique et du politique se caractérise également de cette manière, et c'est au moyen de la conception de Lefebvre d'un nouveau genre de dialectique spatiale qu'il nousfautconsidérer que les structures précédentes impliquent davantage que de simples motifs fictionnels ou culturels. Car notre compréhension des événements actuels intervient sur ce fond de companimentalisation de la réalité qui a été évoquée lorsque l'on a dégagé les particularités de l'écriture postmodeme. Il n'a jamais été facile de saisir le présent comme histoire, puisque, pratiquement par définition, les manuels sont tous bouclés et imprimés un ou deux ans à l'avance, mais une société ayant une conscience politique a la possibilité de se tenir au courant par l'examen et le commentaire de la dernière péripétie imprévue, de manière incessante et multiple comme autant de têtes de l'Hydre. Aujourd'hui, cependant, la collectivité sous cette forme a été ramenée à l'intérieur les médias, nous laissant comme des individus dépossédés même du sentiment d'être seuls et individuels. L'éclair occasionnel de compréhension historique qui peut frapper la «situation actuelle» se produira alors par le mode presque postmoderne (et spatial) de la recombinaison de colonnes isolées de journaux38 : et c'est une opération spatiale que nous continuons d'appeler (utilisant un langage temporel plus ancien) réflexion ou analyse historique. La marée noire en Alaska se tient ainsi à côté de la dernière frappe aérienne ou du dernier bombardement israélien au Liban-Sud, ou arrive juste après dans la segmentation des informations télévisées. Ces deux événements activent des zones mentales de références et de champs associatifs complètement différentes et indépendantes, notamment parce que, dans le planétarium stéréotypé de l'« esprit objectif» actuel, l'Alaska est sur un côté du globe physique et spirituel différent de celui du «Proche-Orient déchiré par la guerre». Aucun examen introspectif de notre histoire personnelle, mais pas davantage un passage en revue des diverses histoires objectives (classées sous Exxon, Alaska, Israël, Liban), ne serait à lui seul suffisant pour révéler l'interrelation dialectique de ces événements, dont le légendaire Ur-épisode se découvre dans la Crise de Suez qui détermina, d'une part, la construction de pétroliers de plus en plus grands pour doubler le Cap de

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Bonne Espérance et, d'autre part, ses conséquences en 1967, conséquences qui ancrèrent la géographie politique du Proche Orient dans la violence et la misère pour plus d'une génération. Ce que je veux soutenir, c'est que le retraçage de ces «origines» communes - dorénavant, à l'évidence, indispensable à ce qui est pour nous, normalement, une compréhension historique concrète - n'est plus exactement une opération temporelle ou généalogique dans le sens des logiques traditionnelles d'historicité ou de causalité. La « solution » à une juxtaposition - Alaska, Liban - , qui, jusqu'à sa résolution - Nasser et Suez! - , n'est même pas encore un puzzle, ne dégage plus un espace historiographique profond ou une temporalité perspectivale de type Michelet ou Spengler: elle s'allume comme un circuit nodal dans un distributeur automatique (et laisse donc présager une historiographie de jeux informatiques du futur encore plus inquiétante). Mais si l'histoire est devenue spatiale, il en va de même de son refoulement et des mécanismes idéologiques par lesquels nous évitons de penser de manière historique (l'exemple de l'Alaska offre en fait le schéma directeur d'un type de lecture calculée pour vous permettre d'ignorer les colonnes spatialement voisines) ; mais je vise maintenant une esthétique de l'information plus large dans laquelle les incompatibilités génériques décelées dans la fiction postmoderne entrent maintenant en vigueur autrement dans la réalité postmodeme et imposent un décorum singulier et nouveau, ou bien une suprême indifférence, où l'obligation ne pas s'occuper des sujets classés dans les autres colonnes ou compartiments offre un moyen pour bâtir une fausse conscience tactiquement beaucoup plus avancé que les tactiques plus anciennes et primitives du mensonge et du refoulement et qui peut se passer des technologies désormais encombrantes et ptolémaïques de l'idéologie classique. C'est une nouvelle façon de désamorcer l'information, de rendre improbables les représentations, de discréditer les prises de position politiques et leurs « discours » organiques, et, en bref, de séparer efficacement «les faits» de la «vérité», comme le dit Adorno. La supériorité de cette nouvelle méthode tient à sa capacité à coexister en parfaite adéquation avec l'information et une pleine connaissance des choses, ce qui est déjà

Conclusion

implicite dans la séparation des sous-systèmes et topiques dans diverses parties indépendantes du cerveau qui ne peuvent être activées que localement ou contextuellement («nominalistiquement») à des moments distincts du temps et par diverses positions-sujet indépendantes, si bien qu'un tabou stylistique se combine ici avec la caractéristique humaine de la finitude(«je ne peux être que dans un endroit - un discours - en même temps ! ») pour exclure non pas simplement les anciennes formes de synthèses mais aussi, même, les effets thérapeutiques d'étrangisation (estrangement) qui résultaient d'ordinaire de la confrontation d'un élément de preuve avec un autre, indépendant en apparence - comme dans les spectaculaires reconstitutions de crime lorsque, sans prévenir, deux témoins sont mis en présence. Le postmodernisme est lui-même l'exemple premier de la conceptualité qu'implique un tel système, dans lequel la réalité est organisée un peu comme un de ces réseaux de cellules politiques dont les membres ne rencontrent que leurs homologues immédiats. Au sein de ce «concept», cette coexistence de représentations distinctes déjà connues, mais dont nous n'avons pas encore suffisamment admiré les opérations exceptionnelles, peut être comparée à la schizophrénie, à condition que cette dernière soit réellement ce que nous en dit Pynchon (« De jour en jour, Wendell est moins lui même, et de plus en plus générique. Il arrive en conseil de rédaction, et soudain la pièce est pleine de monde39»). En effet, une pièce remplie de monde nous sollicite dans des directions incompatibles que nous recevons toutes en même temps : une position-sujet nous assure de la remarquable nouvelle élégance mondiale de ses formes et de sa vie quotidienne ; une autre s'émerveille de la diffusion de la démocratie, avec toutes ces nouvelles «voix» qui se font entendre depuis des secteurs du globe jusqu'ici silencieux ou des strates sociales jusqu'ici inaudibles (attendez juste un instant, ils vont arriver pour joindre leurs voix aux autres) ; d'autres bouches, plus grincheuses et plus « réalistes », nous rappellent les carences du capitalisme tardif, avec ses délirantes constructions monétaires s'érigeant à l'abri des regards, sa Dette, la rapidité de l'exode des usines qu'égale seulement l'ouverture de nouvelles chaînes

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de junk food, la paupérisation pure et simple des sans abri structurels, sans compter le chômage, et cette chose bien connue que l'on nomme la «dégradation» ou le «délabrement» urbain que les médias enveloppent avec brio dans des mélodrames de drogue et de violence porno quand ils jugent le thème trop dangereusement rebattu. Aucune de ces voix ne peut être réputée contredire les autres ; ce ne sont pas les « discours » qui en sont capables mais seulement les propositions, et, pour cela, l'identité de l'identité avec la non-identité ne paraît pas très satisfaisante, la qualification de « coexistence » est aussi trop rassurante car elle implique une ultime chance de collision intergalactique au cours de laquelle matière et anti-matière pourraient bien finalement se rencontrer et se serrer la main. Même la modeste hypothèse de Brecht sur Hollywood, qu'avec lui, Dieu s'économisa et ne conçut qu'une seule institution (« Le paradis : le pauvre et le raté lui servent d'enfer ») est beaucoup trop fonctionnelle, même si la notion de ville, et de cette ville là!, s'impose à l'esprit comme l'une des dernières et rares « représentations » concevables : le postmodernisme est vivant et bien vivant dans les boutiques et les petits restaurants à la mode (on a entendu dire que le réaménagement des restaurants représente ces temps-ci une pan importante des commissions des architectes postmodernes), tandis que les autres réalités errent au dehors, sans but, dans de vieilles voitures, ou à pied. En tant qu'idéologie qui est aussi une réalité, le « postmoderne » est impossible à réfuter puisque sa caractéristique fondamentale est la séparation radicale de tous les plans et toutes les voix et que seule leur recombinaison dans leur totalité pourrait apporter une réfutation.

9. Décadence, fondamentalisme et haute technologie Les derniers stades désespérés de ce cache-cache laissent penser qu'existent quelques derniers réduits logiques où pourrait encore se cacher l'Histoire (démasquée comme purement spatiale sous ses costumes diachroniques),

Conclusion

malgré le silence inquiétant qui règne dans la maison et qui vous porte à conclure qu'elle y a peut-être trouvé la mon, étouffée par ses baillons. Cependant, ne serait-il pas encore possible de générer l'histoire à partir du présent et de conférer aux projections du fantasme et accomplissements du désir actuels la force sinon d'une réalité, du moins de ce qui fonde et inaugure les réalités, comme Heidegger aimait à le dire (Stiften). Ces projections panent dans deux directions opposées, bien qu'on puisse les détecter toutes les deux dans le corpus le plus solide de ces symptômes - la science-fiction contemporaine. J'hésite à définir ces directions comme nos vieux amis, le passé et l'avenir, mais elles en sont peut-être les versions nouvelles et postmodernes, dans une situation où, comme nous l'avons vu, ni le passé ni l'avenir ne sont guère en mesure de prétendre légitimement à notre attention ou notre responsabilité. La décadence et la haute technologie sont, en fait, les occasions et les bases de lancement de ces spéculations qui se présentent elles-mêmes sous des formes et des modes antithétiques. Car, alors que la haute technologie est omniprésente et inévitable, en particulier sous ses diverses formes religieuses, la décadence s'impose par son absence, comme une odeur dont personne ne parle ou une pensée que tous les invités s'efforcent visiblement d'écarter. On aurait pu penser que le monde des oreillettes et d'Andy Warhol, du fondamentalisme et du SIDA, des appareils de musculation et de MTV, des yuppiestt des livres sur le postmodernisme, des coupes punk et des cheveux en brosse style années cinquante, de la «pene d'historicité» et de l'éloge de la schizophrénie, des médias et de l'obsession du calcium et du cholestérol, de la logique du «choc du futur» (futureshock) et de l'émergence des forces de frappe scientifiques et contre-insurrectionnelles comme nouveaux types de groupes sociaux, aurait toutes qualifications pour passer, aux yeux de tout martien observateur et sensé, pour mûrement décadent; mais c'est dire une banalité, et une autre réussite tactique du système discursif postmoderne se trouve dans la relégation du laudator temporis acti au magasin des personnages littéraires qui ne sont plus assez plausibles ou crédibles. Bien sûr, quand la norme antérieure est simplement devenue un «style de vie» de

