Le mythe de la qualité de la vie et la politique urbaine en France: Enquête sur l'idéologie urbaine de l'élite technocratique et politique (1945–1975) [Reprint 2014 ed.] 9783110805208, 9789027976871

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French Pages 326 [336] Year 1978

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Le mythe de la qualité de la vie et la politique urbaine en France: Enquête sur l'idéologie urbaine de l'élite technocratique et politique (1945–1975) [Reprint 2014 ed.]
 9783110805208, 9789027976871

Table of contents :
Introduction générale
PREMIÈRE PARTIE: Préalable théorique à une étude sur l’idéologie
Introduction
CHAPITRE I. Le débat théorique autour de l’idéologie
CHAPITRE II. Outils théoriques utiles à l'analyse des idéologies urbaines
DEUXIÈME PARTIE. Les mythes urbains
CHAPITRE I. Les mythes urbains actuels
CHAPITRE II. Panorama des mythes urbains depuis 1945
TROISIÈME PARTIE. Production sociale des mythes urbains
Introduction
CHAPITRE I. Production d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale
CHAPITRE II. Production d’une idéologie urbaine de la qualité de la vie
Conclusion
Conclusion générale
ANNEXE I. Plan de l’interview
ANNEXE II. Liste des documents comportant des discours sur l’urbain
Bibliographie
Liste des sigles
Table des matières

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LE MYTHE DE LA QUALITÉ DE LA VIE ET LA POLITIQUE URBAINE EN FRANCE Enquête sur l'idéologie urbaine de l'élite technocratique et politique (1945-1975)

La recherche urbaine 13

MOUTON • PARIS • LA HAYE

MONIQUE DAGNAUD

Le mythe de la qualité de la vie et la politique urbaine en France Enquête sur l'idéologie urbaine de l'élite technocratique et politique (1945-1975)

MOUTON • PARIS • LA HAYE

Ouvrage publié avec le concours de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences

Sociales

ISBN 2-7132-0074-1 Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales 2-7193-0451-4 Mouton Couverture de Jurriaan Schrofer © 1978 Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales and Mouton & Co Imprimé

en France

Introduction générale

Les espaces s'emboîtent comme des poupées gigognes et là, bien au cœur, se niche l'intime moi, attentif à la démultiplication de ce jeu de miroirs, et à la parole qui l'orchestre. Le grand miroir, celui dont les éclats et les défectuosités donnent la tonalité générale, s'allègue territoire national. L'intensité de son rayonnement demeure suspendue à deux opérations : la résorption des déséquilibres, la relève du défi lancé par les territoires concurrents. La voix de l'ordre d'abord : « L'aménagement du territoire, c'est la recherche dans le cadre géographique de la France, d'une meilleure répartition des hommes, en fonction des ressources naturelles et des équipements économiques. » (« Pour un plan national d'aménagement du territoire >, Communication du ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme au Conseil des ministres. Paris, février 1950.) La voix de la nation, ensuite : le territoire national est ramassé dans une position offensive face aux configurations externes qui le menacent, ces espaces riches qui s'imposent comme concurrents directs à l'orée des frontières ; le murmure s'amplifie : il faut se « mettre au diapason européen et même mondial » (ibid.). Ordre, puissance, soit, mais le moi, lové justement au creux de l'espace gigogne se sent gracieusement interpellé et vite rasséréné : il n'est pas oublié : « En se plaçant au seul point de vue du développement harmonieux d'une économie, le moment est venu où il convient de se demander si la préoccupation de la vie de l'homme et de ses meilleures conditions de bien-être et de confort dans le cadre qui lui est donné ne doit pas passer au premier plan. En effet, la situation actuelle atteint l'homme dans sa santé, ses facultés de loisirs et de travail, bref dans sa dignité, par l'acceptation forcée d'une médiocrité sans contrepartie. Telles sont les préoccupations auxquelles répond une politique d'aménagement du territoire. » {Ibid.). Rétrécissons le champ de la lorgnette, en sautant l'échelle de la région. La ville-miroir se dévoile, le flanc gorgé de flux. Liquide

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inquiétant qui s'épanche « en tache d'huile », et dont les excroissances méritent d'être canalisées. Mais liquide qui retient les vertus civilisatrices : « Tout mouvement ayant une incidence importante sur le déroulement historique ne peut prendre naissance ailleurs qu'en ville » (Plan et perspectives : les villes, 1970, annexe II), et en impulse de nouvelles ( « L'observation de la réalité présente montre que, au moins en ce qui concerne les modes de vie et de consommation, un " modèle urbain " émerge, se diffuse et tend à devenir dominant : la ville est un lieu privilégié de la novation et du changement, tant dans le domaine spatial que dans les domaines économiques et technologiques). (VI e Plan 1971-1975, Commission des villes, annexe II.) Les images pourtant s'infléchissent selon les angles du miroir biseauté. L'espace se segmente en fonctions qui se repoussent et s'interpénétrent sous les injonctions de la voix qui rappelle les consignes : l'espace résidentiel jouxtant celui des activités, les jardins et les écoles ouverts à la sortie des maisons, les routes liant et déliant les micro-espaces, les piscines plantées sur l'axe géométrique d'un territoire assigné, le centre en résille de bureaux, les rues piétonnières éclosant sur des squares, les usines déportant leur pollution vers la périphérie, les commerces multiformes allégeant l'existence des cuisinières, l'espacebateau, l'espace « campagnardisé », l'espace « dévirginisé », puis « revirginisé », l'espace régi. L'opaque miroir urbain s'avive sous la voix qui le commente. La multitude spatiale soumise à un chaos apparent se révèle tissée selon la logique de la salubrité morale et physique : le sillon du quotidien se moule dans la ville, s'y génère, y coule son éthique. L'urbain se fait rédemption et le moi logé à l'extrémité de l'espace gigogne atteint son karma, c'était bien la qualité de la vie que portait tout cet édifice. « Notre époque souffre de maux que l'urbanisme peut seul résoudre, puisqu'il modèle le cadre de la vie quotidienne. Nous venons d'une société rurale — qui existe encore heureusement en France — où tout le monde connaissait tout le monde, où les rapports sociaux étaient organisés, où il y avait moins de solitude. Et on en arrive à une société urbaine dans laquelle les rapports sociaux sont disloqués et bouleversés. Je crois que l'urbanisme doit désormais être conçu pour permettre de répondre aux aspirations profondes de chacun, de favoriser les relations sociales et de laisser la place au plaisir gratuit, celui de la découverte d'une ville ou d'un passage. » (Interview de V. Giscard d'Estaing, Le Point, 7 avril 1975.) Pénétrons plus encore dans l'espace gigogne, la dernière entité-miroir, c'est le logement. Un tissu de dilemmes : la tour ou le pavillon, la garniture jardin ou la dalle bétonnée, le futuriste ou le rustique,

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l'HLM en bandes verticales ou horizontales, le repli sur l'intime ou le communautaire, le fonctionnel ou l'esthétique. La voix s'intensifie démultipliant les systèmes binaires. Le logement support de la quotidienneté est objet de toutes les sollicitudes, mais ne nous trompons pas, une unique question l'assaille : pouvoir choisir un type de logement, c'est-à-dire, réfléchit l'écho, un type de mode de vie : « On doit donc pouvoir permettre aux Français d'exercer une grande liberté, à savoir de choisir le mode de vie qui leur convient. Certains veulent vivre dans une vie traditionnelle avec la rue bruyante ; d'autres, au contraire. veulent vivre tranquillement, près de la nature en dehors de cette ville. Jusqu'à maintenant on a offert aux Français un seul mode de vie avec, comme on dit, les grands ensembles. Il faut maintenant leur offrir le choix, c'est-à-dire les deux modes de vie : la vie dans les centres denses et la vie dans la nature avec la maison individuelle. » (Discours de A. Chalandon à la presse, le 8 janvier 1970.) Le narcissique moi se découvre saisi au centre de cette construction compliquée. La voix oblique du sujet à l'espace, et réciproquement. Le sujet constitué spatialement est ceint, enclos, absorbé, muet. N'importe : les espaces s'empilent et se sédimentent à partir de lui et pour lui. « On pourrait dire que la ville permet à l'identité personnelle de se renforcer en offrant une gamme variée de conception de vie et de relations. » (Plan et perspectives : les villes, 1970, annexe II.) Les éléments scéniques : les espaces gigognes, la voix, le sujet. Le sujet étreint dans son microcosme spatial écoute la voix. La voix disserte sur le sujet et l'espace gigogne. L'espace gigogne, à travers la voix, réfléchit le sujet : citadin, urbain, homme de la ville. Le sujet se laisse ravir par la voix qui lui dit comment il existe, et combien il est dominé, perverti ou ravi, par la poupée gigogne. Nous tenons bien le sens de la fable : Il y aurait une poupée gigogne nommée espace... qui produirait des individus nommés sujets... qui se caractériseraient par des comportements, des modes de vie et d'échanges... Un jour la révolte du sujet se dressa contre la poupée gigogne qui l'enserrait dans une vie de contraintes, de fatigue et d'ennui... Il fallait, pour surmonter la crise, modifier le contour et les modes d'agencement des espaces emboîtés... Il rationalisa ses instruments de lutte qui se nommèrent aménagement, urbanisme, politique urbaine, équipement... Levons le décor et interrogeons cette scène quotidienne : quel est le producteur de cet opéra ? Que sous-entend la partition ? De quelle séduction joue-t-elle sur l'audience ?

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La concordance des faits excite la curiosité. Tous les indices convergent. Dressons l'inventaire. Il y a d'abord l'insistance d'une parole : l'idée d'un projet social dérivant d'une transformation de l'espace. L'éclosion des temps heureux passerait dans le monde moderne par la clef de l'urbanisme. L'imaginaire devient suspendu à l'espace. Puis le mythe se diversifie : il s'agissait, dans un premier lyrisme, d'une œuvre de salubrité morale et sociale ; puis la voix revendiquait à travers la fonctionnalité urbaine un droit à la liberté du travail et du loisir. Mais depuis quelques années, elle n'a cessé d'accroître son niveau d'exigence ; l'éthique urbaine se nomme « qualité de la vie », autant dire tout : la nature surgissant dans les cités, les rencontres transgressant les barrières sociales, la beauté déployée sur les perspectives urbaines, la fête, l'échange, la connaissance, la libre jouissance, la possibilité alternée de solitude et de relations communautaires. La ville se moule et se distend aux dimensions de la « vie idéale ». Puis le mythe prend son vol. Anecdote localisée au fil de quelques ouvrages et discours sur le logement, il devient évocation constante chez les aménageurs du territoire, les urbanistes, les industriels, les hauts fonctionnaires. Il atteint son zénith lorsqu'il est saisi et répercuté par le chef de l'Etat et son exécutif. Il perd alors quelque peu de sa substance « urbaine », et navigue comme parole sur la société, ses buts, ses contradictions, ses aspirations, oubliant parfois la référence directe à l'espace. Les séquences gravitant autour du noyau « qualité de la vie > envahissent les discours des élites politiques et technocratiques, et par ricochets, investissent la parole diffusée par les mass média. Les partis politiques s'en emparent et ouvrent des campagnes sur le thème. Des journaux lancent des enquêtes : « Comment vivezvous? » et surtout « Comment vivre mieux? ». La publicité, quant à elle, brandit les litanies du bonheur comme cheval de bataille depuis longtemps. Soyons à l'écoute du mythe urbain. Il déferle aujourd'hui sur des rivages étranges. N'insinue-t-il pas que la surabondance consommatoire aliène la société, que la question de notre époque est précisément celle de l'éthique comprise comme jouissance immatérielle et accomplissement dans les rapports interpersonnels ? Ne se place-t-il pas comme offensive de l'Être, opposé à l'Avoir ? Ne propose-t-il pas un retour aux joies ancestrales de la nature et de la culture à ce monde perverti par l'objet et le pouvoir ? La mystique de la qualité de la vie liée à un urbanisme imaginatif résonne assurément avec une bonne conscience suspecte ; ne constitue-t-elle pas la version moderne du mythe social-démocrate : « Changeons la ville, changeons la vie » ?

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Ces quelques éléments tracent les contours d'une énigme, que nous énoncerons brutalement : — De quelle trame de rapports sociaux ces mythes urbains puisentils leur force ? De quelle façon sont-ils produits, élaborés retranscrits, « travaillés », répercutés, et en vue de quel type d'effets auprès des agents sociaux ? Quelles contradictions sociales, quelles contradictions urbaines occultent-ils ? Quelle conjoncture sociale réfractent-ils ? Par quelles voies, quels cheminements deviennent-ils prédominants ? — On repère à ce sujet, comme nous l'avons signalé, la puissance émettrice de l'élite technocratique et politique. Mais alors, quel est le lien qui unit l'élite de l'appareil d'Etat aux idéologies urbaines ? Autrement dit, en quoi ces formes discursives renvoient-elles avant tout aux classes dirigeantes, et donc fondent-elles, actuellement, la parole dominante de la société ? Et en quoi précisément les agents des hauteurs de l'appareil d'Etat sont-ils les répercuteurs et les relaisclefs de ce discours ? — Les mythes urbains se posent en échos aux pratiques concrètes de politique urbaine, ils en épousent apparemment les variations. Quel type de rapport effectif établissent-ils avec celles-ci ? Les idéologies urbaines se matérialisent-elles dans des actes d'urbanisme, y a-t-il donc pour le cas qui nous intéresse une intervention de l'Etat sur l'urbain dictée par un principe d'amélioration des conditions de vie ? Sont-elles au contraire le simple faire-valoir de la politique urbaine ? Par ailleurs, on peut présupposer que leur impact social dépasse le cadre strict des interventions d'urbanisme et d'aménagement : mais alors, dans quelles circonstances historiques ? Avant de plonger dans la problématique suggérée, il faut en définir le champ théorique. Et construire une méthodologie qui lui soit appropriée. Nous désignons par « discours sur l'urbain » un système logicosémantique appréhendant les rapports sociaux à travers certaines formes spatiales saisies comme « urbaines » et établissant des liens de causalité entre cette matérialité urbaine, les pratiques des agents sociaux et les relations qu'ils entretiennent entre eux, et l'action de l'Etat. Nous nommerons « idéologie urbaine » (définie ici par son contenu, le rapport de sens qu'elle établit), l'établissement d'un rapport causal direct entre les unités urbaines et leurs diverses composantes et les pratiques et relations des agents sociaux ; la conception selon laquelle on peut transformer les rapports sociaux en modifiant l'aménagement pt lç contenu de l'espace est une de ses formes les plus significatives.

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Enfin nous définirons par « mythes urbains » la cristallisation des idéologies urbaines dans des types de systèmes discursifs, unis par des thématiques et des structures logiques communes (ou mythes) constituant par eux-mêmes des images qui expriment certaine réalité, rapports, pratiques particulières. Autrement dit, les « mythes urbains » racontent une série d'histoires spécifiques sur les rapports qu'entretiennent les formes spatiales et la société : leur noyau dur, c'est l'idéologie urbaine. L'existence de « mythes urbains » est un premier pari. Par exemple, Lévi-Strauss (1964, Le cru et le cuit, p. 10) part d'un mythe de référence, le mythe bororo, à partir duquel, au fil d'observations et de rapprochement avec d'autres récits, il détecte « quelque chose qui ressemble à un ordre (qui) transparaît derrière ce chaos » ; c'est la quête d'une structure qui est au centre de sa recherche. Nous adoptons la démarche inverse : nous faisons l'hypothèse qu'il existe des mythes qui s'organisent autour de ce « noyau dur >, l'idéologie urbaine déjà identifiée, et dont il faudra saisir les variations de structures et de thématiques. L'idée que ces mythes renvoient à une réalité sociale est un autre pari. Barthes (1957) montre bien, par exemple, que le mythe a une fonction signifiante, d'autant qu'il est une forme pleine, douée d'une puissance évocatrice. Mais celle-ci ne possède pas de résonance particulière par rapport à une trame de rapports sociaux : Barthes ne franchit pas le stade qui sépare le système sémiologique du système idéologique. De même nous nous écartons de Lévi-Strauss qui décèle dans la structure des mythes « l'existence d'une logique des qualités sensibles », référence à un éternel mental (Lévi-Strauss, 1964, Le cru et le cuit, pp. 9 et suiv.). Nous posons au contraire l'idée que ces mythes surgissent en certaines conjonctures des rapports de classe et sont doués d'un effet sur ceux-ci. Ces deux hypothèses, l'existence de « mythes urbains », leur rattachement à un système idéologique, devront être validées au cours de la recherche. Elles énoncent, en tout cas, que le centre conceptuel de notre étude est « l'idéologie » ce qui justifie le préalable sur le mode, l'élaboration et le fonctionnement de ce concept (voir p. 29) première étape de la recherche. Reconstituer le schéma explicatif qui permettra de résoudre, à partir de l'observation de formes idéologiques, l'ensemble des questions que nous avons soulevé suppose une méthodologie que nous devons exposer avant de décrire les points-clefs de la recherche. Là se place donc le problème du matériel et de son traitement. Le contenu d'une forme idéologique n'a d'intérêt essentiel pour l'analyse sociologique qu'en liaison aux rapports sociaux qu'elle forma,-

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lise et en retour, oriente. Pourtant on n'a pu esquiver une étude précise du contenu des idéologies urbaines et des systèmes discursifs qui les organisent car : — il s'agissait de vérifier leur forme d'existence et leur prégnance dans les discours actuels ; — il fallait montrer que ces idéologies se moulent dans des « mythes » ; — la connaissance précise, en terme de contenu, des « mythes urbains » permettait de délimiter davantage le champ de l'analyse ; au lieu de raisonner par la suite sur une idéologie saisie comme l'établissement d'un rapport de sens direct entre l'espace et la société, donc sur un concept général, on s'appuie sur des formes de variations discursives dont on connaît assez nettement les thèmes et les structures ; — la précision du contenu des « mythes urbains » permet alors plus facilement d'appréhender à quelle réalité sociale ils renvoient. La méthode a consisté dans un second temps à recenser des discours sur l'urbain et à mettre en évidence l'apparition répétée de ces idéologies dans des formes discursives composant des mythes. Les étapes nécessaires à cette opération ont été : — un recueil de discours sur l'urbain ; — la détection des formes discursives constituant des idéologies urbaines au sein de ces discours ; — le découpage de ces systèmes discursifs en mythes sériés par thèmes et par structure, et la reconstitution de mythes-types. Les outils utilisables dans l'exercice de cette dernière opération, à base de modèles mathématiques et de systèmes matriciels — nous pensons en particulier aux travaux de Pêcheux (1969), qui visent à saisir les « structures linguistiques profondes des discours » — sont beaucoup trop raffinés pour l'objectif que nous nous sommes assigné qui se limite à la mise en évidence des modes de raisonnement qui structurent le processus discursif recensé, et aux thèmes qui en organisent le sens. Ainsi cette étape de travail a été effectuée de façon empirique selon un découpage logico-sémantique dont nous donnons le détail en deuxième partie. Outre l'intérêt qu'elle présente du point de vue du « dévoilement > des mythes, leur catégorisation permet de franchir un autre obstacle : la vérification du rattachement de ces mythes à une trame sociale précise, donc leur statut social d'idéologie. Pour cela, il a fallu démontrer que les modèles de mythes correspondent à des catégories de pratiques

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sociales ; cette validation s'opère en rapportant chaque mythe aux activités et options sociales et politiques qu'il exprime et que l'on détecte en interprétant son contenu et en se référant aux pratiques sociales (connues) du sujet émetteur. Cette démonstration n'a pu être menée que sur des mythes urbains actuels en l'absence de discours « personnalisés » dans les époques antérieures. Cependant nous nous sommes reporté à des textes, écrits, documents produits au cours des trente dernières années, pour signaler dans quel autre contexte historique depuis 1945 les discours dominants furent féconds en idéologies urbaines, et, finalement, déceler les autres formes qu'elles ont pu prendre dans ces moments-là (voir en annexe II, la liste des documents). A ce niveau du travail, où nous avons pu repérer les contextes historiques au cours desquels ces mythes ont surgi, où nous avons établi leur contenu et les variations de celui-ci, avec précision pour la période récente, de manière plus floue pour les périodes antérieures, et où nous avons quelques indices sur le rapport qu'entretiennent ces mythes avec des pratiques sociales spécifiques, il s'agissait de pousser plus loin l'analyse du processus social de leur production, de sortir d'une analyse établie seulement à partir des sujets émetteurs, et de la situer dans le contexte plus général de la formation sociale. La troisième étape de la recherche a donc consisté à retracer l'évolution des rapports sociaux, et l'évolution de la politique urbaine depuis 1945, dans leur articulation avec les mythes urbains. D'une part, parce qu'il s'agissait surtout de saisir les lignes de force d'un procès social, d'autre part, parce que nous abordions là un sujet immense qui demanderait pour être défriché des investigations considérables, jusqu'alors seulement entamées, nous nous sommes limité aux renseignements que l'on peut tirer des documents et études existants. La difficulté de traiter le matériel recensé tient beaucoup au matériel lui-même. Il est évident qu'il se distingue par son abondance et son hétérogénéité : il a donc fallu effectuer une sélection, en retenant surtout les ouvrages synthétiques et ceux qui mettaient en lumière des questions fondamentales pour notre recherche, peu abordées par les études générales (luttes urbaines, politique du patronat, rôle de la technocratie...). En revanche, l'absence presque totale de document synthétique relatant les transformations de la formation sociale français en terme de « luttes de classes » depuis 1945 1 nous a imposé presque continuellement, sauf pour la période récente, une lecture en 1. Un seul ouvrage ambitionne ce projet de M. Branciard, La lutte des en France de 1914 à 1967, 1968, Paris, Ed. Ouvrières,

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multiples dimensions, en suivant les événements à partir d'ouvrages factuels qui sont pratiquement les seuls fresques historiques existantes et en observant la teneur sociale des faits à partir de documents portant sur des sujets sectoriels émis par l'élite des classes dominées et de divers documents critiques. D'autre part des pans entiers de la réalité sociale qui nous intéressaient plus particulièrement n'ont pas fait l'objet d'études historiques précises, comme les luttes sociales, et la politique urbaine (voir en détail cet aspect page 25) depuis la dernière guerre. Là encore, il a fallu se reporter aux analyses fragmentaires existantes. En outre, restituer le cheminement qui va de l'observation d'un phénomène (le mythe urbain) aux rapports sociaux qui le fondent historiquement, et à son impact, nécessite certaines prudences méthodologiques. Comment en effet passer d'une approche théorique de l'idéologie à l'analyse des faits sociaux concrets à travers lesquels on perçoit l'émergence d'une forme idéologique spécifique ? Si l'on considère que les idéologies mettent en forme des intérêts de classe, qu'elles renvoient à des pratiques sociales contradictoires, et que l'idéologie dominante s'élabore à travers des luttes d'hégémonies (voir : Préalable théorique sur l'idéologie), l'apparition des mythes urbains doit être saisie en fonction des stratégies et pratiques des classes dominantes, et des résistances et des luttes des classes dominées qui coïncident historiquement avec elles. Dans cette texture, il conviendra de distinguer les rapports sociaux qui déclenchent le procès idéologique, de ceux qui n'en sont que des retombées ; il faudra par ailleurs suivre le fil des événements, la chaîne des contradictions et des initiatives de classes auxquelles renvoient les idéologies urbaines ; soit donc dégager de sa gangue sociale leur procès de production. Les idéologies sont un des niveaux où s'expriment et se jouent les luttes de classe, mais surtout elles sont douées d'une dynamique particulière à l'égard des rapports sociaux. L'analyse devra donc boucler ce cercle : non seulement appréhender les idéologies urbaines comme faire-valoir et écran d'un réseau de pratiques, mais aussi déceler le type d'effet qu'elles provoquent (ou tendent à provoquer) afin de cerner davantage à quelle nécessité correspond leur émergence. Or, élaborées et répercutées de façon majeure à l'occasion des actes de politique urbaine, les formes idéologiques s'interposent entre ces interventions et la portée de ces interventions sur le mode de vie des agents sociaux ; c'est donc sur leur œuvre de brouillage ou de désignation par rapport à l'efficace sociale de l'urbanisme et de l'aménagement que nous nous fonderons pour apprécier leur incidence. Ainsi l'approche théorique préalablement posée incite à un repérage systématique à travers la réalité sociale :

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— du jeu dialectique des rapports de classes noués autour de l'urbanisme et l'aménagement ; — des effets sociaux des interventions de politique urbaine. Dès lors pour élucider les questions introduites initialement nous avons dû fermer le circuit qui part de la détection des idéologies urbaines, à leur procès social de production, et à leur effet, en procédant aux opérations que nous venons d'évoquer. Examinons-en les points-clefs. Avant de remonter le fil du scénario, il fallait des pièces à convictions. La première tâche a consisté à recueillir ces productions discursives dont la résonance avait préalablement intrigué. Or une telle investigation bute nécessairement sur un premier écueil : les idéologies sont à la fois partout (elles traversent tous les niveaux et instances de la formation sociale) et insaisissables dans la mesure où elles paraissent douées d'une possibilité infinie de variations, où les renvois réciproques auxquels elles sont assujetties impliquent qu'il n'y ait ni commencement ni achèvement d'un mythe ; enfin, on ne peut apprécier l'intensité de répercussion d'un modèle idéologique qu'à travers des indices aléatoires : étant donné qu'à l'échelle d'une formation sociale il est loisible d'observer la force d'une diffusion idéologique, mais non de la quantifier, la preuve matérielle de son existence tient surtout de son efficacité sur les pratiques sociales. Pour toutes ces raisons, rassembler un corpus idéologique qui prétende épuiser la production discursive en question aurait été illusoire. A oette première difficulté s'en ajoutait une autre : l'apparition du discours sur l'urbain se manifestant en divers endroits de la formation sociale, se pose le problème du lieu d'observation. Auprès de quel relais d'émission allait-on appréhender ces formes idéologiques : l'homme de la rue, les ouvrages spécialisés, les techniciens de l'urbanisme et de l'aménagement ? Pour rendre plus pertinente notre démonstration nous avons privilégié les discours issus de la source même d'émission de l'idéologie urbaine, l'Etat et, en regard, ceux issus des instances politiques des classes dominées. Le travail a été conduit dans trois directions : d'une part, une enquête auprès d'agents sociaux appartenant à l'élite de l'administration et à l'élite politique : conduite à la fin de l'année 1974, elle révèle les mythes urbains traversant le discours du pouvoir actuel; de l'autre, un rassemblement de textes sur l'aménagement et l'urbanisme publiés dans l'appareil d'Etat et ses structures périphériques et des écrits et autres documents propres à des personnalités de l'Etat (en particulier, les agents chargés des questions d'urbanisme et d'aménagement) ; cette recherche vise à restituer le corpus idéologique sur l'urbain produit dans l'appareil d'Etat entre 1945 et 1975, afin de repérer

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quelles jurent les correspondances à l'actuel mythe urbain de la qualité de la vie en d'autres époques historiques. Par ailleurs, nous avons rassemblé une part importante des écrits produits sur la question urbaine dans les appareils du Parti communiste, du Parti socialiste et du Parti socialiste unifié au cours des années 19731975. Ces textes ont été confrontés avec ceux publiés sur la politique urbaine au sein du CNPF, et des syndicats CGT et CFDT. La première étape de l'analyse a consisté, nous l'avons vu, à valider l'hypothèse de l'existence de « mythes urbains », mettant en forme des « idéologies urbaines >, rattachés à une trame de rapports sociaux en une conjoncture historiquement déterminée. Pour mener à bien ce projet, il fallait, rappelons-le : — disposer de discours sur l'urbain, articulant des idéologies urbaines ; — pouvoir rapporter chaque discours à des pratiques sociales précises afin de saisir la signification sociale de ces mythes ; — pouvoir vérifier qu'à un même type de mythe correspond un même type de pratique sociale, ce qui avalise l'idée qu'un type de mythe ne naît pas fortuitement, mais traduit une trame spécifique de rapports sociaux et se réfère à elle. Cette première exigence supposait que les sujets émetteurs soient des relais clefs des idéologies urbaines, c'est-à-dire finalement des agents en place de la politique urbaine, et surtout dans la présentation de celle-ci à la société civile par les différentes médiations que l'on connaît, services administratifs, assemblées d'élus, mass média : nous avons alors privilégié les agents occupant une place dans les hauteurs de l'appareil d'Etat, et dans cette zone, ceux personnifiant ou ayant, à une certaine époque, personnifié un type de politique d'aménagement et d'urbanisme et un discours sur l'urbain (c'est le cas de ClaudiusPetit pour la politique de la reconstruction, et celui de Delouvrier pour la Ve République dans sa première phase). Mais nous ne pouvions nous limiter au haut fonctionnariat : en effet, la politique urbaine est, dans une large mesure, conduite dans les municipalités et nous avons dirigé notre enquête vers des maires connus pour leurs initiatives et l'originalité de leurs conceptions en la matière. Donc, nous nous sommes adressé en priorité, à des « personnalités » politiques ou administratives de l'aménagement urbain. Mais à cette contrainte s'en joignait une autre : la diversité des types de pratiques sociales propres aux émetteurs. Or si le domaine d'intervention de chacun des interviewés variait considérablement, leur appartenance commune à un niveau élevé de la structure étatique ou à un poste de maire dans une municipalité importante les rendaient socialement

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homogènes : nous touchions nécessairement l'élite dirigeante. Il fallait user d'un critère de diversification autre que la place dans l'appareil de commandement et nous avons retenu une des pratiques sociales les plus significatives, la mise en œuvre ou l'absence de mise en œuvre d'une pratique politique, et, dans le premier cas de figure, nous avons tenté de varier au maximum le type d'appartenance politique. L'échantillon final est le suivant ; parmi les interviewés : — sept occupent dans l'appareil d'Etat une haute fonction administrative ; leur appartenance politique, même si elle est connue, ne joue que relativement dans leur pratique sociale (deux d'entre eux, seulement, ont pu être « identifiés » politiquement) ; — sept occupent dans l'appareil d'Etat central ou local une fonction essentiellement politique comme maire, député, ministre (ancien) ou secrétaire d'Etat ; — trois occupent ou ont occupé une haute fonction administrative, mais en même temps ont ou ont eu une pratique politique marquante (par exemple à la fois haut fonctionnaire et député ou leader politique). Dans le premier groupe, on relève un haut fonctionnaire de gauche, et un d'extrême gauche. Le second groupe comprend : — deux membres des républicains indépendants ; — un membre du Centre démocrate ; — un membre de l'Union des démocrates pour la V e République ; — un ancien membre de l'Union des démocrates pour la V e République aujourd'hui affilié au parti socialiste ; — un membre du Parti socialiste ; — un membre du Parti communiste. Enfin le troisième groupe comporte : — un haut fonctionnaire leader politique du Centre démocrate ; — un leader politique du Parti socialiste, occupant accessoirement une fonction dans la haute administration ; — un haut fonctionnaire, fortement lié au gaullisme. Ces précisions conduisent à une définition plus claire de l'échantillon retenu comme « élite politique et technocratique » non pas qu'il comprenne « des hommes politiques » et des « fonctionnaires technocrates.» mais parce que, dans la société de capitalisme avancée, les places politiques de l'appareil d'Etat impliquent la mise en œuvre de « pratiques technocratiques » et parce que les « hauts fonction-

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naires », désignés comme « technocrates » dans le langage courant, constituent un personnel politique. Ces données se clarifieront lorsque nous aborderons la problématique de l'Etat (voir page 21). Mais d'ores et déjà certaines explications sont nécessaires. Le terme technocratique renvoie, dans le langage courant, à des pratiques idéologiques spécifiques : prédominance d'une approche techniciste ou économiste, prétention à l'objectivation, tendance à l'humanisme. Même si ces appréciations ont une certaine validité, elles ne font que « décrire des comportements » dont il faut détecter le fondement. Pourquoi, dans la société actuelle, les fonctions sociales de commandement sont-elles exercées de façon dominante à travers le « technocratisme ? ». Ceci renvoie aux pratiques de pouvoir dans la sphère des rapports économiques. La réalisation des intérêts économiques dominants, de la fraction monopoliste du capital, est directement dépendante d'un corps de managers : ce n'est plus par le lien de propriété que s'exerce le pouvoir, mais par celui de la compétence, et plus généralement des capacités de gestion, d'information et d'organisation qui sont mises en œuvre. Les disciplines techniques et économiques sont les instruments de la domination politique dans l'entreprise, et par extension, ceux de la domination idéologique. Par ailleurs n'étant pas directement détenteur du capital, le manager — tout en réalisant les intérêts de celui-ci — « objective » son action : il agit au nom d'une rationalité économique « universelle ». Or l'idéologie dominante du mode de commandement au stade du capitalisme monopoliste se répercute à toutes les autres instances de domination de la formation sociale, en particulier dans les hautes sphères de l'Etat, où la « distanciation » est d'autant plus aisée que les centres du pouvoir économique sont relativement éloignés et le rapport au pouvoir politique facilement occulté derrière l'idée d'un Etat « au service de l'intérêt général » ; ce n'est pas un hasard si la « technocratie » se confond, à travers les représentations que nous en avons données, avec le haut fonctionnariat. De plus ces idéologies, notamment dans leurs composantes économiques, influent sur les pratiques politiques de commandement, mais avec des incidences modulées selon les pratiques assignées à chaque place politique : un maire, par exemple, à qui incombe d'importantes fonctions de gestion et d'organisation tend à être plus « technocrate » qu'un député, etc. Enfin, cette imprégnation de l'idéologie technocratique chez les « leaders » politiques est d'autant plus forte qu'une proportion croissante d'entre eux se recrute chez le haut personnel administratif. 2

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En revanche, les technocrates — ou haute administration — occupent des places politiques (au sens large) dans la mesure où ils détiennent dans l'Etat les fonctions objectives de celui-ci : celles qui concourent à la sauvegarde de l'hégémonie des intérêts dominants (voir page 21). Ainsi la validité de la terminologie accordée à notre échantillon est prouvée : les interviewés remplissent des fonctions directement « politiques » de la formation sociale et sont spécifiés par certains types de pratiques idéologiques « subordonnées » à l'exercice du commandement dans les rapports sociaux actuels. Outre des représentants de « l'élite politique et technocratique >, nous avons interviewé les responsables des secteurs « cadre de vie » de la CFDT et de la CGT, et un responsable chargé d'études sur l'urbanisme au CNPF : ces trois entretiens, en fixant les positions extrêmes de « classe » sur la question urbaine, devaient permettre de fournir un cadre de référence aux autres discours sur la ville et l'espace. Ils n'ont pas été traités pour construire les modèles de « mythes urbains ». Cet échantillon comporte des lacunes. Certains agents-clefs du discours sur l'urbain, en l'occurrence Albin Chalandon, Olivier Guichard, Jérôme Monod n'ont pas été interrogés, l'abondance de leurs déclarations transmises par la presse et de leurs écrits suffisant, d'après nous, à circonscrire leur approche de la question ; d'autres, par contre, détenteurs du discours écologique le plus récent comme Michel Albert ou Philippe Saint-Marc manquent de façon notoire dans l'échantillon : ils n'ont pu nous recevoir et nous avons tenté de compenser cette absence en nous référant à leurs articles et ouvrages. L'objectif de ces entretiens était de recueillir des discours, desquels nous pouvions détacher des « mythes urbains ». L'inconvénient de l'entreprise est que les mythes ne sont pas exprimés sur commande, ils s'élaborent au cours de la production discursive pour articuler un raisonnement, fournir un exemple, témoigner d'un avis : tout au plus peut-on susciter leur apparition par des questions, et laisser l'interlocuteur pousser au plus loin les logiques et les images que lui suggèrent sa pratique, et son observation. L'enquête sur textes avait démontré que trois questions reviennent constamment dans les discours actuels sur l'urbain : la ségrégation, l'esthétique/nature (la relation psychologique et émotionnelle de l'individu à l'espace), la qualité de la vie. Nous avons alors construit un plan d'entretien qui leur accordait une large place. Comme nous le verrons, cette première approche s'est beaucoup enrichie au cours de l'en--ête, et des images et représentations que nous n'avions pas saisies

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comme dominantes à un premier examen se sont révélées comme telles. Par ailleurs, nous avons volontairement provoqué une discussion sur trois thèmes qui semblaient propices aux développements idéologiques : le logement social et les équipements, la problématique des besoins, le rôle de l'Etat. Le plan, qui a été tenu dans la plupart des entretiens, s'est cependant modulé en fonction de l'interviewé — d'une part en fonction de la place occupée dans les branches de l'appareil d'Etat, d'autre part, en fonction des idées émises antérieurement par l'interviewé dans des articles ou des ouvrages — et en fonction du déroulement historique de l'enquête au cours duquel certaines questions ont dû être précisées ou reformulées. Par ailleurs, dans la mesure où nous étions en quête d'images et associations d'images le plus spontanément émises par des technocrates ou hommes politiques sur la ville et l'espace, nous avons laissé l'interviewé s'exprimer en intervenant le moins possible, lui fournissant seulement un guide pour sa réflexion quand celle-ci ne se construisait pas d'elle-même. Enfin, le tour d'horizon mené par l'interviewé sur les problèmes urbains s'est trouvé contraint par le temps consacré à chaque entretien pourtant en moyenne très long (entre une heure trente et trois heures trente) : il n'a jamais, évidemment, été épuisé Le plan qui a servi de guide à chaque entretien figure en annexe I. Les résultats de cette étape de travail sont doubles : nous avons pu établir une typologie des mythes urbains actuellement dominants dans le discours de l'élite dirigeante, et surtout nous avons pu saisir leurs variations en fonction des pratiques sociales des interviewés. De là nous tirons certaines conclusions sur le rapport entre l'Etat, agents de l'Etat et production idéologique sur l'urbain, et posons certains jalons pour apprécier l'efficacité sociale de ces mythes. Parallèlement, la recherche sur la production discursive menée dans l'appareil d'Etat depuis 1945 a permis de confirmer la validité des mythes décelés et d'évaluer l'époque à laquelle ils prennent leur force ; elle débouche par ailleurs sur la mise en évidence d'une autre période féconde en discours mythiques sur l'urbain, au début des années cinquante. Ainsi, depuis d'après-guerre, on observe en deux conjonctures historiques différentes une émergence signifiante de mythes urbains. Le second pôle du travail a consisté à reconstituer la trame des rapports sociaux qui a conditionné l'apparition d'un tel fait. Ces mythes émanent de l'appareil d'Etat et prennent naissance à une époque où l'élite « reformule » la politique urbaine, ambitionnant de lui attribuer une dimension sociale. Avant d'avancer dans la descrip-

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tion de la problématique posée par les liens idéologie urbaine/politique urbaine, nous allons, par un détour, en signaler le cadre théorique. Nous nous devons de définir trois concepts-clefs nécessaires à l'analyse : classe sociale, Etat, politique urbaine. (Nous avons seulement posé quelques jalons sur le concept d'idéologie dans cette introduction, puisqu'un chapitre entier lui est consacré.) Le premier a été ainsi désigné par Lénine : « On appelle classes de vastes groupes d'hommes qui se distinguent par leur place dans un système historiquement défini de production sociale, par leurs rapports avec les moyens de production, par leur rôle dans l'organisation sociale du travail et, par conséquent, par leur manière de recevoir leur part de la richesses sociale ainsi que par la grandeur de cette part... Les classes sont des groupes d'hommes dont l'un peut s'approprier le travail de l'autre, à cause de la place différente qu'il occupe dans une structure déterminée d'économie sociale. » (Lénine, La grande initiative). Les classes sociales existent dans les rapports fixés par la matrice de production — qui sont les rapports correspondant à des intérêts contradictoires — et ce sont ces rapports qui définissent les classes, et non pas les classes qui « élaborent » ces rapports ; enfin ces rapports contradictoires sont constitutifs de pratiques sociales de résistance et de lutte à travers lesquelles les classes réalisent leurs intérêts politiques. Nous différencions ainsi la situation de classe qui définit la place occupée dans les rapports économiques, de la position de la classe qui fixe la place occupée dans les rapports politiques à travers des alliances et des luttes. L'examen d'une structure sociale doit être porté au regard de son sens historique et de sa dynamique, les rapports sociaux ne sont pas figés en eux-mêmes, mais inscrits à la fois dans le sens de la logique du capital et dans le mouvement que, par interactions, ils impriment à eux-mêmes ; c'est ce jeu qu'il convient de dévoiler. Si le rapport antagonique de classe principal demeure toujours celui qui oppose la classe ouvrière à la bourgeoisie, un ensemble de nouvelles classes et couches sociales directement productives de plus-value — techniciens, ingénieurs de fabrication, etc. — ou non-employés, cadre de l'organisation, etc. viennent, au stade du capitalisme monopoliste, compliquer la matrice des rapports sociaux. Nous nommerons ce dernier groupe petite bourgeoisie nouvelle. Par ailleurs, le concept de classe doit être affiné au moyen d'autres concepts capables de rendre compte de conjonctures historiques diversifiées. On entendra par fraction la position spécifique occupée à l'intérieur d'une même position dans les rapports de production : on

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évoquera ainsi la fraction monopoliste ou moyenne de la bourgeoisie. On entendra par couche, toujours à l'intérieur d'une classe, une position spécifique occupée dans le procès d'organisation du travail : par exemple les employés ou les techniciens dans la petite bourgeoisie. Enfin, si l'on prend comme point de départ de la conception de classes sociales, la place dans la matrice des rapports de production on se réfère nécessairement à la population active ; or celle-ci est incapable de rendre compte de certains groupes qui sont précisément définis au niveau des pratiques quotidiennes : « femmes au foyer », « jeunes ». Nous écarterons les deux approches classiques de l'appareil d'Etat, celle qui vise à le saisir comme instrument neutre, arbitre entre des intérêts divergents (approche qui renvoie à l'image qu'ont les agents de l'appareil d'Etat d'eux-mêmes), celle qui fait de l'Etat un outil soumis directement aux intérêts politiques et économiques de la fraction hégémonique de la classe dominante. Nous retiendrons que l'Etat n'est pas un agent extérieur à la matrice des rapports sociaux, mais qu'au contraire il condense et met en forme les rapports sociaux dominants, réfractant ainsi de façon active un rapport de force à travers des actes et des discours. Ceci a deux conséquences. D'une part l'Etat est traversé par des luttes idéologiques et politiques qui traduisent, avec un relatif décalage, les rapports existant dans la formation sociale ; il est notamment secoué par les contradictions propres aux différentes fractions de la bourgeoisie. De l'autre, l'Etat est le garant des intérêts politiques dominants. Nous nommerons « bloc au pouvoir », « l'unité contradictoire particulière de classes ou fractions de classes politiquement dominantes, dans son rapport avec une forme particulière de l'Etat capitaliste » (Poulantzas, 1971, t. II, p. 63). Ainsi l'Etat organise l'hégémonie du bloc au pouvoir sur la société civile, en s'appuyant notamment sur les couches sociales alliées et appui des classes dominantes. Mais le bloc au pouvoir est lui-même une coalition soumise à la domination de la fraction hégémonique du capital ; l'Etat a donc pour objectif ultime de sauvegarder les intérêts politiques à long terme de la fraction monopoliste du capital. Le dernier point ne signifie pas que l'Etat ne met pas en œuvre des mesures permettant de garantir les intérêts économiques de la fraction hégémonique ; au contraire il pratique une aide sélective en faveur du grand capital ; mais ce sont les intérêts politiques de la fraction hégémonique qui déterminent en dernier lieu des interventions, ce qui veut dire qu'il accorde certaines concessions économiques aux autres classes et fractions du bloc au pouvoir, afin de sauvegarder son unité, et, dans certaines conjonctures, aux classes dominées.

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Les actes d'aménagement et d'urbanisme sont précisément un des aspects essentiels de l'exercice de la domination politique et économique du capital, au stade monopoliste. L'intervention de l'Etat est soit directe et centralisée (expropriation, financement des infrastructures, aménagement des sols, financement des équipements), soit directe et décentralisée par l'intermédiaire des collectivités territoriales, soit indirecte par l'encadrement juridique, réglementaire, fiscal, financier des actions des agents privés. Mais que l'intervention soit directe ou indirecte, la production du cadre bâti, des moyens collectifs de consommation, et l'aménagement de l'espace sont fortement dépendants de toute une instrumentation mise en place par le pouvoir central (normes, circuits de financement, droit des sols, tarification). C'est là où achoppe le concept de « politique urbaine ». Nous distinguerons : — Les pratiques discursives de politiques urbaines (discours, énoncés, schémas, livres blancs) et leur instrumentation (juridique, financière, réglementaire) que nous fondrons dans le concept de « planification ». Nous devons en réalité différencier les énoncés de politique urbaine qui signalent à la fois les projets sociaux associés à l'organisation de l'espace et les modes d'aménagement de ces espaces (ces énoncés ne sont pas nécessairement des systèmes discursifs, ils peuvent se présenter sous la forme de cartes, schémas, tableaux, etc.) et l'instrumentation dont sont dotés les technocrates pour mettre en œuvre concrètement les actes d'aménagement et d'urbanisme. Il y a en effet des formes idéologiques ayant pour objectif d'orienter l'aménagement urbain, et donc, rétroactivement, de justifier — légitimer les pratiques étatiques ; il y a d'autre part des outils financiers réglementaires, juridiques et institutionnels permettant de réaliser les projets préalablement définis. Dans certains cas pourtant ces deux niveaux peuvent être confondus : ainsi un SDAU est un discours idéologique ayant, dans le domaine du foncier et dans certaines limites, une force juridique et réglementaire ; dans cet exemple, l'efficacité du système idéologique est sans doute redoublée par la valeur juridique qui lui est attribuée. — Les interventions de la politique urbaine, c'est-à-dire les décisions adoptées dans l'appareil d'Etat, ayant, par l'intermédiaire d'instruments financiers, juridiques, institutionnels, réglementaires, et sous l'influence — éventuelle — des discours idéologiques sur l'urbain, une portée effective sur l'aménagement spatial des forces productives et concourant à la socialisation de certaines formes de consommation dites « urbaines » (logements, équipements collectifs,

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infrastructures, etc.). Les actes concrets d'urbanisme s'inscrivent au croisement des mesures liées à la reproduction et au déploiement du capital, et de celles touchant la reproduction de la force de travail et le contrôle social. — Le système institutionnel de la politique urbaine. L'Etat s'est doté d'une structure nécessaire à l'accomplissement des pratiques de planification et d'intervention : le Plan, la DATAR, les DDE, les OREAM ; une floraison de bureaux d'études ont contribué à la définition et la mise en œuvre des projets d'aménagement de la bourgeoisie. En retour, ce mouvement a engendré certaines excroissances étatiques : instituts, services administratifs, de gestion et d'études ... Il y a ainsi une production d'appareils de l'Etat par l'Etat à partir de la politique urbaine. Nous les nommerons système institutionnel de la politique urbaine. Bien que la planification soit située « théoriquement » en amont des interventions et que ses énoncés semblent prévenir et orienter celles-ci, les logiques qui induisent ces deux types de pratiques semblent nettement différenciées. D'abord la spécialisation et le cloisonnement administratifs empêchent que celles-ci soient conduites par les mêmes niveaux et instances de la structure étatique. D'autre part, les interventions de politique urbaine s'insèrent dans une trame de rapports contradictoires telle — intérêt du capital financier, intérêt du capital industriel, intérêt du capital foncier, intérêt du capital non monopoliste, intérêt politique du bloc du pouvoir, intérêts liés aux situations locales des rapports sociaux, etc. — et sont conduites dans des instances de l'appareil d'Etat à ce point fragmentées que la maîtrise d'ensemble d'un processus d'aménagement et de régulation spatiale semble « problématique •». On doit en tout cas se demander si l'on n'assiste pas plutôt à une multiplication d'interventions sectorielles et désordonnées dont la cohérence d'ensemble ne peut être repérée qu'au niveau le plus général des rapports sociaux, et dont, en tout cas, la « logique sociale » et la « logique urbaine » mises en forme dans les discours sont apparemment absentes. Or les mythes urbains prennent sans doute force à des époques où l'Etat lance des initiatives sur l'aménagement et l'urbanisme, mais il n'est pas prouvé qu'ils aient une incidence quelconque sur la politique effectivement mise en œuvre, ni d'ailleurs qu'ils en aient la capacité. On peut donc envisager qu'ils aient une validité sociale en eux-mêmes, relativement déconnectée par rapport aux interventions publiques sur l'espace et la consommation collective. Cette question, et celle qui la sous-tend, à savoir les rapports qu'entretiennent entre eux processus

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discursifs et processus d'intervention, sont, en tout cas, comme nous l'avons signalé, essentiels. Après avoir analysé dans une première phase, quelles interrelations le discours technocratique et politique établit entre l'Etat — l'espace — la société, et comment celui-ci s'articule à partir de mythes urbains, nous avons tenté de dévoiler quelle réalité sociale (appareil d'Etat, transformation de l'espace sous les interventions publiques, rapports sociaux) ce discours réfracte et vise à infléchir. L'étude du mécanisme de production de ces mythes passe par leur mise en relation avec la trame des rapports sociaux qui coïncident historiquement avec eux — comme il s'agit, dans les deux cas observés, de périodes s'écoulant sur six ou sept ans, les décalages entre conjonctures politiques et économiques de classes et émergence idéologique, sont largement pris en compte à cette échelle — rapports sociaux appréhendés selon les stratégies et les pratiques de classe en général d'une part, et plus précisément ceux noués autour de l'urbain, de l'autre. En effet, on pouvait difficilement esquiver une analyse globale des conjonctures de classes, à chaque émergence des mythes : — Le procès de production des thèmes (qualité de la vie, communication sociale, liberté) auxquelles sont associés les mythes urbains référé plus largement à l'ensemble de la trame des rapports sociaux. La question sera de savoir pourquoi ces thèmes sont inscrits de façon prioritaire dans un rapport à l'espace et à l'aménagement de celui-ci. — Le discours, les thèmes qui l'organisent, sa logique, réfractent des pratiques sociales conduites dans le système urbain actuel : ils renvoient donc à une réalité sociale traduite en terme d'urbain qui est largement dépendante des rapports sociaux au niveau le plus global, et notamment des interventions publiques de politique urbaine qui leur sont subordonnées. — Si les mythes urbains ont une fonction spécifique par rapport aux interventions de politique urbaine (légitimation — justification) on doit se demander, nous l'avons vu, si, dans des conjonctures où précisément ils constituent un discours dominant, ils n'ont pas un effet qui dépasse les actes de politique urbaine et si donc leur logique de production n'est pas fortement autonome par rapport à celle-ci. Pourtant, les pratiques sociales nouées autour de l'urbain, celles conduites directement par l'Etat ou indirectement à travers lui, et les luttes menées par les classes dominées et leurs alliés sur le terrain du cadre de vie retiendront de façon prépondérante notre attention, car c'est précisément à partir de leur jeu dialectique que s'élaborent les idéologies urbaines.

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Par ailleurs, l'étude de l'émergence des mythes urbains doit, comme nous l'avons dit, être menée de pair avec celle de leur efficace sociale et celle-ci sera appréciée en fonction de l'opacité, illusion, dévoilement qu'elles opèrent par rapport aux effets sociaux de la politique urbaine. Ce point doit être davantage articulé avec la logique d'ensemble du travail. Les mythes urbains sont élaborés et répercutés de façon majoritaire à l'occasion de la définition de « nouvelles politiques urbaines ». Ces intentions débouchent éventuellement, et d'une manière qu'il faut mesurer, sur des interventions de politique urbaine qui à leur tour modifient le système urbain. Finalement ces interventions jouent d'une certaine incidence sur les classes sociales : ce sont les améliorations/ détériorations des conditions de vie déterminées pour chaque classe sociale par les actes de politique urbaine qu'il convient d'apprécier. Mais là, notre analyse rencontre plusieurs écueils. En effet la chaîne des événements qu'il serait souhaitable de mettre à jour est celle-ci : discours sur l'urbain (mythes) — instrumentation/interventions de politique urbaine/transformation de la structure urbaine/effets sociaux des deux derniers phénomènes. Or, il apparaît difficile, compte tenu des recensements statistiques et des études existant sur les actes concrets d'urbanisme conduits par l'Etat au cours des trente dernières années, de distinguer clairement la politique urbaine mise en œuvre en France. Celle-ci relève de branches et niveaux de l'Etat (à tous les échelons administratifs notamment) dont la seule coordination est celle des instrumentations et des discours idéologiques produits dans l'appareil central. Dans la mesure où aucune étude d'ensemble n'a été effectuée, et où aucune administration ne concentre les données sur les interventions urbaines de l'Etat, on ne peut que se référer à quelques études et statistiques sectorielles pour mesurer le contenu effectif des politiques urbaines : notamment les statistiques sur la production de logements aidés, quelques références sur les équipements, sur les implantations industrielles, enfin, et surtout, les recherches qui ont été conduites ces dernières années sur la politique urbaine de certaines agglomérations. Par ailleurs, il est possible de tirer des renseignements à partir de la planification : la mise en place de certaines instrumentations (Loi Foncière, contrats de pays, règlements d'urbanisme...) fournit sans doute quelques indications sur les actes d'urbanisme. Les discours, quant à eux, n'ont de valeur pertinente que pour signaler des projets sociaux et urbanistiques, leur analyse est donc en soi révélatrice de certaines stratégies et contradictions, mais comme nous l'avons suggéré, il paraît hasardeux de ne leur accorder un sens que par

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rapport à des interventions de politique urbaine, et en tout cas absolument faux de les confondre avec elles. D'autre part, les transformations de la structure urbaine ne dérivent pas uniquement de la politique de l'Etat ; pourtant, comme nous l'avons dit, celui-ci encadre largement les actions des agents privés : on peut donc sensiblement déduire des transformations de l'espace les aspects dominants de la politique urbaine, tout en précisant bien que celle-ci précisément s'insère dans une logique sociale et des contradictions propres au bloc au pouvoir. Enfin, étudiant cette question à l'échelle de l'ensemble de la formation sociale, on ne peut évoquer que les traits dominants du processus d'urbanisation (et non pas d'un système urbain particulier), ses blocages, et les mutations sociales de l'espace... Enfin, on ne peut évaluer directement l'efficacité sociale de la politique urbaine ; il faut passer par le filtre que constituent les recensements statistiques par catégories socio-professionnelles (proportion et évolution de la proportion des propriétaires de logement par CSP, accès aux équipements par CSP, temps de transport domicile-travail par CSP, etc.) ce qui ne renvoie pas essentiellement aux actes concrets d'urbanisme menés par l'Etat central ou local, et ne réfère pas clairement aux classes sociales qu'il est difficle de rétablir à partir des catégories de l'INSEE. On peut seulement construire des indices permettant de juger des améliorations ou des dégradations relatives des conditions de vie des CSP, à partir de critères touchant l'aménagement de l'espace et de la consommation collective (logements, équipements, temps et conditions de transports, migrations spatiales...). Compte tenu de ces observations, et des limites qu'elles posent, nous avons pu établir pour le logement dans la première période étudiée (dans la période d'après-guerre, les mythes urbains sont essentiellement associés à la mise en place d'une politique de logement qui renvoie aux mythes dits « de la pathologie sociale »), et pour chaque grand enjeu de la politique urbaine (logement et équipement, aménagement du territoire, transports, centralité) dans la seconde période étudiée, qui renvoie aux mythes dits « de la qualité de la vie » : — les traits dominants de la politique mise en œuvre, en regard des mythes urbains qui ont coïncidé historiquement avec elle ; — les logiques et les contradictions sociales dans lesquelles elle s'insère ; — l'efficacité sociale de la politique, appréciée à la fois comme accès différentiel à certaines valeurs d'usage et comme transformations différentielles des conditions de vie dues aux modifications de la structure urbaine.

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On obtient alors partiellement la réponse à deux points-clefs sur lesquels achoppaient nos interrogations : — Le lien qui unit les actes de politique urbaine et les énoncés sur l'urbain : notamment y-a-t-il une incidence des idéologies urbaines sur les interventions de politique urbaine, quelles contradictions relativement déconnectées, et si oui, quand et pourquoi ? — Le type d'effet des idéologies urbaines sur les classes sociales ; on tâchera de déceler la cible sociale des mythes urbains en regard des transformations des pratiques urbaines de chaque CSP — donc des avantages ou désavantages octroyés à travers l'action de l'Etat —, et en regard de la réceptivité de chaque CSP à certaines images urbaines, et à l'idéologie dominante en général. En reliant ces réponses à la trame des rapports sociaux, et par ce biais, aux agents de l'Etat et à leurs pratiques, on pourra alors avancer dans la résolution de notre question initiale : dans quelle conjoncture sociale les mythes urbains puisent-ils leur force ? En anticipant alors sur nos conclusions, mais pour clarifier davantage la lecture de cette recherche, disons que le tour d'horizon que nous aurons accompli à partir des « mythes urbains », surtout dans la seconde période observée, devrait finalement permettre de rendre compte des cheminements et de l'efficace de l'idéologie sociale-démocrate « changeons la ville, changeons la vie » dans une société à forte proportion de classes moyennes, subissant une crise d'hégémonie politique et économique de la bourgeoisie, et d'apprécier, à la compréhension des pratiques politiques de son élite dirigeante sur l'urbain, sa capacité ou son absence de capacité à jouer la carte « sociale-démocrate > pour sauvegarder la domination politique de la bourgeoisie. Etant donné la complexité de la démarche selon laquelle nous avons traité un matériel lui-même varié, en réponse à une problématique ambitieuse — retracer à partir de l'observation de formes idéologiques spécifiques les liens qui unissent Etat — rapports sociaux — transformation du système urbain —, rappelons-en les principales étapes : — préalable théorique sur l'idéologie ; — mise en évidence de mythes urbains constitués par une trame de rapports sociaux ; élaboration d'une typologie de mythes urbains ; — étude de la production de mythes urbains à travers les lignes de force déterminées par les conjonctures économiques et politiques de classe ; — étude de l'influence des mythes urbains sur les différentes classes sociales.

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Le glissement progressif de la démarche a pour but, signalons-le dans un ultime souci de clarté, de dévoiler à partir d'un exemple précis, le mode de production, de fonctionnement et de circulation du concept ici en question : l'idéologie.

PREMIÈRE PARTIE

Préalable théorique à une étude sur l'idéologie

Introduction

Avant de sérier les outiis théoriques qui seront utiles à l'analyse des discours technocratiques, il convient de lever les équivoques qui siègent autour du concept d'idéologie. Dans cette perspective, il apparaît nécessaire de souligner les significations différentielles attachées aux concepts d'idéologie et de culture selon que l'on se réfère à une approche classique ou à une approche marxiste des sciences sociales, soit donc de préciser les liens qui ont été généralement établis entre le culturel et le social. Est couramment conçu comme « idéologique » un corps de doctrines constituées qui dispense une explication achevée de la société et argumente en faveur d'une transformation de celle-ci : l'idéologie, dans le sens commun, c'est la parole de la gauche, et à fortiori, le discours marxiste. Elle insinue une volonté d'assujettissement à un dogme. Appréhendée sous cet angle, elle se situe en opposition à la culture, ou, à la rigueur, figure une forme pervertie de celle-ci. La culture, selon la sociologie classique, renvoie à des conduites propres à une société, et au système de représentations et de valeurs qui les animent. Les liens postulés entre les formes culturelles et le mode de vie, et la société qui les met en œuvre sont saisis en terme de causalité : le corps social agit et progresse sous l'impulsion des besoins. La théorisation d'une approche fonctionnaliste de la culture a été menée par Malinowski (1970, p. 37). Ayant défini le mode d'élaboration du système culturel selon le principe précité, « Tous ces problèmes élémentaires de l'individu sont résolus pour des objets travaillés, par la constitution de groupes de coopération, et également par le progrès du savoir, et par le sens des valeurs et par le sens esthétique. Nous essaierons de montrer qu'on peut lier les besoins élémentaires et leur satisfaction actuelle à la dérivation de nouveaux besoins culturels ; que ces nouveaux besoins imposent à l'homme et à la société un type de déterminisme secondaire. On pourra alors faire le départ entre les impératifs instrumentaux — issus d'activités de nature économique, normative, pédagogique et

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Préalable

théorique

à une étude sur

l'idéologie

politique — et les impératifs instrumentaux : savoir, religion, magie. » (Malinowski, 1970, p. 37), il met en lumière le rôle et les principes d'activités des institutions, point nodal à travers lequel s'établit le consensus social sur l'éthique et le mode de vie. Contrairement à l'approche des fonctionnalistes qui se dispensent en général d'une analyse de classe de la référence culturelle, d'autres observateurs tendent à circonscrire la culture à un savoir et un savoirfaire propre à l'élite sociale que constitue, en système capitaliste, la classe bourgeoise. Bourdieu et Passeron (1971), par exemple, montrent comment se différencient le rapport et les chances d'appropriation des diverses classes sociales à ce modèle culturel que définissent à la fois un champ de connaissances et un type de comportement. Dans le sens français courant d'ailleurs, « la culture » renvoie plutôt à une éthique et un savoir d'élite, qu'à l'ensemble du mode de vie social — contrairement à la signification accordée en allemand à Die Kultur. L'approche marxiste confond culture et idéologie, ou, plus exactement, désigne par pratiques idéologiques et idéologies ce qui dans l'approche sociologique classique est interpellé comme culture et référé aux conduites et valeurs sociales — notons qu'alors disparaît la distinction entre culture et idéologies ou pratiques idéologiques, formes dévoyées de la culture. Cette rectification de langage loin d'être anodine signale une rupture fondamentale avec la signification sociologique classique de la culture. D'une part, la référence culturelle — images, représentations, valeurs, signes — organisée dans des systèmes d'expression et de communication — discours, gestuels, arts — est composée d'idéologies, et celles-ci sont unies, dans un jeu dialectique, à des pratiques : toutes les pratiques sont idéologiques, et réciproquement, les idéologies « sont des actes matériels insérés dans des pratiques matérielles » ainsi que le rappelle Althusser (1970). D'autre part, les idéologies constituent un des niveaux de fonctionnement d'une société et dans une société de classe, fondée donc sur des intérêts antagoniques, le lien établi entre l'émergence d'un système culturel et le social n'est pas de l'ordre d'une causalité organique, mais correspond à la mise en formes — idéologiques — d'intérêts de classe en vue de la production d'effets sur les rapports de classe. La démarche marxiste lie donc intimement le mécanisme de pro-

duction dés idéologies au procès de domination d'une classe ou d'une fraction de classe sur les autres. Inscrite dans une analye historique de classe, le fait que la culture, dans le sens prêté par Bourdieu, soit

Introduction

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à la fois apanage de la bourgeoisie et modèle de référence des autres classes sociales prend sa réelle signification. L'intitulé par « idéologie urbaine » de l'objet de notre recherche n'est pas un hasard et suggère un traitement spécifique de celui-ci. Nous avons voulu en effet relever et interroger certaines formes discursives relatives à l'urbain et inscrites, de façon dominante, dans la parole technocratique sur l'aménagement et l'urbanisme. Mais, précisément la désignation par « idéologie > de ces formes culturelles sousentend une approche particulière de leur mécanisme de production et de leur effet. L'intérêt contenu dans cette investigation étant moins la détection de ces formes idéologiques et leur analyse structurale, point de départ pourtant nécessaire, que l'étude de la trame des rapports sociaux qui ont induit leur émergence, les questions théoriques préalablement posées visent les médiations et les points de passage qui unissent les rapports sociaux dans la société capitaliste à la production sociale d'une idéologie ; questions auxquelles seule la réflexion marxiste a tenté de fournir quelques réponses. Aussi en préambule devons-nous signaler les outils conceptuels dont nous nous servirons pour fonder le cheminement de la recherche. Comme nous l'avons déjà indiqué, le corpus idéologique sur lequel elle repose comprend une série d'interviews de technocrates et d'hommes politiques, et un dossier de textes. Le découpage, le montage et l'analyse de « mythes urbains » ont été menés à partir des interviews. La progression de la démarche — enquête, détection des idéologies, mise en rapport de ces idéologies et de la trame des rapports sociaux en coïncidence avec lesquels elles ont pris leur force et ont été répercutées — pose une problématique qui touche directement le statut social de l'idéologie. Comme nous l'avons dit, nous entendrons par société un ensemble d'agents insérés dans des rapports sociaux définis autour et à partir d'une matrice de production ; ceux-ci sont fondés sur des intérêts antagoniques dont le point nodal, en société capitaliste, est constitué par l'exploitation de la force de travail par le capital. A partir de ces rapports, les agents sont distribués dans des classes sociales. Nous entendons par agent social un individu fixé dans une trame de rapports sociaux et défini par eux. Ceux-ci tissent des systèmes de places dans les différents appareils qui organisent la société — appareil de production, appareil politique, appareil d'Etat, appareil scolaire, familial, etc., places qu'occupent des agents sociaux. A chaque place correspondent des pratiques, et, dans le jeu dialectique qui les unissent, des formes idéologiques. Corrélativement un agent social est identifié par des pratiques sociales (pratiques de travail, pratiques familiales, pratiques idéologiques, pratiques politiques, etc.), elles-mêmes 3

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dépendantes du système de place qu'il occupe dans la société. Ces relations sont résumées par le schéma ci-après.

