Le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes 9782718150154, 2718150157

Le livre de Paule Le Rider éclaire d'un jour nouveau la structure et la signification du Conte du Graal. Les histoi

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Le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes
 9782718150154, 2718150157

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PAULE

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avec

DU MOYEN

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de J. DUFOURNET

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le concours

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Westfield College Library

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PAULE Maítre-assistant

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J. DUFOURNET

LE RIDER à l'Université

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Paris

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LE CHEVALIER DANS LE CONTE DU GRAAL DE CHRÉTIEN DE TROYES

"SOCIETE

D'EDITION 88,

D'ENSEIGNEMENT

boulevard

PARIS

Saint-Germain

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SUPERIEUR

l

1957 n'autorisant, aux termes des La loi du 11 mars alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les « copies ou reproduction strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et,

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de ses ayants droit ou

1" de l’Article donc

une

par quelque procédé

contrefacon

par les Articles 425 et suivants du Code pénal. ©

1978, C. D. U. et SEDES ISBN

cause,

40).

ou reproduction,

que ce soit, constituerait

ayants

2-7181-5015-7

réunis

sanctionnée

AVANT-PROPOS

Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes a donné lieu à une foule de commentaires savants et d'hypothéses ingénieuses. Le projet d'ajouter un autre ouvrage à cette immense bibliographie ne peut se justifier que par l'ambition de contribuer à la survie de l’œuvre en ouvrant pour sa lecture des perspectives en partie nouvelles. Dans sa préface à la traduction frangaise du livre de E. Kohler, « {deal und Wirklichkeit in der hôfischen Epik », J. Le Goff met l'accent sur l'intérét que pourrait présenter un rapprochement entre le roman courtois et le folklore, particuliérement le conte merveilleux : « Je regrette un peu», écrit-il, [que E. Kóhler] «n'ait pas poussé plus loin dans cette voie, qui me paraít ouvrir sur fesdéformations que la culture savante fait subir à la culture populaire des perspectives où l'on peut saisir les aveux profonds de la littérature en liaison avec les couches sociales qui la produisent et la consomment. » (1) Or l'histoire de Perceval, qui constitue la moitié la plus prestigieuse du Conte du Graal, incitait à une comparaison avec le folklore. Avec sa « simplicité des champs », Perceval, « ce pauvre diable », « cet enfant de la nature » —

pour reprendre les épithétes dont Nietzsche qualifie Parzifal —, pénétre dans le roman de chevalerie comme un intrus.

Ses rapports avec des personnages

de contes ont

été perçus depuis longtemps, ainsi que le talent de Chré(1) L'aventure chevaleresque, Idéal et réalité dans le roman

tois, Paris, Gallimard, Idées, 1974, p.XX.

cour-

Le Chevalier dans le Conte du Graal

6

tien à l'adapter à un róle qui ne paraissaít pas fait pour lui. « Chrétien pouvait-il, écrit J. Frappier, s'accommoder d'un personnage qui aurait été un sot intégral, un Simple au sens absolu du terme, donnée bonne pour un conte encore tout proche des origines populaires, un conte de Jean le Sot ? » (2) La confrontation de deux genres de récit s'esquissait dans cette phrase. Mais elle n'avait pas jusqu'ici, à ma connaissance, été poussée plus avant. Pourtant

les recherches

des

folkloristes,

celles

en

particulier de V.Propp, nous ont appris que la « morphologie du conte » obéit à des lois, que des histoires de méme type se coulent dans des moules toujours semblables. Le conte populaire qui avait pu apporter à Chrétien l'idée de Perceval le naif ne lui aurait-il pas fourni en méme temps le schéme structurel sur lequel est construit le roman du chevalier Perceval ? Telle a été mon hypothése de départ. Cette hypothése m'a amenée à considérer le roman sous un angle nouveau, c'est-à-dire, dans un premier temps, à remettre en question celles des interprétations antérieures qui paraissaient ne pas résister à un examen attentif de la lettre du texte, dans un second temps, à dégager les structures narratives des deux parties du Conte du Graal à partir de confrontations avec des récits de genre différent. Pour l'étude approfondie des personnages et pour leur appréciation socio-historique, seuls m'ont semblé pouvoir étre pris en compte sans réserves les éléments que ne suffisait pas à expliquer leur fonctionnalité dans la syntaxe narrative. C'est donc en premier lieu par une autre maniére d'envisager le rapport du contenu et de la structure que ce travail se sépare des deux

ceuvres

dont

il s'est constamment

nourri, celle de

E. Kóhler et celle de J. Frappier. . Il a été souvent fait appel dans l'analyse aux romans antérieurs de Chrétien. Quelles qu'aient pu étre les sources de son inspiration, Chrétien en effet a créé, dés sa (2) Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, SEDES, 1972,

p.69.

vant-propos

7

Jremière œuvre, des images, des types de discours, des nodes de composition qui caractérisent sa maniére. La orme sous laquelle apparaissent ceux d'entre eux qui se etrouvent dans le Conte du Graal, les transformations ju'ils ont subies, m'ont paru éclairer la signification du

'oman. En revanche j'ai voulu oublier dans toute la mesure lu possible les continuations médiévales du Conte du Graal. Le chef d'euvre de Chrétien a été trop souvent victime du prestige méme du mythe qu'il avait créé. Le confondre dans un « cycle du Graal », l'interpréter à partir des allégories de ses épigones eüt été, m'a-t-il sem-

jlé, le trahir, Il importait d'autant plus de le considérer pour luinéme que le rapport de la chevalerie et de la religion, qui constitue le thème majeur des romans du Graal, est perçu

dans chacun d'entre eux de manière trés différente. L'ceuvre de Chrétien, écrite pour la cour de Flandre dans les innées qui précédent 1190, m'a paru refléter ou plutót rahir un trouble profond de la caste féodale, impuissante à concilier avec son appétit d'action guerrière l'idéologie le la paix à laquelle la puissance capétienne, soutenue par es princes de l'Eglise, donnait à cette date une vigueur 1ouvelle. J'ai cru pouvoir conclure que la Lance qui saine, image qui appartient en propre à Chrétien, était une mage de remords. Je n'ai pas jugé nécessaire d'adjoindre à cet ouvrage une bibliographie. En effet la liste des travaux suscités par le Conte du Graal est si longue qu'il était impossible ici de la citer tout entiére ; et le livre récent de J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, en donne une excellente vue d'ensemble. Je dois à l'enseignement de M. Jacques Le Goff les hypothéses qui m'ont servi de point de départ, ainsi que les méthodes de classement du matériel folklorique. Je suis profondément reconnaissante à M. Georges Duby, qui dans ses œuvres et ses cours au Collège de France a renouvelé l'histoire du XIIe siècle. M. Daniel Poirion a bien voulu relire et corriger mes premiéres ébauches. M. Jean

8

Le Chevalier dans le Conte du Graal

Dufournet m'a apporté à plusieurs reprises une aide précieuse. A ces maítres, dont les conseils et les encouragements ne m'ont jamais fait défaut, j'exprime toute ma gratitude.

N.B. — Le manuscrit de cet ouvrage ayant été achevé et confié à l'éditeur en janvier 1976, la documentation a été arrétée à cette date.

PREMIERE PARTIE

PERCEVAL

CHAPITRE I

LE PERCEVAL ET LE GAUVAIN

Le premier probléme qui se pose à qui aborde l'étude du Conte du Graal est celui de l'unité de l'eeuvre. Les rapports de la partie du roman dans laquelle Chrétien conte les aventures de Perceval et de celle qu'il consacre à Gauvain paraissent si láches que plusieurs savants sont allés jusqu'à penser qu'il s'agissait de deux romans artificiellement réunis. Leurs arguments toutefois ne résistent pas à la critique qu'en ont faite les partisans de l'unité de l’œuvre, en particulier J. Frappier (1) et E. Kóhler (2). Les observations de ces derniers confirment les conclusions de l'étude qui avait été menée par les médiévistes de Liége selon la méthode dite « des rimes répétées » (3). Elles sont en accord avec les analyses de M. Delbouille, qui a fortement souligné la symétrie des éléments mis en œuvre dans l'histoire de Perceval et dans celle de

(1) Sur la composition du Conte du Graal, M.A. 1958, pp.67-102

et Note complémentaire sur la composition du Conte du Graal, pro le d ren rep er ppi Fra J. 7. -33 308 pp. 0, 196 I, XX LX a, ani Rom

s me mé aux r uti abo r pou e ent fér dif peu un e iér man ne bléme d'u

al, Gra du e th my le et yes Tro de en éti Chr son s conclusions dan Paris, SEDES, 1972, p.60 et s. « La dualité de l'action ». del te Con Li s ien est Chr von t hei Ein die r übe n sio kus Dis (2) Zur Graal, Zeitschr. f.Rom., pp.523-539. du se né Ge , le il ou lb De M. cf. , ce en ri pé ex te cet de it (3) Pour le réc Ie XI s de re atu tér lit la ns da l aa Gr du ns ma ro s Le l, Conte du Graa . 84 3.8 pp , 54 19 , rg ou sb ra St de ue oq ll Co s, cle siè e II XI et

Dualité du Conte du Graal

12

Gauvain (4). Il semble donc possible d'entreprendre cette étude en considérant comme assuré que les deux parties du Conte du Graal sont bien de la main de Chrétien et ont bien été écrites par lui pour former un tout. Chrétien aurait employé dans son dernier roman, en le poussant jusqu'aux limites de la cohésion narrative, le procédé de parallélisme ou d'entrelacement des aventures de deux personnages principaux. Déjà la quéte paralléle de Lancelot et de Gauvain dans le Chevalier de la charrette annongait une telle dualité et plus encore peutétre le souci de Chrétien, dans le Chevalier au lion, d'ébau-

cher constamment les aventures de Gauvain à l'arriére de celles d'Yvain : dans la premiére partie du roman, Yvain et Gauvain étaient unis par les liens du compagnonnage chevaleresque, puis Gauvain part au secours de Gueniévre enlevée par Méléagant pendant qu'Yvain lutte contre les monstres de Brocéliande ; un duel judiciaire enfin met aux prises les deux héros. Néanmoins on ne peut dans ces ceuvres hésiter à désigner le protagoniste : Lancelot et Yvain ont toujours le róle principal, róle que soulignent dans le Lancelot le caractére normatif des valeurs de Gauvain, les absences de ce personnage dans l'Yvain, ou sa fonction d'antagoniste involontaire. Il paraît d'autre part bien difficile d'invoquer pour expliquer la dualité du Conte du Graal l'exemple de Cligés. S'il est vrai que deux histoires de chevalier se succédent dans ce roman, ces histoires ont un lien chronologique trés fort puisqu'il s'agit de l'histoire du pére précédant celle du fils. Comme mainte chanson de geste, Cligès remonte un lignage et conte les aventures d'un prince grec qui appartient par sa mére à la famille d'Arthur, (4) Ibid., p.85. Pour M. Delbouille, les deux aventures sont déri-

vées d'un méme

conte

: « Les deux cháteaux, les deux héros et

les deux séries d'aventures reflétent et exploitent, dédoublés et enrichis par l'imagination d'un grand romancier, le décor, les personnages et l'aventure d'un conte populaire qui est trés répandu

en Europe et dont on sait qu'il provient du pays de Galles, le conte du « roi dans la montagne».

|Le Perceval et le Gauvain

|

13

D'un vaslet qui an Grece fu

Del linage le roi Artu (v.9-10) (5)

Dans le Conte du Graal, Perceval et Gauvain sont l’un et l’autre des protagonistes, héros d'aventures symétriques mais radicalement différentes. De ce fait, une question de méthode se pose : faudrait-il, pour trouver le sens profond du roman, comparer le rôle respectif et la valeur des deux héros ? Ceux qui l’ont tenté sont arrivés à des conclusions différentes. Pour certains, Gauvain garderait dans le Conte du Graal la valeur de chevalier modèle que Chrétien

lui donnait dans ses premiers romans, Perceval

devant s'efforcer de l'égaler en prouesse, en noblesse et en courtoisie (6). Pour J. Frappier,qui exprime il est vrai cette idée avec beaucoup de nuances, la richesse intérieure de Perceval serait au contraire mise en valeur par « le caractére statique » de Gauvain à qui « une demidisgráce semble réservée ». (7) Ces divergences s'expliquent par la différence de perspective des analyses, mais elles aménent à se demander si la comparaison entre les deux héros peut apporter une aide pour la compréhension de l’œuvre. Cette comparaison s'appuie trop souvent sur des critéres subjectifs. Ainsi J. Frappier considére implicitement Perceval comme un héros promis à une réussite exceptionnelle dans la voie du dépassement et de

(5) Les œuvres de Chrétien sont citées d’après les éditions des Classiques francais du Moyen Age (Champion), à l'exception du

Conte du Graal pour lequel le texte utilisé est celui de l'édition W. Roach, Genéve, Droz, 1959. Les vers du Conte du Graal cités dans le cours du développement ne sont accompagnés d'une tra-

duction que dans les cas oü la traduction de L. Foulet (Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, éd. Stock, Paris 1947, rééd. Nizet, 1970) a paru devoir étre précisée ou modifiée. (6) Cf. A. Micha, Le Perceval de Chrétien de Troyes, roman éducatif, Lumiére du Graal, Cahiers du Sud, 1950, p.127 : « Au chevalier en formation, Chrétien a opposé un chevalier parvenu à la

perfection. » (7) Chrétien de Troyes, Paris, Hatier (Connaissance des lettres),

1968, p.175.

14

Méthode d'étude

la vie spirituelle : « On ne peut guère douter », affirme-t-

il, « qu'il retrouvait le cháteau du Roi Pécheur. » (8) Mais le texte ne le dit pas. Tout ce que nous savons c'est que le passage au cháteau du Graal a été un échec pour le jeune héros. Du reste aucune de ses aventures n'est présentée comme un succès sans faille, du type de ceux que rencontraient Erec dans l'ile de la Joie de la Cour ou Yvain dans la terre de Brocéliande. L'éclat méme de sa victoire lorsqu'il libére le cháteau de Blanchefleur est quelque peu estompé par le róle que Chrétien a prété à la jeune fille. Quant à Gauvain, son rôle est dans ce roman singulièrement ambigu. Nous ne l'avions jamais connu aussi solitaire, aussi malheureux. Pourtant il accomplit un exploit exceptionnel au Cháteau des Reines puisqu'il parvient, montrant ainsi qu'il est un chevalier parfait, à se maintenir dans cet enclos défendu, à en braver les interdits, à

en détruire les sortiléges. Mais nous ne saurons jamais si son combat avec Guiromelant aurait confirmé sa victoire ; cette victoire méme eüt-elle mis à son errance un terme heureux ? L'épisode du cháteau des Reines n'est guére moins mystérieux que celui du cháteau du Graal, et dans les aventures étranges auxquelles il est affronté,

Gauvain n'est pas moins énigmatique que Perceval. La comparaison entre Perceval et Gauvain ne me paraít donc pas pouvoir être de prime abord instructive du fait du nombre trop grand des incertitudes dans l'interprétation du sens de leur róle et de la difficulté à percevoir d'emblée un rapport profond entre les deux intrigues dont ils sont les héros. C'est pourquoi j'étudierai séparément l'histoire de ces deux chevaliers. Les conclusions de ces deux études permettront, me semble-t-il, de montrer que par delà les disparates du roman une unité peut étre dégagée, que Chrétien, dans sa dernière œuvre, apporte une vision différente de ce monde imaginaire du roman de

chevalerie auquel il avait donné vie et que, comme l'a

(8) Ibid.

Le Perceval et le Gauvain

(5

senti E. Kóhler, « Gauvain et Perceval sont soumis à la loi d'une seule et méme réalité » (9).

rcou an rom le s dan é lit réa et al Idé e, squ ere val che e tur (9) L'Aven tois, Paris, Gallimard (Idées), 1974, p.284.

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CHAPITRE II

LA STRUCTURE DU PERCEVAL ; LE « CONTE DES BONS CONSEILS »

Frappés par le nombre des passages didactiques qu'il contient, plusieurs érudits ont rattaché le Perceval à la littérature d'enseignement. Pour A. Micha (1), ce récit est une sorte de chastoiement, un « roman éducatif en action ». P. Imbs (2) souligne les préoccupations chrétiennes et sociales de Chrétien décrivant l'éducation de Perceval. R.Lejeune(3) considére le Conte du Graal comme un roman d'éducation écrit à l'intention du jeune Philippe-Auguste sur la demande de Philippe de Flandre. Elle le date donc des années 1178-81, époque à laquelle Philippe de Flandre jouait en quelque sorte le róle de tuteur de l'enfant royal. Elle croit déceler de nombreuses ressemblances entre Perceval et le jeune fils de Louis VII : tous deux, dit-elle, ont un pére infirme, une mére

trop aimante qu'ils font souffrir, tous deux sont volontaires et égoistes, tous deux

connaissent

des

« amours

enfantines » ; et Philippe Auguste passa ses premiéres années à la campagne, aux abords des foréts du Valois. R. Lejeune cite le texte de Rigord oü est contée la mésaventure du jeune roi qui, perdu dans la forét la veille de son couronnement, aurait été retrouvé et sauvé par un (1) Le Perceval de Chrétien de Troyes, roman

éducatif, Lumière

du Graal, pp.122-131. (2) Perceval et le Graal chez Chrétien de Troyes, Bull. Soc. acad.

du Bas-Rhin, 72-74 (1950-52), pp.38-79. (3) La date du Conte du Graal de Chrétien 1954, pp.51-79.

de Troyes, M.A.,

18

Perceval roman éducatif ?

charbonnier ; elle met en rapport cette anecdote avec les errances de Perceval. Chrétien aurait écrit une maniére de Télémaque médiéval, donnant à son héros quelques traits du jeune homme à qui il servirait d'exemple. « Devant une espéce de reflet de sa propre personnalité sur la personne du héros Perceval, le jeune Philippe Auguste devait naturellement s'arréter. Intéressé par ce modèle qui présentait avec lui plus d'une affinité, le prince avait loisir, dés lors, d'observer, de juger, de profiter indirectement des leçons qui étaient données au personnage littéraire. » (4) Malgré tout ce qu'ont de séduisant les rapprochements de R. Lejeune, ils laissent un peu sceptique. Il est troublant en effet de trouver réunis dans Aiol, œuvre dont la

genése est probablement antérieure à la naissance de Philippe Auguste (5) et qui de toute façon n'a pas le moindre rapport avec ce roi, la plupart des termes sur lesquels porte la comparaison. Il faut faire la part des coincidences, celle aussi des lieux communs littéraires. De plus,

ce serait un singulier exemple à donner à un jeune roi que celui d'un nice, déformant dans sa naiveté la plupart des enseignements qu'on lui donne. Et surtout le Perceval ne saurait étre considéré comme un « miroir du prince », car les leçons qu'il contient ne se rapportent jamais directement aux devoirs ni aux fonctions d'un roi. Il est vrai que l'Eglise à partir du XIe siècle a fait, en lui dictant le devoir de protection des « pauvres » (6), participer le chevalier à la fonction royale. Selon l'expression de G. Duby, « de tous ceux que la naissance, la vertu

du sang et la richesse rangeaient parmi les chevaliers, l'Eglise entendait faire ... des espéces de rois, en tout cas les auxiliaires de la paix nouvelle qu'elle préchait, la paix

(4) La date du Conte du Graal, p.69. (5) Aiol est mentionné dans un poéme de Raimbaut d'Orange et ce poéte est mort en 1173 (sur les ressemblances entre la situation de Perceval et celle d'Aiol, cf. pp.114 et s.). (6) C'est-à-dire de tous ceux qui, dans la société, ne portent pas d'armes.

La structure du Perceval

19

de Dieu » (7). Mais si le but est commun, les fonctions

diffèrent : il revient au roi d'ordonner les expéditions. Son |savoir et sa sagesse, tout ce qu'inclut le mot sapientia,trouvent une application essentielle dans la direction de la bataille. La fonction du chevalier est de « servir ». Le rôle du iroi est multiple ; c'est pourquoi les « Miroirs du prince » (8) font tous une large part à l'étude. Ils préparent le fuitur roi à la vie en public, au sein d'une cour qu'il doit diriiger. Ils insistent sur l'exercice de la justice, qui doit étre ferme sans exclure la mansuétude. On chercherait vainement dans le Perceval des considérations de cet ordre. Il reste que les leçons que contient ce roman rassemblent une partie de ce que doit savoir un chevalier, se référent à des principes de sagesse et de morale, que plus qu'aucun autre roman de Chrétien celui-ci fait figure de récit exemplaire : les observations de A. Micha et P. Imbs ne peuvent donc étre négligées. Mais elles appellent des réserves (9) et elles peuvent amener à des conclusions différentes de celles qu'ont formulées leurs auteurs. Il faut dire tout d'abord que le contenu des enseignements directs donnés à Perceval par sa mére, son maitre en chevalerie et son oncle l'ermite, surprend par sa pauvreté. M. Bloch en avait été frappé : « Le plus haut ordre que Dieu ait fait et commandé, c'est l'ordre de chevalerie, dit avec son ampleur coutumiére Chrétien de Troyes. Mais il faut avouer qu'aprés ce préambule sonore les enseignements que son prudhomme donne au jeune garçon par lui armé

(7) G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Paris, Gallimard, 1973, p.82. Cf. Ch. Petit-Dutaillis, La monarchie féodale en France et en Angleterre, Xe-XIIIe siècles, Paris, Evolution de l'humanité, 1950,

pp.87 et 91. (8) Sur les « Miroirs du prince », cf. R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, Paris, Champion,

1963, 3éme partie, t.I, pp.71 et s. (9) Comme l'écrit J. Frappier, « cette vue n'est pas fausse mais incompléte », Chr. de Tr., p.174 ; cf. Chr. de Tr. et le mythe du

Graal, p.72.

20

Les conseils donnés à Perceval

sont d'une déconcertante maigreur. » (10) Or les conseils du prudhomme répétent en partie, Perceval en fait la remarque (v.1672-75), les conseils de la mére. Et ils seront en partie répétés par l'ermite, comme le montre le tableau suivant : Mére Secourir et honorer dames et pucelles

(v. 53342)

Prudhomme

Ermite

Secourir tout homme ou femme, orphelin

Secourir pucelle, veuve ou orpheline en

dame en détresse (v. 1656-62)

détressse (v. 6465 -70)

Entrer à l'église et Aller au moutier prier Aller au moutier ou à l’église ou chapelle Dieu (v.1663-70) au moutier pour prier et pour chaque matin entendre entendre messes et matines (v. 567-572)

la messe (v. 6440-59)

Dans les trois cas ce conseil entraîne un rappel de grandes vérités de la foi chrétienne Se montrer courtois

Ne pas tuer un

Honorer les bons,

en amour

chevalier réduit à

hommes ou femmes

(v. 543-56)

merci, mais lui faire

(v. 6460)

Ne faire compagnie à personne sans demander son nom

grâce (v. 1640-7) Ne pas trop parler (v.1647-56)

Se lever devant le prêtre (v. 6461-64)

(v. 557-62) Fréquenter les prud- Cesser de dire à tout

hommes quine

propos « comme ma

sauraient mal

mère me l'enseigna »

conseiller

(v.1675-88)

(v. 563-6) (10) La société féodale. La formation

des liens de dépendance.

Paris, Evolution de l'humanité, 1939, rééd. Albin Michel 1968, p. 443.

La structure du Perceval

D'autre

part les conseils. répétés ou

2]

non, donnent

à

Perceval des directives qui semblaient aller de soi pour les héros des romans précédents. D'Érec à Lancelot, les chevaliers de Chrétien portent secours à toute jeune fille ou femme en détresse ; un cri dans la forét fait aussitót dévier leur route. La courtoisie en amour, qui implique le respect des volontés de l'aimée, est le propre d'Alexandre, de Cligès, de Lancelot et bien entendu du galant Gauvain. Lancelot sait si bien qu'il ne faut pas tuer un chevalier qui demande gráce qu'il se trouve placé devant un véritable cas de conscience lorsque la Demoiselle à la mule fauve lui demande de trancher la téte de l'adversaire qu'il vient de réduire à merci (v.2779 et s.). Il est vrai qu'Érec ou Alexandre tuent des chevaliers. Mais c'est lorsqu'ils ont affaire, le premier à des brigands, qui ne méritent plus d'étre dits chevaliers, le second à des ennemis du roi pour lequel il combat dans une bataille (11). De maniére générale, les

héros des derniers romans de Chrétien ne tuent presque jamais, sinon des géants et des monstres. Quant à l'assistance à la messe quotidienne, elle est plus rarement mentionnée, mais elle semble naturelle. Érec assiste, avant la joute de l'épervier, à une messe chantée par un ermite et ne néglige pas de donner une piéce à l'offrande (v.697707) ; Yvain assiste à la messe chez ses hótes inquiétants

du cháteau de Pesme Aventure (v.5442-50) ; Lancelot et Gauvain assistent à la messe avant de quitter le cháteau

de la Lance enflammée : L'andemain par matin au jor

la dameisele de la tor lor ot fet messe apareillier ses fist lever et esveillier (v.535-38).

Il semble dans ces deux cas que la messe matinale, mentionnée aprés le repas du soir et le repos de la nuit, faisait partie du cérémonial d'hospitalité. De même, S'arréter pour prier lorsqu'on passe devant une église a (11) Cf. G. Duby, Le dimanche de Bouvines, p.148 : « Présente en

champ clos dans le duel judiciaire, l'intention de mort l'est aussi sur le champ d'une bataille... »

22

Les conseils donnés à Perceval

été mentionné comme une obligation. Lancelot, lorsqu'il arrive auprés du monastére qui renferme en ses murs le Cimetiére futur, ne la néglige pas. Il entre dans l'église pour prier, comme il se doit, commente Chrétien, à moins

d'agir en vilain ou en insensé : Ne fist que vilains ne que fos li chevaliers qui el mostier entra a pié por Deu proier (v.1 840-42).

Ainsi aucun des conseils donnés à Perceval n'apporte d'enseignement neuf pour un familier de Chrétien, si du moins on laisse de cóté des régles de politesse ou de prudence tout à fait secondaires comme se lever devant un prétre ou demander son nom à tout compagnon de voya-

ge. Qu'il

soit

nécessaire

d'enseigner

les rudiments

à un

jeune naif aussi ignorant que Perceval se comprend, mais Chrétien fait progresser son héros sans modifier ni approfondir la teneur des enseignements qu'on lui donne. Comme l'a remarqué J.C. Payen, « dans l'enseignement

de l'ermite il n'y a rien qui soit d'un niveau intellectuel plus élevé que le plus banal des catéchismes » (12). Comment s'expliquer, de la part d'un auteur si soucieux de renouvellement et capable de réflexion profonde, la réitération des conseils et le caractére jusqu'au bout élémentaire de leur contenu si c'est essentiellement la valeur de ce contenu qui importe ? Cette valeur existe, et les conseils contiennent des rudiments nécessairement connus par un chevalier, mais ne seraient-ils pas en méme temps et peut-étre surtout les supports de la narration ? Car à partir de ces conseils se dessine à travers toute l’œuvre un réseau de dépendances entre les éléments qui la composent. C'est pourquoi j'ai cru possible de m'inspirer dans l'étude du Perceval des méthodes d'analyse structurale du récit. Mettre en lumiére la logique narrative permettrait en effet de ne pas exagérer l'importance des éléments qu'elle comporte nécessairement. Comme (12) Le motif du repentir dans la littérature franqaise médiévale

(des origines à 1230), Genéve, Droz, 1967, p.396.

