Le Maître qui apprenait aux enfants à grandir
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Jean Le Gal

Le maître qui apprenait aux enfants à grandir Un parcours en pédagogie Freinet vers l’autogestion

Les Éditions Libertaires Les Editions ICEM Pédagogie Freinet

Remerciements :

à Christelle et Olivier Clairatpour la correction de ce livre à Thyde Rosell qui en a fait germer l’idée à Saint Bakounine qui a permi à Jean Le Gai de ne se rompre qu’à moitié les os dans son escalier assassin et de pouvoir, ainsi, terminer l’écriture de ce livre et aux camarades et ami(e)s de la coopérative ouvrière 54 qui se sont mobilisés comme de beaux diables pour que ce livre sorte en temps et en heure

Préface

Un dressage neuronal libertaire... Par plus d’un aspect, la vie de Jean Legal me rappelle la mienne : parents pauvres, certes, milieu modeste, oui, mais enfance heureuse en contact avec la nature, découverte que le savoir est un pouvoir, souci d’une révolution non pas par les armes, mais par l’éducation, l’instruction, construction des enfants non pas comme des machines à formater pour obéir et devenir des rouages dociles du Léviathan social, mais dans le dessein de produire des consciences éclairées, rebelles, critiques, lucides et singulières. Je lis le manuscrit de ce livre, je découvre un frère, une âme complice. L’école a toujours été l’instrument au service de l’idéologie de l’Etat en place. Elle prétend éduquer, elle rétrécit l’espace intellectuel ; elle affirme former à la liberté, elle ne célèbre que la soumission, l’obéissance ; elle dit ouvrir les êtres sur la vie, elle les coupe du monde réel par des fictions ; elle professe l’autonomie, elle ne croit qu’à la discipline ; elle se donne la mission de têtes bien faites, elle ne produit que des têtes bien pleines ; elle vise l’intelligence, elle construit tout sur la mémoire, la répétition, la docilité des perroquets ; elle met au programme la vie réussie, elle ne génère que des vies mutilées ; elle parle pédagogie, elle diffuse l’ennui ; elle annonce la culture, elle distribue la confiture... Dans mon village natal, j’avais un ami dont la mère était institutrice - elle fut aussi mon institutrice. A l’adolescence, elle nous soutenait, son fils et moi, dans notre goût pour les chemins de

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traverse. En parlant avec elle, j’eus envie de devenir instituteur pour enseigner en maternelle. J’avais lu Maria Montessori, je m’emballais pour Libres enfants de Summerhill et, via Paulette Gondouin — c’est son nom — Célestin Freinet. Ce fut un choc : on pouvait donc enseigner autrement que ce que j’avais connu ! La discipline, l’autorité, les punitions, la crainte, la terreur, les tremblements, l’ennui, tout cela n’était donc pas obligatoirement associé à l’école, à l’éducation ? On pouvait donc être instituteur et pas disciplinaire ? Educateur et pas pervers ? Enseignant et pas sergent ? Dès lors, je m’inscrivis au concours d’entrée à l’Ecole Normale d’instituteurs de Caen avec la perspective d’une émancipation — j’avais très envie de laisser mes parents à leurs vies pour vivre la mienne...-, d’un salaire — les études étaient payées- et d’un emploi sûr — l’engagement décennal était moins à mes yeux une punition qu’un cadeau d’au moins dix années sans nuages pour un fils de pauvre... Je fus collé ! Et repris le chemin de ma seconde classique avec le désir de devenir... chauffeur de train. Ce qui ne se fit pas non plus, mais ceci est une autre histoire... Je n’ai pas renoncé à croire que les révolutions essentielles se font à l’école, du moins dans les heures les plus tendres de l’âme humaine : le dressage neuronal qu’est toujours une éducation, et à quoi on n’échappe jamais, donne à l’être sa couleur, son style, sa tonalité, sa musique. L’école active aujourd’hui la mécanique libérale. Quand le défaut de passion n’y fait pas la loi, ou la pure logique du travail de fonctionnaire soucieux de son emploi et de sa retraite, sinon le pédagogisme - cette théologie scolaire et scolastique des temps modernes...-, on peut exercer ce métier magnifique - instituteurcomme une passion. La pédagogie Freinet est révolutionnaire, dès lors elle fabrique des révolutions. Des micros révolutions, certes, mais lesquelles sont encore à l’ordre du jour, sinon celles-ci ? Les grands soirs pour demain, plutôt pour après-demain d’ailleurs... -, qui n’arrivent jamais mais galvanisent les croyants de tous poils autour de leurs sectes, de leurs mots d’ordre, de leur slogans, permettent aux amateurs de chapelles d’exercer leur talent inoffensifs — voire folkloriques. En revanche, la capillarité aidant, l’éducateur fait un réel travail, il ne vocifère pas,

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il œuvre, il fait œuvre, et contribue à ce que Deleuze nomme « le devenir révolutionnaire des individus ». Je suis du côté de ceux-là, je suis du côté de Jean Legal et des siens. Lisez le, vous verrez... Michel Onfray

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Devient un praticien de la pédagogie Freinet, en 1959. Il assume les fonctions de délégué départemental du Groupe de la Loire Atlantique, puis, en 1968, il est coopté au CA de l’ICEM où il reste jusqu’en 1972. Ensuite, tout en étant instituteur en classe de perfectionne­ ment et militant de la commission nationale Education spé­ cialisée, il prépare une licence de psychologie, une licence, une maîtrise et un doctorat en Sciences de l’éducation. En 1982, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et les nouvelles relations entre l’ICEM et l’INRP, il est nommé responsable de la recherche de l’ICEM, chargé d’animer une réflexion collective sur « Recherche et pédagogie Freinet » et d’établir des relations entre chercheurs et praticiens-chercheurs. Elu au Comité directeur en 1986, il y reste jusqu’en 1992 et y assume la responsabilité des droits de l’enfant, des relations extérieures et des relations internationales. Dans le cadre de ce mandat, il participe aux travaux du COFRADE ( Conseil français des associations pour les droits de l’enfant) et contribue à la renaissance de la pédagogie Freinet au Sénégal. Après avoir été chargé de cours en Sciences de l’éducation à l’Université de Paris X-Nanterre, il est nommé, en 1992, maître de conférences à l’IUFM de Nantes et coopté, comme

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formateur, dans deux centres de formation d’éducateurs spécialisés et d’éducateurs de jeunes enfants. Il va pouvoir y faire connaître les pratiques pédagogiques novatrices et les droits de l’enfant. Retraité de l’Education nationale depuis 1998, il est aujourd’hui chargé de mission aux droits de l’enfant et à la citoyenneté de l’ICEM et membre du CA de DEI-France ( Défense des Enfants International). Il continue à organiser des formations à la participation des enfants, pour des enseignants, des animateurs et des éducateurs, et à militer pour une démocratie participative. Il a publié de nombreux articles, documents et ouvrages sur les droits de l’enfant, dont ■ aux éditions de l’ICEM : - Les droits de l’enfant, Pratiques et Recherches, n° 6-7, 1996. Le Conseil d’enfants de l’école, Pratiques et Recherches, n° 27, 2001. Coopérer pour développer la citoyenneté, la classe coopérative, Pratiques et Recherches, n° 52, 2006. ( 1ère édition : Hatier, Questions d’école, 1999. ■ aux éditions De Boeck-Belin : — Les droits de l’enfant à l’école, Pour une éducation à la citoyenneté, Bruxelles, De Boeck-Belin, 2002. Cet ouvrage, traduit en espagnol, (Los derechos del nino en la escuela. Una educacion para la ciudadania, Barcelone, éditions GRAO, 2005.) a été diffusé en Amérique latine pour soutenir l’action de nos camarades de la FIMEM.

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AVANT-PROPOS Voilà maintenant près de cinquante ans que le hasard de vacances à Vence m’a fait connaître la pédagogie Freinet. Je ne savais pas alors que j’allais devenir un instituteur Freinet, et, finalement, le demeurer toute ma vie, au fil d’une aventure humaine et militante singulière, comme celle de chacun de nous. Pourquoi ai-je gardé tous ces livres, ces documents, ces dossiers, ces photos, ces journaux scolaires, ces peintures d’enfants... qui, autour de moi, témoignent de ce long chemin ? Sans doute parce qu’ils me rappellent des moments de vie, jalons de mon histoire, et surtout des personnes qui l’ont marquée de leur empreinte, et dont beaucoup ont disparu. Je les consulte rarement mais ils constituent le décor dans lequel j’aime préparer les projets, les recherches et les actions d’aujourd’hui. D’ailleurs, parfois ils doivent céder la place aux priorités du moment : les droits de l’enfant et la démocratie participative, la coopération internationale, la pédagogie Freinet en Afrique et la solidarité avec le village de Diawar au Sénégal... Plus tard j’écrirai peut-être des histoires... quand je serai à la retraite !!! Mais un militant peut-il prendre sa retraite quand le combat pour la liberté, les droits de l’homme, la paix, la justice, le droit à une éducation de qualité pour tous... auquel il a consacré tant de lui-même, continue ? Avec mon vieux compagnon Pierre Yvin, nous nous étions pourtant promis de raconter, pour nos jeunes camarades, l’aventure

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autogestionnaire du Mouvement Freinet. Nous avions accumulé, dans des caisses, documents, articles, lettres, livres... Mais Pierre s’en est allé et les caisses étaient là comme un reproche muet. Alors, lorsque mes amis éditeurs des éditions libertaires et des éditions de l’ICEM, Jean-Marc Raynaud et François Le Ménahèze, m’ont demandé d’écrire mon aventure autogestionnaire, je n’ai pas pu refuser. Et en plus, ils me promettaient le prix « Ni Dieu Ni maître » avec des finances qui iraient soutenir la pédagogie Freinet au Sénégal ! Alors, je me suis plongé, pendant des semaines dans les caisses et les dossiers : une dure épreuve pour ma compagne Jenny et pour mon chien Copain qui m’ont accompagné de leur présence attentionnée. Chemin faisant, j’ai retrouvé tous les êtres chers, les amis, les camarades, qui m’ont aidé à me construire. Sans eux, j’aurais sans doute manqué du courage pour aller toujours plus avant à travers les obstacles et les difficultés. J’aurais donc voulu raconter leur histoire militante en même temps que la mienne, montrer comment nous avons participé, ensemble, à la construction de notre œuvre commune : l’Ecole Moderne et la Pédagogie Freinet. C’est donc à vous tous, mes proches et mes camarades, grâce à qui j’ai vécu, et que je continue à vivre, une vie militante riche et passionnante, que je veux rendre hommage aujourd’hui. Et puis, l’action continue ! Jean Le Gal 15 juillet 2007

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Introduction Quand je regarde mon passé, il me semble que rien ne me destinait à devenir un jour instituteur, encore moins instituteur Freinet et militant des droits de l’homme et de l’enfant. Mais j’apprends aussi qu’un chemin de vie n’est jamais déterminé définitivement par les facteurs qui le conditionnent et que les hasards des rencontres lui font parfois prendre une direction inattendue, comme le cours du torrent qu’évoquait si souvent Freinet. En ce mois de janvier 1933, je nais dans un petit bourg de Bretagne fermé sur lui-même autour de son clocher. La vie y est encore telle que Pierre Jakez Hélias l’a si bien racontée dans Le Cheval d’orgueil1. Dans le bourg, où se regroupent les commerçants, les artisans, les salariés agricoles, les vieux sans terre et quelques riches dans leurs manoirs, la vie se déroule au rythme des saisons, de la messe du dimanche, des veillées, des parties de boules et des noces dont les invités dansent la gavotte au son de l’accordéon. Tout le monde y parle breton, sauf à l’école. L’école laïque de garçons, avec ses trois classes, est seule à les accueillir. Tous les hommes se connaissent donc depuis l’enfance, ils ont aussi été au catéchisme ensemble, et c’est seulement au moment des élections que les « rouges » et les « blancs » se frictionnent. Mais pour les filles, la situation est différente. L’école des soeurs accueille la plupart d’entre elles et la classe unique n’a qu’une dizaine d’élèves, des « filles perdues » par l’école du diable. 1) HELIAS Pierre Jakez, Le Cheval d’orgueil, Terre humaine Plon, Collection, 1975

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Mon père, né en 1882, n’est jamais allé à l’école, malgré la loi du 28 mars 1882 qui a instauré, pour tous les enfants des deux sexes, une obligation scolaire à laquelle nul parent ne saurait déroger. Mais dans les familles de paysans pauvres, aller à l’école est un luxe : les enfants doivent aider aux travaux de la ferme. Il sera donc domestique de ferme jusqu’à son départ au service militaire en 1903. Mais parfois le destin fortement prévisible est remis en cause par des évènements inattendus. Son jeune frère, né en 1892, doit être amputé du bras droit à la suite d’un accident. Il ne peut plus faire un travailleur manuel ; alors, avec des sacrifices, on en fera un instituteur : école primaire, cours complémentaire, brevet élémentaire. Pour lui, l’ascenseur social a bien fonctionné. Après divers postes lointains, il revient à l’école du village, où il devient directeur, secrétaire de mairie et militant du parti socialiste, car ici, comme au temps de la Révolution, on est rouge ou blanc. Il est le témoignage vivant qu’un fils de pauvre peut devenir instituteur. Le déterminisme social n’est pas inéluctable. Cela marquera très certainement mon propre destin qui aurait pu être tout autre. Car si mon oncle est devenu un notable au village, cela ne sera pas le cas de mon père. Après son service militaire, il émigre, comme tant d’autres Bretons, pour être salarié agricole. Pour lui ce sera la Beauce. Mais dans ce chemin tout tracé éclate la guerre de 1418, avec ses combats sanglants, ses tranchées, ses souffrances, dont je l’entendrai souvent parler. Et puis, comme Freinet, la blessure aux poumons. Pensionné, il travaille encore une dizaine d’années, comme charretier, dans une usine de Versailles, la ville où ses deux sœurs sont venues pour être bonnes à tout faire. Mais son état de santé s’aggravant, il rentre au village, pour y vivre de ses économies et de sa maigre pension. Il fait alors la connaissance de ma mère. Née en 1893, elle non plus n’est jamais allée à l’école. Elle est la fille aînée. Elle doit travailler avec ses parents, dans les petites fermes successives qu’ils louent. Lorsque ses vieux parents se retirent au bourg, elle va être « chez les autres », comme elle dit : salariée agricole, laveuse, crêpière, employée de maison, parfois saisonnière « allant faire les fraises » pendant quatre mois, en Seine-et-Oise, bonne de la châtelaine qui l’amène avec elle à Paris... Pendant tout

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ce temps, elle élèvera seule son fils dont le père est mort au début de la guerre. Une longue vie de labeurs et de sacrifices. Je l’ai toujours connue se levant à l’aube dans la petite chambre où nous habitons, sans eau, sans électricité, sans chauffage, sans sanitaires, et partant, chaque matin, avec courage et sans jamais se plaindre. Le dimanche, je l’accompagne parfois à la première messe où l’église résonne des cantiques chantés en breton, un plaisir partagé ! Je me souviens encore de son refus de me donner le nom de ses employeurs afin de constituer, lors de ses 60 ans, un dossier de retraite des vieux travailleurs : « Ceux-là, ils ont été bons pour moi : ils m’ont donné du travail ! Je ne veux pas qu’ils paient ! » J’ai compris ce refus et cette gratitude, mais d’avoir vécu avec mes vieux parents cette pauvreté et cette dépendance m’amènera beaucoup plus tard, à écrire : Pauvreté Enfance de pauvreté, tu as en moi ancré une profonde fierté, celle du pauvre qui jamais ne supplie, jamais nimplore, ni ne prie, celle du pauvre qui refuse l’injustice et lutte contre la loi des riches, celle du pauvre qui va droit devant lui, amoureux de simple vie. Ma mère au travail et mon père au foyer, c’est une situation insolite pour l’époque. C’est lui qui me garde, une garde souvent difficile car me dit-on je n’étais pas très obéissant. Alors les fessées étaient souvent mon lot, mais aussi celui de la plupart de mes camarades, car nous étions des enfants de la nature, des bois et des champs, de grimpers dans les arbres, de cabanes mystérieuses, de pêches interdites dans les rivières, de chapardages dans les jardins, épris de liberté et d’amitié, passant plus de temps dehors qu’à la maison. Dans cette vie, qui finalement était déjà celle que nos aînés avaient vécue, l’extraordinaire était toujours une fête. Pour moi, c’étaient les retours de mon demi-frère, parti travailler à Paris au moment de ma naissance. Tout à coup, la vie avait un autre parfum, un goût de rêve et d’évasion vers un ailleurs mystérieux : la grande ville ! Mais, en ces années trente, la petite enfance a toujours une fin prévue, parfois espérée : l’école ! L’école est pour nous, les petits Bretons, ce lieu mystérieux où on parle une langue inconnue : le français ! Que ce soit à la maison ou dans le village, jamais je

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n’entends parler que la langue bretonne, ma langue. Aussi, je me souviens encore de ma peur de cet univers inconnu dont les hommes parlent avec crainte et respect. J’ai alors la chance, inestimable, et non le mérite car je ne travaillais pas plus que les autres, de « bien apprendre à l’école » dès le cours préparatoire. Une chance inexplicable car tous les facteurs conjugués, parents âgés, pauvres, analphabètes, parlant breton, aucun livre à la maison, auraient dû faire de moi un enfant comme ceux que j’ai plus tard accueillis dans ma classe de perfectionnement. Je ne l’oublierai pas lorsque je travaillerai avec des enfants de familles populaires : l’échec scolaire n’est jamais une fatalité ! Je n’oublierai pas non plus l’importance du soutien parental. Mes parents sont en effet très attentifs à mes progrès. Je dois réussir. Mon oncle instituteur témoigne que cela est possible même pour les plus pauvres. D’ailleurs, je suis déjà devenu un savant, puisque, sous la dictée, j’écris les lettres à la famille. Mes parents me laissent aussi satisfaire ma passion de la lecture, les jours de congé. Comme ils comprennent un peu le français, surtout mon père qui « avait voyagé en France », je leur fais parfois la lecture. Je me revois encore, à la lumière de la petite lampe à pétrole, leur lisant chaque soir un épisode de Robinson Crusoé. J’épuise vite la bibliothèque de l’école et je lis tout ce qui me tombe sous la main, dont la revue Bonne soirée que me prêtent les soeurs d’un camarade. Etant un bon élève de cette école traditionnelle, avec ses leçons, ses exercices, ses devoirs et ses punitions, mais aussi ses récréations fort animées dans une cour ouverte sur les champs, je n’en garde que de bons souvenirs, contrairement à certains de mes camarades du Mouvement Freinet qui y ont beaucoup souffert. Ce n’est donc pas le rejet de la pédagogie traditionnelle qui m’amènera, un jour, à la pédagogie Freinet, mais bien sa dimension sociale et politique. 1939-1944. C’est pour moi le temps de l’école, mais c’est aussi le temps de la guerre. On en parle à la maison et avec ma grand-mère car mon frère et mon oncle y sont partis. On en parle aussi à l’école et en classe car notre bourg paisible est occupé par un régiment d’artillerie. Ma mère est réquisitionnée

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pour faire la cuisine aux soldats. Mon père, ancien combattant, peste après les boches qu’il a déjà combattus dans les tranchées. Et nous, les enfants, nous suivons avec curiosité les manœuvres et nous découvrons même à la cuisine allemande un mets inconnu : les bananes séchées. Le régiment parti, arrive le temps de la résistance, des parachutages, des grands du village que nous rencontrons, fiers de leurs pistolets. Nous jouons aussi aux petits soldats, avec nos fusils en bois, après l’école et pendant les vacances. Mais la guerre, ce n’est pas seulement un jeu, c’est aussi la peur, comme le soir où notre chambre est fouillée par les soldats, et lorsqu’une grande bataille oppose les résistants aux Allemands. Avec la paix retrouvée, se pose alors la question de mon devenir. Mon instituteur presse mes parents de m’envoyer au cours complémentaire pour pouvoir entrer ensuite à l’Ecole normale, à la poste ou aux chemins de fer. La pression conjuguée de mon instituteur, de mon frère et de mon oncle instituteur, aura raison des réticences de mon père que je comprends : il préférerait que je passe mon certificat et que je travaille. Or mon frère avait dû quitter l’école après son certificat pour être domestique dans une ferme. Il ne voulait pas que notre pauvreté familiale me condamne comme lui et il m’encouragera toujours à aller plus loin. Concours d’entrée en 6e, concours des bourses : après ce parcours d’obstacles, me voilà dans le car, qui une fois par semaine va au marché du chef-lieu de canton, avec ma paillasse en balle d’avoine sur le toit, en route pour un monde nouveau, le pensionnat, loin de ma famille, loin de mon milieu de vie, que je ne retrouverai plus, de 12 à 20 ans, qu’aux vacances. Nous étions deux à partir, en cette année l945, au cours complémentaire. Mon camarade ne résistera que quelques semaines à cet enfermement dans un milieu froid, plein de contraintes, où on se lève au petit matin dans des dortoirs immenses et où les nouveaux subissent les brimades des anciens. C’est sans doute là, qu’en ces moments difficiles se sont forgées mes capacités de résistance : je dois réussir pour que les espérances de mes vieux parents deviennent réalité et pour les remercier de leurs sacrifices.

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La journée est rythmée par les cours, les études, les repas dans une cantine où les anciens balancent les pots d’eau à chaque panne d’électricité, les récréations où il faut se défendre, la nuit dans un dortoir fermé à clé. Une éclaircie dans cet enfermement : la sortie du jeudi, jour de marché, avec mon père venu m’apporter, à vélo, du pain et du beurre car, en cette année d’après-guerre, c’est encore l’ère des restrictions alimentaires. Mais je ne profiterai pas souvent de cette sortie car les punitions « jusqu’à nouvel ordre » du vieux directeur pleuvent. Il faut même se cacher, en étude, pour lire un roman. Adieu la passion ! Fort heureusement, un nouveau directeur change l’ambiance et nous ouvre les portes de nouvelles activités et d’une plus grande liberté d’initiative. Deux années de bonheur malgré l’enfermement ! Nous sommes trois à réussir le concours d’entrée à l’Ecole normale et le concours SNCF. Instituteur ou chef de gare, me voilà encore une fois à la croisée des chemins. C’est à nouveau le débat familial. Mon père me veut à la SNCF où je serai payé tout de suite, mon frère, mon oncle et moi, à l’Ecole normale. Ce sera l’Ecole normale. Après les années de cours complémentaire, c’est pour moi le confort de l’hôtel trois étoiles, mais un hôtel fermé sur lui-même avec seulement la sortie libre du dimanche aprèsmidi. Les études me plaisent et la vie est très conviviale. Mais il faut réussir aux deux bacs faute de quoi c’est l’exclusion, une éventualité qui briserait tous les rêves ! La fierté de mes parents lorsque je leur annonce ma réussite au bac est la plus belle de mes récompenses. J’allais devenir instituteur comme mon oncle, le deuxième enfant de pauvres de la commune à monter sur cette haute marche sociale. Une nouvelle croisée des chemins : je suis retenu pour préparer « Normale sup » dans un lycée parisien. Mais il n’est plus question d’imposer encore des sacrifices financiers à mes parents. L’heure est venue pour moi de devenir autonome financièrement. Je serai instituteur. Et puis, l’année de formation professionnelle, après treize années d’études où il faut réussir, c’est mieux que des vacances : des camarades sympathiques, des activités hors des murs, football,

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musique, bals, et la gloire d’être un « ancien ». Nous suivons les évènements politiques, en particulier la guerre du Viet Nam. Mais notre sujet de préoccupation principal reste l’évolution de la concurrence école laïque - école libre car les lois Marie et Barangé de 1951 ont ouvert une brèche que les partis de droite restent prêts à élargir. L’Ecole normale ne nous aura pas donné une éducation politique et aucun de nous n’est engagé dans un parti ou dans un syndicat. L’objectif premier est de faire de nous des instituteurs. Je ne peux pas dire que j’ai été passionné par les cours de pédagogie générale. Je ne me souviens pas y avoir entendu parler de Freinet mais je ne peux pas affirmer qu’il n’en ait pas été question. En revanche, j’aime, durant les stages, travailler avec les enfants. Leçons modèles, observations des maîtres d’application, stages où je retrouve les pratiques pédagogiques que j’ai connues et dont j’ai gardé un bon souvenir lorsque j’étais écolier. Je suis donc programmé pour être un « bon maître », conforme aux normes du modèle dominant, capable de faire des leçons dans toutes les disciplines, de gérer fermement une classe et de défendre l’école laïque. L’Ecole normale est terminée, une autre vie commence. Adieu la ville de Vannes. Me voilà, en septembre, après un mois de colonie de vacances, dans une école de trois classes, dans laquelle je suis responsable du Cours Moyen-Fin d’Etudes où l’on prépare la 6e et le Certificat d’études. J’y applique, sans me poser de questions, ce que j’ai appris à l’Ecole normale. L’objectif premier est la réussite de ces enfants issus, pour la plupart, de familles paysannes, à qui j’aime rendre visite, à bicyclette, dans leurs fermes. Je dois maintenant rendre ce qui m’a été donné, puisque me voilà un responsable de l’ascenseur social républicain Mais je n’irai pas jusqu’au bout de ce projet. Je joue au football dans l’équipe locale et de la clarinette dans un petit orchestre musette. Célibataire, j’oublie que je ne suis plus dans la grande ville et que les normes sociales ne sont pas les mêmes. Un jour, j’accueille une jeune fille dans ma petite chambre de fonction. Dénonciation ! Inspection ! Entretien avec l’Inspecteur d’Académie et déplacement proposé... à Vannes. « C’est une sanction douce », me dit le Secrétaire général. Je retrouve la ville et mes relations. Jeune instituteur, je suis

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accueilli très cordialement par une équipe d’anciens tous proches de la retraite. Je travaille comme tout le monde et je ne perturbe pas le système établi. J’y apprends d’ailleurs rapidement à mes dépens une règle nouvelle : celui qui parle de pédagogie à la récréation devra payer le pot à tous à la sortie ! Je crains cependant la visite de l’inspecteur qui doit venir me contrôler après ma nouvelle affectation. Mais il augmente ma note et me fait un rapport favorable : Monsieur Le Gal sait parler à de jeunes enfants. Par son enseignement de la lecture et de la récitation, il cherche à éveiller l’intelligence des élèves Une présentation plus nette, un souci constant d’obtenir l’attention et l’effort de toute la classe, lui permettront d'affermir et d’obtenir de bons résultats. Tous mes encouragements. C’est donc dans la sérénité que je termine cette première année, et que je m’apprête à rejoindre la base aérienne de Rochefort, en septembre, après un mois de colonie de vacances où je vais connaître ma future épouse. Après quelques mois de liberté, me voilà à nouveau enfermé dans un monde de soumission où toute velléité d’indépendance ou de non respect de la hiérarchie est sanctionnée. Respecter son supérieur et faire obéir ses subordonnés, la règle est simple. Pour l’avoir oubliée, je suis un jour puni de cinq jours de prison pour crime de lèse-autorité. Caporal, je n’ai pas réprimandé un camarade 2e classe qui m’a fait tomber mon calot. Mais ça bouge car la guerre d’Algérie a éclaté. Les militaires de carrière qui nous entourent ne sont pas volontaires pour participer aux actions de « maintien de l’ordre » et aux exactions que nous commençons à connaître. Nous suivons d’aussi près que possible les évènements avec le peu d’informations qui nous parviennent. En août 1955, je me marie et j’obtiens ma mutation à Nantes où mon épouse est institutrice. La vie, dans cette petite base, est moins oppressante mais l’enfermement me fait encore attacher plus de prix à la liberté, même si la vie interne, en dehors de mes heures de travail de secrétaire d’état-major, m’offre des activités intéressantes dont l’alphabétisation des illettrés et la musique au sextet de jazz. Fin 1955, la guerre d’Algérie est au centre de la campagne des

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élections législatives. La victoire du Front républicain, qui a promis « cessez-le-feu, discussions, élections » nous fait espérer une paix proche. Mais le 2 février 1956, lors de « la journée des tomates » à Alger, Guy Mollet recule devant les ultras et trahit les promesses faites aux électeurs. Je dois être libéré en mars 1956 mais je suis maintenu sous les drapeaux, et de trois mois en trois mois, j’y resterai jusqu’en mars 1957. Disposant de plus de liberté, je suis informé des exactions, des exécutions sommaires, de la torture, et aussi des manifestations importantes de Nantes et Saint-Nazaire qui s’opposent au départ des rappelés. Nous savons que nous risquons les uns et les autres de partir pour une guerre que nous rejetons. Sans doute ma situation de famille - un fils né en octobre 1956 et mes vieux parents en charge - m’at-elle préservée de cette expérience douloureuse qui a marqué si profondément tant de jeunes. Solidaire de ceux qui n’ont pas eu cette chance, je me suis promis, dès ma libération, d’agir pour la paix et l’autodétermination du peuple algérien. L’armée et la guerre m’auront permis de me construire l’éducation politique qui me manquait. Le Front républicain avait aussi promis d’abroger les mesures votées en faveur de l’école privée et de tenir les engagements pris devant les électeurs. Guy Mollet, lui-même, dans son discours d’ouverture de Président du conseil, affirmait : « Personnellement, j’ai conscience de n’avoir jamais failli à une parole donnée. Le parti qui est le mien s’honore de tenir toujours sans défaillance les promesses faites. » Or, la hiérarchie catholique et ses représentants au parlement demandent de ne pas rouvrir la guerre scolaire, en pleine période de guerre en Algérie. Là aussi Guy Mollet et les partis au pouvoir vont céder. Les mêmes forces réactionnaires n’auront pas les mêmes scrupules en 1958 pour faire voter la loi Debré alors que l’aggravation de la guerre a fait revenir De Gaulle au pouvoir. Je n’oublierai plus que les promesses électorales, mêmes sincères lorsqu’elles sont prononcées, risquent d’être souvent sacrifiées sur l’autel du réalisme politique.

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I La naissance d’un militant En retrouvant la liberté à la sortie de ces trente mois d’armée, dans un pays où la guerre en Algérie contribue à exacerber les antagonismes, j’ai bien conscience de la nécessité de s’engager pour défendre les libertés individuelles, les droits de l’homme, la justice et la paix. Mais, dans un premier temps, ce sont les préoccupations de la vie quotidienne familiale et scolaire qui m’accaparent. Je suis nommé depuis la rentrée, avec mon épouse, dans une grande école de la banlieue nantaise, environnée par les champs et les vignes : l’école des Couëts en Bouguenais. Construite l’année précédente, elle accueille les enfants des familles des villages environnants qui étaient éparpillés antérieurement entre écoles publiques et écoles privées de Bouguenais et de la ville voisine de Rezé. La mixité sociale est ici une réalité. Enfants d’ouvriers de Sud-Aviation, de paysans, de commerçants, d’ingénieurs de la centrale EDF se retrouvent. Pour aider l’école, une amicale a été créée mais, pour respecter les parents venus de l’école privée, elle n’est pas affiliée à la Fédération des Amicales Laïques. Le maire de la commune, Henri Robichon, vieux paysan à l’imposante moustache, aura coutume de dire : « A Bouguenais, il existe trois écoles l’école libre et l’école laïque du bourg et l’école publique des Couëts. » La municipalité est entièrement

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de droite et l’opposition peu structurée. Mais quelques militants chrétiens de gauche sont déjà très engagés dans la lutte pour la paix en Algérie. Avec eux je vais entrer dans le compagnonnage militant en allant le soir inscrire sur les routes « Paix en Algérie », « Non à la torture ». C’est dans ce contexte politique et social local, que je me lancerai plus tard dans la pratique de la pédagogie Freinet. Mais, pour l’instant, dans le CP-CE1 qui m’a été attribué, je suis attentif à poursuivre le travail commencé par la jeune collègue qui a suppléé à mon absence. J’utilise les méthodes que je connais et que tous utilisent dans l’école. La réflexion pédagogique n’est pas alors ma préoccupation dominante, ni d’ailleurs celle de mes collègues. Cela explique sans doute pourquoi je ne saurai pas qu’il se déroule à Nantes, du 15 au 20 avril, un grand congrès pédagogique consacré à « La discipline à l’école », le XIIIe congrès de l’Ecole Moderne. 800 militants sont réunis autour de Freinet et Elise Freinet. La photo de famille, sur les marches du théâtre, est impressionnante. J’y retrouve aujourd’hui des visages et des noms qui accompagneront mes premiers pas : Maurice Pigeon, Francine et Marcel Gouzil, Andrée et Alexandre Turpin, Henri Ménard, René Daniel, Paul le Bohec, Emile Thomas... Débats, travaux des trente commissions, grande exposition d’Art enfantin au Musée des Beaux Arts, journée des enfants et défilé dans les rues, création de la FIMEM (Fédération Internationale des Mouvements d’Ecole Moderne), adoption de la Charte de l’enfant. Le congrès connaît un grand succès et est largement médiatisé par la presse locale. Pourtant, après les vacances, aucun de mes collègues ne parle de ce grand rassemblement militant qui n’est donc pas venu troubler nos certitudes pédagogiques. A posteriori, je me demande si ma participation m’aurait alors ouvert plus rapidement les trois champs de réflexion et d’action dans lesquels je me suis ensuite profondément engagé, la défense des droits de l’enfant, l’Art enfantin, la coopération internationale, et si je serais devenu un militant de l’éducation en sortant du congrès. Je ne sais pas si l’adoption de la Charte de l’enfant aura été un temps fort du congrès, mais lorsque je la découvre, plus tard, elle

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sera pour moi le symbole du respect profond de la personne et des droits de l’enfant qui doit être un principe fondamental pour les militants d’une pédagogie Freinet à dimension internationaliste. C’est pourquoi, j’y ferai référence dans l’avant-propos de la petite brochure que je consacrerai, en 1990, à la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989, car elle est un engagement de notre Mouvement qui lui fait obligation de s’associer à tous ceux qui agissent pour faire connaître, aujourd’hui, la Convention internationale et luttent pour son respect. En affirmant le droit des enfants de « s’organiser démocratiquement pour le respect de leurs droits et la défense de leurs intérêts », elle a aussi ouvert la voie de nos recherches sur l’autogestion à l’école et la démocratie participative. Il me semble donc important de la restituer ici telle que dans cet avant propos, qui demeure d’actualité, et de la présenter dans son intégralité, avant de poursuivre le cours de mon aventure personnelle.

Avant-propos d’une petite brochure Il fut un temps où, dans les nations, certains hommes se croyaient nantis de droits supérieurs, et susceptibles, de ce fait, de commander en maîtres à d’autres hommes, jugés inférieurs, qui devaient obéir. La Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen a, dès 1789, affirmé que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Il fut un temps, qui n’est pas si loin, où certaines nations qui se croyaient supérieures s’arrogeaient le droit de commander, d’asservir et d’exploiter d’autres nations jugées inférieures. La Déclaration universelle des droits de l’homme, votée par l’O.N.U. le 10 décembre 1948, est venue détruire cette injustice. 2) LE GAL Jean, La Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, le Nouvel Educateur, Documents, n° 213, 16 février 1990. Réédité avec le document présentant la mise en œuvre à l’école : Les droits de l’enfant, Pratiques et recherches, n° 6-7, 1996, Editions ICEM.

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Ces déclarations passent lentement dans la réalité. Elles n’en sont pas moins une conquête historique parce quelles marquent l’origine d’un droit et donc la légalité des hommes qui luttent pour le conquérir. Mais il existe au sein des nations et dans le monde, une catégorie d’humains qui, tout comme les serfs et les nègres d’autrefois, ne jouissent d’aucun droit légal parce que faibles et inexpérimentés. Ce sont les enfants et les jeunes adolescents pour lesquels un statut universel doit garantir un minimum de sécurité et de dignité. Les éducateurs et les parents d’élèves de l’Ecole Moderne, conscients de la nécessité humaine qu’il y a à reconsidérer un tel état défait, soumettent à l’attention des autorités françaises et étrangères, ainsi qu’à l’UNESCO et à l’ONU. le projet ci-dessous de CHARTE DE L’ENFANT. Considérer, en 1957, que l’enfant, être en construction avec sa fragilité et ses dépendances, doit être protégé contre la servitude, les traitements inhumains ou dégradants, doit pouvoir bénéficier d’un logement décent, d’une nourriture suffisante, de possibilités d’activités, de travail et de jeu correspondant à son âge, n’est pas révolutionnaire dans le champ des idées : le 20 novembre 1959, les Etats membres des Nations Unies adopteront la Déclaration des droits de l’enfant, reconnaissance internationale de la nécessité de protéger l’enfant. Par contre, affirmer que : Article 14.-Nul n’a le droit d’imposer aux enfants et aux adolescents, avant leur maturité, des idées et des croyances qui ne sont pas le résultat de leur propre expérience ou d’un libre choix à intervenir. L’exploitation morale des enfants est interdite au même titre que l’exploitation matérielle. Article 15.- Les enfants ont le droit de s’organiser démocratiquement pour le respect de leurs droits et la défense de leurs intérêts. Constitue un positionnement largement en avance sur le statut de l’enfant en France et dans le monde, puisqu’il faudra attendre le 20 novembre 1989, avec l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant par les Nations Unies, pour voir apparaître la liberté de conscience, fortement tempérée, et le droit à la liberté d’association. Avec les pionniers de l’école socialiste et de l’école nouvelle, nous

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avons choisi de lutter, aux côtés des enfants et des jeunes, pour que les droits et libertés fondamentales existent dans l’école, malgré les difficultés et les oppositions. Mais nous manquions d’un point d’appui solide dans le champ du Droit, d’une référence fondamentale incontestable. Désormais, avec la Convention internationale des droits de l’enfant, nous possédons l’outil qui permettra aux militants des droits de l’homme, et aux enfants eux-mêmes, d’agir pour transformer l’école et la société afin que l’enfant puisse y vivre dans la dignité et la liberté.

Charte de l’enfant Article 1.- Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués d’intelligence et de raison et doivent agir les uns envers les autres, dans un esprit d’aide et de fraternité. Article 2,- Tout enfant a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. Article 3.- Aucun enfant ne sera tenu ni en esclavage ni en servitude. Article 4.- Nul enfant ne sera soumis à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Article 5.- Tous sont égaux devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi. Article 6.- Les enfants ne sont ni des esclaves ni des serviteurs des adultes. Les adultes ne sont pas davantage les esclaves des enfants. La société doit accéder à un humain équilibre entre les uns et les autres. Article 7.- Si l’activité des enfants ne doit pas contrarier ni gêner l’activité des adultes, elle n’en doit pas moins avoir, dans la vie des peuples, la place éminente à laquelle lui donnent droit son importance et son destin. Article 8.- Les enfants ont droit dans la famille, tout comme les adultes : — à un logement décent ; — à une nourriture suffisante ;

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aux possibilités d’activités, de travail et de jeu correspondant à leur

âgeArticle 9.- Les enfants ont droit dans la société : — à des espaces libres où ils peuvent se livrer aux activités essentielles leur développement et à leur équilibre : jardins, champs, bois, rivières, animaux, maisons de l’enfant, parcs d’expériences et de travail ; — à la protection élémentaire contre le bruit, le machinisme, les individ dangereux, contre les dangers du cinéma, de la presse et de la radio ; — à l’attention et à l’action éducative des individus et des organisation habilitées à cet effet. Article 10.- Les enfants ont droit, à l’école et dans divers centres éducatifs : — au respect et à l’humanité qui sont garantis à tout être humain ; — à des locaux convenables, adaptés au travail et aux activités nécessaires à une bonne éducation et à une formation efficiente ; — à des conditions humaines de travail sans autre coercition que les besoins de la communauté. Article 11.- Le travail imposé aux enfants ne saurait, en aucun cas, excéder les limites légalement prévues pour les adultes, soit : 30 heures par semaine pour les enfants, 40 heures pour les adolescents. Article 12.- La seule discipline souhaitable est une discipline de groupe qui ne saurait être que coopérative. Toute discipline autoritaire fondée sur la force oppressive et sur les sanctions qui en sont l’arme et l’instrument, est une erreur et une mauvaise action que l’éducateur doit éviter de dépasser. Article 13.- Dans les cas graves, les sanctions ne devront être administrées qu’avec une extrême prudence, en tenant compte des circonstances atténuantes et du souci non de punir mais d’aider à redresser et à progresser. Article 14.- Nul n’a le droit d’imposer aux enfants et aux adolescents, avant leur maturité, des idées et des croyances qui ne sont pas le résultat de leur propre expérience ou d’un libre choix à intervenir. L’exploitation morale des enfants est interdite au même titre que l’exploitation matérielle. Article 15.- Les enfants ont le droit de s’organiser démocratiquement pour le respect de leurs droits et la défense de leurs intérêts.

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Article 16.- Les organismes légaux veilleront dans les divers pays, au respect de l’esprit et de la lettre de la présente charte qui sera affichée dans les écoles, dans les mairies et dans les lieux publics. A la rentrée de septembre 1957, je me vois attribuer un Cours élémentaire première année de 40 élèves, où je continue à enseigner comme mes collègues, avec le sérieux et la rigueur d’un maître qui veut que les enfants apprennent et que le calme règne dans la classe. A la rentrée 1958, je suis dans l’obligation de me faire opérer de la hanche, un mal de Breton découvert par hasard. Je suis immobilisé alors pendant plus de trois mois. Ces longs mois d’inaction, où je suis les évènements à la télévision et par les journaux, m’amèneront à réfléchir sur mon action militante et mon action pédagogique. Je ressens alors de plus en plus la coupure entre mon positionnement de défense des droits de l’homme et mon attitude de maître autoritaire dans la classe. Mais lorsque je retrouve mes nouveaux élèves, puisque chaque année ils changent dans cette grande école, je n’ai toujours aucune solution nouvelle pour tenter d’atteindre une certaine cohérence entre mes pratiques pédagogiques et les principes que défend la Ligue des Droits de l’Homme, dont je suis devenu secrétaire fédéral en décembre 1957. Cet engagement m’a amené à me responsabiliser plus activement dans les actions pour la paix, la défense des libertés et la laïcité. Les forces de gauche n’étant pas organisées dans notre petite ville, avec quelques militants, dont la plupart sont non adhérents à un parti, nous avons constitué un Comité Républicain qui a pour objectif d’organiser les actions pour la paix en Algérie et les luttes politiques sur le plan local ainsi que de maintenir une vigilance pour la défense des institutions républicaines. Nous appelons à toutes les manifestations organisées contre la dictature militaire et la venue de De Gaulle au pouvoir. Aux élections législatives du 30 novembre 1958, Henri Robichon, maire de Bouguenais, devient député « Indépendants et paysans d’action sociale », c’est donc sans espoir de victoire qu’en mars 1959 je me présente aux élections municipales, sur une liste unitaire

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de gauche, contre une majorité acquise à l’Algérie française et au renforcement de l’aide à l’école privée. Mais nous sommes décidés à accentuer notre action. Pour contribuer à une défense plus ferme de l’école laïque, nous créons un Cartel d’Action Laïque, dont la présidence m’est confiée avec mission de suivre de près l’évolution de la situation sur le plan national, de recenser toutes les personnes de notre quartier prêtes à participer aux actions puisque nous n’avons pas d’amicale laïque, de les informer et de les rassembler lors des manifestations. C’est ainsi qu’en juin 1959, j’anime, non sans angoisse, ma première grande réunion. J’y présente l’historique des luttes pour l’avènement et la défense de l’école laïque afin d’y insérer notre actualité militante. Puis c’est la préparation de la manifestation départementale contre les projets scolaires du gouvernement à laquelle participent une centaine de parents de notre école. Il est évident que ces actions commencent à perturber le climat de sérénité qui y régnait grâce à une cohabitation amicale entre partisans de l’école laïque et partisans de l’école privée. Après cette année agitée, il est temps pour ma petite famille de changer d’air. Nous avons donc cherché une location, au soleil. Le hasard nous a fait choisir Vence, un hasard qui va changer notre vie car avec la pédagogie Freinet, nous allons aussi adopter les principes alimentaires qu’Elise Freinet défend. Nous deviendrons des adeptes du chlorure de magnésium, des mangeurs de pain bio. Plus tard, militant de la culture agrobiologique naissante, j’organiserai un groupe d’achat direct aux agriculteurs traités de farfelus dans leurs villages, comme nous-mêmes à l’école. Ne prétendaient-ils pas produire sans respecter les normes de la bonne vieille méthode culturale qui avait fait ses preuves : engrais et pesticides, voilà le salut des agriculteurs ! Mais cela est une autre histoire ! Revenons à la découverte de la pédagogie Freinet...

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Découverte et premiers pas dans la pédagogie Freinet Un jour, en vagabondant dans les rues et petits chemins de Vence, après avoir visité le moulin à huile et découvert l’huile d’olive, nous voyons inscrit sur un panneau : « Ecole Freinet ». Ayant tout notre temps, nous décidons de grimper le chemin, accompagnés par le chant des cigales. A notre grande surprise, l’école ne ressemble guère à celles que nous connaissons. Et puis, en ce temps de vacances qui fait les cours désertes, des adultes circulent et des enfants se baignent dans une petite piscine ensoleillée. Quelques années plus tard, nous aussi, nous ferons partie de ces invités qui participent, autour de Freinet, aux Journées de Vence. Mais, pour l’instant, nous sommes des étrangers Venus en curieux. Avec quelques autres touristes pédagogiques, nous sommes pris en main par un guide accueillant qui nous montre les classes, nous explique le travail qui s’y fait. Et puis c’est l’exposition des créations artistiques des enfants. Alors, pour moi, c’est le choc qui va créer une rupture décisive et irréversible. Le dessin n’avait jamais été pour moi un moyen d’expression même si, comme tous les enfants, j’avais barbouillé de graffitis les murs et les rues de mon village, avec quelques craies chapardées à l’école. Le cours complémentaire et l’Ecole normale n’ayant rien changé à cet état de choses, je me suis donc retrouvé, jeune instituteur, inapte

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à tout enseignement du dessin, ne soupçonnant même pas que le primaire que j’étais pouvait avoir quelque prétention à une culture artistique, même la plus modeste. Que faire alors en classe pendant les séances de dessin consacrées par l’emploi du temps ? Illustrer des récitations, faire réaliser une « belle » frise en bas de la page du cahier de jour... Et me voilà projeté dans un monde où les oeuvres d’enfants brillent avec éclat. Je ne me lasse pas de regarder les grandes peintures d’Alain Gérard, les albums, les céramiques... Il faut que cette lumière entre dans ma classe, les enfants des Couëts doivent eux aussi avoir des talents que je ne soupçonne pas. Et puis, notre guide nous parle d’expression libre, de journal scolaire, d’échanges entre écoles, de coopérative. Peut-être est-ce là ce que je cherche pour combler le hiatus entre mes pratiques militantes et mes pratiques pédagogiques. Je veux donc en savoir plus. J’achète alors deux livres pour mieux comprendre la philosophie et les pratiques proposées par Freinet : Les Dits de Mathieu , et Les Méthodes naturelles dans la pédagogie moderne . Je les lis avec passion, car les lois de la vie que Freinet a tirées de sa longue expérience des hommes simples, des enfants et des bêtes, de sa vie à la campagne, de son observation des bergers menant leurs troupeaux, me parlent. « On ne fait pas boire le cheval qui n’a pas soif », « C’est en forgeant qu’on devient forgeron », « Ne pas se lâcher des mains avant de toucher des pieds », autant de formules de bon sens, que je comprends et auxquelles j’adhère. Alors fini l’auditorium-scriptorium où l’on reste assis toute la journée ; finies les punitions, finis les classements. A la rentrée, avec les 35 enfants de ma classe de CEI, place à l’expression libre, au calcul vivant, à l’étude du milieu, à la correspondance, à la coopérative et à la démocratie. A mon retour, je présente à mes collègues qui habitent à l’école, ma découverte d’une pédagogie nouvelle que je compte mettre en œuvre. Personne ne critique mon choix et je ne rencontrerai d’ailleurs aucune opposition durant mes cinq années dans cette 3) FREINET Célestin, Les Dits de Mathieu, Delachaux et Niestlé, 1959. 4) FREINET Célestin, Les Méthodes naturelles dans la pédagogie moderne, A. ColinBourrelier, 1956.

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école. Au contraire, la caisse de l’école nous aidera lors du démarrage de notre coopérative et tous s’abonneront à notre journal. Aux enfants, le jour de la rentrée, je parle de ce que j’ai vu à l’Ecole Freinet de Vence et de ce que nous allons nous aussi mettre en place. Désormais ils auront le droit à la parole, chaque matin, pour raconter leurs rêves et les évènements de leur vie hors de l’école. Chacun pourra écrire librement sur son cahier de textes libres et dessiner sur un bloc sténo. Et puis nous créerons une coopérative afin d’acheter le matériel qui nous manque pour créer un atelierpeinture. Evidemment personne ne proteste puisque tous savent déjà qu’à l’école le maître a tous les pouvoirs. Afin de rassurer leurs parents, qui me connaissent déjà en tant qu’instituteur et en tant qu’acteur de la vie sociale et politique, je leur confie aussi une lettre où je présente les raisons qui m’ont amené à mettre en place les techniques Freinet. Je me tiendrai à leur disposition pour des informations plus précises et je leur proposerai une rencontre collective lorsque nous aurons bien démarré nos nouvelles techniques. Le dessin-texte trouve immédiatement une place privilégiée. Les enfants dessinent et écrivent l’histoire ou me la racontent quand ils ne savent pas encore écrire. Trois fois par semaine, j’organise une séance de lecture des textes libres et des dessins-textes. La vie du milieu environnant entre dans la classe : A la ferme Je roule autour de notre ferme, à bicyclette. Puis je la prête à mon petit frère et je joue avec mon chien. Maman fait boire les petits veaux. Ma sœur Thérèse trait les vaches. Papa donne du foin aux grands veaux. Les poules se couchent dans le poulailler et les canards dans leur cabane en bois. Puis mon chien entre dans sa niche et les chats vont dormir dans l'étable. Les hiboux ululent dans les arbres. Joël Je suis la démarche proposée par Freinet. Après la lecture des textes, nous votons pour en choisir un. Il est ensuite travaillé ensemble au tableau, une technique qu’il me faudra perfectionner. Puis l’élu le

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copie et l’illustre sur « le beau cahier de français » en attendant que nos finances coopératives nous permettent l’achat d’un limographe et la création d’un journal scolaire. L’après-midi nous exploitons le texte en grammaire, conjugaison, orthographe, « chasse aux mots », car le programme devra être strictement respecté. Cela ne me pose d’ailleurs pas de problème car partir d’un texte libre ou, comme je le faisais antérieurement, d’un texte lié au centre d’intérêt proposé par un manuel, c’est une démarche que je connais. Et maintenant, place au « travail libre », une grande nouveauté pour les enfants et moi-même. Dans l’espace restreint dont je dispose, je crée un atelier-peinture avec le peu de matériel que nous possédons. Chacun pourra y aller librement lorsqu’il aura terminé ses exercices. Bousculades, cris, injures, exercices bâclés... J’apprends alors, à mes dépens, que des enfants habitués à obéir ne peuvent user subitement et avec discernement de la liberté !!! Fondamental ! Ayant pris conscience de la difficulté de la mutation que je leur demande, je reviens alors au précepte de Freinet, que j’avais oublié dans mon euphorie novatrice : « Ne pas se lâcher des mains avant de toucher des pieds ». Je crée un deuxième atelier, l’atelier-lecture avec quelques albums que j’ai achetés et des spécimens gratuits de livres de lecture. Et cette fois je décrète que « chacun pourra aller aux ateliers, lorsque son travail aura été contrôlé, dans la limite des places disponibles. S’il ne respecte pas le calme de la classe et le matériel, il ne pourra plus y aller ». Il va falloir apprendre que la liberté ne va pas sans limites et obligations !!! Fondamental ! En décembre, j’organise une première classe-promenade à la carrière. Questions, carnets, crayons, appareil photographique, nous voilà partis à travers les rues du village. Une révolution ! Jamais personne n’était sorti de l’école avec sa classe. Et voilà aussi les premières belles lettres de nos correspondants, décorées à la gouache et leur journal imprimé. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire ! Il nous faut un limographe pour faire connaître nos textes et notre vie, et du matériel pour nos ateliers. Il est grand temps de créer la

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coopérative scolaire. La caisse de l’école nous fait un don de 60F et tous les enseignants s’abonnent à notre journal à venir Le Bon Vent. Nous voilà riches. Nous pouvons acheter le limographe, de la poudre, de la colle et de la glycérine pour la peinture, du plâtre à moulure. Comme une bobine qui se déroule, les techniques apparaissent une à une. Avec les achats de la coopérative, le calcul vivant fait son entrée mais aussi les réunions de coopérative car l’organisation des ateliers se complexifie. En janvier, notre coopérative adhère à la section départementale de l’OCCE (Office Central de la Coopération à l’école). Nous élisons un président, un secrétaire, un trésorier : élections, candidatures, votes... Il faut respecter les règles démocratiques ! Le président de l’OCCE dans notre département est Marcel Gouzil. J’apprends qu’il est aussi un ami de Freinet et d’Elise Freinet, un pionnier de la pédagogie Freinet et un syndicaliste engagé. Jusqu’ici j’ai travaillé seul car, ayant manqué le congrès, j’ignorais l’existence d’un « groupe départemental Freinet ». Je décide donc d’aller rendre visite à Marcel Gouzil dans son école de plein air du Château d’Aux. Il me reçoit chaleureusement. Notre conversation, longue et enrichissante, autour d’un muscadet convivial, me permet de mieux connaître Freinet et Elise, comme il l’appelle, leurs sacrifices pour créer leur école de Vence, leur engagement social et politique et leur filiation avec les pionniers de l’éducation nouvelle, de l’école socialiste et de l’éducation libertaire. Il me parle de «notre coopérative » la CEL ( Coopérative de l’Enseignement Laïc) et du fonctionnement de l’ICEM (Institut Coopératif de l’Ecole Moderne) . J’apprends aussi que je viens d’entrer sans le savoir dans 5) Jusqu’en 1947, les militants du mouvement de l’Ecole Moderne Française étaient réunis au sein de la CEL (Coopérative de l’Enseignement Laïc), créée en 1928. Celle-ci avait à la fois des activités pédagogiques et des activités économi­ ques : production et vente des outils et revues nécessaires à la pratique de la péda­ gogie Freinet. En 1947, la décision a été prise de séparer les activités de recherche et d’action pédagogiques des activités économiques. Le « Mouvement Freinet » a donc été constitué d’un mouvement pédagogique, l’institut Coopératif de l’Ecole Moderne, et d’une coopérative, la CEL.

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un groupe vivant et actif qui a une longue histoire. Dès 1929, Félix Guilloux, lui aussi directeur de l’Ecole de plein air du Château d’Aux, a été un compagnon de Freinet. Il a reçu Bakulé et ses élèves. Ensuite ce sont Maurice Pigeon avant la guerre et lui-même qui sont devenus des pionniers de l’Ecole Moderne. Depuis 1948, un Institut Départemental de l’Ecole Moderne rassemble les militants de la pédagogie Freinet, organise des rencontres pour mettre en commun réflexions et pratiques. Il m’invite à la prochaine réunion. Nous parlons évidemment des luttes pour la paix en Algérie et pour la défense de la laïcité et de la démocratie dans lesquelles il est lui aussi engagé. Je repars avec un enthousiasme renforcé et avec une brassée de revues, Educateur prolétarien, Educateur, bulletins régionaux, qui vont me permettre d’avancer dans la connaissance de la pédagogie Freinet. Je lui emprunte aussi quelques B.E.N.P. (Brochures d’Education Nouvelle Populaire) : « Les Mouvements d’Education Nouvelle », « Théoriciens et Pionniers de l’Education nouvelle », « Bakulé », « Paul Robin ». J’ai de quoi lire pour un moment, d’autant plus que je m’abonne immédiatement à ^Educateur, mais aussi à Techniques de Vie et Art Enfantin qui viennent de paraître. Tous ces documents arrivent à propos car il est nécessaire de faire le point après ces premiers mois d’expérimentation, d’autant plus que je devrai répondre aux interrogations des parents au cours d’une réunion collective qui, je l’espère, me permettra de mettre en place une réelle coopération éducative. Et puis, avec toutes les activités nouvelles, les équipes permanentes et occasionnelles, le tirage du journal au limographe, notre classe devient de plus en plus difficile à gérer. Nos petites réunions de coopérative ne sont pas suffisamment 6) L’Institut départemental de l’Ecole Moderne est appelé généralement le Groupe Freinet ou encore le GD44. 7) Elise Freinet a créé cette revue en décembre 1959, une revue écrit-elle où “par le poème et par le dessin, s’exprimerait ce chant radieux de l’enfance qui, de tou­ tes parts, s’élève en amplitude de nos milliers d’Ecoles modernes ; pour qu’il se prolonge au-delà des murs de la classe, dans la famille, près des amis et - pourquoi non ? parmi les adversaires farouches de cette intrépide liberté qui est notre pierre d’angle”

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opérationnelles. J’étudie donc les documents dont je dispose et je propose aux enfants une première assemblée générale le samedi après-midi. Comme à l’Ecole Freinet, nous exposons les lettres de nos correspondants, notre premier journal, nos peintures, nos créations manuelles et nos albums. Ensuite, j’anime la réunion. Nous discutons du fonctionnement de nos ateliers, de la correspondance, du journal, des projets de sortie et des conflits et perturbations. Nous prenons des décisions par consensus ou par vote pour mettre en place des responsabilités et nos premières règles de vie. Nous voilà en route, à petits pas, vers la démocratie ! En ce mois de janvier, je lance aussi les cahiers autocorrectifs de calcul et un journal mural, tel que Freinet le décrit, avec ses quatre colonnes : je critique, je félicite, je voudrais, j’ai réalisé. Les principales techniques sont en place. Je peux maintenant recevoir les parents. Mais surprise, le 2 février, c’est l’inspecteur qui frappe à ma porte. Il a l’air aimable et ouvert mais méfiance ! Je sais par la lecture des bulletins régionaux que ça ne se passe pas toujours bien et qu’il faut, si nécessaire, entrer en résistance. J’espère cependant qu’à la loterie inspectorale, j’ai tiré un bon numéro. C’est le cas ! Son excellent rapport, avec une augmentation de note, lu discrètement à tous par le directeur qui le reçoit, est une protection assurée contre toutes les critiques possibles. Il deviendra, ultérieurement, un participant fidèle de nos réunions et de nos stages. Voici donc quelques extraits de ce premier rapport : Monsieur Le Gai amorce un effort de renouvellement dont les résultats sont déjà sensibles. Après une information sérieuse, il se tourne vers les techniques Freinet et tente d’établir, dans sa classe, une discipline qui vienne des élèves. Ce sympathique effort mérite d’être encouragé. Le principe même de cette rénovation est le recours à l’intérêt de l’enfant, intérêts du moment, fugaces et versatiles qu’il faut saisir au passage et sans cesse renouveler, et qui donnent aux activités scolaires un nouvel attrait. Ce qui est plus durable, c’est l’organisation du milieu scolaire autour d’un éducateur qui regarde les enfants avec d’autres yeux et leur demande d’agir à leur mesure.

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Sur les murs, les travaux des élèves prennent peu à peu la première place. J’ai pris plaisir à jauger les illustrations de textes libres qui pavoisent le mur de leur crudité verte et de leur acidité jaune. La technique dans ce domaine n’est pas négligeable : le plaisir de l’œil veut des tons francs et chauds qui puissent se côtoyer sans heurts. Plusieurs textes sont de bonne venue. Nul doute que la correspondance scolaire ne suscite quelques travaux intéressants et n’élargisse les horizons. Excellent exercice assurément que la rédaction de cette courte lettre motivée par l’évènement qui touche la classe : celle-ci a sa vie collective, ses succès, ses échecs et il est toujours possible d’en tirer parti avec un peu d’habileté. Puisque vous avez mis en train une coopérative scolaire ces occasions ne manqueront pas. Vous pouvez remarquer qu’il est difficile d’exploiter, au niveau géographique, une classe promenade. Ce serait d’une ambition excessive que d’attendre de la géographie au CE autre chose que l’acquisition de quelques termes précis. D’ailleurs, l’un des véritables buts du CE est d’obtenir une lecture courante. C’est là l’acquisition primordiale qui commande toutes les autres et je me réjouis de la tentation qui s’offre sur la table aux albums. Visite de l’inspecteur le 2 février et réunion des parents le samedi 6. C’est une semaine à suspense. Il est 18h. Une vingtaine de familles sont représentées pour cette première réunion historique dans l’école. Je leur présente la classe, nos outils de travail, l’esprit des techniques Freinet et de la coopération et nos buts. Aucun parent ne critique notre travail et tous se montrent soucieux de mieux connaître leur enfant. Je leur propose donc de venir voir les enfants travailler pendant la classe mais peu oseront franchir le portail de l’école. Pour les enfants et moi, c’est maintenant le printemps de la pédagogie Freinet. Les parents nous font confiance. Les techniques sont en place. Notre journal est diffusé dans tout le quartier. Nos créations graphiques et picturales obtiennent des récompenses : un appareil à photographie au concours départemental de programmes de la Fédération des Amicales Laïques, un prix national au concours de propreté, auquel nous avons envoyé un texte illustré. L’amicale

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de l’école nous confie la création et la vente des programmes pour sa kermesse du mois de juin. Elle nous invite aussi à tenir un stand, où nous exposons nos créations, nos journaux, les lettres, les albums et les peintures de nos correspondants. Notre stand à la kermesse Le dimanche 5 juin, nous avons été à la kermesse. Nous sommes allés voir le maître pour qu'il nous explique la vente des plâtres et des programmes. Le maître est parti et nous avons vendu les plâtres puis les programmes. Nous avons exposé les lettres et les peintures de nos correspondants de Nangis. Les spectateurs ont acheté tout ce qu’il y avait. Pascal Nous donnons à voir aux nombreux habitants de notre quartier des éléments pour comprendre les principes et les enjeux de notre « pédagogie nouvelle ». Les enfants tiennent seuls leur stand, montrent leurs réalisations, expliquent leur coopérative et répondent aux questions. Les parents informent les futurs parents qui évidemment ont quelques craintes. Chacun sait que les programmes ont été respectés et que l’expression libre par le dessin et le texte, les ateliers, les sorties et les responsabilités coopératives motivent les enfants et sont donc des facteurs favorables. Dès que les travaux auront redémarré en septembre, nous nous réunirons pour répondre à toutes les interrogations. La kermesse nous rapporte 101 NE et l’amicale nous fait un don de 100 NE Nous voilà riches pour redémarrer une nouvelle année... avec de nouveaux enfants puisque presque tous vont passer au CE2. Mais il me reste encore beaucoup à apprendre. Je n’ai participé qu’à une petite réunion départementale qui m’a permis surtout d’établir des contacts. Ma principale source de formation est demeurée la lecture, c’est pourquoi je m’inscris au stage régional à Tours qui aura lieu pendant les vacances. Encore un « inconnu » à affronter. S) En décembre 1958, le nouveau franc (NF) a remplacé l’ancien franc. INF vaut 100 anciens francs, devenus des centimes. Les parents comptent encore souvent en anciens francs.

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Mes premiers pas dans la pédagogie Freinet vont être marqués par un évènement impossible à imaginer pour moi : Freinet a répondu à ma lettre ! Encore apprenti en pédagogie Freinet, je n’aurais jamais osé lui écrire à propos de pédagogie. C’est donc mon engagement à la Ligue des Droits de l’Homme qui va m’en offrir l’opportunité. En avril 1960, la Ligue des Droits de l’Homme prépare son congrès de La Rochelle des 4-5-6 juin 1960 qui va être consacré au thème « Comment restaurer le sens civique ? ». Elle constate que « d’une manière générale, l’indifférence et l’ignoran­ ce politiques des Français rendent impossible l’exercice de la démocratie, quelles que soient la nature et la qualité des cadres politiques. En effet tous les abus sont encouragés, lorsque les citoyens abandonnent leurs pou­ voirs sans contrôle à une poignée d’hommes... ». Parmi diverses propo­ sitions, elle préconise : « de susciter et de soutenir une réforme de l’ensei­ gnement qui prolonge la durée de la scolarité et de faciliter les études des plus défavorisés, qui transforme les méthodes de pédagogie, de discipline et de classification afin d’encourager l’esprit d’équipe et de développer le sens civique au lieu défavoriser l’individualisme, en résumé qui fasse de l’école publique le lieu deformation des citoyens de demain. » Dans le cadre de la préparation du congrès, nous recevons, à Nantes, Daniel Mayer, président de la Ligue. Il m’a été demandé, pour alimenter le débat, de présenter un exposé sur la pédagogie Freinet. Je tente de montrer, en m’appuyant sur ma courte expérience, comment l’organisation coopérative de la classe forme les enfants et les adolescents à penser par eux-mêmes, à coopérer, à s’administrer, à surveiller et à critiquer leurs mandataires, à travailler pour la communauté, à remplir leurs devoirs mais aussi à défendre leurs droits d’homme et de citoyen. Je présente la Charte de l’enfant adoptée au congrès international de Nantes en 1957 en insistant sur l’article 15 qui stipule que « les enfants ont le droit de s’organiser démocratiquement pour le respect de leurs droits et la défense de leurs intérêts ». Daniel Mayer est très intéressé car pour lui « c’est le rôle de la Ligue de répandre les idées révolutionnaires pour que la révolution demain se fasse » Les objectifs de la Ligue et ceux de l’Ecole Moderne se rejoignent.

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Dans ma lettre à Freinet je présente le thème du congrès et je lui dis tout l’intérêt que je vois à une coopération entre l’Ecole Moderne et la Ligue. Je lui parle aussi de ma rencontre avec Marcel Gouzil et de nos directions communes d’action pour la paix en Algérie. Sa réponse est pour moi un encouragement inestimable à continuer dans la voie d’un militantisme éducatif, social et politique. Désormais mes échanges avec Freinet ne s’arrêteront plus. Je lui écrirai souvent, et parfois très longuement, sur tous les sujets propres à la classe, aux actions et fonctionnement du mouvement et aux évènements politiques auxquels je participe. Mon cher camarade Oui, il y a un grave affaiblissement du sens civique, et les instituteurs en portent au moins une part de la responsabilité. Même en face de la guerre d’Algérie on sent comme une lassitude qui pousse les hommes à ignorer la misère et le crime. Nous sommes quelque peu effrayés quand nous nous rappelons le formidable élan de solidarité suscité par la guerre d’Espagne et que nous voyons le peu de résonance de nos appels actuels. Tu as raison : les instituteurs devraient, plus nombreux, militer à la Ligue des Droits de l’Homme. Il faut reconnaître que la Ligue, comme un certain nombre d’organisations du début du siècle n’a pas su se moderniser. Les mêmes hommes sont restés aux mêmes postes avec les mêmes discours. Il faudrait trouver d’autres voies et d’autres buts. Nous pourrions parler de tout cela dans nos Educateurs de rentrée. Ne pourrais-tu pas toi-même nous envoyer un appel que nous insérerions. Merci de ta participation. Ce que j’avais pressenti lors de notre visite de l’Ecole Freinet à Vence s’est concrétisé : la pédagogie Freinet est bien celle qui me permet d’avoir une cohérence entre mon action pédagogique et éducative à l’école et mon action militante pour les droits de l’homme, la paix et la laïcité. Car durant tout ce temps de tâtonnement pédagogique, les luttes non seulement ont continué mais se sont accentuées. Les manifestations ont été nombreuses. L’actualité est entrée aussi dans notre classe. Les enfants apportent des articles de journaux qu’ils présentent à l’entretien du matin.

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Nous discutons des évènements et nous échangeons nos réflexions avec nos correspondants. Texte du journal de nos correspondants : En Algérie Mon grand frère part vendredi en Algérie. Maman va avoir beaucoup de chagrin. Je ne voudrais pas qu’il parte. Rita sera triste ! Il va loin, loin, Michel. Avec un fusil, il tirera dans le lointain... Il a rapporté tous ses outils à l’usine. Il faut se dépêcher, pour préparer sa valise, vendredi va être vite arrivé. Gérard La défense de l’école laïque met aussi fortement à contribution les responsables du Cartel d’Action Laïque : réunions, manifestations locales, pétition, déplacement à la manifestation nationale de Paris le 19 juin. Nous croyons encore à une victoire. Je suis de ceux qui protesteront en criant « A Paris ! A Paris ! » contre la décision de cantonner les 500 000 manifestants dans le bois de Vincennes. Tant d’efforts et d’engagement pour un si piètre résultat ! Le combat pour la laïcité a aussi un effet collatéral sur la mise en œuvre de la pédagogie Freinet dans ma classe. Au mois de novembre 1959, la municipalité de Bouguenais vote une subvention exceptionnelle pour l’école privée pour appuyer la loi Debré qui n’est pas encore votée. En tant que président du Cartel d’Action Laïque, j’adresse alors une protestation au Préfet qui annule cette décision illégale et je diffuse un tract à la population. Cela scandalise les conseillers municipaux. Lorsqu’en janvier je sollicite une aide financière exceptionnelle pour l’achat d’une imprimerie pour notre journal scolaire, le conseil municipal refuse. « Si on lui paye une imprimerie, on n’a pas fini d’avoir des tracts ! » dit un des conseillers. J’adresse alors une nouvelle demande au député-maire Henri Robichon et je l’invite à venir dans notre classe. Nous avons

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déjà eu l’occasion de discuter ensemble lors de ses visites à l’école et j’apprécie l’honnêteté de ses convictions. Deux enfants l’accueillent et lui expliquent comment nous travaillons, nos relations avec nos correspondants, la fabrication de notre petit journal scolaire. Nos correspondants ont une imprimerie et évidemment leurs textes imprimés ont une autre allure que nos textes tirés au limographe. Il s’engage à soutenir notre demande auprès des élus... Nous aurons notre imprimerie à la rentrée ! Au terme de cette année de tâtonnements, me voilà engagé sans retour pour devenir un « instituteur Freinet » car il me reste encore beaucoup à apprendre. Dès la rentrée, il me faudra relancer, avec des enfants nouveaux, toutes les techniques que j’ai mises en place progressivement, avec l’impératif que cela fonctionne car j’ai promis de réunir les parents dès le mois de septembre et je compte bien renforcer notre coopération. Nous garderons les mêmes correspondants mais j’aimerais que notre classe entre dans la ronde de la correspondance internationale, en particulier par notre journal. Je mettrai en place progressivement l’imprimerie : « Ne vous lâchez jamais des mains avant de toucher des pieds » . J’ai bien compris la leçon mais rien n’empêche d’accélérer le processus d’innovation en lisant et en allant voir ce que les autres ont créé. J’espère beaucoup dans ma rencontre avec les anciens au stage de Tours, en particulier dans le domaine du « travail libre ». Il me faut mieux organiser matériellement et institutionnellement ce temps, que nous avons appelé « activités personnelles », où chacun peut mener ses apprentissages avec cahiers et fichiers autocorrectifs, écrire et dessiner librement, travailler aux ateliers... J’ai commencé à organiser notre petite société coopérative afin que chaque enfant y soit plus autonome, établisse des relations de coopération avec les autres et apprenne à se sentir responsable de notre vie commune. Mais tout ne marche pas toujours pour le mieux et il m’arrive encore de me fâcher quand le bruit monte et risque de déranger la classe 9) FREINET Célestin, Les dits de Mathieu, Delachaux et Niestlé, 1959

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voisine. Je redeviens alors le maître qui exige fermement que les décisions prises soient respectées. Je pense évidemment que chez les « anciens » tout se passe sans problèmes. Je ne manquerai donc pas de leur demander leurs solutions pour un apprentissage de la vie en société qui impose un minimum de discipline librement consentie. Fort heureusement il est un domaine où nous sommes sur la voie de la réussite. Les créations des enfants et surtout leur plaisir à s’exprimer me ravissent d’autant plus que c’est un domaine que, comme eux, je découvre. Les peintures des enfants nous ont valu quelques succès mais, étant abonné à Art Enfantin, je sais que nous sommes encore bien loin des oeuvres qui sont magnifiées dans la revue et de celles que j’ai tant admirées à l’école de Vence. Pourtant les dessins libres des enfants sont devenus plus riches même si le « pompier », qu’Elise Freinet dénonce avec tant de sévérité, doit sans doute y fleurir encore. Mais je suis inapte à trouver une thérapeutique adéquate pour sauver les enfants des dangers de la banalité et du conformisme... Alors une seule solution: devenir l’élève d’Elise Freinet qui a décidé de créer un cours de dessin. Je pourrai ainsi solliciter aussi son avis sur notre tentative de « dessin au tableau ». Un jour, l’idée m’est venue de leur proposer, chacun à leur tour, de dessiner au tableau. Je n'avais plus d’estrade symbolique à supprimer comme Freinet, alors pourquoi ne pas leur offrir le « tableau du maître ». Cette proposition de démythification d’un des symboles du pouvoir du maître, dont je n’attendais aucun effet sur nos activités, allait nous lancer dans une aventure qui a duré plus de vingt ans : le psycho-grapho-drame. Dès le mois de janvier, j’ai constaté que certains enfants ne se contentaient plus de quelques graphismes vite effacés dès leur réalisation, mais partaient à la conquête du tableau comme sur les feuilles de leur bloc de dessin. Sans doute parce que le dessin au tableau était sous les yeux des autres, donc soumis à leur appréciation, une attention exigeante aux formes et aux couleurs s’était vite manifestée. J’ai alors proposé, lors d’une assemblée générale, que celui qui le désirait raconte l’histoire à ses camarades et réponde à leurs questions. Dès la première séance, l’intérêt a été grand et chacun a voulu présenter un dessin. C’est donc une expérience à poursuivre et à analyser.

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III L’engagement définitif dans l’école moderne Réflexions et actions concernant la défense de l’école laïque m’ont amené à mieux connaître les luttes qui ont précédé sa naissance. Elles m’ont également permis de m’interroger sur l’opposition des instituteurs progressistes et révolutionnaires aux objectifs de cette école qui répond à des aspirations populaires mais qui, pour eux, est aussi un moyen d’empêcher le développement des idées révolutionnaires dans le prolétariat, en inculquant aux enfants les valeurs morales de la classe bourgeoise dominante. Un vieux numéro de l’Assiette au Beurre10 de 1909 que j’ai découvert, m’a interpellé. André Ibels y écrit en effet que « l’Etat se doutait bien que le meilleur « four à citoyens dociles » serait encore l’école primaire [...] L’instituteur, avant tout, doit donc être un plat valet du gouvernement. Peu importent ses idées propres, on le paye, il doit obéir [...] Qu’il ne s’avise pas de comprendre Karl Marx, de saisir Proudhon ou Bakounine ; cela doit être lettre morte pour lui ». Or « la liberté complète de l’instituteur, c’est la garantie de la Liberté future du citoyen. [...] L’école ne saurait être l’antichambre ni de la caserne, ni de la sacristie, ni de la politique. L’école doit nous fabriquer des hommes sensés et libres ». 10) IBELS André, « LE MAITRE D’ECOLE, Caporal de la Troisième Républi­ que », l’Assiette au Beurre, décembre 1909.