Ainsi, les pratiques des agents interrogés lors de notre enquête (que nous avons rassemblés sous la désignation « d'élite technocrate et politique » , voir page 16) découlent à la fois de la place qu'ils détiennent dans les sphères supérieures de l'appareil d'Etat central ou local, de celle qu'ils occupent, éventuellement, dans un parti politique, et de toutes les autres, subordonnées à leur vie sociale, familiale, personnelle. Cette précision nous incite à avancer dans la définition d'une problématique. Comment appréhender en effet les médiations qui lient la dimension sociale et la dimension subjective d'un discours. Autrement dit, quels sont les outils théoriques qui nous permettent d'unir dans une même dynamique un double processus, celui d'une production sociale discursive douée d'une efficace sur les rapports sociaux, celui d'une production discursive élaborée et répercutée de façon privilégiée par certains agents sociaux ? Est ainsi posé le problème du mode de production des idéologies et de leur mode de cheminement à travers les agents sociaux, et des principes qui animent ce procès. Si l'on estime que les agents sociaux constituent les points de passage et de relais par lesquels sont « travaillées » et transmises les idéologies, deux questions essentielles méritent d'être abordées pour signaler le traitement et le statut social accordés aux discours idéologiques que nous avons recueillis : — un en — les

Quel est le rapport de l'idéologie à l'agent social — occupant système de places définies par des rapports sociaux — qui la met forme dans une pratique discursive et la répercute ? Quel est le rapport de cette idéologie au tout social, quels sont mécanismes qui en stimulent la production ?

Une incursion dans le débat théorique qui entoure le concept d'idéologie paraît alors nécessaire.

CHAPITRE I

Le débat théorique autour de l'idéologie

Il ne s'agit pas ici de faire le point sur les écrits marxistes et l'idéologie mais de rappeler brièvement les quelques indications fournies par la tradition marxiste sur le statut social de l'idéologie. Bien qu'il n'établisse pas, dans ses œuvres, de théorie de l'idéologie en général, Marx pose lui-même quelques jalons. D'abord il rompt avec la conception hégélienne de l'idéologie — l'idée, comme « essence de l'homme » — et conçoit la conscience des hommes comme une réflexion de leurs conditions d'existence. Par ailleurs, il souligne à plusieurs reprises l'aspect mystificateur de l'idéologie, ce « nuage » qui voile aux individus leurs réelles conditions d'existence, occulte notamment « le conflit qui oppose les forces productives sociales aux rapports de production », qui insère les travailleurs dans un état de soumission par rapport au capitaliste (d'autant plus que ces idées — ou rapports de dépendance — sont présentées comme éternelles). Pourtant cet effet d'occultation, « inhérent au capitalisme », n'est pas une chappe inéluctablement refermée sur les individus. Marx signale, au moins à une reprise de façon nette — dans 1' « Avant-propos » de Pour une critique de l'économie politique — que la conscience est aussi le lieu d'un mouvement dans le sens d'une connaissance des mécanismes qui dominent les individus. Evoquant le fait qu' « à un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision ave les rapports de production existants » et qu'alors « commence une ère de révolution sociale », Marx indique la dynamique qui s'exerce dans la conscience sociale parallèlement aux bouleversements économiques : « Il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le pousse jusqu'au bout. » A la suite des éléments apportés par Marx, la problématique ouverte sur l'idéologie peut être ainsi définie : — Le problème central de l'idéologie est celui de son effet. Toutes

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les questions que l'on se pose sur l'idéologie impliquent la recherche des déterminations qui doivent permettre d'articuler l'une à l'autre les réponses à ces deux interrogations : quel est l'effet de l'idéologie sur un agent social ? quel est l'effet de l'idéologie sur la formation sociale ? — Les divergences de fond quant à l'étude de l'idéologie découlent de l'interrogation que l'on fixe comme point de départ du travail. Ainsi partira-t-on de l'étude de l'idéologie (ou des idéologies) des agents sociaux, ou de l'Idéologie (ou idéologie en général), instance d'une formation sociale ?

1.1. LES TERMES DU DEBAT OUVERT DANS LA TRADITION MARXISTE : LES DEUX COURANTS DE L'ETUDE DE L'IDEOLOGIE : L'IDEOLOGIE/PRAXIS, ET L'INSTANCE IDEOLOGIQUE

Signalons tout d'abord que les deux orientations principales de la recherche sur le concept d'idéologie dans la tradition marxiste émergent d'un point de départ différent : nous dirons même qu'elles correspondent à deux pratiques différentes de recherche. La première que nous désignerons par « la philosophie de la praxis » — expression consacrée par Gramsci — ou l'idéologie « de la pratique » en faisant davantage référence à Mao est largement influencée par la pratique politique ; Gramsci et Mao, tous les deux directement impliqués dans la lutte politique, se sont posé le problème de l'idéologie dans le sens de l'élévation de la conscience des masses. Leur question était donc de savoir comment s'élabore la connaissance, chez les travailleurs, de « leurs réelles conditions d'existence » et donc des rapports de production, à partir de leurs pratiques sociales, et au centre de celles-ci, avant tout de la pratique politique. Gramsci pousse loin l'étude de la liaison nécessaire et décisive entre la lutte politique et l'éducation (l'avancement dans la connaissance) populaire des masses, avec l'aide des intellectuels du parti (Piotte, 1972, Gramsci, 1967). Mao étudie plus précisément les mécanismes — la relation dialectique pratique/ idéologique — par lesquels l'individu en général conceptualise progressivement le monde qui l'entoure (Mao Tse toung, 1969, en particulier « De la pratique »). L'objectif de ces recherches n'est pas de déterminer l'effet en général de l'idéologie sur les rapports sociaux, mais de cerner le type de travail spécifique qui s'effectue dans la conscience des agents sociaux dans un rapport dialectique avec leurs pratiques, et

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leurs pratiques de lutte avant tout, en vue d'engendrer une transformation du réel. Dans ce sens, le couple idéologique/pratique est appréhendé en tant qu'il est un instrument de connaissance et de lutte, de connaissance à travers la lutte, et de lutte à travers la connaissance. Tout autre est l'approche du concept d'idéologie par Althusser, qui vise à théoriser l'idéologie comme instance d'une formation sociale, instance où s'élabore un travail en vue d'une efficacité sociale. Partant d'une étude de l'effet de la Conscience sociale sur la société, effet qui est lié aux lois de la Reproduction, Althusser aboutit à la mise en évidence de la constitution de l'individu en sujet par l'idéologie en général. Le principe de départ d'une telle analyse, déterminé à partir des écrits de Marx, est que tout mode de production comporte en son sein les conditions générales de sa reproduction et que précisément l'instance idéologique, en produisant « des apparences », « des représentations » des différents moments de ce procès de production, et par rapport aux individus, supports (Träger) d'une structure, des « images > de leur place et de leur fonction dans ce procès de production, est un élément-clef de cette reproduction (Althusser et Balibar, 1971, t. II, p. 152 et suiv.) ; ainsi elle assure simultanément la cohésion sociale à travers une « représentation » commune de la réalité, et les conditions d'une reproduction des agents sociaux aux places de la structure du mode de production, reproduction qui passe à la fois par la maîtrise de connaissances techniques et par un assujettissement aux rapports de production (Althusser, 1970, p. 16 et suiv.). L'approche althussérienne débouche sur une étude du sujet, individu constitué idéologiquement par la Conscience sociale, et qui n'est en fait qu'un agent-support ajusté idéologiquement à une pratique de la structure de production ; c'est là où précisément Althusser rejoint le problème de l'identification idéologie/pratique qui avait été saisi comme point d'origine des approches gramscienne et maoïste.

1.2. LE DEBAT ET SES IMPLICATIONS THEORIQUES QUANT AU TRAITEMENT DE L'IDEOLOGIE La reconstitution de la chaîne des déterminations qui vont de la formation sociale à l'agent et de l'agent à la formation sociale dans la production d'un discours idéologique diffère selon que l'on procède à partir de l'idéologie ou de l'Idéologie. Examinons les implications de ces deux démarches en mettant en évidence les points utiles pour l'étude d'un discours idéologique particulier.

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1 . 2 . 1 . L'IDÉOLOGIE DE LA PRAXIS

Les théoriciens de la praxis partent de l'étude des hommes en général, ou des individus en général, saisis dans leurs pratiques sociales et leurs rapports contradictoires et c'est de cette matrice qu'ils renvoient à formation sociale/classes sociales et à individu en particulier ou agent. Ainsi Gramsci parle-t-il indifféremment des hommes en général ou de l'individu, l'individu « limité à son individualité » (Gramsci, 1967, p. 143) ; le sujet, le subjectif sont évacués ; ce qu'il cherche c'est de rétablir « le concept d'homme » dans le sens des relations de l'homme en général à sa praxis. On aboutit à la démonstration suivante. L'homme en général est « l'ensemble de ses rapports actifs et conscients avec le monde et autrui » (Gramsci, 1967, p. 143 et 144). Chaque homme est en quelque sorte le propre producteur de luimême, dans la mesure où « il change et modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de liaison » (Gramsci, 1967, p. 143 et 144). Dans cette transformation de l'homme par lui-même nous trouvons deux déterminants : — la conscience : il faut avoir conscience de ces rapports et non seulement à un moment donné, mais dans le moment de leur formation, puisque « tout individu est, non seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi de l'histoire de ces rapports » (Gramsci, 1967, p. 143 et 144) ; — la praxis : c'est à travers la philosophie du réel, en particulier la pratique politique, que l'individu peut modifier ses rapports avec autrui. Les écrits de Gramsci montrent une place déterminante accordée à la conscience, saisie comme la compréhension, la connaissance acquise par l'individu à travers sa praxis. « La compréhension critique de soimême se fait donc à travers une lutte " d'hégémonie " politique de direction opposée, d'abord dans le domaine de l'éthique, ensuite de la politique, pour atteindre à une élaboration supérieure de sa propre conscience du réel. » Ainsi un travail particulier s'effectue chez l'individu au niveau de la conscience dans l'approfondissement de l'intelligibilité des faits, ce qui tend à donner à l'individu une signification particulière : « Il faut élaborer une doctrine où tous ces rapports sont actifs et en mouvements, en établissant bien clairement que le siège de cette activité est la conscience de l'homme pris comme individu qui

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connaît, veut, admire, crée dans la mesure certes où il connaît, veut, admire, crée, etc., et se conçoit non pas isolé mais riche de possibilités qui lui sont offertes par les autres hommes et par la société, des choses dont il ne peut pas ne pas avoir une certaine connaissance. > (Gramsci, 1967, p. 144.) La démarche de Mao est sensiblement la même, lorsqu'il met l'impact sur le jeu dialectique qui unit idéologie et pratique. En distinguant deux degrés dans l'appréhension du réel : — Le degré de la perception sensible, c'est-à-dire le degré des sensations et des représentations. Ce premier stade de la connaissance s'accomplit par la mise en relation, à partir d'une approche sensible, c'est-à-dire approximative, entre des phénomènes et des représentations. C'est ce que nous désignons par idéologie. — Le degré de la connaissance logique : dans la continuité de la pratique sociale, l'appréhension répétée des phénomènes permet de franchir un seuil qualitatif dans le domaine de la connaissance, et d'élaborer le concept. La conscience saisit alors les phénomènes dans leur « essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne » (Mao Tse Toung, 1969, vol. I, « De la pratique », p. 170). Il met en lumière le travail de maturation qui s'effectue chez l'agent social en fonction de sa pratique sociale. De plus, comme Gramsci, il place au centre de cette élaboration idéologique la participation personnelle « à la lutte qui vise à transformer la réalité ». Mais, contrairement à celui-ci, ce qui est fondamental, il n'insiste pas sur le phénomène de « conscience ». De cette démarche s'ensuivent certaines implications pour l'étude des effets de l'idéologie. D'abord il n'y a pas de distinction entre les effets de l'idéologie saisie au niveau de l'agent social, des hommes en général, ou du tout social. Nous retrouverons à chacun de ces stades le processus de connaissance/méconnaissance, dont le niveau idéologique est le siège. Précisons pourtant que Gramsci insiste sur la fonction de l'idéologie en tant que « ciment » d'une formation sociale, son rôle de garant de la cohésion de cette formation:, ce qui sur ce point le rapproche d'Althusser. Par ailleurs, cette « prise de conscience » par les groupes sociaux, et notamment par la classe prolétarienne, qui s'élabore à travers des pratiques sociales et en particulier des luttes politiques de classe, implique l'existence d'une idéologie prolétarienne, qui tend à s'opposer radicalement à l'idéologie répercutée par la classe dominante : « Que

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peut opposer une classe innovatrice à cet ensemble formidable de tranchées et fortifications de la classe dominante? L'aspect de scission, c'est-à-dire la progressive acquisition d'une conscience de sa propre personnalité historique, esprit de scission qui doit tendre à s'élargir de la classe protagoniste aux classes potentiellement alliées... > (Gramsci, Passato e Presènte, in : Piotte, 1972, p. 213.) Autrement dit les idéologies qui dominent une société s'élaborent à travers une lutte entre la classe dominante qui exerce sa domination, au niveau superstructurel, à travers sa philosophie (« Est philosophie la conception du monde qui représente la vie intellectuelle et morale [catharsis d'une vie pratique déterminée] d'une classe sociale vue historiquement et donc vue, non seulement dans ses intérêts actuels et immédiats, mais aussi dans ces aspirations à long terme », Gramsci, Il materialismo storico la filosofia dès Benedetto Croce, in : Piotte, 1972, p. 197) et les classes dominées qui, à travers leurs pratiques de lutte immédiate, élaborent leur propre idéologie (« est idéologique chaque conception particulière aux fractions de classe qui se proposent d'aider à la résolution de problèmes immédiats et circonscrits », ibid.) et tentent de renverser l'hégémonie culturelle de la classe dominante. La production sociale des idéologies à travers une lutte d'hégémonies permet de définir celles-ci comme « formes d'existence de la lutte des classes dans le domaine des pratiques signifiantes » (Castells et Ipola, 1973), tout en déniant comme Gramsci l'existence d'un simple et primitif rapport de causalité dans la dialectique infrastructuresuperstructure, en réclamant « l'autonomie relative » de ces idéologies par rapport aux rapports économiques et à la lutte de classe qui s'y articule. En effet, la spécificité propre du niveau de fonctionnement de l'idéologie d'une part, la complexité des médiations et relais qui en assurent la diffusion de l'autre, impliquent des décalages et des discontinuités entre les effets réciproques des luttes économiques et politiques et des productions culturelles.

1 . 2 . 2 . L'IDÉOLOGIE DU SUJET

Althusser a systématisé la conception marxiste du tout social en montrant comme la structure de la société est constituée par des « niveaux » ou « instances », articulés par une détermination spécifique : l'infrastructure ou base économique (« Unité des forces productives et des rapports de production ») et la superstructure, qui comporte deux niveaux ou instances, la juridico-politique (le droit et l'Etat) et l'idéologie (les différentes idéologies).

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La première proposition d'Althusser est que « c'est à partir de la reproduction qu'il est possible et nécessaire de penser ce qui caractérise l'essentiel et la nature de la superstructure » (Althusser, 1970). Ainsi c'est en grande partie dans la superstructure que sont produites les conditions de reproduction de la force de travail et la reproduction des rapports sociaux, principalement à travers les appareils idéologiques d'Etat (appareil familial, appareil religieux, appareil scolaire, appareil politique, appareil de l'information, appareil culturel, etc.). De la proposition du rôle fondamental de l'idéologie dans la reproduction des rapports sociaux, Althusser (1970) avance « le projet d'une théorie de l'idéologie en général », opposée à une théorie des idéologies particulières (qui énoncent toujours des positions de classe). Les points-clefs de cette théorie de l'idéologie en général sont les suivants : — l'idéologie en général n'a pas d'histoire (contrairement aux idéologies qui en ont une) : elle est éternelle ; — l'idéologie en général est une « représentation » du rapport imaginaire des individus à leurs conditions d'existence : l'idéologie n'est donc plus un « reflet > déformé des conditions de vie des individus, elle est une représentation imaginaire du rapport des individus à leurs rapports de production et aux rapports qui en dérivent ; — l'idéologie en général a une existence matérielle, c'est-à-dire qu'elle se traduit par des actes matériels insérés dans des pratiques : l'idéologie prescrit à des « sujets » des pratiques matérielles réglées par un rituel matériel, lesquelles pratiques existent dans les actes matériels d'un « sujet » agissant en toute conscience selon sa croyance ; — l'idéologie en général interpelle les individus en sujets, elle constitue des individus « concrets » en sujets. La démarche d'Althusser ainsi rapidement brossée, que pouvons-nous en tirer pour l'étude des effets de l'idéologie en général ? Comme nous l'avons déjà signalé, il apparaît que l'idéologie en général a pour effet double d'assurer la cohésion sociale et d'amener la structure sociale à se reproduire. Au niveau de l'individu concret, elle a un triple effet : 1) elle le constitue en sujet « qui se croit libre et souverain » ; 2) elle le fixe dans des pratiques, simultanément en lui fournissant la capacité technique d'exercer cette pratique et en l'établissant dans un état d'assujettissement par rapport à cette pratique et aux rapports de production qui la déterminent ;

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3) elle l'insère dans une représentation imaginaire de son rapport à ses conditions d'existence (et notamment à sa pratique de production), ce qui renvoie directement à la seconde phase de 2). Ce qui frappe le plus dans les deux approches signalées, c'est que la première présuppose l'existence d'un travail chez l'agent social, un mouvement de la pensée en fonction de la pratique sociale, alors que la seconde exclut ce que l'on nomme communément « la prise de conscience », l'agent social étant ajusté idéologiquement à sa place dans la structure par la conscience sociale en général : il est en quelque sorte saisi comme le terminal d'un ordinateur qui serait le tout social. D'autre part, dans la « philosophie de la praxis », c'est la praxis qui est le moteur du rapport dialectique idéologie/praxis, alors que dans le cas de l'idéologie du sujet, l'idéologie en général ajustant l'individu à une pratique, c'est elle qui semble assurer la dynamique du rapport idéologie/pratique. Enfin, dans la théorie de l'idéologie en général, la lutte des classes est évacuée dans la description de la structure, elle apparaît comme extérieure à cette structure, comme si les rapports de force, les contradictions ne s'élaboraient pas eux-mêmes au sein de cette structure, et venaient « du dehors » pour ébranler, « surdéterminer » cette structure, ses instances, ses niveaux, et en particulier l'instance idéologique. C'est sur ce dernier point que porte précisément notre critique à l'approche althussérienne.

1 . 3 . CRITIQUE DE L'APPROCHE ALTHUSSÉRIENNE

Plusieurs critiques ont été apportées à la théorie de l'idéologie en général. Nous reprendrons celles qui nous semblent les plus pertinentes, en les étayant par nos propres réflexions. Remarquons avec Rancière (« Sur la théorie de l'idéologie », in : La leçon d'Althusser, Paris, Gallimard, 1974) que, selon l'approche althussérienne, « le concept d'idéologie peut être défini avant qu'intervienne le concept de lutte des classes ». Tentons d'en tirer les conséquences. En distinguant l'idéologie en général des idéologies particulières, Althusser arrive à soumettre le corps social à une double détermination dont véritablement nous n'arrivons pas à reconstituer l'articulation. D'une part, il met en évidence une structure de la reproduction, efficace de la structure du mode de production puisqu'elle permet à celuici de reproduire « les conditions de la production ». Dans cette struc-

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ture, le rôle de l'idéologie en général est essentiel puisqu'elle permet de reproduire les rapports sociaux en fixant idéologiquement à travers les appareils idéologiques d'Etat les individus à une place déterminée dans la production, en les constituant d'une part du point de vue de la compétence technique requise pour occuper cette place, d'autre part du point de vue de l'assujettissement à la structure sociale et aux rapports sociaux qui en découlent. Là, Althusser met en évidence l'opacité nécessaire de la structure sociale à ses agents qui permet à la fois la cohésion de cette société et sa reproduction. Nous avons le schéma suivant : Matrice des rapports sociaux place dans la structure pratique sociale -» sujet (via idéologie/reproduction). D'autre part, après d'ailleurs avoir défini l'idéologie en général, Althusser (1970) évoque le problème des idéologies et dit ceci : « C'est seulement du point de vue des classes, c'est-à-dire de la lutte des classes qu'on peut rendre compte des idéologies existant dans une formation sociale. Non seulement c'est à partir de là qu'on peut rendre compte de la réalisation de l'idéologie dominante dans les Appareils Idéologiques d'Etat et des formes de lutte de classes dont les AIE sont le siège et l'enjeu. Mais c'est aussi et surtout à partir de là qu'on peut comprendre d'où proviennent les idéologies qui se réalisent dans les AIE et s'y affrontent. Car, s'il est vrai que les AIE représentent la forme dans laquelle l'idéologie de la classe dominante doit nécessairement se réaliser, et la forme à laquelle l'idéologie de la classe dominée doit nécessairement se mesurer et s'affronter, les idéologies ne « naissent » pas dans les AIE, mais des classes sociales prises dans la lutte des classes : de leurs conditions d'existence, de leurs pratiques, de leurs expériences de lutte, etc. » Cette précision, finalement apportée par Althusser à la fin de son texte sur les Appareils idéologiques d'Etat, a pour inconvénient de remettre en question tout ce qui a été dit précédemment sur l'idéologie en général, car alors un agent social en particulier est conçu simultanément : 1) comme individu appartenant à une classe sociale qui nécessairement lutte pour ses intérêts ; 2) comme sujet constitué idéologiquement pour occuper une place dans la production. Récapitulons d'abord ce qui est dit par Althusser à la fin de son texte sur les Appareils idéologiques d'Etat (AIE) :

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Préalable théorique à une étude sur l'idéologie

1) « classes sociales prises dans la lutte des classes » -» idéologies ; 2) ces idéologies sont mises en forme dans les AIE — idéologies de la classe dominante, idéologies des classes dominées — et s'y affrontent ; 3) l'idéologie de la classe dominante doit nécessairement « se réaliser » dans les AIE, nous interprétons s'y répercuter de façon dominante. Par ailleurs, Althusser nous a bien précisé que c'est à travers l'idéologie transmise par les AIE que sont constitués « idéologiquement » les sujets. Nous avons alors le schéma ci-après.

La mise en confrontation des deux raisonnements contenus dans le texte d'Althusser implique que (comme nous l'avons déjà signalé) l'idéologie en général (-» Reproduction) soit surdéterminée par les idéologies élaborées à travers la lutte des classes et mises en forme et répercutées par les AIE. Cela dit, nous ne voyons pas comme un individu peut être à la fois assujetti à une place dans la structure (—» idéologie/pratique) et impliqué dans une lutte de classe (-> pratique/idéologie) dépendant ellemême de sa place dans la structure, à moins de considérer qu'il y ait deux structures, une structure de production — dans laquelle l'individu occupe une « place technique » — et une structure des rapports sociaux — dans laquelle l'individu occupe une « place sociale » \ Nous aurions ainsi des sujets surdéterminés par la lutte des classes. Mais qui seraient alors ces « agents » impliqués dans la lutte des classes, élaborant dans leurs luttes de nouvelles idéologies qui elles-mêmes se réper1. Une étude critique d'Althusser « De la structure enfin en question » de Béatrice Adler Sokoloff, manuscrit, 1973, montre clairement qu'effectivement, tout au long de son analyse, Althusser met en évidence ces deux structures, dont il dit, qu'elles sont < combinées ».

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cuteront sur les « sujets », si ce ne sont les sujets eux-mêmes, ou plutôt les individus en général, insérés dans les rapports de classes ? Il s'agit de rétablir le processus en entier, d'en dévoiler le moteur, et de voir quelle utilité a alors cette théorie de 1' « idéologie en général > et cette problématique du sujet. Le problème de la double structure — rapports techniques de production, rapports sociaux de production — semble le point-clef de la théorie de l'idéologie en général. En effet Althusser, qui tout au cours de son analyse (Althusser et Balibar, 1971, p. 96) distingue soigneusement la double nature de la division du travail — division technique du travail, division sociale du travail — arrive à démontrer indirectement que l'individu est le support d'une double pratique idéologique : d'une part il est constitué (en compétence et en assujettissement) à une place « technique » dans la matrice des rapports de production, d'autre part, il est, de par sa place dans la structure sociale, constitué à travers une pratique de lutte de classe. Examinons ce qu'entend Althusser par pratique en général : « par pratique en général, nous entendons tout processus de transformation d'une matière première donnée, en produit déterminé, utilisant des moyens (de « production ») déterminés — (...). La « pratique sociale >, l'unité complexe des pratiques existant dans une société déterminée, comporte ainsi un nombre élevé de pratiques distinctes. Cette unité complexe de la « pratique sociale » est structurée, nous verrons comment, de la sorte que la pratique déterminante en dernier ressort, y est la pratique de transformation de la nature (matière première) donnée en produit d'usage par l'activité des hommes existants, travaillant par l'emploi méthodiquement réglé des moyens de production, déterminés dans le cadre des rapports de production. Outre la production, la pratique sociale comporte d'autres niveaux essentiels : la pratique politique (...), la pratique idéologique (l'idéologie, qu'elle soit religieuse, politique, morale, juridique, transforme elle aussi son objet : la conscience des hommes) ; et aussi la pratique théorique » (Althusser, 1965, p. 167 et 168). Pour Althusser la pratique déterminante en dernier ressort est la pratique de production, mais saisie dans son aspect technique : la transformation d'une matière première en un produit d'usage, ceci dans le cadre des rapports de production. Ainsi se vérifie la problématique du sujet, déterminé en dernier ressort, par une pratique/idéologie, qui correspond à sa place technique dans la production. Et la théorie de l'idéologie en général permet d'expliquer comment se reproduisent les rapports de production en tant que reproduction de postes techniques de la production, éternisation donc du procès de production.

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à une étude sur

l'idéologie

Or la pratique de production, dont il est vrai qu'elle est déterminante en dernière instance dans la pratique sociale, ne semble pas spécifiée uniquement par une pratique idéologique correspondant à une place structurelle dans la division technique du travail ; elle nous semble tout autant pratique sociale de lutte puisque dans ces rapports même de production, au sein même de sa pratique technique, le travailleur est placé dans un rapport contradictoire entre le capitalisme qui tend à extorquer le maximum de plus-value de sa force de travail et ses intérêts propres de travailleur occupant une place dans la structure de production. La dualité entretenue par Althusser entre pratique technique de production et pratique sociale de production dans le procès de production, dualité qui permet d'instaurer un sujet, fixé par l'idéologie en général à ime place technique dans la production, et de présupposer l'existence de luttes de classe (menées par qui ?) qui viendraient surdéterminer les sujets, ne nous semble pas fondée. D'une part, parce que la distinction entre aspect technique et aspect social n'existe pas dans le procès de production où pratique technique et pratique sociale sont toutes deux confondues dans la détermination d'une pratique de production, correspondant à une place dans la structure des rapports sociaux. D'autre part, parce que la pratique de production est elle-même fixée et déterminée à travers ime pratique de lutte qui oppose le capitalisme et les agents de la production, au sein même du procès de production, que donc la lutte de classe assiège les rapports sociaux de production, au sein même du procès de production. Revenons au schéma, page 44 : A, correspond aux rapports sociaux de production ; B, correspond aux rapports techniques de production. Or, nous avons montré que ceux-ci étaient confondus. Ainsi : 1) la matrice des rapports de production engendre des classes sociales insérées dans des rapports contradictoires : les rapports sociaux de production sont régis par une lutte, par des rapports de forces entre classes sociales ayant des intérêts contradictoires ; 2) les places occupées par les agents sociaux dans la matrice des rapports de production sont elles-mêmes le siège de lutte et de rapports de force ; mais elles correspondent aussi à une place dans la division technique du travail : elles engendrent à la fois des pratiques idéologiques de lutte, et des pratiques idéologiques permettant un ajustement (compétence + assujettissement) à cette place technique ; 3) les rapports de force qui s'exercent dans le procès de production engendrent des idéologies qui sont mises en forme dans les AIE

Le débat théorique autour de l'idéologie

47

et répercutées auprès des agents sociaux à travers ceux-ci : c'est ce qu'on nomme l'idéologie dominante qui tend à «la reproduction des rapports dominants (nous serons amenés à préciser ce concept « d'idéologie dominante », voir page 49) ; 4) les agents sociaux — leur appellation en sujet importe peu — sont constitués idéologiquement par l'idéologie dominante, mais celle-ci est médiatisée dans leur conscience (nous ne disons plus surdéterminée) par la pratique idéologique qui correspond à leur place dans la production et aux luttes donc, qui s'y greffent. Nous avons alors le schéma suivant : Superstructure

Infrastructure

Matrice des R.P. (rapports contradictoires)

C.S. (rapports contradictoires)

1 'idéologies — -^pratiques de production/ particulières.

-k lutte des classes

idéologies classes dominantes /"•idéologies classes dominées

individus agents sociaux

A.I.E./ idéologie dominante

Nous voyons qu'ont disparu deux concepts : l'idéologie en général, et le sujet. 1) nous n'avons plus besoin de l'idéologie en général (—» Reproduction) pour saisir comment se reproduisent les individus dans la structure sociale, et donc les rapports sociaux ; c'est l'idéologie dominante que nous allons définir plus précisément dans un instant qui, mettant en forme et répercutant les idéologies élaborées dans les rapports de lutte entre classes, tend à « reproduire les rapports dominants » ; 2) les agents sociaux sont effectivement constitués à la fois par l'idéologie dominante, par leur propre pratique dans .la production et dans les luttes, et par bien d'autres pratiques... ; 3) le moteur du processus auquel on aboutit est « la lutte des classes », ce sont les hommes insérés dans des rapports, et des pratiques correspondant à ces rapports, qui font l'histoire ; le fait qu'à travers leurs luttes et leurs pratiques s'élaborent des idéologies — traduites dans des représentations, codes, valeurs, etc. — ne nous autorise pas en tout cas à assigner à l'idéologie une fonction spécifique — la reproduction ? — si ce n'est celle

48

Préalable théorique

à une étude sur

l'idéologie

de réfracter ces luttes, ces pratiques, les contradictions qui les engendrent et les rapports de force qui en fixent le terme. Cette dernière assertion autorise donc à préciser le rapport qui unit l'agent social aux idéologies qu'il répercute, et à cerner finalement le concept « d'idéologie dominante », son contenu et son efficacité sur la formation sociale. Résumé des deux types de recherche sur l'idéologie

Gramsci-Mao

Althusser

Type de recherche

L'utilisation de l'idéologie dans la lutte des classes

Recherche sur une théorie de l'idéologie en général

Point de départ de la recherche

La praxis, notamment la pratique politique saisie au niveau des hommes, des individus en général, des agents sociaux

La structure du mode de production, niveaux, instances, et avant tout l'instance idéologique

Effet de l'idéologie (en général) sur les rapports

Connaissance/ méconnaissance, ciment (Gramsci seulement)

Reproduction des rapports de production (cohésion du tout social)

Effet de l'idéologie sur l'agent social

Connaissance/ méconnaissance, exprime l'approche sensible de l'individu à sa praxis

— Fixe l'individu en sujet — fixe l'individu dans un rapport imaginaire à son rapport de production

Relation idéologie/pratique au niveau de l'agent social

Idéologies = pratiques (les pratiques et surtout la pratique politique dans le sens de la connaissance)

Idéologies = pratiques (surtout pratique de production déterminante en dernier ressort)

Définition dominante

Reflet actif de la lutte des classes dans le domaine des pratiques signifiantes

Idéologie qui permet à la classe dominante de reproduire ses rapports de production

idéologique

CHAPITRE II

Outils théoriques utiles à l'analyse des idéologies urbaines

A la lumière des mécanismes que nous venons de décrire nous allons parachever notre raisonnement en vue d'articuler l'effet de l'idéologie sur un agent social à l'effet de l'idéologie sur les rapports sociaux. Rappelons que nous nous référerons, une fois pour toutes, à l'idéologie de la pratique, et donc que nous parlerons des individus en général ou agents sociaux, et non plus du sujet.

2.1. L'IDEOLOGIE DOMINANTE : UN ENJEU D E LA L U T T E DES CLASSES

Deux points utiles doivent retenir l'attention : le mode d'élaboration d'une parole qui domine la formation sociale, d'une part, son mode d'utilisation, de l'autre. L'idéologie dominante, comme chacun sait depuis Marx, est l'idéologie de la classe dominante de la société. Cette affirmation requiert une précision que nous allons donner en distinguant « idéologies porteuses des intérêts de la classe dominante » et idéologie dominante (idéologie de la classe dominante). Comme nous l'avons signalé, dans leurs luttes et leurs pratiques, les classes sociales élaborent des idéologies qui traduisent leurs intérêts spécifiques de classe. Ainsi nous avons des idéologies dont le contenu social réfère aux classes dominantes, et des idéologies dont le contenu social réfère aux classes dominées. L'idéologie dominante dans une société « forme d'existence des luttes de classes dans le domaine des pratiques signifiantes », met en forme ces idéologies — idéologies correspondant aux intérêts dominants, idéologies correspondant aux intérêts des classes dominées —, et les articule dans un rapport qui réfracte les rapports dominants et ainsi tend à reproduire les rapports dominants, puisque les idéologies correspondant aux intérêts dominants sont dominantes dans ce rapport. 4

50

Préalable théorique

à une étude sur

l'idéologie

L'idéologie dominante est l'idéologie de la classe dominante, non pas par ce qu'elle mettrait en forme seulement des idéologies correspondant aux intérêts dominants (ce qui est faux, nous l'avons montré, il s'agit d'un rapport de force), mais : 1) parce qu'elle réfracte les « rapports dominants de classe », donc elle tend à servir les intérêts de la classe dominante ; 2) parce qu'elle est utilisée, contrôlée par la classe dominante qui maîtrise les moyens de diffusion culturelle, et ceci à ses fins propres. Ce dernier aspect mérite d'être souligné : la mise en forme dans l'idéologie dominante des idéologies porteuses des intérêts des classes dominantes, confrontées aux idéologies porteuses des intérêts des classes dominées, nous semble sans doute importante du point de vue du dosage (l'idéologie « reflet actif de la lutte des classes »), mais plus déterminantes encore paraissent les conditions d'utilisation de cette idéologie, le problème de son contrôle. Cette précision autorise à distinguer les origines d'une idéologie — son contenu initial de classe — de l'utilisation dont elle est l'objet. Des formes idéologiques porteuses en un moment historiquement daté des intérêts des classes dominées peuvent par le mécanisme subtil de l'appropriation — instrumentalisation par la bourgeoisie (qui s'accompagne en général d'une retranscription) servir des intérêts contraires. Cette remarque ne vise pas à réduire la portée sociale des luttes idéologies conduites par les classes dominées mais signale le terrain mouvant sur lequel on se place en accordant à des idéologies une signification sociale en fonction de leur contenu, indépendamment de l'étude des stratégies sociales, donc des intérêts de classe, à travers lesquelles elles sont répercutées. L'efficace de l'idéologie dominante, est de permettre « la reproduction des rapports sociaux dominants ». mais ceci non pas en vertu d'une qualité particulière d'occultation qu'elle aurait, seulement parce qu'elle met en forme idéologique les rapports dominants et est un instrument de la classe dominante. Comme l'idéologie au niveau d'un agent particulier, elle est douée d'un effet de connaissance/méconnaissance par rapport aux rapports sociaux. De plus, elle est constitutive d'une « cohésion sociale » non seulement parce qu'elle tend à assujettir les agents sociaux aux rapports dominants, mais aussi parce qu'elle est un code, un moyen de communication entre classes sociales, et entre agents sociaux.

Cependant, lieu d'affrontement entre idéologies particulières, la parole dominante n'exerce pas inéluctablement un effet de reproduction des rapports sociaux : la lutte qui y est conduite peut dériver sur un

Analyse des idéologies

urbaines

51

processus de rupture en faveur des classes sociales dominées. C'est dans cette mesure où l'idéologie dominante, son contenu et sa maîtrise sont un enjeu de classes décisif auquel sont subordonnés le maintien ou la transformation des rapports sociaux.

2.2. L'AGENT SOCIAL : RELAIS ACTIF DES IDEOLOGIES

L'idéologie est « l'approche sensible » par un agent du monde qui l'entoure, des relations qu'il a nouées, de la pratique sociale qu'il met en œuvre, des contradictions qui en sont le foyer. Cette idéologie est ainsi référée à sa pratique dans les différents appareils qui constituent les pôles de son existence : appareil de production, appareils idéologiques, appareil familial, appareil politique, etc. Nous serons d'accord avec Althusser pour dire que sa place dans le système de production détermine en dernier ressort sa pratique sociale, et donc son idéologie, étant entendu que cette place occupée dans la production correspond simultanément à une pratique technique et à une pratique sociale déterminées par une lutte de classes, qu'elle est donc le siège d'une contradiction de classe. Tentons de pousser plus loin l'analyse de l'élaboration de l'idéologie chez l'agent social, en nous appuyant sur l'ensemble des points névralgiques qui lient l'individu au social. Sa « perception sensible » est médiatisée par trois choses : 1) d'abord l'idéologie dominante qui effectivement tend (et tend seulement) à occulter la structure sociale aux agents sociaux ; 2) son travail : la pratique technique qu'il effectue réellement et qui lui ouvre une certaine connaissance des choses et des faits ; 3) sa place dans la structure sociale (qui est entièrement dépendante de sa pratique technique) qui nous l'avons vu est le siège d'une contradiction de classe. De 1) nous dirons que l'agent tend à répercuter dans son discours du « déjà-entendu », du « présupposé », de 1' « inculqué », soit les idéologies dominantes ; De 2) nous dirons que l'individu tend à justifier-légitimer ou tout simplement évoquer ce « qu'il connaît bien » et qui est relatif à sa pratique technique (le discours d'un ouvrier est différent de celui d'un technocrate, ne serait-ce que pour cette raison) ; De 3) nous dirons que dépend le contenu « de classe » de son idéologie. L'individu a une appréhension « sensible » de sa pratique sociale et des rapports sociaux qui la structurent. Il « perçoit » nécessairement

52

Préalable théorique à une étude sur l'idéologie

la contradiction à laquelle il est soumis (et dans ce sens-là nous faisons plus confiance à l'idéologie de la pratique, qu'à l'idéologie en général qui réussirait à mystifier tout le monde), mais ce discernement (qui n'est souvent qu'une lueur) engendre deux attitudes : soit l'agent se mobilise pour pousser cette contradiction en général dans le sens de ses intérêts de classe, ce qui détermine des pratiques de lutte qui se réfractent alors dans son idéologie, soit il évacue cette contradiction de son champ idéologique — car on ne peut pas vivre sans une certaine adéquation entre ce que l'on dit et pense, et ce que l'on fait concrètement — en légitimant - justifiant une pratique de subordination aux rapports de force dominants. Dans son idéologie, l'agent social appuie donc sur un des deux termes de la contradiction de classe qui assiège sa place dans la structure sociale. Pour conclure nous dirons que : — L'idéologie particulière d'un agent correspond à l'idéologie dominante retraduite par lui en fonction de sa pratique sociale, et des intérêts de classe qu'il entend défendre — intérêts qui sont en général ses propres intérêts objectifs de classe. Nous disons « intérêts » qui sont en général (et non pas toujours) ses « intérêts objectifs de classe », car effectivement on peut voir les classes sociales se mobiliser contre leurs intérêts historiques de classe. Précisément, dans ce dernier cas, se dévoile l'effet direct de l'idéologie dominante. — L'idéologie d'un agent est un « ajustement » (inconscient) de l'idéologie dominante à sa pratique sociale. Il ajuste à partir d'une appréhension sensible et subjective des choses, des faits et des rapports sociaux qui le dominent l'idéologie dominante qui lui est inculquée, ce qui signifie que cet ajustement peut aller jusqu'à un renversement des idées reçues. C'est en ce sens où la pratique sociale est déterminante dans la mise en forme de cette idéologie particulière. La complexité des médiations qui unissent idéologie dominante et idéologie d'un agent incite à la prudence, sur un terrain que d'ailleurs les disciplines sociologiques ou psychologiques ont peu investigué. Rappelons seulement les quelques liaisons déjà reconnues. — L'idéologie (dominante) répercute, comme le rappelle Althusser (1965, p. 234 et 235) une conception empiriste — idéaliste du monde : « Pour que l'essence de l'homme soit attribut universel, il faut en effet que des sujets concrets existent, comme des données absolues : ce qui implique un empirisme du sujet. Pour que ces individus empiriques soient hommes, il faut qu'ils portent chacun en eux toute l'essence humaine, sinon en fait, du moins en droit : ce qui implique un idéalisme de l'essence. L'empirisme du sujet implique donc l'idéalisme de l'essence et réciproquement. > Ainsi l'idéologie

Analyse des idéologies urbaines

53

dominante constitue l'agent social en sujet libre doué de personnalité à laquelle correspondent des goûts, des besoins, des désirs. Cette édification de « l'homme souverain » passe par une interpellation de l'individu en sujet (et des individus en autant de « sujets » ) : l'agent se voit et est perçu en sujet. Mais ceci n'implique pas selon nous cet assujettissement aveugle à ce sujet supérieur — à travers l'idéologie en général — auquel réfère Althusser. — A travers sa pratique l'agent retraduit les idées reçues : c'est en ce sens, que la « philosophie de la praxis » apparaît comme décisive pour saisir l'idéologie d'un individu en particulier. La question du travail effectué dans la conscience se pose alors. Si nous récusons l'idée d'un individu agent terminal d'un tout social ordinateur — le Ça qui parle — , nous tendons à « réifier un individu > comme libre et souverain, élaborant « dans sa conscience » sa conception du monde. Gomme nous l'avons déjà indiqué, « la philosophie de la praxis » tend à privilégier cet aspect — Gramsci tombe fréquemment dans cette interprétation. En fait nous ne voulons pas toucher ici à la psychologie, aux questions de savoir comment s'élabore une « prise de conscience », quel travail s'effectue dans le domaine conscient et inconscient. L'idéologie « de la pratique » implique une seule chose : il y a un mouvement idéologique qui s'effectue en fonction de l'insertion de l'agent social dans des pratiques et dans des luttes. Cet « ajustement » ne nous semble pas prévaloir d'une réification de l'homme ou de l'individu mais il assouplit effectivement cette gangue de déterminisme absolu dans laquelle tout agent social, selon la conception althussérienne, est confiné. Il laisse la place à ce que Mao appelle « le degré de la perception sensible » .

Toute cette démonstration permet de saisir comment une idéologie peut être étudiée de deux points de vue. Du point de vue de l'agent qui l'émet et qui est justifiable du seul aspect de la pratique qu'il met en œuvre. Du point de vue de la formation sociale, qui ingère et répercute cette idéologie, qui lui donne sa force sociale, et par conséquent son efficacité sociale. L e préalable théorique permet d'ancrer plus solidement la démarche qui va suivre. Il justifie que dans le chap;tre suivant nous rattachions les mythes urbains à un système idéologique à partir de leur mise en rapport avec des pratiques de classes. C'est parce que ces catégories de mythes mettent en forme des catégories de pratiques, représentant elles-mêmes des intérêts de classe ou de fraction de classes différents,

54

Préalable théorique à une étude sur l'idéologie

que l'on peut franchir la barrière qui sépare système sémiologique et système idéologique. Il justifie que dans la troisième partie de la recherche, la production sociale des idéologies urbaines soit saisie en fonction de la dynamique des rapports sociaux concomitants à leur apparition, en particulier de leur expression dans des luttes urbaines et des pratiques technocratiques sur l'aménagement et l'urbanisme. Les idéologies urbaines seront alors traitées comme une des formes d'existence des luttes de classes s'articulant à l'urbain. Enfin, il justifie que nous analysions ces idéologies en fonction de leurs effets sur les rapports sociaux en général, et dans le cas plus spécifique qui nous intéresse, sur les agents sociaux bénéficiaires à des degrés divers de la politique urbaine de l'Etat. Résumé pour une étude de

l'idéologie

Au niveau de l'agent social

des

Au niveau rapports sociaux

Définition

« Perception sensible » à partir d'une pratique sociale

Reflet actif de la lutte des classes dans le domaine des pratiques signifiantes

Effet

Ajustement à une pratique d'un code idéologique (représentations, mythes, idées, valeurs)

Reproduction des rapports dominants, cohésion sociale/ou rupture-transformation

Mécanisme déterminant des effets

Connaissance/ méconnaissance/ communication

Connaissance/ méconnaissance/ communication

DEUXIÈME P A R T I E

Les mythes urbains

Rappelons que nous entendons par : — discours sur l'urbain : un système linguistique articulé sur les rapports dialectiques entretenus entre les trois entités Etat-espacesociété ; — idéologie urbaine (définie ici par son contenu) : l'établissement d'un lien de causalité direct entre les formes spatiales et les pratiques des agents sociaux et les rapports qu'ils entretiennent entre eux ; — mythes urbains : la cristallisation des idéologies urbaines dans des types de systèmes discursifs unis par des structures communes et des thématiques communes.

CHAPITRE I

Les mythes urbains actuels

1.1. PREALABLE METHODOLOGIQUE

Le sens de la démarche à cette étape est le suivant : il s'agit, sur la base des interviews de l'élite politique et technocratique (voir détail de l'enquête, page 16), soit donc de discours sur l'urbain : — de détecter des systèmes linguistiques mettant en forme des idéologies urbaines ; — de vérifier les structures et les thématiques communes à ces systèmes afin de mettre en évidence une typologie de « mythes urbains » ; — de valider l'hypothèse selon laquelle ces mythes renvoient à une trame spécifique de rapports sociaux, et donc de valider le passage d'une analyse d'un système sémiologique (l'image d'un rapport causal espace/société) à l'étude d'un système idéologique (le rapport de cette image aux rapports sociaux). Le travail effectué sur chaque interview comporte deux niveaux : la recherche des systèmes linguistiques qui organisent des mythes urbains ; la détection des pratiques idéologiques qu'il met en forme, et son articulation générale, afin de « situer » chaque mythe dans un contexte social, qui sera d'ailleurs confirmé par la pratique de l'interviewé dans une fonction de commandement dans l'appareil d'Etat et, éventuellement, dans un parti politique. On relève ainsi dans chaque discours sur l'urbain différents systèmes logico-sémantiques, organisés autour d'un thème (qualité de la vie, délinquance, communication sociale, etc.) ayant pour but d'expliquer des comportements, des modes de vie, à partir d'un effet des formes et de la composition spatiales sur les agents sociaux et sur les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Cette mise en relation renvoie à une présupposée « société urbaine > caractérisée à la fois par un contenu culturel et un type d'aménagement de l'espace. Pourtant si ces récits rendent compte d'une « idéologie urbaine », ils sont aussi traversés

58

Les mythes urbains

et spécifiés par d'autres formes idéologiques qu'il conviendra de repérer. Or on constate que ces récits s'organisent et se déroulent à partir de thèmes et selon des logiques qui possèdent un nombre limité de variantes. L'histoire de la mise en relation espace/société se développe et est cristallisée dans une série de formes qui se répètent, se renvoient les unes aux autres, s'interpénétrent et constituent finalement une chaîne continue de mythes. Nous désignerons chaque type de mythe urbain, par le thème qui organise, dans le système linguistique, l'histoire de la mise en relation formes spatiales/culture, mode de vie. Nous nommerons version relative à un type de mythe, la forme, spécifiée par une structure générale, qu'il adopte selon chaque type. Ainsi tous les mythes urbains seront catégorisés : selon leur type, qui renvoie au thème central qui les articule, selon la version correspondant à chaque type. Prenons un exemple : la séquence d'un discours sur la ségrégation. Nous aurons : type de mythe : la ségrégation ; forme de mythe (résumé à partir de l'interview n° 17, par exemple) : il existe différentes raisons de l'existence d'une ségrégation sociale dans l'espace. La technocratie qui l'a provoquée ; les modifications intervenues dans l'espace au cours des vingt dernières années, notamment la tertiarisation du centre qui a rejeté l'habitat à la périphérie ; aussi, les habitants qui, par goût, préfèrent s'installer près de leurs semblables. Pour qu'il y ait une vie équilibrée, une animation, il convient de mélanger ensemble des catégories de revenus différentes. C'est ce que nous essayons de faire dans les villes nouvelles, en juxtaposant des programmes de logements correspondant à des catégories de revenus différentes. Nous devrons classer ce mythe dans une version, en fonction de la logique qui l'anime : la ségrégation est « un fait de société >, explicable par divers motifs ; pour animer « la vie sociale >, il faut résorber la ségrégation. Cette séquence linguistique renvoie elle-même, outre à l'idéologie urbaine, à : — l'idéologie du sujet : les individus saisis comme sujets libres, dotés de goûts et besoins qui leur sont propres ; — l'idéologie de la société : les classes sociales appréhendées comme « catégories de revenus » ; — l'idéologie de la technocratie, saisie comme un corps social autonome, qui a engendré la ségrégation, et à qui il revient de rectifier

les excès de celle-ci. Plus généralement, tous les indices permettant de cerner socialement

Les mythes urbains actuels

59

une production de mythe sont utiles à l'analyse. Ainsi, le travail sousjacent aux différents exposés qui suivent, a consisté à mettre en évidence pour chaque interview : 1) L'articulation générale du texte : idéologies contenues dans le discours, relations causales, logiques globales et sectorielles, opinions diverses ; plus spécifiquement, l'idéologie sur l'Etat, sur la société, sur l'espace, les options explicitées de politique urbaine. 2) Les systèmes linguistiques mettant en forme des mythes urbains et pour chacun d'eux : le thème majeur qui organise le mythe, la forme du mythe, les idéologies, outre l'idéologie urbaine, qui traversent chaque mythe. Le découpage analytique des interviews permet d'abord une réflexion générale sur le discours « urbain », notamment sur la place et la fonction qui y occupent les mythes urbains. De là, on trie certains indices pour saisir la relation qui unit Etat, agent de l'Etat et mythe urbain. H ouvre, dans un second temps, à l'élaboration d'une typologie des mythes, classés par types, et par versions. Pour chaque catégorie nous construirons à partir de séquences puisées dans les interviews, des modèles discursifs de mythes. Enfin en rapportant chaque mythe aux pratiques sociales qui le fondent nous tenterons de valider l'hypothèse selon laquelle la typologie mythique trouve sa correspondance dans une typologie sociale, nouant ainsi le lien qui unit les formes sémiologiques à la formation sociale. Nous détaillerons la méthodologie appliquée à chaque étape du travail, ainsi intitulée : — structure et fondement idéologique des discours sur l'urbain, — typologie des mythes urbains, — le mythe urbain comme paravent et faire-valoir de pratiques sociales.

1.2. STRUCTURE ET FONDEMENT IDEOLOGIQUE DES DISCOURS SUR L'URBAIN

Les éléments évoqués dans ce chapitre découlent directement de l'observation effectuée sur chaque interview. Deux trames de réflexion ont été reconstituées pour chacune d'entre elles :

60

Les mythes urbains

— les rapports de sens établis entre les trois éléments qu'articule le discours : Etat-espace-société ; — la logique générale qui anime ces interrelations. La première, qui concerne l'articulation générale des discours, apparaît décisive quant à l'approfondissement de l'analyse. La seconde, qui concerne l'idéologie générale sous-jacente aux discours sur l'urbain, renvoie de façon très large à une vision de la société et de son déroulement dans le temps. Nous la signalons car elle est constitutive de la logique générale des interviews et se retrouve dans toutes les formations idéologiques qui les traversent.

1 . 2 . 1 . L'ARTICULATION GÉNÉRALE DES DISCOURS SUR L'URBAIN

Une première approche empirique opérant un découpage logico-sémantique permet de saisir certaines règles qui organisent le discours sur la ville ou sur l'espace. Le discours met en scène trois « acteurs » qui entretiennent entre eux certains rapports : l'Etat, la société, l'espace ou la ville. Les trois « piliers » du discours ne sont eux-mêmes pas neutres, et apparaissent déjà spécifiés par un contenu idéologique : — Etat, qui renvoie à l'idéologie sur le rôle et la fonction de l'Etat ; — société, qui revoie à l'idéologie du sujet, l'idéologie des besoins etc. ; — espace-ville, qui renvoie à l'idéologie sur 1'« urbain ». L'essentiel du discours porte sur la relation Etat/société, Etat/espace et espace/société qui, nous le verrons plus tard, trouve son sens à partir des deux premières relations. Nous avons ainsi : a) Discours sur la relation Etat/société : il s'agit d'une réflexion sur « comment déceler les besoins des individus » ou « comment amener les individus à s'exprimer ». b) Discours sur la relation Etat/espace : il s'agit d'une réflexion sur « comment répondre aux besoins des individus en agissant sur l'espace à travers l'urbanisme, l'architecture ou l'aménagement >. c) Discours sur la relation espace/société : il s'agit d'une réflexion sur « quelle forme spatiale, quelle organisation spatiale produit q u e l e f f e t s u r l e s i n d i v i d u s s>.

Chacune de ces séquences discursives met en forme des idéologies particulières, elles-mêmes largement subordonnées au contenu idèo-

Les mythes urbains actuels

61

logique de chacun des trois termes : espace - Etat - société. Nous avons ainsi : a) Discours sur la relation Etat/société, met en forme : — idéologie de l'animation (mécanisme administratif mis en place pour l'expression des besoins) ; — idéologie de la participation (instance politique mise en place pour l'expression des besoins) ; — idéologie de la pratique technocratique. b) Discours sur la relation Etat/espace, met en forme : — idéologie de l'aménagement spatial - urbanisme et architecture ; — idéologie de la pratique technocratique. c) Discours sur la relation espace/société, met en forme : — mythes urbains (ségrégation, relation psychologique individu/ espace, liberté, qualité de la vie, etc.) investis par idéologies urbaines, et autres idéologies. Les discours a) et b) contiennent en outre un certain nombre d'options émises par l'interviewé sur la politique urbaine. Nous avons le schéma ci-après. (a)Discours sur l'expression des besoins ( ¥ idéologies de l'animation, la participation pratique technocratique) Etat

+ options de politique urbaine

idéologie de l'Etat)

b) Discours sur l'aménagement spatial (idéologies de l'aménagement^ de l'urbanisme et de l'architecture de la pratique technocratique) + options de politique urbaine.

Société 'idéolo-| gie du sujet idéologie de besoins)

c) Discours sur la relation formes spatiales/Société

Espace C * idéologie de l'urbain)

62

Les mythes urbains

De ce schéma simple, nous émettons deux constatations qui hypothèquent largement la suite de l'analyse.

essentielles

1. Le discours sur l'urbain valorise l'image d'un monde clos Etat-espacesociété, évacué des rapports sociaux et tire de là son efficacité. Dans ce discours les relations Etat/société, Etat/espace, espace/société, s'articulent les unes aux autres dans un circuit fermé d'où est pratiquement complètement écartée toute référence au mode de production : l'Etat est saisi comme n'ayant aucun rapport au système économique, l'espace n'apparaît soumis à ces règles économiques que dans la seule référence aux mécanismes institutionnels (règlement du marché foncier, financement du logement), la société est évacuée des rapports de production. Ce circuit fermé est présenté comme fonctionnant sans contradictions, ou plutôt, les contradictions sont saisies comme relevant ellesmêmes de déficiences dues à un des éléments du circuit : l'Etat (par exemple, déficience des lois contrôlant le marché foncier, « manque d'imagination » dans l'établissement du financement au logement, cloisonnement de l'administration, perturbations dues à l'action des partis politiques, etc.) ou la société (les gens ne savent pas ce qu'ils veulent... Ils ne s'intéressent pas à l'espace, etc.). Son incidence sur la formation sociale s'exerce selon trois registres : — La mise en scène de l'Etat : dans ce circuit, l'Etat joue le rôle central, il est le représentant de l'intérêt général, l'antenne à l'écoute de tous, le distributeur de biens collectifs — espaces verts, bases de loisirs, moyens de transport... Il n'y a pas dans cette machine bien huilée de contradictions, mais des dysfonctions. — La mise en scène d'un monde de la qualité de la vie : la vie hors travail, évincée des rapports de production, des pratiques dans la production et des lieux de production. Au rapport antagonique de classe qui oppose, dans la société capitaliste, les intérêts du capital à ceux de la force de travail, se substitue la contradiction écologique : celle de l'homme et de son milieu. — La mise en scène de l'espace comme alibi des pratiques sociales. Les idéologies urbaines peuvent légitimer, justifier n'importe quel comportement social, puisque l'espace n'a pas de matérialité et donc n'est pas mesurable, quantifiable ou qualifiable. Il n'y a que des pratiques sociales qui s'établissent dans l'espace et qui se réfractent de façon plus ou moins positive à travers l'espace. Au lieu de saisir les contradictions au niveau des pratiques, il est commode de les attribuer aux formes spatiales, l'espace étant « cette donnée mystérieuse », « peu connue », pouvant servir d'alibi à toutes les défectuosités du système social.

Les mythes urbains actuels

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2. Dans ce mécanisme, le mythe urbain joue un rôle moteur : c'est lui qui donne son sens, sa consistance au monde clos Etat-espace-société. Saisissons comment s'établit la logique du discours sur l'urbain. Les personnes interviewées sont des agents de l'appareil d'Etat central ou local. Leur discours, et les idéologies qui le traversent, s'ajustent à une pratique, celle du technocrate ou de l'homme politique. D'autre part, répercutés au plus haut sommet par l'élite, ils jouent d'un effet sur la formation sociale. Il y a donc deux niveaux du discours : celui de l'agent qui l'élabore, celui de la formation sociale et de ses superstructures. Ces deux niveaux ne sont pas indépendants l'un de l'autre. En effet, le technocrate et l'homme politique mettent en œuvre une fonction spécifique dans l'appareil d'Etat d'une formation sociale à un moment donné. S'interpénétrent donc : — un discours idéologique du technocrate sur la fonction et le rôle qu'il occupe dans l'appareil d'Etat, et plus généralement un discours idéologique sur l'appareil d'Etat ; — un discours idéologique sur la société centré sur la relation société/espace, discours qui intègre et intériorise le discours du technocrate sur lui-même et qui, simultanément, s'organise à partir de lui. Or, des trois éléments mis en relation — Etat, société, espace — c'est l'Etat — et le contenu idéologique qui le recouvre — qui est l'élément décisif organisant le discours. Il n'y a pas de discours isolé établissant des relations de cause à effet entre les formes spatiales et une harmonie et un bien-être social, il y a un discours sur la pratique des agents de l'appareil d'Etat dans l'aménagement de l'espace et la reproduction de la force de travail à partir des besoins sociaux, et l'adéquation ou la non-adéquation entre les résultats de cette pratique et les présupposés besoins et désirs sociaux. C'est le rôle de l'Etat qui fonde et détermine la relation espace/société établie dans le discours. Il nous semble donc que, dans le discours espace/société, les mythes urbains et les idéologies urbaines qui leur sont attachées, sont directement dépendants d'une idéologie de l'Etat — de son rôle à la fois par rapport à la société et par rapport à l'espace, que le mythe urbain n'existe que corrélativement à une idéologie de l'Etat, qu'il est la réfraction, à travers l'espace, de l'idéologie de l'Etat. De ceci il découle que, au niveau du locuteur du discours, le mythe urbain est un « passage obligé » pour légitimer une pratique. En effet, si la pratique idéologique d'un agent de l'appareil d'Etat dans l'aménagement est, 1) de recenser les besoins sociaux, 2) de les transcrire dans l'espace à l'aide d'instruments financiers, juridiques, institutionnels,

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etc., il est nécessaire qu'il y ait des relations de cause à effet entre les formes et les contenus de l'espace et un bien-être social, et que ces relations soient, sinon déterminantes, tout au moins fortement dominantes pour fonder une telle pratique. Le raisonnement technocratique ou politique est le suivant : a + c = b (a : recensement des besoins sociaux, c : prise en compte des relations d'effets espace/individus, b : type d'aménagement de l'espace). Si c saute, le raisonnement ne fonctionne pas : il n'y a pas de critères pour fonder un aménagement spatial, les besoins sociaux n'ont pas de réponse spatiale spécifique. Au niveau de l'individu, c et l'idéologie qui lui est sous-jacente, a pour fonction de fermer le circuit, de boucler la boucle, pour donner au raisonnement technocratique sa cohérence, et, par cette cohérence, légitimer la pratique technocratique ou politique. Ceci nous permet de désigner le mythe urbain comme faire-valoir de l'intervention publique sur la consommation collective. Sans anticiper sur les conclusions, posons certains jalons sur la signification sociale de ces mythes : — Ils prennent naissance dans le cadre de la domination par l'Etat, du procès de reproduction de la force de travail et de l'orientation des implantations des forces productives. Leur émergence est directement surbordonnée à la structuration de l'appareil d'Etat et aux projets de politique urbaine qui y sont mis en forme. Le mythe urbain est finalement, par excellence, UN MYTHE TECHNOCRATIQUE car il parie sur la capacité du personnel politique et administratif à transformer la réalité sociale à partir d'un traitement de l'espace. — Le mythe est garant non seulement de la « neutralité > technocratique mais de celle des formes spatiales ; en traçant l'image d'une sphère sociale évincée des rapports antagoniques de classe, où l'enjeu essentiel est celui d'une harmonie espace/individu, il s'ajuste aux intérêts de la classe dominante et à ses pratiques qui visent précisément à présenter les nouvelles conditions de vie « urbaines » comme un fait de civilisation dont la régulation dépend de capacités techniques.