La structure du Perceval

23

l'a écrit T. Todorov, « savoir que telle succession d'actions reléve de cette logique nous permet de ne pas en chercher une autre justification dans l’œuvre » (13). Les éléments qui lui échappent ou la transforment prennent du méme coup une valeur particulière. Or nous trouvons dans une-catégorie de récit qui peut étre qualifiée de rudimentaire, le conte populaire, la mise en œuvre, en tant que support de la narration, du thème des conseils. Les spécialistes du folklore ont inventorié un type de conte qu'ils appellent « conte des bons conseils ». Une confrontation entre l’œuvre poétique élaborée qu'est le Perceval et les constructions simples que sont les « contes des bons conseils » doit permettre de mieux comprendre la composition du Perceval, d'apprécier l'apport personnel et original de Chrétien. Dans des ceuvres qu'il a écrites au début de ce siécle, le spécialiste des études folkloriques qu'était E. Cosquin a donné l'exemple de ce que peut apporter ce genre de confrontation. Il serait aisé d'exposer en usant de la terminologie structuraliste l'important article qu'il a intitulé La légende du page de Sainte Elisabeth de Portugal et le conte indien des bons conseils (14). Dans cet article il montre

en effet que plusieurs récits appartenant à des catégories différentes — légende, « roman » en vers latins, conte à rire — ont en commun

une méme

structure narrative, le

schéma trés simple du « conte des bons conseils », conte de sagesse, sorte d'apologue, qui, selon E. Cosquin,aurait pour lieu d'origine l'Inde. Dans ce type de conte, un personnage reçoit d'un sage une série de conseils. Le sage peut étre un pére, un prétre, un roi etc. Les conseils sont parfois octroyés comme un (13)

Les

catégories

du

récit littéraire,

Communications

1966

{L'analyse structurale du récit), p.132. (14) Etudes folkloriques, Recherches sur les migrations des contes

populaires et leur point de départ, Paris, Champion, 1922, pp.76112. L'étude sur la légende du page et le conte des bons conseils avait d'abord paru sous une forme légèrement plus brève, Rev. des questions historiques, janv. 1903.

24

:

Le Conte des bons conseils

don au héros, d'autres fois ce dernier les a mérités, d'au-

tres fois il les achéte. Dans les épisodes racontés ensuite, il est amené à vérifier leur valeur,soit qu'en les suivant il -échappe à la mort ou à un danger ou encore qu'il fasse fortune, soit qu'il connaisse le malheur ou l'échec pour les avoir négligés. E. Cosquin, étudiant d'abord une légende du XIIIe siécle, celle du page de Sainte Elisabeth de Portugal, montre qu'elle est dépourvue de fondements historiques. Dans cette légende, le ressort principal de l'action est un conseil que le héros avait reçu de son père, celui d'assister à la messe et d'y assister jusqu'au bout. Pour l'avoir suivi scrupuleusement, le jeune page échappe à un piége préparé pour lui, piége terrible puisque ses ennemis devaient le brüler dans un four à chaux. L'étude que fait ensuite E. Cosquin du poéme latin du XIe siècle Ruodlieb est particulièrement intéressante pour notre sujet. Ruodlieb, qui est considéré comme « le premier roman de chevalerie » (15), offre en effet plus d'une analogie avec le Perceval (16). Les cinq premiers (15) Ruodlieb,

dont

le plus ancien manuscrit, vraisemblablement

autographe, est daté de la première moitié du XIe siècle et provient du couvent

de Tegernsee, offre la première mise en œuvre

littéraire du « chevalier errant », au sens propre du terme médiéval, c'est-à-dire du chevalier voyageant pour gagner sa vie comme mercenaire. L'édition la plus récente du Ruodlieb est celle de G.B. Ford, Leiden, Brill, 1966. Traduction anglaise de G.B. Ford, The

Ruodlieb, The first medieval epic of chivalry from eleventh-century Germany, Leiden, Brill, 1965. (16) Outre les ressemblances entre les deux œuvres du point de vue de la structure et de certains aspects du héros, il faut souligner une particularité assez frappante qui a été remarquée par R. Bezzola, Origines de la littérature courtoise, 2ème partie, t.I, pp.134-5. Dans le récit latin, le héros ne porte le nom de Ruodlieb qu'au moment

oü son apprentissage

est terminé, à son retour chez sa

mère (fragment X,v.75). Il sera dés lors constamment désigné par ce nom. Auparavant l'auteur a parlé de lui en employant les termes de exul, exul cliens, miles peregrinus, venator, venator peregrinus, princeps signifer, legatus, missus, internuncius, dominus (relevé de R. Bezzola, /oc. cit.).

a structure du Perceval

25

ragments de ce poéme, qui reste inachevé, racontent le

épart d'un jeune chevalier contraint par l'indigence à hercher hors de sa région l'emploi de ses armes. Il est emarqué par un souverain qui le garde parmi ses chevaers et auprès duquel il s'illustre. Au moment où il doit le uitter pour rentrer chez sa mére veuve et seule, il se voit ffrir en salaire richesse ou sagesse à son gré. Ruodlieb hoisit la sagesse : le roi la lui confére sous la forme de ouze conseils,dont la liste est pour nous assez déconcerante, car des prescriptions solennelles et fondamentales | voisinent avec des recettes insignifiantes (17). La suite e l'histoire, menée selon la technique trés simple du réit à tiroirs, illustre l'utilité de quelques-uns de ces coneils. On apprend aussi, et ce détail a son importance pour

identification d'un schéma emprunté au folklore, que le

oi avait donné de surcroit les richesses, enfermant dans es « pains africains » des rouleaux de piéces d'or. E. 'osquin voit dans ce récit une forme développée de conte es bons conseils, nourrissant sa démonstration de preuves

| convaincantes que ses conclusions semblent désormais cquises. E. Cosquin, enfin, analyse rapidement un conte popuire indien qu'il considère comme une version parodique u conte des bons conseils. Ce théme des bons conseils,

crit-il, « a joui d'une telle popularité dans l'Inde, son lieu "origine, qu'il y a obtenu les honneurs de la parodie. "est une parodie en effet que ce conte où un imbécile ntasse sottises sur sottises, méfaits sur méfaits parce qu'il rend à la lettre les conseils de son pére, dont sa femme arvient finalement à lui faire comprendre le sens figuré » 18). On reconnaít d'aprés cette description une des vaiétés de contes dont le héros est un nigaud, un simple.

'elleci est toujours fort répandue dans le répertoire des ontes pour enfants. Le terme de « parodie » qu'emploie ji E. Cosquin me semble demander à être précisé. Pour | 7) Le texte de ces conseils est donné en appendice, pp.371-373. 18) Op. cit., p. 105. Le conte en question a été traduit par J. linton Knowles : Folktales of Kashmir, Londres 1888, p. 243.

26

Le Conte des bons conseils |

reprendre la définition qui en a été donnée parP. Zumthor, « la parodie est une opération seconde qui prend son point de départ dans une technique donnée mais la dénature » (19). En quoi l'histoire du nigaud qui comprend mal les conseils dénature-t-elle le schéma général du conte des bons conseils ? Par le fait qu'elle recherche, à partir de ce schéma d'apologue moralisateur,un effet tout différent : elle ne veut pas enseigner, mais provoquer le rire. Les conseils donnés n'en restent pas moins excellents, mais, sans songer à l'intérét qu'ils présentent, on rit du

personnage qui ne sait pas les comprendre ni les appli- quer. L'effet comique est obtenu par des décalages dans le champ d'application des préceptes, des quiproquos, ou de simples jeux de mots. S. Thompson consacre un chapitre de son étude générale sur le conte populaire au Conte des bons conseils (20). Il conclut, comme l'avait fait E. Cosquin, à l'origine orientale de ce conte ; on le rencontre trés tót, dit-

il, dans le répertoire de l'Occident ; il figure fréquemment dans les recueils d’exempla du Moyen Age (21) ; on le trouve dans le De nugis curialium de Gautier Map (22), oü il est malheureusement trés incomplet par suite d'une lacune du manuscrit, et dans les Gesta Romanorum (23). A. Aarne et S. Thompson séparent dans leur /ndex des types de contes populaires (24) « les bons conseils » (25) (19) Langue et technique poétiques à l'époque romane (XIe-XIIe siècles), Paris, 1963, p. 93. (20) The Folk-Tale, New York, 1946, pp.163-4 : « Clever Counsels », avec indications bibliographiques. (21) Cf. F.G. Tubach, /ndex exemplorum, F.F.C., Helsinki 1969, n°1282 : Counsels, three, given to son ; n°72 : Advice of father

tested ; n°70 : Advice given ; n°71 : Advice kept in heart. (22) Ed. M.R. James, Oxford 1914, dist. II, XXXI, pp. 102-103. (23) Ed. Oesterley, n°103. (24) The types of the Folk-Tale, F.F.C., Helsinki 1964. (25) Les contes des bons conseils sont inventoriés sous le n°910 : 910 : Precepts bought or given prove correct ;

910 A : Wise through experience ; 910 B : The servant's good counsels.

La structure du Perceval

27

et les « conseils mal compris » (26). Cette dissociation

facilite sans doute le classement et aussi l'utilisation de l'Index. Elle n'en est pas moins contestable car elle semble suggérer qu'il s'agirait de deux thémes différents, alors qu'il s'agit en fait de traitements différents d'un méme théme. Le roman de Perceval ne contient pas une, mais trois séries de conseils, la mére, le prudhomme et l'ermite apparaissant comme trois visages successifs du sage conseiller. La premiére partie du roman est construite pour l'essentiel autour des recommandations que fait la mére au départ du jeune garcon. Les vers 69-634 sont consacrés à la préparation de ce départ et au récit des derniers moments qui le précédent, dans lequel sont insérés les conseils de la mére. Les vers 1407-17 apparaissent comme la limite de cette premiére partie. Gornemant de Goort, en effet, conclut sur la qualité des enseignements donnés par la mére: Beneoite soit vostre mere

Car ele vos conseilla bien (v.1408-9), et annonce qu'il va de son cóté donner un enseignement à

Perceval. Au jeune homme qui lui demande l'hospitalité il répond : Molt volentiers... Mais que vos m'otroiez un don Dont grant bien venir vos verrés

— Et quel ? fait-il — Que vos querrez

Le conseil vostre mere et moi (v.1413-17). Mais la mise en pratique par le jeune homme des conseils reçus a jusqu'ici été désastreuse du fait de sa sottise de béjaune. Ainsi, comme sa mère lui avait conseillé de ne pas passer auprés d'une église sans aller y prier, Perceval s'est empressé d'entrer dans ce qu'il croit étre une église

et qui est en fait une tente. C'est une correspondance de mots qui a dü faire naítre l'idée de la confusion de Perceval entre une église et une tente. Car l'église et la tente, si différentes au XIIe siècle (26) The misunderstood precepts : n*915 A.

Fonction des conseils dans le roman

28

dans leur aspect et leur destination, n'ont alors en commun que le mot latin tabernaculum qui désigne l'une et une partie essentielle de l'autre, le tabernacle. Le passé biblique était assez présent à l'esprit des intellectuels du XIIe siècle pour qu'ils fussent conscients de la continuité qui relie l'église de pierre de leur temps et la tente où reposait l'arche d'alliance pendant le séjour des Israélites dans le désert. Comme l'écrit à maintes reprises Pierre de Poitiers dans l'un de ses commentaires sur l'Ancien Testament, « Tabernaculum est ecclesia in qua Deus habitat » (27). Il me parait probable que Chrétien a bâti cette scéne à partir d'un jeu de mots de clerc. Serait-ce aller chercher trop loin que de voir parmi les connotations de ce jeu de mots quelque allusion aux confusions de la société courtoise entre l'amour sacré et l'amour profane, amour

profane

plaisamment

accompagné,

ici, d'exigen-

ces alimentaires ? La mére avait donné des conseils sur la maniére de se conduire courtoisement avec les femmes (v.543-56). Perceval se comporte avec la jeune fille de la tente comme si, incapable de comprendre et de retenir un aussi long discours, il n'en avait en téte que des bribes. Il entre dans la tente en clamant : Pucele je vos salu Si com ma mere le m'aprist. Ma mere m'ensaigna et dist

Que les puceles saluaisse En quel que liu que jes trovaisse (v.682-86)

Ensuite, il embrasse

d'autorité la jeune fille, transfor-

mant en ordre ce qui n'était que permission et oubliant la condition qu'avait mise la mére, le consentement de celle qui est requise d'amour : Ains vos baiserai,par mon chief, Fait li valles, cui qu'il soit grief,

Que ma mere le m'ensaigna (v.693-95) . (27) Petri Pictavensis Allegoriae super tabernaculum Moysi, éd. P.S. Moore et J.A. Corbett, Notre Dame, Indiana, 1938. Cette phrase, qui revient assez souvent dans le développement, se trouve

en particulier p.110.

_a structure du Perceval

29

C'est encore en oubliant une condition, Se par amor ou par proiere

Le vos done (v.552-53) t de plus en interprétant à sa maniére le verbe prendre,

juil s'autorise à s'emparer d'un anneau qu'on ne lui offre Jas. Encor me dist, fait il, ma mere

Qu'en vostre doit l'anel presisse Ne que rien plus ne vos fesisse. Or cha l'anel ! jel weil avoir ! (v.712-15)

a mère de Perceval n'avait pas ordonné de s'emparer de

'anneau, mais seulement permis de le recevoir : Chrétien oue sur deux sens différents du verbe prendre (28).

Cette courte scéne nous donne donc un exemple relatiement facile à analyser de la maniére dont Chrétien met n ceuvre le théme du bon conseil, en dénaturant son aplication par les bévues d'un naif qui ignore tout du monle dans lequel il est introduit. Tous les conseils maternels n'ont cependant pas été mal ompris par Perceval : il a su reconnaítre comme un de ces rudhommes dont sa mère lui recommandait la fréquentaion le sage Gornemant de Goort, et le saluer avec respect: Li valles a bien retenu Ce que sa mere li aprist Car il le salua et dist : « Sire, ce m'ensaigna ma mere » (v.1360-63).

Et il n'oubliera pas de lui demander son nom : Sire ma mere m’ensaigna Qu'avec home n'alaisse ja, Ne compaignie n'i eüsse

Granment, que son non ne seüsse. Et s'ele m'ensaigna savoir, Je weil le vostre non savoir (v.1541-46).

Pourtant, méme quand il agit raisonnablement, il reste idicule parce qu'il continue d'accompagner toutes ses

28) Ce jeu de mots sur le verbe prendre a été signalé par Ph. fénard, Le thème comique du nice dans la chanson de geste et le oman arthurien, Boletin de la Real Academia de buenas letras de 'arcelona, XXXI, 1965-66, p.183, n.36. \

30

Fonction des conseils dans le roman

actions de la récitation du conseil qu'elles suivent, sans oublier d'ajouter la référence à sa mére. C'est pour lui éviter de se faire considérer comme un nigaud que Gornemant lui interdit de citer constamment les propos de sa mére. Cette analyse permet peut-étre de préciser la forme que prend dans la structure du roman le róle du nice, dont

J. Frappier écrit qu'il est « traité de façon savoureuse et souple », selon « une gradation fine et concertée » (29). C'est, outre les gaucheries et les fautes dans le comportement, la mauvaise compréhension des conseils reçus qui permet à Chrétien de présenter son personnage comme un nigaud. La disparition progressive de ces naivetés produit un changement de ton, permet une gradation dans le traitement du héros. Perceval cesse d'étre ridicule en méme temps que se modifie la mise en ceuvre du théme du bon conseil, qui passe progressivement du mode parodique au mode sérieux. ll y a certes des épisodes de première importance qui n'ont aucun rapport avec les conseils donnés, l'arrivée par exemple de Perceval à la cour d'Arthur, son combat avec le Chevalier vermeil. Ces événements font partie de la trame nécessaire de l'action. On pourrait les classer dans le groupe de ce que V. Propp appelle « les éléments auxiliaires servant de liaison entre les fonctions » (30). Mais on ne rendrait pas compte ainsi de leur originalité ni de leur diversité. Perceval n'est pas la simple transcription d'un conte oral, mais un texte littéraire, un roman. A la différence du conte, la plupart du temps schématique et évoluant dans un monde particulier où la vraisemblance importe peu, le roman développe le détail, justifie les déplacements et les actes de ses personnages, se soucie de la vraisemblance, du moins de la crédibilité des histoires qu'il raconte. L'histoire de Ruodlieb n'est, elle aussi, rattachable que partiel(29) Chr. de Tr., p. 185. (30) Morphologie du conte, traduction française, Paris, Seuil,1970.

p.86.

La structure du Perceval

31

lement au schéma du conte des conseils. Beaucoup d'épisodes débordent ce schéma, que l'auteur ait dü les conter

pour garder à son récit vraisemblance et cohésion, ou qu'il les ait ajoutés pour embellir son ceuvre. La seconde partie du Perceval, qui s'achève au moment

où Perceval se sépare des chevaliers d'Arthur pour partir de son cóté à la recherche des secrets du cháteau du Graal (v.4740), me semble composée à partir de l'enseignement de Gornemant de Goort. D'une part, en effet, celui-ci fait chevalier le jeune héros en le revétant solennellement des armes dont il s'était emparé et lui apprend à les utiliser avec habileté et discernement ; dans ce domaine l'enseienement donné et la conduite de l'action se confondent. Perceval devient capable de combattre, il le montrera à maintes reprises. Il applique scrupuleusement les préceptes que lui a inculqués le prudhomme, il sait dorénavant faire

gráce à l'adversaire qu'il a réduit. Gornemant avait répété l'enseignement de la mére concernant l'aide aux pucelles désemparées et le respect de la femme. Perceval agit comme il le doit en secourant

Blanchefleur ; il est vrai que

dans ce cas l'habileté de la jeune fille et la force de l'amour qu'elle sait éveiller en lui l'aménent, mieux que tous les conseils, à se comporter en chevalier digne de ce nom. C'est de lui-méme qu'il se portera au secours d'une malheureuse, réparant sans le savoir ses torts envers elle puisqu'elle n'est autre que la jeune fiile de la tente dont il avait causé les souffrances. Perceval, aprés son séjour chez Gornemant, est capable de se conduire en chevalier. Il reste en lui pourtant des traits de naiveté. Il est un conseil de Gornemant qu'il sera incapable d'appliquer avec discernement, celui de ne pas trop parler. Ce conseil, que le prudhomme avait formulé en termes trés mesurés, développe un adage banal de la sagesse commune : Ne ne parlez trop volentiers. Nus ne puet estre trop parliers Qui sovent tel chose ne die Qui torné li est affolie Car li sages dit et retrait : « Qui trop parole il se mesfait » (v.1648-54).

32

Fonction des conseils dans le roman

On comprend l'utilité de cette legon aprés avoir souri de toutes les remarques enfantines de Perceval : l'adolescent semblait jusqu'ici ne penser qu'à haute voix ! Il sera désormais si soucieux d'obéir que, poussant à l'extréme la recommandation de Gornemant, il ne parlera plus du tout. Son silence absolu étonnera les compagnons de Blanchefleur : Diex ! fait chascuns, molt me merveil Se cil chevaliers est muiaus... (v.1862-63)

L'adjectif « muiaus » (muet), répété au vers 1868, fait sourire. Il pourrait traduire simplement l'embarras

d'un jeune homme timide. Mais Chrétien le met clairement en rapport avec les paroles de Gornemant : Por che de parler se tenoit Que del chastoi li sovenoit Que li preudom li avoit fait (v.1857-59)

La jolie Blanchefleur saura faire parler Perceval. Mais la scéne du silence recommencera au Cháteau du Graal, traitée sur un autre mode, et cette fois elle fera le malheur du nice. Ne li valles ne demanda Del graal cui on en servoit. Por le preudome s'en tenoit Qui dolcement le chastia De trop parler,et ilia Toz jors son cuer, si l'en sovient Mais plus se taist qu'il ne covient (v.3292-98).

Dans ce que j'ai appelé les deux premiéres parties du roman, les conseils donnés par la mére et par le prudhomme ont donc tous trouvé leur illustration à l'exception d'un seul, largement développé pourtant par la mére et repris par Gornemant, l'invitation à prier et à entendre messes et matines dans les églises ou les moütiers. Chrétien ne l'a jusqu'ici fait intervenir que pour introduire l'épisode de la tente. Il n’y a aucune correspondance entre le contenu de la leçon maternelle et la bévue de Perceval, en dehors du quiproquo sur un mot. C'est dans l'épisode de la rencontre avec l'ermite, épisode constituant une

a structure du Perceval

33

1ouvelle partie du récit, que sont illustrés les conseils ouchant aux devoirs religieux. L'ermite reprend en effet 'enseignement de la mère. Il l'illustre par la pratique. Il élèbre la messe devant Perceval qui comprend enfin la ignification du saint sacrifice. Il précise que l'assistance 1 la messe doit étre quotidienne et qu'aucune circonstance e doit en détourner : Et va en non de penitance A] mostier ainz qu'en autre leu Chascun main, si i avras preu ; Ja nel laissier tu por nul plait. Se tu iez en liu ou il ait Mostier, chapele ne perroche Va i quant sonera la closche Ou ainçois se tu iez levez ; Ja de che ne seras grevez, Ainz en iert molt t'ame avanchie. Et se la messe est comenchie,

Tant i fera il meillor estre ; Tant i demeure que li prestre Avra tot dit et tot chanté (v.6442-55).

L'ermite explique à Perceval les raisons de son échec au :háteau du Graal : c'est parce qu'il n'était pas en état de zrâce qu'il n'a pas été capable d'interpréter le conseil de GSornemant de Goort. Le péché lui avait óté ce don de compréhension que les théologiens du temps de Chrétien 'omptaient parmi les « sept dons du Saint Esprit ». Comne l'a bien vu J. Frappier, « le défaut de discernement qui dans l'ordre de la psychologie a empêché Perceval de

Joser la question libératrice correspond à l'absence de la 'ráce dans l'ordre religieux » (31). Perceval abandonnant a mére avait manqué à l'un des commandements de Dieu ; depuis son départ de la Gaste Forét il vivait en état le péché, et, partant, s'était condamné à la pénombre de 'esprit. Ainsi est expliquée a posteriori sa malchance.

L'arrivée de Perceval à l'ermitage est introduite par une ndication qui mérite d'étre examinée. Chrétien nous dit

(31) Chr. de Tr., p. 173.

Fonction des conseils dans le roman

34

que Perceval avait « perdu la mémoire », et de ce fait oublié Dieu et ses devoirs envers lui : Perchevax, ce nos dist l'estoire, Ot si perdue la miemoire Que de Dieu ne li sovient mais. Cinq fois passa avriels et mais, Ce sont cinc an trestot entier, Ains que il entrast en mostier Ne Dieu ne sa crois n'aora (v.6217-23).

Or, si l'on s'en tient au texte de Chrétien, quelle con-

naissance

Perceval

avait-il de Dieu

sinon celle que lui

avait donnée sa mére ? Qu'aurait-il dû avoir en mémoire sinon le conseil, formulé successivement par la mére et

par le prudhomme, d'entrer dans les églises pour prier et entendre la messe ? Lorsque l'ermite indique à Perceval la voie du rachat, il lui dit qu'il pourra encore retrouver « les gráces » qui étaient les siennes autrefois. L. Foulet traduit par « vertus » ce terme difficile à interpréter. Je proposerais plutót le sens de « bonnes dispositions », de « possibilités accordées par Dieu ». Quoi qu'il en soit, quel peut étre ce temps heureux oü toutes ces « gráces » étaient en lui, sinon le temps de la Gaste Forét, le temps d'avant le péché ? Chrétien nous laisse, en fait, dans l'ignorance de ce qu'a été la vie religieuse de Perceval entre le moment oü il quitte sa mére et sa sortie du cháteau du Graal. Il y avait au moins une église sur le passage du jeune homme, dans l'enceinte du château de Blanchefleur, puisque Chrétien décrit la double procession des moines et des moniales venus dire adieu et rendre gráces à Perceval. Chrétien

n'a fait aucune

allusion, à cette occasion, aux

priéres ni aux messes. Il a pourtant prété à son héros dans ce passage des propos de chrétien cultivé ! Ne quidiez vos que ce soit bien Se je ma mere veoir vois ? Et s'ele est vive, j'en ferai Nonain velée en vostre église ; Et s’ele est morte, le servise

La structure du Perceval

33

Ferois por s'ame chascun an Que Diex el sain Saint Abrahan Le mete avec les piues ames (v.2956-67).

Perceval aurait connu les vertus de la priére pour le repos de l'áme des défunts, aurait été capable d'employer image du « sein d'Abraham » pour suggérer le repos des lus ? La beauté poétique du roman stimule l'imagination :t l'on peut recréer une vie religieuse de Perceval. Mais on peut aussi penser à une inconséquence de Chrétien. Il est moins difficile d'expliquer les raisons pour lesuelles Perceval dit avoir oublié Dieu aprés son passage

hez le Roi Pécheur. C'est à ce moment-là, confiera-t-il à l'ermite, que le désespoir entra en lui : Si ai puis eü si grant doel Que mors eüsse esté mon wel Que Damedieu en obliai, Ne puis merchi ne li criai

Ne ne fis rien que je seüsse Por coi jamais merchi eüsse (v.6381-86)

(J'ai bien souffert depuis, jusqu'à désirer la mort, au ooint que j'en oubliai le Seigneur et qu'ensuite je n'imploai pas sa pitié ni ne fis rien à mon escient par quoi j'eusse nérité cette pitié.) « Si on suivait ce texte au pied de la lettre », commen-

le J.Ch. Payen, « il définirait une véritable crise de révolte religieuse suscitée par une violente douleur morale qui auait jeté Perceval au bord du suicide » (32). Que ces vers

Content une crise de douleur morale.c'est incontestable, nais il me semble inexact de dire que leur sens littéral suggère une crise de révolte religieuse. En matière de reliion, c'est plutôt ici d'oubli qu'il faudrait parler à noueau, un oubli entraíné précisément par la douleur morale. J.Ch. Payen écrit du reste en approfondissant le sens du Jassage que cet « oubli de Dieu semble relever de la seule ndifférence et de la seule inconscience » (33). Perceval, jue le cortége du Graal avait intrigué mais non ému, a ‘té en revanche bouleversé par le discours que lui a tenu la

(32) Le motif du repentir, p.397. (33) Op.zcit.3 p.398;

36

Fonction des conseils dans le roman

Pucelle en deuil rencontrée au sortir du cháteau, sa mystérieuse cousine. Non seulement elle lui a appris qu'il s'était mal conduit : Or sachiez donques Que molt avez esploitié mal (v.3554-55)

mais elle lui a révélé aussi que son échec aurait des conséquences terribles Mais or saches que maint anui En avenront toi et autrui (v.3591-92)

Enfin, et là est peut-étre le plus grave, elle a jeté sur Perceval une véritable malédiction. Elle a attaché le malheur au nom de Perceval . Ce nom, Perceval venait à l'instant de le découvrir. Il le prononce donc pour la premiére fois au terme d'une aventure manquée. Nous avons vu combien il était grave pour un chevalier de salir son nom en l'associant à un échec. Perceval doit réparer. Il croit pouvoir le faire gráce à ses talents de chevalier. Mais la disgráce attachée à son nom sera cruellement renouvelée,à l'instant méme où il le prononcera dans la gloire à la cour d'Arthur, par la Demoiselle hideuse qui le bafouera publiquement en révélant l'échec au château du Graal. Perceval n'aura plus alors d'autre ressource que de tenter à nouveau l'aventure une premiére fois manquée. Il multipliera prouesses et combats au long de toutes les routes qu'ouvrira devant lui le hasard, mais ne retrouvera pas le cháteau du Graal. Tout à la recherche passionnée de ce chemin perdu, il oubliera ses devoirs de chrétien. Par l'état de misére morale et d'égarement dans lequel se trouve Perceval au moment oü il rencontre les pénitents, ayant méme perdu la conscience du temps, Et cil qui n'avoit nul espans De jor ne d'eure ne de tans,

Tant avoit en son cuer anui, Respont : « Quels jors est il donc hui ? » (v.6261-64)

Chrétien a montré combien est grave l'oubli des devoirs envers Dieu.