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C’est bien là aussi la conception de l’école laïque que je défends, aujourd’hui, avec la Ligue des Droits de l’Homme et celle de l’Ecole Moderne que je viens de rejoindre. Il me semble donc important d’en connaître l’histoire. C’est pourquoi, je me plonge avec intérêt dans le livre d’Elise Freinet, Naissance d’une pédagogie populaire11 . Je comprends mieux non seulement comment Freinet a pu adapter, à ses conditions difficiles de travail, les apports de l’éducation nouvelle et ceux de l’école socialiste, mais aussi l’engagement social et politique du mouvement qu’il a construit avec ses compagnons de lutte et les oppositions rencontrées. La mise en place d’une discipline coopérative, respectueuse des enfants, demeure une de mes préoccupations or c’était le thème du congrès de Nantes en 1957. Marcel Gouzil, dont j’apprécie les conseils avisés, me prête plusieurs numéros de l’Educateur consacrés à sa préparation et aux comptes-rendus. Je m’aperçois avec soulagement que je ne suis pas le seul à avoir des problèmes. Pour Freinet, c’est l’organisation d’activités répondant aux besoins et désirs de l’enfant et lui permettant d’agir librement qui constitue le fondement de l’ordre social nécessaire. Mais cette organisation se heurte à des programmes qui n’ont pas de sens pour les enfants et à des conditions matérielles qui ne permettent pas la libre activité telle qu’il la conçoit. Il faut donc engager des recherches et des actions pour transformer cette situation. A plusieurs reprises, il se réfère à Makarenko qui, comme lui, critique les théoriciens qui refusent de voir les problèmes pédagogiques auxquels sont confrontés les praticiens : « Nous demandons, écrit Makarenko, qu’on considère comme pédagogiques et qu’on traite en problèmes dignes d’étude pédagogique les questions pratiques qui nous crèvent les yeux et sans la solution desquelles nous ne pouvons faire un pas de plus dans notre labeur éducatif » Freinet conseille de lire Makarenko qui « ennemi des faux intellectuels, a réalisé, lui aussi, à partir de la base, des expériences héroïques dont il nous a dit dans ses livres, les enseignements ». Je me procure donc l’ouvrage que lui consacre

11) FREINET Elise, Naissance d’une pédagogie populaire, Cannes, C.E.L., 1949.

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Irène Lézine12 et Poème pédagogique13 dans lequel Makarenko décrit la vie mouvementée de la colonie Gorki où il accueille de jeunes délinquants. Je suis passionné par cette expérience dont je retiens plusieurs enseignements pour ma propre pratique : au sein d’une collectivité vivante et active, la discipline doit protéger la liberté individuelle. « La discipline d’un groupe est une façon de mettre chacun pleinement à l’abri, afin que chacun soit absolument protégé dans ses droits, ses possibilités et les voies qu’il souhaite suivre. » l’exigence de l’éducateur est une marque de respect qui permet à l’enfant de se dépasser, mais elle doit toujours s’inscrire dans le développement progressif de ses capacités et elle demande donc beaucoup d’attention. « Les exigences que nous avons envers l’individu expriment à la fois notre respect pour ses forces et ses possibilités tandis que notre respect contient déjà des exigences envers lui. » l’organisation institutionnelle de la collectivité doit permettre à chacun de pouvoir assumer des responsabilités importantes. Il faut donc éviter que ce soit toujours les plus compétents qui soient choisis. « Chaque enfant est président de jour à son tour. En dehors des équipes fixes, il se crée des équipes occasionnelles. Le chef de ces équipes ne peut être un enfant qui est déjà le chef d’une équipe fixe [...] Ainsi s’était formée à la colonie, une chaîne très compliquée d’interdépendance qui ne permettait à aucun colon de se détacher de la collectivité pour la dominer. » Après des vacances reposantes en famille et des lectures riches en projets à mettre en œuvre, me voici au stage de Tours où je retrouve l’accueil amical du groupe départemental. Les journées se déroulent activement entre exposés collectifs, groupes de travail par niveaux de classe et ateliers. Des petits Tourangeaux ont accepté de venir pour nous montrer comment ils travaillent dans leurs classes. L’ambiance est studieuse et les débats passionnés. J’ai l’occasion de soumettre mes premiers essais à la critique enrichissante des anciens et des nouveaux. Mon idée de président de jour ne fait pas l’unanimité 12) LEZINE Irène, A.S. MAKARENKO, Paris, P.U.F., 1954. 13) MAKARENKO A., Poème pédagogique, Moscou, Editions en langues étranUèrcs, 1961.

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dans notre groupe « cours élémentaire ». La plupart ont une coopérative scolaire dans leur classe avec un bureau élu ( président, secrétaire, trésorier) et un conseil de coopérative souvent animé par le président de la coopérative. Je vais donc expérimenter, observer et solliciter des avis. Pour la première fois, j’assiste à la projection du film l'Ecole buissonnière. Comme tous les autres participants, je suis captivé et ému par l’histoire de Freinet, qui, grâce à la force de ses convictions et de sa persévérance novatrice, nous a ouvert les voies d’une révolution pédagogique et éducative. Le témoignage de René Daniel, le premier correspondant de Freinet, renforce encore cette émotion. Nous sommes plongés dans une histoire humaine et militante et nous commençons à mieux comprendre la construction collective d’une pédagogie populaire et du mouvement d’éducateurs engagés dans lequel nous venons d’entrer. L’ « affaire de Saint-Paul », où l’on voit l’affrontement entre Freinet et les forces réactionnaires, nous indique bien que nous devrons être prêts, nous aussi, à résister aux oppositions que nous rencontrerons. C’est pourquoi les anciens nous proposent de mettre en place un système de parrainage et de relations coopératives, afin qu’aucun ne soit jamais seul devant ses interrogations et ses difficultés. C’est ainsi que je me trouve inscrit, avec deux nouvelles et trois anciens, sur le « cahier de roulement » du cours élémentaire. Emile Thomas, qui est aussi mon parrain, va lancer le cahier, rappeler les règles de fonctionnement que nous avons définies ensemble, expliquer comment il a démarré à la rentrée et exprimer les questions qu’il se pose. Chacun pourra y exposer à son tour ses pratiques et ses problèmes mais aussi réagir aux écrits des autres. Nous voilà donc prêts pour la rentrée, renforcés par l’enthousiasme collectif et l’énergie militante des anciens et pourvus de nouveaux documents à lire. Pour moi, ce sera l’éducation du travail et Essai de Psychologie sensible appliquée à l’éducation, mais il me faudra sans 14) FREINET Célestin, l’éducation du travail, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1960. 15) FREINET Célestin, Essai de Psychologie sensible appliquée à l’éducation, Can­ nes, Editions de l’Ecole Moderne, 1950.

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doute plusieurs mois pour pouvoir les étudier sérieusement. Le jour J, la classe est prête à recevoir les 34 coopérateurs, dont seulement deux anciens qui redoublent : les ateliers sont en place, les murs sont les témoins de notre histoire passée avec les lettres des correspondants, les peintures et le code de coopérative. Après l’accueil, où chacun se présente, les deux anciens et moimême nous racontons notre manière nouvelle de vivre ensemble et de travailler, nos ateliers, notre journal et nos correspondants de Nangis. Nous échangerons notre journal avec plusieurs autres classes et nous aurons bientôt une imprimerie. Nous sommes invités à aller aux vendanges, samedi, chez Monsieur Paillusseau, le président de l’amicale. Nous en ferons un album. Les yeux brillent : ce n’est plus l’école, c’est le palais des merveilles ! Ici, chacun a le droit de parler, de raconter ce qu’il a vu. Chaque matin, nous réserverons un temps pour cela. Et puis, tous les samedis, nous nous réunirons pour un « conseil de coopérative ». Chacun pourra donner son avis et faire des propositions. Nous y verrons ce qui marche bien et ce qu’il faut changer. Chaque jour, à son tour, un enfant pourra dessiner au tableau et il nous racontera l’histoire. Bientôt, je réunirai les parents pour leur expliquer comment nous travaillons. Mais assez de discours ! Cahiers distribués, l’expression libre, textes et dessins, peut commencer. Cette année nous enverrons nos beaux dessins à Elise Freinet. A la fin de la première semaine, toutes nos activités de l’année passée ont démarré. Nous sommes allés aux vendanges et notre premier album est commencé. Les vendanges à Bourneau Samedi après-midi, nous sommes allés voir les vendanges. Un vigneron nous a offert des grappes de raisin noir. C’était délicieux. Ensuite, nous sommes entrés dans la vigne de Monsieur Paillusseau. Les sept vendangeurs coupaient les grappes à l’aide d’un couteau et ils les

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jetaient dans leur baquet. Lorsque leur baquet était plein, ils le vidaient dans une portoire. Il faut six baquets pour remplir une portoire. Ensuite, deux hommes ont chargé douze portoires dans la charrette et nous sommes partis au pressoir où se fait le vin. Nous attendions avec impatience notre imprimerie. Elle est là. L’initiation est laborieuse pour le maître comme pour les enfants. Mais voilà enfin le premier texte imprimé qui circule : PETIT PERE Petit Père est un vieux clochard. Il n’est pas riche. Parfois, il couche dans un grenier à foin. Il porte un pardessus et une casquette marron. Il pousse devant lui une voiture d’enfant. Il y transporte son imperméable, Sa bouteille de lait et son pain. Un soir, il est venu à la ferme. Il est arrivé à 7 heures. Il est entré Dans la maison. Maman nous a dit : « Allez vous coucher ». Il a bu un café puis papa l’a amené au grenier. Gilles Jaulin Nous l’envoyons au maire avec une lettre de remerciement et à nos correspondants, le Bon Vent est maintenant le recueil de nos textes et de notre vie. Nous en avons vendu soixante au mois d’octobre. Nous sommes aussi entrés dans la ronde des journaux scolaires.16 16) Dans le cadre des échanges scolaires, chaque classe a sa classe correspondante mais elle peut aussi se créer un réseau de journaux scolaires afin d’élargir ses rela­ tions. Dans notre classe, lors de la réception d’un journal, une équipe l’étudie et le présente. Ensuite nous envoyons aux auteurs nos réflexions et nos questions. Il nous arrivera de répondre à des appels de soutien à des enfants de marins de Brest, à des mineurs de Decazevilie en grève... Pour plus d’informations, lire « Le journal scolaire », Pratiques et recherches, n° 10-11, Nantes, Editions de l’ICEM

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Nous recevons huit journaux venus de Brest, du Château d’Olonne, de La Baule, de Nangis, de Narosse, de Paris, de Tours et d’Alger. Notre univers s’est élargi. Texte libre, journal, correspondance, calcul vivant, travail libre... ma pratique des techniques Freinet est conforme à ce que j’ai appris en lisant bulletins et revues et en écoutant l’expérience des anciens. Je n’y apporterai donc que des modifications de détail afin de pouvoir me consacrer plus activement aux deux champs qui me passionnent : les institutions de la classe coopérative et l’Art enfantin. Il me faudra aussi élargir mes relations avec les parents. Cela suffira amplement à occuper mon temps disponible de « militant pédagogique » car, dans le champ social et politique, les luttes continuent.

Les institutions de la classe coopérative Je suis toujours un militant actif de la Ligue des Droits de l’Homme et donc très engagé dans la défense des libertés et de la démocratie. Je considère que chacun doit tenter de mettre en place les principes qu’il défend là où il travaille. C’est pourquoi l’exercice de la liberté au sein de la collectivité scolaire et la création d’institutions qui permettent aux enfants de prendre progressivement en main l’organisation des activités, du travail et de la vie de la classe, demeurent des objectifs fondamentaux cohérents avec mon engagement social et politique. Mais il me faut être à la fois patient et ambitieux car cette autoorganisation ne peut être qu’un aboutissement avec des enfants qui devront tâtonner pour établir des relations de coopération avec les autres membres du groupe, pour s’adapter à de nouvelles activités, pour acquérir les compétences permettant une participation active et responsable à la gestion de notre classe coopérative. Et puis, je suis moi-même en apprentissage. Je tâtonne à la recherche de l’attitude qui me permettra le mieux d’aider les enfants dans leur marche vers une autonomie individuelle et collective. Je sais qu’il me faut créer un climat de confiance, mettre en place des activités qui mobilisent l’intérêt des enfants et favorisent la naissance rapide d’un groupe coopératif, faire que la classe devienne « notre classe ». II existe une « voie royale », dit Freinet, mais je suis pour l’instant sur des sentiers

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à défricher. Les activités sont en place. Il nous faut maintenant travailler les institutions. Dès le jour de la rentrée, pour susciter les interrogations, j’ai affiché le journal mural avec ses quatre colonnes : je critique, je félicite, je voudrais, j’ai réalisé. J’indique que chacun pourra y écrire librement à n’importe quel moment mais en signant car il sera responsable de ce qu’il écrit. La question des critiques a soulevé des débats dans notre groupe au stage. Certains y étaient opposés parce qu’ils estimaient que ce sont des dénonciations qui ne sont pas compatibles avec un climat de coopération. D’autres, comme moi-même, étaient en accord avec Freinet qui écrit que « toutes les inscriptions doivent être signées, ce qui élimine toutes accusations de mouchardage. Est mouchard en effet celui qui dans le but plus ou moins secret d’en tirer avantage, dénonce en cachette, à son maître ou à un autre responsable, le comportement de ses camarades. Lorsque le membre d’une communauté dit publiquement ce qu’il a à dire, si grave que cela soit, il doit être loué pour son courage moral et civique ».17 Au début de la deuxième semaine, j’annonce « Samedi, nous ferons ensemble un conseil de coopérative. » Nous y parlerons de nos activités, de notre organisation, de ce qui a été écrit sur le journal mural. Avant nous exposerons, comme l’année dernière, nos premiers dessins, notre album sur les vendanges et la lettre collective de nos correspondants. Pour cette première réunion, c’est moi qui préside. Je rappelle que, comme à l’entretien du matin qui a déjà démarré, on demande la parole en levant la main et on écoute celui qui parle. La plupart des enfants craignent encore de donner leur avis devant leurs camarades. Je les sollicite tour à tour sur nos activités et notre fonctionnement. Qu’est-ce qui va bien ? Qu’est-ce que nous pourrions changer pour que ça marche mieux ? Puis l’heure arrive d’examiner le journal mural. Un ancien est choisi comme secrétaire chargé de le lire à haute voix. Critique : « Pierre m’a embêté à l’atelier peinture. » Louis 17) FREINET Célestin, L’Education morale et civique, Bibliothèque de l’Ecole Mo­ derne, n° 5, 1960

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J’invite Louis à se lever et à présenter sa plainte. Pierre a maintenant la parole. Il reconnaît avoir embêté Louis « mais un petit peu seulement ». Louis demande qu’il s’excuse. La réparation est acceptée mais le conseil décide que s’il continue il pourra être exclu un jour de l’atelier. J’indique que « notre loi » s’appliquera désormais à tous : « Celui qui embête un camarade dans un atelier pourra être exclu un jour de l’atelier. » Notre « code de coopérative » est en construction et est affiché sur le mur afin que chacun garde la mémoire de nos décisions. Aucune félicitation ni proposition au journal mural. Je redis donc la possibilité pour chacun de faire une proposition d’activité ou de changement dans notre organisation. Nous en discuterons et nous déciderons ensemble si nous l’acceptons ou pas. Un ancien propose alors de faire des équipes comme l’année dernière et de choisir des chefs d’équipe. Après discussion, nous décidons que nous ferons huit équipes et que chacun pourra choisir avec qui il veut travailler. Décision... application avec un grand remue-ménage car il faut aussi regrouper des pupitres. Les équipes permanentes sont en place, un pas de plus vers une organisation rationnelle de nos activités. Pendant le temps des activités personnelles, l’entraide fonctionne bien au sein des équipes mais je suis encore beaucoup sollicité : corriger individuellement un texte, dépanner les imprimeurs, régler un conflit à l’atelier-peinture, donner une information à un enfant en difficulté avec sa fiche d’orthographe ou son cahier autocorrectif de calcul... Parfois je suis débordé car je ne peux être partout à la fois. Il est donc temps que je propose de mettre en place une nouvelle institution : le président de jour. Alors à mon tour d’écrire au journal mural : « Je propose que, chaque jour, un enfant de la classe soit président de jour, à son tour. » Au conseil, chacun attend de connaître ce que peut être ce mystérieux « président de jour ». J’explique, comme ils l’ont constaté, que je ne suis pas toujours disponible pour répondre à leurs demandes pendant les activités personnelles. Nous avons déjà des responsables d’équipes et d’ateliers, je propose un responsable nouveau, le président de jour, qui pourrait voir ce dont chacun a besoin aux ateliers, dans une équipe, faire respecter les règles.

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Chacun serait responsable à son tour. La proposition est acceptée. Nous ajoutons à ses prérogatives : donner la parole à l’entretien du matin et organiser les entrées dans la classe après les récréations. Mes collègues seront très étonnés, au coup de sifflet du directeur, de voir les enfants s’aligner et rentrer sans désordre, alors qu’eux peinent encore à rassembler les leurs. Au conseil suivant, nous faisons le bilan du fonctionnement. Ainsi, au fil de l’expérience, le statut du président de jour et ses fonctions vont continuer à se préciser. Je constate que les règles, élaborées au cours des conseils, sont beaucoup mieux respectées que l’année précédente quand c’était le président de la coopérative, élu pour trois mois, qui était chargé de les rappeler. Chacun étant responsable, à son tour, de ce rôle parfois difficile, prend sans doute mieux conscience de la nécessité d’éviter les perturbations et les conflits. Au mois de février, le président de jour préside presque toutes les activités, avec une aide plus ou moins grande de ma part. Mais aucun n’accepterait de passer son tour. Désormais cette institution fait partie de notre vie coopérative et elle sera un élément important de mon expérience à venir d’autogestion à l’école. Au fil des incidents, des critiques et des propositions, notre « Code de coopérative » s’est lui aussi construit et à la fin du mois de juin, il nous permet de vivre ensemble dans un respect mutuel qui m’étonne moi-même tant la progression a été étonnante. Ces jeunes enfants ont montré que, lorsqu’on leur fait confiance et qu’on les accompagne dans leurs tâtonnements, ils sont capables eux aussi, comme l’écrit Freinet en novembre 1960 18, de s’autodéterminer comme font fait les peuples colonisés que nous soutenons : « C’est par l’exercice de leurs droits, et non par la servitude que les citoyens de ces pays libérés accèdent à la dignité d’hommes et à la liberté de citoyens. L’analogie est à peu près totale avec nos enfants. Parce qu’ils ne sont pas en mesure, à l’origine, de s’organiser librement, on juge qu’il faut, d’autorité, les diriger et les commander. On se préoccupe moins en pédagogie de savoir comment, par quelles voies et à quel rythme 18) FREINET Célestin, Les enfants sont-ils mûrs pour leur autodétermination ?, l’Educateur, n° 4, 15 novembre 1960.

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les élèves d’une classe sont en mesure de prendre des responsabilités et de décider de leurs conditions de travail et de vie que de déterminer comment les faire obéir, les dresser à des études qu’on leur dit nécessaires mais dont ils ne voient point l’objet ; les contraindre à suivre, à imiter et à copier. [...] Notre propre expérience nous montre, au contraire, que les enfants dégagés de bonne heure de tout l’appareil de servitude dont on les accable, nous donnent bien souvent des leçons de dignité sociale, de conscience politique et de courage civique dont nous devrions nous inspirer et que la Société gagnerait à ce que soient reconsidérées les conditions d’autodétermination des jeunes d’aujourd’hui, les hommes de demain. » Les enfants de notre classe ont apporté la preuve qu’ils sont « capables d’organiser eux-mêmes leur vie et leur travail pour l’avantage maximum de tous »19. Nous avons beaucoup progressé ensemble. L’année prochaine, nous pourrions, forts de nos nouvelles compétences institutionnelles, aller encore plus loin dans l’autoorganisation de nos activités. Malheureusement ma proposition de les suivre au CE2 a été refusée. Ils vont donc retrouver une organisation traditionnelle et moi je devrai recommencer la même initiation avec un nouveau groupe. Comment le faire bénéficier des acquis dont je serai porteur avec les trois anciens qui vont rester ? Faut-il redémarrer avec les mêmes institutions et le même code de Coopérative et mettre en place un processus d’initiation avant d’aller plus loin dans la création institutionnelle ? Faut-il recommencer une totale reconstruction institutionnelle de notre petite collectivité ? Je n’ai pas de réponse, c’est pourquoi je proposerai d’en débattre lors du stage régional du Château d’Aux au mois d’août. Ensuite, lorsque j’aurai fait un choix et que notre expérience aura repris, je demanderai l’avis de Freinet.

Le dessin libre et l’Art enfantin Comme prévu, je me suis inscrit au cours de dessin d’Elise Freinet. 19) FREINET Célestin, L’école au service de l’idéal démocratique, lEducateur Prolétarien, n° 18, 15 juin 1939.

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Pour Elise Freinet, il est absolument nécessaire de faire beaucoup de dessins au trait, de façon à faire surgir le plus possible d’éléments graphiques originaux que le maître doit entourer. Ainsi chaque enfant pourra se constituer son propre vocabulaire graphique. Encore fautil savoir ce qui est original ! Les enfants et moi, nous avons tout à apprendre. En ce début d’année chacun me commente ses dessins, car les graphismes doivent être réunis par la « trame affective » de l’histoire. Bientôt ils seront tous autonomes et les riches dessinstextes seront une source abondante pour les contes que nous créons ensemble, mais pour l’instant nous sommes en plein tâtonnement, en route vers l’Art enfantin. Dans un coin de la classe, j’ai installé une grande table avec un porte-pots que j’ai fabriqué où s’alignent 48 pots de gouache de couleurs différentes et autant de pinceaux. C’est là que vont peutêtre naître des créations qui trouveront aussi leur place dans les expositions du congrès et dans les pages de la revue Art enfantin. Mais, en ce début d’année, nous tâtonnons et l’atelier-peinture est à l’ordre du jour de tous les conseils : problèmes matériels, règles non respectées, couleurs mélangées, pinceaux sales, créations tachées par un voisin, responsable débordé... Les problèmes sont multiples. L’ Art enfantin ne peut naître que dans un climat de confiance et d’entraide et il exige un amour du travail bien fait. Grâce aux conseils d’Elise Freinet, écrits au dos de nos premiers essais, nous ne désespérons pas. « Lorsqu un graphisme est tracé, il faut beaucoup de soins pour passer la couleur et respecter les lignes essentielles. » « Le graphisme et la couleur doivent se donner la main. » Nous progressons et peu à peu les peintures des enfants éclairent de leurs vives couleurs nos quatre murs et débordent même dans le couloir. Suffisamment sans doute pour qu’Elise Freinet, un jour, me demande de raconter pour Art enfantin mon expérience de néophyte. C’est un cadeau inattendu qui m’angoisse : je n’ai plus écrit le moindre texte depuis mes dissertations de l’Ecole normale ! Mais je ne peux refuser. Comme les enfants que j’incite à écrire, j’apprendrai en écrivant. Fin juin, Art enfantin arrive avec de surcroît un de nos dessins en couverture. La promesse que je m’étais faite à Vence est atteinte.

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Désormais, et durant de longues années, les créations artistiques des enfants m’apporteront mes plus grandes joies d’éducateur et mes relations avec Elise Freinet se poursuivront jusqu’à sa mort. Art enfantin, Juin-Septembre 1961, n° 7-8 Donnons-nous la main Deux années se sont presque écoulées depuis qu’un certain après-midi de vacances, j’ai pris contact, à Vence, avec les techniques de l’Ecole Moderne. Devant les magnifiques oeuvres artistiques exposées, j’avais, alors, compris les possibilités de l’enfant placé dans un cadre enrichissant et je me suis engagé, sans hésiter, dans la voie que Freinet nous a tracée. Texte libre, journal, correspondance, coopérative, tout cela a démarré progressivement, avec enthousiasme, mais il restait le domaine artistique, où je me sentais perdu. Les années passées sur les bancs des écoles ne m’avaient appris ni les subtilités de l’art, ni même, le maniement du pinceau. Comment un maître, n’ayant aucun talent particulier pour la création artistique, aurait-il pu apprendre à chaque enfant « à choisir d’instinct la chose la plus chargée d’humain et à la préférer au navet pompier... ? ». Quelques essais nous avaient permis de progresser, mais comment savoir si ces résultats étaient valables ? Nous étions dans l’impasse. C’est alors que j’ai décidé de suivre durant l’année 1960-1961, les cours de dessin de la C.E.L.. L’évolution des enfants a été étonnante pour le néophyte que je suis, mais si tant de peintures éclatent aujourd'hui sur nos quatre murs, c’est à vous, Elise Freinet, que nous le devons. Adieu, gravures des temps passés, nous ne disposons plus d’assez d’espace pour mettre en valeur notre riche moisson et nos oeuvres partent, de-ci de-là, porter le message de la création enfantine. Notre marche lente vers des sommets qui nous paraissaient inaccessibles, vous l’avez soutenue par votre gentillesse, vos conseils, vos encouragements.

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Que de fois devant les dessins vides et les mains malhabiles me suis-je demandé : « Arriverons-nous jamais ? ». Puis, peu à peu, les solitudes se sont peuplées, la fantaisie et le rêve se sont libérés et les pinceaux qui tâtonnaient sont devenus plus sûrs. Les enfants progressaient dans la joie et le maître apprenait à sentir la poésie de leurs originales découvertes. En février, vos félicitations nous ont redonné un regain d’enthousiasme et en une semaine, travaillant pendant leurs seuls temps libres, les enfants ont fait jaillir de leurs pinceaux, une vingtaine de peintures dont eux-mêmes sont restés étonnés et ravis. Et maintenant, tous les chef-d’oeuvre, aux murs, sont les témoins d’un travail méticuleux et persévérant et ils nous rappellent, à chaque instant, qu’en toute chose, la réussite est au bout de l’effort. Mais, il nous reste beaucoup à apprendre, dans un domaine où tout est langage subtil. Il ne faut pas que la ronde s’arrête, il faut que d’autres enfants, comme les miens, voient s’ouvrir, devant eux là magnifique route de l’Art enfantin. Vous tous, camarades, qui avez acquis une si riche expérience, venez à notre aide car seuls nous ne pourrons réussir. Jean LE GAL Les Couëts-Bouguenais (L.-A.) Parallèlement à l’atelier-peinture, le dessin au tableau a trouvé toute sa place. Chaque jour, pendant son temps d’activités personnelles, un enfant invente une histoire derrière un volet du tableau, en utilisant les craies de couleur. A la fin de la journée, nous nous réunissons et c’est la découverte de la création que son auteur nous raconte. Les questions fusent. Le dessin est parfois complété au fil des réponses. Elise Freinet soutient notre tentative et considère que « le dessin au tableau permet à l’enfant d’associer sa pensée à celle des autres. » Peu à peu la technique se perfectionne. Un jour, je propose d’utiliser le jeu dramatique pour animer l’histoire, chaque auteur choisissant ses partenaires. C’est l’enthousiasme ! Les candidats se bousculent. Je fais alors appel à Maurice Pigeon afin qu’il vienne voir quels développements nouveaux nous pourrions donner à notre technique. J’ai fait sa connaissance, au cours d’une réunion du groupe

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départemental, dans un atelier d’initiation à la gravure sur lino dont il est un grand spécialiste. Instituteur Freinet depuis 1933, il est aussi chargé de cours à l’université. Il a en effet présenté une thèse de doctorat d’université en psychologie, à l’université de Nantes, sur la dimension psychologique du dessin libre . Durant sa longue carrière, il est demeuré passionné par le dessin d’enfant dans ses différents aspects : expression, thérapie, art. C’est donc la personneressource qu’il me faut pour aller plus loin dans ma réflexion. Il assiste avec grand intérêt à une de nos présentations. Pour lui, la technique du dessin au tableau noir est une excellente idée. Elle relève par plus d’un point du psychodrame et ici, avec l’intervention du « chœur » et les réactions spontanées de l’auteur, se révèle une dynamique remarquable qui mieux encore que dans l’explication dialoguée « enfant-maître », sur un objet commun, le dessin, dévoile les tendances et la profondeur des thèmes psychologiques de l’inconscient de l’enfant. Dans le commentaire, comme dans les réponses aux questions, on retrouve les thèmes courants et les symboles connus. La psychanalyse s’y remue à l’aise. C’est aussi excellent sur le plan de la communication avec autrui, sur celui de la socialisation et du langage socialisé qui retrouve ses racines dans le langage gestuel exprimé par le dessin. Mais il ne peut être question de jouer à l’apprenti sorcier en tentant de faire prendre conscience à l’enfant des problèmes que son expression libre révèle. Par contre, je dois prendre une attitude hypothétique, conjecturale, et vérifier si l’hypothèse que j’ai formulée se confirmera au cours des jours qui vont suivre. Maurice Pigeon m’encourage donc à persévérer, à préciser au maximum mes notations et à approfondir mes connaissances dans les champs de la psychologie et de la psychanalyse. Notre coopération va durer de nombreuses années car il m’a ouvert une nouvelle voie qui m’amènera, plus tard, vers l’enseignement spécialisé et l’université. A la fin de l’année, je tire de cette expérience, un bilan positif sur différents plans :

20) PIGEON Maurice, Des mots pour le dire, Nantes, CRDP, 1992.

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1. sur le plan graphique et pictural : Chaque enfant a appris à varier l’échelle de ses graphismes. Les questions des camarades lui apportent des éléments nouveaux pour l’enrichissement de son dessin, comme d’ailleurs dans la pratique des mises au point collectives des textes libres, l’intervention des autres permet enrichissement et affinement de la pensée. Les dessins ne sont plus un assemblage de graphismes isolés mais des éléments réunis par une trame affective, comme le préconise Elise Freinet. Progressivement, au fil de notre maîtrise des couleurs, certains dessins deviennent des créations magnifiques mais hélas éphémères. Ils sont souvent repris sur des grands cartons dans notre atelierpeinture et quelques uns deviendront des tapisseries. 2. sur le plan de l’expression orale et écrite : Cette activité permet une socialisation de la pensée par des échanges au moment des présentations auxquelles participent très activement les enfants. Certaines histoires racontées, qui ont particulièrement intéressé le groupe, sont le point de départ de la création de contes collectifs. 3. sur le plan psychologique : Je connais le lien étroit entre l’affectivité et le dessin libre mais par le dessin au tableau, je pense que l’enfant se libère doublement de ses problèmes, d’abord par ses graphismes et ensuite par ce qu’il dit au groupe permissif et amical de la classe. Je vais approfondir cette hypothèse et envisager, l’année prochaine, avec prudence, d’évoluer vers le psychodrame, après la lecture de l’ouvrage de Didier Anzieu21 que Maurice Pigeon m’a conseillé.

Les parents dans la classe Dès la rentrée de septembre, j’ai envoyé aux parents une lettre pour leur expliquer comment je travaille dans ma classe et ma conception de la relation entre parents et école. Je tiens à les associer à l’action éducatrice qui est la mienne. Pour Freinet, une pédagogie ouverte sur la vie et qui veut éduquer l’enfant, doit travailler en collaboration étroite avec la famille. Il est donc normal que celle-ci 21) ANZIEU Didier, le Psychodrame analytique chez l’enfant, Paris, PUF, 1956.

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soit non seulement informée sur nos techniques et notre pédagogie, mais qu'elle puisse aussi donner son avis. Par ailleurs, je considère que pour bien travailler avec l’enfant il est nécessaire de bien le connaître. Je joins donc à ma lettre une demande de renseignements sur l’enfant et un questionnaire sur les informations que les parents aimeraient recevoir de ma part. Vingt-huit familles répondent à ma demande de renseignements. Je décide de leur faire parvenir périodiquement une « Page des parents » et je leur propose une première réunion, en octobre. J’y inviterai deux parents de l’année précédente qui pourront répondre à leurs interrogations. A cette première réunion, la plupart des familles sont représentées. J’ai tenu à les réunir dans notre classe car les murs parlent et il est important que les parents présents voient le cadre de vie de leurs enfants, même si les petits pupitres ne sont pas très confortables. A partir des quelques interrogations exprimées par écrit lors du retour de leurs réponses à mon questionnaire, j’essaie de leur montrer le pourquoi et le comment des techniques que j’ai mises en place. Je leur présente aussi Freinet, le Mouvement et son organisation nationale et départementale, la coopération entre les instituteurs. Les recherches continuent et c’est aussi avec leur participation que nous pouvons mieux avancer. Les enfants sont heureux de venir à l’école et parlent volontiers de leurs activités, mais mes changements génèrent cependant une inquiétude qui se manifeste en de nombreuses questions. Certains sont au courant de la nouvelle circulaire sur le « par cœur » dans le premier degré, du 19 octobre 1960, dont la presse a parlé. Les enfants vont-ils connaître le programme ? C’est bien les sorties, la correspondance, le journal, ça intéresse beaucoup les enfants, mais est-ce que ce n’est pas perdre du temps ? Le témoignage des anciens parents est précieux, il rassure. Je présente aussi les résultats satisfaisants d’un test de connaissances en français et calcul, que j’ai demandé à ma collègue de CE2 de faire passer à mes anciens élèves. Quant au « par cœur », Montaigne disait déjà « Savoir par cœur n’est pas savoir ». Je ne donne pas aux enfants de nombreux exercices dont ils ne comprennent pas souvent

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le sens, ni de règles et résumés à apprendre par cœur. Mais cela ne veut pas dire que je sous-estime la mémoire. En français, les enfants produisent beaucoup de textes, ils les corrigent avec mon aide et ils les recopient pour leurs correspondants, pour des albums. Ensuite, en fonction de leurs erreurs, ils apprennent des mots, ils travaillent avec les fichiers d’orthographe ou font des exercices adaptés. Vocabulaire, conjugaison et grammaire sont travaillés à partir des textes libres que nous mettons au point ensemble. En calcul, les techniques opératoires sont acquises avec les cahiers autocorrectifs que les enfants pourront aussi emporter à la maison. J’ai supprimé les notes et les classements parce que je considère que non seulement ils n’apportent pas une motivation à tous les enfants — or tous doivent réussir - mais ils ne permettent pas d’apprécier avec précision l’avancée des apprentissages que j’essaie de personnaliser malgré le nombre d’enfants. Après le stage de formation que j’ai fait en août, je recherche donc un autre moyen d’appréciation des progrès de chacun. Je propose que nous y réfléchissions ensemble lors de notre prochane réunion en novembre. En novembre, deuxième réunion. Ordre du jour : classement et planning Une fois encore la plupart des familles sont représentées. Au mur, sur un grand panneau, j’ai tracé un planning annuel avec différentes colonnes : « grammaire », « conjugaison », « vocabulaire », « nombres », « addition », « soustraction », « multiplication », « division »... Chaque colonne est partagée en cases qui indiquent les différentes étapes du programme à connaître. Certaines cases sont déjà coloriées, c’est l’indicateur qui signale que nous avons étudié, collectivement, cette partie du programme. Sur un autre panneau, j’ai aussi découpé les acquisitions individuelles obligatoires des enfants en dix colonnes avec dix cases par colonne : Calcul Français Tables

Cahier 6

Cahier 7

Cahier 8

Problèmes

Grammaire

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Conjugaison

Dictée

Vocabulaire

Lecture

Lorsqu’un enfant a réussi le contrôle pour l’épreuve inscrite dans la case, il y pique sa punaise de couleur, chacun ayant une couleur. Il peut ainsi suivre sa progression et voir où en sont les autres. Il peut demander de l’aide à ceux qui savent. Je peux moi aussi organiser des travaux en groupe pour un rattrapage. Pour l’instant, les enfants sont satisfaits et cela facilite l’organisation de leurs activités personnelles. Nous en avons discuté sur le cahier de roulement. Les avis sont partagés sur la possibilité donnée aux enfants de comparer leur progression : cela pourrait encourager la compétition alors que nous voulons, au contraire, soutenir l’entraide et la coopération. J’ai préparé un réquisitoire contre les classements mais je n’ai pas à le présenter car une maman le fait mieux que moi. « Je ne suis pas partisane des notes, dit-elle, encore moins des classements. Les classements sont toujours le résultat des compositions qui parfois sont ratées parce que l’enfant a eu peur ou s’est énervé. A mon avis, les premiers sont toujours les premiers, les derniers sont toujours les derniers. Ils se sont peut-être donné plus de mal que les premiers, n’ayant pas de facilités, mais leurs notes étant plus faibles, ils sont toujours derniers. Je trouve que l’effort n’est pas récompensé. » Les notes et le classement étant « enterrés » à l’unanimité, alors quoi ? Je présente l’esprit et le fonctionnement des deux plannings qui Sont à l’essai et qui peuvent être modifiés. Pour éviter aux parents de se déplacer, il est décidé que fin décembre, et ensuite chaque fin de mois, je leur enverrai une copie du planning des acquisitions Individuelles. Chaque enfant coloriera ses acquisitions en jaune pour ce premier trimestre. Un trait bleu marquera le niveau atteint par la moyenne de la classe et un trait rouge le niveau le plus élevé. Les dessins d’enfants qui décorent notre classe étonnent les parents. Je leur parle de notre relation avec Elise Freinet et de l’importance quelle accorde à une formation artistique à l’école, mais une formation fondée d’abord sur leur propre expression. Nous irons sans doute en visite au Musée des Beaux Arts de Nantes lorsque tous seront sensibles à l’expression graphique et picturale. Mais il importe d’abord d’apprendre à voir ce qui nous entoure : les

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beaux couchers de soleil, les feuilles si différentes dans l’épaisseur de la ramée, les paysages si nuancés et changeants, les jeux de la lumière et les mille aspects de notre vie familière. Nous discutons ensuite des conditions de travail dans l’enseignement et dans notre société actuelle, des raisons du manque de maîtres, de la circulaire sur le « par coeur »... J’ai assisté à Nantes à un exposé très intéressant du docteur Boulègue, médecin scolaire et psychologue, sur « les erreurs éducatives ». Il serait prêt à venir à l’école si nous le désirons. Tous étant d’accord, je propose qu’à cette occasion tous les parents de l’école soient invités, mais ma liberté d’action s’arrête aux portes de ma classe. J’en parle au directeur et aux autres instituteurs. En ces temps de lutte pour l’école laïque, chacun sent bien l’importance de prendre des initiatives qui rassemblent les parents. Nous diffuserons donc une invitation au nom du conseil des maîtres. En ce soir du 26 janvier, 120 personnes participent à cette première. C’est un succès. Nous allons donc recommencer en mai avec le docteur Boulègue sur un autre thème. Ce sera là le début d’un cycle de conférences qui va aboutir à la création d’un conseil de parents d’élèves. Dans notre classe, les parents n’hésitent plus à venir me rencontrer. C’est l’occasion pour leur enfant de présenter nos activités du moment et ses propres travaux. En mars, nous avons mis à l’ordre du jour « l’éducation coopérative ». Plusieurs enfants sont venus avec leurs parents et présentent le fonctionnement de notre coopérative scolaire, le conseil de coopérative, le tableau des responsabilités, le rôle du président de jour... Tous les parents en ont entendu parler car pour chaque enfant, lorsque son tour arrive, c’est un évènement. Puis nous discutons de l’intérêt de poursuivre l’éducation coopérative à la maison. L’enfant, membre de la collectivité familiale, doit pouvoir y assumer aussi des responsabilités dans son fonctionnement. Comme la fête des mères approche, nous décidons de mettre en place, sur la suggestion d’une des mamans, le brevet d’aide à maman. Nous avons institué déjà différents brevets dans la classe : brevet d’écrivain,

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brevet de poète, brevet d’imprimeur, brevet de comptable...qui s’obtiennent à la suite de différentes épreuves et après présentation d’un chef d’œuvre au conseil, alors pourquoi pas le brevet d’aide à maman. Nous nous mettons d’accord sur les différentes épreuves. Il sera soumis, au conseil, à la décision des enfants qui pourront y apporter des compléments éventuels. Les enfants présents à la réunion en parlent au conseil. Après discussion sur les épreuves et sur les modalités d’attribution, je suis chargé de faire parvenir une lettre à tous les parents. LE BREVET D’AIDE A MAMAN Afin de vous permettre de lancer votre enfant sur la voie de l’Education du Travail, la coopérative a institué le Brevet d’Aide à Maman. Pour l’obtenir, votre enfant doit, du 15 mars au 1er mai, accomplir les travaux demandés, de sa propre initiative. Si votre enfant a accompli les différents travaux demandés, vous lui signerez le 28 avril, l’attestation suivante : Je soussigné........................................................................... atteste que mon fils........................................................................................ mérite le Brevet d’Aide à Maman. A............................... le.......................... A la maison — Etre poli et gentil - Faire sa part de travail ( mettre la table - aider pour la vaisselle — vider la poubelle - faire les commissions) - Cirer ses chaussures - Faire son lit A l’école - Ne pas déchirer ses habits — Ne pas se salir — Tailler ses ongles et les garder propres

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Dix-sept enfants vont obtenir leur brevet d’aide à maman, avec une belle feuille imprimée décorée d’un beau dessin et signée de Maman et du Maître. Cette initiative a donné cependant lieu à un conflit au sein d’une famille. Un jour, une maman arrive en classe pour me faire part d’un incident qui a marqué son enfant. Le père, comme d’autres, ne participe pas au rangement après le repas, ni à la vaisselle. Or, son fils, spécialiste maintenant de la « participation coopérative » lui a fait remarquer qu’il ne faisait pas sa part. Pour cette remarque impertinente à l’autorité paternelle, il a reçu une gifle. La leçon doit être entendue par les enfants et le maître d’école : nous ne sommes pas encore à l’ère de la démocratie participative familiale et les pratiques coopératives scolaires ne sont pas directement transférables dans la famille. Cependant, le bilan général de cette expérience relationnelle est très favorable, dans tous les domaines : - création d’un lien étroit entre la famille et l’école qui se manifeste par des visites plus nombreuses, une aide pour acquérir les matériaux nécessaires pour nos ateliers, une participation à nos campagnes de solidarité... ; - contacts humains enrichissants au cours des réunions ; - meilleure coopération pour l’éducation des enfants ; - participation active à la défense de l’école laïque. C’est pourquoi je continuerai cette ouverture à la coopération avec les parents. Comme l’année passée, nous participons à la fête de l’amicale, en tenant notre stand, en y exposant nos travaux et en vendant les programmes. J’y annonce aussi le stage régional de l’Ecole Moderne du mois de septembre qui se déroulera au Château d’Aux, à La Montagne, une ville voisine. Je serai responsable de l’accueil du groupe « cours élémentaire » dans ma classe. Avec les enfants disponibles, je présenterai nos pratiques en texte libre, dessin au tableau, organisation coopérative. Ce sera la première fois que je me soumettrai publiquement à la critique amicale de mes pairs. C’est là l’épreuve difficile qui permet à la classe d’être reconnue « classetémoin » de la pédagogie Freinet, capable de recevoir des visiteurs

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et des stagiaires. L’ère des responsabilités vient de commencer car j’ai été aussi sollicité pour devenir, en cours d’année, le nouveau délégué départemental de l’ICEM pour la Loire-Atlantique. J’ai demandé à réfléchir car je me suis déjà engagé auprès d’Elise Freinet qui veut accentuer son action pour promouvoir l’Art enfantin. Mon année scolaire 19611962 s’annonce fort chargée. Je veux poursuivre l’évolution de nos pratiques institutionnelles et artistiques, l’approfondissement de la dimension thérapeutique de l’expression libre et le renforcement des relations avec les parents. J’aurai aussi à mettre en œuvre ce que j’aurai appris au stage sur le plan des apprentissages. Et puis, toutes ces activités de militantisme pédagogique ne devront pas se faire au détriment de mes engagements politiques et de ma responsabilité au sein de la Ligue des Droits de l’Homme. Le putsch des généraux à Alger et les menaces de l’OAS m’ont obligé à proposer un renforcement de notre Comité Républicain et à m’impliquer plus fortement encore dans la défense des libertés. La dimension organisationnelle de notre mouvement m’intéresse mais il me faut mieux la connaître dans sa complexité humaine et Institutionnelle. Les militants sont souvent regroupés, au niveau national, dans des commissions et, au niveau départemental, dans des groupes départementaux qui sont des filiales de l’ICEM mais qui sont parfois indépendantes sur le plan juridique. C’est ainsi que notre Institut Départemental de l’Ecole Moderne existe depuis 1949. Il a pour but de « développer et étendre les méthodes d’éducation moderne à l’école » et a son siège officiel à la Bourse du travail. Il est animé actuellement par un comité départemental élu dont le président est Maurice Pigeon, le secrétaire Marcel Gouzil, le trésorier Alexandre Turpin, de « grands anciens ». Dans Cette organisation, il est difficile de situer la place du délégué départemental, Henri Ménard. Qui doit promouvoir, par exemple, l’opération Association pour la Modernisation de l'Enseignement que Freinet vient de lancer ? Par ailleurs les rapports entre la structure départementale et le mouvement national ne m’apparaissent pas clairement. Les dernières décisions prises par notre groupe l’ont été en toute autonomie, je me demande donc quelle est la marge

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d’initiative d’un groupe départemental sur le plan de la recherche pédagogique et sur celui des relations externes. J’ai suivi, grâce aux informations d’un militant parisien, les actions menées par l’Institut Parisien de l’Ecole Moderne (IPEM) pour élargir l’audience de leur groupe, un objectif qui est aussi le nôtre. Leur revue, l’Educateur d’Ile de France, est tirée gratuitement par l’IPN (Institut Pédagogique National). Or Freinet en conteste les orientations et la diffusion. Il pense que les bulletins des groupes doivent être servis aux seuls adhérents. Dans un article de l’Educateur22, il précise « la nécessité pour les Groupes et les Bulletins de travailler dans le cadre de l’Ecole Moderne, sous la direction de l’ICEM ». Il est effectivement nécessaire qu’une cohérence existe entre le niveau national et le niveau départemental. Mais comment sont décidées les orientations pédagogiques et politiques de l’ICEM ? Une proposition a été faite par des camarades parisiens de discuter au congrès des statuts et règlements intérieurs de l’ICEM. Freinet n’en voit pas la nécessité. Pour lui, ce ne sont pas les règlements qui permettent de bien travailler ensemble, mais « la confiance entre camarades. Si cette confiance, cette camaraderie sont, à quelque moment troublées, la qualité de notre travail s’en ressent immédiatement ». Il pense que « nous sommes toujours en mesure de nous entendre sur le plan de la pédagogie, même si nous ne sommes pas d’accord sur les formes diverses de la pratique - ce qui est d’ailleurs inévitable et naturel si nous voulons que notre pédagogie reste adaptée au temps, au milieu et aux individus ». C’est bien ce que j’ai moi-même constaté tant dans nos réunions départementales que lors des deux stages que j’ai suivis. Je ne connais pas assez l’organisation et la vie du mouvement Ecole Moderne pour prendre position dans le conflit qui oppose Freinet à des responsables très actifs de l’IPEM, dont Oury et Fonvieille. Après le congrès de Saint Etienne, ceux-ci quittent l’ICEM et fondent, en mai 1961, le Groupe Techniques Educatives (G.T.E.). J’aurai l’occasion d’y revenir puisque Fernand Oury et Raymond Fonvieille seront des acteurs importants de la création 22) FREINET Célestin, L’Ecole Moderne à la croisée des chemins, l’Educateur, n° 12-13, 15 mars au 1er avril 1961.

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de la pédagogie institutionnelle dont l’un des courants, appuyé par Georges Lapassade, en 1964, va participer à la naissance de l’autogestion à l’école, au moment où Pierre Yvin et moi-même y engageons aussi le groupe départemental de la Loire-Atlantique.

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IV Responsabilités, approfondissements et ouverture internationale 1. Responsabilités Le stage régional breton En ce début septembre, dans le cadre majestueux du Château d’Aux, propriété de la ville de Nantes , devenue école de plein air et berceau de la pédagogie Freinet, nous voici réunis, 80 instituteurs et institutrices de Bretagne mais aussi de Touraine, dans l’ambiance conviviale que nos hôtes Francine et Marcel Gouzil savent si bien créer. Dans son texte libre « Retour de stage », un des jeunes participants écrira plus tard : « Le 2 septembre, dans la soirée, je découvrais le Château d’Aux, devant lequel j’étais passé tout d’abord sans m’arrêter, persuadé qu’il s’agissait d’une demeure bourgeoise. Quelques minutes plus tard, autour d’une bouteille de Muscadet, je faisais la connaissance de Gouzil, Poisson, Turpin, Ménard. Immédiatement, je me suis senti avec des amis. Je crois que c’est là une des qualités essentielles de ceux qui se sont voués à l’Ecole Moderne : savoir créer une ambiance de sympathie, un certain climat, celui de leurs classes sans doute, sans lequel il ne saurait

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y avoir de collaboration sincère et d’échanges fructueux. » Je retrouve avec joie ceux avec qui je travaille déjà et je mets enfin un visage sur un certain Paul Le Bohec dont j’ai lu avec grand intérêt les écrits et qui va m’ouvrir des perspectives nouvelles. Dîner convivial, présentation de l’organisation, message de Freinet, «Ecole buissonnière», témoignage de René Daniel... le stage breton a démarré. Il sera rythmé par les activités pédagogiques avec les enfants, les ateliers techniques et spécialisés, les conférences et les débats du soir. Certains se plaindront que la part des loisirs ait été un peu maigre malgré la rencontre, au bord de la mer vendéenne, avec le stage des Deux Sèvres. Nos amis du Morbihan essaieront de faire mieux l’année prochaine, puisque ce sera leur tour ! En ce premier lundi après-midi, ce n’est pas sans appréhension que je dois « faire une démonstration » de mise au point de texte libre, devant des anciens qui ont beaucoup plus d’expérience que moi. Dix enfants sont là, contents d’être déjà revenus à l’école. Mais laissons la parole à un nouveau qui assure pour l’Educateur breton le compte-rendu de ces séances : Une dizaine d’enfants préparent un texte libre. En commentant et en posant des questions, l’assistance suit les étapes successives dont l’aboutissement est un texte choisi par les enfants et enrichi de détails pittoresques par les questions judicieuses du maître. Nous sommes loin de la séance de construction de phrases classique où l’on oublie que l’enfant, avant même de savoir écrire, s’exprime dans une langue organisée. Le lendemain matin, les mêmes bancs nous accueillent. Au programme : dessin libre. Le Gai nous dit combien sa collaboration avec Elise Freinet a été enrichissante. Jeanne Vrillon nous donne de multiples détails sur la méthode à suivre, sur la façon de conduire et de mettre en place un atelier de dessin libre. Ll est certain que si tous les enfants abordaient l’art dans de telles conditions, les musées et les galeries de peinture connaîtraient une bien plus grande affluence. Dans les deux jours qui suivent, d’autres questions sont traitées au cours de débats où Paul et Denise Poisson, Thomas, Le Gai et les autres confrontent leurs points de vue sur la correspondance, le journal, les enquêtes, l’organisation d’ensemble, la coopérative, les relations avec les parents.. .Les divergences qui apparaissent parfois nous font sentir

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combien une telle pédagogie est personnelle, adaptée au milieu et aux enfants, contrairement à la pédagogie traditionnelle, statique et dépersonnalisée. Petit à petit, nos lanternes s’éclairent. Les notions de motivation et de socialisation en particulier, prennent tout leur sens. Finalement l’épreuve s’est bien passée et les voisins, étonnés de voir des instituteurs travailler pendant les vacances, feront courir la nouvelle dans le village. Notre sérieux, parfois écorné par les « classes-promenades », en sera renforcé. Mais le travail dans les classes n’est qu’une partie du programme. Paul Le Bohec va marquer le stage par ses expériences en chant libre, ses réflexions originales sur la part du maître et une pédagogie de la sensibilité chère à Elise Freinet. Je suis très intéressé par son planning pour lancer l’expression libre, une technique que je vais mettre en place dès la rentrée. L’interprétation psychologique des dessins d’enfants par Maurice Pigeon suscite aussi un grand intérêt que renforce le docteur de Mondragon, psychiatre nantais, spécialiste des problèmes de l’enfance. Il accepte volontiers de me conseiller dans mon approche psychanalytique du dessin au tableau. De cette riche rencontre, beaucoup de nouveaux sortent renforcés dans leur désir de se lancer. Des cahiers de roulement sont mis en place. Le groupe départemental va devoir accompagner de nouveaux adeptes et réorganiser ses réunions afin de permettre une progression de tous et renforcer l’ouverture commencée au stage.

L’animation départementale Le jeudi 12 octobre, nous nous retrouvons une vingtaine, au Château d’Aux, pour une assemblée générale d’organisation des activités. Après l’euphorie de fin de stage, l’heure est venue de passer à la réalisation des projets. Le bilan du stage est très positif puisqu’il a permis de donner une première initiation à de nouveaux membres du groupe et d’élargir notre audience. Mais il nous faut maintenant prévoir des réunions qui leur permettent de poursuivre leur perfectionnement, en variant les thèmes et les niveaux. En mars, ce sera mon tour. Je propose de soumettre à la critique des

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participants une technique dont je commence l’expérimentation, « le texte libre chiffré ». En mai, nous ferons une assemblée générale de bilan, au Château d’Aux. Mais il y a aussi la vie nationale. Les conférences pédagogiques étant consacrées au par cœur, nous décidons d’envoyer une lettre à chaque inspecteur primaire en l’invitant à présenter la motion de l’ICEM et à la proposer à la signature des instituteurs. Notre bilan ultérieur montrera que certains inspecteurs n’ont pas voulu ou pas osé s’engager mais que d’autres, au contraire, ont appuyé notre pétition qui souvent a alors donné lieu à de vifs débats. L’un d’eux nous écrira « Je suis particulièrement heureux du nombre important de signatures. J’ajoute que, ne pouvant signer cette pétition pour des raisons administratives, je n’en approuve pas moins l’esprit et la forme. » Ce bilan nous amènera à décider de tenter une coopération avec les inspecteurs qui nous sont favorables. La journée du 15 mars 1962 a évidemment une importance particulière pour moi car c’est la première fois que je vais accueillir les camarades du groupe. Elle doit non seulement les satisfaire mais aussi renforcer la reconnaissance de la pédagogie Freinet auprès de mes collègues et des parents. Le nouvel inspecteur a volontiers donné son autorisation mais a demandé à pouvoir y participer. Notre expérience de « texte chiffré » l’intéresse. C’est aussi mon entrée dans la responsabilité de délégué départemental. J’ai proposé, dans une lettre à tous, une nouvelle organisation de nos journées de travail : durant la matinée, une question serait étudiée à fond et l’après-midi nous pourrions aborder d’autres problèmes et travailler dans des ateliers. Une exposition serait constituée avec les travaux des classes que chacun pourrait commenter : albums, peintures, plâtres, journaux, documents sur le thème... J’ai accompagné cette lettre d’une enquête et du programme de la journée, qui pourrait être le prototype de celles que nous organiserons l’année prochaine. Nous en avons aussi discuté au conseil de coopérative car les enfants seront les principaux acteurs de la démonstration. Les parents sont informés et nous aurons une dizaine d’enfants présents. A huit heures et demie, les premières voitures viennent se garer

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dans la cour. Le directeur a tenu à être présent pour accueillir les arrivants. Les conversations vont bon train et l’exposition s’enrichit dans la classe voisine prêtée par un collègue. J’y ai aussi installé un stand de la CEL avec matériel, documents et livres de Freinet. Chacun pourra faire son marché pédagogique. Les trente participants ayant réussi à trouver une place sur les pupitres, la réunion du groupe peut commencer avec plusieurs points à l’ordre du jour : l’organisation du groupe, comment faire connaître notre pédagogie, le bilan des circuits dessin. a) Organisation du groupe Henri Ménard, par une lettre, demande que je prenne la responsabilité du groupe. Comme dans la classe coopérative, je conçois cette responsabilité au sein d’un collectif. Je propose donc la répartition des tâches au sein d’un Comité départemental qui comprendrait : — des camarades chargés de la diffusion du matériel CEL et de la vente lors des réunions — des responsables pédagogiques (maternelles- CP/CE- CM/ FE23) — un responsable pour le secteur de Saint-Nazaire. Je me chargerai de la responsabilité pédagogique générale : organisation des réunions - enquêtes - recherche - cahiers de roulement - circuit peinture - dépouillement des bulletins régionaux - ouverture du groupe... Et, en tant que délégué départemental, je me tiendrai au courant de la vie nationale et j’informerai Freinet de nos activités. Après discussion, il est décidé que cette proposition sera soumise à l’assemblée générale du 17 mai au Château d’Aux. Notre groupe a une organisation démocratique à laquelle nous tenons. b) Comment faire connaître notre pédagogie ? L’Inspecteur d’Académie y étant favorable, nous allons demander aux inspecteurs que des jeunes instituteurs puissent venir dans 23) CM/FE A cette époque, les enfants peuvent rester jusqu’à 14 ans à l’école pri­ maire. Après le cours moyen (CM), ceux qui ne sont pas partis en 6e, passent en Fin d’études (FE) et préparent le Certificat de Fin d’Etudes.

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nos classes. Mon inspecteur annonce qu’il envisage de réunir, en Conférence pédagogique, tous les instituteurs de CE dans ma classe, car, dit-il, « vous êtes des militants, mais il faut que votre œuvre de pionniers soit connue. Il faut que les techniques de l’Ecole Moderne se répandent et que, peu à peu, votre œuvre de militants devienne l’œuvre de tous ceux qui veulent être les éducateurs d’une éducation vivante et efficace ». c) Le bilan des circuits dessin Quatre expositions « boule de neige » circulent entre une vingtaine de classes. Elise Freinet nous a envoyé des peintures et chaque classe ajoute trois ou quatre de ses productions, lorsque le paquet lui arrive. Ainsi, comme « une boule de neige », l’exposition grossit. A l’arrivée, tous les dessins sont présentés aux enfants et soumis à leurs critiques qui seront transmises aux suivants. Les productions de la classe sont remplacées par de nouvelles œuvres. Le progrès est tel que nous allons envoyer des dessins à l’exposition du congrès de Caen et nous décidons de créer une exposition itinérante publique pour les enseignants et les parents. A chaque étape, elle pourra être visitée par des classes, elle donnera lieu à une conférence sur l’importance de l’expression libre de l’enfant, sa dimension psychologique et thérapeutique, la valeur de l’Art enfantin. Elle se terminera par une grande exposition, en juin, à Nantes, à la Fédération des Amicales Laïques. Je lancerai un appel pour recueillir peintures, poteries, albums... et informer le public par la presse locale et syndicale et une circulaire aux écoles. La réunion du groupe étant terminée, une courte pause permet d’accueillir les enfants. Et nous visitons, ensemble, l’exposition des travaux et le stand du matériel de la CEL. Place maintenant à la rencontre pédagogique. Je présente d’abord les résultats de notre enquête à laquelle j’ai reçu seulement une dizaine de réponses. Cette année, j’essaie d’amener les enfants à écrire des textes sur leur vie où ils intègrent des nombres. Ces « textes chiffrés » sont lus, font l’objet d’un choix et d’une mise au point, comme dans la technique du texte libre. Douze enfants sont présents. Seize textes sont lus. Le texte de

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Yannick est choisi : J’avais acheté une livre de beurre, le soir nous en avons mangé une demi-livre ? Une demi-livre coûte 213 centimes. Les questions de ses camarades l’amènent à apporter des précisions à son récit que nous recomposons ensemble. Mercredi soir, ma maman, m’a dit : « va chercher une livre de beurre ». Je suis allé à l’épicerie. J’ai donné 10 NF. La demi-livre coûte 213c. La vendeuse m’a rendu de l’argent. Le soir nous avons mangé une demi-livre de beurre ? Nous étions 6 personnes. J’ai mangé 10 tartines. Le texte sera composé, imprimé et exploité en calcul, vendredi. La cuisinière de la cantine nous rappelle au respect de nos horaires. C’est la première fois q'uelle reçoit tant d’adultes et il faut que ce soit aussi pour elle une réussite. J’ai appris lors d’une réunion au Pallet, dans l’école d’Henri Ménard, combien le repas était un facteur important dans l’unité et la force de notre groupe. Comme chez lui, tout se termine par des chansons révolutionnaires : le rituel doit être respecté. Quatorze heures ! Le débat peut avoir lieu. Les questions sont nombreuses : - faut-il faire la mise au point du texte chiffré ? - faut-il mêler au cours de la mise au point remarques grammaticales et remarques mathématiques ? - le calcul vivant, dont cette pratique est une composante novatrice, est-il suffisant pour former l’esprit mathématique ? L’expérience est jugée intéressante mais elle doit être continuée pour en tirer des conclusions valables. Plusieurs volontaires veulent aussi tenter l’expérience. Un nouveau cahier de roulement est lancé. Chacun pourra décrire ses essais, présenter ses interrogations et ses difficultés, analyser les expériences des autres, mais aussi proposer éventuellement de nouvelles modalités de travail. Nous prendrons les décisions d’organisation ensemble. Nous voilà devenus « groupe de recherche auto-organisé ». Nous ne connaissons pas encore le terme « autogestion » qui prendra bientôt beaucoup de place dans nos réflexions, mais les principes sont les mêmes : ceux qui veulent agir ensemble organisent eux-mêmes leur groupe de travail.

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Evidemment, nous donnerons des informations à tous par le Bulletin régional et, éventuellement, par l’Educateur 24. L’heure est venue d’ouvrir des petits groupes de libre discussion : évaluation et plannings - atelier peinture - calcul au CM - illustra­ tion du journal. Nous terminons par un Conseil de bilan. L’organisation de la jour­ née est satisfaisante, nous recommencerons donc l’année prochaine. Les enseignants ont fait grève le 13 février pour protester contre le massacre du métro Charonne. J’en ai parlé avec les enfants. Fautil parler en classe d’évènements tels que la guerre en Algérie ? Les participants sont unanimes à penser que l’on ne peut pas fermer la porte à une actualité dont tous les enfants sont informés. Ils parle­ ront aussi de paix, le 19 mars, jour du cessez-le-feu. Certains publie­ ront les réflexions des enfants dans leur journal. C’est l’heure des départs. Chacun va retrouver demain son école, où souvent il est seul à pratiquer la pédagogie Freinet, mais il em­ porte en lui l’énergie collective. Mission accomplie, c’est pour moi le temps des rangements. De­ main, j’enverrai à Freinet et au bulletin régional, le compte rendu de notre journée prototype. En mai, l’assemblée générale du Château d’Aux, décide de la composition du « Comité départemental » qui devra remplir les res­ ponsabilités juridiques propres à notre association, être en relation avec l’ICEM et, surtout, mettre en place une animation pédagogi­ que dynamique. Nous devons répondre à un double objectif : conti­ nuer l’initiation des jeunes et permettre aux anciens de poursuivre l’approfondissement des techniques. Pigeon Président Turpin Trésorier Raimbaud Secrétaire Gouzil Responsable du bulletin régionalet relations exté­ rieures : SNI - OCCE Noulin Responsable du secteur de Saint-Nazaire 24) LE GAL Jean, Le texte chiffré au CEI, l’Educateur,

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Le Gal Délégué départemental et Responsable des stages, du sé­ jour dans les classes, des questions pédagogiques. L’organisation pédagogique témoigne de la richesse des activités organisées au sein du groupe puisque de nombreux camarades y assument des responsabilités. Pigeon anime la commission « Connaissance de l’enfant » avec Mme Bonard, Mme Péponnet, Le Gal, Yvin. Turpin est responsable de la commission « Techniques audiovi­ suelles » et des relations avec la commission nationale. Le Gal et Mme Gouzil sont responsables de l’Art enfantin. Chaque niveau scolaire a aussi son responsable : - maternelle : Mme Sorin - CP : Yvin - CE : Le Gal et Roul - CM/FE : Ménard - CEG ( Collège d’enseignement général) : Lemoine Notre année militante se termine par l’exposition à la Fédération des Amicales Laïques qui connaît un grand succès. Freinet nous écrit combien il est heureux de cette réussite car « nous avons besoin d’être actifs et forts ». Ces animations départe­ mentales compensent le silence qui entoure nos activités sur le plan national. Il pense qu’ « on n’aime pas notre franchise et notre indépen­ dance pourtant nécessaires à notre travail libre ». Notre groupe départemental est en pleine expansion et notre année 1962-1963 s’annonce très active. Des rencontres mensuelles auront lieu, que nous consacrerons aux techniques de base. J’accueillerai à nouveau le groupe en novembre et, pour la première fois, nous nous réunirons, en janvier, dans une classe de perfectionnement, celle de Pierre Yvin. Nous y étudierons trois thèmes : - l’apprentissage de la lecture ; comment redonner confiance et goût au travail aux enfants re­ tardés ? comment leur permettre de se libérer de leurs problèmes affectifs ? Ce sera une nouvelle occasion d’ouverture. Un appel sera lancé à

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toutes les classes de perfectionnement du département mais aussi aux stagiaires des deux Ecoles normales. Durant son stage au Centre National de Pédagogie spéciale de Beaumont-Sur-Oise, de septembre 1961 à février 1962, Pierre Yvin a pris contact avec Georges Gaudin, responsable de la Commission nationale « Enfance inadaptée » de l’ICEM. Il s’est intéressé à un cahier de roulement qui circule entre une dizaine d’enseignants de classes de perfectionnement, dont Oury et Faligand, sur le thème « Coopérative et discipline de travail ». Il veut faire fonctionner sa classe en auto-organisation. Comme nous voulons tous deux approfondir la question du conseil, nous avons décidé d’échanger nos réflexions et nos pratiques. Ce sera là le début d’un partenariat qui sera marqué par la création du courant autogestionnaire de l’ICEM. L’année 1962-1963 va être fort chargée pour le nouveau délégué départemental que je suis. Désormais il me revient la responsabilité d’animer les rencontres départementales, de faire connaître notre pédagogie, de créer des ouvertures, de renforcer les relations avec Freinet que nous allons accueillir en mars, tout en continuant à faire de ma classe un lieu de recherche pédagogique, institutionnelle et artistique, sans oublier l’action politique locale.

2. Approfondissements Je suis venu à la pédagogie Freinet afin que mon action éducative soit cohérente avec mon action politique de défense des droits de l’homme. Une de mes priorités principales demeure la recherche d’une organisation démocratique permettant aux enfants de participer activement à la vie d’une classe ouverte largement sur le milieu et sur l’actualité.

La classe est ouverte à l’actualité Or l’actualité, c’est encore la guerre en Algérie dont les enfants

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entendent parler chez eux et dont ils parlent eux-mêmes au moment de l’entretien du matin et parfois dans leurs textes libres. C’est pourquoi le cessez-le-feu du 19 mars est pour nous un moment important. Ce jour-là, la paix est au centre de nos réflexions, la paix en Algérie mais aussi la paix dans nos relations. Nous écrivons à nos correspondants : Aujourd’hui, nous avons observé une minute de silence. C’est triste la guerre. Les petits enfants qui n’ont plus de papa ni de maman sont malheureux. Nous avons parlé de la guerre et de la paix. Nous avons tous écrit un texte pour faire un album. Nous avons imprimé le nom des messieurs qui ont été assassinés par l’OAS. Voici le texte de notre journal. Et vous, qu’est-ce que vous pensez de la paix ?

PAIX Tout le monde aime la paix. Gildas Les enfants peuvent jouer dans les prés, dans les champs, sur la route, et cueillir des jonquilles et des marguerites. Michel Ils auront du feu dans la cuisinière. Ils auront un petit chat. Dominique Tout est joyeux. Tout le monde va danser. Les petits garçons et les petites filles pourront aller à l’école. Gérard Je sens dans mon cœur que les gens sont heureux, car dans deux jours, c’est le printemps. Alain

La recherche d’une organisation démocratique Durant le stage du Château d’Aux, j’ai eu l’occasion de présenter

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mes interrogations sur le démarrage avec un nouveau groupe d’enfants : — faut-il redémarrer avec les mêmes institutions et le même code de coopérative et mettre en place un processus d’initiation avant d’aller plus loin dans la création institutionnelle ? faut-il recommencer une totale reconstruction institutionnelle de notre petite collectivité ? Les avis étant divergents, j’ai décidé de démarrer avec les mêmes institutions et de soumettre mes observations à l’analyse des membres d’un cahier de roulement et ensuite de solliciter l’avis de Freinet. En novembre, je lui fais le point de mes réflexions et de mes pratiques. « Le 26 septembre, après le stage du Château d’Aux, j’ai lancé un cahier de roulement. J’ai d’abord présenté ma classe, un CEI de 32 élèves dans un grand groupe scolaire de la banlieue nantaise. Je leur écrivais que j’ai lancé rapidement un atelier peinture en réussissant à installer une grande table au fond de la classe. J’ai donné les consignes pour que chacun puisse y aller tranquillement et pour que les couleurs proposées restent propres. Mais tous veulent bénéficier de cet atelier durant le temps des activités personnelles, les perturbations sont donc nombreuses. Par ailleurs, certains ne veulent en faire qu’à leur tête et il me faut être constamment présent pour éviter les erreurs. Parfois je suis amené à me fâcher. J’ai alors décidé d’essayer de rationaliser l’organisation. J’ai constitué dès la première semaine des équipes permanentes de quatre avec un chef d’équipe élu. Comme l’année passée, ils s’entraident durant les activités personnelles mais ils travaillent aussi ensemble pour composer, tirer et illustrer un texte à l’imprimerie. Je décide de remettre en cause la liberté individuelle d’aller à la peinture et de partager ce droit entre des équipes fixes de huit enfants qui seront constituées par deux équipes permanentes. Chacun aura sa place à la table ; ainsi il pourra mieux se repérer pour trouver ses couleurs. Par ailleurs, je décrète que celui qui ne respectera pas les consignes ou les règles retournera à sa place continuer ses activités personnelles.

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Ce cloisonnement va constituer un cadre sécurisant mais il restreint évidemment la liberté. Je pense qu’il faut multiplier les occasions de relations au sein de la collectivité, il ne faut pas systématiquement tout partager en équipes formelles. Des équipes occasionnelles se formeront donc pour des travaux divers. Mais les ateliers doivent être rationnellement organisés pour que l’enfant sache toujours où aller et quand. Malgré toutes ces équipes, la classe conserve son unité. Le texte libre du matin, avec sa mise au point collective, est important pour la réaliser. Chaque individualité apporte sa part qui contribue à rendre plus intéressante notre œuvre commune : le journal. Nous aurons aussi les albums collectifs. J’insiste auprès des enfants sur ces belles œuvres collectives où chacun apporte sa part. Il est évident que tous les camarades ne souscrivent pas à cette organisation et l’une a écrit : je ne souscris pas aux idées de Delbasty sur l’entière liberté que l’on doit donner à l’enfant mais quand même, je trouve que toi, tu pêches par excès contraire. Cette réflexion m’a amené à me reposer le problème et voici quelle a été ma réponse : Le problème de la liberté est un problème extrêmement important, c’est une question que j’ai essayé d’étudier profondément, sans trouver de réponse satisfaisante. Les enfants qui m’arrivent et qui restent chez moi une année, sont comme tous ceux des écoles-casernes, excités et nerveux. L’année dernière, au début de l’année, nous avons eu plusieurs caractères d’imprimerie brisés, des pots de peinture renversés et divers autres incidents portant préjudice à l’ambiance générale de la classe. Je me suis posé la question, avant de redémarrer cette année : - faut-il tolérer l’indiscipline et le désordre incompatibles avec une éducation du travail, au nom de la liberté ? - ou faut-il faire respecter aux enfants, pendant leur période d'adaptation, des règles de vie établies par les anciens de l’année précédente et qu’ils ne comprennent pas encore ? J’ai choisi la deuxième solution. Par une contrainte douce mais ferme, par une mise rapide en fonctionnement des ateliers, par un climat de libre expression favorable, j’ai obtenu un succès. Dois-je m’en repentir ?

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Notre collectivité est créée. Elle vit intensément. En lisant Poème pédagogique de Makarenko, j’ai trouvé une expérience qui semble me donner raison. Il écrit en effet : « Je m’étais permis d’avancer l’affirmation, indubitable pour moi, que, tant que la collectivité ne s’était pas créée avec ses organes, tant que les traditions n’étaient pas nées et qu’il ne s’était pas formé un premier acquis d’accoutumance au travail et à la vie en commun, l’éducateur a le droit et le devoir de ne pas s’interdire le recours à la contrainte. » Ai-je bien fait ou aurais-je dû adopter une autre voie ? C’est une question primordiale. Dans notre cahier de roulement, une camarade se plaint de ne pouvoir faire œuvre de vie à cause de l’indiscipline des enfants. Chez nous, la période d’adaptation est terminée, notre code de vie coopérative est compris et assimilé, et la vie peut éclater sur les nombreuses pistes que j’ai ouvertes aux enfants. L’habit ne fait pas le moine, le fond est plus important que la forme. Ce qui importe dans une collectivité, c’est la foi qui anime ses membres, foi en un but qui est le même pour tous. Le nôtre : monter, toujours monter ! Es-tu assurée toi, que ta classe est plus proche de la liberté idéale que la mienne ? Es-tu assurée de préparer tes enfants à leur rôle de citoyens conscients et responsables dans la société démocratique moderne de demain ? La liberté idéale est une chose, l’apprentissage de la liberté au sein d’une collectivité est une autre chose. Si je suis animé d’une certitude qui me pousse en avant, c’est uniquement parce que, pour chaque expérience nouvelle, je pars de bases solides, je monte un éventail de sécurités qui justifie et protège cette marche en avant : — écrits de Freinet et d’autres pédagogues d’une valeur incontestable ; — données psychologiques ; — articles pris dans des revues diverses ; — statistiques ; — extraits des instructions officielles. Ce travail long et pénible est-il nécessaire ? Pour moi, oui, pour diverses raisons. Il faut, à tout moment, être capable de justifier une expérience. Nous devons des comptes aux parents, à l’administration,

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mais aussi au peuple dont nous préparons l’avenir. Nous devons montrer la nécessité de notre effort et faire venir à nous tous les hommes de bonne volonté. Je viens de recevoir notre revue l’Educateur. Freinet, dans une réponse à un camarade, nous répond aussi : « Les cadres assez rigides ne sont pas inutiles, même aux enfants. Si nous nous engageons dans la pédagogie du travail, nous aurons naturellement les cadres qui sont exigés par le travail lui-même. » J’avais posé l’année dernière le problème de ces cadres rigides à notre camarade Maurice Pigeon, dont la longue expérience et les connaissances psychologiques sont une référence. Il me les avait justifiés psychologiquement : le jeune enfant serait malheureux dans un cadre trop lâche. Il a besoin de sécurité, de recours-barrières. J’ai trouvé cette même idée chez Makarenko. Je vais essayer de vous analyser comment parti, avec des enfants nerveux, excités, incapables d’attention, des impératifs de mise en rang, de silence dans les couloirs je suis arrivé, en un mois et demi, à la formation d’une collectivité animée d’un esprit puissant, une collectivité qui vit, une collectivité où nous sommes heureux.