1 . 2 . 2 . L'IDÉOLOGIE DE L'HISTOIRE

Elle apparaît dans le discours technocratique ou politique sous la forme suivante : l'espace est saisi comme un objet soumis à des transformations successives, allant vers une amélioration sans cesse accrue

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des conditions de vie, sous l'égide et le contrôle de l'appareil d'Etat, ceci dans la logique du mouvement du temps. Il y a là l'idée d'un avancement linéaire et homogène, historiquement périodisé, d'un tout social — un tout dont toutes les parties « conspirent » entre elles — et surbordonnée intégralement à celui-ci, l'image de sa projection dans l'espace, sous l'égide de l'Etat, avec deux « raisonnements logiques > sous-jacents : — l'idée des priorités dans le traitement des problèmes ; — l'idée d'un déroulement historique et continu de la production de connaissances (techniques, scientifiques...) saisie dans le vocable technocratique par le terme « innovation ». Par exemple (interview n° 12), le déroulement dans le temps de la politique du logement est présentée comme telle (nous résumons) : a) il a fallu d'abord répondre d'une pénurie de logements après la guerre ; b) ensuite, il a fallu s'occuper des couches sociales qui étaient mal logées ; c) puis s'occuper des catégories intermédiaires ; d) maintenant, le problème à traiter est celui de la qualité des logements. A propos de ce dernier point, les concours Programme Architecture Nouvelle (concours d'architecture visant à rechercher des formes architecturales originales, innovatrices sur le plan de l'aménagement des espaces intérieurs et extérieurs et pouvant entrer dans les prix plafonds HLM) ont montré que la France, actuellement, se situe, dans le domaine du logement social, en tête des autres pays sous le rapport qualité/prix. Ceci renvoie, bien entendu, à une idéologie de l'Etat et à une idéologie de la pratique technocratique. Mais ce discours (et les autres d'ailleurs) sont traversés par une conception du temps historique dont il convient d'établir la critique. La notion d'histoire telle qu'elle apparaît dans la représentation commune — et donc dans la représentation des technocrates — n'est jamais mise en doute, car elle se pose comme une évidence : une suite d'événements dans le temps continu. Cette conception idéologique du temps historique possède deux caractéristiques essentielles : — La continuité homogène du temps : le discours technocratique, dont l'idéologie dominante est l'économisme, conçoit le temps comme la réflexion, dans le tout social, d'un développement continu et linéaire des connaissances scientifiques et techniques. Le temps 5

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Les mythes

urbains

est la périodisation du Progrès social permis par le développement des forces productives et des connaissances dans le domaine scientifique et technique. — La contemporanéité du temps : le rapport de la totalité sociale à son existence historique est un rapport immédiat ; tous les éléments du tout social coexistent toujours dans le même temps, dans le même présent, et donc sont contemporains les uns des autres. Ainsi si l'on imagine, comme le technocrate, le tout social soumis, dans un temps continu, à un progrès économique, technique et scientifique, ce déroulement « positif » dans le temps est saisi comme affectant toutes les parties de ce tout social, celles-ci étant « expressives les unes des autres, et expressives chacune de la totalité sociale qui les contient parce que contenant chacune en soi, sous la forme immédiate de son expression, l'essence même de la totalité j> (Althusser et Balibar, 1971, t. I, p. 117). Ainsi les formes spatiales, leur contenu, sont saisies comme une partie de ce tout social se transformant dans le temps au même titre que les autres éléments de ce tout social. Or, une telle conception du temps historique se fonde sur l'idée d'une unité constituée par tous les éléments économiques, politiques, philosophiques, du tout social (voir Hegel). Cette unité dans la conception marxiste de la totalité sociale n'existe pas. Celle-ci « est constituée par un certain type de complexité, l'unité d'un tout structuré, comportant ce qu'on nomme des niveaux et des instances distincts et " relativement autonomes " qui coexistent dans cette unité structurale complexe, en s'articulant les uns sur les autres selon les modes de déterminations spécifiques, fixés en dernière instance par le niveau ou l'instance de l'économie » (Althusser et Balibar, 1971, pp. 120 et 121). Chacune de ces instances, chacun de ces niveaux possède une historicité propre relativement autonome les uns par rapport aux autres ; et chacune de ces histoires doit être pensée dans la dépendance relative qui « articule les uns sur les autres » les différents niveaux du tout social. L'idéologie dominante saisit « la coexistence » de ces différentes histoires dans la logique d'un mouvement linéaire du temps et fait coïncider la présence temporelle de cette coexistence avec l'essence des phénomènes -> histoire = ensemble des phénomènes caractérisant une époque. Mais si nous nous référons à la conception marxiste du tout social, et en concluons à l'impossibilité de penser dans le même temps historique le processus de développement de chaque niveau du tout social

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urbains actuels

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— chaque niveau ayant son temps propre —, il apparaît qu'il convient de rompre avec cette conception idéologique de l'histoire, et de rapporter chacun des phénomènes constatés au concept de l'histoire du mode de production considéré — et non pas à un temps idéologique homogène et continu. L'idéologie de l'histoire qui traverse les discours recueillis a donc pour effet d'occulter ces différents processus historiques qui se développent de façon relativement autonome les uns par rapport aux autres dans leur articulation spécifique au mode de production ; elle occulte ainsi le moteur qui fonde et organise le développement dans le temps de ces différents niveaux, à savoir la lutte de classes. Elle est présente dans et sous-jacente 1 à : — l'idéologie de la technocratie : la société tout entière avançant dans un temps continu et homogène, sous le coup des découvertes scientifiques et techniques ; — l'idéologie de l'Etat : la société tout entière avançant dans un temps continu et homogène sous l'action de plus en plus déterminante d'un Etat régulateur des injustices engendrées par le système économique, redistributeur des produits sociaux, représentant de l'intérêt général. De plus cette idéologie de l'histoire non seulement traverse « innocemment » les discours, mais en plus elle est directement utilisée pour légitimer tel ou tel projet technocratique et politique : telle ville a une « vocation » qui est l'aboutissement, dans la continuité du temps, d'expériences historiques, telle implantation d'activités « correspond > à la nécessité de suivre le mouvement de l'histoire et donc de s'adapter au monde moderne, etc.

1.3. TYPOLOGIE DES MYTHES URBAINS

1 . 3 . 1 . LA DÉTECTION DES MYTHES URBAINS

Dans un premier temps, nous avons découpé dans les discours sur l'urbain (produits de l'enquête auprès de l'élite technocratique et poli1. Ce qui ne signifie pas que l'idéologie de la technocratie et l'idéologie de l'Etat ne sont définies que par une conception de l'histoire, et le rapport de celle-ci au progrès scientifique et technique ; seulement, cette approchî d'une historicité continue et homogène constitue la trame conceptuelle de base des discours produits dans l'appareil d'Etat.

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Les mythes urbains

tique) des systèmes linguistiques mettant en forme des idéologies urbaines. Etant donné qu'il n'existe pas de commencement ni d'achèvement strict d'un modèle discursif cristallisant des formes idéologiques, le contour de ces « fables » est flou, elles se présentent comme des nébuleuses dont le noyau central est l'idéologie urbaine. La confrontation de ces systèmes discursifs entre eux permet de les catégoriser d'abord selon le thème central qui les articule. Six types d'images reviennent constamment : qualité de la vie, liberté, communication sociale, relation psychologique individu/espace, ségrégation, délinquance, dont les quatre premières participent de la même relation associative (qualité de la vie connote liberté, communication, accès à l'esthétique et à la nature) ; ceux-ci constituent alors trois groupes différents de systèmes discursifs : — le premier (discours sur la qualité de la vie, sur la liberté, sur la communication sociale, sur la relation psycho-émotionnelle individu/ espace) établit le rapport suivant : le jeu dialectique espace/société conforme des éthiques et des modes de vie ; — le deuxième (discours sur la ségrégation) établit le rapport suivant : la distribution des agents sociaux dans l'espace produit des effets sociaux, politiques, éthiques, esthétiques ; — le troisième (discours sur la délinquance) établit le rapport suivant : les formes spatiales engendrent des pathologies sociales. La redondance des thèmes qui organisent ces systèmes discursifs est en elle-même le premier signe de l'existence de « mythes ». On conforte cette hypothèse en vérifiant que ces segments de discours sont unis par des « structures profondes », propres à chaque type déterminé. Les opérations conduites pour mettre en évidence ces « logiques internes > méritent d'être relatées. a) Récit sur la qualité de la vie (idem pour récit sur la liberté, la communication sociale, la relation psychologique individu/espace). Le découpage de chaque forme discursive a consisté à mettre en évidence : — les connotations relatives au thème de la qualité de la vie : soit donc, soit un corpus idéologique (bonheur, participation, sécurité, dignité, vie collective, etc.) soit un projet social et politique ; — la relation qualité de la vie/société (discours de la société sur

elle-même, sur ses buts, ses contradictions, etc.) ; — la relation qualité de la vie/espace (discours établissant une mise en relation de cause à effet directe espace —> éthique).

Les mythes urbains actuels

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Deux types de variables organisent la forme du récit : / corpus idéologique/éthique qualité de la vie ou \ projet politique / la relation qualité de la vie/société l'axe du discours est ou \ la relation qualité de la vie/espace Le croisement de ces variables permet d'obtenir quatre versions du récit

Corpus idéologique éthique

Projet

politique

Qualité de la vie/espace

A

C

Qualité de la vie/société

B

D

A : le récit exclut le politique et est fondé sur la relation espace/qualité de la vie (éthique). Nous le nommerons récit de la qualité de la vie, version écologique puisqu'il s'agit d'une étude du milieu en fonction d'une éthique. B : le récit exclut le politique et est fondé sur la relation société/ qualité de la vie (éthique). Il se réfère à l'espace, éventuellement, mais est surtout centré sur la société, son évolution, ses objectifs. Nous le nommerons récit de la qualité de la vie, version truisme car il s'agit d'une énonciation d'évidences qui se renvoient les unes aux autres (du type « La qualité de la vie d'une société, c'est de pouvoir vivre en commun »). C : le récit conçoit la qualité de la vie comme un projet politique qu'il convient de mettre en œuvre à travers un agencement, un contenu de l'espace. Nous le nommerons récit de la qualité de la vie, version sociale-démocrate car il comporte à la fois l'idée que la qualité de la vie passe par une transformation du social, et que cette transformation du social débouche sur une modification de l'espace (à travers des mesures de types démocratiques et technocratiques). D : le récit conçoit la qualité de la vie comme un projet politique qui n'a pas de correspondance spatiale spécifique. Nous le nommerons récit de la qualité de la vie, version déspatialisêe puisque ce projet passe seulement par la politique. Les quatre éléments — formes spatiales, éthique, politique, société pathologie sociale. Autre idéologie relevée dans le mythe Idéologie de « l'associai » sur les critères de « l'anormalité ». Autres idéologies relevées dans le discours sur l'urbain 1. La société : catégories de revenus. 2. L'Etat : « raison d'Etat » = intérêt général. 3. L'espace : essence. Pratique de l'émetteur : technocrate.

1.4. L E M Y T H E U R B A I N COMME P A R A V E N T ET VALOIR D E PRATIQUES SOCIALES

1.4.1.

FAIRE-

PRÉALABLE MÉTHODOLOGIQUE

La relation espace/société constitue l'axe commun des mythes que nous venons de dévoiler. A partir de lui se déroulent des récits articulés les uns aux autres par des jalons de référence, disjoints par des vides, des oublis, spécifiés par des variations, des prolongements, des

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Pour utiliser une terminologie employée par Barthes, nous nommerons : — forme du mythe, le premier terme du système mythique (qui est aussi le terme final du système linguistique) ; — concept, le second terme du système mythique, soit le signifié ; — signification, la fonction établie par le mythe par rapport au signifié. Notre ambition est de montrer que les mythes urbains expriment des faits, des pratiques déterminées par des rapports sociaux et qu'une catégorie de mythes renvoie à une catégorie de pratiques sociales : autrement dit, le signifié des mythes urbains est défini par rapport au système social. Pour cela nous allons utiliser les renseignements que fournit le dossier préalablement constitué et vérifier notre hypothèse. Le commentaire qui suit vise à montrer :

102

Les mythes urbains

— le signifié sous-jacent à chaque mythe, dévoilé à travers des indications fournies par la forme du mythe lui-même et validées par une référence aux pratiques professionnelles et politiques des sujets émetteurs ; on remarque notamment qu'à une même forme de mythe correspondent des pratiques sensiblement homogènes des émetteurs ; — la fonction du mythe faire-valoir, occultation, par rapport à des pratiques sociales. Nous écarterons de cette analyse les récits de type D.

1.4.2.

L A SIGNIFICATION SOCIALE DES MYTHES URBAINS

La mise en place d'un schéma simple désignant l'articulation générale du discours technocratique et politique sur la ville et l'espace a permis de fixer plusieurs hypothèses de travail (voir pages 62 et 63) : — celle d'un circuit fermé assemblant entre elles trois relations Etat/société, Etat/espace, espace/société : soit l'apparition d'un monde clos de la qualité de la vie, la vie hors-travail ; — celle du rôle nodal de l'Etat dans le fondement et la détermination d'une relation espace/société ; — celle de la double efficacité de l'idéologie urbaine : 1) « passage obligé » du technocrate et de l'homme politique pour ajuster sa pratique à son discours idéologique ; 2) l'efficacité sociale du discours sur ce mode clos de la vie hors travail, évacué de la contradiction capital/travail. La vérification et l'approfondissement de cet acquis s'imposent à partir des formes mythiques recensées. 1 . 4 . 2 . 1 . Le mythe de la qualité de la vie (voir tableau synthétique pages 96 et 97)

Notons que ce thème ne fait pas uniquement référence à l'espace : dans la version 1 .C il renvoie aussi à l'obsolescence des objets de consommation, aux inégalités sociales, aux horaires de travail ; dans les récits de type l.D, il est surtout relatif aux conditions et aux rapports du procès de travail. Néanmoins il corrèle de façon générale la consommation collective : équipements, espaces verts, composition du cadre de vie, distribution sociale dans l'espace. En ce sens il réfère surtout à la jouissance de biens immatériels : la nature, la culture, la communitcaion sociale, l'esthétique. Le mythe de la qualité de la vie (et les trois types de mythes qui lui sont subordonnés : liberté, communication sociale, relation émo-

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103

tionnelle à l'espace) établit, de façon plus ou moins directe, un rapport entre des formes spatiales et l'éthique d'une société. L'éthique — mode de vie que transmet le mythe est bien entendu celle de la bourgeoisie (individualisme, type de consommation et de loisirs) : bien que n'étant pas le centre de notre recherche (l'idéologie urbaine) cette constatation est d'importance. La polarisation sur l'éthique qui permet d'évacuer la politique est effectivement une des caractéristiques du discours dominant. Le rapport à la société s'opacifie à travers une idéologie de l'essence des idées, des valeurs, des représentations, de la morale. Les contradictions tirent leur justification d'une immanence sociale. La version A.l écarte systématiquement la politique et le social du schéma mythique. La qualité de la vie est directement corrélative de la naturalité, la propreté, l'esthétique, de l'espace. En se délestant de ces scories — la pollution, la laideur — la société franchira cette ultime étape ascensionnelle ou 1' « Etre supplée l'Avoir » (référence à une phrase de Teillard de Chardin abondamment citée au cours de l'enquête), et atteindra son stade suprême de civilisation raffinée. Le rôle de l'Etat dans cette démarche est accessoire : la part principale revient à l'économie libérale « qui a fait ses preuves » et peut investir les domaines nécessaires (par exemple, référence à une économie privée de la nature). La mise en relation directe espace/qualité de la vie a pour effet de réifier l'espace (on parle de Nature avec un N majuscule), de lui attribuer un caractère d'essence. La version l.B établit aussi un lien direct entre formes spatiales et qualité de la vie, mais le centre du discours est déplacé : le problème est de déceler les besoins de la population et de leur apporter une réponse technique — un mécanisme, une forme spatiale — adéquate. La clef de la qualité de la vie apparaît comme une lapalissade : la satisfaction d'aspirations. Le rôle de la technocratie est ici primordial : tout dépend de sa capacité à saisir les besoins sociaux et à les traduire dans sa pratique. Dans la logique technocratique, l'espace est perçu comme une matérialité fonctionnelle, un instrument, une mesure. La version l.C introduit la politique dans l'espace, puis réfère celuici à la qualité de la vie. Si la première partie du raisonnement est une parole politisée, la seconde tombe dans l'idéologie : l'espace est bien « senti » comme une donnée politique ayant en retour des effets sur les pratiques sociales, l'éthique donc articulée au politique. Cependant, dans un second mouvement, le mythe réifie l'espace — et une forme d'action de l'Etat — en accordant à la politique urbaine (une politique « de gauche >) une place essentielle pour transformer les pratiques

104

Les mythes urbains

sociales et notamment les rapports sociaux. L'espace est perçu comme une réalité politique, mais le discours demeure dans « le monde clos » Etat/espace/société, ce qui tend à urbaniser le politique, à le décharger de son sens, à l'évacuer des rapports contradictoires qui le fondent. Le concept — ou signifié — propre à chaque système mythique diverge d'une version à l'autre. 1.A exprime l'avènement du stade suprême de la société capitaliste. On a atteint le nécessaire, on va pouvoir s'offrir le superflu : la société matérielle acquise, l'invite est aux joies de l'esprit. La qualité de la vie apparaît comme l'accession supérieure d'une civilisation. l.B exprime l'avènement du progrès technologique au service de la société et par conséquent du pouvoir technocratique comme instrument neutre et efficace dans le traitement des dysfonctions sociales. Les interrogations, les craintes, les blocages relèvent de solutions techniques, la qualité de la vie se confond avec le progrès. l.C exprime l'avènement d'une société de démocratie avancée, spécifiée par la réduction des inégalités sociales dans l'espace (le droit à la ville) et par la création de solidarité sociales sur les lieux du cadre de vie. La qualité se confond avec un projet social dans l'espace. Compte tenu de toutes ces précisions, il n'est pas étonnant de constater que : — les émetteurs de la version l.A du mythe soient des responsables politiques représentant la classe dominante, plutôt proatlantistes (deux sur trois appartiennent au Centre démocrate et Progrès) ; — les émetteurs de la version l.B soient en majorité des technocrates et des responsables politiques de la classe dominante ; — les émetteurs de la version l.C soient des technocrates de gauche ou des responsables du courant « autogestionnaire ». Mais nous ne poussons pas plus loin la réflexion sur la fonction sociale de ces mythes, puisque ceci constituera l'objet de la troisième partie de la recherche. Demeure l'étude des complicités qu'elles entretiennent entre elles. Quatre thèmes idéologiques déterminés semblent se faire écho à travers chaque récit avec plus ou moins de tonalité : — la spatialisation d'une éthique, — la condamnation de la surconsommation, de l'abondance, du

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105

gaspillage et la valorisation de jouissances immatérielles (entre 1.A et l.C), — un idéal naturiste (entre l.A et l.C), — un idéal de fête, de rencontre, de brassage social (surtout entre l.B et l.C). 1.4.2.2. Le mythe de la liberté (voir tableau synthétique page 98) Là encore le mythe correspond à la spatialisation d'une éthique. La version 2.A accorde à la concentration spatiale — en soi — une vertu libératrice de l'individu. L'urbanisation de l'idéologie du sujet libre, doué de goûts, besoins, désirs qui lui sont propres, constitue le stade initial des mythes urbains : elle tend à confondre le caractère premier de l'imaginaire social, l'interpellation des individus en sujets, avec les formes spatiales dominantes d'une formation sociale. L'ajustement du « sujet » à une société de type capitaliste dérive de la mise en place de celui-ci dans l'espace : la ville s'érige en symbole du « travailleur libre », et par extension, au stade monopoliste, du « consommateur libre ». La version 2.C transmute l'idéologie du sujet par le politique. Le libre arbitre du mode de vie passera par une politique urbaine conçue comme un projet social : apparaît à nouveau l'association entre une éthique déterminée par la politique, et l'espace. Si le signifié relatif à la première version du mythe de la liberté relève de l'apologie de la société capitaliste (donc de la société « urbaine »), la seconde version est significative d'un projet social de démocratie avancée où la liberté trouve son fondement dans une socialisation de l'espace : le droit à la ville. Ceci correspond aux pratiques sociales et politiques des locuteurs : technocrates pour la version 2.A (et à ce sujet il n'est pas indifférent que le discours de ce type le plus complet soit celui d'un important technocrate de l'urbanisme sous la Ve République), un responsable du PS, pour la version 2.C. Le rapprochement des deux versions tient dans la spatialisation de l'idéologie du sujet. 1.4.2.3. Le mythe de la communication thétique, p. 99)

sociale (voir tableau syn-

Ici l'espace, assorti de mécanismes administratifs (animation) ou politique (participation, autogestion), est appréhendé comme support déterminant de la communication sociale. Les deux versions sont très proches (espace/société —» communications sociales), à la différence près que la première version insti-

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Les mythes urbains

tue, pour favoriser les rapports sociaux, un instrument « neutre », l'animation, alors que la seconde version accorde au politique, comme pratique collective, la première place dans ce processus. Les concepts auxquels ce mythe réfère sont, dans le premier cas, la société technocratique, dans le second, la société « du droit à la ville ». Leur correspondent les émetteurs suivants : des technocrates pour la version 3.B, un responsable du PS pour la version 3.C. 1.4.2.4. Le mythe de la relation psychologique

individu/espace

Le mythe s'apparente à une réflexion interrogative sur la relation individu/espace, réflexion négative qui se déroule en spirale et demeure floue puisque l'espace est une donnée « insaisissable >. Dans son fondement le mythe postule une correspondance émotionnelle directe entre l'espace et la sensibilité individuelle, un rapport d'adéquation entre les formes et l'homme immanent. Son signifié renvoie à l'art éternel. Les sujets émetteurs du mythe sont des technocrates. 1.4.2.5. Le mythe de la ségrégation (voir résumé, p. 100) Le mythe de la ségrégation diffère nettement des systèmes mythiques de corrélation entre une éthique et des formes spatiales. D'une part, il touche plus directement le sensible social, le rapport d'inégalité, mais l'évacué de son caractère contradictoire en l'urbanisant : il s'agit en quelque sorte d'un discours sur les différences dans l'espace. D'autre part, dans deux des versions du mythe, l'idéologie urbaine est surtout un prétexte à l'énonciation d'un projet directement politique. Le discours sur la ségrégation constitue ainsi le rapport imaginaire de la société de classes à elle-même, appréhendé à travers sa répartition spatiale. Dans la version 5.A, la condamnation de l'espace socialement cloisonné entraîne celle de la technocratie et légitime un projet de libération économique. Dans la version 5.C, l'offensive contre la ségrégation justifie celle contre le capitalisme sauvage et appuie un projet de socialisation de l'espace. Dans les deux cas, la ségrégation est fortement dénoncée, pour des raisons d'éthique (l'absence de chaleur humaine) dans la première version, pour des raisons sociales (pénalisation sociale) dans la seconde. Dans la version 5.B le mythe de la ségrégation s'apparente à un constat : elle est saisie comme une dysfonction sociale qu'il convient

de réguler. Ainsi les signifiés relatifs aux trois versions des mythes sont les suivants :

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— 5.A : apologie de l'économie libérale ; — 5.B : les inégalités sociales comme dysfonctions de la société devant être régulées par la technocratie ; — 5.C : apologie d'une politique autogestionnaire. Significatifs sont alors les locuteurs de chaque version : — 5.A : représentants politiques de la classe dominante (centriste, RI, UDR), — 5.B : technocrates, — 5.C : 1 technocrate, 1 responsable du PS. Les complicités entre les différentes versions s'établissent sur la spatialisation d'une idéologie de la société. Caractéristiques communes aux différentes versions des mythes

_ >\ Caracteristiques communes

Type de version

A

B

C

Emetteurs

Représentants politiques de la classe dominante (RI, UDR, centristes)

Technocrates

Technocrates « de gauche > responsables du courant autogestionnaire

Idéologie de l'Etat

Administration ou pouvoir d'Etat = intérêt général

Administration = instrument neutre = intérêt général

Le politique

Idéologie de l'espace

Tend à apparaître comme une essence

Matérialité fonctionnelle douée d'effets

Réalité politique douée d'effets

Idéologie de la société

Société sans classes ou catégories de revenus

Catégories de revenus

Classes sociales (mais leur caractère contradictoire n'est pas spécifié)

1.4.2.6. Le mythe de la délinquance Le mythe s'appuie sur une mise en relation de cause à effet directe entre une forme spatiale — en principe de type concentré — et une

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Les mythes

urbains

pathologie sociale. Son signifié est la transmission d'un sentiment de peur devant le trouble, l'anormal, en fait l'asocial. Ce mythe n'a été rencontré qu'une seule fois, dans l'interview d'un grand technocrate de la politique urbaine de la V e République. Il s'agit pourtant d'un des mythes les plus courants relatifs au discours sur la ville, aujourd'hui momentanément oublié.

Signifié propre à chaque modèle des mythes \ \

Versions des mythes

A

B

Qualité de la vie

Avènement du stade suprême de la société capitaliste

Avènement du progrès technologique et donc du pouvoir technocratique

Liberté

Apologie de la société capitaliste

C

Types de mythes

Communication sociale Relation psychologie individu/espace Ségrégation

Délinquance

Avènement d'une société de démocratie avancée, confondue avec un projet social de l'espace Projet de démocratie avancée où la liberté trouve son fondement dans une socialisation de l'espace

Société technocratique

Société du droit à la ville

Inégalités sociales comme dysfonction de la société/projet de société technocratique

Condamnation du capitalisme sauvage/projet de société de démocratie avancée

L'art éternel Condamnation du technocratisme/projet de société libérale

Peur devant l'asocial

Les mythes urbains actuels

Points de conjonction

des

entre les différents

Versions mythes

Type de mythes

modèles de

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mythes

A - B • C

Qualité de la vie

Spatialisation de l'éthique Condamnation de la surconsommation, de l'abondance, du gaspillage (A + C) Un idéal naturiste (A + C) Un idéal de fête (B + C)

Liberté

Spatialisation de l'idéologie du sujet

Communication sociale

Spatialisation d'une éthique : la communication sociale

Ségrégation

Spatialisation d'une idéologie de la société « urbaine »

1.4.3. CONCLUSION

Le commentaire du dossier sur les mythes urbains signale que chaque mythe exprime un signifié spécifié par des projets sociaux et des projets de politique urbaine, qu'il trouve son fondement dans des pratiques professionnelle et politique spécifiques. Il apparaît que les différenciations des signifiés des mythes urbains s'opèrent essentiellement selon les versions des mythes et non pas selon les types de mythes : les pratiques sociales auxquelles renvoient les mythes ne se distinguent pas selon les thèmes idéologiques qu'ils abordent, mais selon « les structures profondes » qui articulent chaque mythe (ainsi les sociaux-démocrates aussi bien que les centristes et les technocrates utilisent les mêmes thèmes idéologiques). Trois catégories de mythes sont alors mis en évidence si l'on se réfère aux pratiques et projets qu'ils expriment : — Version A : met en forme un projet de société de type libéral ; les pratiques idéologiques des émetteurs sont celles de représentants politiques des classes dominantes (RI, UDR, centriste) ; — Version B : met en forme un projet de société de type technocratique ; les pratiques idéologiques des émetteurs sont celles de technocrates ;

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Les mythes urbains

— Version C : met en forme un projet de société de type socialisant, de type autogestionnaire ; les pratiques idéologiques des émetteurs sont celles de technocrates de gauche ou représentants du courant autogestionnaire. Le mythe met en forme l'image d'un système social — libéral, technocratique, socialisant — à partir d'une analyse idéologique du cadre de vie et d'un projet d'urbanisme. Comment rattacher alors cette conclusion aux questions plus précises que nous avons introduites ?

1.5. MYTHES URBAINS ET PRATIQUES DE LA DOMINANTE

CLASSE

Au terme de l'analyse structurelle des mythes urbains se lèvent certaines interrogations sur la fonction sociale du système idéologique des mythes urbains. Rassemblons d'abord les données afférentes au décodage opéré jusqu'alors.

1 . 5 . 1 . IDÉOLOGIE URBAINE ET MISE EN FORME DE PROJETS POLITIQUES

Les mythes urbains cristallisent un rapport de causalité direct entre les formes spatiales et les pratiques sociales et les rapports sociaux. Au terme de la démarche, à la lumière des thèmes selon lesquels ce rapport s'organise dans le discours et des pratiques qu'il exprime, l'idéologie urbaine peut être saisie comme la spatialisation des idéologies subordonnée à la mise en forme d'un projet politique. Voyons le premier terme de la proposition. Le sujet en question dans les mythes, c'est l'éthique et le support de celle-ci, l'espace. L'imaginaire social subit une transmutation en étant rapporté aux formes spatiales : il y reçoit une nouvelle épaisseur, une nouvelle consistance, il opacifie « doublement > le rapport de la société à elle-même, et en même temps il la dévoile à elle-même en « en désignant de façon indirecte ses contradictions ». Par exemple, en attribuant à la ségrégation spatiale l'isolement des individus dans la cité, le mythe écarte les problèmes posés à cet égard par la division sociale du travail, les conditions de travail, les conditions de reconstitution de la force de travail, et dirige le sens du concept de « communication » vers une image de « fête » et de rencontres provoquées par une forte densité et un brassage social.

Les mythes urbains actuels

111

De même, la représentation de la société à elle-même comme un univers de béton support de pratiques cloisonnées fait œuvre aussi de désignation. Par ailleurs à l'exception des mythes de la relation psychologique individu/espace et de la délinquance qui sont surtout des énoncés de diversion, l'idéologie urbaine organise des projets de politique urbaine dont les fondements tiennent dans une perspective politique plus large. Ceci n'a pas de quoi surprendre puisque le discours d'un technocrate ou d'un homme politique, produit dans des conditions où il réfère à une fonction, a surtout pour objet l'énonciation d'options politiques et notamment de politique urbaine. Cependant le point brûlant que met en évidence l'étude des mythes urbains tient précisément dans cette médiation « nécessaire » d'un projet de politique urbaine par une idéologie : c'est elle qui lui donne sa consistance. Rappelons que ces projets mis en forme par les mythes comportent trois volets (détectés à partir du contenu des mythes et de leurs sujets émetteurs) : — Version A, projet de type libéral : faible intervention étatique, libération de l'économie de marché, donc réduction de la consommation « collective > ; — Version B, projet de type technocratique : forte intervention de l'Etat dans le domaine de la consommation collective ; — Version C, projet de type socialisant ou autogestionnaire : forte intervention de l'Etat dans l'économie — planification — ; forte démocratisation dans les décisions concernant la consommation collective et la gestion des biens collectifs. Ainsi il apparaît que si l'idéologie urbaine constitue le passage obligé, l'alibi, d'un discours politique, le contenu social de celui-ci en réalité la dépasse, se déroule en dehors d'elle : chaque version des mythes A, B, C, contient un projet politique relatif à des intérêts divergents de la classe dominante (A et B) et à des rapports différents classes dominantes/classes dominées (entre C et A-B).

1 . 5 . 2 . IDÉOLOGIE URBAINE ET INTÉRÊTS DE LA CLASSE DOMINANTE

Comment, dès lors, apprécier la fonction sociale des idéologies urbaines ? La question renvoie à un débat déjà posé. Le contenu d'une idéologie hypothétique-t-il, de façon transhistorique, son appartenance à des intérêts de classe spécifique : autrement dit, les idéologies urbaines,

112

Les mythes urbains

parce qu'elles occultent le rapport des agents sociaux aux pratiques de l'Etat et à leurs propres pratiques à travers un alibi, l'espace, sont-elles, dès lors, des idéologies dominantes ? L'emploi d'une idéologie urbaine laisse-t-elle supposer que l'on se trouve automatiquement du côté des classes dominantes ? C'est ce que suggèrent parfois certains débats. Le fait que dans les récits de type D, dont les locuteurs peuventêtre objectivement considérés comme les représentants des classes dominées, l'idéologie urbaine soit systématiquement évacuée — ou critiquée, ce que confirmerait l'étude précise des discours sur l'urbain menés au sein du PC — confinerait à l'hypothèse selon laquelle les idéologies urbaines sont porteuses des intérêts de la classe dominante (-> idéologie urbaine = idéologie dominante). En poussant cette logique jusqu'au bout, on arrive à démontrer que la dimension espace/société (—> effet) étant largement prise en compte dans les discours de politique urbaine menés dans le courant autogestionnaire, celui-ci constitue l'allié objectif de la classe dominante, puisqu'il « tombe » dans les pièges idéologiques tendus par celle-ci. Cette démonstration est d'autant plus facile que, comme nous l'avons souligné, les mythes urbains de type A, B, C, sont complices à plus d'un point dans leurs références idéologiques : idéal naturiste, idéologie de la « fête », idéologie de la qualité de la vie conçue comme la valorisation des biens immatériels. Un homme même résume en lui seul toutes les complicités entretenues entre ces différents mythes : Michel Albert — ancien technocrate de la DATAR, auteur d'un contre-projet (de type qualité de la vie) au schéma directeur de la Région parisienne (Paris ville internationale, La documentation française, Paris, mai 1973) et de divers articles et ouvrages (le plus connu étant celui intitulé « Les vaches maigres » et écrit en collaboration avec Jean Ferniot), il apparaît comme l'inspirateur actuel à la fois de la technocratie et de la gauche autogestionnaire. Or tout en admettant que l'idéologie urbaine, comme toute idéologie, constitue un champ miné nous pensons qu'il convient de se détacher de deux attitudes : — l'une qui consiste à détecter une « pureté > idéologique de certaines formes expressives, ramenée à une notion de vrai ^ faux, de réformiste ^ révolutionnaire ; — l'autre qui consiste à négliger totalement leur contenu sous prétexte que les idéologies constituent des instruments au service de la lutte des classes et que donc n'importent que leurs efficacités pour faire avancer et triompher des intérêts de classes.

Les mythes

urbains actuels

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Constatons d'abord que l'idéologie est un des niveaux de fonctionnement d'une formation sociale quel que soit son mode de production, et qu'il y aura toujours des idéologies : on ne peut imaginer une société agissant dans la transparence perpétuelle des rapports qui l'organisent, sa cohésion dépend des formes culturelles unies dialectiquement à des pratiques (dans la production, dans la reproduction de la force de travail, dans les rapports interpersonnels). Il y a un travail nécessaire de l'idéologie sur les rapports sociaux qu'éludent volontiers les protagonistes d'une société où la « connaissance > aurait remplacé les idéologies. Cela dit, n'accorder aucune importance au contenu d'une idéologie et ne s'attacher qu'à leur efficacité par rapport à des intérêts de classe cautionne une attitude dogmatique (la fin justifie les moyens). Or les idéologies ne sont pas seulement des instruments de lutte, elles définissent des modes de vie ; la lutte idéologique des classes dominées ne consiste pas seulement à renverser l'adversaire, mais à mettre en place de nouvelles formes de rapports sociaux élaborées elles-mêmes à travers des idéologies, et à poser les principes d'une émancipation par rapport aux conditions de vie (saisies ici dans leur dimension culturelle) actuelles. La lutte idéologique de la classe dominante consiste à intégrer les classes dominées dans des pratiques qui sauvegardent et éternisent les rapports sociaux établis sous sa domination : ses initiatives reviennent alors à proposer un modèle de vie (le sien) sur lequel les agents sociaux calqueront ou tenteront de calquer leur conduite, à occulter les conditions de production de ce modèle, et plus généralement les conditions de production des rapports sociaux. Et ces initiatives sont d'autant plus aisées à mettre en œuvre que la classe dominante possède la maîtrise des appareils idéologiques. Ces précisions qui montrent comment se lient contenu d'une idéologie et efficacité sociale de celle-ci permettent d'apprécier la dimension de classe des idéologies urbaines. Ce sont des idéologies dominantes non pas pour ce que sont des « idéologies », mais parce qu'elles confortent les intérêts de la classe dominante en un moment historiquement daté, par trois mécanismes : — en occultant les rapports sociaux dominants, elles bloquent le processus d'émancipation idéologique et politique des classes dominées ; — elles présentent un modèle éthique/mode de vie, le modèle de la bourgeoisie, par rapport auquel les classes dominées se déterminent ; ce modèle incite les agents sociaux dominés à des pratiques qui permettent au système social de se reproduire ; 8

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Les mythes urbains

— la classe dominante opère actuellement une véritable offensive idéologique à travers les idéologies urbaines, en utilisant les moyens de diffusion dont elle dispose. Nous touchons un aspect que nous avions déjà signalé. Le point sensible de l'idéologie est de savoir qui la contrôle, qui l'utilise ; l'idéologie est surtout un outil de la classe dominante dans sa recherche d'un consensus social : c'est à travers elle, et surtout à travers le contrôle et la manipulation des appareils idéologiques qu'elle détient, que la classe dominante assure sa domination. Plus que jamais, grâce aux moyens considérables que procure l'audio-visuel, la bourgeoisie gouverne à l'idéologique, la répression ne se posant que comme un instrument de secours. L'utilisation de l'idéologie urbaine comme instrument de domination est d'autant plus efficace, qu'elle est répercutée et mise en forme de façon majeure par la technocratie, et que celle-ci s'abrite, comme nous l'avons vu, derrière l'image d'un Etat « au service de l'intérêt général ». Ainsi c'est d'abord du point de vue d'une offensive idéologique de la classe dominante que l'on peut parler de l'idéologie urbaine comme une idéologie dominante : elle tend effectivement à envahir le discours que répercutent les agents de l'appareil d'Etat, discours qui constitue simultanément une parole de la société sur elle-même, sur son éthique, ses buts, ses contradictions et qui se déroule « librement » sans correspondance particulière avec des actes de politiques urbaines, et un corpus idéologique servant à légitimer certaines options politiques. Son efficacité sociale tient donc à la fois d'une diversion, et d'une justification. Mais, dans cette offensive, le contenu de l'idéologie urbaine a son rôle propre : il œuvre dans le sens des intérêts dominants en masquant aux classes dominées les rapports qui les dominent et en les confinant dans des pratiques. Cela dit, l'idéologie urbaine fait œuvre de désignation par rapport à des contradictions engendrées par le système capitaliste, notamment par rapport au mode de vie qu'il inflige dans les entités urbaines qu'il a produites : le contenu d'une idéologie n'a pas de spécificité sociale en soi, il est toujours ambivalent, et ce sont les conditions historiques de son utilisation qui lui donnent sa dimension sociale. Demeure encore un point obscur : comme nous le signalions, le discours dominant « se remplit » des propos sur l'éthique sociale évacuant ainsi le politique ; mais ceci n'explique pas pourquoi aujourd'hui, cette éthique est spatialisée.

Les mythes urbains actuels

115

Que le support du discours sur les mœurs et les conditions de vie soit l'espace, ou la ville, ne se comprend pas à priori, sauf si on suppose un imaginaire collectif faisant de l'espace un miroir à travers lequel la société se renvoie une image à elle-même, thèse qui est tenue par divers courants de la psychanalyse. A cela, il faut ajouter, à la lumière des interviews recueillies, une explication sociologique. Les discours sur l'espace et sur la ville ont redoublé d'abondance au cours de ces trente dernières années avec l'élargissement du rôle et de la fonction de l'Etat sur l'aménagement spatial et la consommation collective. Les représentations et les idées sur la ville qui, jusqu'alors, émanaient des « professionnels de l'idéologie » — artistes, peintres, écrivains, architectes — sont actuellement élaborées avant tout dans l'appareil d'Etat, par des « professionnels de l'économie ou de la politique », et liées à des pratiques d'ordre socio-économique. Il ne s'agit plus de signifier la ville ou l'espace, mais de les transformer et de les adapter à certaines exigences. Sous la férule de l'Etat, l'urbain qui est la désignation idéologique de la répartition spatiale des forces productives et des moyens de reproduction de la force de travail, est devenu un instrument essentiel des sociétés de capitalisme avancé. Aussi actuellement le discours sur la ville, qu'il soit tenu dans l'appareil d'Etat, ou en dehors de lui, est-il largement subordonné à une image de la puissance publique saisie comme la médiatrice entre des aspirations sociales et leur traduction appréhendée de façon tangible dans l'espace. La spatialisation ou l'urbanisation de cette éthique, c'est l'apparition d'une société dont les conditions de vie, les modes de vie dépendent de plus en plus du rôle de l'Etat dans l'aménagement de la consommation collective et l'organisation spatiale des unités de production. L'urbain est le support imaginaire du rôle de l'Etat et l'idéologie urbaine la réfraction de la société à elle-même à travers l'intervention publique. Etat-espace-société constituent trois éléments spécifiés par des formes idéologiques indissolublement liés dans le discours technocratique ou politique sur la ville, le pivot de celui-ci étant l'Etat. Rassemblons les points brûlants que nous venons de vérifier : — les idéologies urbaines sont la parole de la bourgeoisie, répercutée par les agents de son Etat ; — les idéologies urbaines transmettent une éthique, celle de la classe dominante, qui conforme les pratiques des agents sociaux dominés ; — 1'« urbain » est le support idéologique de cette éthique ;

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Les mythes urbains

— ces idéologies, cristallisées dans des mythes urbains, articulent des projets politiques correspondant aux intérêts de la bourgeoisie, ces projets pouvant diverger selon les différentes fractions de la classe dominante et selon la conjoncture historique. Une question se pose alors : le mythe urbain, qui comporte différentes versions, ne serait-il pas le nouveau programme politique du bloc au pouvoir? Les éléments utilisés jusqu'alors ne nous permettent pas de l'éclaircir : pour cela il convient de saisir le mécanisme de production de ces idéologies dans le champ de la formation sociale française, ce que nous ferons dans une troisième partie.

CHAPITRE II

Panorama des mythes urbains depuis 1945

En marge de l'enquête auprès des agents technocrates et de l'élite politique qui a servi de base au travail précédemment conduit, nous avons recensé à l'aide de documents écrits les mythes historiquement dominants depuis 1945 Les textes élaborés sur les problèmes urbains au sein de l'appareil d'Etat, et à sa périphérie — dans les bureaux d'études, dans les agences d'urbanisme — égrènent un discours dont on peut observer les modulations, les césures et les enrichissements (voir liste des documents consultés, annexe II). Notre propos, à cette étape, n'était pas de saisir les variations sémiologiques de ces discours sur l'urbain et des mythes qui les traversent. Nous tenions d'une part à recenser, dans leur forme schématique, les idéologies urbaines apparues en d'autres époques que la période contemporaine ; d'autre part, il semblait indispensable d'opérer une vérification à propos des mythes urbains détectés dans l'analyse de notre enquête. A ce stade, en effet, les éléments d'information que l'on pouvait tirer de la description des formes mythiques pour analyser leur procès de production semblaient épuisés par le premier travail, et il importait de le dépasser en portant la recherche sur l'étude des rapports sociaux en général qui ont engendré l'apparition des idéologies urbaines. Aussi le panorama que nous allons tracer sur les formes discursives attachées à l'urbain depuis l'après-guerre viset-il directement à introduire la suite de l'analyse. Une lecture approfondie des textes afférents à l'urbain produits dans l'appareil d'Etat signale l'émergence d'une autre forme d'idéologie urbaine au début des années cinquante ; elle permet d'autre part de préciser selon quel étalement dans le temps, et sous quelles formes, 1. Cette date est arbitraire du point de vue de 1'« urbain » et ne signale aucunement une quelconque naissance de la politique urbaine — comme il est fort couramment admis : les prémices de celle-ci sont plus lointaines (travaux d'Haussmann, mise en place du métro, etc.) et la véritable naissance d'une politique institutionnalisée (c'est-à-dire accompagnée d'un arsenal institutionnel) mériterait d'être datée des premières années du gaullisme. Elle ne l'est pas du point de vue de la formation sociale française.

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Les mythes urbains

l'idéologie de la qualité de la vie et ses variations (pour simplifier nous lui assimilerons aussi la ségrégation qui lui est renvoyée par le biais du thème de la « communication sociale >) est apparue. Après la guerre, et selon un laps de temps qu'il est difficile d'évaluer mais qui ne va guère au-delà de 1955, culmine une forme idéologique centrée sur les rapports entretenus entre les pratiques sociales, les rapports sociaux et le logement. Il s'agit d'un discours sur la misère sociale, les mauvaises conditions de vie, les déviances mentales et la maladie et sur leur nécessaire correction par une politique du logement. L'extrait d'un article de Claudius Petit publié à l'époque est en lui-même clairement révélateur de la tonalité générale. (« L'habitat et la Reconstruction », ronéot., juin 1952). Signalant les raisons qui motivent une politique active du logement, il remarque notamment « la progression des divorces » (les jeunes ménages « ne veulent pas continuer à vivre chez leurs parents ou leurs beaux-parents, et ils ont bien raison puisque, quand on étudie de près les causes et la progression des divorces, on s'aperçoit que souvent c'est parce que le logement est commun avec d'autres membres de la famille qu'une famille se désunit... On ne peut pas faire vivre des générations différentes sans grands risques et sans grands dommages »), et le manque d'hygiène des familles françaises (« Il faudrait que l'ensemble de la population comprenne finalement que la maison mal entretenue qui confine au taudis coûte cher et même que le taudis est sans doute l'objet de luxe le plus coûteux que peut s'offrir une nation. Un lit dans un sanatorium coûte plus cher qu'un appartement de trois pièces, cuisine, salle de bains. Il est donc préférable de construire des maisons qui ne produisent plus de tuberculeux, plutôt que de construire des sanas qui permettent à des tuberculeux de venir se réparer pour quelques années seulement »). Il s'agit en quelque sorte d'une résurgence du vieux mythe hygiéniste où sont assimilés directement les modalités de l'habitat, notamment le fait d'être propriétaire ou pas, et l'équilibre de la vie familiale. Toute anomalie par rapport à un modèle culturel déterminé par la discipline dans le travail et la moralité dans l'activité personnelle (les vices le plus essentiels étant la subversion et la boisson) semble devoir être éliminée par la normalité de l'espace résidentiel (taille, condition d'hygiène, accès à la propriété). Nous nommerons ce discours le mythe urbain de la pathologie sociale : il fera l'objet de notre premier chapitre sur l'étude de la production des idéologies urbaines. Le mythe urbain de la qualité de la vie n'apparaît pas sous cette désignation avant 1968. Le premier document important de planification urbaine, le Schéma directeur d'aménagement de la région parisienne (SDAURP), met en forme un discours urbain sur le bonheur,

Panorama des mythes urbains depuis 1945

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compris comme « la multiplicité des choix dans l'existence » — en l'occurrence la liberté de choisir un type de travail, un type de logement, un type de loisir, et pour l'employeur, celle d'embaucher et de licencier à volonté — et comme l'accès à la consommation (la voiture surtout, et les loisirs). Les quelques références à l'esthétique urbaine et aux espaces verts n'ont rien à voir avec les développements lyriques dont ces thèmes feront l'objet dix ans plus tard dans la mise à jour du SDAURP où sont prévus un plan pour la composition du paysage urbain, et la création de zones naturelles d'équilibre ceinturant l'agglomération. Depuis le début des années soixante, le bonheur cependant semble être (d'après les discours) au centre des opérations d'aménagement. Les documents, notamment les schémas directeurs, décrivent un véritable code de vie optimisant les fonctions de l'individu à travers le cadre urbain : travail, famille, éducation, loisirs, et la liaison entre ces points, le transport. L'agent social se voit ainsi « segmenté » selon les éléments du système urbain. Le modèle culturel en épouse les formes, et le langage. L'idéologie urbaine du bonheur se déroule jusqu'à la fin des années soixante en parallèle avec un autre discours sur l'urbain, que nous n'avons pas retenu dans notre analyse, car il relève d'une idéologie de l'aménagement (et n'est donc pas notre objet de recherche) : le discours sur le pôle de croissance, la mise en relation d'une hiérarchie urbaine avec un modèle économique de croissance. Après 1968, le discours chalandonien renvoie au mode de vie idéal avec la « qualité du cadre de vie ». Les thèmes auxquels réfère le bonheur s'élargissent, notamment dans l'acceptation des aspects immatériels du bonheur (l'intimité, la nature) ; le thème dominant demeure cependant celui de la liberté. Au début des années soixante-dix pointe le terme de qualité de vie, dont les connotations se diversifient : communication sociale, nature, relation émotionnelle individu/espace, vie collective (c'est-à-dire, dit le discours, absence de ségrégation sociale). Deux dates marquent l'élargissement des variations sur le thème et la répétition de son utilisation : l'année 1972 avec les déclarations du club de Rome et la remise en question de la croissance et simultanément l'établissement d'une politique des villes moyennes ; les années 1974-1975 avec l'avènement du régime giscardien, l'accentuation des effets économiques de la crise, et l'ébranlement de l'hégémonie politique du bloc du pouvoir. La qualité de la vie est de plus en plus fréquemment traduite en terme d'accès à des jouissances immatérielles : qualité des rapports sociaux, accès à la nature. Les images auxquelles elles renvoient n'ont pourtant cessé de s'enrichir, et le discours sur

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Les mythes urbains

l'urbain se polarise sur la relation espace/société, au même moment où précisément ses connotations économiques cessent de se développer. Plus que jamais l'idéologie urbaine est au centre des discours. La production d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie fera l'objet du second développement de la partie suivante. Avant de l'entamer, rappelons de manière schématique le déroulement historique de la production des idéologies urbaines en France depuis 1945. Nous dégagerons trois périodes : Période 1948-1955 Apparition d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale dont les traits principaux reviennent à associer les conditions de logement à un champ dichotomique, ainsi, compris : santé ^ maladie, équilibre y^ déséquilibre, psychologique, moralité ^ subversion, délinquance, ordre social ^ désordre social. Période 1965-1972 Apparition d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie (ou bonheur avant 1970) liant l'éthique urbaine à la liberté/le mélange social (-» antiségrégation) sécurité/nature-culture/progrès-échange-stimulation. Période 1972-1975 Apparition d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie connotant les thèmes définis précédemment, et d'autres thèmes : environnement, gaspillage/modèle de croissance/participation. L'étude de l'idéologie de la qualité de la vie devra donc tenir compte des variations sémiologiques qu'elle a subies autour de 1972. Constatons que les thèmes des idéologies urbaines détectés à partir de l'enquête correspondent en tous points à ceux que recèlent les textes de la période contemporaine : seulement en ne retenant comme critère de classement que le thème dominant qui organisait la relation espace/ société, nous en avons fait ressortir davantage certains (qualité de la vie, liberté, communication sociale, relation psychologique individu/ espace, ségrégation, délinquance), au détriment des thèmes comme gaspillage, participation, surconsommation, apparus en second ordre dans l'articulation du mythe.

TROISIÈME PARTIE

Production sociale des mythes urbains

Introduction

Les renseignements glanés à partir du contenu des mythes urbains, et de -leurs liens avec les sujets émetteurs spécifiques sont largement insuffisants pour rendre explicites les mécanismes sociaux de production de ces formes idéologiques. Ils fournissent des indices qu'il va falloir approfondir et compléter par une étude systématique de l'histoire sociale et politique qui les structure et la mise en évidence, à travers elle, des lignes de force — traduites en termes de stratégies, luttes, pratiques de classe — qui ont déterminé l'apparition d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale, dans les années cinquante, et l'émergence d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie, après 1968. Avant d'entamer le rappel de la procédure nécessaire à cette approche levons une ambiguïté. Nous avons montré que ces formes idéologiques (en particulier la qualité de la vie) réfléchissaient les valeurs de la société (soit celles de la classe dominante) à travers l'espace. Est-ce à dire alors que nous allons étudier les modèles culturels dominants de la formation française depuis 1945 ? Certainement pas, car ce qui semble frappant, c'est précisément, en certaines conjonctures historiques, la spatialisation, l'urbanisation de ces forces idéologiques : telle est la caractéristique de l'idéologie urbaine, qui d'ailleurs ne se réduit pas à la réfraction intégrale des valeurs dominantes. En un mot, ces valeurs subissent une retranscription à travers l'espace : la solitude, la vie collective s'effacent derrière le « problème » de la ségrégation, le bonheur est remplacé par un « droit à la nature », ou un « droit à la ville », la société du spectacle se substitue à la société de consommation. Elles y trouvent, plus qu'un simple renouvellement, une vigueur accrue. Quels sont les points clefs dont nous disposons pour traiter le mécanisme social de production de l'idéologie ? a) Les idéologies constituent « des formes d'existence de la lutte des classes dans le domaine des pratiques signifiantes ». Cela signifie que des classes sociales élaborent, à travers leurs pratiques et leurs luttes,

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Production sociale des mythes urbains

des valeurs, des représentations, des images, des signes, bref des idéologies, qui mettent en forme leurs intérêts de classe. L'idéologie dominante d'une formation sociale rassemble et répercute des formes idéologiques porteuses des intérêts de la classe dominante, et des idéologies porteuses des intérêts des classes dominées, dans un rapport qui réfracte les rapports dominants ; autrement dit, l'idéologie de la classe dominante est celle de la classe dominante dans la mesure où elle est composée majoritairement de formes idéologiques correspondant aux intérêts de la classe dominante ; où la classe dominante a la maîtrise des appareils qui produisent et diffusent l'idéologie dominante. b) Les idéologies se définissent par leur effet, ce qui signifie, si on les appréhende au niveau de l'ensemble de la formation sociale, par leur effet sur les rapports sociaux. Le mécanisme de production d'une idéologie est directement subordonné à la production d'un effet. c) Les idéologies renvoient par un jeu dialectique à des pratiques. De même qu'elles réfractent des pratiques de classe, elles moulent des pratiques : dans ce sens, on peut dire qu'elles ont une force matérielle. Ainsi, nous déduisons que le discours idéologique sur l'urbain renvoie à une image des rapports sociaux, appréhendés à travers les formes spatiales, en un moment historiquement daté, traduits et réfractés par la voix de la technocratie : il met en forme les intérêts dominants à propos de l'aménagement urbain. Cela dit, sa forme définitive est établie en fonction de l'effet que la bourgeoisie, par l'intermédiaire des technocrates, souhaite produire. Ces indications incitent à aborder le mécanisme de production de l'idéologie urbaine selon un mouvement dialectique : comme transcription d'une réalité sociale par la technocratie, cette « mise en forme » renvoyant de façon majoritaire aux intérêts de la classe dominante ; comme matérialité douée d'un effet sur les rapports sociaux et sur les pratiques sociales. Le premier volet suppose que soient connues les transformations qui ont affecté la réalité sociale, notamment les modifications de l'occupation sociale de l'espace (urbanisation, migrations professionnelles), et des pratiques dont il fournit le support (pratiques de travail, de consommation, de lutte). Le second implique la révélation de l'incidence de cette idéologie sur les interventions de politique urbaine, et parallèlement, des effets de l'idéologie urbaine sur le mode de vie des agents sociaux, en particulier sur la façon dont est perçue par eux cette politique urbaine. L'ambition de rigueur de la démarche impose alors que ce soit

Introduction

125

« toute la réalité sociale et politique », historiquement fixée, qui soit restituée à travers le filtre de cette idéologie, et en regard des effets sociaux qu'elle provoque. En revanche, elle contient elle-même ses propres limites : la masse des informations qu'elle suppose de mettre en relation est telle que le fil des événements que nous pourrons retracer dans une seule recherche sera nécessairement schématique. Le discours sur l'urbain transcrit les liens qui unissent l'Etat-la société-l'espace et c'est autour donc des transformations qu'ont subies l'Etat, son rôle et sa fonction dans la formation sociale, l'aménagement de l'espace et de la consommation collective sous l'impulsion des interventions de politique urbaine, et les rapports sociaux, que nous tenterons de saisir les éléments déterminants de la production de l'idéologie urbaine et leur articulation. Quoiqu'il faille, pour toutes les raisons indiquées, replacer les conditions d'émergence de ces formes idéologiques au cœur même des rapports sociaux les plus généraux (ce que nous ferons, dans une première partie, pour chaque analyse) la concomitance que nous avons observée entre leur apparition et la « reformulation » des intentions et des interventions de politique urbaine incite à centrer l'étude sur les rapports sociaux noués autour de l'urbain. En particulier, il est fondamental de détecter la fonction sociale de ces discours idéologiques par rapport aux interventions de politique urbaine, et auprès des agents sociaux bénéficiaires (ou non) de cette politique. Aussi aurons-nous soin de situer chaque système idéologique considéré, celui de la pathologie sociale, et celui de la qualité de la vie (le décodage de ces mécanismes est limité, nous l'avons indiqué en introduction, p. 25, par les informations disponibles sur la politique urbaine), au regard : — des traits principaux des interventions de politique urbaine qu'il légitime ; — de la logique sociale et des rapports contradictoires qui déterminent ces interventions ; à ce niveau l'analyse permet de répondre partiellement à une interrogation importante : quelles sont les influences réciproques des idéologies urbaines et de la politique mise en œuvre ? ; — de l'efficacité des interventions sur le mode de vie des agents sociaux, appréciée à la fois comme accès différentiel à certaines valeurs d'usage et comme transformations différentielles des conditions de vie dues aux modifications de la structure urbaine ; à ce niveau •l'analyse fournit des réponses à certaines de nos interrogations initiales : quelles contradictions propres au système urbain et donc à la définition d'une politique urbaine ces mythes occultent-ils ? ; quelle est la cible sociale des mythes urbains ?

126

Production sociale des mythes urbains

Enfin les réponses aux questions que nous venons de formuler en rejoignent plus largement d'autres : celles qui touchent la relative déconnection entre les deux productions sociales, idéologiques et interventions urbaines ; celles, enfin, de la conjoncture historique des rapports sociaux à partir de laquelle l'idéologie urbaine puise sa force. Etant donné la complexité de la démarche, nous avons choisi de traiter séparément la production d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale et la production d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie afin de ne pas compliquer outre mesure les réflexions posées et leur lecture. Pour l'essentiel, la procédure indiquée sera la même dans les deux cas, l'idéologie de la pathologie sociale étant rapportée seulement à la production de la politique du logement, au contraire de l'idéologie de la qualité de la vie qui réfère aux différents secteurs d'intervention de la politique urbaine : ceci tient, bien évidemment, aux conditions historiques différentes dans lesquelles ces deux systèmes idéologiques ont pris naissance.

CHAPITRE I

Production d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale

Aux alentours des années 1948-1955 émerge une forme idéologique que nous avons décrite comme idéologie urbaine de la pathologie sociale qui se pose comme faire-valoir de la politique du logement mise en place à cette époque. Elle concorde en de nombreux points avec l'idéologie hygiéniste développée en parallèle avec les premières lois sur le logement entre 1871 et 1874 : l'instauration d'une éthique sanitaire pour les classes populaires s'accompagne d'une incitation à l'effort envers le logement, notamment par l'accès à la propriété (Guerrand, 1966, Olchaski, 1966). Une ligne de démarcation est opérée entre les « bons » ouvriers et les mauvais \ Les premiers, « ouvriers vrais qui ne font jamais de dettes », qui « aiment et respectent leur femme et leurs enfants », qui « cherchent à développer leur intelligence », « qui ne s'enivrent jamais », qui prennent la défense de leur patron représentent un modèle de comportement par rapport auxquels les agents sociaux sont jugés ; les seconds, les « sublimes », présentent toutes les caractéristiques de l'insoumission, de la débauche : ils boivent, ils battent leur femme, ils cherchent à « rouler » leur patron, ils se distinguent par leur absentéisme au travail. Un des éléments essentiels de redressement envisagé par les technocrates d'alors est l'accession à un logement. Cette idéologie est reprise dans des termes à peine moins caricaturaux près d'un siècle plus tard, dans les écrits patronaux et administratifs. L'éthique populaire qui y est proclamée demeure toujours fondée sur la trilogie famille, travail, santé ; les ouvriers à « rééduquer » continuent de passer leur temps au bistrot et de maltraiter leur femme et leurs enfants ; l'hygiène physique, l'ordre moral sont les questions au centre des préoccupations des urbanistes et des technocrates et, comme, dans le passé, elles sont traitées en référence essentielle aux 1. Extrait d'une communication « Hygiène, discipline et mouvement ouvrier de 1871 à 1914 » d'A. Cottereau au Séminaire de Super de Voluy (26-30 janvier 1976) : commentaire du livre de Denis Poulot, maire du XI* arrondissement en 1887, Question sociale, le sublimiste, Paris, Marpon et Flammarion, 1887.

128

Production sociale des mythes urbains

conditions de logement. La relation est même reformulée, précisée : à des normes d'habitation (superficie, nombre de pièces, agencement des espaces, niveau de confort) correspondent des modes de comportement — on ne peut vivre « décemment » hors des critères de logement fixés par l'administration. A la même époque — début des années cinquante — est mise en place une politique du logement, qui se veut dirigée en faveur des classes populaires. Si on les interprète à la simple lecture du système idéologique de la pathologie sociale, il semblerait que ces interventions entrent directement dans le cadre d'une politique de contrôle social. Or, bien entendu, on ne peut se tenir à une analyse de contenu pour saisir les fondements de la production d'une politique du logement, les liens qui l'unissent à l'idéologie qui la sous-tend, les raisons, enfin, qui motivent l'émergence de celle-ci. Qui a actualisé, à l'époque, la question du logement, comment et pour qui fut-elle traitée, à quelles nécessités correspondait-elle, à partir de quelles pratiques, enfin, luttes ou initiatives de la classe dominante, l'idéologie de la pathologie sociale a-t-elle pris sa forme, a-t-elle été répercutée ? Nous n'entendons pas « raconter » l'histoire de la IVe République, mais relater les spécificités de la conjoncture historique dans laquelle l'Etat a été conduit à agir sur l'urbain et à diffuser un type d'idéologie, et préciser quels furent les effets réciproques, lus au niveau des pratiques sociales, entre ses interventions et ses émissions discursives. Ce n'est qu'au bout de cette démarche que l'on pourra évaluer la pertinence de l'idéologie urbaine de la pathologie sociale sur les rapports sociaux.

1.1. LES RAPPORTS SOCIAUX A L'ORIGINE D'UNE IDEOLOGIE URBAINE DE LA PATHOLOGIE SOCIALE : LA FRANCE DES ANNEES CINQUANTE

Le contexte historique qui signale l'émergence (ou plutôt la résurgence) d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale se situe dans les années postérieures à l'après-guerre et s'arrête quelques années avant la chute de la IVe République. Les années consécutives à la Libération sont marquées simultanément par une faiblesse relative du capital français, une désorganisation des forces politiques représentatives des classes dominantes, une situation favorable aux partis des classes dominées et aux syndicats qui puisent leur impact dans l'action menée dans la Résistance. L'histoire

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

129

de la IV e République est celle du renversement de ce rapport de force : consolidation du pouvoir du capital monopoliste sous l'égide d'un appareil d'Etat de plus en plus technicien, reconstitution politique des classes conservatrices, incapacité d'une coalition durable des « partis de gauche » qui reposent sur des intérêts divergents. Cette étape transitoire, qui signale l'éviction d'une société politiquement dominée par la bourgeoisie moyenne et la petite bourgeoisie et qui aboutit à l'hégémonie politique de la fraction monopoliste, s'effectue à travers les processus contradictoires et les freins que constituent : — les luttes des classes dominées — surtout dans l'immédiat aprèsguerre ; — le décalage entre la domination économique, sans cesse accrue, du capital monopoliste et la scène politique où s'affrontent (après 1947) représentants des « classes intermédiaires » et représentants de la bourgeoisie non monopoliste ; — l'incapacité de l'Etat de faire face simultanément aux besoins liés directement à l'accumulation — reconstitution de l'appareil productif, mise en place d'infrastructures économiques — et ceux déterminés par la reproduction de la force de travail (logement et équipements). Le changement social mené lors de cette période comporte les tendances communes aux sociétés de capitalisme avancé : diminution des exploitants agricoles, gonflement de la classe ouvrière, et surtout de la petite bourgeoisie (cadres et employés), contraction de la petite bourgeoisie traditionnelle. Cette évolution se traduit spatialement par un « exode rural », terme désignant de façon idéologique les mutations sociales découlant de la concentration et de la socialisation de la production, et de la disparition de la petite exploitation agricole traditionnelle Retraçons rapidement les traits dominants de cette société dans laquelle l'idéologie de la pathologie sociale prend naissance en signalant les pratiques sociales filtrées par cette idéologie, et celles à partir desquelles elle prend appui et exerce une influence.