La structure du Perceval

;

By

Tout le roman se déroule donc comme si Chrétien avait réservé pour un chapitre postérieur l'illustration des conseils dont il n'avait pas encore parlé, ceux qui traitent des devoirs religieux. L'ermite rappelle ces conseils, ramenant Perceval à la foi simple que lui avait inculquée sa mére. L'échec au cháteau du Roi Pécheur, révélé au héros dans

les deux rampognes successives qu'il reçoit, est le lien utilié par Chrétien pour introduire son chapitre. Pour avoir oublié à la suite de cet échec le plus important des conseils qu'il avait reçus, Perceval était devenu « un soudard borné » (34), un étre sans joie et presque sans pensée. Je conclurai donc que le Perceval présente la structure d'un conte des bons conseils. Le schéma de base a été, comme il est normal de la part d'un auteur tel que Chrétien, largement développé, compliqué, étoffé, chargé d'un sens nouveau. Mais on peut le retrouver dans l'organisation du récit comme E. Cosquin l'a retrouvé dans Ruodlieb. Je ferai remarquer en faveur de cette conclusion que les conseils donnés à Perceval (35), en dehors de ceux qui se référent aux lois de la chevalerie, se retrouvent à peu prés tous dans les contes populaires. «Ne faire compagnie à personne sans demander son nom », « Ne pas trop parler », « Assister à la messe » comptent parmi ceux qui sont le plus souvent mis en ceuvre (36). Et la recommandation d'assister à la messe jusqu'au bout : Tant i demeure que li prestre Avra tot dit et tot chanté (v.6454-55)

pourrait

étre sortie d'un de ces contes aussi bien que

(34) L'expression est de P. Gallais, C.R. du livre de J.Ch. Payen, Le motifdu repentir, CCM 1972, p.69. (35) Cf. le tableau p.20. (36) Cf. A. Aarne et S. Thompson, The types of the Folktale, FFC, Helsinki 1964, p.313 : The good precepts, n* 910 910A 910B 910E 910K 911 915A. Noter en particulier les motifs J2111 : « Do not walk half a mile with a man without asking his name » ; J21-17 : « Stay at church till mass is finish. » Pour le conseil de ne pas trop parler, on le trouve dans les contes popu-

laires que nous citons ci-aprés, et qui n'ont pas été recensés par A. Aarne et S. Thompson.

Place de l'épisode du Graal

38

d'un manuel de piété : on a vu l'importance qu'avait cette recommandation dans la légende du page de Sainte \ Elisabeth de Portugal étudiée par E, Cosquin.

^—

Dans le schéma, l'aventure du Graal vient à sa place,

illustrant la nécessité de comprendre et d'interpréter les conseils reçus au lieu de les appliquer à la lettre. Parce qu'elle est une aventure manquée, ses conséquences seront pour l'histoire du héros trés importantes. Mais ces conséquences sont indépendantes de sa signification. Elle ne me semble pas commander la structure du roman qu'elle domine par sa beauté.

M

x

Si du point de vue de la structure narrative, le Perceval est construit comme un « conte des bons conseils »,

comment

comprendre, tant sa nature paraît différente,

que l'aventure du Graal ait pu trouver sa place dans un tel cadre ? Le cháteau du Roi Pécheur et son mystérieux cortége ont été décrits par Chrétien avec tant de bonheur,

ils ont si souvent inspiré les poètes, du XIIe au XXe siècle, qu'il semble quelque peu sacrilége de faire entrer dans un schéma de conte populaire ce qui s'est imposé comme un mythe. Pourtant.

l'aventure du Graal est rattachée au début du récit par le motifde « la question à poser » et ce motif se rencontre dans les contes. C'est ainsi que dans une série de contes merveilleux

(37) irlandais et gallois, une question

mal posée entraîne la disparition du palais de l'Autre Monde (38). A. Pauphilet avait cru retrouver dans ce type de

récits, qui est celui des légendes de la ville d'Ys, le théme (37) Comme

le rappelle V, Propp, « la division la plus habituelle

des contes est celle qui les partage en contes merveilleux, contes de moeurs, contes sur les animaux », Morphologie du conte, p.12. (38) CE, RS. Loomis, Arthurian tradition and Chrétien de Troyes,

New York 1949, pp. 382-383.

La structure du Perceval

59

essentiel du Conte du Graal. Yl interprétait l'aventure au cháteau du Roi Pécheur comme une « résurrection manquée » (39). © J. Marx a critiqué cette explication : « En réalité il ne s'agit là », écrit-il, « que d'un théme particulier dans le vaste schéme de la légende du Graal qui a une tout autre ampleur et une tout autre richesse » (40). Pour J. Marx, l'épreuve que constituent les questions à poser fait partie d'un vaste schéme légendaire reflétant et exprimant « un fond (sic) d'institutions morales, juridiques, religieuses, qui étaient l'essence méme du monde celtique » (41). Les questions, à son avis, appelaient des réponses. Et ces réponses auraient donné au héros du Graal le moyen de maitriser les causes d'une geis (42), d'un interdit placé

sur le pays à délivrer : « — Qui l'on sert du Graal ? » La

réponse eüt nommé le vieux roi et du méme coup investi son successeur. Car « la royauté est libérée par la question ; elle est en méme temps dévolue » (43). « — Pour-

quoi la lance saigne-t-elle ? » La réponse à cette question paraît à J. Marx trés claire. La lance, à l'origine de la légende, aurait été celle qui avait frappé le roi infirme. Perceval aurait été amené à le venger et à le guérir. « Qui pose les questions éclaire et découvre pour lui-méme et pour les autres ces voies qui conduisent au rétablissement de la souveraineté » (44). L'étude de J. Marx apporte sur les légendes celtiques des réflexions du plus haut intérét. Elle place l'ensemble (39) A. Pauphilet, Au sujet du Graal, Romania LVI (1940), pp. 289-321 et pp. 481-504 ; repris dans Le legs du Moyen Age, Paris, 1950. (40) La légende arthurienne et le graal, Paris, 1952, p.149, n.3. (41) Op. cit., p. 312. (42) J. Marx définit ainsi la geis : « La geis est à la fois une de-

mande-priére et une injonction défendant à une personne de faire ou lui imposant de faire sous peine de conséquences désastreuses. C'est aussi une condition, un lien, un ban, un charme, un décret

magique... » Lég. arth., p. 81. (43) Lég. arth., p. 277.

(44) Op.cit., p.279.

Place de l'épisode du Graal

|

40

des légendes du Graal sur un fond mythique qui en enri.chit singulièrement l'interprétation. Mais elle s'applique difficilement au texte méme de Chrétien. Dans ce texte, c'est un javelot, sans rapport avec la lance sanglante, qui a blessé le Roi Pécheur. Le théme de la terre stérile, la terre gaste, est beaucoup moins net dans le Perceval que J. Marx ne le laisse croire. Du reste, comme l'a souligné J. Vendryes, l'association entre l'intégrité du roi et la prospérité de sa terre et inversement entre les malheurs du roi et la ruine de son royaume, est « une tradition de folklore universel » (45). Enfin, rien ne dit dans le roman de Chrétien que Perceval était destiné à succéder au Roi Pécheur. Méme lorsque l'ermite apprend au jeune homme que ce dernier est son cousin, il ne fait pas la moindre allusion à une succession possible, ni méme à la fonction royale. A vrai dire, il semble que Chrétien n'ait rien à ajouter à ce que nous savions déjà des deux rois, bien peu de chose en somme. On peut objecter à J. Marx que si pour l'étude anthropologique des mythes et des légendes il est peut-étre légitime de considérer comme un ensemble les différentes versions du conte du Graal, du point de vue de la recherche littéraire, chacune d'entre elles forme un tout. Telle version nouvelle, — le Parsifal ou la Queste du Graal par exemple, est une création nouvelle. Il est bien arbitraire de supputer les sens des réponses qui auraient été données au Perceval de Chrétien d’après la Continuation de Manessier ou l’œuvre de Wolfram d'Eschenbach. D'ailleurs, comment peut-on savoir si ce n'était pas, plutót que les réponses aux questions, le fait méme de poser des questions qui importait ? Et il est tout aussi arbitraire d'affirmer que le Conte du Graal a été construit sur le schéme d'une légende celtique si on ne peut se référer à aucune source textuelle unifiée. « Peut-étre

schéme

», affirme J. Marx dans sa conclusion, « le

de l'histoire que nous avons retracée n'a-t-il ja-

mais été explicitement écrit tout au long dans des textes ; (45)

J. Vendryes,

Graal, p. 77.

Le

Graal

dans

le cycle breton,

Lumiére

du

:

La structure du Perceval

41

sans doute en tout cas n'a-t-il jamais été rédigé sous la forme quelque peu systématique que nous avons dü lui donner pour l'éclairer et éclairer par lui des problémes jusque là insolubles. Mais il existait, comme nous l'avons déjà dit, il soutenait et portait tous ces récits » (46). On

voit combien est subjective une telle conviction. M. de Riquer (47) et plus récemment E.J. Weinraub (48) ont expliqué le motif de la question à poser en l'intégrant dans une interprétation religieuse du repas chez le Roi Pécheur. Ce repas aurait eu pour modèle premier un élément du rituel hébraique. E.J. Weinraub décrit une cérémonie religieuse restée vivante dans les communautés juives et qu'i a pu observer lui-méme dans la communauté de Brooklyn, l'Hagada de la Páque. Au cours du repas familial célébrant la Páque juive, le plus jeune des participants devait poser des questions qui donnaient au chef de famille l'occasion de rappeler — comme le prescrit le texte de l'Exode (13,8) — les événements du passé des Hébreux. Le récit entrainait une réflexion sur ce passé et une méditation salutaire. Il en eüt été ainsi dans le cas de Perceval dont l'áme obscurcie par le péché se serait ouverte à la lumière. Ces rapprochements sont fort intéressants. Ils expliqueraient que Chrétien ait fait de Perceval le neveu et le cousin des deux rois du Graal. Ils mettent en rapport les questions à poser et l'aspect liturgique du cortège du Graal. Ils rendraient compte des passages réitérés de ce cortége dans la salle du repas, qui, selon cette explication, seraient des appels au jeune Perceval, des incitations à poser les questions attendues. Mais deux objections graves,

et méme,

me

semble-t-il, rédhibitoires

se

(46) Lég. arth., p.312. (47) Interpretación cristiana de « Li contes del Graal », Miscelanea filológica dedicada a Mons. A. Griera, I, Barcelone 1960, pp.209-

283. (48) Chretien's

Hebraic ronéot).

sources,

Grail

: a new

investigation

Ithaca, Cornell

Univ.,

based upon medieval

1970

(thése de Ph. D.

e é s o p n o i t s e u q la e d f Le moti

42

é r h C e u q re oi cr t n e m m o c , d r o b a ' D . ót it ss au t n e t n e prés s ur ie us pl à té ci ro fé et s i r p é m ec av s if Ju s de e rl pa i qu tien, s e u q i t a r p x au r e t n u r p m e u p t ai e, nt co le s n a d es repris s le r Ca ? n a m o r n so de l ra nt juives l'esprit de l'épisode ce nt so ne e n g a p m a h C de s if Ju s le ec av n e i t é r h C de s t r o p p a r , e k n e l K A. et s e m l o H T. U. pas démontrés, et la thése de ti er nv co if ju un t ai ét n e i t é r h C e u qui cherche à prouver q . 0) (5 e r c n i a v n o c r u o p e é y a t é t n e m m a s i f f u s s pa t es n' (49), usa ne if ju el tu ri le ec av t n e m e h c o r p p a r le , rt pa e tr au D' re ét u p t ai r u e h c é P i o R u d on is ér gu la e u q r e u q i l p x e it ra rte in e ir fa ns sa al ev rc Pe de s n la conséquence des questio x. eu ll ei rv me le ou e cl ra mi le venir le e tr en t e l i h p u a P A. r Les comparaisons proposées pa n a m on ti ec rr su ré la de « es nt co s le et l aa Gr u d e Cont au d' ec av r e t n o r f n o c de te ri mé le s n i o m u d t en ai av » e é u q ipl ex e ut to à e ll be re , en li ce e p y t e m é m u d s e l p m e x e es tr s n o i t s e u q s de r se po de it fa le it un i qu e, ll ne on ti ra cation : e rm fi in un d' n o s i r é u g la et Ha ! Perchevax maleürous Come ies or mal aventurous Quant tu tot che n'as demandé ! Que tant eüsses amendé Le buen roi qui est mehaigniez Que toz eüst regaaigniez

Ses membres et terre tenist

Et si grans biens t'en avenist ! (v.3583-90).

s le ro pa les t in po ce sur et , ue iq ys ph é it rm fi désigne une in : s ire cla us pl re co en nt so e us de hi le el is mo de la De Li riches rois qui moult s'esmaie Fust ja toz garis de sa plaie (v.4671-72).

(49) U.T.

Holmes,

Sister

the Grail, Chapel

M.A.

Klenke.

Hill, University

O.P.,

Chrétien,

of North Carolina

Troyes;

Press,

and 1959. (50) Les objections à cette thése, que formule J. Frappier : « Le Conte du Graal est-il une allégorie judéo-chrétienne ? » : R.Ph., idéc t son 1, 1-3 pp. 6, 196 , XX h. R.P et 3 -21 179 pp. 2, XVI, 196 sives.

La structure du Perceval

43

Une telle liaison reléve de la logique particuliére des contes merveilleux. Il faut pour l'accepter, cette « démission volontaire de l'incrédulité » (51) qui est celle du lec-

teur de contes. « Les contes, écrit V. Propp (52), ont une particularité : les parties constitutives d'un conte peuvent étre transportées

sans aucun

changement

dans un autre con-

te. » Cette constatation améne V. Propp à considérer comme imparfait le classement qui sépare les contes merveilleux des contes de mœurs ou des contes d'animaux. Tel élément caractéristique du conte merveilleux peut étre rencontré dans n'importe quel genre de conte. Le contenu de l'ensemble des récits que sous-tend le schéma du conte des bons conseils invite à classer ce dernier parmi les contes de mœurs. Mais un élément propre au conte merveilleux peut fort bien dans certaines familles de contes des bons conseils s'intégrer à la structure d'ensemble. C'est pourquoi il m'a paru intéressant de faire une recherche systématique parmi les récits présentant le schéma du conte des bons conseils, dans l'espoir de trouver une formule de ces contes qui aurait pu comporter un épisode ayant quelque rapport structurel avec l'aventure du Graal (53). Mon attention a été arrétée par un groupe de contes populaires appartenant au folklore du Midi de la France, dont le déroulement fait intervenir, comme le Perceval, mais sous une autre forme, le motif de la ques-

tion posée. Ces contes ont été consignés à une date récente. Et il peut paraítre critiquable d'établir une comparaison entre un roman du XIle siècle et des contes enregistrés de nos jours. Néanmoins leur vie dans la culture populaire remonte peut-étre à un passé fort lointain ; ils peuvent étre plus anciens dans leur teneur que tel récit fixé littérairement (51) L'expression est de Coleridge. (52) Morphologie du conte, p.15.

(53) Pai été trés aidée dans cette recherche par Madame M.L. Tehéze, qui a bien voulu identifier les contes que je lui ai soumis

et compléter ma bibliographie.

Le motif de la question posée

44

depuis des siécles (54). Leur contenu me parait d'autant plus utilisable que plusieurs de leurs éléments importants .se retrouvent dans des récits contemporains de Chrétien ou antérieurs à lui. Voici le résumé de trois de ces contes : I — Les trois conseils du devin , conte basque relevé par M. Cerquand (55) : Un homme à qui rien ne réussissait prit le parti d'aller chercher fortune au loin en laissant au village sa femme et ses enfants. Avant de se mettre en route il alla consulter un « devin » (56). Celui-ci lui donna trois conseils : Ne quitte jamais la grand-route pour des chemins

de

traverse. Quoi que tu voies ou entendes dans la maison d'autrui, ne te montre pas curieux.

N'écoute pas le premier mouvement de colére et ne te venge que lorsque tu seras calmé. En suivant ces conseils tu ne peux manquer de faire fortune. L'homme évite de quitter la grand-route, et échappe ainsi à des brigands ; ceux-ci tuent ses compagnons de voyage qui avaient préféré le raccourci d'un sentier. Un soir l'homme arriva à un beau château où il demanda le gîte et le souper. L'homme fut épouvanté par l'aspect du maítre de maison — il avait deux tétes, trois yeux et des jambes d'acier — mais, se rappelant le conseil du devin, il ne témoigna aucune surprise. Le chátelain dressa la table et disposa trois couverts. Mais il ne mit que (54) Cf. sur ce point E. Cosquin, Études folkloriques, p.85. (55) Légendes et récits populaires du Pays Basque, Pau, 1875, t. IV, pp.125-7, n°110. Une autre forme de Conte des bons conseils, appartenant aussi au folklore du Pays Basque, est signalée par M. Cerquand. (56) Commentaire de M. Cerquand : « Le « devin », en basque asti, « ne peut être confondu avec le sorcier, sorghina, d'invention moderne comme son nom, ni avec le saludadore, guérisseur.

L'asti ne paraït user ni de philtres ni d'opérations magiques. C'est un homme expérimenté et de bon conseil. Le mot est basque et on peut croire que l'2sti avait un rôle dans l'ancienne organisation du pays. Le curé, de nos jours, est ainsi consulté par ses paroissiens. »

La structure du Perceval

45

deux verres et remplaça le troisième par un crâne humain. Puis il ouvrit une grande armoire d'oü sortit une dame d'une merveilleuse beauté. La dame alla s'asseoir devant le couvert au cráne et le cráne lui servait de vase à boire. ['homme ne dit rien et continua à manger. Le diner terminé, le chátelain renferma la dame dans la grande armoire et conduisit son hóte dans une chambre pour la nuit. Le déjeuner se passa comme le souper de la veille et l'homme ne dit rien. Et quand ce fut terminé il demanda ce

qu'il devait.

Le chátelain lui répondit

: « Homme

rare, nul

ne t'accusera d'indiscrétion, car tu n'as fait aucune question sur ce que tu as vu chez moi. Bien t'en a pris ! La mort aurait puni ta curiosité comme il est arrivé à d'autres avant toi ». Et il lui montra une chambre dont le plancher átait couvert de cadavres. « Écoute maintenant :cette

dame est ma femme et elle m'a trompé. J'ai tué l'ami qui m'avait trahi et j'ai fait de son cráne une coupe à boire. Jusqu'à ce qu'elle meure, elle n'en aura pas d'autre ni d'autre logis que cette armoire. tu ne me dois rien ».

Va maintenant

en paix ;

L'homme partit et revint à son village aussi pauvre qu'avant. Il trouva en rentrant chez lui sa femme en conversation avec un jeune abbé. La jalousie le poussant,il allait la tuer. Il s'en abstint, se souvenant du dernier con-

seil. Il apprit alors avait quitté enfant.

que

le jeune

abbé

était le fils qu'il

Sa femme avait à force de travail élevé ses enfants et chassé la misére de la maison. Et le « devin » avait eu raison puisqu'il trouvait enfin la fortune. 2 — Les trois conseils , conte corse relevé par G, Massienon (57):

Un homme part avec son patron, nommé Salomone, laissant à la maison sa femme enceinte. Au bout de vingtcinq ans il veut retourner chez lui. Aprés tant d'années de service, il estime que son patron lui doit bien quelques conseils, lui qui en donne à tout le monde. Salomone ne donne les conseils que contre paiement. L'homme lui donne trois fois cent francs et obtient trois conseils : La route belle ne t'est jamais longue. Ne t'occupe pas des affaires des autres parce que sur PR

ERES

ME

t

(57) G. Massignon, Contes corses, Aix

mentaires pp.317-318.

1963, pp.140-142

; com-

46

Le motif de la question posée

trois malheurs tu en touches un. La colére du soir, garde la pour le lendemain. .Salomone prend les trois cents francs ; il fait un pain, met l'argent dedans, le donne à l'homme, lui ordonnant d'attendre d'étre avec sa femme pour y toucher. L'homme, faisant route vers sa maison, évite de prendre un raccourci parce que « le chemin long n'est jamais mauvais ». Son compagnon, qui prend le raccourci, est tué. L'homme arrive ensuite dans une maison où il y avait un mari qui battait sa femme. Si un témoin se mélait de l'en empécher, il laissait là sa femme et se retournait contre lui pour le tuer. L'homme arrive le soir avant le souper ; on lui offre de la soupe dans une téte de mort. Il ne dit rien. Le mari se met à frapper sa femme ;il ne s'en méle pas. Fatigué de la frapper, le mari laisse sa femme et serre la main de l'homme : « Je vous remercie. Il ne fallait pas se méler de mes affaires. Maintenant, gráce à vous, ma femme est libérée ». Ils soupent tous ensemble et le lendemain, lorsque l'homme les quitte, les époux le remercient. Rentrant chez lui, il trouve sa femme en train d'habiller un jeune prétre qui allait dire sa premiére messe. Il retient sa jalousie et sa colére. Il apprend ensuite que le jeune prétre était son fils, né aprés son départ. Joyeux, il coupe le pain de Salomone ; les trois cents francs en sortent. « Aprés cela il y eut une grande féte. » (58) (58) Note de G. Massignon : ce récit a été « conté en français en octobre

1955

par M.François Castellani, dit Ceccaninu, natif de

Calacuccia dans le Niolo, 90 ans, ancien berger ». G. Massignon rappelle dans le commentaire qui accompagne ce conte (p.317) que deux autres versions en ont été relevées en

Corse. L'une a été publiée par légendes et vieux dictons de t.IT, pp.50-57, sous le titre Les donnés sont les mémes mais

J.M. Salvadori, L áme corse, contes, l'Ile de Beauté, Avignon 1926-27, trois conseils du sage. Les conseils le développement du second est

différent : le héros s'abstient de délivrer une jeune fille enchaínée. A noter que le héros avait « abandonné sa femme enceinte pour courir la prétentaine don.

» et rentre chez lui pour lui demander par:

Le second conte a été relevé par F. Ortoli, Les contes populaires de l'ile de Corse, Paris, 1883, pp.118-123 ; j'en donne le

La structure du Perceval

47

3 — La carcasse , conte auvergnat présenté par A, de la 'hapelle d'Apchier (59) : Le

Macharot

(60),

charbonnier

de

son

état, un

peu

imple et chargé d'enfants, est si pauvre qu'il doit quitter a forêt pour tenter de gagner un peu d'argent. Il travaille ix ans chez un mauvais patron qui, se jouant de sa naive-

ésumé

car il me

semble

intéressant.

Il s'intitule L'auberge des

ils du diable : Satan a rendu ses fils difformes et les a envoyés sur terre pour enir une auberge au bord du chemin de la Curiosité. Il est sûr que ace à leur laideur pitoyable d'infirmes nul ne pourra passer sans emander « Ah ! malheureux quavez-vous fait pour être ainsi ? »

'ous ceux

qui poseront une question périront et iront en Enfer.

rois frères partent chercher fortune ; les deux aínés se font asommer à l'auberge ; le troisiéme rencontre la Sainte Vierge ;il lui

chéte, avec l'argent donné par sa mére, trois conseils : Ne change as la vieille route pour la neuve ; ne te méle pas des affaires des utres ; sois aveugle et sourd. En suivant les deux premiers con-

ils il échappe deux fois à la mort. A l'auberge il prend un excelint repas et se tient coi malgré l'aspect lamentable des hôtes. Homme

de poussière, lui crient ces derniers, tu as donc le cœur

ien dur pour passer indifférent devant nous ». Sur ces mots, les iables quittent le pays qu'ils opprimaient depuis mille ans. 59) Ce conte se trouve dans un recueil de récits destinés à des nfants : A. de la Chapelle d'Apchier, Un vent sauvage souffle sur | montagne, Paris, Ed. de l'amitié, 1947, pp.12-31. L'auteur agré-

»ente son récit de détails ajoutés par elle et destinés à en accenaer la couleur locale. Malgré cette absence de rigueur, il me semle pouvoir utiliser le conte de « La carcasse », que ses ressemblanes avec la série précédente authentifient et qui présente une va-

ante de quelque intérét. Le Marquis de la Chapelle d'Apchier, ère de l'auteur, a eu l'obligeance de me dire que la plupart des

ontes qu'elle avait rédigés étaient de source populaire directe.

elui-ci lui aurait peut-étre été conté par une servante, la vieille farianne, celle que A. de la Chapelle d'Apchier appelle dans un utre recueil de contes « la montagnére ». Sur A. de la Chapelle "Apchier, cf. L'Auvergne littéraire, artistique et historique, *148, 1955. H. Pourrat a repris le conte relevé par A. de la Chaelle d'Apchier, en modifiant sa rédaction : Trésor des contes, .XI, Paris 1961, pp.7-17. 60) Le nom utilise un adjectif patois signifiant « barbouillé », omme l'est le chaudron noirci par la flamme.

48

Le motif de la question posée

té, ne lui donne au bout des dix années aucun salaire. Prise de pitié, la servante du mauvais maître lui fait don de trois « paroles » : Va toujours ton droit chemin. Des affaires des autres ne te méle et ne demande pourquoi d'aucune sorte. Ne fais rien tant que la colére te tient. La premiére le retient d'aller cueillir les fruits d'un pommier. Il évite ainsi une volée de coups. Un soir, fatigué d'une longue marche, il demande l'hospitalité dans un beau cháteau. La dame du cháteau le fait asseoir à sa table où l'on sert un souper somptueux. Le Macharot stupéfait voit qu'on sert la dame dans la carcasse desséchée d'une téte de bouc, alors que tous les autres mangent dans de la vaisselle d'argent. Le lendemain, rassasié et reposé, le Macharot reprend sa route. La dame l’attendait au dehors. « Passant à passer, dit-elle, tu m'as délivrée de la mauvaise puissance qui me tenait ensorcelée depuis mes premiers ans et m'obligeait à boire et à manger dans une carcasse de bouc, ceci aussi longtemps qu'un passant assis à ma table me verrait en mes agissements et n'en demanderait point la raison. » La dame en récompense lui donne une cassette d'or inépuisable et un báton qui tue du premier coup celui qu'on en frappe. De retour à sa cabane, le Macharot trouve sa femme avec un jeune homme, retient sa colére et évite ainsi de tuer celui qu'il apprend ensuite étre son fils. Dans

la maison

du bois c'est le bonheur

et la richesse.

Ces trois récits sont de toute évidence trois formulations du méme conte, variante trés simple du conte des bons conseils. Dans tous les cas, c'est un sage qui donne les conseils : un « patron » portant le nom significatif de Salomone (61), un « devin », homme expérimenté et de (61) Ce niscence pal:

nom, dit G. Massignon, est « manifestement une rémidu sage symbolique de l'Antiquité biblique », op. cit.,

| |

H structure du Perceval

49

'on conseil (62), une servante qui tient de sa marraine, la e femme de la forét, le don de dire des « paroles » 63). Dans le conte corse, les conseils ne sont pas donnés, nais vendus (64) ; Salomone enferme dans un pain l'ar-

ent qu'il a recu, et offre en cadeau le pain à l'homme qui e quitte,en accompagnant ce cadeau d'une condition, qu’il ne touche pas au pain avant d’être de retour dans sa naison. Dans Ruodlieb, le roi avait agi exactement de la néme facon. Ce trait ancien du conte, d'origine sans dou-

e orientale (65), est demeuré intact. Ce qu'apportent de nouveau ce groupe de contes par apport à ceux qu'avait étudiés E. Cosquin (66), c'est le notif de la question à ne pas poser, forme inversée du notif de la question à poser et que du point de vue de 'étude structurale du conte on peut considérer comme on équivalent. En évitant de parler, le héros de nos contes

chappe à un malheur ou libére d'un sortilége ou d'un hátiment une inconnue rencontrée par hasard dans une naison où il est hébergé (67). Bien qu'à premiére vue leur contenu n'ait pas le moinIre rapport de sens, cet épisode des contes et l'aventure lu Graal ont en commun une structure simple, la liaison

onseil donné

—»-

question à poser ou à ne pas poser

62) Cf. p.44, n.56. 63) Pour les conseils donnés par un serviteur, cf. A. Aarne et S.

"hompson,

ood 64) orse 65)

The types of the Folktale, n'910 B : « The servant's

counsels ». Ils sont vendus aussi — par la Vierge ! — dans l'autre conte dont nous avons fait mention, l'Auberge des fils du diable. On le trouve notamment dans une fable sanskrite : « De

utilité de la réflexion

» : Loiseleur - Deslongschamps, Contes

rientaux, t.II, p.366.