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plus, la catégorie de l'excentrique perd sa raison d'être ; mais ce concept, les modernes en disposaient encore et ils l'exprimèrent parfois d'une manière que seul retrouve, à notre époque, le magnifique Satyricon de Fellini, sous couvert d'un « film de nostalgie » sur la fin de l'Empire Romain, mais avec cette différence notable : la nostalgie peut d'une certaine façon être réelle, et il faut dans ce cas la reconnaître comme une espèce de sentiment jusqu'alors inconnu et non-classé (sinon toute cette histoire n'est qu'un remake en costume de La Dolce Vita, et, dans ce cas, Fellini ne serait qu'un moralisateur de plus sans intérêt, ce que dément son film qui échappe haut la main au pathos narcissique de ses homologues contemporains). Fellini se débrouille ici pour construire une machine temporelle par laquelle nous pouvons encore saisir un aperçu, non du monde tel que le vivaient les Romains décadents de l'âge d'argent, mais de celui des hauts modernistes (du moins dans leur premier stade symboliste) qui, à la différence de nous, étaient encore capables de penser le concept de décadence concrètement et avec une force flaubertienne. Par ailleurs, comme nous le rappelle avec pertinence Richard Gilman40, les Romains en question ne possédaient pas ce concept et, contrairement au personnage d'un drame costumé qui annonce qu'il part pour la Guerre de Trente Ans, mais comme nous-mêmes, les postmodernes, ils étaient à mille lieues de se pincer à tout moment pour se souvenir qu'ils vivaient «dans la Décadence». Gilman nous dit ensuite de cesser d'utiliser ce concept nocif, inconscient du fait que tout le monde a déjà arrêté depuis longtemps; mais ce concept continue d'offrir un laboratoire intéressant pour observer le comportement de ce phénomène que l'on appelle «le sentiment de différence historique». Le paradoxe qui existe dans les problèmes conceptuels repris par la représentation de Fellini tire sa force motrice paralogique avant tout des paradoxes de la différence; les «décadents» sont aussi différents de nous qu'ils sont, dans un autre sens, les mêmes, et ils sont les véhicules de notre identification symbolique déguisée. Mais la «décadence», en ce sens et en tant que thème ou idéologème, n'est pas simplement une salle de musée imaginaire (hébergeant une «culture» plus particulière que, par exemple,

Conclusion

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celle des Polynésiens) ; elle n'est pas non plus, comme le pense parfois Gilman, une «théorie» comportant des présuppositions sur la santé ou le déséquilibre psychique et racial ; elle est une retombée secondaire d'une théorie globale de l'histoire, et un sous-ensemble d'un cas à part, de ce que les Allemands nomment Geschichtsphilosophie. Malheureusement, par conséquent, il nousfautpartir de là et descendre pas à pas vers Des Esseintes ou les Romains de Fellini ; tâche qui implique une réflexion sur la spécificité des « temps modernes » et sur la façon dont ils se définissent eux-mêmes au moyen de leur différence propre par rapport au reste de l'histoire, ce que Latour a récemment et fort à propos rebaptisé « la Grande Division » (comme s'il n'en restait pas encore bon nombre dans les environs!), mais qu'on appelle aussi «l'Occident et les autres», autrement nommée la Raison occidentale, la métaphysique occidentale, ou, en fait, la Science elle-même (préoccupation toute personnelle de Latour), dont il n'est pas nécessaire de préciser qu'elle est avant tout occidentale (sauf pour les lecteurs de Joseph Needham ou de Lévi-Strauss). Latour a mitonné une merveilleuse table des synonymes et des déguisements de cette vision de l'exceptionnalisme occidental, où l'on trouvera aussi nombre de vieux amis marxistes: • le monde moderne sécularisation rationalisation anonymat désenchantement mercantilisme optimisation déshumanisadon mécanisation occidentalisation capitalisme industrialisation postindustrialisation technicisation intellectualisation

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stérilisation objectivanon Américanisation scienrificisarion société de consommation société uni-dimensionnelle société sans âme folie modeme temps modernes progrès*' »

Il est assez clair que Latour a télescopé plusieurs stades historiques dans ces positions, ce qui ne fait que souligner la profonde continuité des situations qui les ont fait éclore et qu'elles expriment ; d'ailleurs, la « complicité » de la Gauche et du marxisme dans la perpétuation de ce mythe de l'exceptionnalisme occidental est ici parfaitement mise en évidence pour quiconque aurait oublié les pages du Manifeste Communiste consacrées à la célébration de la dynamique nouvelle et historiquement unique du capitalisme, à mon avis, cependant, c'est le modernisme (ou plutôt la «modernité»; à moins qu'en fait ce ne soit la «modernisation») quifigurecomme accusé, la nouveauté résidant plutôt dans son association au marxisme comme simple modernisme de plus. En fait, on peut reformuler l'exposition par stades du matérialisme historique d'une manière non conventionnelle qui transforme la rupture absolue (dont on sent le plus souvent - et à bon droit - la présence dans le marxisme) entre le capitalisme (et le socialisme) et les modes de productions dits précapitalistes. En effet, dans la tradition, quantité de ruptures plus ou moins marquées errent le long du continuum historique, comme un vers de poésie sur lequel on hésite quant à sa métrique ou sa relative liberté. Le marxisme suppose en effet une sorte de rupture entre les sociétés tribales (chasseurs et cueilleurs, communisme primitif) et ces modes ultérieurs de production (comprenant le capitalisme) qui connaissent le pouvoir étatique (avec le surplus, l'écriture, la division entre travail manuel et travail

Conclusion

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intellectuel, et ainsi de suite). Il suppose une autre sorte de rupture, celle entre les sociétés au pouvoir précapitaliste et cette dynamique très spéciale du capitalisme, avec son expansion infinie (« les deux se postulant une limite spécifique et outrepassant, d'autre part, toute limite42 ») dont on peut penser qu'elle réinvente l'histoire et constitue également une forme incomparable et jusqu'ici originale d'impérialisme social : c'est, bien sûr, à cette rupture que pense Latour. Par ailleurs, il faut probablement aussi supposer une rupture fondamentale entre le capitalisme et le socialisme, au sens où ce dernier réinvente, sur un plan nouveau et supérieur, des formes et des expériences collectives qui le rapprochent un peu plus des formations sociales précapitalistes, et, à cet égard, l'éloignent un peu plus de la fragmentation atomique et de l'individualisme du capitalisme per se (même si, dans un mouvement hégélien, le socialisme prétendra conserver également la nouvelle richesse de la subjectivité individuelle qui s'est développée dans le système de marché). Mais cette séquence, telle qu'on la présente classiquement et maintenant que nous ne nous inquiétons plus guère de ses accents darwiniens (évolution unilinéaire ou évolution multilinéaire), continue de soulever des questions embarrassantes que, somme toute, ne dissipe pas la notion dialectique selon laquelle le capitalisme inaugure maintenant une nouvelle sorte d'histoire mondiale dont la vrai logique est « totalisante» au sens stria : avec pour résultat que, même s'il y eut auparavant des histoires - nombreuses, et indépendantes - , il n'y en a maintenant tendanciellement plus qu'une sur un horizon toujours plus homogène, à perte de vue. Une lecture minutieuse du Manifeste suggère cependant une manière un peu différente d'envisager la conception du capitalisme comme stade chez Marx, car il est possible d'y voir une sorte d'énorme boîte noire, ou « médiateur évanouissant », un laboratoire extraordinairement complexe, temporellement développé et distendu, par lequel doivent passer les peuples précapitalistes afin d'être reprogrammés et recyclés, transformés et développés sur leur chemin vers le socialisme. Cette lecture (qui, bien que structurale, demeure dialectique) redistribue maintenant les caractéristiques de la différence radicale de l'ancienne séquence ; elle exclut les questions

522

Élabo rations secondaires

relatives au type de société, au caractère collectif et à la culture qu'implique le capitalisme puisque ce dernier est maintenant vu comme un processus plutôt que comme un stade à part entière: en fin de compte, elle nous oblige à reconsidérer d'une façon fonctionnelle les caractéristiques attribuées au postmodemisme, comme des formes nouvelles et intensifiées d'une tendance structurelle que, comme on le sait, Marx a décrite en termes de séparation et disjonction, réduction, désagrégation, désinvestissement, et autres du même type. Cependant, si l'on revient à d'autres variétés de l'expérience de la modernité, on a d'ores et déjà vu la façon dont la modernité va de pair avec le sens de la différence et du changement prochain, au moins, que ce soit dans l'imminence de l'objet-monde ou dans le psychisme: «Not I, not I, but the wind that blows through me! A fine wind is blowing in the new direction ofTime. If only I let il bear me, carry me, if only it carry me! I only I am sensitive, subde, oh delicare, a winged gift ! If only, most lively of ail, I yidd myself and am borrowed But the fine, fine wind that takes its course through the chaos of the world Like a fine, an exquisite chisel, a wedge-blade inserted; If only I am keen and hard like the sheer lip of a wedge Driven by invisible blows, The rock will split, we shall corne at the wonder, we shall find the Hesperides. »

« Non pas moi, pas moi mais le vent soufflant à travers moi ! Un joli vent souffle de la nouvelle orientation du Temps. Si seulement je le laisse me porter, me transporter, si seulement il me porte! Si seulement je suis sensible, subtil, ô, délicat, présent ailé! Si seulement, comble de bonheur, je m'abandonne et me confie Au vent, au joli vent courant à travers le chaos du monde, Tel un ciseau d'un raffinement exquis, tel un coin enfoncé. Si seulement je suis aigu et dur comme l'extrême pointe d'un coin Enfoncé par d'invisibles coups, Le roc se fendra, nous parviendrons à l'émerveillement, nous trouverons les Hespérides (W.36/33.) Mais cette spatialité m n é m o n i q u e ne pourra jamais qualifier les textes postmodernes, dans lesquels la «totalité» est évitée presque par définition. La forme spatiale moderniste de Frank est donc synecdochique, alors que ce n'est à peine ne serait-ce qu'un début que de (aire appel au mot métonymique pour caractériser l'urbanisation universelle du postmodernisme, sans parler de son nominalisme de l'ici-ct-maintenant. 7

Sur les années cinquante, voir également le chapitre 9.

8

Voir également "Art Deco», dans m o n ouvrage Signatures of the Visible, Londres, Routledge, 1990.

9

« Ragtime », American Review no 20, avril 1974, pp. 1 -20.

10

Lynda Hutcheon, A Poetics ofPostmodemism,

1988, pp. 61-62.