2. Signalons quelques ouvrages-clefs nécessaires à la compréhension de cette période : Sorlin, 1971 ; Dupeux, 1972 ; Branciard, 1971 ; Carré, Dubois, Malinvaud, 1972 ; Ehrmann, 1959; Herzog, 1972; Williams, 1971 ; Fauvet, 1959; Goguel, 1955 ; Duverger, 1955 ; Barsalou, 1964 ; Lecerf, 1963. 9

130

Production sociale des mythes urbains

1 . 1 . 1 . LES RAPPORTS SOCIAUX

Comme nous l'avons déjà indiqué, une analyse en termes de luttes de classe fait notoirement défaut pour la période considérée ; à la lumière des ouvrages ponctuels et des analyses politiques et économiques classiques se dégagent pourtant trois aspects, structurellement articulés, qui définissent la conjoncture des rapports sociaux d'alors : — une phase de déploiement du capital succédant à la période relativement difficile pour l'accumulation de la Reconstruction, et dans laquelle la fraction monopoliste va accentuer sa domination politique et économique ; — un affaiblissement de la capacité offensive des classes dominées, marqué par l'échec d'un nombre important de grèves ; — les intérêts du bloc au pouvoir sont mis en œuvre sur le plan de la scène politique par des forces sociales n'appartenant pas à la fraction hégémonique : la classe régnante 3 se compose d'une coalition représentant les intérêts de la moyenne bourgeoisie et d'une fraction des propriétaires agricoles, par l'intermédiaire des Indépendants, et ceux de la petite bourgeoisie, par l'intermédiaire du MRP et de la SFIO. Après la guerre, à la fin des années quarante, l'accumulation capitaliste se heurte à plusieurs obstacles. D'une part, les destructions de guerre ont largement entamé la capacité de production du capital (en 1945, la capacité de production industrielle représente 42 % de celle de 1938). Sa faiblesse tient aussi à des raisons structurelles, l'équipement industriel français reposant sur la petite et moyenne entreprise, d'un niveau technique peu élevé. Il est doué d'une mince capacité à drainer les épargnes privées, ce qui le rend dépendant de l'accès aux moyens publics de financement. Enfin, les marchés développés avant la guerre sont relativement étroits. Par ailleurs, il faut aussi considérer que les conditions politiques au moins jusqu'à l'éviction des communistes du gouvernement en 1947, lui sont peu favorables, même si les nationalisations et les réformes sociales mises en place par le gouvernement de centre gauche n'ont pas ébranlé sa domination économique (le gouvernement est composé d'une coalition comprenant majoritaire3. « Il faut distinguer classes politiquement dominantes faisant partie du bloc au pouvoir et « classes ou fractions » régnantes, dont les partis politiques sont présents aux places dominantes de la scène politique » (N. Poulantzas, 1968, vol. n, p. 74).

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

131

ment les socialistes et les communistes jusqu'en 1947, ensuite de 1947 à 1950 la SFIO domine la scène politique — voir tableau, p. 135). Comme le remarque P. Herzog (1972) : « il ne fait aucun doute qu'en 1945 le grand capital n'a ni l'assise économique, ni l'emprise sur les moyens publics permettant une concentration différentielle accélérée. La politique économique renforce néanmoins objectivement, mais de façon lente et différenciée, les tendances qui introduisent inéluctablement cette concentration inégale. » L'Etat ainsi prête son concours aux cartels privés, d'une part, en aidant à la reconstruction des réseaux commerciaux (notamment par le contrôle du commerce extérieur), d'autre part, en assurant le financement de reprise ou de complément de l'accumulation privée par la centralisation de l'épargne liquide et en n'imposant pas un contrôle strict du crédit. La base de la politique économique est le plan Monnet (décret du 3 janvier 1946) qui vise avant tout à la restructuration des secteurs productifs et notamment des secteurs nationalisés. Son échéance, prévue pour cinq ans, est prolongée jusqu'en 1953 à cause de l'aide Marshall qui lui fut intégrée, et qui fut utilisée, en accord avec ses propres clauses, à des investissements à longs termes dans les industries lourdes. Les indices industriels de 1938 furent rattrapés dans les années 1946-1947. Indices industriels (base 100,

Indice

Mai Mai Mai Mai

1946 1947 1948 1949

global

90 106 117 131

1938)

Energie

Industries d'équipements

Industries de consommation

101 111 118 123

94 112 122 146

78 95 108 108

Source : Statistiques INSEE citées par Georges Dupeux (1972).

La politique de reconstruction a donné la priorité au développement du secteur productif \ A travers le contrôle exercé par le capital sur la 4. Notons que pour des motifs différents, le patronat et les communistes prônaient un large accroissement de la production : sous l'égide du libéralisme économique pour le CNPF, sous la direction d'une politique économique planifiée pour les communistes (voir Frachon : « La Bataille de la Production »). Quelques socialistes préconisèrent de longues années d'austérité et de sacrifices dans l'intérêt du progrès technique, et afin de contrecarrer l'inflation (L. Blum, et le radical Mendès France).

132

Production sociale des mythes urbains

Banque de France, la classe capitaliste assure le financement de ses investissements et de ses stocks, sacrifiant relativement la production de biens de consommation 5 : la hausse des prix qui s'ensuit a pour effet simultanément d'annuler les augmentations de salaires arrachées par les travailleurs, et de déprécier la dette du capital privé par rapport à l'appareil bancaire public. Les capitaux bancaires profitent de ce contexte inflationniste en se déplaçant et jouent, selon les opérations financières classiques, des marges sur taux d'intérêts et plusvalues de spéculation. Mais le renforcement du taux d'exploitation par l'inflation se heurte à partir de 1947 à la combativité des travailleurs qui ne cesseront de réclamer un élargissement de leur accès aux moyens de consommation. Des grèves dures, avec comme cible principale les revendications salariales, se dressent jusqu'en 1950-1951, malgré une dégradation des conditions de luttes des classes dominées : la division du mouvement syndical (scission en 1947 de la tendance Force ouvrière de la Confédération générale du travail, mise en question de la « confessionalisation > au sein de la CFTC, manque d'unité d'action entre les principales centrales syndicales) se pose en écho à la rupture de la coalition socialiste et communiste, et les grèves aboutissent fréquemment à des échecs. Le gouvernement envoie à plusieurs reprises les gardes mobiles et il y aura deux cents blessés et des morts pour une seule répression à Clermont-Ferrand en 1948, organisée par le ministre Jules Moch. A partir du début des années cinquante le capital trouve des conditions favorables pour se redéployer. La reconstruction de la structure industrielle s'achève, et l'acquisition de nouveaux profits grâce à l'extension des marchés extérieurs s'inscrit dans sa logique générale. La situation sur la scène politique se modifie à son avantage : les forces de droite se sont reconstituées peu à peu sous l'étiquette des « modérés > ; grâce au système des apparentements (cette formule permettait à des députés des différents partis de s'apparenter à une tendance, formant ainsi une coalition), elles enlèvent quatre-vingt-dix-sept sièges à l'Assemblée nationale aux élections de 1951, et l'un des leurs, M. Pinay, 5. C'est à la fin de cette période où l'accumulation fut développée au détriment du secteur de biens de consommation, qu'est mise en place la politique du logement que nous étudierons plus loin. Le choix consistant à appuyer la croissance du secteur productif au détriment des moyens nécessaires à la reconstitution de la force de travail n'était pas sans contradiction pour un pouvoir « de gauche » comme l'évoque Pierre Uri : « La deuxième décision, dont on doit mesurer la difficulté politique, c'était de retarder la reconstruction du logement dans un pays dévasté pour donner la priorité à ce travail essentiel et qui commandait le reste, c'est-à-dire la reconstruction et l'équipement en moyens fondamentaux de production » (Mémoires de notre temps, Paris, Calmann-Lévy, 1967).

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

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devient ministre des Finances un an après (il est significatif que le patronat, qui pendant toute la IVe République se tient relativement à l'écart de la vie politique, n'accorde son soutien qu'au seul Cabinet Pinay). Jusqu'en 1956 (à l'exception du bref gouvernement MendèsFrance en 1954), les représentants de la bourgeoisie moyenne (radicaux, indépendants et le RPF, en 1951) détiendront l'exécutif avec un relatif appui populaire (employés, petits commerçants) à travers le MRP. Conflits

sociaux pour la période

1947

considérée

1948

1949

1950

1951

Nombre de grèves

2 285

1425

1 426

2 586

2 514

Nombre de grévistes (en milliers)

2 998

6 568

4 330

1 527

1 754

22 673

13 133

7 129

11 728

3 495

Nombre de journées perdues (en milliers)

Source : Texte préparatoire au Congrès de la CFTC, 1952.

Conjointement, le mouvement ouvrier connaît un recul très net après l'échec de la grève des fonctionnaires en 1953 (les salaires des fonctionnaires augmentent proportionnellement moins que ceux de l'industrie : ils lanceront une grève importante en 1953 dont les effets s'étendent sur toute la France et que soutiendront les syndicats. Le gouvernement refusant de négocier avant la reprise du travail, le conflit se solde par un échec : sous la pression des parlementaires MRP, les grévistes reprennent le travail après trois semaines de grève avec seulement quelques promesses verbales). La phase d'accumulation par ouverture des aires de marché suppose à la fois une concentration réelle du capital et un resserrement des liens entre la banque et l'industrie afin d'assurer le contrôle et l'extension de la plus-value. Le renforcement de la domination économique de la fraction monopoliste est accompagné par une accentuation de son pouvoir politique : la classe régnante met en œuvre une politique appuyant plus franchement le capital monopoliste même si elle est agitée par des contradictions internes liées à la distorsion entre les intérêts qu'elle défend et ceux qu'elle représente (notables, industriels moyens, cadres supérieurs).

134

Production sociale des mythes urbains

Deux tableaux permettent de récapituler les mutations politiques de l'après-guerre (voir ci-dessous et p. 135). Evolution politique de l'électorat sous la IV' République. Résultats globaux des élections législatives de 1945 à 1958. Part des suffrages (France métropolitaine).

PC et apparentés SFIO MRP Modérés Radicaux et UDSR * RPF Gaulliste U N R Poujadisme + extrême droite Divers

1945

1951

1956

1958

(%)

(%)

{%)

(%)

26,2 23,4 23,9 15,6 10,5

26,9 14,6 12,6 14,1 10 21,6

25,9 15,2 11,1 15,3 15,2 3,2*«

19,2 15,7 11,1 22,1 7,2

0,1

11,6 0,4

20,4 2,6

* Union démocrate et socialiste de la résistance et de la jeune république, mouvement républicain issu de la Résistance. ** Républicains sociaux : ex-RPF. Source : Goguel, Grosser (1975).

La politique élaborée au début des années cinquante consiste en un soutien général, apparemment peu sélectif à l'accumulation dans tous les secteurs avec le drainage de l'épargne, la fiscalité, la tentative d'imposer des normes salariales, et le financement, soit par le budget, soit par les intermédiaires publics ; elle facilite néanmoins la concentration capitaliste. Un de ses aspects essentiels est la relance de la consommation au moyen d'un ensemble de mesures visant à élever le pouvoir d'achat des travailleurs : en 1952 est mise en place une échelle mobile des salaires, le développement des contrats de conventions collectives entre syndicats et patronat s'opère à partir de 1955. L'inauguration en 19501953 d'une politique du logement relativement favorable aux classes populaires s'inscrit dans ce cadre, bien qu'elle relève aussi plus directement de motifs politiques. Le développement des commandes étatiques aux grandes entreprises, l'élargissement de la politique de crédit à leur égard portent en contrecoup un frein aux investissements publics d'infrastructures et d'équipements collectifs. Cette politique, imposée par la fraction monopoliste, se retourne contre elle, le déploiement de l'accumulation impli-

Une idéologie urbaine de la pathologie

Durée et nature politique des gouvernements, J

F

M

A

M•

J

J

A

sociale

1945-1958

S

O

N

Elections

3

D I DE

'

I

GAULLE BLUM SCHUMAN 1947

1949 n y///////////;//////////, m » PLEVEN 951V///////J R

PLEVEN

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FAURE

1951

PI NAY 1952

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1 Coalition Coalition Coalition Coalition Coalition

1

BOURGES-MAUNOURY

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1. 2. 3. 4. 5.

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2

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4

comprenant les socialistes et les communistes. comprenant les socialistes mais pas les communistes. comprenant des gaullistes. sans le M.R.P. comprenant le M.R.P., les radicaux et les modérés.

Source : Williams (1971).

136

Production sociale des mythes urbains

quant une amélioration des équipements d'infrastructure et de formation ; ce n'est que lors du IVe Plan (1961-1965) que l'on prendra en compte de façon prioritaire les équipements urbains et la restructuration urbaine. (A ce moment-là, la reprise des équipements de base fournira aux monopoles de nouvelles bases de rentabilité du capital par des prises de participation dans les sociétés d'économie mixte et d'autres formes.) Mais le point principal de la politique économique est alors le drainage du profit des petites affaires vers les monopoles à travers le crédit public (à partir de 1955 la sélectivité du crédit est posée comme politique) et l'élargissement des marchés publics aux cartels, ce qui constitue une autre manière de restituer à la fraction monopoliste une partie des profits du petit capital et des revenus salariaux récoltés par l'impôt. La politique d'encouragement à l'épargne parfait le processus (emprunt Pinay, emprunt Ramadier). Cependant le déploiement différentiel du capital est contrarié à cette époque par différents obstacles posés par les rapports politiques internes au pays et externes. D'abord l'emprise de la fraction monopoliste du capital sur le personnel politique et donc sur les instruments publics d'intervention (fiscalité, financement) est insuffisante : le grand capital qui n'est pas directement représenté sur la scène politique demeure soumis aux fluctuations des partis qui secouèrent la IV e République. Comme par ailleurs son propre réseau financier est encore peu développé, la faiblesse relative de ses moyens limite sa mobilité vers les opérations permettant d'écrémer les plus-values. Par ailleurs, la résistance des travailleurs à l'exploitation redevient virulente à partir de 1955 et on enregistre une baisse du taux de profit général dans les années 1956-1958. Enfin, en écartant de la production une partie des travailleurs, les guerres d'Indochine et d'Algérie restreignent la capacité productive nationale, tandis que simultanément le capital perd le débouché des marchés coloniaux ; en outre, ces conflits ont été un facteur incessant d'inflation, ce qui a retardé l'extension des marchés étrangers, et l'instabilité politique due au « problème algérien •» dans la dernière phase de la IV e République a repoussé l'élaboration d'une politique sans à-coups véritablement sélective. Ainsi la nouvelle politique du logement instaurée au début des

6. L'année 1955 est marquée par des grèves dures dans la métallurgie : la plus spectaculaire est celle des chantiers navals à Nantes où les ouvriers obtiennent une augmentation de salaire de près de 22 %. Le succès de cette grève ouvre deux perspectives : le développement des accords de conventions collectives, la négociation portera désormais sur les salaires réels et non plus sur des salaires minimaux.

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

137

années cinquante coïncide avec un redéploiement du grand capital T soutenu, de façon contradictoire, par une coalition de droite à tendance populiste. Avant d'examiner plus précisément encore le fondement des pratiques de l'appareil d'Etat auxquelles l'idéologie urbaine de la pathologie sociale a fourni une légitimation et une valorisation, tentons de saisir dans les transformations affectant la formation sociale les éléments-clefs qui interviennent dans la mise en forme et l'émission de cette idéologie.

1 . 1 . 2 . ELÉMENTS DU CHANGEMENT SOCIAL CONCERNANT L'APPARITION D'UNE IDÉOLOGIE URBAINE DE LA PATHOLOGIE SOCIALE

Comme nous l'avons déjà indiqué, l'apparition d'une idéologie doit être examinée à la fois du point de vue de la réalité qu'elle met en forme et des agents sociaux qu'elle interpelle ; c'est à la lecture des modifications de la structure sociale, de sa projection dans l'espace et des transformations des pratiques sociales, notamment celles nouées autour de l'urbain, que nous pourrons saisir les éléments qui déterminent la « résurgence » d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale. Les axes de réflexion nécessaires à la compréhension du phénomène sont les suivants (excepté la politique du logement qui fait l'objet d'un chapitre spécial) : — le changement social et l'urbanisation : la croissance des couches sociales salariées dans des unités spatiales où se concentrent l'appareil de production, de gestion et de commandement et les équipements nécessaires à la reproduction de la force de travail ; — le développement différentiel des pratiques de consommation ; — les pratiques de mobilisation sur le logement. Les deux premiers points signalent les couches sociales que l'idéologie met en scène, les nouveaux salariés urbains, et l'image qu'elle met en forme, les pratiques « urbaines » de consommation et d'échanges. Le dernier indique les luttes des classes dominées au sein desquelles cette idéologie a reçu une impulsion et a été remodelée, la question étant de savoir si ces pratiques ont été à l'origine de l'émergence de l'idéologie 7. Croissance industrielle au coure des dernières années de la IVe République (base 100 en 1952) : — 1954 : 110 — 1955 : 119 — 1956 : 130 — 1956 : 141

138

Production sociale des mythes urbains

urbaine de la pathologie sociale ou si elles n'en ont été que les retombées. 1.1.2.1. Structures sociales, formes spatiales et nouvelles pratiques La concentration industrielle et bancaire, le renforcement des effets de la logique capitaliste sur le secteur agricole assurent des mutations sociales dont les signes étaient largement observables déjà pendant l'entre-deux guerres. On peut en évoquer les traits majeurs à partir des seules données disponibles à ce sujet, celles de l'INSEE 8 , et relater les mutations spatiales qui se sont combinées avec elles. Lors de la période inter-censitaire 1954-1962, l'éviction du secteur agricole d'une partie des travailleurs est flagrante, surtout pour les exploitants, dont le nombre chute de près d'un million. L'agriculture n'occupe plus que 20,1 % des actifs en 1962 contre 26,6 % en 1954. Les mutations sociales qui se sont opérées entre les travailleurs de l'agriculture et ceux de la production et des services sont visibles à travers deux données (bien que celles-ci ne prétendent pas exprimer avec exactitude une situation, les mutations professionnelles et sociales étant beaucoup plus complexes) : en ce qui concerne les mutations en cours d'activité, il apparaît que les agriculteurs versent, pour la grande majorité, dans le secteur productif, les changements sociaux entre générations suivant, de façon moins marquée, ces tendances (voir à ce sujet le tableau des mutations professionnelles reconstitué par Pierre Sorlin, 1971, p. 199) ; d'autre part, pendant ces huit années où le nombre de la population active demeure relativement stable (l'essor de la natalité d'après-guerre n'ayant pas encore eu de répercussions sur le marché du travail), l'agriculture perd près de 1 300 000 actifs, alors que le secteur productif et de services (cadres moyens et employés) gagne 1 500 000 nouveaux travailleurs. Parallèlement la proportion des ouvriers et personnel de service dans la population active s'élève sensiblement de 38,9 % en 1954 (6 490 000 personnes) à 42,1 % en 1962 (7 060 000 personnes), tandis que celle 8. Les seules données statistiques globales permettant de mesurer l'évolution des classes sociales sont celles de l'INSEE, classées en catégories socio-professionnelles. La difficulté de reconstituer des « classes sociales », en termes de situation et de position de classe, à partir de ce découpage de la population active a déjà été évoquée. Ce qu'il faut ajouter, c'est que ces catégories socioprofessionnelles n'ont été définies et instituées que lors du recensement de 1954. Les recensements antérieurs classent la population active selon la hiérarchie des emplois et les groupes professionnels : pour cette raison, il est impossible de comparer l'évolution de la population active entre 1954 et 1962 à la population active de l'immédiat après-guerre.

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des catégories intermédiaires (employés, techniciens, cadres moyens, ingénieurs, professeurs et instituteurs) croît de 17,5 à 21,5 %. L'accroissement des cadres dirigeants directement inféodés aux intérêts de la bourgeoisie, les « managers » et les technocrates, est aussi prononcé : alors que la proportion d'industriels dans la population active reste stable entre 1954 et 1962 (0,4 %) les « cadres supérieurs » passent de 260000 personnes (1,3 %) à 377 000 (2 %). Enfin la part des petits commerçants et artisans diminue sensiblement : 240 000 d'entre eux quittent leur activité pendant cette période où apparaissent les premiers super-marchés ; leur part dans la population active tombe de 10,5 % à 9,3 %. Or, ces mutations catégorielles correspondent à des transformations de la structure sociale : le système productif et ses prolongements, l'appareil administratif et de commandement, tendent à absorber une part croissante des travailleurs ; d'autre part, les agents sociaux non directement attachés à la production (employés, cadres administratifs, professions intellectuelles) et les professionnels qualifiés rattachés à celle-ci forment un groupe social en expansion fréquemment désigné comme « couches sociales intermédiaires > ou « nouvelle petite bourgeoisie >, unifié par le fait que ces agents ont une pratique sociale qui comprend, à des degrés divers, une part de travail intellectuel. (Sur les classes sociales en France, voir : Bouvier, 1963, Bertaux, 1972.) Ces mutations sociales débouchent sur des mutations spatiales accélérées au profit des centres urbains où se regroupent appareil productif, et appareil administratif, et c'est cet exode vers la « ville », les conditions nouvelles de vie qui y sont instaurées et les contradictions qu'il engendre, que tend à traduire l'idéologie urbaine de la pathologie sociale. Pendant l'entre-deux guerres la concentration capitaliste s'est surtout polarisée dans la Région parisienne et dans quelques autres grands centres (Lyon, Marseille), les conditions de production s'étant sensiblement modifiées depuis le xix" siècle : elles sont, au stade monopoliste, davantage liées à la taille du bassin de main-d'œuvre et à l'infrastructure — notamment de transport — qu'à la proximité des lieux d'extraction de matières premières. Or cette tendance s'est fortement accentuée dans l'après-guerre, et la polémique lancée en 1947 à propos de « Paris et le désert français » (Gravier, 1947) repose sur une situation réelle, même si elle n'est pas dépourvue de motifs politiques. Il faut décomposer les mutations spatiales en deux mouvements : — un gonflement de la population dans les centres industriels

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qui correspond pour une part majoritaire à l'arrivée d'agriculteurs ayant abandonné leur exploitation et venus chercher un emploi dans l'industrie ; — en Région parisienne, une croissance de population supérieure à celle des autres régions. Le changement d'activité chez les agriculteurs n'entraîne pas automatiquement une émigration : le rapport de l'INSEE sur « la mobilité professionnelle en France entre 1959 et 1964 » établit que 60 % des agriculteurs qui ont abandonné la culture pour un autre métier n'ont pas changé de commune et que 74 % sont restés dans leur région d'origine. Cependant, lorsqu'ils migrent, ils vont directement vers les grands centres 9. La carte des variations démographiques le montre : les zones d'attraction maximale sont les régions parisienne, lyonnaise et marseillaise (voir INSEE, « Aspects démographiques de l'urbanisation. Evolution 1954-1962, 1962-1968 »). D'autre part, la croissance des grands centres ne relève pas seulement des migrations paysannes ; elle doit pour une part à la concentration des emplois qualifiés, des emplois tertiaires, et des emplois de direction dans les villes importantes — bien que ce mouvement s'accentue surtout lors de la seconde vague d'accumulation des années soixante. La courbe de croissance de la population urbaine (population des communes de plus de 2 000 habitants) qui s'élève de manière relativement constante depuis 1850, à raison de 2 % environ tous les cinq ans, accuse un net infléchissement au cours des années cinquante : elle saute de plus de cinq points entre 1954 et 1962, portant de 56 % à 61,6 %, la part des citadins dans la population totale (voir CRU, « L'urbanisation française », 1964). L'accroissement annuel des urbains qui était en moyenne de 160 000 personnes de 1921 à 1946, passe à 400 000 entre 1946 et 1954 et à 540 000 entre 1954 et 1962. Les villes moyennes de 50 000 à 200 000 habitants sont les principales bénéficiaires du resserrement démographique dans l'espace, avec une croissance de près de 19 % pour la période intercensitaire 19541962 et de 13 % pour celle de 1946-1954. Mais ces données ne permettent pas de mesurer l'essor de la Région parisienne, qui, si l'on y inclut la grande banlieue, connaît une augmentation comparable légèrement moindre en pourcentage. Pour la période 1954-1962, elle croît de plus d'un million d'habitants (de 6 400 000 à 7 560 000), soit de 18 %. Cette croissance se 9. Les démographes opposent les types de migrations du XIXe siècle où les agriculteurs émigraient dans l'espace par étapes (vers les bourgs, puis les villes, enfin les grands centres) et les migrations du milieu du XXe siècle qui s'effectuent directement vers les grandes agglomérations.

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porte uniquement sur la banlieue — Paris diminue légèrement — et est due principalement aux migrations : les départements d'Essonne, des Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d'Oise, Yvelines ont un excédent migratoire annuel de 2 à 3 % devançant largement tous les autres départements (la moyenne française est de 1,1 %). Notons que la concentration spatiale et la centralisation ne sont pas des phénomènes inéluctablement déclenchés par l'accumulation industrielle capitaliste : si les « effets d'agglomérations » favorisent en général l'élévation du taux de profit, la concentration impose des blocages économiques et politiques préjudiciables à la classe capitaliste. Il n'y a donc pas de formes spatiales capitalistes spécifiques, les fluctuations concentration/déconcentration dépendent des avantages conjoncturels que procurent à l'accumulation l'une et l'autre des tendances : si la concentration spatiale a été jusqu'à présent le mouvement majeur engendré par le capitalisme monopoliste français, il y a aussi, depuis les années cinquante, un courant contraire. L'évolution concentrationniste relève davantage de la nécessité d'une création de rareté d'espace, liée à l'extorsion des plus-values foncières : tendance qui possède ellemême des limites, et produit à son tour d'autres contradictions. La concentration et la centralisation, néanmoins, apparaissent comme les formes dominantes de la répartition sociale dans l'espace au cours de l'après-guerre. Ces mutations socio-spatiales s'accomplissent à travers des transformations différentielles des pratiques sociales. Elles coïncident, nous l'avons vu, avec les prémices d'un développement de la consommation, mais dans des limites qu'il convient de tracer : une partie de la population y échappe largement. Les études manquent sur la distribution des revenus dans l'immédiat après-guerre. Ce que l'on sait, c'est que le pouvoir d'achat des salariés n'avait pas encore rattrapé celui de 1938 au début de 1950 ; et que ce sont les couches salariées qui ont subi le plus nettement la dégradation du pouvoir d'achat pendant la période de reconstruction (Branciard, 1971). Pour la période qui nous intéresse, l'écart entre les revenus s'accuse, en accord avec le sens systématiquement inscrit dans le procès d'accumulation capitaliste, qui tend à accentuer la pression salariale sur certaines couches de travailleurs (Mathieu, sept.-oct. 1962). Cette pénalisation touche plus particulièrement les familles, dont les prestations familiales ne suivent pas l'évolution des salaires : tandis que de janvier 1956 à janvier 1962, le pouvoir d'achat moyen du célibataire a augmenté de 21 %, celui du père de famille de même qualification avec deux enfants n'a crû que de 6 % . A partir de 1950 la consommation moyenne par habitant augmente (G. Mathieu, ibid.). Or même si cette élévation du niveau de vie est particulièrement disparate selon les catégories sociales, elle a affecté

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toute la structure sociale. Aussi doit-on parler au début de 1960 de paupérisation relative d'une partie des classes sociales et non de paupérisation absolue telle qu'elle a pu exister dans l'immédiat aprèsguerre lorsque, face à la faible production agricole et aux difficultés de ravitaillement s'est développé un marché noir, dont seules évidemment les couches privilégiées profitaient abondamment. L'accès différentiel aux biens de consommations selon les catégories socio-professionnelles joue surtout sur les produits qui caractérisent l'aisance ou le confort : logement, habillement, loisirs (voir Credoc, Consommation, avr.-juin 1960). Ainsi l'ensemble des couches populaires, en particulier les ouvriers, y compris les ouvriers agricoles, et les employés sont largement pénalisés par rapport à la croissance de la consommation qui accompagne alors l'accumulation capitaliste. Or, il est un domaine, directement dépendant des mutations socioprofessionnelles dans l'espace, où l'inégalité face à la consommation est des plus flagrantes : celui du logement. La crise urbaine de l'habitat est observable à travers trois aspects : le surpeuplement (voir le tableau ci-après), l'absence de logement qui implique un séjour à l'hôtel ou dans un meublé, l'insalubrité ou l'inconfort10. Au regard de chacune de ces caractéristiques les ouvriers (surtout les manœuvres, les ouvriers spécialisés et les ouvriers agricoles) et, dans une moindre mesure, les employés, sont le plus mal logés. Un des traits distinctifs de l'époque — fortement mis en avant dans les discours sur la pathologie sociale — est la proportion de familles vivant à l'hôtel faute d'avoir un véritable « chez soi », notamment les familles ouvrières. Dans la France entière, 273 000 ménages habitent des logements loués meublés et 214 000 demeurent à l'hôtel en 1954. A Paris la proportion de résidents à l'hôtel est de 10 %, et 5 % pour la banlieue. L'insuffisance de l'équipement et de l'hygiène qui caractérise les hôtels meublés, le surpeuplement des chambres, la proximité aggravent des maux que les sociologues ont abondamment décrits : forte mortalité infantile, délinquance, alcoolisme (Michel, 1959). Nul doute que, dans la Région parisienne et les grandes agglomérait). Voir Résultats statistiques d'une enquête sur la propriété bâtie dans 61 agglomérations, Ministère de la reconstruction et du logement, 1947. Cette étude montre qu'en moyenne 69 % des immeubles possèdent pour tout confort l'eau et l'électricité, 10 % des logements comportent une salle de bains, et 5 % seulement bénéficient d'un confort général : Le recensement sur le logement de 1954 laisse apparaître un état d'inconfort généralisé : — 90 % des logements ne possèdent ni douche, ni baignoire ; — 73 % n'ont pas de W-C ; — 82 % pas de téléphone ; — 40 % pas de poste d'eau individuel.

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Surpeuplement des logements en France. Recensement sur le logement 1954. Proportion des ménages victimes du surpeuplement dans chaque catégorie Marins salariés Patrons pêcheurs Manœuvres Salariés agricoles Ouvriers spécialisés Ouvriers qualifiés et contremaîtres Agriculteurs Moyenne Employés Artisans et petits commerçants Cadres moyens Artistes Professions libérales et cadres supérieurs Industriels et gros commerçants Inactifs

31,9 % 25,6 24,3 23,1 22,8 20,5 17,8 13,8 12,9 9,0 8,6 8,2 4,6 4,2 4,2

Source : Etudes et Conjoncture, nov. 1957. tions, les derniers immigrés, le nouveau prolétariat et le personnel subalterne venus des campagnes, soient les principales victimes de cette crise. Cela nous renvoie directement à l'objet de notre étude. Population des hôtels et des meublés. Recensement sur le logement 1954 (en % de la population totale) Catégories socio-professionnelles

Ouvriers Employés Cadres moyens Cadres supérieurs et professions libérales Petits commerçants Artisans Retraités Divers Total Source : Michel, 1959.

Hôtels

Meublés

Population urbaine française

56,4 14,8 3,8

39,6 8,2 6,8

33,4 8,6 6,8

1,8 1,4 0,2 10,1 11,5

5,5 2,4 5,5 14,5 15,7

4,5 7,2 5,9 26,6 7,0

100

100

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Car, ce que transmet et répercute l'idéologie de la pathologie sociale, précisément, c'est une tentative de rationaliser, à travers la valorisation d'un mode de vie « urbain », axé sur la consommation, ordonné par le travail, la vie familiale, ces pratiques sociales nouvelles et contradictoires. Nouvelles, car pour une partie de la population, elles correspondent à une déstructuration des valeurs et des habitudes traditionnellement liées à la petite exploitation et à la petite production marchande, et à l'apprentissage du salariat, et des conditions de vie découlant des grandes concentrations urbaines (transports, habitat monofamilial, relations sociales « non personnalisées ») ; contradictoires car l'exode vers la ville, qui répond souvent à des espérances de promotion sociale et d'aisance matérielle, s'effectue, dans la plupart des cas, dans des conditions qui témoignent de l'incurie de l'Etat, notamment à propos du logement. Aussi n'est-il pas étonnant qu'en même temps qu'elle traduit l'image d'une « misère sociale » et d'une délinquance, cette forme idéologique modèle pour ces nouveaux citadins un idéal de vie salubre, moral, organisé autour de la cellule familiale. I.1.2.2. Mobilisations sociales sur le logement11 Si nous nous référons à la définition fournie par M. Castells du mouvement social urbain — « système de pratiques résultant de l'articulation d'une conjoncture du système d'agents urbains et des autres pratiques sociales, tel que son développement tend objectivement vers la transformation structurelle du système urbain ou vers une modification substantielle du rapport de force dans la lutte des classes, c'est-àdire en dernière instance, dans le pouvoir d'Etat » (Castells, 1972), il apparaît que sous la IVe République, les luttes urbaines se sont strictement limitées à des squatterages et à des résistances populaires à l'expulsion de logements en location et surtout d'hôtels, appuyées en général par les organisations politiques et des associations ; que seul donc le logement a été l'occasion d'une mobilisation populaire (en dehors des lieux de production), les autres enjeux urbains et notamment le problème du transport et de l'organisation spatiale des forces productives ayant été traités essentiellement au niveau de l'appareil d'Etat (voir en particulier, à propos du transport, les pratiques et stratégies des classes dominées en Région parisienne : Lojkine, 1972 a). En fait, le cas du logement constitue un enjeu politique prépondéII. Les documents relatant ou analysant les mobilisations sur le logement dans les années de l'après-guerre sont peu nombreux ; deux d'entre eux méritent d'être mentionnés : Houdeville, 1959. Cet ouvrage retrace les principaux épisodes des luttes conduites entre 1945 et 1955 ; Meynaud, Lancelot, 8 mars 1958.

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rant dans le contexte social et économique de l'époque que nous avons décrite. D'une part, pour les classes dominantes : dans les sociétés de capitalisme avancé la reproduction du capital est subordonnée à la reproduction de la force de travail (le travailleur est aussi un électeur et un consommateur) ; or la pénurie de logements et le nombre de logements surpeuplés et insalubres atteignent au début des années cinquante un seuil critique, constituant à la fois une contradiction économique et une menace politique pour les classes dominantes. D'autre part, pour les classes dominées : dans une société où le produit national ne cesse de croître et où, donc, se divulgue une idéologie dominante de la consommation, les « exclus » de la croissance se mobilisent pour revendiquer « un droit au logement » . Notons que la C G T lie le problème de la construction au plein emploi de l'industrie du bâtiment (cf. Revue des comités d'entreprise, 62, mai 1953). Les squatters sont nés dans les mois qui suivirent la Libération. Par une ordonnance du 19 octobre 1945, le gouvernement institue le droit de réquisition des logements vacants ou inoccupés au profit des familles sans logis ; mais cette réquisition exige une procédure longue, qui permet presque toujours au propriétaire de la mettre en échec. Des actions populaires d'occupation des maisons vides surviennent alors spontanément à Marseille où la loi apparaît comme totalement inefficace. Ce sont des militants chrétiens ( L e Mouvement populaire des familles) qui assument la responsabilité de ces premiers mouvements. Les squatters s'étendent alors dans toute la France : en cinq ans 2 600 familles furent relogées à Marseille, à Nice 500 familles doivent retrouver un toit, 250 à Paris, 150 à Rouen, 30 à Arles, des dizaines à Armentières, Lille, Roubaix, Nancy. Ces premières actions sont peu encadrées ; elles se font assez spontanément dans un esprit de « scoutisme » qu'accentue encore l'appui presque exclusif de mouvements de la jeunesse chrétienne. L'important est l'écho qu'elles trouveront dans les milieux populaires, écho qu'entretiennent largement la presse et la radio en en faisant la « une » de leurs rubriques sociales. Le summum de ce genre d'action sera atteint par l'abbé Pierre (ancien député du M R P , passé à la gauche progressiste), au cours de l'hiver 1954. A l'origine un prêtre, dirigeant de la Communauté d'Emmaiis, dont l'objet est de secourir toute détresse, et en priorité les sans-logis. Avec des moyens de fortune, sans se soucier des règlements, des lotissements d'abris provisoires se bâtissent à NeuillyPlaisance ; pour leurs occupants le choix est simple : c'est cela ou la rue, ou l'Assistance publique pour les enfants. L'hiver 1954 étant particulièrement rigoureux, un enfant meurt dans ces baraquements ; 10

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Production sociale des mythes urbains

l'abbé Pierre lance un appel de SOS sur un poste périphérique, auquel succède une grande campagne sur « la misère sociale > et les mallogés, largement orchestrée par la presse parlée et écrite, et dont le ton est tout à fait spécifique : le misérabilisme populiste s'en donne à cœur joie, avec la caution des partis de droite. Ce qu'on pouvait saisir comme une « insurrection de la colère » se transforme rapidement en une « insurrection de la bonté ». De plus la campagne revêt un aspect « folklorique » : l'abbé Pierre se préoccupera de plus en plus des clochards et des familles « marginales ». Pourtant, son action trouve un prolongement organisationnel dans la création de la Confédération générale du logement (CGL). A partir des années 1954-1955, les pratiques sociales « en faveur du droit au logement » ou « pour la défense des locataires » sont encadrées par diverses associations dont deux principalement joueront un rôle important tant au niveau institutionnel qu'au niveau des luttes à la base. La confédération générale du logement Issue de bonne volonté réunie autour de l'abbé Pierre, son inspiration politique et idéologique est des plus floues : un mélange de mystique chrétienne, d'anarchisme et de populisme 12. Ce mouvement est d'autant plus ambigu qu'il est soutenu dès son départ par les promoteurs qui visent à rendre manifeste à l'opinion l'urgence du problème du logement et qui aident à constituer au début de 1955 le « Front du logement », regroupant à peu près toutes les associations en ce domaine. La CGL a une ambition assez vaste : constituer un comité d'aide aux mal logés ou aux sans logis et travailler à l'institution de meilleures conditions de vie et d'habitat. Elle participe abondamment aux résistances locales (expulsion et squatters) et tant son soutien à « l'illégalité > que la personnalité de l'abbé Pierre lui donnent une résonance particulière. La Confédération nationale des locataires (CNL) Son objectif primordial est d'assurer la défense des locataires contre les propriétaires, mais son action s'est élargie — elle existe depuis 12. Déclaration de l'abbé Pierre, le 1" juillet 1955 au sujet de l'expulsion de douze familles de l'hôtel « Terminus-Est » : « La foi fait dire au croyant : mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes. Et le bon sens lui répond qui fait dire à l'homme honnête : mieux vaut obéir à la vie qu'aux lois, quand, trahissant leurs fonctions, elles bafouent la vie au lieu de la servir... La loi cesse d'être légale, c'est-à-dire respectable, lorsqu'elle cesse d'être humaine... l'Etat pbéira à la volonté des familles françaises ».

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1926 — et elle s'occupe des problèmes d'urbanisme et d'hygiène. Bien que se présentant comme « apolitique » elle est soutenue par les organisations représentatives des classes dominées : PC, CGT et dans une moindre mesure, la SFIO. Son action s'exerce au niveau préfectoral ou communal par des délégations de locataires ; elle agit aussi au niveau parlementaire et son action, en 1953, contre le retour « aux droits communs » — soit contre le retour à la liberté des prix de location pour les logements construits avant 1948 — ne sera pas négligeable. Mais c'est surtout directement contre les expulsions et pour le logement que son rôle est le plus décisif : si l'intervention auprès des élus locaux et du gouvernement ne suffit pas, une opération de défense ouverte est engagée, pour laquelle la CNL établit précisément les étapes (rassemblement des élus, décision du choix d'un logement, appel à toutes les organisations sympathisantes, etc.). Par ailleurs, les confédérations syndicales (CGT, CFTC, FO) participent de façon indirecte aux luttes sur le logement, appuyant les groupements spécialisés dans la défense des locataires ou en cas d'expulsion ; des liens étroits les unissent avec la CNL surtout. L'aspect remarquable de ces mouvements populaires est qu'ils ont été déclenchés soit par les organisations ouvrières traditionnelles (le PC et la CGT par l'intermédiaire de la CNL) soit par des militants chrétiens plus ou moins organisés. Or de ces deux types d'initiatives la seconde semble avoir été plus spectaculaire sinon plus importante à plusieurs signes : d'abord la CGT n'a accordé que relativement peu d'importance au problème du logement pendant les années d'aprèsguerre et le PC, qui a consacré une abondante littérature « à la crise du logement » et émis à ce sujet plusieurs propositions de lois (loi Billoux), a été peu incité à porter la lutte sur le terrain ; par contre, les partis et syndicats d'origine chrétienne ont largement investi le domaine du logement : institution d'une charte détaillée de l'habitat par la CFTC en 1949 ; mobilisation du MRP sur ces problèmes relayée par l'action de Claudius Petit — député proche du MRP ; enfin la mobilisation idéologique sur le logement a surtout été le fait de militants, journalistes et hommes politiques d'inspiration chrétienne 13. « Posons que le problème du logement devienne dorénavant et parce que problème social n° 1, un élément majeur de notre politique intérieure », conclut le Congrès du MRP à Bordeaux en 1952. 14. Voir en particulier : — Problèmes sociaux : « La prostitution, l'alcoolisme, le logement », Recherches et débat du Centre catholique des intellectuels français ; — Campagne du logis 1952-1953 par Le Secours catholique, Paris, Ed. SOS, 1952 ;

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Ces luttes sont donc relativement à l'écart du mouvement ouvrier : d'une part, elles n'occupent qu'une place marginale par rapport aux actions menées sur les lieux de production ; d'autre part, elles n'ont pas de base de classe claire, la plupart du temps. En l'absence de statistiques précises à ce sujet il est difficile de discerner leur ampleur — elles se sont déroulées essentiellement dans les grandes villes et ont atteint leur nombre culminant pendant les années 1955-1956 — et leur issue : elles ont permis le relogement d'un certain nombre de familles, mais combien exactement ? Enfin, en se fondant sur les caractéristiques de ces luttes et leur déroulement historique, il convient d'établir leur articulation avec la politique mise en œuvre en 1953 et le discours idéologique qui l'a accompagnée. Il semble d'une part que ces mouvements sont apparus bien avant l'inauguration de la politique de Claudius Petit et qu'ils ont joué de quelque incidence sur ces décisions. Néanmoins ils prennent leur plein essor dans les années qui l'ont suivie ce qui laisse supposer que la « question du logement > a surtout été une initiative conduite par la droite, et donc par les classes dominantes, qui a eu un effet, par la suite, sur les pratiques de luttes et de résistance des classes populaires. L'idéologie urbaine de la pathologie sociale est un des niveaux d'expression de ces luttes de classes et en accord avec la dynamique signalée, paraît développée surtout par les classes dominantes dans un premier temps, même si, postérieurement, elle s'inscrit dans de nouvelles formes à travers les pratiques des classes dominées. C'est donc en tant qu'écho à la politique du logement élaborée au début des années cinquante qu'elle trouve son impulsion initiale et mérite, finalement, d'être analysée.

1.2. L'IDEOLOGIE URBAINE DE LA PATHOLOGIE SOCIALE COMME ECHO A LA POLITIQUE DU LOGEMENT

Plusieurs raisons motivent la mise en place d'une politique active du logement dans l'après-guerre : il convient de restaurer le parc du logement endommagé par les bombardements ; la reconstruction économique et la concentration de l'appareil productif dans quelques — G. Houist, Loger les français, Paris, Firmin-Didot, 1954 ; — Fr. Saint-Pierre, Le drame du logement mis à nu, Paris, Ed. Téqui, 1957 ; — Le problème du logement devant la conscience nationale et la conscience chrétienne, fournées d'études de l'Union nationale des familles chrétiennes, 16-17 nov. 1963.

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grands centres impliquent que des mesures soient prises pour l'hébergement des travailleurs ; une mobilisation populaire commence à s'esquisser sur le logement au moment où précisément, pour redresser la situation économique, le gouvernement requiert une « paix sociale ». Dans les années directement consécutives à la Libération, les interventions publiques sur le logement tardent à se développer. Pourtant à la charnière des années 1948 et 1950 l'orientation de la politique du logement se modifie soudainement : ce sont ces nouvelles mesures, les déterminants sociaux qui concourent à leur inauguration, et leurs effets sur le mode de vie des agents sociaux que nous allons maintenant éclaircir. Ceci, bien entendu, afin de saisir dans une phase ultime la clef de l'apparition d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale.

1 . 2 . 1 . MESURES ESSENTIELLES DE LA POLITIQUE DU LOGEMENT

L'essentiel des interventions pour le logement lors de la IV e République relève de l'action de deux ministères : celui de Claudius Petit, d'octobre 1948 à mars 1952 ; celui de Pierre Courant, de mars 1952 à janvier 1953. Elle est soutenue dans un premier temps par différents gouvernements de coalition comprenant les socialistes, et pour une période des gaullistes, dont les communistes sont exclus (ceci jusqu'en juillet 1951) ; mais c'est surtout dans les années 1952-1953, alors que le gouvernement s'appuie sur une majorité composée du MRP, des radicaux et des modérés et dont alors les socialistes sont évincés, que les initiatives les plus importantes sont adoptées. Les inspirateurs de cette politique sont d'une part, et avant tout, Claudius Petit qui appartient à l'aile droite de l'UDSR (mouvement issu de la résistance affilié à la gauche républicaine) mais dont la réflexion est profondément influencée sur le syndicalisme chrétien (il est lui-même ancien ouvrier syndicaliste catholique), et d'autre part, Pierre Courant, conservateur ; que cette politique ait été avant tout soutenue par la droite a son importance, pour en saisir les fondements sociaux : rappelons que, dans les années 1945-1947, alors que la majorité gouvernementale représentait les classes populaires et les classes moyennes, la construction de logements neufs fut peu développée. (Entre 1945 et fin 1949, 123 300 logements ont été construits dont 3 900 HLM locatives et 4 900 HLM en accession à la propriété.) Les points essentiels de la politique du logement inaugurée entre 1948 et 1953 sont les suivants ;

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— Application efficace de la loi de septembre 1948 sur les loyers : celle-ci se fixe comme objectif la détermination d'un loyer juste en tenant compte de la rentabilité du capital investi, de l'entretien, des frais de gestion, du service rendu, et dans sa finalité, du rapport souhaitable entre le loyer et les revenus (soit 12 % du salaire de base). Elle permet le maintien dans les lieux des vieilles couches populaires urbaines (inactifs et petits patrons en premier lieu) quel que soit le niveau de leurs revenus. Au premier janvier 1949, 500 000 logements étaient soumis à la loi. — Mise au point d'un système de primes à la construction et de prêts spéciaux du Crédit foncier afin d'accélérer la construction de logements sociaux. Ce système est complété en 1953 par le plan Courant qui comprend trois volets : . affectation à la construction de logements d'une somme versée par les employeurs, correspondant à 1 % de la masse salariale ; . ouverture de prêts HLM à un faible taux d'intérêt ; . constitution d'un secteur para-public de construction, dont la pièce maîtresse sera la SCIC créée en 1954, sur la base de l'épargne collectée par la Caisse des dépôts et consignations. — D'autre part est créée une nouvelle catégorie de logements aidés, mais un peu au-dessus du logement social, les Logecos, avec des primes plus élevées, des taux d'intérêt moindre et des prêts pour accession à la propriété d'une durée assez longue (trente ans). Le vaste chantier de construction provoqué par ces mesures a deux destinations : la création d'un secteur important de HLM locatives, situées à l'orée des villes où elles échappent à une charge foncière trop lourde (10-30 km pour Paris), d'une part, un programme de diffusion pluriclassiste de la propriété, de l'autre. Le plein rendement de cette politique intervient dans les années 1956-1960, lorsque la construction annuelle de 200 000 logements promise par Claudius Petit quelques années auparavant est largement dépassée.

1.2.2.

INSERTION

DE

LA

PROBLÉMATIQUE

DU LOGEMENT

DANS

LES

STRATÉGIES DE CLASSE

Quelle fonction sociale attribuer aux interventions publiques sur le logement? Nous ne pouvons risquer une analyse sans un préambule.

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

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1.2.2.1. L'enjeu social « logement » Il est classique de dire que le logement constitue l'un des éléments essentiels de reproduction de la force de travail : le capitaliste a besoin que le producteur ait les moyens de se reconstituer physiquement et socialement afin de vendre quotidiennement sa force de travail. Il est nécessaire aussi que cet élément permettant la reproduction de la force de travail soit géographiquement proche des unités de production : ainsi le mouvement de concentration/dispersion qui les affecte entraîne des modifications dans la distribution spatiale des travailleurs, avec une possibilité de blocage (ou dysfonction), lorsque l'hébergement n'est pas suffisamment assuré. Cela dit, les conditions d'hébergement — l'accession à un logement — ne dépendent pas directement des rapports de production, mais des termes dans lesquels s'établit le marché du bien « logement ». Il se pose donc la question des causes structurelles de la « crise du logement >. Maintes analyses en ont tenté une approche et permettent de dégager trois éléments essentiels éclairant la non rentabilité du produit logement pour le capital privé, de façon générale 15 : — sa dépendance par rapport à la rente foncière qui gêne considérablement le taux de profit ; — son mode de fabrication qui détermine un taux de rotation du capital particulièrement lent : l'autonomisation du capital de production par rapport au capital de circulation permet de lever cet obstacle — c'est même ce qui détermine le rôle nodal du promoteur — mais seulement dans certaines circonstances, à condition qu'un capital commercial trouve un intérêt suffisant pour payer le capital de production à la livraison ; — le fonctionnement du procès de travail propre à la construction détermine une organisation professionnelle archaïque. A cela il faut ajouter un quatrième élément que rappellent avec justesse les auteurs de l'étude sur les mouvements sociaux en Région parisienne (Castells, Cherki, et al., 1974) : l'importance du secteur du bâtiment dans la régulation d'ensemble des rapports sociaux ; la crise 15. F. Ascher, « Contribution à l'analyse de la production du cadre bâti », Espace et Société (6-7) ; P. Riboulet, « Une construction primitive par une société développée », Espace et Société (6-7) ; F. Ascher, C. Lucas, « L'industrie du bâtiment : des forces productives à libérer », Economie et Politique, mars 1974.

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urbains

endémique du capitalisme suppose que certains domaines de l'économie fonctionnent tant du point de vue du capital que de la force de travail comme soupape de sécurité : le bâtiment joue comme volant de l'économie, accusant en premier lieu l'expansion et la récession, faisant l'objet d'interventions de l'Etat soit pour éviter le chômage, soit pour dégager une main-d'œuvre en période de plein emploi, soit pour resserrer le crédit, soit pour distribuer des revenus, soit pour bloquer l'inflation. La souplesse de manipulation de ce secteur est d'autant plus grande que de son organisation professionnelle (petite taille des entreprises, mobilité du travail, emploi d'immigrés) découle une faible mobilisation des travailleurs. Ainsi il ressort que la pénurie de logements dépend pour une large mesure de l'intervention de l'Etat, ce qui renvoie aux rapports de force qui le traversent et aux mouvemnts sociaux qui s'exercent contre la classe dominante. Il n'y a pas développement d'une politique du logement directement subordonnée à la mise à la disposition des capitalistes de moyens de reproduction de la force de travail, mais intervention publique en fonction des rapports sociaux qui se réfractent dans l'appareil d'Etat, avec les processus de décalage, de retards et de dysfonctions qu'implique l'autonomie relative du politique par rapport à l'économique. Pour la classe capitaliste la question du logement et notamment celle de la diffusion de la propriété se pose, et est portée au niveau de la scène politique, dans les cas suivants : — Dans le cas d'un déséquilibre entre la population des travailleurs résultant d'un accroissement brusque de la concentration urbaine, dans un mouvement dominé par la logique de l'industrialisation, et les logements mis à la disposition de ceux-ci. Cependant, comme chacun le sait, l'accumulation capitaliste et la concentration urbaine n'ont pas été entravées par la pénurie et les mauvaises conditions de logements vives jusqu'à la moitié du xx e siècle, et encore de nos jours ; c'est lorsque la crise du logement ouvre le risque d'un désordre social que la bourgeoisie, et par son intermédiaire, l'Etat, s'émeuvent. — Dans les cas de troubles sociaux, qui ne sont pas directement liés au logement, et mettent en danger l'hégémonie politique de la classe dominante, celle-ci prend en compte, en premier lieu parmi les besoins sociaux, celui du logement, car il ne remet pas directement en cause les rapports de production. L'agitation idéologique menée par la bourgeoisie sur le logement social dans les années qui suivirent la Commune, et qui aboutit aux premières lois sur les constructions à bon marché, en est un exemple (Guerrand, 1967). Le logement est

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sociale

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un instrument de prévention de la subversion ; comme l'indique un rapport du Congrès International d'Hygiène à Bruxelles en 1876 (Guerrand, 1967, p. 286) : « Le bien-être matériel et moral des travailleurs, la salubrité publique et la Sécurité sociale sont intéressés à ce que chaque famille ouvrière habite une maison séparée, saine et commode, qu'elle puisse acquérir. » — Dans le cas où existent les conditions pour créer un secteur de production du logement rentable. C'est ce qui arrive au stade du capitalisme des monopoles où d'une part, la tendance accélérée de la baisse tendancielle du taux de profit, de l'autre, la différenciation des taux de profit entre sphères distinctes de péréquation, créent la possibilité d'un changement de mode de circulation de la marchandise — logement : par le jeu simultané d'une dévalorisation du capital de circulation grâce au soutien des fonds publics, et à la diffusion de la propriété d'occupation, la fraction monopoliste accède, à travers le financement du logement, à de nouveaux profits. Or, ces trois logiques qui impriment la politique du logement : — le logement, comme moyen de reproduction de la force de travail, — le logement, comme garant d'un ordre social, — le logement, comme bien marchand, tout en possédant une autonomie relative les unes par rapport aux autres, sont définies à l'intérieur des limites structurelles posées par l'économie capitaliste, donc subissent une interdépendance : ceci rend inopérante toute tentative de découvrir un ordre dominant et constant dont la politique du logement procéderait et engage à analyser tout exemple historique (de politique du logement) à la lumière des processus économico-sociaux qui en conditionnent l'avènement. En particulier, la combinaison, fréquemment opérée pour expliquer la politique du logement, entre la logique de la reproduction du capital et celle de la reproduction de la force de travail (Topalov, 1973 b), toute démonstrative soit-elle, semble largement insuffisante pour interpréter les interventions étatiques dans un domaine décisif pour le maintien de l'hégémonie politique de la classe dominante : instrument majeur de régulation sociale, le logement, dans le cas de la diffusion de la propriété aux classes dominées, en particulier, comporte l'avantage conjoint de rehausser — indirectement — l'exploitation par l'augmentation du taux d'effort, de favoriser la reproduction idéologique des travailleurs, et d'assurer la rentabilité d'un capital de promotion soutenu par des fonds dévalorisés.

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Production sociale des mythes

urbains

Une recherche historique plus approfondie serait sans doute nécessaire pour saisir dans quelle mesure les programmations de logements dépendent des troubles sociaux : nous constatons seulement que la liaison habitat/reproduction des rapports de classe est souvent négligée ; alors que par exemple les chercheurs expliquent très bien l'apparition du discours réactionnaire sur la misère sociale par les pressions exercées par les classes dominées, les mesures qu'accompagnent ou précèdent ces déclarations idéologiques sont souvent interprétées comme soumises avant tout à la logique économique du capital, ce qui serait accorder aux représentants de la classe dominante des attitudes fort machiavéliques, ceux-ci arrivant toujours à justifier ce qui sert leurs propres intérêts économiques avec des arguments puisés chez l'adversaire. En réalité, l'abondance du discours idéologique qui a toujours fait écho à chaque grande décision étatique sur le logement — ainsi d'ailleurs qu'aux absences de décision ou qu'à leur insuffisance — tendrait à prouver la recherche du consensus social qui lui est subordonné et donc son rapport avec la quête d'un ordre social. En tout cas, et pour clore cette longue digression, la notion de « reproduction de force de travail », qui se profile effectivement dans la logique de la vente de la force de travail au capitaliste, n'a pas une réponse précise et fixée dans l'organisation sociale : à part quelques exceptions où, au xix® siècle, des industriels ont pris en charge complètement la vie hors travail des travailleurs, elle n'entraîne de mesures précises de la part du patronat et du gouvernement que dans le cas de dysfonctions trop aiguës (mais comment les apprécier ? il n'y a pas de relation de cause à effet directe entre conditions de reproduction de la force de travail et taux d'exploitation) et sous la pression revendicative des masses. La programmation des éléments permettant la reconstitution de la force de travail renvoie soit au politique, soit à des distorsions et déséquilibres difficiles à évaluer, variables selon les conjonctures historiques, selon les types d'entreprises, selon les milieux géographiques... L'articulation de la « reproduction de la force de travail » au procès de production n'a pas de sens univoque, et s'observe historiquement à travers une nébuleuse de déterminants. La question initialement posée, le sens social de la politique du logement d'après-guerre, ne peut être résolue que par l'analyse de la conjoncture des rapports sociaux d'alors. 1.2.2.2. Prises de position des partis politiques

sur la question

D'abord, la position des partis politiques sur les problèmes de logement éclaire quelque peu les stratégies de classe à ce sujet. Si à la Li-

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

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bération tout le monde est d'accord sur l'existence d'une « crise » aucun parti pourtant n'en fait « la priorité des priorités >. Les principales déclarations émises lors de la période émanent du Parti communiste, de la CFTC et dans une moindre mesure, de la SFIO et du MRP : le logement se confirme comme un des points de conjonction entre la « gauche » traditionnelle et les chrétiens. Dans l'immédiat après-guerre, lorsqu'ils sont au gouvernement, les communistes axent le problème de la reconstruction sur le développement prioritaire de la production (voir en particulier Frachon, 1946). Dans leur programme, le logement est intégré à la partie consacrée à la renaissance économique ; les propositions qui le concernent sont larges : unifier les méthodes de financement, refondre la législation des loyers, industrialiser et normaliser l'industrie du bâtiment, etc. (voir Cahiers du Communisme, 11, nov. 1946). Quinze ans plus tard, un ancien membre du Comité central (J. Baby, 1960) fera la critique d'une relative négligence du parti envers ce problème : « Le parti aurait dû mener aussi longtemps que nécessaire une puissante campagne nationale pour la construction, apparaître comme le champion incontesté d'un mouvement de masse pour la liquidation de cette plaie sociale. > Cependant s'il ne mène pas une puissante campagne sur ce thème, le parti communiste fait plusieurs propositions de loi en faveur d'une augmentation de la construction HLM (en 1960 le parti communiste fixe à 300 000 logements le taux annuel nécessaire) grâce à l'instauration d'une taxe sur les super-bénéfices des trusts, d'ajustements des augmentations de loyers à celle des salaires, d'une refonte de l'allocation logement (voir loi Billoux déposée le 25 janvier 1956). La SFIO, qui pourtant possède une commission d'étude sur le thème ne semble pas lui accorder une importance particulière : elle soutient plusieurs des propositions du PC et présente en 1957 avec le Front républicain, une loi-cadre de construction importante, qui n'eut pas de suite. Le MRP, lors de ses congrès de 1951 et 1952 mène de larges débats sur le sujet ; la motion finale adoptée en 1952 transcrit certaines mesures relatives au logement : extension de la propriété, amélioration et entretien de l'habitat existant, construction rapide de logements sommaires, incitation à l'épargne-logement, aide à l'accession à la propriété. Plus décisive en revanche est l'action de la CFTC qui propose une charte de l'habitat dès 1949 : ce sera le premier document d'origine syndicale traitant de façon globale les conséquences de la crise du logement et qui formulera une série de propositions administratives, financières, fiscales et foncières. Il s'agirait de développer une politique

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Production sociale des mythes urbains

du logement social en s'appuyant en priorité sur l'élargissement de l'aide publique : soit de construire 280 000 unités par an (contre 45 000 en 1949). Le texte énonce plusieurs suggestions tendant à établir une politique foncière en facilitant notamment les achats de terrains par les collectivités, les opérations de transfert et d'expropriation ; il prévoit également un prélèvement sur les loyers dont le produit, géré par le Front national d'amélioration de l'habitat, devrait servir à subventionner des travaux d'entretien et d'amélioration. Tant la diversité des propositions de la CFTC, que la participation de ses militants dans les colloques, réunions et journées d'études sur le logement et que leur présence sur les terrains de luttes (participation notamment au mouvement d'auto-construction lancé en 1948 dit « mouvement des castors ») témoignent de l'intérêt de la Centrale pour les problèmes de l'habitat. La question du logement ne laisse pas la droite indifférente. La construction de logements constitue une des pierres angulaires de la « politique sociale » proposée par les modérés lors de leur Congrès de 1954, mais n'est pas assortie de projet précis. Le Centre des jeunes patrons, qui publie en 1949 un numéro de sa revue consacrée au logement social, y est davantage sensibilisé : il prône le développement d'organismes paritaires patrons/ouvriers et de groupements interprofessionnels d'entreprises afin de favoriser la construction avec l'aide patronale ; cela dans le double souci de l'ordre social (reprenant l'adage bien connu de l'ouvrier-propriétaire éloigné de la subversion), et de la stabilité de la main-d'œuvre (dans certains cas, l'employé ne peut quitter l'entreprise sans avoir remboursé les sommes avancées par le patron). Au total, le Parti communiste axe ses propositions sur le développement de la construction de logements pour les travailleurs. Il n'accorde pas pourtant une place privilégiée à ce domaine, la défense du pouvoir d'achat se menant dans les luttes sur le lieu de travail. La gauche chrétienne, de son côté, appuie son projet réformiste sur l'amélioration de l'habitat. Quant à la droite, elle s'empare du problème du logement dans une perspective de « paix sociale > et lorsque le déploiement du capital requiert la mise en place d'unités de reproduction de la force de travail.

1.2.2.3. Logique sociale structurelle de la politique du logement Davantage que les déclarations d'intention, l'éclairage de la réalité sociale et économique permet d'expliquer l'élaboration d'une politique du logement autour des années cinquante.