66) Etudes folkloriques, 1922, pp.76-112. 67) Dans le conte corse « L auberge des fils du diable » dont le

ésumé a été donné p.46 n.58 se trouvent réunis les deux résultats le la question non posée :le silence du héros sauve celui-ci de l'Ener et abolit les sortiléges de la mauvaise auberge, qui étaient une nenace pour tous les passants.

50

Le motif de la question posée

soulagement ou sauvegarde d'un étre. Ils ont en — commun aussi une mise en scéne trés particuliére : le héros qui est dans tous les cas un homme simple et plutót malchanceux arrive aprés une longue marche dans une demeure en général somptueuse où il reçoit l’hospitalité ; il participe à un repas au cours duquel un des convives est servi dans un vase différent de la vaisselle qu'utilisent les autres ; dans le conte basque, cette personne, qui est enfermée et n'apparait que pour les repas, est la femme du maitre ; dans le conte corse, c'est le héros lui-méme ; dans le conte de la Carcasse, c'est la

maítresse du cháteau, le maitre n'apparaissant pas. Dans tous les cas, une indifférence générale à ce qui se passe au cours du repas est à remarquer ; dans le seul conte corse on note les cris de la femme, mais ils semblent liés par une sorte de déduction du conteur aux coups qu'elle recoit. Malgré les déformations qu'a subies dans ces contes populaires l'épisode de l'étrange repas, il est facile d'en

reconnaítre la signification. Elle est indiquée du reste à l’intérieur du conte basque. Il s'agit du châtiment de la femme adultére. On connait la nouvelle de Marguerite de Navarre contant cette méme histoire (68). Dans le conte corse, ce sens n'est plus compris, puisque c'est le voyageur lui-méme qui se voit attribuer le cráne comme écuelle. Il en est de méme dans le conte de La carcasse puisqu'on n'y parle pas du mari de l'hótesse et que celleci se dit victime de ce sortilége « depuis ses premiers ans ». Sans doute le remplacement du cráne humain par un crâne de bouc a-t-il déconcerté les conteurs, contribuant à l’effacement du sens. Il est pourtant bien clair que le bouc, animal qui représente traditionnellement la luxure, est un substitut de l’amant. Le thème du châtiment de la femme adultère et sa mise en œuvre dans les contes ont été étudiés par F.

(68) Heptaméron,

32.

La structure du Perceval

5]

aea (69). Ce théme apparait pour la premiére fois en rangais dans le Protheselaus de Hue de Rotelande ; le Protheselaus, F. Lecoy le rappelle, a été composé vers 1180/1185, dans la méme décennie par conséquent que le Conte du Graal auquel il est probablement un peu antérieur. J'emprunte à F. Lecoy le résumé de l'épisode qui nous intéresse. « Protheselaus, en compagnie de Matan et de Jubar, a débarqué en Lombardie et cherche à gagner la Bourgogne. Aprés son aventure

avec la Pucelle sauvage

et le Chevalier

faé, il poursuit sa route à travers un pays mal défini et pénètre, ayant semble-t-il perdu son chemin, dans une forét épaisse et déserte. Au plus profond du bois il entend soudain un cri de femme, se précipite dans la direction d’où vient le bruit, descend la pente d'un ravin et arrive à un gué oü il voit une malheureuse pucelle plongée dans l'eau jusqu'à la ceinture et qui essaie de soulever un lourd fardeau du lit du fleuve. Mais chaque fois qu'elle est sur le point d'y parvenir, le poids de ce fardeau l'entraine à nouveau. Elle explique à Protheselaus qu'il y a plus de six mois qu'elle tente ainsi de dégager de la riviére le corps de son ami, tué en combat singulier par le seigneur du pays, le Bloi Chevalier. Cet ami, sans doute peu fidéle, avait en effet courtisé la belle dudit chevalier et payé cher son imprudente audace. Protheselaus aide alors la pucelle dans

sa funébre táche, et creuse méme de son épée une fosse pour le mort dont il ne reste plus que le tronc, la tête ayant été coupée. A ce moment apparait le Bloi Chevalier, qui défie Protheselaus ; mais aprés un assez long combat l'adversaire se déclare vaincu et invite Protheselaus à passer la nuit dans son cháteau ; la demoiselle, invitée elle aussi, refuse de les suivre. — On arrive au cháteau ; de chaque cóté du pont levis, deux dogues énormes sont pendus à deux poteaux. Un peu plus loin, de la méme façon, deux chevaliers sont chá du me mé te por la à ; cs cro des à ton men le par és fix heric ier val che un si, aus lui du pen , ore enc t voi teau, on ment équipé. Protheselaus, et ses deux hommes qui l'ont est ll on. sti que une auc e pos ne s mai ne ton s'é t, oin rej (69) Un épisode du Protheselaus et le conte du mari trompé, Ro-

mania 16,1955, pp.477 et s.

32

Un épisode du Protheselaus

splendidement reçu et l'on se met à table. Au début du repas, un serviteur vient placer en face du Bloi Chevalier un siége enrichi sins, et les mets était occupé. On cuisine et deux femme

d'or et d'ivoire, garni de précieux coussont servis devant ce siége vide comme s'il entend alors un grand bruit du cóté de la brutaux aménent dans la salle une jeune

fort belle, mais

misérablement

vétue, qu'ils font

avancer à coups de báton. Ils l'installent sur un pauvre escabeau, puis placent devant elle une téte d'homme coupée et sanglante, qui fait apparaitre un doux sourire sur le triste visage de la dame, enfin du pain noir et de l'eau. Au bout d'un certain temps ils la soulévent par les cheveux et la raménent comme ils l'ont amenée. Devant

l'étonnement

douloureux

de Protheselaus,

le

Bloi Chevalier lui explique que cette dame a été son amie, mais qu'elle l'a trompé avec le chevalier dont Protheselaus a retiré le corps de la riviére. Les deux chiens, les deux chevaliers encroués, le chevalier pendu ont été les complices du crime. Chaque jour il fait présenter à la dame la téte de son ami et chaque jour, malgré ses souffrances, cette téte fait venir un sourire sur les lévres de la coupable. Et pourtant le Bloi Chevalier aime toujours son amie. Si elle avait seulement un mot de regret, il lui rendrait tous ses honneurs. Protheselaus se propose alors comme intermédiaire. Il va trouver la coupable et apprend d'elle que c'est la honte qui lui ferme la bouche. Mais Protheselaus déclare qu'il prendra la parole pour elle pourvu qu'elle consente à s'agenouiller devant celui qu'elle a outragé, et lui-méme se portera garant de sa loyauté future. Notre héros obtient ainsi le pardon de la belle au milieu de la joie générale, puis il quitte le cháteau au grand regret des amants réconciliés ». (v.4522-5012) (70)

Dans ce texte, la téte de mort est apportée sur un plateau et « il n'est pas question de l'utiliser ni comme coupe ni comme écuelle ». (71) F. Lecoy pense que cette version représente le type traditionnel du conte. La variante qui fait du cráne du mort un vase à boire ou un plat dérive, probablement, de la légende d'Alboin et.de Rosmunde

(70) Ed. F. Kluckow, Góttingen 1924. (71) F. Lecoy, op.cit., p.495.

la structure du Perceval

53

acontée par Paul Diacre (72), légende trés répandue au

loyen Age.

| Bien qu'il n'en ait inventorié que des formes littéraii F. Lecoy reconnaít à ce conte un « caractére tradiionnel et méme en une certaine mesure, folklorique » 73) et juge vraisemblable qu'il ait vécu dans la tradition rale. Les textes de contes populaires qui ont été présenés ci-dessus confirment son hypothèse. Ils permettent AN me semble-t-il, d'ajouter à ses observations une emarque importante. Le dénouement que donne à l'épisode le Protheselaus st probablement, comme le fait remarquer F. Lecoy, une éfection littéraire. Le róle que préte au voyageur Hue de otelande, rôle de médiateur en quelque sorte, qui amène e couple à parler du passé et à l'effacer par le pardon, est articulier au Protheselaus et ne devait pas faire partie du chéma primitif. Pourtant, constate F. Lecoy, dans les ormes primitives du conte, « le personnage étranger n'est as une simple utilité ; il a un véritable róle à jouer, bien jue la vraie valeur de ce róle ne soit pas facile à saisir » 74). La comparaison avec les contes populaires me suggèe une hypothése à ce propos. En effet, dans l'épisode du rotheselaus, on est frappé de la place que donne Hue de [reange au silence du héros et de ses compagnons. evant le spectacle des dogues pendus prés du pont levis, Protheselaüs les vit ben mult s'esmervaille, n'en dit ren, si funt ses hommes altresi Ne dient mot, passent parmi (v.4764-67).

Jevant celui des chevaliers « encroués », Ben les vit Protheselaüs, si s'esmervaille plus et plus si funt ses hommes ensement ;

mais nul d’ais ne parla neent (v.4772-75).

Devant celui du chevalier pendu,

72) Historia Longobardorum, ll, 28.

73) Op. cit., p. 493. 74) Op. cit., p.503.

: 54

Un épisode du Protheselaus |

L

5

Cil le veent, si sunt passé

nuls d'als n'en ad un mot parlé (v.4782-83).

|

Lorsqu'on place en face du Bloi Chevalier le siège d'or qui | restera vide, Protheselaüs qui qo vit s'esmerveille mes mot n'en dit (v.4814-15).

On sert les mets les plus riches devant ce siége vide et Protheselaüs en pes set (v.4822).

Lorsque le spectacle de la téte sanglante qu'on a placée devant elle provoque chez la femme une émotion de joie, tout le monde se tait : Quant la vit la pucele gente de joie li mua color. Un poi suzrist par grant dulqur.

Li Blois Chevaler l'esgarda, ire en ot mes mot n'en parla. Protheselaüs l'aparqut, mervaille s'en que c'estre dut, pur la pucele alques se dolt mais un sul mot parler ne volt (v.4845-53).

Pourquoi noter avec une telle insistance que Protheselaus ne pose aucune question sur ce qu'il voit ? On serait tenté de prendre cette notation pour un reste du conte utilisé par Hue de Rotelande et de penser que dans ce conte, comme dans ceux qui ont été présentés ci-dessus, le róle du voyageur était peut-étre tout simplement de s'abstenir de poser des questions. Il y aurait en faveur de cette hypothése un indice de plus : F. Lecoy fait connaitre dans son article une version de l'épisode du chátiment de la femme adultére qu'il a remarquée dans un récit persan (75). Dans la version persane, le témoin de l'étrange

repas ne doit pas poser de question sous peine d'étre tué par le mari. On reconnait là les termes du conte basque. (75) Op. cit., pp.504 et s. F. Lecoy ne se prononce pas sur l'antériorité des formes occidentales ou orientales du conte qu'il étudie. La version persane, dont le théme intérieur est celui de la téte cou-

pée, est intégrée dans le conte de « Rose et Cyprès ». Elle a été fixée par écrit au XVIIe siècle, mais vient probablement d'une tradition ancienne.

1 structure du Perceval

55

ise en ceuvre dans des actions différentes, la liaison entre

question à ne pas poser et l'étrange repas est si fréquen| qu'il paraît conforme à la vraisemblance de la deviner 'rriére le texte du Protheselaus. Ces comparaisons semblent nous entraîner fort loin du onte du Graal. Elles tendent pourtant à le retrouver à ide d'un dernier rapprochement. Un jalon intermédiaire e semble en effet permettre l'utilisation de ce matériel Iklorique. On sait que le texte gallois intitulé Peredur ab "rawc (76) conte une histoire semblable pour nombre de $ épisodes au Perceval. Or dans ce texte, Peredur, arrivé iez un roi boíteux qui se révèle être son oncle, assiste un ir à une scène étrange: « ll commençait

à causer

avec

son

oncle lorsqu'il vit

venir dans la salle et entrer dans la chambre deux hommes portant une lance énorme : du col de la lance coulaient jusqu'à terre trois ruisseaux de sang. A cette vue toute la compagnie se mit à se lamenter et à gémir. Malgré cela le vieillard ne rompit pas son entretien avec Peredur ; il ne donna pas l'explication de ce fait à Peredur et Peredur ne la lui demanda pas non plus. Aprés quelques instants de silence entrérent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une téte d'homme baignant dans le sang. La compagnie jeta alors de tels cris qu'il était fatigant de rester dans la méme salle qu'eux. A la fin ils se turent. Lorsque le

moment

de dormir fut arrivé, Peredur

se rendit dans

. une belle chambre. Le lendemain il partit... » (77)

eaucoup plus tard, Peredur apprendra que s'il avait posé >s questions il aurait guéri le roi boíteux et restauré son )yaume : « Tu n'en as demandé ni le sens ni la cause. Si tu l'avais fait, le roi aurait obtenu la santé pour lui et la paix pour ses États, tandis que désormais il n'y verra que combats et guerres, chevaliers tués, femmes laissées

6) Traduction

de J. Loth, Les Mabinogion,

ris 1913, t.II, pp.47-119.

7) Peredur ab Evrawc, p.64.

2ème éd., 2 vol.,

56

Le mabinogi de Peredur veuves, dames sans moyens de subsistance, et tout cela à cause de toi » (78).

Plus tard encore, il connaítra la signification du sinistre spectacle :

« C'est encore moi (le personnage qui parle est sujet à transformations ; il s'est présenté tantót sous la forme d'un jeune homme blond, tantót sous celle d'une jeune fille) qui me suis présenté avec la téte sanglante sur le plat, avec la lance de la pointe de laquelle coulait un ruisseau de sang jusque sur mon poing tout le long de Ie hampe. La téte était celle de ton cousin germain. Ce sont les sorciéres de Kaerloyw qui l'ont tué ; ce sont elles aussi qui ont estropié ton oncle ; moi je suis ton cousin. Il est prédit que tu les vengeras » (79).

Les deux explications sont dissociées ; à la logique irrationnelle du conte se superpose, cela n'est pas surprenant, une explication rationnelle : le spectacle rappelait un crime commis et Peredur devrait laver par la vengeance la souillure de ce crime. I] n'est pas dit dans le passage où est décrit le repas pourquoi Peredur a gardé le silence. Mais le lecteur établit un rapport avec la recommandation qu'avait faite au jeune homme un de ses conseillers : « Voici ce que tu devras faire : verras-tu quelque chose d'extraordinaire, ne t'en informe pas jusqu'à ce qu'on Soit assez bien appris pour t'en instruire ; ce n'est pas sur toi que la faute retombera, mais sur moi qui suis ton maítre » (80).

On retrouve donc dans cet épisode du Peredur, mis au

service d'un sens tout différent puisque ici c'est un meurtre qui a été commis et non un adultére, le tableau de l'étrange repas commun aux versions populaires de l'épisode du chátiment de la femme adultére, à ceci prés (78) Op.cit., pp.104-S. (79) Op.cit., p.119. (80) Op.cit., p.62 ; note du traducteur à propos de la dernière phrase : « Il semble que cette remarque assez singuliére puisse s'expliquer ainsi : ton silence pourra passer pour de l'ignorance, mais c'est moi ton maître qui en serai responsable ».

a structure du Perceval

57

l'il offre comme motif central non le crâne servant de

se, mais le plat qui contient

une

téte de mort (81).

omme dans les contes basque, corse et auvergnat, come dans le roman persan de Rose et Cyprès et peut-être ins le conte utilisé par Hue de Rotelande, il est dramasé par le motif de la question à ne pas poser ou à poser, | motif étant lié dans tous ceux des textes que nous innaissons à un conseil donné au préalable (82). L'analyse qui a été faite de la composition d'ensemble 1 Perceval pourrait s'appliquer à une bonne partie du nte de Peredur. Compte tenu des disparates et des incorences que renferme ce médiocre récit, on peut retrour au moins dans sa premiére moitié les éléments caractétiques du Conte des bons conseils. Comme d'autre part liaison conseil donné ———» spectacle étrange au cours question à poser ou à ne pas poser —————» un repas ——»- soulagement d'un être est significative, et la mise | scéne dans laquelle elle s'exprime bien particuliére, us arrivons à la conclusion que tous ces contes utilisent 1e trame narrative semblable. La lance ruisselante de sang présentée dans Peredur en éme temps que la téte de mort est un rappel du geste iminel. Sa fonction est d'une part à mettre en rapport ec celle des étres associés à la faute qui ont été présentés ins Protheselaus (83), qui ne manquent pas non plus 1) Ces deux variantes du motif se trouvent en quelque sorte unies dans la description que donnent du repas dans le conte la femme adultére les Gesta Romanorum (éd. H. Oesterley, rlin 1972, récit n'56 : « De memoria mortis » ; traduction proximative dans le Violier des histoires romaines, éd. G. unet, Paris 1858, chap. LIV « De la mémoire de la mort ». 2) Dans Rose et Cyprés, le voyageur avait été prévenu auparant de l'intérét, mais aussi du danger qu'il y avait pour lui à nformer. Voir le résumé donné par EF. Lecoy, Un épisode du otheselaus et le conte du mari trompé, Romania 76, 1955, pp.

5-7. 3) Dogues pendus, chevaliers encroués. Cf. le résumé donné aux

51-52.

58

Perceval et Peredur

dans la version des Gesta Romanorum (84), ni méme dans le conte persan inclus dans l'histoire de Rose et Cyprès (85). Dans Peredur la lance sanglante, en tant qu'objet souillé, participe en quelque sorte au crime commis. Et le sang qui continue à couler comme à l'heure méme du meurtre actualise ce meurtre que la « mémoire de la mort », pour reprendre le titre du récit des Gesta, refuse de livrer au passé. Ainsi dans le prologue des Euménides d'Eschyle, Oreste est présenté accroupi en suppliant auprés de l'Omphalos, « les mains dégouttantes de sang, avec une épée frais sortie d'une blessure » (86). Il faut insister sur le fait que dans le Peredur, le récipient qui apporte la téte coupée est un plat banal, sur lequel le conteur n'attire pas un instant l'attention, et dont le contenu seul importe. On ne saurait donc confondre ce plat avec le graal de Chrétien comme le fait implicitement R.S. Loomis lorsqu'il se pose la question suivante : « What could have led to the introduction of this barbaric element into the graal ? » (87) Cette assimilation abusive rend inutilisables les remarques de R.S. Loomis sur la scéne macabre du Peredur (88). (84) Traduction

du

Violier des histoires romaines (p.127) : « La

teste mectz devant elle pour lui reduyre son péché en mémoire. si qu'elle en ayt honte. L'enfant de cest homme deffunct a tué les deux enfans que tu as veuz penduz en la chambre, qui es: toient cousins, parquoy tous les jours je visite ces deux corps mors si que je soye plus esmeu à les venger de leur mort ». (85) Le lévrier du maître qui l'avait défendu contre les traftrises de sa femme pénétre dans la salle et participe au repas. (86) Vers 41-43 ; trad. P. Mazon, Les Belles Lettres, 1945. (87) The head in the Grail, Revue celtique t.47, 1930, p.41. (88) De plus R.S. Loomis rapproche des textes où le motif de la téte de mort a une valeur toute différente. Dans l'exemplum de

Pierre Bersuire (Reductorium morale, |. XIV) qui a été le point de départ de R.S. Loomis (ibid., pp.39 et s.), la téte de mort exprimant une interdiction me semble avoir une valeur magique (cf. Tubach, /ndex exemplorum 2477, 24778, 2480, 2481). On ne peut

néanmoins

exclure

l'hypothése

que

cet exemplum

déformé, d'un conte de la famille du Peredur.

dérive, trés

structure du Perceval

59

Il ne parait pas douteux que le spectacle de la téte sannte, destiné à appeler à la déploration ou à la vengeanpuisqu'il matérialise le souvenir d'une mort, est un mode conte, caractéristique des mentalités primitives. Il

retrouve d'ailleurs, employé seul, dans le roman de lesvaus. L'auteur de ce roman, chez qui on remarque

goüt prononcé pour les spectacles d'horreur, raconte la ne suivante : Perlesvaus, dans l'ermitage oü il était venu vain chercher son oncle le Roi ermite Pellés, fait la contre d'une demoiselle qui peu aprés, s'adresse à lui ces termes : « Sire, fait-ele a Perceval, je vos ai quis molt a lonc tans. Veez ici le chief d'un chevalier que je port a l'arcon de ma sele pendu en cest riche vaissel d'yvoire, que vos poez veoir, qui ne doit estre vengiez se par vos non; si m'en descharchiez, biax sire, par vostre bonté, car je l'ai porté trop longuement : ce set bien li rois Artus e

Messire Gauvains car chascuns m'a veüe atot le chief ; mais il ne me savoient dire noveles de vos, ne je ne puis

r'avoir

mon

chastel

desqu'a

icele eure

qu'il soit ven-

gié » (89). Pour certains critiques, le conte de Peredur, bien que le

te gallois que nous en possédons soit postérieur au [e siécle, serait la source du Conte du Graal. Pour d'aus, Peredur n'est que la transposition galloise, trés démée et librement enrichie d'épisodes étrangers, du nan de Chrétien. La position la plus raisonnable sur ce )bléme me paraît être celle de J. Marx : « Un fait seul certain, écrit-il : le conteur gallois qui gauchement lange le roman de Chrétien de Troyes et les ineptes toires de vendettas dans le roman gallois de Peredur üt pas osé substituer le nom de Peredur à celui de 'ceval, s'il n'avait pas été autorisé à le faire par la tradin et les textes antérieurs. » (90) Ce raisonnement améJ. Marx à penser que sur Peredur « ont dû exister des ditions que l'auteur gallois a réintroduites maladroite) Le haut livre du Graal, Perlesvaus, éd. W.A. Nitze and T.A. Ikins, vol.I, Chicago 1932, p.356, 75a.

) Le héros du Graal, Lumiére du Graal, p.98.

60

ment dans l'histoire de Perceval

Perceval et Peredur

» (91).Mais je ne peux

plus suivre J. Marx lorsqu'il prétend « retrouver » ces traditions « dans un roman gallois aujourd'hui perdu » (92). Du reste la source — ou les sources — de Peredur et de Perceval m'importe moins ici que le rapport de ces deux contes dont on ne peut pas nier qu'il soit un rapport direct de filiation. Si le conte gallois a transposé l’œuvre de Chrétien, il a pu rétablir, au lieu de ce « graal » mystérieux dont la présence déconcerte, les éléments d'un récit connu dont la téte coupée était l'élément le plus frappant. Si Chrétien avait imité le conte de Peredur, ou un conte voisin, il aurait gardé la méme composition, celle d'un conte des conseils, qui apparaítrait chez lui plus nettement du fait de son talent de conteur. Dans l'épisode qui correspond à l'aventure du Graal, il aurait remplacé par un vase prestigieux, un « graal » d'orfévrerie, la téte coupée du cortége macabre. Quel qu'ait été le sens de la filiation, la trame narrative est restée la méme pour la partie qui nous intéresse ici.

Chrétien n'a certainement pas inventé lui-méme de toutes piéces ce « graal », indiscutablement entouré chez lui d'une aura religieuse. L’œuvre de Robert de Boron, Le roman de l'estoire dou Graal (93) raconte l'histoire d'un vase à la fois magique et sacré qu'elle désigne sous le nom de « graal », et qui est à la fois l'écuelle de la Céne, la relique où aurait été recueilli par Joseph d'Arimathie le sang du Christ et le calice de la messe romaine. Dans cette ceuvre, se mélent des épisodes de l'histoire sainte, dont les sources sont à la fois les textes orthodoxes et les évangiles apocry(91) Op.cit., p.96.

(92) Op.cit., p.97. (93) Ed. W.A. Nitze, Paris, Champion, 1927.

La structure du Perceval

61

phes, des rudiments de théologie et une bonne part de merveilleux chrétien. Sur sa date, les érudits sont partagés. Pour les uns (en dernier lieu E. Kóhler (94), elle est antérieure au Conte du Graal et elle constitue une des sources de Chrétien. Pour d'autres , en particulier E. Hoepffner (95), elle est postérieure au Conte du Graal et s'en inspire ; elle achéve de « christianiser » le Graal en lui prétant

un passé de relique exceptionnellement prestigieuse. Je doute pour ma part que Robert de Boron ait connu le Conte du Graal de Chrétien. Comment cet auteur sans génie aurait-il été capable, s'il l'avait connu, de faire si complétement abstraction de sa structure narrative, de son

sens

de roman

de chevalerie, de ses caractéres

de

« roman breton » ? Il est vrai que quelques liens ténus relient le Roman de l'Estoire dou Graal à la Bretagne. Si le rapprochement qu'ont suggéré W.A. Nitze et J. Marx entre le nom du roi Bron, forme abrégée du nom biblique Hébron, et le nom du dieu celtique Bran semble dénué de fondement, il n'en est pas de méme de leur commentaire sur les « vaux d'Avallon » vers lesquels Robert de Boron achemine le descendant d'Hébron (96). De plus si l'on ne

peut s'appuyer sur les romans en prose, considérés sans certitude comme fidéles aux projets de Robert de Boron (94) Ideal und Wirklichkeit in der hófischen Epik, Tübingen 1956, chapitre VI, pp.181 et s. (95) Robert de Boron et Chrétien de Troyes, Les romans du Graal,

pp.93-105. On trouvera réunies les données de ce probléme, avec

références bibliographiques, dans l'article de P. Le Gentil, The work of Robert de Boron and the Didot Perceval, Arthurian literature in the Middle Ages, A collaborative history edited by R.S. Loomis, Oxford, Clarendon Press, 1959, pp.251-262.

(96) Cf., outre l'introduction de W.A. Nitze à son édition du Roman de l'estoire dou Graal, Varticle du méme auteur sur Robert de Boron, Speculum 28, 1953, pp.279 et s., et J. Marx, Robert de Boron et Glastonbury, M.A., 60, 1963, pp.71 et s. L'ensemble de la question a été repris par L. Charvet, Des vaus d "Avalon à la Queste du Graal, Paris, José Corti, 1967. La thése de L. Charvet est discutable, mais sa critique des interprétations de W.A. Nitze et

J. Marx fort pertinente.

60

Le Graal

et de toute façon postérieurs au Roman de l'Estoire dou Graal, on doit tenir compte du fait que Robert avait com. mencé un roman de Merlin. Mais Merlin n'appartient pas au monde breton de Chrétien et Avallon n'y entre que comme un motif décoratif (97). Quant à l'hypothése selon laquelle Chrétien se serait inspiré de Robert de Boron, elle est bien difficile à étayer. La démonstration de E. Kóhler ne me parait pas sur ce point décisive (98). Je croirais plus vraisemblable que Chrétien et Robert de Boron aient utilisé chacun de leur côté des traditions religieuses hétérodoxes, teintées peutétre d'ésotérisme. Je localiserais la provenance de ces traditions dans les régions du Sud ou du Sud-Est de la France où était couramment employé, où est encore attesté, pour désigner un plat, un vase, le mot « graal » (99). On sait qu'en Provence les traditions légendaires sur les « témoins du Christ » venus de Terre sainte aprés la mort de Jésus, (97) « Guingemar sire de l'ile d'Avalion » et « ami de la fée Morgue » est mentionné dans la liste des invités aux noces d'Érec. (98) L aventure chevaleresque, pp.242 et s.