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« C’est par la liberté qu’on prépare à la liberté ; c’est par la coopéra­ tion qu’on prépare à l’harmonie sociale et à la coopération ; c’est par la démocratie qu’on prépare à la démocratie... Une discipline nouvelle du travail peut redonner aux enfants cette conscience de leurs droits et de leurs devoirs, sans laquelle la liberté ne saurait être qu’un piège ou qu’un leurre. L’école peut et doit désormais former des hommes. Il nous faut mettre à l’honneur la discipline nouvelle de la liberté et de la démocratie. »

LE CODE DE LA COOPERATIVE L’année scolaire 1960-1961 a été pour nous l’année de la mise en place d’une organisation rationnelle correspondant aux exigences de la pédagogie du travail : - organisation matérielle des ateliers ; - mise en place d’un code de travail correspondant à chaque atelier ; - mise en place d’un code général te­ nant compte des exigences des règles extérieures à notre coopérative. Il n’était pas rigide, en ce sens qu’il évoluait, avec notre marche en avant. Il n’était pas une entrave mais une sécurité, de même que le code de la route n’est pas établi pour entraver une circulation rapide et sans risque mais pour la faciliter, pour la rendre possible. Les enfants respectaient ce code. Le conseil de coopérative, par le journal mural, pouvait demander réparation pour tout acte portant préjudice à notre société coopérative. Quel était le code à la fin de l’année 1960-1961 ?

« L’enfance heureuse au foyer » On lui laissera le plus possible de liberté parce que, dans cette liberté, il exerce ses sens, ses mains et tout son corps... Mais une chose interdite sera absolument interdite. »

1. Chacun apporte sa part à l’oeuvre commune : - textes libres pour le journal ; - textes chiffrés ; - lettres propres et bien illustrées ; - effort pour acquérir les mécanismes de calcul afin de pouvoir aider aux comptes de coopérative ; - participation à la bonne marche de la classe en respectant sa responsabi­ lité (chacun en a une). 2. Chacun doit respecter les œuvres et les outils collectifs

Makarenko « Les obligations de chaque colon étaient formulées en termes exigeants et sévères, mais elles étaient toutes strictement indiquées dans nos statuts, et il ne restait plus de place

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3. Chacun doit respecter les règles chez nous pour des manifestations établies par tous : quelconques d’indiscipline, pas plus - 3 en circulation dans les allées au que pour des accès d’arbitraire. » maximum - 1 au plus à la bibliothè­ que ; -1 au bureau du maître ; -celui qui est dans un atelier ne peut le quitter qu’avec l’accord du prési­ dent de jour ; — il est interdit de pénétrer dans un atelier si l’on ne fait pas partie du groupe qui y travaille ; — lorsqu’un camarade parle à voix haute à tous, on se tait et on écoute ; - au cours d’une discussion, si l’on désire la parole, on la demande au président : le maître doit respecter aussi la règle ; - si le silence est nécessaire au travail, le président de jour le demande, sinon, on parle à voix basse (même règle pour le maître) ; - on ne peut ni courir, ni stationner dans le couloir ; - celui qui porte préjudice à la coo­ pérative ou ne respecte pas les règles devra une réparation. 4. Chacun doit faire honneur à la coopérative où qu’il se trouve - être courageux, poli, gentil ; Makarenko - chacun fera sa part de travail à la Dans la colonie de Makarenko, maison ( Brevet d’aide à maman) chaque enfant est président à son tour. En dehors des équipes fixes, il DROITS se crée des équipes occasionnelles. Le chef de ces équipes occasionnelles ne - Chacun pourra être président de peut être un enfant qui est déjà chef jour, chef d’équipe, membre du d’équipe. bureau de la coopérative, président « Ainsi s’était formée à la colonie une de coopérative. chaîne très compliquée d’interdé­ - Chacun aura le droit à la parole et pendance qui ne permettait à aucun participera aux décisions au conseil. colon de se détacher de la collectivité - Chacun pourra participer à toutes pour la dominer. » les activités de la coopérative : pein-

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ture, bibliothèque, imprimerie, limographe, journal, ateliers de calcul, correspondance, enquêtes, études du milieu, albums... - Chacun pourra écrire ses critiques et ses désirs au journal mural. Année 1961-1962 L’année dernière, le code de coopé­ rative s’est élaboré au fur et à mesure de notre marche en avant. Cette année, je n’ai que 3 anciens et 29 nouveaux arrivent. Fallait-il conserver notre code de fin d’année ou fallait-il démarrer avec des règles moins strictes ? Question importante J’ai décidé de démarrer avec comme base de départ le code de fin d’année. Cela impliquait que les enfants devraient le respecter avant d’en avoir saisi la nécessité. De là, la structuration de la classe en équipes permettant une marche en avant sans heurts ; de là, la nécessité d’avoir des ateliers prêts à fonctionner dès le début de l’année. Suivant Makarenko, j’ai eu recours à une contrainte douce mais ferme. J’ai bien expliqué les raisons des dif­ férents codes d’ateliers aux enfants et je me suis contenté de les appliquer avec l’aide des trois anciens. Ai-je trop poussé le cloisonnement en équipes ? Peut-être, mais cette erreur n’a eu aucune conséquence puisque seules les équipes-peinture ont travaillé suivant l’ordre établi au départ. Petit à petit les enfants ont saisi le

Makarenko « Je m’étais permis d’avancer l’affir­ mation indubitable pour moi, que tant que la collectivité ne s’était pas créée avec ses organes, tant que les traditions n’étaient pas nées et qu’il ne s’était pas formé un premier ac­ quis d’accoutumance au travail et à la vie en commun, l’éducateur avait le droit et le devoir de ne pas s’interdire le recours à la contrainte. »

Freinet « Réalisez ces conditions matérielles et pédagogiques ; apprenez l’organi­ sation rationnelle du travail et de la vie de l’enfant. Automatiquement, hors de votre présence même, avec n’importe quel éducateur, l’effort

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sens de notre travail commun, la collectivité a commencé à se former. Correspondance, albums, journal, dessin, les ont liés un peu plus, cha­ que jour, les uns aux autres. Il existe actuellement un climat de li­ bre expression revivifiant, stimulant, dans la classe, un climat qu’aucun mot ne peut décrire. Textes libres, dessins, jaillissent continuellement et ils sont le reflet de la vie profonde de l’enfant. Ils me permettent de pénétrer, chaque jour, plus profondément dans le domaine si riche de l’affectivité, de l’imagina­ tion, du rêve et de la poésie. C’est là, sans nul doute, les effets transforma­ teurs des apports de Paul Le Bohec et de Maurice Pigeon lors du stage. Mon deuxième but est atteint, et le premier ? Actuellement je n’interviens plus dans la discipline de la classe. Le président de jour préside presque toutes les activités. J’anime seule­ ment la mise au point et l’exploita­ tion des textes libres, le calcul et les travaux écrits. Je porte mes critiques au journal. Je suis celui qui conseille et accompa­ gne et pourtant nos règles de vie sont respectées. Je suis disponible pour accéder à la demande des enfants. Nous travaillons beaucoup, nous chantons, nous créons, nous rions... C’est la première fois que j’atteins ce stade relationnel avec les enfants. Je me sens près d’eux et je ressens pleinement les manifestations de leur expression libre. Si je fais le bilan, je constate qu’au point de vue de la vie coopérative, du

nouveau se manifestera en classe et le résultat magique sera enfin atteint : plus de colère, plus d’énervement, plus de fatigue inutile, plus d’op­ pression malveillante entre enfant et éducateurs, plus de haine. Une grande sympathie née de l’orga­ nisation technique de votre classe. »

Makarenko « Dans la vie de la colonie, toute ri­ gueur et tout sérieux superflu avaient disparu. Personne ne s’aperçut du moment où s’était produit ce changement pour le mieux. Comme par le passé, rires et plaisanteries fusaient de partout, tous montraient une bonne humeur et une énergie inépuisables, à la seule différence que tout cela était désormais embelli par l’absence complète de tout relâchement, de toute agitation sans but. »

Freinet « Si nous replaçons l’individu dans son milieu normal, si nous l’habi­ tuons à sentir et à comprendre la nécessité de ne pas suivre toujours les lignes de moindre résistance et d’égoïsme, alors prend naissance

la moralité nouvelle : l’individu, spontanément, librement, s’astreint à des tâches qui nécessitent plus que de l’effort, des sacrifices parfois

dessin libre et de l’expression pictura­ le, nous en sommes au stade du mois de février de l’année dernière. Je pense que les raisons en sont : - une organisation plus rationnelle ; - un esprit coopératif plus puissant ; - une ambiance plus intime de libre expression.

héroïques... »

Et les acquisitions scolaires ? Elles vont de pair car l’ambiance coopérative, l’exigence générale, stimulent chacun et font qu’il va au maximum de ses possibilités.

Freinet, dans une lettre du 14 novembre, me répond : « Tous les documents que tu m’envoies, dont quelques uns extraits du cahier de roulement, sont très intéressants. Il y a dans tes pages les éléments d’une étude et d’une discussion intéressante sur le thème de la liberté dont nous avons déjà discuté longuement et que nous pourrions reprendre sur la base plus pratique de la vie de la classe. Je crois qu’il faudrait détruire ce mythe de la liberté. C’est un mot que nous ne devrions jamais prononcer en pédagogie. C’est l’organisation du travail qu’il faut prévoir. Les enfants n’ont pas soif de liberté, ils ont soif de travail vivant. Si ça te dit, écris un premier article dans ce sens. Je t’écrirai à nouveau sur tout cela. » Le contact est donc repris avec Freinet sur la question de la liberté. Le 1er décembre 1961, il publie des extraits de ma lettre dans l’Educateur et y apporte une réponse : « Tu as compris toi-même le point délicat : éviter que l’enfant se sente introduit dans un milieu dont les règles disciplinaires, apparemment plus libérales, risquent d’être tout aussi contraignantes. C’est pour lui toute une éducation à refaire, des modes de vie nouveaux à rôder expérimentalement. Il faut que l’instituteur comprenne et admette la

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difficulté pour les enfants de cette sorte de mutation très laborieuse qui est la même d’ailleurs que celle qu ’il doit aborder lui-même pour devenir Ecole Moderne. Il faut admettre dans ce processus les lois du tâtonnement expérimental, comprendre certains échecs, certaines impuissances, mesurer surtout les efforts faits par tous, les progrès moraux et sociaux réalisés. Le journal mural vous y aidera puissamment. C’est par le journal mural et surtout par les réunions hebdomadaires de coopérative au cours desquelles on discute ce journal mural que les élèves, les nouveaux surtout, prennent lentement conscience de ce climat nouveau. Cette prise de conscience demande toujours plusieurs mois, parfois plusieurs années pour certains enfants difficiles. » Le respect des règles et le fonctionnement des responsabilités étant bien établis, nous avons pu consacrer plus de temps au fonctionnement du conseil et au rôle du président de jour. A la fin de l’année, je n’ai plus à intervenir, en tant qu animateur, dans les moments de parole collectifs, dont le conseil de coopérative. Nous démarrerons, à la rentrée, en conservant nos institutions et notre organisation pédagogique, d’autant plus que, pour la première fois, la moitié de notre groupe sera constitué par des anciens. Le Conseil des maîtres a décidé de créer un CE1-CE2 et j’ai, évidemment, été volontaire pour en être le responsable. Nous pourrons donc tenter quelques innovations institutionnelles.

L’Art enfantin Le bilan que j’avais fait avec les parents, en juin 1961, montrait leur satisfaction. Tous souhaitaient que je continue réunions, accueil dans la classe, Brevet d’aide à maman et planning-évaluation. Par contre, ils auraient aimé que je les associe plus à notre expérience de création artistique. C’est pourquoi, cette année, j’ai décidé de faire un pas de plus. L’enrichissement a été tel, tant sur le plan de la relation que de l’approfondissement de l’expression artistique des enfants, que j’en ai fait part à Elise Freinet, qui m’a demandé de raconter notre expérience dans notre revue Art enfantin.

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Art enfantin n° 10, mars 1962 Le grain est semé Certes, depuis que fai fait mien le métier d’enseigner, je m'étais rendu compte de la nécessité des contacts avec les parents. L’enfant ne peut que gagner à des conversations où maîtres et chefs de familles parlent à coeur ouvert du petit bonhomme qui déjà affronte la vie. Jusqu’ici cependant l’acquisition scolaire constituait l’essentiel de nos échanges d’idées : en quelles matières l’enfant réussit-il ? Quelles difficultés rencontre-t-il par ailleurs ? Comment l’aider à franchir l’étape difficile ? Tous sujets graves avec lesquels on ne badine pas. La pratique du dessin libre est venue fort heureusement « alléger les débats ». Lci, pas de contrôle sévère, pas de but à atteindre : simplement ça plaît ou ça ne plaît pas... Nous sommes donc à l’aise pour laisser aller les choses là où elles veulent aller... Le fait le plus surprenant est que les parents s’intéressent vraiment aux créations de leurs enfants ; aussi ont-ils répondu pour la plupart favorablement à l’invitation qui leur était faite de venir voir la classe au travail et de suivre avec un intérêt compréhensible, l’exécution du thème librement choisi par leur fils. L’oeuvre terminée, ils demandaient à la voir et posaient des questions à son sujet. Dans notre classe, le dessin s’intégre à toute l’éducation par les Techniques Freinet. Ll est lié à tout le complexe éducatif. Les parents sont très conscients de cela. Ils savent que dessin et peinture sont une occasion de mettre en valeur les qualités personnelles de leur enfant, qualités qu'ils ne soupçonnent pas. Ainsi tout naturellement de l’enfant au maître et aux parents, l’Art enfantin devient source de joie et de compréhension. Les réflexions des parents prouvent que ces sentiments sont bien réels. Citons-en quelquesunes : « Je prends une grande part aux dessins de Gérard que je suis avec attention... Il fait preuve de goût dans son harmonie de couleurs. » « Bernard comprend ce qu’il fait et concrétise avec la naïveté de son âge, ses observations personnelles. J’aime le voir s’attacher à ces travaux... ». « Je m’intéresse beaucoup aux dessins de Dominique. En dessinant,

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je trouve qu’il se révèle, qu’il s’évade. Il exprime ce qu’il a vu, ses désirs, ses rêves... » Il ne s’agit bien sûr que des parents venus prendre contact avec l’école. Il va de soi que la vie de famille est accaparante et ne permet pas de loisirs, et que certains parents sont sans doute indifférents à l’expérience ou la sous-estiment. Quelles raisons ont amené les parents à ce niveau de compréhension ? Tout au début de notre expérience, ils n’étaient certes pas hostiles au dessin, mais ils ne le considéraient que comme un agréable passe-temps auquel ils n’accordaient qu’une attention momentanée et fugitive. A la longue, pourtant, nos réussites devenaient évidentes : la quantité servait la qualité. Il y avait dans notre classe un évènement nouveau : des peintures d’enfants agréables à regarder. Ce fut une sorte de révélation pour les parents d’élèves. « C’est une découverte pour moi, me disait un père de famille, de comparer des oeuvres d’enfants différents, de ne retrouver ici ni les mêmes lignes, ni les mêmes teintes. Chaque enfant exprime son art à sa façon. A vrai dire, je ne pensais pas que les enfants pouvaient faire de telles peintures, aux couleurs si variées... » « C’est une révélation pour moi, écrit un père de famille, que notre garçonnet de sept ans, gaucher et à notre connaissance pas doué pour le dessin, ait pu exprimer tant de choses dans un dessin. » Désormais, dans nos entretiens avec les parents, il ne s’agit plus exclusivement du travail scolaire, l’Art enfantin y a sa place. Un lien nouveau s’est créé, plus détendu que les autres : les parents prennent conscience de la valeur originale de chaque dessin, de son importance pour la personnalité de l’enfant. Chacun se rend compte que l’expression artistique est un aspect nécessaire de l’éducation donnant un quotient plus humain à l’acquisition par la pratique pédagogique. « Les dessins et peintures de Bernard, me dit une maman, me permettent d’évaluer son évolution, son degré de compréhension des choses, le sens des initiatives, ses dispositions à traduire par la ligne et la couleur ce qu’il voit et sent. » On se réjouit aussi du sentiment que prend l’enfant de sa valeur, de son pouvoir d’expression. « Mon fils reprend confiance en lui avec ses succès en peinture. Il doit réussir mieux dans tous les domaines. »

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l’an passé, les peintures exposées à notre stand de vente avaient eu un très grand succès : étonnement et admiration s’y révélaient et les commentaires élogieux ne manquaient pas, chacun disant la joie qu’il ressentait devant un spectacle pour lui nouveau. J’ai voulu faire un pas de plus et essayer d’amener les parents à une discussion amicale sur le dessin d’enfant, technique majeure d’expression. Voici donc les questions que tout dernièrement je leur ai posées : 1) Que pensez-vous des peintures réalisées dans notre classe ? 2) Quels intérêts attribuez-vous aux dessins et peintures d’enfants ? 3) Considérez-vous que c’est là un simple passe-temps ou un moyen d’enrichir la personnalité ? 4) Aimeriez-vous qu’une discussion ait lieu au sujet de ces créations enfantines ? 5) Avez-vous donné une place dans votre appartement aux oeuvres les plus réussies de vos enfants ? 6) Pensez-vous qu’une culture artistique soit nécessaire ? 7) Etes-vous d’accord quelle soit commencée dès à présent à l’appui des créations enfantines ? Déjà, des réflexions de parents me donnent l’impression que la question est mûrie. « Il est à souhaiter, me disait tout dernièrement l’un d’eux, que les loisirs qui ne peuvent qu’augmenter dans l’avenir, puissent être employés à des occupations culturelles et artistiques. » Le grain est semé ! Il faudra beaucoup de soins pour que la récolte réponde à nos espérances. Lors des réunions du groupe départemental, il nous est arrivé à plusieurs reprises d’échanger sur nos relations avec les parents. Nous considérons tous qu’ils doivent être tenus au courant des activités de la classe, mais nous ne devons accepter aucune tentative pour infléchir nos pratiques vers un retour à une pédagogie traditionnelle. J’apprécie la chance de travailler avec des parents qui me soutiennent. Freinet m’encourage à continuer cette coopération : « Tout ce que tu fais en faveur des parents est très intéressant. Il faudrait que nous reprenions tout ce que tu nous dis dans l’Educateur25 ou dans une 25) LE GAL Jean, Les parents et l’école, l’Educateur, n° 4, 15 novembre 1962.

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brochure. Nous aurons surtout à mettre l’accent sur ce fait que les relations avec les parents d’élèves sont pratiquement impossibles avec l’école traditionnelle, puisque la tradition veut que l’école fonctionne en circuit fermé. Ces rapports deviennent au contraire normaux et naturels avec nos techniques. » Au mois de juin, j’annonce aux parents que j’aurai, à la rentrée, un cours double CE1-CE2 et donc qu’une quinzaine d’enfants vont continuer une année de plus avec moi. J’ai proposé au Conseil des maîtres de garder les plus faibles, ceux qui auraient dû redoubler et ceux qui n’avaient pas encore bien assimilé tout le programme. Les connaissant bien, sachant exactement où ils en sont au niveau des acquisitions, je pense pouvoir les faire progresser plus rapidement. Satisfaits par nos relations et le travail mené ensemble, les parents, qui ont suivi nos rencontres, pensent que l’expérience doit non seulement continuer mais s’élargir. Ils lanceront donc, à la rentrée, un appel pour la création d’un Conseil de parents d’élèves au niveau du groupe scolaire avec pour buts : — de donner aux enfants les meilleures conditions de travail possibles ; — d’aider les parents à mieux comprendre leurs enfants par des conférences éducatives ; — de faciliter la coopération des parents et des maîtres.

3. OUVERTURE INTERNATIONALE La revue de la Ligue des Droits de l’Homme avait présenté à plusieurs reprises la situation des enfants dans le monde. C’est pourquoi, j’étais très intéressé par un échange entre les enfants de ma classe et ceux d’un autre pays. Ce sera Cuba. A Cuba, la révolution conduite par Fidel Castro a pris le pouvoir le 8 janvier 1959, chassant le dictateur Batista. Parmi les nombreux Espagnols, réfugiés politiques de la guerre civile et de la Seconde Guerre mondiale, se trouve Herminio Almendros. Militant actif, dans les années 30, du Mouvement espagnol de l’imprimerie à l’École, il participe à la guerre civile, puis trouve asile à Cuba en 1939. Professeur à l’université, il s’engage aux côtés de la révolution

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cubaine. Après la victoire, Castro lui propose des postes importants dans le système éducatif que crée le gouvernement révolutionnaire et lui demande de faire des propositions pour une campagne d’alphabétisation de masse dans ce pays où la moitié des enfants ne sont pas scolarisés. Almendros propose le système des « Cités scolaires » et y préconise la pratique de la pédagogie Freinet. Les 15 et 16 septembre 1961, se déroule le premier congrès des adeptes cubains des Techniques Freinet. Connaissant mon attachement à la défense des droits et des libertés, Freinet me propose alors de correspondre avec une jeune pionnière de l’éducation de Cuba afin de l’aider dans son action éducative. Les enfants acceptent aussi d’écrire. Un vieux militant de la guerre d’Espagne traduira les lettres et les documents que nous recevrons. Nous envoyons immédiatement des lettres, des albums, une enquête sur notre quartier, nos journaux. Dès le mois d’octobre nous recevons nous aussi des lettres, un album d’enfant illustré et un journal tiré avec l’imprimerie de la classe. La vie et les rêves vont pouvoir s’échanger au-dessus de l’Océan. Chers camarades de France Vos dessins et vos lettres m’ont beaucoup plu. Je suis une fille de 14 ans et j’habite une propriété près de l’école. Je me lève de bonne heure, je mets de l’ordre dans la maison et après je vais à l’école. En classe, j’aime écrire et peindre avec des aquarelles. En récréation, nous nous amusons et lorsque je retourne à la maison, après une heure de l’après-midi, nous déjeunons et j’aide maman dans le travail de la maison. Après je sors faire un tour dans la propriété et je donne à manger aux poules. Lorsque papa revient des champs, nous partons chez mes grandsparents. A bientôt chers petits amis. Mercédès

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Au même moment, Freinet publie dans l’Educateur26 un discours de Castro que je fais connaître aux parents de ma classe. Freinet écrit : « L’évènement est, en effet d’importance. Pour la première fois un pays, grand sinon par le chiffre de sa population, du moins par l’influence politique et morale qu’il a pu acquérir dans le monde, adopte officiellement les Techniques Freinet, fabrique le matériel d’imprimerie, édite nos fichiers traduits en espagnol, publie à 60000 exemplaires nos Suppléments BT, nos livres, nos Albums d’enfants. Cuba est en train de faire la preuve que nos techniques sont simples, à la portée du peuple, qu’elles suscitent l’enthousiasme et le besoin de culture et surtout quelles sont mieux à même que les méthodes traditionnelles de former des hommes. Dans un récent discours radiodiffusé, Fidel Castro a présenté au peuple cubain les progrès que représentent et que garantissent les innovations hardies apportées à l’éducation du peuple. Nous sommes heureux de publier la traduction de ce discours, en remerciant Fidel Castro pour son souci lucide et généreux d’une éducation libératrice, M. le Ministre de l’Education Nationale pour la hardiesse des décisions et notre ami Almendros qui reste, à la base, le grand animateur de la révolution pédagogique dont Cuba donne l’exemple éloquent. » Discours de Castro Je vais vous parler un peu de ce que font les enfants dans les Cités scolaires : ils font leurs propres textes. Ils font leurs livres. Quelle différence avec ce que l’on nous a appris à nous dans des livres tout faits d’avance et qui nous étaient étrangers. Nous lisions : M,A, MA ; M,A, MA ; MAMA... Nous ne mettions aucune idée dans tout cela. On nous disait : « Cette lettre se prononce ainsi. Celle-ci se prononce comme ceci... » C’était ainsi que l’on apprenait dans les livres d’hier. Ils ne nous apportaient aucune idée qui nous soit personnelle. On parlait bien du chien, du chat, mais ce chien et ce chat n’étaient pas le nôtre... alors, nous n’y mettions aucune idée, aucune émotion. Nous y apprenions tout de façon mécanique et impersonnelle. 26) l’Educateur, n“ 2, 15 octobre 1961.

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Cette éducation mécanisée a créé un certain type mental, mécanisé aussi et la conséquence en est que beaucoup de gens éprouvent aujourd’hui de grandes difficultés pour écrire simplement leurs pensées car on ne leur a pas appris à partir de cette pensée, à l’éprouver pour ensuite avoir recours à la technique qui permet de la communiquer aux autres. On nous a, au contraire, appris à manier la technique avant d’avoir une idée à exprimer. Aujourd’hui, dans nos Cités scolaires, les enfants ont des imprimeries. Ils vont en promenade, visiter tout ce qui les intéresse dans la Nature ou dans le domaine de l’économie. Ils observent et ensuite quand ils rentrent, ils se réunissent avec leurs professeurs, racontent ce qu’ils ont vu, en discutent, demandent des explications, émettent toute une série d’idées, de projets très vivants et réels. Le meilleur travail des élèves est retenu, écrit au tableau, et à nouveau discuté avant que d’être imprimé. Ainsi, vous le voyez, les enfants sont leurs propres juges et ils s’entraînent à sélectionner leurs meilleurs travaux. Ll en résulte de beaux récits qui sont les pages d’un livre remarquable pour chaque enfant qui jour après jour acquiert des connaissances liées à sa propre vie, et c’est ainsi que s’est développé un esprit ouvert à tout et qui perçoit et enregistre tout. Les petits ouvrages réalisés par ces enfants en sont l’éclatante démonstration. Par ailleurs, ils font de la peinture et toutes les techniques d’expression artistique. Ils ont eux-mêmes exécuté les gravures qui illustrent leurs petits cahiers et leurs livres. Tout est ici très personnel et vivant. Voici une page d’un livre ainsi réalisé : Une excursion Dimanche, nous sommes allés, avec quelques camarades au centre Bartolomé Maso. A notre arrivée, on nous a donné de la guarapa. On nous a montré toutes les machines. Comme le sucre avait une belle couleur dorée ! Ramon ORTI C’est certes enfantin, mais vous pouvez vous rendre compte par vousmêmes que tout ce qu’écrivent ces enfants ne leur a pas été apporté tout fait de la ville. Ils disent les choses qu’ils ont observées aux champs, tous les évènements qu’ils ont vécus. Il est surtout nécessaire d’exprimer

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seulement les choses que l’on connaît bien pour arriver à bien penser. Vous voyez, ces humbles cahiers d’enfants, ils sont pour moi des morceaux de littérature parce qu’ils reflètent les thèmes profonds de la vie des enfants, leurs aspirations, leurs rêves, ce qu’ils aiment et aussi ce qui retient leur curiosité, ce qu’ils voient dans un cirque comme ce qu’ils observent dans une centrale sucrière, dans un bateau, dans tout ce qui les entoure. C’est ainsi qu’ils s’habituent à utiliser l’écriture comme moyen d’expression de leurs idées. Ils ne feront pas comme beaucoup qui voudraient écrire quelque chose sans savoir quoi écrire. Ceux-là emplissent leur écriture d’idées creuses, vides, qui ne veulent rien dire. Ils ne savent pas que l’on écrit facilement lorsque l’on a pensé. Il ne s’agit pas, enejfet, de rechercher une idée pour écrire. Ilfautprendre ses propres idées, avoir quelque chose à dire, à communiquer, avoir d’abord une pensée riche et fertile. Alors se développera d’une manière fantastique l’intelligence vraie de ces enfants qui très certainement nous dépasseront dans tous les domaines. Mais c’est maintenant la grande campagne d’alphabétisation qui commence. Nos correspondants sont partis dans la montagne apporter leur coopération aux enfants et aux adultes. A leur retour, en janvier 1962, nous recevons à nouveau des lettres. Chers amis Je me souviens de vous, enfants de France, avec affection. Je ne vous avais pas écrit parce que les écoles de Cuba étaient fermées, à cause de l’année de l’alphabétisation. Elèves et maîtresse ont été par montagnes et vallées. C’est pour cela que nous ne vous répondons que maintenant. Avant nous n’avions pas de relations avec d’autres écoles. Depuis, nous avons établi une correspondance amicale, avec une école de la Havane et une de Las Villas. Maintenant, je ne perds pas de temps et je vous écris. Nous vous envoyons plusieurs choses. J’ai été élève de l’école « Martires de la Patria ». J’ai terminé le 6e degré mais comme j’habite près de l’école, je continue à participer à la coopérative avec beaucoup de plaisir, pour aider davantage notre révolution socialiste. Avec mon meilleur souvenir. Asuncion

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Chers amis de France Mon papa a une étable pour vaches laitières. Notre révolution a des pionniers rebelles. Si vous pouviez venir tous, nous serions heureux. La révolution est si grande qu’il n’y a plus d’ignorants. Tout le monde est monté dans la montagne semer le fruit de la vérité. J’ai un cousin qui a fait partie des enseignants. Près de la maison, se trouve une très grande ferme où ils élèvent des vaches, des cochons et des canards. Ils font du fromage et vendent des canards. Notre devise est « Patrie ou mort, nous vaincrons ». Je m’appelle Susana et fai 9 ans. A bientôt camarades. A travers les lettres, on voit que la campagne d’alphabétisation et les luttes contre les forces réactionnaires ont été des facteurs importants d’éducation politique des enfants et que les Techniques Freinet ont trouvé leur place dans l’école cubaine. Nos échanges reprennent. Je suis évidemment profondément intéressé par la naissance d’une pédagogie populaire dans une société qui lutte pour sa liberté. Le 28 mars 1962, nous envoyons une lettre, des albums, des peintures. J’y ajoute des livres et des documents pédagogiques que l’institutrice, toujours aussi enthousiaste, me demande. Nous nous excusons de ne pas vous avoir écrit plus tôt. Nous attendons votre colis avec impatience. Nous serons heureux de lire votre album et vos textes. Les Art enfantin sont pour votre bibliothèque. Nous dessinons de beaux dessins que nous envoyons à Madame Elise Freinet. Elle a publié deux de nos dessins dans « Art Enfantin ». Nous vous envoyons des pièces françaises. Voulez-vous nous envoyer quelques pièces cubaines et quelques timbres ? Nous en ferons une exposition dans notre école avec vos lettres et tous vos documents. On aimerait beaucoup aller vous chercher en avion. Vous seriez bien avec nous. Voyez-vous passer le paquebot France ? Nous vous avions envoyé un

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album sur son lancement à Saint-Nazaire. C’était la première fois que nous regardions la télévision dans la classe, ^installateur nous l’avait prêtée. Regardez-vous la télévision ? Fait-il chaud chez vous ? Chez nous c’est leprintemps mais aujourd’hui il pleut. Température à 9h : 10°, à 14h, 12°. Quelle est la plus forte température chez vous ? Nous sommes sortis dans les champs près de l’école. Les fleurs s’épanouissent. Lesfeuilles commencent à pousser. Les oiseaux construisent leur nid. Je tiens Freinet au courant de nos échanges. Dans une lettre du 27 avril 1962, il m’encourage à continuer : Oui, il nous faut cultiver davantage l’amitié cubaine, d’autant plus quelle est en difficulté. Après un excellent départ sous la direction de Almendros, un excès de planification risque d’amener une réaction scolaire assez sensible. Les dirigeants cubains toujours si attachés à la primauté de la personnalité, sauront-ils réagir à temps ? Je vais passer l’extrait de lettre que tu me communiques à la rubrique CUBA de notre soirée internationale en invitant les camarades à accentuer leur liaison de correspondance. Nous en parlerons plus longuement cet été à Vence où nous serons très heureux de t’accueillir. Mais nous ne recevons plus de nouvelles de Cuba. Je m’en inquiète auprès de Freinet. Y aurait-il eu un différend entre Freinet et les éducateurs cubains ? Je suis au courant de l’embargo des EtatsUnis sur la production sucrière de Cuba et de l’agression des forces contre-révolutionnaires, qui ont amené Fidel Castro à se rapprocher des Soviétiques. Cela a-t-il eu des répercussions sur l’organisation de l’école cubaine ? Freinet répond à mes interrogations, le 3 mai : « Un mot sur les relations avec CUBA. Non, le différend n’a nullement été entre nous et les éducateurs cubains, ni notre ami Almendros qui en a toujours été l’animateur. Ce sont des difficultés d’un autre genre. Tu sais que depuis quelques mois les Soviets se sont de plus en plus imposés à Cuba et que s’y imposant politiquement, ils ont une tendance naturelle à y imposer leurs pratiques éducatives. Or leurs pratiques éducatives, pour ce qui concerne surtout le 1er degré, restent

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excessivement traditionnelles et c’est pourquoi l’URSS est totalement contre nos techniques, qu’il n’y a pas moyen de les faire étudier par les Instituts pédagogiques d’URSS, que les contacts restent pour ainsi dire rompus. Il est naturel donc que, arrivant à CUBA, ils s’efforcent d’éliminer, doucement, sans heurt, notre pédagogie. Notre ami Almendros en est très affecté. Le tempérament espagnol s’accommode fort mal de cette autorité. Mais nos amis de CUBA parviendront-ils à remonter la pente ? Nous n’en savons rien. » Herminio Almendros, dans son ouvrage27 , la Escuela Moderna réaction o progreso ? indiquera, que dans ce contexte, ce sont des enseignants français communistes, (Georges Cogniot, Roger Garaudy, Georges Fournial) qui, lors d’une visite à Cuba, ont déconseillé l’utilisation de la méthode Freinet au Ministère de l’Education. Une grande aventure se termine pour les enfants, pour moi et pour la pédagogie Freinet qui avait trouvé à Cuba l’environnement politique et populaire correspondant à ses principes et à ses objectifs d’éducation des enfants du peuple. Et c’est avec une grande tristesse que je pense à l’enthousiasme éteint par la réaction stalinienne, de notre jeune amie pionnière de l’éducation. Désormais, je ne pourrai plus concevoir notre classe sans échanges avec un autre monde, une autre culture, ni mon engagement sans une dimension internationale, ce qui m’amènera, plus tard, à prendre des responsabilités au sein de notre Fédération Internationale des Mouvements d’Ecole Moderne, à être responsable des relations internationales dans le Comité directeur de l’ICEM et à relancer la pédagogie Freinet au Sénégal, une aventure humaine et éducative qui va marquer mon chemin militant. Mais pour l’instant place aux vacances ! Cette année, elles seront plus calmes. Nous participerons aux Journées de Vence auxquelles Freinet invite, chaque année, un certain nombre de travailleurs et de responsables du mouvement. Je vais enfin pouvoir faire la connaissance de Freinet et de tous ceux 27) ALMENDROS Hermini, La Escuela Moderna ; réaction o progreso ?, Editorial de ciencias sociales, La Habana, 1985.

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dont je lis avec intérêt les articles. Et puis, ce sera un retour aux origines de notre aventure. Freinet nous a proposé de venir dès le début août afin d’aider à ce que l’Ecole tourne normalement avec la dizaine d’enfants qui y restent. En même temps j’aiderai les camarades qui travaillent les fiches-guides, les SBT28 et l’Educateur : Bourdarias, Deléam, Pellissier...Malheureusement nous ne pouvons arriver que pour les Journées. Freinet nous accueille avec cordialité. Un mot aimable pour chacun. Nous nous sentons chez nous ! Travail aux fichiers... discussions à l’ombre... débats du soir où je me contente d’écouter... Et puis, ce qui restera gravé dans mes souvenirs, des échanges avec Freinet sur Makarenko, la pédagogie soviétique, la défense des droits de l’homme et l’action à mener sur le plan départemental. L’ICEM est une coopérative de travailleurs et chacun doit y apporter sa part, comme dans la classe coopérative. Le travail ne manque pas et chacun peut donc trouver ce qui lui correspond le mieux : perfectionnement des outils d’apprentissage, réalisation de BT, approfondissement des techniques, recherche... Les champs d’investissement sont aussi divers que les dimensions de notre pédagogie. Toutes les sensibilités peuvent donc trouver à s’investir. Ce qui importe, c’est la confiance qui lie tous les militants pour faire avancer l’œuvre commune. Mon chemin personnalisé au sein de notre mouvement commence à se dessiner. Freinet m’encourage à poursuivre ma réflexion. Il m’apportera, avec Elise Freinet, son soutien.

28) Freinet a créé en 1932 la Bibliothèque de Travail (BT), une revue de docu­

mentation scolaire. La SBT est un supplément, plus technique, par exemple pour l’étude du milieu, des animaux, etc.

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Renforcement de ma cooperation avec Freinet et Elise Freinet 1. Elise Freinet et le défi de l’art enfantin Je regrette de n’avoir pas pu faire la connaissance d’Elise Freinet que je tiens régulièrement au courant de nos tâtonnements mais aussi des actions menées pour que de plus en plus de classes participent aux circuits dessin quelle a initiés. Elle sait que « l’Art enfantin n’est pas encore une activité bien prônée par les mordus des techniques modernes. » Elle souhaite donc que nous continuions à alerter les camarades sur la nécessité de l’expression artistique mais aussi que nous nous lancions dans la création de contes. Pour nous, ce sera une nouvelle aventure, avec Guidou, le chat sauvage, qui deviendra après de multiples péripéties, « le poisson chat » de l’Art enfantin de mars-avril 1963. Durant toute cette année, dans la classe, nous poursuivons notre avancée. Notre coopérative recevant toujours l’aide de l’amicale de l’école, je peux multiplier les ateliers techniques qui permettent aux enfants de magnifier leur expression graphique. Elise Freinet a retenu deux de nos créations pour son magnifique livre-album, L’Enfant

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artiste29, qui doit permettre d’acclimater l’expression graphique dans toutes les classes de villages et de villes. Pour Freinet et Elise Freinet, « il faut pour élargir le champ de la pédagogie ne pas se sentir ligoté, limité par une simple pédagogie d’acquisition ». Alors, « dans l’ambiance de compréhension et d’amitié de nos Ecoles Modernes s’éveillent des valeurs qui ne sont point prévues aux programmes scolaires. Telles sont les créations d’art et de poésie qui donnent à nos humbles écoles publiques leur plus émouvant visage. Ce sont les fleurs de la sensibilité enfantine et de la sollicitude du maître. Elles n’éclosent que dans un climat de confiance et de liberté où la sympathie et l’accueil viennent à la rencontre des initiatives les plus secrètes. » A nous donc de porter maintenant le message. Dans notre groupe départemental, expositions itinérantes, circuits-dessin boule de neige, ateliers techniques, rencontres... font avancer la place de l’art enfantin à grands pas. Nous participons, par de nombreuses peintures, à l’exposition du congrès de Niort. Au troisième trimestre, nous organisons, successivement dans plusieurs villes du département, une exposition d’une centaine de peintures, gravures, poteries, tapisseries... Grâce à la coopération des Conseils de parents d’élèves, les visiteurs sont nombreux. A chaque étape, Maurice Pigeon présente un exposé sur la valeur psychologique et thérapeutique du dessin libre. Cette action, rapportée par la presse locale, bénéficie évidemment à toutes nos classes. Désormais l’importance de l’expression libre graphique et picturale est reconnue par les parents, mais elle a aussi d’autres effets tant pour notre groupe que pour ma classe ellemême. Le Musée des Beaux Arts, qui n’a pas oublié le magnifique ensemble artistique présenté lors du congrès de Nantes en 1957, propose de nous accueillir à nouveau dans ses murs en juin 1964. C’est un défi que nous décidons de tenir en étant conscients des enjeux. C’est pourquoi, nous commencerons l’année par une journée consacrée à l’expression graphique et picturale. La responsabilité en 29)

FREINET Elise, l’Enfant artiste, Cannes, Editions de l’Ecole Moderne, 1963.

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est confiée à notre classe. Comme j’aurai à nouveau un CE1-CE2, les enfants rôdes à la technique du dessin au tableau la présenteront pour la première fois en public, en présence de Maurice Pigeon et du Docteur de Mondragon. L’après-midi, Michel Debiève, artiste nantais et gendre de notre vieil ami René Daniel, nous initiera à de nouvelles techniques artistiques. Un journaliste de Ouest-France est venu voir fonctionner les ateliers de notre classe. Il est séduit par nos créations et, après accord de la direction du journal, il nous propose de créer la première page, réservée à un artiste nantais, pour la mi-carême de Nantes au mois de mars. Nous en rediscuterons à la rentrée avec le nouveau groupe. Je ne peux m’engager pour eux car ce sera une nouvelle orientation dans notre activité : la création sur commande.

L’Art enfantin, une priorité de notre nouvelle année L’Art enfantin sera donc une des priorités de notre nouvelle année qui commence d’ailleurs par une immense surprise. A l’occasion de la sortie du livre d’Elise Freinet, l’Enfant artiste, le directeur de la PEBEO30, C. Chaveau, lui a proposé de parrainer deux classes-artistes. Il leur fournirait tout le matériel dont elles auraient besoin : gouaches, encres, pinceaux, palettes, papier... En échange, elles lui enverraient quelques œuvres d’enfants destinées à une action de diffusion de la création artistique. Elise Freinet a choisi notre classe. Cette reconnaissance m’ouvre des perspectives inespérées mais je ressens aussi combien elle est source d’exigences. Désormais notre chemin « Art enfantin », commencé par hasard un jour d’été à Vence, et qui a déjà tant apporté de joies aux enfants et à moi-même, ne devra plus s’arrêter. Ce parrainage, qui va durer tant que je serai instituteur, va offrir à la créativité des enfants des matériaux de qualité. Mais il va aussi nous permettre de nombreuses expérimentations dont je retiendrai particulièrement la création de fresques en relief à l’école et à la 30) La PEBEO est une entreprise de Marseille qui fabrique des couleurs pour les Beaux Arts et les loisirs. Elle offre un grand choix de peintures, encres, pinceaux,

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Communauté d’Emmaüs31 , et l’invention de la technique de l’encrevapo, lors l’illustration du Moulin de papier que Maurice Carême32 nous avait demandée. Nos cartes lumineuses et colorées à l’encrevapo ont fait le tour du monde, portées par les organisations tsiganes33 , l’Université Coopérative Internationale d’Henri Desroche, les participants à notre atelier de la RIDEF sur les droits de l’enfant... Aujourd’hui encore, créés par des enfants dans un atelier de solidarité internationale, elles ont permis de venir en aide à nos amis sénégalais de Diawar. Grâce aux conseils et au soutien d’Elise Freinet, à l’aide devenue amitié de C.Chaveau, et surtout aux capacités créatrices des enfants, l’Art enfantin a éclairé mon chemin d’instituteur Freinet. Il m’a aussi ouvert de multiples relations, dont celles avec des artistes et des poètes qui nous ont enrichis de leur vision du monde et de leurs apports techniques. Ma dette envers Elise Freinet est immense. C’est pourquoi, modestement, de stages en rencontres internationales, d’ateliers en expositions, d’articles en conférences, en m’appuyant sur mon expérience si laborieuse en ses débuts, je n’ai jamais cessé d’aider ceux qui démarrent, car parti de rien, en 1959, je sais combien il est important d’être accompagné. Lorsque, sortis des stages et des congrès, les yeux encore illuminés des riches et multiples lumières des créations enfantines, nos jeunes camarades se retrouvent face à leur réalité quotidienne, ils sont souvent déçus. Chacun s’attend à voir immédiatement jaillir des ateliers improvisés parfois à la hâte et dans l’enthousiasme, des oeuvres comparables à celles qui chaque année font éclater en gerbes de couleurs nos expositions. Hélas, les graphismes sont pauvres, les couleurs mal harmonisées, les incidents fréquents. Alors, iis se prennent à douter, à douter d’eux-mêmes, à douter des enfants, à douter de l’honnêteté des camarades. Il leur faut apprendre la patience. Les créations de l’enfant sont des fleurs 31) LE GAL Jean, Notre fresque en relief, in Constructions et sculptures d’enfant, Cannes, CEL, 1978. 32) CAREME Maurice, Le Moulin de papier, Paris, Fernand Nathan, 1973. 33) LE GAL Jean, Les enfants tsiganes aussi..., Créations, n° 52, juin-juillet-août 1991.

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qui ne naissent que dans un climat de confiance, de joie, de calme, que l’organisation concrète du travail doit contribuer à promouvoir, puis à entretenir.

Vers le psycho-grapho-drame C’est la première fois que nous présenterons à un grand public notre pratique du « dessin au tableau ». Notre Conseil de coopérative, déjà surchargé dans son fonctionnement habituel, ne peut accorder le temps nécessaire à une organisation qui doit être minutieuse. Je propose donc un conseil extraordinaire que j’animerai. Ce sera aussi une occasion d’affiner un processus que chacun connaît bien maintenant : propositions-discussion-décisions-applications. Tous les enfants ne pourront être présents car nous aurons beaucoup d’invités. Alors combien ? qui ? qui présentera un dessin au tableau ? comment disposer la salle ? Et voilà le grand jour arrivé. Les soixante invités sont installés un peu partout. C’est le silence lorsque Paul nous dévoile un dessin riche en graphismes et en couleurs et raconte : Le papa du petit garçon veut tuer sa maman, alors le petit garçon (celui qui est sur la route) a mis le feu à la maison. Son frère a mis des pointes pour crever les pneus de la voiture et il a pris la voiture. Il a emmené son chat, une valise et une tente. Il a mis une chaise pour s’asseoir. Il a fait un petit volant. Il a fait : tut ! parce qu’il avait devant lui des bohémiens qui avaient une trottinette. Ils vont manger des cerises. Le cerisier est au papa. Un oiseau voulait en manger. L’escalier de la maison est tout cassé. Il y a des trous dedans. Les fenêtres sont en bois. La vipère veut manger une fleur. Elle n’est pas contente parce qu'elle voit que le camion va l’écraser. Le petit gars qui est sur la route va se marier avec la maman. Dans le ciel se trouve une mouche. Autour de l’arbre, se trouve une grille pour empêcher les enfants de monter à l’arbre. Puis il donne la parole à ses camarades. Q -Pourquoi le papillon a une aile plus courte que l’autre ?

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R -C’est le petit gars qui l’a coupée. Q -Est-ce qu’il y a du feu dans la cheminée ? R -Il avait mis du bois et une allumette et ça a pris. C’était un tuyau en fer tout cabossé. Q -Pourquoi ont-ils volé une trottinette ? R -Parce qu’ils avaient la flemme de marcher à pied. Q -Pourquoi la voiture n’a pas de portes ? R -Elle est fermée à clé pour que personne n’entre dedans. Q -Pourquoi il y a un petit chat devant ? R -Le grand gars a emmené le père chat car il aime mieux le père et il a laissé la mère. Q -Pourquoi la maman a-t-elle les mains en l’air ? R -Parce que le père a dit « haut les mains ! ». Q -Pourquoi veut-il tuer la mère ? R -Parce qu’il est méchant et qu’il est saoul. La maman avait mis du poivre dans son assiette. Q -Le petit gars aime-t-il mieux son papa que sa maman ? R -Le petit gars aime mieux la maman et le grand gars le papa. Q -Pourquoi le papa a-t-il le nez rouge ? R -Parce qu’ils ont froid. Q -Pourquoi a-t-il emmené le chat ? R -Pour qu’il fasse les commissions. Q -Est-ce que le petit gars part aussi ? R -Il reste avec sa maman. Q -Le soleil va assommer le monsieur avec sa pipe ? R -Non car elle est en bois. Q -On dirait que le soleil rit ? R -Non il pleure parce qu’il voudrait manger les cerises mais le papa ne veut pas. La dame a un oeil au « coquart » et des talons hauts. Q -Que tient le papa à la main ? R -Le papa a un couteau qu’il a pris à la maison. La dame ne s’est pas peignée ce matin, parce qu'elle avait peur que le feu prend dans sa jupe. C’était une jupe de mariage et le petit gars avait pris le costume de mariage de son papa. Le grand, quand il allait à l’épicerie avec son chat, il volait. Le petit chat disait au revoir et il volait aussi.

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Q -Pourquoi la voiture est cabossée ? R -C’est la voiture qui a tout pris. Elle voulait écraser les bohémiens. Il a été puni. Q -Pourquoi le petit garçon a-t-il fait un petit volant ? R -Parce qu’il était grand et prenait toute la voiture. Q -Pourquoi le petit gars a-t-il voulu écraser les bohémiens ? R -Parce qu’il ne les aime pas. Q -Ta dame a les talons carrés ? R -Parce que c’est un cordonnier qui les a faits et il les a mal faits. Q -Pourquoi il n’y a pas d’herbe ? R -Le monsieur a tout arraché l’herbe, il cassait les fleurs et les jetait à la poubelle. Q -Son papa va gronder le grand gars parce qu’il a pris la voiture ? R -Non, il est sourd, il n’entend rien. Q-La dame a un grand nez, c’est parce quelle a menti ? R -Non quand elle mange son nez grandit. Q -Le grand gars va entrer dans l’arbre avec sa voiture. Il va prendre toutes les cerises ? R -Le grand gars savait conduire, son papa lui a appris. Le petit gars ne sait pas, il voudrait bien apprendre. Q -Pourquoi le papa a une culotte courte ? R -Il a une culotte courte parc qu’ils sont pauvre, ils aiment mieux acheter un camion et des jouets pour leurs petits enfants. Voici venu le temps du jeu dramatique. Paul choisit ses partenaires et devant des spectateurs attentifs, les personnages de l’histoire s’animent, se parlent, créent de nouvelles relations. Chacun est bien conscient que Paul, à travers la richesse de son imagination créatrice et son histoire, nous a dévoilé des conflits, des angoisses. Aujourd’hui, il est heureux d’avoir été le centre de l’attention générale. La fête est finie. Les enfants rentrent chez eux et le débat commence... par un grand silence. Je connais la situation familiale de Paul mais je me dois de ne pas

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la dévoiler. La mésentente conjugale est très grave et le perturbe fortement. Son père boit, préfère son fils aîné et le rejette. Sa mère l’entoure d’une grande affection. Il lui est très attaché et a beaucoup pleuré à l’école maternelle. Il demeure très infantile et est très sensible à toutes les remarques que je peux lui faire. Son comportement parfois agressif lui attire souvent des critiques au Conseil. Même si nous comprenons ses problèmes, nous lui demandons de respecter les règles de vie commune. Alors je m’interroge : L’expression libre révèle les problèmes affectifs de l’enfant. Elle me semble lui permettre une certaine libération mais est-ce suffisant ? L’éducateur doit-il être aussi un thérapeute ? Mais alors comment ? Nous sommes ici dans un champ qui ne nous est pas familier. Aussi nous laissons la parole aux spécialistes. Pour Maurice Pigeon, le pédagogue doit rester un éducateur. Il doit rappeler les normes sociales à respecter dans le groupe, alors qu’un psychothérapeute, en entretien de tête-à-tête peut accepter des comportements parfois violents sans esprit normatif. Et il ne peut être question pour l’éducateur de faire prendre conscience à l’enfant de ses problèmes. Par contre, il doit le faire pour lui, sans en faire part à l’enfant, et émettre des hypothèses que ses observations confirmeront ou pas. Cela lui permettra d’avoir une « attitude thérapeutique ». Le docteur de Mondragon pense que les textes libres, les dessins libres peuvent apporter au pédagogue une connaissance indispensable de l’enfant. Mais pour comprendre ce que l’enfant y projette ( angoisse, sentiment d’échec, espoirs...), encore faut-il qu’il connaisse bien sa situation personnelle. La liberté d’expression enrichit l’enfant car elle lui permet d’extérioriser et de matérialiser ses élans créateurs, ses choix. Elle contribue à lui donner confiance en lui-même. Mais elle n’est pas automatiquement un moyen de libération. Si l’enfant doit surmonter des obstacles psychologiques importants, elle n’est pas suffisante pour les lui faire franchir. Ils le seront souvent dans la mesure où le pédagogue, par sa connaissance personnelle de l’enfant, par l’interprétation de ses projections, pourra le guider individuellement, orienter ses choix, indiquer aux parents

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les conflits qu’il constate et, avec eux, chercher les moyens de les résoudre. C’est effectivement lui demander une tâche à laquelle il n’a pas été préparé. Le docteur de Mondragon estime que les enseignants doivent apprendre à utiliser la psychologie pour épanouir tel ou tel enfant dont ils prennent en charge l’éducation et qui éprouve des difficultés conflictuelles. Il y a beaucoup à découvrir, à expérimenter sur ce plan dans le domaine pédagogique. Cette conception nouvelle de l’éducation, définie comme une hygiène mentale au lieu d’être un apprentissage, est au cœur du débat entre l’éducation d’hier et celle d’aujourd’hui. La position du docteur de Mondragon nous interpelle. Nous décidons de poursuivre la réflexion et nous ferons le point, avec sa participation, lors du stage du Château d’Aux en août 1965. Etant particulièrement intéressé par cette orientation de notre action éducative, je sollicite l’avis de Freinet qui m’apparaît contradictoire avec celui du docteur de Mondragon. Freinet est « persuadé que l’expression libre est à elle seule thérapeutique : elle libère physiologiquement mais aussi en conséquence psychiquement. Des circuits qui se bloquent sont rétablis ». Il ne peut y apporter une explication scientifique mais « il suffit pour s’en convaincre de considérer à quel point les intéressés prennent un nouveau visage reposé et enhardi qui est bien la transcription physiologique de changements plus profonds intervenus ». Il hésite à conseiller aux éducateurs une action plus poussée. Pour ce faire, il faudrait « une longue et minutieuse préparation qu’on ne pourra jamais donner aux éducateurs ». Or, au mois de décembre, cette opportunité m’est offerte. Maurice Pigeon et le docteur de Mondragon vont bientôt ouvrir, et diriger, le Centre Médico Psycho Pédagogique de Nantes. Une classe y sera annexée. Ils me proposent d’en être le responsable. Je pourrai y poursuivre librement mes recherches tant sur la dimension thérapeutique de l’expression libre que sur la dimension institutionnelle de la classe coopérative. Mais il me faudra pour cela être titulaire du Certificat d’Aptitude à l’Enseignement aux Inadaptés

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(CAEI). Or un centre de formation va s’ouvrir à Nantes en septembre 1964. Maurice Pigeon en sera le directeur. Les stagiaires pourront aussi suivre les cours du Certificat de psychologie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université. Je disposerai donc d’une année entière pour me donner les compétences théoriques qui me manquent. Je pourrai aussi poursuivre la réflexion sur les institutions de la classe coopérative. Nous commençons à parler d’autogestion. Me voilà à nouveau à une croisée de chemins. Le choix est trop tentant pour que je puisse le refuser. Le chemin semble donc tout tracé mais j’apprendrai, au cours du stage, que la classe du CMPP ne sera pas créée. Je serai nommé en classe de perfectionnement à Rezé, dans l’école du quartier de Ragon qui accueille un grand nombre d’enfants du voyage. C’est une aventure imprévue qui va commencer et qui va durer vingtcinq années. Evidemment le dessin au tableau va y trouver une place privilégiée. Le stage de formation m’a permis de me familiariser avec la psychologie, la psychopathologie et la psychanalyse. Je peux maintenant m’orienter vers le psychodrame. L’ouvrage du Dr Widlocher34 me sert de référence car j’avance très prudemment dans ce qui est devenu un véritable psycho-grapho-drame. J’observe avec attention les différents rôles choisis par l’enfant, les représentations qu’il donne lorsque le père et la mère apparaissent dans l’histoire racontée, sa place dans l’organisation du jeu dramatique... Elise Freinet suit aussi de près cette expérience et me demande de la présenter dans Art enfantin en me centrant sur le cas d’une enfant aux riches créations qui lui ont permis d’être reconnue par le groupe et de s’ouvrir aux relations sociales.

Psychodrames quotidiens Art enfantin, n° 35-36, mai-août 1966 34) WIDLÔCHER Daniel, le Psychodrame chez l'enfant, Paris, PUF, 1962.

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ALINE la petite gitane, à la longue tresse brune, qui m'était apparue, le jour de la rentrée scolaire, déshéritée, parmi tous ces déshérités qu’une intelligence aux possibilités réduites avait réunis dans ma classe de Perfectionnement, ne paraissait pas cacher, en elle-même, une sensibilité profonde : mal socialisée, elle se montrait agressive avec les autres enfants et usait d’un langage grossier, témoin expressif d’un milieu fruste. A tout moment elle poussait des cris et riait aux éclats sans aucune raison apparente. Qu’allais-je pouvoir faire pour ouvrir cette enfant aux relations sociales, sans lesquelles aucun être humain ne peut vivre pleinement son destin d’homme ? Quelle serait la voie royale qui pourrait l’aider à sortir de cette impasse, où elle se trouvait enfermée ? Je n’eus pas à chercher, elle la découvrit, elle-même, très rapidement. Elle fut la première à s’emparer des pinceaux et des couleurs aux nuances multiples, que l’atelier-peinture offrait généreusement. Ce contact n’alla pas sans incidents, mais je découvris, avec surprise, dans une création réalisée avec maladresse, la promesse d’une riche palette et de graphismes originaux. Cela contrastait tant avec la pauvreté graphique et picturale de la plupart de ses camarades, que quatre à six années d’échecs scolaires et d’humiliations n’avaient certes pas préparés à l’expression libre artistique, que je me demandai : « Comment a-t-elle pu conserver cette fraîcheur d’expression, cette créativité, cette spontanéité ? L’école ne lui a guère dispensé de joies, mais la famille, malgré ses carences, a peut-être su lui garder cette fraîcheur de l’enfance ? » J’appris bien vite que sa famille s’était montrée plus souvent frustratrice que gratifiante, comme en témoignent ses textes libres riches de joies, centrés sur le personnage d’une mère quelle aime, mais dont la réalité est fort éloignée de l’image quelle s’est créée. La maman, analphabète, victime de sa propre éducation, élève seule six enfants dont Aline est l’aînée, et malgré sa bonne volonté, ne peut donner que ce quelle a ellemême reçu. Ma question restera donc sans réponse, le mystère demeurera sur ces créations qui naissent, issues on ne sait d’où. Qu’importe après tout de connaître la source profonde d’où l’art jaillit, mon rôle n’est-il pas surtout, d’éviter quelle ne tarisse et de déblayer les obstacles pour que le torrent naissant devienne, un jour, un fleuve riche de toute l’expérience

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amassée le long des pentes, et les pentes sont nombreuses pour qui veut s’y risquer. Mais regardons plutôt Aline dans une technique quelle affectionne particulièrement. Aujourd’hui, présidente de jour, Aline a le privilège, tant envié et tant attendu, de partir à la conquête du tableau, c’est-à-dire quelle va pouvoir dessiner tout à son aise, en long et en large, au gré de sa fantaisie. Elle prend possession de tpute la surface, sans aucune hésitation. La craie court et les solitudes se peuplent de graphismes. Cette impatience d’expression témoigne d’un besoin puissant qui a trouvé sa voie libératrice : trois petits cochons, une dame et son chien, une chèvre, les personnages du « drame » sont en place. Et maintenant commence l’effort décoratif qui devra transformer le tableau en un ensemble de formes et de couleurs, plaisant à l’oeil et propre à attirer les félicitations des camarades. Aussi Aline travaille-t-elle avec soin, s’éloignant parfois du tableau pour y jeter un regard critique ou pour solliciter l’avis d’un spectateur momentanément désoeuvré. Mais voici venue pour elle, l’heure de présenter son « œuvre » au « chœur » qui prend place : « Oh ! il est beau ton dessin ! — Tes cochons sont originaux. — Ton soleil aussi. — Tu aurais dû fignoler ton arbre. — Raconte-nous ton dessin ». Chacun est impatient de connaître le « thème » car, tout à l’heure, tous ces personnages figés vont devenir réalité et s’animer, au cours du jeu dramatique qui suivra le commentaire. Aline hésite, elle a encore un peu honte d’elle-même devant cet auditoire pourtant amical et réceptif, elle rit pour cacher sa gêne, puis elle se décide : « C’est trois petits cochons qui se moquent d’une dame parce quelle n’a pas d’enfant. Ce sont des gendarmes. La dame n’a pas d’enfant parce quelle a son petit chien. Elle aime mieux son petit chien que les enfants. Une chèvre s’est cachée. Le soleil rit. » Comme lors de chaque séance, le « chœur » s’anime et entre le créateur et lui, naît un dialogue dynamique qui révèle, souvent mieux que

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l’explication dialoguée « enfant-maître », les tendances profondes de l’enfant : « C’est beau ! — On dirait un poème. — Tu pourrais le chanter. —Mais pourquoi la chèvre s’est-elle cachée ? —Parce quelle avait volé de l’or et les gendarmes la cherchent « de partout ». — Pourquoi la dame n’aime pas les enfants ? — Parce qu’ils sont embêtants, ils font que des bêtises et ils répondent à leur maman. — Et les cochons comment ils s’appellent ? L’échange se termine par une question devenue traditionnelle. « Qui voudrais-tu être dans ton dessin ? » Quel rôle aura la préférence d’Aline ? — celui de la dame qui n’aime pas les enfants et qui est peut-être l’image de sa mère ? — celui du petit chien qui a la joie d’être l’objet d’un amour exclusif? — celui d’un gendarme, gardien de l’autorité ? — celui de la chèvre, qui s’est mise en marge des lois de la société ? Spontanément, elle choisit d’être la dame et, seule, devant tous, elle crée ce personnage en inventant les répliques et les gestes qui le définissent. Puis, elle anime un dialogue imaginaire, sa voix et son attitude variant suivant le rôle quelle interprète... Mais le temps s’écoule trop vite à notre gré et je dois inviter Aline à choisir des acteurs parmi ses camarades qui attendent, impatients, les trois coups qui annonceront l’ouverture du psychodrame. Les mains se tendent! « Moi ! moi ! — Je voudrais être un cochon ! — Et moi, le petit chien ! — Et moi, la dame...! » Point de convergence de toutes ces sollicitations, Aline se sent grandie mais aussi un peu débordée. J’interviens et les heureux élus peuvent prendre place dans notre espace conventionnel où, sans costumes, sans

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décors, sans artifices d’aucune sorte, ils vont devoir, à la manière des acteurs de Copeau, Brecht ou Pirandello, créer leur propre rôle à l’intérieur d’un thème commun. Chacun participe pleinement à cette improvisation que j’arrête au moment où la tension devient trop forte. Nous examinons alors, ensemble, comment chaque personnage a été interprété. Le calme revenu, les acteurs changent. Aline, après avoir été la dame, puis le petit chien, se transforme maintenant en gendarme. Hélas ! Tout a une fin. Mais pourquoi regretter ? Demain, comme le souhaitait Moreno35 , auteur, acteurs et spectateurs s’épanouiront à nouveau dans l’émotion commune et renaîtra « le théâtre dans sa forme la plus pure, le théâtre du génie créateur, de l’imagination radicale, le théâtre de la spontanéité ». Oui, demain nous recommencerons avec un autre auteur, et Aline pourra repartir à la conquête de nouvelles techniques, en attendant de redevenir celle qui a le privilège dé faire sien le tableau en le transformant au gré de son imagination, celle qui crée et dirige le jeu dramatique libérateur des tensions affectives. Elle nous aura, chemin faisant, affermis dans notre conviction qu’« il n’est âme si chétive et brutale en laquelle on ne voie reluire quelque facilité particulière. (Montaigne) et que la part du maître est d’aider chaque enfant, à découvrir en lui-même ce qui s’y cache de meilleur. Cette pratique va se poursuivre durant de longues années. En janvier 1983, je tenterai dans l’Educateur’6, de lancer une nouvelle recherche, mais sans succès.

La mi-carême de Nantes Parrainage de la PEBEO, Journée Freinet sur le dessin au tableau et maintenant conseil extraordinaire pour réfléchir à la proposition 35) Jacob Moreno est un psychiatre autrichien. Il est le père du psychodrame et le créateur de la sociométrie. C’est sur les travaux de son épouse, Zerka Mo­ reno, que je me suis appuyé. Moreno Zerka T., Psychodrame d'enfants, Paris, Epi, 1973. 36) LE GAL Jean, Psycho-grapho-drame. Pour une nouvelle recherche, l’Educateur, n° 7, 15 janvier 1983.

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de Ouest-France : l’Art enfantin s’impose à nous. Michel Scheid, notre ami journaliste, apprécie nos créations et aimerait que, pour la première fois, ce soit un dessin d’enfant qui fasse la première page du journal spécial de la mi-carême de Nantes. Il nous propose d’essayer. Pour le mois de janvier, il lui faudrait plusieurs dessins en trois couleurs ( rouge-noir-blanc) au format du journal, sur le thème de la mi-carême. Mais il ne peut nous assurer qu’un de nos dessins sera retenu. Travailler sur commande et avec un nombre limité de couleurs, c’est nouveau pour nous. Mais nous acceptons de tenter l’aventure. Chacun a dans la tête des images de mi-carême. Grosses têtes, chars, batailles de confetti... Les graphismes deviennent dessin. L’atelier aux trois couleurs fonctionne y compris durant les récréations, ce qui nous oblige à organiser un nouveau droit, celui de rester seuls en classe avec le président de jour, une pratique interdite par le règlement de l’école. Mais il nous faut aussi utiliser l’interclasse de midi-deux heures avec ceux qui restent à la cantine et ceux qui peuvent revenir de chez eux. Mon fils, Pierre-Yves, qui est cette année dans notre classe, n’est pas le dernier revenu. La mi-carême, on s’informe, on en cause, on en écrit... Quand la mi-carême est arrivée, les chars se sont préparés. Tout le monde a acheté confetti et serpentins, masques et mirlitons. Quand la mi-carême est arrivée, tout le monde s’est préparé. La reine et le roi sont passés. Puis la nuit est tombée, tout le monde est allé se coucher. Pierre-Yves En décembre, le Conseil retient une dizaine d’œuvres. Mais comme nous sommes devenus des experts en mi-carême, cette fois librement, avec toutes nos couleurs, chacun peut laisser ses pinceaux enluminer ses graphismes. Ce n’est pas sans appréhension qu’en janvier nous présentons nos créations à Michel Scheid. Il emporte nos « spéciaux mi-carême » mais aussi nos créations toutes couleurs. Et surprise, pour lui comme pour nous, la direction décide, pour la première fois dans l’histoire du journal, de retenir une peinture aux libres couleurs. Ce sera celle de Daniel. Elle sera accompagnée

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d’un article sur sa création et notre atelier de peinture. Un matin, après la mi-carême, Michel Scheid arrive dans notre classe avec le directeur de Ouest-France qui nous dit le succès rencontré par leur journal : 200 000 exemplaires ont été vendus. Il nous remet un billet de 500 NF, montant du prix remis aux artistes. Nous n’en revenons pas. Freinet et Elise Freinet nous envoient leurs félicitations pour notre action de « dessin militant ». Nous voilà honorés et riches ! Et puisque la mi-carême occupe toujours nos têtes, nous réalisons une grande fresque qui sera exposée au Musée des Beaux Arts.

L’exposition au Musée des Beaux Arts En ce mois de juin 1964, le Musée des Beaux Arts de Nantes ouvre ses portes à l’Art enfantin et, par une heureuse coïncidence, les créations enfantines se trouvent à quelques pas de la magnifique exposition consacrée à Jean Cocteau, dont chacun sait l’admiration pour les œuvres nées du génie de l’enfant. L’exposition est un succès salué par la presse. « A travers cette débauche luxuriante de couleurs et de formes, à travers cette forêt d’images plus fraîches et plus nourries d’humour les unes que les autres, à travers ces dessins, peintures, céramiques et tapisseries qui rendraient des points à un Lurçat, s’étale au grand jour, sans impudence ni forfanterie, l’âme enfantine. » Ensemble, enfants et éducateurs, nous avons gagné notre défi. Nous savons désormais que nous pourrons répondre à toutes les propositions. « Rien ne se fait sans peine, nous écrit Elise Freinet, mais lorsqu’on s’agrandit du bonheur des autres, lorsque nous rendons attentifs ceux qui savent comprendre, nous avons la certitude d’être bon à quelque chose, d’avoir une mission à remplir. » Le Musée des Beaux Arts détient maintenant une collection unique de peintures de l’Ecole Moderne. Nous avons l’espoir de voir se créer un Musée permanent d’Art enfantin.

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2. Freinet. Réflexions sur la pédagogie et sur la politique d’ouverture du mouvement A Freinet, je continue à écrire très régulièrement à la fois à titre personnel et en tant que délégué départemental. Je réagis aux articles qu’il écrit et aux remarques qu’il fait sur les « lettres collectives » où il répond individuellement à chacun des destinataires. Je lui fais parvenir le compte rendu de nos réunions, le bilan des actions que nous menons pour faire connaître notre pédagogie. Je lui analyse mes tentatives dans différents domaines : l’organisation institutionnelle de la coopérative, l’Art enfantin, l’évolution vers le psycho-graphodrame de notre dessin au tableau, le calcul, les plannings, les relations avec les parents.. .Je lui fais part aussi de mes engagements sociaux et politiques. Nous avons, en particulier un échange à propos du comité de soutien à Louis Lecoin, qui a mené une grève de la faim pour obtenir un statut de l’objection de conscience. Freinet et Elise Freinet sont signataires de la lettre au Président de la République du 20 février 1963. Nous participerons aussi en 1965 à la diffusion de son livre Le cours d’une vie37.

L’esprit de la pédagogie Freinet Mes lettres, écrites librement, n’ont évidemment pas pour but d’être publiées, mais de susciter un échange, de solliciter un conseil. Je suis donc très surpris quand il m’annonce qu’il va donner comme leader de l’Educateur, une lettre où je m’interroge sur l’esprit de la pédagogie Freinet. L’esprit de notre pédagogie ? C. Freinet l’Educateur, n° 9, 1 janvier 1963 Nous recevons la lettre ci-dessous : J’ai reçu ce matin la chronique de l’ICEM, avec en particulier le compte rendu des journées de travail de Cannes. Je vais vous soumettre les quelques réflexions que je fais au fil des lignes de ce compte rendu. 37) LECOIN Louis, le Cours d'une vie, Edité par l’auteur, 1965.

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Je vois que vous avez débattu de questions importantes qui risquent de changer l’orientation de mon travail en particulier, je parle de mon travail de délégué départemental. Car pour mon travail en classe, vous connaissez ma pensée : pas de pagaille, mais une loi adaptée au travail vivant que permettent les techniques Freinet, une loi que chacun devra respecter, mais une loi dont chacun pourra demander la modification. Je pense que c’est cela la démocratie en classe. D’ailleurs la loi adoptée par tous a une force qui ne provoque pas de réactions affectives des enfants. Le maître ou les présidents n’imposent pas leurs désirs personnels mais sont simplement les responsables qui font respecter une loi qui existe en dehors d’eux-mêmes. Cela permet d’éviter les chocs affectif entre maître et enfants qui sont les plus graves. Une codification des rapports évitera l’arbitraire de même que les manifestations d’indiscipline. Il faudrait arriver à trouver des lignes de force que chacun de nous suivrait en tenant compte de ses conditions particulières. Voilà une grande tâche pour vous. Vous avez parlé de recours-barrières pour les enfants, il faudrait peut-être en trouver aussi pour les maîtres. Nous avons parfois besoin de nous raccrocher à une ligne de force qui nous aiderait à découvrir une conduite dans certaines circonstances, comme nous avons besoin de barrières dans d’autres. Je crois que cette question de la liberté dans l’éducation reste à préciser. Je lis en ce moment le livre du Dr Berge38, qui traite précisément de cette question. Il faudrait, je pense, que vous précisiez nettement ce problème. Nous en avions discuté longuement l’an passé, dans notre cahier de roulement et je m’étais heurté à une camarade sur ce thème. Pigeon m’appuyant, j’ai continué sur la voie que j’avais décidé de suivre et actuellement je ne m’occupe guère de la question discipline. Quelques mises au point suffisent dans cette école où cependant 30 classes cohabitent. Au son de la cloche, mes élèves se mettent en rang comme il faut, le président les fait entrer et je n’ai même pas besoin de sortir de classe. Je crois que le « président de jour » a beaucoup transformé l’atmosphère de la classe. Le fait que chacun à son tour puisse diriger 38) BERGE André, la Liberté dans l’éducation, Paris, Editions du Scarabée, 1961,

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la classe et être le chef a fait mieux comprendre à tous la nécessité de l’obéissance à la loi. Car, bien sûr, c’étaient les plus insoumis qui étaient les présidents de jour les plus stricts. Cela va de soi. Les insoumis sont toujours des enfants à forte personnalité et ils sont de bons responsables en général. Sur mon cahier de roulement, tout comme dans les discussions avec des camarades, fai remarqué que beaucoup avaient mauvaise conscience lorsqu’ils devaient imposer une règle à l’enfant. Lorsqu’ils le pouvaient ils devaient donc laisser à l’enfant le maximum de liberté, même si cela devait amener une certaine anarchie. Je pense qu’une société a besoin de règles. Qu’au départ, une certaine anarchie, contrôlée par le maître, règne en attendant la mise en place de règles découvertes par les enfants n’est pas grave et peut-être est-ce même très éducatif. Les enfants comprendront mieux les règles que leur vie en commun leur a permis de découvrir, les règles dont ils ont senti eux-mêmes la nécessité. Et nous retombons là sur ma discussion de l’an passé. J’avais imposé dès le départ, une loi adoptée et mise au point l’an précédent. Le travail vivant que cette loi permettait l’a vite fait comprendre et respecter aux enfants. Et j’ai gagné du temps sans aucune période anarchique. La mise en place d’un nouvel atelier amène toujours une période de flottement. Les heurts, les échecs, permettent de réviser les règles de travail du départ. Mais, quand une règle de travail rationnelle a été mise au point, faut-il repartir à zéro l’an suivant avec de nouveaux élèves ? Je ne le pense pas. Qu’on laisse à ces enfants une période d’adaptation, une période de tâtonnement, cela est normal. Mais je pense cependant que la marge de liberté par rapport à la règle établie doit être limitée justement pour éviter l’anarchie, les heurts qui dégénèrent vite en pagaille. Je pense que seuls des maîtres particulièrement expérimentés peuvent se permettre de laisser les enfants faire une expérience assez poussée dans le domaine d’une anarchie de départ contrôlée. Les jeunes ont besoin de s’enfermer dans des règles de travail strictes qui leur soient des recours. Eux aussi doivent tâtonner pour s’adapter à une nouvelle pédagogie. Il leur faudrait une fiche-guide d’organisation du travail, une fiche-guide des rapports avec les enfants : 1 °- Ce que vous devez laisser faire.