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

157

L'absence de mesures décisives dans l'immédiat après-guerre relève d'une part d'un choix prioritaire accordé à la production industrielle, de l'autre, de la désorganisation et de la faible capacité de l'appareil productif du logement. La politique du logement s'appuiera dans un premier temps sur la pleine utilisation du parc immobilier : un arsenal juridique visant à favoriser l'occupation des logements vides, à interdire les expulsions, et garantir les locataires, est institué entre 1945 et 1949. Par la suite, est mise en place une politique de construction et de diffusion de la propriété dont les fondements résultent d'une coïncidence de plusieurs facteurs. Dans les années d'après-guerre, l'aggravation de la crise du logement a des conséquences économiques — blocage du marché de la maind'ceuvre — et sociales — levée de mécontentements. Mais la mobilisation populaire sur le logement n'est qu'un des aspects d'une flambée de revendications liées au salaire et touchant au niveau de consommation : comme nous l'avons vu, dans la phase de reconstruction industrielle, le taux d'exploitation est entretenu par un frein sur les salaires et une forte inflation. A partir des années cinquante, s'installent les conditions pour un nouveau cycle d'accumulation, qui s'appuie sur une ouverture des marchés extérieurs. D'une part le blocage des salaires, qui a pour corollaire de contrarier l'accumulation en limitant les débouchés commerciaux, est supprimé. Une politique de relance de la consommation est mise en œuvre. D'autre part, s'instaure un soutien relativement sélectif des fonds publics au capital monopoliste. Enfin, l'élaboration de cette nouvelle politique coïncide avec le renouveau des partis traditionnels de droite et leur participation au gouvernement. Dans ce contexte émerge la politique du logement inaugurée par Claudius Petit et prolongée par Pierre Courant. Elle s'impose alors : — comme une mesure politique qui trouve son origine à la fois dans la poussée des revendications sur le logement, et, dans la quête, par la classe dirigeante, d'une paix sociale souhaitable pour l'accomplissement du cycle d'accumulation ; mais cette politique semble avoir été poussée par la bourgeoisie dans une perspective plus généralement politique : il s'agit de consolider une domination qui a été mise en danger par les communistes à la Libération ; — comme une mesure économique nécessaire aux industriels dans une phase d'expansion où la disponibilité d'un large bassin de maind'œuvre se révèle indispensable. Le déficit des logements ouvriers par rapport aux besoins de l'industrie apparaît dès 1947, ainsi que

158

Production sociale des mythes urbains

l'indique la charte sur le logement publiée par le ministère de Claudius Petit : « L'année 1947... voit ainsi s'effectuer une profonde mutation des idées. Le problème de l'habitation prend une importance plus grande et les questions de logement, en dehors même de la reconstruction des immeubles sinistrés préoccupent de plus en plus l'opinion publique. Le développement industriel se heurte, en effet, dans beaucoup d'endroits à la question du logement des ouvriers, qu'il s'agisse notamment sur un autre emplacement que leur emplacement primitif, d'augmenter l'importance de la main-d'œuvre, en particulier par l'immigration. Toute politique de développement industriel se trouve ralentie, faute d'habitation, mais parallèlement les immeubles continuent à se dégrader et les comités d'entreprises des industries existantes s'inquiètent de plus en plus des conditions de vie de la maind'œuvre. » (Se loger, Paris, Ministère de la reconstruction et de l'urbanisme, 1948.) Il semble que la politique du logement relève davantage (dans cette phase) des intérêts du capital dans son ensemble via la reproduction de la force de travail, que de l'accumulation monopoliste via le financement de la construction de logements par les banques privées. En effet la politique de construction du logement de l'époque correspond à une logique capitaliste non monopoliste. Elle s'appuie à la fois sur les fonds publics dévalorisés (Crédit foncier, prêts spéciaux, primes et prêts aux loyers) et sur l'épargne liquide des accédants. Ainsi l'Etat prend en charge, à travers l'aide publique, une partie du coût de la reproduction de la force de travail, soutenant de façon indifférenciée l'accumulation capitaliste. La combinaison (épargne/argent public) impulse la création d'une promotion immobilière, qui assure la mise en valeur de capitaux de la petite et moyenne bourgeoisie. De ce circuit, le capital bancaire est pratiquement exclu ; le secteur de promotion immobilière ne constitue pas encore un mode de rentabilisation du capital financier. La politique de sélectivité en faveur de la fraction monopoliste ne joue donc pas à propos de la production du logement à cette époque : l'appui aux petits épargnants et à la petite et moyenne bourgeoisie se moule directement aux intérêts représentés par les partis s'affrontant sur la scène gouvernementale. Les effets de la réglementation des loyers de 1948 sont complexes. D'une part la loi offre une garantie pour les locataires qui ne peuvent être expulsés de leur logement par des augmentations de loyer excessives. De l'autre, elle assure une certaine justice des loyers dans la

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mesure où celui-ci résulte d'un calcul économique tenant compte des frais du propriétaire, et de la surface habitable : elle tend à substituer la notion de revenus (pour le propriétaire) à celle de service (pour le locataire) et, en ce sens, peut être considérée comme une loi sociale. Cependant en 1948, le taux des loyers était particulièrement bas de façon générale : il représentait environ 4 % des salaires des locataires. L'inscription de la loi eut pour effet de tripler en moyenne le prix des loyers — ce seul argument suffit pour que le parti communiste et la CNL refusent d'appuyer la nouvelle réglementation ; la loi ainsi lèse les plus démunis pour qui l'augmentation de la charge représentait un réel sacrifice. Enfin, différents textes de 1957 à 1967 en ont bouleversé les effets ; son champ d'application fut progressivement réduit : au 1" janvier 1949, 5 000 000 de logements lui étaient soumis ; en mars 1962 leur nombre est ramené à 3 600 000. Selon la CNL, de janvier 1949 à octobre 1965 les loyers effectifs ont été multipliés par dix-sept. Ainsi ses principaux bénéficiaires furent les propriétaires de logements anciens qui virent la rémunération de leur capital immobilier s'élever sensiblement (la loi s'inscrivant dans un ensemble plus large d'incitation à l'épargne). Sont avantagés les patrons de l'industrie et du commerce et les inactifs.

Catégorie socio-professionnelle du chef de ménage

Proportion de propriétaires de logements anciens selon la catégorie socio-professionnelle des ménages en 1961

(%) Patrons de l'industrie et du commerce

50.1

Inactif

50,9

Profession libérale ou cadre supérieur

35.2

Cadre moyen

26.7

Employé

25,4

Ouvrier

24.8

Personnel de service

21,8

Autre actif

13.3

Source : « Enquête logement 1961, les conditions de logement des Français en 1961 », Consommation 3, juil.-sept. 1962.

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Production sociale des mythes

urbains

Au total, la politique de diffusion de la propriété et la réglementation des locataires se conforment aux intérêts politiques et économiques de la bourgeoisie dans son ensemble et d'une partie de la petite bourgeoisie : rentabilisation directe du capital de promotion — petite et moyenne bourgeoisie ; rentabilisation indirecte du capital monopoliste et non monopoliste (via la reproduction de la force de travail). La dimension idéologique qui entoure cette politique trouve un écho dans le discours propre à la droite. Celle-ci, encore sous le coup des calomnies qui l'accablèrent à la Libération tient à paraître « sociale » : son idéologie est teintée de valeurs spirituelles référant au mythe de la civilisation chrétienne, et dans ce contexte, l'apologie de la famille et la défense des « petits » et des « pauvres » sont apposées au problème du logement social. D'ailleurs, les partis représentant la bourgeoisie, fidèles à une idéologie de la personnalisation d'une politique, revendiquent l'instauration de ladite « politique sociale » du début des années cinquante, ainsi qu'en témoigne l'extrait d'un rapport au Congrès des modérés en 1954 : « C'est l'honneur du président Pinay d'avoir, contre vents et marées, contre les habitudes résignées de l'administration, affermi le plancher d'une politique sociale, c'est-à-dire la stabilité des prix et la fixité de la monnaie. C'est aussi l'honneur d'hommes que l'on qualifiait plaisamment de réactionnaires et presque d'anti-sociaux, d'avoir institué sur le plan national, une clause d'échelle mobile qui n'existe nulle part ailleurs en Europe (grâce à la loi de juillet 1952), d'avoir instauré une politique de construction à bon marché et de loyers adaptés aux budgets ouvriers, grâce au plan de notre ami Courant, d'avoir réalisé enfin une amélioration du pouvoir d'achat des salaires de 20 % entre 1951 et mars 1954. Comprenons-y l'augmentation de 15 % du salaire de base imposé par le gouvernement Laniel. »

1.2.3.

E F F I C A C I T É SOCIALE DE LA POLITIQUE DU LOGEMENT

Que la politique du logement suive la logique des intérêts dominants (et de la classe qui politiquement l'appuie, la petite bourgeoisie traditionnelle) ne signifie pas nécessairement qu'elle soit absolument défavorable aux classes dominées sur le plan des conditions matérielles de vie : la contrepartie du raffermissement du pouvoir de la droite passe, entre autres choses, par une diffusion de la consommation et, en particulier, celle du logement. La comparaison des recensements de 1954 et 1962 permet d'appréhender l'efficacité sociale de cette politique.

Une idéologie urbaine de la pathologie

sociale

161

La mise en place des financements publics d'accession à la propriété rend plus avantageux l'achat d'un logement neuf que sa location : s'ensuit un mouvement massif vers la propriété d'occupation, dont toutes les classes sociales bénéficient. Au moyen du taux d'accroissement annuel de la proportion de propriétaires occupants selon la catégorie sociale on classe les bénéficiaires de la politique d'accession en quatre groupes du plus favorisé au plus lésé (Topalov, 1973 b) : — les cadres supérieurs, auxquels s'adjoignent une partie des fonctionnaires (instituteurs, services sociaux) : plus de 8 % ; — les classes intermédiaires (employés + cadres moyens) et la classe ouvrière dans son ensemble : 6 et 7,5 % ; — les professions libérales : 4,2 % ; — les autres non salariés (commerçants, industriels, artisans) : entre 1,5 et 2,5 % . Si la proportion d'HLM et de Logecos dans l'ensemble des constructions nouvelles s'accroît entre 1955 et 1959, l'écart entre les conditions d'accession au logement des professions non salariées (patrons et professions libérales) et celles des salariés cadres/employés/ouvriers/ personnel de service est trop important pour être comblé par cet effort en faveur des constructions sociales. D'ailleurs à l'exception du personnel de service ce sont les couches supérieures des salariés (cadres supérieurs et moyens) qui sont les premiers bénéficiaires de cette politique, ainsi que l'indique l'évolution de la proportion de propriétaires — occupants par catégorie socio-professionnelle entre 1954 et 1962. De plus, malgré la politique de construction et de diffusion de la propriété, et de la réglementation des loyers, la crise est loin d'être réglée en 1962 : la pénurie et la forte proportion de logements inconfortables subsistent, touchant corrélativement davantage les classes modestes, ouvriers et employés et personnel de service que les autres (voir RGP, 1962). Si l'on admet que le mode d'accession et le niveau de confort et de surpeuplement du logement constituent un des critères importants des conditions de vie, on peut jeter un regard critique sur les effets sociaux de la politique conduite à cet égard lors de la IV e République. Dans le cas de la diffusion de la propriété d'occupation, elle a favorisé sans doute tous les salariés, en particulier les cadres supérieurs, les fonctionnaires, les cadres moyens, les employés et les ouvriers, mais si le développement de la propriété a été relativement pluriclassiste, il n'a pu combler le retard accumulé par les ouvriers, les employés et le personnel de service en ce qui concerne l'inconfort et le surpeuplement de leurs logements et le mode d'accession au logement. Le bilan que 11

162

Production sociale des mythes urbains

Proportion de ménages propriétaires

Indice d'accroissement Taux de la population d'accroissement (base 100 de la population en 1954)

1954

1962

Patrons de l'industrie et du commerce

44,4

52,9

119

2,3

Professions libérales,

40,1

54,5

136

4,48

Cadres supérieurs

21,8

36,3

166

8,31

Cadres moyens

20,2

31,9

158

7,24

Employés

18,9

28,0

148

6,07

Ouvriers

19,8

29,5

149

6,18

Personnel de service

14,3

22,4

157

7,08

Autres catégories

11,8

20,8

176

9,53

Inactifs

48,1

50,8

106

0,70

Source : RGP, 1954 et 1962.

l'on peut établir sur la politique mise en œuvre dans les années 19481953 signale finalement un maintien des inégalités sociales : — Classes sociales favorisées par la diffusion de la propriété : . une partie de la bourgeoisie (les cadres supérieurs) (au stade du capitalisme avancé, on peut considérer que les cadres supérieurs sont plus que les alliés objectifs de la bourgeoisie — les détenteurs des moyens de production —, ils en font partie) ; . les classes intermédiaires (employés, cadres moyens, ingénieurs, fonctionnaires) ; . la classe ouvrière (le personnel de service et toutes les catégories d'ouvriers) ; — Classes sociales durablement affectées par la crise du logement : . la fraction subalterne des classes intermédiaires : les employés ; . la classe ouvrière (le personnel de service, surtout, et toutes les catégories d'ouvriers).

Une idéologie urbaine de la pathologie sociale

163

1.3. L'IDEOLOGIE URBAINE DE LA PATHOLOGIE SOCIALE OU COMMENT LES DIRIGEANTS PARLENT DES « PAUVRES > A EUX-MEMES ET A LA PETITE BOURGEOISIE TRADITIONNELLE

1.3.1.

CONDITIONS D'ÉMERGENCE D'UNE IDÉOLOGIE URBAINE DE PATHO-

LOGIE SOCIALE

L'idéologie urbaine de la pathologie sociale se pose en écho aux mesures adoptées à l'égard du logement dans les années 1948-1953. Si les images, les thèmes qu'elle met en forme sont largement dépendants de certaines pratiques sociales de l'époque (la consommation « inaccessible > à la majeure partie de la population, les difficiles conditions matérielles d'existence des nouveaux urbains en particulier, l'amorce d'une mobilisation populaire sur l'habitat) c'est à l'occasion de la mise en place d'interventions publiques qu'elle se propage et prend sa force ; la précision incite à décrire ainsi les interconnections dans le temps des pratiques de politique urbaine et de l'idéologie qui la valorise : cette dernière précède l'élaboration de la politique du logement, retentit de façon marquante en coïncidence avec l'adoption des mesures (années 1948-1953), s'évanouit avant que celle-là n'ait produit tous ses effets (à partir de 1958). Si l'on s'en tient à son simple contenu, l'idéologie de la pathologie sociale s'apparente seulement à la description, peu affabulée, des conditions de vie d'une partie de la population et des maux qu'elles engendrent, et propose des mesures réformistes sur l'habitat pour résorber la pauvreté. Mais pourquoi, précisément une politique active de logement est-elle mise en œuvre à cette époque, et pourquoi a-t-elle besoin d'un faire-valoir idéologique puissant ? Tentons d'articuler, dans un ultime effort de clarification, les faits précédemment dévoilés qui tissent la toile de fond de laquelle émerge le discours sur la pathologie sociale (voir schéma, p. 165 : contexte d'émergence urbaine de la pathologie sociale). Il faut pour cela partir du point fondamental : la crise du logement, endémique depuis le xix e siècle, et accentuée dans l'après-guerre, à la suite des destructions et de l'arrivée massive de population dans les centres urbains. La pénurie de logements déclenche, de façon ponctuelle d'abord, puis plus ample dans les années 1954-1955 lorsque la question du logement aura été portée sur la scène politique par le

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gouvernement, des mobilisations populaires. Parallèlement, du côté des classes dominantes, elle freine le déploiement du capital industriel en bloquant les possibilités d'hébergement des travailleurs ; par ailleurs, elle met en danger la paix sociale requise précisément par la bourgeoisie pour raffermir son pouvoir politique et économique. C'est de cette conjoncture des rapports sociaux qu'est mise en place une politique de blocage des loyers qui profite directement aux inactifs et aux petits patrons — en 1948, le gouvernement est alors dominé par la SFIO — et qu'est mis en construction — en 1951-1953 alors que la droite a pris le pouvoir dans la scène gouvernementale — un vaste programme de logements sociaux et de logements en accession à la propriété. Le rappel des conditions socio-économiques ayant déterminé l'apparition de la politique du logement permet seulement de « signaler » la trame sociale constitutive de l'idéologie. Le processus d'élaboration de celle-ci se révèle au niveau des pratiques sociales qui façonnent et sécrètent les formes idéologiques (voir schéma, p. 166, constitution et mode d'utilisation de l'idéologie urbaine de la pathologie sociale) : — la crise du logement qui engendre certaines pratiques sociales (liées à la vie dans des logements insalubres ou surpeuplés), qui modèle à leur tour des formes idéologiques (par exemple, l'image associant la misère ouvrière à l'inconfort et à la promiscuité de la vie à l'hôtel) ; — surgissent, selon la conjoncture historique, des pratiques sociales liées au logement compris comme enjeu entre les classes : pratiques de lutte des classes dominées, pratiques régulatrices de la part de la classe dominante (par exemple, programmes de logements financés directement par le patronat et pratiques liées aux intérêts de la classe dominante dans l'immobilier et le foncier) ; celles-ci déterminent en retour des formes idéologiques ; — la mise en place, par l'appareil d'Etat, et sous l'égide de la bourgeoisie, d'une politique du logement réactive le discours. Celui-ci est à la fois refondu, modelé et répercuté en fonction d'un effet nécessaire : assurer les bases idéologiques d'un consensus social sur les pratiques étatiques. La résurgence d'une idéologie dominante de la pathologie sociale naît de ce processus complexe. Une question se pose alors : pourquoi la classe dirigeante a-t-elle besoin de donner un écho important à ces initiatives en 1948-1953 ? D'une part, la bourgeoisie recouvre son pouvoir politique qu'elle a cru en danger dans l'immédiat après-guerre : c'est une raison majeure pour accorder un retentissement aux mesures sociales qu'elle adopte,

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et valoriser une image de marque de « bienfaiteur du peuple ». Au lieu de passer sous silence une réalité sociale dont elle est largement instigatrice, la dureté des conditions de vie urbaine pour les couches populaires et notamment les nouveaux citadins, elle en dénonce le scandale (les inspirateurs n'en auraient-ils pas été le gouvernement « socialocommuniste » de l'immédiat après-guerre), la dépeint avec abondance, et s'appuyant sur le thème nouvellement mis à l'ordre du jour de la consommation, développe une idéologie urbaine associant la possession d'un « bon logement » à l'éthique conservatrice : travail-famille-santémoralité. L'idéologie urbaine de la pathologie sociale, c'est d'abord l'image de la pauvreté (ou du peuple) vue par la bourgeoisie. D'autre part, il s'agit de faire avaliser par l'ensemble des classes sociales la politique adoptée.

Contexte d'émergence de l'idéologie urbaine de la pathologie sociale

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et d'éducateur, ce qui lui permet de légitimer la répression qu'elle exerce à son égard dans la sphère économique. Que la bourgeoisie se préoccupe des « pauvres » cautionne à ses yeux, mais aussi aux yeux des couches alliées et appui, et d'une partie des classes dominées, sa domination de classe. En rejoignant ces deux constatations à celles établies précédemment, on peut désigner l'idéologie urbaine de la pathologie sociale comme la parole de la bourgeoisie sur les « pauvres » adressée à elle-même et à la petite bourgeoisie traditionnelle en particulier, émise à un moment où précisément la classe dominante tient à se rassurer elle-même, à rehausser son « image de marque » et raffermir son pouvoir politique. Ces données ne sont valables que pour l'idéologie urbaine de la pathologie sociale des années 1948-1953 et devront être confrontées avec les résultats de l'analyse de l'idéologie urbaine de la qualité de la vie avant que l'on puisse en tirer des conclusions plus sûres sur les conditions sociales d'apparition d'une idéologie urbaine.

CHAPITRE II

Production d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie

Le thème de la pathologie sociale se dissipe avant la fin de la IV" République. Les discours qui accompagnent les initiatives en matière de politique urbaine aux alentours des années 1958-1968 sont davantage féconds en idéologies de l'aménagement ou de l'urbanisme (les métropoles d'équilibres, la théorie des pôles et de la hiérarchie fonctionnelle de l'espace) qu'en idéologies urbaines. C'est avec le schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme de la Région parisienne (1965), ceux qui lui succédèrent, et les déclarations de A. Chalandon (1969-1971) qu'à nouveau déferle une vague du discours associant un projet social, la qualité de la vie, à l'organisation de l'espace. Les mythes nouvellement apparus, que nous avons abondamment décrits ultérieurement, n'ont cessé de se diversifier et de résonner avec plus d'intensité au cours des années 1970-1975. Ils ont accompli des incursions de plus en plus répétées dans la production idéologique des diverses branches de l'appareil d'Etat, essaimant d'abord de façon dominante dans le discours accompagnant la politique du logement et de l'urbanisme (cf. le discours chalandonien), puis celui légitimant la politique de l'aménagement du territoire (discours de J. Monod dans Le Monde du 28 février 1973) et de l'industrie, avant de devenir dominant dans les discours prononcés au plus haut sommet de l'Appareil (cf. discours de V. Giscard d'Estaing dans Le Point du 7 avril 1975). Peu à peu ils ont redéfini toute une morale : banale référence à une quête du bien-être dans le discours chalandonien, ils sont devenus code moral d'un mode de vie moderne « bien compris » dont le précepte majeur serait celui de la désaliénation, à la fois par rapport aux pratiques liées au travail, et aux pratiques de consommation. Nous ne reviendrons pas sur leur contenu, mais nous devons rappeler que la diversification de celui-ci s'accentue après 1972 et connaît un autre regain après le changement d'Exécutif en 1974 : ces momentscharnières devraient apparaître dans l'analyse qui va suivre. Avant de l'entamer, nous devons aussi évacuer une ambiguïté qui touche la terminologie utilisée pour nommer l'idéologie ici en question. Maints observateurs ont évoqué l'apparition, dans les années 1970,

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d'idéologies communément intitulées « de l'environnement >, du « cadre de vie », de « la qualité de la vie », de la nature, de l'écologie, etc. Ces interpellations font référence au vocabulaire utilisé par la classe dirigeante, et par ses agents pour désigner le champ de leurs pratiques. Or, l'emprunt au langage technocratique est un champ miné, puisque, ainsi que le signale Touraine (Production de la société, Paris, Le Seuil, 1973, pp. 338 et 339), cette rhétorique répond davantage à des besoins des hautes sphères de l'administration — témoigner de l'autonomie d'un corps professionnel, d'une part en occultant la dépendance d'une organisation par rapport aux niveaux supérieurs de la société, d'autre part en créant un moyen de défense contre ce pouvoir supérieur de la société — et non pas à une rationalité soucieuse de décrire un domaine d'application précis. Les termes employés ici sont des signifiants dont le signifié est volontairement obscur : ils n'ont de fonction que de brouillage et de code corporatiste. Il convient donc d'adopter une certaine rigueur pour désigner ces nouvelles formes idéologiques, faute de quoi, en restant prisonnier du flou des dénominations technocratiques, on s'enferre dans des discours tautologiques. Ces nouveaux discours idéologiques sont fondés sur des idéologies urbaines, caractérisées par trois phénomènes, qui d'ailleurs s'interpénétrent : — la globalisation de l'idéologie qui vise à établir des relations causales entre l'espace et le mode de vie : ces relations ne se rapportent plus exclusivement à l'espace « urbain » mais au milieu de vie en général ; d'où la référence à une discipline écologique ( = étude des milieux où vivent et se reproduisent les êtres vivants, ainsi que les rapports de ces êtres avec le milieu de vie » ; cf. Le Petit Robert) ; — la résurgence d'une valorisation de la Nature (dont le N majuscule exprime le caractère d'essence), opposée au milieu « urbain » tenu comme moralement et physiquement toxique ; — si ces idéologies urbaines renvoient à des catégories technocratiques diverses (écologie, politique de la nature, du cadre de vie), elles sont toutes directement dérivées, ainsi que le prouvent les interviews et l'échantillon de textes que nous avons construit, d'un thème plus large, significatif du « projet social » qui anime les actions de la technocratie : la qualité de la vie (dont nous avons vu les diverses connotations dans l'éthique sociale). Comme nous l'avons déjà indiqué, cette idéologie n'est pas exclusivement urbaine, puisqu'elle réfère à toute sorte de milieux de vie, ni même spatialisée puisqu'elle englobe aussi d'autres aspects de la vie sociale, notamment la sphère de travail. Mais elle est, dans la majeure

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partie des cas, évoquée à propos des « problèmes urbains », ceux-ci désignant, dans les sociétés de capitalisme avancé, l'ensemble des processus qui structurent l'espace et qui sont articulés à la reproduction simple et élargie de la force de travail. La qualité de la vie est donc la spatialisation d'une éthique de la jouissance matérielle et surtout spirituelle et que recouvrent certaines valeurs : liberté, esthétique, communication... Elle est le noyau autour duquel s'organisent (idéologiquement) une problématique du cadre de vie et une consécration de la nature. C'est pourquoi nous désignons par idéologies urbaines de la qualité de la vie ces nouvelles formes idéologiques que la technocratie — et ceux qui l'étudient, habillent d'appellations diverses. Ces remarques préalables indiquent que l'idéologie urbaine de la qualité de la vie renvoie à un registre de pratiques technocratiques beaucoup plus large que dans le cas de l'idéologie de la pathologie sociale. Aussi interpréter son émergence à travers la transformation des rapports de classe et les pratiques sociales qui s'articulent à 1'« urbain » dans les années soixante-dix, nécessite-t-il un traitement long et minutieux qu'il convient d'introduire. L'idéologie urbaine de la « qualité de la vie > est portée sur le front idéologique de la lutte des classes par la technocratie, comme le démontre une étude historique de son apparition : il n'y a jamais eu de lutte des classes dominées appuyée sur une revendication intitulée « qualité de la vie ». Quels sont alors les motifs qui ont nécessité une telle initiative de la part de la classe dominante ? On remarque que la diffusion d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie s'accentue au fur et à mesure des secousses de la crise de domination de la bourgeoisie : elle apparaît aux lendemains de la crise idéologique de Mai 1968, se renforce après que les premiers signes de la crise économique se soient manifestés autour de 1972-1973, s'intensifie nettement après que la crise de l'hégémonie politique de la classe dominante ait été clairement signalée par les élections présidentielles de 1974. Un des éléments nouveaux apparus dans la lutte des classes dominées et même auprès de certaines couches sociales traditionnellement alliées à la bourgeoisie après Mai 1968 est la mise en cause du modèle de vie propre à la société de capitalisme avancée, et notamment des conditions d'existence dans les grands centres urbains. L'émergence de nouvelles formes de contestations, l'éveil d'une vive sensibilité aux conditions matérielles de la quotidienneté et à l'éthique qui les organise, figurent parmi les éléments marquants qui ont déclenché une contre-offensive de la classe dirigeante au moyen de l'arme idéologique de la « qualité de la vie ».

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Cet élément en rencontre un autre, la nécessité d'intégrer au dessein dominant les couches sociales numériquement montantes de la nouvelle petite bourgeoisie. Or cette perspective s'avère de plus en plus difficile en période de crise économique, où la prolétarisation des conditions de vie et de travail gagne une fraction importante des classes sociales intermédiaires. Un débouché politique s'offre alors en dernière carte à la bourgeoisie, la social-démocratie, gestion loyale des intérêts capitalistes accompagnée par une politique sociale développée à laquelle est associée une large partie des couches populaires. C'est l'ouverture que proclame en tout cas l'idéologie de la qualité de la vie en suggérant l'idée d'un bouleversement des conditions d'existence et des modes de relations sociales appuyé sur un urbanisme imaginatif et novateur. Mais la bourgeoisie française a-t-elle les moyens économiques et politiques de mettre en œuvre une programmation urbaine « socialedémocrate > améliorant concrètement les pratiques quotidiennes de la population, et si l'on se réfère à sa politique urbaine récente, y a-t-il eu coïncidence entre les idéologies proclamées et les interventions réelles de politique urbaine qu'elles ont prétendu orienter ? C'est la question de la social-démocratie que nous entendons interroger tout au long de l'étude du processus de production de l'idéologie urbaine de la qualité de la vie en articulant entre elles crise d'hégémonie de la bourgeoisie, revendications des classes dominées et réponse de l'appareil d'Etat sur l'aménagement urbain. Le point central de cette réflexion sera notamment de savoir si l'apparition de l'idéologie « changeons la vie, changeons la ville > réfracte une politique urbaine qui. dans ses déterminants sociaux et dans ses effets, peut notablement être tenue pour « sociale-démocrate » ou, tout au moins, prend une telle orientation, ou si, au contraire, elle fait écran à des pratiques technocratiques pénalisant de plus en plus gravement les couches populaires, renforçant la détérioration de leurs conditions de vie ? L'analyse suit ici la même progression que dans le chapitre précédent : nous examinerons d'abord la conjoncture des rapports sociaux dans laquelle l'idéologie prend sa force, puis les pratiques technocratiques de politique urbaine auxquelles elle fait écho, avant de retracer plus synthétiquement les conditions sociales de sa production et son efficacité.

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2.1. LE CREPUSCULE DE LA Ve REPUBLIQUE, TOILE DE FOND DE L'EMERGENCE D'UNE IDEOLOGIE URBAINE DE LA QUALITE DE LA VIE L'époque 1 où émerge l'idéologie de la qualité de la vie marque, pour les forces capitalistes, la fin d'une phase importante d'accumulation, suivie par une aggravation des contradictions du système mises en évidence lors de la crise pétrolière. A une étape de redéploiement du capital, caractérisée par une constante croissance de la production, et assortie d'une hausse sensible de la consommation, succède une période de stagnation et d'austérité. A la crise économique se noue, de façon dialectique, une crise d'hégémonie politique. Dans le début des années soixante, l'avènement des gaullistes sur la scène politique, la reconstitution des forces centristes, pro-atlantistes, ont marqué la capacité des monopoles à imposer leurs représentants au plus haut niveau politique. La bourgeoisie a assis son pouvoir sur un Etat fort, centralisé, qui bénéficie d'une base populaire importante : cette conjoncture lui est d'autant plus politiquement favorable que les organisations politiques et syndicales des classes dominées sont divisées sur la tactique à suivre. A partir de 1965 cependant, avec des à-coups, le soutien des masses à l'Etat gaulliste ne va cesser de s'effriter, et les forces populaires vont se reconstituer : le resserrement des liens entre organisations syndicales (1965) et surtout le regroupement des partis de « gauche » sur la base d'un Programme commun en 1972 constituent les principales étapes de ce redressement. 1968 est une date charnière dans la modification de ces rapports de force, car elle marque un saut qualitatif de la prise de conscience des classes dominées vis-à-vis des conditions d'exploitation et de domination du système capitaliste : l'apparition d'une nouvelle « sensibilité », les revendications des classes dominées, induira presque directement l'initiative idéologique de la classe dominante sur le thème de la qualité 1. Il est caractéristique que pour l'étude de cette époque, on ne dispose d'aucun ouvrage synthétique ; quelques documents paraissent néanmoins indispensables pour faciliter la compréhension de la vie sociale et politique sous la V e République : Dupeux, 1972; Williams, Harrison, 1971; Viansson-Ponté, 1971; Duverger, 1968 ; Goguel, Grosser, 1975 ; Poulantzas, 1974 ; Herzog, 1972 ; Mallet, 1969 ; Mouriaux, 1972 ; Attali, Guillaume, 1973 ; textes du V e et du VI e Plan (voir Documentation française) ; ensemble des textes concernant la « crise » (voir p. 181).

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de la vie. Le discours dominant se fera encore plus offensif au fur et à mesure que son pouvoir politique s'érodera.

2 . 1 . 1 . CRISE ÉCONOMIQUE ET ÉROSION DU POUVOIR POLITIQUE DE LA BOURGEOISIE

Les années soixante-dix marquent la fin d'une période relativement faste pour la fraction hégémonique du capital. Depuis le début de la V° République sont réunies les conditions politiques pour favoriser le déploiement du capital 2 ; la SFIO, affaiblie et discréditée, ne joue plus aucun rôle, les partis centristes ou modérés disparaissent pratiquement de la scène politique, alors que TCJNR qui se présente comme le garant de l'ordre, de la stabilité et de la paix en Algérie, non seulement aux yeux de la bourgeoisie, mais d'une partie des couches populaires, gagne une large majorité des sièges à l'Assemblée. Le parti communiste, seul représentant des classes dominées au Parlement accroît ses voix, mais demeure isolé face au parti hégémonique de la bourgeoisie. Le mouvement syndical affaibli au cours des années 1958-1962 connaît ensuite un regain d'activité et des grèves dures, directement liées aux nouvelles conditions d'accumulation (éviction de certains secteurs non rentables de l'économie) ont lieu au début des années soixante (grèves tournantes, la longue grève de Decazeville) : cependant ses forces ont été divisées, notamment à propos de la question algérienne, 2. Le parti gaulliste, traduisant les intérêts de la bourgeoisie, bénéficie entre 1958 et 1962 d'un solide appui populaire : — Référendum du 28 septembre 1958 (adoption de la constitution proposée par le gouvernement présidé par le général de Gaulle), % des suffrages exprimés : Votes oui : 79,2 % Votes non : 20,7 % — Résultat du référendum du 28 octobre 1962 (adoption d'un projet de loi disposant que le Président de la République sera élu à l'avenir au suffrage universel) ; % des suffrages exprimés : Votes oui : 61,7 % Votes non : 38,2 % — Election législative de 1962 ; % des votes exprimés : Parti communiste et apparentés 21,7 % 2,4 % Extrême-gauche SFIO 12,6 % 7,5 % Radicalisme MRP 8,9 % 31,9 % UNR-UDT Républicains indépendants (gaullistes) 4,4 % Modérés 9,6 % 0,9 % Extrême-droite 1 2

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et l'accentuation des disparités professionnelles (apparition d'une « nouvelle classe ouvrière ») requiert une redéfinition de ses objectifs et de ses modes d'action. Le bloc au pouvoir renforce son hégémonie en mettant en place un Etat centralisé, disposant de services étendus capables d'exercer avec efficacité la gestion des intérêts dominants ; la prolifération de l'appareil administratif, l'installation à tous les postes-clefs de « grands commis » contrôleurs de l'économie, l'inauguration d'une planification souple fondée sur des méthodes modernes de prévision sont les aspects dominants de la réorganisation de l'Etat. Jouissant d'une large assise populaire, l'Etat bénéficie d'une marge de manœuvre importante vis-à-vis des intérêts qu'il représente : en quelque sorte, le rapport de force sur la scène politique est tellement en faveur de la bourgeoisie, que celle-ci peut admettre une certaine indépendance des pratiques de l'Etat technocratique. Celui-ci met directement en œuvre des interventions correspondant aux intérêts économiques hégémoniques, mais par ailleurs dispose d'une autonomie limitée en matière de politique sociale et étrangère. Quels sont, compte tenu de ce contexte, les grands traits de son action ? Depuis le début des années soixante une nouvelle phase d'accumulation est entamée par le capital français. Mais les effets engendrés par le processus d'accumulation/dévalorisationdont l'aspect visible est celui de la surchauffe et de l'inflation, incitent le pouvoir à briser le cycle d'accumulation avant son terme : c'est le plan de stabilisation de Giscard d'Estaing, en 1963, dont l'impact est d'une part, de freiner la production, de l'autre, d'accentuer brutalement le contrôle monopoliste. L'austérité budgétaire constitue le thème majeur de la politique giscardienne des dix années suivantes. Les mesures visant à contrecarrer les effets de la suraccumulation s'appuient sur le développement inégal des capitaux et l'internationalisation de la production. 3. Notre propos n'est pas ici d'étudier la théorie de la suraccumulation (ou « excédent de capital ») exigeant la dévalorisation, au cœur duquel se trouve la problématique de la baisse tendancielle du taux de profit (cf. Marx, section III du livre III du Capital, ou, en résumé, P. Boccara, Etudes sur le capitalisme monopoliste d'Etat, sa crise et son issue, Paris, Ed. Sociales, p. 293 et suiv.). Rappelons cependant que le mode de production capitaliste est un procès contradictoire, non seulement dans les rapports sociaux d'exploitation qui le fondent, mais dans son développement historique. C'est-à-dire que les tendances mêmes qui sont à la base de son expansion et de sa reproduction élargie conduisent aussi « tendanciellement » à sa crise et à sa non-reproduction. D'où pour lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit, qui caractérise ce procès, la mise en place, par la classe capitaliste et par l'Etat, où elle détient une position hégémonique, d'un ensemble de mesures contre-tendancielles.

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Le soutien sélectif au capital monopoliste combine plusieurs formes directes (contrôle de la formation des prix, allégement fiscal, sélectivité des commandes publiques, aides à l'exportation, drainage des ressources financières vers les monopoles) et indirectes (prise en charge d'une politique d'aménagement spatial des forces productives, mise en place d'unités complexes de reproduction de la force de travail) qui s'exercent nécessairement au détriment d'autres postes budgétaires (sont nécessairement touchés les prêts et subventions aux collectivités locales et aux entreprises publiques, les équipements collectifs sociaux et culturels, et la construction sociale). Par ailleurs, l'Etat, au moyen de la débudgétisation, favorise l'accumulation monopoliste tout en faisant supporter par les travailleurs une part croissante de la reproduction de la force de travail : la limitation des dépenses publiques sociales s'accompagne d'une prise en charge accrue de leur coût par les particuliers (dans le cas, par exemple, de la Sécurité sociale) ; l'accroissement de l'aide publique aux entreprises privées se fixe au détriment de l'aide apportée aux entreprises publiques et entraîne une hausse des tarifs de ces dernières, sous le prétexte de la « vérité des prix » (politique clairement exprimée par le rapport Nora en 1967) ; on assiste à une prise de participation privée pour les équipements d'Etat (autoroutes et téléphones) et à une modification des circuits de financement publics (l'affectation des fonds publics est transférée en partie à des organismes semi-publics, comme la Caisse des dépôts et consignations, échappant ainsi au contrôle démocratique). Cette politique possède elle-même ses propres contradictions et limites. D'une part, la pression fiscale — directe et indirecte, et en plus subvertie par l'inflation — se heurte à la résistance des masses populaires, dont nous verrons que la sensibilisation à l'exploitation subie hors du strict domaine de la production ne cesse de croître au cours des dix dernières années. De l'autre, favoriser le drainage de l'épargne par le capital financier monopoliste va à l'encontre de l'action du Trésor qui, pour financer ses impasses budgétaires, fait appel aux emprunts publics auprès des particuliers (Bons du Trésor, emprunt à long terme) : c'est donc une réforme complète des circuits monétaires et financiers qu'il convient d'envisager. Enfin, l'ensemble de la politique économique du gaullisme et du pompidolisme a été présentée constamment comme une lutte contre l'inflation, ce qui est très éloigné de la réalité. Celle-ci n'est considérée comme néfaste que quand elle gêne l'accumulation (autrement dit quand elle perturbe les processus de drainage de l'épargne et de répartition de la plus-value) ; mais comme elle représente simultanément un important moyen de pression sur les travailleurs, d'accentuation de l'exploitation et de reconstruction des taux de profit, elle est le plus

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souvent traitée avec laxisme — notamment lors de la période 19691972 —, le discours officiel l'imputant à une cause externe : le contexte international. Les résultats économiques de cette politique sont une élévation constante de la croissance industrielle jusqu'en 1974, avec pourtant une décélération à partir de 1964, lorsque se font sentir les effets de la politique de stabilisation. Par ailleurs, les prix enregistrent une hausse continue, qui détériore les acquis salariaux. Enfin surtout on observe une baisse de la productivité du capital qui est compensée partiellement au niveau du profit par une surexploitation, une élévation des prix et des allégements fiscaux. Ainsi, le processus mis en place accentue de façon indirecte l'exploitation des travailleurs par le capital soit à travers l'inflation soit en récupérant à travers l'Etat ce qui avait été octroyé en salaires. Le résultat visible de ce phénomène est frappant : alors que le PNB n'a cessé de s'élever jusqu'en 1974, que les salaires se sont aussi notamment accrus, d'une part, le pouvoir d'achat des salariés augmente de façon beaucoup plus modérée, et diminue même en 1975, d'autre part, les conditions de vie en général qui dépendent largement de l'intervention de l'Etat en matière d'équipement et d'infrastructure ont tendance à se détériorer pour les classes dominées. Un des premiers signes de la crise d'hégémonie de la bourgeoisie apparaît en 1968 avec la levée de la contestation et des revendications économiques des travailleurs (nous examinons plus en détails les événements de Mai 1968, p. 197) ; mais le pouvoir politique recouvre une stabilité précaire autour d'une nouvelle majorité et met en œuvre une politique à la fois plus directement sélective envers les monopoles et plus « sociale » (politique du contrat social de Chaban-Delmas). Pourtant depuis la brèche ouverte en 1968, l'Etat appuyé sur le parti gaulliste auquel se sont alliés les républicains indépendants ne cesse de s'affaiblir 4 : son incapacité à enrayer l'inflation et à réguler les tensions sociales caractérise l'action gouvernementale des années soixante-dix. Parallèlement, les forces traditionnelles de la gauche se sont rapprochées en 1972 dans l'élaboration d'une stratégie commune de prise de pouvoir, tandis que l'action syndicale retrouve une dynamique unitaire. En 1974, plusieurs événements convergent qui signalent l'apparition d'une récession brutale de l'économie, et l'érosion du pouvoir politique. 4. La gauche de 1968 sont tuation de la présidentielles

avait solidement remonté aux législatives de 1967 ; les législatives « marquées » par la peur du « rouge » et signalent une accendroite ; en 1973, la gauche à nouveau comblait son retard. Aux de 1974 elle manqua de l'emporter.

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Le mode de production capitaliste, relevant d'un processus contradictoire, est cycliquement secoué par des crises ou récessions : il est donc certain que la crise qui se dévoile au cours des années 1974-1975 est inscrite depuis longtemps dans les rouages du capitalisme avancé. Par ailleurs, aucune des récessions connues au cours des trente dernières années n'avait mis en cause l'expansion économique et le système lui-même en général. Or, il semble que la crise que traversent actuellement les sociales occidentales ait un contenu qualitativement différent des autres récessions dans la mesure où elle met en question la capacité même du système à se reproduire sans passer « par une transformation qualitative des rapports de classe à l'échelle mondiale * (Castells, 1975). Cette crise a donné lieu à de nombreuses interprétations que nous ne relaterons pas ici 5 puisqu'elles n'intéressent pas directement l'objet de notre recherche. En revanche, ses manifestations, et les mesures régulatrices prises à son égard par la classe capitaliste en France éclairent avec netteté le déferlement du discours sur la qualité de la vie (version élargie). Les signes extérieurs de la crise — au niveau national — combinent divers processus que l'on désigne par la « stagflation », soit : — une récession de l'activité économique dans un mouvement en spirale : diminution des investissements productifs, baisse des progrès de la productivité, fléchissement de la production, chômage, d'où difficulté de réalisation des produits et accentuation de la récession ; en 1974, le PNB n'avait crû que de 2 % par rapport à l'année précédente ; en 1975 selon toutes les prévisions, sa croissance sera voisine de 0 % ; et le million de chômeurs est largement dépassé au milieu de l'année ; 5. Voir en particulier : — Le Monde diplomatique, nov. 1974 ; les articles de C. Goux, T. de Montbrial, P. Herzog dans Le Monde du 24 au 27 décembre 1974 ; J. Attali, « La crise », Le Monde, 7 nov. 1974 ; C. Goux, « Deux scénarios de l'inaceptable », L'Unité, déc. 1974 ; Fabre, « La crise de la société française et du monde capitaliste », Le Monde, 8, 9, 10 juin 1975 ; J. Attali, « La question à 1 000 milliards de dollars », Le Monde, 21 mars 1975 ; J. Boissonard, « Trois scénarios pour 1980 », L'Expansion, janv. 1975 ; — plus les publications propres au PCF : P. Herzog, Politique économique et planification, Ed. Sociales, 1972 ; P. Boceara, Etudes sur le capitalisme monopoliste d'Etat, sa crise et son issue, Ed. Sociales, 1973 ; « La crise du CME, son approfondissement. Perspectives des luttes », Economie et Politique (249), numéro spécial ; — « Le monde malade du capitalisme », Nouvel Observateur, Compte rendu de Colloque organisé par le Parti socialiste de juin 1975, sur la crise mondiale numéro spécial.

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— une inflation structurelle, enclenchant la montée coordonnée des prix et des salaires. Par ailleurs, au moment où les signes de la crise économique deviennent réellement préoccupants pour l'ensemble des travailleurs, les élections présidentielles enlevées à une très courte majorité par le pouvoir en place 6 expriment la faiblesse politique du régime installé et soutenu par la bourgeoisie, et que confirment les données plus récentes (en 1975) d'élections partielles et les nouvelles caractéristiques des luttes sociales, notamment le durcissement de certaines grèves contre les licenciements collectifs (Lip, Manuest et les Tanneries d'Annonay) et leur développement dans le secteur tertiaire. La crise d'hégémonie politique et économique de la bourgeoisie donne un regain d'actualité au thème idéologique de la qualité de la vie, aussi bien dans le discours officiel que dans celui des forces populaires. D'abord, il sert de faire-valoir à des mesures d'austérité adoptées par le pouvoir dominant actuel pour contrecarrer la crise économique. S'il est évident que celle-ci ne saurait se contenter de quelques actions conjoncturelles pour être résorbée, il n'en est pas moins vrai que la classe dirigeante, prise entre la nature des problèmes économiques à traiter, les intérêts économiques et politiques de classe qu'elle se doit de défendre et la montée des luttes sociales appuyées sur des partis et des syndicats puissants (et relativement, dans cette conjoncture historique peu divisés), dispose d'une marge étroite de manœuvre, et s'est contentée en 1974-1975 de mesures ponctuelles qui renforcent l'exploitation des travailleurs et accentuent le soutien aux monopoles : frein à la hausse des salaires (pour la première fois depuis vingt ans, le pouvoir d'achat des travailleurs a légèrement diminué en 1975), aide financière directe aux monopoles (Citroën, Honeywell Bull), assainissement économique — c'est-à-dire épuration des secteurs à faible taux de rentabilité. Mais par ailleurs, il renvoie au problème, surgissant de façon brutale, de la nécessité historique du dépassement du système capitaliste, soit le passage au socialisme. L'avènement de nouveaux rapports sociaux, d'un contenu supérieur, aborde sous la forme la moins subvertie, la question de la qualité de la vie. La question des solutions économiques et des débouchés politiques à la crise se profile derrière l'idéologie urbaine de la qualité de la vie : paravent à des mesures d'austérité et de répression, présage à la mise 6. Résultats du second tour des présidentielles de 1974 ; % des suffrages exprimés : Giscard d'Estaing : 50,6 % Mitterrand : 49,4 %.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

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en place d'une politique sociale-démocrate (avec quel type de majorité parlementaire ?) « changeons la vie au moyen d'un nouvel urbanisme >, réponse « idéologique » à un déferlement de revendications des masses révoltées contre le mode de vie capitaliste ? Là encore, les conditions d'émergence de l'idéologie urbaine méritent d'être rapportées aux nouvelles pratiques sociales nées dans les grands centres urbains, et à la nature des conflits sociaux qui y ont pris racine au cours des dernières années.

2 . 1 . 2 . L E MODE DE VIE CAPITALISTE ET L'IDÉOLOGIE URBAINE DE LA QUALITÉ DE LA VIE

La concentration capitaliste opérée au cours de la décennie soixante avec l'aide d'un Etat technocrate organisateur de l'hégémonie bourgeoise a été accompagnée par une modification sensible de la structure sociale et a introduit des changements importants dans les pratiques quotidiennes des agents sociaux. En réponse aux bouleversements sociaux et culturels spécifiques du capitalisme avancé, les mouvements de contestation se sont étendus à des couches sociales traditionnellement alliées et appui de la classe dominante et leurs bases de revendications se sont diversifiées. L'offensive idéologique de la technocratie apparaît alors comme la tentative de contrecarrer cet « éveil » d'une mobilisation contre le mode de vie capitaliste, éveil qui a pris des formes variées, de la révolte idéologique des cadres et même d'une partie de la bourgeoisie libérale, à la radicalisation la plus dure des classes dominées. 2.1.2.1. Rapprochement des conditions de vie du prolétariat et de la nouvelle petite bourgeoisie La transformation des catégories socio-professionnelles (en l'absence des résultats du RGP de 1975, nous sommes tenus de nous référer aux RGP de 1962 et 1968) observée précédemment se perpétue dans les années 1962-1968. La part de la population agricole dans la population active totale chute à nouveau et tombe de 20,1 % à 14 %. Celle de la catégorie ouvrier et personnel de service augmente faiblement et passe de 41,1 % en 1962 à 43,5 % en 1968. La proportion des petits commerçants et artisans régresse légèrement, de 9,3 % en 1962 elle atteint 8 , 1 % en 1968. La tendance la plus spectaculaire, déjà signalée pour la période intercensitaire précédente, est l'élévation des catégories sociales inter-

184

Production sociale des mythes urbains

médiaires (cadres moyens, techniciens, employés, ingénieurs, instituteurs) qui tous ensemble représentent 26,4 % de la population active en 1968 contre 21,5 % en 1962. Arrêtons-nous sur ce point. Un des aspects les plus importants des transformations des pratiques sociales au stade du capitalisme avancé est la prolétarisation de ce groupe (numériquement montant) de la nouvelle petite bourgeoisie \ Si l'on se reporte au travail effectué à son sujet par Poulantzas, on peut ainsi délimiter la place de la nouvelle petite bourgeoisie dans la structure sociale : elle relève, par sa situation dans les rapports idéologiques et face à la classe ouvrière, du travail intellectuel ; mais par son rapport au capital et aux agents qui en occupent directement la place, elle occupe elle-même, dans l'ordre du travail intellectuel, une place dominée/subordonnée. Ceci permet d'inscrire, dans la nouvelle petite bourgeoisie, les ingénieurs/techniciens de la production d'une part, l'ensemble des cadres moyens/employés, d'autre part ; en sont écartés (contrairement au décomptage opéré par C. Baudelot) les cadres supérieurs de la fonction publique et du domaine privé qui constituent les couches « alliées » de la bourgeoisie, les professions libérales qui appartiennent à la petite bourgeoisie traditionnelle. Etant donné la complexité de la place qu'elle occupe dans une formation capitaliste, la petite bourgeoisie n'a pas de position de classe autonome à long terme. Celle-ci comme toute pratique idéologico-politique dépend de la fonction qu'elle détient dans la division sociale du travail — notamment s'il s'agit d'une fonction subalterne ou non —, qui détermine à son tour ses conditions de travail et ses conditions de vie. Elle relève aussi de l'état général de la lutte des classes. La dégradation des conditions de travail et de vie propres à la nouvelle petite bourgeoisie est manifeste à plus d'un titre, surtout pour ses couches les plus basses : — rapprochement, pour une fraction d'entre elles, avec le type de travail du prolétariat : faible investissement du savoir dans des tâches mécanisées et répétitives, souvent assorties au rendement ; rapport non personnalisé avec les agents hiérarchiquement supérieurs, étroites possibilités de promotion, déqualification ; — resserrement du niveau de revenus avec celui de la classe ouvrière : le salaire d'une fraction de la nouvelle petite bourgeoisie occupant les postes subalternes (petits fonctionnaires, employés in7. Baudelot, Establet, Malemont, 1974 ; Maspero, 1974 ; Poulantzas, Gluksmann, janv. et févr. 1974 ; Ion, Les équipements socio-culturels ville, 1973.

1974 ; ou la

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

185

férieurs du commerce et des services) avoisine celui de certaines couches ouvrières, et lui est parfois inférieur ; — de plus, les conditions de reproduction de la force de travail d'une partie de la nouvelle petite bourgeoisie rejoignent sensiblement celles de la classe ouvrière ; sa quotidienneté est assujettie aux mêmes astreintes, aux mêmes inconforts, ainsi que le suggèrent certaines statistiques fournies par l'INSEE) (Bigata, Bouvier, 1972 ; Lemel, 1974 ; enquête logement, INSEE 1968 et 1970). Les proportions d'employés et d'ouvriers locataires de leur logement sont voisines l'une de l'autre (56,1 % et 55,0 % ) ainsi que la part de propriétaire (34,5 % et 35,7 %). En comparaison, les cadres moyens, locataires pour 49,3 % d'entre eux et propriétaires de leur logement pour 39,9 % d'entre eux sont légèrement plus favorisés. En revanche, la disqualification des ouvriers par rapport aux employés apparaît davantage à propos de la proportion de ménages habitant un logement confortable : elle est de 52,2 % pour les premiers contre 65,1 % pour les seconds. Elle est assez nette aussi pour les éléments de confort (G. Bigata, B. Bouvier, 1972) : les employés possèdent plus souvent l'eau chaude courante (87,7 % ) que les ouvriers (69,3 %), et leur logement comprend plus fréquemment le chauffage central (55,7 % contre 39,9 % ) ; en revanche, l'équipement ménager est à peu près semblable pour les deux catégories : 89 % des employés possèdent un réfrigérateur et 61,3 % une machine à laver, contre 87 % et 69,2 % pour les ouvriers. Et là encore, ces deux couches sociales sont nettement pénalisées par rapport aux autres actifs urbains, même par rapport aux cadres moyens. Trois autres éléments du mode de consommation font apparaître les mêmes résultats ; ouvriers et employés sont clairement sur la même position de retard par rapport aux autres catégories professionnelles (agriculteurs exceptés) en ce qui concerne : les dépenses moyennes d'hygiène et de santé, la proportion de ménages possédant une automobile, les dépenses moyennes annuelles de « culture-loisirs ». Enfin, point essentiel, un des éléments majeurs du confort de vie de notre époque réside dans la proximité du lieu de travail/au domicile (en temps). Or, sur ce point, les employés, et dans une moindre mesure les techniciens, qui habitent pour la majeure partie en banlieue et dont les emplois sont situés le plus souvent dans le centre ville, sont défavorisés par rapport aux autres catégories socio-professionnelles. Notons à ce sujet que les classes sociales supérieures ne bénéficient pas d'un net avantage par rapport aux autres, surtout dans les grandes agglomérations, et que paradoxalement, ce sont les OS et les manœuvres

186

Production

sociale des mythes

urbains

qui ont les trajets les plus brefs, car la vente de leur force de travail offre plus de souplesse dans l'espace industriel, et qu'une partie d'entre eux logent dans des foyers et des ensembles résidentiels situés près des lieux de production. Durée journalière moyenne consacrée aux trajets liés au travail par les actifs (,temps en heures et dizaine d'heures)

Travailleurs non qualifiés Travailleurs qualifiés Techniciens Employés Cadres moyens Cadres supérieurs, professions libérales

Six villes

Paris

Nîmes

0,6 0,6 0,8 0,6 0,7

0,6 0,7 0,8 1 0,7

0,7 0,8 0,8 0,8 0,5

0,7

0,7

0,6

Source : Le budget-temps des ménages, INSEE, 1974. L'appréciation du mode de vie ne relève pas seulement du niveau de consommation, mais des types de pratiques exercées dans la sphère hors travail, et du temps consacré à ces pratiques. On conviendra que la qualité de la quotidienneté sera d'autant plus grande que le temps accordé à des activités non directement subordonnées à la reproduction simple de la force de travail sera important et que ces activités feronx davantage appel aux ressources de créativité de l'individu : ce qui revient à prendre en compte ce que J. Dumazedier entend par le loisir 8 . 8. Selon J. Dumazedier, le loisir ne se confond pas avec le temps libre (temps qui ne correspond pas directement à la reproduction de la force de travail). Il relève de ce qui, dans ce temps libre, est écarté des tâches familiales et ménagères, et des activités politiques et confessionnelles. « Seules les activités orientées en priorité vers l'expression de la personne, quels que soient ses conditionnement sociaux, concernent le loisir et permettent de fonder dans la clarté un branche spécialisée de la sociologie : la sociologie du loisir... Dans le processus du développement post-industriel des sociétés technologiques la dynamique productrice du temps, des activités et des valeurs de loisirs n'est pas seulement la réduction du temps de travail consécutif au progrès technique. Celle-ci explique exclusivement l'accroissement du temps hors-travail, non pas la promotion générale du loisir dans c e temps hors-travail. Cette

promotion

resterait incompréhensible si elle ne venait pas d'une régression progressive de l'étendue du contrôle imposé à l'individu par les institutions sociales de base ainsi que d'une nouvelle aspiration historique de la personne à l'expression

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

187

Or les études empiriques sur le temps libre montrent sans équivoque que l'influence du travail, de la division du travail et de la division en classes sociales sur les différences de comportement et de valeurs dans le loisir, et de temps qui lui est accordé, est et demeure manifeste. A cela, il faut ajouter les pratiques qui sont imparties à chacun des individus dans l'appareil familial, notamment aux femmes — et dans une moindre mesure aux jeunes. Le modèle culturel — dont nous ne citerons pas ici les déterminants sociaux — selon lequel l'ensemble des tâches liées à la reproduction (reproduction de la force de travail et reproduction sociale) incombent à la femme, active ou non, établit un autre clivage qui redouble celui des classes sociales et différencie pratiques et temps de loisirs entre homme et femme d'une part, entre femme active et femme non active d'autre part, entre femmes de cadres supérieurs et femmes de la petite bourgeoisie intellectualisée, et femmes des catégories ouvriers/employés/techniciens enfin. A propos de cette dernière distinction, rappelons que les femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie intellectualisée ont des chances d'être moins aliénées par leur condition, pouvant se faire davantage décharger de leurs tâches par une aide familiale, ou même par leur mari, que les autres ; la prégnance du modèle culturel féminin traditionnel dans le reste de la petite bourgeoisie, et surtout dans la classe ouvrière, est due au fait que les pratiques de lutte de l'ensemble des classes dominées se placent au niveau économico-politique, et non pas sur un plan idéologique en priorité (au contraire de la frange supérieure de la petite bourgeoisie intellectuelle). L'évaluation de la composition et du temps de loisirs par catégories socio-professionnelles, dans les données fournies par l'INSEE, manque de précision. Seuls quelques indices permettent de saisir que les catégories employés/ouvriers sont celles (parmi les travailleurs urbains) qui échappent le plus à la fameuse « qualité de la vie » (nous ne parlons ici que des pratiques hors travail), dans son sens immatériel : — ce sont ces catégories qui consacrent quotidiennement en moyenne le moins de temps à la lecture (surtout les travailleurs non qualifiés) et le plus de temps à la télévision (sauf les travailleurs qualifiés, la différence étant due apparemment au fait que cette catégorie professionnelle nécessite un temps de récupération en sommeil supérieur à toutes les autres catégories) ; — ce sont les femmes actives de ces catégories qui dédient la plus d'elle-même. Ces deux phénomènes sont des conquêtes de mouvements sociaux où non seulement les travailleurs, mais les femmes, les jeunes, les retraités, etc., en tant que tels jouent un rôle actif. » (J. Dumazedier, Sociologie empirique du loisir, Paris, Le Seuil, 1974.)

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Production sociale des mythes urbains

grande part de leur temps libre à la cuisine, aux tâches ménagères et aux soins aux enfants. Le rapprochement des conditions de vie, dans leurs dimensions matérielles et immatérielles, entre la classe ouvrière et les couches subalternes de la nouvelle petite bourgeoisie est d'autant plus crûment ressenti par ces dernières, que le modèle culturel dominant, le modèle de consommation en particulier, est plus prégnant dans la petite bourgeoisie surtout auprès des femmes. La prolétarisation d'une partie de la nouvelle petite bourgeoisie joue jusque dans son mode de vie : or, c'est là où précisément son statut social se différenciait traditionnellement le plus de la classe ouvrière. Il y a donc indubitablement de sa part un sentiment de frustration né de la distorsion entre l'image de sa position de classe transmise à travers son vécu historique antérieur et sa situation de classe réelle au stade du capitalisme monopoliste, ressentie dans les rapports de travail et dans les pratiques sociales de la vie quotidienne. Ainsi nul doute, comme l'indique Poulantzas, qu'à l'époque actuelle les employés, cadres et techniciens remplissant des fonctions subalternes ne représentent une fraction de classe qui, dans sa détermination sociale, offre de réelles possibilités d'alliance politique avec le prolétariat. Le comportement électoral de la nouvelle petite bourgeoisie d'une part (plus le poste occupé diminue dans la hiérarchie du commandement, plus le vote est à gauche, comme le montre le tableau suivant), la participation massive des employés aux grèves de la fonction publique et des banques dans les années soixante-dix d'autre part, en fournissent la démonstration. Les petits bourgeois et les

élections Vote déclaré ou intention

A gauche Instituteurs Professeurs Ingénieurs Cadres supérieurs Cadres moyens Techniciens

63 48 32 24 33 41

A

droite 21 30 52 58 49 44

Sans

de vote

réponse 16 22 16 18 18 15

Total 100 100 100 100 100 100

Source : d'après G. Michelet et M. Simon, « Catégories socio-professionnelles en milieu ouvrier et comportement politique », communication à l'Association française des Sciences Politiques, Paris, nov. 1972 (cité par C. Baudelot).

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

189

En conclusion, parmi les revendications formulées par la nouvelle petite bourgeoisie, celles touchant à la vie quotidienne sont particulièrement sensibles car : — pour une partie d'entre elle, les conditions de vie, de logement et de transport notamment, sont moins favorables que pour la classe ouvrière ; — la prolétarisation du mode de vie se heurte au modèle culturel petit bourgeois fortement imprégné par les valeurs dominantes (idéologie consommatoire, valorisation de la réussite, prétention à la culture bourgeoise) ; — c'est dans la sphère de la consommation que le rapprochement avec la classe ouvrière est le plus perçu — et que le combat commun avec celle-ci est le plus facile à mener puisque dans le domaine du travail les unités de production sont de plus en plus fréquemment éloignées des unités de gestion et d'organisation, alors que les deux classes cohabitent dans les grands ensembles et les banlieues populaires. Ainsi lors des grèves des banques en mai 1974, l'impact a été porté sur les conditions générales de vie, notamment de transport (voir le Mai des banques, publié par la CFDT, 1974). Plusieurs études sur les luttes urbaines témoignent de la collusion de classe entre prolétariat et nouvelle petite bourgeoisie (dans son ensemble) sur des enjeux tels que le logement ou les équipements (Castells, 1973 ; Castells, Godard, 1974). Ainsi la part croissante de la nouvelle petite bourgeoisie dans la formation sociale, sa tendance à la prolétarisation et donc, en conséquence, son rapprochement certain avec le front de lutte ouvrier, nécessitent de la part du bloc au pouvoir une attitude vigilante à son égard ; la mise en place de processus intégrateurs envers les couches sociales intermédiaires dont l'idéologie urbaine semble avoir été, dans des circonstances et pour des raisons que nous devrons élucider, un instrument essentiel, apparaît comme une condition de survie politique du système actuel. 2.1.2.2. Transformations sociales de l'espace et nouvelles conditions de vie sociale En même temps que la structure sociale s'est transformée, l'espace social s'est modifié, entraînant de nouvelles conditions de vie pour une large partie de la population. Entre 1962 et 1968, comme pour la période intercensitaire précédente, la croissance démographique (mouvement naturel et migra-

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Production sociale des mythes urbains

toire) s'est élevée avec le degré d'urbanisation, pour atteindre son maximum dans les unités urbaines de 100 000 habitants, puis se ralentir au-delà. Les transformations sociales de l'espace, sous l'influence de la logique d'accumulation, doivent être examinées d'une part du point de vue de la répartition spatiale des forces productives, d'autre part du point de vue de la reproduction de la force de travail. Au cours des quinze dernières années, la mise en place dans l'espace d'une nouvelle division du travail dans l'espace s'érige selon un double processus : — concentration des activités — et notamment des activités tertiaires — dans quelques grandes agglomérations : cette restructuration a été favorisée par la politique des métropoles d'équilibre au cours des années soixante ; — desserrement des unités de production — et dans une mesure beaucoup plus faible, des emplois tertiaires — vers les villes de moyenne et petite importance : ce mouvement a été développé surtout après 1972, avec l'instauration d'une politique urbaine des villes moyennes (1972) et des petites villes (1975). Ne juger ce second mouvement que comme le correctif du premier, serait simpliste : c'est en fonction de la logique d'accumulation monopoliste, et des implications et des contradictions sociales qu'elle induit, notamment dans le processus de reproduction de la force de travail, qu'il convient d'examiner l'entrecroisement de ces deux tendances. En système capitaliste, la politique de localisation d'une entreprise industrielle est subordonnée à la maximation d'un profit. Or, au stade monopoliste, étant donné la souplesse des échanges permise par le haut développement des communications, l'implantation d'une entreprise n'est que rarement assujettie à des contraintes géographiques, telles que l'existence d'un réseau ferroviaire, ou la proximité des matières premières. L'existence d'un bassin de main-d'œuvre demeure alors le facteur déterminant d'une décision de localisation — comme le montrent diverses études menées auprès d'industriels 9 , encore que celui-ci se soit considérablement élargi dans l'espace, avec l'élévation du degré de motorisation. En conséquence, les implantations industrielles sont clairement conditionnées par la proximité d'un milieu urbain favorable à la reproduction simple et élargie de la force de travail. 9. Fichelet, Les motivations des chefs d'entreprises dans les décentralisations en Lorraine, OREAM Lorraine, 1969. Bernaud, Rapport sur les motivations déterminantes dans le choix de la localisation des établissements industriels, Paris, Ministère de la Construction, 1961.