(99) Cf. M. Roques, Graal dans les parlers d'oil, Les romans du Graal dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles, Colloque de Strasbourg, 1954, pp.7-13 et J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, pp.9-12. Le mot graal/greel n'était de toute facon pas un mot d'usage courant dans la langue littéraire des territoires d'oil. J'en verrais une preuve supplémentaire dans un passage d'Alexandre Neckam. Cet auteur, presque contemporain de Chré-

tien (il est né en 1157 et mort en 1217) était un clerc anglais qui avait fait à Paris l'essentiel de ses études. Il a laissé sous le titre de Corrogationes Promethei un ensemble de remarques à caractére « philologique », notes de professeur sans doute, intéressantes pour nous dans la mesure oü elles mettent en rapport des mots latins et des mots français. Or, traduisant du latin dans un passage de la Bible

(Exode,

XXVII,4)

le mot craticula, il prend pour un

vase l'objet que désigne ce mot

(en réalité un gril, à placer sur

l'autel de l'holocauste). Il est conscient du fait que sa traduction

fait difficulté : « Craticula hic ponitur pro vase, sed usus ponit. craticulam pro grail (gradil dans un autre manuscrit). Unde dici-| tur quod Laurentius positus erat super craticulam et dicitur à crate quod est cleie » (P. Meyer, Notice sur les Corrogatione.

| |

63

a structure du Perceval |

t évangélisateurs, sont restées longtemps vivantes dans la ulture populaire (100). On sait d’autre part que Wolfram "Eschenbach cite comme sources de son Parzifal non seument Chrétien de Troyes mais aussi « Kyot le Provenal » (101). Enfin, Chrétien comme Robert de Boron font ‘férence à un « livre » qui leur aurait fourni la matière de ur œuvre (102). Si vagues et si douteuses que soient ces 'férences on ne peut les ignorer, d'autant moins qu'elles ont pour ainsi dire corroborées par le témoignage du

hroniqueur

cistercien

romethei

d'Alexandre

i le mot

graal/greel

Hélinand

Neckam,

de

Froidmont

Paris, Klincksieck,

(103).

1897, p.33).

lui avait été familier, n'aurait-il pas pensé

jj à un rapprochement avec ce mot ? A plus forte raison s'il érivait comme inclinent à le croire certains érudits de notre ^mps, du latin cratis, « claie » (cf. J. Frappier, op.cit., p.12). 100) Sur l'ancienneté de ces traditions, cf. R. Louis, Girard omte de Vienne et ses fondations monastiques, Auxerre 1946, p.168 et s. et p.192. Gervais de Tilbury, qui connaissait bien, our avoir résidé en Arles, les légendes de cette région, est témoin

e l'existence de celle là dans les premières années du XIIe siècle :

(ia

imperialia, éd.

Leibnitz,

Scriptores

rerum

Brunswicensium,

ol.I, p.914. Elle était toujours vivante au siècle dernier si l'on en roit F. Mistral : Mireio, poème provençal, nouvelle éd., Paris, 924, note 6 du chant XII.

101) On trouve réunis-et traduits les passages du Parzifal dans 'squels Wolfram d'Eschenbach mentionne Kyot le Provençal dans |! communication de A.T. Hatto : Y a-t-il un roman du Graal de -yot le Provençal ? Les romans du Graal dans la littérature du ‘Ile et XIIIe siècles, pp.167 et s. 102) Chrétien dit que Philippe d'Alsace comte de Flandre lui a donné le livre » dont il s'est inspiré pour le Conte du Graal (v. 7). Robert de Boron renvoie au « grand livre »

Ou les estoires sunt escrites Par les granz clers faites et dites. La sunt li grant secré escrit Qu'en numme le Graal et dit (v.933-36) 103) « Hanc historiam latine scriptam invenire non potui, sed antum gallice scripta habetur a quibusdam proceribus, nec facile, t aiunt, tota inveniri potest. Hanc autem nondum potui ad legen-

64

Réminiscences ou fantasmes ?

L'état actuel de nos connaissances ne permet pas d'aller au-delà de ces constatations. Je me bornerai donc à conclure que dans le Conte du Graal de Chrétien, le motif du « Graal », vase lié à des croyances religieuses à la fois chrétiennes et légendaires, se trouve intégré dans le schéma d'un conte des bons conseils. Que Chrétien ait eu lui-

méme l'idée de cette jonction ou qu'il l'ait trouvée dans quelque récit, il a conservé dans son texte la forme « graal » propre à la langue d'oc (104).

Dans la structure narrative de l'épisode du Graal tel qu'il se présente chez Chrétien, un dernier détail mérite peut-étre d'étre examiné, détail d'autant plus intéressant qu'il vient comme de surcroít dans la narration. Aprés avoir quitté le cháteau du Roi Pécheur, Perceval rencontre une jeune fille tenant sur ses genoux le cadavre de son ami. Cette jeune fille, que j'ai désignée pour la commodité de l'exposé sous le nom de « Pucelle en deuil », lui révéle les conséquences de son échec et lui apprend que sa mére est morte. Par un luxe de détails macabres dont il n'est pas coutumier, Chrétien nous dit que le chevalier mort avait « la téte séparée du corps » (105) : Ensi cele son dol menoit D'un chevalier qu'ele tenoit dum sedulo ab aliquo impetrare. Quod mox ut potuero, verisimiliora et utiliora succincte transferam in latinum. » Migne, P.L.

CCXII, col. 815. (104) Selon J. Frappier, il pourrait l'avoir fait pour des raisons d'euphonie (Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.10). Mais Robert

de Boron ayant conservé lui aussi la forme « graal », on peut supposer que la seule force de la légende avait imposé la forme du nom de l'objet qu'elle avait entouré de prestige. (105) Trad. M. Wilmotte, Le roman du Graal d'aprés les versions les plus anciennes, Paris, La Renaissance du livre, 1930.

65

a structure du Perceval Qui avoit trenchie la teste (v.3453-55)

On retrouve eredur.

ce méme

« Il (Peredur)

personnage

vit une

femme

dans le conte

de

brune, accomplie,

prés d'un cheval tout harnaché, et à cóté d'elle un

cadavre.

Elle

essayait

de le mettre

mais il tombait par terre et poussait de grands cris » (106).

chaque

en selle

fois elle

Ici la femme n'a pour fonction que d'apprendre à eredur la mort de sa mére. Aucune précision n'est donée sur la blessure qui a tué le chevalier. Une scéne comparable se trouve dans le Protheselaus. jj, c'est avant d'entrer dans le triste château que Prothe:laus et ses compagnons rencontrent une jeune fille : Enmi liu veit une pucele en l'ewe pres desqu'a l'aisele, sovent s'abesse, sovent lieve, mult se travaille, mult se grieve

— Sire, que Deus vus beneie ! Kar me venez sucure ci a suzlever le men ami ! Sire pres a de demi an que ci ai sufert cest ahan... ... li floz nel m'ad pas tolu pur l'hosberc fort qu'il ad vestu. Calces de fer ad, si s'areste, mais colpée li est la teste. — Bele sur, qui li ad colpee ? (v.4554-84)

La jeune fille, répondant à cette question, conte l’hisire de l'amour de ce chevalier pour la femme du seigneur | de ses terribles conséquences. Son récit sert de prélude xplicatif à la scène du repas et prépare l'entrée en scène acabre de la tête coupée. La précision sur la blessure est onc essentielle dans Protheselaus. Chez Chrétien cette précision est inutile, et pourrait re le simple résidu d'un conte qui aurait fourni le sché-

ia narratif. Chose curieuse, dans le Perceval, le chevalier

06) Op.cit., p.65.

66

Réminiscences ou fantasmes ?

mort la téte tranchée avait eu pour seul tort de s'enquérir du sort d'une femme que son époux maltraitait par jalousie. Ce brutal, l'Orgueilleux de la lande, tuait ainsi tous ceux qui s'arrétaient au spectacle des malheurs de la femme qu'il torturait et les faisait périr aprés leur avoir conté toute l'histoire (v.3823-30). Nous retrouvons donc sous une autre forme, étroitement lié par la syntaxe narrative à l'épisode du château du Graal, le thème du châtiment de la femme adultére, devenu motif d'un épisode secondaire. Ne pourrait-on pas songer ici à un remploi d'éléments narratifs inutilisés ?

Au terme de cette étude je crois pouvoir conclure que la structure du Perceval est semblable à celle d'une des formules du Conte des bons conseils, celle qui rattache au conseil de ne pas trop parler l'effacement d'une souffrance révélée au héros au cours d'un étrange repas oü figure une tête de mort. C'est au centre d'un repas à beaucoup d'égards comparable que Chrétien a placé la pureté douloureuse de la Lance qui saigne et la radiance du vase eucharistique. Peut-étre cette mise en ceuvre, si étrange au premier abord, avait-elle été préparée dans son imagination par la résurgence d'un souvenir. La premiére ceuvre connue de Chrétien est Philoména, traduction libre et amplifiée de la

Métamorphose

d'Ovide

qui conte la sombre histoire de

Térée, Philomèle et Procné (107). Qui sait quelles associa-

tions d'images avaient pu naítre dans l'esprit de Chrétien pendant qu'il traduisait le passage du meurtre d'Itys oü la mort de l'enfant, victime innocente sacrifiée par sa mére,

venge et en quelque sorte compense la souillure de la faute ? (107) Ovide, Métamorphoses,

V1, 412-674.

67

A structure du Perceval

« Alors avec une épée, elle le frappe à l'endroit oü la poitrine touche au flanc, sans détourner les yeux ; une seule blessure aurait suffi pour lui donner la mort ; mais Philoméle, le fer à la main, lui tranche aussi la gorge ; le souffle de la vie animait encore ses membres que déjà toutes les deux les mettaient en piéces ; elles en font bouillir une partie dans des vases de bronze ; les au-

tres, percés avec des broches, pétillent sur le feu ; la chambre ruisselle de sang. Avant que Térée ait rien appris, Procné fait servir ces mets sur la table de son époux ; prenant pour prétexte une cérémonie religieuse que, suivant la coutume du pays, il peut seul célébrer, elle a écarté de lui ses compagnons et ses serviteurs. Assis sur le tróne élevé de ses ancétres, Térée consomme ce repas et engloutit

sa propre chair dans ses entrailles. Tel-

les sont les ténébres qui enveloppent son esprit qu'il commande : « Amenez moi Itys ». Procné ne peut dissimuler

une joie cruelle

; maintenant

elle brüle de révéler elle-méme le sacrifice qu'elle a accompli : « Tu as avec toi, dit-elle, celui que tu demandes ». Il promène ses regards autour de lui

et cherche où est l'enfant. Il le cherche, il l'appelle encore ; mais telle qu'elle était, les cheveux souillés par le meurtre abominable, Philoméle a bondi en avant et lancé la téte sanglante d'Itys à la figure de son père ». (108)

Le texte de Philoména différe peu du passage d'Ovide ue nous venons de citer. Seuls quelques détails varient. hrétien a passé vite sur le meurtre de l'enfant, se bornant dire (v.1324 et 1331) que Procné lui tranche la téte. Il a liminé le prétexte, invoqué par Procné pour écarter les moins, d'une cérémonie religieuse. Il l'a en quelque sorte emplacé par un affreux jeu de mots sur le verbe aimer. Il ajouté à la description du repas quelques détails suppléentaires :

108) Vers 641-659. Traduction de G. Lafaye, Les Belles Lettres,

965.

68

Du conte au mythe Cele li a la table mise Et la nape fu bele et blanche. D'Itis li aporte une hanche Et cil taille et mange et boit.( 109)

Pouvait-il percevoir, dans la scéne décrite par Ovide, le fait que le poéte latin, pour augmenter sans doute l'impression d'horreur, avait délibérément employé dans la description du meurtre le vocabulaire du sacrifice religieux ? (110) J'hésite à le croire. Quoi qu'il en soit, une telle scéne n'est pas de celles qu'on oublie.

Il est au demeurant assez vain de chercher à préciser la source des images qui entrent dans l'agencement de l'épisode du Graal. Elles ont pu naítre dans l'esprit du poéte à la fois de la lecture d'un texte, de ses souvenirs, de sa foi et de ses fantasmes. Transformant le sens d'un épisode de conte et faisant de sa trame le support des images qui traduisent le plus angoissant des mystéres religieux, Chrétien a créé un mythe. (111)

(109) Philoména, éd. C. de Boer, Paris 1909, vers 1376-79. (110) Il a notamment adopté le partage rituel de la « cuisine du sacrifice » entre le « róti » et le « bouilli ». (111) Je donne ici au mot mythe la valeur qui a été définie par H. Duméry, Philosophie de la religion, Paris, 1957, I, p.VI (cité par J. Daniélou, Théologie du judéo-christianisme, 1, p.227) : « Le mot mythe, employé techniquement par les phénoménologues de la religion, n'a plus le sens de fable. Il veut dire représentation de structure imaginative (non imaginaire) avec saisie de valeurs. »

CHAPITRE III

LECTURE DE L'ÉPISODE DU GRAAL

L'étude de la structure du Perceval et les rapprocheents sur lesquels elle s'est fondée ne prétendent pas doner le sens profond de l'aventure du Graal. Mais d'une part s éclairent,me semble-t-il,la présence, au sein d'une œuvre ont la structure est par ailleurs relativement facile à anayser, d'un épisode aussi déconcertant. D'autre part ils uggèrent une lecture possible de cet épisode. Le cortège ui apparaít au cours du repas offert à Perceval par le Roi écheur serait, comme dans le conte de Peredur, l'image oncrétisée d'une faute, d'un crime. La lance sanglante qui > précède suggère un meurtre (1). Et l'on pense à ce Yeurtre qui hante l'imagination de Chrétien tout au long u Conte du Graal, la mort du Christ : « Li faus juif par lor envie C'on devroit tuer come chiens Firent als mal et nos grans biens Quant il en la crois le leverent.» (v.6292-95),

sent au jour du Vendredi saint les pénitents de la forêt. n peut déchiffrer le symbole du cortège en se référant à

[) Comme l'a fait remarquer M. Roques, cette lance est une lance ourte, bien différente de la lourde lance que maniaient les chevaers du XIIe siècle. Il faut l'imaginer comme la hasta romaine, porie à l'avant du cortège. Consciemment ou non, Chrétien lui a onné la forme de la Sainte Lance des miniatures. Sur les valeurs /mboliques de la hasta-vexillum, cf. A. Altóldi, Hasta summa nperii, American Journal of Archaeology ,63, 1959, pp.62 et s.

70

Le cortége du Graal

ce passage. Dans l'esprit de Chrétien, la mort du Christ est une souillure qui appelle la vengeance et la mortification, et malgré tout reste ineffaçable. Mais la mort du Christ, et l'on touche ici au plus profond du mystére de la Rédemption, apporte aussi le salut et la joie : Molt par fu sainte cele mors Ki salva les vis, et les mors Resuscita de mort a vie.(v.6289-91)

Le corps du dieu sacrifié devient la nourriture par excellence, la source de vie. Une hostie suffit à faire vivre « depuis quinze ans » le vieux roi reclus qui a le privilége ambigu d'étre exclu des repas de la terre : ... en cel graal servir se fait. Mais ne quidiez pas qu'il ait Lus ne lamproie ne salmon ; D'une sole oiste le sert on Que l'en en cel graal li porte.(v.6419-23).

Que la piéce d'orfévrerie qui la contient ou la contiendra soit tenue par des mains de femme n'a pas géné Chrétien : une hostie, l'ermite le dira, « vient » (2) dans le Graal. Le vase somptueux dont la lumière fait pálir toutes les flammes apporte le corps du Christ. Un failloir, c'est-à-dire un plateau à découper, clôt le

cortége, plus riche peut-étre, mais comparable dans sa destination à celui qu'utilise l'écuyer tranchant à la table oü Perceval se régale. Le personnage caché vers lequel se dirigent les hiérophores recevra lui aussi un repas, le repas du sacrifice. Une forme devinée s'impose à l'imagination du lecteur: entre le porteur de lance et les deux jeunes filles qui le suivent s'avancent deux larges chandeliers (2) V.6428. J. Frappier a commenté ce verbe : Le Graal et l'hostie, Les romans du Graal, 1954, pp.63-78. Ma lecture sur ce point différe de la sienne : le Graal ne saurait « créer » l’hostie, il la contient. Il me semble aussi que c'est poser un faux probléme que de se demander si cette hostie est consacrée ou non. Le passage ne me paraít pas réductible à la présentation d'un rituel.

'cture de l'épisode du Graal

71

De fin or, ovrez a neel... En chascun chandelier ardoient Dis chandeilles a tot le mains. (v.3215-19).

Coupé par la ligne de lumière qu'ils dessinent, le cortè' tout entier forme une croix vivante (3). Le service du Graal est ordonné et solennel comme une urgie, et les savants qui l'ont rapproché de la liturgie byntine de la Grande Entrée ne s'y sont pas trompés (4).

ais c'est faire injure à Chrétien que de supposer comme | fait M. Roques (5) qu'il se serait borné à reproduire un tuel en le copiant comme une imagerie. S'il a retrouvé, ‘obablement sans le vouloir, le rituel de la messe ortho)xe du jour de Pâques, c'est parce que celui-ci est le plus irlant des rituels de sacrifice, ouvrant la cérémonie par 1e présentation de la victime désignée et du couteau qui 'rcera son flanc,'Ayua. Aóyxm , la Sainte Lance. Les chréens du temps de notre auteur vivaient la messe comme 1 sacrifice, il suffit pour s'en convaincre de lire les forules que Chrétien préte à la mére de Perceval : Si i sacrefion le cors Jhesu Crist le prophete sainte (6) Cui juif fisent honte mainte. Trais fu et jugiez a tort Et soffri angoisse de mort. (v.580-84) ) P. Gallais a remarqué lui mme le dessin de la fléche nt qu'elle représente tout est pas moins que la flèche

aussi cette forme, mais il l'interprete shivaique : « De mauvais esprits diaussi bien une croix, mais la croix shivaique le symbole de la totalité et

- l'amour. » Perceval et l'initiation, Paris, Les éditions du Sirac,

1727: p;2154

) Cf. E. Anitchkof, Le Saint Graal et les rites eucharistiques, omania, LV , 1929, pp.174-194. ) Préface à la traduction de L. Foulet, Paris 1947, réédition

izet 1970, pp.XX-XXII. La préface de M. Roques a été publiée de littérature française, Genève 1949, nouveau dans les Études ).29-42.

) Le mot « prophéte » appliqué au Christ est fort surprenant. )n emploi donne un argument de poids aux critiques qui suppont que Chrétien avait des origines personnelles, ou des sources,

Mythes et rites

72

La messe, qui est vécue par un chrétien de notre époue avant tout comme un recommencement de la Cène, était sentie au XIle siècle comme un recommencement de la Passion. De même, les souvenirs de la Passion pouvaient se présenter naturellement sous la forme d'une liturgie. On peut constater qu'il en fut longtemps ainsi en assistant à une « procession des Pénitents », manifestation populaire qui reste encore vivante dans certaines provinces et qui remonte à des traditions trés anciennes (7). Cette procession a lieu de nuit, le soir du Jeudi saint. Des laics, les hommes du bourg (8), vétus de longues cagoules qui effacent leur identité, s'avancent en cortége, pieds nus à la lumiére des lanternes. Les uns portent,sous la forme d'images de bois peint fixées sur des bátons de procession, non seulement les instruments

de la mort du Christ, la lance, les clous,

les tenailles, tels qu'on peut les voir dessinés sur les miniatures du Moyen Age, mais aussi les objets associés au récit de la Passion, le poteau de la flagellation, le coq qui éveilnon

chrétiennes.

Il me

semble

néanmoins

qu'on ne peut fonder

une théorie sur ce seul mot. La divinité du Christ est si clairement évoquée dans les autres passages à caractére religieux du conte que tout soupçon en est dissipé. Peut-étre faut-il donner ici au mot prophéte un sens large : il pourrait signifier « celui dont la parole est vérité ». (7) Je décris la procession des Pénitents de Saugues (Haute Loire). La Confrérie des Pénitents de Saugues a été fondée au milieu du XVIIe siècle, mais reprend des règles qui « se rattachent aux préceptes donnés par Saint François au XIIIe siècle ». Cf. R. Combe, article paru dans Erount de Saougues, revue paroissiale du canton de Saugues, n°82 et 83, 1973, pp.4-7 et 7-9. La pratique de la procession du Jeudi saint serait à mettre en rapport avec les déplorations des Flagellants.

(8) « Le droit de porter à la procession du soir les différents emblémes et « mystéres » ainsi que les lanternes... est mis aux enchéres au cours de la journée et revient aux plus offrants » : op. cit., p.9, n.22. Le calice et la paténe appartiennent au trésor de la Confrérie, déposé dans un lieu sacré qui lui appartient en propre, la « Chapelle des Pénitents ».

-ecture de l'épisode du Graal

73

a Saint Pierre, les dés, les symboles du soleil et de la lune. rois pénitents vêtus de blanc marchent de front. Celui du nilieu tient au-dessus de sa téte dans ses mains unies un alice ; les deux autres lui soutiennent les bras d'une main 't portent de l'autre une paténe. Enfin deux hommes véus de cagoules non plus blanches mais rouges, et qui ( sont » le Christ et Simon de Cyréne, miment le portenent de croix (9). Geignant et trébuchant, fustigés par les coups de laniéres de cuir, ils soutiennent sur leurs paules une énorme croix de planches assemblées. « Myhes et rites seraient-ils liés indivisiblement dans une méme iturgie, le récit étant alors non seulement parlé mais joué t vécu dans cette sorte de langage total qu'est la fête sarée ? » (10) Les composantes du mythe, méme lorsque sa signifiation d'ensemble paraít claire, ne peuvent étre toutes xpliquées ; à la différence de celles de l'allégorie, toutes oumises à une cohérence et constituant toutes des termes le comparaison, elles ne participent pas toutes au sens. iussi la méthode de J. Marx qui à partir de traditions égendaires explique successivement la valeur signifiante ion seulement des objets du cortège, mais aussi du repas

ervi à Perceval ou de l'épée qu'on lui offre comme don l'accueil, et qui croit avoir « étudié à fond la figure du toi Pécheur » (11), me paraít-elle contestable. Quant à roposer, comme l’a fait A. Klenke (12), un sens allégoique pour tous les personnages et les objets du Conte du Graal, assez clair pour permettre sa formulation dans une orte de lexique, cela revient à proposer, comme l'ont ait les commentateurs médiévaux, une moralisation. Dans cet exercice, en utilisant un schéma réducteur établi

9) Les noms des porteurs de la croix, du poteau de la flagellation t du calice sont gardés secrets. 10) E. Borne, Le problème du mal, Paris, PUF, 1967, p.40. 11) Lég. arth., p.151, n.2. 12) U.T. Holmes et A. Klenke, Chretien, Troyes,and the Grail,

"hapel Hill, 1959, pp.194 et s. : « Alphabetical key to the symbo-

ism of Chretien's Perceval ».

Le mythe et le conte

74

à partir de concordances apparentes entre d'autres textes et l’œuvre étudiée, on invente pour cette dernière une signification nouvelle qui serait cachée derrière son sens littéral, mais on ne l'explique pas. Le mythe résiste à ces tentatives d'élucidation, « énigme toujours forcée et qui défend bien son mystére » (13). Si l'épisode du Graal a été créé sur le schéma d'un épisode de conte, il a fort bien pu en conserver certains éléments qui ne s'expliqueraient pas plus dans le roman qu'ils ne s'expliquaient dans le conte, ou qui auraient perdu dans le roman le sens que leur donnait le déroulement du conte. Il est possible qu'il en soit ainsi de certaines étrangetés de la scéne du repas, qui peuvent étre mises en rapport avec des traits propres aux contes que nous avons présentés. Que cette scéne comporte un double personnage habitant le lieu d'hospitalité, le maítre, qui partage avec le voyageur des mets somptueux, et un exclu à qui est réservé un service de bouche fort différent, faisait partie du schéma de nos contes où ce trait s'expliquait par une punition, une vengeance. Un tel schéma aurait pu subsister dans le roman de Chrétien sans qu'on puisse se risquer, ici, à lui trouver un sens. S'il en était ainsi, le fait que soit servi un double repas ferait comprendre qu'à chaque mets entre dans la salle un double service, celui qui est destiné au maítre et à son hóte, celui qu'on réserve à l'exclu (14). Que l'étrange cérémonial ne suscite dans l'assemblée aucune réaction est un trait caractéristique des contes que nous avons examinés. On pourrait penser que le récit de (13) E. Borne, op.cit., p.42. (14) Ainsi s'expliqueraient dans une certaine mesure les passages

répétés du Graal, Car chez Chrétien, le Graal, quoi qu'on en dise, ne fait pas apparaítre de nourriture sur la table de l'hóte. C'est à partir de la simple concomitance

distributeur de nourriture

de deux services que le Graal

me semble avoir été imaginé par les

successeurs de Chrétien. Je ne peux sur ce point accepter l'argumentation de J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, pp. 184 et s.

Lecture de l'épisode du Graal

75

Chrétien est sur ce point semblable aux récits de contes populaires. Dans tous les contes que nous avons examinés, le voyageur est accueilli avec beaucoup d'égards. Dans celui d'A. de la Chapelle d'Apchier, dont la mise en forme à caractére littéraire s'agrémente de nuances, le « passant à

passer », pour reprendre l'expression significative de l'auteur, est reconnu comme le libérateur en puissance et comblé d’honneurs. Il en est ainsi dans le Perceval, l'ex-

ceptionnelle qualité d'un repas que Chrétien a pris la peine, contre son habitude, de décrire par le menu, le montre. Le don de l'épée fait partie de cet accueil somptueux :Perceval est celui qu'on attendait. Merveilleusement belle, douée de propriétés magiques, œuvre d'un forgeron sans doute magicien, cette épée rassemble un certain nombre des poncifs que mettaient en œuvre non seulement les légendes irlandaises et galloises, mais aussi, après l'épopée antique, les chansons de geste (15). On s'attendrait à ce que cette épée fasse de son possesseur un héros invincible. Pourtant, dans le passage qui fait suite à l’aventure du Graal, la Pucelle en deuil annonce à Perceval que l'épée donnée par le Roi Pécheur est destinée à se briser. Comment interpréter cette exploitation imprévue du motif de l'épée merveilleuse ? (16) Chrétien ne nous en donne pas les moyens. La suite du récit en effet ne fait plus aucune allusion à cette épée. La prédiction de la Pucelle en deuil était-elle l'amorce d'un épisode postérieur que Chrétien n'aurait pas développé, soit qu'il n'en ait pas eu le temps, le conte étant resté (15) Sur les épées merveilleuses dans les chansons de geste, cf. la

liste des références réunies par L. Gautier, La Chevalerie, nouvelle

édition avec index, Paris, Sanard et Derangeon ,1884, p.708, note,

TUO LS DOE (16) Sur le motif de l'épée dans ce passage, cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du V, pp.117-129) du le Conte del Graal, cette épée. Mais la

Graal, pp.110 et s. Un chapitre entier (chapitre livre de J. Fourquet, Wolfram d 'Eschenbach et Paris, Les Belles Lettres, 1938, est consacré à comparaison avec le Parzifal n'apporte aucune

clarté sur le sens de ce motif chez Chrétien.

76

L'épée merveilleuse

inachevé, soit qu'il en ait abandonné le dessein tout en laissant subsister son point de départ ? Je risquerais une autre hypothése. La prédiction qui concerne l'épée fait partie d'un ensemble dont la fonction est de révéler à Perceval, et en méme temps au lecteur du conte, le caractére manqué de l'aventure du cháteau du Roi Pécheur. Tout se passe comme si l'épée perdait ses vertus magiques du fait de l'échec du héros. On songerait alors à un refus conscient de la part de Chrétien d'exploiter un motif traditionnel. La seconde partie du roman, l'histoire de Gauvain, comporte un passage qui me semble pouvoir étre cité à titre de comparaison. Gauvain, au lendemain du tournoi de Tintagel, traverse une forêt où paissent des biches. Il s'élance à leur poursuite, réussit à surprendre l'une d'entre elles : c'était, précise le texte (v. 5677), une biche blanche (17). Comme l'a souligné J. Frappier, « la couleur blanche d'une béte que l'on poursuit est signe de féérie et d'appartenance à l'Autre Monde » (18). On croit voir s'ébaucher comme dans le Guigemar de Marie de France, le motif de la béte merveilleuse

qui sert de guide vers l'aventure. Mais la biche s'échappet e Gauvain abandonne la poursuite, pour une raison fort prosaique : son cheval est déferré. Non content de reléguer comme il l'avait fait dans Érec et Énide, le caractére merveilleux de la chasse au róle annexe de figure de contrepoint, Chrétien ici le refuse tout net. Un détail matériel barre de son opacité la fuite vers l'imaginaire. Dans l'univers des romans de féérie, le cheval du héros, d'ordinaire, ne s'arréte qu'à bon escient. Il ne boíte pas sur le chemin de l'Autre Monde. De méme, dans les légendes héroiques, les épées merveilleuses ne se brisent pas. Peut-on imaginer Durandal ou Escalibor en morceaux ? Et les forgerons de l'Autre Monde ne ressoudent pas des armes brisées. Il ne siérait pas à Galand de réparer des épées ! (17) La couleur de la biche n'est pas précisée dans le manuscrit édité par F. Lecoy. (18) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.224.