11 Jean-Paul Sartre, « L'Étranger de Camus», dans Situations II, Paris, Gallimard, 1948. 12

La référence fondamentale dans laquelle Lacan parle de Schreber est « D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose», dans Écrits, Paris, Seuil, 1966. La plupart d'entre nous ont découvert cette vision classique de la psychose par le biais de l'Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari.

13

Voir mon * Imaginary and Symbolicin Lacan», dans The Idéologies ofTheory, vol I, Minnesota, Universityof Minnesota Press, 1988, pp. 75-115.

14 15

Marguerite Séchehaye, Journal d'une schizophrène, Paris, PUF, 1950, p. 11. China, extrait de Primer, Berkeley, 1981. Traduit par Claude Richard dans 21 * 1 Poètes américains d'aujourd' hui. Delta, Université de Montpellier, 1981.

16

Sartre, « Qu'est-ce que la littérature .'», Les Temps modernes, Paris, 1947, repris dans Situations II, Paris, Gallimard, 1948.

17

Ernest Mandel, Late Capitalism, Londres, 1978. (Le Troisième âge du capitalisme, Paris, 10/18,1976, traduction de Bernard Keiser).

18

Voir, n o t a m m e n t sur ces motifs chez Le Corbusier, Gert Kahler, Architektur

als

Symholverfall:Das Dampjérmotiv in der Baukunst, Brunswick, 1981. 19

« Dire qu'une structure de ce type "tourne le dos" est certainement en-dessous de la vérité, tandis que parler de son caractère "populaire" revient à passer à côté de sa

575

576

Notas

ségrégation systématique par rapport à la grande cité hispano-asiatique qui se trouve à l'extérieur (dont les foules préfèrent l'espace ouvert de l'ancienne Plaza). En effet, cela revient presque à prendre à son compte l'illusion maîtresse que Portman cherche à transmettre, qu'il a recréé au sein des précieux espaces de ses super-halls la texture populaire authentique de la vie de la cité. «En fait, Portman a seulement construit de grands vivariums pour classes moyennes aisées, protégées par des systèmes de sécurité étonnamment complexes. La plupart des nouveaux centres-villes pourraient aussi bien avoir été bâtis sur la troisième lune de Jupiter. Leur logique fondamentale est celle d'une colonie spatiale claustrophobe, tentant de miniaturiser la nature à l'intérieur d'elle-même. Ainsi, le Bonaventure reconstruit sous cloche une Californie du Sud nostalgique: orangers, fontaines, plantes en fleurs et air pur. À l'extérieur, dans une réalité infestée par la pollution, de grandes surfaces réfléchissantes renvoient au loin non seulement la misère de la grande ville mais aussi sa vitalité et sa quête d'authenticité irrépressibles, y compris le mouvement urbain d'art mural le plus excitant d'Amérique du Nord. » (Mike Davis, « Urban Renaissance and the Spirit of Postmodemisme », New Left Review 151, mai-juin 1985, p. 112. Mike Davis s'imagine que je sous-estime ou altère ce petit renouveau urbain de second ordre : son article est aussi rempli d'utiles informations et analyses sur la ville qu'il l'est de mauvaise foi. Les leçons d'économie qui émanent de quelqu'un qui pense que les sweatshops (ateliers où la main d'œuvre est exploitée) sont « précapitalistes » ne sont pas d'un grand secours; on ne voit pas bien ce qu'il y a à gagner à créditer notre bord (« les rébellions des ghettos de la fin des années soixante») d'une influence formatrice dans la naissance du postmodemisme (un style de «classe dominante» ou hégémonique, s'il en fut), sans parler de l'embourgeoisement. La séquence est évidemment inverse : le capital (et ses innombrables «pénétrations») vient en premier, ce n'est qu'après que peut se développer une résistance à son encontre, même s'il serait plaisant de penser autrement. (« L'association des travailleurs telle qu'elle apparaît dans les usines n'est pas postulée par eux mais par le capital. Leur combinaison n'est pas leur réalisation mais la réalisation du capital. Elle paraît fortuite au travailleur individuel. Il se rattache en étranger à sa propre association avec d'autres travailleurs et à sa coopération avec ces derniers, c o m m e aux modes opératoires du capital. ») (Karl Marx, Grundrisse). La réponse de Davis est caractéristique de certaines des voix les plus militantes qui proviennent de la Gauche; les réactions de la Droite à mon artide prennent généralement la forme d'une attitude de compassion esthétique ; elles déplorent par exemple, mon identification apparente de l'architecture postmoderne

Noies

en général à une ligure comme Portman, qui est, pour ainsi dire, le Coppola (sinon le Harold Robbins) des nouveaux centres-villes. 20

Michael HetT, Dispatches, New York, 1978, pp. 8-9, traduit en français sous le titre

21

Voir m o n « Morality and Ethical Substance » dans The Idéologies of Theory, vol I,

22

Louis Althusser, « Ideological State Apparatus» dans Lenin and Philosophy, New York,

Putain de mort par Pierre Alien, Paris, Albin Michel, 1980, p. 45. Minneapolis, 1988. 1972, (Idéologie et Appareils idéologiques d'état, La Pensée, 1970).

Idéologie: théorie du postmodeme Notes du chapitre 2 1

L'analyse suivante ne me paraît pas applicable au travail du groupe Boundary 2, qui s'est très tôt approprié le mot de postmodemisme dans le sens assez différent d'une critique de la pensée de l'establishment «moderniste».

2 3

Écrit au printemps 1982. Voir son « Modernity - An Incomplète Project », dans The Anti-Aesthetic, Hal Foster, éd. Port Towsend, Washington, 1983, pp. 3-15.

4

Les politiques spécifiques associées aux Verts sembleraient constituer une réaction à cette situation plutôt qu'une exception.

5

Voir J.F. Lyotard, « Answering Post-Modem

the Question,

What is Postmodemisme»,

Condition, Minneapolis, 1984, pp. 71-82 («Répondreà

qu'est-ce que le postmodemisme.'»,

Critique,

dans

la question

n°419, 1 9 8 2 ; ce livre s'intéresse

principalement à la science et l'épistémologie plus qu'à la culture. 6

Voir en particulier Architecture and Utopia, Cambridge, Massachusetts, 1976, et, avec Francesco Dal Co, Modem Architecture, New York, 1979, ainsi que mon essai » Architecture and the Critique ofldeology»

dans The Idéologies of Theory, vol 2,

Minneapolis, 1988. 7

Voir le chapitre 1 ; ma contribution à The Anti-Aesthetic est un fragment de cette version définitive.

8

Voir, par exemple, Charles Jencks, Late Modem Architecture, New York, 1980 ; Jencks modifie ici l'usage qu'il fait de ce terme qui passe de la désignation d'une dominante culturelle ou du style d'une époque, au nom d ' u n mouvement esthétique parmi d'autres.

577

576

Notes

9

Voir« The Existence ofltaly», dans Signatures ofThe Visible, New York, 1990. Vidéo:

10

Raymond Williams, Télévision, New York, 1975, p. 92. Les lecteurs des recueils

le surréalisme sans l'inconscient, notes du chapitre 3. comme Rtgarding Télévision de Ann Kaplan, American Film Institute Monograph, n°2, Maryland, 1983, et Video Culture: A CriticalInvestigation, de John Hanhardt, New York, 1986, peuvent trouver étonnantes ces assertions. Un thème fréquent de ces articles reste cependant l'absence, le retard, le refoulement ou l'impossibilité d'une théorie de la vidéo proprement dite. 12

« Time, Work-discipline, and Industrial Capitalisme, PastandPrésent,

13

C'est une question que j'ai essayé de soutenir de manière plus générale au sujet des

n° 38, 1960.

relations entre l'étude de la «grande littérature» (ou plutôt du haut modernisme), et celle de la culture de masse, dans « Reification and Utopia in Mass Culture», 1997, repris dans Signatures of the Visible, 1990. 14

Je vise ici principalement le bon anonymat du travail artisanal de type médiéval, par opposition à la suprême subjectivité démiurgique, ou «génie», du Maître moderne.

Architecture: équivalents spatiaux dans le système-monde Notes du chapitre 4 1

André Malraux, Les Voix du silence, Paris, 1963.

2

Dans leur Kafka:pour

3

Pour une réévaluation provocatrice de ce moment, se reporter à D . N. Rodowick,

4

Robin Evans, « Figures, Doors and Passages», Architectural Design, avril 1978, pp. 267-278.

une littérature mineure, Paris, 1975.

The Crisis ofPoliticalModemism, 5

Urbana, III, 1988.

La science-fiction moderne a souvent été le laboratoire de ces expériences sur le langage comme chez Ursula Le Guin qui propose un modèle de structure sociale d'une espèce hermaphrodite (désignée uniquement par le genre masculin), dans The Left Hand of Darbiess, New York, 1969 (traduit sous le titre La Main gauche de la par Jean Bailhache). O u avec la «réponse» compliquée de Samuel R. Delany, dans Stars in My Pocket Like Grains ofSand, New York, 1984, où - pour des êtres humains de notre genre, sexuellement différenciés - le pronom féminin est utilisé universellement pour désigner le sujet psychique, tandis que le pronom masculin est limité à la personne qui est objet de désir, de quelque sexe organique qu'elle soit.

Notes

6

Barbara Diamonstein, American Architecture Now, New York, 1980, p.46. Architecture américaine d'aujourd'hui, Bruxelles, Mardaga, 1983.

7 8

Ibid, pp. 43-44. Gavin Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, Cambridge, M I T Press, 1985 ; se reporter aussi à l'utile revue de critiques et d'opinions sur cette maison dans « The Gehry House» de Tod A. Marder, The Critical Edge, Cambridge, Massachusetts, 1985.

9

Macrae-Gibson, Secret Life of Building, pp. 16-18.

10

Ibid., p. 2.

11

Ibid, p. 5.

12

Les matériaux bruts sont aussi une façon d'évoquer les outils en tant que tels, la fascination qu'ils exercent sur Gehry remonte, pour ses biographes, aux petits boulots qu'il effectuait dans la quincaillerie de son grand-père quand il était jeune. (FG, p. 12). La seule autre œuvre de la fin du moderne ou postmoderne dans laquelle les outils et les matériaux sont mis en avant avec autant d'insistance, c'est La Leçon de choses de Claude Simon, (voir chapitre 5), réponse délibérée au «marxisme» et œuvre qui, conjointement avec la maison de Gehry, soulève la question des capacités comparatives d u réalisme et d u postmodernisme, respectivement, à transmettre la réalité et l'existence du travail et de ce qu'Heidegger appelait dos Gestell (instrumentation).

13

Ibid, pp. 12,14, 16.

14

Se reporter à mon analyse de Portman dans le chapitre 1 de cet ouvrage.

15

Diamonstein, American Architecture Now, pp. 3 7 , 4 0 .