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Ainsi, mis à part les équipements de base indispensables, deux facteurs ont pris un poids considérable pour le développement industriel : d'abord l'existence d'un complexe éducatif dont les filières vont de la formation technique de la main-d'œuvre à l'élaboration de la recherche ; ensuite, la qualité du cadre de vie, qui s'exprime en terme de climat, site géographique, degré d'équipement, etc., et qui apparaît comme une revendication majeure des cadres (que l'industriel en puissance de création ou de transfert d'établissement, est tenu de prendre en compte). Pour le capital, les avantages de la concentration dans l'espace tiennent avant tout, comme le signale J. Rémy (La ville, phénomène économique, Paris, Ed. Vie ouvrière, 1966), à l'organisation d'un marché du travail souple et diversifié, et à la constitution d'un milieu favorable à l'innovation intellectuelle scientifique et technique. En revanche, d'autres facteurs induisent une tendance centrifuge : l'accroissement des taux de profits facilités dans les zones de bas salaires, où, en plus, la pression sociale est en général faible ; le moindre coût des implantations hors des grands centres ; enfin, les blocages engendrés au niveau de la reproduction de la force de travail et de la reproduction des rapports sociaux par le phénomène concentrationniste. L'Etat qui, chargé du contrôle social, a pour tâche de réguler les contradictions produites par ces mutations sociales dans l'espace, a été amené à organiser la concentration et la déconcentration de façon concomitante, le traitement des grandes métropoles étant saisi prioritairement, jusqu'à il y a deux ou trois ans. Cependant, au cours des années 1974-1975, l'accentuation des effets politiques et économiques de la crise du système, infléchit les tendances observées précédemment. Le renforcement, direct, du taux d'exploitation implique, au niveau national, et mondial une réorientation de l'implantation des forces productives vers les zones de bas salaires et une recherche d'une maîtrise sociale accrue des entreprises, que favorise la création d'unités de production de moyenne et petite taille, situées hors des grandes agglomérations. Parallèlement le renforcement, indirect, du taux d'exploitation passe par une réduction des crédits budgétaires pour la construction sociale et les équipements, donc par le blocage du développement des pôles urbains. Ainsi s'amorce actuellement un renversement de la tendance concentrationniste au profit d'une valorisation de la déconcentration perceptible à plusieurs signes, mais pas encore mesurable dans ses effets sociaux précis. Par ailleurs, la construction de bureaux a été une source de profit considérable pour le capital bancaire qui joue sur la quête, par les grandes entreprises, d'une adresse sociale. Ce mouvement a eu pour

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urbains

effet de vider les centres villes des activités de production industrielle et artisanale, au profit des emplois tertiaires. Mais il est actuellement bloqué, la récession ayant réduit sensiblement les commandes de bureaux. Le procès social subordonné à la reproduction de la force de travail est articulé à celui des implantations des unités de production, quoique décalé par rapport à celui-ci, car soumis à d'autres logiques : celle de la rente foncière et de la promotion immobilière. Voyons les faits saillants lors de la période considérée. Le phénomène de polarisation dans des centres hiérarchisés se double d'un autre aspect, qui en est directement dérivé, et en tout cas clairement observable dans les statistiques : une croissance vive des communes rurales et petits bourgs avoisinant les agglomérations. Ce qui fut d'abord saisi, péjorativement, comme l'étalement en tache d'huile des villes (et qui servit de prétexte à l'instauration des schémas directeurs d'aménagement et d'urbanisme), est actuellement dénommé « rurbanisation », avec une consonance écologique. En fait, cette donnée spatiale recouvre une double réalité sociale. D'abord, un mouvement migratoire, propre aux classes dominées, correspondant à la mise en place d'unités de reproduction de la force de travail à l'orée des villes, près des éléments de production. Ensuite, une mutation dans l'espace d'une partie de la classe bourgeoise — et de ses classes alliées — vers des zones rurales ou semi-rurales, reconnues comme écologiquement plus saines : il y a là la concrétisation du fameux retour à la nature valorisé par le discours dominant. Ainsi la banlieue — ou maintenant campagne urbanisée — n'a pas de sens social univoque. Toutefois son embourgeoisement s'est accentué récemment, semble-t-il, ce qu'une étude détaillée permettrait sans doute de démontrer. Enfin, le développement d'un secteur de promotion immobilière, largement soutenu par le grand capital bancaire et favorisé par l'Etat a aiguisé la spéculation immobilière des centres urbains. Le déferlement des logements de luxe, la hausse spéculative des loyers libres ont abouti à une modification sociale qualitative dans les cités : la population résidente y est composée, dans une proportion grandissante, de couches sociales aisées. Les conséquences sociales de ces diverses mutations inscrites dans la logique d'accumulation apparaissent ainsi : — le renforcement d'une exploitation du capital à travers le procès de reproduction de la force de travail (logement, éducation, équipements) est de moins en moins assumé par le capital, obligeant ainsi

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les travailleurs à rétrocéder une partie accrue de leur salaire, soit directement, soit par l'impôt, pour assurer ces besoins ; — les conditions de reproduction de la force de travail accentuent encore les disparités sociales ; la proximité du lieu de travail par rapport à l'habitat, l'accès à des équipements publics, et notamment à des espaces verts deviennent des facteurs de bien-être importants dans les grandes métropoles des pays de capitalisme avancé ; or, l'effet réel de la ségrégation sociale dans l'espace — loin d'être l'absence de communication sociale, comme voudrait le faire valoir le discours dominant — est précisément de pénaliser sur ce plan les classes dominées, contraintes à des trajets habitat-travail longs et épuisants, et parquées dans des zones d'habitat, largement souséquipées, dans la majeure partie des cas ; la qualité de la vie (dans tous les sens du terme, mais aussi son sens « urbain ») est un problème cruellement ressenti par les classes dominées. La spirale industrialisation/urbanisation a engendré deux contradictions urbaines que subissent presque toutes les classes sociales : les nuisances (bruit et pollution atmosphérique), et la lenteur des déplacements automobiles dans les centres urbains. Ainsi ces déséquilibres constituent autant de freins à la reproduction de la force de travail et à la reproduction des rapports sociaux. Ceci d'autant plus, qu'au cours de ces dernières années, le cadre de vie, où pourtant l'exploitation n'est pas directement perçue, et où les agents sociaux sont conduits à des pratiques atomisées et ont peu de chance de pouvoir s'organiser, est devenu un front de lutte idéologique et politique menée (partiellement) par les travailleurs. 2.1.2.3. Les nouveaux conflits sociaux 2.1.2.3.1. Conditions sociales des nouveaux conflits. A l'époque contemporaine les mouvements sociaux sont définis dans de nouveaux termes que la représentation classique de la société de classes, déterminée par les rapports antagoniques de production, et où les conflits fondamentaux relèvent du domaine du travail, n'épuise pas. Deux aspects sont massivement notés : l'élargissement de leur base de classe, l'apparition de nouveaux enjeux qui les commandent. L'étude de ces transformations varie selon les chercheurs. Pour la plupart des marxistes, la problématique consiste à démontrer la coïncidence des intérêts économiques, et consécutivement politiques, de certaines couches professionnelles salariées — non homogènes, dans leur rapport à la production, mais unies par leur exclusion du couple antagonique bourgeoisie/prolétariat et dont les pratiques idéologico13

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politiques sont fluctuantes — avec ceux de la classe ouvrière. Poulantzas (1974) qui affine les analyses du parti communiste (centrées sur l'accès aux biens de consommation) en examinant les pratiques idéologiques et politiques liées à chacune des positions occupées dans la division sociale du travail, distingue ainsi dans la nouvelle petite bourgeoisie des couches « nettement polarisées vers la classe ouvrière » (employés de commerce et de certains services, employés de bureau, techniciens et ingénieurs subalternes), c'est-à-dire qui « présentent les conditions objectives les plus favorables pour une alliance tout à fait particulière avec la classe ouvrière, et sous sa direction >. Bref : il s'agit de saisir les orientations politiques des autres couches, classes et fraction de classe par rapport à chacun des termes du rapport antagonique de classe bourgeoise prolétariat. Dans cette optique, le centre des conflits sociaux demeure le rapport d'exploitation, et donc l'entreprise. Pourtant, les mesures prises par la classe capitaliste pour accroître et maintenir son niveau de profit passent de plus en plus à travers le salaire indirect ou services collectifs nécessaires à la reproduction de la force de travail (logement, équipements, éducation, etc.) et à travers l'action du capital sur les prix de consommation. Ainsi, directement liés au renforcement de l'exploitation à travers le procès de consommation privée et collective, surgissent de nouveaux conflits sociaux manifestant une organisation des travailleurs en tant que consommateur, locataire ou propriétaire, et utilisateurs de biens collectifs. Pour d'autres chercheurs ou politiciens (dont certains marxistes) la base d'une large alliance entre diverses classes sociales repose moins à notre époque (post-industrielle) sur les enjeux économiques que sur des intérêts liés au pouvoir de décision et de gestion, dans l'entreprise et au niveau le plus général dans la société. Ainsi les conflits sociaux sont-ils davantage déterminés par les processus d'aliénation qu'engendre l'organisation générale de la société, que par le procès d'exploitation économique stricto sensu. Dans une telle perspective, le centre des luttes apparaît d'ordre éthico-politique, plutôt qu'économico-politique, ce qui revient évidemment à traiter avec légèreté la détermination économique en dernière instance de la théorie marxiste, et ouvre la voie à un large débat. Dans cette mesure, la stratégie politique des nouveaux conflits sociaux se transforme radicalement. Soit la classe ouvrière, encore massivement engagée dans les conflits sur le travail, se trompe de combat et devrait lutter prioritairement pour son émancipation dans le secteur de la consommation. Soit le problème est moins de permuter la domination d'une classe par celle d'une autre (Touraine signale qu'il existe « de moins en moins de classes dirigeantes en réserve » — « Les

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nouveaux conflits sociaux », Sociologie du travail, janv.-mars 1975) que de modifier la société 10 ; ainsi les conflits n'ont pas une finalité de classe clairement définie, leur objectif est d'une plus grande ampleur, ils sont une finalité en soi, le moyen pour la société d'agir sur ellemême (« la société se reconnaît comme conflit, est conflit, parce qu'elle n'est rien d'autre que la lutte d'intérêts opposés pour le contrôle de la capacité d'agir sur elle-même et de se transformer »). Les mouvements sociaux, actifs dans un sens à la fois politique et culturel, sont alors le ferment de l'innovation sociale face à un Etat chargé de gérer la complexité croissante de l'organisation sociale. Les divergences les plus claires entre ces deux perspectives, même si elles ne sont pas clairement exprimées par leurs auteurs tiennent précisément dans l'appréciation de la base sociale à laquelle il revient de transformer les rapports sociaux. En effet, si l'on admet que la classe ouvrière — alliée à d'autres fractions et couches sociales — est l'instrument de transformation de la société, les conflits relatifs à la condition prolétarienne sont prioritaires dans l'action politique et le centre des luttes demeure les lieux de production, et la cible, les rapports de production. Les mouvements sociaux d'ordre idéologico-politique portant sur le contrôle ouvrier, et sur les formes de consommation, sont considérés comme annexes et articulés au combat central. Par contre, si l'on admet que le changement social viendrait d'une offensive généralisée de toutes les classes dominées, impulsée par une large volonté de participation au pouvoir et d'amélioration de la qualité de la vie 11 dans son sens à la fois culturel et économique, il n'y a pas de domaine réservé des conflits sociaux, et la ligne politique juste consiste à investir tous les secteurs, de la production ou non, où fermente une capacité de transformation. Dans les faits, la première solution donne le rôle stratégique aux pratiques de la classe ouvrière dans son ensemble, sous l'égide de laquelle s'organisent les couches prolétarisées de la nouvelle petite bourgeoisie ; la seconde, fonde la stratégie de changement sur l'ensemble des classes dominées, un rôle privilégié (mais non dominant) étant accordé à l'alliance entre l'aile avancée de la classe ouvrière, et l'ensemble de la petite bourgeoisie nouvelle, ces deux fractions de classe étant, d'après l'étude de leurs pratiques idéologiques, davantage 10. Touraine ici dissocie deux éléments « renversement d'un pouvoir économique de classe » et « changement social » qui sont indissolublement articulés dans la théorie marxiste. 11. Touraine parle « des individus qui sont moins des travailleurs défendant leur salaire que des personnes et des groupes cherchant à maintenir le sens de leur vie personnelle », La société post-industrielle, 1969.

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« sensibilisés » aux problèmes de la participation au pouvoir, et de la consommation collective. Ces deux positions se réfractent dans les mouvements de la gauche française et si la première apparaît davantage appuyée par le parti communiste et la CGT et la seconde par le courant autogestionnaire, il ne faut y discerner que des tendances : la stratégie anti-monopoliste que concrétise le Programme commun suppose une vaste alliance de classes, et les divers partis de la gauche travaillent, au moins au niveau électoral, en ce sens ; c'est davantage à propos des mouvements sociaux qu'ils encadrent que ces deux tendances jouent et se traduisent par des prises de position, et des mots d'ordre. Si l'on fait l'analyse que la brèche ouvrant au changement social ne sera entamée que si les classes dominées s'appuient à la fois sur les possibilités d'accès au pouvoir d'Etat à travers le système électoral et sur les mouvements revendicatifs et contestataires à la base, c'est dans l'action conjuguée (ce qui inclut des convergences/divergences d'intérêts, de stratégies, d'objectifs) de la classe ouvrière et de la nouvelle petite bourgeoisie dans tous les domaines de la vie sociale qu'en réside la force d'impulsion. Ainsi les nouveaux conflits comportent deux caractéristiques majeures. D'une part, on observe un investissement (tenu ou non comme prioritaire) des classes dominées dans le domaine de la consommation, à travers lequel précisément le capital tend à faire porter son exploitation. D'autre part, les luttes dans le travail et sur le cadre de vie touchent un éventail de plus en plus large : la nouvelle petite bourgeoisie se trouve associée dans de nombreux cas à la classe ouvrière sur une même base revendicative (voir page 189), et même certaines couches sociales traditionnellement liées à la bourgeoisie (les cadres en particulier) sont amenées à se mobiliser, surtout à propos des problèmes urbains. 2.1.2.3.2. Les nouveaux conflits sociaux et le thème de la qualité de la vie. Si la classe dirigeante actuelle se réclame des « idées de Mai 1968 » pour légitimer les réformes sociales qu'elle met ponctuellement en place, il ne faut pas voir là qu'une astucieuse récupération. Ces événements ont été, entre autres choses, le révélateur du décalage existant entre le développement avancé des forces productives, leur haut degré de technicité et les exigences qui dérivent d'une telle société tant du point de vue strict de l'économie, que des aspirations à la fois de bien-être matériel et d'épanouissement personnel qu'elle engendre. On peut distinguer ainsi au moins trois zones de distorsion : — entre les besoins en formation de l'industrie et des unités de

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gestion et d'organisation, et la forme d'enseignement dispensée à l'Université ; — entre les nouvelles formes culturelles qui émergent dans la société de capitalisme avancé et l'archaïsme de l'organisation sociale et familiale (par exemple la déstructuration des pratiques familiales traditionnelles dans les grandes agglomérations, le déferlement des valeurs consommatoires s'opposent à une austérité et à un puritanisme des mœurs hérités du stade antérieur du mode de production) ; — entre les nouvelles aspirations que soulève la société d'abondance et les nouvelles contraintes induites par l'organisation du travail et la vie urbaine : au contraire de l'enrichissement des tâches souhaité, le travail est de plus en plus soumis à un rendement brutal, à un système hiérarchique structuré en fonction d'objectifs précis, et les loisirs dont certains sociologues annonçaient imprudemment qu'ils constitueraient bientôt la forme d'activité principale, et le moyen, pour chacun, de s'épanouir, demeurent restreints dans le temps (les moyennes horaires de travail ayant fort peu diminué depuis vingt ans et les temps de transport s'étant, en revanche, remarquablement, allongés) et vécus pour la plupart dans l'embrigadement des modèles fournis par les marchands de week-end et de vacances. L'explosion idéologique de Mai 1968 peut être interprétée à la fois comme la manifestation du retard des formes culturelles par rapport aux structures économiques et politiques, l'émergence de formes idéologiques nouvelles étant d'autant plus brutale que la résistance des idéologies traditionnelles était solidement maintenue par l'appareil familial, l'appareil scolaire et universitaire, et l'appareil d'information, et comme dépassement des valeurs par rapport aux structures, puisque les premières remettaient explicitement celles-ci en question, poussant vers une société plus collective, moins aliénée, autogérée. Coexistent ainsi dans le mouvement un ajustement idéologique et la naissance d'une utopie, cela d'autant plus confusément que celui-ci prend forme dans une dynamique de crise. La révolte idéologique, déclenchée par les étudiants, agit comme détonateur d'un changement social dont les prolongements immédiats et à plus longue échéance doivent être observés : dans la modification des pratiques au sein de l'appareil d'Etat, dans les luttes de classe qui lui sont articulées de façon plus ou moins directe. En Mai 1968, le mouvement a investi l'appareil d'Etat au moins jusqu'à un certain niveau : la crise idéologico-politique a atteint les agents subalternes, les cadres moyens, et toute une frange de la technocratie et des enseignants (qui étaient pourtant directement mis en cause par le processus) : remarquons notamment les grèves qui agitèrent

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l'appareil d'information, et une grande partie des bureaux d'études, d'agences d'urbanisme et d'aménagement qui travaillent pour l'Etat. Il n'y eut pas sans doute de crise de l'appareil d'Etat — dans le sens où des conflits internes l'empêcheraient de se reproduire — mais sérieux ébranlement, du moins au niveau idéologique, d'une partie de ses cadres dirigeants. Parallèlement, si les luttes sociales pendant et après Mai 1968, incluent dans leurs formes et leurs revendications les éléments qui préexistaient au mouvement, et qui dérivent de façon plus large des contradictions et blocages propres à la société de capitalisme avancée, ceux-ci ont pris véritablement un sens et une ampleur nouvelle après 1968 : d'une part parce que le mouvement en a fait avancer la conscience collective, d'autre part parce que syndicats et partis politiques représentatifs des forces populaires les ont alors réellement inscrits dans leurs cahiers revendicatifs. Il ne nous paraît pas juste de parler d'une élévation de la politisation des luttes après 1968 d'après une distinction souvent établie entre revendications économiques et autres revendications touchant le pouvoir dans l'entreprise : le degré de politisation n'est pas déterminé par le type de revendication formulée, mais par la capacité d'affaiblissement du pouvoir dominant qu'exerce une lutte, et dépend donc moins de l'enjeu immédiat, que de la signification globale de celui-ci dans la lutte des classes. Le durcissement de la lutte des classes après 1968 relève davantage de l'élargissement de la base sociale des conflits, et de l'ouverture de nouveaux fronts — comme les femmes, les immigrés, le logement, les transports, la consommation, l'environnement. La revendication au pouvoir dans l'entreprise et dans le cadre de vie — que traduit la volonté « d'autogestion » et dont l'ambiguïté reste entière en système capitaliste — n'est qu'un symptôme d'une conscience de classe plus aiguë des classes sociales dominées et que réfractent ces nouveaux conflits et leurs nouvelles formes. Aussi les répercussions de Mai 1968 sur les mouvements sociaux qui lui succèdent et sur les nouvelles formes d'interventions de l'appareil d'Etat sont-elles à la fois interdépendantes et distinctes. En effet, les pressions sociales exercées contre la classe dominante forcent des actions régulatrices : la mobilisation populaire en faveur d'une reconnaissance de certains droits (avortement, contraception, vote à dixhuit ans) a abouti à des modifications législatives ; les luttes pour le logement social, pour l'amélioration des transports, contre la pollution, n'ont pas connu de succès spectaculaires (elles touchent directement au budget de l'Etat et au pouvoir des promoteurs et des industriels) mais on doit les inclure dans les déterminants de la politique urbaine instaurée au cours des dernières années.

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Conjointement, le mouvement idéologique de Mai 1968 a eu un effet pratiquement direct sur la classe dirigeante : il a permis de déceler les points de blocages de la société et a ouvert la voie à des réformes ponctuelles assurant le contrôle social nécessaire pendant la phase d'accumulation (par exemple, la politique contractuelle de ChabanDelmas, ou la réforme de l'Université). Enfin les formes idéologiques élaborées par la révolte de la jeunesse, notamment le discours situationniste, ont été rapidement intégrées et retranscrites par la technocratie, pour trois raisons : c'est la fonction de l'idéologie dominante de ravir les nouvelles valeurs élaborées par les classes dominées et de les infléchir dans le sens des intérêts propres de la classe dominante ; ces formes idéologiques contenaient en germe le simple ajustement des pratiques à des modifications de la société consignées depuis plusieurs années, notamment le raffermissement des pratiques individualistes, l'éclatement des pratiques familiales de type traditionnel (J. Duvignaud, La planète des jeunes, Paris, 1974) 12 ; par ailleurs, la condamnation de la société de consommation a été habilement utilisée par la technocratie, six ans plus tard, quand il convint d'imposer une politique d'austérité. Par contre, les utopies contenues dans le discours de 1968 sont aujourd'hui à la base de réflexions menées dans le courant autogestionnaire, et certains courants gauchistes : recherches des modalités d'une vie plus collective, sur les améliorations de la vie quotidienne dans son sens non seulement économique mais culturel (voir par exemple les textes de la CFDT sur le cadre de vie et les équipements collectifs), travail sur le contrôle de l'entreprise et l'autogestion. Ainsi des trois dimensions que distinguait Touraine dans le mouvement de Mai 1968 (Touraine, 1968) : l'utopie populiste, suspendue dans l'imaginaire, le réformisme d'Etat, la nouvelle lutte des classes, la première s'est quelque peu évanouie et ses survivants se sont marginalisés dans des communautés artisanales ou mystiques ; la seconde et la troisième configurent la situation des années 1974-1975, avec les spécificités qu'impose la crise du capitalisme : le réformisme d'Etat reste suspendu à un discours idéologique de type Mai 1968, version technocratique ; la nouvelle lutte des classes subit les à-coups du chômage, mais s'infléchit de plus en plus dans le sens d'une remise en cause gobale du système. Le cheminement des mythes sur la qualité de la vie, la superposition et les recoupements de ses différents segments jusqu'à l'érection d'un discours globalisant, s'observent dans l'utopie libertaire de Mai 1968, 12. D'après une enquête de J. Duvignaud, le renforcement des valeurs individualistes caractériserait l'évolution de l'idéologie de la jeunesse depuis 1968.

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les thèmes revendicatifs des nouvelles formes de lutte, et plus précisément dans l'émergence d'une mobilisation sur le « cadre de vie ». L'utopie libertaire de Mai 1968 Le thème de la qualité de la vie n'est pas apparu comme tel dans le discours de 1968, ce sont, comme nous l'avons maintes fois signalé, des technocrates comme B. de Jouvenel, F. Perroux et A. Chalandon qui ont usé les premiers de ce terme pour évoquer les objectifs auxquels l'ère de l'opulence devrait donner accès. Deux segments de ce discours général ont cependant percé avec vigueur en Mai 1968 : l'aspiration à une désaliénation par rapport aux formes de pouvoir et de manipulation inaugurées dans la société de capitalisme avancé ; la condamnation d'un modèle culturel où les valeurs marchandes médiatisent tout rapport entre individus et toute relation aux objets (voir à ce sujet : Granou, 1973 ; Vaneigem, 1971). La critique la plus radicale de la société technocratique et de la société de consommation a sans doute été portée par le Mouvement du 22 mars et le courant situationniste. La force de la démonstration réside surtout dans le refus qu'exerce une philosophie existentielle aux diverses formes de domination sociale et non pas dans la référence à une analyse de classe — quoique certains situationnistes se réclament du marxisme. Elle débouche plus souvent sur la marginalisation que sur la pratique politique, puisque les organisations politiques, elles aussi, sont assimilées à des types d'oppression. Le discours situationniste de Mai 1968 a trouvé son prolongement dans les écrits de Vaneigem, Debord et Tonka, et, à une plus large diffusion, dans les revues telles que Charlie Hebdo et Actuel. Si ce courant idéologique semble retombé de lui-même, et n'exerce d'influence que sur des fractions marginales de la société, il corrobore des formes idéologiques qui illustrent un nouvel anarchisme (de droite ou de gauche), propre à une frange de la nouvelle petite bourgeoisie intellectualiste. Ce trait caractérise précisément une partie de la technocratie de l'urbanisme et de l'aménagement qui, parce que cette branche n'appartient pas aux domaines nobles de l'Appareil d'Etat, est partiellement recrutée auprès des (et recherchée par les) élèves des grandes écoles les moins conformistes. Dans le discours urbanistique s'immiscent des références au savoir-vivre écologique, une apologie de la frugalité et des relations communautaires, qui manifestent l'acheminement de l'utopie libertaire de 1968 auprès des couches gauchisantes de la technocratie.

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Les nouveaux thèmes revendicatifs des luttes Les luttes pendant et après Mai 1968 sont investies d'une charge politique et idéologique nouvelle compte tenu, nous l'avons vu, de l'élargissement de leur assise sociale, des enjeux qui les impulsent, de leur niveau revendicatif. La meilleure façon de catégoriser ces nouveaux thèmes est de se référer aux enjeux précis qu'ils recouvrent, et l'articulation entre ceux-ci : — Le premier point que remarquent l'ensemble des observateurs des mouvements sociaux est la volonté manifestée par la base d'un contrôle sur les décisions concernant la vie des travailleurs dans l'entreprise, et la capacité de cette base à prendre ce contrôle, en dehors des négociations de type syndical classique — outrepassant souvent en cela les mots d'ordre des syndicats. Comme le signale S. Mallet (« L'après Mai 1968 : grèves pour le contrôle ouvrier », Sociologie du Travail, juill.-sept. 1970), la lutte pour le contrôle ouvrier recouvre deux démarches : dans les entreprises à forte composition organique du capital, elle peut déboucher sur la revendication de la prise en charge de la gestion de l'entreprise ; dans les secteurs traditionnels, elle revêt un caractère plus défensif, et s'en tient à une lutte pour l'amélioration des conditions de travail et de rémunération sans nécessairement remettre en cause l'autorité patronale sur la gestion. — Apparaissent de nouvelles revendications directement liées aux nouvelles conditions d'exploitation de la force de travail (les cadences, la productivité, le rendement, la déqualification, les horaires), et plus particulièrement celles découlant de la mobilité spatiale des unités de production, et de l'éviction du secteur productif d'une partie des petites et moyennes entreprises non rentables, au mépris le plus total de la garantie de l'emploi des travailleurs (mobilisation contre les licenciements collectifs). S'y ajoutent des revendications que la crise rend d'une actualité brûlante : garantie de l'emploi, paiement des heures de chômage partiel, maintien du pouvoir d'achat... — Enfin se profilent des revendications, exprimées pour la plupart en dehors des lieux de production, touchant l'amélioration des conditions de vie en général1S, soit et les conditions de reproduction de la 13. Les luttes revendicatives des travailleurs portent non seulement sur leurs salaires, conditions de travail, cadences — tout ce qui est directement en cause dans leur rapport immédiat au capital —, mais aussi sur les conditions générales de leurs conditions d'existence. Dans ces luttes, dans ce rapport social, s'inscrit la tendance à la socialisation de la reproduction de la force de travail, comme réponse de classe à l'insuffisance des conditions produites par la production capitaliste. » (Preteceille, 1974 a.)

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force de travail (logement, transport, espaces verts, éducation, santé) et les rapports sociaux (la condition féminine, la liberté, la sexualité, l'aliénation sociale). Ces trois nouveaux types de revendications relèvent d'un même processus qui tient d'une part à l'actualisation des cibles de combat par rapport aux nouvelles conditions de vie et de travail déterminées par la logique dominante du capital, et d'autre part à l'élévation de la conscience des travailleurs à travers l'impulsion donnée au mouvement ouvrier par les « événements » de Mai 1968 et c'est de cette dialectique sous-jacente entre intensification des pratiques de lutte (-» tendance à l'émancipation idéologique) et variation des formes d'exploitation du capital (-» élargissement et diversification des fronts de luttes) qu'émerge le nouvel éventail des thèmes idéologiques de luttes. Les nouveaux thèmes revendicatifs apparus dès lors ont souvent été présentés comme « qualitatifs » en opposition aux revendications économiques qui caractérisaient traditionnellement les luttes sociales. Cette distinction ne permet pas de fonder très clairement ¡le sens des nouvelles revendications car elle repose sur l'opposition qualitatif ( = économique) qualitatif ( = politique-idéologique), en soi très contestable, puisque le processus d'extorsion de la plus-value détermine à la fois des rapports économiques et politico-idéologiques et que ceux-ci sont entre eux articulés : le quantitatif et le qualitatif sont difficilement distincts, et d'autre part, n'impliquent en rien un niveau spécifique de politisation d'une lutte, comme nous l'avons dit. De même, un examen de ces trois types de revendications semblerait prouver qu'à des exigences économiques traditionnelles en faveur d'une réduction du taux d'exploitation se mêlent de façon prioritaire des exigences d'ordre éthico-politique caractérisées par une volonté de contrôle social dans l'entreprise et dans les lieux de cadre de vie, par un souhait d'accès aux différentes valeurs d'usage produites socialement, exprimé non plus seulement en termes de salaires, mais en tant que droit à la richesse collective et, enfin, plus généralement, un souci de désaliénation par rapport à l'organisation sociale et familiale. Ceci validerait la thèse selon laquelle le centre des conflits sociaux concerne aujourd'hui moins l'exploitation que l'aliénation sociale. En réalité, ces conflits poussent plus loin la conscience du rapport antagonique de classe, en liant l'exploitation économique aux autres formes de domination politique et idéologique qui l'accompagnent : on peut parler d'une élévation du niveau politique de ces luttes (encore qu'un examen de l'impact politique et idéologique de chacune d'elle soit nécessaire), dans le sens où elles dépassent, en l'incluant, la pre-

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mière appréhension du rapport social dominant, qui est celle de l'extorsion de la plus-value, et l'approfondissent dans la connaissance de ses tenants et aboutissants politiques et idéologiques. Là encore il est impossible d'opposer exploitation à aliénation comme qualitatif à quantitatif ; il s'agit de deux aspects dialectiquement articulés. L'apparition de ces nouvelles revendications est davantage le signe d'une intensification de la lutte des classes, que du déplacement de son axe. La preuve en est qu'elles investissent les nouveaux secteurs à travers lesquels le capital cherche à intensifier son exploitation (la consommation collective par exemple), qu'elles ne remettent pas en cause la consommation comme acquis d'une société, et réfèrent au contraire à un plus large accès populaire à celle-ci, que la revendication au pouvoir ouvrier est articulée à la lutte économique de classe. Enfin, les mouvements purement idéologiques sur la condition féminine ou l'environnement par exemple ne reçoivent un écho populaire et ne débouchent réellement sur une prise de conscience que s'ils sont articulés à un mouvement politique contestant le rapport social dominant. Ainsi voit-on la trame des rapports sociaux dans laquelle apparaît une revendication que l'idéologie a dénommé « qualité de vie » et que pour notre part nous relèverons comme l'élévation et la diversification des exigences populaires dans tous les domaines de la vie sociale, et sur une base de classe. Que la bourgeoisie découvre soudainement une exigence de « qualité de vie •» émanant des classes dominées incite à ironiser : étant donné la réalité de leurs conditions d'existence, il serait curieux que les classes dominées, dans leur combat pour l'émancipation, ne luttent pas pour la « qualité de leur vie » ; encore faut-il savoir de quoi il ressort. Deux conclusions s'imposent ; d'une part, la « qualité de la vie » est avant tout une revendication concernant les classes dominées ; d'autre part une analyse qui conditionnerait l'émergence de ces nouveaux conflits sociaux au seul rapport d'aliénation même si cet aspect est ressenti en priorité, sans l'articuler au rapport d'exploitation, risque de cautionner l'idéologie dominante qui précisément accrédite l'idée d'une prépondérance du qualitatif sur le quantitatif dans le traitement des problèmes sociaux, comme si dans le miracle évolutionniste d'une société ayant évacué la question de la rareté, seuls demeuraient à résoudre l'aménagement d'une qualité des conditions de vie et de travail, et la réconciliation (sous l'égide de l'abondance) des agents sociaux.

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Les luttes urbaines L'idéologie dominante tend à circonscrire ces nouvelles exigences à « l'urbain », alors qu'en comparaison de l'abondance et de la diversité des luttes survenues sur les lieux de production, les luttes urbaines ont été relativement limitées, quoique socialement significatives. L'érection par la classe dominante, de « l'urbain » comme domaine privilégié de la « qualité de la vie » n'est pas innocente — nous l'avons montré ; corrélativement l'apparition de mouvements sociaux dans la sphère de la reproduction simple et élargie de la force de travail correspond à la fois à l'intensification du taux d'exploitation à travers la consommation collective, et à l'aggravation des contradictions urbaines sous la domination du capital monopoliste, comme nous le verrons ciaprès. De même que l'idéologie urbaine de la pathologie sociale était pour partie une retranscription de formes idéologiques élaborées au cours des mouvements sociaux sur le logement dans l'après-guerre, celle de la qualité de la vie est largement subordonnée aux discours nés des luttes (idéologiques, politiques, économiques) urbaines d'après Mai 1968. Ces luttes sont relativement annexes par rapport à l'histoire du mouvement ouvrier, et de plus sont récentes ; aussi seules quelques études exploratoires et articles permettent-ils d'en esquisser le contour 14. L'enquête effectuée par le centre d'étude des mouvements sociaux (CBMS) sur les luttes urbaines dans la Région parisienne entre 1968 et 1973, débouche sur la distinction de trois processus sociaux. — Un processus de type revendicatif économique. Cette forme de lutte est impulsée par une organisation économique, s'appuie sur une base à dominance ouvrière et se fixe sur des revendications immédiates portant sur la reproduction de la force de travail, en général le logement ou la politique urbaine. La forte mobilisation qui en découle détermine, de la part de la classe dominante, une attitude mitigée : le type de revendication l'inciterait au laissez-faire, le niveau de mobilisation l'engage à la répression. — Un processus de type revendicativo-politique. Soutenue par une organisation politique, disposant d'une assise ouvrière pluri-classiste, cette forme de lutte se centre sur des revendications concernant la force de travail et les place au niveau d'une réorganisation de l'ensemble du système urbain. Bile incite à une répression fréquente car 14. Castells, 1973 ; Castells, Godard, avec la collab. de V. Balanowski, 1974 ; Castells, Cherki, Godard, Mehl, 1974 ; Lojkine, 1975 ; Verdes-Leroux, 1974.

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elle engage un niveau de mobilisation assez important et les revendications avancées visent une remise en cause de la logique du système urbain. Ce processus de lutte est souvent associé à l'enjeu transport. — Un processus de type idéologique, qui se structure autour d'une organisation idéologique, suscité à la fois par une force sociale étudiante et par un enjeu qui fait une large place à la problématique de l'environnement. Ces caractéristiques déterminent un faible niveau de mobilisation et une répression intermittente de la part de la classe dominante car le type de revendication et la base sociale déclenchent parfois un accès d'irritation de la part des autorités. L'ambiguïté de ce dernier type de luttes dont les axes revendicatifs vont de la contestation la plus radicale à la défense d'un espace social demeure leur trait dominant et leur signification politique est hypothéquée par leur articulation aux autres pratiques politiques et revendicatives. L'intérêt pour notre étude est moins de savoir l'effet urbain, politique, idéologique de chacun de ces mouvements sociaux, que de déceler quelles classes sociales, quelles fractions de classe se mobilisent pour l'urbain et dans quel dessein ? Une donnée essentielle : les luttes urbaines ont une capacité d'unifier dans un même mouvement un éventail diversifié de classes sociales. Les « problèmes urbains > sont-ils alors un pôle de diversion à la lutte des classes en canalisant les tensions vers une problématique qui ne remet pas directement en cause les rapports dominants ? Ont-ils au contraire une potentialité subversive (comme le suggère l'étude du CEMS en dévoilant l'apparente incapacité des classes dominantes à supporter une politisation des luttes urbaines) en focalisant sur un même enjeu une force sociale importante ? L'ambiguïté et la richesse des mouvements urbains tiennent là. Parce qu'ils ne renvoient pas directement au rapport d'exploitation, parce que la relation entre l'effet « urbain » constaté et le processus qui le secrète est souvent opacifié par l'Etat qui devient alors la cible revendicatrice principale, l'objet désincarné contre lequel se polarisent les revendications et la contestation, les enjeux urbains recèlent, plus que tout autre enjeu, un pouvoir focalisateur du mécontentement social. Ainsi dans le cas de certaines luttes concernant l'environnement, les composantes idéologiques et politiques du mouvement sont floues : se mobilisent sur un même enjeu urbain des classes sociales dont les intérêts divergent considérablement et se rejoignent le temps d'un combat sur une base revendicative hétéroclite — certains luttent contre

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l'oppression du rapport social dominant, d'autres défendent un espace social, ou « l'environnement » (exemple : lutte contre la voie express rive gauche). Mais le pluri-classisme n'est pas garant d'une forte mobilisation. Les enjeux urbains n'ont jamais engagé une force sociale massive, sauf pour le transport. Pour le reste, les conflits urbains répertoriés et analysés demeurent largement localisés. Il apparaît d'ailleurs que leur cible et la base sociale qui les appuie sont fortement conditionnées l'une à l'autre : — si les revendications de type économique, sur la reproduction de la force de travail, réfèrent surtout à une base ouvrière, les revendications de type idéologique, portant sur les rapports sociaux, réfèrent surtout à une base nouvelle petite bourgeoisie et étudiante ; — le logement, les transports, la politique urbaine entraînent des mobilisations de type pluri-classiste avec une forte assise ouvrière, alors que l'environnement mobilise surtout les étudiants, la nouvelle petite bourgeoisie et même une partie des cadres et fonctionnaires supérieurs. Ainsi la structure sociale se décalque en spectre sur les luttes urbaines : plus la couche sociale est dominée, plus ses revendications se limitent au plan économique et sont axées sur la reproduction de la force de travail ; plus la couche sociale est éloignée, de par sa situation de classe, du prolétariat, plus ses revendications se fixent à un niveau idéologique et tendent à se polariser sur l'environnement. Ces tendances, qui confèrent aux luttes urbaines une ambiguïté que remarquent plusieurs observateurs, ne sont que la retranscription des fluctuations idéologico-politiques qui affectent la nouvelle petite bourgeoisie sur un terrain propice au dérapage idéologique. Les questions auxquelles ces luttes renvoient ne tiennent pas tant à leur « objet » ou leur large assise sociale, qu'aux processus sociaux sur lesquels elles risquent de déboucher. 11 semble que l'intérêt des forces politiques populaires n'est pas de dédaigner ce terrain (même s'il est un terrain miné), mais au contraire de l'investir afin de pousser jusqu'au bout le dévoilement des logiques qui lui sont sous-jacentes, et de contrôler les dévoiements politiques et idéologiques auxquels il prête. L'étude du CEMS démontre d'ailleurs que l'efficace urbaine d'une lutte est subordonnée à son efficace politique (« quand on gagne c'est sur tous les tableaux >) et décrit ainsi le processus qui permet d'additionner les deux avantages : « Les implications de ces observations sont assez considérables, car si l'on les relie aux déterminants des effets établis auparavant, cela

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voudrait dire qu'il faut garder une autonomie de la lutte revendicative et de la lutte politique pour obtenir d'une part des effets positifs urbains et d'autre part des effets politiques favorables, mais qu'il faut développer les deux types de processus (et en particulier une lutte politique contre la logique du capital dans le domaine urbain) non seulement pour que chacun aboutisse à ses buts spécifiques mais pour qu'ils se renforcent mutuellement au niveau des effets obtenus. » Dans quels termes poser finalement les liens qui unissent les nouvelles conditions de vie apparues dans la société de capitalisme avancée, conditions d'autant plus âpres que l'on se trouve au bas de l'échelle sociale, et d'autant plus difficiles que la crise impose, aujourd'hui, un blocage des salaires et un taux de chômage important, la nouvelle « sensibilité » populaire manifestée dans les luttes idéologiques et économiques conduites depuis Mai 1968, et l'idéologie urbaine de la qualité de la vie ? La chronologie des « événements », transformation des conditions de vie, luttes, production discursive, incline à distinguer le processus suivant : la brutale accentuation de la domination monopoliste dans les années soixante, appuyée sur un Etat fort, et relativement interventionniste (notamment en matière de « politique urbaine ») a été accompagnée d'une modification sensible du mode de vie social, en particulier dans les grands centres urbains ; le renforcement de l'exploitation dans les rapports de production, et de façon indirecte, à travers la consommation collective, a tendu à ouvrir de nouveaux fronts de lutte, à diversifier les thèmes revendicatifs et à assurer une base sociale plus large au mouvement des masses. Cependant, face à un tollé de mécontentements, d'ordre éthique et économique, sur la scène politique pour la première fois en Mai 1968, la classe dominante a eu l'initiative idéologique en déviant sur 1' « urbain », le « cadre de vie », « l'environnement » les motifs des contradictions sociales (la première offensive significative a été le discours de Chalandon) et en renouvelant les principes de l'urbanisme... Ainsi si l'offensive « idéologie de la qualité de la vie » est née à la suite de l'apparition de violentes contestations populaires, elle est allée bien au-delà de ces premières manifestations sensibles de protestation contre un ordre social, et un ordre urbain : la classe dominante a, en quelque sorte, mené une surenchère sur l'enjeu « urbain » à tel point qu'il apparaît probable que la vague de « luttes urbaines » recensée au cours des années 1971-1975 relève autant d'une influence de l'idéologie dominante sur les pratiques des classes dominées, que des réelles accentuations des contradictions urbaines.

208

Production sociale des mythes urbains

Si la mobilisation actuelle sur le cadre de vie découle, en partie, d'une agitation idéologique menée par la classe dominante, on peut même se demander si certaines de ces luttes ne servent pas les intérêts dominants, en faisant porter l'impact sur le terrain « choisi » par la bourgeoisie... Il est d'ailleurs significatif que certaines de ces luttes soient directement conduites par elle et ses alliés objectifs. (Cette remarque ne veut évidemment pas dire que les classes dominées doivent abandonner ce front de lutte à la bourgeoisie : mais que la cible sociale doit être clairement désignée dans ce type de mobilisation.) Enfin, au fur et à mesure de l'aggravation de la crise économique et de sa crise d'hégémonie politique, la classe dominante, par la médiation de sa technocratie, a été conduite à redoubler sa production discursive sur l'urbain, et à en varier les thèmes, simulant une intensification et une diversification des interventions publiques dans le domaine du cadre de vie. C'est donc l'adéquation entre la surinflation d'un discours idéologique et la réalité des pratiques concrètes de politique urbaine que nous devons maintenant apprécier.

2.2. EN QUETE D'INTERVENTIONS DE POLITIQUE URBAINE SOCIALES-DEMOCRATES INTROUVABLES

Le chant de la qualité de la vie postule, nous l'avons dit, que l'urbanisme et l'aménagement constituent les piliers fondamentaux de l'action gouvernementale. Surtout il affirme que la politique urbaine a pour seul déterminant la recherche du bien-être social... Le moment est venu de soumettre ces allégations au feu de la critique et d'une part de se demander s'il a eu tant d'innovations en matière d'intervention urbaine au cours de la Ve République, d'autre part, de s'interroger sur la logique sociale qui a animé l'action de l'Etat et les contradictions qui s'enserrent, enfin, ultime et essentiel critère de vérification des affirmations du discours dominant, de détecter les effets des interventions de politique urbaine sur les conditions de vie des agents sociaux. Si l'on admet qu'une politique urbaine de type « social-démocrate > serait celle qui, sans remettre en cause les fondements structurels du mode de production capitaliste, développerait au maximum les conditions de bien-être social au moyen de la consommation collective, cela avec un appui partiel ou total des masses, il convient alors de se poser la question : à l'idéologie sociale-démocrate sur l'urbain qui investit le discours dominant des années soixante-dix correspond-il une

Une idéologie

urbaine de la qualité de la vie

209

politique urbaine sociale-démocrate, y-a-t-il même les prémices d'une orientation des pratiques de l'Etat en ce sens ? Nous avons d'autant plus de raisons de nous interroger sur ce point que, comme nous le noterons dans l'étude qui suit, le thème de la qualité de la vie est apparu avec force en diverses occasions où le gouvernement prétendait prendre de nouvelles mesures de politique urbaine.

2 . 2 . 1 . PRÉAMBULE

Rappelons que nous traiterons dans ce chapitre des « interventions de politique urbaines », c'est-à-dire des actes ayant eu une incidence effective sur l'aménagement de l'espace et sur la reproduction de la force de travail à travers le développement des moyens de consommation collective, et non plus des « énoncés de politique urbaine » (voir Introduction générale). Précisons, enfin, que la politique dite « urbaine » renvoie à la vision idéologique d'une société « urbaine » spécifiée par une culture, des comportements et des relations qui n'est en fait que l'ensemble de la société structurée par les rapports sociaux capitalistes. 2.2.1.1. La politique

urbaine

au stade du capitalisme

monopoliste

La politique urbaine est reconnue aujourd'hui comme un des axes fondamentaux de l'intervention de l'Etat dans les sociétés industrielles avancées. Il convient donc d'éclairer la logique sociale qui explique la mise en place, sous l'ère gaulliste, d'un appareil institutionnel important destiné à cet effet et de montrer qu'il ne s'agit pas là d'une innovation, mais d'une adaptation à des contradictions plus aiguës propagées par le système économique. En effet, parmi les mythes existants sur la politique urbaine, celui qui consiste à souligner les imprévoyances et les négligences des gouvernements successifs de la III e et de la IV e République en matière d'aménagement urbain est un des plus tenaces. L'aube des planificateurs serait née avec l'avènement du gaullisme et, la prise de conscience de la nécessité d'un contrôle urbain survenue trop tard, leurs interventions ne pourraient au mieux que colmater et contenir les effets des erreurs du passé. Un tel raisonnement, qui a pour racine une légitimation du caractère sporadique, désordonné et avant tout correcteur des pratiques de politique urbaine — au contraire du « grand dessein » auquel elles prétendent parfois coller — néglige certaines données historiques. 14

210

Production sociale des mythes

urbains

L'étude historique de la planification urbaine démontre que depuis un siècle les agents de l'appareil d'Etat ont toujours su prévoir les grandes tendances de l'expansion urbaine, que des programmes de réserves foncières et d'équipement ont été mis en place en fonction de projets politiques et économiques ; qu'un arsenal institutionnel, juridique, financier a accompagné ces mesures et que celles-ci ont fait l'objet de discussions serrées dans les différentes instances dirigeantes du pays La planification urbaine n'est donc pas une invention de la Ve République. Néanmoins celle-ci se dote à partir de 1963 de moyens d'une ampleur jamais égalée en vue d'une véritable supervision politique de la consommation collective et de l'aménagement de l'espace. La mise en place d'un tel dispositif traduit le renforcement du rapport de force politique en faveur de la bourgeoisie monopoliste, et donc l'inscription plus directe des desseins monopolistes dans les interventions publiques. L'aide sélective de l'Etat en faveur de la fraction hégémonique du capital s'exerce en particulier dans l'élaboration et dans la gestion d'unités spatiales complexes pourvoyant les équipements nécessaires à la reproduction de la force de travail et du capital, soit donc : — l'Etat devient le véritable aménageur du procès de consommation dans son ensemble ; — l'Etat prend en charge les infrastructures conditionnant le fonctionnement des unités de production des firmes multinationales. Examinons dans chacun de ces processus les sources auxquelles puise la politique urbaine. Le soutien de l'appareil d'Etat au processus de consommation s'exerce : — directement, en facilitant aux monopoles la domination de certains secteurs (exemple, fiscalité visant les petits commerçants et favorisant les chaînes de distribution) ; — indirectement, en prenant en charge les secteurs de la consommation nécessaires à la reproduction de la force de travail et au contrôle social, et non rentables pour le capital : santé-éducation, logement, équipements collectifs, etc. Et en s'imposant comme le régulateur central de ce processus de consommation, soit comme l'aménageur de la consommation dans son ensemble. A propos de l'aménagement de l'espace : — l'Etat prend en compte le financement des équipements urbains 15. Voir : Cottcreau, 1970, 1 9 7 4 ; Cornu, 1 9 6 2 ; Guerrand,

1966.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

211

dits « économiques » : voirie, grands moyens de communications et télécommunications, zones industrielles lourdes, port, etc. ; — il organise l'aménagement du territoire en fonction des besoins conjoncturels dus à la division spatiale et sociale du travail à l'échelle nationale et internationale sous l'égide des intérêts monopolistes : politique des métropoles d'équilibre, des moyennes et petites villes, régionalisation/décentralisation, etc. Le soutien aux monopoles dans l'organisation de la reproduction de la force de travail et l'aménagement des conditions de reproduction du capital ne se calque pas de façon mécaniste et homogène au procès économique : l'Etat est en dernier lieu le garant des intérêts politiques de la bourgeoisie dans son ensemble. En ce sens, sous finalité d'une cohésion sociale, les mesures de politique urbaine passent par la prise en compte : — des contradictions existant entre les différentes fractions de la bourgeoisie, en particulier des intérêts contradictoires entre fraction monopoliste et fraction non monopoliste quant au mode d'aménagement de l'espace ; — des contradictions entre classes dominantes/classes dominées, et notamment des luttes de classes menées par les couches dominées dans le domaine de la reproduction de la force de travail, et dans le domaine de la reproduction des rapports sociaux. Enfin, comme tout processus contradictoire, l'urbanisation en régime capitaliste secrète ses propres blocages, et donc la nécessité d'antidotes ; la politique urbaine revient alors davantage à contrôler les effets sociaux d'un mouvement qui la subsume, qu'à imprimer une direction : elle suit plutôt qu'elle anticipe. Ce dernier jugement est cependant à nuancer : l'installation d'un état de type bonapartiste avec l'avènement du gaullisme s'est accompagnée d'une politique volontariste de structuration de l'espace correspondant à la vision du « projet national » du Régime : volonté de puissance au niveau européen, appuyée sur un développement accru de l'accumulation monopoliste. Mais si certaines décisions autoritaires ont été adoptées et mises en place pendant les dix premières années de la Ve République (aménagement de la Région parisienne avec les villes nouvelles, création des complexes sidérurgiques de Fos et Dunkerque, politique des métropoles d'équilibre) celles-ci ont toujours été hypothéquées par les stratégies et intérêts des groupes monopolistes et donc fréquemment révisées.

212

Production sociale des mythes urbains

2.2.1.2. Les contradictions urbaines fondamentales Ainsi les restructurations du système urbain sous la domination monopoliste nécessitent-elles une maîtrise sociale des contradictions nées des différents modes d'utilisation de l'espace par les agents sociaux. L'espace peut être appréhendé soit comme valeur d'usage, ce qui renvoie à l'utilisation des forces productives humaines et matérielles et à leur mise en relation, soit comme rapport social, la propriété privée de l'espace. Dans le premier cas, il s'agit de la capacité d'agglomérer, avec des « effets utiles d'agglomération » force de travail et moyens de production. Dans le second, l'espace apparaît comme une valeur d'usage retenue par une catégorie sociale spécifique, les propriétaires fonciers. La contradiction urbaine fondamentale tient dans le désajustement entre le premier type d'utilisation de l'espace qui s'inscrit dans la logique du déploiement capitaliste, et le second qui correspond à des intérêts économiques immédiats propres au mode de production antérieur ; ainsi que le note Topalov : « Le développement urbain capitaliste rencontre dans certaines circonstances l'obstacle d'une propriété foncière inadéquate au mode de production dominant, car elle fonctionne uniquement comme conditions de reproduction des rapports de production précapitalistes (propriété rurale féodale, petite propriété artisanale, commerciale) ou de rapports de consommation (propriété d'occupation du logement, lieu de résidence). » (Topalov, 1973 b.) Dès lors, la fonction primordiale de la politique urbaine consiste à mettre en rapport capital et force de travail. Or cette rationalisation des effets urbains se heurte à d'autres contradictions que mettent en valeur diverses études (Lojkine sur Lyon et Paris, Castells sur Dunkerque, Bleitach sur Marseille, etc.) : — d'une part, entre l'aide directe allouée au capital par l'Etat (sous forme de zones industrielles ; dessertes routières, télécommunications, etc.) et l'aide allouée à la force de travail (sous la forme de logements, équipements, transports, etc.) ; — d'autre part, au niveau de l'espace lui-même entre les deux types d'utilisation lorsque la reproduction de la force de travail est subordonnée à celle du capital. Or, ces contradictions liées au mode d'usage de l'espace déclenchent en chaîne d'autres blocages au niveau de la reproduction du capital

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

213

et de la force de travail (par exemple : la gestion d'unités spatiales complexes de reproduction de la force de travail, connaissant une croissance démographique en spirale, engendre à son tour des blocages socio-économiques graves, ou plus simplement la faiblesse des équipements de formation a un effet défavorable direct sur la productivité, etc.) que nous examinerons au cours de l'analyse des traitements contradictoires apportés à chaque enjeu urbain. Par ailleurs, et il s'agit là d'une question d'actualité, les types d'occupation de l'espace par les entreprises monopolistes desservent en de nombreux cas les intérêts de la bourgeoisie non monopoliste. Les effets urbains des implantations monopolistes ont été remarquablement résumés par Lojkine (1975) et Damette (1974) et éclairent sur l'obtempération de l'appareil d'Etat à propos de certains projets d'urbanisme et d'aménagement qui mettent directement en cause la cohésion inter-bourgeoisie. Ces effets dérivent de deux particularités fondamentales aux implantations monopolistes : l'hyper-mobilité du capital monopoliste, les formes d'autcnomisation sociale et spatiale des fonctions économiques des grandes entreprises. Dans le premier cas, cette contradiction se manifeste : — au niveau du système de communication : pour la grande entreprise pour laquelle la localisation n'est qu'un point de chute provisoire et dont les échanges économiques se traitent à l'échelle européenne et mondiale, seul le réseau international de transport est déterminant ; à l'encontre de la petite entreprise locale dont l'activité est nécessairement subordonnée aux infrastructures régionales et locales ; — au niveau des investissements en général : les équipements publics d'accueil pour la grande entreprise diffèrent de ceux dont les petit et moyen capitaux, installés durablement, ont besoin ; par ailleurs les politiques d'investissement menées par chacun de ces deux types de capital divergent sensiblement, ce qui modifie leurs rapports à l'espace. La seconde caractéristique engendre les rivalités des deux formes d'économie coexistant spatialement, mais déconnectées l'une par rapport à l'autre, et non complémentaires : souvent l'entreprise monopoliste n'a pas d'effet multiplicateur ou accélérateur sur l'économie régionale, ni de fonction polarisante ; le type de politique urbaine qu'elle implique n'est pas conforme aux intérêts du moyen et petit capital. A leur tour, ces divergences entraînent des effets contradictoires entamés largement par une politique urbaine qui prend en considéra-

214

Production sociale des mythes urbains

tion de façon dominante les intérêts monopolistes. La régulation de ces contradictions s'exerce alors subrepticement par la politique régionale et communale, où il s'agit d'une part d'assurer la mainmise de l'Etat central sur les grandes décisions d'infrastructure qui sont directement subordonnées aux intérêts monopolistes, et d'autre part de laisser prendre en charge par les collectivités locales la reproduction de la force de travail, mettant ainsi les municipalités en tête de ligne face aux revendications sociales. Car bien entendu, toutes les contradictions soulignées sont surdéterminées par les luttes menées par les classes dominées contre la détérioration des conditions de vie qu'engendre l'accumulation monopoliste. Pour résumer, les logiques structurelles qui fixent le cadre de la politique urbaine élaborée au cours de la période gaulliste sont les suivantes : — la domination du capital monopoliste sur l'appareil politique ; ce qui veut dire : • les investissements d'infrastructure conçus pour des unités de production à forte composition organique de capital (soit des zones industrielles hautement équipées, un environnement technologique favorable), et pour des communications à l'échelle internationale (port, infrastructures routières, fluviales et aériennes, télécommunications) ; • des unités complexes de reproduction de la force de travail avec une part substantielle accordée aux équipements de transports, et aux instituts de formation ; • une politique foncière visant à la fois à accorder des facilités au grand capital immobilier, tout en régulant les contradictions les plus flagrantes : en particulier, il convient d'octroyer aux municipalités un certain contrôle sur les sols, afin de permettre le développement d'un parc de logements sociaux ; • une politique monopoliste de la construction, appuyée à la fois sur un désengagement de l'Etat vis-à-vis du logement et, en contrepartie, la demande d'un taux d'effort plus important aux travailleurs ; — le poids très fort, notamment en province, de la bourgeoisie moyenne qui soutient l'UDR et oblige l'Etat à faire des compromis en sa faveur : retard d'implantations monopoliste, partage du marché local entre grandes surfaces et gros commerçants, aide au moyen capital « pour s'adapter » ; — les luttes des classes dominées, en fonction de l'ampleur qu'elles prennent et de leur degré de politisation.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

215

La crise économique dont les signes apparaissent surtout après 1973 infléchit ces tendances dans le sens où l'affaiblissement du rythme de production et les tentatives de renforcement du taux d'exploitation : — imposent une politique d'austérité : chute de la construction de logements et frein aux équipements ; — réorientent l'aménagement de l'espace : arrêt des grandes concentrations, mesures en faveur d'un desserrement vers les villes moyennes et petites ; — limitent encore davantage la relative autonomie de l'Etat par rapport aux intérêts dominants : l'action de celui-ci devient totalement inféodée au grand capital (aide directe aux grandes entreprises) et à la sauvegarde de l'hégémonie du bloc au pouvoir (développement d'une campagne publicitaire sur « la société libérale avancée » de Giscard d'Estaing, dont participe d'ailleurs l'idéologie de la qualité de la vie). Dans ces circonstances, la politique urbaine, faute de moyens, n'obéit plus au vaste projet urbain tracé dans les années soixante, et se réduit sans cesse davantage à des interventions ponctuelles et peu coordonnées. (Ce résumé est volontairement succinct, car nous serons amenés à développer ultérieurement tous ces points.)

2 . 2 . 2 . L E S INTERVENTIONS DE POLITIQUE URBAINE

Le dévoilement des racines dans lesquelles puise la politique urbaine ne saurait suffire à en expliciter l'efficacité sociale, car celle-ci dépend du traitement accordé à chaque enjeu urbain et à la superposition de ces traitements. Le contrôle étatique sur l'aménagement des forces productives, la reproduction de la force de travail et la reproduction des rapports sociaux, sous logique dominante monopoliste, se transcrit dans des mesures touchant différents secteurs dénommés ainsi selon le langage technocratique : le logement et les équipements de première nécessité (l'habitat), la localisation des unités de production, de gestion et d'organisation, et les transports. Enfin les interventions intéressant le système d'échanges et la localisation des activités non productives définissent un dernier secteur déterminant pour le grand capital : la centralité urbaine. Nous étudierons l'un après l'autre les déterminants et les aboutissants des pratiques régulatrices suscitées dans l'appareil d'Etat à pro-

216

Production sociale des mythes urbains

pos de chacun de ces domaines. Notre but étant de saisir l'idéologie urbaine dans sa phase de gestation, et donc à la lumière des effets stimulés par les politiques urbaines, nous conviendrons de mesurer ceux-ci à travers deux types de données : — divers indices dont la juxtaposition devrait permettre de mettre en évidence l'efficacité sociale différentielle de la politique urbaine sur les conditions de vie des agents sociaux ; — les contradictions urbaines propres à chacun de ces domaines, et l'articulation de l'ensemble d'entre elles (outre celles déjà remarquées précédemment).