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Lecture de l'épisode du Graal

77

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| Quoi qu'il en soit, dans l'ensemble que forme l'épisode e. air ond sec f ti mo un e étr aít par me ée ép te cet du Graal, t on ne peut mettre en rapport direct, parce qu'ils appartiennent à des catégories de récit différentes, les objets mythiques qui composent le cortége du Graal et une épée

merveilleuse offerte en don d'accueil.

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à n io ct in st di e ll te e un e nc ra su as ec av e On ne peut fair res de t pi dé en , ge na on rs pe Ce r. eu ch Pé i propos du Ro s De e. qu ti ma ig én e st re , eu li é nn do a il cherches auxquelles ur po i qu , és ér gg su é ét t on ts an ss re té in ts en em ch rappro es in ig or s de s nt na te s le : ce an en ov pr sa er qu di in raient ma x eu di x au t en ar mp co le l aa Gr du e nt Co celtiques du u, ad Nu et an Br , se ai nd la ir et se oi ll ga ie rins de la mytholog rs eu ch pé is ro es ch ri de e mm co is fo la à nt se is ra pa qui « ap de s ur se es ss po nt so i qu et 9) (1 » z ne ig ha et des rois mé te is ex l 'i qu er ni ut pe ne On e. nd mo e talismans de l'autr my s re gu fi s ce et r eu ch Pé i Ro le e tr en s ce des ressemblan ,à it ra ve ri dé l 'i qu me mé t an tt me ad en is Ma s. ue thologiq dü a r eu ch Pé i Ro le , ue iq lt ce ie og ol th my l'origine,de la s pa et e nd ge lé de ge na on rs pe un nt me mo e qu el qu étre à e un s ai rr ve en J' . 0) (2 s ue iq lt ce es nd ge lé forcément de . 4 9 1 . p , l a a r G u d e h t y m e l et . r T e d . r h C , r e i p p a (19) J. Fr s le ns da é oy pl em t en mm ue éq fr ge (20) Le pécheur est un personna in l' à é ci so as t es l 'i qu e rc pa légendes de tous les pays, sans doute rpa ap s, ai nd la ir e nt co le e pl em ex r pa te ci connu des eaux. J. Marx ns da e ch pê s ro hé le où r, te is Le de ou ue iq tenant au cycle dit ossian un étang le saumon

de la connaissance qui lui donnera

la science

y, og ol th my d an y or st hi h is Jr y rl Ea de l'avenir (Th. F. O’Rahilly, e nd ge lé e un d' n io nt me i ss au it fa Dublin, 1946, pp.318-331). Il er ch pé à e ch er ch s ro hé du re pé d an gr iranienne dans laquelle le nd te at s ro hé du re pé dan gr e tr au L' . ux la gloire royale dans les ea ys pa le er uv sa et ne on ur co la i lu ec av son petit-fils pour partager

du e nd ge lé la de ée ch ro pp ra de en ég (l r qui est en train de dépéri

Le Roi Pécheur

78

preuve dans ce vers du roman de Flamenca oü l'auteur, au milieu d'une trés longue énumération d'ceuvres censées appartenir au répertoire des jongleurs réunis au cháteau du comte Archambaud, cite un récit qui compte parmi ses personnages un Roi Pécheur : L'us retrais lo comte d'Ivet Con fo per los Ventres faiditz E per Rei Pescador grazitz.(21) L'autre disait l'histoire du comte qui fut chassé par les Vandres et accueilli par le Roi Pécheur.(22)

d'lvet

Aucun chercheur n'est jusqu'ici parvenu à identifier ce récit, probablement perdu. Pourtant, si obscure que soit pour nous l'allusion, elle n'est pas dépourvue d'intérét car elle donne la preuve — l'exactitude des autres références qui ont été presque toutes identifiées assurant que l'auteur ne cite pas des titres fantaisistes — qu'il a existé un récit où intervenaient à la fois un Roi Pécheur et les Vandres, c'est-à-dire les Vandales. Les méfaits des Vandales — ici ils auraient,semble-t-il,chassé de ses terres un personnage — apparaissent dans un certain nombre d'œuvres dont la provenance, l'aire et les limites chronologiques sont Graal par M. Coyagee, Journal of the K.R. Cama Oriental Institute,

n°38,

Bombay,

1939).

Ces

textes

sont

cités par J. Marx,

Lég. Arth., pp.183-202, en particulier p.194, n.4. Il faut mentionner aussi les pécheurs qui apparaissent dans la légende du

Pape Grégoire, celui surtout qui améne Grégoire repentant dans l'ile oü il fera pénitence ; des années plus tard ce pécheur trouvera dans le corps d'un poisson la clé avec laquelle il avait fixé pour toujours des fers aux pieds de Grégoire, et qu'il avait jetée à la mer : Vie du pape Grégoire le Grand, éd. V. Luzarche, Tours

1857. Cette légende est résumée dans les Gesta Romanorum. Thomas Mann en a tiré un roman intitulé L élu. (21) Le roman de Flamenca édité par P. Meyer, 2ème éd. revue, Paris, 1901, v.688-90. P. Meyer ne donne pas comme absolument süre la lecture « Ivet » : « On peut lire iu, in, ui, m, pour les trois jambages qui suivent le d » (op. cit., p.688). (22) Traduction de R. Lavaud et R. Nelli, Les troubadours, t.1l,

Bruges,Desclée de Brouwer, 1960.

|

bun de l'épisode du Graal

79

|

onnues avec une relative précision. Les Vandales, nom ous lequel chroniqueurs et hagiographes désignent globaement les envahisseurs barbares, Huns, Alamans, Alains, lu IVe au VIe siècle, sont mentionnés en effet, en dehors les chroniques, essentiellement dans les vies de saints plus ju moins légendaires de l'époque mérovingienne et caroingienne. C'est de là,semble-t-il,qu'ils auraient passé dans es chansons de geste qui contiennent quelques allusions à eurs ravages (23). Les textes qui mentionnent leur passage jennent dans leur presque totalité de la Bourgogne et le la vallée du Rhóne, du Bassin parisien et de la Gascone (24). Le récit que cite l’auteur de Flamenca est certainement ndépendant

du Perceval (l'histoire de Perceval est d’ail-

eurs mentionnée dans la même liste (25) ainsi que la pluart des œuvres de Chrétien) et il y a de fortes chances our qu'il remonte à une période antérieure à Chrétien. Ces recherches n'apportent rien qui soit susceptible l'éclairer la question essentielle : le Roi Pécheur, quelle ju’ait pu être son origine, est-il inclus dans le mythe du sraal ? Chrétien, l'empruntant à quelque légende, lui auait-il prêté, ou conservé, une signification religieuse ? Le pécheur prend aisément la valeur d'un symbole eligieux. Tout d'abord, il peut étre associé au poisson, i important dans la symbolique chrétienne (26). Dans 23) Ils sont

mentionnés

dans

Girart de Roussillon, éd. P. Mi-

nard, 1858, vers 331-6, 371, 483, 491 ; Garin le Lorrain, éd. P. 'aris, 1833-35, pp. 1, 12, 22 et 280 ; et, incidemment dans Berthe ux grands pieds : relevé de C. Courtois, Les Vandales et l'Afrique, 'aris, 1955, p.45, n.4. Sur les Vandales dans Girart de Roussillon t dans les légendes bourguignonnes, cf. R. Louis, Girart, comte le Vienne, dans les chansons de geste, Auxerre, 1947, t.II, p.110 In-122593 24) Cf. C. Courtois, op.cit., pp.43 et s. 25) Vers 671-672 : « L'autre comtet de Persaval Co venc a la cort a caval »

26) Cf. l'artic?

(x0Uc

du Dictionnaire d'archéologie chrétienne

t de liturgie de Dom Cabrol, t.VII, 2éme partie, col. 1991-2086.

80

Le Roi Pécheur

Le Roman de l'estoire dou Graal, Robert de Boron fait apparaítre un « Riche Peschierres » (27), variante probable du Roi Pécheur (28), dont le nom biblique, Hébron,

s'accorde bien avec sa fonction de gardien du vase sacré, et qui doit son surnom au fait qu'il a apporté sur la table eucharistique un poisson clairement symbolique. Le fait qu'on retrouve dans le texte de Robert de Boron un « pécheur » comme gardien du Graal incite à penser que le Graal a été dés le début associé dans la tradition légendaire à une figure de pécheur, peut-étre à un personnage de Roi Pécheur. Quoi qu'il en soit, chez Chrétien, le symbolisme

du poisson n'apparait pas (29). (27) Le roman

de l'estoire dou Graal, éd. W.A. Nitze, Paris, Cham-

pion, 1927, v.2495-2512 et v.3343-3348. A. Nitze voudrait rapprocher ce nom, abrégé en Bron pour les commodités de la métrique, du nom de Bran, roi de la mythologie celtique. Un tel rapprochement me paraît être un simple jeu de mots. (28) Une allusion de Robert de Boron aux « paroles contées » sur ce personnage de pêcheur semble bien confirmer l'hypothése que le Riche Pécheur, ou le Roi Pécheur, ou le Bon Pécheur était avant le Conte du Graal et le Roman de l'Estoire dou Graal un personnage de légendes : Li boens Pescherres... Dont furent puis maintes paroles Contees ki ne sunt pas foles... (v.3456-58). (29) On pourrait s'interroger sur les vers 6420-23 oü il est dit qu'il n'y a dans le Graal « ni brochet ni lamproie ni saumon ». Mais s'il

n'est pas absolument exclu que cette énumération de poissons ait quelque rapport avec le nom du roi, nul ne songerait à leur préter une

valeur

symbolique.

serait que Chrétien

L'explication

la plus simple de ces vers

a souligné l'austérité du vieux roi en élimi-

nant toutes les nourritures exquises que pourrait contenir un plat aussi somptueux que le Graal. Au XIIe siècle, le poisson, et surtout ces poissons particuliérement raffinés, était une nourriture de

choix. Abélard, dans la lettre oü il dicte à Héloise une régle pour le Paraclet, écrit : « Actuellement

de

si nous nous abstenons de vian-

est-ce un si grand mérite quand nos tables sont chargées d'une

quantité superflue d'autres aliments ? Nous achetons à grands frais toute espéce de poissons ». (Lettre huitiéme, trad. O. Gréard, coll. Classiques Garnier, Paris, p.247).

ecture de l'épisode du Graal

81

Dans l'Evangile, les apôtres sont nommés « pécheurs hommes ». Saint Pierre est parfois désigné dans les texs latins du Moyen Age par le seul terme de « piscator »

0). Ses successeurs,

les Papes, portent

« l'anneau du

cheur ». Et l'apparition d'un pécheur dans les légendes ligieuses s'associe parfois confusément à l'image du prée. Ainsi la Légende du Pape Grégoire met en œuvre par ux fois un personnage de pécheur (31). La « moralisaon » qui dans les Gesta Romanorum accompagne cette gende commente dans les deux cas « Piscator est proetus... » (32). Chrétien avait-il à l'esprit cette valeur allé-

rique lorsqu'il fit entrer dans son Perceval le personnage 1 Roi Pécheur ? On ne peut se prononcer sur ce point. otons seulement que s'il en était ainsi, il l'aurait singurement minimisée dans la présentation de son personige, infirme qui péche parce qu'il ne peut plus monter cheval. La typologie mosane nous fournirait un dernier terme ' comparaison : sur quelques documents de l'iconograne chrétienne du Xlle siècle figure la représentation un pécheur à la ligne. Le plus connu est un dessin de lortus Deliciarum

d'Herrade

de Landsberg (33) sur le-

iel on voit Dieu tenant à la main une canne à péche. tte représentation déconcertante retrouve des tradions iconographiques trés anciennes dans l'art chrétien 0) Cf. par exemple Honorius Augustodunensis, Liturgica, Migne

2. chap. CL XII, col. 688. 1) Ed. V. Luzarche, Tours 1877, pp.34 et 85 sqq. 2) Ed. H. Oesterley, Berlin 1872, cap.81, p.409, lignes 7 et 25. tte moralisation n'est pas inattendue. Le symbole religieux est us-jacent. Le théme, présent dans le folklore universel, du pois-

n dont le corps contient un trésor, préte d'autant plus facileent à des significations religicuses qu'on le trouve dans l’Evan-

e de Matthieu

(Matth.

17,27). Une glose d'Origéne sur ce texte

socie le poisson à « l'hamegon de Pierre qui était devenu pécheur hommes » (Comment. in Matth. |. XIII, n.10, éd. Lommatzch, II, p.230). 3) A. Straub et G. Keller, Herrade de Landsberg, Hortus Delicia-

m, Strasbourg 1879-1889, pl.14bis et 24.

Le Roi Pécheur

82

(34). « A la canne à péche est fixée une ligne ornée de toute une série de médaillons sur lesquels sont figurés en buste les précurseurs du Christ ; au bout de la ligne est

fixé un hameçon en forme de croix auquel est attaché le Christ : le crochet de l'hamegon pénétre dans la narine d'une sorte de baleine » (35). Cette représentation s'éclaire par la référence aux écrits de Rupert de Deutz et Honorius Augustodunensis. Elle traduit en image leur glose théologique du passage du livre de Job « Pêcheras-tu

Léviathan

avec un hamegon

?... »

(36)

selon laquelle « Léviathan est une figure du Diable ; la généalogie de la Vierge et du Christ est comme une ligne que Dieu a jetée dans le siècle ; l'hamegon est la croix sur laquelle le Christ, comme l'appát, est suspendu ; à cet appát de l'humanité Satan a été pris » (37). La deuxiéme représentation de cet ensemble symbolique est moins explicite, mais sa signification est la méme. Il s'agit de l'un des motifs qui ornent l'émail du triptyque mosan dit d'Alton Towers au Victoria and Albert Museum de Londres. La figure de Dieu péchant à la ligne y accompagne un programme typologique complet dont le sujet central est la Crucifixion, encadrée par la Résurrection et la Descente aux Limbes. Une scéne de péche qui s'interpréte de la méme facon (38) décorait un des vitraux de l'ancienne cathédrale de (34) Cf. le Dictionnaire article pécheur.

d'archéologie

chrétienne et de liturgie,

(35) Description de L. Grodecki, A propos des vitraux de Chálons sur

Marne.

Deux

points

d'iconographie

mosane,

p.167,

dans

L'art mosan, recueil de travaux publiés par P. Francastel, Bibliothéque générale de l'Ec. Prat. des Htes Etudes, Paris, A. Colin, 1953. On trouvera dans l'étude de L. Grodecki l'explication détaillée de cette représentation, avec indications bibliographiques. (36) Job XL, 25-34. Cf. la traduction du livre de Job, accompa-

gnée de commentaires, par E. Dhorme, La Bible, l'ancien Testament, éd. de la Pléiade, t.II, pp.1341-42.

(37) Commentaire cité d'aprés L. Grodecki, op.cit., p.168. (38) Cf. L. Grodecki, op.cit.

ecture de l'épisode du Graal

83

'hálons sur Marne, qui avait été consacrée en 1147 et fut rülée en 1230. Ce vitrail a pour motif central une grande rucifixion encadrée de quatre médaillons dont deux rerésentent respectivement l'Eglise et la Synagogue (39) et e quatre écoingons. L'un des écoingons représente Job, ésigné par son nom, tenant à la main une banderole oü e lisent des fragments du passage du livre de Job que nous vons cité. Une ligne, dessinée auprés du prophéte Job, est enue, au-dessus de sa téte, par la main de Dieu. Qu'il faille l'imputer au dessein du poéte ou à un heu-

eux hasard, le Roi Pécheur s'intégre dans l'ensemble des nages du cháteau du Graal comme s'il venait compléter n programme d'iconographie typologique ayant pour héme le mystére de la Rédemption. La dignité souffrante e cet infirme royal inviterait à identifier son róle, par une lose conforme

aux habitudes

médiévales,

à celui d'un

ouveau Job (40), impuissant à retirer du fleuve d'impueté Léviathan, le monstrueux poisson du mal ; Pécheras tu Léviathan avec un hamegon ? Et avec une corde lieras-tu sa langue ? Mettras-tu un jonc dans son nez Et avec un crochet perceras-tu sa máchoire ? Si tu mets la main sur lui, Songe au combat, tu ne recommenceras pas ! (trad. E. Dhorme)

La diversité des lectures qui ont pu étre suggérées ontre la richesse évocatrice de cette figure qui participe u symbolisme multiple des eaux. Chrétien, en pur poéte, su préserver son étrangeté. Elle accompagne le cortége iythique du Graal, elle le compléte peut-étre. Mais, omme cette scéne de péche qui orne dans le Livre d Heu-

39) U.T. Holmes et M.A. Klenke décrivent ce vitrail, Chrétien, royes and the Grail, pp. 109 et s., reproduction photographique artielle fig.3, p.54, mais ils n'ont pas remarqué l'écoingon oü est présenté le pêcheur. 10) Cf. Ph. Verdier, Les stavrothèques mosanes, CCM 1973, p.

19 : « Job étant une figure du Christ, ses calamités représentent :lon le sensus typicus les souffrances et la mort du Christ. »

84

| | La question à poser |

res de Catherine de Cléves le bas d'une page oü sont dessinés les symboles de l'Incarnation rédemptrice (41), et dont on ne sait si elle est descriptive ou symbolique (42), la figure du Roi Pécheur demeure inexpliquée.

Dans tous les contes qui ont été cités et qui me paraissent présenter sous une forme élémentaire la méme structure que le Perceval, l'épreuve de l'étrange repas est une épreuve réussie. Ces contes se groupent en deux familles, celle où le héros est menacé d'un danger auquel il échappe en suivant le conseil de silence et celle où le héros efface une souffrance, dissipe un sortilége en suivant ce méme conseil. C'est des récits de ce deuxiéme groupe que se rapproche le Perceval ;car il ne semble pas que Perceval coure quelque danger au cháteau du Roi Pécheur. Dans le Perceval, le motif de la question apparait sous la forme de la « question à poser » et non sous la forme de la « question à ne pas poser ». Cette différence, qui m'a paru négligeable pour l'étude structurale du Perceval, est essentielle pour ce qui est de sa signification. Or je n'ai eu connaissance d'aucun conte en dehors du mabinogi de Peredur qui utilise le motif sous la forme de la « question à poser ». Il se peut certes que de tels contes aient existé et que Peredur représente à lui seul une tradition (41) The Hours of Catherine of Cleves, introduction and commentaries by J. Plummer, New York, 1968, pl.37. Le manuscrit enlu-

miné publié par J. Plummer faisait partie de la collection Pierpont Morgan et appartient à la collection Guennol. Le Livre d'Heures de Catherine de Cléves est daté de ca.1430. (42) J. Plummer commente en ces termes la miniature : « A further reference to the Incarnation occurs in the lower border where a fisherman kneels on the bank of a small pond in and around which are various kinds of nets, traps and other equipment for fishing, symbolizing the corporeal prison of the soul. »

|

ONSE de l'épisode du Graal

85

ntérieure à Chrétien. Pourtant la question à poser ne inscrit pas naturellement dans le cadre du Conte des ons conseils. Car ce type de conte contient toujours une

-çon de sagesse pratique, de prudence. Il invite son héros . ne pas se méler des affaires d'autrui, à bannir la curiosi$, à savoir se taire, à ne pas risquer de déchainer le ha-

ard, d'aviver le malheur ; partant, il fait réussir celui qui uit le conseil de silence. Cette crainte des mots prononés, de la chose nommée, est caractéristique d'une mentaté primitive. Le roman de Jaufré (43) en fournit un

xemple particuliérement net : Jaufré, chevalier engagé ans une quéte qui par certains de ses aspects rappelle elle de Lancelot dans le Chevalier de la charrette, arrive ans une région oü régne une telle désolation qu'à certaies heures du jour et de la nuit montent les clameurs pouvantables de la déploration collective ; chevaliers et ourgeois poussent des hurlements, gémissent, s'égrati-

43) Sur la date de Jaufré et les rapports de ce roman avec l’œuvre le Chrétien, il est difficile de se prononcer. Selon P. Meyer, « le apport de Jaufré aux anciens romans de la Table Ronde est ... elui qui unit l'Orlando Furioso aux chansons de geste » (introd.

| Guillaume de la Barre, roman d'aventures par Arnaud Vidal de astelnaudari, Paris 1895, pp.XXXILIII). C. Brunel, éditeur du

oman de Jaufré (S.A.T.F., Paris, 1943) adopte ce point de vue le P. Meyer. Pour R. Lejeune, l'histoire de Jaufré pourrait étre ine des sources de Chrétien, utiliserait en tout cas la matiére

rthurienne telle qu'elle se présentait à Chrétien vers 1150, date | laquelle elle était déjà répandue dans le Midi de la France et Italie (R. Lejeune, À propos de la datation du roman de Jaufré, vevue belge de philologie et histoire, 28, 1950, pp.1349-77). M. le Riquer apporte pour l'examen de ce probléme de nouveaux léments, qui fortifieraient l'hypothése d'une double rédaction e Jaufré. Pour M, de Riquer la premiére rédaction aurait pu se ituer vers 1170-75. C'est la seconde qui nous serait parvenue Los problemas del roman provenzal de Jaufré, Mélanges Clovis Yrunel, Paris, Société de l'Ecole de Chartes, 1955, pp.435-461). Quels que soient les rapports qui ont pu unir les deux œuvres,

étude comparée de certains éléments emble avoir de l'intérét.

qui leur sont communs

La question à poser

86

gnent le visage. Jaufré apprendra beaucoup plus tard que ce qui plonge la contrée dans ce deuil est un malheur survenu au seigneur des lieux. Il a été emmené captif par un redoutable méchant, Taulas de Rougemont, qui lui inflige chaque jour des tortures. Mais avant d'étre enfin informé de cela, Jaufré a tenté maintes fois de demander la cause

des lamentations. Chaque fois, il a déchaíné chez ceux à qui il posait la question une colére si violente qu'il a pu craindre de mourir sous leurs coups. « Le théme de la « question à ne pas poser », commentent R. Lavaud et R. Nelli, « n'est pas plus gratuit que celui de la colére « socialisée ». Il correspond à une trés vieille exigence de l'humanité primitive qui ne veut pas que le malheur soit nommé, surtout par un étranger. » (44) Dans le roman de Jaufré, l'attitude du héros, opposée à celle des personnages des contes de sagesse, permet de dégager un thème de la « question à poser ». Jaufré, malgré les mauvais traitements qu'on lui inflige, ne renonce pas à questionner. Cette persistance, qui lui permettra de remplir le róle de héros sauveur, est présentée, le dénouement le montre, comme louable. On peut faire la méme remarque à propos de deux des romans de Chrétien : Érec au cháteau du roi Évrain, Yvain au cháteau de Pesme Aventure, n'auraient

garder de la lévres définit miére

pu, sans déchoir

aux yeux

du lecteur,

le silence, bien que le conseil d'un ami, la frayeur foule ou ses huées aient tenté d'arréter sur leurs la question qu'ils allaient poser. Poser la question dans ces épisodes de romans de chevalerie la prephase de la démarche héroique. C'est la curiosité

du chevalier,

son

attention

aux

autres,qui le conduit,

dans les cháteaux de la mort ou du malheur dans lesquels sa destinée l'améne, à engager le combat salvateur, à trouver l'adversaire. Son refus de la sagesse prudente, son mépris du danger amorcent une action. Le théme de la « question à poser » va de pair avec la possibilité d'un combat libérateur. Il est significatif que dans le mabinogi (44) Les troubadours, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960, t.I, p.23.

| Graal du e l'épisod de bids |

87

e Peredur la mise en œuvre de ce thème ait entrainé, au iveau de la logique rationnelle, la révélation d'un acte à ccomplir : Peredur, s'il s'était informé, aurait appris u'un combat l'attendait dans le château où l'hospitalité ii était offerte. En se chargeant de l'acte de vengeance, eût lavé la souillure du crime commis, il eût assumé le

ile de sauveur. _ On cherche vainement dans l'épisode du raal la possibilité d'un combat libérateur. cit ne révèle en aucune façon que Perceval hez le Roi Pécheur un adversaire à réduire.

château du La suite du ait pu avoir Le thème de | « question à ne pas poser », caractéristique des contes e sagesse, est retourné sans faire accéder pour autant le 'cteur à un univers héroique. Tout se passe comme si la iise en œuvre de ce thème sous une forme inversée n'éüt qu'un moyen pour l'auteur d'en finir négativement vec l'épreuve du cháteau du Graal. Les héros des contes opulaires que nous avons examinés, le protagoniste du oman de Hue de Rotelande pouvaient par leur silence ou ur attitude bienveillante interrompre le service de souf'ance dont ils avaient été par hasard les témoins. Le serice du Graal ne saurait étre interrompu. Ni oubli, ni engeance, ni pardon ne peuvent faire cesser un sacrifice estiné à étre sans fin répété par les hommes. Il n'y a au háteau du Graal nul responsable, aucun coupable, ou plu9t tous les acteurs de la scène silencieuse semblent resonsables et coupables à la fois de la souillure que matéalisent les larmes de sang de la lance. L'échec de Perceval tait pour ainsi dire contenu dans la nature méme du specicle qui s'était offert à ses yeux. Pour rendre compte de et échec, l'ermite, dans la derniére scéne du roman.ne ourra invoquer qu'une faute antérieure : au cháteau du aal Perceval n'avait pas mal agi. Coupable innocent, il était prédestiné au malheur. Dans l'univers littéraire de hrétien entre pour la premiére fois, lié à l'impossibilité e l'action, le sentiment du tragique de l'existence.

88

Le prestige du mythe

La lecture que j'ai proposée rejoint pour l'essentiel les interprétations chrétiennes du symbolisme du cortége du Graal. Mais elle a voulu mettre l'accent sur cette hantise du mal et du malheur qui m'a paru s'exprimer dans le mythe du Graal et se trahir dans maint détail du roman, comme si elle habitait l'auteur du Conte du Graal. Car le my-

the du Graal, tel qu'il est contenu dans le texte de Chrétien, me semble exprimer, pour appliquer à son cas particulier la formule à valeur générale d'E. Borne,« ce qu'il y a de lucidité aigué et d'impuissance douloureuse dans l'angoisse du mal. D'un embarras crucifiant, la fonction fabulatrice fait une chose de beauté » (45). Vers sa beauté semble converger tout le sens du Perceval. Peut-étre n'est-ce là qu'illusion. L'épisode du Graal est un des hauts lieux poétiques du roman. Derriére ses images se lit sans doute l'angoisse latente de son auteur,

celle peut-étre d'un homme ágé qui voyait s'approcher la mort et l'au-delà. Mais la réussite poétique du passage ne doit pas dissimuler le fait qu'il n'est dans l'histoire de Perceval qu'un épisode. Le héros en sera transformé dans la mesure où les semonces successives qu'il reçoit aprés sa nuit chez le Roi Pécheur, lui faisant prendre conscience de son échec et des conséquences graves de cet échec, le désespérent et lui font oublier ses devoirs religieux. Mais il ne me semble pas que le sens profond de la vision du Graal soit nécessaire au déroulement de l'histoire de Perceval.

(45) Le probléme du mal, Paris, P.U.F., 1967, p.48.