16

Ibid, p. 44.

17

II s'agit d'une référence à son roman Now Wait for Last Year, New York, 1966 ; voir le chapitre 8.

18

Henry Cobb, éd., The Architecture of Franck Gehry, New York, 1986,p.12.

19

Macrae-Gibson, Secret Life of Buildings, p. 12.

20

Ibid, p.27.

21

Pour une cartographie cognitive, se reporter au magnifique ouvrage de Tayner Banham, Los Angeles: The Architecture of Four Ecologies, Harmondsworth, 1973.

580

Notas

Phrases: lecture et division du travail Notes du chapitre 5 1

Claude Simon, Les Corps conducteurs, Paris, Minuit, 1971, The Conducting Bodies, Viking, 1974, traduction en anglais par Helen R. Lane. Les chiffres renvoient à l'édition originale en français. Toutes les références seront données sous cette forme dans le texte avec l'abréviation CC.

2

Celia Britton, Claude Simon: Writing the visible, Cambridge, 1987, p. 37. En complément de cette belle étude, de l'ouvrage de Stephen Heath cité infra et des analyses classiques de Jean Ricardou, se reporter également à Talph Sarkonak, Claude Simon: les carrefours du texte, Toronto, 1986.

3

David Bordwell et Kristin T h o m p s o n offrent une discussion paradigmatique du genre dans Classical Hollywood Cinéma, New York, 1985, p. 6.

4 5

Celia Britton, chapitre 2. Barthes fut, parmi d'autres, notoirement responsable de ce point de vue; ses essais les plus connus sur le nouveau roman, republiés dans CriticalEssays, Evansron, III., 1972, sont « Objective Literature», « Literal Literature», « There Is No Robbe-Grillet School» et « The Last Word on Robbe-Grillet h I Essais critiques I, Seuil, « Littérature objective», « Littérature littérale», «Il n'y a pas d'école Robbe-Grillet» et « Le point sur Robbe-Grillet».

6 7

Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, Paris, Minuit, 1959, pp. 45-46. Claude Simon, La Bataille de Pharsale, Paris, Minuit, 1969, p. 132, toutes les références ultérieures dans le texte seront données avec l'abréviation BP.

8

Pour Foucault, la n o m i n a t i o n semblerait avoir essentiellement constitué une opération « classique », du XVIII e siècle : « C'est le nom qui organise le discours classique... » (cité par Stephen Heath, The Nouveau Roman, Philadelphie, 1972, p. 106). Dans ce cas, le premier chapitre de La Phénoménologie auquel nous allons nous référer serait la décomposition de cet épistème ; dans le contexte présent, cependant, et avec le recul que nous offre l'émergence même du nouveau roman, cette crise semblerait être le début plus que la fin de quelque chose (ne serait-ce que du postmoderne).

9 G.W. Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier, « Conscience I, La certitude sensible», p. 91. 10 Ibil, p. 89. 11 Ibid., p. 84.

Notes

12

Niklas Luhmann, Tht Diffamation

13

« Jean-Paul Sartre s'explique sur Les Mots», Le Monde, 18 avril 1964, p. 13; pour

of Society, New York, 1982, pp. 230-31.

approfondir, se reporter à Stephen Heath, p. 31. 14

Claude Simon, « Le Roman mot à mot» (Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, volume Il : Pratiques (1972), pp. 73-97) où est évoquée l'installation de Rauchenberg et où Simon propose plusieurs représentations graphiques (rappelant la théorie de la catastrophe de René Thom) pour les formes narratives de plusieurs de ses romans.

15

Se reporter à la discussion de La Théorie esthétique d'Adomo dans mon ouvrage Late Marxism : Adorno, or The Penistence of the Dialectic, Londres, 1990.

Espace: l'utoptsme après la fin de l'utopie Notes du chapitre 6 1

J. G . Ballard, Best Short Stories, New York, 1985, Cauchemar à quatre dimensions, Denoël, 1978, traduction de Gisèle Garson et Pierre Versin. Les premiers chiffres entre parenthèses revoient à la traduction, les seconds au texte original.

2

John Berger, The Look «/T/wjgs, New-York, 1974, p. 161 (les italiques sont de moi) ;

3

Georg Lukics, Histoire et conscience de classe, traduction de Kostas Axelos et Jacqueline

4

Achille Bonito-Oliva, The International Transavantgarde, Milan, 1982, cité ensuite

L'Air des choses, Maspéro, 1979, pour la traduction française. Bois, éditions de Minuit, Paris, 1960, p. 230. sous IT. 5

Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE, 1983, Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209. 6 J. G . Ballard, « The University of Death» dans Love and Napalm: Export U.SA. (titre américain de The Atrocity Exhibition), New York, 1972, p. 2 7 ; « L'Université de la mort» dans La Foire aux atrocités, Champ Libre, 1976, pour la traduction en français par François Rivière, pp. 39-40.

7

J.G. Ballard, Best Short Stories, op.cit., p. 114. Cauchemar à quatre dimensions, op.cit., traduit par Gisèle Garson et Pierre Versin, pp. 52-53.

8

Se reporter à La Dialectique des Lumières de T. W. Adomo et Max Horkeimer.

561

582

Notas

Théorie: Immanent» et nominaisfne dans le dtecours théorique postmodeme Notes du chapitre 7 1

Berkley, Californie, 1987. L s références ultérieures à cet ouvrage sont données sous GS.

2

W. J. T. Mitchell, éd, Against Theory, University of Chicago Press, 1985, pp. 11-28. Le second épisode de cet article (sur Derrida et Gadamer) apparaît dans Critical Inquiry. Les référence ultérieures à Against Theory sont données sous AT.

3

Stephen Greenblatt, Renaissance ofSelf-Fashioning, Chicago, 1980, p. 256.

4

Theodor W. Adomo, Dialectique négative, Paris, Payot, 1978, p. 289.

5

Karl Marx, La guerre civile en France 1871, éditions sociales, 1975, p. 68.

6

Selon les termes de Baudrillard.

7

Susan Sontag, On Photography, New-York, 1977, p. 180, Sur la photographie, UGE,

8

Mais se reporter au chapitre 8 infra.

1983 ; Christian Bourgois, 1993, traduction de Philippe Blanchard, p. 209. 9

II n'est probablement pas nécessaire de préciser au lecteur de ce livre-là qu'une construction comme « k logique culturelle du marché (circa 1910) » a des implication méthodologiques et historiques différentes de la construction comme « la logique du naturalisme ».

10 11

Gertrude Stein, Four in America, New Heaven, 1947. Paul de Man, Allégories of Reading, New Heaven, 1979, Allégories de la lecture, éditions Galilée, 1989, traduction de Thomas Trezise, p. 17. Les références ultérieures à cet ouvrage sont données sous AR, les premiers chiffres renvoient aux pages de l'édition originale, les seconds à la traduction.

12

Paul de Man, The Rhetoric of Romanticism, New York, 1984.

13 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité

parmi

les hommes, Livre de Poche, p. 78. Toutes les références ultérieures à ce livre seront données sous RSD. 14 J. M . D . Meiklejohn. Voir, par exemple, The Critique ofPure Reason, Chicago, 1952, p. 180A. Cette expression en anglais de Meiklejohn est la traduction du mot original de Kant aufheben, qui connut une fortune spectaculairement croissante au cours des décennies suivantes. 15

Voir Questions de méthode, de Jean-Paul Sartre, dans Critique de la Raison dialectique, Tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1967, New York, 1968, chapitre 3.

16

En ce qui concerne la dialectique comme expérience de la langue, j'ai toujours eu le

Notes

sentiment que la remarque suivante tirée de XÉmile (note page 341, édition de La Pléiade) contenait des observations essentielles sur sa raison d'être : «J'ai lait cent fois réflexion en écrivant qu'il est impossible dans un long ouvrage de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n'y a point de langue assez riche pour fournir autant de tenues, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes et de substituer sans cesse la définition à la place du défini est belle nuis impraticable, cas comment éviter le cercle? Les définitions pourraient être bonnes si l'on employoit pas des mots pour les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu'on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue; non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu'on employé chaque mot, que l'acception qu'on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s'y rapportent, et que chaque période où ce mot se trouve lui serve, pour ainsi dire, de définition. Tantôt je dis que les enfants sont incapables de raisonnement, et tantôt je les fais raisonner avec assez de finesse; je ne crois pas en cela me contredire dans mes idées, mais je ne puis disconvenir que je ne me contredise souvent dans mes expressions. » 17

Karl Marx, Le Capital-Livre

Premier - Tome I, traduction de Joseph Roy entièrement

révisée par l'auteur, éditions sociales, 1978, p. 63. Les références ultérieures à cet ouvrage sont données sous l'abréviation MC. 18

Les quatre stades sont dégagés dans le Capital, Livre Premier, Tome 1, Première section, Chapitre Premier, III.

19

Gayatri Spivak, In Other Worlds, New York, 1987, p. 154.

20

Ibid.p.

21

Denis Diderot, Le Rêve de d'Alembert, Œuvres, La Pléiade, 1951, p. 894.

22

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, I, Deuxième partie, Deuxième division,

154.

Livre Second, Chapitre III, 6 e section, p. 538, Folio Essais, édition établie sous la direction de Ferdinand Alquié. 23 24

Stanley Cavell, The World Vteu/ed, Cambridge, Massachusetts, 1979. Sur le nominalisme, voir mon ouvrage Late Marxism : Adorno or the Persistence of the Dialectic, Londres, 1990.