2.2.2.1. L'habitat Les auteurs du Livre blanc des HLM (« Proposition pour l'habitat », HLM 244, suppl., 1975) suggèrent, comme beaucoup de technocrates de nos jours, qu'à la crise du logement, atténuée, se substitue désormais une « crise de l'habitat » : « Un projet social pour l'habitat exige... que ces logements s'inscrivent dans un cadre de vie modulé par les équipements de toutes sortes, les espaces verts, l'environnement, les types de rapports sociaux induits par la construction, etc., bref un habitat. » Nous choisirons donc d'étudier sous la désignation « habitat » les interventions publiques sur le logement d'une part, celles relatives aux équipements de première nécessité, de l'autre, ces deux domaines étant nécessairement associés dans la reproduction de la force de travail ; la lacune « équipements » n'est apparue aux yeux des technocrates que lorsque les effets de la politique du logement, ceux des grands ensembles en particulier, ont engendré un déséquilibre grave (support de conflits sociaux) entre les besoins éducatifs, sanitaires, commerciaux des populations déportées dans des blocs de béton et les services publics mis en place. Mieux : les équipements sont devenus des systèmes d'intégration sociale face à une politique du logement génératrice de mouvements contestataires. Nous les appréhenderons comme dérivatifs de la politique du logement. 2.2.2.1.1. Mesures essentielles de la politique du logement. Un des aspects fondamentaux de la politique du logement dans une formation capitaliste est la dépendance des classes populaires des formules de crédit mis à la disposition des acquéreurs. Nous avons souligné comment, lors de la période précédente, grâce à une politique de prêts publics à faible taux d'intérêt (soit du capital public dévalorisé), s'était

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propagée une diffusion pluriclassiste de la propriété de logement. A partir de 1963, la politique de financement de l'Etat se modifie (Topalov, 1973 b) : — L'aide publique s'assortit de conditions qui en réduisent l'accès. D'abord dès 1958 pour les Logecos et en 1962 pour les autres logements primés, le montant des prêts devient forfaitaire, ce qui, malgré quelques mécanismes correcteurs (création des prêts spéciaux familiaux, élévation du forfait), diminue la part du prix de revient couvert par le Crédit foncier. En 1963, les Logecos sont supprimés et le taux d'intérêt des prêts spéciaux augmente tandis que leur attribution est subordonnée à des conditions de revenu maximal. Enfin, en 1965, le plafond de revenus disparaît pour une nouvelle catégorie de prêts à long terme, « les prêts spéciaux différés » mais le relais qu'assurait ordinairement le Comptoir des entrepreneurs dans le préfinancement de l'opération n'intervient plus. — La diminution de l'aide publique impose pratiquement aux acquéreurs de recourir au capital privé, dont les prêts se combinent avantageusement avec les formes de crédit public. Ainsi, le premier effet de la nouvelle politique est d'ouvrir le marché du crédit immobilier aux banques privées. — Le système mis en place en 1963 passe simultanément par une politique sélective en faveur de la fraction monopoliste : fiscalité différentielle, contrôle administratif des prix fonciers dans les zones d'implantation monopoliste (système de Z A D instauré en 1962) alliance capital public/capital de grande promotion dans le financement des infrastructures et des équipements (système de ZAC « privées » institutionnalisé en 1968). — Les difficultés d'accès aux prêts d'Etat, les taux élevés requis par le capital privé, la mainmise du capital monopoliste sur le financement de la construction immobilière ont pour effet une augmentation sensible du coût du logement et rétrécissent la demande d'accession à la propriété d'une partie des couches sociales, la fraction supérieure des ouvriers/employés. Quelques chiffres montrent le renversement de la tendance du financement de l'immobilier :

Financement public Financement privé

1964

1965

1966

1967

1968

1969

58,7 41,3

56,0 44,0

53,4 46,6

51,2 48,8

48,3 51,7

45,0 55,0

Source : Comptes financiers du Logement,

218

Production sociale des mythes urbains

Le pendant de cette politique qui limite l'accession à la propriété non seulement aux couches les plus modestes (inactifs, immigrés, jeunes ménages d'ouvriers/employés) qui en ont toujours été exclues, mais encore à une large fraction des ouvriers et de la nouvelle petite bourgeoisie, est alors celui-ci : — les logements neufs sont acquis d'abord par les patrons de l'industrie et du commerce, les cadres et professions libérales qui libèrent alors une partie du secteur immobilier ancien ; — une recrudescence de la construction d'HLM destinées à la location et dont l'accès est facilité aux familles grâce à l'allocation logement. Seulement la politique des grands ensembles trouve sa propre limite dans les troubles sociaux qu'ils sécrètent et sa potentialité à provoquer des zones d'électorat de gauche. Elle est bloquée en 1973 par la circulaire Guichard sous des prétextes esthétiques et humanistes (la qualité de la vie). Cependant l'accès aux HLM locatives demeure hors portée de bourses pour une importante fraction de la population w : ainsi sont mis au point une politique de construction économique de confort minimal, les PSR (Programme social de relogement), et PLR (Programme à loyer réduit), et un véritable programme d'assistariat avec les cités de « transit » où sont installés, en attente — mais une attente qui peut bien durer dix ans — les familles les plus nécessiteuses. Au désengagement de l'Etat, s'ajoute une autre tendance plus récente : un glissement des engagements de l'Etat des secteurs sociaux vers les secteurs moins sociaux : — le nombre des HLM locatives financées par la Caisse des prêts a baissé depuis 1972 de 6 % et cette baisse a atteint toutes les catégories mais surtout les logements les plus sociaux du type PLR/PSR (— 40 %) ; l'année 1974 a été la plus mauvaise année Programme

des constructions

HLM

en accession

1971

1972

1973

35 000

40 000

58 000

prévu par le

budget

1974 1975 (budget initial) (budget initial) 60 000

60 000

16. Selon le rapport Consigny, sur l'aide publique au logement, en moyenne : — les HLM récentes ne sont accessibles qu'à 60 % des ménages souhaitant accéder à un logement HLM ; —les HLM construites de 1946 à 1959 sont accessibles à 78 % de ces ménages

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

219

depuis plus de sept ans : 111 000 logements HLM location ont été seulement mis en chantier en 1974 (contre 127 000 en 1973) ; — par contre, les HLM en accession augmentent chaque année. Le budget qui leur est consacré s'est accru en nombre de logements de 7 % entre 1971 et 1974. La crise actuelle les affectera en 1975 puisqu'il y aura stagnation par rapport à 1974, mais beaucoup moins que les HLM locatives dont le nombre prévu au budget diminue de 2 % par rapport à l'année précédente. Notons qu'une forte proportion des HLM en accession sont des maisons individuelles, conformément au programme des « Chalandonnettes » mis en place en 1970. — les logements en accession financés par les Prêts spéciaux immobiliers (PSI) du Crédit foncier ont subi les baisses les plus fortes de tout le logement aidé ; le budget prévu pour les PSI stagne depuis 1971 et subit même une chute importante en 1975 (— 11 % sur 1974) alors que pendant ce temps le budget accordé aux logements aidés en général a crû de 9 % entre 1971 et 1974 et diminue faiblement entre 1974 et 1975 ; — au total le poids des crédits HLM baisse très nettement dans l'ensemble des crédits d'aide directe de l'Etat à la pierre (de 51 % à 45 % entre 1970 et 1974) ; cela prouve que les crédits d'Etat ont tendance à se reporter plutôt sur les secteurs intermédiaires, c'est-àdire en faveur de ménages aux revenus plus élevés qu'auparavant. Exceptée l'année 1973, la croissance annuelle des crédits directs d'Etat est faible (de l'ordre de 13 %, c'est-à-dire 7 % en francs constants) et même l'année 1975 est marquée par une diminution des crédits en francs constants. Il reste à jeter un regard sur les dernières mesures adoptées en faveur du logement depuis la mise en place du gouvernement giscardien. Une confrontation rapide entre « les desseins » d'une équipe soucieuse d'établir son image de marque à travers un « urbanisme éclairé » et les projets inscrits au budget pour 1975 stipule clairement le décalage que nous avions déjà implicitement noté, entre le foisonnement d'un discours sur la qualité de la vie, et les réalités qu'il recouvre. D'abord, les visées giscardiennes : — afin de contrecarrer la déportation des couches sociales ouvriers/employés/cadres moyens dans les grandes banlieues, un projet de réhabilitation sociale des centres villes est prévu : s'appuyant sur des lois déjà existantes (loi de 1958 sur la Rénovation, loi Malraux, loi Vivien, loi sur les OPAC), il s'agit d'imposer aux pro-

220

Production sociale des mythes urbains

priétaires bailleurs une restauration de leurs immeubles avec garantie d'un maintien dans les lieux pour la population résidente, ou de permettre à des offices HLM d'entrer dans le circuit de la rénovation ; — une sauvegarde des centres villes historiques (opération des cent villes lancée par Michel Guy en octobre 1974) ; — des projets : une limitation des densités urbaines, une dissociation entre le droit de propriété et le droit de construire (loi Galley), une concertation des usagers urbains. En fait, les tendances signalées précédemment sont accusées en raison de la crise économique. Pour la première fois en 1975 les crédits publics n'ont pas été calculés en multipliant le nombre de logements par une subvention forfaitaire variable selon le type de logement : l'enveloppe « globale » doit couvrir l'intégralité du coût du logement pour l'Etat, quelle que soit la hausse des prix et leurs révisions ; ceci conditionne donc la réalisation du programme prévu. Quant à celui-ci, il prévoit que 405 395 logements seront aidés en 1975 contre 423 000 en 1974 soit une diminution de 4,2 %. La régression touche les HLM locatives (— 1,9 %), et surtout les logements bénéficiant de primes à la construction (— 10,1 %). 2.2.2.1.2. Logique sociale structurelle de la politique du logement et contradictions. Nous l'avons déjà fait remarquer, la politique du logement s'observe en fonction des intérêts portés par la classe dominante à l'accumulation du capital, la reproduction de la force de travail, la reproduction des rapports sociaux. Il s'agit de déterminer la finalité sociale associée à chaque filière de logement et de voir, dans l'évolution de la politique mise en place, le poids respectif que prennent chacune d'elles et de façon plus générale les contradictions que recèle cette évolution. Or les intérêts qui se nouent autour de la production et de la distribution du logement sont loin d'être homogènes et se différencient selon les fractions du capital : capital monopoliste, capital non monopoliste, capital financier, capital de production ou capital de circulation, rente foncière, propriétaires de patrimoine immobilier, crédit bancaire, organisation d'épargne, capital dévalorisé. C'est en fonction de ces intérêts que doit se faire la lecture des différentes politiques du logement. Rappelons brièvement que dans l'immédiat après-guerre, la politique du logement reposait sur deux filières : — les logements à loyer bloqué de 1948, qui permettaient la valorisation du petit capital (rentiers, petits patrons) et fournissaient un

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

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moyen de reproduction de la force de travail à bon marché dans une période de pénurie de logement ; — le secteur HLM qui reçut une forte impulsion à partir des années cinquante tant en accession grâce aux prêts publics à faible taux d'intérêt qu'en location (début des grands ensembles). Cette formule qui alors s'appuyait sur la valorisation du petit capital aidé par les fonds publics constituait une réponse aux revendications des travailleurs, et pour les industriels, un moyen de fixer et de reproduire socialement la main-d'œuvre. Les transformations qui s'opèrent dans la politique de logement de 1958 à 1963 manifestent le soutien direct de l'Etat au capital monopoliste industriel et financier. Il s'agit dans un premier temps de créer un vaste secteur de logements neufs en accession permettant de valoriser le capital financier dans la promotion immobilière avec l'aide des fonds publics dévalorisés. Parallèlement demeure le secteur de logements anciens qui, moyennant quelques améliorations apportées par leurs propriétaires, passent dans les « loyers libres ». La première formule répond aux intérêts du capital industriel allié au capital financier : en imposant des remboursements de prêts pendant vingt ou trente ans, l'accession à la propriété commande une activité régulière et un mode de vie exemplaire aux travailleurs, elle est garant d'un ordre social. La seconde permet aux petits propriétaires de valoriser leur capital en même temps que « le secteur libre » permet d'éponger les insuffisances de la politique, et fournit un moyen de reproduction de la force de travail pour les salariés qui ne trouvent pas de place dans les HLM locatives et/ou qui n'ont pas les moyens d'accéder aux logements neufs. En effet, l'introduction du capital financier dans le circuit de production du logement a pour conséquence une élévation du taux des prêts et entraîne une hausse de l'apport personnel de l'acquéreur : une importante partie des classes ouvrières et petite bourgeoisie se trouvent donc éliminée du processus et le marché du logement neuf « s'ouvre par le haut » vers les cadres, patrons et professions libérales. La politique d'accession se heurte à une contradiction que remarque bien Topalov (1973 b) : « Les exigences du profit monopoliste conduisent à une insertion du capital financier dans le système de crédit, qui implique un certain retard du financement public, et un prélèvement plus important sur les revenus des acquéreurs. Il en résulte un élargissement de l'exploitation indirecte des accédants à la propriété et un rétrécissement des possibilités d'achat dans les constructions sociales

222

Production sociale des mythes urbains

défavorisées. Cette contradiction constitue la limite de la diffusion de la propriété du logement même du système capitaliste en déclin. > La vague de surproduction qu'impriment les limites du marché entraîne le capital immobilier allié au capital financier, à chercher ailleurs les moyens d'une valorisation. Deux filières de logement se trouvent alors favorisées : l'accession à la propriété ancienne et les locations de logements neufs. Dans le premier cas, les intérêts des petits propriétaires et du grand capital financier convergent et sont fructifiés dans les opérations de réhabilitation. Dans le second seuls les intérêts du capital immobilier, soutenu par le capital financier, sont en jeu. Les deux tendances dominantes qui marquent l'évolution des filières de logement ces dernières années, appui du capital financier au capital industriel — via la reproduction de la force de travail et le contrôle social —, appui du capital financier au capital immobilier — via la valorisation de ce dernier dans la « rénovation » et la location de logements neufs — sont contradictoires du moins potentiellement. Face aux effets imprimés par la domination du capital financier, l'Etat dispose d'une marge étroite pour assurer la reproduction de la force de travail, et la reproduction des rapports sociaux : ces diverses tentatives pour maîtriser l'usage des sols urbains (ZUP, ZAD, ZAC), ont échoué face à la puissance du capital immobilier, rejetant de plus en plus loin hors des villes les terrains favorables à des constructions sociales ; le dispositif de l'allocation logement se trouve d'une faible efficacité, les bailleurs n'en tenant souvent pas compte dans l'évaluation du plafond de ressources pour l'attribution d'un logement ; l'élévation du taux d'effort dans toutes les catégories de logement atteint des limites insupportables pour les couches sociales les plus modestes et d'un autre côté la hausse des impôts — qui permettrait la mise en chantier de nouveaux logements, ou l'extension de l'aide aux plus défavorisés — connaît aussi des sommets qu'il est difficile de dépasser ; parallèlement, les incommodités de la vie urbaine sont dues pour une large part aux effets de la politique du logement (cherté, exiguïté, inconfort des logements, plus tous les maux engendrés par l'éloignement des centres, les carences d'équipements, etc.), ce qui rend « sensible » le logement parmi les enjeux sociaux : c'est sur ce terrain que se déroulent les luttes urbaines le plus fréquemment. Ce rapide bilan de la trame sociale qui a déterminé au cours des dix dernières années la politique du logement signale qu'à aucun moment il n'y a eu une offensive de l'appareil d'Etat en faveur du logement social, bien au contraire (comme nous allons le préciser dans le chapitre suivant, les conditions de logement des couches

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dominées tendent à se dégrader, car la politique mise en œuvre s'est inscrite majoritairement dans une perspective d'accumulation du capital) : ce n'est pas la « qualité de la vie » (soit l'amélioration des conditions de logement des travailleurs dans un but d'intégration sociale) qui a guidé l'action gouvernementale. Or, précisément, et pour revenir à l'objet de notre étude, le discours qui entoure les interventions en la matière tend à évacuer et à déplacer le problème de la crise du logement au lieu de l'aborder. L'évacuer, c'est-à-dire l'enrober d'un habillage idéologique qui en dissout la teneur sociale véritable : l'affirmation selon laquelle on serait passé d'une crise du logement à une crise de l'habitat (logement + environnement) permet de centrer le débat sur l'environnement (les espaces verts, la communication sociale, etc.) et finalement de considérer la question du logement comme résolue La bascule de l'idéologie s'effectue toujours selon la même logique déjà signalée : le contenu concret d'une politique (nombre de logements construits, modalité des prêts, effets chiffrés) est substitué aux développements idéologiques sur l'épanouissement individuel, l'environnement et la culture : le discours technocratique unifie des pratiques largement contradictoires et socialement discriminatoires... Le déplacer, en montrant que la difficulté des conditions de logements tient à un phénomène « de société » difficilement évitable, la concentration dans les grandes agglomérations, qu'il convient de contrecarrer en orientant l'urbanisation vers les villes petites et moyennes : « Le premier (remède) est sans doute la poursuite d'une politique active d'aménagement du territoire. De plus en plus quand le choix est possible entre divers emplois, c'est en fonction du lieu de travail que sera prise la décision, et la ville moyenne ou la petite ville seront ressenties comme compensant largement par des contraintes moins grandes dans le mode de vie et une meilleure " qualité de la vie — un revenu professionnel inférieur et cela en ce qui concerne toutes les catégories socio-professionnelles. » (Extrait d'un rapport d'orientation du VII e Plan sur l'habitat.) 2.2.2.1.3. Efficacité sociale de la politique du logement sur les conditions de vie. La vérification essentielle selon laquelle il n'y a pas de politique du logement sociale-démocrate tient précisément dans l'évocation de l'efficacité sociale des mesures gouvernementales : 17. On voit ici comment la césure entre qualitatif et quantitatif est habilement utilisée, le discours s'amplissant de séquences sur le « qualitatif », échappant à la prise en considération de données concrètes.

224

Production sociale des mythes urbains

l'idéologie urbaine de la qualité de la vie valorise une politique qui, ironie, n'a cessé d'accentuer les disparités sociales en matière de conditions de logement. Même si cette affirmation paraît « évidente », il convient de la démontrer : c'est ce que nous allons faire en menant une investigation sur les effets sociaux recensés des interventions sur le logement, et en construisant divers indices permettant de mesurer, globalement, leur portée. Les effets de la politique du logement sont observables d'abord du point de vue de l'évolution des filières de logement, et, à partir de là, de la distribution sociale dans chacune de ces filières. Les modifications de différentes filières de logement de 1963 à 1975 peuvent être ainsi décrites : — Logements anciens : • le parc tend à diminuer à la suite des destructions : 75 000 unités disparaissent entre 1963 et 1967 ; • le secteur locatif diminue : 387 200 logements en moins de 1963 à 1967, soit 7,9 % ; la partie « loyer bloqué de 1948 » du parc se restreint à la suite de différentes libérations ; • le secteur accession augmente : le nombre de logements occupés par leur propriétaire croît de 8,3 %, en 1963 et 1967, et celui des logements en cours d'accession à la propriété de 43 %. — Logements neufs : • le parc croît de 1 149 500 unités entre 1963 et 1967 ( + 39,6 %) ; • le nombre de logements occupés par leur propriétaire va cependant en diminuant : 52 % en 1961, 47 % en 1963, 45,8 % en 1967. Entre 1963 et 1967, le nombre de logements en location augmente plus vite ( + 47,2 %) que celui des logements occupés par leur propriétaire ( + 35,9 %). Le nombre des logements en cours d'accession à la propriété augmente moins encore ( + 33,9 %), et par conséquent la proportion d'accédants à la propriété fléchit de 33 % à 31,7 % des ménages occupant un logement neuf ; • deux phénomènes se combinent dans cette évolution : à partir des années soixante, d'une part, la production courante est commercialisée dans une proportion croissante par la location, d'autre part certains logements neufs produits antérieurement sont réaffectés à la location après avoir été occupés par leur propriétaire, probablement à cause de l'incapacité de ceux-ci de faire face aux charges de l'accession à la propriété. La réplique sociale de ces tendances s'observe à partir de deux sources statistiques : la comparaison des résultats des enquêtes-logements réalisées entre 1961 et 1967 ; les données sur les emménagés récents de l'enquête-logement de l'INSEE de 1970.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

225

Nous retiendrons comme indices sociaux de la politique suivie : la proportion d'accédants à la propriété, la proportion de ménages habitant des logements surpeuplés ou inconfortables. Enfin, nous appuyant sur des études déjà réalisées, nous indiquerons : l'évolution du taux d'effort, les principaux bénéficiaires de l'aide publique au logement. La ségrégation sociale (voir p. 258) dont la politique du logement est partiellement à l'origine sera traitée dans le texte relatif à la « centralité urbaine ». La diffusion de la propriété neuve s'établit en faveur des couches sociales les plus aisées. En 1963, les propriétaires occupant des logements achevés entre 1949 et 1963 comprennent 9,6 % de professions libérales et cadres supérieurs, 14,6 % de cadres moyens ; pour les logements achevés entre 1964 et 1967 cette proportion s'élève à 12,3 % pour la première catégorie, à 18 % pour la seconde. Corrélativement, les propriétaires occupant des logements achevés entre 1949 et 1963 comprennent 10 % d'employés, 36,3 % d'ouvriers et 13 % d'inactifs ; pour les logements achevés entre 1964 et 1967, cette proportion tombe respectivement à 9,7 % , 33,2 % et 11,8 %. Les patrons de l'industrie et du commerce, dont la part parmi les propriétaires occupants était de 12,5 % dans les logements achevés entre 1949 et 1963, n'en représentent plus que 11,8 % pour les logements achevés entre 1964 et 1967. Les résultats plus globaux de cette politique tiennent dans l'évolution du statut d'occupation selon les catégories sociales et l'âge du logement entre 1961 et 1967. Si pour toutes les catégories sociales la proportion de propriétaires parmi les occupants de logements neufs a diminué (52 % en 1961 contre 45,6 % en 1967), cette régression a davantage affecté les ouvriers et les employés et les inactifs dont la part de propriétaires tombe respectivement de 47,7 % à 41,3 % et de 47,7 % à 38,6 % de 59,9 % à 53 % et, dans une moindre mesure, les patrons, de l'industrie et du commerce (75 % à 69,8 %) que les professions libérales et cadres supérieurs (54,6 % à 51,2 %) et les cadres moyens (49,6 % à 46,3 %) ; parallèlement, la diminution des propriétaires en logements neufs est compensée par l'augmentation des propriétaires dans le parc ancien pour toutes les catégories sociales sauf pour les employés et les inactifs. Mais l'élévation de la part de propriétaires dans les logements anciens est surtout nette pour les cadres supérieurs et professions libérales (35,2 % en 1961 contre 43,8 % en 1967). Cela ne fait que renforcer une tendance plus générale : après une période importante de diffusion de la propriété d'occupation auprès de toutes les classes =ociales culminant entre 1961 et 1963, les années 15

226

Production sociale des mythes urbains

après 1963 sont caractérisées par un frein général de la propriété d'occupation : les catégories sociales dont la proportion de propriétaires-occupants grossit le plus entre 1962 et 1968 sont les professions libérales ( + 5,0%), les cadres supérieurs ( + 3,8 %), les industriels ( + 5,4 %), les artisans (3,8 %). En revanche, la part d'ouvriers, d'employés et inactifs, propriétaires du logement qu'ils occupent, augmente de 2,6 %, 2,8 % et de 1,1 % seulement. Ces observations sont confirmées par la répartition des emménagés récents où les employés, ouvriers, personnel de service et inactifs sont accédants-propriétaires dans la proportion respective de 17,8 %, 17 %, 7,4 % et 6,3 % tandis que les patrons de l'industrie et du commerce, et les professions libérales — cadres supérieurs le sont dans la proportion de 28,7 % et 28,2 % et pour les cadres moyens de 25,9 % . Face à cette situation les ouvriers/employés et le personnel de service se tournent dans une forte proportion vers la location de logements HLM et « loyers libres ». Les conséquences de cette politique sont que les conditions de logement (surpeuplement/inconfort) des catégories sociales les moins favorisées ne se sont que très légèrement améliorées entre 1962 et 1968, en valeur relative, par rapport aux autres catégories. En effet, c'est en général l'accès à un logement neuf qui rend plus satisfaisantes les conditions de logement : or c'est précisément auprès de ces catégories sociales que la diffusion de la propriété d'occupation de logement neuf s'est le plus restreinte. Par ailleurs, ce sont les catégories employés/ouvriers/personnel de service/inactifs qui subissent la plus forte proportion de surpeuplement du logement, et dont les logements sont les moins confortables (surtout pour les ouvriers, et le personnel de service). Un autre moyen de mesurer l'impact social de la politique du logement est d'examiner le taux d'effort : masse des loyers en remboursement bruts taux d'effort = masse des revenus en fonction des catégories de logements : — Le taux d'effort est plus important pour l'accession que pour la location (moyenne de 1967 : 13,67 pour l'accession contre 10,29 pour la location) surtout dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants. On voit ici, sous un autre éclairage, un des freins à la diffusion de la propriété. En l'absence de données précises on ne peut comparer avec la période précédente : mais il semble que dans les années cinquante, et pour des logements HLM, l'accession demandait un taux d'effort moindre que pour la location.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

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C 0) E est vive. De façon générale, les mesures d'investissement prises à l'égard des unités spatiales de faible importance ne sont pas dénuées d'arrière-pensées politiques de la part de la classe dominante qui recherche des appuis électoraux à l'heure où

246

Production sociale des mythes urbains

les partis de gauche récupèrent une part des voix populaires qui avaient appuyé le régime gaulliste. De plus, la politique des villes moyennes coïncide avec un nouvel aspect de la politique de production des firmes multinationales : tendance à abandonner une partie de celle-ci à des ateliers de sous-traitance ; orientation vers des unités de production de tailles petite et moyenne. Evolution qui est dictée par deux facteurs : une plus faible capacité d'organisation des travailleurs, dans les petites entreprises ; la recherche d'une souplesse dans l'aménagement de la production afin de faciliter la mobilité des capitaux, soit en clair « pouvoir licencier sans problème » à un moment où la crise économique oblige des mutations et des reconversions rapides du capital 22 . Mais le fondement principal de la nouvelle politique d'aménagement n'est pas là. Celle-ci doit être interprétée en fonction des éléments qui permettent au capital de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit, et parmi ceux-ci, du rôle que la localisation peut jouer (nous suivons en cela de près les interprétations de Damette, 1974). Selon sa logique, le capital cherche à gagner un surprofit. Au niveau d'une entreprise donnée, un surprofit provient d'avantages par rapport à ses principaux concurrents, soit par une avance technique, une localisation géographique plus favorable, une exploitation plus poussée de la main-d'œuvre. Or on assiste actuellement à une sorte de nivellement technique des monopoles, la recherche étant de façon croissante supervisée par l'Etat et menée par un groupe restreint de firmes dont les résultats tendent à s'égaliser. Pareillement, comme nous l'avons dit, le développement des communications et des voies de transports résorbent les rentes de situation et aboutissent à une homogénéisation de l'espace. Reste, donc, le facteur humain. La recherche de surprofit oriente les monopoles vers les zones géographiques où le coût de la main-d'œuvre est encore faible à cause du sous-emploi, de l'absence de concurrence et d'organisation des travailleurs. De même que le capital se redéploie vers les pays périphériques où abonde une force de travail bon marché, de même celui-ci se tourne vers les zones à dominance agricole et à forte croissance démographique (zones de la France « sous-développée », régions à dominance agricole). Cette tendance a toujours existé, mais reçoit un nouvel élan avec la crise économique. 22. Cette argumentation est sous-jacente dans le livre de J. Monod, Transformation d'un pays pour une géographie de la liberté (Paris, Fayard, 1974) où il est fait constamment référence « à l'aménagement du changement social », soit donc anticiper sur l'imprévisible,

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

247

Par ailleurs, comme le démontre Lojkine (1972 b) les dépenses relatives aux moyens de consommation collective sont improductives de plus-value et « accroissent la masse de capital dévalorisé par rapport à celle qui est mise en valeur au taux de profit moyen ou extra » ; elles ont alors un effet contradictoire : élévation de la productivité, et donc du taux de profit, d'une part ; création d'une nouvelle vague de suraccumulation et tendance à la baisse du taux de profit, d'autre part. Moyennant quoi, et surtout en période de crise, la classe capitaliste a intérêt à les minimiser. Or, diverses études signalent que les coûts d'urbanisation par habitant sont plus faibles dans les villes moyennes que dans les grandes agglomérations. Ceci est un second argument de force en faveur de la nouvelle politique. Une dernière explication a été invoquée à son propos — proche d'ailleurs de celle que fournissent les discours officiels. Les villes moyennes seraient destinées à être « un milieu attractif pour les productions incluant une part considérable de travail intellectuel ». En canalisant vers des « cadres de vie agréables » les couches sociales intellectualisées, l'Etat trouverait là « une raison de survie ». « La politique des villes moyennes va être l'instrument d'une tentative d'intégration des couches nouvelles de travailleurs scientifiques et techniques à la classe dominante, et donc de séparation entre ces couches et les autres couches de travailleurs auxquelles elles tendaient à se joindre. » (Vieille, 1974.) Même si cette stratégie peut être incluse dans les déterminants de la politique des villes moyennes, elle n'a qu'un rôle secondaire par rapport aux motivations économiques que nous avons indiquées : la preuve en est que la majeure partie des emplois créés dans les villes de petite et moyenne importance sont des tâches qui ne demandent pas ou peu de qualification. La DATAR pousse en avant des décentralisations tertiaires, mais celles qui ont été réalisées touchent des emplois proches du travail manuel : Chèques postaux, Crédit lyonnais... Il semble qu'au contraire s'accentue une hiérarchisation de la qualification des emplois dans l'espace : la Région parisienne draîne les tâches intellectuelles et de direction les plus hautes, et les plus prestigieuses, les métropoles d'équilibre et les grandes villes offrent des activités de techniciens, ingénieurs, cadres, tandis que les villes moyennes recueillent de façon majoritaire les emplois non qualifiés. Ces tendances sont confirmées par l'étude sur « L'évolution de la structure des emplois dans les villes françaises > (Noël, Piattier, 1973), dans laquelle il apparaît sans ambiguïté que les villes de plus de 100 000 habitants connaissent une évolution de la qualification du travail nettement plus favorable que les villes de moins de 100 000 habi-

248

Production sociale des mythes

urbains

tants et que la richesse des tâches offertes s'élève avec la taille de l'agglomération comme l'indique le tableau ci-après.

Qualification

du travail

dans les

villes

Structure Type de

ville

fonctionnelle

Structure

catégorielle

Année Production

Conception

Ouvriers

Cadres

Agglomération parisienne

1963 1967

53,8 50,0

46,2 50,0

11,0 13,3

46,8 41,5

Métropoles régionales

1963 1967

79,7 77,1

20,3 22,9

6,4 7,2

66,3 64,3

Grandes villes ( + de 100 000 hab.)

1963 1967

79,2 76,4

20,8 23,6

5,7 6,6

69,3 61,5

Petites villes (— de 100 000 hab.)

1963 1967

84,9 83,3

15,1 16,7

3,4 3,9

75,4 73,6

La redistribution dans l'espace des données de la production s'organise autour de diverses lignes de force que tracent les capitaux monopolistes, hypermobiles dans leurs recherches de profits immédiats, et dont la politique urbaine doit prévenir et encadrer les orientations, et colmater les dégâts. 2.2.2.2.3. Efficacité sociale de la politique d'aménagement du territoire sur les conditions de vie. Mesurer les conséquences sociales de « l'aménagement du territoire » serait un objectif quelque peu présomptueux puisque toute contradiction urbaine, toute efficace urbaine (relative à la politique du logement, des transports, de la centralité) se trouve reliée par un processus causal à la spatialité des forces productives. Réciproquement, les effets de la politique d'aménagement sont souvent diffus, entrecroisés avec ceux des autres politiques concourant à la structuration de l'espace, et de plus il est parfois difficile de les appréhender selon les classes sociales : comment apprécier l'impact social de la dégradation des paysages, du vieillissement des équipements d'une région, de la concentration urbaine, de l'abandon de certaines campagnes (à moins d'établir des interprétations et de tomber dans le piège des « idéologies urbaines ») ? Nous nous en tiendrons ici aux indices dont la teneur est significative les effets de la mobilité spatiale des capitaux monopolistes, soit ceux

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

249

concernant l'emploi et les migrations 23 ; les indices de migrations alternantes quoique liés aussi à la politique d'aménagement du territoire seront traités dans le chapitre sur la centralité urbaine. La concentration du capital, et les transformations qu'il induit dans le système de production — regroupements des activités, restructuration des unités de production en vue d'une meilleure rentabilité, reconversion de la production — et consécutivement dans la répartition spatiale des forces productives ont un effet sensible sur les équilibres d'emplois régionaux, à partir de 1965 notamment où surgit une première vague de conflits liés à la réorganisation spatiale de la production (Durand et coll., 1970). Ces mutations affectent l'emploi de façon diversifiée : soit à partir d'une reconversion sur place du type et/ou du processus de fabrication ; soit en fonction de transferts géographiques ; soit par les fermetures d'usines accompagnées de licenciement collectifs. Mais quelle qu'en soit la forme, ces mutations traduisent une insécurité pour les travailleurs. Conjointement le resserrement dans les grandes agglomérations des activités tertiaires et des emplois qualifiés de haut niveau diminue le choix d'implantations des travailleurs intellectuels, canalise les migrations et accentue le marquage social de l'espace. Ségrégation sociale de l'espace/migrations spatiales/mobilité sectorielle et spatiale des activités sont trois phénomènes liés où s'articulent transformation du capital et aménagement spatial des unités de production, de gestion et d'organisation, sous l'aide et le contrôle de l'Etat. Si l'on admet que tous les travailleurs sont affectés par les mouvements migratoires, on peut supposer qu'ils le sont différemment selon les catégories sociales : différemment ayant une connotation quantitative et qualitative. Une excellente étude (Aydalot, Gaudeman, 1972), qui a le mérite d'analyser les variations des flux migratoires corrélativement aux variations sectorielles de la population active, jette un éclairage sur « les différences de comportements migratoires selon les catégories socio-professionnelles ». Les aspects saillants en sont les suivants : — Les taux des migrations selon les CSP apparaissent répartis différemment des hypothèses faites le plus souvent. Les indications ci-après montrent que si les CSP situés en bas de l'échelle sociale ne sont pas les plus mobiles, il y a, en revanche, une liaison très 23. Nous différencions migration (déplacement géographique interrégional ou interdépartemental du lieu de résidence à la suite d'un changement d'emploi) et migrations alternantes (déplacement effectué quotidiennement entre le lieu de domicile et le lieu de travail).

250

Production sociale des mythes urbains

nette entre le taux de migration ainsi calculé et le rythme d'évolution des effectifs de la catégorie : cadres supérieurs et moyens, employés sont les couches sociales migrant le plus fréquemment.

Taux de migration net (1962-1968)

Evolution de la catégorie dans la population active (1962-1968)

Patrons de l'industrie et du commerce

2,3

4,06

Cadres supérieurs

3,63

29,70

Cadres moyens

6,01

34,18

Employés

6,98

26,42

Contremaîtres et OP

3,06

24,54

OS et manœuvres

2,09

7,62

— Pour toutes les catégories socio-professionnelles (sauf les salariés agricoles), il y a déplacement en direction d'espace plus riches : le degré de richesse étant exprimé par le niveau du salaire départemental moyen. — Ce qui est plus étonnant, c'est de voir que cette tendance est moins accusée par les catégories patrons et surtout cadres supérieurs. Ces derniers dont les fonctions correspondent aux activités de direction d'entreprises dont on sait qu'elles sont fortement concentrées dans un petit nombre de grands centres subissent l'attraction de ceux-ci d'une manière nettement inférieure aux cadres moyens et surtout aux employés et ouvriers. Ces derniers sont ceux qui abandonnent les espaces les moins riches et choisissent les espaces les plus riches, le plus souvent. La conclusion n'est pas modifiée si l'on considère les taux d'urbanisation. Ce sont les employés et les ouvriers spécialisés (les CSP dont les revenus sont les plus faibles) qui choisissent les départements les plus urbanisés et qui quittent les départements les moins urbanisés. On note donc, ce qui est très important, que le saut, la modification de milieu réalisé à l'occasion d'une migration, est d'autant plus considérable que le migrant a un niveau de revenu et d'instruction modeste. Alors que le cadre supérieur ne paraît attacher à la localisation qu'il choisit qu'une importance relative, les cadres moyens, les employés et les

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

251

ouvriers qualifiés sélectionnent d'une manière beaucoup plus nette les départements « prestigieux ». Ceci apparaît tout particulièrement si l'on se livre à une analyse des migrations à Paris entre 1962 et 1968. Sur un solde migratoire positif de 105 590 personnes pour les six CSP, 95 450 appartiennent aux CSP employés ou ouvriers. Pour les employés, notamment, la migration à Paris constitue la direction presque exclusive des migrations (tandis qu'à l'inverse, les patrons migrants viennent presque exclusivement de Paris). Les cadres supérieurs ne subissent pas une attraction très forte de Paris : sur 477 500 cadres supérieurs ne résidant pas à Paris en 1962 seuls 4 200 (soit 0,9 %) se sont dirigés vers Paris. — Par contre, l'étude met nettement en évidence la distorsion qui existe entre les migrations de travailleurs appartenant aux différentes CSP et l'orientation de la mobilité (des croissances relatives) de ces mêmes catégories socio-professionnelles : se sont les catégories sociales les plus basses (ouvriers, surtout les OS et les manœuvres, employés) qui migrent le plus fréquemment vers les centres urbains riches et industrialisés, alors que leur proportion s'accroît essentiellement vers les zones relativement pauvres et moyennement industrialisées. L'évolution de la population active à Paris est à cet égard exemplaire : plus les effectifs de la catégorie socio-professionnelle décroissent dans la capitale, plus elle est située en bas de l'échelle sociale, et plus son comportement migratoire vers Paris est positif. Ces tendances migratoires par CSP illustrent le fait que la migration n'a pas le même sens pour chaque catégorie socio-professionnelle. — Pour un patron de l'industrie (non pour un patron du commerce ou un patron artisan), et surtout un cadre supérieur « la localisation » géographique de son activité est relativement peu importante : ses pratiques professionnelles, de mode de vie sont autonomisées par rapport à l'espace puisqu'il jouit d'une forte capacité de déplacement, d'une liberté dans le choix de son lieu de résidence à l'iniérieur d'un espace donné, et que le gain supplémentaire en certaines localisations ne joue pas d'une grande importance pour un salaire élevé. — Un actif faiblement qualifié cherche au contraire à compenser par un changement d'environnement ce qu'il n'a pas obtenu par ses possibilités propres dans son milieu d'origine : accès à un meilleur salaire, chance de promotion. Cela explique que le taux de migration vers les régions urbaines de haut niveau soit plus élevé dans les catégories ouvriers-employés et cadres moyens que parmi les autres actifs. Mais paradoxalement la composition sociale des grandes villes tend à s'élever et à compren-

252

Production

sociale

des mythes

urbains

dre une plus forte proportion de cadres supérieurs et professions libérales à la suite du dynamisme sectoriel qui y sévit : cette mutation tient davantage à la mobilité sociale interne, qu'aux migrations. Par ailleurs les mutations professionnelles des cadres supérieurs procèdent davantage d'un choix — changement de mode de vie ou d'activité — que celles des autres catégories sociales pour lesquelles elles sont souvent le fruit d'une contrainte, celle de l'impossibilité de se reconvertir ou d'améliorer son salaire sur place. Ce trait est particulièrement net pour la population des régions qui ces dernières années ont subi une rude récession économique. Une statistique parue en 1975 signalait que la région Nord avait vu sa population diminuer de 4 % depuis 1968 : si l'on se réfère à l'article écrit en 1969 par un collectif de militants communistes (« Crise et perspectives de la Région NordPas-de-Calais », Economie et Politique, janv. 1971), on saisit l'engrenage dans lequel est prise la population active majoritairement ouvrière. La baisse d'activité des houillères, la crise de l'emploi dans le textile engendrent un chômage important dont les jeunes sont les premières victimes. La reconversion sur place est limitée et les travailleurs n'ont d'autre choix que de longs trajets pour aller s'employer dans les chantiers ou les usines de Lille ou Dunkerque... « Le solde migratoire entre les deux recensements (1962-1968) est déficitaire de 80 000 personnes. Des régions critiques du Pas-de-Calais, Ouest du bassin houiller, Calais, Boulogne, des milliers de jeunes partent vers l'agglomération parisienne, disposant parfois d'une formation professionnelle que les industries régionales ne peuvent utiliser ». Corrélativement, et bien qu'on ne puisse pas l'imputer uniquement à la politique d'aménagement du territoire, signalons que le chômage atteint davantage les classes sociales de niveau « inférieur » : il y a trois fois plus de chômeurs « ouvriers » que de chômeurs « cadres supérieurs » (en 1968). Enfin, les mutations opérées dans l'espace (migration/mobilité sectorielle et spatiale) engendrent une accentuation de la ségrégation sociale : les espaces « riches » par les activités offertes et leur cadre de vie attrayant comportent une composition croissante de bourgeois, et conjointement les espaces « pauvres » en qualité d'emplois et en niveau de services se prolétarisent. Les transformations de l'espace économique accentuent les différenciations sociales entre classes sur trois points : — les employés et cadres moyens sont astreints deux fois plus

souvent à des migrations spatiales que les autres actifs ; — les « conditions » de migrations résultent de contraintes économiques surtout pour les ouvriers, employés et cadres moyens ;

253

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

— la qualité de l'espace occupé (éloignement du centre ville comme le montre le tableau page 262 et affectation dans des régions peu équipées) est surtout « négative » pour les ouvriers. Ainsi les catégories sociales touchées négativement dans leurs conditions de vie par le processus de mobilité des capitaux sont les suivantes (les autres obtiennent à cet égard un score positif). Situation des catégories socio-professionnelles par rapport aux problèmes par l'aménagement du territoire (tableau c)

soulevés

Proportion de migration

Conditions des migrations

Qualité de l'espace occupé

Total

Patrons

+

+

+

3 positifs

Cadres supérieurs

+

+

+

3 positifs

Cadres moyens





+

2 négatifs 1 positif

Employés





+

2 négatifs 1 positif

Ouvriers

+





2 négatifs 1 positif

Au terme de ce rapide tour d'horizon sur les conditions sociales et les effets de la politique d'aménagement du territoire, il apparaît un décalage évident entre les ambitions auxquelles elle prétend répondre (« le projet éthique ») selon le discours officiel, et la logique de classe qui l'anime et conséquemment, la détérioration des conditions de vie par rapport à une moyenne nationale qui en découlent pour les classes dominées. En réalité, malgré la relative abondance des mesures adoptées, la politique d'aménagement du territoire se présente plutôt comme un encadrement souple, et sujet à toutes les modifications et dérogations possibles, de la distribution spatiale des unités de production de commandement et de gestion, qui suit plutôt qu'il n'induit le mouvement imprimé par le grand capital. Les interventions de l'Etat se révèlent assujetties aux intérêts économiques immédiats du grand capital dans un domaine qui est décisif pour celui-ci ; par ailleurs la marge de manœuvre de la technocratie se trouve d'autant plus réduite en période de crise qu'elle se trouve affaiblie et diminuée de moyens :

254

Production sociale des mythes urbains

aussi, les initiatives qu'elle peut mettre en œuvre sont-elles surtout d'ordre idéologique... Ainsi, il y aurait d'une part un encadrement de l'Etat pour assurer dans les meilleures conditions le déploiement du capital ou les conséquences de la récession et de l'autre, un discours se renouvelant et s'enrichissant aux moindres infléchissements de cet encadrement. 2.2.2.3. La centralité urbaine D'autres types d'interventions de l'Etat ont été accompagnés par un discours sur la qualité de la vie, ceux entourant la structuration d'une « centralité urbaine ». Dans ce domaine encore, nous nous poserons les mêmes questions que précédemment : quels ont été les bénéficiaires de cette politique ? Peut-on parler à son sujet d'une véritable amélioration de bien-être social ? 2.2.2.3.1. Mesures essentielles d'une politique de la centralité urbaine. Les forces sociales qui concourent à la production d'une centralité urbaine se trouvent aux carrefours de celles qui guident la politique de l'aménagement du territoire, la politique du logement et des équipements, et la politique des transports. Les interventions de l'Etat qui s'emploient à aménager les centres villes ne constituent que des surimpressions (on pourrait dire « finissage ») par rapport aux trois lignes directrices qui s'enchevêtrent : — Celle, relevant de l'aménagement du territoire, qui réside dans la structuration de pôles décisionnels et culturels (complément de la distribution spatiale des forces productives selon la théorie des pôles de croissance). Amorcée au début des années soixante pour Paris, vers 1969 pour Lyon et les autres métropoles, cette politique comporte deux traits essentiels : un vaste programme de construction de bureaux sous l'égide du capital financier, qui seront loués (80 % des cas) ou vendus aux firmes monopolistes en quête d'une adresse sociale prestigieuse ; une prolifération des centres commerciaux et des boutiques de luxe. La pratique de tertiarisation et l'inscription d'un caractère luxueux aux quartiers centraux a son corollaire, qui n'est pas toujours clairement exprimé dans les textes : disparition progressive des emplois industriels artisanaux et des petits commerces de biens courants. — Celle, relevant de la politique du logement, qui consiste à favoriser le rôle du capital financier dans la production de logement, et qui aboutit, comme nous l'avons vu, à une mainmise de la promotion immobilière sur le parc de logements anciens, en particulier

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

255

dans le centre-ville qui procure des profits extra grâce à la rente de situation qu'il détient : se multiplient les opérations de rénovation ou de réhabilitation destinées à la vente ou, surtout ces dernières années, à la location. Cette tendance en induit inéluctablement une autre : la diminution de construction des logements HLM, la progressive élimination des logements à loyer bloqué 1948, dans le cœur des villes. — Ces transformations sont nécessairement accompagnées par une restructuration du réseau d'échanges afin de faciliter les liaisons entre quartiers d'affaires et zones d'habitat, car la centralité, comme nous le verrons, renvoie surtout à une accentuation de la division sociale et du partage des fonctions dans l'espace. En dehors de l'articulation de ces trois politiques (centres directionnels, monopolisation du secteur de la construction, et liaisons radioconcentriques) les interventions publiques se fondent dans l'appellation d'une « animation des centres urbains » : sauvegarde des quartiers historiques, création de places, forums ou espaces verts, institution de rues piétonnes (elles-mêmes justifiées par un discours sur la qualité de la vie) qui ne sont que décorum symbolique visant à masquer les transformations sociales marquantes de l'espace. 2.2.2.3.2. Logique sociale structurelle d'une politique de la centralité urbaine et contradictions. La structuration d'une centralité urbaine répond aux intérêts dominants dans le sens où : — par la création artificielle d'un phénomène de la rareté des sols, elle permet au capital financier de s'octroyer un profit supplémentaire à travers la rente foncière ; — au stade actuel de développement du capitalisme, l'élévation du profit passe par l'élargissement de la production, et corrélativement, l'extension de la consommation de masse ; comme plusieurs auteurs l'on montré, celle-ci se fonde sur une création artificielle de nouveaux besoins M , ou plutôt de moyens de satisfaction des besoins, que propage un système de signe et de messages (voir Baudrillard, 197024. Nous n'entendons pas ici entrer dans la problématique des besoins. Rappelons simplement que leur niveau est déterminé historiquement par le développement des forces productives et le degré de la lutte des classes. Mais par ailleurs, il y a la logique du capital qui pousse à la création de nouveaux besoins : la cristallisation de certains auteurs sur ce phénomène débouche sur une critique de la « société de consommation s> — qui se relie souvent avec l'apologie d'une forme « de qualité de la vie ». Chemin qu'évidemment, nous n'empruntons pas, mais qu'il conviendrait d'examiner.

256

Production sociale des mythes urbains

1972, Barthes, 1957) ; or le centre ville, avec ses vitrines, ses panneaux publicitaires, ses sollicitations diverses est le support principal des formes idéologiques de la consommation, et, par voie de fait, le lieu privilégié de réalisation des marchandises ; — le centre urbain se spécifie comme point d'échanges et de contacts des différentes fonctions nécessaires à la réalisation du capital : banques, assurances, bureaux de gestion et d'organisation, centres d'études et de recherches ; il regroupe les institutions assurant la gestion publique et le contrôle social, administrations, services sociaux, antennes des appareils idéologiques d'Etat ; — le centre ville constitue pour la bourgeoisie et ses couches alliées un lieu d'appropriation symbolique et, concrètement, un accès à des pratiques privilégiées. La ségrégation sociale de l'espace, dérivative des mécanismes économiques, conduit à une hiérarchisation symbolique de celui-ci, dont le centre se démarque au sommet. Les représentations idéologiques de l'espace de la centralité attirent donc les firmes internationales et les classes sociales à la recherche d'une adresse prestigieuse (en réalité, socialement marquée). Mais conjointement, et sans aborder le débat sur « les besoins », il faut considérer que, compte tenu de la structuration générale de l'espace urbain à notre époque et notamment du cloisonnement des fonctions, un habitat au centre, à proximité donc des activités commerciales et culturelles et des lieux d'emplois (pour le tertiaire) présente des avantages « objectifs » du point de vue de la vie quotidienne : le temps consacré aux échanges entre les différentes pratiques journalières est devenu un des éléments importants de différenciation entre les classes. C'est du point de vue du regroupement des valeurs d'usage que la vie du centre urbain peut être appréhendée comme plus « agréable », et non pas d'après les arguments que fournit généralement le discours dominant : le mythe de « l'intensité des communications sociales » dans le cœur des villes oublie que les cloisonnements sociaux, qui ont d'autres origines que la spatialité, y régnent comme ailleurs, et que la vie culturelle qui s'y trouve concentrée n'est accessible du point de vue de la valeur d'échange et des modèles qu'elle véhicule que pour les classes dominantes et alliées ; — enfin, ce sont les pratiques conduites dans le centre urbain, précisément par les classes sociales qui l'investissent, qui tissent et confortent les modèles dominants de comportements : l'homme consommateur, l'homme ludique, l'homme actif. La diffusion et la répercussion des valeurs culturelles de la bourgeoisie s'organisant à partir et au travers de la centralité spatiale font de celle-ci un instrument de la reproduction des rapports sociaux, un peu à la manière d'un appareil idéologique. C'est en tout cas depuis le centre urbain,

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

257

comme matérialité sociale, que se propagent les ondes du mimétisme des comportements. Si, donc, les centres urbains jouent un rôle nodal dans la reproduction du capital et dans la reproduction des rapports sociaux — encore que, à ce propos, il conviendrait de distinguer une hiérarchie dans les centres urbains et de ne retenir vraiment que celui de Paris et de quelques métropoles d'équilibre — leur pérennité est entachée d'un certain nombre de blocages qui amènent à évoquer une « crise » de la centralité. Celle-ci est dérivée des mutations socio-économiques qui s'y accélèrent : — Les transformations sociales du centre (densification de bureaux, éviction des couches modestes de la population) entraînent une accentuation des migrations alternantes, et donc des dépenses en infrastructures routières et en systèmes de transports collectifs de plus en plus lourdes pour la collectivité ; les déficiences du dispositif de transport entraînent non seulement des inconvénients graves pour les travailleurs (et des tensions sociales importantes, comme les manifestations de 1970-1971 dans la Région parisienne), mais aussi pour les employeurs qui ont intérêt à la plus grande fluidité de la main-d'œuvre. — Ces transformations affectent de façon directe les couches modestes (ouvriers, employés, retraités) chassées brusquement de leur domicile sous le coup des rénovations et contraintes de déménager vers de lointaines banlieues. Plus graves pour la bourgeoisie, elles tendent à lui ôter l'appui politique d'une partie des couches sociales qui traditionnellement lui apportaient son concours électoral : petits et moyens commerçants, artisans qui se voient concurrencer par les centres commerciaux et grandes surfaces (voir par exemple les luttes menées par le CID UNATI dans la Région lyonnaise lors de l'installation du centre commercial de la Part-Dieu près de la gare de Perrache). — Ces contradictions se doublent d'une crise idéologique de la centralité ; d'une part, auprès des classes dominées, dont les pratiques se trouvent de plus en plus écartées de celles qui sont mises en œuvre dans les quartiers centraux voués aux commerces, restaurants, et spectacles de luxe (se constitue par exemple dans la capitale un véritable super-équipement destiné à la bourgeoisie monopoliste cosmopolite) ; d'autre part, même auprès de la bourgeoisie qui subit comme tout le monde certains blocages des transports, une raréfaction des espaces verts et les émanations des gaz de voitures Ainsi l'émission idéologique que diffuse le centre ville perd quelque peu de son efficacité. 17

258

Production sociale des mythes urbains

Par ailleurs, pour des raisons dépendantes d'une logique globale du système économique et social (homogénéisation de l'espace, exportation des centres commerciaux vers la périphérie près des centres de reproduction de la force de travail, spécialisation des milieux d'échange social, et plus directement liée à la crise économique, la mévente des bureaux dans la Région parisienne) les nœuds de centralité tendent à se diluer dans l'espace. 2.2.2.3.3. Efficacité sociale d'une politique de la centralité urbaine sur les conditions de vie. Les transformations sociales profondes qui accompagnent la redéfinition de la centralité urbaine sont aussi à relier, de façon plus large, à la politique d'aménagement du territoire par le biais des formes de migrations qu'elle induit, et à la politique du logement, par le biais de la répartition spatiale des types de logements mis en vente ou en location. Elles sont observables au moins à deux titres : la composition sociologique des villes et des banlieues, les migrations alternantes. Classes dominantes et classes dominées s'accordent sur un point dans leur discours sur le centre ville : le problème de la ségrégation. Les premières pour déplorer la monotonie, l'absence d'animation et de communication sociales qui en découlent (voir interviews) ; les secondes pour dénoncer les pénalisations sociales qu'elle impose : souséquipement des grands ensembles, temps passé dans les transports, etc. Nous devons en réalité différencier le marquage social d'un espace, c'est-à-dire sa composition sociologique comparée à la moyenne nationale, de la distribution de chaque catégorie sociale à travers cet espace. Nous sommes donc amené à confronter , à partir des recensements généraux de population, de 1962 et 1968 : 1) la modification de la structure sociale nationale ; 2) la modification de la structure sociale d'une grande agglomération (la Région parisienne) ; 3) la modification de la structure sociale de quelques grands centres (Paris, Lyon, Villeurbanne) ; 4) pour chaque catégorie sociale la répartition entre le centre et la banlieue (à propos de la Région parisienne). Des trois premiers points, émane une double constatation : — les zones urbaines (Région parisienne, par exemple) comportent une surreprésentation des catégories sociales patrons, cadres supérieurs et moyens, professions libérales et employés/personnel de

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

259

service et, corrélativement, une sous-représentation d'ouvriers, d'artisans/commerçants et bien entendu, de professions agricoles ; — le « niveau social » des grandes agglomérations, et à fortiori de leur centre, tend à s'élever. L'évolution de la composition sociologique entre 1962 et 1968 des villes de Paris, Lyon et Villeurbanne certifie cette dernière donnée. Les données montrent en effet que la part des catégories professions libérales, cadres moyens et supérieurs dans la population active totale y a grossi entre 1962 et 1968 (passant respectivement de 22,6 % à 25,9 %, de 16,8 % à 21,7 %, de 13,8 % à 17,2 %), celle des employés stagnant à Paris (de 23,2 % à 23,3 %) et s'accroissant légèrement à Lyon et Villeurbanne (de 17,8 % à 21,1 % et de 16,2 % à 18,9 %). Les « victimes » de ces mutations dans les centres sont la classe ouvrière, d'abord, dont la proportion diminue sensiblement (de 41,2 % à 39 % à Paris, de 45,6 % à 38,2 % à Lyon, de 53,7 % à 48,3 % à Villeurbanne) et les artisans/commerçants (de 7,5 % à 6,9 % à Paris, de 9,5 % à 8,6 % à Lyon, de 9,4 % à 8,1 % à Villeurbanne). Ainsi en 1968, alors que les professions libérales, cadres supérieurs et moyens représentant 14,7 % des actifs français, ils constituent 25,9 % et 21,7 % des résidents à Paris et Lyon. Pourtant, le fait que la banlieue parisienne comporte d'une part une proportion de catégories sociales « supérieures » en croissance (de 19,4 % à 23,1 %) et de toute façon largement plus élevée que la moyenne nationale, et d'autre part, une proportion d'ouvriers en diminution (de 42,3 % à 38,4 %), signale que les mutations sociales de l'espace relèvent de processus plus complexes que celui couramment admis d'un système de vases communicants entre le centre et la banlieue, qui se gonflerait des catégories sociales évacuées du centre. L'élévation du niveau social de l'agglomération parisienne ne provient pas seulement de celle de son centre, mais l'affecte tout entière, et même davantage sa banlieue (la proportion de « couches supérieures » grossit de 3,7 % en banlieue et de 3,6 % à Paris). Cela conduit au quatrième point. En 1968, les catégories cadres supérieurs, professions libérales, patrons et personnel de service, commerçants, artisans et employés comprennent une plus forte proportion de membres résidant dans le centre à Paris que l'ensemble de la population active. Mais les cadres supérieurs et professions libérales sont les seuls dont le nombre absolu de membres résidants ten5 à augmenter. En revanche, on assiste à une plus grande dispersion des catégories sociales dans l'agglomération parisienne en même temps que le niveau social général s'élève. On doit alors davantage évoquer une nette coloration sociale de certaines zones, certains quar-

260

Production sociale des mythes urbains

tiers, certains arrondissements qu'une ligne de partage entre Paris et la banlieue. C'est donc l'évolution de chaque catégorie sociale dans l'espace parisien qu'il faut comprendre pour saisir ces données : pour cela il convient de se référer à l'étude détaillée menée sur les déplacements sociaux dans l'agglomération parisienne, par le Centre de Sociologie Urbaine (Freyssinet et coll., 1971) et sur laquelle nous nous appuierons pour distinguer trois niveaux de ségrégation sociale opérée dans l'agglomération : 1) surreprésentation de certaines classes sociales par rapport à la structure sociale générale : patrons, professions libérales, cadres moyens, employés, personnel de service, (en situation 1968) et cadres moyens et supérieurs et professions libérales (en évolution 1962-1968); 2) surreprésentation de certaines couches sociales résidant dans Paris par rapport à leur part dans la population active de l'agglomération parisienne : patrons, professions libérales et cadres supérieurs, personnel de service, commerçants, artisans et employés (en situation 1968) ; mais seule la population des professions libérales et cadres supérieurs augmente en valeur absolue ; 3) l'évolution de la ségrégation entre Paris et la banlieue ne s'est pas accentuée, elle s'est même légèrement résorbée entre 1962 et 1968. Un rapprochement s'opère dans l'espace entre ouvriers/ employés et éventuellement cadres moyens d'un côté, et cadres supérieurs, professions libérales, patrons de l'industrie et du commerce, de l'autre (voir le tableau p. 261). On désigne par migrations alternantes les trajets effectués quotidiennement entre le domicile et le travail. Deux groupes sociaux sont sur ce point relativement avantagés : — les patrons de l'industrie et surtout du commerce, les petits commerçants et artisans, les professions libérales dont le logement se trouve fréquemment situé (sinon confondu avec) près de leur lieu de travail ; — les ouvriers spécialisés dont nous avons vu que la grande majorité habitait en banlieue, près donc des unités de production. De plus, ces ouvriers spécialisés ont un choix géographique plus grand pour vendre leur force de travail, il leur est donc plus facile d'optei pour un lieu de travail proche de leur domicile.... Les catégories sociales soumises le plus fréquemment à des longs

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

261

trajets sont celles dont le lieu de travail est pratiquement géographiquement contraint (le centre) : cadres supérieurs et moyens, employés. Le domicile de ces trois couches sociales étant largement disséminé dans l'ensemble de l'agglomération, elles subissent donc plus que les autres la pénibilité de longs déplacements. Les ouvriers qualifiés, enfin, sont eux aussi soumis à des contraintes géographiques pour leur lieu de travail, et sont tenus à de longs trajets. Pourcentage de chaque catégorie sociale résidant à Paris sur le total des nombres de cette caégorie sociale résidant dans l'agglomération parisienne

Répartition entre Paris et la banlieue de chaque CS (%)

1962

1968

Exploitant agricole Salariés agricoles Industr. négociants Artisans, petits commerçants Professions libérales, cadres supérieurs Cadres moyens Employés OQ, contremaîtres OS, manœuvres Total ouvriers Personnel de service Autres catégories

9,8 9,4 45,6 38,5 42,3 33,3 35,2 26,2 26,2 26,2 51,0 39,9

10,5 9,6 54,0 43,7 50,8 41,9 44,4 39,2 31,5 32,2 59,0 47,9

Total

34,1

41,5

Source : RGP, 1962-1968. Tableau établi par Freyssinet et coll., 1971.

Deux données permettent d'ailleurs de le vérifier (voir tableau p. 263) : proportion de migrants pour cent actifs ; temps et longueur du trajet journalier. La pénalisation des classes dominées par rapport à l'accès au centre urbain, la pénibilité des trajets domicile-travail qui en dérivent pour celles-ci, sont les véritables résultats d'une politique où figure en premier lieu un abandon des centres villes aux spéculateurs : le discours qui agrémente toute mesure spectaculaire et ponctuelle d'aménagement de la centralité (rue piétonne, place, jardin public) ne saurait masquer cette réalité*

262

Production

sociale

des mythes

urbains

Population du centre et ségrégation sociale de l'espace (situation des catégories socio-professionnelles par rapport à la ségrégation) (tableau d) Surreprésentée par rapport à la structure sociale

Surreprésentation par rapport à Clivage leur part dans social dans la population l'espace active de général l'agglom. parisienne

Situalion

Tendance

Patrons de l'industrie, gros commerçants

+



+

Professions libérales, cadres supérieurs

+

+

+ +

Cadres moyens

+

Employés

+



+

Ouvriers Petits commerçants, artisans Personnel de service

Quartiers résidentiels

2 positifs 1 négatif

Quartiers résidentiels

4 positifs

Quartiers moyens ou populaires

2 positifs 1 négatif

Quartiers moyens ou populaires

2 positifs 1 négatif

Quartiers moyens ou populaires

3 négatifs

+

+

1 positif 2 négatifs 2 positifs 1 négatif



* Le point supplémentaire indique que seule cette catégorie augmente en nombre dans le centre. 2.2.2.4. Le système transports

d'échange

: réseau de circulation

et moyens

de

2.2.2.4.1. Mesures essentielles de la politique des transports. Comme l'évoque justement Castells ( 1 9 7 2 ) : « U n e analyse de la circulation (et, à partir de là, une analyse des transports, définis c o m m e moyens de circulation) met en question les rapports entre l'ensemble des éléments de la structure urbaine : c'est-à-dire qu'elle couronne et synthp-

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

263

tise un tel effort, plutôt qu'elle ne le précède ». Autrement dit, contrairement à la volonté technocratique d'un effet structurant du système de transport, celui-ci a plutôt tendance à suivre l'urbanisation, à en redoubler le désordre et la densité, qu'à la guider. Situation migration

des catégories (tableau e)

socio-professionnelles

Nombre de migrants pour 100 actifs par catégorie socio-prof, en

1968 * (%)

Petits patrons Industriels et gros commerçants

/

par

Durée moyenne

rapport

aux

Longueur moyenne

des trajets aller du domicile au lieu de travail ** (mri)

(km)

12

3,6

15

3.5

10

conditions

de

Situation des CSP par rapport aux trajets de migration (en regard de la moyenne générale)

2 positifs

2,0

Professions libérales Cadres supérieurs

42

20

7.2

2 négatifs

Cadres moyens

37

23

6,1

2 négatifs

Employés

34

23

6,1

2 négatifs

Contremaîtres/ Ouvriers qualifiés

36

20

6.3

2 négatifs

Ouvriers spécialisés/ Manœuvres

26

19

5.6

1 positif 1 neutre

Personnel de service

?

20

4,5

1 neutre

* Source : INSEE, « Les migrations alternantes en 1968 dans la Région parisienne. Etudes et hypothèses », Aspects,

10 nov. 1972.