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CHAPITRE IV

APPRENTISSAGE

ET INITIATION

C'est pourquoi j'hésite à employer à propos du chemiment de Perceval un terme aussi ambigu que celui « initiation », et je ne peux suivre les directions suggées par P. Gallais dans l'ouvrage qu'il intitule Perceval l'initiation (1). ll est difficile de faire une synthèse claides idées exprimées dans ce livre. P. Gallais en effet ne ‘tache jamais Le Conte du Graal des autres romans de hrétien. L'ceuvre entière de cet auteur lui apparait come une sorte de systéme dont la signification morale et étaphysique, pour ne pas dire théologique, irait d'un man à l'autre s'amplifiant et se précisant. Il faudrait la mprendre à la lumière de la pensée orientale. Plus préciment, P. Gallais établit un réseau de concordances entre

Conte du Graal et les textes de l'Iran islamique qui ont é publiés et commentés par H. Corbin. Ces concordances excluraient pas du reste l'influence d'autres textes de la térature du XIle siècle, poèmes de troubadours, traités

amour. On doute que Chrétien, à supposer qu'il ait été à | point pénétré par la pensée iranienne et la mystique de slam, se soit montré capable d'un syncrétisme aussi sub, et l'ait fait passer dans des œuvres destinées sans doute faire penser, mais aussi à distraire son public de chevaTS: Sans entrer dans une discussion sur le bien-fondé des pprochements établis par P. Gallais, il est un point essen:| à notre propos qui demande à être précisé. P. Gallais

) Paris, Les éditions du Sirac, 1972.

90

Ambiguité du mot initiation |

me semble jouer, non sans quelque mauvaise foi, sur les divers sens bien distincts du mot initiation ; d'une part le

sens premier d'introduction aux mystéres de religions antérieures au christianisme, sens exprimé par le verbe grec uveiv , d’où dérive le mot mystère, d'autre part le sens dérivé d'« enseignement reçu »,d'« expérience acquise ». Le fait que le latin ait transposé le terme spécifiquement religieux jveiv par le verbe à sens plus large initiare, faire commencer une vie nouvelle, a sans doute favorisé cet affaiblissement du sens. Perceval a bien été initié à la technique et au code de la chevalerie, aux convenances

de la vie courtoise, à l'a-

mour peut-étre, mais peut-on sans abus de langage le considérer comme « un initié » ? Il convient, avant d'en discuter, d'écarter d'abord deux équivoques. D'une part, il est certain que l'admission à la chevalerie, avec le rituel social et religieux qui l'accompagne, garde dans ses formes le souvenir des cérémonies d'initiation des adolescents dans les sociétés primitives. Mais les hommes du XIle siécle n'en sont pas conscients. D'autre part, la religion chrétienne a repris, en leur donnant un autre contenu, la terminologie et méme probablement certains rites des religions à mystéres de l'Antiquité. Dans la mesure oü ils transforment le nouveau chrétien et le font accéder aux mystéres

de la foi, certains

sacrements, le baptéme, la

confirmation et l'eucharistie sont dits sacrements initiateurs. On parle en bonne théologie de « mystére eucharistique ». En ce sens, Perceval, que l'ermite a traité comme un catéchuméne, a été initié au mystére eucharistique. Il est méme assez frappant que cette initiation ait eu lieu à la date que les prétres de jadis choisissaient traditionnellement pour faire participer leurs nouveaux disciples à l'Eucharistie

: en effet, dans les premiers siécles du chris-

tianisme, « la catéchése mystagogique se situe dans la nuit pascale, elle fait revivre liturgiquement et spirituellement le mystére du Christ mort et ressuscité » (2). (2) Dictionnaire de spiritualité, article Eucharistie, Enseignement des catéchumènes (p.1573).

2ème point :

pprentissage et initiation

91

Mais ce ne sont pas ces pratiques et ces dénominations rétiennes que recouvre pour la plupart des critiques qui mploient à propos de Perceval le terme d'initiation. nbarrassés par ce qu'on a appelé au Moyen Age les secrets du Graal », ils voient dans le Perceval les traces . mythes ou de cultes non chrétiens, ils cherchent derre le roman la signification cachée du texte non chré'n qui lui aurait servi de source. Je me propose de mon7 que, pour suggérer dans ce qu'elle a de religieux la > intérieure de son héros, l'auteur du Perceval n'a jamais it appel qu'à la religion chrétienne de son temps. Il y a dans cette vie intérieure, pour autant que le xte

nous

donne

les moyens

de l'analyser,

deux

mo-

ents de changement profond, le passage de Perceval au iáteau du Roi Pécheur, son séjour chez l'ermite. L'un et iutre coincident avec des expériences particulières, le ectacle du cortège du Graal, que l'on pourrait considérer mme une vision initiatique, et les pratiques religieuses iseignées par l'ermite, où certains ont cru déceler des ris initiatiques particuliers. Je n'ai pas à revenir ici sur la signification du cortége 1 Graal. Je répéterai seulement que si le comportement > Perceval a changé, ainsi que nous le dit Chrétien, après n passage au château du Roi Pécheur, ce n'est pas le ectacle du Graal qui l'a fait changer. Comme j'ai cru le ontrer, s'il a connu le désespoir et la révolte qui lui 1t fait oublier ses devoirs religieux, c'est à cause des proches véhéments qu'il a reçus d'abord de sa « cousi> », ensuite de la Demoiselle hideuse. En quittant le iáteau du Roi Pécheur, il n'éprouvait aucune émotion irticuliére si ce n'est une certaine curiosité (4). Lorsque, à la cour d'Arthur, il laisse les autres chevaers partir pour les aventures qui leur ont été proposées,

) Cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.120 : « En ittant le château du Graal, il n'est pas du tout mécontent de i ;il ne se sent coupable de rien ; seule ombre légère, son désir satisfait de rencontrer qui puisse le renseigner sur les merveilles : la lance et du graal ».

La découverte du nom

92

et décide de se consacrer à la recherche des secrets qu'il n'a pas su surprendre, c'est qu'atteindre le cháteau du Roi Pécheur pour poser enfin les questions à poser lui apparaít comme une aventure chevaleresque : Et Perchevax redist tout el : Qu'il ne gerra en un hostel Deus nuis en trestot son eage, Ne n'orra d'estrange passage Noveles que passer n'i aille, Ne de chevalier qui miex vaille Qu'autres chevaliers ne que dui Qu'il ne s'aille combatre a lui, Tant que il del graal savra Cui l'en en sert, et qu'il avra La lance qui saine trovee, Et que la veritez provee Li ert dite por qu'ele saine. (v.4727-39)

Longues chevauchées, combats, recherche systématique du danger, voilà quelles sont pour lui les voies qui ménent au cháteau perdu !

Un seul élément, dont l'importance ne doit pas étre minimisée, pourrait laisser croire que Chrétien a fait agir sur la vie intérieure de son héros le séjour au cháteau du Roi Pécheur : c'est au moment où il quitte ce château que Perceval, conversant avec la Pucelle en deuil, « devine »

son nom. Jusque là, nous dit Chrétien, il ne le connaissait pas. Aux chevaliers de la forét, en effet, il avait répondu qu'il se nommait « Beau sire », « Beau fils », « Beau frére », et non pas « Perceval le Gallois ». Au moment méme où il répond à la jeune fille qui l'interroge, il n'est pas sûr de dire vrai : Et cil qui son non ne savoit

Devine et dist que il avoit

pprentissage et initiation

93

Perchevax li Galois a non, Ne se set s'il dist voir ou non. (v.3573-76) R. Bezzola a montré l'importance de ce passage, qui idique sans aucun doute une mutation du héros : « Par on nom, Perceval le Gallois, il entrevoit pour la première

jis le fond de sa personnalité. Jusque là, il n'avait qu'une xistence relative ... Désormais il a une existence propre » 5). Perceval, jusqu'ici enfant et adolescent, est devenu un dulte. D'où vient dans l'esprit de Perceval cette subite clar* ? La vision du Graal aurait-elle, malgré le silence du 'une homme et sa stupéfaction constante, agi sur lui, éveillant pour la premiére fois à la conscience de soi ? épondre à cette question n'est pas facile : Chrétien ans ce passage reste constamment extérieur à son récit ; conte, mais n'explique pas. Faut-il penser avec J. Marx que cette révélation souaine aurait subsisté chez Chrétien d'une source celtique ont il se serait inspiré pour le Conte du Graal, et qu'elle ermettrait d'identifier l'aventure du Graal comme une initiation—épreuve » en partie manquée ? J. Marx sougne en effet d'une part la noblesse du lignage auquel apartient Perceval, neveu

du vieux

roi du Graal, d'autre

art le fait que Perceval, séparé des siens,« est un inconnu ui devra se faire reconnaitre » (6). L'épreuve du Graal urait dü permettre cette reconnaissance. Mais Perceval ne

a pas réussie. L'initiation n'en est pas moins commencée: Il est victime de sa simplesse, mais :’entrée est désormais uverte, et l'épreuve commence

» (7). S'il connait son

om au sortir du cháteau du Graal, « c'est que, comme ans toutes les initiations—épreuves qui font passer les unes gens de la classe des adolescents à celle des jeunes ommes, il a requ son nom des ancétres dans la maison de Autre Monde. L'épreuve n'est point réussie mais le Sim-

5) Le sens de l'aventure et de l'amour aris, Champion, 1968, p.56. 5) Lég. arth., p.207. 7) Op.cit., p.210.

(Chrétien

de

Troyes),

| 94

La découverte du nom

-

|

Î4

ple l'a commencée et il a reçu son Nom. L'épreuve sera reprise et menée à bonne fin par le héros, en son temps et au terme de ses aventures » (8). L'hypothése de J. Marx expliquerait donc à la fois le fait que Perceval soit resté jusque là dans l'ignorance de son propre nom, et le fait qu'il l'ait brusquement découvert. S'il est vrai que dans aucun des romans antérieurs de Chrétien il n'arrive qu'un personnage « devine » son nom, Érec et Énide fournit en revanche un exemple de personnage demeuré dans l'ignorance de son nom jusqu’à la fin « de l’adolescence, sans que pour autant Chrétien l’ait placé dans des circonstances exceptionnelles. A la fin de l'épisode de la Joie de la cour, en effet, Maboagrain raconte

l'histoire de ses débuts dans la chevalerie. Il avait fait son apprentissage de damoiseau chez le roi Lac, pére d'Érec, mais avait été adoubé ensuite par le roi Évrain dont il était le neveu. Il ajoute que son nom ne pouvait étre connu d’Érec, car il ne le portait pas quand il était enfant : Maboagrins sui apelez mes ne sui mes point coneüz an leu ou j'aie esté veüz par remanbrance de cest non, s'an cest pais solemant non ; car onques tant con vaslez fui mon non ne dis ne ne conui.(v.6082-88)

Cette histoire passée de Maboagrain, Chrétien, manifestement, l'invente pour rendre plausible la reconnaissance générale des personnages qui termine l'épisode de la Joie de la Cour. Eût-il fait entrer dans cette reconstitution de détail des éléments de nature à déconcerter son public ? L'ignorance de son nom par un trés jeune homme est présentée ici comme toute naturelle. Cet exemple, rapproché de celui de Perceval,invite à faire une enquéte dans les usages de ce temps. Dans ses Recherches sur l'état civil, les conditions du baptéme et le mode de dénomination des enfants du IXe (8) Ibid.

prets et initiation

95

u XIe siècle » (9), J. Depoin observe que l'attribution ffficielle du nom, liée au baptême de l'enfant, décidait en

énéral dans les milieux aristocratiques de ce que serait lus tard cet enfant. Il y avait par exemple des noms qui estinaient à la vie monastique, comme Benoit ou Gré-

oire. Aussi, commente

J. Depoin, les familles se réser-

aient-elles un délai avant de confirmer devant témoins ar le baptéme le nom qu'avait prévu le pére pour son nfant, souvent avant la naissance de ce dernier. « Il est ssentiel,au moment où l'enfant doit recevoir le nom qui ? suivra dans la vie, que ses parents et ses parrains soient n mesure de prévoir le sort auquel sa complexion le desÁ car la vocation est avant tout une question d'aptitules physiques » (10). Malgré les protestations de l'Eglise, ^ redoutait que des enfants en bas áge ne mourussent on baptisés — on en vint au Xle siécle à infliger une ngue pénitence publique aux parents responsables d'un el malheur —, la noblesse renongait difficilement à cet isage. Le jeune noble, dans la période oü il n'était pas incore baptisé, se voyait attribuer temporairement, peuttre par les manants de son pére, le nom de « paien »,qui Jarfois lui restait ; ou encore on l'appelait par un sobrijuet provisoire qui doublait par la suite son nom de bapéme. « Le prénom choisi, insiste J. Depoin, est tellement lestiné à rester en concordance avec la carriére du sujet ue si les plans tirés sur l'avenir par les parents se trouvent ouleversés, le prénom va changer avec eux » (11). Si l'on accorde crédit aux observations de J. Depoin, et est vrai que les documents auxquels il se référe paraisent parler d'eux-mémes, on constate que, présentant une éalité historique, elles corroborent et rejoignent dans une rge mesure, du point de vue de l'étude des mentalités,

s commentaires qu'avait suggérés à J. Marx et R. Bezzola matiére légendaire et littéraire. Mais elles apportent un 9) Bulletin du comité des travaux historiques, Sciences économiues, 1911, pp.34-54. 10) Op. cit., p.41. Il).Op.cit., p.51.

Ig C2 0

pter]

La découverte du nom

élément supplémentaire, fort précieux. Elles donnent des jalons chronologiques, des dates, dont certaines sont suffisamment proches du moment où a été composé le Conte du Graal. Elles permettent donc d'éviter, pour la compréhension de nos textes, le recours à des sources supposées. Elles fournissent une voie d'explication relativement simple pour ces précautions, qui nous sont assez énigmatiques, avec lesquelles est introduit, dans certains récits du XIe et du XIIe siècles (12),le nom d'un héros à peine sorti

de l'adolescence.

Ainsi, dans Érec et Énide, Maboagrain est un nom d'en-

chanteur, de personnage « faé » : il ne devient le nom du neveu du roi Évrain quà partir du moment où ce dernier s'est enfermé dans le verger merveilleux. Dans le cas de Perceval, s'il est vrai que le nom destine l'enfant à la voie qu'il suivra dans la vie, comment le sauvageon de la Gaste

Forét aurait-il pu étre déjà nommé ? Enfermé dans le refuge maternel, l'enfant avait échappé aux choix qu'impose le passage à l'áge adulte. La proximité entre le séjour de Perceval au cháteau du Roi Pécheur et la découverte qu'il fait de son nom ne peut pas étre un hasard : Perceval vient de laisser passer l'occasion qui eüt pu faire de lui un héros de l'imaginaire. Que lui reste-t-il d'autre que le métier de chevalier ? C'est un nom de chevalier qu'il se découvre : ce nom a figuré dés les premiéres ceuvres de Chrétien dans les listes de chevaliers d'Arthur. Mais ce nom de chevalier, qu'il aurait dû assumer avec joie puisque l'état de chevalier correspondait chez lui à une vocation irrépressible, il le découvre dans l'accablement. Car sa découverte est liée aux révélations de la Pucelle en deuil. Instruite, par ce privilége des personnages de contes qu'il ne faut pas chercher à justifier, à la fois du passé et de l'avenir de Perceval, cette derniére lui apprend que son nom est désormais porteur de honte et de malheur : (12) Cf. le cas du Ruodlieb, cité p.24, n.16.

\pprentissage et initiation

97

Tes nons est changiés, biax amis

— Coment ? — Perchevax li chaitis ! Ha ! Perchevax maleürous i. Come iés or mal aventurous | Quant tu tot che n'as demandé ! (v.3580-85) | |. Ton nom est changé, bel ami. — Et qu'est-il maintenant ? — Perceval le malheureux. Ah ! Perceval le malchanceux, comme tu es désormais infortuné pour | n'avoir pas posé ces questions!

_'échec au château du Graal fait apparaître une équation iccablante : Perceval le Gallois est devenu Perceval l'in'ortuné.

A la fin d'une joute, aprés une belle aventure, les chevaiers de romans, masqués sous l'anonymat de leurs armures, découvraient leur identité en proclamant leur nom. Le ligès de Chrétien, l'Ipomédon de Hue de Rotelande sont éme si soucieux de ménager pour ce grand moment un ffet de surprise qu'ils cachent auparavant leur identité vec le plus grand soin. Se nommer aprés une victoire quivaut à attacher au nom une aura de gloire. Perceval, i, se nomme

soudain en prenant conscience d'un échec,

omme si l'échec lui-méme était révélateur du nom. Galois sont tot par nature plus fol que bestes en pastue » (v.243-44), « Par le sornon connoist on l'ome » (v. 62). Ces formules que Chrétien a placées dans la premiée partie de son roman prennent dans la scéne qui nous cupe une résonance singuliére. Le fait méme d'étre « un allois » vouait-il le fils de la forêt à la malchance ?

Si la vision du Graal devait étre pour Perceval un specacle à caractère initiatique, il est bien surprenant que hrétien ne le suggère pas à son lecteur par quelques allulions qu'il aurait glissées dans son récit. Il s'agissait dira-tn d’une initiation manquée ; Perceval était insuffisamient préparé, aveuglé par le péché. Mais alors pourquoi

Les liens de parenté

98

l'ermite, qui lui rend par l'absolution l'état de gráce, qui reprend son instruction religieuse, qui reparle du cortège du Graal, ne le commente-t-il pas en mystagogue ? Une réponse à la question « Pourquoi la lance saigne-t-elle ? » aurait pu entraíner le dévoilement d'un mystère, le mystére de la rédemption. Mais à cette question l'ermite n'apporte aucune réponse. A l'autre question il donne une réponse dont le début tient plutót de la reconnaissance romanesque que de la révélation mystique : Cil qui l'en en sert est mes frere,

Ma suer et soe fu ta mere ; Et del riche Pescheor croi Qu'il est fix a icelui roi

Qu'en cel graal servir se fait. (v.6415-19)

En quoi ce réseau de liens de parenté, dont Chrétien ne tirera ensuite aucun élément susceptible de modifier le destin de Perceval, éclaire-t-il le mystère du Graal ? Il fonde, certes, le róle d'informateur de l'ermite. Il rend plausible que celui-ci ait pu connaître l'existence du château du Graal, celle aussi du péché ancien de Perceval, l'abandon de sa mére. La Pucelle en deuil, de méme, voyait justifiée sa connaissance du passé de Perceval par un lien de parenté avec lui. Mais en dehors du fait qu'elle donne une apparence de vraisemblance au róle d'informateur de l'ermite, la révélation sur les liens de parenté n'a aucune fonction dans le récit. On dirait qu'en plaçant cette révélation dans le discours de l’ermite sous la forme d’une réponse aux questions posées Chrétien escamote son impuissance à répondre à ces questions. Je verrais dans ce fait une confirmation de l'hypothése que j'ai avancée dans le début de ce travail : ce n'est pas la réponse aux questions posées qui importait, c'était le fait de les poser. Le véritable commentaire du cortége du Graal se trouve à mon avis dans l'enseignement religieux que donne l'ermite à Per.ceval dans le passage qui suit. Devons-nous étre surpris. de ce que Chrétien, qui n'est pas un théologien, mais un croyant du XIIe siècle et de surcroît un poéte, exprime sa foi en usant successivement de deux langages, celui dej l’image mythique et celui du catéchisme ?

Apprentissage et initiation

99

Il est vrai que les révélations de l'ermite sur la famille le Perceval pourraient faire allusion à un lignage excepionnel, à la fois meurtri et privilégié dans lequel le héros urait à retrouver sa place. On sait tout ce qu'ont imaginé | ce sujet les continuateurs de Chrétien. Et l'on ne peut viter de rapprocher, comme la plupart d'entre eux l'ont ait, les liens familiaux du Perceval de Chrétien de cet utre ensemble familial que constitue, dans le Roman de estoire dou Graal de Robert de Boron, la descendance lu Riche Pécheur à qui est confiée la garde du Graal. Il faut souligner cependant combien la différence est 'rofonde entre les liens familiaux que met en œuvre Roert de Boron et ceux que présente Chrétien. Chez Robert le Boron, nous trouvons une lignée, une suite de généraions dont la succession, sous la forme d'une chaine inin-

errompue d'évangélisateurs et de gardiens d'un culte, est ssentielle. Cette chaine part du temps du Christ et va usqu'à une période indéterminée que l'on peut appeler . le temps du récit », relativement proche de celui qui

crit. Si Robert de Boron mentionne une scur, celle de oseph d'Arimathie, et des neveux, c'est surtout, me

emble-t-il, parce

que cette race de grands prêtres, en

énéral voués au célibat, ne se continue pas en filiation lirecte (13). Le Perceval de Chrétien se déroule tout entier dans le . temps du conte ». Perceval appartient à un noyau famiial déterminé, son pére était chevalier, sa mére fille de hevaliers. A ce noyau familial vient se joindre au fil du

écit une parenté assez large : Perceval a deux oncles : le 13) Les enfants du « Riche Pécheur » Hébron sont par leur mère es neveux de Joseph d'Arimathie. Le descendant d'Alain qu'anonce Robert de Boron (v.3091, 3128) ne peut pas étre un descen-

ant en ligne directe. Alain s'est en effet voué à la chasteté (v. 969-70) ; Robert de Boron parle tantôt de l’« oir malle » (v. 092), tantôt du fils (v.3128) qui doit descendre de lui ; mais à ette époque le vocabulaire des liens de parenté n'est pas d'une xacte précision, et, dans les anecdotes hagiographiques du Moyen ge, le recrutement ecclésiastique se fait traditionnellement d'onle à neveu.

100

Les liens de parenté

vieux roi reclus et l'ermite, un cousin : le Roi Pécheur, une

cousine : la Pucelle en deuil, peut-étre une petite-cousine : la jeune fille qui avait apporté l'épée merveilleuse et dont Chrétien ne mentionne que la blondeur. Mais,cette derniére mise à part, tous les personnages réunis ne représentent en fait que deux générations, les allusions faites au passé ne remontant jamais plus haut que la génération antérieure. Les autres romans de Chrétien nous ont habitués à cette épaisseur de durée familiale. Nous avons connu Érec et son pére, Arthur et son neveu, Alexandre et son fils Cligés. Au cháteau du pays de Gorre, deux rois semblaient, pour les besoins de l'action peut-étre, se partager la puissance, Baudemagus et son fils Méléagant. Pas plus que dans ses romans antérieurs, Chrétien n'introduit dans son Perceval l’idée de chaïne des générations. Le passé qu'il évoque à propos du mythe du Graal ne remonte pas à plus de « douze » ou « quinze » ans. Les liens de parenté dans le Roman de l'Estoire dou Graal se situent dans la durée, dans le Perceval ils se situent dans l'espace. Or si la durée dans le Roman de l'Estoire dou Graal fait partie du mythe lui-méme puisqu'elle indique la pérennité d'une institution divine, l'espace dans le Perceval est étranger au mythe du Graal. Il n'a du reste aucune continuité.

C'est uniquement l'errance du chevalier qui relie les cháteaux, les royaumes et les foréts, c'est le progrés de sa marche qui leur imprime une unité. Aussi, à supposer que Chrétien dans le Perceval se serait inspiré d'un texte dans lequel, comme

chez

Robert

de Boron, le Graal devrait

étre transmis de génération en génération, il aurait presque complétement oblitéré l'idée de succession. La parenté, tardivement révélée, de Perceval avec les deux rois du chá-

teau du Graal ne me paraít aucunement liée au mythe que dessine le cortége. Tout au plus pourrait-elle indiquer l'impuissance du pauvre Gallois à conquérir une grandeur qui aurait dü étre la sienne en vertu du passé de son lignage. Quant

aux autres reconnaissances

familiales, elles me

paraissent surimposées. Elles font figure de procédé littéraire, de moyen permettant au narrateur de donner une

Apprentissage et initiation

101

ipparence de vérité aux retours en arriére qui compliquent a trame de l'histoire, de relier au protagoniste les personsages difficiles à inclure dans un récit qui veut refuser les facilités du merveilleux. D'un tel procédé Chrétien a usé néme dans les épisodes secondaires du Conte du Graal : Gornemant de Goort se trouve être l'oncle de Blancheleur, laquelle a aussi un oncle prêtre : toute cette famille a laisse néanmoins à la merci du redoutable adversaire qui ravage ses terres et réduit son cháteau à la famine.

Dés Érec et Énide, Chrétien a employé comme

une

acilité narrative les liens de parenté entre ses personnales. Au dénouement de la Joie de la cour, la jeune fille lu verger magique découvre qu'elle est la cousine d'Énide. Un conte de Gautier Map, Sadius et Galo (14), a pour lément central un épisode fort semblable à la Joie de la our. Une analyse comparée des deux textes montre clai'ement qu'on a affaire dans l'un et l'autre cas à deux utiliations différentes du méme conte merveilleux. Or chez Gautier Map, la jeune fille et son géant font partie de "enclos magique, rien ne les relie aux personnages de l'exérieur et l'auteur les abandonne sans plus se soucier d'eux iprés la défaite du géant. Chrétien trouve un autre déiouement : non seulement la jeune fille est la cousine l'Énide mais le géant avait été « nourri » chez le père d’Érec ; le conte merveilleux est ainsi intégré au roman et

’achève en réunion de famille. Chrétien n'était pas le seul à son époque à user du procédé des reconnaissances familiales. L'œuvre de Hue de Rotelande, par exemple, qu'il est intéressant de rapprocher de celle de Chrétien parce que, sur un autre mode et ivec un moindre talent, l'auteur use,dans ses histoires de

chevaliers errants, de formules narratives comparables, 'ournirait maint passage de nature à illustrer cette remarjue. Je choisis de citer celui-ci, pour son analogie plaisante vec le Perceval : Protheselaus, traversant la terre de Lom;ardie « terre forment asalvagie » (v.3889) fait la rencon14) De nugis curialium, éd. Montagne R. James, Oxford, Clarenlon Press, 1914, pp.104-122.

102

|

Les liens de parenté

tre d'un ermite qui lui apprend que de graves dangers menacent

une

femme.

Cette femme, il la connaît

: elle

était la suivante et la plus sûre amie de sa mère. Mais la reconnaissance ne s'arrête pas là. L'ermite, personnage secondaire dont l'unique fonction est ici de préparer les combats libérateurs que livrera Protheselaus, ne se borne

pas à informer le héros. Il fait aussi cette révélation inattendue : Bels amis Protheselaüs, Ne vus voil celer neent plus,

Vus estes mon cusin germain.(v.5122-24) (15)

La fréquence de l'emploi d'un tel procédé littéraire dans des romans écrits entre 1180 et 1190 est certainement intéressante du point de vue sociologique : les rapports de famille apparaissent chez Hue de Rotelande et dans le Conte du Graal comme le cadre majeur des rapports sociaux. Ainsi, le dénouement de l'/pomédon comporte

une

reconnaissance

d'autant

plus surprenante

qu'elle est inutile à l'action : Ipomédon retrouve son frére en la personne du compagnon en chevalerie dont les aventures avaient été constamment mélées aux siennes au cours du roman. Le lien familial, ici, vient doubler et

prolonger le lien de compagnonnage. Dans le Perceval, le personnage identifié comme un parent cesse d'intriguer. Il est situé. Il sort du discours merveilleux pour s'intégrer à un autre type de discours, celui qui prétend à donner l'illusion du vraisemblable. La maniére dont j'analyse la structure du Perceval, ma lecture de l'épisode du Graal, la comparaison de la syntaxe narrative de l’œuvre avec celle d'autres romans contemporains me conduisent à rejeter l'hypothése envisagée par D. Poirion (16), selon laquelle le réseau de liens familiaux qui (15) Dans les vers qui suivent, il l'appelle tantót « bels niez », tantôt « bels cusins ». Sur la confusion, fréquente au XIIe siècle, entre les termes de « neveu » et « cousin », cf. J. Depoin, Relations de famille au Moyen Age, Mémoires de la Société historique et archéologique de Pontoise et du Vexin, t.XXXII (1913), pp.6768. (16) L'ombre mythique de Perceval, C.C.M. 1973, pp. 191-198.

Apprentissage et initiation

|

103

place au centre du récit toute la famille de Perceval serait révélateur d'une structure mythique du roman. Je ne minimise pas pour autant l'importance du fait que Chrétien a si souvent établi entre ses personnages des liens de parenté. Mais je crois qu'il est caractéristique de la mise en œuvre du projet narratif plutôt que de sa genèse. Il ne m'apparaít pas que le Graal soit pour Perceval, suivant l'expression de D. Poirion, « une affaire de famille » (17). Et les informations de l'ermite concernant la famille de Perceval n'éclairent nullement, me semble-t-il, la signification du cortége du Graal. Le ton de l'ermite monte dans les vers qui suivent ses révélations sur l'identité familiale du vieux roi : l'oncle que le héros vient de se découvrir est un ascéte qui ne vit que de l'hostie qu'on lui apporte dans le Graal : ... en cel graal servir se fait.