25

O n r a p p e l l e r a q u e l ' e u d é m o n i q u e ( p l a i s i r - p e i n e ) j o u e le m ê m e rôle de liaison-séparation chez Kant: «Mais cette justification des principes moraux, comme principes d'une raison pure, o n pouvait aussi l'établir très aisément, et avec une suffisante certitude, par un simple appel au jugement de l'entendement commun ; car tout élément empirique qui pourrait se glisser dans nos maximes comme principe

583

584

Notas

déterminant de la volonté se fait aussitôt reconnaître par le sentiment de plaisir ou de peine qui lui est nécessairement attaché en tant qu'il excite des désirs, et la raison pure pratique se refuse net à admettre ce dernier comme condition dans son principe. » Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, Livre premier, Chapitre III, p. 129, Folio Essais, édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié. 26

Voir ses intéressantes observations sur de Man dans The Ascetic Imperative in Culture

27

Je me rend compte en écrivant cela que je n'ai pas la moindre idée de ce que Paul

and Criticism, Geoffrey Galt Harpham, Chicago, 1987, pp. 266-68. pensait vraiment de la musique; un certain mépris satirique n'est cependant pas du tout incompatible avec une certaine reconnaissance par procuration, comme dans le portrait des mélomanes nietzschéens de Musil: «Chaque fois qu'il arrivait, ils étaient au piano. Dans ces moments-là, ils trouvaient tout naturel de ne pas remarquer sa présence avant que le morceau fut achevé. Cette fois, c'était 1"Hymne à la Joie de Beethoven ; les hommes, les millions d'hommes s'abattaient en frémissant dans la poussière, ainsi que Nietzsche le décrit; les délimitations hostiles éclataient, l'évangile de l'Harmonie universelle réconciliait, réunissait les séparés; ils avaient désappris de marcher et de parler, il étaient en train de s'élever en dansant dans les airs. Les visages étaient couverts de taches, les corps ployés, les têtes piquaient du nez puis se redressaient par saccades, et dans la masse cabrée des sons frappaient des griffes raidies. Quelque chose d'incommensurable se passait; une bulle aux contours imprécis, toute pleine de sensations brûlantes, enflait jusqu'à éclater, et les pointes exaspérées des doigts, les froncements nerveux du front, les tressaillements du corps faisaient rayonner dans l'effroyable émeute intime une provision jamais tarie de sentiments. » (L'Homme sans qualités, Robert Musil, traduction de Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1956). 28

O n peut trouver une évaluation récente de Henrik de Man dans Posthistorie: ist die

29

Voir en particulier Heidegger et le fascisme de Victor Farias, Paris, Verdier, 1987; et Martin

30

Voir « Paul de Man and the Cercle du Libre Examen » de Êdouard Colinet, dans

Geschichtezu Ende?, Hambourg, 1989, pp. 104-115. Heidegger, Unterwegs zu semer Biographie, de Hugo Ott, Francfort, Campus, 1988. Responses: On Paul de Mans Wartime Joumalism, Werner Harnacher, Neil Hertz et Thomas Keenan, eds, Lincoln, Nebraska, 1989, pp. 426-437, surtout p. 431. 31

Voir Ontologie politique

de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu, Paris, 1988,

ainsi q u e J . Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity,

Cambridge,

Massachusetts, 1987. 32

« Les Juifs dans la littérature actuelle», Le Soir, 4 mars 1941, dans Paul de Man, Wartime

Notes 585

Journalism,

1939-1943,

Lincoln, Nebraska, 1988, p.45. La phrase d e conclusion

sur l'envoi des Juifs vers u n e île quelque part est manifestement u n e perspective i n q u i é t a n t e en effet, mais elle fait référence à la « solution » dite de Madagascar, débattue jusqu'à ce que la guerre avec la Grande-Bretagne ferme les lignes maritimes. Voir Arno Mayer, WhyDidthe 33

Heavens Nor Darken ?, N e w York, 1988.

C o m p a r e r le rôle d e l'ironie chez Ventury, n o t a m m e n t d a n s Complexity Contradiction

Nex York, 1966, mais aussi dans Leamingfrvm

and

Las Vegas, Cambridge,

Massachusetts, 1972. L'une des raisons de ce livre a précisément été la survivance de ces valeurs modernistes résiduelles en plein postmodemisme.

Économie : le postmodemisme et le marché Notes du chapitre 8 1

Mare et Engels, Collected Works, vol. 28, N e w York, 1987, p. 180.

2

Cf. Stéphane Mallarmé : « Magie » dans Variations sur un sujet, Œ u v r e s complhes, Paris, 1945, p. 399. Cette phrase, q u e j'ai placée en exergue à m o n Marxism

and

Form, naît d ' u n e méditation complexe sur la poésie, la politique, l'économie et les dasses sociales, et a été écrite en 1895 à l'aube m ê m e d u h a u t modernisme. 3

N o r m a n R Barry, On Classical Uheralism tmd Libertarianism, N e w York, 1987, p. 13.

4

Ibid, p. 194.

5

Gary Becker, An Economie Approach to Human Behavior, Chicago, 1976, p. 14.

6

Ibid., p. 217.

7

Ibid, p. 141.

8

Barry, On Classical Liberalism, p. 30.

9

Marx et Engels, Collected Works, vol. 28, pp. 131-132.

10

Milton Friedman, Capitalism and Democracy, Chicago, 1962, p. 39.

11

Se reporter à Albert O . Hirschman, The passions and the Interests, Princeton, 1977,

12

«Periodizing

partie 1. the Sixties»,

The Idéologies of Theory, Minneapolis, 1988, vol. 2, pp.

178-208. 13

T. W. A d o r n o et M . Horkheimer, Dialectic of Enlightenment,

traduction de John

C u m m i n g , N e w York, 1972, pp. 161-167. 14

Se reporter à Jane Feuer, « Reading 'Dynasty': Télévision and Reception Theory », South Adantic Quarterly, vol. 88, n° 2, septembre 1989, pp. 443-60.

586

Notas

15

Guy Debord, La Société du spectacle, chapitre 1.

16

Cf. Bany, On Classical Liberalism, pp. 193-96.

Conclusion: éteborations secondaires Notes du chapitre 10 1

Voir « Marxism and Historicism », The Ideoligies ofTheory, vol II, Minneapolis, 1988, pp. 148-177.

2

Nathalie Sanaute, « Flaubert le précurseur», dans L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956 ; Colin MacCabe, James Joyce and the Révolution ofthe Word, Londres, 1979 ; ainsi que mes trois essais sur Rimbaud, Stevens, et la littérature de l'impérialisme: « Rimbaud and the Spatial Text», dans Rewriting Literary History, Tak-Wai Wong et M. A. Abbas éd., Hong-Kong, 1984, pp. 66-68 ; « Wallaee Stevens» dans la New Orléans Review 11, n ° l , 1984, pp. 10-19; nModernism Natwnalism,

Colonialism &Literature,

and Inperialism », dans

n°14, Riels Day Pamphter, Deny, Ireland,

1988, pp. 5-25. 3

C'est Jonathan Dollimore qui m'a donné des indications sur le bon usage de ce terme. Quant à la conscience temporelle du postmodeme, John Barrel a tout dit, parlant des décorateurs postmodernes pour qui « moderniser était la même chose que vieillir », « Gone to Eath», London Review ofBooks, 30 mars 1989, p. 13.

4

Mais, pour ce terme, se reporter à Matei Calinescu, Five Faces ofModemity,

Durham,

N.C., 1987, ainsi qu'à Peter Burger, Prose der Moderne, Frankfort, 1988, et Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, 1990. 5

Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, L'Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, 1988, et Anna-Maria Boschetti, The Intellectual Enterprise: Sartre and » Les Temps modernes », Evanston, 111., 1988.

6

Dans le même sens, Gertrude Stein imagine Henry James en « grand général », dans

7

Voir Ernst Bloch, « Nonsynchronism and Dialectics », New German Critique n° 11, été

8

Voir Perry Anderson, « Modernism

Four in America, New Haven, 1947. 1987, pp. 22-38. and Révolution », New Left Review n° 144,

mars-avril 1984, pp. 95-113. 9

Chapitre consacré au cubisme dans le livre de John Berger Ways ofSeeingxnà\àt en fiançais par Monique Triomphe sous le titre Voir le Voir, Paris, éditions Alain Moreau, 1976.

10

Même si c'est précisément le cas de toute une politique néo-classique, de Hulme à

Notas

l'imagisme, dans les années 1910. 11

Dans son Antujuiertheir, Munich, 1936.

12

Pour Marx, l'égalité, ou la d e m a n d e d'égalité, est le résultat des équivalences instituées par le travail salarié, d'où le caractère suggestif de cette remarque : « Ce qui caractérise l'époque capitaliste, c'est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d ' u n e marchandise qui lui appartient, et son travail, par conséquent, la forme de travail salarié. D'autre part, ce n'est qu'à partir de ce m o m e n t que la forme marchandise des produits devient la forme sociale dominante». Le Capital, Livre Premier, Tome I, de Karl Marx, traduction de Joseph Roy entièrement révisée par l'auteur, éditions sociales, 1978, note 1 p. 173.

13 14

Karl Marx, Grundrisse. Lester C. Thurow, Dangerous Currents: The State of Economies, New York, 1983 ; voir également Stanley Aronowitz, Science and the Future ofWork, Minneapolis, à paraître.

15

Achille Bonita-Oliva, The Italian Tmns-avantgarde, Milan, 1980.

16

Sur un plan historique, l'intérêt de ce débat s'accroît si, avec Weber, nous le comprenons comme événement théorique exceptionnel coordonné d'une certaine façon avec cet autre événement historique qu'est l'émergence du capitalisme (et de l'«Occident»). Voir la section VII de ce chapitre.

17 James Hogg, The Memoir and Confessions of a Justified Sinner, 1824 ; réimpression : Londres, 1924, traduit en français par Jacques Papy sous le titre La Confessions d'un fanatique ou Mémoires intimes et confessions d'un pêcheur justifié rédigées par lui-même, Genève, éditions Marguerat, «Bibliothèque anglo-saxonne», 1948, et par Dominique Aury avec un avant-propos d'André Gide sous le titre Confession du pêcheur justifié, Paris, éditions Chariot, 1949. 18 Je dois cette idée à John Bervely. 19

Emesto Ladau et Chantai Moufife,

20

Voir Postmodemism/JamesonJCritique, Douglas Kdlner, éd, Washington D C , 1989,

HegemoryandSomlistStrattg^\j>TiAns,\%5,ç.77.

p. 324 et suivantes. Certaines parties de cette conclusion furent à l'origine publiées c o m m e réponse aux diverses critiques que contenait cet ouvrage et republiées séparément dans la New Left Review, n°176, Juillet/Août 1989, pp. 31-45. 21

Lynda Hutcheon, A Poetics of Postmodemism, New York, 1988, page XI.

22

Auquel il ne teste qu'à ajouter ce paradoxe patent qui fait que la Critique de Sartre est aussi, en fait, largement une théorie des groupes, mais une théorie, inachevée comme elle l'est, qui est en même temps relativement mal à l'aise avec la catégorie élargie des classes sociales en tant que telles.

587

594

Notas

23

Lynda Hutcheon, Politics ofPostmodemism,

24

Jean-Paul Sartre : « Mais ce qui commençait à me changer, par contre, c'était la

p. 7.

réalité du marxisme, la lourde présence, à mon horizon, des masses ouvrières, corps énorme et sombre qui vivait le marxisme, qui le pratiquait, et qui exerçait à distance une irrésistible attraction sur les intellectuels petits-bourgeois. » Critique de la Raison dialectique, précédé de Questions de méthode, Tome I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1967, p. 28. 25

Nildas Luhmann, The Différentiation fi Society, New York, 1982.

26

Theodor Adomo et Max Horkheimer, La Dialectique de k raison, Paris, Gallimard,

27

Voir toutefois le chapitre 8.