** Source : INSEE, « Enquête transports 1967 » et « Données sociales », Collection M, 1973.

Effectivement la politique mise en œuvre ces dernières années est directement surbordonnée d'une part, dans sa dimension interurbaine au renforcement de la centralité urbaine, d'autre part, dans sa dimension territoriale, aux échanges (de marchandises et d'individus) nationaux et internationaux impliqués par l'aménagement du système productif monopoliste. Les mesures de politique des transports prises à

264

Production sociale des mythes urbains

l'encontre de ces deux aspects se manifestent dans les années soixante. Au niveau de l'agglomération parisienne, comme de la Région lyonnaise, cela revient : — à privilégier les axes de desserte radioconcentrique, irriguant les flux migratoires entre le centre et la banlieue, au détriment des échanges interurbains ; — à privilégier les transports en commun assurant la liaison entre les zones d'habitat et les pôles d'affaires (par exemple le réseau express régional à Paris, articulation des réseaux de transport vers le centre de la Part-Dieu à Lyon) ; — à privilégier les axes de desserte radioconcentrique, irriguant les principaux pôles d'affaires français et européens ; pourvus de peu d'échangeurs dans la traversée des agglomérations urbaines denses, ils ne sont donc pas destinés, à priori, aux échanges migratoires interrégionaux. Cette politique, comme le montre clairement Lojkine (1972 a), est non pas instigatrice ainsi qu'elle prétend l'être, mais réparatrice : « Il s'agit ... de soulager le trafic là où il est — ou risque d'être — le plus dangereusement saturé, et, corrélativement, d'améliorer la desserte du centre d'activités le plus important ». Au lieu donc de structurer le tissu urbain, elle tombe dans la logique de l'induction des flux : chaque amélioration apportée en des points qui sont déjà congestionnés a pour effet de redoubler, dans les mois qui suivent, la création d'emplois ou d'habitat dans ces zones, et donc d'intensifier, à terme, les flux. Les auteurs du projet de rapport pour la préparation du VI e Plan en sont d'ailleurs conscients : « Toute amélioration locale des réseaux de transport (augmentation des fréquences des rames, création de voies nouvelles) induit dans un délai de quelques mois un trafic supplémentaire qui, du moins en période de pointe, a pour effet de ramener les conditions de transport à leur valeur initiale... » De plus, les critères financiers fondant la politique des transports renforcent cette tendance. La mise en place et le fonctionnement des réseaux de transport sont soumis à la logique capitaliste de rentabilité ; ne sont donc créées ou améliorées que les lignes dont le chiffre d'affaire couvre les frais de gestion et d'exploitation. Dans le même sens, le désengagement de l'Etat par rapport aux services publics a été accompagné par une véritable campagne sur la « vérité des prix » et notamment ceux de la RATP (cf. : rapport Nora en 1967), ce qui a abouti à une hausse générale des tarifs de transport en commun dans la Région parisienne en 1970. Parallèlement l'Etat tente de faire prendre en charge par le secteur privé le financement et même la gestion de certains de ces services (autoroutes privées par exemple). Cependant,

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

265

ce principe financier entrave durement la logique globale de l'urbanisation monopoliste qui veut que le réseau de transport constitue avant tout la mise en communication du capital et de la force de travail : il n'est donc pas toujours retenu, et l'orientation est de faire supporter aux collectivités locales ou aux employeurs les charges des lignes de transport déficitaires. L'ensemble de cette politique a conduit finalement à privilégier les transports individuels pour les déplacements entre banlieues, et n'a pas évité une surcharge sans cesse croissante des transports en site propre dans le centre où les améliorations du réseau n'ont pas compensé l'intensification des flux, et consécutivement n'a pu dissuader l'utilisation de la voiture : le trafic demeure donc largement congestionné dans les villes. Son inefficacité a induit une politique compensatoire dont le mot d'ordre est lancé impérativement par la technocratie dans les années 1974-1975 : priorité aux transports collectifs (couverte là encore par l'idéologie de la qualité de la vie). Mais jusqu'ici il n'y a pas eu de véritable plan d'ensemble, et seules quelques mesures ponctuelles ont été adoptées : développement des couloirs de circulation pour les autobus, amélioration de lignes, expériences de taxi collectif. L'argumentation de cette politique a surtout servi à légitimer l'abandon de programmes prévus : par exemple, la voie express rive gauche. 2.2.2.4.2. Logique sociale structurelle de la politique de transport et contradictions. Trois logiques principales s'articulent et se heurtent dans le processus de production du système de transport : — celle des monopoles dont les liaisons entre unités de production s'effectuent à l'échelle interrégionale et internationale : il s'agit donc d'aménager un réseau d'échange autoroutier, ferroviaire, aérien entre les pôles de croissance européens ; — celle des entreprises capitalistes en général, et monopolistes en particulier, dont l'accès à la main-d'œuvre dépend de la fluidité des flux migratoires au niveau de l'agglomération ; — celle des capitaux financiers liés aux groupes qui assurent la production et la gestion des moyens de transports : constructeurs d'automobiles, transporteurs privés, investisseurs des autoroutes. Cependant, si le réseau de transport, dans le contexte qui le définit actuellement, n'organise pas l'urbanisation mais se limite à la réguler, i! n'en constitue pas moins l'élément essentiel au fonctionnement de l'accumulation capitaliste dans sa dimension spatiale. L'aide sélective de l'Etat envers les capitaux industriels et financiers devrait donc

266

Production sociale des mythes urbains

passer prioritairement par la mise en place d'un système de transports — collectifs et individuels — doué d'efficacité. L'utilisation à partir de 1965 de la méthode de la rationalisation des choix budgétaires pour contrôler les investissements de transports devait répondre à cet objectif. Or, nous avons mis en avant l'inefficience, voire les méfaits (processus d'induction de flux et donc de nouveaux engorgements, carence des transports en commun pour une partie des flux migratoires), de cette politique ; les contradictions qui l'étranglent en contrarient effectivement l'orientation souhaitable. Le premier goulot d'étranglement rejoint l'opposition que nous avons déjà notée entre la socialisation de l'espace requise par le développement de l'accumulation et la propriété privée de l'espace. En effet, l'amélioration d'un service de transport dans une zone revêt immédiatement celle-ci d'une valeur supplémentaire que cherchent à s'approprier les capitaux privés en construisant soit des bureaux soit des logements résidentiels. La croissance en spirale des flux, ainsi induite, anéantit les efforts des services publics, et l'aide de l'Etat aux monopoles se retourne contre eux-mêmes. La seconde contrainte est d'ordre financier. La capacité budgétaire de l'Etat pour les équipements de transport s'inscrit dans une limite : priorité est accordée, comme nous l'avons vu, à l'infrastructure routière et aux échangeurs au détriment des transports en commun. Les subterfuges auxquels recourt l'Etat pour assurer ces services (débudgétisation, hausse des tarifs, élévation des charges des collectivités locales) ne sont toutefois pas suffisants et leur carence est manifeste. Dès lors déferle l'usage de la voiture individuelle qui déclenche un autre cercle vicieux : encombrements, amélioration de la voirie, redoublement du trafic, etc. Par ailleurs, les besoins en équipements de transport diffèrent selon les fractions du capital : les liaisons à grande distance nécessaires au capital monopoliste le sont moins pour les bourgeoisies locales dont l'intérêt reste centré sur la fluidité du réseau de transport régional. Enfin, la pression du patronat s'exerce fortement sur l'Etat à propos de ces équipements : ils sont à ce point urgents pour l'accumulation qu'une véritable querelle existe entre l'Etat et les patrons pour leur prise en charge. De plus, les déficiences de la politique gaulliste des transports ont entraîné des aliénations qui ne sont plus des raretés : quatre heures de déplacements par jour pour certains travailleurs ; le transport est donc devenu un enjeu important des luttes urbaines, capables de mobiliser des milliers de personnes comme ce fut le cas dans la Région parisienne en 1970-1971.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

267

2.2.2.4.3. Efficacité sociale de la politique des transports sur les conditions de vie Les cadres et les employés dont l'habitat est dispersé sur l'ensemble de l'agglomération parisienne, et le lieu de travail concentré en quelques points de la capitale, connaissent les migrations les plus longues en temps et en kilomètres (voir p. 263). Mais ce sont eux pour lesquels, en majorité, les réseaux de transport ont été conçus. Les exemples de Paris, Lyon, Dunkerque démontrent que ce sont les banlieues résidentielles qui sont le mieux reliées au centre-ville. Parallèlement les ouvriers qui, pour la majorité, résident et travaillent en banlieue ont des trajets sensiblement moins élevés (surtout pour les OS et manœuvres), mais faute de transport en commun, ils sont contraints de les effectuer en deux roues ou en automobile. Cependant, il faut nuancer ces constatations par le fait que les cadres, patrons du commerce et de l'industrie sont davantage motorisés que les autres catégories, notamment que les employés, et que donc même si les transports en commun leur sont davantage accessibles, ils tendent à utiliser un moyen de locomotion individuel (voir tableau, p. 268). Nous distinguons alors quatre groupes selon leur pratique de transport : Liaison habitat/ travail par transport collectif Employés Bonne Ouvriers Mauvaise Cadres moyens et supérieurs Bonne Industriels, artisans, commerçants, professions libérales

Utilisation des transports collectifs

Taux de motorisation

Faible Assez faible Bonne

Importante Moyenne Moyenne

Bonne

Faible

Les deux premiers groupes sont nettement défavorisés : — les employés disposent d'un réseau de transport collectif en direction de leur lieu de travail, mais, étant faiblement motorisés (ce qui est sans doute lié) ils ont peu le choix de leur transport et sont absolument dépendants des transports collectifs ; — les ouvriers ne disposent pas d'un réseau de transport collectif adéquate entre leur domicile et leur travail, ils utilisent donc davantage l'automobile ou un deux roues ; pourtant, étant assez faible-

268

Production sociale des mythes

urbains

ment motorisés (surtout les OS), ils se déplacent dans la possibilité qui leur est offerte par les transports en commun. Utilisation des différents moyens de transport selon la catégorie socio-professionnelle du chef de ménage (tous déplacements) en Région parisienne Transports individuels Trans, por s coilec "f* Artisans, petits commerçants

Automob¡le

Deux f0Ues

Autre

Taux de motorisation (voiture)

17,2

78,4

2,9

1,5

0,81

Industriels, gros commerçants, professions libérales

27,9

70,6

1,5



1,20

Cadres supérieurs

41,4

57,0

1,5

0,1

1,01

Cadres moyens

48,0

47,8

4,2



0,75

Employés de bureau

73,2

16,7

10,1



0,35

Employés de commerce

63,5

22,6

13,9



0,37

Contremaîtres, ouvriers qualifiés

44,3

33,5

22,1

0,1

Ouvriers spécialisés, manœuvres

49,2

24,0

26,8

Inactifs

40,2

24,4

15,0

0,53 0,41

0,4

0,24

Source : enquête IAURP, 1965.

La troisième catégorie est nettement avantagée : — les cadres disposent d'un réseau de transport collectif reliant zone d'habitat/zone de travail, et de plus ils sont fortement motorisés, ils ont donc le choix : près de la moitié d'entre eux utilisent les transports en commun. La dernière catégorie est avantagée surtout parce que, comme nous l'avons d é j à indiqué, u n e forte p r o p o r t i o n des patrons, c o m m e r ç a n t s

et professions libérales logent près de leur lieu de travail : les autres considérations jouent d.onç moins..

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

269

La situation de chaque CSP par rapport aux déplacements indique que, là encore, on cherchera en vain les signes d'une amélioration sociale des conditions de vie : les classes dominées, en particulier, les employés, demeurent largement pénalisées par la politique des transports. La « qualité de la vie » ne semble pas avoir été le déterminant des interventions de l'Etat, comme nous l'avons montré, et, d'ailleurs, comme on pouvait s'en douter. On peut résumer ainsi la situation sociale par rapport aux déplacements : Situation des catégories (tableau f )

socio-professionnelles

par rapport

aux

transports

Conditions de transports

Temps de transport domicile/travail

Situation

Patrons commerçants professions libérales

Bonnes

Faible

(+)

(+)

Très bonne (2 positifs)

Cadres supérieurs et moyens

Bonnes

Elevé

(+)

(—)

Bonne (1 positif) (1 négatif)

Mauvaises

Elevé (-)

Très défavorisée (2 négatifs)

Moyen (neutre)

Défavorisée (1 négatif) (1 neutre)

Employés

(—)

Ouvriers

Mauvaises (—)

2.2.2.5. Efficacité sociale générale de la politique conditions de vie des agents sociaux

urbaine sur les

2.2.2.5.1. Synthèse des résultats. Nous avons mis en évidence, tout au long de cette analyse certains indices qui ont permis de déceler la position de chaque catégorie socio-professionnelle par rapport à l'efficace des segments de la politique urbaine sur les transformations des conditions de vie. Rappelons que : — le signe positif correspond à une position plus favorable que la moyenne nationale amélioration des conditions de vie par rapport à une moyenne nationale ; — le signe neutre correspond à une position proche de la moyenne nationale ;

270

Production sociale des mythes urbains

— le signe négatif correspond à une position plus défavorable que la moyenne nationale —> dégradation des conditions de vie par rapport à une moyenne nationale. A partir des vingt-deux indices (voir ci-après) chaque catégorie sociale accumule un score qui permet de la situer dans l'efficacité générale de la politique urbaine (voir tableau, p. 273). Un premier reproche pourra nous être accordé à ce sujet ; l'efficacité sociale est évaluée uniquement en terme de biens de consommation possédés ou de place dans un système d'indicateurs étroitement économiques, soit donc sur l'amélioration ou la détérioration des conditions de vie par CSP. En effet, nous aurions pu examiner cette efficacité sociale comme « intégration idéologique », « ouverture à de nouvelles luttes », etc. En réalité, nous intéressait, en parallèle avec le discours sur la qualité de la vie, l'efficacité sociale saisie en terme de transformation (ou non) du bien-être social dans son acceptation économique : nous jugions un discours technocratique, par rapport à des références elles-mêmes technocratiques (mais non dénuées de force pour rappeler une réalité sociale !). Un second reproche pourra être fait sur la validité ou non d'additionner les résultats d'indices assez disparates entre eux : là encore, notre objet était de pouvoir « évaluer > l'efficacité différentielle de la politique urbaine par rapport aux conditions de vie de chaque CSP, de savoir qui en a été bénéficiaire, ou non, et non pas d'aboutir à une quantification ayant une quelconque valeur scientifique. Nous avons ensuite regroupés ces CSP en classes sociales, démontrant ainsi qu'il existe une nette corrélation entre le score obtenu et la situation sociale. Apparaissent en effet : — la position favorable de la classe dominante (en CSP : patrons de l'industrie et du commerce, cadres supérieurs) et d'une fraction de la petite bourgeoisie traditionnelle (en CSP professions libérales) par rapport à l'efficace de la politique urbaine sur les conditions de vie ; — la position moyennement favorable de la nouvelle petite bourgeoisie (en CSP : cadres moyens et employés) et d'une fraction de la petite bourgeoisie traditionnelle (en CSP : artisans et petits commerçants) ; — la position nettement défavorable de la classe ouvrière (en CSP : contremaîtres, ouvriers qualifiés, ouvriers spécialisés, manœuvres et personnel de service). La différenciation entre classe bourgeoise, et nouvelle petite bourgeoisie, s'exerce à propos de tous les enjeux urbains, et elle est particu-

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

271

lièrement accusée pour les conséquences de la politique d'aménagement du territoire. Le clivage entre nouvelle petite bourgeoisie et classe ouvrière tient en revanche surtout de la politique du logement et de la centralité (les deux types de données étant d'ailleurs articulés). Le groupe de tête (classe bourgeoise, et fraction « professions libérales » de la petite bourgeoisie traditionnelle) est nettement détaché par rapport aux autres ; la distance (en score) qui le sépare de la nouvelle petite bourgeoisie est largement supérieure à celle qui distingue celle-ci de la classe ouvrière. Ainsi la « qualité de la vie » dans sa dimension urbaine est distribuée inégalement à travers les classes sociales et recouvre finalement la gamme des inégalités observées dans la matrice des rapports de production. On peut alors affirmer qu'il y a réfraction des disparités générales entre classes sociales à travers la politique urbaine mise en œuvre : celle-ci n'a en rien contribué à améliorer les conditions de vie des classes dominées par rapport à la moyenne nationale, elle a au contraire perpétué, sinon accentué, leur situation déjà largement défavorable. Au centre le cas de la nouvelle petite bourgeoisie retient tout particulièrement l'attention. Liste des indices retenus Logement 1) Accession à la propriété (situation). 2) Accession à la propriété (tendance). 3) Proportion de propriétaires occupants (situation). 4) Proportion de propriétaires occupants (tendance). 5) Proportion de logements confortables (situation). 6) Proportion de logements confortables (tendance). 7) Proportion de logements non surpeuplés (situation). 8) Proportion de logements non surpeuplés (tendance). 9) Aide à la pierre, aide au logement. Equipements collectifs 10) Equipements économiques. 11) Equipements socioculturels. 12) Espaces verts. 13) Pollution. Aménagement du territoire 14) Proportion de migrations.

272

Production sociale des mythes

urbains

15) Conditions de migrations. 16) Qualité de l'espace occupé en général (éloignement du centre ville + affectation dans des régions sous-équipées). Centralité 17) Surreprésentation dans le centre par rapport à la structure sociale (situation). 18) Surreprésentation dans le centre par rapport à la structure sociale (tendance). 19) Surreprésentation dans le centre par rapport à la part dans la structure sociale de l'agglomération parisienne. 20) Nombre de migrants pour cent actifs. 21) Durée/longueur moyenne des trajets aller du domicile au lieu de travail. Transports 22) Conditions de transport (accès aux équipements de transports collectifs + taux de motorisation). 2.2.2.5.2. Politique urbaine et nouvelle petite bourgeoisie. Nous avons établi (p. 183) le rapprochement des conditions de vie entre la classe ouvrière et la fraction subalterne de la nouvelle petite bourgeoisie (employés) à propos : des pratiques sociales de travail (type de relation de travail, rémunération), des pratiques sociales dans la quotidienneté (conditions de logement, dépenses de consommation collective, type de loisirs, tâches assumées par la femme). Par ailleurs, nous venons de mettre en évidence que les avantages procurés aux employés par la politique urbaine se situaient à égale distance de ceux impartis aux cadres moyens d'une part et aux ouvriers de l'autre. La disqualification des employés par rapport aux cadres moyens porte sur les conditions de logement et de transport, celle des ouvriers en regard des employés provient surtout de la position par rapport à la centralité. De plus, la politique urbaine pénalise fortement l'ensemble de la nouvelle petite bourgeoisie par rapport à la classe bourgeoise et alliée (qui est environ deux fois plus favorisée) et tend à la rejeter vers la classe ouvrière. Ce rapprochement s'opère surtout entre ouvriers et employés (ceux-ci maintenant cependant un léger avantage), en confirmation d'une tendance que nous avions saisie plus globalement. Nous avons indiqué à maintes reprises (notamment à propos des luttes urbaines) la sensibilisation de la nouvelle petite bourgeoisie aux problèmes touchant la consommation collective et la frustration née précisément du décalage entre l'image que cette classe sociale a d'ellemême — ce qui veut dire, bien sûr, la façon dont elle appréhende sa

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

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Une idéologie urbaine de ia qualité de la vie

279

Le schéma de la page 281 permet de retracer les étapes de la mise en forme idéologique de pratiques articulées autour du développement des forces productives, des contradictions qui se nouent dans le système production/reproduction, et de la lutte des classes qui anime ce mouvement. Le discours idéologique sur la qualité de la vie s'échafaude en accumulant différentes strates qui se traversent et se distancent les unes des autres pour former ce « mille-feuille » auquel Lévi-Strauss compare les mythes (Lévi-Strauss, 1964, Le cru et le cuit). Il y a d'abord, comme nous l'avons montré, l'explosion idéologique de Mai 1968 qui émerge comme ajustement/dépassement des formes culturelles vis-à-vis des pratiques développées au stade avancé du capitalisme ; on observe une critique des valeurs hiérarchiques, une critique des rapports marchands, une contestation des appareils répressifs (appareil familial, juridique, d'information, police), de la morale sexuelle traditionnelle, et finalement du mode de vie instauré (métro-boulotdodo). En contrepartie s'expriment des idéologies communautaires, une valorisation du désir, une restauration du modèle culturel anarchiste. D'autre part, il y a des formes idéologiques urbaines élaborées à travers les luttes de classe en général. Du côté de la classe dominante se constitue un arsenal idéologicopublicitaire de la promotion immobilière et surgissent des modèles culturels liés aux nouvelles formes d'aménagement du territoire et de l'urbanisation. On constate en particulier la définition d'un « idéal de vie » jeune cadre avec une optimisation/rationalisation de l'individu, une image de la vie familiale organisée autour d'un modèle consommatoire (nature/culture) ; la référence aux pratiques liées à la reproduction simple en est évincée au profit d'une évocation des pratiques ludiques, d'information et de loisirs. II s'agit en somme d'une réification de l'individualisme et d'une valorisation de l'hédonisme. Par ailleurs se développe une image de la région « dynamique » où la diversité abonde (type d'emplois, formes de consommation), où les chances de promotion fleurissent ; il s'agit en général de propulser le mythe de la « société urbaine », quoique, nous l'avons vu, un contre-mythe surgit depuis quelques années, l'idéal de vie dans les unités spatiales de petite dimension associé à une éthique naturiste et « de la communication sociale ». Du côté des classes dominées l'arsenal idéologico-politique sur l'urbain est issu des conditions de vie concrètes et des luttes qui leur sont combinées. Le système urbain y est décrypté en référence « aux promoteurs à poutres-apparentes », aux gadgets, à la publicité, à la consommation ostensible, à la « foule solitaire », et surtout au fameux slogan qui résume crûment la réalité urbaine des banlieusards : < métro-boulot-dodo ». Leurs discours met en forme des revendications : droit au

280

Production sociale des mythes urbains

logement, amélioration des services publics, défense des espaces verts et de 1' « environnement » ; le droit à une « meilleure qualité de vie », ce qui veut dire aussi à « un niveau de consommation » ; le pouvoir urbain ; la transformation des rapports sociaux (dont la communication sociale n'est évidemment qu'une dimension). Ainsi l'idéologie urbaine de la qualité de la vie correspond-elle à un discours élaboré à travers les luttes idéologiques articulées aux pratiques urbaines. Elle est médiatisée par l'idéologie technocratique : les contradictions/ conflits sont commués en problèmes ; ces derniers sont solvables par son traitement technique ; le choix opéré entre différentes options est un arbitrage entre les intérêts des agents ou groupes sociaux et doit aller dans le sens de l'intérêt général (donc finalement se profiler dans « un juste milieu >). Elle est répercutée en vue d'un effet : s'ajuster à, légitimer la politique urbaine mise en œuvre, soit donc s'interposer entre les mesures concrètement adoptées et les agents sociaux qui en sont bénéficiaires. Il ne s'agit bien entendu que d'un essai de systématisation des différents niveaux à travers lesquels on peut débusquer l'émergence des idéologies urbaines de la qualité de la vie ; il n'y a pas de césure nette entre chacun d'entre eux, il y a au contraire des interpénétrations, des prolongements, des oppositions significatives qui dans leurs effervescences parachèvent (sans pourtant le clore) le discours global. Il convient enfin d'ajouter à ces mécanismes une explication supplémentaire. Comme nous l'avons vu, le discours sur la qualité de la vie redouble dans ses thèmes et ses variations à partir de 1972 environ et devient réellement global, dans le sens où il investit tous les domaines d'intervention de l'Etat à partir de 1974, avec l'avènement du régime giscardien. Cette évolution semble signaler que l'émergence de ces pratiques discursives ne dérive plus seulement du rapport dialectique luttes urbaines/politique urbaine, et prend racine dans une actualité immédiate : la crise économique. Celle-ci en effet non seulement sape la confiance que la bourgeoisie a d'elle-même, et donc la confirme dans une autocritique (idéologique) qui déferle sur la place publique (selon le même processus qui suivit la crise idéologico-politique de Mai 1968), mais encore la contraint précisément à la seule justification idéologique plausible qui tient dans la référence à une « nouvelle croissance » (orientée vers la « qualité de la v i e " »). Le nouveau discours urbain devient réellement dominant 25. On retrouve ici encore la fausse opposition du quantitatif au qualitatif : quand les contradictions du système de production impliquent un blocage de la consommation (en quantité) le mythe du qualitatif surgit.

Une idéologie urbaine de la qualité de la vie

rt > 4J 0) ID UJ •M D (D "O 'H> U-M• "D

•Si

•a •iî a s C3 «4-1 3 dont nous accordons qu'elle comporte une part d'interprétation puisque idéologie et pratique, quoique étant les deux aspects d'un même rapport social, ne sont pas nécessairement synchroniques et possèdent une autonomie l'une par rapport à l'autre) se révèle d'une efficacité certaine dans ce travail empirique dans la mesure où elle a permis de rendre compte d'une production sociale (l'idéologie), difficilement saisissables dans ses tenants et ses aboutissants par sa matière même, à la lumière d'une dynamique sociale connue dans ses fondements et ses effets, les interventions de politique urbaine. Les pratiques « matérielles » de classe sont ainsi les pôles de référence à partir desquels les systèmes symboliques et idéologiques peuvent être analysés à condition de les considérer eux-mêmes comme partie pre20

298

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

nante à la lutte des classes, c'est-à-dire jouant d'une interférence sur les pratiques de classe. En montrant comment se noue, dans un champ social particulier, la consommation collective, ce jeu dialectique idéologies/pratiques de classe, cette recherche valide l'hypothèse de départ (l'idéologie trouvant son origine dans le support matériel que constituent les pratiques contradictoires de classe, et exerçant une fonction spécifique dans la lutte des classes) et suggère, par ellemême, de nouvelles formes de traitement méthodologique du concept d'idéologie, dans une perspective marxiste. L'affirmation que nous avions posée préalablement selon laquelle les idéologies fonctionnent comme mécanisme d'occultation-dépassement des contradictions de classe paraît largement vérifiée : la production des mythes urbains s'intensifie au moment où s'aiguisent les contradictions inhérentes à la logique capitaliste, notamment dans le domaine de la politique urbaine ; la classe dominante opère alors une sorte de fuite en avant dans l'idéologie comme pour prévenir l'exacerbation des conflits et pour empêcher que ne vacille sa domination. Dans l'exercice de cette domination, le rôle de l'Etat et de la technocratie paraît capital au stade actuel. Pratique discursive « de classe », l'idéologie (« urbaine ») apparaît comme la « réfraction •» des interventions de politique urbaine, douée d'un effet nécessaire d'écran des contradictions qui les déterminent et qui génèrent par là même de nouvelles inégalités sociales et de nouvelles contradictions. Les mythes urbains sont le faire-valoir des pratiques de la technocratie dans le domaine de la consommation collective et l'aménagement de l'espace et, en ce sens, ils sont avant tout le produit de la technocratie. Enfin, l'idéologie urbaine, qui simule une structuration par l'espace des pratiques sociales, apparaît comme une arme privilégiée de la classe dominante dans la mesure où elle permet de valoriser un monde clos Etat/espace/société évacué des rapports de production, un monde en somme « de nivellement social » où « tous les agents > subissent les mêmes contraintes, les mêmes rythmes, et ont les « mêmes besoins » et le même type de consommation ; la contradiction écologique se substitue à celle du capital-travail, et la focalisation du discours sur l'éthique permet d'« oublier » les rapports politiques. Le terrain de 1'« urbain » apparaît donc comme un champ idéologique propice à l'exercice de la domination bourgeoise, celui où le consensus social le plus large peut être obtenu. La conjonction des différentes données établies à partir de cette étude appelle en définitive une réflexion sur le fonctionnement de l'appareil d'Etat en tant qu'organisateur d'hégémonies, d'une part ; elle incite, d'autre part, à poser certaines interrogations sur les réponses

Conclusion générale

299

possibles des classes dominées à la question urbaine, dont nous avons démontré, tout au cours de notre analyse, qu'elle était le terrain de lutte idéologique de prédilection de la classe dominante. Les rapports qu'entretiennent les interventions publiques sur l'aménagement de l'espace et la reproduction de la force de travail d'une part, et les discours officiels sur l'urbain d'autre part, soulèvent en effet certaines questions sur la part de l'idéologique, et de ses nouvelles formes, dans l'exercice de la domination capitaliste d'aujourd'hui. Le discours sur l'urbain s'érige, se spécifie, se diversifie au fur et à mesure des interventions de politique urbaine : ce n'est pas son contenu qui lui est subordonné, mais son abondance, et conséquemment, sa place dans le discours dominant. Nous pouvons réaffirmer la coïncidence entre l'émergence d'une parole sur la ville et le renforcement du rôle de l'appareil d'Etat comme organisateur de la reproduction de la force de travail et comme agent du contrôle social au stade monopoliste. La jungle des contradictions dans laquelle s'immisce la définition d'une politique urbaine, sa soumission aux intérêts dominants, son caractère nécessairement provisoire dans la mesure où elle fraye son chemin en ouvrant à de nouveaux déséquilibres, s'effacent sous le vernis idéologique ; celui-ci est en quelque sorte simulateur d'un sens à des pratiques discontinues et conflictuelles, il établit un lien de complicité direct avec elles. Ce phénomène n'est pas original en soi : il n'y a là que l'incurvation habituelle de la parole à l'acte, le discours donne la mesure de l'activité technocratique. Or, dans les années 1950 et après Mai 1968, ces formes discursives essaiment autour d'idéologies urbaines ou spatialisation des éthiques, l'espace (ou des éléments de l'espace) invitant la société à une introspection d'elle-même. L'éclosion d'un cours de morale dominant en différentes périodes historiques n'est pas innocent et nous en avons vu les conditions d'élaboration. Mais il faut aller plus loin. La commutation d'idéologies à région dominante économiste en idéologies à région dominante culturelle, dont précisément les idéologies urbaines constituent le segment principal, la relative déconnection de celles-ci par rapport aux pratiques technocratiques, l'émergence donc d'une parole de la société sur elle-même, dont il apparaît qu'elle n'est plus seulement simulateur d'un sens, mais interrogation sur le sens, débouchent à notre avis directement sur la problématique de l'appareil d'Etat, d'abord sur les tensions internes qui l'animent, ensuite sur son mode de fonctionnement, et à propos de ce dernier point, sur l'idéologie de l'Etat. Bien entendu, nous n'entendons ouvrir ici que des pistes de recherche qu'une investigation interne de la puissance publique devait permettre d'approfondir. Pour cette démonstration nous nous appuierons sur les pratiques urbaines.

300

Mythe de la qualité de la vie et politique

urbaine en France

Lorsque la bourgeoisie monopoliste prend directement le pouvoir gouvernemental dans les années 1960 elle entend assurer son hégémonie (politique, économique, juridique) à travers la mise en place d'une organisation territoriale. Elle a un projet urbain — le pôle de croissance — qui s'appuie sur une théorie — la théorie des pôles — ; celui-ci dérive directement sur des pratiques de politique urbaine, organisées selon une rationalité économiste (RGB, théorie des systèmes), et que légitiment socialement un ensemble d'idéologies techniques et pseudo-scientifiques sur l'aménagement de l'espace. Même si ce programme est soumis à des contradictions internes intenses, il se déploie selon un rapport d'adéquation qui lie la définition du projet dominant, les pratiques qu'il induit, le discours qui l'ajuste : il y a là la forme la plus pure de l'Etat technocratique dont les interventions sont activées par une rationalité économiste et qui est rendue par l'image de 1' « arbitre au service de l'intérêt général ». La relative dissociation après 1968 entre les pratiques de politique urbaine et le discours sur l'urbain, dont nous dirons qu'elle tend à rendre de plus en plus autonomes l'une de l'autre les logiques qui animent les deux processus (quoique présentés dans la majeure partie des cas comme associés) est significative à notre avis de deux phénomènes : — les interventions de l'appareil d'Etat cessent de correspondre à un projet urbain défini : elles se présentent de plus en plus comme des mesures de régulation politiques et économiques sous le redoublement des contradictions urbaines et sociales qui découlent des interventions antérieures (comme le dit Lojkine la politique urbaine démultiplie les contradictions) ; — l'incapacité de la puissance publique à maîtriser le procès urbain, et plus généralement les symptômes de crise qui s'accumulent incitent à une surinflation des discours idéologiques par rapport aux actes réels de politique urbaine. En ce sens on peut dire que l'Etat est amené de plus en plus à utiliser l'idéologie comme instrument de reproduction des rapports sociaux. Parallèlement les déséquilibres et les blocages qui secouent la formation sociale se répercutent au sein de l'appareil d'Etat et ceci sous des formes que dans l'état actuel des recherches nous avons de la peine à évaluer. Mais différentes pistes semblent à suivre. D'abord le discours urbain centré sur l'éthique est non seulement une parole de la bourgeoisie à elle-même, mais peut-être plus encore une interrogation de la technocratie sur elle-même, sur son rôle, la finalité de son action, sur les intérêts qu'elle entend défendre et les moyen.1 à mettre en œuvre.

Conclusion générale

301

Conjointement l'avènement dans les sommets de l'appareil d'Etat d'une technocratie de gauche, c'est-à-dire dont la réflexion est menée en liaison avec un travail politique dans les partis de l'opposition, joue sans aucun doute d'une influence sur les formes idéologiques qui s'y élaborent (notre première idée étant que cette influence s'exerce essentiellement au niveau idéologique, car les postes de décision sont tenus presque toujours par la technocratie classique). Si certains technocrates, ou certaines divisions de la structure étatique, apparaissent comme des relais à la diffusion de certaines formations idéologiques, il faut examiner aussi plus précisément la fonction des laboratoires de recherche qui gravitent autour de l'appareil d'Etat dans l'élaboration de cette nouvelle éthique. En particulier, les interpénétrations entre la pensée universitaire et la pensée technocratique sont apparemment plus vives depuis Mai 1968, et certains secteurs (limités) de l'appareil d'Etat se sont ouverts à la réflexion marxiste, notamment dans l'urbanisme et l'aménagement. Ces courants idéologiques (ces luttes) qui traversent l'appareil d'Etat ne débouchent pas exactement, tout au moins à l'heure actuelle, sur une remise en cause de la rationalité économique. Mais ils semblent en constituer l'amorce. Ainsi, l'appareil d'Etat ne renvoie plus aussi nettement une image de représentant de l'intérêt général ; il se pose davantage comme conscience sociale, voix intérieure de la société à elle-même et en ce sens la référence à une logique économiste tend à s'évanouir au profit d'un appel à l'imaginaire, l'innovation, l'utopie. Cela rejoint la constatation selon laquelle ces idéologies participent d'une nouvelle façon à la cimentation sociale : elles se nourrissent moins de l'infrastructure que d'elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elles s'élaborent d'elles-mêmes comme discours libre, que l'on peut qualifier de délire. Ces interrogations ouvrent alors sur une proposition : aujourd'hui l'appareil d'Etat sécréterait moins de technocrates dans le sens classique du terme que d'idéologues : l'ère des idéologues succéderait à celle des « agents techniciens ». Non pas d'ailleurs que les technocrates n'aient jamais rempli cette fonction, ils ont été au contraire un instrument de propagande essentiel du gouvernement gaulliste, ni qu'ils aient cessé d'accomplir aujourd'hui des actions concrètes appuyant les intérêts dominants. Mais les conditions de leurs interventions se sont modifiées dans les années soixante-dix : leur marge d'action se voit considérablement réduite par la crise d'hégémonie de l'Etat, et, par ailleurs, la puissance publique, maintenue dans une attitude défensive, innove fort peu dans ses interventions, se contentant de réguler et d'adapter les processus mis en place. Reste donc un discours technocratique qui surenchérit sur une sorte de vacance de la décision, et que certains

302

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

technocrates eux-mêmes ont nommé « l'urbanisme incantatoire ». La réduction du pouvoir de la technocratie est loin d'être sans conséquence vis-à-vis de la stabilité idéologique et politique de ce corps professionnel consacré à la défense des intérêts dominants... La distorsion qui existe entre les espoirs de « carrière > et l'image d'une fonction de « haute valeur » que l'on a fait miroiter aux futurs hauts fonctionnaires, issus pour la majeure partie des grandes écoles, et la réalité quotidienne de leur pratique comme agent supérieur de l'Etat, marque la brèche par laquelle une crise idéologique de la technocratie est prévisible ; plusieurs signes en constituent d'ailleurs l'annonce : proportion croissante de hauts fonctionnaires s'engageant politiquement au parti socialiste, conflits internes à l'Etat, remous dans les grandes écoles... Ces quelques remarques amènent plus généralement à s'interroger sur l'issue politique du débat et des pratiques qui tournent autour de la « question urbaine ». Nous avons d'abord démontré que celle-ci était portée au front du combat idéologique par la classe dominante en quête d'un appui auprès de la nouvelle petite bourgeoisie. Nous avons par ailleurs signalé la sensibilité particulière de ces nouvelles couches sociales aux problèmes touchant le cadre de vie, et ceci pour deux raisons qui finalement sont potentiellement contradictoires. D'un côté, la nouvelle petite bourgeoisie tient à se démarquer du prolétariat dont elle se différencie traditionnellement par le mode de vie et un certain accès à la culture ; dans une période où précisément elle est rejetée par ses conditions de vie et de travail vers la prolétarisation, elle saisit « la question urbaine » à la fois parce qu'elle touche des problèmes qui l'atteignent, et parce qu'elle lui permet de se mobiliser sur des « questions nobles » au contraire de la classe ouvrière encore massivement investie dans les conflits salariaux. En outre, il est exact que le rapport d'exploitation-domination est vécu de façon moins nette par la petite bourgeoisie. D'un autre côté, l'ensemble de la nouvelle petite bourgeoisie tend à être atteinte au même titre que le prolétariat par une détérioration de ses conditions d'existence qu'implique le déploiement capitaliste, accentuée en période de crise : la petite bourgeoisie nouvelle n'a pas un intérêt fondamental objectif au système capitaliste, même si subjectivement elle en est souvent solidaire... Tels sont les termes dans lesquels la question urbaine est posée par rapport à la nouvelle petite bourgeoisie : d'une part, à travers l'idéologie urbaine la bourgeoisie « subvertit » la nouvelle petite bourgeoisie, en l'attirant, dans les termes posés par elle, sur un terrain qui permet à celle-ci à la fois de s'exprimer et de marquer sa différence par rapport au prolétariat ; de l'autre, l'urbain est le domaine où peut s'exercer de façon privilégiée une large alliance de classe anti-capita-

Conclusion générale

303

liste, où se retrouveront unis sur un même front, celui de leurs conditions quotidiennes de vie, prolétariat et nouvelle petite bourgeoisie. Cette dernière union paraît d'autant plus facilitée que, comme nous l'avons vu, ces deux classes sociales se retrouvent spatialement dans les mêmes unités et mêmes quartiers d'habitation, alors qu'elles sont séparées sur les lieux de travail. Or jusqu'à présent, c'est surtout la classe dominante qui a mené l'offensive sur la question au moyen de l'instrument idéologique presque essentiellement, et même en prenant l'initiative de certaines luttes dans les quartiers à forte composition sociale bourgeoise — mais aussi petite bourgeoise. L'issue du combat dépend donc de la position des organisations des classes dominées. Trois attitudes caractérisent les partis, organisations et syndicats « de classe » face aux problèmes urbains — en France : soit des luttes violentes, axées sur une mise en cause radicale du système capitaliste, mais circonscrites spatialement et ponctuelles ; soit des luttes limitées à la défense de droits acquis sur le plan économique (logements, équipements, transports) sans dépassement vers une réflexion sur le « mode de vie capitaliste » ; soit la valorisation d'une gestion « socialisante » des intérêts communaux. Les luttes de l'avant-garde révolutionnaire font « valeur d'exemple », mais coupées d'une perspective politique plausible dans le contexte social des pays de capitalisme avancé, ne touchent qu'une fraction minoritaire de la population. La revendication purement économique au contraire peut mobiliser un large éventail de couches sociales directement concernées par l'élévation de P « effort sur le logement » et la carence des équipements collectifs ; mais bien que ce type de revendication heurte de plein fouet les intérêts de la classe dominante, il n'en demeure pas moins limité dans ses débouchés politiques pour les classes dominées, s'il se cantonne dans le cadre strict de la défense des consommateurs centrée sur des intérêts immédiats et écartée d'une stratégie politique. Le socialisme municipal quant à lui permet sans doute une diffusion plus large de la consommation collective, mais dominé par la logique de la formation sociale capitaliste, sa marge de manœuvre est des plus restreintes. Enfin, aussi bien la revendication économique que le socialisme municipal n'ouvrent aucune perspective de changement « de la vie », soit donc des rapports sociaux... Les principales motivations d'inquiétude sont celles-ci : apparemment, les représentants des classes dominées (sauf certains groupes d'extrême-gauche) abordent la question urbaine dans les termes posés par la classe dominante, en référence à des « formes spatiales », des normes et des grilles d'équipement. D'autre part, en aucun cas, les partis de l'Union de la gauche n'ont défini quel rôle devraient jouer les

304

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

mouvements sociaux urbains face à une gestion centrale ou municipale « de gauche » (une première ébauche de réflexion est conduite cependant par le CERES) : seraient-ils suscités comme ressort d'une action ou au contraire seraient-ils perçus comme entrave ? Quel rôle les partis joueraient-ils dans ces mouvements ? Enfin, à quelques exceptions près (en particulier à la CFDT), aucune réflexion sur l'urbain n'est conduite en relation avec une perspective de transformation des modes de vies et des modes de rapports sociaux. Par ailleurs, si l'on revient au problème de l'inscription des mouvements sociaux urbains dans une perspective anticapitaliste, il faut noter deux obstacles importants : d'une part la difficulté de centraliser des luttes où souvent l'organisation populaire se dissipe à l'issue du combat ; d'autre part, la difficulté de faire comprendre que la cible contre laquelle on lutte, la municipalité ou l'Etat, ne sont pas des entités indépendantes, mais sont liées aux intérêts dominants : sur les lieux de production l'antagonisme de classe apparaît de façon plus saisissante aux exploités, alors que l'appareil d'Etat est souvent appréhendé comme une puissance « désincarnée »... Compte tenu de ces données, il est clair que la question urbaine demeure encore un champ d'intervention privilégié de la classe dominante en France. Et que les luttes urbaines ont une potentialité de changement social qui n'est pas encore suffisamment exploitée par les représentants des classes dominées ; or cette défaillance n'est sans doute pas fortuite : un investissement massif dans ce type de lutte supposerait qu'un projet politique anticapitaliste soit clairement posé par les partis de gauche, que les étapes de la transition vers le socialisme soient davantage précisées et assumées par eux. Les réflexions suscitées par cette étude débouchent donc sur d'autres incertitudes concernant les liens qui unissent les éléments du trio initialement mis en scène : le sujet, l'espace poupée-gigogne, la voix. La voix cessera-t-elle d'assoupir le sujet, le mécanisme de la poupée-gigogne sera-t-il un jour dévoilé, la voix incantera-t-elle enfin d'autres utopies louant l'émancipation du sujet par sa propre lutte ? Les voix qui parlent seront-elles un jour celles des ex-assujettis ?

ANNEXE

I

Plan de l'interview

Plan suivi lors de chaque entretien — — — — — —

La politique du logement en particulier le logement social. Le problème de la ségrégation spatiale. L'expression des besoins en vue de l'élaboration d'une politique. La relation d'appropriation — identification entre individu et espace. La qualité de la vie comme enjeu social. La relation Etat/ville ou espace.

ANNEXE II

Liste des documents comportant des discours sur l'urbain

A. Documents

concernant l'idéologie urbaine de la pathologie

sociale

Ouvrages Chambart de Lauwe, P.H. 1957

La vie quotidienne des familles ouvrières. Paris, CNRS.

Escande, L.,/Chalendar, M. de/Parker, D. 1950 Petit guide du logement, construire, équiper, aménager. Paris, Ed. Sociales. Hazeman, R.H. 1965 Aspects psychologiques de l'hygiène de l'habitation. Paris, conférence au Palais de la Découverte. Houist, G. 1954

Loger les Français. Paris, Firmin Didot.

Parker, D. 1949

Le logement, problème social numéro 1. Paris, Ed. Sociales.

Petit, C. 1952

L'habitat et la reconstruction. Ronéo.

Saint-Pierre, F. 1957

Le drame du logement mis à nu. Paris, Imp. P. Téqui.

Voisin, P. politique du logement. Paris, (coll. Economie et Humanisme). 1946 Une 1944 Etude sur le logement ouvrier. Comité d'organisation de la sidérurgie. Paris, Impr. Chaix. 1954 Ouvrage collectif Problèmes sociaux. Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels français. Paris, Fayard. 1957

Rapport Sudreau sur la construction en région parisienne.

Documents

comportant

des discours sur l'urbain

307

1963

Rapport du IVe Plan. Commission équipement urbain « Le problème du logement devant la conscience nationale et la conscience chrétienne ». Journée d'étude de l'UMFC. (16-17 nov. 1963).

1955

La sidérurgie française et le problème du logement. Paris, Impr. Morax.

1954

Le logement. Paris, Union des industries métallurgiques et minières.

1952

Campagne du logis, 1952-1953. Paris, éd. SOS.

Périodique 1959

L'Habitation, Revue de la Fédération nationale de syndicats d'ingénieurs et de cadres supérieurs, numéro spécial, février 1959.

B. Documents concernant l'idéologie urbaine de la qualité de la vie et ses variantes1 Ouvrages Albert, M. / Ferniot, J. 1975 Les vaches maigres. Paris, Gallimard. Closets, F. de 1974

Le bonheur en plus. Paris, Denoël.

Granet, P. 1975

Changer la ville. Paris, Grasset.

Gruson, C. 1975

Rapport sur le gaspillage. Paris, Documentation française.

Guichard, O. 1965

Aménager la France. Paris, Laffont-Gonthier.

Jouvenel, B. de 1970

Arcadie, essai sur le mieux-vivre. Paris, Ed. Sedies.

Monod, J. 1974 Transformation Paris, Fayard.

d'un pays : pour une géographie de la liberté.

1. Cette liste, bien évidemment, ne prétend pas à l'exhaustivité : elle est pourtant largement représentative de la production discursive de l'élite politique et technocratique, surtout sur la période 1971-1975 car elle comporte les ouvrages « essentiels ».

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

308

Saint-Marc, P. 1971 Socialisation de la Nature. Paris, Stock. V* Plan, Commission de l'urbanisme. 1967

V* Plan, Commission de l'Aménagement du territoire. « Planification et programmation urbaine », CREDOC.

1970

Dossier 1970-1971 des discours de Monsieur Chalendon. Paris, Bibliothèque des Sciences Politiques (ronéo).

1970

Plan et perspectives Paris, A. Colin.

1970

VI* Plan, Commission Aménagement du territoire.

1970

Mode de vie, mobilité, loisirs, troisième âge. Commissariat général au Plan. Paris, A. Colin.

: les villes. Commissariat général au Plan.

VI" Plan Commission Aménagement du territoire. 1970

VI* Plan Commission des Villes.

1972 1973

Halte à la croissance. Paris, (Le Club du Livre), Fayard. Evaluation de Venvironnement. Recueil de textes. Paris, Documentation française.

1973

« Paris, ville internationale : rôle et vocation. » Paris, tation française, mai 1973.

1973

Ecologie et aménagement. Journées « Aménagement et nature ». Royaumont 13-15 déc. (Ronéo).

1972

Les villes moyennes. Paris, Documentation française.

1973

Régions urbaines, régions de villes. Paris, Documentation française.

Documen-

Périodiques Delouvrier, P. Non daté

Les problèmes de l'urbanisation. (Ronéo).

Saint-Marc, P. 1974 Environnement et cadre de vie, Correspondance municipale, janv. 1974. 1970-1975

Revue de presse de la revue Urbanisme.

1971-1975

Revue de presse, Revue du PCM (Ponts et Chaussées - Mines).

1972-1975

Revue de Presse, Le

1972-1975

Revue de presse. Revue 2000 Aménagement

Monde. du Territoire.

Documents

1973-1975

comportant

des discours sur l'urbain

Revue de presse, Revue politique et

309

parlementaire.

C. Rapports administratifs de politique urbaine 1965

SDAU de la Région de Paris.

1968

Aire métropolitaine de Nantes-Saint-Nazaire.

1968

La Loire Moyenne : une métropole-jardin.

1968

SDAU de Rouen. Elbeuf.

1969

Aire Toulonnaise — Etat actuel et perspectives d'évolution.

1969

Livre blanc du SDAU d'Orléans.

1969

SDAU de Lyon.

1969

SDAU de Soissons.

1970

Livre Blanc de Longwy.

1970

SDAU de Grenoble. Rapport justificatif (provisoire).

1970

Vers le SDAU de l'agglomération de Strasbourg.

1971

Bordeaux ville Océane.

1971

Livre Blanc de Reims.

1971

SDAU de Nîmes. Schéma d'aménagement de l'aire métropolitaine de Marseille.

1972

Dijon 2000 vers le SDAU de Dijon.

1975

Mise à jour du SDAU de la Région parisienne.

D. Documents sur « le cadre de vie » issus des organisations des classes dominées a) CFDT 1967

Pour une civilisation de l'habitat, Institut Confédéral d'études et de formation de la CFDT, mars-avr. 1967.

1967

Les travailleuses dans la cité, extrait du rapport préparatoire du colloque CFDT « Femmes au travail », 17, 18, 19 mai 1967.

1970

Compte rendu de la rencontre nationale « cadre de vie », 7, 8 nov. 1970. De l'appartement 416 du bloc B 16 au pavillon « ça m'suffit » extrait de Confronter numéro 6.

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

310

Laot, J. 1972 Conséquences de l'action pour un meilleur environnement sur le développement industriel et la localisation des entreprises. Rapport numéro 6, Commission des communautés européennes. Venise. 1972

Intervention d'Edmond Maire au débat du club du Nouvel Observateur, « Croissance, écologie, environnement », 13 juin 1972. Diverses notes du secteur « cadre de vie ».

b) CGT 1974

Intervention de Daniel Moreau au Conseil Economique et Social sur la politique de l'habitation, juin 1974.

Moreau, D. 1972 L'aménagement du territoire et la politique régionale du pouvoir actuel, Centre Confédéral d'Etudes Economiques et Sociales, 27 juill. 1972. 1973

La CGT et la politique des transports, note interne 1973.

c) PSU 1972

La rénovation à Paris. Livre Noir, brochure. Logement et charges locatives. PSU, information.

1974

Les transports en région parisienne, vers l'impasse... ? Brochure.

1973-1974

« Spécial cadre de vie », Directives.

Massiah, G. 1971 « Eléments pour une analyse du cadre de vie », Critique mars-avr. 1972.

socialiste,

Belleville, P. 1973 « Le cadre spatial de l'animation », Critique socialiste, oct.-nov. 1973. d) PS 1974

La gauche et le cadre de vie, note, févr. 1974.

1974

Le cadre du mieux vivre. Programme de protection de l'environnement. Brochure publiée lors de la campagne électorale de 1974.

1975

Contre le Paris de l'argent prenons notre ville en mains. Brochure.

1974-1975 Autogestion du cadre de vie. Culture populaire et vie urbaine, la ville comme lieu privilégié des relations sociales, les ateliers de quartier aujourd'hui. Document élaboré par la Commission Cadre de vie du PS.

Documents comportant des discours sur l'urbain

311

Rocard, M. 1975

« Le temps de vivre », Le Nouvel Observateur, 25, 31 août 1975.

Berthelot, J. 1975

« Pour un socialisme non productiviste », Le Monde, 29 janv. 1975. Articles de l'hebdomadaire l'Unité.

e) PC 1974

« Urbanisme monopoliste, urbanisme démocratique », Rapport du colloque organisé par le Centre d'Etudes et de Recherches Marxistes en juin 1973, Cahiers du CERM.

1974

« Pour un urbanisme », Rapport du colloque organisé par la Nouvelle Critique le 6 avril 1974, La Nouvelle Critique numéro spécial.

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Demain la ville ?. Paris, Ed. Sociales.

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Critique de base. Paris, Maspero.

Barthes, Roland 1957

Mythologies.

Paris, Le Seuil.

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Critique,

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Mythe de la qualité de la vie et politique

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Histoire de l'art et luttes de classes. Paris, Maspero.

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316

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Une théorie scientifique

de la culture. Paris, Maspero.

Mallet, Serge 1969

La nouvelle classe ouvrière. Paris, Le Seuil.

Mandrin, Jacques 1968 L'anarchie ou les mandarins de la société bourgeoise. Paris, La Table Ronde de Combat. Mao Tse Toung 1969

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Marx, Karl 1971 Pour une critique de l'économie politique, Sociales.

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318

Mythe de la qualité de la vie et politique

urbaine en France

Rochefort, Michel / Bidault, Catherine / Petit, Michèle 1970 Aménager le territoire. Paris, Le Seuil. Sokoloff, Béatrice 1973 De la structure enfin en question. Paris, juin 1973, ronéot. Sorlin, Pierre 1971 La société française de 1914 à 1968. Paris, Arthaud. Suleiman, Ezra 1972 « Sur les limites de la mentalité bureaucratique : conflits de rôles entre cabinets ministériels et directeurs », Sociologie du travail, oct.-déc. 1972. Textes du VI e Plan (Documentation Française). Thoenig, Jean-Claude 1973 L'ère des technocrates. Paris, Les Editions d'Organisation. Topalov, Christian 1965 Economie et Politique, consacrée au logement, oct. 1965. 1969 Esprit consacré à l'urbanisme, numéro d'oct. 1969. 1971a « Contribution à l'analyse contemporaine de la rente foncière », Cahiers du CERM (96). 1971b « Sociétés multinationales, régions, communes », revue Economie et Politique (198), janv. 1971. 1973a « La Région », Cahiers français, janv.-févr. 1973. 1973b Capital et propriété foncière. Paris, CSU. 1974a Les promoteurs immobiliers. Paris, Mouton. 1974b Politiques urbaines et planification des villes. Colloque de Dieppe, 8-9-10 avr. 1974. 1974c Urbanisme monopoliste, urbanisme démocratique », Cahiers du CERM. 1974d « Pour un urbanisme..., La Nouvelle Critique (78 bis). Texte du colloque de la Nouvelle Critique, 6-7 avr. 1974. 1974e Les inégalités sociales, rapport du CREDOC. 1974f « Politique monopoliste et propriété du logement », revue Economie et Politique (236), mars 1974. 1974g « Aménagement de l'espace et transports routiers », Revue économique, mars 1974. Touraine, Alain 1968 Le mouvement de Mai ou le communisme utopique. Paris, Le Seuil. 1969 La société post-industrielle. Paris, Denoël-Gonthier. Vaneigem, Raoul 1969 Le traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations. Paris, Gallimard,

Bibliographie

Verdes-Leroux, Janine 1972 Les candidats-aménageurs lité. Paris, Copédith. 1974

319

dans une organisation en quête de fina-

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Viansson-Ponté, Pierre 1971 Histoire de la politique gaullienne. Paris, Fayard. Vidal, Daniel 1969 Essai sur l'idéologie. Paris, Anthropos. Vieille, Paul 1972 L'utopie urbaine de la technostructure », Espaces et Sociétés (6-7), juil.-oct. 1972. 1973 « La crise et l'évolution des structures de l'appareil d'Etat, et le démantèlement du secteur public », Le Militant des PTT édité par la fédération CGT des PTT, 4 mai 1973. 1974 « L'espace global du capitalisme d'organisation », Espaces et Sociétés, 12 mai 1974. Williams, Philip 1971 La vie politique sous la IV République. Paris, A. Colin. Williams, Philip / Harrison, M. 1971 Politics and society in de Gaulle's Re public. Londres, Longs mans group. Weyl, Monique / Weyl, Roland 1972 « Idéologie juridique et lutte de classe », Cahiers du CERM (100). Wolf, Claude 1972 Idéologie et production. Paris, Anthropos.

Liste des sigles

AIE CEMS CES CID-UNATI CFDT CFTC CGL CGT CNL CNPF CODER CRU CSP CSU DATAR DDE GAM GAP HLM ILN INSEE LOGECO MRP OP OPAC OQ OREAM OS

Appareil idéologique d'Etat Centre d'études des mouvements sociaux Collège d'enseignement secondaire Comité d'information et de défense. Union nationale des artisans et travailleurs indépendants Confédération française démocratique du travail Confédération française des travailleurs chrétiens Confédération générale de logement Confédération générale du travail Confédération nationale du logement Centre national du patronat français Comité d'expansion régionale Centre de recherche urbaine Catégorie socio-professionnelle Centre de sociologie urbaine Direction générale à l'aménagement du territoire et à l'action régionale Direction départementale de l'équipement Groupe d'action municipale Groupe d'action populaire Habitation à loyer modéré Immeuble à loyer normal Institut national de la statistique et des études économiques Logement économique Mouvement républicain populaire Ouvrier professionnel Office public d'aménagement et de construction Ouvrier qualifié Organisation d'études d'aménagement de l'aire métropolitaine Ouvrier spécialisé

Liste des sigles

PC PRDE PLR PME PNB PS PSI PSR RGP RI RP RPF SCIC SDAURP SFIO SMIG SONACOTRA UDR UDSR ZAC ZAD ZUP

321

Parti communiste Programme régional de développement et d'équipement Programmes à loyer réduit Plan de modernisation et d'équipement Produit national brut Parti socialiste Prêts spéciaux immobiliers Programmes sociaux de relogement Recensement général de population Républicains indépendants Région parisienne Rassemblement du peuple français Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts Schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme de la région parisienne Section française de l'Internationale ouvrière Salaire minimal interprofessionnel garanti Société nationale pour la construction de logements pour travailleurs Union des démocrates pour la V* République Union démocrate et socialiste de la résistance et de la jeune République Zone d'aménagement concerté Zone d'aménagement différé Zone à urbanisme en priorité

Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE

PREMIÈRE

PARTIE.

PRÉALABLE

5

THÉORIQUE

À UNE ÉTUDE SUR

L'IDÉOLOGIE

29

Introduction

31

Chapitre I. Le débat théorique autour de l'idéologie

. . .

35

1.1. Les termes du débat ouvert dans la tradition marxiste : les deux courants de l'étude de l'idéologie : l'idéologie/praxis, et l'instance idéologique

36

1.2. Le débat et ses implications théoriques quant au traitement de l'idéologie 1.2.1. L'idéologie de la praxis 1.2.2. L'idéologie du sujet

37 38 40

1.3. Critique de l'approche althussérienne

42

Chapitre II. Outils théoriques utiles urbaines

à l'analyse des

idéologies 49

2. 1. L'idéologie dominante : un enjeu de la lutte des classes .

49

2.2. L'agent social : relais actif des idéologies

51

Table des matières

DEUXIÈME

PARTIE.

LES

MYTHES

URBAINS

323

55

Chapitre I. Les mythes urbains actuels

57

1.1. Préalable méthodologique

57

1.2. Structure et fondement idéologique des discours sur l'urbain

59

1.2.1. L'articulation générale des discours sur l'urbain . 1.2.2. L'idéologie de l'histoire

60 64

1.3. Typologie des mythes urbains 1.3.1. La détection des mythes urbains 1.3.2. La construction de modèles de mythes urbains . . 1.3.2.1. Préalable méthodologique 1.3.2.2. Le dossier des mythes urbains . . . .

67 67 72 72 74

1.4. Le mythe urbain comme paravent et faire-valoir de pratiques sociales

95

1.4.1. Préalable méthodologique 1.4.2. La signification sociale des mythes urbains . . . 1.4.2.1. Le mythe de la qualité de la vie (voir tableau synthétique, pages 96 et 97) . . 1.4.2.2. Le mythe de la liberté (voir tableau synthétique, page 98) 1.4.2.3. Le mythe de la communication sociale (voir tableau synthétique, page 99) . . . . 1.4.2.4. Le mythe de la relation psychologique individu/espace 1.4.2.5. Le mythe de la ségrégation (voir résumé, page 100) 1.4.2.6. Le mythe de la délinquance . . . . 1.4.3. Conclusion

95 102 102 105 105 106 106 107 109

1.5. Mythes urbains et pratiques de la classe dominante . . 1.5.1. Idéologie urbaine et mise en forme de projets politiques 1.5.2. Idéologie urbaine et intérêts de la classe dominante.

110 111

Chapitre 11. Panorama des mythes urbains depuis

117

1945

110

324

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

TROISIÈME PARTIE. PRODUCTION SOCIALE DES MYTHES URBAINS .

121

Introduction

123

Chapitre I. Production d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale

127

1.1. Les rapports sociaux à l'origine d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale : la France des années cinquante . 1.1.1. Les rapports sociaux 1.1.2. Eléments du changement social concernant l'apparition d'une idéologie urbaine de la pathologie sociale 1.1.2.1. Structures sociales, formes spatiales et nouvelles pratiques 1.1.2.2. Mobilisations sociales sur le logement . . 1.2. L'idéologie urbaine de la pathologie sociale comme écho à la politique du logement 1.2.1. Mesures essentielles de la politique du logement . 1.2.2. Insertion de la problématique du logement dans les stratégies de classe 1.2.2.1. L'enjeu social « logement » . . . . 1.2.2.2. Prises de position des partis politiques sur la question 1.2.2.3. Logique sociale structurelle de la politique du logement 1.2.3. Efficacité sociale de la politique du logement . . 1.3. L'idéologie urbaine de la pathologie sociale ou comment les dirigeants parlent des « pauvres » à eux-mêmes et à la petite bourgeoisie traditionnelle 1.3.1. Conditions d'émergence d'une idéologie urbaine de pathologie sociale 1.3.2. Efficacité sociale de l'idéologie urbaine de la pathologie sociale

128 130

137 138 144 148 149 150 151 154 156 160

163 163 167

Table des matières

Chapitre II. Production d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie 2.1. Le crépuscule de la Ve République. Toile de fond de l'émergence d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie . . 2.1.1. Crise économique et érosion du pouvoir politique de la bourgeoisie 2.1.2. Le mode de vie capitaliste et l'idéologie urbaine de la qualité de la vie 2.1.2.1. Rapprochement des conditions de vie du prolétariat et de la nouvelle petite bourgeoisie 2.1.2.2. Transformations sociales de l'espace et nouvelles conditions de vie sociale . . . . 2.1.2.3. Les nouveaux conflits sociaux . . . . 2.2. En quête d'interventions de politique urbaine socialesdémocrates introuvables 2.2.1. Préambule 2.2.1.1. La politique urbaine au stade du capitalisme monopoliste 2.2.1.2. Les contradictions urbaines fondamentales. 2.2.2. Les interventions de politique urbaine . . . . 2.2.2.1. L'habitat 2.2.2.2. L'aménagement du territoire . . . . 2.2.2.3. La centralité urbaine 2.2.2.4. Le système d'échange : réseau de circulation et moyens de transports 2.2.2.5. Efficacité sociale générale de la politique urbaine sur les conditions de vie des agents sociaux

325

172 176 177 183

183 189 193 208 209 209 212 215 216 239 254 262

269

2.3. L'idéologie urbaine de la qualité de la vie ou la séduction de la nouvelle petite bourgeoisie 2.3.1. Conditions d'émergence d'une idéologie urbaine de la qualité de la vie . . 2.3.2. Efficacité sociale de l'idéologie urbaine de la qualité de la vie 2.3.3. Le fonctionnement de l'idéologie

282 284

Conclusion

294

276 276

326

Mythe de la qualité de la vie et politique urbaine en France

CONCLUSION GÉNÉRALE

297

Annexe I. Plan de l'interview

307

Annexe II. Liste des documents comportant des discours sur l'urbain

308

BIBLIOGRAPHIE

314

L I S T E DES SIGLES

322

L'impression de ce livre a été réalisée sur les presses des Imprimeries Aubin à Poitiers/Ligugé

Achevé d'imprimer le 30 novembre 1977 N° d'impression, L 9970. Dépôt légal, 4e trimestre 1977.

Imprimé en France