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2°- Ce que vous pouvez tolérer au départ, à condition de rester maître de la situation. 3 °- Ce que vous ne devez pas tolérer. L’enfant a besoin de savoir clairement ce qui est permis et ce qui est défendu, surtout le jeune enfant, avant qu’il puisse en décider par luimême. Pigeon nous disait qu’un enfant laissé libre serait malheureux. Je le pense aussi. Il serait trop dispersé et aurait l’impression qu’on se désintéresse de lui. Vous l’avez d’ailleurs bien précisé lorsque vous avez parlé des recours-barrières. Mais combien même des anciens ont lu : Essai de psychologie sensible et l’Education du travail ? Puisque nous sommes au siècle des référendums, on pourrait essayer de le savoir et peut-être cela expliquerait les difficultés, les hésitations, les tâtonnements anormaux. Je lis toutes les brochures de l’Ecole Moderne, je lis en plus, tous les Educateurs régionaux ; je constate dans les réunions que même des anciens ignorent des choses qui ont été réglées depuis fort longtemps. Lis sont en plein tâtonnement sur des questions résolues. Cela est peutêtre éducatif, mais ce n’est pas la voie du progrès. Personnellement, j’ai, grâce à un travail assidu dont je n’ai à tirer aucune gloire puisqu’il ne m’en coûtait rien et qu’il m’apportait beaucoup de joie, pris pied sur un tremplin, un palier installé par les anciens. A partir de là, je démarrais tout de suite dans la course avec les travailleurs. Les enfants, en partant de leur expérience propre, n’ont pas à refaire tout le chemin parcouru par l’humanité pour arriver aux connaissances de notre temps, car ils font des bonds dans l’espace. Ils se servent d’outils qu’il a fallu des siècles pour mettre au point et se trouvent d’emblée dans notre siècle. Il en est de même en pédagogie. Vos découvertes nous permettent un démarrage rapide. Le Bohec s’étonnait dans le cahier de roulement que des jeunes qui démarraient obtenaient avec les enfants des poèmes d’une sensibilité profonde et ceci d’emblée. Ils avaient tout simplement profité de ses leçons comme j’en avais profité moi-même. Des camarades anciens s’étonnent du chemin que j’ai parcouru rapidement dans le domaine du dessin d’enfant, alors qu’eux, depuis quelques années, tâtonnent sans trouver la réussite. J’ai tout simplement bénéficié de l’expérience profonde d’Elise Freinet sans laquelle j’en serais

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sans doute encore aux premiers balbutiements dans ce domaine. Idem pour d’autres techniques. J’ai dit et répété aux réunions que ce qui était essentiel, c’est de lire beaucoup les écrits de l’Ecole Moderne et de méditer. Et si vous constatez que les techniques sont en passe de prendre le pas sur l’esprit, je vois là une des raisons principales : le manque de lecture et de méditation. La mise au point des techniques suppose une recherche souvent plus matérielle que spirituelle : organisation des ateliers, boîtes, etc... manière dé faire. Tout cela est apporté en partie par les visites de classe et les articles : Comment je travaille dans ma classe. Cela est certes nécessaire, parce que cela fait gagner du temps et que ce temps précieux récupéré sur la mise au point des techniques permet d’approfondir la pensée. Combien de fois discute-t-on de sujets pouvant accrocher la pensée au cours des réunions ? Rarement. Dès que je branche sur ce chapitre, je sens que cela ne suit plus. Chez Ménard, après la mise au point du texte libre, la discussion s’est orientée sur l’histoire. J’ai placé mon pavé pour provoquer des réactions et cette fois ça a démarré parce qu’il y avait des inspecteurs primaires. Nous avons abordé l’enseignement de l’histoire dans son fond éducatif et non plus dans son côté pittoresque. Chez Yvin, le 17 janvier, nous travaillerons l’après-midi sur la coopération : comment l’organiser et comment créer un climat de confiance ? S’il y a des camarades en nombre nous pouvons faire un travail fructueux. Il faut sortir des techniques. Il faut approfondir la pensée. Et là, j’ai un petit reproche à vous faire. Dans un des derniers Educateur39, vous avez dit que les Techniques Freinet ne donnaient pas plus de travail que les autres. Je pense que pour un jeune, cela n’est pas possible. La mise au point des techniques ne demande peut-être pas un travail trop long, mais la pensée ne s’assimile pas si rapidement. 39) l’Educateur, n° 4, 15 novembre 1962.

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Quand j’ai démarré, j’ai travaillé un an au rythme minuit-six heures. J’ai mis les techniques au point rapidement, grâce à un travail profond de recherche et j’ai pu approfondir votre pensée. Même si à l’Ecole normale vos techniques étaient étudiées à fond, il resterait l’étude de la pensée qui, elle, nécessite un travail quotidien de méditation. Or, dans les méthodes traditionnelles, on se contente d’enseigner. Pas besoin de se creuser la tête. Nous avons, nous, un autre but. Alain disait «je pense avec ma plume », je crois qu’il en est de même pour moi. Tout ce que j’ai dit, doit être terriblement décousu. Je ne suis pas un littéraire et j’ai horreur d’écrire des articles. J’aime bavarder au fil de la pensée, cela me détend et m’aide à méditer. Je pense maintenant avoir trouvé une des raisons pour lesquelles les Techniques Freinet sont en passe de prendre le pas sur l’esprit. Elle est simple. Le noyau actif de l’Ecole Moderne est formé d’hommes et de femmes pour lesquels l’Education est primordiale. Ils ne sont pas seulement des « instructeurs » mais aussi des éducateurs. Beaucoup de vos techniques ont un double but: Eduquer et Instruire. Ceux qui ont saisi votre pensée, ceux qui s’en sont profondément imprégnés, exploitent vos techniques sous cette double projection. Ils donnent ainsi des connaissances aux enfants et ce qui est plus important, ils forment leur personnalité ou ils les aident à forger leur personnalité. Le travail de propagande que nous avons intensifié a amené à nous des instituteurs qui n’arrivaient plus à rien avec les méthodes traditionnelles, des instituteurs qui avaient pris conscience du déphasage de ces méthodes avec des enfants totalement différents. Qu’ont-ils vu dans ces techniques ? L’aspect instruction. Ils ont vu qu’avec vos techniques ils pourraient redonner goût au travail à des enfants qui ne s’y intéressaient plus que médiocrement. Ils ont trouvé une manière intelligente de faire acquérir des connaissances (cela est déjà un progrès). La correspondance, le texte libre, motiveraient l’apprentissage de la

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langue française. La coopérative, les échanges, motiveraient l’apprentissage du calcul mécanique. Pour ces apprentissages ils trouveraient des fichiers et des cahiers autocorrectifi éducatif (car le travail personnel est éducatif) et pratiques. S’ils appliquent bien tout cela, la vie entrera dans la classe, mais l’aspect technique sera demeuré primordial pour eux. Ils seront passés à côté de l’aspect éducatif, de l’aspect formatif de vos techniques, car ils appliqueront trop mécaniquement et feront des erreurs qui scolastiseront. Ils ne verront plus que l’aspect extérieur par exemple du texte libre. Ce texte libre, même au CE, sera une narration d’évènements vus, vécus parfois, mais où l’enfant ne s’engagera plus profondément. A travers ce texte libre, ils ne verront plus la possibilité d’entrer dans l’enfant, de le connaître pour l’aider, de lui permettre de se libérer. Il en sera un peu comme de la méthode mixte en lecture où l’on partira d’un départ global pour revenir rapidement à la vieille méthode syllabique. On aura détruit la valeur de la globalisation. J’arrive mal à préciser ce que je veux exprimer. Je crainsfort que même dans les 20% beaucoup font prédominer les techniques sur l’esprit. Cela vient aussi de la haute valeur des techniques. J’en reviens à votre article sur le fiait que les Techniques Freinet ne demandent pas plus de travail. Cela peut nous amener des partisans de la nouveauté qui verront dans les Techniques Freinet une méthode plus agréable et qui ne leur donnera pas plus de travail. Ceux-là commettraient des erreurs qu’il sera difficile de récupérer ensuite, tant il est vrai qu’une réussite ne fait jamais oublier un échec. Il faut maintenant se poser le problème afin de nous ouvrir la route pour notre tâche. Je me suis engagé à fond, vous le savez. J’ai lancé quelques offensives d’envergure cette année dans plusieurs directions. Celle vers les inspecteurs est fructueuse. Je crois que de ce côté il y aura moins de danger car eux comprendront la pensée et s’y accrocheront. Et de toute façon leur compréhension permettra aux jeunes camarades qui aiment leur métier et sont décidés à devenir des éducateurs, de travailler en sécurité.

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Je viens de lancer vers les classes de perfectionnement ; là, nous touchons des gens qui ont déjà conscience de l’importance de l’éducation ( peut-être suis-je en train de me faire beaucoup d’illusions ?). Si je me fais des illusions, alors cela risque d’être néfaste. Ils adopteront peut-être le texte libre, les fichiers, etc... et ils ne comprendront rien à ce que vous avez voulu réaliser par vos techniques. J’entreprends une offensive pour faire connaître notre matériel et nos éditions avec notre libraire. Dois-je poursuivre ou stopper ? En un mot : 1 °- le mouvement de l’Ecole Moderne doit-il être un mouvement des pionniers de l’Education, un mouvement des travailleurs d’avant-garde de la pédagogie, un mouvement pur dont vous pourrez être sûr qu’il ne dérogera pas à l’esprit de vos techniques ? 2°- ou devons-nous faire connaître le plus possible vos techniques au risque d’entraîner avec nous, des collègues qui ne verront que la pratique et non pas l’esprit ? Nos techniques gagnent du terrain car nous voulons qu’il en soit ainsi (j’ai obtenu une page pédagogique régulière dans le bulletin syndical, page où je me proposais de traiter de techniques pouvant servir à tous. Il me fallait toucher par ce côté, avant d’attaquer du côté esprit). Nos techniques gagnent : Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Le texte libre est pratiqué dans beaucoup de classes, mal en général. Mais nous avons perdu tout pouvoir de contrôle sur lui. Il y a le texte libre des militants de l’Ecole Moderne, qui a gardé sa pureté et il y a le texte libre de l’Ecole traditionnelle. Je pensais que l’introduction de vos techniques dans une classe en bouleversait radicalement l’esprit. Je me basais sur mon expérience personnelle. Votre discussion de Cannes semble montrer que si un bouleversement a lieu, il ne touche pas suffisamment, dans certains cas, à l’esprit du travail. Je ne suis pas d’accord avec le camarade qui demande la suppression des discussions psychologiques et philosophiques. Au contraire, c’est de là que j’attends le salut, car elles obligent à s’élever au-dessus des problèmes

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pratiques. Il nous faut de vastes débats, des colloques nombreux qui arrivent à transformer l’esprit de toute l’éducation. Nous n’avons pas à nous adapter à l’Ecole traditionnelle, mais à lui transformer l’esprit. Pour cela, l’aide des psychologues et des philosophes nous sera précieuse. Demain je me dirai : « A quoi bon écrire, d’autres diront mieux que toi ce qu’il y a à faire. » Mais nous sommes tous dans le même bateau et s’il faut remonter la pente, je veux pousser avec les camarades. En résumé : 1 Pour la question de la liberté : Une fiche-guide pour les maîtres (fiche à adapter aux différents âges des enfants). feu vert 1. - Ce que vous devez laisser faire aux enfants pour leur permettre un développement normal de leur personnalité. Quelle doit être votre attitude. feu orange 2.- Ce que vous pouvez tolérer momentanément mais à condition de demeurer maître de la situation. feu rouge 3.- Ce que vous ne devez jamais tolérer. 2°- Pour faire retrouver l’esprit : encourager à lire ; organiser des discussions sur des thèmes psychologiques et philosophiques ; continuer l’action entreprise par Techniques de Vie. 3°- Problème. Continuer la diffusion intense de nos techniques, de notre matériel, de nos éditions au risque de perdre le contrôle des techniques. Ou demeurer un mouvement d’avant-garde, ne recrutant que les meilleurs travailleurs. J’ai été très long et je n’aurai présenté qu’une partie de ma pensée. En tout cas, je continue mon travail intensif pour faire comprendre les techniques Freinet. L’exemple des six normaliennes stagiaires ici, montre qu’elles ont compris l’esprit avant de connaître les techniques. Pourquoi ? Parce quelles ont vu vivre des classes Freinet. Je crois que tout dépend du biais par lequel on vient aux Techniques Freinet. Si on y vient après avoir vu une classe au travail, une classe où l’esprit est prépondérant, alors on fait partie de ceux qui ont compris, de ceux qui, même s’ils ne peuvent faire demain que 20 % des Techniques

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Freinet, auront quand même l’esprit. Si on y vient, après avoir été touché par un prospectus, par une BT, par un fichier, alors je crois que c’est different. Il y a dans les Techniques Freinet deux zones, deux catégories : — les techniques à caractère éducatif, — les techniques à caractère pratique. Dans la première je mettrais le texte libre, l’expérimentation personnelle et les techniques de libre expression. Dans la deuxième, les fichiers, les BT, le fichier documentation, les fiches-guides. Si on est touché par les techniques de libre expression et c’est mon cas, on est beaucoup plus sensible à l’esprit. C’est sûrement le cas des maîtresses maternelles et des petites classes en général. A partir du CE2 jusqu’au CEG, il est possible que les maîtres soient plus portés sur les techniques de la deuxième catégorie. : fichiers, conférences, fiches-guides et soient moins sensibles à la libre expression. Qu’en pensez-vous ? J. Le Gai Notre camarade Le Gai présente excellemment les problèmes dont la discussion nous paraît urgente. Il le fait avec son expérience personnelle à laquelle tout éducateur sera sensible. Et il le fait en posant un certain nombre de questions qu’il nous faut discuter, ce qui ne nous empêche pas de faire progresser au mieux l’aménagement technique de nos classes. 1 °- Le problème de la liberté qui est trop souvent très mal interprété par nos nouveaux adhérents. Le réflexe est un peu naturel de ceux qui trop longtemps contenus et limités, veulent explorer librement. J’ai dit quelque part que ce mot de liberté, le plus prestigieux qui soit, suscite tant d’incompréhension et d’exagérations qu’on est arrivé à justifier arbitrairement toutes les restrictions à cette liberté. Je préfère ne jamais parler de liberté, mais d’organisation du travail. Si les élèves peuvent se passionner au maximum pour leur œuvre, tous les problèmes de discipline deviennent inutiles.

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Organisez le travail vivant et humain. Vos enfants ne vous demanderont pas autre chose. 2°- Organisez la classe, oui, mais pas formellement, en fonction du travail et de la vie du groupe. Devrons-nous établir un projet de règlement ? Je suis sceptique : une excellente organisation peut être déplorable si l’esprit qui l’anime est traditionnel. 3 °- La vraie solution, oui, c’est que nos adhérents acquièrent le plus vite et le plus profondément possible l’esprit de notre pédagogie. C’est essentiel, et Le Gai dit à ce sujet d’excellentes choses. 4°- Le mouvement de l’Ecole Moderne doit-il être un mouvement de purs, qui constituent une élite d’avant-garde capable de maintenir la ligne ? Ou devons-nous faire du recrutement ? Bien sûr, il est difficile de scinder radicalement en deux nos possibilités de progrès. Mais l’expérience de ces dernières années, m’incline à penser qu’il y a un très grave danger à susciter l’expansion de nos techniques vers des éducateurs et des groupes qui n’ont pas compris nos techniques et qui risquent d’en déformer l’emploi. Nous y risquons la scolastisation plus ou moins poussée de ces techniques, et à assez brève échéance, notre décadence et notre mort. Il faut que nous fassions naître, que nous développions au maximum des écoles-pilotes qui montreront à tous, comment employer nos techniques, dans quel but et quel esprit. Ce n’est pas du tout restreindre notre expérience. C’est lui donner et lui garder le maximum de chances de succès. La quantité, le nombre, oui, à condition qu’ils soient de qualité ou des espoirs de qualité. Sinon nous attendrons patiemment que se fasse à une plus grande échelle l’indispensable apprentissage. 5°- Et enfin, ai-je tort de soutenir que les Techniques Freinet ne demandent pas plus de travail que les méthodes traditionnelles ? En osant cette comparaison, nous ne considérons bien entendu que les instituteurs consciencieux pour qui les buts sont les nôtres : former l’homme en l’enfant. Je pense aux institutrices d’école à classe unique, à celles des maternelles, des classes de perfectionnement, aux écoles de villes où les maîtres s’usent physiquement et moralement parce que nul ne les aide à faire face à un problème insoluble. J’affirme que si ces instituteurs ou institutrices étaient initiés, comme

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nous le souhaitons, à nos techniques, si les conditions matérielles et techniques leur rendaient possible la pratique de notre pédagogie, ils y auraient certainement moins de peine parce qu’ils retrouveraient la vie. Ceci dit, je souhaite que nombreux soient les jeunes qui sauront œuvrer courageusement et intelligemment pour que nos rêves deviennent réalités. Alors ils seront dignes de continuer notre œuvre et ce sera notre meilleure récompense. Il faut que vous lisiez : Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation ; L’éducation du travail ; Naissance d’une pédagogie populaire ; Les livres de la Bibliothèque de l’Ecole Moderne l’Educateur et Techniques de vie. C.F. Dans ce même numéro40, Freinet critique la conception technique de camarades de classe de perfectionnement, à propos de leur utilisation du journal mural. J’ai déjà évoqué le cahier de roulement consacré à « Coopérative et Discipline du travail ». Le bulletin de liaison de la Commission de classes de Perfectionnement et maisons d’enfants en donne une synthèse. Les rapporteurs indiquent que le Journal mural a été abandonné par la majorité des collègues de classe de perfectionnement. Freinet estime que les raisons données montrent « que le but et l’emploi de ce journal mural n’ont pas été compris, et que donc l’échec est inévitable ». Il signale le danger de « camarades qui emploient nos techniques à. leur façon et non pour l’usage pour lequel elles ont été conçues et qui concluent que cela n’a pas fonctionné ». Il redoute donc une sclérose de notre pédagogie. Je suis bien d’accord avec lui que ce sont tous les aspects de la vie de la petite communauté dont il faut discuter ensemble dans la classe. Pour lui, le journal mural le permet. Je pense que le Conseil doit aussi avoir cette fonction. Avant de remettre en cause une technique, il est nécessaire d’abord de bien en connaître le but et l’emploi et 40) FREINET Célestin, Discipline et journal mural, l’Educateur, n° 9, 1 février 1963

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ensuite de l’expérimenter avec attention. Aller plus avant, ce n’est pas aller ailleurs.

La stratégie d’ouverture de notre groupe départemental Après notre stage réussi au Château d’Aux, devant l’arrivée de nouveaux membres dans notre groupe, nous nous sommes demandé comment concilier une action d’initiation à nos techniques tout en poursuivant, avec les anciens, la réflexion pour aller plus avant. Comme cette responsabilité revient au délégué départemental, j’ai demandé l’avis de Freinet qui s’interroge lui aussi : « Depuis plusieurs années, nous essayons de résoudre la quadrature du cercle. Il y a dans le mouvement un gros noyau d’anciens, disons plutôt de « rodés », et qui auraient besoin d’aller plus avant. Disons 50 %. Mais l’autre moitié est composée de débutants qui réclament le B.A. BA. Comment satisfaire les deux tendances ? Nous avons essayé un Bulletin pour les jeunes. Mais nous ne savions pas au juste à qui le distribuer. » Je sens que notre stratégie d’ouverture pour mieux faire connaître notre pédagogie, à laquelle il est favorable, l’inquiète aussi un peu : peut-être est-ce un effet du conflit avec Oury et Fonvieille. Il m’écrit, en effet : « il faut absolument freiner le développement de nos techniques lorsqu’elles négligent l’esprit, discuter sans arrêt de cet esprit. C’est une chose essentielle. » Il craint que l’on prenne les techniques, qu’on les scolastise à qui mieux mieux et qu’ « il en sortira, si nous n’y prenons garde, quelque chose que nous ne reconnaîtrons plus. » Il semble partagé entre deux directions contradictoires : rester un groupe de militants conscients de l’esprit de nos techniques ou s’ouvrir pour mieux les faire connaître mais au risque d’une scolastisation non contrôlable. Il vient de constituer une commission d’inspecteurs et de professeurs car il pense que « la collaboration entre instituteurs, inspecteurs, professeurs des CEG et du 2e degré devient aujourd’hui une nécessité vitale ». Je lui propose la création d’une Commission nationale des délégués départementaux qui permettrait l’échange des initiatives et des

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problèmes et je le tiendrai au courant de nos tentatives d’ouverture qui soulèvent aussi des débats au sein de notre groupe. Nous serons attentifs à bien mettre en avant, à chaque réunion, les principes théoriques sur lesquels se fondent les techniques que nous défendons. Nos échanges feront apparaître nos fondements psychologiques, philosophiques, psychiques et sociaux41. C’est là d’ailleurs l’objet de la nouvelle revue Techniques de Vie que chacun est invité à lire. Nous sommes bien conscients que tous les membres du groupe n’ont pas le désir de mener cet approfondissement théorique mais l’important est qu’une place puisse lui être reconnue. Ouverture et approfondissement : c’est sur ces bases que Pierre Yvin nous accueillera dans sa classe de perfectionnement le 17 janvier 63. Ce sera une première et nous y avons invité toutes les classes de perfectionnement et les Ecoles normales. Une soixantaine de personnes sont présentes, venues de tous les coins du département dont un professeur de l’Ecole normale, quatorze normaliens et normaliennes, trois conseillers pédagogiques, les instituteurs de classes de perfectionnement de Saint-Nazaire, des parents d’élèves... et l’inspecteur de la circonscription. Pierre Yvin nous présente, avec ses élèves, la mise au point du texte libre et l’apprentissage de la lecture. Il insiste sur l’importance de « donner la parole » à l’enfant, de lui permettre de s’exprimer librement, de communiquer ses idées, d’agir naturellement sans contrainte. Au cours du débat, l’inspecteur affirme que « toutes les méthodes sont bonnes, quand l’éducateur sait se faire comprendre et intéresser l’élève ». C’est l’occasion d’un vif affrontement théorique entre nous, ce qui l’amène à mettre en garde normaliens et normaliennes : « Méfiez-vous, c’est un propagandiste ! » Il lui est sans doute difficile d’admettre que la théorie des pratiques n’est pas réservée aux inspecteurs et qu’un instituteur n’est pas qu’un exécutant des directives officielles. Nous consacrons l’après-midi à l’organisation coopérative de la classe : conseil, règles de vie, responsabilités... Pierre Yvin montre, par des exemples concrets, comment la coopération et un climat de libre expression peuvent 41) FREINET Célestin, Fondements psychologiques, philosophiques, psychiques et sociaux des Techniques Freinet, Techniques de vie, n° 1, octobre 1959, ICEM

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avoir une influence sur les troubles du comportement. Il nous présente longuement le cas de Jean-Paul, qui au début de l’année se heurtait à ses camarades et était sans cesse critiqué au Conseil de coopérative. Au fil du récit, nous verrons, progressivement, Jean-Paul participer, accepter la discipline coopérative, prendre des responsabilités, écrire de nombreux textes et s’épanouir. Un débat très intéressant s’engage alors en réponse à la question : dans quelle mesure peut-on dire que nos classes sont thérapeutiques ? Nous mettons en place un groupe de travail afin de poursuivre cette interrogation. Chacun notera l’évolution d’un ou plusieurs enfants et nous nous retrouverons pour analyser de nouveaux cas42, avec l’aide de Maurice Pigeon et du docteur de Mondragon. « Quelle belle journée passée dans l’esprit de libre discussion et dans l’amitié qui caractérisent nos réunions Ecole Moderne. Merci à tous » écrira en conclusion du compte rendu envoyé au bulletin régional breton, le secrétaire de réunion. Freinet apprécie que notre bulletin Régional publie le compte rendu des réunions. Il soutient notre réflexion pédagogique pour approfondir certains aspects de nos techniques. A aucun moment, il n’intervient pour fixer des limites à notre avancée. Par contre, il nous rappelle la nécessité, à partir des techniques présentées, d’affirmer les principes théoriques sur lesquels elles se sont construites. « Dans nos discussions, écrit-il, en nous engageant dans les voies diverses qu’ouvrent nos techniques, les camarades entraînés peuvent certes agir plus librement, mais pour les jeunes, il faut redire sans cesse que le texte libre, le journal et les correspondances sont la base pratique de notre pédagogie. » Il évoque avec nous l’idée d’un « cours par correspondance pour essayer de mûrir nos meilleurs militants ». Lors de l’assemblée générale de fin d’année, nous tenons compte de toutes ces remarques. Nous construisons le programme de l’année 63-64 autour de trois objectifs : - poursuivre l’initiation des nouveaux par une réflexion sur les techniques de base, à partir de présentations dans des classes qui 42) YVIN Pierre, LE GAL Jean, Nos classes sont thérapeutiques, l’Educateur, n° 14, 15 avril 1963

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démarrent : lecture - texte libre et journal - correspondance - calcul vivant - étude du milieu et enquêtes — albums — continuer un approfondissement-recherche dans trois domaines : l’organisation coopérative, la création artistique, la dimension thérapeutique de l’expression libre. — faire connaître nos techniques par deux grandes réunions d’information ouvertes aux instituteurs, professeurs, inspecteurs, conseillers pédagogiques, normaliens, parents... C’est là un programme très ambitieux que nous terminerons par une sortie conviviale, car l’amitié entre les membres du groupe est fondamentale. En juin 1964, je quitte ma responsabilité de délégué départemental pour pouvoir être disponible pleinement durant mon stage de formation. La charge de travail est en effet devenue importante, c’est pourquoi nous décidons d’une rotation de la responsabilité, tous les trois ans. Pierre Yvin est choisi pour continuer les actions commencées. Puis ensuite ce sera André Mathieu, qui deviendra, plus tard, président de l’ICEM s’inscrivant ainsi dans une des caractéristiques de notre groupe départemental. Depuis ses origines, nous avons toujours eu des membres engagés dans les instances nationales de la CEL, de l’ICEM et dans les commissions nationales pédagogiques.

Freinet en Loire-Atlantique Freinet vient à Niort pour faire le point de l’organisation du congrès. Il s’agit donc de profiter de sa présence. Il participera à un colloque à Niort auquel seront invités les enseignants mais aussi les inspecteurs, les psychologues, les parents d’élèves... Nous l’invitons à venir jusqu’à Nantes où sa présence nous serait d’un grand soutien. Nous organiserions nous aussi une conférence, ouverte à un grand public, sur le thème de « la Modernisation de l’enseignement ». Il pourrait mettre l’accent sur la modernisation matérielle et technique, mais aussi sur la grave désadaptation psychologique, psychique et sociale de l’école.

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Nous le recevrons d’abord dans la classe d’Henri Ménard et dans la mienne. Ce premier mars est donc jour d’effervescence aux Couëts car chacun connaît maintenant le nom de Freinet et sait qu’il s’agit d’un grand pédagogue. C’est évidemment pour moi, pour ma petite famille, pour les enfants de la classe, un grand moment. Après sa présentation aux collègues, c’est avec émotion que nous le recevons dans la classe. Evidemment le petit François Le Gal, trois ans, est au premier rang. Avec sa simplicité amicale, Freinet met rapidement les enfants à l’aise. Ils lui chantent leurs chants libres. Il nous félicite pour la qualité de nos créations en dessin et nous dit combien Elise Freinet apprécie nos progrès. Puis il nous pose des questions sur nos activités, nos ateliers, les plannings qui occupent une grande place sur nos murs et qui l’étonnent. Les enfants sont curieux de savoir pourquoi et comment il a inventé les techniques Freinet. Mais il est déjà temps de partir pour Nantes où, à 17 heures, nous avons organisé une rencontre avec des étudiants au siège de la Fédération des Amicales Laïques. Au repas du soir, en petit comité, nous échangeons beaucoup sur la dimension internationale de notre mouvement. La Fédération Internationale des Mouvements d’Ecole Moderne ( FIMEM) a été créée à Nantes en 1957, Marcel Gouzil a des relations importantes avec la Yougoslavie, Henri Ménard est un praticien confirmé de l’esperanto et moi je sors de notre expérience cubaine. J’ai reçu, en novembre, la visite de deux délégués des gouvernements du Gabon et du Dahomey. Je serais intéressé par un échange avec l’Afrique. Freinet me donne les coordonnées d’un instituteur, devenu inspecteur, Eustache Prudencio. Depuis sa sortie de l’Ecole normale en 1947, il enseigne selon les Techniques Freinet. En 1951, le Gouverneur du Sénégal l’a envoyé en stage, durant une année, à l’Ecole Freinet de Vence. Lors de ce séjour, il a participé à une rencontre qui l’a marqué profondément car il y avait là Jacques Prévert, Jean Cocteau, Pablo Picasso, Robert Dottrens... De retour en Afrique, il a organisé deux stages à Dakar et il continue à être un militant actif de l’Ecole Moderne. Il est membre de la CEL et de la FIMEM. C’est le contact qu’il nous faut.

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A 20h30, la salle est archi comble pour entendre Freinet raconter la naissance des Techniques Freinet et présenter son projet de « Modernisation de l’enseignement. » Avec simplicité, il montre ses difficultés de jeune instituteur confronté à la maladie et à la pauvreté de l’école publique, mais désireux de changer la relation avec les enfants et la pédagogie. Il appelle tous les instituteurs à le rejoindre pour faire de l’école laïque, une école moderne et libératrice ; le groupe départemental est là pour les accueillir. Notre groupe sortira renforcé dans son action militante par cette visite. Mais ce sera aussi le début d’une longue histoire avec l’Afrique. Eustache Prudencio veut en effet intensifier son action et verrait bien se mettre en place un parrainage entre notre groupe départemental et le Dahomey où il est maintenant inspecteur primaire. Mais pour cela il faut engager de nombreuses classes dans l’échange et il est nécessaire que nous déterminions bien les conditions de réussite de cette action de solidarité pédagogique, humaine. Ce sera seulement en 1967 que notre projet va pouvoir se concrétiser. Eustache Prudencio a publié un document43 pour appuyer son action qui a le soutien du Ministre de l’Education Nationale du Dahomey. De mon côté, j’ai obtenu l’accord d’une vingtaine de camarades du groupe départemental. Ils savent qu’ils devront être attentifs aux difficultés de nos partenaires et les soutenir sur le plan pédagogique et sur le plan matériel. Dans cette aventure, la relation la plus remarquable est celle qui s’est tissée entre Henri et Huguette Ménard et Pierre et Mélanie Zinsou, puisqu’elle a duré de nombreuses années. Commencée par une correspondance scolaire, elle est vite devenue une relation d’amitié profonde entre les deux familles. Les autres ont connu des réussites et des durées variables. J’en garde pour ma part un excellent souvenir qui, en 1987, m’amène à retenter l’expérience avec deux autres classes de ma nouvelle école. Cette fois, c’est avec une petite école de village, à Diawar au Sénégal. 43) PRUDENCIO Eustache, Pédagogie vivante. Vers l’Ecole Moderne AfricaineTechniques Freinet, Editions Silva, Cotonou, Dahomey, 1967.

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Une nouvelle aventure commence. Elle va prendre une dimension inespérée puisqu’elle sera à l’origine de la renaissance de la pédagogie Freinet au Sénégal. Grâce à l’action des trois instituteurs de Diawar, dont son directeur Papa Mëïssa Hanne, avec l’appui de l’ICEM, l’Association Sénégalaise de l’Ecole Moderne va voir le jour. De stage en stage, grâce au dynamisme et à l’enthousiasme de ses créateurs, elle va grandir, jusqu’à être capable d’organiser en 2006, la Rencontre Internationale des Educateurs Freinet. D’Eustache Prudencio à Papa Meïssa Hanne, une petite graine semée par Freinet devient un baobab pédagogique qui ne cesse de grandir ! Un conte africain à raconter sous l’arbre à palabre !

Le congrès de Niort en avril 1963 Participer à un premier congrès, c’est un évènement. Avec ma petite famille, nous sommes un peu perdus dans une foule immense de plusieurs centaines de participants. Ce n’est plus le stage régional breton où nous avons des repères humains. Enfin une terre de connaissance : Marcel Gouzil et son chapeau légendaire... Présentations... Retrouvailles avec les Bretons... François et Pierre Yves, nos enfants, à la garderie, Gisèle mon épouse à l’atelier lecture, moi mobilisé à l’atelier des boîtes enseignantes, la nouvelle création de Freinet... Nous voilà plongés dans l’univers d’un congrès de l’Ecole Moderne. « Le congrès est très jeune, la relève est faite », dit Freinet à la Tribune. Il salue les délégations de 17 pays. Environ 200 camarades des autres Mouvements Ecole Moderne de la FIMEM sont présents. Je suis impressionné par le calme avec lequel il anime les réunions plénières, extirpant de temps à autre un congressiste de la masse pour le mettre sous la lumière des projecteurs : « Tiens, toi, viens donc nous parler de ton expérience. » Pourvu qu’il m’oublie avec l’esprit de la pédagogie Freinet ! Des contacts... des discussions... mes plannings remis en cause par Delbasty mais que je défends fermement... un long échange avec la déléguée de Cuba dans la salle de la FIMEM... réunion des délégués départementaux : échange de pratiques, discussion sur

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l’ouverture et l’accueil des jeunes... Je suis maintenant pleinement immergé dans cet univers Freinet unique, dynamique, mouvant, égalitaire... Les sentiers de découverte sont multiples et chacun doit construire sa place originale tout en apportant sa pierre à l’œuvre commune. C’est un message à transmettre en rentrant. Et nous reparlerons aussi de tout ça au stage régional breton d’Etel, cet été. En conclusion, mes relations avec Freinet auront marqué profondément mon engagement à la fois dans la réflexion pédagogique et dans le militantisme au sein de l’Ecole Moderne. Jusqu’à sa mort, je poursuivrai avec lui des échanges sur la pédagogie, l’exercice des libertés, l’organisation de l’Ecole Moderne et la dimension sociale et politique de notre mouvement. Le 28 septembre 1966, dans la dernière lettre que je reçois avant sa mort, il me propose de prendre « la responsabilité d’une sorte de Commission d’animation syndicale-sociale-politique dans l’esprit de libre discussion qui est le mien. Je pourrais évidemment disposer de nos publications. » J’accepte volontiers car cette responsabilité est cohérente avec la nouvelle direction autogestionnaire de mon engagement politique mais aussi avec ma conception d’un mouvement Ecole Moderne impliqué dans le champ social et politique. Nous verrons avec nos camarades les modalités de sa mise en œuvre. Mais cette commission ne sera jamais créée après la mort de Freinet.

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VI Vers l’autogestion 1. Un choix militant En jetant un regard aujourd’hui sur mon long compagnonnage avec Pierre Yvin, dans ce que nous appelions « notre aventure autogestionnaire44 » il me semble évident que nous ne pouvions pas échapper à l’autogestion à l’école. En cette année l963, nous connaissons l’expérience autogestionnaire menée en Yougoslavie, à travers les relations entretenues avec des militants de l’Ecole Moderne yougoslave après le voyage de découverte pédagogique organisé par le groupe départemental, en septembre 1958. Nous savons que cette expérience, initiée par Tito, et donc octroyée aux travailleurs, leur permet d’exercer un pouvoir collectif réel dans les entreprises, les administrations, les écoles... Ce processus nous intéresse car c’est aussi celui qui est le nôtre lorsque nous créons une classe coopérative et que nous accordons un pouvoir collectif de décision aux élèves. C’est bien notre choix personnel qui est l’élément fondamental et non une révolte des enfants contre le pouvoir autocratique du maître. Nous utilisons précisément ce 44) LE GAL Jean, Une aventure autogestionnaire dans le mouvement Freinet, Les pédagogies autogestionnaires, sous la direction de P. Boumard et A. Lamihi, Edition Ivan Davy, 1995.

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pouvoir pour instituer une expérience démocratique. C’est ce que René Lourau appellera le « péché originel »45. Il m’arrivera aussi d’avancer le concept paradoxal d’ « autogestion obligatoire »46. Ce n’est pas là une approche exceptionnelle puisque au cours de la seconde conférence internationale sur l’autogestion47, à Paris, en septembre 1977, je pourrai constater, à partir des expériences présentées, dont celle de Boimondeau48, qu’ « en général la mise en autogestion n’est pas décidée, dans l’école, dans la formation des adultes, dans le travail social, dans l’entreprise...par les personnes concernées, mais par des promoteurs qui en impulsent le démarrage, et demeurent ensuite les garants de l’auto-conduite de l’expérience : sa permanence, son évaluation »49. Engagés dans les luttes pour la paix et la défense des libertés, nous suivons aussi avec attention l’expérience autogestionnaire en Algérie, dans les exploitations agricoles laissées vacantes par la décolonisation. Nous disposons de plusieurs sources d’information dont l’une nous est particulièrement proche puisqu’il s’agit de René Linarès, instituteur dans le village de Bousfer en Algérie et militant de l’Ecole Moderne. Sa classe Freinet, vivante et active, est en prise directe avec le milieu villageois organisé selon les mêmes structures : conseil programmant les activités, plannings, etc... Avec Tabet, il en fera un film De la coopérative à l’autogestion montrant le parallèle entre l’organisation de la classe et l’organisation autogestionnaire des adultes. Ce film sera présenté au Congrès de Brest en avril 1965 dans le cadre de la réflexion « De la coopérative à l’autogestion ». Le concept d’autogestion, nous est donc connu et nous sommes d’accord, politiquement, avec ce mouvement qui mène vers un pouvoir collectif des travailleurs. Ce processus est aussi le nôtre, à une moindre échelle dans la classe, puisque nous avons entrepris 45) LOURAU René, Analyse institutionnelle et pédagogie, Editions de l’Epi, 1971. 46) LE GAL Jean, Une classe Freinet au quotidien ou l’autogestion obligatoire, Autogestions, n" 12-13, hiver 1982-1983. 47) Recherches sur l’autogestion. Autogestion de la recherche ? Histoire et sociolo­ gie de la 2e conférence internationale sur l’autogestion, Autogestion et socialisme, n° 41-42, juin-septembre 1978, Paris, Editions Anthropos. 48) MERMOZ Marcel, lAutogestion c’est pas de la tarte !, Paris, Seuil, 1978. 49) LE GAL Jean, Rapport, Autogestion et socialisme, n° 41-42, op.cit.

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des recherches institutionnelles afin de donner plus de pouvoir aux enfants sur leur vie sociale et sur leur travail d’écoliers : président de jour, journal mural, Conseil... Ce sont là des techniques institutionnelles qui feront l’objet de nombreuses expérimentations sur lesquelles je reviendrai. En octobre 1963, j’ai institué un «Conseil extraordinaire» et en janvier 1964, je mets en place un Conseil-bilan quotidien. Après la présentation du dessin au tableau, nous réservons chaque soir, une quinzaine de minutes à un bilan animé par le président de jour. Il présente d’abord un rapport sur le fonctionnement de la classe, tel qu’il l’a vécu, en responsable. Il nous soumet les difficultés qu’il a rencontrées et peut nous faire des propositions de changement : règles, organisation matérielle. Ensuite chacun peut donner son avis sur le déroulement des activités puis nous examinons les dysfonctionnements : comportements perturbateurs, conflits, mauvaise organisation matérielle... Comme le temps nous est compté, si un problème grave se présente, nous prévoyons un conseil extraordinaire à la place de l’entretien du lendemain matin. Ce n’est pas là une découverte de ma part, les bulletins régionaux que je reçois montrent que le conseil est en réflexion, tant au niveau de sa forme, de sa périodicité que de son contenu. Freinet a d’ailleurs publié dans son ouvrage l’Education morale et civique50, un chapitre écrit par Fernand Oury : « Une institution efficace : le conseil de coopérative ». C’est aussi un des éléments de l’échange, autour du thème « Coopérative et discipline du travail », au sein d’un cahier de roulement circulant entre des classes de perfectionnement en 1961.51 Pour moi, ces recherches s’inscrivent parfaitement dans la conception de la coopération que défend Freinet lorsqu’il affirme que « par la coopération scolaire, ce sont les enfants qui prennent en main, effectivement, l’organisation de l’activité, du travail et de la vie dans leur école. C’est cela, et cela seul qui importe »52. 50) FREINET Célestin, l’Education morale et civique, BEM, n° 5, 1960. 51) GAUDIN Georges, YVIN Pierre, Coopérative et discipline de travail, Synthèse du cahier de roulement n° 3, 1961-1962. 52) FREINET Célestin, La coopération à l’Ecole Moderne, [Educateur, n° 18, 15 juin 1945, numéro spécial.

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Pour lui, l’organisation coopérative, à condition quelle ait une dimension de totalité dans la vie scolaire, est le moyen de favoriser une participation active et responsable des enfants dans tous les domaines, mais aussi un moyen efficace de formation humaine et citoyenne : Nous préparons, non plus de dociles écoliers, mais des hommes qui savent leurs responsabilités, décidés à s’organiser dans le milieu où le sort les a placés, des hommes qui relèvent la tête, regardent en face les choses et les individus, des hommes et des citoyens qui sauront bâtir demain le monde nouveau de liberté, d’efficience et de paix. » (Congrès de Caen-1962) Sa conception de la coopération s’inscrit dans ce qui fut le rêve des pionniers utopistes qu’avaient été Robert Owen, Saint-Simon, Charles Fourier et son phalanstère, Etienne Cabet et sa fraternité autogestionnaire : construire une société juste et pacifiste dans laquelle chacun pourrait vivre et se développer harmonieusement en s’associant librement aux autres. Il se situe aussi dans la filiation de Paul Robin qui s’appuie, à l’orphelinat de Cempuis, sur le besoin qu’ont les enfants de se gouverner eux-mêmes et la nécessité d’organiser l’école sous forme d’une communauté d’enfants, pour créer « un modèle réduit de société égalitaire, où tout appartient à tous et dont les membres doivent se convaincre que le bonheur de chacun dépend du bonheur de tous. Ainsi développe-t-on chez les élèves la solidarité, le sentiment de la justice, la sociabilité, en leur confiant des responsabilités au sein de la communauté »53. Freinet connaît les expériences d’autonomie des écoliers dans les communautés d’enfants que Ferrière a longuement présentées dans son ouvrage54, la pédagogie libertaire des écoles de Hambourg et la conception de l'auto-organisation que Pistrak, pédagogue soviétique, a développée dans son ouvrage les Problèmes fondamentaux de l’Ecole 53) HUSSON J., Paul ROBIN, Brochures d’Education Nouvelle Populaire, n° 44, mars 1949, Editions de l’Ecole Moderne Française. 54) FERRIERE Adolphe, l’Autonomie des écoliers dans les communautés d’enfants, Neuchâtel, Delachaux et Nietslé, 1921.

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du Travail?55 Dans son intervention, en 1928, aux journées pédagogiques de Leipzig56, organisées par l’internationale des Travailleurs de l’Enseignement, il soutient que « la communauté scolaire est la forme idéale de l’école populaire. C’est le régime de l’autonomie des écoliers, comme disent certains pédagogues d’éducation nouvelle, ou mieux, pour parler comme nos amis russes, de l’autoorganisation des élèves. On a vu les bienfaits de ce régime dans les écoles communautaires de Hambourg, à l’école nouvelle de l’Odenwald, etc. [...] Même si l’ordre doit légèrement en souffrir, tous les citoyens de la communauté doivent apprendre à remplir un rôle de citoyen actif ». En ces années 1960, avec les luttes des peuples pour leur indépendance, un nouveau concept est apparu : l’autodétermination. Freinet se l’approprie et y consacre un article : « Les enfants sontils mûrs pour l’autodétermination ? » Il considère que « C’est par l’exercice de leurs droits, et non par la servitude que les citoyens de ces pays libérés accèdent à la dignité d’hommes et à la liberté de citoyens. L’analogie est à peu près totale avec nos enfants». Mais pour l’enfant, plus encore que pour l’adulte, l’autodétermination ne se prend pas d’un seul coup, elle s’apprend, elle se gagne. Présentant cette position de Freinet, Elise Freinet écrira en 1974 :« l’autogestion s’apprend, s’éduque par la vie communautaire. »57 Autonomie des écoliers, auto-organisation, autodétermination, autogestion, ces termes recouvrent des pratiques démocratiques qui vont dans la même direction : donner aux enfants et aux jeunes les moyens de prendre leurs affaires en main, d’exercer un pouvoir collectif réel sur leur vie et leurs activités et, par cette pratique, 55) PISTRAK, les Problèmes fondamentaux de l’Ecole du Travail, Editions de 1’1. T.E. (Internationale des Travailleurs de l’Enseignement), 1921, réédition, Desclée de Brouwer, 1973. 56) FREINET Célestin, La discipline parmi les écoliers, Pédagogie prolétarienne, thèses, rapports et débats, des Journées pédagogiques de Leipzig, organisées par l’internationale des Travailleurs de l’Enseignement, Pâques 1928, Editions de l’in­ ternationale des Travailleurs de l’Enseignement. 57) FREINET Elise, l’Ecole Freinet réserve d’enfants, Paris, Maspero, 1974.

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d’acquérir les compétences qui leur sont nécessaires. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. »

2. La recherche d’une cohérence Le retour que je fais aujourd’hui sur mon parcours militant, à travers mon expérience et mes écrits, me permet de constater que cette direction d’action et de recherche est demeurée la même pour moi, tout au long des années, de la coopération à l’autogestion, puis de l’autogestion à la démocratie participative. Elle s’est aussi toujours inscrite dans un principe de cohérence entre ma réflexion éducative et pédagogique et une idée de l’homme et de la société. C’est sans doute la présentation que j’ai faite de la « Classe coopérative en pédagogie Freinet »58 à l’Université Coopérative Internationale, d’avril 2001, à Nantes, qui illustre le mieux cette recherche de cohérence dans une classe coopérative complexe et en création permanente.

La classe coopérative en pédagogie Freinet Si j’avais à définir la classe coopérative en pédagogie Freinet, en quelques mots, je dirais qu’elle est un système complexe cohérent en création permanente, système créé et géré par des éducateurs de l’Ecole Moderne et les enfants ou les adolescents de leurs classes, chaque classe constituant, à un moment donné de son évolution, de son tâtonnement expérimental, un milieu vivant original, une synthèse particulière des multiples facteurs qui constituent la classe coopérative, mais ceci autour de finalités communes, d’une idée de l’homme et de la société : — un homme autonome, libre et responsable, apte à prendre sa vie en main et à coopérer avec les autres, à les accepter dans leur 58) LE GAL Jean, La classe coopérative en pédagogie Freinet, Actes de l’Université Coopérative Internationale, Nantes, avril 1981. La session de Nantes de l’Université Coopérative Internationale, créée par Henri Desroche, a été organisée par le GAFRA ( Groupe autogéré de formation et de recherche-action de Nantes). Elle avait pour thème « De l'Education coopérative aux Coopératives d’éducation » et pour objectif de faire se rencontrer les praticiens de l’éducation coopérative et les travailleurs du secteur coopératif.

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différence et à lutter pour l’avènement d’une autre société ; — une société dont la liberté, la justice sociale, la fraternité et le travail désaliéné seront les fondements, une société d’où aura été bannie l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce système complexe s’appuie évidemment sur les principes fondamentaux de la pédagogie Freinet : — globalité de l’homme et globalité de l’action éducative ; — l’éducation du travail ; — l’expression libre et la communication ; — le matérialisme pédagogique (importance du milieu éducatif, des techniques, des outils...) — l’apprentissage par tâtonnement expérimental ; — les apprentissages personnalisés ; — l’autogestion pédagogique.

Système complexe Ce qui frappe en entrant dans une classe coopérative en pédagogie Freinet, en la voyant fonctionner, c’est la complexité de l’ensemble formé par des activités diversifiées, une organisation minutieuse, des institutions multiples. Activités diversifiées Contenu Apprentissages

— intellectuel : outils (fiches, fichiers, cahiers autocorrecti.fi, livrets...) — manuel : ateliers nombreux, jardin... —physique, esthétique, relationnel, affectif... Information

— bibliothèque documentaire (BT, BTJ, fichiers, FTC, coin exposition...) — information des autres : imprimerie, journal... Expression

— graphique, picturale, théâtrale, corporelle, musicale, écrite (textes

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libres, poésies, contes). Communication

— entretien, temps de mise en commun des travaux, recherches, conseils, correspondance individuelle et collective, exposés... Recherche

— scientifique, manuelle, artistique... Gestion

— des activités, des relations, de l’organisation... Forme Collective

— centrée sur un projet commun, un problème commun (lettre collective, comptes de coopérative, sortie à organiser, etc.) — centrée sur l’échange (entretien, mise en commun) ; — centrée sur la gestion (conseils). Equipes

—permanentes ; — occasionnelles. Individuelles

— durant les temps des activités personnelles (apprentissages personnalisés, information, expression, création, communication, etc. ) Organisation minutieuse Du temps collectif et personnel. De l’espace appartenant à la coopérative ( coins de travail, lieux

de réunion collective). Des responsabilités et des services nécessaires à la vie collective et aux activités personnelles. De l’entraide. De la régulation des activités (plans de travail collectifs et

individuels, plannings...) Institutions multiples Conseils réguliers hebdomadaires et quotidiens, pour organiser

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les activités, planifier les projets collectifs, élaborer les lois, régler les conflits, etc. Conseils extraordinaires. Responsables de jour, d’ateliers, d’activités, etc. La cohérence

La cohérence est un élément fondamental, c’est une nécessité. Mais elle est difficile à atteindre et sans cesse remise en cause par l’évolution même des différents facteurs constitutifs de notre collectivité : les enfants ; l’éducateur ; les pratiques d’apprentissage, les contenus, les outils ; l’organisation ; les institutions. La question se pose aussi au niveau général de la pédagogie Freinet et de notre mouvement. Un des liens essentiels de cette cohérence est l’organisation coopérative de la classe : toutes les activités, l’organisation des apprentissages, de l’espace, du temps, les institutions, doivent aller dans le sens de l’éducation coopérative, et c’est ce qui nous différencie des classes où la coopérative scolaire n’existe que pour certaines activités (travaux manuels, fêtes, voyages, etc.) Un autre lien essentiel est notre idée de l’homme et de la société, et c’est ce qui nous différencie d’autres classes qui utilisent quelques éléments semblables aux nôtres, parce qu’ils ont été préconisés par un des projets de réforme du pouvoir en place ou parce que c’est à la mode (non-directivité, décloisonnement, travail en équipes, correspondance, coopérative, etc), ces éléments devenant souvent des fins à atteindre au lieu de demeurer des moyens au service de finalités éducatives. Les activités, les techniques, les outils, l’organisation, les institutions, doivent se centrer sur les finalités :

Un homme autonome apte à prendre sa vie en main : activités permettant d’acquérir les savoirs nécessaires (savoirfaire, savoir-être) pour agir, pour transformer le travail et la vie : lire, écrire, compter, savoir analyser le réel, savoir s’exprimer au sein d’un groupe autogéré, savoir agir coopérativement avec les autres, etc ; — outils d’apprentissages autocorrectifs ;

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— plan de travail personnel permettant de gérer le temps des activités personnelles, ses apprentissages et ses autres travaux. Un homme libre et responsable : — liberté de choix dans les activités personnelles, dans l’organisation du temps, mais chacun rend compte au groupe des activités obligatoires et de sa part coopérative dans les projets collectifs ; — participation aux responsabilités d’organisation, de fonctionnement, de gestion (responsabilités diverses : chacun est tour à tour d’ailleurs responsable ou simple exécutant). Un homme apte à communiquer avec les autres, à partager, à s’insérer dans une aide mutuelle, à agir en coopération : — entretien du matin, moment de mise en commun ( des découvertes, des difficultés, où on peut demander l’avis des autres, où on peut présenter ses créations, ses recherches...) ; — entraide au cours des activités personnelles ; — solidarité pour réaliser les projets communs (journal, sortie, enquêtes, albums, lettre collective) ; — conseil, lieu fondamental de la vie coopérative. La recherche de la cohérence entre les finalités et les pratiques a toujours été un objectif des praticiens novateurs soucieux de changer l’école et pas seulement de la réformer. Pour nous qui nous voulons des praticiens-chercheurs, c’est un concept fondamental. Pour appuyer cette affirmation, je ferai appel aux travaux du Comité d’instruction Publique de 1791, issu de la Révolution et chargé de promouvoir une éducation nouvelle. Très rapidement, une évidence s’est imposée à lui : une pédagogie conçue pour former des sujets soumis était nécessairement inadéquate pour former les hommes et les femmes responsables, nécessaires à la société nouvelle. En effet, peut-on enseigner le sens de la liberté et des responsabilités, la coopération, avec des leçons et des punitions ? Suffit-il de changer le contenu pour changer l’éducation ? Il y a incohérence de nature et incohérence d’usage des moyens pédagogiques anciens avec les buts nouveaux donnés à l’éducation. Nous devons en tirer la leçon : tous les moyens ne sont pas bons, même s’ils sont efficaces pour un certain objectif, pour atteindre nos

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finalités éducatives. Le Comité d’instruction Publique a aussi dégagé un principe fondamental que nous devons retenir pour nos recherches : « L’institution scolaire doit reproduire aussi fidèlement que possible la société nouvelle à laquelle elle a pour mission d’introduire. » Mais la recherche de la cohérence ne doit pas aboutir à une structure rigide, non évolutive, car ce qui est juste à un moment donné et en un lieu donné, ne l’est pas obligatoirement à un autre moment et en un autre lieu. Notre mouvement pédagogique et chacun de nous nous sommes trouvés confrontés à des causes de changement : tout d’abord l’évolution de l’enfant et de son environnement : l’enfant de 1981 n’est pas l’enfant de 1882 ou de I960. ensuite l’apparition de techniques nouvelles : l’audio-visuel, la programmation, l’informatique demain, les mathématiques modernes qui nous ont obligés à créer de nouveaux outils, la linguistique, etc. sans compter Rogers, Illitch, et la rénovation pédagogique officielle adoptant certaines de nos techniques, ainsi que les idées et les recherches des praticiens-chercheurs de notre mouvement. Tout ceci nous amène au troisième terme de ma définition : système complexe cohérent en création permanente.

L’éducateur, avec les enfants, doit créer un ensemble cohérent en mouvement et c’est ce mouvement, cette révolution nécessaire qui expliquent les difficultés que chacun de nous rencontre et qui justifient l’existence de notre Institut Coopératif de l’Ecole Moderne : seul, aucun de nous ne pourrait mener à bien cette entreprise. Nos commissions et groupes de travail mènent des recherches dans tous les domaines qui concernent la vie de nos classes : les apprentissages en lecture, mathématiques, orthographe, langue, etc. Elles mettent au point des techniques et des outils nouveaux, elles affinent les anciens. Notre coopérative (C.E.L. à Cannes) fabrique ces outils et édite les ouvrages et les revues qui nous informent. Sur le plan de l’organisation coopérative de la classe, il était normal que se poursuivent aussi des recherches, en fonction des

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apports nouveaux de la psycho-sociologie et de la psychanalyse institutionnelle, en particulier. Actuellement deux courants de recherche existent dans notre mouvement : le courant autogestionnaire que Pierre Yvin et moi-même avons créé en Loire-Atlantique, vers 1965. Ce courant a mis particulièrement l’accent sur l’accès des enfants au pouvoir de décision dans l’ensemble complexe de la classe coopérative, sur une formation à l’autogestion et sur les moyens permettant une véritable autogestion par les enfants de l’institution scolaire. Nous avons parlé de « classe en marche vers l’autogestion » car la pratique autogestionnaire nécessite un apprentissage individuel et collectif ainsi qu’un processus permanent de création. C’est ce courant qui est représenté à cette semaine d’études. Le courant institutionnel a été lancé par René Laffitte, de l’institut Départemental de l’Ecole Moderne de l’Hérault. Il a constitué un groupe de recherche actif, « genèse de la coopé », qui produit et publie des monographies qui attestent de l’évolution positive, dans la « classe coopérative institutionnalisée », d’enfants en difficulté. Ce courant est lié à la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury qui a fait émerger le problème de l’inconscient dans la classe ( fantasmes, projections, transferts, identifications) et celui du rôle des médiations entre les enfants et entre les enfants et l’adulte.

3. De la coopération à l’autogestion Je viens de montrer que la classe coopérative en pédagogie Freinet tentait d’être cohérente avec notre conception de l’homme et de la société. Pour un éducateur de l’Ecole Moderne, faire de la coopération à l’école un principe de base de la vie sociale et pédagogique de sa classe, c’était adhérer à une conception humaniste et démocratique, qui dépasse largement le champ de l’éducation. C’était agir dans l’école, mais aussi dans la société, pour le respect de la dignité humaine, pour une relation entre les personnes fondée sur les valeurs de liberté, d’égalité, de responsabilité, de solidarité et

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de justice, et pour que chacun puisse exercer pleinement ses droits et libertés. « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis. » Art. 21 - Déclaration universelle des droits de l’homme-1948 C’est dans cette même logique qu’en janvier 64, nous décidons, avec Pierre Yvin, d’insérer nos recherches dans le grand chantier autogestionnaire politique, social et pédagogique qui commence. Il n’existe pas un modèle à atteindre, de schémas à appliquer, mais une société à construire. Il s’agit de mettre en expérimentation, partout où cela est possible, de nouvelles formes de vie et de travail. Pour nous, notre chantier expérimental prioritaire sera à l’école publique. A nous de voir, à partir de là où nous sommes arrivés dans nos réflexions sur la classe coopérative et en tenant compte des contraintes imposées par l’institution externe et l’environnement social, s’il est possible que les enfants puissent exercer un pouvoir encore plus important dans toutes les prises de décision concernant leur vie et leur travail. Sur le plan expérimental, nous ne nous fermerons aucune porte, nous ne nous enfermerons dans aucune définition de l’autogestion. Nous allons expérimenter, confronter nos pratiques et nos idées avec tous ceux qui marchent « vers l’autogestion », dans et hors de l’école. Nous n’avons évidemment pas la prétention de changer la société par l’école mais nous pensons cependant qu’une éducation, individuelle et collective, à la liberté et à la responsabilité, est un aspect important de la lutte autogestionnaire. Nous n’attendrons donc pas une révolution hypothétique pour changer, à l’école, ce qui peut l’être. C’est là un vieux débat qui va encore se poursuivre longtemps et où nous rencontrerons des opposants, révolutionnaires évidemment, qui nous accuseront d’« illusion pédagogique », de « créer des îlots de socialisme dans l’école capitaliste » ou encore « de faire le jeu du pouvoir en améliorant le fonctionnement de l’école ». Nous trouverons aussi des alliés, en particulier chez nos camarades

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libertaires. C’est ainsi que Jean-Marc Raynaud et Guy Ambauves, dans leur défense d’une Education libertaire59, avanceront que « l’enfant est capable d’autogérer sa vie à l’école (c’est un acquis indiscutable) et cette pratique ne peut que le préparer et l’aider à continuer dans cette voie une fois adulte...Libérer l’enfant, lui donner les moyens d’épanouir ses potentialités dans et par le respect de la liberté et de son autonomie, voilà un aspect fondamental d’une lutte globale autogestionnaire... ». Nous sommes bien d’accord avec eux qu’on ne peut concevoir l’autogestion à l’école avec seulement une visée pédagogique. Elle ne peut prendre son sens qu’en étant partie intégrante d’un projet de société. L’expérimentation autogestionnaire à l’école doit donc préciser ce que sont ses fondements politiques, sociaux, éducatifs et pédagogiques.

Quelques fondements de notre expérimentation auto­ gestionnaire Avant de présenter progressivement cette expérimentation, il me paraît donc important d’en cerner les fondements qui sont déjà les nôtres, à travers deux textes écrits ultérieurement mais qui caractérisent bien nos idées fondamentales premières, que l’expérience a évidemment permis d’affiner. Pour les praticienschercheurs, de surcroît militants et responsables, l’action quotidienne impose des choix impératifs qui ne peuvent être différés. Le temps à consacrer à l’élaboration d’un projet de recherche, à l’analyse approfondie des observations et à la production d’écrits pour faire connaître l’expérience menée, demeure donc toujours restreint. Pour un praticien-chercheur, l’action est première et la recherche ne peut être que militante. Le premier texte, L’école de demain. Vers une école laïque, populaire, moderne et libératrice, est d’abord une prise de position que j’ai écrite, avec Pierre Yvin, au moment des manifestations de mai 68. Les travailleurs exprimaient alors fortement le besoin de pouvoir être 59) RAYNAUD Jean-Marc, AMBAUVES Guy, l’Education libertaire, Paris, Spartacus, mai 1978

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les maîtres de leur travail et de leur vie, dans une société de justice sociale, de liberté et de responsabilité. Nous voulions leur montrer que l’autogestion expérimentée dans les classes Freinet allait dans ce sens et entrait de plein-pied dans l’espérance d’une autre école, une école laïque, populaire, moderne et libératrice. Ce texte, complété, a ensuite servi de conclusion provisoire au document Vers l’autogestion publié en 1969 par la Commission « Enfance Inadaptée » de l’ICEM et repris par la Bibliothèque de l’Ecole Moderne60. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Le deuxième texte, La dernière étape de l’école bourgeoise. Vers l’autogestion61, est une intervention que j’ai faite dans un débat sur l’autogestion, en 1973, avec des militants politiques et des syndicalistes ouvriers et paysans. Je tenais à y marquer que, dans le domaine éducatif, chacun pouvait changer sa pratique et qu’une autre école était possible. Mais force est de constater que l’école bourgeoise a la peau dure et que, trente ans après, le combat doit encore continuer, vers une démocratie participative. L’ecole de demain, vers une école laïque, populaire, moderne, libératrice Pierre Yvin et Jean Le Gal LES ETUDIANTS - las de l’autorité des adultes qui voulaient les garder en tutelle ; - las de subir un enseignement qui les réduisait à absorber passivement des connaissances souvent sans rapport avec les besoins d’une société moderne en constante et rapide évolution ; - las de voir leur formation tributaire des besoins d’une société fondée sur le profit et l’exploitation de l’homme ; - las d’être condamnés eux-mêmes à devenir des exploiteurs, grâce à « l’organisation systématique de l’embrigadement des étudiants 60) BOLAND Yvette, LE GAL Jean, MAGNE Lucette, YVIN Pierre, Vers l’auto­ gestion, Document de l’ICEM, n” 7, Editions de l’Ecole Moderne Française, 1971, 207 pages. 61) LE GAL Jean, La dernière étape de l’école bourgeoise. Vers l’autogestion, l’Educateur, n° 2, 1 octobre 1973.

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dans l’appareil d’exploitation capitaliste »...62 se sont révoltés avec fermeté en mai 1968 — contre les structures hiérarchisées de l’Université ; — contre les méthodes pédagogiques et la relation autoritaire maître-élèves ; — contre la culture bourgeoise... et ont exigé l’autogestion de leur formation et de leur vie dans des Universités autonomes, où le pouvoir serait assumé par les usagers. Leur mouvement révolutionnaire a introduit la démocratie directe à la base et instauré une discussion permanente sur les objectifs du combat engagé. Il a porté au premier plan les revendications fondamentales de tout homme libre : — le droit aux libertés d’expression, d’information, d’organisation, de discussion, de libre formation ; — le droit d’être responsable de son propre devenir. Mais ils se sont très rapidement aperçus que les changements profonds et capitaux de l’Université ne pourraient avoir lieu que dans une société nouvelle, une société où chaque homme pourrait avoir prise sur son destin, en participant activement à la gestion de son travail et de sa vie. Rien ne peut, en effet, être définitivement transformé, tant que la société reste gérée par une minorité détentrice des moyens de production et soucieuse avant tout de perpétuer ses privilèges de classe en maintenant le peuple en état d’assujettissement. « Les gouvernements des grands Etats ont entre les mains deux moyens pour tenir le peuple en dépendance, pour se faire craindre et obéir : un moyen plus grossier, l’armée ; un moyen plus subtil, l’école. » (Nietzsche : Opinions et sentences mêlées) « L’Etat moderne façonne ( il est contraint de le faire, ne fût ce parfois que par un réflexe d’auto-défense) l’idéologie et la moralité sociale du peuple. C’est pourquoi, sous des formes atténuées ou accusées, il contrôle l’Education nationale, l’information, voire la propagande. » ( Maurice Papon : l’Ere des responsables) Toute contestation de l’Université doit déboucher obligatoirement 62) Partisans, Ouvriers, étudiants, un seul combat ! mai-juin 1968, Paris, Editions Maspero.

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sur une contestation de la société et de l’Etat. Ce fut, en mai 1968, l’aboutissement inéluctable des luttes étudiantes. Il n’est pas étonnant que les jeunes travailleurs, non aliénés encore à une société de consommation fondée sur le profit et l’exploitation de la masse laborieuse, adhérèrent profondément à ce vaste mouvement. Les travailleurs dynamisés par cette combativité, ayant pris conscience de la nécessité impérieuse de créer une société nouvelle et de leur possibilité de vaincre, lancèrent alors spontanément une grève générale illimitée d’une ampleur sans précédent. Revendicative et politique à la fois, elle tendit rapidement à devenir gestionnaire, et le terme AUTOGESTION lancé par les étudiants devint familier à tous. Chacun n’avait pas encore pleinement conscience de toutes les implications d’un système autogéré, mais il ressentait le besoin profond de pouvoir être le maître de son travail et de sa vie, dans une société de justice sociale, de liberté et de responsabilité. En fonction de la relation dialectique entre la Société et l’Ecole, il était logique qu’une critique profonde de l’Ecole se fasse, tant chez les enseignants que chez les ouvriers et les agriculteurs. Une question se posait à tous : l’Ecole actuelle est-elle compatible avec la revendication d’une société de justice sociale, de liberté et de responsabilité ? Bien avant les évènements de mai, les syndicats enseignants, les syndicats ouvriers et les syndicats agriculteurs avaient dénoncé l’école comme une entreprise de mise en condition, au service d’une société fondée sur le profit. Chacun savait que l’expression « démocratisation de l’enseignement » dont se parait chaque nouvelle réforme, n’était qu’un leurre, et que les enfants d’ouvriers et de paysans avaient toujours peu de chances d’accéder à la faculté. Dans une remarquable étude sur l’enseignement, le Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs (C.D.J.A.) de LoireAtlantique écrivait notamment : « Les « bonnes études » sont-elles réservées aux « bonnes familles? Ce qui est certain, c’est qu’à l’école les enfants n’ont pas les mêmes chances de réussir, selon la classe sociale qui les a vus naître, les différences se manifestent dès le primaire. Une enquête de l’Institut National d’Etudes Démographiques démontre que, parmi les élèves que l’on peut

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classer comme « médiocres » ou « mauvais » à la fin du Cours moyen 2' année, il y en a 30% chez les enfants de salariés agricoles, 29,6 % chez les enfants d’ouvriers, 23,5 % chez les enfants d’agriculteurs, mais seulement 9,9 % pour les cadres supérieurs. Quelles sont donc les raisons de cet état de chose ? Rien n’autorise à conclure que les enfants de condition supérieure soient nécessairement plus doués intellectuellement que les enfants d’ouvriers. Il faut donc chercher d’autres explications, et parmi celles-ci, l’ambiance familiale, l’éducation reçue dans les familles, qui prépare et soutient (ou ne soutient pas) le jeune dans sa scolarité, les conversations familiales, les livres, les jouets reçus depuis l’enfance, le niveau culturel des parents qui sont des éléments importants dans la réussite ou l’échec du jeune. Par ailleurs, l’organisation actuelle de l’enseignement n’est pas faite pour compenser les handicaps des enfants d’agriculteurs.. .Les méthodes d’enseignement font le plus souvent appel à la mémoire et aux notions abstraites sans relation avec la vie des enfants... » Les pédagogues modernes - et Freinet en particulier - avaient déjà dénoncé depuis de nombreuses années un enseignement inadapté aux enfants du peuple et complètement détaché de leur vie. Mais leur action n’avait pas encore réussi à influencer la grande masse des enseignants, qui demeuraient prisonniers de pratiques pédagogiques traditionnelles dénoncées par tous, et cependant toujours fidèlement transmises par les Ecoles normales. La contestation estudiantine, l’engagement profond de nombreux enseignants dans le mouvement de mai et la communication rétablie avec les ouvriers et les paysans, ouvrirent la voie à une brutale remise en cause de l’organisation de l’enseignement qui perpétuait l’injustice sociale, et des méthodes pédagogiques incompatibles avec les aspirations à la liberté d’expression et à l’autogestion exprimées par les étudiants, les lycéens et les collégiens. Tous les travailleurs exigeaient l’abrogation de la réforme Foucher, élaborée pour les besoins en main-d’oeuvre de l’économie capitaliste moderne : 30 % de manoeuvres et d’ouvriers spécialisés fournis par les classes pratiques ; - 40 % d’ouvriers et d’employés qualifiés fournis par les cycles

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courts et les C.E.T. ; — 30 % de dirigeants moyens et supérieurs fournis par les lycées et les universités. Chef-d’œuvre de la ségrégation sociale, le plan Foucher était l’objet d’une unanime réprobation, et les commissions élèvesenseignants-travailleurs oeuvraient avec enthousiasme à la mise sur pied d’un projet fondé sur les principes du plan Langevin-Wallon. L’école nouvelle apparaissait à l’horizon de nos espoirs...

QUE SERA CETTE ECOLE ? une ECOLE UNIQUE — car elle seule peut permettre à tous les enfants de se rencontrer, de se connaître, de s’apprécier, de se comprendre ; — elle seule peut être le fondement d’une société socialiste authentique, en apprenant dès l’enfance aux hommes à vivre ensemble, à prendre des responsabilités ensemble, à être heureux ensemble ; — elle seule peut être la garantie du respect des droits de l’enfant, dont l’article 10 de la Déclaration des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 20 novembre 1959 dit : « L’enfant doit être protégé contre les pratiques qui peuvent pousser à la discrimination raciale, à la discrimination religieuse et à toute autre forme de discrimination. » L’Ecole Unique ne pourra être étatique, mais elle sera une Ecole Nationale, gérée par les élèves, les éducateurs, les parents, les représentants de l’administration et par les syndicats de travailleurs. Elle apportera une solution définitive à l’opposition école publiqueécole privée, si préjudiciable aux enfants des campagnes. Ecole de tous, elle ne pourra être qu’une ECOLE LAIQUE car la laïcité seule peut garantir la liberté pour chaque enfant de se déterminer luimême, et assurer le respect de la démarche religieuse des consciences. Mais la laïcité ne se définit pas seulement par la neutralité religieuse, car elle est aussi synonyme de progrès humain. Etre laïque, c’est lutter contre toutes les forces économiques,

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sociales, politiques, philosophiques, religieuses, adversaires du progrès et de la liberté ; c’est choisir des valeurs humanistes : paix, justice sociale, liberté d’expression, solidarité humaine. L’éducateur laïque est en plein accord avec la Charte des éducateurs adoptée à Moscou par des représentants des grandes organisations internationales en 1955, qui dit dans son article 1er : «Les devoirs essentiels des éducateurs sont le respect de la personne humaine chez l’enfant, la recherche et le développement de ses aptitudes, le souci d’éduquer en instruisant, le dessein permanent de former la moralité de l’homme et du citoyen futurs et d’éduquer l’enfant dans un esprit de démocratie, de paix, d’amitié entre les peuples. » La laïcité suppose aussi l’égalité et la justice entre les hommes : c’est pourquoi l’école unique laïque sera une ECOLE DE JUSTICE SOCIALE. « Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d’autres limitations que celles de leurs aptitudes. » (Projet de réforme Langevin-Wallon) L’Etat devra assumer entièrement la charge financière de la scolarité des enfants de la maternelle à la faculté, et permettre à toutes les familles de créer un milieu affectif, moral, intellectuel et vital, qui soit totalement épanouissant. L’Ecole Nouvelle, école du travail créateur, donnera une égale valeur aux activités manuelles et aux activités intellectuelles ; ainsi chaque enfant, quelles que soient ses possibilités, pourra trouver une voie pour se réaliser et réussir. D’ailleurs, dans la société socialiste disparaîtra le préjugé antique d’une hiérarchie entre les tâches et les travailleurs : chacun sera un homme libre et un travailleur responsable. Seule, une ECOLE DEMOCRATIQUE peut assurer la formation d’un tel homme. Cette formation doit être basée sur l’AUTOGESTION qui, en germe à l’école primaire, pratiquée au lycée et surtout à l’université, permettra un véritable changement dans la mentalité des individus. Il est essentiel déjà que les enfants :

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— prennent le maximum de responsabilités ; — puissent s’exprimer librement et à propos de tout ; — apprennent à critiquer à propos de tout et des institutions internes de la classe. Dès l’école primaire, les enfants doivent être maîtres de leurs initiatives et décider de leurs conditions de travail et de vie. Ainsi l’éducation sera épanouissement et élévation et non accumulation de connaissances, dressage ou mise en condition. Opposé à tout endoctrinement, l’éducateur se refusera à plier l’esprit de l’élève à un dogme infaillible et préétabli quel qu’il soit. Mais il s’appliquera à faire de ses élèves des adultes conscients et responsables, qui bâtiront un monde d’où seront proscrits la guerre, le racisme et toutes les formes de discrimination et d’exploitation de l’homme. L’école laïque, démocratique et ouverte à la vie, sera aussi une ECOLE DE LA TOTALITE HUMAINE. Par ses techniques éducatives modernes, elle permettra aux enfants de se former sur tous les plans : intellectuel, manuel, physique, esthétique, moral et civique. Une reconversion des structures, des techniques, des outils, des programmes, une reconsidération des examens, seront fondées sur une telle perspective. Certes, la réalité d’aujourd’hui est encore éloignée de cette école nouvelle prolétarienne. Déjà cependant de nombreux enseignants formés à une pratique pédagogique traditionnelle fondée sur une relation autoritaire maître-élèves, sont parvenus à ouvrir leur classe à l’auto-discipline, puis à la cogestion et à l’autogestion. La plupart sont regroupés au sein de l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne, fondé il y a plus de vingt ans par Freinet et ouvert à tous les éducateurs désireux d’oeuvrer coopérativement à la construction d’une école laïque populaire, moderne et libératrice. Pour cette vaste entreprise révolutionnaire, les éducateurs de l’Ecole Moderne, là où ils se trouvent, se sont mobilisés, car leur expérience et leurs classes sont deux éléments majeurs de la victoire des enseignants qui ont commencé leur remise en cause pendant les journées exaltantes de mai 1968.