28

Jean-Paul Sartre, « Préface » au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris,

29

Nous devons une réintroduction audacieuse de la question de la démographie dans la

1983, pp. 130-131, traduction de Éliane Haufholz.

François Maspero, 1961. problématique marxiste (si longtemps intimidée par l'exemple de l'attaque de Marx contre Malthus) à une étude désormais classique de Wally Seccombe, « Marxism and Demography», dans la New Lefi Review n°137, janvier/février 1983. Voir également ma discussion de l'idée d'Adorno d'une histoire naturelle dans LateMarxism:

Adomo

or The Penistence ofthe Dialectic, Londres, 1990. 30

Interview de T h o r n t o m Wilder, Paris Review n° 15, 1957, p. 51.

31

Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938, Folio p. 85.

32

Voir avant tout La Production de l'espace, Paris, 1974, enfin disponible dans une

33

Pour une précieuse vue d'ensemble des théories contemporaines sur l'espace, se

traduction en anglais de Donald Nicholson-Smith, Blackwell, 1991. reporter à Postmodem Geographies de Ed Soja, Londres, 1989. 34

Se reporter au livre éponyme, New York, 1981.

35

Dans Postmodemism and Japan, Masao Miyoshi et Harry Harootunian, éditeurs,

36

Voir le premier chapitre de cet ouvrage.

37

Alejo Carpentier, « Préface» à El Reino de este mundo, Santiago, 1971.

38

Effectivement, un Dickens postmoderne point hors de l'eau quand on se souvient

Durham, N.C., 1989, p. 274.

(comme Jonathan Arac me l'a rappelé) du commentaire de Walter Bagehot à son sujet : « Londres est comme un journal. Tout y est, et tout est déconnecté. » Literary Studies, Londres, 1898, p. 176. 39

The Crying ofLot 49, New York, 1982, p. 104, traduit en français sous le titre La

Notes

Vente à k criée du lot 49 par Michel Doury, Paris, Le Seuil, 1987, Folio p. 162. 40

Richard Gilman, Decadence, New Yoric, 1979.

41

Bruno Latour, The Pasteurization of France, Cambridge, Massachusetts, 1988.

42

Grundrisse.

43

D . H . Lawrence, « Song ofa Man Who Has Came Through» dans une traduction de Sylvain Floc'h « Chant d'un homme sorti de la passe», Poèmes, édition intégrale, p. 244, Lausanne, édition L'âge d'Homme, 2007.

44

Voir ci-dessus note 8.

45

Voir mes « Metacommentary», dans The Idiotogies ofTheory, volume I, Minneapolis,

46

Marvin Hanis, America Now, New York, 1981, traduit en français par Henri Cayla

1988, pp. 3-16. avec la collaboration de Brigitte Sibélas et Véra Hoffrnan sous le titre L'Amérique craque: anthropologie d'une société en mutation, Montréal, Stanké, 1982. 47

Pour une déconstruction anthropologique du concept de croyance, voir Todney

48

John Howard Yoder, The Potitia of Jésus, Grand Rapids, Michigan, 1972, traduit en

Neddham, Belief, Language and Expérience, Oxford, 1972. français sous la direction de Daniel Alexander et MauriŒ Gardiol sous le titie Jésus et le politique: k nuhcalité éthique de k croix, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1984. 49

L'analyse de Gilles Kepel sur le fondamentalisme islamique, dans Muslim Extremism in Egypt: The Pharoah and the Prophet, traduction de J. Rothschild, Berkeley, Californie, 1989 ; Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements

iskmistes,

Paris, Le Seuil, 1984, suggère nombre de parallèles avec les mouvements noirs américains dans les années soixante. Voir également Bruce Lawrence, The Defènder of God, San Francisco, 1989,. 50

Cité par Hutcheon, p. 14.

51

Mais voir l'insistance sur la dispersion dans Critique de Sartre.

52

Ce qu'a démontré Douglas Kellner dans son introduction à Postmodemism/Jameson!

53

New York, 1988.

54

Ronald L Meek, Social Science and the Ignoble Savage, Cambridge, 1976, pp. 219,221.

Critique. Là encore, le texte suit les critiques contenues dans cet ouvrage.

55

Ibid, pp. 127-128.

56

Dans Postmodemismljameson/Critique,

57

Sur ce sujet, voir l'intéressante étude de Adélaïde San Juan.

58

p. 134 et suivantes.

Concernant la maigre littérature analytique sur les «yuppies», on peut recommander « Maiing Flippy Floppy : Postmodemism and the Bahy Boom PMC»,

The Year Left,

589

590

Notas

1985, pp. 268-295 ; voir aussi la littérature sur ce qu'on appelle la «classe des managers», et, en particulier, Pat Walker, éd., Between Labor and Capital, Boston South End Press, 1979. 59

Dan Georgakas et Marvin Surkin, Détroit, IDo MindDying

60

Baudrillard nous rappelle fort opportunément - mais lui-même l'a tellement fait

New York, 1975.

que le pense-bête revient un peu retirer lui-même l'échelle qu'il a sous les pieds que dans le postmoderne ces objets essentiellement transcodés et ces constructions symbiotiques, c o m m e la fameuse carte de Borges (qui vient toujours à l'esprit dans ces circonstances) ou les images de Magritte, ne peuvent servir de figures ou d'allégories de quoi que ce soit ; et, dans la haute théorie du postmoderne, ils ont toute la vulgarité et le manque de «distinction» de gravures d'Escher sur le front d'étudiants moyennement intelligents. « Si nous avons pu prendre pour la plus belle allégorie de la simulation la fable de Borgès où les cartographes de l'Empire dressent une carte si détaillée qu'elle finit par recouvrir très exactement le territoire (mais le déclin de l'Empire voit s'effranger peu à peu cette cane et tomber en ruine, quelques lambeaux étant encore repérables dans les déserts - beauté métaphysique de cette abstraction ruinée, témoignant d'un orgueil à la mesure de l'Empire et pourrissant comme une charogne, retournant à la substance du sol, un peu comme le double finit par se confondre avec le réel en vieillissant), cette fable est révolue pour nous, et n'a plus que le charme discret des simulacres d u deuxième ordre. [...] Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C'est désormais la c a n e qui précède le territoire. » Simulacres et simulation, Jean Baudrillard, Paris, Galilée, 1981, pp. 9-10. 61

« Class andAllegory in Contemporary Mass Culture: DogDay Afiemoon as a Political

62

Voir « Periodizing the Sixties», dans mon ouvrage The Idéologies ofTheory, vol II,

Film », dans mon livre Signature of the Visible, New York, 1991. pp. 178-208.

Index

Index d e s noms cités

2001,53,182,351, Voir aussi Kubrick, Stanley Adanu, Ansel, 145 Adorno, Théodore W„ 9 , 1 6 , 2 7 , 3 5 , 5 6 , 58,109,111,228,243,271,278,279, 288,295,327, 3 2 8 , 3 3 1 , 3 3 7 , 3 5 3 , 3 5 9 371,383,416,418,427,464,465,467, 4 6 8 , 4 6 9 , 4 8 3 , 509, 514, 528,545,551, 573,575,581,582, 583,585,588 Againrt Tbeory, 265-266,280, 289,293, 2 9 5 , 3 0 5 , 3 0 6 , 3 0 8 , 582 Voir aussi Michaels; Knapp; AJembcrt, d', 349, 583 Alien, 403 Voir aussi Scott, Ridley AlùNATION,

136,137,150,151,155

Apollinaire, Guillaume, 430,431 Aristotc, 142,365 Aronmitz, Stanley, 447, 587 Aada.Akiia.504 Ashbery, John, 6 9 , 4 1 8 Aaurmmtt turU mort, 61 Voir aussi Coin, James M. Artnritt, Miguel Ange), 505 A TbnrymfAlUcMtm Urne, 375 Voir aussi Becker, Gary Anrood, Maigaiet, 239 Anden, W. H., 417 Axscbmtc, 45,109,428 Anstin, J. L., 338 Babbitt, Milton, 424 Ballant, J. G., 232-234,259-261, 528,

Aldmsser, Louis, 30, 101,244, 277,

581 Balzac, Honoré de, 189, 291 Barry, Norman E, 379, 387, 585, 586 Bartfao, Roland, 58, 60,66, 142,145, 1 7 7 , 1 8 1 , 2 1 6 , 2 5 1 , 2 6 2 , 2 8 5 , 320,359, 360, 580

322,329, 3 3 0 , 3 4 1 , 3 5 1 , 4 7 5 , 4 7 6 , 567,

Bataille, Georges, 334

568,577 American Graffiti, 60

Bataille Je Pianale, 2 0 3 , 2 2 4 , 2 2 7 , 580 Voir aussi Simon, Claude

Voir aussi Lucas, George Andera, Gunther, 437 Anderaon, Laurie, 150 Anderaon, Perry, 423,433, 586 Anderaon, Sherwood, 3 9 0 , 4 4 5 Antonioni, Michelangelo, 82,153

Baudelaire, Charles, 9 2 . 2 1 9 , 2 5 2 Baudrillud, Jean, 233, 285-287,293,

Voir aussi Rankus, Edward ;Lajttham, Barbara; Manning, John Allégories Je la Ucturt, 314, 317, 328, 3 3 7 , 3 3 8 , 3 4 3 , 3 5 8 , 3 6 0 , 3 6 4 , 582 Voir aussi Je Mon, Paul

3 0 2 , 3 0 6 , 3 3 3 , 3 3 4 , 4 6 0 , 5 4 1 , 547, 566, 582, 590 Bazin, André, 307 Beatles, The, 33

592

Index

Beaumarchais, P. A. Caron de, 496 Becker, Gary, 373-378, 585 Beckett, Samuel, 9, 69, 71, 228,424 Beethoven, Ludwigvon, 140, 142-144, 584 Bell, Daniel, 35, 238 Bdlamy, Edward, 239, 247 Benjamin, Walter, 1 5 , 1 6 , 9 2 , 218, 219, 248, 2 7 9 , 3 0 1 , 3 7 1 , 4 2 7 , 5 8 4 Benny, Jack, 436 Bcnvenistc, Émile, 67 Berger, John, 253,433, 523, 581, 586 Bergman, Ingmar, 123 Bersani, Léo, 292 Bertolucci, Bernardo, 60

Book of Daniel the, 63 Voir aussi Doctorow, E. L. Booth, Wayne, 58 Borges, Jorge Luis, 424, 590 Bourdieu, Pierre, 202, 219, 363,416, 425,485, 529, 584, 586 Borne, David, 75 Brando, Marlon, 6 1 , 6 2 , 4 0 6 Brecht, Bertolt, 99, 108, 278, 301, 425, 511,516 Bufiiid, Luis, 283 Buike, Edmund, 7 6 , 7 8 , 4 4 8 , 4 6 3 549 Bums, Robert, 327 Burroughs, William, 33 Cage, John, 9, 3 3 , 6 9 , 7 1 , 116