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Depuis l’école du village jusque dans les campus de l’Université, les enseignants sont condamnés à devenir ensemble les inventeurs de l’avenir. L’homme n’est pas seulement celui de notre passé ; il est en avant de nous, et nous n’avancerons qu’en le cherchant avec le désir ardent de le faire. Ceux qui se sont enlisés dans les sécurités du passé ne sont pas des têtes chercheuses d’humanité nouvelle. Plus nombreux seront les enseignants à établir l’autogestion dans leurs classes, mieux ils prépareront l’école nouvelle libérée. Demain, l’autogestion à l’école sera le système d’éducation du Peuple au Pouvoir. Déjà dans nos classes en autogestion se préfigure la société socialiste et libre de demain. Si nos buts ne sont pas encore atteints, nous sommes sur la bonne voie. Que se joignent à nous ces hommes dont parle Jean Rostand, ces hommes qui ont dans l'âme ce grain de folie nécessaire pour secouer les sages inerties. La dernière étape de l’école bourgeoise VERS L’AUTOGESTION

Jean Le Gal L’ECOLE NE PEUT PAS CHANGER LA SOCIETE A ELLE SEULE C’est pourquoi nous rejetons toute illusion pédagogique, on ne peut dissocier pédagogie et politique, école et société. « Le contexte social et politique, les conditions de travail et de vie des parents, comme des enfants, influencent d’une façon décisive la formation des jeunes générations. » (Charte de l’Ecole Moderne.) Le milieu socio-culturel détermine l’avenir scolaire de l’enfant et ce n’est pas un hasard si les enfants des classes de perfectionnement et ceux des classes de transition sont pour la plupart issus de la classe ouvrière et paysanne. Est-ce à dire que ces enfants sont moins intelligents, comme le pouvoir voudrait nous le faire croire ? Non, mais l’école actuelle n’est pas faite pour eux, et nous pouvons dire comme nos camarades du C.D.J.A. « Les bonnes études » sont réservées aux « bonnes familles». Seule une société socialiste permettra la naissance d’une école socialiste, une école où les enfants des travailleurs pourront

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développer au maximum leurs possibilités, la démocratisation de l’école bourgeoise est un leurre. Seule une révolution sociale pourra donner à l’individu humain sa dignité d’homme et sa liberté de vivre.

Alors ? Devons-nous suivre ceux qui nous disent : « A quoi bon s’occuper aujourd’hui d’éducation ! A quoi bon essayer dès aujourd’hui de changer l’école ! Changeons d’abord la société ! » A ceux-là nous répondons : « Oui, changeons la société, mais luttons aussi pour changer l’école, car il s’agit de LUTTER SUR DEUX FRONTS à la fois, sur le front politique et sur le front culturel. » « Nous ne comprendrions pas que des camarades fassent de la pédagogie nouvelle, sans se soucier des parties décisives qui se jouent à la porte de l’école, mais nous ne comprenons pas davantage les éducateurs qui se passionnent activement pour l’action militante et restent dans leur classe de paisibles conservateurs. » Freinet Tous les révolutionnaires vivent un dilemme insoluble souligné par Marx, Proudhon, Marcuse, entre autres : seule une révolution sociale peut fonder une société d’hommes libres, mais ce sont seulement de tels hommes qui peuvent faire une révolution. « On ne peut espérer de la révolution aucun changement qualitatif si les hommes qui font la révolution sont des hommes et des femmes conditionnés et formés par la société de classe, dans leur mentalité, leurs besoins et leurs aspirations. » (Marcuse, Nouvel Observateur) Alors, faut-il changer l’homme pour changer la société, ou faut-il changer la société pour changer l’homme ? La vie se charge de résoudre le dilemme. Lorsque j’ai commencé à enseigner dans un petit village de campagne, j’ai appliqué les belles leçons que m’avait données l’Ecole normale : j’étais le maître et l’enfant devait m’obéir ; je décidais des activités ; je récompensais et je punissais. Je n’avais jamais connu d’autre école, que l’école des leçons, des devoirs, des notes et des classements, que l’école des mauvais points, des lignes, des verbes, du piquet, du bonnet d’âne et de la pelote dans la cour. Comment aurais-je pu être autre

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chose qu’un maître ? Mais l’armée me remit du côté de ceux qui doivent « obéir sous peine de sanction ». J’en sortis décidé à refuser désormais d’être dirigé mais je continuai pourtant à commander les enfants, influencé sans doute par l’opinion générale des adultes qui affirment : « Si on ne commandait pas les enfants, si on ne les punissait pas, ils ne feraient rien. L’enfant est paresseux de nature. » C’est aussi ce qu’on disait en ces années 57-58, des Noirs et des Algériens qui revendiquaient leur indépendance. Freinet et l’Ecole Moderne me permirent de prendre enfin conscience de ma profonde contradiction : je me battais pour mes droits et mes libertés et je continuais à coloniser les enfants. Il me fallait tout changer : les principes, mon attitude, mes techniques, mes habitudes. J’ai tout changé... mais ça n’a pas été facile... Quand on a pris l’habitude de tout diriger, on a du mal à donner la parole et le pouvoir aux enfants. C’est pourquoi, je comprends Mao lorsqu’il dit, tirant les leçons de l’expérience révolutionnaire chinoise : « Le problème essentiel dans la réforme de l’enseignement est celui des enseignants. » Toutes les révolutions ont eu ce problème à résoudre et le socialisme autogestionnaire n’y échappera pas, car il ne suffit pas d’avoir conçu des structures idéales et de prendre le pouvoir, il faut des hommes aptes à animer ces structures. Ce ne sont pas de tels hommes que préparent les Ecoles normales actuelles si on en croit nos jeunes camarades normaliens du Tarn, qui dans une lettre ouverte revendiquent : liberté d’expression, de réunion, d’information et de gestion ; suppression de toutes les menaces et brimades ; liberté pédagogique dans l’organisation des cours, leur contenu ; droit de faire des stages dans des classes modernes ; suppression des rapports d’inspection ; suppression des leçons d’essai. Il n’y aura pas de SOCIALISME AUTOGESTIONNAIRE sans une EDUCATION AUTOGESTIONNAIRE, et c’est donc dès aujourd’hui, qu’à l’école, dans la famille, dans les centres pour enfants, dans les Maisons de Jeunes, nous devons commencer et ceci pour une double raison : - d’abord parce qu’aucun homme réclamant pour lui-même le droit de gérer sa vie et son travail ne peut continuer à coloniser les enfants : on ne devient pas un homme libre par l’obéissance.

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- ensuite parce que l’expérience prouve que les sociétés révolutionnaires ont toujours bénéficié, pour le lancement de leurs écoles prolétariennes, des expériences menées au sein des sociétés capitalistes par les enseignants révolutionnaires. Cela a été le cas pour l’U.R.S.S. dans ses écoles de libre-éducation que Freinet saluait avec enthousiasme en 1925 : « On a dit aux instituteurs de laisser faire les jeunes, de les laisser organiser librement leur travail et leur vie, afin qu’ils apprennent, non pas seulement à obéir à des ordres inexplicables, mais aussi à se commander. Les instituteurs regardent cette vie d’un œil patient et bienveillant. Ils savent maintenant que ces discussions ne sont pas stériles ; que de l’effort commun sortira une nouvelle discipline et une volonté de travail décuplée. »63 Les expériences menées en Suisse, en Allemagne, en Grande-Bretagne, trouvaient au sein de la société révolutionnaire, le milieu social nécessaire à leur épanouissement. Ce fut le cas à Cuba pour la pédagogie Freinet, que Fidel Castro luimême présenta à la télévision cubaine, afin que le peuple sache que désormais ses enfants n’apprendraient plus à lire dans les livres des impérialistes. Ils fabriqueraient eux-mêmes leurs propres livres, avec des textes nés de leur vie et écrits dans leur propre langage. Mais nous qui sommes encore en régime capitaliste, que pouvonsnous faire aujourd’hui, pour aller vers l’autogestion ? D’abord tenter de rejeter les valeurs capitalistes véhiculées par l’école (l’individualisme, la possession individuelle, le goût de la réussite individuelle, l’esprit de compétition, la soumission, la hiérarchie,le travail aliénant et abrutissant) en supprimant les classements, le travail obligatoire non motivé, l’autoritarisme du maître, les punitions et les récompenses. Et créer une contreéducation qui permettra le développement en l’enfant de nouveaux besoins qui seront ceux d’une société libre : le goût du travail créateur, le goût des relations d’amitié, le goût de la liberté, le désir et la volonté d’être maître de sa vie, car sans ce désir et cette volonté, il n’y aura pas de société autogérée. Comment mettre en place cette contre-éducation ? 1. D’abord en donnant aux enfants leur lieu de vie : LA CLASSE 63) FREINET Célestin, Un mois avec les enfants russes, Edition Les Humbles, 1927.

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DOIT ETRE LA MAISON DES ENFANTS (L’école doit aussi être

la maison des enfants...). Les enfants organisent matériellement le local, comme ils le désirent, en fonction des besoins nés de leurs projets. Libres, ils sont du même coup responsables : chacun s’occupe d’un atelier ou d’une machine ; chacun assume sa part de rangement et de nettoyage. Bien entendu je suis astreint aux mêmes devoirs. Nous avons maintenant l’impression d’être chez nous Le conseil décide de repeindre les murs ? Nous achetons de la peinture, et nous peignons les murs. Un enseignant demande de venir en stage ? Un parent demande de visiter la classe ? Le conseil décide et organise l’accueil. Cette maîtrise de l’enfant sur son milieu de vie, n’apparaît pas dans les projets des partis politiques révolutionnaires : pour eux c’est aux travailleurs de gérer l’école. Or l’enfant aussi est un travailleur, car l’école n’est pas seulement préparation à la vie, elle est la vie, et il a lui aussi le droit d’autogérer ses activités. Mais comme les conseils d’usines, les conseils d’école ne pourront créer des îlots, ils devront tenir compte des décisions prises au niveau global de la société socialiste. 2. PAS D’AUTOGESTION SANS LIBERTE D’EXPRESSION ET LIBERTE D’INFORMATION.

Chacun pourra donc s’exprimer librement et sur tous les sujets, mais il ne suffit pas de donner la parole, pour que la parole se libère et devienne un outil de liberté. Il y a des blocages, des timidités, qu’il faudra guérir par une pédagogie curative. La tâche de l’adulte sera de valoriser le langage propre de chaque enfant, de chercher tous les moyens qui permettront l’élargissement du capital linguistique de base, sans pour autant privilégier un niveau de langage qui serait le « bon français ». Il est nécessaire que l’enfant apprenne à communiquer avec les autres au niveau des faits de sa vie, de ses émotions, de ses espoirs et de ses rêves, et à discuter au cours des débats et des conseils. Le pouvoir est encore trop souvent à la parole dans les assemblées, même ouvrières, il nous faut donc donner à chacun le pouvoir de parler. La liberté d’information, s’informer et informer, est inséparable de la liberté d’expression. Notre journal scolaire est le véhicule

de notre expression libre, de nos réflexions, de nos questions, vers

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d’autres collectivités enfantines, vers les parents et vers les amis de la coopérative. Le moyen principal de notre libre-information est l’ouverture de la classe sur le milieu et surtout la possibilité pour les enfants de faire venir à l’école toute personne susceptible de les éclairer sur les problèmes qu’ils se posent. Les mass media, et en particulier la télévision, les mettent en face des grands événements qui agitent le monde, nous aimerions qu’il existe une revue hebdomadaire de presse, à leur niveau, afin qu’ils soient confrontés à tous les courants d’opinion, car « nous sommes opposés à tout endoctrinement. Nous ne prétendons pas définir d’avance ce que sera l’enfant que nous éduquons...Nous nous refusons à plier son esprit à un dogme infaillible et préétabli quel qu’il soit. Nous nous appliquons à en faire des adultes conscients et responsables qui bâtiront un monde d’où seront proscrits la guerre, le racisme et toutes les formes de discriminations et d’exploitations de l’homme». (Charte de l’Ecole Moderne) 3. Bâtir un monde nouveau, c’est devoir mettre en pratique son imagination créatrice, c’est pourquoi l’enfant doit aussi posséder LE DROIT DE CREATION, droit qui pourra s’exprimer dans les multiples ateliers mis à sa disposition (expression artistique, littéraire, manuelle, gestuelle, théâtrale, etc.) et dans la prise en main de sa vie (organisation de son environnement matériel et humain). Alors il pourra connaître la joie d’un travail créateur, et il est essentiel que l’enfant soit heureux à l’école. 4. Il doit aussi avoir à sa disposition des outils qui lui permettront d’acquérir les connaissances qui lui sont nécessaires, sans avoir constamment besoin des adultes. Ce matérialisme pédagogique a été une des lignes fondamentales de Freinet et des éducateurs de l’institut Coopératif de l’Ecole Moderne. L’enfant doit être dégagé au maximum de la tutelle du maître. 5. Liberté d’expression et liberté d’information, droit de création, libre disposition des outils, sont les points d’appui d’une éducation qui permet à l’enfant de marcher vers son autonomie au sein d’une collectivité en marche elle-même VERS L’AUTOGESTION. Il n’existe pas de schéma institutionnel autogestionnaire, c’est à chaque collectivité d’inventer les moyens de la prise en main par ses

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membres, des activités et des relations. Les expériences que j’ai menées depuis quelques années, dans une classe de perfectionnement, m’ont amené à cerner les problèmes autour de quatre points principaux : PROPOSER, DISCUTER, DECIDER, APPLIQUER. Les institutions qui nous permettent de chercher les solutions et de régler les conflits sont actuellement : le conseil hebdomadaire qui programme les activités de la semaine et le conseil quotidien qui fait le bilan du déroulement de ces activités. Mais, une classe autogérée est un milieu de vie complexe et il est impossible d’en développer ici tous les aspects comme nous l’avons fait dans l’ouvrage Vers l’autogestion qui relate nos expériences. Je vous livre simplement les questions que je me posais en conclusion d’un bilan qui ne pouvait être qu’un moment de réflexion, de retour sur soi, pour reprendre avec plus de lucidité la marche en avant, marche qui d’ailleurs ne devra jamais s’arrêter, sous peine de tomber dans le dogmatisme et la sclérose. « Est-il souhaitable d’apprendre aux enfants à prendre en main leur vie au sein d’un groupe coopératif dont l’amitié, la compréhension, l’acceptation des autres, sont les fondements relationnels ? Est-il souhaitable de leur donner le goût de la liberté, de l’expression libre, du travail créateur, de la relation vraie avec les autres, qui sont des valeurs d’une société libre, différente de la société de compétition, de contrainte, d’aliénation du travailleur, dans laquelle ils vivent ? Estil souhaitable de les aider à développer leur esprit critique, face aux moyens de pression utilisés pour la mise en condition des hommes : propagande, publicité ? Est-il souhaitable d’aider à la naissance d’êtres autonomes, libérés, lucides, qui ne pourront accepter la société telle qu'elle est et lutteront pour la transformer ? » Je le pense, mais c’est aussi aux travailleurs et à leurs organisations de nous répondre, car sans eux, ni l’école, ni la société, ne pourront être changées.

L’autogestion est d’actualité Autogestion pédagogique, autogestion scolaire, pédagogie autogestionnaire, en cette année 64, l’autogestion à l’école est dans

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l’air du temps. On la voit même apparaître, pour la première fois dans l’histoire de l’éducation, dans l’arrêté du 12 août 1964, qui est consacré aux « Classes de perfectionnement pour débiles mentaux » accueillant des enfants de six à quatorze ans. Dès le plus jeune âge, « les activités devront être pour une large part des activités de groupe, à la faveur desquelles commencera l’apprentissage des relations sociales ». Et pour les enfants de douze à quatorze ans, « les activités de socialisation visent à l’intégration au groupe, cherchent à développer le sens de la responsabilité et l’aptitude à la communication. Il y a lieu en particulier, dans cette perspective, de prévoir l’autogestion de la coopérative, la création de conseils de classe ». Correspondance interscolaire, textes libres, dessin libre, journal scolaire, livre de vie, enquêtes et étude du milieu sont préconisés. La pédagogie Freinet vient officiellement d’entrer dans l’école par les classes de perfectionnement, où elle est d’ailleurs déjà pratiquée, depuis plusieurs années, par les militants de l’ICEM. Cette reconnaissance, qui est aussi une récupération par un pouvoir que nous contestons, nous interroge. Pourquoi nos techniques de libération de l’enfant et d’apprentissage personnalisé dans une classe qui accueille des enfants ayant connu des échecs scolaires graves ? Si elles sont jugées efficaces pour la réussite de ces enfants alors pourquoi ne pas les officialiser pour toutes les classes ? L’autogestion à l’école est d’actualité mais elle est déjà source de polémiques, auxquelles nous ne pouvons rester indifférents. En effet, Georges Lapassade, qui coopère avec le G.T.E. créé par Oury et Fonvieille, dans un article de France Observateur du 30 avril 1964, a fait connaître au grand public la scission de 1961 de l’ICEM avec Oury et Fonvieille. Il y affirme que les « dissidents »64 vont plus loin que Freinet en ce qui concerne les problèmes de pouvoir, de gestion et d’institutions. « Pour la pédagogie institutionnelle dont ils se réclament, il faut que l’école entière (enseignants et élèves) participe à l’institution éducative (programmes, horaires, etc.) Cela pose des problèmes de groupes, de relations sociales, que Freinet, comme les autres inventeurs de méthodes nouvelles a peut-être sous 64) Il s’agit de Fonvieille et Bessière, membres du G.T.E. qui sont instituteurs à l’école de Gennevilliers.

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estimés.. .lui qui met surtout l’accent sur la technologie éducative... Les instituteurs de Gennevilliers65 vont beaucoup plus loin. Ils font participer les enfants aux décisions institutionnelles, au choix du matériel éducatif, à l’organisation des équipes, au contrôle des techniques. Ici le Conseil de coopérative s’est transformé en Conseil de classe. C’est la classe tout entière, dans l’ensemble de sa vie quotidienne, qui est devenue une coopérative dont le fonctionnement est, à chaque instant, analysé et peut être remis en question. » Je conteste évidemment cette affirmation puisque c’est aussi ce que nous préconisons, même si tous les praticiens de la pédagogie Freinet ne sont pas en mesure d’aller aussi loin dans le pouvoir accordé aux enfants. Durant l’année scolaire 1963-1964, j’ai échangé avec Pierre Yvin sur le pouvoir collectif des enfants, nos pratiques de conseil, l’élaboration des règles de vie, le traitement des conflits et sur les dimensions sociales et politiques de l’autogestion. Nous avons en particulier comparé les possibilités offertes par deux contextes différents : un cours élémentaire avec plus de trente élèves et un programme à respecter, et une classe de perfectionnement avec quinze élèves et une grande liberté au niveau des contenus et des horaires. Pour élargir cette réflexion, en septembre 1964, nous avons constitué un groupe de travail en Loire-Atlantique et Pierre Yvin a lancé un appel à échanges au sein de la commission nationale « Enfance inadaptée ». Michel Faligand, secrétaire général de l’IPEM (Institut Parisien de l’Ecole Moderne) y participe. En 1965, sous le titre « Expériences d’autogestion à l’école primaire », il publie un excellent article dans un « Cahiers pédagogiques » consacré à « la démocratie à l’école ».66 Il y décrit les institutions de sa classe de perfectionnement, en particulier ses « conseils de travail », réunion quotidienne des élèves présidée par le responsable de jour. Il signale que cette institution, dans l’Ecole Moderne, est « aussi désignée parfois sous le nom de conseil de classe, conseil de coopérative ». Ces polémiques ont au moins une dimension positive : elles 65) Lapassade a travaillé avec les classes de Fonvieille et Bessière à Gennevilliers. 66) Cahiers pédagogiques, La démocratie à l’école, n° 55, sept-oct 1965

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obligent les protagonistes à analyser leurs pratiques et à se constituer des arguments théoriques solides. En ce qui me concerne, n’ayant pas de classe pendant une année et disposant des bibliothèques de l’Ecole normale et de l’Université, j’ai tous les moyens pour mener une réflexion approfondie. Mais qu’en est-il de Freinet dans ces turbulences ?

Freinet : de la coopération à l’autogestion J’ai informé Freinet de notre projet de mener une réflexion théo­ rique et pratique sur la dimension institutionnelle de la coopérative, en nous appuyant sur les travaux menés au sein de notre mouve­ ment mais en étudiant aussi les recherches sur la non directivité de Rogers et sur la dynamique de groupe. Le « chantier autogestionnai­ re » que nous avons lancé, nous le voulons parfaitement intégré aux recherches du mouvement car, pour nous, l’autogestion, au même titre que l’auto-organisation, est une dimension fondamentale de la coopérative scolaire. Freinet connaît les travaux de Rogers, les recherches sur la dynamique de groupe et l’expérience autogestionnaire menée en Algérie par notre camarade René Linarès. Il est aussi au courant des polémiques autour du conseil. C’est pourquoi, il propose qu’au congrès de Brest, en avril 1965, une séance plénière soit consacrée au thème « De la coopération à l’autogestion ». Dans un document préparatoire67, il indique que « parmi les pratiques pédagogiques les plus aptes à former le citoyen de demain d’une société démocratique, nous mettons en première place la coopérative scolaire telle que nous la pratiquons. Nous aurons à faire le point à ce sujet sur certaines tendances qui se font jour dans la presse pédagogique en faveur de courants, nés de notre pédagogie et que d’autres voudraient bien exploiter à leur service ». A propos de « Coopérative, Conseil de coopérative, Autogestion », il s'interroge : « Faut-il vraiment envisager des branches séparées pour notre mouvement de coopération scolaire ou regrouper le tout sous une conception générale adaptée aux 67) Educateur Magazine, n° 9, 1 janvier 1965.

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classes et aux milieux ? Deux anciens adhérents parisiens font grand bruit dans la presse d’une réalisation dont ils auraient eu l’initiative : les Conseils de classe. Nous devrons leur rappeler d’abord que cette initiative, ils en ont eu la révélation à l’Ecole Freinet, et qu’ils en ont perfectionné la technique par tout ce que nous avons publié dans l’Educateur, en fait de comptes rendus d’expériences dans les classes de toutes natures. Et nous voudrions éviter qu’on mette ainsi en vedette un élément seulement de l’action coopérative qui n’a de sens et de portée qu’en fonction de la vitalité dans la classe de l’idéal coopératif. Nous ne voudrions pas courir le risque de voir un jour des éducateurs substituer les conseils de classe à la coopérative, ce qui serait la négation de toute pédagogie coopérative. » Il précise qu’il n’est pas partisan d’une formule unique générale et souveraine de coopération scolaire et cite l’expérience de nos camarades algériens qui « sont arrivés tout naturellement à harmoniser leur coopération scolaire avec le grand mouvement d’autogestion des entreprises sociales. Et nos camarades parlent eux-aussi d’autogestion ». Il envisage, avant le congrès, de présenter les données du problème dans une B.E.M. : De la coopérative scolaire à l’autogestion. En février 1965, il publie un long et très intéressant article, De la dynamique dégroupé à la coopération scolaire et à l’autogestion68. Pour lui, exemples à l’appui, « la dynamique des groupes, tout comme la vie d’une coopérative, est à base de dynamisme individuel. » Tenant compte des recherches actuelles, il estime que « les nouveaux rapports des individus avec les groupes et leurs réactions dans ces groupes mé­ ritent d’être étudiés ». Il insiste sur la dynamique des individus au sein des groupes mais, pour lui, ce qui importe d’abord, c’est le but précis qui réunit le groupe, c’est l’organisation collective d’un travail dont chacun sent la nécessité. Dans ces conditions, le « conseil de classe » est souhaitable s’il est vraiment l’émanation de la coopérative ou du groupe qui garde tout pouvoir sur son action. Il devient dan­ gereux s’il se transforme en institution bureaucratique souveraine qui agira selon son bon vouloir pendant la durée de son mandat. » * 68) FREINET Célestin, De la dynamique des groupes à la coopération et à l’auto­ gestion, l’Educateur, n° 11, février 1965.

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Il rappelle que déjà en 1939, à l’occasion du Congrès de la Ligue pour l’Education Nouvelle, il écrivait à propos de « l’Ecole au service de l’idéal démocratique » : « L’application des principes démocratiques suppose une reconsidération du problème éducatif, qui ne sera plus centré seulement sur l’individu, mais sur l’individu au sein de la communauté ; un véritable acte de foi dans les possibilités de la nature humaine. L’idéologie totalitaire joue sur un complexe d’infériorité de la grande masse qui cherche un maître et un chef Nous disons, nous : l’enfant et l’homme sont capables d’organiser eux-mêmes leur vie et leur travail pour l’avantage maximum de tous. »69 Se référant à l’expérience algérienne, il estime : « L’autogestion n’est pas une institution faussement idéale comme le sont certaines coopératives. L’autogestion suppose au préalable une entreprise à gérer, et qu’on gèrera en commun. Ma foi, je verrais très bien notre entreprise éducative se faire de plus en plus en autogestion, cette gestion ne se limitant pas à quelques formules disciplinaires, mais à l’organisation en commun de toute la fonction enseignante et éducative. » Il appelle donc à une discussion ouverte, au congrès, à partir des recherches, des expériences et des travaux qui seront présentés, pour « permettre d’étudier comment, et par quel processus l’organisation scolaire autocratique actuelle pouvait céder le pas à la nouvelle organisation coopérative ou d’autogestion ». Malheureusement, faute de temps, cette réflexion n’aura pas lieu. La plénière sera consacrée à un débat centré sur le film De la coopération à l’autogestion qui montre comment, en Algérie, « l’idée d’autogestion à l’école s’étend selon les mêmes principes et avec le même succès aux diverses entreprises d’adultes ». Freinet, dans l’Educateur, en mai 1965, publie un nouvel article70 dans lequel il soutient qu’ « il ne serait pas mauvais de distinguer à l’avenir, dans le complexe coopératif : — une autogestion que nous dirons administrative, que nous 69) Cette reconnaissance de la capacité de l’enfant et de l’homme à participer à la gestion des affaires qui les concernent, est, aujourd’hui, un principe fondamental de notre action pour une démocratie participative. 70) FREINET Célestin, Autogestion pédagogique et autogestion administrative à l’école, l’Educateur, n° 18-19, 15 mai-ljuin 1965.

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pratiquons aussi, qui est organisation coopérative des tâches matérielles au sein ou hors de l’école ; — et l’autogestion pédagogique qui en est comme l’indispensable deuxième volet et qui marque l’organisation coopérative du travail pédagogique dans le texte libre, l’imprimerie, le journal, les fichiers, etc. » Il prend nettement position en affirmant que « cette autogestion est notre œuvre. Nous devons en sauvegarder l’organisation et la paternité. Rien ne sera changé au fond. Nous adapterons seulement les dénominations aux nécessités de l’heure. Cela nous permettra d’éviter bien des malentendus. En avant donc pour l’autogestion administrative et pédagogique à l’Ecole Moderne. Avec Pierre Yvin, nous apprécions le positionnement de Freinet qui ouvre le champ de l’expérimentation autogestionnaire. Nous attendons avec impatience la B.E.M. De la coopération à l’autogestion, afin qu’une confrontation des pratiques coopératives et un débat théorique s’instaurent dans le mouvement. Lectures, échanges et débats m’ont montré que le fonctionnement des conseils ainsi que le pouvoir collectif reconnu aux enfants pouvaient être très différents d’une classe à l’autre. Il est donc important de faire le point et de se donner de nouvelles perspectives collectives de recherche en y associant plus activement les enfants. Mais Freinet, fatigué et préoccupé par des problèmes au sein du mouvement, n’écrira pas le document De la coopération à l’autogestion. Aucune réflexion nationale ne sera lancée avant sa mort le 8 octobre 1966. Jusqu’en mai 1968, l’action et la recherche sur l’autogestion seront mis en œuvre, principalement, au sein de la « commission autogestion » du groupe départemental de la Loire-Atlantique et par une vingtaine de membres de la commission nationale de l’enfance inadaptée. Celle-ci va largement diffusé, en 1968, un document Vers l’auto-gestion en classe de perfectionnement71 qui rassemble la synthèse d’un cahier de roulement entre quatorze membres de la commission * 71) Vers l'auto-gestion en classe de perfectionnement, Documents ICEM-perfectionnement, 1968

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et des articles parus dans l’Educateur breton et dans Chantiers 44. Puis, en 1969, elle publie un nouveau document, Expériences auto-gestion en classe de perfectionnement, qui rassemble quatre expériences, celles d’Yvette Boland en Belgique, de Jean Le Gal, de Lucette Magne et de Pierre Yvin. Ce document deviendra, en 1971, la première publication de l’ICEM : Vers l’autogestion72. Jean Vial, universitaire et fidèle ami de Freinet, nous fera l’honneur d’en écrire la préface. J’en retiens ce qu’il écrit du rôle du maître avec « ces enfants des classes de perfectionnement qui constituent notre priorité... Faute d’un intérêt prioritaire en faveur des plus démunis, nous trahirions l’esprit même de la Démocratie ». A travers nos quatre expériences singulières, nos tâtonnements, il a bien perçu nos points de rassemblement : « Dès lors apparaît le rôle du Maître, entre oppression et démission, du maître démocratique qui sait que son action seule peut combler tout ou partie du désolant déficit de ces enfants de Caïn. Là est l’apport le plus original des auteurs et peut-être leur plus significatif point de rassemblement. Partis de la pédagogie autocratique traditionnelle ou, un temps séduits par la non directivité intégrale, ils ont compris, à l’expérience et à la réflexion, ce qui était le plus difficile, le plus nécessaire : être présent sans être pressant ; être disponible et permissif, en restant ferme quand il le faut : « être un homme, un technicien, un organisateur », « que le maître s’informe et qu’il s’engage »... Qui doit changer ? Lui d’abord ». Ce sont bien des points d’appui pour ce changement nécessaire que j’attendais, en 64-65, du stage de formation qui m’était offert pour devenir un « maître de classe de perfectionnement » engagé et compétent.

Une année de formation pour devenir un maître de classe de perfectionnement Une année de formation pour devenir un « maître de classe 72) BOLAND Yvette, LE GAL Jean, MAGNE Lucette, YVIN Pierre, Vers l'auto­ gestion, op.cit.

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de perfectionnement », capable de comprendre les fragilités des enfants en échec, de saisir des potentialités non révélées, d’adapter des pratiques Freinet expérimentées avec des enfants en réussite, de former des écoliers autonomes et responsables, c’est peu et c’est beaucoup. Et c’est une chance dont je sais qu'elle ne se renouvellera pas. Je vais aussi pouvoir suivre les cours du Certificat de psychologie de l’enfant et de l’adolescent, à l’Université, un univers que je ne connais pas. Pendant ce temps d’arrêt exceptionnel, il me faudra analyser ma courte expérience de pédagogie Freinet en cours élémentaire, afin d’aller plus avant dans mes deux champs privilégiés de recherche : — l’exercice des libertés et du pouvoir de décision dans la classe coopérative ; l’expression libre dans tous les domaines et sa valeur thérapeutique. La classe de perfectionnement est une classe hétérogène en âges et en niveaux scolaires. Elle accueille des enfants déficients intellectuels, souvent traumatisés par leur échec scolaire et présentant des troubles de comportement. En Loire-Atlantique, elle est appelée officiellement « Classe d’enseignement individuel » (CEI) et plus communément « la classe des fous » par nos collègues et des parents. Je sais donc que mes démarches, techniques, outils, relations avec les parents, expérimentés au cours élémentaire, devront être adaptés à un contexte nouveau. Il me faudra être patient, ne pas vouloir accélérer les tâtonnements nécessaires. Fort heureusement, j’aurai à ma disposition les nombreux documents pratiques et théoriques publiés par la Commission de l’Enfance Inadaptée. Le petit groupe de stagiaires est comme une classe où les individus doivent d’abord faire connaissance avant de s’organiser pour bien vivre ensemble. Nous voilà redevenus des élèves qui doivent écouter passivement des cours. Les bavardages s’installent avec certains professeurs. Pédagogie générale, psychologie, sociologie, psychosociologie, psychopathologie, psychanalyse... les cours se suivent, les concepts s’accumulent et nos dossiers se remplissent. Mais peu à peu le groupe commence à vivre, des responsabilités

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sont mises en place. Et comme il me propose d’être le délégué chargé des négociations avec les professeurs et l’administration, je suggère que nous mettions en place un conseil de stage. Puisque nous devrons organiser l’autogestion de la coopérative par les enfants (arrêté du 12 août), tentons aussi l’autogestion de notre groupe. La formation à des apprentissages individualisés et à la mise en place des techniques préconisées par les instructions officielles se fait attendre. L’impatience monte. Il est temps de réagir. Notre conseil de stage émet donc des exigences et des propositions, en particulier la possibilité d’avoir des temps que nous auto-organiserons. Autonomie de gestion... auto-formation. Chacun est sollicité pour la mise en commun des pratiques, les siennes et celles qu’il a observées pendant les stages dans les classes. Il me revient de présenter la pédagogie Freinet, l’organisation des apprentissages individualisés, la dimension thérapeutique de l’expression libre et « l’autogestion de la coopérative ». Maurice Pigeon, directeur du Centre de formation, et très au courant de l’histoire des mouvements coopératifs73, appuie de sa longue expérience cette initiation. A l’Université, Alexandre Lhotellier nous initie à la psychosocio­ logie, à la dynamique de groupe et à l’approche non directive de Ro­ gers. Il connaît bien les travaux de Georges Lapassade et de Michel Lobrot sur la pédagogie institutionnelle. Coopérative scolaire, pédagogie institutionnelle, dynamique de groupe, non directivité... nous avons là tous les éléments pour réfléchir à l’autogestion dans nos classes. Nous avons aussi la chance de recevoir, en éducation physique, une formation à la méthode psycho-cinétique74 du docteur Le Boulch, professeur au CREPS de Dinard. La démarche, le processus éducatif, l’attitude du maître qu’il propose me conviennent. D’ailleurs Paul Le Bohec et Freinet sont déjà en relation avec lui. Avec son accord, ma classe sera une classe expérimentale dès la rentrée. J’ai pour objectif, à partir de l’expérimentation de sa méthode et des principes du « tiers 73) GOUZIL Marcel, PIGEON Maurice, Barthélémy PROFIT et la Coopération à l’école, Anthologie, Paris, OCCE, 1970. 74) LE BOULCH Jean, l’Education physique fonctionnelle à l’école primaire, Publi­ cations du CREPS de Dinard, 1957.

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temps », de définir une pédagogie des activités physiques permettant aux enfants d’exercer leur créativité et un réel pouvoir tant sur les contenus que sur l’organisation du temps. Notre recherche va durer deux années, durant lesquelles les enfants pourront décider, avec ma participation, du choix des activités, de leur programmation dans la semaine et contribuer à l’analyse collective des activités menées. Il me reviendra de leur faire prendre conscience de leurs problèmes sur le plan moteur et psycho-moteur et de leur proposer des exercices adaptés pour y remédier75. Dès le mois d’avril, je sais que j’aurai une des trois classes de perfectionnement créées dans le groupe scolaire du quartier de Ragon à Rezé, dans la banlieue nantaise. Ce quartier, demeuré agricole dans une ville-dortoir en pleine expansion démographique, est connu pour ses campements de voyageurs sédentarisés et sa population sousprolétarienne. L’école est souvent nommée péjorativement « l’école des pouilleux » par les collègues des autres quartiers. Les Techniques Freinet et l’autogestion seront ici à l’épreuve des conditions difficiles d’une école populaire. Mais je vais bénéficier de conditions de travail excellentes : 15 enfants, filles et garçons, de 10 à 12 ans, que je garderai jusqu’à 14 ans ; un local situé en dehors du groupe scolaire, dans un petit jardinet et à proximité du plateau d’éducation physique, ce qui nous assurera une grande autonomie ; un équipement exceptionnel : meubles fabriqués à ma demande, grands panneaux d’affichage, imprimerie, magnétophone, électrophone, atelier menuiserie... Les parents réclament des classes de perfectionnement et les mairies doivent mettre les moyens pour les obtenir. Je fais la connaissance de mes élèves avant la rentrée puisque, à partir du début juin, je suis chargé d’aller d’école en école, faire le psychologue recruteur : « les enfants débiles relevant des classes de perfectionnement doivent avoir un quotient intellectuel situé entre 50 et 75 aux tests verbaux de type Binet-Simon. » 75) LE GAL Jean, Les activités physiques dans une classe de perfectionnement, l’Educateur, n° 11, 1 mars 1967.

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Nous avons aussi appris que le QI est constant et que nos efforts pédagogiques ne pourront rien y changer. Mais lors de l’orientation de mes élèves à 14 ans, à partir de 1968, je constate que la plupart ont des QI qui ont évolué positivement. Pourtant, c’est seulement en 1973, grâce aux connaissances nouvelles acquises en licence de psychologie et une enquête auprès des instituteurs de classes de perfectionnement, que j’ose lancer une offensive départementale contre l’orientation par le QI et la ségrégation scolaire : les classes de perfectionnement, tant réclamées en 1964, sont devenues des classes ségrégatives. L’appel est entendu et le recrutement remis en cause par un bon nombre d’instituteurs. « Dès aujourd’hui, nous disons fermement non à l’étiquetage des enfants, non à toute orientation fondée sur le QI, et nous nous engageons à soutenir toute action qui aurait pour but d’imposer à la société, l’effort le plus grand, pour les enfants les plus déshérités, afin que leur ségrégation cesse. » La commission « Enfance inadaptée », devenue commission « Education spécialisée » me charge de la responsabilité d’une action nationale « Plus de classes de perfectionnement ! Alors quoi ? » : article dans l'Educateur76, numéro spécial de Chantiers Education spécialisée, contact avec le SNI et des chercheurs... La commission est à la fois un laboratoire pédagogique pour mettre en place des démarches et des outils permettant la réussite des enfants les plus démunis, et un organe d’action pour que le droit à l’éducation de tous les enfants soit respecté.

Le stage régional breton au Château d’Aux : un stage dynamique et ouvert Septembre. La rentrée approche. Marcel et Francine Gouzil nous accueillent à nouveau au Château d’Aux, Cent stagiaires, débutants et chevronnés, venus de tous les départements bretons, quatre inspecteurs, des chercheurs, nous voilà replongés dans la quadrature du cercle déjà évoquée par Freinet : comment former les nouveaux à un démarrage sécurisé dès la rentrée tout en permettant 76)

LE GAL Jean, Non à toute orientation par le QI, L’Educateur, 3 octobre 1974

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aux anciens d’aller de l’avant en gardant un esprit novateur dans le cadre des grands principes qui nous sont communs ? Faire appel à des chercheurs, c’était se confronter à des idées qui pouvaient contester les nôtres, donc être en mesure d’engager le débat dans les trois champs que nous avions retenus : la dimension thérapeutique de nos pratiques pédagogiques et éducatives, avec le docteur de Mondragon, la recherche en éducation physique, avec le docteur Le Boulch, la pédagogie institutionnelle et l’autogestion de la coopérative, avec Michel Lobrot. Satisfaits des travaux des ateliers techniques, un certain nombre de jeunes ont eu des difficultés à suivre « le niveau élevé des causeries ». Mais notre volonté d’ouverture et notre esprit de recherche ont été appréciés. C’est ainsi qu’un jeune camarade, venu au stage pour connaître Freinet et ses méthodes, nous a écrit : « Ce que j’avais pu imaginer était bien loin du réel. Ce n’était plus uniquement Freinet mais une équipe d’hommes, de femmes animés d’une foi réelle, d’un courage et d’une obstination sans pareils, qui animaient ce courant de pensée. Ce n’était plus uniquement une pensée sur laquelle on nous aurait demandé de disserter, c’était une pratique mise au service d’un idéal. Une pratique en continu remaniement, en continuelle ascendance pour mieux approcher de la perfection. Ces équipes ouvertes à tous ne se contentaient pas d’imiter, elles étaient formées de chercheurs. Pour leurs membres, le métier n’était plus seulement un gagne-pain mais une mise au service de l’humanité et de son avenir... » Il avait donc bien compris que notre pédagogie était une construction collective dans laquelle chacun pouvait apporter librement sa part, une construction qui devait demeurer permanente et ouverte. Un des inspecteurs s’est dit frappé par « la vie qu’on donne ici aux pédagogues, on parle à tout bout de champ de Dewey, de Washburne, de Decroly, de Maria Montessori, non pas parce qu’on a besoin de parler d’eux, ni de les exhumer de temps à autre, mais on a besoin de s’appuyer sur les centres d’intérêts de Decroly ou sur les conceptions de Pestalozzi. » Les trois chercheurs invités ont pu donner leur avis dans les ateliers, questionner et exposer leurs travaux lors de leurs conférences qui ont suscité des débats très intéressants.

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La conférence de Michel Lobrot77, professeur au Centre national de pédagogie spéciale de Beaumont-sur-Oise, est suivie par un public élargi, dont Alexandre Lhotellier et de nombreux professeurs. Pour lui, Freinet, dès le départ de son expérience, a remis en cause les buts de l’école et lié son action pédagogique à une dimension sociale et politique. Il a l’intuition que le travail scolaire est indissociable d’un processus de communication entre les acteurs de l’école, et il a fait de la classe un milieu social. Le Conseil de coopérative va bien dans le sens d’une gestion collective mais il est possible d’aller aujourd’hui plus loin en s’appuyant sur les éléments apportés par la psychosociologie, la dynamique de groupe et la non directivité. C’est là l’objectif de la pédagogie institutionnelle, ou plutôt des pédagogies institutionnelles puisqu’il y a plusieurs approches : l’une, impulsée par Fernand Oury, intègre les apports de la psychanalyse et de la psychothérapie institutionnelle ; l’autre, dans laquelle il se situe avec Lapassade, mène une analyse politique critique de l’institution scolaire et s’oriente vers l’autogestion qu’il définit comme « le droit de chacun à participer à la gestion de sa vie et à celle du groupe auquel il appartient ». L’autogestion pédagogique a des visées politiques. Pour Michel Lobrot « sans une autogestion, au moins en germe, à l’école, sans une prise en charge des élèves par eux-mêmes, sans une destruction au moins partielle de la bureaucratie pédagogique, il n’y a aucune formation véritable à attendre, donc aucun changement dans la mentalité des individus... Il faut commencer par l’école. La société de demain sera par l’école ou elle ne sera pas ». II est nécessaire d’abolir les rapports d’autorité dans la relation maître-élèves. Mais l’enseignant n’est pas absent comme dans une pédagogie du « laisser faire », il intervient dans le cadre et selon les modalités fixées par les élèves, il est à leur service et répond à leur demande. Les élèves peuvent décider de leurs relations, de leurs activités communes, de l’organisation du travail et des objectifs qu’ils entendent poursuivre. Ils détiennent entre leurs mains les institutions de leur classe qu’ils peuvent donc modifier. 77) Pour plus d’information, lire LOBROT Michel, la Pédagogie institutionnelle. L’école vers l’autogestion, Paris, Gauthier-Villars, 1966.

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L’intervention de Michel Lobrot, dont je n’ai retenu ici que quelques éléments, suscite évidemment des interrogations, en particulier sur deux points : la « part du maître » et la remise en cause des démarches, techniques et outils de la pédagogie Freinet. La « part du maître » Des enfants, qui ont toujours vécu dans un système où l’enseignant décide de tout, seraient-ils, d’emblée, en mesure de créer des institutions qui leur permettent de décider ensemble, de manière autonome et responsable ? Nous en doutons car notre expérience montre que ce n’est que progressivement que les enfants arrivent à maîtriser, collectivement, le fonctionnement d’un conseil, à apprécier la portée de leurs décisions et à résoudre leurs problèmes. C’est pourquoi nous ne parlons pas de classe autogérée mais de marche « vers l’autogestion ». Nous n’attendons pas leur demande pour mettre en place des institutions ni pour leur apporter une aide lorsque des divergences ou des conflits paralysent le groupe, au risque même de le faire éclater. A ce sujet, Georges Lapassade, dans son ouvrage Groupes, organisations et institutions78, écrit que l’accord des membres d’un groupe sur ses buts est un facteur de cohésion. Les divergences, au contraire, constituent des forces de répulsion. Si celles-ci dominent on peut observer des processus d’éclatement. Mais peut-être devrions-nous parfois laisser le groupe résoudre seul ses choix et ses problèmes, même si cette attitude doit conduire à un échec momentané ? L’échec fait partie du tâtonnement expérimental, cependant il n’est bénéfique que si on en tire des enseignements. Qui décidera qu’il est important de se donner un temps d’arrêt pour analyser les institutions et l’organisation des activités, si l’enseignant a abandonné tout pouvoir d’intervention ? Le débat montre qu’il nous faudra, au fil de nos tentatives autogestionnaires, arriver à définir quelles attitudes et stratégies de l’enseignant répondent le mieux à notre objectif : faire que chacun soit en mesure d’exercer pleinement son droit « à participer à la * 78) LAPASSADE Georges, Groupes, organisations, et institutions, Paris, UFOD, 1965

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gestion de sa vie et à celle du groupe auquel il appartient ». La remise en cause des démarches, techniques et outils de la pédagogie Freinet. Donner aux enfants le pouvoir de décider de leurs relations, de leurs activités, de l’organisation du travail, et se placer en situation de répondre à leur demande, peut-il amener à une remise en cause des démarches, techniques et outils de la pédagogie Freinet ? Accepterions- nous de revenir à un fonctionnement de type traditionnel avec leçons, exercices, autorité du maître, punitions, devoirs à la maison, parce que le Conseil l’a décidé ? Si nous avons choisi la pédagogie Freinet, à laquelle ce stage a été consacré, c’est bien parce que nous adhérons à ses principes fondamentaux. Mais il est vrai que nous ne donnons pas aux enfants le droit de refuser le modèle pédagogique qui est le nôtre. La pédagogie Freinet, pour être autogestionnaire, se doit-elle d’accepter et de favoriser la critique par les élèves, voire la contestation, de ses propres outils et techniques ? C’est la position qu’avec Pierre Yvin, je défends. Nous soutenons que les enfants, pour répondre à leurs besoins individuels et collectifs, pour exercer pleinement leurs droits et libertés, doivent pouvoir engager une reconsidération de nos techniques, outils et institutions. La classe coopérative doit être un système en création permanente et donc le tâtonnement expérimental s’applique à tous les éléments qui le constituent : activités, organisation, institutions... Ce positionnement est discuté, contesté, mais il restera celui de tous ceux qui viendront nous rejoindre avant mai 1968, et ensuite celui de la commission nationale « autogestion » animée par Jacky Chassanne, de 1971 à 1982. Celui-ci le développera de façon pertinente, en 1971, dans un texte79 appelant à lire et à méditer notre ouvrage Vers l’autogestion : « Tellement convaincus de la valeur libératrice de nos techniques que nous introduisons a priori, nous oublions peut-être quelles peuvent être remises en question par l’enfant, nous oublions aussi qu’elles ne sont libératrices que si l’on organise vraiment la 79) CHASSANNE Jacky, Autogestion, l’Educateur, n° 17-18, 15 mai-1 juin 1972.

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liberté dans la classe, dans l’école[...] Pour que le tâtonnement soit multiplié, l’expression authentique, la sensibilité plus affinée, la communication plus indispensable et plus valorisante, la motivation plus intense, il faut faire toujours davantage intervenir le facteur liberté. Lorsqu’au nom de cette liberté (d’action et de pensée) les enfants prennent en charge l’organisation du travail, ils sont très vite amenés à faire éclater les structures, à réfléchir sur les techniques proposées par le maître, à aménager des institutions pour favoriser l’activité libre de chacun, pour envisager les temps de communication, d’information, de prévisions, de bilan. Ils sont sur le chemin de l’autogestion. Et des questions naissent qui pour avoir été posées nécessitent un éclairage nouveau : cadre de vie, part du maître, relation maître-élèves, institutions coopératives, choix et déroulement des activités. » Pendant une vingtaine d’années nous allons échanger nos expériences, nos interrogations, nos réflexions, au sein du groupe départemental de la Loire-Atlantique, du Club Freinet 44, de la commission Education spécialisée, de la commission « autogestion » de l’ICEM. Nous allons en discuter dans des congrès, dans des stages, des journées de travail, en France, en Belgique, en Italie... Nous allons animer des formations autogérées : Groupe de formation et de recherches de l’Université de Caen (GFR), Groupe autogéré de formation et de recherche-action de Nantes (GAFRA). Nous allons mener des recherches et établir de nombreux contacts avec des praticiens de l’autogestion, des universitaires, des chercheurs : Jacques Ardoino, Henri Desroche, André de Peretti, Yves Guillouet, Henri Laborit, Georges Lerbet, Marcel Mermoz, Yann Tanguy, Jean Vial... Nous allons aussi beaucoup écrire80. C’est dire la dimension de ce « chantier autogestionnaire » qui a mobilisé des dizaines de militants de notre mouvement et dont l’histoire restera à écrire. La mienne n’en est qu’une parmi les autres et elle n’aurait pas existé sans cet engagement collectif et cette coopération militante. 80) Voir la bibliographie. Elle n’est pas exhaustive car il est difficile de retrouver tous les écrits à travers nos multiples revues. Engagés dans l’action, nous n’avons pas toujours su en sauvegarder la mémoire.

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VII Mon aventure autogestionnaire 1. Pédagogie et militantisme à l’epreuve d’un monde nouveau Tout est à recommencer ! Nous étions bien installés, mon épouse Gisèle et nos enfants Pierre-Yves et François, dans une école accueillante, dans un logement de fonction confortable, avec des amis, des copains, des habitudes de vie. Nous faisions partie du paysage pédagogique et social d’un quartier populaire. Nous voilà partis vers un autre monde, non pas au bout de la terre, juste à côté, dans la ville de Rezé. Nous habitons maintenant dans un appartement d’un grand ensemble. Il nous faudra prendre chaque jour la voiture pour aller à l’école de Ragon que nous fréquenterons tous les quatre : des connaissances à refaire dans une nouvelle école et un nouveau quartier. A l’école des Couëts, après cinq années de tâtonnements et de recherche, j’ai acquis une certaine compétence dans mes pratiques de pédagogie Freinet avec les enfants du cours élémentaire. Notre « coopérative » a une histoire, est reconnue par les enseignants, les parents et soutenue par l’Amicale. Sur le plan local, je suis un militant politique engagé. Avec le Comité républicain, je viens de participer activement à la constitution d’une liste de candidats pour

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les élections municipales de mars 1965. Les militants de gauche, non adhérents à un parti politique, y sont les plus nombreux parce que les plus actifs. Nous refusons d’être membres d’un parti politique afin de garder notre totale liberté d’action. En partant à Rezé, où la SFIO et le Parti communiste sont dominants, j’abandonne aussi mes « ambitions politiques » : je ne serai jamais un élu. Bien que proche du PSU, je refuserai, après mai 68, d’en être le candidat aux élections législatives afin de rester fidèle à l’esprit unitaire de notre comité de grève autogéré. Me voici donc, en cette rentrée de septembre 65, pleinement disponible pour une aventure autogestionnaire à l’école de Ragon. Mais Ragon c’est l’inconnu et une nouvelle histoire à construire ! Je bénéficie, il est vrai, de conditions pédagogiques exceptionnelles : nombre d’enfants, équipement, espace, jardin, autonomie de fonctionnement, instructions officielles favorables... Mais comme mes collègues des deux autres classes de perfectionnement, je serai considéré comme ayant un statut particulier du fait de ces conditions, mais aussi parce que nous sommes mieux rémunérés pour travailler avec des « enfants débiles ». Tout nous singularise : liberté d’organisation pédagogique ; plus d’heures d’éducation physique ; classes mixtes, dans une école où filles et garçons sont séparés, dont deux hors des cours communes... Nous accueillons des enfants en grand échec scolaire et il nous faut réussir là où les autres ont échoué. Il n’est donc pas question de partir à l’aventure. Personne ne pratique les Techniques Freinet dans cette école et celles-ci risquent donc d’apparaître comme des techniques réservées aux enfants déficients intellectuels, y compris pour les parents et les enfants eux-mêmes. Je sais aussi que nous recevrons des stagiaires, des visiteurs, des réunions du groupe départemental. Il me faut avancer avec détermination mais en faisant attention à ne pas heurter mes collègues : je ne suis plus le néophyte que l’on soutient dans sa tentative de changement !

Un démarrage prudent et organisé Je veux provoquer un choc favorable dès l’entrée des enfants dans

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la classe. Il faut qu’ils se sentent dans un univers très différent des classes qu’ils connaissent. J’ai consacré la dernière semaine des vacances à transformer notre local en une classe-atelier, comme j’ai pu en rêver lorsque j’étais aux Couëts. L’espace central de la classe est réservé aux pupitres individuels que j’ai disposés en U pour notre première rencontre. Ce sera là, au départ, notre structure pour les activités collectives. Pour les équipes permanentes, que je vais rapidement proposer, pour les travaux de groupe et d’équipes, nous les regrouperons différemment. Les ateliers sont prêts à fonctionner. La peinture est dans les pots, l’imprimerie sur sa table, les livres dans la bibliothèque, les fichiers autocorrectifs sur leurs étagères et j’ai trouvé une classe correspondante. Des peintures d’enfants décorent les murs, y compris notre couverture du journal de la mi-carême. Dans le jardin qui entoure notre local, le cognassier est couvert de fruits. Ils seront à nous et la cuisinière m’a déjà donné la recette de la gelée. Nous pourrons les faire cuire à la cantine de l’école. Ce sera là une excellente occasion pour lancer travaux manuels et caisse de coopérative. Nous pourrons aussi aller cueillir du raisin dans des vignes abandonnées. Tout est donc prêt... sauf le jardin. J’avais demandé à la mairie de nous le laisser en état de friche, mais il a été recouvert d’une belle couche de sable de carrière : la préparation du terrain sera laborieuse ! Je suis donc venu avec ma valise pédagogique Freinet bien remplie. Il ne sera pas question, dans ce premier temps, de remise en cause du modèle pédagogique du maître. Nous allons expérimenter d’abord, ensuite la voie sera ouverte à la contestation constructive des institutions, des techniques et des outils. Ma démarche de démarrage, que je soumettrai à discussion au sein de nos groupes de réflexion sur l’autogestion, est axée sur une organisation minutieuse du travail dont devrait naître l’ordre nécessaire à des activités vivantes et motivées. Je pense qu’il importe de créer d’abord : — un climat • favorable à des relations authentiques : sécurité, calme, confiance, règles de respect des personnes...

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• permettant de multiples expériences : nombreux ateliers et techniques... • fondé sur une organisation démocratique : conseils, président de jour, journal mural... • incitant à l’expression libre de tous, y compris des adultes présents, dans tous les domaines : écrit, oral, graphique, gestuel, théâtral, musical... — un ordre fondé sur des activités qui mobilisent l’enthousiasme des enfants et pour cela : • provoquer un choc favorable au départ : accueil sympathique, ateliers prêts à fonctionner, local agréable... • discuter immédiatement, dès les premières activités des règles de vie permettant de bien vivre ensemble... • aider les enfants à s’approprier le local, les ateliers, les activités, afin que, très vite, ils disent « notre classe » Mais, il est vain d’espérer, quelles que soient nos compétences, une organisation efficace et harmonieuse dès le départ puisque : — le maître tâtonne à la recherche de l’attitude qui permettra le mieux aux enfants de prendre en main leurs activités et leur vie : • attitude démocratique de maître-participant : aide au groupe dans ses prises de décision, participation aux activités et aux responsabilités... • attitude non directive : réponse à la demande ou à l’attente, non intervention dans les décisions... — le groupe tâtonne : • pour établir des relations permettant de vivre ensemble avec le minimum de conflits... • pour se situer dans un système coopératif de travail, où il lui est demandé de prendre part aux responsabilités, de mettre en œuvre solidarité et entraide... • pour s’approprier de nouvelles activités et techniques... Les enfants, sept filles et huit garçons, de dix à douze ans, sont surpris et étonnés en entrant dans la classe. C’est le silence. Ils sont intimidés : c’est la première fois que filles et garçons sont ensemble. Je les invite à choisir un pupitre et à s’asseoir.

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Ils attendent. Je me présente. Mes deux fils sont aussi à l’école et mon épouse à l’école des filles. Je leur raconte comment j’ai travaillé avec des enfants de cours élémentaire. Je leur lis deux textes du journal « Le Bon Vent » qui va être maintenant le leur. Je leur explique ce qu’est le texte libre et comment nous apprendrons à lire, écrire et compter. La semaine prochaine, nous ferons les tests des cahiers de calcul afin que chacun travaille à son niveau. Aline me demande « qui a fait les dessins ? ». Manifestement, ça l’intéresse, elle deviendra d’ailleurs l’artiste de la classe, dont les œuvres81 vont étonner Elise Freinet. Mais ils ne se connaissent pas tous car ils viennent d’écoles différen­ tes : comment je m’appelle ? De quelle école je viens ? Où j’habite ? Répondre à ces questions, devant un groupe qui les regarde, c’est beau­ coup trop pour certains. Ils ont intériorisé un tel sentiment d’échec et d’impuissance, un tel manque de confiance en eux-mêmes, qu’il va falloir d’abord les amener à prendre conscience de leurs possibilités réelles par des réussites reconnues par tous. Il faudra aussi mettre ra­ pidement en place l’entraide, la solidarité, l’amitié, en proposant des activités qui les amènent à œuvrer ensemble. C’est un des objectifs de nos ateliers. Pour commencer à libérer la parole, demain matin, nous tenterons un petit moment d’entretien autour des vacances. L’écoute du groupe sera fondamentale. Je sais qu’il n’y aura d’expression pro­ fonde de soi que si chacun trouve des auditeurs permissifs, attentifs, compréhensifs, qui écoutent et acceptent de répondre. Dans ce moment premier de création d’un groupe nouveau, c’est bien l’adulte qui demeure l’élément principal. C’est lui qui conditionne l’évolution par ce qu’il est dans ses relations avec lui-même et avec les enfants. Au cours élémentaire, j’ai appris à devenir un éducateur ouvert et à leur écoute, afin de comprendre leur comportement, leurs motivations profondes, de répondre à leur demande ou à leur attente. J’ai répondu à toutes les questions, participé à tous les débats, dialogué d’une manière authentique, en respectant les opinions de chacun mais aussi en refusant d’être un 81) LE GAL Jean, Pourquoi ?, Art enfantin, n” 41, septembre-octobre 1967. LE GAL Jean, Aline, des tâtonnements à la réussite, Créations, n° 52, juin-juilletaoût 1991

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enseignant-neutre qui s’abstient de prendre position. Mais nous n’en sommes pas là. Ici la parole individuelle et collective doit d’abord naître. Nous sommes chez nous et ensemble pour deux à quatre années, alors faisons le tour de notre domaine : les ateliers, le jardin, le plateau d’éducation physique... Le cognassier nous appartient, dès la semaine prochaine, nous pourrons fabriquer de la gelée. Aucun n’a jamais correspondu avec un autre enfant. Dès demain, nous pourrons parler de notre classe dans une lettre collective. Et si nous allions faire un tour dans le quartier. Ceux qui y habitent pourraient nous le présenter. Ce soir, nous ferons un petit bilan de notre journée. Les activités sont lancées. Il est plus facile de faire que de parler ! Dans quinze jours, je ferai une réunion de parents afin de leur présenter la classe de perfectionnement et comment je compte apprendre à lire, écrite et compter à leurs enfants. Dès la fin de la semaine, la cuisinière me rapporte qu’une maman lui a dit ne pas comprendre pourquoi nous voulions faire un jardin : il fait déjà du jardin avec son père ! Dans les autres classes, on ne fait pas de jardin ! Je ne suis plus aux Couëts. La confiance spontanée des parents ne m’est plus acquise. Il va falloir leur expliquer, mais aussi aux enfants, que « faire du jardin », c’est aussi lire les fiches, mesurer des intervalles, écrire des comptes rendus... Il est vrai que le jardin a la faveur des enfants, sans doute parce que nous sommes les seuls à en avoir un. Nous allons même y expérimenter la culture agrobiologique ! Le jardin Nous avons un jardin avec des fleurs et des légumes. Nous avons des tulipes qui sortent de la terre, elles vont fleurir. Les garçons bêchent le jardin avec une pelle. Dans notre jardin, se trouve un cognassier. Cette année, nous avons préparé de la gelée avec les coings. Nous plantons des légumes. En ce moment, nous n’avons pas grandchose.

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Pour venir dans notre classe, nous avons fait une allée. Nous avions un portail mais nous l’avons enlevé parce qu’il était cassé. Au fond du jardin, notre cochon d’inde vit dans une cage. Les garçons l’ont fabriquée et l’ont peinte en rouge. Tous les matins, quelqu’un apporte des pissenlits, des choux ou des carottes. Renée Seulement quatre familles viennent à la réunion. Mon expérience de coopération pédagogique et éducative avec le collectif des parents de ma classe est terminée. Par contre, individuellement, ils viendront volontiers. L’échec scolaire de leurs enfants leur a fait perdre à eux aussi la confiance nécessaire pour rencontrer les autres. Au bout de trois mois, toutes les activités fonctionnent, le psychographo-drame a trouvé sa place, la recherche « Education physique » est lancée, les Conseils ( Conseil de coopérative, Conseil journalier, Conseil extraordinaire) sont installés, les règles de vie s’élaborent au fil des évènements... La gelée de coing est devenue une institution de la coopérative, qui va fonctionner pendant vingt-cinq années. Et avec la gelée, nous avons innové en invitant à un goûter les deux classes de petits. Nous fêtons aussi tous les anniversaires. Notre atelier-peinture, grâce à l’aide de la PEBEO, fonctionne chaque journée : gouaches, émaux, gravure... Nous avons retrouvé notre niveau de création des Couëts. En mars, le Musée Jules Verne de Nantes nous demande une fresque pour son exposition. Nous illustrons des poèmes de René Guy Cadou pour un hommage au poète. Avec le Musée des Beaux Arts de Nantes, je mets en place une recherche : en quoi des visites libres du musée influencent la palette des enfants ? Nous sommes maintenant une classe largement ouverte sur le milieu et sur l’actualité. Le « Bon Vent » est vendu dans le quartier et nous l’échangeons avec treize classes. Nous y publions un appel pour la paix au Vietnam. Nous avons engagé des relations avec la Communauté d’Emmaüs à laquelle nous rendons souvent visite. Nous échangeons avec eux des peintures contre du matériel récupéré. Nous publions un document sur leurs activités. Ce sera là une amitié durable puisque, en 1978, nous créerons une grande

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fresque en relief sur leur mur d’entrée, avec une technique que nous a appris un père d’élève82. Nous recevons la visite d’une institutrice d’Argentine, de stagiaires CAEI, de normaliens... Mais l’évènement le plus marquant est parti du texte libre de Philippe que nous avons choisi et mis au point pour notre journal : La pêche à la morue La télévision a présenté un reportage sur la pêche à la morue. Les pêcheurs jettent le filet dans l’eau glacée. Ils le laissent quelques minutes puis ils le relèvent. Ils l’ouvrent et les morues tombent sur le pont. Ils les vident et coupent les têtes. Les déchets sont jetés, par un tapis roulant, et régalent les mouettes qui suivent le bateau. Les poissons préparés sont placés dans des caisses et salés, puis les caisses sont rangées dans la cale. La morue est vendue salée ou en filets. Comme habituellement, nous réfléchissons à l’exploitation du texte : comment avoir plus de renseignements sur la pêche à la morue ? Philippe écrit au CEDIM (Comité d’étude et d’information pour le développement de la consommation de la morue) pour avoir des documents qui seraient rangés dans le fichier de la classe. Il souhaite aussi savoir si la pêche est bonne, si on traverse l’Océan, si c’est dangereux quand il y a une tempête très forte, si le métier est dur, si un bateau pêche beaucoup de morues dans l’année. Et surprise ! Le directeur du CEDIM nous propose de venir nous présenter le film sur la pêche à la morue et de répondre à toutes nos questions. Le mardi 4 décembre, il est là. Nous avons invité la classe de Fin d’Etudes et une des classes de perfectionnement. Tous les enfants sont passionnés. Nous décidons de constituer un album avec nos textes, nos dessins et des photos du film. Nous écrivons à tous les ports morutiers de France qui nous envoient des photos et des étiquettes de sachets de morue. Mais nous avons reçu, chacun, un livre de recettes. Alors pour compléter notre collection d’étiquettes, toutes les familles mangent de la morue : les anecdotes se racontent à l’entretien du matin et viennent grossir l’album. Jeudi, j’ai mangé de la morue. Maman l’a mise à dessaler dans de l’eau. 82) LE GAL Jean, Notre fresque en relief, Constructions et sculptures d’enfants, Can­ nes, Editions CEL, 1978

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Elle a utilisé la recette de la morue à la sauce blanche avec des pommes de terre. J’ai mangé deux fois de la morue. Maman m’a demandé : « est-elle bonne la morue ? » J’ai dit : « au fait, fai oublié de te dire de garder les étiquettes de la boîte de morue. » Elle m’a répondu : « elles sont à la poubelle ! » Je me lève pour aller les chercher mais maman me dit : « tu iras les chercher après avoir fini de manger. » Alors, je me suis tellement pressée qu’une arête est restée dans ma bouche : « Maman, fai une arête dans la bouche ! » J’ai pris du pain et de l’eau et elle est partie. Ensuite, je suis allée chercher les étiquettes à la poubelle. Mais je les ai perdues. Marylène Le 5 mai, Marylène, Dominique et Philippe nous représentent au Congrès départemental des jeunes coopérateurs. Philippe y raconte l’histoire de notre album et aura l’honneur de passer à Télé Loire Océan. Avec leurs camarades de la classe de Pierre Yvin, ils présentent, dans leur atelier, le fonctionnement de leurs conseils, l’élaboration et l’application des règles de vie. Ils nous font un rapport à leur retour. A la fin de l’année, les enfants connaissent parfaitement le fonctionnement de toutes les institutions et de toutes les techniques. Des modalités ont été modifiées mais aucune technique, ni institution, n’a été fondamentalement remise en cause. Nous décidons de consacrer un Conseil extraordinaire au bilan général de l’année et d’y répondre à deux questions : - qu’est-ce que nous aimerions garder ? — qu’est-ce que nous aimerions changer ? La satisfaction est générale et il est décidé que nous redémarrerons avec les mêmes institutions, les mêmes techniques et les mêmes correspondants. Le matériel est rangé dans les placards et nous le réinstallerons le jour de la rentrée, après une réunion du Conseil de coopérative. La coopérative part en vacances et retrouvera ses murs au mois de septembre, comme elle les a laissés. Marylène est choisie pour faire l’ouverture et présider le Conseil de la rentrée. « Le maître ne devra toucher à rien, il rentrera en même temps que nous ! »

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L’autogestion avance. Nous allons voir si, l’année prochaine, la créativité institutionnelle sera plus importante, si les techniques évolueront. Je resterai un maître-participant actif et attentif car nous sommes encore loin d’une gestion autonome et responsable de notre vie par les enfants eux-mêmes.

Une année tranquille de consolidation de nos techniques et de transition Le jour de la rentrée, je m’attarde un peu sur la cour avec mes collègues. Quand je rentre, tous sont déjà en place. Propositions... décision... application... nous voilà au travail. Pour la rentrée des classes, j’étais contente. Dans le jardin, j’ai arrosé toutes les fleurs. J’ai mis des craies dans une boîte avec Aline.

Dans le jardin, il y avait énormément d’herbe. Nous l’avons arrachée puis nous avons bêché. Quelques tomates étaient un peu mûres. Un crapaud était caché à côté des fraisiers. Des coings étaient tombés par terre. Le maître a dit : « nous allons faire de la gelée ! »

Philippe

Renée

On sent que chacun est content d’être là dans notre groupe qui est devenu maintenant une communauté avec son histoire, ses relations, ses institutions et ses activités qui se sont remises en route rapidement. Chacun sait gérer son temps d’activités personnelles avec son plan de travail, mais des heurts viennent encore perturber nos travaux. J’interviens donc, quand cela est nécessaire, pour soutenir un(e) président(e) de jour quand son autorité est contestée. Tous les enfants acceptent de présider à leur tour, malgré les difficultés, mais l’institution ne fonctionne pas aussi bien qu’au cours élémentaire. Freinet est mort le 8 octobre. Nous en parlons longuement. Le jeudi 20 octobre, le groupe départemental lui rend un hommage émouvant dans notre classe. Les enfants et plus de soixante personnes sont là, serrés les uns contre les autres : militants pédagogiques, inspecteurs, directeur du CRDP, élus, presse locale... Nous venons de démarrer nos réceptions pédagogiques, auxquelles l’école et le quartier vont s’habituer, puisque cela durera pendant

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vingt-cinq années. « On vous a vu dans le journal ! » me disent des parents étonnés : la pédagogie Freinet est-elle donc si importante ? Nous écrivons à Elise Freinet, avec dessins, poèmes, brevet de poète de Marylène. Avec son accord, notre classe s’appellera désormais « Coopérative Célestin Freinet ». Pour marquer cet évènement, nous publions un numéro spécial du « Bon Vent », en hommage à Freinet, que nous diffusons largement. Les enfants aussi peuvent être des militants ! Chers petits amis J’ai été très touchée par l’envoi de votre journal de la coopérative Célestin Freinet. C’est un journal qui vous honore et pour la qualité des textes et des dessins et pour la qualité de l’impression. C’est du beau travail. Papa Freinet aurait été content et de votre sérieux et de votre originalité dans vos travaux, s’il avait vu de son vivant un si beau journal créé en souvenir de lui. Je vous en remercie et vous prie de croire à mes affectueux sentiments. Elise Freinet Depuis le début de l’année, nous écrivons à Monsieur Chaveau à qui nous continuons à envoyer des peintures et nos essais avec les matériaux nouveaux qu’il nous propose. En mai, nous recevons sa visite et celle de Madame Chaveau. Nous sommes heureux de les rencontrer. Nous leur chantons nos chants libres et leur lisons nos poésies. VENT Je chante le vent doux qui caresse les ailes des papillons joyeux Je chante le vent fort qui gonfle les voiles du trois-mâts

Je chante le vent léger qui fait danser les belles feuilles dorées Je chante le vent froid qui pique les joues du petit écolier Anita

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Monsieur Chaveau décide de nous offrir un voyage à Saint-Brieuc pour rencontrer nos correspondants avec lesquels nous échangeons depuis deux années. Nous allons ainsi pouvoir faire avec eux un bilan car, depuis le début du dernier trimestre, notre Conseil a remis en cause les modalités de fonctionnement, qu’Henri Thomas et moi avons mis en place, en septembre 1965 : un correspondant pour chacun, attribué en tenant compte des âges et des capacités à écrire ; une lettre individuelle une semaine, sur page double de cahier, avec un dessin sur la première page, la lettre à l’intérieur, un texte libre sur la quatrième page ; une lettre collective la semaine suivante, avec une partie rédigée ensemble, des réponses aux questions, des textes individuels sur des thèmes choisis par le conseil, des textes libres et des dessins ; - un colis par trimestre et des envois occasionnels. Cette organisation du travail a permis d’obtenir des lettres riches et intéressantes, tout en sauvegardant la liberté d’expression de l’enfant dans les textes et les dessins. Pour ces enfants de dix à douze ans sortant de classes traditionnelles, ces échanges étaient un rayon de soleil riche de possibilités. Et effectivement ils se sont enrichis sur le plan des relations sociales, de l’expression, de la formation de l’esprit, par cette technique qu’ils ont adoptée avec joie. Que de progrès dans l’écriture, dans l’expression écrite, le goût du travail bien fait ! Certains y ont trouvé aussi un meilleur équilibre psychique, les échanges leur apportant cette part de relations affectives dont ils étaient souvent frustrés. Jusqu’au troisième trimestre de cette année, jamais les enfants n’ont ménagé leurs efforts pour « faire plaisir aux correspondants ». Mais, depuis la rentrée de Pâques, j’ai senti des refus qui se manifestent surtout par une certaine passivité : dessins inachevés lorsque le Conseil a prévu qu’ils soient réalisés à la maison, lettres individuelles moins copieuses, réticence pour participer à la lettre collective... Que faire ? Nous avons un contrat avec nos camarades de SaintBrieuc mais la correspondance doit s’inscrire dans un climat de liberté et de prise en mains par les enfants de leur vie scolaire. Quelle attitude adopter pour tenter de résoudre ce problème ?

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Un comportement directif? L’ordre et la menace étant exclus, je peux conseiller, essayer de faire prendre une décision par le groupe, apporter une aide plus grande à ceux dont l’intérêt faiblit, solliciter l’esprit coopératif et le respect du correspondant... Un comportement non directif? En me mettant à la place des enfants, je sens bien qu’il me serait difficile d’avoir un intérêt profond pour une correspondance qui tend à devenir routinière par sa périodicité régulière et sa forme inchangée. Elle devient une technique scolaire et non plus une technique de vie. Il existe bien une solution : la correspondance libre dont je connais les éléments essentiels. Je pourrais la proposer, mais ne serait-ce pas maintenir les enfants en situation de dépendance alors que mon but final c’est de les amener à une autonomie collective face à leurs problèmes ? Je décide de demander l’inscription de la correspondance à l’ordre du jour du Conseil de coopérative du 6 mai. Comme le veut notre rituel actuel, le président donne la parole à celui qui a proposé une question à discuter. Je propose donc à tous les enfants, à la lumière de leur expérience, d’examiner le problème de la correspondance car je remarque un manque d’intérêt de certains. Il faudrait donc faire émerger les problèmes individuels et collectifs et . rechercher des solutions. A eux de décider éventuellement de nouvelles modalités et de les proposer aux camarades de Saint-Brieuc. Les problèmes effectivement émergent, c’est même un volcan pédagogique ! Il nous faut plusieurs conseils extraordinaires pour étudier les questions posées par une correspondance plus libre : le choix du correspondant ; le jour où l’on écrit ; le jour où l’on envoie ; les délais ; le format et la présentation des lettres ; la correction des textes, les envois collectifs... Mais pendant ce temps, nos camarades de Saint-Brieuc continuent leurs envois... et nous répondons. Enfin nos propositions sont prêtes : 1. Renée et Marylène aimeraient changer de correspondant. 2. Certains veulent écrire chaque semaine et d’autres tous les 15 jours. 3. Chacun enverrait sa lettre quand elle serait terminée. 4. Chacun enverrait ce qu’il veut : lettre, carte, coupures de journaux, textes libres, contes, dessins.

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5. Pour les lettres collectives, chacun écrit son texte sur une feuille : on ne les attache plus en accordéon. Le 23 mai, nous recevons une réponse : Nous sommes ennuyés car, ici, personne ne veut changer de correspondant. Nous ne sommes pas d’accord pour recevoir les lettres chez nous. Quant à l’expédition, nous n’aurons chez nous ni timbre ni enveloppe. Et qui corrigera les fautes ? Nous sommes dans l’impasse. Nous en discutons lors de notre voyage-échange sans trouver de solution. Nous décidons donc de ne plus correspondre l’année prochaine. Au retour, le Conseil prend des décisions pour la correspondance en 1967-68 : échanges réguliers avec une classe mixte que nous pourrons aller voir et recevoir ; correspondance libre avec pour critères : choix par chacun de son correspondant ; rédaction libre des lettres (contenu, forme, périodicité) ; part du maître (correction des brouillons et vérification des copies) ; - échanges collectifs de lettres collectives, d’albums, de colis ; échanges collectifs et individuels avec une classe de Cotonou au Dahomey. Ces critères me laissent une marge de recherche très limitée et, comme je le craignais, la rentrée aura lieu sans que je trouve « l’oiseau rare » qui accepte nos conditions d’échange. Au Conseil extraordinaire de bilan général, nous décidons, comme l’année passée de redémarrer avec les mêmes techniques, la même organisation et nos règles de vie. Philippe présidera le Conseil de coopérative de la rentrée. Nous accueillerons une nouvelle camarade puisque Guy, à 14 ans, va nous quitter pour entrer en apprentissage. Notre modèle d’organisation est maintenant fonctionnel : - coopérative avec président de jour ; -journal mural pour les critiques, les félicitations, les propositions ;

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- conseil de classe chaque soir, pour faire le bilan des activités de la journée et organiser celles du lendemain ; - conseil de coopérative le samedi, pour : - faire le bilan général de la semaine ; - prévoir les perspectives pour la semaine suivante ; - discuter des problèmes relationnels et des institutions. Nos règles de vie sont fondées sur le respect : - respect des outils collectifs ; - respect des camarades : pas de brutalités, pas d’injures ni de moqueries ; - respect du travail des camarades pendant l’activité et respect des travaux réalisés ; - respect du calme de la classe : chacun parle à voix basse durant les activités individuelles ; chacun se déplace silencieusement.

1967-1968 : l’année de l’autogestion En septembre, notre petite communauté se retrouve avec plaisir. Philippe anime avec compétence le premier Conseil de Coopérative. Je présente le bilan négatif de ma recherche d’un correspondant acceptant nos conditions. Mais nous devons rester optimistes car j’ai lancé l’appel à plusieurs classes de perfectionnement du département. Marylène est choisie pour initier notre nouvelle camarade Jeannick à nos activités. Les activités reprennent... comme si nous ne nous étions pas quittés. Mais les enfants ont maintenant deux années d’expérience. Ils savent ce qu’ils veulent, comme l’ont montré les débats sur la correspondance et ils vont faire évoluer les institutions et les techniques, comme nous l’avions envisagé lors du stage du Château d’Aux. Ces évolutions sont des indicateurs pertinents de la créativité organisationnelle et institutionnelle d’un groupe qui s’autogère, qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes. Dans notre classe coopérative, toutes les institutions, toutes les techniques, l’organisation de l’espace et du temps, ont, à un moment

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donné, été transformées pour répondre aux besoins individuels et collectifs. Pour en montrer le processus, je vais m’attacher plus particulièrement ici à — la correspondance et au texte libre en relation avec le journal scolaire ; - au Conseil de coopérative. La correspondance

Au mois d’octobre, un coup de téléphone de Saint-Nazaire vient nous proposer une solution : une classe mixte de dix filles et cinq garçons aimerait entrer en relation avec nous. Robert Brenans, l’instituteur, et moi, sommes d’accord sur l’attitude à adopter : nous n’interviendrons pas dans la mise en place des modalités, nous ne répondrons qu’aux demandes. Le Conseil décide d’envoyer une lettre de propositions collectives et un modèle de fiche d’identité individuelle permettant à chacun de se présenter : âge, taille, poids, photo, goûts, préférence ( fille ou garçon), capacités en écriture et modalités ( écrire chaque semaine ou tous les quinze jours). Le 26 octobre, nous recevons les photos et les fiches de nos correspondants. Comment allons-nous choisir ? La discussion s’engage entre les enfants... et nous nous trouvons devant un problème apparemment insoluble : les filles veulent des filles mais des garçons aussi. Martine présente son avis en s’appuyant sur notre expérience antérieure : nous, nous voulons des filles, et les garçons eux ont tous choisi une fille. Nous, nous préférons une fille, car on se confie mieux à une fille ! Pourquoi on ne ferait pas comme l’an dernier, un garçon prend un garçon, une fille prend une fille. Quand on ira à SaintNazaire, quand le garçon se trouvera devant nous, il ne saura pas quoi dire. Un garçon c’est timide, et il partira avec les autres garçons. Alors nous qu’est-ce qu’on deviendra ? C’est pas la peine ! Mais Guy et Patrick, qui ont déjà choisi une fille d’après les photos, n’admettent pas l’argumentation de Martine. Renée et JeanLuc pensent que la solution serait de se rencontrer avant de choisir.

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Le débat est très animé. Cinq garçons refusent de choisir. La lettre collective est écrite en commun, puis ceux qui ont choisi préparent leur première lettre. A Saint-Nazaire lorsque notre paquet arrive le 3 novembre, les huit enfants qui ont reçu une ou deux lettres sont heureux. Les autres sont très déçus : ils ne veulent pas de nous ! dit Nelly. Nous recevons de nouvelles propositions... Il faudra plusieurs débats et lettres pour que chacun ait un correspondant. Oui mais, le 20 janvier, nous allons à Saint-Nazaire. Le contact est difficile. Cependant, au cours de la promenade au port, petit à petit les contacts se font. Les choix primitifs sont remis en cause. Renée et Jean-Luc avaient raison : il aurait fallu se rencontrer pour mieux se marier ! Les conseils extraordinaires du 21 janvier, à Ragon et à SaintNazaire, sont agités. Un grand nombre d’enfants désirent changer de correspondant. Un nouvel échange de propositions a lieu avec des choix beaucoup plus motivés. La frustration est grande pour cinq garçons qui ne reçoivent aucune proposition. Jusqu’au mois de mai, Robert et moi-même n’intervenons pas dans les échanges, sauf pour corriger les lettres, à la demande des enfants. Mais les lettres individuelles se font plus rares et deviennent moins intéressantes : une certaine lassitude se fait sentir. D’autre part, le groupe s’avère incapable d’animer les échanges collectifs. Aussi, d’un commun accord, nous décidons de participer plus activement. Immédiatement, l’intérêt est relancé. Les enfants sont heureux de cette nouvelle altitude de ma part et le manifestent à plusieurs reprises sur le journal mural et au Conseil. Notre bilan fait apparaître que : - au niveau des enfants de 12 à 14 ans, les relations filles-garçons sont difficiles ; - la fiche d’identité ne permet pas un choix solide, il serait préférable d’organiser une ou plusieurs rencontres avant d’engager des échanges individuels ; - il est difficile, sinon impossible, que chaque enfant trouve dans

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la classe correspondante un camarade qui lui convienne ; - pour éviter une frustration trop forte, il est nécessaire de trouver des correspondants dans plusieurs classes. En septembre 68, notre Conseil fait des propositions à plusieurs classes. Quelques enfants ont des échanges avec deux classes. Tous écrivent librement mais je suis attentif à la richesse du contenu des lettres que l’on me fait corriger, ainsi qu’à la propreté des copies. Je soutiens l’effort des enfants qui ont des difficultés pour écrire. J’écris moi aussi aux enseignants pendant les séances programmées de correspondance et j’ai ma page dans les lettres collectives et les albums. Je suis redevenu un maître-participant, ce que je resterai ensuite tout au long des années. La liaison entre le texte libre et le journal scolaire

En septembre 1965, j’ai proposé aux enfants le processus adopté en général par les classes pratiquant les Techniques Freinet : - chacun écrit ses textes quand il veut et où il veut ; - les lundi, mercredi et vendredi, celui qui a un texte peut le lire au groupe ; nous choisissons par un vote celui qui nous plaît ; nous le mettons au point ensemble, et il est ensuite tiré soit à l’imprimerie, soit au limographe. Ils expérimentent pendant plusieurs mois ce processus sans le remettre en cause. Une proposition en mai 66, les amène à une première remise en cause : au nom du principe d’égalité, ils décident que chacun aura droit à une page seulement dans le journal mais que chacun devra cependant présenter un texte par semaine. Désormais, à chaque séance de texte libre, le choix se fait entre les enfants n’ayant pas encore de texte dans le journal, les autres textes inscrits au tableau restant exclus de la compétition. Les enfants écrivent beaucoup donc l’exigence de lecture d’un texte par semaine ne pose aucun problème... jusqu’en novembre 1967. Martine devient de plus en plus déviante et rejette quasi systématiquement nos règles de vie et nos activités. Elle refuse de présenter un texte malgré les rappels à la règle du Conseil de

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coopérative. Celui-ci me confie alors le problème. Puisque Martine s’exclut d’elle-même du groupe en refusant ses règles, je décide de lui donner une rédaction, ainsi qu’à trois de ses camarades, pendant que les autres travaillent avec moi à la mise au point du texte choisi. Elle rédige à contre coeur mais, la semaine suivante, elle nous présente un texte sur le Vietnam qui est choisi à l’unanimité : La guerre au Vietnam doit être horrible. On doit entendre tous ces gens se plaindre et crier de peur. Les enfants ne doivent plus retrouver leurs parents. Nous, en France, on est heureux. On n’a pas de soucis de guerre. On peut se promener dans les rues, rigoler, passer de bons week-end. Mais eux, ils n’ont pas ce bonheur-là. Ils sont sans cesse bombardés par les autres. Je dis qu’on ne se soucie pas assez de la guerre au Vietnam. Si on s’en était occupé bien plus, eh bien, il n’y aurait plus de guerre. Tout le monde serait heureux ; ça ne sert à rien de se tuer. Mais ce n’est pas facile d’arrêter la guerre. Moi, je plains de tout mon coeur ces gens comme nous. Je voudrais qu’ils soient heureux. Ce texte donne lieu à une discussion intense au cours de laquelle les enfants me demandent quelle est ma position. Educateur engagé dans la lutte pour la paix, je n’hésite pas à donner mon avis. - En mai 68, au cours d’un débat au Comité de grève, j’expliciterai mon choix d’une laïcité engagée reposant sur les droits de l’homme et des valeurs démocratiques, choix qui doit s’exprimer dans la classe comme à l’extérieur de l’école83. Je sens que Martine est riche d’idées originales et qu'elle peut nous permettre d’approfondir notre réflexion. Je lui demande : Martine, pourquoi ne présentes-tu pas de textes ? Elle me répond quelle n’a pas d’idées et elle nous demande de lui donner des sujets. Je ne suis pas d’accord: mais si, tu as des idées. Tu nous dis des choses intéressantes en discussion, le matin. Je ne te donnerai plus de sujet. Après cette discussion, et sans qu’une nouvelle décision soit prise, le groupe abandonne son exigence et chacun devient libre de ne pas présenter un texte par semaine. Au mois de février, au cours d’un débat sur le texte libre, à une 83) LE GAL Jean, Laïcité et engagement de l’éducateur, l’Educateur, n° 1, septem­ bre-octobre 1968.

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réunion pédagogique du groupe départemental, je suis amené à dire que le maître devrait aussi participer à l’expression libre écrite, musicale, picturale dans la classe. Pourquoi le droit à l’expression libre serait-elle réservée aux enfants puisque nous nous voulons en position d’égalité de droits ? J’écris donc Mon vélo demi-course, texte sur un vélo que j’ai acheté à la communauté d’Emmaüs le jour de notre dernière visite. Lorsque j’annonce mon texte, les yeux reflètent la surprise et quelques sourires se dessinent. Quand il est lu, des questions me sont posées, en particulier si je vais venir à l’école à vélo, chacun se promettant de bien rire à mes dépens. Quelque temps après mon texte Février est choisi et, au Conseil, les enfants décident que j’aurai ma page dans chaque numéro du journal, comme tout le monde, ajoute Gérard, puisque le maître fait aussi partie de la coopérative. Il en sera de même pour tous les stagiaires que nous recevons. En septembre 1968, l’expression écrite devient rapidement plus riche, plus confidentielle. Nous nous posons alors des questions : qu est-ce que le texte libre ? Pourquoi les textes libres ? Josée y répond avec émotion : vous êtes tous mes amis, j'aime vous lire mes textes, j’aime que vous les écoutiez et qu'ensuite vous me parliez. - L’écrit est expression vers soi-même ou vers les autres. Les institutions de la classe doivent donc prévoir la possibilité de le communiquer aux autres, à des moments privilégiés où chacun est à l’écoute. A la suite de nos réflexions, nous décidons de lire nos textes chaque matin pendant l’entretien et de ne plus choisir. Une nouvelle règle est instituée : « chacun aura une page dans le journal et le maître aussi. Chacun choisira lui-même son texte, l’illustrera et le tirera. La mise au point se fera avec l’aide de tous ». Le conseil programme trois séances de mise au point par semaine. Chacun nous présente, à son tour, un texte pour sa page du journal. S’il n’a encore rien à proposer, il cède son tour. Nous décidons en plus du journal mensuel, de tirer des suppléments pour diffusion rapide, en format 21x27, la Communauté d’Emmaüs nous ayant offert une vieille ronéo.

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En septembre 1969, je publie, dans l’Educateur, un article84 sur cette expérience. En introduction, je précise que Freinet « avait pour souci permanent l’ajustement des techniques et des outils à l’enfant, que les recherches menées à même les classes permettaient de mieux cerner dans son évolution et ses besoins. C’est cette constante remise en cause qui a alimenté en travail créateur le grand chantier pédagogique de l’Ecole Moderne. » Cette remise en cause est d’ailleurs devenue impérative car, après les évènements de mai 1968 et les travaux de la commission Rouchette sur l’enseignement du français au cours élémentaire, le texte libre a été officialisée et déjà tend à se scolastiser. Le « texte libre obligatoire » vient remplacer la rédaction. Evidemment toutes ces évolutions et remises en cause sont discutées au sein de la commission nationale Education spécialisée et dans le groupe départemental, lors de ses réunions. C’est ainsi que le jeudi 23 novembre 1967, nous organisons au CRDP de Nantes une session d’étude « De la coopérative à l’autogestion ». Lors de l’ouverture, je précise aux instituteurs présents que depuis quelques années, nous nous sommes engagés dans une remise en cause des structures de nos coopératives scolaires et de nos techniques ellesmêmes, afin que les enfants puissent exercer un pouvoir plus important sur leur vie et sur leur travail au sein de nos classes. L’objectif de cette journée est de mettre en commun nos expériences, nos réflexions, nos doutes et nos certitudes. Mais cette recherche demeure dans la continuité des acquis de la coopération à l’école dont notre camarade Maurice Pigeon va nous retracer l’histoire. » Après l’exposé de Maurice Pigeon, nous regardons le film de René Linarès « De la coopérative au Comité de gestion » puis Pierre Yvin présente son expérience. Cette année, à titre expérimental, il a accueilli ses élèves, dont la plupart étaient des nouveaux, dans une classe vide, le matériel étant enfermé dans les placards. Il n’a pas introduit, dès le premier jour, les Techniques Freinet. Il laisse les enfants organiser leurs activités. La correspondance, que les anciens connaissent, est réclamée par l’ensemble du groupe. Il aide alors à sa mise en place. Progressivement, il va aussi proposer de nouvelles activités : activités 84) LE GAL Jean, Reconsidération de nos techniques et de nos outils, l’Educateur, n° 3, décembre 1969.

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d’expression libre, recherche mathématique, travail aux ateliers de calcul, différents travaux manuels ou artistiques, l’imprimerie, le magnétophone... Les enfants pendant de longs moments sont libres d’expérimenter tel matériel, telle activité. Il observe leurs réactions, il note les signes de satisfaction ou de rejet. Il adopte une attitude aidante afin de redonner confiance à l’enfant et de lui permettre de réussir. Il est loin de s’effacer. Il exprime son avis en tant que membre à part entière de la communauté. Il veille à ce que chacun donne son opinion, évite les discussions aboutissant à des situations d’échec, causes de désordre et d’indiscipline. Dans les conseils, il aide en reflétant en termes plus élaborés les idées de chacun. Progressivement, il amène le groupe à élaborer lui-même son plan de travail, à être maître de ses activités. Le débat porte alors sur la part du maître, sur sa stratégie et sur le temps nécessaire pour que les enfants « se mettent réellement au travail ». Nous n’avons pas de temps à perdre, dit un camarade de Fin d’études, il nous faut préparer le certificat et les concours. Comment peut-on concevoir l’autogestion dans une classe qui doit respecter un programme que ni maître, ni enfants, ne peuvent remettre en cause ? C’est là une question importante. Nous invitons donc tous les participants à y réfléchir, expérimentalement si possible, et nous nous retrouverons pour en débattre. Je suis sollicité pour traiter du « droit de choisir » accordé aux enfants et au groupe. J’évoque donc les deux évolutions que j’observe : le journal et la correspondance. Le texte sur le Vietnam, que je lis, soulève un débat : faut-il, au nom de la laïcité, s’interdire d’aborder certains thèmes dans la classe ? Le maître peut-il donner sa position ? Notre prochaine session d’étude sera consacrée au Conseil, son contenu, ses différentes formes, son organisation, les conditions de sa réussite...85

85) La réflexion sur les conditions de réussite du Conseil continue aujourd’hui car cette institution, à travers révolutions sociales et innovations pédagogiques, demeure un élément fondamental de la prise en main, par les hommes, les femmes et les enfants, de leur devenir collectif.

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Le Conseil de coopérative

Dans ma classe, depuis le cours élémentaire des Couëts, le Conseil de coopérative occupe une place essentielle. Il est le lieu où les membres du groupe peuvent présenter leurs critiques et leurs propositions, confronter leurs points de vue, analyser le fonctionnement de leurs activités et institutions et prendre des décisions. C’est là que la parole collective s’élabore et que le pouvoir des enfants devient une réalité institutionnelle. Structure instituante qui permet l’élaboration des lois du groupe, il est aussi le lieu où les conflits et les transgressions sont traités, afin d’y trouver des solutions qui préservent les droits individuels et l’intérêt collectif. Durant les premières années, l’évolution de ce conseil a été dépendante de l’avancée de mon expérience car, au cours élémentaire, je me heurtais à un élément fondamental de toute expérimentation avec des enfants : la durée de leur présence. Cette dimension s’est trouvée complètement bouleversée dans la classe de perfectionnement où les mêmes enfants peuvent rester plusieurs années. L’esprit critique, l’esprit d’initiative, le goût de la liberté, le sens des responsabilités vis-à-vis de soi-même et du groupe, ont le temps de se développer. Dès la première année, le conseil a pris trois formes : - le Conseil de coopérative Après avoir été animé par tous les enfants, puis par une équipe, il a été décidé de choisir un président permanent , Dominique. Le Conseil a lieu maintenant le lundi. Dominique prépare l’ordre du jour, le samedi, à partir du bilan des activités, des critiques et des propositions, avec mon aide éventuelle. - le Conseil-bilan du soir Il est animé par le Président de jour. Il permet de faire un point rapide de la journée et à chacun de dire ses réussites, ses problèmes et ses critiques. - le Conseil extraordinaire 86) L’animation du Conseil sera un objet permanent d’analyse. Nous allons, au cours des années, modifier nos principes (volontariat ou obligation), nos choix (président, équipe d’animation en rotation...), le pouvoir de l’animateur...

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Il a lieu à la demande d’un membre du groupe ou de moi-même, pour régler dans l’immédiat un problème grave. Il peut aussi faire suite à un conseil ordinaire pour mener une réflexion approfondie sur une de nos institutions ou pour organiser un projet collectif. C’est moi qui l’anime. Le Conseil de coopérative évolue en fonction de la vie du groupe, des compétences acquises, des dysfonctionnements repérés et des analyses menées. Mais nous retrouvons ici une question que je m’étais posée au stage du Château d’Aux : qui décidera qu’il est important de se donner un temps d’arrêt pour analyser les institutions et l’organisation des activités, si l’enseignant a abandonné tout pouvoir d’intervention ? Nous sommes au début du 2’ trimestre de l’année scolaire 67-68. J’ai observé que les propositions sont rares et que Dominique a fort à faire pour secouer l’inertie des participants. Cependant personne, y compris le président, ne propose de mener une réflexion sur le fonctionnement du Conseil qui risque de devenir complètement inefficace. Avec l’accord du président, je demande donc la parole à l’ouverture du Conseil. Je fais part de mes observations et je pose la question : désirez-vous conserver le Conseil de coopérative ? Personne ne réagit malgré l’invitation de Dominique qui demande qu’on se prononce sur ma question. Je donne quelques exemples de décisions les concernant qui seront à prendre soit par tous soit par moi seul. Mais désirent-ils encore donner leur avis sur tout ce qui concerne leur vie ? Il est évident que je suis inquiet. Je milite pour le droit des enfants à donner leur avis et à participer aux décisions qui les concernent, et voilà qu’ils vont peut-être me redonner un pouvoir que j’ai décidé de partager avec eux, après trois années de vie démocratique qu’aujourd’hui nous appellerions « démocratie participative ». Sollicités par le président, la plupart des enfants répondent par l’affirmative. Françoise s’abstient dans un premier temps, mais je lui rappelle qu'elle intervient souvent quand les décisions la concernent : elle participe alors à l’adhésion de ses camarades. Cette question étant réglée, je demande : A quel moment donnerons-

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nous notre avis ? Jusqu’ici nous avons un Conseil chaque soir et un Conseil de coopérative le lundi. Renée répond : Il faudrait qu’il n’y ait pas de critiques ; il faudrait qu’il y ait des félicitations. Quand les gens viennent, ils voient les critiques ! Depuis deux ans, les critiques ont été écrites sur le journal mural, solution que j’avais proposée à la suite des « rapportages » des premiers jours. Le journal mural a été largement utilisé. Une discussion suit la proposition de Renée : on pourrait écrire les critiques derrière le tableau ou bien sur une feuille accrochée derrière... JLG : Maintenons-nous les critiques ? Anita : S’il n’y a pas de critiques, on viendra rapporter. L’argument d’Anita emporte la décision : les critiques sont maintenues. JLG : Les mettrons-nous sur le journal mural ou derrière le tableau ? Gérard propose de les écrire sur un cahier. Après discussion, Annie est choisie pour tenir le cahier des critiques et pour les lire au conseil. JLG : Que ferons-nous au conseil ? Françoise : Le travail fait pendant la semaine. Dominique : Faire le plan de l’autre semaine : voir ce que l’on n’a pas fait et les ateliers qui marchent. JLG : Quand verrons-nous le cahier de critiques ? Françoise : ... et l’examen des propositions ? Gérard : Sur le journal mural resteront les félicitations et les propositions. JLG : Qui est d’accord? Douze. Quand examinerons-nous les propositions ? Jusqu’à ce jour le conseil avait lieu le lundi. Martine : On devrait faire tous les deux jours l’examen des propositions. Guy démontre que les conseils ne tomberaient jamais les mêmes jours. Gérard propose le samedi. Je relance les deux propositions au groupe. Dominique propose le vendredi, en motivant sa proposition

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par le fait que nous pourrions éventuellement le terminer le samedi. Il est alors décidé que le conseil aura lieu le vendredi, de 14 h 15 à 15 h 15. Cette décision tient compte des institutions externes : heure de la récréation et travail des filles avec une collègue de 15 h 30 à 16 h 30. JLG : Qui présidera le conseil ? Ce ne sera jamais moi. Le premier trimestre, les enfants avaient décidé de choisir Dominique comme président unique, car il leur paraissait seul capable de donner la parole. Mais quelques camarades étaient jaloux de lui. Il est intéressant de remarquer qu’il y a deux ans, quatorze enfants tenaient fermement à présider, alors que maintenant les candidats sont moins nombreux, ils se sont rendu compte qu’il est difficile de diriger une discussion, de faire prendre une décision et d’organiser son application. Guy demande qu’il y ait deux présidents, afin qu’ils puissent se remplacer en cas d’empêchement. Martine : Il faut prendre ceux qui n'ont jamais été présidents. Renée : Non, chacun son tour... Guy : Ceux qui ne président pas bien seront enlevés. Après discussion, les six candidats sont retenus, et on commencera par le plus petit. Je propose alors à Patrick de prendre la présidence de ce premier conseil de coopérative du deuxième trimestre. Jusqu’au mois de mai, le conseil va parfaitement fonctionner. En mai, la révolte des étudiants contribue à la maturation des membres du groupe. Ils discutent chaque jour des événements et prennent conscience qu’ils ont eux un pouvoir réel sur leur vie. Mais alors, le droit à la parole, la possibilité de participer à la gestion de sa vie et de sa formation, ne sont pas seulement une affaire pour enfants en difficultés scolaires ? Ils me posent de nombreuses questions sur l’autogestion dont ils entendent parler. Voilà notre chantier autogestionnaire d’actualité ! Le Conseil du vendredi 10 mai est particulièrement actif. Je n’aurai pas à intervenir une seule fois. Le président Dominique donne d’abord la parole pour le bilan des activités de la semaine. Puis il demande à chacun de réfléchir à la programmation de la

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semaine à venir. Ensuite, il reprend les quatre étapes du processus participatif que chacun a bien intégré maintenant : proposer - discuter - décider - appliquer. La secrétaire Annie note les propositions au tableau et les décisions sur la grille des activités. Lorsque le plan de travail collectif est terminé, le président me demande si j’accepte la part qui m’est demandé. Puis Gérard le responsable du Journal mural nous lit les critiques et les félicitations. Patrick critique Gérard qui s’est battu avec un garçon de Fin d’Etudes. Gérard dit que Patrick est un menteur. M. Le Gal dit que c’est le garçon de F.E. qui a commencé. Nous avons décidé que : « Celui qui se battrait serait exclu de nos activités pendant un jour, si c’est lui qui attaque. » Patrick est félicité par Martine, parce qu’il a apporté des graines pour le jardin de la coopérative. Annie, Dominique et Gérard sont choisis comme délégués pour participer à la Journée départementale des coopérateurs du 16 mai. M. Le Gai les emmènera en voiture. LUNDI Lecture-Discussion Grammaire Nos comptes Chant Education physique : ateliers de sport Code de la route Travail individualisé Ateliers Conseil

MARDI Lecture-Discussion Texte libre Calcul Individuel Chant

Football Code de la route Travail individualisé Ateliers Conseil

MERCREDI Lecture-Discussion Travail Individualisé Texte chiffré Chant

Aller porter des fleurs sur la tombe de notre camarade Annick

VENDREDI Lecture-Discussion Texte libre Education physique et saute-mouton Calcul Individuel Conseil de coopérative

SAMEDI Lecture-Discussion

A programmer au conseil du vendredi

Travail individualisé Conseil

Conseil

Nous ne savons pas encore, à ce moment, qu’une grève générale aura lieu le 13 mai. Le mardi 14, j’ai apporté les journaux locaux. Ils ont entendu à la radio des commentaires sur les barricades de Nantes et les heurts entre manifestants et policiers. Je suis évidemment questionné sur ce que j’ai vu, entendu et fait. Le jeudi 16, nos délégués participent activement, à la Journée départementale des coopérateurs. Le Conseil du vendredi est riche en débats, d’autant

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plus que j’y annonce qu’à partir de lundi, j’arrête le travail. La EE.N. tardant à s’engager, avec quelques instituteurs de Rezé, nous avons décidé de nous mettre en grève générale sans plus attendre, et de lancer un appel à assemblée générale, à 17 heures, à toutes les écoles de Rezé. Le Comité de grève mettra en place trois centres d’accueil. Quelques enfants de notre coopérative vont fréquenter celui de Ragon. Ils y retrouveront leur classe et leurs ateliers. Le Centre d’accueil Pendant la grève, un centre d’accueil pour les enfants des travailleurs en grèvefonctionnait dans notre classe. Un journal «Le petit Ragonnais » a été tiré. Voici un des textes. Dimanche 2 juin De nouvelles monitrices sont venues. L’une d’elles nous a emmenés chercher du bois pour allumer la cuisinière. Puis nous sommes allés nous promener dans un champ. Nous avons fait une recherche de nature et, malgré notre âge, nous avons joué à « traîne traîne mon palet ». A midi, nous avons très bien mangé. Les dames de cantine assurent bénévolement leur travail. L’après-midi, nous avons mis notre journal à jour. Certains ont dessiné.

2. Mai 68 : l’autogestion est dans la rue ! Première grande manifestation nantaise le 13 mai. Le cortège suit son itinéraire habituel. Près de la Préfecture, le service d’ordre canalise les manifestants pour éviter tout incident. Mais, après la dislocation, des étudiants et des ouvriers reviennent et s’attaquent aux grilles. C’est parti ! Grenades lacrymogènes, pavés... et première barricade. Comme les étudiants, des lycéens se sont mis en grève. Ils ont constitué des comités d’action et revendiquent la liberté d’expression, la liberté de la presse et un délégué au conseil de discipline. La presse locale est stupéfaite : « Que dans les « terminales » les

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élèves se sentent solidaires du mouvement universitaire se conçoit aisément, mais que l’on arrive à voir des gamins en culotte courte réclamer un dialogue d’égal à égal avec les professeurs... c’est plutôt stupéfiant !... Quand verra-t-on des piquets de grève tenus par des bambins ? De nombreuses personnes s’interrogent anxieusement car elles ne voient pas où s’arrêtera ce « rajeunissement » des cadres, qui blesse le bon sens. » Les travailleurs de Sud-Aviation occupent leur usine. Les enseignants des Facultés se constituent en Comité de grève. Il est urgent que les militants Freinet prennent position publiquement. Après consultation de deux camarades de Rezé, j’élabore et je diffuse « un appel aux éducateurs » à la Journée départementale des coopérateurs. Avec les militants Freinet présents, nous décidons alors de le tirer à 2000 exemplaires afin de toucher tout le département: enseignants, étudiants, ouvriers, presse locale... Le 16 mai, Dany Cohn-Bendit tient un meeting à Saint-Nazaire. Nous y intervenons, avec Pierre Yvin, pour donner notre position sur la grève et sur l’école. Des normaliens me demandent de venir à l’Ecole normale, leur présenter l’autogestion à l’école. Nos expériences marginales et utopistes d’hier vont-elles devenir la réalité d’une école révolutionnaire ? Nous voilà pleinement dans l’action. « Nous nous sentons particulièrement concernés et résolument engagés dans un combat dont dépend l’avenir des enfants du peuple dont nous avons la charge »87. Chacun le mènera, là où il se trouve. Pour moi, ce sera Rezé et Nantes. APPEL AUX EDUCATEURS L’Institut Départemental de l’Ecole Moderne ( Pédagogie Freinet) dont les militants ont, depuis de nombreuses années, préconisé et mis en pratique dans leurs classes coopératives LA LIBERTE 87) Elise Freinet, Destin de l’Ecole du peuple, numéro spécial, MAI 1968 Premier bilan d’une action à la base, l’Educateur, n° 9-10, juin-juillet 1968. Ce numéro publie notre Appel aux éducateurs.

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D’EXPRESSION et LA PRISE EN MAIN PAR LES ELEVES EUX-MEMES de leurs institutions et de leurs activités : se félicite du puissant mouvement de contestation lancé par les étudiants et les lycéens pour obtenir l’autogestion de leur formation ; — souhaite que tous les enseignants, de la maternelle à la faculté, participent activement à cette remise en cause du système éducatif autoritaire. L’ECOLE LAÏQUE est une ECOLE LIBERATRICE au service du peuple, et tout éducateur se doit d’être fermement attaché à la démocratie et à la libération économique de l’homme, à la Justice et à la Paix, tant dans son action éducative de chaque jour que dans ses activités militantes. La liberté d’expression et la démocratie sont immédiatement possibles dans toutes les écoles, avec les écoliers, les lycéens, les étudiants, et ce sont les seules voies qui peuvent permettre la formation d’hommes LIBRES ET RESPONSABLES, aptes à promouvoir la société nouvelle de justice sociale et de liberté que tous les travailleurs réclament fermement. Pour cette vaste entreprise révolutionnaire, l’institut Coopératif de l’Ecole Moderne (Pédagogie Freinet) qui se veut entièrement indépendant d’un Pouvoir résolument au service de l’exploitation capitaliste de l’homme, met coopérativement à la disposition des enseignants : son expérience, ses outils, ses techniques, ses classes et ses militants. « Il ne peut y avoir comme but à nos efforts que la société d’où sera exclue toute exploitation de l’homme par l’homme » FREINET Le Comité de grève des enseignants de Rezé

Le lundi 20 mai, je suis en grève. A 17 heures, les instituteurs présents à l’Assemblée générale des instituteurs de Rezé, adopte le principe d’une grève générale pour le mardi. Le mardi après-midi, à l’Ecole normale de Savenay, je présente aux professeurs et aux normaliens, notre expérience autogestionnaire. Nous discutons d’une formation des maîtres dans une Ecole

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normale autogérée. Les normaliens décident d’occuper le bureau du directeur qui téléphonera le lendemain à Marcel Gouzil : « votre poulain m’a interdit de participer à sa réunion ! » Le mercredi 22, la FEN (Fédération de l’Education Nationale) lance un ordre de grève. A Rezé, le « Comité de grève des travailleurs enseignants » décide immédiatement que l’Assemblée générale sera souveraine : tout le pouvoir lui appartiendra, les délégués et les commissions auront un pouvoir d’exécution des décisions prises en AG et devront rendre compte. Tous les grévistes auront le droit de participer à l’AG, de faire des propositions, d’être élus comme délégués. Le compte rendu de l’AG sera tiré et communiqué à tous. L’animateur et les secrétaires seront choisis lors de chaque AG. La parole sera obtenue en levant la main. Le Comité exécutif sera élu par l’AG et chacun de ses membres sera révocable à tout moment. C’est la Révolution ! Nous mettons en place deux commissions : — Formation des maîtres — Pédagogie - Réforme démocratique de l’enseignement - Nationalisation - Contrôle des connaissances - Organismes paritaires. La responsabilité de cette commission, à laquelle se sont inscrits quarante participants, m’est confiée. — Rémunération et revalorisation de la fonction (retraite, impôts, écart avec les autres fonctionnaires) Je suis délégué pour participer le soir à la réunion du C.A. de la FEN, avec pour mission de transmettre une mise en garde au SNI et à la FEN : il est possible que les mots d’ordre ne soient pas suivis s’il n’y a pas eu de contacts avec la base. Le jeudi 23, 150 personnes sont présentes à l’AG : enseignants, parents, normaliennes, étudiants. Nous décidons la mise en place d’une commission de travail avec les parents et la rencontre avec une délégation de Sud-Aviation. Nous ouvrons des centres d’accueil pour les enfants. Nous allons prendre contact avec la municipalité et les commerçants pour l’approvisionnement de la ville et le contrôle de la hausse des prix. Le vendredi 24, le comité exécutif, chaque commission et chaque délégué rendent compte de leurs activités. Nous avons maintenant

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de multiples relations avec les usines en grève. Après l’AG, je présente le Plan Langevin Wallon et ses implications pédagogiques. La « commission pédagogique » se réunira désormais chaque soir pour des débats libres sur la construction d’une école populaire. Je sens une motivation profonde pour un changement radical. La rupture est faite. Malheureusement, entre délégations, manifestations, distributions de tracts... le temps nous manque pour réfléchir. Nous élaborons cependant un appel que nous soumettons au vote de l’AG du 25. APPEL DU COMITE DE GREVE DES ENSEIGNANTS DE REZE Le Comité de grève des enseignants de Rezé demande à la FEN, aux Syndicats ouvriers et paysans, aux Parents d’exiger la mise en place d’une Ecole et d’une Université populaires et démocratiques, au sein desquelles chaque enfant, quelle que soit la situation de ses parents, pourra s’instruire et s’éduquer sur tous les plans, intellectuel, physique, manuel, esthétique, moral et civique, avec comme seule limite celle de leurs aptitudes. SEULES LA NATIONALISATION DE L’ENSEIGNEMENT ET LA PRIORITE DES PRIORITES ACCORDEE A L’EDUCATION NATIONALE peuvent permettre de bâtir une telle Ecole. C’est pourquoi, le Comité de grève des enseignants de Rezé 1. revendique : - une Ecole Unique par Nationalisation de l’Enseignement ; - la gestion de l’Education nationale par ses usagers : élèves, enseignants, parents ; - la suppression immédiate de l’aide à l’enseignement privé ; - un Plan où le recyclage des maîtres, les constructions scolaires, la modernisation des techniques et outils pédagogiques, soient prévus dans ses perspectives à court et

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à moyen terme. 2. demande : - à tous les travailleurs qui exigent la JUSTICE SOCIALE par l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail, de ne pas oublier que la justice n’existera que lorsque leurs enfants ne seront plus sacrifiés. Parents, travailleurs, enseignants, l’enfant est notre bien le plus précieux et il porte en lui l’avenir de la société nouvelle de justice et de liberté que nous réclamons fermement. Il sera diffusé à la manifestation à laquelle nous avons appelé la population de Rezé, afin lui expliquer les finalités de notre action, la rassurer sur les questions de ravitaillement et lui garantir que nous veillons à sa sécurité en coopération avec la mairie. Le dimanche matin 26, je suis chargé de présenter aux 1500 personnes qui ont répondu à notre appel, pourquoi les enseignants sont en grève. Rude tâche après une nuit blanche ! Comme les autres travailleurs, nous luttons pour l’abrogation des ordonnances (en particulier celles sur la Sécurité sociale) et pour nos propres revendications. Nous luttons aussi pour la suppression de la réforme Fouchet et surtout pour la mise en place d’une école populaire et démocratique où règne la justice sociale, une école qui permette à tous les enfants, quel que soit le salaire de leurs parents, de réussir, de s’instruire, de s’éduquer, autant que leurs possibilités le leur permettent. Actuellement, 7% des enfants d’ouvriers et de paysans peuvent poursuivre leur scolarité jusqu’à la Faculté. Cette situation est une situation d’injustice que nous dénonçons. Les enfants d’ouvriers et de paysans ont autant de droits que les autres enfants. Nous exigeons que l’Etat assume entièrement la charge financière de la scolarité des enfants de la maternelle à la faculté comme cela se fait déjà dans d’autres pays. Mais il ne suffit pas de donner le droit et les moyens financiers pour qu’un enfant réussisse à l’école, il faut qu’il trouve à la maison toutes les conditions favorables à son épanouissement : — logement vaste et confortable ;

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- alimentation convenable ; - et surtout des parents disponibles pour vivre avec lui et le comprendre, des parents non oppressés par un travail fatigant et des soucis financiers. L’enfant a besoin aussi d’avoir autour de sa maison, des espaces verts et des aires de jeux qui lui sont nécessaires pour vivre sa vie d’enfant. C’est pourquoi, nous avons pris contact immédiatement avec ouvriers, paysans, parents, pour qu’ensemble nous construisions une ECOLE NOUVELLE et une SOCIETE NOUVELLE. C’est aussi pourquoi, ensemble, nous sommes décidés à poursuivre la grève commencée, jusqu’à ce qu’enfin tous les travailleurs obtiennent la satisfaction aux justes et légitimes revendications qu’ils formulent pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Le lundi, grande manifestation à Nantes. Nous marchons derrière notre banderole, avec slogans et chansons révolutionnaires. La fête! Mais il nous faut vite revenir à notre AG car les problèmes sont pressants : centres d’accueil et besoins matériels, ordures, essence, ravitaillement, constitution d’un Comité communal de grève... L’après-midi, j’anime un débat passionnant sur la laïcité, en présence de nos nombreux visiteurs : cinéastes en grève, instituteurs de Vendée, étudiants de Nanterre, lycéens et normaliens. Pour la FEN, nous sommes des irresponsables anarchistes ! Il est vrai que nous ne reconnaissons plus aucun pouvoir aux élus... d’avant la Révolution. N’avons-nous pas osé demander à la FEN de préciser avec netteté les objectifs de son mouvement revendicatif! Et nos revendications ne sont-elles pas utopistes, comme par exemple : la refonte des structures de l’école de la maternelle à la faculté, permettant une orientation continue et positive et un enseignement donné au bénéfice de tous ; - la fixation à 25 du nombre maximum d’élèves par classe ; une formation des maîtres adaptée à une attitude démocratique à l’école et à des méthodes modernes d’enseignement dans une

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Ecole normale gérée par les élèves et les professeurs ; la mise en place d’une structure de la journée et de la semaine scolaire qui permette : au groupe maître-enfants de gérer lui-même ses activités et d’organiser son plan de travail en fonction de ses besoins et de ses perspectives ; - la réunion régulière du Conseil des maîtres ; - des rapports fréquents avec les parents... Le 29 mai, avec des délégués de la « commission pédagogique », je me rends à l’usine Sud-Aviation, pour une rencontre avec des ouvriers, parents d’élèves. Ils nous disent leur prise de conscience de l’importance de savoir parler et prendre des décisions dans un grand groupe : « Ah ! Si l’école nous avait appris à parler ! » Ils sont très étonnés de savoir que cela existe et nous pose beaucoup de questions. Si la Révolution triomphe, l’autogestion trouvera toute sa place à l’école ! Mais après le discours de De Gaulle et la manifestation des Champs-Elysées du 30 mai, l’heure est à l’auto-défense au Comité de grève : gardes de nuit, rondes... Les nuits sont courtes mais fort animées. Les problèmes de sécurité, de piquets de grève, de cantine des centres d’accueil, d’essence, d’argent, d’alimentation, deviennent cruciaux. Des paysans nous proposent de soutenir notre action en distribuant gratuitement des produits aux grévistes. Nous occupons désormais notre local, jour et nuit. Il faut donc aussi prévoir des débats, des films, des loisirs... Le 1er juin, je suis sollicité pour présenter l’autogestion, en présence des élèves et des professeurs du lycée technique. Exposé interrompu : nous devons intervenir à Nantes pour aider les grévistes EDF attaqués par des membres des CDR (Comités de défense de la République). Nous recommencerons le 3 juin. Plus de cent participants sont là. Je donne les principaux éléments d’une pratique autogestionnaire qui permet une participation réelle des enfants aux décisions qui les concernent. Nous n’avons pas inventé l’autogestion. Dans les communautés d’enfants de l'Education nouvelle, dans les écoles du travail en Union soviétique, dans les écoles libertaires, les pédagogues révolutionnaires avaient déjà mis

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en place des structures démocratiques qui permettaient aux enfants et aux jeunes de donner leur avis et d’être associés aux décisions. Seul le mot est nouveau. Aujourd’hui, l’analyse de la gestion des activités et de la vie sociale dans ma classe coopérative, m’a amené à cerner cette participation autour de quatre actions principales : Proposer - Discuter - Décider - Appliquer88. Chacune des actions génère des questions auxquelles il est nécessaire d’apporter des réponses en terme d’institutions, de démarches, de techniques et d’outils. C’est une expérimentation qui se poursuit et qui peut être mise en œuvre, à tous les niveaux d’enseignement, mais aussi dans les institutions éducatives spécialisées, dans les centres de loisirs, dans la ville. J’en appelle donc à poursuivre ensemble cette expérimentation, lorsque nous aurons retrouvé nos classes. Beaucoup d’enseignants sont intéressés et nous prenons déjà un engagement : nous nous retrouverons après la grève pour continuer nos réflexions. Dans l’immédiat, je me rends à la centrale EDF de Cheviré, pour rencontrer une soixantaine de travailleurs qui veulent discuter d’une autre école. Mais les usines cessent la grève les unes après les autres. Les ouvriers rentrent, malgré nos piquets de grève au petit matin. Et c’est notre tour. Le 7 juin, la FEN annonce la reprise du travail dans les écoles. Le débat est très houleux à la Bourse du Travail de Nantes. Nous sommes seize rescapés du Comité de grève de Rezé à refuser de reprendre la classe. Nous voulons d’abord voir comment nous allons tenter de poursuivre ce mouvement qui a permis des prises de conscience inespérées. A la rentrée, nous lancerons un appel aux enseignants. Je retrouve avec grand plaisir les enfants. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Onze anciens et anciennes seront encore là l’année prochaine. Leur autonomie individuelle et collective a considérablement grandi. A la rentrée, je vais pouvoir me faire plus discret. 88) Ce schéma participatif va être largement diffusé par différentes revues (L’Educateur - Animation et Education - Cahiers pédagogiques - Education popu­ laire). Je l’ai repris, aujourd’hui, dans les formations à la démocratie participative, car, pour moi, les principes sont les mêmes.

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1. PROPOSER QUI propose des activités ou des institutions ? - le maître ? (structure directive) - les élèves ? (structure non-directive) le maître et les élèves ? (structure démocratique avec le maître participant) COMMENT ? oralement ? par écrit ? (journal mural, cahier spécial de propo­ sitions, etc ) QUAND ? au moment du conseil ? à tout moment ? 2. DISCUTER QUI discute ? les élèves seuls ? le maître et les élèves ? QUAND ? - chaque jour ? chaque semaine ? - à quel moment de la journée (le matin ou le soir) ? - à quel moment de la semaine ? COMMENT? - quelle sera la structure de la réunion ? - qui présidera ? le maître ? un élève ? - qui choisira le président (et comment) ? - quel sera le rôle du maître ? participant au même titre que chaque élève ?non participant ? animateur ? président ? 3. DECIDER QUI? - le maître ? (structure directive et autoritaire) - les enfants seuls ? (structure non-directive) - le groupe enfants-maître ? (structure démocratique avec le maître comme membre du groupe coopératif) COMMENT? - par vote ? - à l’unanimité ? à la majorité (laquelle) ? à mains levées ? à bulletin secret ? 4.APPLIQUER QUI? - le maître ? - les enfants seuls ? - le président du jour ? - un responsable d’activité ? COMMENT? - sanctions pour ceux qui ne respectent pas les décisions ? punitions ? réparations ? - récompenses ? - ni punitions, ni récompenses ? - qui prend les décisions de sanctions éventuelles ? le maître ? le président ? le conseil ?

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Mais l’action continue. Je soutiens Serge Mallet, candidat du PSU aux élections législatives. Il milite pour une société nouvelle fondée sur la liberté et la responsabilité. Je participerai donc volontiers à un meeting où je prendrai la parole avec lui, un syndicaliste de la CFDT et Bernard Lambert, un agriculteur militant dont j’apprécie les combats89. J’y expose ma conviction profonde que les écoliers, les collégiens et les lycéens doivent pouvoir exercer leur liberté d’expression et un réel droit de participation dans les établissements scolaires. Je montre, à travers nos expériences, que cela est possible. Il n’y aura pas de socialisme autogestionnaire sans une éducation autogestionnaire. Dès aujourd’hui elle doit donc se mettre en place à l’école mais aussi dans tous les lieux où vivent des groupes d’enfants. Mais je m’y attendais : un instituteur trotskyste, que je connais bien, refuse de créer « un îlot de socialisme démocratique dans l’école capitaliste ». Nous faisons le jeu du pouvoir réactionnaire. Je l’invite alors à nous raconter comment il met sa pratique d’instituteur en accord avec son idéologie révolutionnaire, en attendant la victoire de notre prochaine révolution. Silence dans la salle ! Cette critique nous l’entendrons encore bien des fois. Il nous faut donc travailler notre argumentation afin de résister aux réactionnaires d’un côté et aux révolutionnaires de l’autre. L’occasion va se présenter très vite puisqu’au mois de septembre aura lieu le stage régional breton90. Après Mai 68, il ne peut être qu’une rencontre où fleurit l’expression libre et s’expérimente l’autogestion, afin qu'ensuite la libération de la parole et le pouvoir des enfants trouvent toute leur place dans les classes et les écoles.

3. Une marche continue vers l’autogestion 68-69 : Mai 68 a laissé des traces indélébiles Dans mes souvenirs, l’année 68-69 est restée gravée comme une année de rencontres humaines et actives et de réflexion approfondie sur la société, l’éducation, l’autogestion. Durant nos combats en 89) LAMBERT Bernard, les Paysans dans la lutte des classes, Paris, Seuil, 1970. 90) Chapitre : L’autogestion en formation. La rencontre bretonne de septembre 1968, supra

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commun le besoin de contacts directs a singulièrement grandi. La parole s’est libérée mais aussi le désir de gérer ensemble et de partager. Les rencontres ? D’abord la rencontre bretonne, que je décris plus loin, le groupe autogéré de Bouaye, la réunion de la commission de l’Enfance inadaptée, à Noël, à Saint-Germain-en-Laye, la rencontre de juin, avec quinze stagiaires CAEI, les réunions du CA de l’ICEM où je viens d’entrer. Les sentiments autogestionnaires ont grandi au sein de notre mouvement Ecole Moderne et avec eux les réunions et les échanges. De nouveaux groupes de travail se sont créés. Mai 68 a été plus efficace que nos écrits et nos discours ! Mais j’ai aussi le souvenir d’une école de Ragon en pleine mutation. Désormais toutes les classes sont mixtes, même si nous avons encore deux écoles séparées par un haut mur. Plusieurs instituteurs se sont lancés dans l’étude du milieu et nous prévoyons des sorties ensemble. Chaque classe a sa coopérative. Le CM2 a commencé la correspondance. Et puis, nous sommes la première école à innover : nous décloisonnons nos classes, en ateliers, le lundi et le mercredi après-midi, de 15 heures 15 à 16 heures 45. Chaque enseignant a choisi une spécialité. Les enfants se répartissent librement. J’anime un atelier d’expression graphique et picturale avec un Conseil d’atelier. Au troisième trimestre, un délégué de chaque classe participera aux réunions de bilan des ateliers et à la préparation de la fête de fin d’année. Ici aussi Mai 68 a laissé des traces. Je continue évidemment notre expérience autogestionnaire qui n’inquiète plus personne. « Il fait des recherches ! » disent mes collègues. Cela les rassure et me donne un statut particulier qui justifie aussi les nombreuses visites et les stagiaires que notre classe reçoit. C’est ainsi que j’ai pu organiser une soirée festive avec le groupe « Art et poésie » que j’ai créé avec les abonnés à Art enfantin. Notre nouveau directeur est de la fête. Avec son piano et ma clarinette, nous assurons l’animation musicale pendant que Michel Debiève initie aux techniques artistiques.

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Le groupe autogéré de Bouaye A la rentrée, comme promis, je propose un appel à notre groupe de seize rescapés de juin. Avec leur accord et leurs signatures, je l’envoie sur tous les enseignants de notre secteur géographique : Sur notre secteur Rezé-Bouguenais-Bouaye, les Assemblées générales et les commissions ont été très actives durant la grève générale de maijuin. De nombreuses analyses témoignent du sérieux des travaux menés. Beaucoup d’instituteurs ont manifesté le désir de ne plus reprendre le travail dans les mêmes conditions que précédemment et de transformer leur attitude et leur pratiques pédagogiques, afin de faire entrer, en particulier la liberté d’expression et la démocratie à l’école. Combien auront pu, lors de la rentrée, tenir les engagements qu’ils avaient pris vis-à-vis d’eux-mêmes ? Pouvons-nous et devons-nous attendre que le Ministère de l’Education nationale prenne une décision à notre égard ? Ne nous revient-il pas, à nous, instituteurs populaires, de prendre en main fermement notre formation ? Cette autoformation pose de nombreux problèmes, en particulier celui de la disponibilité en temps. Nous pourrions ensemble en établir le bilan et essayer d’y trouver des solutions pratiques ? Nous serions alors en mesure de demander à l’administration les conditions nécessaires à notre recyclage pédagogique. Réunion à l’Ecole de Bouaye -.jeudi 10 octobre de 9 heures 30 à 12 heures. Nous mangerons ensemble à la cantine. Le 10 octobre, nous sommes quarante. Afin que chacun puisse donner son avis, nous décidons de réfléchir par groupes, à plusieurs questions que nous définissons ensemble : — Pourquoi sommes-nous venus à cette réunion ? Qu’en attendonsnous ? — Faut-il changer d’abord l’école ou d’abord la société ? Y a-t-il un ordre prioritaire ? Est-ce un faux problème ? Y a-t-il une dialectique société-école ? Après des échanges particulièrement animés et les rapports des

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groupes, il apparaît que pour définir ce que nous pourrions faire ensemble, il est nécessaire de préciser clairement nos buts : — pour quelle société voulons-nous œuvrer ? — quelle éducation voulons-nous donner ? — quels hommes serons-nous ? Après un court échange, trois commissions sont constituées et, à la suite des rapports, une courte synthèse est élaborée pour diffusion à toutes les écoles : La réunion de Bouaye a permis aux quarante participants de discuter des problèmes fondamentaux que pose l’éducation dans ses finalités. Il est apparu qu’on ne peut dissocier le problème de l’école de celui de la société, mais aussi que nous sommes des travailleurs au service de l’enfant et que nous devons maintenant, très rapidement, nous mettre au travail, pour faire de notre école laïque, une école réellement libératrice pour les enfants et les éducateurs. Dans cette perspective, il a été décidé de faire le bilan des travaux des Comités de grève de Bouguenais, Bouaye et Rezé et de se retrouver le mercredi 30 octobre, de 18h30 à 23h, à l'école du Chêne Creux à Rezé. Nous dînerons ensemble. Nous serons une trentaine à nous retrouver chaque mois. Le niveau de réflexion pédagogique et politique témoigne que les débats dans les Comités de grève ont été enrichissants. Nous allons nous centrer plus particulièrement sur l’expression orale, l’expression écrite et la participation des enfants à la gestion de leurs activités. Il existe, au sein du groupe, une acceptation profonde des choix pédagogiques individuels et des tâtonnements. Chacun est très attentif aux propositions des autres. C’est ainsi qu’à la suite de la présentation de mon expérience de participation à l’expression libre écrite dans ma classe, il est décidé, à l’unanimité, que tous allaient essayer. Certains ont élargi cette participation à d’autres activités : problèmes mathématiques, rédaction, atelier d’expression artistique... Nous avons ainsi pu mener des analyses comparatives très intéressantes. Comme au Comité de grève, l’assemblée générale du groupe est souveraine. Elle organise les activités, choisi des responsables d’animation, de secrétariat, d’organisation matérielle. Elle a

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présenté des revendications au SNI et à la FEN pour une formation continue autogérée et obtenu, de l’inspecteur, de disposer librement du temps de conférence pédagogique et de deux après-midi de samedi. Mais innover dans une école où la plupart des enseignants sont revenus à leur pratique traditionnelle est difficile. Le groupe décide, en juin, de ne pas continuer l’expérience. Ceux qui veulent poursuivre, malgré les difficultés, vont s’intégrer aux activités du Groupe départemental Freinet.

Dans notre classe, l’autogestion se renforce Il aurait été intéressant d’étudier une année de cheminement des enfants vers une prise en main collective de leur vie sociale et de leurs activités dans la classe, mais un livre entier n’y suffirait pas. Je me contenterai de présenter les premiers jours de la rentrée. Ils montrent les tâtonnements d’un groupe expérimenté dans lequel huit enfants ont déjà trois années d’expérience. Ils connaissent bien nos institutions, l’organisation de nos activités et le fonctionnement de nos techniques et outils. Lundi 8 septembre Les anciens sont impatients de revoir notre maison commune. Ils rentrent seuls, car la maman d’une ancienne élève, soucieuse de l’avenir problématique de sa fille, me retient. Lorsque, au bout de trente minutes, je les rejoins, je trouve les onze anciens assis à leurs pupitres habituels et discutant avec animation. Par contre, les quatre nouvelles sont demeurées debout dans un coin et se taisent. Je les invite à s’asseoir aux pupitres inoccupés et je m’installe moi-même sur une chaise, car je n’ai plus de bureau. Les pupitres sont demeurés en U depuis notre départ en juin, les murs sont décorés de nos peintures et, sur les panneaux, les lettres de nos correspondants nous rappellent des joies anciennes. Je ne dis rien. Brusquement le silence se crée. Il dure deux, trois minutes... Christian lève la main et me regarde. Je ne dis toujours rien... Il prend alors la parole pour demander pourquoi toute l’école est maintenant géminée. Le groupe se tourne vers moi qui suis

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seul à détenir la réponse. Je la donne, puis je me tais. Le silence réapparaît et dure. Les enfants attendent que je prenne l’initiative. Je décide alors de me retirer à l’atelier-journal, afin de les libérer de ma présence. Je reviendrai lorsqu’ils auront pris une décision. Christian reprend la parole : « Il faudrait un président... Il riy a qu’à reprendre la liste des noms. » Alain : Oui, mais il y a des nouveaux ! Jacky F. : Qui veut être président ? Levez la main ! (Jacky F est le leader naturel des garçons et il prend ici l’initiative) Fabien est élu, or il est incapable d’assumer l’animation du groupe. Jacky lui conseille aussitôt : et fais respecter le calme ! Fabien prend ses fonctions suivant le rituel des conseils de l’an passé que chacun a bien intégré. PROPOSITIONS DEROULEMENT DE L’ACTIVITE Fabien, président : Qui a quelque chose à dire ? Jacky P. : Et pourquoi on ferait pas le jardin cet après-midi ? Plusieurs propositions sont Jeannick : On est le matin ! faites par Christian mais le Christian : On pourrait cueillir quelques fleurs pour la classe, pour décorer. président ne les reprend pas Patrick. C. : Il faut faire les groupes pour le jardin. pour les faire discuter, afin Jacky P. : On pourrait faire après un peu de foot pour s 'exercer ! qu'elles aboutissent à des Christian : Je propose qu ’on fasse jardin ce matin. décisions. Il est incapable Président : Qui vote pour ? d’éviter l’agitation. Josée : A vant de faire jardin on pourrait faire sport. Christian : Je propose d’entraîner deux filles, Josée et Jeannette, pour remplacer les deux garçons qui sont partis. C’est Jacky qui prend Josée : C’est à moi de décider si je joue ou pas. l’initiative. C’est un leader : Rires nerveux dans le groupe personne ne proteste. Président : Qui veut jouer au foot cet après-midi ? - Jacky va au tableau et écrit : « Après-midi, football » Christian : Après le foot on pourrait faire jardin ; il faudrait apporter des vieux pantalons. - Rires et bavardagesPrésident : Taisez-vous ! Coupez le courant ! (Attitude de relaxation en position assise) Manifestations d’opposition et rires des nouvelles ; le calme revient peu à peu Marcel : Mais après le jardin qu’est-ce qu’on fait ? Président : Coupez le courant puisque tout le monde parle. - Personne n'obéit à cette injonction. La cloche sonne. Je rentre dans le Mon intervention est motivée par une règle de groupe l’institution externe qui JLG : Je suis de service. Les maîtres se réunissent en conseil pour discuter des interdit aux enfants de classes mixtes. Nous devons tous sortir puisque vous n 'avez rien décidé. rester en classe sans la En rentrant vous verrez ensemble ce que vous pouvez faire. présence du maître.91 • La rentrée se fait en désordre. Je m’installe dans un coin de la salle et j’écris. Il y a beaucoup de bruit ; le président est incapable de ramener l'ordre. On chante, on crie. Puis la discussion reprend Christian : Il vaudrait mieux arrêter le foot. On en a assez du foot ! Jeannick : Qu'est-ce qu’on fait maintenant ? Christian : On pourrait se mettre d’autres habits et faire le jardin ... Ils ne Je refuse tout pouvoir de respectent pas le président... décision au niveau du choix - Les enfants me regardent. Je demande la parole. des activités. JLG : Je ne prendrai pas de décision à votre place. C’est à vous desavoir ce que Jacky fait ici une excellente vous voulez faire et de décider. analyse qui aboutit à la Jacky P. : Quand les coings vont être mûrs, on fera la confiture. désignation d’un secrétaire Jacky F. : Si vous ne marquez rien au tableau, ça veut rien dire. Les paroles, ça chargé d'écrire les part... propositions au tableau. Jackv P- (à Fabien) : Il faut que tu désignes quelqu’un pour écrire au tableau.

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- Jacky P. est choisi par Fabien Alain : On fait des groupes pour le jardin ? Secrétaire : Qui veut aller au jardin ? -11 écrit : « Sous le cognassier, Alain, Chapeau, Christian. » Puis il fait voter pour désigner le 4e. Marcel est choisi et décide : « Il n’en faut que quatre ». Le secrétaire est alors pris à partie par les anciens, parce qu'il remplace le président et est renvoyé à sa place. Alain : Les filles causent même pas ; elles s'amusent ! Christian : Il faudrait aller voir s'il y a de l’herbe dans les fleurs. Président : Taisez- vous. Jeannette et Jeannick !... Personne ne veut obéir au président ! Marcel : Et les autres, que vont-ils faire ? Josée : Faire dessin, nettoyer les bahuts. - La cloche sonne. On sort en désordre. A 13 h 45, lors de la rentrée : JLG : Vous n’avez pris aucune décision ce matin. - Je vais m’asseoir hors du groupe Alain : On ne devrait pas être quatre au cognassier ! Que feront les autres ? Un dessin pour décorer la classe ? Christian : Les filles époussettent les bahuts pendant que nous sommes au jardin. Patrick C. : On fait visiter la classe aux quatre nouvelles. Cette proposition n’est pas reprise par le président • Jeannette : Il faudrait prévoir aussi ce qu 'on fait demain. Marcel : A u Conseil. Jeannick : Quand aurons-nous nos affaires ? - Jacky F. va chercher le ballon. Josée : Les propositions sont finies. Christian : Le secrétaire doit aller à sa place. Jeannick : Jacky P. dit tout au président ! Jacky P. : Il est dans la lune. Jeannick : Il n’y a qu'à changer de président ! Le groupe hésite à aller en football Président (après hésitation) : Allez sur le plateau !

Le secrétaire destitue le président, dirige les débats, prend des décisions. Mais le groupe prend conscience de l’usurpation et le renvoie à sa place. Cette intervention témoigne bien des savoirs institutionnels que les enfants se sont construits..

Je note cet essai d’intégration des 4 nouvelles qui demeurent silencieuses depuis ce matin. Le conseil semble se réinstituer.

Jeannick pose le problème du remplacement d’un président incapable. Mais le groupe ne suit pas.

91) L’année précédente, j’avais accepté une proposition du Conseil de pouvoir rester en classe pendant la récréation, sans surveillance de ma part, sous la responsabilité du Président de jour. Cette situation illégale, au regard des textes officiels, sera un de mes objets de recherche et d’action, conjointement avec la question de la libre circulation, dans les années 80. J’interviendrai à plusieurs reprises auprès des ministres successifs et publierai articles et dossiers, dont : Le nécessaire changement de la règlementation scolaire, Journal du Droit des Jeunes, n" 185, mai 1999. Aujourd’hui le combat continue !

Personne ne m’ayant demandé de jouer, j’assiste en spectateur au jeu, qui est assez brutal. Lorsque, après 45 minutes, une des filles reçoit le ballon dans la figure à la suite d’un tir volontaire, je stoppe le match. Je suis intervenu pour suppléer à la carence du président de jour qui laisse l’agressivité s’exercer au détriment des plus faibles. Les enfants rentrent alors et spontanément discutent des brutalités. La sortie et la rentrée de récréation se font dans le même désordre. Le président de jour abandonne son rôle. Le leader Jacky F. reprend alors le pouvoir : « On pourrait faire le jardin et ranger la classe ?... Les garçons font le jardin et les filles la classe. »

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Proposition acceptée sans discussion. Chacun se met au travail. Catherine va au jardin avec les garçons. Je participe au rangement. Dès que la cloche sonne, chacun reprend rapidement son cartable et disparaît. Mardi 9 septembre 8 h 45. Les enfants attendent sous le préau lorsque la cloche sonne. Je ne dis rien. Après 3 minutes d’attente, ils se décident à entrer et s’installent en silence à leur place. Je prends la parole : Jeannette avait proposé hier de prévoir les activités d’aujourd’hui. Marcel avait demandé que cela soit fait au conseil, mais on n’a rien décidé /Et je me retire du groupe. Jeannette prend le pouvoir immédiatement et avec fermeté : Qui veut être président ? Plusieurs mains se lèvent. Elle fait voter et décide : Jacky F. est élu président. Cette fois, c’est le plus ancien et le leader de la classe qui est choisi. Les enfants paraissent avoir pris conscience de l’échec de la veille. Jeannette se retire, avec un sourire satisfait. Président : Qui a quelque chose à dire ? Patrick C. : Il faudra finir le jardin. Président : 11 faut quelqu'un pour écrire au tableau. - Des mains se lèvent Président : Ce sera Marcel. Qui veut finir le Jardin ? Patrick C. : Ceux qui ont fait hier. Président : Ceux qui ont été hier vont faire le jardin. Jacky P. : Les fèves (fournitures), il faudrait les distribuer. Christian : On demande aux filles ce qu 'elles veulent faire. Que voulez-vous faire ? Président : Voulez-vous faire un dessin pour décorer la classe ? Jeannette : Catherine ne veut plus être au jardin. Patrick : Que vont-elles faire, les filles? Christian : Dans quels ateliers vont-elles travaillé hier ? Patrick : Elles ont nettoyé et décoré. - Quelques filles sont d’accord pour dessiner Président : Les filles iront en dessin. Catherine : Que fait-on maintenant ? Président : On ne décide pas pour maintenant, on décide pour tantôt : que fait-on tantôt ? Rien ?... On va rester comme ça à rien faire ? Alain : On n’a qu’à ranger les casiers. Christian : Ranger les caisses. • Quelques-uns se mettent à ranger les casiers Jeannette (au président) : Ils sont en train de ranger les casiers. Président : C 'est tantôt, c 'est pas ce matin ! Christian : J’ai une idée... acheter une éponge... Jacky P. : Et qu’est-ce qu’on fait comme sport ? Jeannette : On peut faire passe à dix, ou balle au camp. Alain : Epervier. Président : D’autres ? Moi, course. • Une longue discussion s’ensuit. Le président fait voter à mains levées : ce sera balle au camp. Patrick C. : J’ai apporté des radios. Je peux montrer ? - Il les montre ; il explique. Je participe en répondant aux questions et je présente la colonne vertébrale, les hanches, les malformations. Discussion intéressante. A un moment, Christian a la parole. Il parle et ne s’arrête plus. Président : Tu n’as plus la parole !

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L’institution du secrétaire choisi par le président se consolide. Le président décide sans demander l’avis du groupe. Les garçons essaient de prendre en main les filles.

Le président essaie de stimuler le groupe.

J’interviens au titre de membre participant. Je réponds à la demande verbalisée du groupe.

Christian : Tu me l’as donnée ! Président : Ah ! oui ! Jeannette : Il faudrait maintenant continuer la journée. - Jacky P., sans demander la parole, raconte une histoire drôle qui fait rire. Catherine s’énerve, parle fort. Président : On ne parle plus de ça. Christian : On ne va pas faire que ça !- Jacky P., sans demander la parole, reprend son histoire et provoque une nouvelle perturbation. Fabien : Il faudrait faire discussion et lecture, comme l'année dernière. Christian : Il faudrait mettre le réveil à l'heure ! - Je fais le bilan des propositions et je constate que beaucoup n’ont pas été entendues. J'interviens. J LG : Comment faire pour que les propositions ne soient pas perdues ? Christian : Marquer les propositions derrière un tableau, ou bien le président prend un secrétaire qui écrit les propositions sur une feuille. Josée : Pendant la journée y en a qui écrivent des propositions, et au conseil on Regarde.

Le président semble fatigué. Jacky P. a besoin d'attirer l’attention sur du groupe sur lui. Le président ne renvoie pas la proposition de Fabien. Le président met le réveil à l’heure, sans demander l’avis du groupe.

L’arrivée d’une personne étrangère à la classe vient provoquer une rupture dans l’équilibre qui s’était établi. Ma présence sécurise les enfants, même si je participe peu. Dès que je suis occupé, deux nouvelles créent la perturbation. Elles ont sans doute eu l’habitude de vivre sous une surveillance plus stricte que la mienne. Après quelques minutes d’essais infructueux pour poursuivre la discussion, le président met tout le groupe au silence. Il donne fermement sa directive et obtient le calme. Mais dès que la cloche sonne la récréation, les enfants se précipitent dehors. Je décide alors d’intervenir dès la rentrée en classe, car ce désordre et les cris qui l’accompagnent dérangent la classe enfantine voisine. L’institutrice me l’a fait remarquer. JLG : Tout à l’heure, la sortie s’est passée dans le bruit. J’ai entendu des bousculades et des cris dans le couloir. Lorsque la cloche a sonné, vous vous êtes tous précipités en vous bousculant, alors que les autres classes se mettaient en rangealmement. Président : Il faudrait faire une règle de sortie. Qui a des propositions ? JLG : Comment pourrait-on faire pour les propositions ? Christian : On les écrit au tableau. Josée : On cherche les propositions par groupe, puis on les présente et on discute. (C’est la technique du Phillips 6x6 que nous avons utilisée déjà l’an passé). Président : Qui veut faire ainsi ? Le groupe est d’accord. Le président me propose d’être l’animateur. J’accepte et je pose une première question.

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JLG : Comment voulez-vous sortir ? Dans dix minutes, un rapporteur donnera les propositions. Rapports Gr. 4 : rapporteur Christian ; trois garçons (anciens) Les filles entrent d’abord et les garçons ensuite en groupe. Le président fait entrer les filles, puis ensuite les garçons. Gr. 3 : rapporteur Catherine; quatre filles (nouvelles) Les filles se mettent deux par deux. Il ne faut pas se bousculer dans l’allée et le couloir. Il ne faut pas crier, parce que cela dérange toutes les autres classes. Il faut obéir à M. Le Gai. Le soir il faut bien se ranger pour traverser la cour des garçons. Josée trouve que ça perd du temps d écrire les propositions au tableau. JLG : Comment pourrions-nous faire pour nous rappeler sans écrire au tableau ? Josée : Vous écrivez vous sur le papier, puis vous les dites une par une. JLG : Tu proposes que je fasse le secrétaire ? Président : Qui est d’accord ? Unanimité Gr. 2 : rapporteur Jeannick ; quatre filles (anciennes) Nous proposons de sortir en deux groupes, les garçons devant et les filles derrière. Celui qui n’applique pas sera privé d’atelier. Gr. 1 : quatre garçons (anciens) Nous proposons de sortir en groupe, parce que nous voulons montrer l’exemple aux nouveaux. Celui qui n’appliquera pas la règle de sortie aura une réparation, le conseil décidera de cette réparation. Le président doit conduire jusqu’à la route, etM. Le Gai devra nous faire sortir. Je relis toutes les propositions et je les résume. JLG : Maintenant il faut choisir. Jeannette : Le président doit faire sortir. Josée : Amener les filles d’abord, puis les garçons après, ça fait perdre du temps.

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Alain : Faisons comme avant : M. Le Gai prend les garçons, et Mme D. les filles. Josée : On n’a plus le droit d’aller dans la cour des filles. Jeannick K. : C’est les petits cpui vont dans la cour des filles. Jeannette : C’est le maître qui est responsable de la sortie. JLG : Il n’y a plus de cour des filles ni de cour des garçons. Il y a deux cours mixtes : une de petits, une de grands. Josée : On sort et on rentre tous ensemble, les garçons devant, les filles derrière en deux groupes. Il faut demander si on est d’accord. Président : Qui est d’accord ? Unanimité JLG : Pour nous rappeler la règle, que pourrions-nous faire ? Patrick G. : On prend une grande feuille et on marque dessus. Christian : On la met dans le couloir. Josée : On la met dans le couloir, et en classe on met les propositions. J’écris notre première règle sur une feuille que j’affiche dans le couloir : « On sort et on rentre tous ensemble, les garçons devant, les filles derrière, en deux groupes. C’est le président qui dirige la sortie. » A 13 heures 45, dès le coup de cloche, les enfants se rassemblent en deux groupes. Le président hésite. Je lui rappelle :C’est toi qui fais entrer ! Les enfants entrent, vont s’asseoir. Reprenant un droit institué l’année passée, Josée distribue un gâteau à chacun. Le président propose d’aller voir le terrain de sport. Je précise que nous n’avons le terrain que jusqu’à 14 heures 30. Personne ne m’ayant invité à participer à la partie de balle au camp, je demeure spectateur. En rentrant, le président réclame une discussion sur le sport. Josée : Catherine ne veut pas passer la balle à Monique. Fabien : Jeannick se laisse faire. Président : Qu’est-ce qui a bien marché ? Fabien : La balle au camp. Josée : La mise en groupe. Président : Qu’est-ce qui a mal marché ?

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Plusieurs : L’épervier. Josée : Catherine elle parle, mais elle ne demande pas la parole. Patrick C. : Peut-être que dans la classe de Mme D. ce ne sont pas les mêmes règles ? — Catherine vient de la classe de perfectionnement des petits Président : Ceux qui étaient au jardin, allez au jardin... les autres à la peinture. Les candidats au dessin sont à l’atelier-peinture, mais il n’y a plus de peinture dans les pots. Que faire ? On se tourne vers moi. JLG : Ilfaut refaire la peinture et pour commencer gratter les pots. Cette activité ne passionne guère les enfants. Ils abandonnent après avoir essayé pendant dix minutes. Je leur rappelle qu’ils se sont engagés à préparer l’atelier. Ils reprennent sans enthousiasme. Je vais au jardin : le travail y est peu actif. Je reviens en classe après vingt minutes. La table est couverte de peinture, les blouses aussi. J’arrête l’activité et nous allons en récréation. Fatigué, le président ne réagit plus. En rentrant, je suis pris dans la classe d’à côté. Je demande aux enfants s’ils veulent faire une activité calme. Ils acceptent et proposent dessin et lecture. Je reviens au bout de vingt-cinq minutes : c’est le calme total. Personne n’intervient pour changer d’activité. Elle se poursuit jusqu’à la sortie. Les enfants oublient le conseil qu’ils avaient prévu. Le président organise la sortie qui se passe dans l’ordre. Le groupe m’attend au portail. Mercredi 10 septembre Le même rituel est repris pour le choix du président de jour. Les activités jardin et peinture sont proposées à nouveau. Josée s’insurge parce qu’« on ne travaille pas ». Elle voudrait que l’on fasse du calcul et du français. Sa proposition n’est pas reprise, car le président est débordé par ses camarades. Finalement, ils procèdent au rangement des fournitures, puis organisent un match de football que je stoppe à nouveau parce qu’une des petites nouvelles a reçu le ballon dans la figure. J’explique le pourquoi de mon intervention et je demande que chacun s’efforce de respecter les autres.