Bcuys, Joseph, 154

Cain, James M., 61

Bierstadt, Alben, 245

Callcnbach, Ernest, 239 Camus, Albert, 67, 575

Bilfy Bathgate, 63 Voir aussi Doctorow, E. L Bio-economics ofOur Mutual Friend, the, 277 Voir aussi Gallagher, Catherine Blade Rmner, 481, 527 Voir aussi Dick, Philip K; Scott, Ridley Blake, William, 314 Blanchot, Maurice, 363 Bloch, Emst, 426, 586 Blue Velvet, 399, 401,403, 408, 409, 410 Voir aussi Lynch, David BotfyHeart, 61 Voir aussi Kasdan, Lawrence Bond, Doug, 76 Bonito-Olra, Achille, 17, 238,257, 448, 573, 581

Cantos, 279 Voir aussi Pound, Ezra Capital, le, 1 3 2 , 2 9 7 , 3 1 4 , 3 3 0 , 3 3 1 , 546, 583, 587 Voir aussi Marx, Karl Carfyle, the Carlyle Group, 436 Carnets de U drile de guerre, les, 127 Voir aussi Sartre, Jean-Paul Carpentier, Alejo, 509, 588 Cavell, Stanley, 351, 583 Caves du Vatican, les, 406 Voir aussi Gide, André Ceserani, Remo, 46, 47 Chagall, Marc, 256 Chandler, Raymond, 51 Chaplin, Charles, 427 CbanuterAnafysis, 288

Index

Voir aussi Reich, Wilhelm Chhutoan, 60 Voir aussi Pobmski, Roman Clash, the, 97 Cliflonl, James, 277 Coletti, Lucio, 474 Conformiste, le, 60 Voir aussi Bertolucci Conrad, Joseph, 205, 563 Contrat social, le, 320, 329, 335, 344, 345 Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques Conversation m the Cathedra! 363 Voir aussi Varias Lksa, Mario Coppola, Francis F., 60, 577 Corps conducteurs, les, 202-203, 210, 214, 2 1 5 , 2 1 6 , 2 2 1 , 2 2 4 , 2 2 6 , 2 2 9 , 580 Voir aussi Simon, Claude Cri, le, 49,53, 54 Voir aussi Munch, Edvard Critique de la philosophie du droit de Hegel Introduction, 479 Voir aussi Marx, Karl Croce, Benedetto, 353 Culture du narcissisme, la, 69 Voir aussi Lascb, Christopher Cypis, Dorit, 258, 259 Dada, 254 Dali, Salvador, 165 Dangerous Currents, 447, 587 Voir aussi Thurow, Lester Danse Macabre, 528 Voir aussi Saint-Saëns, Camille Davis, Ron, 176, 182, 183, 309 Dean, James, 405

Dean MacCanndl, 285 Debord, Guy, 58, 59 196, 335, 385, 566, 586 De la Grammatologie, 321 Voir aussi Derrida, Jacques Ddany, Samuel R., 169, 578 Delcuze, Gilles, 10, 167, 196, 228, 231, 283, 292, 342,420,475, 575 De Man, Henrik, 362, 584 De Man, Paul, 2 4 , 1 5 2 , 2 4 8 , 2 6 9 , 2 8 5 , 314-360,365,582,584 De Mille, Cecil B., 436 De Palma, Brian, 82 Deirida, Jacques, 43, 152, 193, 206, 266, 2 8 5 , 2 8 8 , 3 2 1 - 3 2 3 , 3 2 9 , 3 3 7 , 3 4 0 , 3 4 7 , 4 6 5 , 4 6 6 , 544, 573, 582 Der Urspungda Kustwerkes, 42 Voir aussi Heidegger, Martin Deux ou trois choses que je sais d'elle, 207 Voir aussi Godard, Jean-Luc Dewey, John, 461 Dialectique de la raison, 109, 588 Voir aussi Adomo, Théodore W. Dialectique négative, 279, 551. 582 Voir aussi Adomo, Théodore W. Diamond Dust Shoes, 43, 46 Voir aussi Warhol, Andy Diamonstein, Barbara, 176,177, 579 Dick, Philip K., 186,389,391,393, 394,396,397,399,412 Dickens, Charles, 278,444, 588 Diderot, Denis, 349, 351, 583 Dilthey, 3 7 5 , 3 7 8 Discourt sur l'origine et Usfondements de l'inégalité parmi les hommes, 318

593

594

Index

Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques; de Man, Paul

Eliot, T. S., 3 1 4 , 3 3 4 , 4 2 4 , 4 3 4 , 4 6 5 Elliott, Robert G , 395

Disney, Walt, 88 Disney-EPCoT, 60

Engels, Friedrich, 291, 367,474, 508, 509,510, 585,586

Dispauhes, 9 1 , 5 7 7 Voir aussi Herr, Michael

Ésope, 491 Étranger, F, 67, 575

Disposstssed, the, 239

Voir aussi Camus, Albert

Voir aussi Le Guin, Ursula K Docteur Faustus, 56 Doctorow, E. L., 63, 65, 66,67, 226,

Être et U Niant, 1', 459, 466 Voir aussi Sartre, Jean-Paul Evans-Pritchard, F.., 334 Fable des abeilles, 454

418, 507,511 DoUe Vtta, la, 140, 518 Voir aussi Fellini, Frederico

Voir aussi MandeviUe Faulkner, William, 173, 204, 205, 391, 554

Don Quichotte, 561

Fcatherstone, Mike, 556

Dos Passos, John, 67, 418, 507 Dostoïevski, Fedor, 469

Fellini, Frederico, 123, 140, 142, 476,

Voir aussi Mann, Thomas

Dreiser, Théodore, 282, 289-296, 300,

518,519 Fiasco, 403

301,308, 391 Duchamp, Marcel, 36, 80, 420 Éclipse, 153

Fish, Stanley, 267, 339 Flaubert, Gustave, 73, 116, 192, 203,

Voir aussi Lem, Stanislas

Voir aussi Antonioni, Michelangelc École de Francfort, 27, 36, 127, 305, 461 Économie libidinale, 292

4 2 0 , 4 2 1 , 5 1 8 , 580 Foire aux atrocités, la, 259, 581

Voir aussi Lyotard Ecttopia, 239

Font, Henry, 65,427, 507, 563 Foucault, Michel, 27, 39, 51, 106, 209,

Voir aussi Caltenbach, Ernest Einstein, Albert, 314, 506, 563 Eisenhower, Dwight D„ 60, 109, 389, 390,391,392,394,397,483 Eisenstcin, Sergueï, 142, 205, 277, 278, 419

234, 293,305, 380,487, 555, 560, 580 Frank, Joseph, 231,574, 575 Freud, Sigmund, 54, 66, 117, 166, 257,

Électn, 368 ÉUgies de Dumo, les, 357 Voir aussi Rilke, Rainer Maria

Voir aussi Ballard, J.G.

268,305-308,351,438, 526-527 Fricdman, Milton, 365, 366, 381, 444, 585 Friedrich, Caspar David, 508 Frith, Simon, 416 From Bauhaus to OurHouse, 106

Index

Future Sbock 397, 517 Voir aussi Toffler, Alvin Gable, Clark, 62

Gramsci, Antonio, 337, 437, 555, 559 Grave, Michael, 83, 174 Greenblatt, Stephen, 275,277, 279, 280,

Gadamer, Hans-Georg, 188,222, 266, 306, 582

281,282,305,582 Grossman, Vassili, 27 Grundrisst, 28, 297, 303,319, 375,376, 380, 546, 573, 576, 587, 589 Voir aussi Marx, Karl Guattari, Félix, 167,475, 575

Galbraith, John Kenneth, 372 Galilée, 275, 314, 582, 590 Gallagher, Catherine, 277, 278 Garcia M a r q u a , Gabriel, 505, 509 Gcotz, Clifford, 277 Gehry, Frank, 24, 83, 174-186, 188-191, 195-196,199, 579 Gcoigakis, Dan, 565 Géorptput, les, 203 Voir aussi Simon, Claude Gibson, William, 1 5 , 8 3 , 5 7 3 Gide, André, 406,421, 563, 587 Gilman, Charlotte Perkins, 281, 284, 292,300,301,303,305,308 Gilman, Richard, 518, 519, 589 Gimburg, 277 Glass, Philip, 33, 419 Gober, Robert, 9,240-247, 249, 253, 254,256 Godard, Jean-Luc, 33, 144, 149, 207, 278,279 Godel, Kurt, 18, 461 Godzich, Wlad, 382 Goldman, Emma, 65 Gold Standard and the Logic of Naturalisât, the, 265, 279 Voir aussi Michaels, WalterBenn Goldwyn, Sam, 436 Gorbatchev, Mikhaïl, 460,487 Goux, Jean-Joseph, 281

Haacke, Hans, 2 3 6 , 2 3 7 , 2 4 0 , 2 4 2 , 2 4 3 , 559 Habermas, Jurgen, 109, 110,375,488, 491,584 Hall, Stuart, 299,368, 369, 544 HanJmaid's Taie, 239 Hanson, Duane, 7 5 , 7 6 Hamett, William Michael, 283 Haipham, Geoffrey Galt, 315, 355, 584 Hanis, Marvin, 531, 589 Hassan, Ihab, 106 Hawthonie, Nathaniel, 282,283, 290, 305,306,308 Hayek, Friedrich, 444 Hegel, G. W. F., 9, 25, 94, 114,161, 166,210, 2 1 1 , 2 1 2 , 2 2 7 , 3 0 6 , 3 1 4 , 3 4 6 , 3 8 1 , 4 5 4 , 4 5 2 , 4 7 4 , 4 7 9 , 4 8 8 , 550, 560, 562,580 Hegemony and Soeialist Strategy, 441, 587 Voir aussi Mouffe, Chantai; Laclau, Ernesto Heidegger, Martin, 42, 43, 46, 56,78, 8 8 , 1 6 2 , 3 6 2 , 3 6 3 , 4 4 5 , 4 6 7 , 4 9 9 , 517, 574, 579, 584,586 Heisenberg, Werner, 26 Herder, Johann Gottfried von, 355