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A 14 heures, je repose le problème de la sortie, la règle élaborée le mardi n’étant plus respectée. Jacky E, très énervé, perturbe la discussion, à laquelle seuls quelques enfants participent, tandis que les autres dorment ou bavardent. Le groupe adopte une proposition de Josée : « ceux qui ne respectent pas la règle de sortie devront une réparation. » Aucune activité collective n’ayant été proposée, chaque enfant peu à peu se met à lire ou à dessiner. A 16 h 30, deux enfants ne respectent plus le calme. Le groupe décide de leur demander une réparation et établit une nouvelle règle : « celui qui dérange les autres ou empêche la discussion aura une réparation. » Vendredi 12 septembre Avec le même rituel, le groupe décide du choix du président et des activités. Le président me demande si je veux bien distribuer les fournitures. J’accepte en posant mes conditions : C’est à vous de me dire les cahiers dont vous avez besoin. Une liste fantaisiste m’est proposée. Je la refuse : Je refuse, parce que le secrétaire a mis au tableau la liste de tous les cahiers demandés. Si quelqu’un dit « cahier de dessin », il faudrait l’avis de tous. Le président demande alors le pourquoi de chaque proposition, mais il est gêné par deux perturbateurs : Jacky E, qui accepte mal de n’être qu’un simple participant, et Alain son voisin. Le président n’ose pas intervenir. Je rappelle alors au groupe sa décision du mercredi : « celui qui dérange les autres ou empêche la discussion aura une réparation. » Aussitôt Jeannette propose qu’Alain range la bibliothèque et Jacky le bahut qui contient les fournitures. La proposition est adoptée, y compris par les deux intéressés. Je demande alors : Qui fera appliquer la décision ? Christian répond : Le maître / Je refuse et c’est finalement au président que revient cette tâche. Le calme étant revenu, la circulation du langage est excellente et des décisions d’attribution de responsabilités sont prises sans que j’intervienne : Marcel distribuera les cahiers et les vérifiera ; Alain vérifiera les crayons chaque soir. Le groupe m’attribue aussi une part du travail, après avoir demandé

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mon accord : le maître contrôlera la propreté des cahiers le soir. Jeannette propose une structure d’organisation qui est adoptée : le groupe se mettra en U le samedi pour le conseil. Alain demande un conseil de coopérative le samedi matin. Mais les bonnes relations sont troublées à la récréation par Jacky F. qui agresse le président à coups de pieds. A la rentrée, celui-ci en rend compte à ses camarades et une discussion s’ouvre : Christian : Pourquoi a-t-il fait ça ? Président : Parce que je l’ai mis au « Coupez le courant » et qu’il a eu une réparation. JLG : Lorsque Jacky est président, il est capable de se défendre, d’autres ne le pourront pas. Devons-nous laisser un coopérateur frapper le président ? Christian : Le président exécute les ordres décidés par tout le monde. Jacky a peut-être à parler de ça... Jacky F. : Pourquoi il me fait taire moi et pas les autres ? Christian : Avec qui parlais-tu ? Président : La première fois que je lui ai dit de se taire il a continué. Je l’ai mis au « Coupez le courant ». Puis je l’ai remis assis. Ll s’est remis à parler. Le groupe décide alors que Jacky nettoiera la cabane du jardin en réparation. Le calme revient. Jacky s’aperçoit que ses camarades ne se laissent plus dominer. Christian propose une sortie au bois pour l’après-midi : elle est adoptée avec enthousiasme. Le bois ? Un tapis de feuilles mortes qui craquent sous les pas des enfants, qui courent, sautent, crient. Les filles bavardent près de moi. Au loin, les garçons jouent à la petite guerre. Au-dessus de notre tête, un ciel de feuilles vertes, grandes palmes éclatantes de lumière des jeunes châtaigniers, sombre ramure des chênes et partout de la fougère teintée du fauve de l’automne. Il fait très doux. Peu à peu les enfants reviennent et nous nous parlons longuement. L’amitié est là, présente. Aujourd’hui nous avons fait un grand pas. Agir ensemble et vivre des joies communes sont deux facteurs importants de structuration du groupe.

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Samedi 13 septembre Jeannette, la présidente, a beaucoup de difficultés pour lancer les activités. Les enfants sont passifs ou opposants. Je dois intervenir. Un plan de travail est élaboré, mais sans enthousiasme : mise en place des ateliers, électricité, peinture, rangement. Cette activité a lieu dans le calme, mais peu à peu chacun l’abandonne et passe à une activité tranquille (lecture et dessin). Tous oublient le conseil proposé par Alain la veille. Le déroulement de ces premiers jours montre que peu à peu les enfants réussissent à recréer leurs institutions et à mettre en route leurs activités. Le groupe a pris conscience qu’il détenait un réel pouvoir de décision. J’apporte une aide en élucidant ce qui se passe dans le groupe et en jouant parfois la fonction de mémoire. J’interviens aussi pour garantir la sécurité et parfois pour faire appliquer une décision prise lorsque le président de jour ne remplit pas sa fonction. Les activités vont apparaître successivement au cours du mois de septembre : activités sportives, activités manuelles et esthétiques, sorties, lecture silencieuse, dessin au tableau et jeu dramatique, texte libre et journal, entretien du matin, calcul aux bandes enseignantes, correspondance, activités individuelles. Les règles de vie constituent maintenant une base solide pour la régulation de la vie du groupe. Chacun a pris conscience qu’elles seraient respectées. Toute transgression aura une réponse. C’est là d’ailleurs mon objet principal d’intervention : garantir le respect des décisions prises... en attendant que les Présidents de jour soit en mesure d’assumer pleinement cette responsabilité. Le Président de jour

Tout au long de notre expérience, l’institution « Président de jour » a occupé une place importante, tant pour le fonctionnement des activités que pour l’apprentissage de la responsabilité individuelle au sein d’un groupe. Chaque année, elle a été reconduite par les groupes successifs, sur proposition des anciens. Mais elle n’a jamais été la même car, constamment, les droits et les obligations, le pouvoir et ses moyens, le choix du titulaire... ont fait l’objet d’analyses

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amenant des modifications. Cette année, dès le jour de la rentrée nous avons vu réapparaître le Président de jour et un rituel se mettre en place. Je n’interviens que le 15 septembre, pour l’aider à organiser les propositions et établir la grille des activités de la journée en tenant compte de la durée probable de chaque activité. - Rangement des ateliers 9hàl0h 15 10 h 30 - Commentaire du dessin au tableau 11 h 30 à 11 h 45 - Bilan de la matinée 13 h 45 à 14 h 30 - Balle au camp - Lecture silencieuse et dessin libre 14 h 30 à 15 h 15 - Rangement des outils et des casiers 15 h 30 à 16 h 15 individuels - Conseil 16h 15 à 16h45 Le mardi 16, à 8 heures 45, les enfants attendent en deux groupes dans la cour pour entrer en classe. A 8 heures 55, ils sont toujours devant la porte. Les autres jours, après trois ou quatre minutes d’attente, si personne ne prenait l’initiative de faire avancer les groupes, je disais d’entrer. Aujourd’hui, je leur demande : Que faites -vous là ? Les enfants : On attend. JLG : Qu'attendez-vous ? Christian : Que vous nous disiez d’entrer. JLG : La règle ne dit pas que c’est à moi de faire entrer. Immédiatement, Josée découvre ce qui ne va pas dans le système de choix adopté par le groupe et conclut : Il faudrait choisir un président le soir. Cette proposition sera reprise et le soir même un président est élu au Conseil. Un nouveau système est donc mis en place : le choix du président le soir. Mais dès le 23, une nouvelle rupture se produit. Les enfants ont oublié la veille de choisir un président, ce qui nous fait perdre du temps pour le lancement des activités. Aussi, à 15 heures 30, je constate : Nous avons pris du retard aujourd’hui sur le plan de travail

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prévu. Pourquoi ? Alain répond, après réflexion : Nous n’avions pas de président ce matin. Je propose alors de travailler par groupes en Phillips 6x6 pour essayer d’étudier en profondeur l’institution « Président de jour ». Il nous faudra quatre réunions extraordinaires : le 23 septembre, le 18 octobre, le 20 octobre et le 4 novembre, pour aboutir à un certain nombre de décisions qui sont transcrites sur une fiche-guide servant de mémoire au Président : Nous avons décidé : — Chacun sera Président à son tour s’il le désire. Une liste par ordre alphabétique sera établie. LE PRESIDENT — doit donner l’exemple et il doit être ferme ; — il ne travaille pas, il aide les camarades durant les activités individuelles et les ateliers ; — il ne parle pas fort au code voix basse. LE MATIN — Il contrôle la propreté des mains. — Il met la pendule à l’heure el vérifie le calendrier. — Il arrive le premier et place les tabourets autour du bureau. — Il dirige l’entretien du malin el donne la parole. REGLES — Il se contrôle lui-même. Si le président ne se contrôle pas, le maître prend sa place pendant cinq minutes. Si ça recommence, il demande le changement de président. — Le président ne donne pas de coups. S’il tape sur un camarade, il sera exclu des ateliers. Si un camarade le frappe, il arrête tous les ateliers et le conseil prend une décision immédiatement. — Quand un camarade ne respecte pas une directive donnée par le président, il donne un avertissement, puis il demande une réparation au conseil. — Le président est chargé d’appliquer les règles de la coopérative. Ll n’a pas le droit de décider. — Il organise les entrées et les sorties.

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A propos de ce problème du choix du président, nous voyons clairement comment naît un système, comment il tend vers un équilibre, puis comment, à la suite d’une rupture, se produit un déséquilibre entraînant la naissance d’un nouveau système :

Le Président de jour, chargé par ses camarades d’un certain nombre de responsabilités, rencontre de nombreuses difficultés : — refus de se taire d’un ou plusieurs membres du groupe pendant les entretiens et les discussions, alors que notre « loi » de respect du droit à la parole de chacun le stipule ; — agressivité verbale ou physique ; — refus de suivre ses directives de travail. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il nous ait fallu faire deux réunions sur le pouvoir du président et la manière dont il pourrait faire appliquer les décisions prises. Je me demande parfois s’il est possible d’envisager la suppression des sanctions dans un groupe et si un jour les lois décidées ensemble seront respectées par tous. Cela serait-il le cas lorsque tous les membres du groupe seraient devenus des êtres autonomes et responsables ? Mais nous n’en sommes pas encore là, même si nous en avons pris le chemin difficile. Je pose donc aux enfants la question : comment le président fera-til appliquer les décisions prises par le conseil ?

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Le samedi 18 octobre, des propositions diverses sont faites : si le président ne se fait pas obéir, il va le dire au maître, et le maître punit ; - le président donne des sanctions, mais il ne bat pas ; - il le dit au conseil ; - il met ceux qui n’appliquent pas au « coupez le courant ». Le lundi 20 octobre, je précise avant tout débat que les punitions du maître n’existent pas à la coopérative, et que c’est au groupe de régler lui-même ses problèmes. De nouvelles propositions sont alors faites pour sanctionner quelqu’un qui n’obéit pas au président : - on écrit à sa mère ; - il ne va pas dans les ateliers qui ont lieu à l’école ; - on le met dans un coin de la classe pendant trois jours ; - on lui donne un verbe à faire à la maison ; - on lui fait couper le courant ; - on lui donne une réparation (à décider par le conseil) : - ranger l’imprimerie ; - ranger la bibliothèque ; - nettoyer les pinceaux. Devant mon refus de punir, les enfants ne voient comme solutions que la répression familiale, la suppression d’activité, le rejet hors du groupe, les réparations utiles à la collectivité. Je fais remarquer, à propos du rejet hors du groupe, que ce rejet est lui aussi souvent refusé : alors que fera le Président si un camarade refuse par exemple de quitter un atelier ? Pour les enfants, il semble exister des réponses simples : - le président fait stopper les ateliers et le conseil décide ; - on le met chez le directeur ; - on le met à la porte. Afin de leur faire prendre conscience du problème, je mime la scène avec Jacky. Il est à l’atelier peinture et je suis le Président : Jacky, va à ta place puisque tu ne respectes pas le calme de l’atelier ! Non ! Va à la porte ! Non ! Va chez le directeur !

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Non ! Je demande alors : qu'est-ce que je fais maintenant ? Le groupe reste muet : ni eux ni moi n’avons de solution à proposer. Evidemment, puisque je suis le plus fort, je pourrais intervenir physiquement mais rien ne m’y autorise, même si beaucoup d’adultes se le permettent92. Le 4 novembre se produit une rupture qui relance le débat. La Présidente de jour n’arrive pas à faire stopper une activité. Elle donne un coup de règle sur la tête de Marina qui proteste avec énergie. Je propose au groupe de réétudier le problème : comment le président procédera-t-il pour faire appliquer ses directives ? Cette fois, des décisions sont prises. Le président ne donne pas de coups. S’il tape un camarade, il sera exclu des ateliers. Si un camarade le frappe, il arrête tous les ateliers et le conseil prend une décision immédiate. Quand un camarade ne respecte pas une directive donnée par le président, il donne un avertissement, puis il demande une réparation au conseil. Depuis le 4 novembre, plusieurs enfants ont dû demander des réparations pour se faire respecter. Mais la compétence des présidents grandit. Les règles de vie sont mieux connues. L’agressivité d’ordre affectif diminue. Tout cela peut nous laisse espérer une disparition progressive des sanctions. J’ai été amené à diverses reprises à prendre momentanément la place d’un président de jour défaillant. Je préside alors avec fermeté. Cette responsabilité est épuisante pour certains, mais tous, désormais (même les nouvelles arrivées) tiennent à l’assumer. J’ai même de la peine parfois à reconnaître tels ou tels d’entre eux, qui sont totalement différents dans leur attitude, leur comportement, leur dynamisme, lorsqu’ils sont présidents de jour. 92) C’est là un problème que tous les éducateurs rencontrent. C’est pourquoi, lors de ma recherche sur les lois dans la classe coopérative, en 1980, j’ai été amené à l’étudier. Plus tard, j’ai publié un dossier dans le Journal du Droit des Jeunes ( Châti­ ments corporels ou intervention physique, n° 185, mai 1999) et je l’ai fait parvenir au ministre Jack Lang. Sa réponse n’a apporté aucune solution.

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Mon expérience : une pierre apportée aux recherches collectives Ces instantanés de vie, ces tâtonnements du groupe d’enfants à la recherche de la maîtrise de leur vie individuelle et collective au sein de notre petite communauté coopérative, j’ai eu la chance de pouvoir les accompagner pendant encore plus de vingt années. Jamais notre classe coopérative n’a arrêté son mouvement, chaque année l’expérience a été singulière et passionnante. Nous avons accueilli de nombreux stagiaires, enseignants, psychologues, éducateurs... car leurs observations et leurs remarques, au Conseil, étaient toujours les bienvenues. Nous avons bénéficié du partenariat de nos amis artistes ( Michel Debiève et Jean Mingam) et d’animateurs bénévoles. Tous ont su respecter nos règles et le pouvoir collectif des enfants sur leur vie. Tous ont su s’intégrer à nos activités. Lorsque le Conseil a décidé que personne ne pourrait plus venir dans « notre Coopérative » sans une demande écrite et un débat au Conseil, même l’inspecteur s’y est plié. Le comité d’accueil lui a tout montré, tout expliqué, comme à tout visiteur. Il a été ensuite interrogé sur son travail, pour notre journal : l’inspecteur inspecté ! Il est parti, ravi, avec une peinture pour son bureau. J’ai été surprise de voir une classe travailler ainsi. Nous étions tous des coopérants. Nous coopérions à la bonne marche de la classe. J’ai écrit des textes libres, je les ai chantés. J’ai corrigé des lettres à la demande des enfants. J’ai imprimé... J’étais un membre du groupe qui participait à la vie de la classe. J’ai beaucoup appris sur moi-même et appris à vivre avec des enfants. Denise ( normalienne) Le maître est quelqu’un qui fait prendre conscience au groupe de ses intérêts, qui essaie de les harmoniser pour permettre à chacun de s’exprimer, d’apprendre et pour faciliter les relations à l’intérieur du groupe. Nous nous sommes trouvés en face de la non directivité promue au rang d’institution éducative Etudiants en psychologie

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Faire de sa classe un lieu où il fait bon vivre et travailler, un lieu où les enfants sont heureux d’être ensemble et de coopérer, un lieu où ils peuvent élaborer des projets et gérer leur petite société, c’est en soi un objectif fondamental qui peut suffire à mobiliser un éducateur. Mais pour un militant de l’Ecole Moderne cela n’est pas assez. Nous avons aussi l’ambition de contribuer au changement de l’école et à la naissance d’une autre société. Or, pour cela, il est nécessaire de garder une volonté et une énergie qui ne peuvent durer que si elles se nourrissent à celles des autres. C’est cela que j’ai trouvé auprès des militants engagés de notre groupe départemental et de la commission de l’Education spécialisée, puis ensuite dans nos chantiers « autogestionnaires ». Seul, je me serais peut-être contenté un jour de reconduire des institutions « qui avaient fait leur preuve », je serais tombé dans la routine institutionnelle, j’aurais reconduit la même constitution, le même système démocratique, comme ces coopératives scolaires qui chaque année élisent leur président, leur secrétaire et leur trésorier. Or cela n’a pas pu être parce que dans notre mouvement coopératif, quelqu’un toujours vous interpelle, remet en cause vos certitudes, vous oblige à reprendre la route, vous sollicite pour apporter votre pierre à l’œuvre commune. C’est ce qui m’a permis, comme d’autres, au long des années de continuer à m’engager dans des recherches, de participer à des stages, des rencontres, des colloques et des Universités d’été, parfois de les organiser. Avant d’aborder l’« autogestion et la formation », je citerai ici trois recherches menées dans le cadre de l’Université, en tant que praticien-chercheur militant. Pour chacune d’elles, j’ai tenu à ce que les enfants de notre classe y soient associés pleinement et qu’elles soient centrées sur ce qui leur posait problème. Avec leur autorisation, j’y ai constamment associé tous ceux qui étaient prêts à nous donner un coup de main : observations, analyses, diffusion des résultats... L’organisation et la mémoire des activités dans une expérience d’autogestion

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De 1974 à 1976, avec l’Université de Caen, nous avons étudié l’Organisation et la mémoire des activités dans une expérience d’autogestion93. Au cours de ces trois années, nous avons créé des outils de programmation et de mémoire, collectifs et individuels, étudié le fonctionnement de nos différents conseils, les fonctions du responsable de jour (ancien président de jour), les lois fonctionnelles et relationnelles de notre coopérative, la mémoire des lois... Cette recherche a fait l’objet de débats au Club Freinet 44 et à la Commission de l’Education spécialisée. Elle a aussi suscité, de la part d’une vingtaine de camarades de l’ICEM et d’universitaires, des analyses pertinentes qui ouvraient de nouvelles et multiples pistes d’approfondissement, que je n’ai jamais pu toutes explorer. Comment appliquons-nous la démarche du tâtonnement expérimental dans la mise en place de l’autogestion ? Quel est le rapport entre apprentissages sociaux et autogestion dans nos classes ? Quelle doit être la stratégie du maître pour accompagner le groupe vers l’autonomie ? Faut-il que les enfants créent eux-mêmes leurs outils de mémoire ( plan de travail, cahiers des lois, fiches guides...) et leurs institutions ou faut-il les leur apporter ? Ce sont des questions sur lesquelles nous sommes souvent revenus. Savoir Ecrire Nos Mots : la recherche d’une méthodologie d’apprentissage orthographique

En 1974, comme notre technique de copie pour l’apprentissage orthographique de nos mots n’était pas efficace et que nous y passions trop de temps, j’ai proposé au Conseil que nous menions une recherche expérimentale pour trouver une nouvelle technique simple, efficace et rapide, qui soit en accord avec les principes de la pédagogie Freinet. J’ai élaboré un protocole expérimental que les remarques des enfants m’ont obligé rapidement à modifier. Des enfants-chercheurs c’est bien mais ça complique sérieusement la recherche ! Chemin faisant nous avons mis au point une nouvelle feuille de correction pour l’expression écrite, une autre présentation 93) LE GAL Jean, Organisation et Mémoire des Activités dans une expérience d’autogestion, Chantiers dans l'Enseignement spécial, n° 7-8, novembre-décembre 1976, 132 pages.

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des mots à apprendre. J’ai compris que pour les enfants les bénéfices d’une recherche doivent être immédiats. Ils ne s’engagent pas pour produire un savoir académique ! Il nous a fallu quatre années, pendant lesquelles les anciens ont transmis le flambeau à des nouveaux, pour créer une méthodologie efficace d’apprentissage94 dont les suivants ont hérité ensuite d’année en année. Mais est-ce que j’avais respecté les principes autogestionnaires que je défends ? Est-ce que j’avais permis une avancée à nos interrogations sur le rapport entre la pédagogie Freinet et la recherche ? Je laisse ici la parole à Roger Favry, qui écrit, dans la préface du do­ cument95 où je relate notre première recherche expérimentale, que : Le lecteur se rendra compte que c’est toute l’activité coopérative d’une classe dans l’optique de l’autogestion qui est évoquée à propos et à travers un problème spécifique, celui de l’orthographe. Il s’agit donc d’un ensemble qui ouvre une série de questions : - les méthodes naturelles et les apprentissages ; - la situation du praticien-chercheur ; - l’insertion coopérative des enfants dans la recherche pédagogique [...] Ce travail ouvre-t-il une piste féconde pour le tâtonnement expérimental du mouvement ? Cela se fait à deux niveaux : - tâtonnement expérimental du chercheur lui-même : on le voit effectivement à l’œuvre dans la manière dont J. Le Gai assume sa part du maître ; - tâtonnement expérimental du mouvement : il reprend le triangle apprentissage-mémoire-tâtonnement au point où l’avait laissé le mouvement pour l’approfondir et donc faire franchir un palier. Ce travail est-il un témoignage de pédagogie scientifique ? La démarche suit le processus : pratique - théorie - pratique. Une pédagogie scientifique doit s’appuyer sur cette démarche. Les outils et 94) LE GAL Jean, Savoir Ecrire Nos Mots, Thèse de doctorat de 3e cycle en Sciences de l’éducation, Université de Caen, 1979. LE GAL Jean, De l’expression écrite à l’apprentissage orthographique des mots, l’Educateur, n° 4, janvier 1987. 95) LE GAL Jean, SAVOIR ECRIRE NOS MOTS, Bibliothèque de Travail et de Recherche, n° 26-27-28, mai 1978, Cannes, Editions de l’Ecole Moderne.

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les techniques doivent être introduits en fonction des objectif définis et il est nécessaire de savoir si ces objectifi ont été atteints. Mais outils et techniques ne sont pas neutres ; ils doivent s’intégrer à notre philosophie et à notre stratégie éducative. L’analyse scientifique ne suffit pas pour atteindre à la recherche expérimentale ; il nous faut intégrer les techniques de la recherche, choisir la voie des praticiens-chercheurs ; faute de quoi, il y aura les chercheurs qui cherchent et les praticiens qui exécutent. La démarche scientifique de J. Le Gal repose sur un postulat hardi : c’est le contrôle des recherches par le conseil... Les enfants, objets de l’expérience, en sont les sujets et même les expérimentateurs... Tel était bien mon objectif. Evidemment, il est possible de s’interroger sur la scientificité d’une telle démarche. Or, aucun membre du jury de thèse n’en a contesté la valeur scientifique. Il reconnaissait par là deux dimensions fondamentales pour les praticiens-chercheurs : la possibilité de mener une recherche sur sa propre pratique et d’y associer les enfants. Pratique et élucidation des lois dans la classe coopérative :Contribution à une psycho-sociologie de l’Education démocratique

En octobre 1979, après la soutenance de ma thèse de 3e cycle en Sciences de l’éducation, Jean Vial m’encourage à continuer en thèse de doctorat d’Etat. N’ayant plus de responsabilités nationales depuis ma démission du CA de l’ICEM en 1972, j’ai du temps libre, tout en restant instituteur, pour tenter un nouveau défi. Georges Lerbet, professeur à l’Université de Clermont-Ferrand, accepte de m’accompagner dans une recherche sur les lois dans la classe coopérative. Ce sera là une occasion d’approfondir la dimension théorique de cette question à laquelle nous avons déjà consacré beaucoup d’échanges et de débats. Je pourrai aussi continuer à réfléchir sur les apports possibles de la recherche à l’avancée de la pédagogie Freinet, dans le fil des travaux commencés au Groupe de Formation et de Recherches de Caen. Mais très vite, comme pour la recherche sur l’orthographe, à partir des premiers résultats de mes travaux, je m’engage dans des actions

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de transformation de la situation scolaire. Pour beaucoup de classes coopératives, le problème de la récréation est un indicateur puissant du pouvoir de décision du Conseil dans l’institution scolaire. Les enfants aimeraient faire autre chose que ce qui est permis. C’est pourquoi, chaque année, apparaissent des propositions qui vont tester la crédibilité du pouvoir du Conseil : rester dans la classe pendant la récréation, jouer seuls au football sur le terrain de sport, entrer librement en classe, modifier les horaires... Or les textes officiels interdisent de laisser des enfants sans surveillance durant le temps des récréations. Je mène une enquête auprès de plusieurs écoles, je rencontre un juriste de la Faculté de Droit, Yann Tanguy. J’établis un premier dossier que je présente au Comité directeur de l’ICEM et au président de l’OCCE, Raymond Torraille. Celui-ci est très intéressé, le publie dans Animation et Education96 et m’invite à animer un atelier au Congrès. L’action est lancée... elle continue hélas aujourd’hui, puisque d’Alain Savary à Ségolène Royal, aucun ministre n’a apporté une réponse satisfaisante. Ma recherche sur les lois dans la classe coopérative va durer cinq années. Mais faute de pouvoir obtenir le moindre congé de formation pour rédiger et étant devenu responsable de la recherche au CA de l’ICEM, puis chargé de cours à l’Université de Paris XNanterre, je ne soutiendrai pas ma thèse de doctorat d’Etat. Comme certains alpinistes grimpant un sommet de l’Everest, je m’arrêterai au pied d’une des cimes universitaires. Cependant ces travaux vont me servir lorsqu’en 1992, maître de conférences à l’IUFM de Nantes, je vais relancer une recherche sur « Droits de l’enfant et règlements intérieurs » et engager des formations afin que des enseignants, des animateurs, des éducateurs, donnent aux enfants et aux jeunes les moyens d’exercer leurs libertés et leur droit de participation... Mais nous sommes passés de l’autogestion à la démocratie participative

96) LE GAL Jean, La Loi et nos lois : la récréation, Animation et Education,, n° 38, octobre 1980.

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L’AUTOGESTION EN FORMATION l.La rencontre bretonne de septembre 1968 : expression libre et autogestion Après la vie intense des journées révolutionnaires de mai 68, dans laquelle ils s’étaient tous fortement impliqués, les organisateurs du stage régional breton de Saint Aubin d’Aubigné (35), réunis en juin, décident de rester fidèles à « l’esprit de 68 ». Le stage sera une « Rencontre pédagogique ». Chacun devra pouvoir y vivre l’expression libre et l’autogestion, tout en s’initiant aux Techniques Freiner. Nous pensons que c’est là le moyen le plus efficient pour chacun de se former à une nouvelle attitude pédagogique et de se transformer lui-même en profondeur. Mais évidemment cette formation novatrice est aussi une aventure pour nous, une expérience inédite à vivre... et à animer car nous en sommes les responsables. Le comité d’organisation m’ayant confié l’animation générale, il me revient de prévenir les stagiaires de ce qui les attend. RENCONTRE PEDAGOGIQUE DE SEPTEMBRE Pourquoi Rencontre ? Pourquoi pas stage ? Parce quelle veut être :

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— 5 jours qui permettent à chacun d’enrichir en profondeur sa culture et sa pratique pédagogique ; — 5 jours qui soient occasion de dialogues féconds et de relations humaines authentiques ; — 5 jours de vie commune que chacun pourra vivre dans la joie et l’amitié au sein d’un groupe aidant et compréhensif. Vous voulez connaître et pratiquer la Pédagogie Freinet — qui se fonde sur des principes que vous désirez faire vôtres : — l’enfant doit pouvoir créer et s’exprimer librement et toutes les voies de l’expression libre lui sont ouvertes ; — il accédera à la culture, à la découverte de sa pensée, à la connaissance, à la socialisation, à l’autonomie, par sa propre expérience et selon le processus du tâtonnement expérimental ; — il deviendra un homme libre sachant assumer la responsabilité de son devenir et celui de la société dans laquelle il vit, par sa pratique de la liberté au sein d’un groupe coopératif autogéré. — et qui a mis au point un certain nombre de moyens qui sont au service de ses principes éducatif : texte libre, correspondance, journal, calcul vivant, coopérative, outils de travail individualisé, ateliers d’expression, etc. Une telle pédagogie ne s’enseigne pas, elle se vit. C’est en la vivant à la rencontre, en la vivant avec vos enfants et en la voyant vivre dans les classes Freinet, que vous pourrez l’assumer pleinement. C’est pourquoi nous avons décidé que ce sont les participants qui géreront eux-mêmes l’organisation des activités. Cette prise en main en tant qu’individu et en tant que membre du groupe de la vie collective est le meilleur moyen pour chacun de se mobiliser, de se libérer et d’entrer en relation avec les autres. AUCUNE ORGANISATION NE VOUS SERA DONC IMPOSEE MAIS TOUT SERA PRET POUR REPONDRE A VOTRE DEMANDE Que pouvons-nous mettre à votre disposition ? — cinq commissions de travail : CP/Maternelle - CE — CM - FE/ Transition - Perfectionnement — des ateliers : journal scolaire — magnétophone — photo - création artistique....

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— des documents nés de la vie de la classe : textes - lettres - journaux - dessins — peintures... Mais nous avons voulu aussi que cette expérience de vie communautaire, marquée par le sérieux des travaux et des dialogues, n’en laisse pas moins place aux loisirs qui permettent des contacts humains enrichissants. Nous serions heureux de recevoir vos propositions et vos observations à l’animation d’ateliers ou d’activités de loisirs. J ’ai proposé à l’équipe d’organisation de démarrer par une technique d’animation dérivée du Philipps 6x697. Je l’ai déjà expérimentée dans ma classe lorsqu’il est nécessaire d’avoir rapidement, avec la participation de tous, les interrogations sur un problème et des propositions pour le résoudre. Je l’ai aussi utilisée dans un atelier pédagogique du Comité de grève de Rezé afin d’éviter que certains tentent de monopoliser la parole. Les tables sont prêtes avec six chaises. Les stagiaires s’installent et font connaissance. La glace est rompue. Après un salut à tous, une organisatrice donne quelques consignes matérielles et quelques règles de vie collective dans l’établissement qui nous accueille. Je présente alors le pourquoi de la technique que nous proposons pour démarrer et son fonctionnement. Chaque groupe aura huit minutes pour répondre à la question posée par l’équipe de quatre animateurs. Il autogérera la circulation de la parole et choisira, pour chaque question, un rapporteur différent. L’équipe d’animation assurera le secrétariat général et la synthèse. Cet après-midi, les stagiaires pourront se répartir librement dans les commissions de travail par niveaux. Puis après la pause, des ateliers divers seront proposés, chacun pouvant lui aussi en prendre l’initiative. Ensuite nous nous réunirons en assemblée générale pour établir un bilan de la première journée au niveau de son organisation, des contenus proposés, des règles mises en place. Chaque proposition sera entendue et discutée. 97) La technique du Phillips 6x6 a été conçue par M. Phillips. Elle permet le recueil rapide de productions de 6 groupes de 6 personnes en 6 minutes. Chaque membre d’un groupe est rapporteur à son tour.

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Un grand journal mural est à la disposition de tous pour contester, critiquer, proposer, approuver, dessiner, poétiser... Place au Phillips 6x6 • lère question : Comment et pourquoi, avez-vous été amené à venir à la rencontre ? • 2e question : Qu’est-ce qui vous a amené à remettre en cause votre pratique pédagogique ? • 3' question : Quelles doivent être, pour vous, les finalités de l’éducation ? • 4e question : De votre point de vue, en pratiquant la pédagogie Freinet, pour quelle société désire-t-on préparer l’enfant ? • 5e question : Qu’attendez-vous de la rencontre de Saint Aubin ? Près de deux heures d’échanges animées dans les groupes et de rapports au grand groupe, le Philipps 6x6 a ouvert un large champ de communication et des problèmes essentiels ont été abordés. La rencontre est lancée. J’observe que les membres d’un petit groupe se retrouvent aussi souvent à la même table. Il faudra attendre le deuxième jour pour voir apparaître une première critique matérielle sur le journal mural : « je réclame des choses qui se mangent au bar ». Puis les enfants, avec leurs dessins, s’approprient l’espace. Le 3e jour, ça démarre : « Soyez authentiques. Libérez-vous. Oubliez votre passé et vivez aujourd’hui ! » Le vent de 68 commence à souffler ! Grâce à la fête du village, au voyage en car à Saint-Malo avec la création spontanée d’un chant libre collectif au retour, à l’atelier de chants chinois de Paul le Bohec, les carapaces et les masques commencent à sauter, l’expression fleurit sur le journal mural et se répond... MAI 68 Du printemps a jailli leur peine Leur rancœur, leur faim d’être aimés, Le droit à la liberté d’être Et d’avoir le droit d’exister. Tu t’es brûlé à leur vie d’homme Qui était servitude en somme !

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LIBERATION Tu veux être libre alors fais des autres des hommes libres. Tu veux te libérer alors libère les emmurés. Quitte tes armures

Avec eux tu as réclamé mais attention aux blessures. Que ces chaînes soient brisées Brisées pour qu’au fond de soi-même On ait envie d’exister... » L’expression s’est envolée sur la terre bretonne. Les ateliers sont très animés, les débats passionnés. Chaque soir, l’assemblée générale, présidée par un stagiaire, fait le bilan des activités prévues, étudie les propositions, programme la journée du lendemain et gère les problèmes matériels et relationnels. Chacun prend conscience que des règles de vie sont nécessaires. L’autogestion a de nouveaux adeptes. Mais tous les principes et les techniques de la pédagogie Freinet, il va falloir maintenant les adapter dans des écoles, loin de la chaleur d’un groupe ouvert, accueillant, amical et coopératif. Il faudra sans doute à nouveau retrouver les carapaces et les masques, et savoir résister. Dure épreuve que le retour sur la terre scolaire !

2. VAL D’AOSTE : l’autogestion franchit les montagnes Depuis neuf années, avec la participation experte de Raoul Faure, nos camarades du Val d’Aoste organise un « Stage International de l’Ecole Moderne » consacré à l’étude du milieu. En 1969, les participants ont exprimé le désir d’expérimenter l’autogestion. Or notre modeste expérience bretonne est connue au-delà des montagnes. C’est pourquoi ils me demandent de participer à leur 10e stage international, mais sans responsabilité particulière. En ce mois d’août 1970, nous voici donc en route, toute la famille, après un passage aux Journées de Vence, vers le petit village de Rhèmes Notre Dame, près des sommets alpins. 9 heures - Venant d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, de France, de Suisse, soixante participants sont là dans la grande salle à manger de l’hôtel qui nous héberge. Ils attendent des informations car aucune organisation pédagogique n’a été proposée. Sergio Bosonetto salue les stagiaires au nom du groupe valdotain et précise que ce 10e stage

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sera autogéré, les valdotains ne l’ont organisé que matériellement. Il donne la parole à René Linarès qui, au nom de la FIMEM, souhaite pleine réussite au stage et me transmet la parole. Je rappelle rapidement nos expériences autogestionnaires en classe, notre engagement dans les manifestations de Mai 68 qui ont libéré la parole collective et notre stage breton autogéré. Jusqu’à ces dernières années en France, comme au Val d’Aoste, on avait tendance à enseigner la pédagogie Freinet mais, aujourd’hui, nous pensons que les éducateurs, pour la comprendre et l’apprendre, doivent en vivre les techniques en adultes. En ce qui concerne l’autogestion, il nous faut donc créer nous-mêmes, entre égaux, notre structure instituante afin de pouvoir organiser notre vie et nos activités. Il nous faut savoir ce que nous voulons faire ensemble et comment nous allons le faire. En petits groupes, chacun pourrait dire ce qu’il veut faire et apprendre durant nos huit jours de vie commune. Ensuite, chaque groupe pourrait classer ces demandes et les présenter à l’assemblée générale, avec une forme à inventer. Il pourrait aussi faire une proposition d’organisation de la rencontre qui répondrait au mieux aux demandes exprimées. A partir de là, les stagiaires pourraient tenter de se mettre d’accord sur une organisation de nos activités et sur les institutions nécessaires pour vivre ensemble. Par exemple, un conseil, chaque soir, pourrait analyser le déroulement des activités de la journée, l’organisation institutionnelle, les problèmes relationnels éventuels, car s’il n’existe aucun lieu pouvant permettre une action instituante du collectif des stagiaires, aucune autogestion ne pourra exister. Je quitte l’estrade et je me place dans l’horizontalité de la salle. Interventions diverses. Proposition de Sergio pour que Raoul Faure soit secrétaire afin d’assurer la mémoire des activités98. Accepté. Les interventions spontanées sont nombreuses et désordonnées. Benvenuto s’offre pour distribuer la parole. Le débat s’instaure autour de ma proposition initiale qui est 98) C’est grâce aux notes de Raoul Faure que je peux aujourd’hui retrouver la vie intense de ce stage, riche en réflexion et en évènements et dont je ne donne que des échos.

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acceptée par certains et contestée par d’autres qui font de nouvelles propositions. Mais le grand groupe n’a pas de procédure de décision. Devant l’absence de consensus, Benvenuto propose une nouvelle structure, le Phillips 6x6. Refusée. On me demande de réexpliquer ma proposition initiale. Des groupes se forment. C’est une décision de fait. Ils iront travailler dans un endroit fixé par eux-mêmes. Mais il est déjà 11 heures. Benvenuto propose qu’après un arrêt-détente nécessaire, les groupes travaillent et reviennent en AG à 12 heures. A 12heures, nous sommes seulement deux, Simone et moi. A l’unanimité, nous décidons de demander une réparation aux retardataires. Ceux-ci arrivent progressivement... et refusent. Deux problèmes sont posés : le respect de l’heure et la prise de décision en AG. Heureusement que nos camarades valdotains ont prévu, avec les hôteliers, l’heure du repas et les menus, sinon nous ne mangerions pas. L’autogestion a des limites ! Après un repas agréable et une visite au torrent, l’AG reprend à 15 heures 30. « Il nous faut un président pour la journée ! » propose René. Le débat est reparti. « Un président pourquoi faire ? » « Devons-nous imposer des structures et donner tout le pouvoir à l’assemblée ? » « Nous devons suivre la vie. Les structures s’établiront d’ellesmêmes. » « On parle et on n’avance pas ! On avait prévu que les groupes disent ce qu’ils ont fait.» Sergio présente la synthèse des travaux de son groupe, avec un schéma très clair. Il invite les cinq autres groupes à faire pareil, à tirer leurs propositions et à les distribuer à l’AG à 18 heures 30. Acceptation spontanée, la salle se vide. Les groupes se dispersent sur les prairies environnantes. 18 heures 30 - Reprise et distributions à chaque participants des six schémas des groupes : originaux et explicites. Benvenuto donne la parole. Il propose que les groupes actuels s’autodétruisent et que de nouveaux groupes soient créés avec des

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représentants des anciens groupes, ainsi l’analyse des propositions sera plus rapide et plus efficace. Mais bruits et non-écoute, la proposition n’a pas été entendue. Je tente de le faire remarquer, en vain : il n’y a pas de signal d’arrêt qui permettrait de stopper les apartés. L’hôtel nous prêterait bien une cloche de vache, alors, demain, proposition à l’AG ou coup d’Etat ? 20 heures - Heure du repas, horaire non négociable... les autogestionnaires obtempèrent sans protester. 21 heures 30 - Nous nous retrouvons en AG. Beaucoup d’interventions que ma voisine trouve décousues. Mais c’est passionnant et très enrichissant pour ceux qui ont quelques notions d’analyse institutionnelle et de dynamique de groupe. Louis : « On a autogéré, autodétruit, autooublié. On a perdu du temps et on s’est autofatigués. N’y a-t-il pas une autoroute de l’autogestion ? Je n’ai pas besoin d’un président pour m’autodéterminer mais d’un président qui fasse prendre une décision par l’assemblée. Sergio : « Vous ne connaissez pas l’ampleur du temps que le groupe valdotain a mis pour organiser un stage qui s’autogérera lui-même. » André : « Je ne suis pas venu pour une étude de l’autogestion mais pour connaître un peu mieux les bases de la Pédagogie Freinet. » Jean : « Nous ne faisons pas une étude de l’autogestion. Nous vivons un essai d’autogestion imposé par les stagiaires de 1969. Nous ne prendrons pas de décisions pour vous. » Roger : « On ne s’entend pas sur les pouvoirs d’un président. On peut limiter son pouvoir et la durée de sa tâche. » Louis précise son idée de président. Ferrucio propose alors Louis comme président pour l’AG du lendemain à 9 heures. Il accepte. Le lendemain, Louis donne immédiatement aux groupes, qui sont restés les mêmes, quatre minutes pour discuter sur la façon de prendre une décision. Au cours des rapports, manifestement il ne peut à la fois noter les propositions et relancer les échanges, assurer des synthèses. Je propose de lui adjoindre un secrétaire pour l’aider. Pas d’opposition. Un secrétaire se propose.

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Décision adoptée à l’unanimité : « La décision sera prise par la majorité des présents à l’AG. La minorité devra s’y plier. » La prochaine AG aura lieu à 16 heures. Des ateliers sont proposés : étude du milieu, expression libre, peinture, journal, audiovisuel, autogestion dans la classe coopérative. Tout le monde s’est mis au travail. Les AG fonctionnent progressivement de mieux en mieux avec des président(e)s dynamiques. Les stagiaires participent aux analyses, proposent et décident. Les soirées sont vivantes, riches et amicales. Les organisateurs valdotains, angoissés au début, sont maintenant rassurés. Raoul Faure qui craignait de ne pas pouvoir éditer un journal du stage, comme d’habitude, reçoit des textes libres, des comptes rendus d’AG et d’ateliers, des réflexions pédagogiques. Le bilan est très positif. En nous appuyant sur notre expérience humaine et institutionnelle, nous recommencerons l’année prochaine dans un autre village. Les organisateurs sont invités à se mettre d’accord avant l’ouverture. En effet, après de longs échanges par lettres et deux réunions à Aoste, nous sommes restés partagés entre deux solutions : — laisser les participants tâtonner, se heurter, à la recherche d’une solution aux problèmes posés par l’autogestion du stage, alors que leur groupe n’existait pas encore et que la plupart n’avaient aucune expérience. Nous savions qu’une telle situation ne pouvait pas favoriser la parole de tous, même si nous avions décidé d’intervenir, si nécessaire, pour protéger les personnes. — aider à la création d’un groupe en proposant au départ des activi­ tés leur permettant de se rencontrer, de se connaître, et un modèle de gestion directe où ils seraient pleinement des acteurs, que nous accom­ pagnerions éventuellement pour éviter des échecs déstructurants. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup apprécié cette expérience. Mes observations, au fil des jours, m’ont permis de constater que le groupe n’acceptait que les propositions dont il ressentait profondément le besoin et la nécessité, à la quasi unanimité. J’ai aussi noté que la « majorité silencieuse » avait constitué un frein important lors des débats de prise de décision.

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Après avoir pris de la distance, une des stagiaires m’a donné un point de vue que je partage : « je pense maintenant qu’il aurait été préférable que, dès le début du stage, chacun de nous puisse vivre, agir, créer, s’exprimer donc, peut-être communiquer au sein d’un atelier grâce à une technique connue ou nouvelle, afin qu’une communication vraie puisse s’établir au-delà des mots, quelle devienne un état de fait, la parole seule venant ensuite, pour l’étayer par sa médiation. » Pour pouvoir gérer ensemble, il faut que chacun soit reconnu par le groupe mais aussi qu’il puisse s’exprimer dans les lieux de décision où le pouvoir passe par la parole. Ce stage m’a permis d’affermir ma conviction que la relation authentique avec les autres est devenue vitale pour l’homme moderne. Il lui faut prendre conscience de luimême, de l’autre, des autres, en vivant et agissant avec eux. Je garde la nostalgie de ce petit coin de montagne. « Lorsque je ferme les yeux, je vois un noir clocher qui se détache parmi les mille étoiles de la nuit. J’entends le grondement du torrent et la musique qui éclate. Je vois la marmotte qui cherche son terrier et les pas des marcheurs qui montent vers les cimes...»

3. Le club Freinet 44 : l’autogestion en action Le Club Freinet 44, qui a fonctionné de 1974 à 1983, a occupé une place particulière dans ma vie militante parce qu’il a permis, dans l’amitié, la détente et la convivialité, de s’ouvrir aux autres, à leurs idées, à leurs recherches. Au regard de l’autogestion, il a été à la fois un lieu passionnant d’expérimentation et un lieu d’étude. Et puis, les premiers instituteurs Freinet sénégalais nous ont fait l’hommage d’appeler leur groupe, le premier à revoir le jour en Afrique, le Club Freinet du Sénégal. C’était là un bel hommage ! De cette longue histoire, je ne donnerai ici que quelques jalons qui seront aussi un hommage à mes premiers et constants compagnons sans lesquels rien n’aurait pu exister, Jean-Paul Boyer, André Mathieu, Armand Tosser, et à tous ceux qui ont fait un bout de chemin avec nous.

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Avec mon père et ma mère au bourg Langoëlan

Une photo du petit Le Gai en costume du dimanche avec son beau camion offert par son frère

Classe de 3ème au cours complémentaire de Guéméné-sur-Scorff en mai 1948

15 avril 1952 Avec “les gars de la classe” de Langoëlan. Retour du conseil de révision

Juillet 1953 A la sortie de l'École normale, en colo à Bonne Anse

REPÈRES Mon premier stage en 1960

Stage au château d’Aux Septembre 1961

Freiner dans notre classe aux Couets-Bouguenais en 1963

7 au 12 avril 1963 - Congrès de Niort Avec mon épouse Gisèle à gauche et une amie, Colette Roui, elle aussi institutrice Freinet

17 janvier 1963 Journée départementale chez Pierre Yvin

1967/ 1968 Liasse de perf Ragon Rezé

Classe de perf Nous avons supprimé les pupitres : décision du conseil

Carte à l’encre-vapo créée pour la vente

Carte créée pour la vente

Jean Le Gai, à la clarinette, à une soirée “création” artistique, musicale, poétique, culinaire, en hommage à Jean Mingam.

Jenny et Copain : après le stage Freinet du Sud Ouest en août 2006. (promenade dans les montagnes pyrénéennes)

LE PREMIER STAGE DE PÉDAGOGIE FREINET

À l’initiative du Club Freinet du Sénégal et de l’ICEM-France, un stage est organisé, en mai 1992, à F École Normale Régionale de Saint-Louis. Il rassemble les instituteurs, membres du Club Freinet, les formateurs de FE.N.R., la directrice de l’Ecole d’application et des élèves-maîtres. Il est ouvert le lundi 4 mai, par Meïssa BEYE, directeur de l’E.N.R. L’ordre du jour prévoit une présentation de la pédagogie Freinet et de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant puis des ateliers : étude du milieu, texte libre et journal scolaire, droits de l’enfant, fabrication de limographes. Pour terminer le stage, une conférence-débat de Jean Le Gai, Classe coopérative et personnalisation des apprentissages, rassemble 150 personnes, au centre culturel français. Le 7 mai, les participants sont invités à visiter l’école de Diawar, qui témoigne du début de mise en place de la pédagogie Freinet.

Jean Le Gai - Visite au village de Diawar

2002, à l’école de Diawar au Sénégal O

Naissance du Club et tâtonnements institutionnels vers l’autogestion En 1972 et 1973, avec six autres militants de notre groupe départemental (GD), j’ai passé deux années en licence de psychologie à Nantes. Cette ouverture aux autres et à des idées nouvelles nous a beaucoup apporté sur le plan de notre pratique. Or cette réflexion théorique nous ne la trouvons pas au sein des réunions pédagogiques mensuelles de notre groupe. Après une nouvelle année universitaire, en sciences de l’éducation, à Caen, je décide alors de proposer la création d’un lieu d’échange ouvert, le Club Freinet 44, au sein duquel on pourrait partager une réflexion, une expérience, une étude, une recherche, une lecture... Je présente le projet à notre assemblée générale, en septembre 1974. Pour une première soirée de lancement, je présenterai une étude sur les échecs scolaires que je viens de mener. Ce thème d’actualité peut intéresser des enseignants, des parents, des éducateurs. Mon projet est accepté. Je m’engage à écrire un compte-rendu pour Chantiers 44, notre revue départementale. Une trentaine de personnes participent à une première soirée. Après mon exposé, le débat est très animé. Les participants sont satisfaits. Bien que les membres du GD soient largement minoritaires, notre camarade Jean-Paul Boyer propose d’animer une seconde soirée sur l’analyse institutionnelle. Nous pourrons ainsi débattre de l’autogestion à l’école. A la troisième, un éducateur travaillant en Institut Médico Pédagogique nous présentera son expérience. Mais au fil des soirées, la participation s’effrite. Au bilan, en juin, nous ne sommes plus que six : quatre « Freinet » (Jean-Paul Boyer, Jean Le Gal, André Mathieu, Armand Tosser), un éducateur d’IMP (Patrick Quinaou) et un directeur de centre pour enfants handicapés (Bernard David). Nous décidons cependant de continuer et de faire du Club, un lieu ouvert d’étude de l’autogestion qui fonctionne lui-même en autogestion. Chaque soirée sera partagée entre un temps organisé de réflexion et un temps d’échanges libres autour du vin et des mets apportés par chacun. Nous consacrerons notre soirée de la rentrée à

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l’étude des concepts autogestionnaires à travers l’analyse d’ouvrages présentés par chacun. Puis nous déciderons librement de la suite. Nous sommes les maîtres à bord. Première soirée. Première surprise. Quatre stagiaires CAEI du centre de formation de Nantes, dont deux veulent venir en stage dans ma classe. Ils veulent être des nôtres. D’ailleurs ils ont bien apporté leurs paniers garnis, c’est un indicateur pertinent. L’autogestion les intéresse mais ils refusent notre projet : trop théorique ! Ils veulent travailler sur des pratiques autogestionnaires et non sur des concepts. Que faire ? Nous avons décidé d’être un lieu ouvert et nous n’avons aucune loi qui nous permette de refuser la remise en cause de notre programme par de nouveaux arrivants. Vive l’autogestion ! Pas de présentation de livres mais une assemblée générale constituante ! Proposition, discussion, décision, application... le débat que j’anime est passionnant... pour nous qui voulions étudier l’autogestion dans un groupe d’égaux. Pour décider, il faut une procédure de décision, adoptée à l’unanimité. Le vote n’est qu’un moyen parmi d’autres. Alors quoi ? Nous réussissons à nous mettre d’accord : s’il n’y a pas unanimité, la décision sera prise à la majorité absolue des présents par un vote à main levée. Le programme qui va être décidé ne pourra pas être remis en cause par de nouveaux arrivants. Notre avatar démocratique a servi de leçon. Quel programme ? Nous consacrerons quatre soirées aux recherches menées par des membres du club, chacun apportant sa coopération active à l’avancée du thème : — Claudette David et Maryse Le Picot ( stagiaires CAEI) : les lois dans la classe coopérative" et la notion de justice chez l'enfant. Cette étude sera menée dans ma classe en relation avec Ana Luisa Vasquez, professeur en sciences de l’éducation à Caen ; -Jean Paul Boyer et André Mathieu : les leaders de conseil, une 99) DAVID Claudette, LE PICAUT Maryse, LE GAL Jean, Vers l’autogestion : les lois, Mémoire pour le Centre Régional de Formation de l’Etifance Inadaptée, juin 1976, 79 pages.

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recherche qu’ils poursuivront dans le cadre du Groupe de Formation et de Recherches de l’Université de Caen (GFR)100 ; - Jean Le Gai : Organisation et mémoire des activités dans une expérience d’autogestion101, une recherche commencée en maîtrise de sciences de l’éducation à Caen. - Armand Tosser : La parole dans la classe coopérative. Chaque soirée sera structurée en trois parties : - exposé sur le thème de travail et débat ; - conseil : bilan de la soirée et analyse institutionnelle de notre groupe ; - temps convivial gastronomique. Ce sera le seul temps qui pendant toutes ces années ne sera jamais remis en cause. Le groupe de recherche concerné par la soirée m’enverra un texte écrit que je diffuserai aux membres du Club et aux invités qu’il propose. La soirée sera animée par un membre volontaire choisi par le groupe, lors du conseil précédent. Pour avoir la parole, il faudra lever la main. Personne ne remet en cause le rôle de coordination du créateur du Club. Au cours de l’année, par contre, la référence à Freinet est contestée. Les quatre « Freinet » menaçant de se retirer, le nom est maintenu mais le Club sera totalement autonome, dans ses objectifs et ses actions, par rapport au GD44. Des informations sur l’avancée de nos travaux pourront être envoyées à Chantiers 44 et à la commission nationale « autogestion » de l’ICEM. Les quatre soirées sont très enrichissantes et amicales comme nous le voulions. Elles se terminent parfois fort tard. Des invités occasionnels y participent. A la fin de l’année, nous décidons de poursuivre les travaux sur l’autogestion mais nous attendrons la rentrée pour la programmation. 100) BOYER Jean-Paul, MATHIEU André, recherche sur Les leaders de conseil, dossier du GFR de Caen, 20 pages, 1976. 101) LE GAL Jean, La mémoire des activités dans une expérience d’autogestion, l’Educateur, n° 13, 20 mars 1975. LE GAL Jean, Organisation et mémoire des activités dans une expérience d’auto­ gestion, op.cit.

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Nos observations nous ont permis de dégager quelques objectifs pour une formation à la pratique de l’autogestion que nous allons approfondir : « Pour qu’un enfant puisse participer à un expérience d’autogestion, il doit être capable de s’exprimer au sein d’un groupe ; de faire des propositions claires et d’expliciter leurs implications ; de participer aux débats, donc de suivre le fil du discours, de donner son avis ; de faire un choix conscient ; d’analyser une situation globale ; d’animer un conseil ; de respecter les décisions collectives ; de se souvenir des activités. » A la rentrée de septembre 76, nous sommes quinze : un départ et sept arrivées. Mais nous sommes devenus un peu plus experts en autogestion. La soirée sera partagée en trois temps : 1. de 19 heures à 21 heures : accueil et repas coopératif 2. de 21 heures à 22 heures 30 : échanges sur un thème, animé par un membre de l’équipe de recherche. Elle peut inviter des participants extérieurs. 3. de 22 heures 30 à 23 heures 30 : échanges divers - problèmes institutionnels - organisation de la réunion suivante. Ce temps est animé par un animateur choisi à la réunion précédente. L’équipe animatrice de la première partie sera animatrice générale de la soirée suivante. Toutes les informations (thème, institutions, etc) devront parvenir au coordinateur général du Club, Jean Le Gai, onze jours avant la réunion, pour diffusion aux participants. Au troisième trimestre, nous consacrerons une soirée à l’analyse institutionnelle du Club : naissance, statut et rôle de chacun, notion de contrat interne... Aux trois recherches déjà en cours, viennent s’ajouter un nouveau projet émanant d’un formateur et d’un stagiaire CAEI : le groupe élément fondamental de l’autogestion. En novembre, nous accueillons des camarades de Brest, Mimi et Emile Thomas, qui ont créé un « collectif d’éducation populaire » avec des enseignants, des militants politiques, des parents d’élèves. Le collectif envisage d’organiser un grand débat, à résonance politique « Ecole et autogestion ». Nous n’en sommes pas encore

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là. Pour l’instant nous nous contentons de poursuivre l’analyse de nos pratiques. L’analyse institutionnelle de notre groupe par nous-mêmes est très intéressante en particulier en ce qui concerne la remise en cause de mon rôle. Créateur du Club, j’en ai été le coordinateur pendant les deux premières années. En janvier, lorsque nous avons travaillé sur les leaders de conseil dans la classe, des interrogations ont émergé sur les rôles, statuts et prises de décision dans notre groupe. J’ai été interpellé par un des participants sur mon rôle de leader. J’ai alors proposé que nous réfléchissions, en février, sur les rôles et tâches, nécessaires à notre bon fonctionnement. Mais cette réflexion n’a pas amené la remise en cause de ma place dans le club : l’heure n’était pas encore venue pour la « mort du père ». En juin, la question est reposée très fermement par Yves et Alain : « Nous nous voulons un groupe de type horizontal, alors pourquoi lorsque Jean propose quelque chose, cette chose est entérinée sans discussion, alors qu’il n’en est pas question pour aucun autre membre du groupe. Cela nous donne l’impression de vivre dans une structure de type patriarcal, ou mieux encore, que le Club Freinet ressemble étrangement de par ses structures implicites à une société secrète. Il n’est pas question ici, où l’on remet en cause tant de choses, de détrôner le grand Maître. Dans une structure horizontale, entre égaux, il faudrait rendre à chacun la place qui lui revient dans le groupe. » Le débat est lancé sur le « pourquoi sommes-nous ensemble ? », « quel est le contrat qui nous lie ? », « qui a le pouvoir au sein du Club ? ». Pour Patrick, « si nous voulons faire un travail intéressant, un contrat doit lier les participants, dès le début de l’année. Ce contrat doit impliquer une certaine permanence, afin d’engendre une certaine confiance, une certaine habitude de travailler ensemble, un respect des horaires et des décisions prises, un partage des responsabilités et des tâches, un effort de participation coopérative aux recherches des autres...» Jean-Paul va aussi dans ce sens : « Pour que l’échange soit

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fructifiant, il faut que chacun puisse apporter et recevoir. Et donc que chacun s’engage à venir régulièrement aux rencontres et à y apporter sa part de travail. » Mais il ajoute que le « Club n’est pas une entité en soi, il est le produit d’une relation entre des individus qui ont des intérêts communs. Il importe donc de définir pourquoi ces individus éprouvent le besoin de se rencontrer ». Les échanges permettent d’éclairer ce que chacun vient chercher, ce qu’il trouve et les obligations liées à la vie collective d’un lieu de vie et de recherche. Mais reste la question du pouvoir. Pour moi, « le pouvoir au sein du Club, qui se veut groupe horizontal, implique d’abord de répondre à la question : qui est membre du Club et peut donc prétendre à un pouvoir de décision sur son devenir. Dans le Club se pose une question de permanence car nous avons vu beaucoup de personnes passer. Ensuite les « permanents », qui ont manifesté leur attachement au groupe et à ses objectifs peuvent se poser la question du partage du pouvoir. Il est vrai que créateur du Club et désireux de le voir continuer à exister ma stratégie a eu pour objectif sa permanence. J’ai agi pour que chacun s’y sente bien, trouve des réponses à ses intérêts. J’ai fait le maître-jacques : concierge, secrétaire, facteur, mémoire... J’ai assumé les nécessités, combler les manques, impulser parfois pour que des décisions se prennent. Faut-il que le créateur accepte de voir le groupe mourir pour que celui-ci se prenne réellement en charge ? On peut effectivement se demander si toutes nos interrogations et pratiques relèvent bien de l’autogestion ou si nous nous sommes illusionnés nous-mêmes ». Le débat est passionnant. J’y ai sans doute perdu ma tête de « père du club » puisque je ne retrouve plus de traces des activités de l’année suivante... et pourtant elles ont continué à exister puisqu’en septembre 77 j’ai envoyé , aux membres du Club, la copie de mon rapport sur la seconde conférence internationale sur la participation, le contrôle ouvrier et l’autogestion »102 de Paris, à laquelle j’ai participé avec André Mathieu. 102) Recherches sur l’autogestion. Autogestion de la recherche ? Histoire et socio­ logie de la 2e conférence internationale sur l’autogestion, Autogestion et socialisme, op. cit.

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En effet on y retrouve des éléments qui peuvent éclairer notre propre analyse. Lors de l’ouverture, Yvon Bourdet a précisé que cette conférence est sous le contrôle souverain des participants et qu’il sera intéressant de voir « Comment des autogestionnaires peuvent s’autogérer au sein de la conférence ? ». Serons-nous capables d’auto-organiser les commissions et d’y mener un travail sérieux ? Ma commission a pour thème « L’autogestion de l’information et de la formation ». Elle rassemble des universitaires, dont Jacques Ardoino, tous experts en autogestion, et des praticiens, dont Marcel Mermoz. Aucun animateur institué, aucune structure de démarrage, aucune procédure de décision... nous sommes au point zéro de l’autogestion. Nous tâtonnons comme dans ma classe de perfectionnement lorsque je me place au départ en position non directive. Les interventions prévues ne peuvent se faire. Lors de la deuxième journée, la commission éclate en quatre sous-groupes. Dans celui où je me trouve, les affirmations des « experts » universitaires fusent : - la praxis autogestionnaire peut changer l’homme dans ses habitudes, ses schèmes de perception, ses représentations... - là où il y a monoanalyse de la praxis autogestionnaire, il y a appropriation abusive et terroriste... - l’autogestion a été scolarisée par l’école... - actuellement les lieux d’expérimentation sociale de l’autogestion, sont des lieux artisanaux, des lieux scolaires, des lieux d’hygiène mentale... Marcel Mermoz ne supporte plus les « discours autogestionnaires » et il le dit. Il raconte longuement l’expérience de l’usine autogérée de Boimondau103. Il pose le problème du pouvoir de décision dans une assemblée générale de 160 ouvriers. Il réfute les affirmations d’un partage égal du pouvoir dans des AG où tous n’ont pas la même culture démocratique, la même facilité de parole. Il met à jour des faits souvent occultés : les leaders en AG, les oppositions irréductibles, la désaffection des ouvriers pour les réunions... Il 103) MERMOZ Marcel, l'Autogestion c’est pas de la tarte !, op.cit.

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nous éclaire sur les dangers de l’autogestion dont l’accaparement du pouvoir par ceux qui savent, le choix de responsables non compétents, la naissance d’une bureaucratie... Et il raconte comment l’expérience a progressivement déclinée. Jacques Ardoino pense qu’il aurait fallu mener une analyse institutionnelle pour éviter la mort de l’expérience mais pour cela il faut des capacités internes et externes d’analyse. Branko Horvat, professeur d’économie, affirme qu’il ne suffit pas de vouloir créer une société autogérée, il faut avoir des instruments scientifiques pour analyser les conditions de cette création. Et puis, à quoi sert une expérience en régime capitaliste ? C’est à mon tour de ne plus supporter les « experts » et je le dis tout net. Bien sûr il est nécessaire d’avoir des capacités d’analyse institu­ tionnelle mais faut-il attendre de les avoir acquises pour agir ? Pourquoi alors ceux qui les possèdent, les « experts », se contententils d’analyser les essais des autres au lieu de mener eux-mêmes des expériences ? J’affirme que tout autogestionnaire, présent à cette conférence, se devrait d’essayer de mettre en place une expérience en un lieu quelconque de son quotidien, sans attendre le jour J du grand bouleversement politique. L’autogestion est une affaire d’homme, de personne, d’abord, et non une affaire de pouvoir généralisé à établir d’abord. Je salue l’expérience du camarade Marcel Mermoz et je demande qu’à partir des expériences des praticiens présents, nous tirions ensemble quelques enseignements sur la création d’expériences autogestionnaires, sur le fonctionnement des institutions et sur la formation à la pratique autogestionnaire. Ma proposition est acceptée pour le lendemain et j’ai gagné la responsabilité de faire le rapport... pendant que les autres se promèneront dans Paris ! J’ai aussi un nouveau pote : le camarade Marcel qui sera ravi de venir au Club Freinet quand son livre sera sorti. Le lendemain plusieurs expériences sont présentées dont la mienne. Analyses, débat... experts et praticiens coopèrent. Mon rapport

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sera discuté à la prochaine réunion et présenté éventuellement en plénière, car notre groupe conteste l’organisation générale de la Conférence... au nom du pouvoir de décision des participants. Extraits du rapport104 : 1. Le fonctionnement des institutions dites autogestionnaires 1.1 - L’Assemblée Générale considérée comme une institution fondamentale de l’autogestion serait duperie et irréalisme, quant à la réalité du partage égal du pouvoir de décision entre ses membres, ceci pour des problèmes de différences culturelles, de blocages de la parole, de leadership.. 2. Les promoteurs de l’autogestion 2.1- En général le mise en autogestion n’est pas décidée, dans l’école, dans la formation des adultes, dans le travail social, dans l’entreprise... par les personnes concernées, mais par des promoteurs qui en impulsent le démarrage, et demeurent ensuite les garants de l’auto-conduite de l’expérience : sa permanence, son évaluation... 2.2La question des promoteurs- impulseurs de l’autogestion tend à être occultée lorsqu’il s’agit d’évaluer la réussite ou la non réussite de l’expérience. 3. Education et autogestion 3.1- La pédagogie qui se veut autogestionnaire ou institutionnelle serait simulation. 3.2- Il y aurait contradiction entre un objectif de formation à l’autogestion par l’école et la façon non-autogestionnaire dont cet objectif est décidé. 3.3L’AG de Boimondau montre comment des différences culturelles, deviennent des inégalités de pouvoir, quand un mode d’expression est imposé : le verbal. Ces différences culturelles tendent alors à être présentées comme des inégalités culturelles qui provoquent, chez les éducateurs autogestionnaires, des tentatives de mis e en place de moyens pédagogiques pour éviter ou combler ces manques. 3.4- L’observation amènerait à penser qu’il y a des personnalités 104) Autogestion et socialisme, op.cit.

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faites pour l’autogestion et d’autres qui ne sont pas faites pour.

Club Freinet et Rencontres avec un auteur Rachel Cohen, la première expérience J’ai travaillé en 1976 sur le manuscrit du livre de Rachel Cohen « L’apprentissage précoce de la lecture »105. A la sortie du livre, elle serait prête à venir au Club Freinet échanger avec des lecteurs qui pourraient avoir une approche très critique sur les fondements théoriques et les pratiques présentées. Je pense que cet ouvrage nous questionne mais aussi qu’il peut nous apporter des idées nouvelles. Au mois de novembre 1977, je propose au Club d’expérimenter une « Rencontre avec un auteur » sur un modèle d’Université ouverte, que nos camarades des Charentes ont déjà expérimenté. Nous nous réunissons en décembre pour mettre au point les différentes modalités de cette première tentative : nous nous limiterons à quarante participants. Nous pouvons compter vingt-sept membres du groupe départemental. Chacun recherchera quelques personnes s’engageant à lire le livre et à participer aux trois réunions prévues. le 7 février, à 20 heures 30, à l’école de Ragon, par petits groupes, les lecteurs mettront en commun leurs réflexions et leurs questions. Ils élaboreront une synthèse écrite et un relevé des types d’information qu’ils souhaitent : film, exposition, matériel scolaire... Une synthèse générale sera envoyée à l’auteur. Chaque petit groupe nous fera aussi des propositions pour l’organisation de la rencontre. Après une pause (boisson-gâteaux), une mise en commun sera faite à 23 heures. Jano Graignic sera l’animateur général de la soirée. Nous disposerons de six salles à l’école. rencontre le mardi soir 7 mars : la parole est à Rachel Cohen. Pour nous en faire savoir plus, elle pourra nous présenter une vidéo montrant les enfants en activité, des traces écrites, des grilles d’observation, d’autres documents, etc. le mercredi 8 mars matin : débat entre les lecteurs avec la participation de l’auteur. 105) COHEN Rachel, ['Apprentissageprécoce de la lecture, Paris, PUF, 1977

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— le midi, repas en commun à la cantine de Ragon, préparé par la cuisinière. le mercredi après-midi : conférence publique au CRDP (Centre Régional de Documentation Pédagogique). Cette conférence sera appelée par l’institut Départemental de l’Ecole Moderne et sera introduite par le délégué départemental Daniel Le Blay. Le directeur du CRDP nous accorde gracieusement une salle et enverra une invitation à toutes les écoles maternelles et élémentaires de Loire Atlantique et de Vendée. Nous pourrons vendre le livre et demander à l’éditeur de prendre en charge les frais engagés pour la venue de Rachel Cohen. Le Club Freinet sera responsable de la rencontre avec les lecteurs et j’assurerai les contacts avec le CRDP en partenariat avec Daniel Le Blay et Monique Salaün responsable de la commission Lecture. Les lecteurs-participants se partageront les frais de la rencontre à Ragon. La rencontre avec Rachel Cohen est très animée, parfois à la limite de l’agressivité mais nous veillons au respect des règles. Quant au débat public, c’est un succès salué par la presse locale et le CRDP puisque 250 personnes y participent. Daniel Le Blay et Monique Salaün ont pu donner les positions de l’ICEM sur la lecture... et le Club Freinet a vendu de nombreux livres. Nous pouvons maintenant assumer les frais de nouvelles éventuelles rencontres. Marcel Mermoz, le retour à l’autogestion Nous ne sommes plus que six au Club Freinet mais notre petit groupe est maintenant rodé. Il a montré qu’il suffisait de quelques militants décidés pour remuer les foules et répandre les idées. Le livre de Marcel Mermoz est sorti. C’est une occasion pour retrouver l’autogestion qui intéresse moins les enseignants et beaucoup plus des militants du monde syndical et politique. Nous avons déjà discuté à partir des livres d’Edmond Maire106 et Pierre Rosanvallon107 : un retour aux réflexions théoriques abandonnées en 1975. 106) MAIRE Edmond, Demain l’autogestion, Paris, Seghers, 1976. 107) ROSANVALLON Pierre, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976.

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Nous sommes 17 à la rencontre préparatoire du 5 janvier 1979, dont seulement quelques enseignants. Le vendredi soir, 26 janvier, à la Maison des Jeunes de Rezé, une centaine de personnes sont là pour écouter Marcel Mermoz qui, avec sa verve et ses anecdotes, passionne son public. Le débat est fort animé, les questions pertinentes, les réponses claires et appuyées sur une expérience solide. Notre vieux camarade Marcel est fatigué et ravi ! Mais la nuit sera courte. Petit déjeuner et en route : accueil à la TV régionale le samedi matin, interview par les journalistes, vin d’honneur à la mairie de Rezé, l’emploi du temps est chargé. Repas convivial avec les membres du Club. Nous parlons de Freinet qu’il a connu au camp de Saint Sulpice. « Il m’avait intéressé à ses méthodes. Nous avons essayé de les appliquer dans notre jardin d’enfants de Boimondau, qui a duré 4 ans. Nous avons installé l’imprimerie à l’école. Les enfants y ont imprimé un journal. » Son fils a passé a passé un an à l’école Freinet. Nous sommes en pays de connaissance et nous ne nous lassons pas d’écouter son histoire mouvementée. Mais l’heure est arrivée : il se doit à la trentaine de ses lecteurs qui sont eux aussi venus l’entendre. Nous aurions pu le garder huit jours pour bénéficier de sa richesse humaine, culturelle et militante... « avec son béret basque, sa veste de gros velours noir, ses deux petites valise en fer blanc fermées par des ficelles, sa bonne tête de grand-père bienveillant, il a l’air de débarquer d’une autre époque... Il a traversé le vingtième siècle comme un vagabond chemine sur les sentiers non battus. Cet homme-là a des semelles de vent. Paysan, autodidacte, anarchiste puis militant communiste, tout seul et en dehors, c’est aujourd’hui le Proudhon des temps modernes, le chantre des communautés de travail. Attablé devant un picon, il raconte comme à la veillée : « Au moment où je te parle, il y a trente-sept ans que cela dure... »108 Le Club poursuit son aventure Après Marcel Mermoz, nous recevons en 1980, Catherine Pochet 108) Presse-Océan, 17 janvier 1979.

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et Fernand Oury, Qui c’est l’conseil109 110, un thème qui nous intéresse particulièrement. Autres auteurs, autres invités, autre ambiance. Fernand Oury supporte mal les questions de ses lecteurs, y compris celles de ses amis de la Pédagogie institutionnelle et de la Psychanalyse institutionnelle. Mais nous sommes maintenant rodés aux relations tumultueuses. La réunion publique est un succès et permet de mieux faire connaître la classe coopérative et ses institutions. Puis c’est autour de Suzanne Ropert d’être notre invitée. Son travail de recherche, commencé, au Groupe de Formation et de Recherches de Caen, est devenu un livre Ecoute maîtresse, une institutrice chez les enfants fous110. Le Club continue sa vie mais j’y suis moins présent. J’ai lancé un nouveau groupe de recherche, le GAFRA (Groupe Autogéré de Formation et de Recherche-action de Nantes) et je dois consacrer beaucoup de temps, en plus de ma classe, à une recherche sur « les lois dans la classe coopérative » en vue d’un doctorat d’Etat. Armand Tosser est maintenant le coordinateur des activités et Pierre Yvin nous a rejoint. Au moment où des perspectives s’ouvrent avec la gauche au pouvoir, le Club, en plus des rencontres entre ses membres, va organiser trois débats importants : — en 1982, « Les équipes pédagogiques » avec des équipes Freinet. — en 1983, « Quelle(s) pédagogie(s) pour quelle société ? » avec André De Peretti qui vient de déposer, au ministre Alain Savary, son rapport sur la Formation des personnels de l’Education nationale111. — en 1984, « Pour un nouveau statut de l’enfance » avec Jacky Chassanne, auteur de les rois nus112. Nous venons d’organiser, à Nanterre, au Congrès de l’Ecole Moderne d’août 1983, un Colloque 109) OURY Fernand, POCHET Catherine, Qui c’est l’conseil?, Paris, Maspero, 1979 110) ROPERT Suzanne, Ecoute maîtresse : une institutrice chez les enfants fous, Pa­ ris, Stock, 1980. 111) DE PERETTI André, la Formation des personnels de l’Education nationale, Paris, La documentation française, 1982. 112) CHASSANNE Jacky, le Rois nus ; pour un nouveau statut de l’enfance, Paris, Casterman, 1983.

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sur les droits et les pouvoirs des enfants et adolescents113, avec trois volets d’étude : — les enfants et les adolescents acteurs culturels : animateur Pierre Lespine ; — les enfants acteurs sociaux : animateur Jacky Chassanne ; — les enfants, acteurs institutionnels : animateur Jean Le Gai. Plus de 300 personnes ont participé aux tables rondes et aux ateliers. Ce colloque, après la Charte de l’enfant, au Congrès de Nantes, en 1957, marque la présence de notre mouvement dans la lutte pour les droits de l’enfant. Pour moi, ce sera le début d’un choix militant qui dure encore : l’engagement dans la défense des libertés et d’une citoyenneté participative de l’enfant.

4. Le groupe de formation et de recherches de Caen (gfr) Naissance et évolution d’un groupe autogéré de formation Nous sommes en 1975. Les études universitaires que je suis maintenant depuis quatre années, la recherche que j’ai commencée, avec mes élèves, sur l’apprentissage de l’orthographe, m’ont permis d’acquérir des moyens d’observation rigoureuse des faits pédagogiques, une méthodologie de la recherche expérimentale, des techniques d’analyse... Je soutiens que les travaux des praticienschercheurs de l’ICEM seraient mieux reçus, et mieux connus, s’ils étaient menés avec plus de rigueur scientifique. Mais suivre un cursus universitaire, tout en travaillant à temps plein et en étant un militant, exige un investissement très important. Il faudrait donc, dans le cadre de la formation continue, inventer une « formation à la recherche» pour les praticiens. Après avoir pris l’avis de Jean Vial et d’Yves Guillouet, je fais la proposition au collectif des professeurs. Ils sont intéressés par ce projet et par la création d’une « méthodologie de la recherche sur 113) Vers un colloque sur les droits et les pouvoirs des enfants et des adolescents, l‘Educateur, n° 12, 15 mai 1983. Colloque sur les droits et les pouvoirs des enfants et des adolescents, dossier préparatoire, 113 pages.

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son terrain par le praticien lui-même ». Gaston Mialaret propose que ce projet fasse l’objet d’un diplôme de psychopédagogie se déroulant sur deux années, et qui permettrait aux instituteurs, outre une formation à la recherche, d’avoir une équivalence leur permettant de poursuivre, éventuellement, un cursus universitaire. En juin 1975, je lance un appel à tous les délégués départementaux de l’Ouest afin qu’ils fassent connaître ma proposition. Nous nous retrouverons le 22 octobre pour une rencontre, jamais encore réalisée en France, pour mettre en œuvre le droit pour les praticiens de l’école de définir leurs besoins et leurs demandes et d’établir un contrat de formation avec des universitaires qui peuvent le mieux y répondre. Le 22 octobre, 6 professeurs de l’Institut des Sciences de l’éducation et une quarantaine de militants de l’ICEM, de huit départements, sont présents à Caen. Rencontre difficile due à de nombreux facteurs : groupe non structuré, demandes très diverses, temps trop court... Mais la volonté collective permet la naissance du GFR (Groupe de Formation et de Recherches) dont le fonctionnement sera affiné au fil des rencontres. Cette coopération entre universitaires et militants de l’ICEM ne va pas sans contestation : un groupe départemental craint une « récupération » par l’Université des travaux menés au sein de l’ICEM, alors que j’ai précisé que les productions appartiendraient, évidemment, à ceux qui les auraient écrites. Il n’y aura pas de psycho-pompage ! Par contre, René Laffitte, responsable de BTR (Bibliothèque Technique Recherches) appuie notre expérience qui sera « un point d’appui et de référence dont le futur soulignera l’importance ». Pour lui, la relation d’une pratique doit être transmissible, « d’où la nécessité d’une méthode d’observation mais aussi de concepts rendant communicable cette expérience, cette pratique. Il faut un à un étudier, revoir tous les concepts que nous véhiculons, reprendre un à un ceux qui avaient été forgés, polis et repolis au cours de l’expérience, ne conserver que ceux qui ont conservé une efficience et les améliorer et même en créer d’autres...»

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Les rencontres ont lieu deux mercredis par trimestre, avec un ordre du jour décidé par le collectif et avec la présence de professeurs. Entre les rencontres des échanges coopératifs fonctionnent et chaque « étudiant » a son parrain professeur. Nous organisons aussi un week-end « Université ouverte » avec un chercheur écossais Mac Nally et des invités, dont Rachel Cohen, pour une réflexion approfondie sur la lecture. La soirée se terminera très tard par un partage convivial et international : muscadet nantais contre whisky écossais, excellents tous deux pour la réflexion pédagogique. En juin, la session d’évaluation de la première année du diplôme de psychopédagogie a lieu selon des modalités négociées avec le collectif des professeurs. Aucun participant n’a obtenu de congés de formation continue malgré plusieurs interventions auprès du Recteur de Caen et des Inspecteurs d’académie. Nous avons envoyé au Ministre de l’Education Nationale, René Haby, une première lettre où nous avons soutenu que « Dans une école en constante évolution, il est nécessaire que les enseignants soient capables de mener sur leur terrain une recherche centrée sur les problèmes qui se posent à eux, et d’intégrer les découvertes des chercheurs en y adaptant leur enseignement. La recherche scientifique devrait trouver son aboutissement normal sur le terrain de la pratique. Mais trop souvent un fossé existe entre chercheurs et praticiens. C’est pour combler ce fossé, pour unir la théorie à la pratique afin que l’acte pédagogique soit plus efficient qu’a été créé le GFR... ». Gaston Mialaret lui transmet le bilan positif de l’année avec une nouvelle demande. Lors de notre réunion de redémarrage, en novembre, nous n’avons pas de réponse, mais nous avons intercepté une circulaire du 28 juin aux Inspecteurs d’académie, qui leur a précisé qu’il « importe de refuser les autorisations d’absence correspondant à des initiatives difficilement contrôlables et parfois éloignées des objectifs pédagogiques ». Alors évidemment une formation autogérée à la recherche sur le terrain par les praticiens eux-mêmes, quel intérêt ! Cependant, les professeurs, qui interviennent bénévolement, et dix sept militants de l’ICEM décident de continuer notre expérience

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pilote qui repose maintenant sur deux axes de formation bien définis114 : 1. Axe collectif Autoformation et autogestion par le groupe : - regroupement et diffusion de l’information (notes de lecture, bibliographie, méthodologie de la recherche, etc) ; - démarches entreprises auprès des différentes administrations de tutelle ; - structuration du groupe : coordinateur coopté, responsable des finances, répartition des tâches ; - actions collectives : mise en place de stages, organisation de colloques, participation à des manifestations diverses ayant pour thème l’éducation ou la recherche en éducation. 2. Axe individuel Recherches individuelles proprement dites : - élaboration d’un dossier de recherches ; - relations avec le professeur directeur de recherches ; - formation à la méthodologie de la recherche : formuler des hypothèses, élaborer des grilles d’analyse ou d’observation, établir un plan expérimental, recherches bibliographiques, etc. Au mois de juin 1977, a lieu la session d’évaluation de deuxième année du diplôme, au cours de laquelle, onze dossiers de recherche sont présentés. L’Institut des sciences de l’éducation décide de maintenir le diplôme qui permet d’entrer directement en licence et de lancer un appel à candidature auprès des mouvements pédagogiques et des écoles. Neuf membres du GFR décident de continuer en licence mais des questions se posent : - vont-ils constituer seuls le GFR ? 114) Ces axes ont été formalisés par Rémy Bobichon, membre du GFR, lors de la présentation de l’expérience au Centre Thomas More à Lyon, les 26-26 Février 1984, au cours de deux journées de recherche sur le thème « les expériences édu­ catives nouvelles, praticiens et chercheurs ». L’argument de base était que « dans l’enseignement et l’éducation... des praticiens innovent et, en ce sens, se considè­ rent comme chercheurs. Mais comme ils négligent parfois de recourir à une mé­ thodologie d’évaluation et ne savent pas toujours comment acquérir la formation appropriée, ils ne sont pas reconnus par les chercheurs professionnels... »

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- les nouveaux inscrits au diplôme y entreront-il de droit ? - un deuxième GFR doit-il être créé ? - comment le GFR des anciens va-t-il se positionner en licence ? Autant de questions auxquelles nous réfléchissons, en Vendée, pendant les vacances. Nous avons en effet organisé un stage de cinq jours afin de poursuivre, avec Yves Guillouet, l’initiation aux statistiques appliquées à la recherche en éducation. Le conseil de stage autogère l’organisation matérielle, la formation et les activités diverses : — six heures de cours par jour ; - soirées débats avec des enseignants locaux ; soirée d’élaboration d’un projet de travail collectif sur l’autogestion à l’école, qui pourrait remplacer quelques UV de licence. On sent bien une volonté de sauvegarder ce qui faisait l’originalité de l’expérience à savoir le travail de groupe. A la rentrée, les nouveaux ne constituant pas un nouveau GFR, les anciens maintiennent la cohésion de leur GFR mais la négociation avec les professeurs est plus difficile. Ils obtiennent de produire deux documents collectifs, en sociologie, avec Jacques Ardoino : « Freinet, son Mouvement, sa pédagogie »115 et « L’autogestion dans la classe ». Ils interviendront au Congrès de Caen, en septembre 1979, et me feront le plaisir de participer à ma soutenance de thèse en octobre. Je ne les reverrai plus qu’en avril 1981, à Nantes, lors de l’Université Coopérative Internationale, où ils exposeront leur expérience et leurs travaux sur l’autogestion à l’école116. En octobre 1982, six d’entre eux soutiendront leur mémoire de maîtrise, après un parcours de sept années durant lequel ils ont su maintenir leur solidarité et leur structures d’autogestion. Seul André Mathieu poursuivra ensuite, plus tard, à l’Université de Bordeaux, une recherche qui le mènera à la thèse117. 115) Groupe de Formation et de Recherches de Caen, FREINET, son mouvement et sa pédagogie, document collectif tiré à compte d’auteurs, 104 pages. 116) Groupe de Formation et de Recherches de Caen, L'Autogestion dans la classe. Démarche autogestionnaire en Pédagogie Freinet, document collectif tiré à compte d’auteurs, 1981, 82 pages. 117) MATHIEU André, De la théorie démocratique à son essai d’application dans une Ecole Freinet, Thèse pour le doctorat, mention Sciences de l’Education, 2004.

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Mon approche de la formation se précise

De ce long compagnonnage, ce qui me reste le plus présent, c’est le souvenir de l’amitié et du plaisir à se retrouver et de travailler ensemble qui ont été le ciment du groupe. Je me rappelle aussi avec nostalgie, les voyages en voiture de Nantes à Caen, durant lesquels Jacques Baud, André Mathieu et moi-même, nous refaisions le monde et bien sûr l’ICEM. Partis le mardi après la classe, nous arrivions fort tard chez Brigitte et Yves Guillouet où les discussions duraient encore pendant des heures. Cette expérience, et ma propre recherche sur l’orthographe, m’ont renforcé dans ma conviction que le changement nécessaire de l’école passe par une formation des praticiens à la recherche : le praticien doit devenir un praticien-chercheur. Mais pour moi, « le praticienchercheur sera obligatoirement un éducateur engagé, mobilisant ses capacités d’innovation pour tenter de résoudre les difficultés de mise en place d’une pédagogie au service d’une éducation, que pour ma part, je ne peux concevoir autre que démocratique, coopérative et autogestionnaire, une pédagogie qui permettra à tous les enfants de développer au maximum toutes leurs potentialités... Il est donc nécessaire de mobiliser les praticiens, de les engager dans une dynamique créative qui les rendra responsables, de leur donner les moyens d’une formation continuée à la recherche-action sur leurs pratiques et d’un échange coopératif... »118. Le hasard va alors me faire rencontrer Henri Desroche, qui depuis longtemps s’est engagé sur ce chemin et soutient que « L’aptitude à la recherche dort, sommeille ou se trouve en état de veille chez la plupart des êtres humains. De même que chacun peut s’élever dans et par l’enseignement, de même chacun peut et doit s’approfondir dans une recherche. »119 Une nouvelle aventure commence.

118) LE GAL Jean, De la nécessité d’une pratique de recherche-action par les pra­ ticiens eux-mêmes, le Conseiller d’éducation, n° 70, septembre 1982. 119) DESROCHE Henri, Apprentissage en sciences sociales et Education permanente, Paris, Editions ouvrières, 1971.

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5. Le groupe autogere de formation et de recherche-action de Nantes (Gafra) En octobre 1979, après la soutenance de ma thèse de 3e cycle en Sciences de l’éducation, Jean Vial m’encourage à continuer en thèse de doctorat d’Etat. J’ai grimpé le Mont Blanc, alors pourquoi pas tenter l’Everest ! N’ayant plus de responsabilités nationales depuis ma démission du CA de l’ICEM en 1972, j’ai du temps libre pour tenter un nouveau défi. Georges Lerbet, professeur à l’Université de Clermont-Ferrand, accepte de m’accompagner dans une recherche sur les lois dans la classe coopérative. Ce sera là ma contribution de praticien-chercheur à une psychosociologie de l’éducation démocratique et autogestionnaire. Lors de notre première rencontre nous travaillons sur ce projet mais je lui raconte aussi notre expérience du GFR. Il m’apprend alors, à ma grande surprise, que la formation que nous avons tentée à Caen existe déjà. Henri Desroche, directeur du Collège Coopératif de Paris120 y a mis en place une formation originale à la rechercheaction pour les travailleurs du secteur coopératif, associatif et mutuel. Il s’agit d’une auto-formation assistée par des professeurs du Collège coopératif qui permet aux travailleurs de mener une recherche scientifique sur leur pratique, d’élaborer un mémoire et de le soutenir pour accéder à un Diplôme des Hautes Eudes de la Pratique Sociale (DHEPS). Cette formation continue dure trois années. Des regroupements permettent la mise en commun des travaux menés par chacun et une formation à la méthodologie de la recherche. Il serait sans doute possible de créer un groupe à Nantes. Henri Desroche est d’accord. Nous pourrons travailler en liaison avec le CECAM (Collège des études coopératives, associatives et mutualiste - Université du Mans) et Albert Pasquier son directeur. Après appels et assemblée constituante, le GAFRA (Groupe autogéré de Formation et de Recherche-action) de Nantes est né. 120) Le Collège coopératif, organisme de formations supérieures pour adultes, existe toujours. Pour tout contact : Collège coopératif de Paris, 15 rue Ambroise Thomas, 75009 Paris.

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Il est constitué de quatre directeurs d’études (Yves Guillouet, Yann Tanguy, professeur à la faculté de droit, Denis Couët, doctorant et moi-même) et de douze stagiaires : six instituteurs Freinet et six soignants des Centres de Psychothérapie de Nantes. Les membres du GAFRA se réunissent en assemblée générale, au CECAM, le 5 février 1980. Ils décident des institutions nécessaires au fonctionnement d’un groupe autogéré : Responsabilités — Secrétaire général coordinateur : coopté pour 6 mois, il est chargé de recentrer les demandes de chacun, les projets à long terme du groupe. Il assure le travail administratif et les relations avec différentes associations. Raynald Costantini, instituteur, est coopté. — Secrétaire de séance : il rédige le compte-rendu de la réunion et la synthèse des propositions. Il anime la réunion suivante dont il prévoit l’ordre du jour, en relation avec le coordinateur. — Trésorier : il assure la gestion financière du groupe. Il contacte différents organismes pour des subventions. Marie-Anne Etienne, soignante, est cooptée. Lois de fonctionnement — La cotisation mensuelle est fixée à 20F. — Les personnes présentes ont pouvoir de décision si elles constituent la majorité du groupe des stagiaires. — Il est réservé une demi-heure en début de réunion pour les personnes ayant des fonctions spécifiques : directeurs d’études, secrétaire général et trésorier, pour des interventions et des informations. Les réunions mensuelles auront lieu à l’école de Ragon, dans ma classe, dont j’ai décidé de disposer librement pour accueillir le Club Freinet et le GAFRA. Les voisins sont maintenant habitués à y voir des lumières tardives et à y entendre parfois chanter. Chaque stagiaire présente son projet. Par choix réciproque, il lui est attribué un directeur d’études. Pour mai-juin, il devra produire un texte de 50 pages de type recherche-action. A la prochaine réunion, le programme commun sera élaboré et nous étudierons la place à donner à chaque projet personnel dans les activités du groupe.

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Les activités sont lancées. Durant toute l’année, les stagiaires sont assidus mais la tâche est difficile. Au mois de juin, nous organisons un week-end pour analyser notre fonctionnement autogéré, l’avancement des projets individuels et répondre à la demande d’Henri Desroche d’organiser à Nantes, en juin 1981, la session de printemps de l’Université Coopérative Internationale121. L’analyse de notre fonctionnement fait émerger un triple besoin des stagiaires : comme le GAFRA, par sa composition, se situe dans deux champs, l’éducation coopérative et la psychanalyse institutionnelle, il est nécessaire d’avoir un chercheur garant dans chacun des champs, menant lui-même une recherche-action sur sa pratique et s’engageant à une présence régulière aux réunions, loi commune à tous les membres « apprentis-chercheurs ». Jean Le Gai étant le garant dans le champ de l’éducation coopérative, un chercheur de l’AREFPI ( association nantaise de psychanalyse institutionnelle) sera sollicité. - chaque stagiaire est suivi par un directeur d’études, qui est son référent. Il suit l’évolution du projet mais il doit être plus aussi exigeant dans le respect des échéances. Les directeurs d’études ne sont pas astreints à une présence régulière aux réunions. - la formation à la méthodologie de la recherche doit être renforcée. Le groupe a conscience de la difficulté de cette formation collective. Nous ferons appel à des formateurs extérieurs au GAFRA. Quant à l’Université Coopérative Internationale, (U.C.I.) ce serait un honneur pour notre petit groupe de la recevoir à Nantes. Mais c’est aussi une lourde responsabilité. Je suis chargé de contacter l’ICEM, l’OCCE, le GFR, le Club Freinet, l’Université de Nantes, la Ville de Nantes, pour obtenir leur aide. Le thème 121) C’est en 1976, à l’occasion du XXV congrès de l’Alliance Coopérative Inter­ nationale (A.C.I.) qu’a émergé le projet d’une Université Coopérative Internatio­ nale (U.C.I.). Elle se déroule sur quatre semaines, une par trimestre et sur quatre continents différents. Elle a déjà rassemblé quelques 1500 « praticiens-chercheurs » à travers le monde.

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serait De l’éducation coopérative aux Coopératives d’éducation. Il permettrait une information mutuelle entre la coopération scolaire et la coopération adulte, et une mise en commun des formations de praticiens-chercheurs. Nous déciderons en septembre. En septembre, lors de la session d’évaluation au CECAM, chaque stagiaire, présente l’avancée de sa recherche et son livret de parcours individuel (lectures - formations suivies hors GAFRA - etc) à un jury de trois membres, dont un qu’il a proposé. Puis nous prenons la décision de tenter l’aventure de l’U.C.I. Le dernier trimestre de 1980 est très occupé pour tous. Pour moi, c’est le démarrage de ma recherche mais aussi, avec Henri Desroche et Georges Lerbet, l’élaboration d’un projet de formation, à Paris, pour des camarades de l’ICEM et de l’OCCE très intéressés. Classe coopérative en autogestion, recherche-action, projet de formation... pas le temps de rêver, ni de se reposer. Mais l’avenir est toujours incertain : le soir des vacances de Noël, une moto m’envoie dans le coma aux urgences, trois mois d’arrêt total d’activités. Ma belle énergie s’est envolée. Le projet parisien est arrêté, ma recherche compromise et j’abandonne le chantier de préparation de l’U.C.I. que je ne retrouverai que fin mars. Fort heureusement le GAFRA est solide et il réussit à mettre en place une organisation parfaite de l’Université Coopérative Internationale. Le 6 avril, tout est en place : accueil de participants venus de 20 pays, cinq journées de travail à la Faculté de droit, visite de la Coopérative agricole d’Ancenis et de la Maison des Compagnons, repas gastronomique dans le vignoble nantais, réception à la mairie de Nantes... Une réussite saluée par les participants, les autorités et la presse locale et largement diffusée mondialement par les actes tirés à la faculté de droit de Nantes122. Mais la formation à la recherche a souffert de ce grand investissement. Trois membres de l’équipe de professeursaccompagnateurs bénévoles ne seront plus disponibles à la rentrée. Fort heureusement Georges Lerbet a été nommé à l’Université de 122) Université Coopérative Internationale, De l'Education coopérative aux Coopé­ ratives d’éducation, Nantes 6-10 avril 1981, Juin 1981, 182 pages.

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Tours où il crée un Diplôme Universitaire d’Etudes de la Pratique Sociale (DUEPS) avec deux mentions : éducation et santé. Ce contenu nous convient. Les membres du GAFRA prêts à poursuive la formation entreront en 3e année et nous intégrerons, en lère année, de nouveaux militants de l’ICEM travaillant sur l’éducation coopérative, venus de Paris et Nantes. Le 7 octobre 1981, une nouvelle aventure commence qui va elle aussi se poursuivre plusieurs années. Lors de nos rencontres collectives à l’Université de Tours, il sera beaucoup question de recherche-action et de méthodologie de la recherche sur son terrain par le praticien lui-même. En mai 1982, je participe à la session de l’Université Coopérative Internationale de Dijon qui est consacrée à la recherche-action. Elle accueille des universitaires et de nombreux praticiens, apprentis-chercheurs. J’ai le plaisir d’y faire la connaissance de notre camarade Jean Roucaute qui a soutenu, en 1981, une thèse sur les Pouvoirs de l’Educateur123. Nous avons ainsi pu évoquer les relations entre le mouvement Freinet, l’Université et la recherche. Henri Desroche m’a chargé de l’animation du groupe de travail « Recherche en éducation » avec Lerbet, Monteil, Gilles Ferry, Jean Roucaute et tous les acteurs, travaillant dans un cadre éducatif. Gilles Ferry, dans une intervention en plénière, présente un type de recherche qui réduit le praticien à être l’objet même de la recherche. Je suis alors amené à réaffirmer la nécessité d’intégrer les praticiens de l’école aux recherches de solutions de changement, d’en faire des créateurs. Par ailleurs, refusant moi-même d’être un objet de recherche pour les chercheurs, en tant que praticien-chercheur, je soutiens que les enfants eux-aussi doivent participer aux recherches qui les concernent. C’est ce que j’ai tenté durant les cinq années que mes élèves et moi avons consacré à la recherche d’une méthodologie d’apprentissage orthographique répondant à nos besoins124. Pour nous qui sommes pour les droits, la liberté et la dignité des 123) ROUCAUTE Jean, les Pouvoirs de l’éducateur, pour une Education coopérative, Thèse de Doctorat de 3e cycle en Psycho-pédagogie, Grenoble, 1981. 124) LE GAL Jean, Savoir écrire nos mots, Thèse de doctorat de 3 e cycle en Scien­ ces de l’éducation, Université de Caen, 1979

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enfants, toute recherche qui suppose une observation des enfants devrait se faire avec leur accord et leur être profitable en retour. Nous ne pouvons chercher seulement pour élargir le champ de la connaissance. Je suis d’accord avec Liliane Lurçat lorsqu’elle défend un droit à l’anonymat pour les enfants : « Le droit à l’anonymat apparaît maintenant à cause de l’importance des recherches de toutes sortes qui concernent les enfants et aussi de la possibilité d’accumuler, de conserver et de consulter des renseignements sur l’enfant et sa famille. L’idée d’un droit à l’anonymat peut heurter les spécialistes de l’enfance dont une préoccupation essentielle est la connaissance de l’enfant. Mais l’enfant demeure une personne, même si l’on utilise parfois pour l’observer des techniques mises au point sur des animaux, sans jamais lui demander son avis, et le plus souvent sans même qu’il ait conscience d’être un objet d’étude... »125

125) LURCAT Liliane, Education et développement, n° 140, avril-mai 1980.

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CONCLUSION En relisant, aujourd’hui, l’introduction à ma participation à notre ouvrage collectif Vers l’autogestion écrite voilà près de quarante ans, je retrouve un contexte social et politique qui n’a guère évolué. Il n’est donc pas étonnant que nos engagements éducatifs et nos combats soient demeurés les mêmes. J’écrivais alors : Aujourd’hui, dans un monde en mutation où la misère et la guerre continuent d’exercer leurs ravages, alors que l’homme réalise son rêve ancestral de conquérir la lune et le ciel, il est plus que jamais nécessaire que l’enfant soit préparé : - à prendre fermement sa vie en main ; à comprendre les autres et à les accepter dans leur originalité ; - à établir avec eux des relations d’amitié et de coopération ; - à développer en lui le sentiment de l’unité de l’humanité. Nous savons que cet enfant, qui vit avec nous seulement six heures par jour, est le produit d’une société qui ignore ou combat les valeurs qui sont les nôtres. Nous savons que notre action va à contre-courant et que ses résultats sont sans cesse remis en cause ; mais nous continuons à lutter pour une organisation scolaire qui permette à l’enfant : - d’être heureux, car c’est dans le présent que chacun doit pouvoir vivre sa joie, et non dans un avenir hypothétique ; de s’exprimer librement au sein d’un groupe qui l’écoute et lui répond ;

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de vivre sa liberté et ses responsabilités face à lui-même et face aux autres ; de créer un milieu où il puisse par son expérience organiser sa propre connaissance des êtres et des choses ; de se forger une technique de vie fondée sur une connaissance profonde de lui-même dans ses relations avec les autres. Nous avions bien conscience alors, avec Pierre Yvin et les camarades qui s’étaient engagés avec nous dans cette aventure autogestionnaire, que la marche serait longue. Mais, pour nous, elle allait de soi. Elle était, dans un contexte nouveau, la poursuite des choix éducatifs et pédagogiques faits par les pionniers de l’éducation nouvelle, de l’éducation libertaire et de l’école socialiste du travail. Nous n’avions pas la prétention d’avoir inventé une nouvelle pédagogie, ni d’avoir répondu à tous les problèmes qui se posent, dans une classe coopérative, tant au niveau des relations humaines qu’à celui des institutions. Nos bilans individuels et collectifs étaient l’occasion d’un retour sur nous-mêmes, pour reprendre avec plus de lucidité la marche en avant, marche qui d’ailleurs ne devra jamais s’arrêter, sous peine de tomber dans le dogmatisme et le sclérose. Chemin faisant, les « travailleurs de l’autogestion » que nous étions, selon une expression de notre camarade Marcel Mermoz, sont devenus plus nombreux, surtout après Mai 68. Mais il est vrai que nous n’avons jamais réussi à impliquer la grande masse des militants de l’ICEM, ni à obtenir que cette recherche devienne une priorité de notre Mouvement. Peut-être que notre volonté de lier le pouvoir des travailleurs de l’école dans leur institution et le pouvoir des travailleurs dans la société globale a-t-elle inquiété des camarades engagés surtout dans leur action pédagogique ? Cependant par le nombre de militants engagés, notre recherche était unique dans l’Ecole française mais elle a été grandement ignorée par le monde universitaire, sauf là, évidemment, où nous nous étions implantés. En 1978, Gaston Mialaret, professeur à l’Université de Caen, a confié à l’ICEM la définition de l’autogestion pédagogique, dans le

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Vocabulaire de l éducation1, c’était là une reconnaissance de l’im­ portance de notre recherche collective. Après de multiples tâtonne­ ments, confrontations, débats, nous étions tombés d’accord sur une conception théorique et pratique de l’autogestion à l’école profon­ dément intégrée à la pédagogie Freinet. Pour nous, l’autogestion pédagogique est un système d’éducation de style communautaire, dans lequel les enseignés prennent en charge leur propre formation et la vie du groupe qu’ils constituent. C’est le groupe qui, après les avoir expérimentés, décide des techniques, des formes de travail, du rythme ; qui élabore et applique son programme d’activités ; qui institue ses lois et règle ses conflits. Dans ce système, le maître renonce à détenir seul le pouvoir de décision, mais il demeure cependant un élément fondamental du groupe-classe, car la prise en charge de l’ensemble des activités par les enseignés ne peut être que progressive. Les éducateurs de l’Ecole Moderne parlent de : Marche vers l’Autogestion. Ils participent donc activement à la vie coopérative, proposent des techniques d’expression et de création, différents modèles d’organisation, des outils d’apprentissage, pour répondre aux besoins des enfants et du groupe. La personnalité de l’éducateur et sa stratégie pédagogique sont deux facteurs importants. La vie coopérative avec son climat de solidarité, d’amitié, mais aussi avec ses contraintes, favorise une éducation du travail et celui-ci retrouve sa véritable signification : il est librement choisi et répond à de véritables besoins. L’autogestion pédagogique s’inscrit dans un projet de formation de personnes libres et responsables et de révolution de l’école et de la société. Elle appelle un profond changement des façons de penser et de vivre l’éducation. Il était logique que les militants autogestionnaires de notre Mouvement s’interrogent sur son organisation démocratique. Il devait pour eux exister une cohérence : on ne pouvait militer pour un pouvoir collectif des enfants et ne pas le faire aussi pour 1) MIALARET Gaston, sous la direction, Vocabulaire de l’éducation, Paris, PUF, 1979.

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les adultes. André Mathieu , écrira plus tard, qu’après la mort de Freinet, le Mouvement a dû se doter de moyens de travail permettant un fonctionnement autogestionnaire. Il a suffi d'appliquer à grande échelle la Pédagogie Freinet aux adultes du Mouvement.;. Mais cette évolution était difficile, du moins sur le plan national, car dans les départements il était plus facile de mettre en place des structures et des démarches autogestionnaires. En décembre 1971, au sein du Comité d’Animation de l’ICEM, une commission de recherches sur les structures est créée. J’en fais partie. Nous lançons un appel à tous les militants, les groupes départementaux et les commissions nationales. Nous attendons d’eux une analyse critique du passé et du présent et des propositions sur : • les institutions : composition, tâches, moyens... • pt pt les relations entre les institutions et les moyens de ces relations : crédits, revues, réunions... • la relation entre l’ICEM et la CEL. • l’organisation du débat au congrès de Lille afin que des décisions soient prises : quels seront les participants à l’AG extraordinaire ? Après deux mois de travail, des renvois de synthèses sur tous, des tribulations diverses, des oppositions, des débats passionnés... nous sommes enfin en mesure de proposer au Comité d’Animation, une proposition qui est adoptée et soumise à l’AG de Lille : Le Conseil d’administration de l’ICEM Pédagogie Freinet, élu par l’AG, comprend : 1. 15 représentants régionaux proposés par les groupes départementaux de chaque région et choisis parmi les militants ayant l’expérience de l’animation d’un groupe départemental. 2. 15 animateurs pédagogiques proposés par les travailleurs des commissions et des chantiers de l’ICEM Pédagogie Freinet. 3. Les techniciens responsables formant l’équipe de Cannes participent avec voix consultative. Le Conseil d’Administration est élu pour 3 ans et renouvelable par tiers chaque année : ses membres sont rééligibles. 2) MATHIEU André, l’Autogestion à l’ICEM, in document du GFR, L’autoges­ tion dans la classe, 1981.

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Le Conseil d’Administration désigne parmi ses membres un Comité Directeur collégial de 6 membres. Mais je ne serai pas au Congrès de Lille. Accusé par quelques anciens de vouloir, avec ces nouveaux statuts, prendre le pouvoir - le comble pour un autogestionnaire - je me retire des instances nationales de l’ICEM. Je n’y reviendrai qu’en 1982, comme responsable de la recherche, puis comme animateur pédagogique et, en 1987, membre du Comité Directeur. Le « chantier autogestion » continue mais il devient difficile, au niveau national, d’obtenir des comptes rendus d’expériences. Pour relancer la réflexion, Jacky Chassanne, le responsable, publie, en 1977, un premier dossier l’Educateur3 qui annonce une série de documents où seront traités différents thèmes : - Non directivité et autogestion. - Quoi gérer, comment gérer ? Les institutions. - Autogestion et apprentissages. - Part du maître, part du groupe, les leaders, l’influence du milieu. - Et les petits ? Pour lui, le moment est venu d’élaborer une parole collective de l’lCEM sur le problème de l'autogestion pédagogique.« Autogestion » est à la fois un mot tabou, un mot magique, un mot refuge, un mot espoir. Prononcer le mot, faire référence au concept d’autogestion, c’est souvent provoquer chez l’interlocuteur un malaise, une réaction chargée d’affectivité, de sentiments diffus où s’affrontent l’enthousiasme, l’incertitude, voire l’inquiétude. Comme tous les thèmes qui visent à contester les idées reçues, les hiérarchies et les pouvoirs institués, celui-ci est l’objet d’oppositions systématiques qui témoignent d’un refus d’un nouveau consensus social et idéologique. L’absence relative de doctrine, l’absence de modèle contribuent à l’entretien du malaise que l'on se situe au niveau d’expérimentations politiques, économiques, sociales ou pédagogiques...

3) CHASSANNE Jacky et le chantier autogestion, Vers l’autogestion (dos­ sier pédagogique), lère partie, n° 7, l’Educateur, 10 janvier 1977.

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Il publie rapidement un deuxième dossier4. Mais il ne reçoit que peu de réactions et pas de soutiens explicites au sein de l’ICEM. Il décide donc d’arrêter de publier mais il pense que nous devons élargir nos préoccupations à l’autogestion des établissements et aux luttes des travailleurs. Le groupe départemental de la Loire Atlantique, fortement impliqué, est prêt à s’engager dans ce sens. Pour nous, l’autogestion est un des principes fondamentaux de la pédagogie Freinet et nous devons rester en prise directe avec les expériences menées dans le champ social et économique. Avec André Mathieu, nous l’affirmons fermement dans le dossier de presse remis aux journalistes locaux et nationaux. Nous pensons un moment à organiser au Congrès un groupe de réflexion sur l’autogestion, et à y inviter des praticiens et des chercheurs rencontrés à la Conférence internationale de Paris. Mais nous y renonçons, faute de temps. Au Congrès, des journalistes posent des questions sur l’autogestion mais n’obtiennent que peu de réponses. Le journaliste de Libération me dira : « il semble que votre Mouvement s’intéresse plus à la coopérative qu’à l’autogestion ! C’est étonnant, alors qu’on parle et qu’on écrit de plus en plus sur l’autogestion.» J’en prends acte. Je n’ai pas les moyens de changer cette situation. Je peux seulement poursuivre mes recherches dans ma classe et agir avec ceux qui partagent mes convictions qu’ils soient dans ou hors de l’ICEM. La société bouge. Nos réflexions ne seront pas perdues. Et puis, en ce début des années 1980, je suis très occupé : recherche sur les lois dans la classe coopérative, coopération avec Henri Desroche, retour au CA de l’ICEM, responsabilité « recherche » pour laquelle il m’a été accordé un mi-temps... Des voies nouvelles s’ouvrent. Les droits de l’enfant sont à nouveau à l’ordre du jour. Il est question de Convention internationale des droits de l’enfant, de reconnaissance de ses libertés fondamentales d’expression et d’association. C’est ce que nous revendiquions dans la Charte de l’Enfant de 1957. Nous ne pouvons donc qu’être présents dans le débat. 4) CHASSANNE Jacky et le chantier autogestion, Vers l’autogestion (dos­ sier pédagogique), 2e partie, n° 8, l’Educateur, 30 janvier 1977.

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En 1982, à la demande du Comité directeur, j’adresse à Alain Savary, un rapport sur l’éducation à la démocratie à l’école. L’expérience des classes coopératives témoigne que les enfants peuvent être les acteurs responsables de leur vie scolaire lorsque le droit et les moyens leur en sont donnés. Une véritable classe coopérative est pour les enfants et les éducateurs, le champ expérimental de l’éducation à la démocratie. Ils y autogèrent ensemble les activités, l’organisation et les institutions... Si l’Etat veutfaire de l’école un des lieux de Information d’un homme libre, autonome et responsable, il se doit de changer une réglementation fondée sur l’idée d’incapacité, d’irresponsabilité de l’enfant, qui légitime des pratiques de soumission, d’infantilisation propres à former des hommes obéissants, assujettis, et y substituer des lois et des règles fondées sur l’idée d’un enfant-citoyen... » Il nous faut affirmer fortement nos positions. En 1983, avecJacky Chassanne et Pierre Lespine, j’organise, au congrès de Nanterre, un « colloque sur les droits et les pouvoirs des enfants et des adolescents ». Plus de 300 personnes participent aux tables rondes et aux ateliers. Notre Mouvement a repris toute sa place dans la lutte pour les droits de l’enfant. Animateur de la commission « les enfants, acteurs institutionnels », je demande la reconnaissance de la citoyenneté de l’enfant et un statut légal pour la classe coopérative. Ce sera là un combat de longue durée. Le 20 novembre 1989, nous saluons l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant. Désormais, l’enfant est une personne à part entière dont la dignité doit être respectée. Il peut prétendre à l’exercice des libertés d’expression, d’association, de pensée, de religion et au droit au respect de sa vie privée. Il peut prendre la parole, seul et avec les autres, sur les affaires qui le concernent et participer aux décisions.5 L’école ne pourra plus ignorer longtemps, dans son organisation et ses pratiques, les libertés de l’enfant. Elle devra même les lui apprendre et l’aider à exercer sa nouvelle citoyenneté. Notre expérience autogestionnaire va nous permettre de montrer que l’exercice par les enfants d’un véritable 5) Art 12 de la Convention : « Les Etats parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéres­ sant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. ».

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droit de participation est possible6 et d’y former les enseignants.7 Ainsi, fondée sur les mêmes principes et les mêmes valeurs, de l’éducation coopérative et autogestionnaire aux droits de l’enfant et à la démocratie participative, notre action militante va pouvoir encore continuer pendant de nombreuses années 8.

6) LE GAL J., Participation et citoyenneté à l’école, Journal du droit des jeunes, n° 140, Décembre 1994, etn° 142, Février 1995. 7) LE GAL J., Participation dans un stage de formation d’enseignants : vivre la participation pour mieux l’enseigner, in Citoyenneté et participation des enfants et des jeunes, numéro spécial de Réussir-action, n° 2, 1995, Francas. 8) LE GAL Jean, les Droits de l’enfant à l’école. Pour une éducation à la citoyenneté, Bruxelles, De BOECK-Belin, 2002.

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BIBLIOGRAPHIE AUTOGESTION La bibliographie que je présente ici, par ordre chronologique, ne concerne que les publications des membres de l’ICEM. Elle n’est pas exhaustive et sera donc à compléter. • FREINET Célestin, de la Dynamique de groupe à la coopéra­ tion scolaire et à l’autogestion, l’Educateur, n° 11, février 1965. • FREINET Célestin, Autogestion pédagogique et autogestion administrative à l’école, l’Educateur, n° 18-19, 15 mai-1 juin 1965. • FALIGAND Michel, Expériences d’autogestion à l’école pri­ maire, Cahiers pédagogiques, n° 55, septembre-octobre 1965, dossier « la démocratie à l’école ». • YVIN Pierre, Essai d’auto-organisation, l’Educateur, n“ 7, 1967 • YVIN Pierre, Ne pas brûler les étapes, Chantiers 44, 1968. • Vers l’auto-gestion en classe de perfectionnement, Documents ICEM Perfectionnement, n° 27, Bulletin de • Liaison des Maîtres d’IMP et de classe de perfectionnement, octobre 1968. • Expériences d’auto-gestion en classe de perfectionnement, Do­ cuments ICEM Perfectionnement, n° 31, Bulletin de Liaison des Maîtres d’IMP et de classe de perfectionnement, 1969, 180 pa­ ges. • LE GAL Jean, Qu’est-ce qu’une classe autogérée, Cahiers péda­ gogiques, n° 81, mars 1969. • LE GAL Jean, Reconsidération de nos techniques et de nos outils, l’Educateur, n° 3, décembre 1969. • Expériences d’autogestion chez les petits, Documents ICEM Perfectionnement, n° 34, Bulletin de Liaison des Maîtres d’IMP et de classe de perfectionnement, 1970 ( synthèse Michel Dion) • CAPOROSSI Alain, Evolution vers l’autogestion d’une section d’éducation spécialisée, l’Educateur, 19 70.

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• BOLAND Yvette, LE GAL Jean, MAGNE Lucette, YVIN Pierre, Vers l’autogestion, Quelques expériences de prise en char­ ge coopérative chez les inadaptés, Documents de l’ICEM, n° 7, Bibliothèque de l’Ecole Moderne, 1971, 206 pages. • LE GAL Jean, Réflexions sur l’éducation, l’Educateur, n° 16, 1 mai 1971. • YVIN Pierre, En marche vers l’autogestion, l’Educateur, n° 16, 1 mai 1971. • YVIN Pierre, Vers l’autogestion, 1’ Educateur, n° 70-71. • LE BLAY Daniel, L’autogestion à l’école, sérieux ou bla-blabla ? Vivante Education, dossier « Autogestion » n° 230, février 1972. • CHASSANNE Jacky, Autogestion, l’Educateur, n° 17-18, 15 mai-1 juin 1972 • YVIN Pierre, Vers l’autogestion à l’école, Vivante Education, dossier « Autogestion » n° 230, février 1972. • Vers l’autogestion : l’attitude du maître, Synthèse d’un échange entre Jean Paul Boyer, Jacky Chassanne et Jean Le Gai, l’Educateur. • TOSSER Armand, Vers l’autogestion : ni un manuel, ni un ma­ nifeste, un document, L’Educateur, n° 2, 1 octobre 1972. • BOUYER Nadine, COUPE Claude, JOUNOT Joëlle, MA­ THIEU André, La vie du groupe classe, l’Educateur, 15 septem­ bre 1972. • ABOUT Goerges, Agressivité et autogestion, l’Educateur, n° 4, 1 novembre 1972. • CHASSANNE Jacky, La non-directivité, concept à la mode ? l’Educateur, 15 février 1973. • PILLET Jean-Yves, A propos d’autogestion, l’Educateur, n° 13, 15 mars 1973. • JARRY Marcel et YVIN Pierre, Chantier autogestion, l’Educateur, n° 15-16, 15 avril 1973. • LE GAL Jean, Vers l’autogestion, l’Educateur, n° 2, 1 octobre 1973. • DION Michel, L’autogestion chez les petits, l’Educateur, n° 3, 15 octobre 1973.

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• DION Michel, L’autogestion chez les petits, L’Educateur, n°4, 1-11-73. • CHASSANNE Jacky, Vos élèves ont-ils peur de vous ? l’Educateur, n° 11, 15 février 1974. • LE GAL Jean, La mémoire des activités dans une expérience d’autogestion, l’Educateur, n° 13, 20 mars 1975. • Actualité de l’autogestion, à partir d’une discussion animée par P. Yvin, l’Educateur, n” 19-20, juin-juillet 1975. • BOYER Jean-Paul, CHASSANNE Jacky, LE GAL Jean, Vers l’autogestion : l’attitude du maître, l’Educateur, n° 3, 20 octobre 1975. • COLSON Jean-Claude, L’autogestion dans la classe, l’Educateur, n° 13, 10 mai 1976. • LAFFITTE René, Genèse de la coopérative, l’Educateur, n° 13, 10 mai 1976. • DAVID Claudette, LE PICAUT Maryse, LE GAL Jean, Vers l’autogestion : les lois, Mémoire pour le Centre Régional de For­ mation de l’Enfance Inadaptée, juin 1976, 79 pages. • LE GAL Jean, MATHIEU André, Réflexions générales au club Freinet 44, Chantiers dans l’enseignement spécial ,n° 1-2, aoûtseptembre 1976. • BOYER Jean-Paul, MATHIEU André, Recherche sur Les lea­ ders de conseil, dossier du GFR de Caen, 20 pages, 1976. • LE GAL Jean, Organisation et mémoire des activités dans une expérience d’autogestion, CHANTIERS dans l’enseignement spécial, n° 7-8, novembre-décembre 1976, 132 p • LE GAL Jean, La dernière étape de l’école bourgeoise, Vers l’autogestion, l’Educateur, n° 8, 30 janvier 1977 • VINCE Martine et Yannick, Correspondance scolaire et auto­ gestion, Chantiers 44, 1977. • PROVOST Christian, Une classe coopérative vers l’autogestion en 5e SES, Chantiers dans l’enseignement spécial, n° 6, janvier 1977. • LAFFITTE René, LE GAL Jean, Genèse de la coopérative, l’Educateur, n° 13, 10 mai 1977. • CHASSANNE Jacky et le chantier autogestion, Vers l’autoges­

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tion (dossier pédagogique), lèrc partie, n° 7, l’Educateur, 10 jan­ vier 1977. • CHASSANNE Jacky et le chantier autogestion, Vers l’autoges­ tion (dossier pédagogique), 2e partie, n° 8, l’Educateur, 30 janvier 1977. • ETASSE Martine, LE GAL Jean, Genèse de la coopérative -Vers l’autogestion. Conflits et conseil, l’Educateur, n° 7, 10 jan­ vier 1978. • Collectif ICEM, Perspectives d’éducation populaire, Paris, Pe­ tite collection Maspero, 1979 • LE GAL Jean, La loi et nos lois, la récréation, Animation et Education,, Revue de l’OCCE ( Office Central de la Coopération à l’Ecole) n° 38, octobre 1980. • ROUCAUTE Jean, les Pouvoirs de l’éducateur, pour une Edu­ cation coopérative, Thèse de Doctorat de 3e cycle en psycho-péda­ gogie, Université de Grenoble, 1981. • LE GAL Jean, La classe autogérée, Animation et Education, n° 40, janvier-février 1981. • LE GAL Jean, La classe coopérative en pédagogie Freinet, Les actes de l’U.C.I. (Université coopérative internationale), Nantes, Université, 1981. • BAUD Jacques, BOBICHON Rémy, GUILLOUET Yves, LAFORGE Eugène (Groupe de Formation et de Recherche de Caen), La démarche autogestionnaire en pédagogie Freinet, Les actes de l’U.C.I. (Université coopérative internationale), Nantes, Université, 1981. • YVIN Pierre, Freinet et la coopération, Les actes de l’U.C.I. (Université coopérative internationale), Nantes, Université, 1981 • Groupe de Formation et de Recherches (GFR) de Caen, L’auto­ gestion dans la classe : démarche autogestionnaire en Pédagogie Freinet, 1981. Document collectif avec la participation de Jacques Baud, Rémy Bobichon, Fernand Ernult, Yves Guillouet, Eugène Laforge, André Mathieu, Gérard Nédellec, Martine et Yannick Vince. • YVIN Pierre, Vers l’autogestion à l’école, l’Educateur, n° 2, 1 octobre 1982.

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• LE GAL Jean, Une classe Freinet au quotidien ou l’autogestion obligatoire, AUTOGESTIONS, Les passions pédagogiques, 1213, Hiver 82-83, Editions Privât. • LE GAL Jean, La classe coopérative et la Loi, Journal des Insti­ tuteurs, n° 7, avril 1983. • LE GAL Jean, Les lois dans la classe coopérative, l’Educateur, n° 8, 15 février 1983. • LE GAL Jean, Autogestion et tâtonnement expérimental, Dia­ logue avec Elise Freinet et Jean Vial en 1977, l’Educateur, n° 12, 30 juin 1984. • YVIN Pierre, Autogestion et coopération, Animation et Educa­ tion, n° 75-76, octobre 1986. • LE GAL Jean, Une aventure autogestionnaire dans le mouve­ ment Freinet, in Boumard P., Lamihi A., Les pédagogies autoges­ tionnaires, Vauchrétien, Editions Yvan Davy, 1995. • YVIN Pierre, De la coopération à l’autogestion, Pratiques et Recherches, n° 26, Edions de l’ICEM, 2001

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Le livre de Gérard Lorne, Du rouge au noir, mémoire vive d’un porteur de valises, a été édité au profit de l’école libertaire Bonaventure. Le livre de Benoist Rey, Les égorgeurs, a été édité au profit de la li­ brairie libertaire La Plume Noire de Lyon. Le livre Mujeres Libres a été édité au profit de la Comunidad del Sur, en Uruguay. Le livre de Cédric Dupont, Ils ont osé, a été édité au profit de deux fondations d’études libertaires en Espagne : la Fondation Salvador Segui (F.S.S.), à Valence, et la Fundacion de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo.

Le livre de Suzanne Weber, Avec le temps..., a été édité au profit du projet Nous Autres. Le livre de Nicole Maillard, Maltraitance sociale à l’enfance, a été édité au profit la colo libertaire de Besançon. Le livre de Lucio, Ma morale anarchiste, a été édité au profit du local du Groupe “la Commune” de la Fédération anarchiste rennaise. Le livre de Roland Hénault, Non !, a été édité au profit de la librairie associative et libertaire l’Autodidacte, à Besançon Si vous souhaitez en savoir plus ou nous rejoindre, écrivez à : L@s Solidari@s, Les Ginestes, 81350 Crespin

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Lauréat des 3000 euros du grand Prix Ni Dieu Ni Maître 2007

Morgane Il a neigé cette nuit sur la Vanoise. Au réveil, tout est beau pour les dix-neuf copains de toujours, tout est calme, tout est blanc. La joie de ces dix-neuf skieurs qui vont pouvoir laisser leurs traces ce 30 décembre 2001 sur cet immense linceul blanc se lit déjà dans leurs yeux. Enfin, ils virent, tournent et revirent, les uns derrière les autres en se tirant la bourre, le sourire aux lèvres...et puis, au détour d’un vallon, sans prévenir et sans explication, le jeu devient un drame. Morgane est emportée par une avalanche sous les yeux de tous. Presque une heure pour la retrouver sous un monceau de neige, toutes les tentatives de réanimation échouent. Le verdict claque comme un coup de poing en pleine gueule : Morgane est morte ! Le groupe des dix-neuf qui sautait de bosses en bosses et de combes en valons ne sera plus que dix-huit le soir dans la vallée. Au sommeil, tout est noir, tout est triste, tout n’est que douleur. Tout est vide. Nous avons tous beaucoup et longtemps pleuré sur notre souffrance. Morgane était une sacrée nana, sans Dieu ni maître. A vingt ans elle avait déjà fait beaucoup autour d’elle. Nous en avons encore souvent le témoignage, cinq ans après sa mort, par ses amis qui viennent régulièrement nous voir. Déjà quelle nous avait quitté sans avoir pu nous dire adieu, nous ne pouvions la laisser partir comme ça, sans prolonger sa trace. Le jour de sa crémation, nous avons demandé aux cinq cents

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personnes présentes de ne pas apporter de fleurs mais de laisser des sous dans une boite avec la promesse faite que, le moment venu, nous saurions les utiliser pour faire fleurir quelque chose d’autre, dans le prolongement du projet de Morgane : devenir institutrice et débuter sa carrière en Afrique avec en toile de fonds l’intérêt qu'elle avait manifesté pour les méthodes Freinet. Entourés des copains, par un matin brumeux nous avons déposé les cendres de Morgane, tendrement, doucement, douloureusement, dans les vagues de la plage de Penfret de l’archipel des Glénan, son second pays. En janvier 2003, Jean Le GAL nous met en contact avec Papa Meïssa HANNE, le Président de l’Association Sénégalaise de l’Ecole Moderne (ASEM) qui fédère environ quatre cents instituteurs sénégalais autour des projets de l’école moderne et des méthodes Freinet. Quelques échanges téléphoniques ou par mail et, très vite, nous ressentons le besoin de nous rencontrer. Un saut de puce de Nantes à Dakar, et l’Afrique nous prend à la gorge dès la sortie de l’avion sur le tarmac de l’aéroport, dans le taxi qui nous conduit de l’aéroport au centre ville elle nous prend aux tripes, tout au long de nos rencontres elle s’installe dans nos têtes. Elle y est pour longtemps, à côté de Morgane. Lors de ce premier voyage, nous rencontrons Papa Meïssa HANNE et sa famille proche à l’école élémentaire de Diawar. Nous découvrons un homme et, petit à petit, autour de lui une équipe d’une qualité exceptionnelle, de celle avec laquelle les grandes choses sont possibles. Nous prenons le temps de nous comprendre et de nous imprégner de nos démarches respectives empruntes de respect. Avec nos nouveaux partenaires, pour eux, nous élaborons le projet de construire leur centre de documentation et de formation destiné aux instituteurs Freinet du Sénégal. Ça y est, nous le sentons confusément, nous tenons notre projet, celui qui, nous le découvrirons plus tard va nous permettre de transcender l’absence de notre fille. De faire aussi porter sa disparition par ses amis, par les nôtres et, dans cet élan, de forger un

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projet d’une telle qualité qu’il va rassembler des forces extérieures au groupe d’amis et nous en apporter d’autres. Cet élargissement du cercle de départ porte le projet au-delà de son tronc d’origine. Il se nourrit de la sève du porte greffe et donne chaque jour les fleurs et les fruits les plus beaux et les plus inattendus. L’association Morgane prend corps ; en moins de deux ans, nous collectons plus de 100 000 €, à moitié par le réseau des amis de Morgane et nos propres amis élargi à nos collègues de travail, à moitié auprès d’entreprises, d’associations ou de collectivités territoriales. En deux ans, nous finançons la construction d’un complexe pédagogique et d’hébergement de 1 000 m2. Le 30 octobre 2005, lors de l’inauguration du Centre Morgane de Dagana, la Présidente remet solennellement à Papa Meïssa HANNE, au nom de tous les membres de l’Association Morgane les clés des bâtiments : symbole du don fait à l’ASEM qui a maintenant la charge d’assurer le fonctionnement du Centre selon ses besoins et ses projets. Nous ne serons cependant jamais très loin. Parce que c’est un plaisir d’accompagner des amis, mais aussi à leur demande pour un soutien technique et organisationnel. Dès l’origine du projet nous avions imaginé que le centre de formation d’instituteurs pourrait être judicieusement complété par un groupe scolaire maternel et élémentaire qui lui serait associé. La ville de Dagana partagera cet avis. Le maire fait don d’un nouveau terrain de 13 000 m2, mitoyen du premier. Un nouveau projet est en marche. C’est le nouveau défit de notre association, parvenir à financer chaque année trois classes nouvelles afin de suivre la progression des élèves de cette école créée en 2005. A ce jour, avec nos partenaires de l’Association Réunion-Dagana (Ecole de la rue de Vitruve-Paris 20ème) et sur un projet architectural bioclimatique innovant, nous y parvenons. Du chemin reste cependant à parcourir. Il nous faut élargir le cercle des membres donateurs de l’association Morgane. Le prix ni Dieu ni Maître, tous ceux qui en sont à l’initiative ou qui lui insufflent son énergie, participent à cet élan. Jean : merci encore.

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A nous et à vous qui lisez ces lignes, de démultiplier maintenant ces forces en mouvement. Nantes, le 21 janvier 2007

Vos dons bénéficient de la déduction fiscale en vigueur : Association Morgane 5, impasse de la Coudre 44300 NANTES [email protected] http://www.association-morgane.org

ASEM — Centre Morgane BP 30 Dagana Sénégal papameissa@yahoo. fr

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La pédagogie Freinet : une éducation populaire en pratique Les éducateurs Freinet cherchent à développer des pratiques pédagogiques ancrées dans la réalité sociale, pour œuvrer à une réelle émancipation des enfants.

Elle revendique une école où chaque enfant peut s’exprimer, se responsabiliser, coopérer, expérimenter et s’ouvrir sur le monde. Elle défend une démarche centrée sur l’enfant acteur et auteur de ses apprentissages. Celle-ci est articulée autour de quatre axes : l’expression et la communication, le tâtonnement expérimental, le travail individualisé et la vie coopérative. Ce dernier est celui qui à la fois organise et structure les apprentissages tout en développant des pratiques critiques.

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L’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne Association regroupant des enseignants de l’école publique

L’ICEM, créé en 1947 sur l’initiative de Célestin Freinet, est un mouvement pédagogique de formation, de recherche et d’action dans l’Ecole Publique. C’est un creuset pédagogique où chacun vient mettre en commun, expériences, réflexions et productions. L’ICEM s’est construit en mettant en oeuvre la coopération entre adultes tant dans l’action que dans la théorisation de ses pratiques et poursuit ce qui fait

la spécificité de la pédagogie Freinet depuis ses origines : un choix pédagogique et un engagement social et politique indissociables. L’ICEM a pour but la recherche, l’innovation pédagogique et la diffusion de la pédagogie Freinet.

Aujourd’hui Quelque trois mille militants participent régulièrement aux groupes départementaux, aux commissions ou chantiers nationaux et mettent en commun leurs travaux, leurs outils et apportent ainsi leur pierre à l’entreprise coopérative que constitue l’ICEM.

Un site http.7/www.icem-pedagogie-freinet.org

Une adresse ICEM 18 rue Sarrazin - 44000 Nantes Tél. : 02 40 89 47 50 - Fax 02 40 47 16 91 MéL : [email protected]

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Une Fédération Internationale des Mouvements de l’Ecole Moderne, créée en 1957 par Freinet, regroupe des éducateurs de

plus de 35 pays. Des relations privilégiées sont donc entretenues avec de nombreux pays au travers d’activités de formation et de coopération, (pays d’Europe, d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Amérique latine, d’Amérique du Nord et d’Asie). Des productions, des publications ... issues du matérialisme scolaire cher à Freinet :

■ Des revues pédagogiques « Le Nouvel éducateur » avec des récits de pratiques de classes,

des dossiers sur des démarches pédagogiques, des textes de recherche et d’ouverture, des regards sur le champ social et politique, l’actualité des productions documentaires et des outils pédagogiques ... « Créations » avec des récits et pratiques dans le champ de

l’éducation à l’expression et à la création artistiques. C’est aussi un outil documentaire pour les enfants et les adolescents car il présente en quadrichromie les réalisations issues des classes. ■ Des outils pour la classe

Outils de travail individualisés : les fichiers autocorrectifs Issus d’un chantier de travail de l’ICEM, de réseaux de classes lectrices et critiques... ■ Des revues documentaires

L’ICEM-Pédagogie Freinet publie quatre revues documentaires aux Éditions PEMF*. ...qui suivent le même parcours...Et donc les productions sont issues des classes et/ou des enseignants Jmag (J Magazine) niveau maternelle et début élémentaire.

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BTJ (Bibliothèque du Travail Junior) niveau élémentaire et début

collège BT (Bibliothèque du Travail) niveau fin élémentaire, collège et lycée BT2 (Bibliothèque du Travail second degré) niveau fin collège, lycée

et université.

Les éditions ICEM Les éditions ICEM appartiennent à l’ICEM-Pédagogie Freinet. Elles sont issues des travaux des enseignants et éducateurs du mouvement Freinet, inspirées par des productions de classes, d’établissement scolaires et, plus largement, de pratiques éducatives se fondant sur la pédagogie Freinet. Accessibles à toute personne s’intéressant à la pédagogie, à une éducation fondée sur des valeurs d’expression de l’enfant, de responsabilisation, d’émancipation, elles sont constituées de “documents” de type pédagogique, documentaire et historique. Différents niveaux de lecture sont intégrés : pour débutant, pour aller plus loin sur un point particulier, en approfondissement. Elles comportent : articulant témoignages et analyses, outils et réflexions, pratique et théorie. Elle concerne tous les champs de l’Ecole, de l’éducation : lireécrire, étude de la langue, poésie, l’oral, sciences, mathématiques, ouverture de l’école, les parents, la citoyenneté, le corps, les arts, ... Elle couvre les fondements de la pédagogie Freinet : expression libre, tâtonnement expérimental coopération. On y trouve les techniques -

Une

collection

«

Pratiques

304

et

Recherches

»

et outils : correspondance, journal scolaire, « Quoi de Neuf? », la place de l’outil, ... - Une collection « Des outils pour la classe » : des CDRorns documentaires (animaux et milieux de vie, corps humain et alimentation), des histoires animées en CD-Rom, un classeur de français sous forme de CD-Rom, des fichiers (poésie, problèmes), ... — Des numéros hors collection, apportant des éléments historiques sur le mouvement Freinet (DVD école buissonnière, l’éducateur prolétarien, ...) et issus de congrès et salons.

Pour en savoir plus, pour commander, s’adresser : sur le site : www.icem-pedagogie-freinet.org au secrétariat de l’ICEM : [email protected]

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Le club du livre libertaire a vu le jour il y a un an seulement. Pour l’heure, sur la base du seul bouche à oreille, trois cent personnes ont adhéré au club et une dizaine d’éditeurs ont rejoint les éditions libertaires qui avaient lancé le projet. L’idée, assurément, commence à faire son chemin !

Le club du livre libertaire : pourquoi ? Quand vous achetez un livre 10 euros chez un libraire, sachez que l’éditeur, qui assume le coût de production du livre (en payant le graphiste, l’imprimeur...) et qui rémunère l’auteur (trice), ne touche que 4 euros. Trois euros vont, en effet, au libraire et trois autres au diffuseur. C’est la loi d’airain du capitalisme. Les éditions bourgeoises surfent sur cette logique en pratiquant des prix de vente publics élevés, en réalisant des économies d’échelle inhérentes à une politique de gros tirages et de concentration, en mettant une pression de tous les instants sur les imprimeurs pour qu’ils abaissent sans cesse le coût de leur travail, en n’ayant aucun stock et en jetant les livres à la poubelle six mois après leur parution. Nous, éditeurs libertaires et, donc, anticapitalistes, qui entendons vendre des livres à prix raisonnables, rémunérer normalement le travail des imprimeurs..., et éditer, à petits et moyens tirages, des livres pas spécialement grand public mais toujours dignes d’intérêt

pour les damnés de la terre, cherchons à rompre avec cette logique capitaliste. Pour cela il nous faut impérativement établir un maximum de liens directs avec notre lectorat. D'où le club du livre libertaire !

Le club du livre libertaire : comment ? Les principes du club du livre libertaire sont simples. 1) Pour être membre du club du livre libertaire il faut vous acquitter d’une cotisation annuelle de 15 euros. Cette cotisation vaut pour une année (12 mois). 2) Dès réception de sa cotisation, l’adhérant(e) reçoit un catalogue général constitué des différents catalogues particuliers des éditeurs ayant rejoint le club du livre libertaire. Dans ce catalogue figurent une liste de livres à prix réduits. Pour tout achat de l’un ou de plusieurs de ces livres, il bénéficie de 30% de réduction. Pour toute commande inférieure à trois livres, il devra s’acquitter de 10% de frais de port. Pour toute commande égale ou supérieure à trois livres, il bénéficie de la gratuité des frais de port.

Bilan et perspectives Pour l’heure, à l’issue d’une seule année d’existence, le club du livre libertaire c’est trois cent adhérant(e)s. Demain, davantage, encore! C’est également 11 éditeurs ( Les éditions libertaires, les éditions de l’impossible, les éditions du Temps Perdu, les éditions Egregore, les éditions Ab Irato, les éditions Ivan Davy, les éditions AAEL, les éditions Acratie, les éditions du CIRA, les éditions Le Mot et le Reste, les éditions CQFD Le Chien Rouge). Et demain, davantage, encore !

Nous avons un rêve Aujourd’hui le mouvement libertaire est en train de renaître de ses cendres, mais c’est peu dire que cette renaissance s’opère en ordre dispersé sous le seul drapeau d’un indépendantisme exacerbé. Les éditions Libertaires pensent depuis toujours que les diverses

composantes du mouvement libertaire auraient tout à gagner (pour elles-mêmes comme pour l’idéal dont elles se réclament) à conjuguer l’évidence nécessaire de leurs différences au temps fort de la crédibilité qu'elles ne manqueraient pas d’acquérir en fédérant leurs innombrables convergences. Un club du livre libertaire rassemblant un maximum d’éditeurs libertaires restant maîtres de leur destin particulier permet assurément de faire quelques pas sur cette voie. Tout le monde a à y gagner. Les différents éditeurs libertaires, car les membres du club du livre libertaire reçoivent leurs catalogues respectifs. Les membres du club du livre libertaire car ils ont la possibilité de lire tout (ou presque) ce que produisent les différents acteurs de Fédition libertaire à prix réduits. Et l’idéal libertaire car la démonstration est faite que plusieurs roses de senteurs différentes peuvent être à même de constituer un merveilleux bouquet. Alors, pourquoi ne pas prolonger l’expérience ? Pourquoi ne pas poursuivre le rêve ?

Concrètement, on fait comment ? C’est très simple. Vous nous faites un courrier précisant que vous souhaitez devenir membre du club du livre Libertaire. Vous l’envoyer à l’adresse suivante : Le club du livre libertaire, Les Ginestes, 81350, Crespin, France. Vous joignez un chèque de 15 euros à l’ordre de C.L.L. Et c’est parti ! Les éditions libertaires Le 15 janvier 2007.

Les éditions Libertaires Devant le passé, chapeau bas ! Devant l'avenir, bas la veste ! Tout un programme ! Notre programme !

Propos mécréants ■ P. Charron, S. Happia, P. Huitel, J.M. Raynaud, La religion c’est l’opium du peuple, 48 p., 2000, 3 €

■ S.Faure, Les 12 preuves de l’inexistence de dieu, 128 p., 2004, 10 € ■ A. Lorulot, Pourquoi je suis athée ! 146 p., 2004, 10 € ■ Cyrille Gallion, La peste monothéiste, 160 p., 2007, 12 € ■ Guillaume Doizy, Les Corbeaux contre la calotte, La lutte anticléricale par Limage à la «Belle époque», 160 p. + 48 d’iconographies couleur, 2007, 15 €

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Ni dieu, Ni maître...d’école ! ■ Collectifs Bonaventure, une école libertaire, Dires et agirs d’éducations libertaires, 180 p., 2005, 15 € ■ Collectif La farine et le son, bilan d’une république éducative libertaire, 72 p., 1999, 4,5 € ■ Jean Legal, Le maître qui apprenait aux enfants à grandir, Un parcours en pédagogie Freinet vers l'autogestion, 220 p., 2007, « Grand prix Ni dieu Ni maître 2007 », 15 €

Anarchisme ■ J.M. Raynaud, Unité, pour un mouvement libertaire, 48 p., 2000, 3€ ■ Collectif, Mujeres Libres, mémoire vive de femmes libertaires dans la révolution espagnole, 336 p., 2000, « Grand Prix Ni Dieu Ni Maître 2000 », 12,20 € ■ C. Dupont, Ils ont osé, Espagne 36 39, chroniques, témoignages, reportages de l’époque, 450 p., 2002, « Grand Prix Ni Dieu Ni Maître 2002 », 15 € ■ M.Picqueray, May la réfractaire, Pour mes 81 ans d’anarchie, 272 p., 2003, 13 € ■ Paco, Dansons la Ravachole, 136 p., 2004, 10 € ■ Le petit livre noir, U anarchisme mode d’emploi, 126 p., 2005,

10€ ■ A. Sergent, Marins Jacob, un anarchiste de la belle époque, 230 p., 2005,12 € ■ Lucio Urtubia, Ma morale anarchiste, 174 p., 2005, « Grand prix Ni dieu Ni maître 2005 », 13 € ■ Xose Ulla Quiben, Emile Pouget, La plume rouge et noire du Père Peinard, Biographie, 430 p. + 32 p. d’iconographies, 2006, 15 € ■ Céline Beaudet, Les Milieux Libres, Vivre en anarchiste en France à la Belle époque, 288 p. dont 32 d’iconographies, 2006, 15 €

■ Tony Legendre, Expériences de vie communautaire anarchiste en France, 176 p. dont 12 d’iconographies, 2006, 15 €

■ César M. Lorenzo, Le mouvement anarchiste en Espagne, Pouvoir et révolution sociale, 600 p. format 21x29,7, + 32 d’iconographies, 2006, 35 € ■ Eduardo Colombo, La volonté du peuple, Démocratie et anarchie, 120 p., 2007, 12 € ■ Clotilde Chauvin, Louise Michel en Algérie, 160 p. + 16 d’iconographies couleur, 2007, 15 € ■ Ernest Girault, Une colonie d’enfer, 240 p. + 16 d’iconographies couleur, 2007, 15 €

Société ■ S. Weber, Avec le temps, De la vieillesse dans les sociétés occidentales et de quelques moyens de la réhabiliter, 272 p., 2003, « Grand Prix Ni Dieu Ni Maître 2003 », 12 €

■ G.Lecha, Les jeunes et la politique, 245 pages, 2004, 13 € ■ N.MaiUard, Maltraitance sociale à l’enfance, 244 p., 2004, « Grand Prix Ni Dieu Ni Maître 2004 », 13 € « Jacques Lesage de La Haye, La mort de l’asile, Histoire de l'anti psychiatrie, 220 p., 2006, 10 € ■ Jean-Pierre Ecrirais, Du développement à la décroissance, De la nécessité de sortir de l'impasse suicidaire du capitalisme, 232 p., 2006,12 € ■ Rolland Hénault, NON, construire des prisons pour enrayer la délinquance c'est comme construire des cimetières pour enrayer l'épidémie, 222 p., 2006, « Grand Prix Ni dieu Ni maître 2006 », 12 € ■ 7? Dartiguenave, Les bagnes d’enfants et autres lieux d’enfermement, Enfance délinquante et violence institutionnelle du 18e au 20e siècle, 288 p. dont 32 d’iconographies, 2007, 15 € ■ Rolland Hénault, On les aura ! Récit saignant d'une révolte armée

dans une maison de retraite, 125 p., 2007, 10 € ■ Claire Auzias, Les aventures extraordinaires de Laplume et Goudron, travailleurs de la nuit, 88 p., 2007, 10 €

Itinéraires ■ G. Lomé, Du rouge au noir, mémoire vive d'un porteur de valise, 1998, 224 p., « Grand Prix Ni Dieu ni Maître 1998 », 9,15 € ■ B, Rey, Les égorgeurs, guerre d'Algérie, chroniques d'un appelé, 124 p., 1999, « Grand Prix Ni Dieu Ni Maître 1999 », 9,15 € ■ J.RLevaray, Une année ordinaire, Journal d'un prolo, 126 p., 2005, 10€ ■Jean-Marc Raynaud et Thyde Rosell, OUI, nous avons hébergé un terroriste...de trois ans ! 200 p. +12 d’iconographies, 2006, 12 € ■ Benoist Rey, Les trous de mémoire, 160 p., 2006, 12€ ■ Benoist Rey, Les trous de mémoire, Suite, 160 p. 2007, 12 €

Poètes, vos papiers ! ■ M. Jeanniard, Le chemin des révoltés, 126 p., 2004, 15 €

Graine d’ananar ■ Collectif, May Picqueray, 2004, 100 p., 8 € ■ V. Roudine, Daniel Guérin, R Rocher, Max Stimer, 96 p., 2004, 8 € ■

Juan Martinez-Vita, dit... Mo reno, 2005, 110 p., 8 €

■ P.V.Berthier, Gaston Coûté, 80 p., 2006, 8 € ■A.Dunois et RBerthier, Michel Bakounine, 86 p., 2007, 8 € i Guy Hénocque, Elysée Reclus, 86 p., 2007, 8 €

■ Grégory Lambrette, Raoul Vaneigem, 86 p., 2007, 8 €

Paroles

Politique Fiction Collection Nos Futurs * François Dibot, La cigale chantera-t-elle tout l’été?, 158 p., 2005, 10 € ■ David Vialy Gabrielle ou la révolution relative, 160 p., 2006, 10€

Les polars ■ Patsy, Ramadan plombé suivi de Un gorille sinon rien, 1997, 128 p., 6,5 € ■ Patsy, No Pasaran, 2007, 85 p., 8 € (épuisé momentanément)

Le théâtre ■ J.P. Levaray, Des nuits en bleus, 2005, 64 p., 8 € ■ Gérald Dumont et J.P. Levaray, NON, encore un faits divers, 60 p., 2006, 8 €

Les B.D.

■ E Hamburger, Makhno, EUkraitte libertaire 1918-1921, tome 1, 76 p„ 2002, 10 € ■ E Hamburger, Maldino, l’Ukraine libertaire 1918-1921, tome 2, 76 p., 2002, 10 € ■ E Santi, E. Fraccaro, Malatesta, une figure de l’anarchisme italien, 2003, 116 p., 15 €

Livres d’art ■ Collectif, Espagne 36, Les affiches des combattant-e-s de la liberté, 2006, 170 p. quadri, papier glacé, format 23,5 x 28, 35 €

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Table des matières Préface ...................................................................................................... 3 Préface de Michel Onfray....................................................................... 3 Un certain Jean LE GAL ........................................................................7 Avant-propos............................................................................................ 9 Introduction........................................................................................... 11 I La naissance d’un militant.............................................................. 21 Avant-propos d’une petite brochure..................................................23 Charte de l’enfant..............................................................................25

II Découverte et premiers pas dans la pédagogie Freinet.................29 III L’engagement définitif dans l’école moderne.............................43 Les institutions de la classe coopérative........................................... 49 Le dessin libre et l’Art enfantin........................................................ 53

Les parents dans la classe...................................................... 58 IV Responsabilités, approfondissements et ouverture internationale..................................................................................69 1. Responsabilités............................................................................. 69 Le stage régional breton........................................................... 69 L’animation départementale.................................................... 71 2. Approfondissements..................................................................... 78 La classe est ouverte à l’actualité.............................................78 La recherche d’une organisation démocratique....................... 79 L’Art enfantin...........................................................................89 3. OUVERTURE INTERNATIONALE.......................................... 93

V Renforcement de ma coopération avec Freinet et Elise Freinet .................................................................................................. 103

1. Elise Freinet et le défi de l’art enfantin.........................103 L’Art enfantin, une priorité de notre nouvelle année..............105 Vers le psycho-grapho-drame.................................................107 Psychodrames quotidiens....................................................... 112

317

La mi-carême de Nantes.......................................................... 116 L’exposition au Musée des Beaux Arts................................... 118

2. Freinet. Réflexions sur la pédagogie et sur la politique d’ouverture du mouvement.................................................... 119 L’esprit de la pédagogie Freinet............................................. 119 La stratégie d’ouverture de notre groupe départemental... 131 Freinet en Loire-Atlantique.....................................................134 Le congrès de Niort en avril 1963........................................... 137

VI Vers l’autogestion.........................................................................139

1. Un choix militant.............................................................139 2. La recherche d’une cohérence......................................... 144 La classe coopérative en pédagogie Freinet............................ 144 Système complexe...................................................................145 Activités diversifiées.................................................... 145 Organisation minutieuse............................................ 146 Institutions multiples............................................. 146

3. De la coopération à Fautogestion.................................... 150 Quelques fondements de notre expérimentation autogestionnaire...................................................................... 152 L’école de demain, vers une école laïque, populaire, moderne, libératrice........................................................... 153 La dernière étape de l’école bourgeoise............................... 160

L’autogestion est d’actualité.................................................. 166 Freinet : de la coopération à l’autogestion............................. 169 Une année de formation pour devenir un maître de classe de perfectionnement.....................................................173 Le stage régional breton au Château d’Aux : un stage dynamique et ouvert............................................................... 177

VII Mon aventure autogestionnaire................................................183

1. Pédagogie et militantismeà l’epreuve d’un monde nouveau................................................................................183 Un démarrage prudent et organisé..........................................184 Une année tranquille de consolidation de nos techniques et de transition............................................................................ 193 1967-1968 : l’année de l’autogestion.....................................198 La liaison entre le texte libre et le journal scolaire......... 201

Le Conseil de coopérative......................................................206

2. Mai 68 : l’autogestion est dans la rue !.......................... 211 Le comité de grève des enseignants de rezé................... 213 3. Une marche continue vers l’autogestion........................221 68-69 : Mai 68 a laissé des traces indélébiles........................... 221 Le groupe autogéré de Bouaye..................................................223 Dans notre classe, l’autogestion se renforce............................. 225 Le

président

de

jour.......................................................

235

*Mon expérience : une pierre apportée aux recherches collectives..................................................................................241 L’organisation et la mémoire des activités dans une expérience d’autogestion.....................................................242 Savoir Ecrire Nos Mots : la recherche d’une méthodologie d’apprentissage orthographique................... 243 Pratique et élucidation des lois dans la classe coopérative..........................................................................245

VIII

L’AUTOGESTION EN FORMATION................................ 247

1. La rencontre bretonne de septembre 1968 : expression libre et autogestion.............................................247 2. VAL D’AOSTE : l’autogestionfranchit les montagnes 251 3. Le club Freinet 44 : l’autogestion en action....................256 Naissance du Club et tâtonnements institutionnels vers l’autogestion........................................................................... 257 Club Freinet et Rencontres avec un auteur.............................266

Rachel Cohen, la première expérience................266 MarcelMermoz, le retour à l’autogestion...........267 Le Club poursuit son aventure............................268 4. Le groupe de formationet de recherches de Caen (gfr)...............270 Naissance et évolution d’un groupe autogéré de formation................................................................................ 270 Mon approche de la formation se précise...............................275

5- Le groupe autogéré de formation et de recherche-action de Nantes (Gafra).................................................................276 CONCLUSION ................................................................................... 283 BIBLIOGRAPHIE...............................................................................292

Achevé d’imprimer sur les presse de la coopérative ouvrière Imprimerie 34 à Toulouse - 05 61 43 80 10

Dépôt légal août 2007