595

596

Index

Heir, Michael, 91, 564, 577 Hircch, Eric Donald, 266, 306 Hinchman, Albert 0 . , 379, 381, 585 Histoire Je la sexualité, 51, 234 Voir aussi Foucault, Michel; Historieal Novel, the, 553 Voir aussi Lukacs, Hitchcock, Alfred, 123,402 Hitler, Adolf, 362,424, 449, 487, 550 Hjelmslev, Louis, 143, 371 Hobbes, Thomas, 381 Hogg, James, 453,587 Hopper, Dennis, 409 Hopper, Edward, 75, 390 Horkheimer, Max, 16, 27, 109, 113, 3 2 8 , 3 8 3 , 4 6 5 , 4 8 3 , 585, 588 Hostess Twinkia, 140, 154,156 House ofMirtb, 308 Voir aussi Wharton, Edith House ofSeven Gables, the, 283 Voir aussi Hawthome, Nathaniel Humpty Dumpty, 458 Hurt, William, 6 1 , 6 2 Husserl, Edmund, 526 Hutcheon, Linda, 64, 469, 575, 587, 588, 589 Ibsen, Henrik, 108 Idéologie allemande, 1', 493 Voir aussi Marx, Karl Idiot de la famille, I', 73 Voir aussi Sartre, Jean-Paul Image of the Gty, the, 100, 567 Voir aussi Lynch, Kevin Imaginaire, 459 Voir aussi Sartre, Jean-Paul

Invisible BulUts, 277 Voir aussi Greenblatt, Stephen I Vueloni, 476 Voir aussi Fellini, Frederico Jackson, Jesse, 458, 460 James, Henry, 477, 563, 586 James, William, 282, 285, 289 Jencks, Charles, 25, 114, 115, 424, 536, 574, 577 Joyce, James, 8, 35, 37, 106, 334, 420, 426,432, 586 Jozsa, Pierre, 136 Kaflia, Franz, 124, 167, 421, 424, 427, 4 2 8 , 4 2 9 , 4 3 2 , 4 6 9 , 578 Kahn, Louis, 163 Kant, Emmanuel, 76,78, 80, 173, 189, 2 0 9 , 2 2 3 , 2 9 6 , 3 1 4 , 3 1 7 , 3 5 0 , 351,352, 4 5 1 , 4 5 2 , 4 7 4 , 4 9 0 , 4 9 8 , 501, 582, 583, 584 Kasdan, Lawrence, 60 Kehre, 363 Voir aussi Heidegger, Martin Kennedy, J.F., 157, 440,488; R. 489 Kepler, Johannes, 275 Khrouchtchev, Nikita, 150, 382 Hee, Paul, 256 Kleist, Heinrich von, 64 Knapp, Stephen, 265-267, 274, 342 Kracauer, Siegfried, 254 Kramer, Hilton, 107, 108, 109 Kristeva, Julia, 292 Krupp, 427 Kubrick, Stanley, 53, 182, 351 Kurosawa, Akira, 123 Lacan, Jacques, 40, 68-69, 103-104, 155,

Index

1 5 6 , 2 8 8 , 3 4 1 , 3 5 1 , 4 1 7 , 541,575 La Chine, 71 Voir aussi Perelman, Paul Ladan, Ernesto, 441, 457, 542, 587 La Fiivre au corps, 60 Voir aussi Kasdan, Lawrence Landau, Saul, 570 Lasdi, Christopher, 69 Latfaam, Barbara, 136, 151 Latour, Bruno, 519-521, 535, 541, 589

Lincoln, Abraham, 129, 584, 585 Lire la lecture, 136 Voir aussi Jozsa, Pierre; Leenharddt, Jacques Livre des passages, 279 Voir aussi Benjamin, Walter Livre des prima, (Surveiller et punir), 305 Voir aussi Foucault, Michel Lookmg Bachoard, 239, 247 Voir aussi Bcllamj, Edward Loon Laie, 63, 67

La Vie: mode d'emploi 223

Voir aussi Doctorow, £ L.

Voir aussi Perec, Georges

Loos, Adolf, 171 Lucas, George, 60

Lawrence, D.H., 56, 108,433, 589 Lawrence d'Arabie, 140, 145 Learnmgfrom Las Vegas, 34, 180, 574, 585 Voir aussi Venturi, Robert Lears, T. Jackson, 294, 301 Leavis, Frank R., 35 Le Bon, Gustave, 443 Leçon de choses, 203, 229, 579 Voir aussi Simon, Claude Le CoAusier, 8, 34, 80, 87,107, 115, 1 7 0 , 1 7 3 , 1 8 7 , 2 4 3 , 2 4 4 , 575 Leenhardt, Jacques, 136 Lefebvre, Henri, 18, 58, 319, 500-501, 513, 547, 564 Léger, Fernand, 80 Le Gain, Ursula K.,239 Lem, Stanislas, 4 0 3 , 4 1 7 Lénine, 2 7 , 9 8 , 3 0 1 , 4 1 3 , 4 8 2 , 4 8 5 , 547,561 Lentricchia, Frank, 421 Lévi-Strauss, Claude, 173, 210, 211, 272,273,304,319,325,335,519

Luhmann, Niklas, 212-214, 216, 473, 581,588 Lukics, George, 59,99, 111,127,132, 296,297, 3 0 2 , 3 1 0 , 3 3 7 , 3 9 5 , 4 3 2 , 4 4 7 , 462, 553, 581 Lnmet, Sydney, 569 Lynch, David, 409 Lynch, Kevin, 100, 101, 567, 568 Lyotard, Jean-François, 18, 55, 111-113, 2 3 5 , 2 8 7 , 2 9 2 , 4 7 9 , 577 Lysenko, Trofim, 173 Macherey, Pierre, 74 MacCabe, Colin, 420, 573, 586 Maaa*Gibson, Gavin, 177,179,181,182, 184,187,188,190-193,195-197,579

MadMaxi 526 Magritte, René, 2 3 , 4 6 , 4 8 , 139, 140, 165,590 Maïakovski, Vladimir, 432 Malevitch, Kasimir, 179, 196 Malher, Gustav, 35, 56,419 Malinowski, Bronislaw, 333,438

597

598

Index

Mallarmé, Stéphane, 8, 106, 173, 307, 3 7 1 , 4 1 8 , 4 2 3 , 585 Malraux, André, 167, 168, 578 Malthus, Thomas R., 278, 588 Manchurian Candidate, the, 154, 155 Voir aussi Frankenheimer, John Mandel, Ernst, 29, 35, 79, 80, 103, 548, 563, 575 Mandcville, Bernard, 454 Manifhte, 94, 520, 521 Voir aussi Marx, Karl Mann, Thomas, 5 6 , 4 1 5 , 4 2 1 , 4 2 7 , 4 3 2 Manning, John, 136, 137, 151 Man WboFellto Earth, the, 75 Marou, George, 277 Matoise, Herbert, 96, 238, 239, 243, 390, 547 Marinctti, Filippo, 80 Mariowe, Christopher, 276 Marr, Nicolas Yacovlevich, 173 Marx, Karl, 9, 16, 28, 37, 79, 94-95, 98, 1 1 4 , 1 3 2 , 1 5 0 , 2 6 8 , 2 9 1 , 2 9 6 - 2 9 7 , 304,314, 319,328-332,335,351-352, 365-367,371,375,377,380,381, 385,412,436,442-444,446,452,456, 465,474,478-479,493, 508,520-522, 545-546, 547, 552, 573, 576,582-583, 585, 587, 588 Marxisme et Us Questions de linguistique, le, 173 Voir aussi Staline Manss, Marcel, 333 Maycr, Arno. J., 361, 502, 504,550, 585 McLuhan, Marshall, 547 McQuecn, Steve, 61

McTeague, 284 Voir aussi Norris Meteano, jeu de, 314 Meek, Ronald L., 552, 589 Merleau-Ponty, Maurice, 113, 318 Merrill, John, 52-53 Metz, Christian, 170 Michael KoMbaas, 64 Voir aussi Kleist, Heinrich von Midiacb, Walter Benn, 265-267, 274, 280-282,284-310,342,361 Michelet, Jules, 514 Mies, van der Rohe, Ludwig, 8, 34 Mills, C. Wright, 390,445 Mût, 309 Voir aussi Unamuno, Miguel de Mitchell, Margaret, 436 Momter Zerv, 139, 145 Voir aussi Horula, Ishirô Moore, Charles, 83, 165, 174 More, Thomas, 247, 276, 300,469 Morris, William, 260 Moscone, George, 155 Mots et les choses, les, 106, 209 Voir aussi Foucault, Michel Mouffe, Chantai, 441,457, 542, 587 MTV, 1 6 , 1 2 6 , 4 1 6 - 4 1 7 , 4 1 9 , 5 1 7 Muldoon, Paul, 417 Munch, Edvard, 49-53, 55, 574 Mythologie*, 60, 143, 285, 320 Voir aussi Barthes, Roland Nabokov, Vladimir, 408, 424 Naira, Tom, 554 Needham, Joseph, 519 New CriterUm, the, 107-108

Index

Voir aussi Kramer, Hilton Nkholson, Jack, 61 Nietzsche, Friedrich, 356,358-359,415, 456,505,584 Noms, Frank, 265,282-285, 308,309 Nostalgia, 167, 168

Pessoa, Fernando, 563 Pfeto, John Frederick, 283 Phénoménologie Je l'esprit, la, 210, 580 Voir aussi Hegel Picabia, Francis, 80 Picasso, Pablo, 37, 107, 202, 424,439

Voir aussi Tarkovski, Andrei Nouvelle Eloïse, la, 320 Voir aussi Rousseau, Jean-Jacques; de Man,

Picroe, Charles S., 146,308, 541 Piapont Morgan, ]., 65, 162

Paul Numismatique*, 281 Voir aussi Goux, Jean-Joseph O'Hara, John, 197,391 Octopus, 309, 310 Voir aussi Norris, Frank Oldenbmg, Claes, 17 Olivier, Sir Lawrence, 62 Oison, Charles, 424 One-DhnensionnalMon, 238 Voir aussi Marcuse, Herbert OrientalDespotism, 380 Voir aussi Wittfagel, Karl A Orion aveugle, 215, 218, 227 Voir aussi Simon, Claude

Pirandello, Luigi, 563

PUgrim's Progress, the, 249 Piranesc, Giovanni B., 244 Platon, 6 8 , 2 9 8 , 3 5 9 Piekhanov, Georgi, 26 Polandd, Roman, 60 Politieal Untmsaous, the, 455, 573 Voir aussi Jameson, Fredric Pbllock, Friedrich, 27 Pollock, Jackson, 108 Pbl Pot, 463 Ptortman, John, 84-86, 88, 91, 182, 184, 188, 576-577,579 Postmodern Geographies, 570, 573, 588 Voir aussi Soja, Ed Pound, Ezra, 190,279,434

Orlando, 123

Poussin, 202

Voir aussi Woolf, Virginia

Presl