Mais ne quidiez pas que il ait Lus ne lamproie ne salmon

;

D'une sole oiste le sert on Que l'en en cel graal li porte ; Sa vie sostient et conforte, Tant sainte chose est li graals. Et il, qui est esperitax Qu'a se vie plus ne covient

Fors l'oiste qui el graal vient, Douze ans i a esté issi... (v.6419-29)

L'ermite, dans la bouche duquel Chrétien a placé cette révélation capitale, va-t-il enfin dévoiler la signification profonde du cortége, ou du moins de ce « plat » que nous savons par lui étre un vase eucharistique. Il n'en dit pas davantage. Il ne donne en somme

qu'une description, la

description de faits que l'on peut qualifier de miraculeux. À aucun moment il n'en tire un commentaire mystagogi-

que, ou simplement spirituel. Ses révélations n'ont été en fait qu'un prélude à l'enseignement religieux qu'il va donner au jeune homme dont il vient de calmer l'angoisse. Il l'invite à se repentir pour (17) Op.cit., p.193.

104

La priére aux noms de Dieu \

effacer le péché qui l’avait condamné à se conduire en nice. Perceval qui, dès son arrivée à l’ermitage, versait les larmes de la contrition (18), s'y engage sans réticence. L'ermite lui prescrit comme le gage de cet état de repentance l'assistance quotidienne à la messe. Mais Perceval doit aussi immédiatement faire pénitence : il sera soumis pendant deux jours au régime austére de son oncle, qui, comme tous les ermites du Moyen Age, et surtout pendant les jours de deuil de la semaine sainte, se nourrit d'herbes et de racines, de pain grossier et d'eau claire: Or te pri que deus jors entiers Aveques moi çaiens remaignes Et que en penitance praignes

Tel viande com est la moie.(v.6476-79)

Chrétien fournissant lui-méme l'explication de l'abstinence de Perceval pendant ces deux journées, il ne me semble pas nécessaire de chercher d'autres interprétations. L'ermite apprend ensuite au jeune homme une priére qui est à vrai dire plus proche des incantations magiques aux noms d'une divinité que de l'oraison authentiquement chrétienne. Une oroison dedens l'oreille Si li ferma tant qu'il le sot. Et en cele oroison si ot Assez des nons nostre Seignor, Car il i furent li greignor Que nomer ne doit bouche d'ome,

Se por paor de mort nes nome. Quant l'oroison li ot aprise, Desfendi lui qu'en nule guise Ne les nomast sanz grant peril.(v.6482-91)

Cette litanie, « variation médiévale sur l'antique idée que le nomen est numen » (19),hérite d'un long passé. En effet, comme

l'a écrit G. Lafaye dans le commentaire

(18) Sur les larmes manifestant la contrition, cf. J.Ch. Payen, Le

motif du repentir, p.37 et passim. (19) L'expression est de J. Frappier, Les chansons du cycle de Guillaume d'Orange, Paris, S.E.D.E.S., 1967, t.II, p.138.

Apprentissage et initiation

105

qui accompagne sa publication d'une priére antique aux noms de la déesse Isis,« les anciens, quelle que füt leur patrie, ont toujours eu foi dans la valeur surnaturelle des noms attribués à la divinité et cette croyance a inspiré leurs priéres dans tous les pays. Apollon, Dionysos, Hadés sont « polyonymes » aussi bien qu'lsis ; pour les divinités moins riches en surnoms traditionnels, il y a encore un vaste répertoire d'épithétes, où les dévots puisent à l'occasion suivant leurs besoins » (20). Les chrétiens du Moyen Age ont continué cette tradition. La «priére aux noms de Dieu », sur laquelle nous renseignent d'excellentes études (21),apparaít maintes fois dans les textes médiévaux, et notamment dans les chansons de geste (22). La chanson d'Aiol (23) en fournit un exemple intéressant, à la fois parce qu'il constitue une variante inhabituelle et parce qu'il se préte particuliérement bien à une comparaison avec le passage correspondant du Perceval. Au moment oü Aiol quitte l'ermitage oü il a été recueilli, il recoit de l'ermite, en talisman protecteur, une liste des noms de Dieu, un « bref ». Il s'agit donc dans Aio! non plus de la transmission orale d'une liste de noms à réciter comme

priére ou au cours d'une priére, mais d'un texte

écrit qui protège par sa seule présence. (20) G. Lafaye, Litanie grecque d Isis, Revue de philologie, de ittérature et d'histoire anciennes, n'40, 1916, pp.55-108.

(21) P. Meyer a publié le texte d'une des formes de cette prière, « La prière aux soixante douze noms de Dieu » (manuscrit As/burnham 105 de la Bibliothèque Laurentienne, Notice de queljues manuscrits de la collection Libri à Florence, Romania, XIV, 1885, p.528. J. Frappier rassemble les différentes formes

jue prend cette priére et la bibliographie de la question dans une ‘tude incluse dans son livre Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange,

t. (La prière du plus grand péril, pp.132-

140). /22) Cf. R. Louis, L'invocation des noms de Dieu dans les chanons de geste, Revue internationale d onomastique, 1954, pp.255-

256. 23) Sur la Chanson d'Aiol et ses rapports avec le Perceval, cf. cilessous, pp.114 et s.

La priére aux noms de Dieu

106

Quant jou estoie jovenes, I brief portai : Ne fu onques nus mieudres ne n'ert jamais, Li non de Jhesu Crist i sont tout vrai. — Sire, che dist Aiols, tres bien le sai, Car par maintes foies esgardei l'ai ; Dameldieus le vos mire quant je l'arai. — Filleul, dist li hermites, jel te donrai. Moyses prist le brief, se li dona ;

Desor le destre espaule li saila. Filluel, dist li hermites, tu as le brief Il ne fu onques mieudres ne jamais n'iert. Tant con l'aras sor toi ne doute rien : Fus ne te peut ardoir n'eiwe noier. (v.454-73) (24).

Les conditions sont un peu les mêmes dans Aio/ et dans Perceval. Aiol est le filleul de l'ermite, Perceval son neveu.

Le jeune chevalier va dans les deux cas quitter l'ermitage, s'exposer à des dangers quotidiens (25) ; l'ermite, soucieux de le pourvoir d'une protection, lui transmet le texte sacré qu'il posséde. L'ermite, chez Chrétien, apprend la priére à son jeune protégé en la répétant pour lui ; il la lui fixe dans l'oreille, « dedens l'oreille li ferma ». Mais il accompagne cette transmission d'une consigne stricte : cette oraison ne doit étre prononcée qu'en cas de danger grave. La priére aux noms de Dieu est donc ici une « priére du plus grand péril », comparable à celles que dans les chansons de geste les chevaliers récitent avant la bataille ou devant l'imminence de la mort. Prononcer abusivement le nom de Dieu a toujours été considéré comme une profanation. Il était sans doute plus grave encore de prononcer hors de propos le ou les noms qui représentaient le pouvoir divin de protection de l'orant contre la mort. Cette foi dans la vertu du nom pro(24) Éd. J. Normand textes français, 1877.

et G. Raynaud,

Paris, Société des anciens

(25) Chrétien a déjà fait allusion à ces dangers, dont Perceval a été jusqu'ici protégé par la vertu des priéres maternelles (v.64036408).

p Apprentissage et initiation

107

noncé ou écrit, cette crainte de la profanation par la parole sont la marque d'un christianisme encore primitif, encombré de croyances et de pratiques paiennes. Néanmoins, au Xlle siécle, comme l'a souligné J. Frappier, la « priére aux noms de Dieu » « ne contrarie en rien l'orthodoxie » (26). Il est de ce fait bien hasardeux d'affirmer comme l'a fait E. Hoepffner : « l'ermite donne à son neveu un double enseignement, l'un officiel, si l'on peut dire..., l'autre secret qu'il lui glisse à l'oreille, une puissante oraison avec les noms du Seigneur que « nommer ne doit bouche d'homme », donc aussi un redoutable secret confié seulement au futur maître du Graal » (27). Il semble qu'E.

Hoepffner n'ait pas reconnu, dans le passage du Perceval qu'il commente, la mention de la « priére aux noms de

Dieu

». Comment,

s'il n'en était pas ainsi, aurait-il pu

associer l'oraison enseignée par l'ermite exclusivement à une tradition du Graal, au point de conclure : « L'idée des secrets du Graal vient de là » ? (28). Si Chrétien avait été

en quelque maniére informé de « secrets du Graal », je penserais au contraire qu'il aurait trouvé là une maniére trés simple et conforme au christianisme de son temps de les traduire. Mais plus vraisemblable me parait l'hypothése que Chrétien, comme l’auteur d’Aiol, peut-être méme à l'imitation de ce dernier, a traité ici un motif familier aux

auteurs et au public chrétiens de son temps. Aussi ne me semble-t-il pas nécessaire de s'interroger, comme l'a fait W. Kellermann (29),sur le fait que la trans(26) Op.cit., p.138. (27) L'Estoire dou Graal de Robert de p.148. Il faut souligner que la citation du fait qu'elle est tronquée, prend un texte. Le texte complet de Chrétien est

Boron, Lumière du Graal, faite ici par E. Hoepffner, sens différent de celui du celui-ci :

... Que nomer ne doit bouche d'ome

Se por paor de mort nes nome. (v.6487-88).

(28) Ibid. (29) Aufbaustil und Weltbild Chrestiens von roman ,Niemeyer, Halle, 1936, pp.202-203.

Troyes im Perceval

108

:

La priére aux noms de Dieu

mission de cette priére n'est à Perceval d'aucune aide pour

la crise morale qu'il traverse, ou du moins vient de traverser. Comment une formule de « priére aux noms de Dieu» à réciter dans le danger pourrait-elle jouer un róle dans un drame spirituel quel qu'il soit, puisque cette formule avait en quelque sorte la valeur d'un talisman et que, pour reprendre les termes de R. Lavaud et R. Nelli, « elle passait pour avoir une vertu propre, indépendante des dispositions morales de ceux qui en faisaient usage » (30) ? Aprés avoir fixé dans son esprit les termes de la prière, Perceval assiste à la messe. Cette messe est célébrée dans la petite chapelle attenante à l'ermitage, par un prétre sans aucun doute, dont Chrétien a pris soin de signaler la présence : En une chapele petite Trova l'ermite et un provoire Et un clerçon, ce est la voire

Qui comengoient le servise. (v.6342-45)

L'ermite n'était peut-étre pas lui-méme prétre, ce qui n'aurait rien de surprenant. Il s'agit de la messe du Vendredi saint. Perceval pleure la mort du Christ et apprend à vénérer la croix. Le jour de Páques, sa pénitence accomplie, il pourra communier « molt dignement » (v.6513), c'est-à-dire l'áme préte à recevoir le sacrement. C'est à ce point de son récit que Chrétien l'abandonne. Il n'y a rien dans l'instruction religieuse donnée par l'ermite à Perceval qui ne corresponde aux pratiques et aux rites chrétiens de la fin du XIIe siécle, rien qui autori-

se des rapprochements avec d'autres croyances, en dehors de ceux qui relévent de l'histoire comparée des religions.

(30) Les troubadours, 1.11, éd. Desclée de Brouwer, Bruges 1965,

p.1034.

pprentissage et initiation

109

, Pour conclure, si j'employais à propos de Perceval le

erme d'initiation dans son sens religieux, je lui donnerais

a valeur d'« introduction aux mystéres du christianisne ». Tout ce qui dans le roman a trait à l'épisode bien imité du château du Roi Pécheur nous embarrasse certes t nous laisse un sentiment d'inexpliqué. Mais, dans son :nsemble, l'évolution du héros se comprend suffisamment, ne semble-t-il, à la lumiére de ce que nous connaissons de a pensée et de la foi des chrétiens du XIIe siècle. Dans cette évolution, apprentissage de la vie et initiaion à la foi vont de pair, mais restent dans des domaines distincts. Les enseignements qu'a reçus Perceval ont tous listingué le métier de chevalier, les relations sociales, la ie morale et religieuse. Les leçons de l'ermite, ramenant e héros aux principes religieux jadis inculqués par sa mée, ont fait de lui un autre homme, un vrai chrétien, elles Y'en ont pas fait un autre chevalier. Resté fidèle sur tous es autres points au code chevaleresque, Perceval n'avait à modifier sa conduite que sur le plan des devoirs reli"eux. Le Conte du Graal, comme l'indique le titre que Chréjen lui a donné, est avant tout un conte, en dépit du fait jue dans ce conte se trouve l'épisode du Graal que nous 'econnaissons comme un mythe. Avec plus ou moins de ;onheur, les successeurs de Chrétien chercheront à unifier "histoire de Perceval à partir de ce mythe. Ils y seront Jortés d'autant plus naturellement que le Perceval prend lans nombre de ses passages le ton d'un conte pieux. Ils lonneront peu à peu aux personnages et aux décors une jaleur symbolique. La Queste du Graal poussera méme le symbole jusqu'aux frontières de l’allégorie. Mais dans le roman de Chrétien, Perceval n’est pas un iéros symbolique. On peut lui reconnaitre une valeur de ype, type littéraire de l'ingénu livré aux tribulations de

'aventure, type social et humain du garçon des bois de-

enu chevalier. On ne saurait faire de lui, méme sous une

'orme atténuée, ni une figure du « miles Christi », ni une innonce du « chevalier céleste ».

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CHAPITRE V

LE TYPE LITTÉRAIRE DE L'INGÉNU DANS UN ROLE DE GUERRIER

Le héros du Conte des bons conseils est toujours un ignorant ou un débutant : on comprendrait mal qu'un héros accompli eût à recevoir des conseils. Comme le récit doit permettre à son personnage de mettre en application les conseils reçus, il en fait dans la plupart des cas un voyageur qui est soumis à une série d'aventures dans un monde qu'il ne connaissait pas, n'ayant jusque là jamais quitté sa maison, son village, son pays. Quand le conte est traité sur le mode plaisant, le personnage est un naif qui comprend mal les conseils qu'on lui donne et ne sait pas les appliquer.

La littérature aristocratique ne pourrait s'accommoder d'un protagoniste qui serait un rustre ou un sot. Sauf dans . le cas spécial des œuvres burlesques, son personnage doit étre de bonne race et posséder les qualités du héros. Si elle offre quelques exemples de naifs, de nices pour employer le terme médiéval, ce sont des naifs temporaires que la durée du récit transforme et améne au statut de héros. Ph. Ménard, étudiant « le théme comique du nice dans la chanson de geste et le roman courtois », souligne le fait que la niceté plaisante est dans ces ceuvres le propre de héros adolescents. Dans cette association entre la niceté et l'adolescence se trahiraient les tendances de l'adulte à rire de l'enfant et de l'adolescent. Elle montre, dit-il, « l'image que la sensibilité médiévale se fait quotidiennement de l'enfance, áge ignorant et fou, ridicule et plaisant », et, de ce fait, s'écarte de la « rhétorique tradi-

112

Le type littéraire de l'ingénu

tionnelle qui continüment use de l'hyperbole » (1). Plusieurs exemples pourraient étre cités qui enléveraient à cette remarque sa portée générale (2). Mais il est vrai que dans les vies de saints, les chansons de geste, les romans courtois, l'évocation de l'enfance et de l'adolescence re-

trouve souvent le topos, hérité de la tradition antique (3), du « puer senex », c'est-à-dire du héros doué dés l'enfance de la réflexion, de la prouesse, des goüts de l'homme qu'il deviendra. Toutefois la représentation comique de l'adolescent naif est-elle, méme involontairement, plus fidéle à la réalité ? Elle me semble plutót répondre à une autre convention, adapter aux besoins des

genres nobles le personnage du simple dont l'exploitation comique appartient à la culture populaire. On pardonne en effet au manque d'expérience et la jeunesse pare d'une certaine gráce les erreurs d'un futur héros encore béjaune. Le jeune homme de famille noble ne peut étre resté nice à son entrée dans la vie sociale que s'il a été privé de l'éducation normale des enfants de son milieu (4). Aussi l'auteur ne livre-t-il aux vicissitudes de la vie de guerrier l'adolescent démuni qu'en lui prétant des enfances hors du commun. Le type littéraire du guerrier nice comporte donc une thématique attendue. Avant que Chrétien ne l'eüt fait entrer dans le roman de chevalerie, ce personnage vivait déjà dans la chanson de geste. Dans la geste de Guillaume d'Orange, les trouvéres (1) Le théme comique du nice dans la chanson de geste et le roman courtois, Boletín de la Real Academia de buenas Letras de

Barcelona, XXXI, 1965-66, pp.177-193. Le passage cité se trouve p.193. (2) Le plus prestigieux serait celui de « l'enfant Vivien ». Cf. J. Lods, Le théme de l'enfance dans l'épopée franqaise, CCM 1960, pp.58-62. (3) Ct. E.R. Curtius, Europaische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern 1948, pp.106-109. (Trad. J. Bréjoux, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, 1956). (4) On peut se faire une idée en lisant Le petit Jehan de Saintré de ce qu'était cette éducation au XVe siécle. Il est peu probable

qu'elle ait été trés différente au XIIe.

Rainouart le nice

113

ont au XIIe siècle (5) associé à Guillaume et à son neveu Vivien un héros présenté sur le mode burlesque, le géant Rainouart. Dans les cuisines du roi Louis oà on l'employait comme marmiton et portefaix, Rainouart, glouton et paresseux, était à la fois la terreur et le souffre-douleur de ses compagnons de servitude. Or, à la vue des chevaliers qui vont partir avec Guillaume pour venger la défaite de l'Archamp et la mort de Vivien, Rainouart est pris d'un désir soudain de se joindre à eux. Il les accompagne jusqu'à Orange où Guibourc, l'épouse de Guillaume, le questionne et apprend qu'il est comme elle d'origine sarrasine et qu'il porte le nom que portait son propre frére. Émue, elle lui offre un cheval, qu'il refuse, mais

parvient à lui faire accepter une épée, que d'ailleurs il dédaigne. Il préfère son gros bâton cerclé, son tinel (6). A la bataille de l'Archamp, il le brandit avec sa force de jeune géant, écrasant à la fois hommes et chevaux. Ses compagnons lui apprennent d'abord à manier son finel comme les chevaliers manient la lance lorsqu'ils chargent, en « boutant », de manière à laisser intacts les chevaux et les armes des ennemis désarçonnés. La perte de son tinel, brisé par un coup trop violent, l'améne ensuite à se servir de l’épée que lui avait donnée Guibourc. Il apprend vite à l'utiliser correctement. C'est à sa force et, peut-on dire, à sa prouesse, que sera due la victoire. De retour à Orange,

Rainouart est baptisé, doté d'un fief et marié. On découvre enfin qu'il était le propre frére de Guibourc. Il avait, tout jeune enfant, quitté son pays sur une nef de marchands. Ces derniers l'avaient vendu comme esclave au roi (5) Probablement dans les années qui suivent

1140, Cf. J. Frap-

pier, Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, t.I, pp.148-159, et M. de Riquer, Les chansons de geste françaises,

Paris, Nizet, 1968, pp.143 et s., qui donne un exposé d'ensemble sur les différentes datations proposées pour la « chanson de Rainouart ».

(6) Sur le sens précis du mot tinel, cf. J. Wathelet-Willem, Quelle est l'origine du tinel de Rainouard ?, Boletín de la Real Academia de buenas letras de Barcelona, XXXI, 1965-66, pp.355 et s.

114

Le type littéraire de l'ingénu

Louis. Sept ans de basses besognes dans les cuisines du palais de Laon l'avaient avili mais n'avaient pu éteindre complétement en lui les vertus naturelles d'un prince. Chrétien a pu connaítre la geste de Rainouart, mais il est tout à fait improbable qu'il s'en soit inspiré dans la création de son Perceval. Le traitement des deux personnages est trop différent. Comme l'a écrit J. Frappier, « on ne saurait rapprocher beaucoup Rainouart du Perceval de Chrétien de Troyes, malgré la niceté, l'ignorance naive qui établit un rapport entre les deux personnages » (7). Il me semble en revanche fort intéressant de comparer Perceval au héros d'une autre chanson de geste dont nous

savons de façon sûre qu'elle est antérieure à 1173, la

Chanson d'Aiol (8). Aiol a grandi au fond des foréts. La chanson lui donne comme parents Elie de Saint Gilles, oncle du comte de Bourges,et Avisse, fille de Charlemagne et sœur du roi Louis. Les intrigues d'un traître, Macaire, ont causé la ruine d'Elie. Il a été dépouillé de ses biens et banni par le roi et il a dü s'enfuir avec sa femme enceinte dans les landes de Bordeaux. Là, un bon ermite, Moise, a recueilli les errants dans son ermitage oü il a construit pour eux un groupe de cabanes. L'enfant d'Avisse est né à l'ermitage ; il a été baptisé par Moise et nommé Aiol, du nom d'un grand aiant auprès duquel on l'avait, dans la forét, trouvé endormi (9). (7) Les chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange, t.I, p.

226. (8) Sur la datation de la Chanson d 'Aiol, cf. ci-dessus, p.18, n.5. (9) Tant avoit savagine en icel bois foilli, Culevres et serpens et grans aieils furnis ; Par de jouste l'enfant I grant aiant coisi,

Une beste savage dont vos avés oi Que tout partout redoutent li grant et li petit,

Et por icele beste que li sains hon coisi L'apela il Aioul : ce trovons en escrit (v.62-68)

On s'interroge sur le sens des mots « aieil » et « aiant ». Désignentils un oiseau, une sorte de serpent ou de dragon ? P. Paris les rapproche de anguis, anguilla. J. Normand et G. Raynaud pensent que

aieil pourrait dériver de aviculus (Introd., p.V, n.1). Le nom Aiol, ou Aioul, dérive du latin Aigulphus.

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Perceval et Aiol

115

Quatorze ans ont passé. Elie, malade et infirme, ne quittait jamais sa couche misérable, regrettant « douce France, ses châteaux et ses marches ». Il ne lui reste de sa grandeur passée que ses armes et son cheval. Aussi Aiol veut-il quitter l'ermitage ; il ira en France, à Orléans, trouver le roi et réclamer le fief de son pére. Elie accepte et l'enfant va partir malgré le chagrin et les craintes de sa mère. Longue est la liste des conseils qu'Aiol reçoit avant son départ et qu'il retient scrupuleusement. On l'équipe tant bien que mal avec les armes de jadis. Mais ces derniéres ont souffert de leur séjour dans les cabanes : le heaume et le haubert sont rouillés ; la targe (10) est ternie ; la lance est tordue et enfumée et, comme on avait dü la recou-

per pour la faire entrer sous le toit de la cabane, elle ne

mesure plus qu'une aune (11). Seule l'épée, que l'ermite lui-méme prenait soin de fourbir, a gardé son éclat, mais les courroies qui la rattachent au baudrier sont rompues. Quant au cheval Marchegai, tant d'années de misére lui

ont donné l'aspect d'une haridelle ; il est déferré des quatre pieds, mais il ne manque ni de forces ni de fougue. En quelques mots (dix vers), Elie explique à son fils comment

se conduire dans les combats ; au maniement des armes et à l'équitation l'adolescent était déjà un peu initié, car il s'était exercé souvent dans la clairiére, guidé par les conseils de son pére qui l'observait (v.261-67). On peut le faire chevalier. Elie fait venir Aiol près de sa couche ;il veut lui ceindre lui-même l'épée et lui donner la colée. Le nouveau chevalier assiste tout armé à une messe que célèbre l'ermite (12).

(10) Bouclier rond, d'emploi plus ancien que le bouclier long.

(11) C'est-à-dire 1,20 m, longueur approximative d'un épieu de chasse ou de la petite lance d'un écuyer. On sait que la longueur

d'une lance de chevalier était au XIIe siècle d'au moins 2,50 m. (12) Notons que dans ce texte,antérieur à 1173, une cérémonie religieuse accompagne les rites anciens de l'adoubement : la colée, coup de paume sur la nuque, et la remise solennelle de l'épée par

un chevalier plus ancien.

116

Le type littéraire de l'ingénu Des or s'en va Aiol lance levée (13).

Sa mère se páme en le voyant s'éloigner. Au long de la route qui le conduit des landes de Bor\ deaux à Orléans, Aiol affronte tous les périls qui attendent dans les forêts le chevalier courageux :il lutte contre des pillards, délivre des moines

de l'assaut des voleurs,

combat méme contre un lion. Mais,plus que les dangers des foréts, Aiol redoutait la traversée des villes. Car les bourgeois moqueurs et les comméres mal embouchées couvraient de quolibets son harnais misérable et son

cheval décharné. A Orléans il est raillé par le roi lui-même et méprisé de tous, jusqu'au moment oü il peut faire reconnaître sa valeur, puis son bon droit. Comme l'a bien montré Ph. Ménard, la niceté est beau-

coup moins marquée chez Aiol que chez Perceval : Aiol trahit son inexpérience dans son premier combat, « mais cette gaucherie l'abandonnera vite. Si les risées publiques naítront longtemps sur son passage, le seul spectacle de son hideux équipement en sera la cause » (14). Seuls quelques épisodes de détail montreront par la suite la naiveté du jeune homme : sa gaucherie d'adolescent timide qui ne sait comment s'y prendre pour trouver un gîte, sa surprise devant certains raffinements de la vie en société et la froideur avec laquelle, ignorant du « déduit de pucelles », il repousse les avances d'une belle jeune fille. On est loin des grossiéres bévues de Perceval. Malgré cette différence — du reste considérable — entre les deux héros, le roman de Perceval et la chanson d’Aiol présentent un certain nombre de traits communs dont l'importance me semble avoir été minimisée par Ph. Ménard. Tout d'abord les deux récits prétent à leur héros des

enfances secrètes. La rencontre en soi n'est pas particuliérement remarquable, étant donné la fréquence de ce théme dans les littératures du Moyen Age. Mais c'est la méme raison qui explique qu'ils aient grandi l'un et l'autre au fond des bois, la situation d'exilé de leur pére. Or le théme (13) Vers formulaire qui revient fréquemment dans la chanson. (14) Le théme comique du nice, p.179.

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Perceval et Aiol

117

du vassal privé de son fief par un roi faible ou jaloux, et forcé de s'exiler, est un théme fréquemment mis en ceuvre

dans les chansons de geste. On le trouve dans les chansons sur les vassaux rebelles : Girart de Roussillon a passé vingt ans dans les foréts ; les quatre fils Aymon ont vécu cinq ans de vie cachée et trois ans de vie sauvage dans la forét des Ardennes. Et du vassal rebelle au vassal injustement traité la distance n'est pas grande. Le moine de Pothiéres qui a écrit en hagiographe la Vita Gerardi comitis l'a aisément franchie puisqu'il présente en ces termes les malheurs de Girart de Roussillon : « Rex ipsum incautum regno effugando exturbavit et a natali proprie possessionis solo extorrem eliminavit ». (15) La mise en œuvre de ce thème implique en effet, si l'auteur veut garder à son héros la sympathie du public, une défaveur attachée à la personne du roi. On est donc surpris de le trouver dans un roman arthurien. La nécessité de mettre en valeur ses héros améne, il est vrai, Chré-

tien à présenter Arthur comme un roi qui n'agit guére, mais il le montre toujours comme un roi juste et bon. Aussi, pour expliquer l'exil du pére de Perceval, « chevalier redouté dans toutes les iles de la mer », Chrétien, comme s'il ne voulait pas mettre directement en cause le « bon roi Arthur » (v.446), place les origines de ce malheur dans une période reculée qu'il se garde de préciser, « aprés la mort du roi Uterpendragon » : Apovri et deshireté Et escillié furent a tort Li gentil home aprés la mort Uterpandragon qui rois fu Et peres le bon roi Artu (v.442-46) (15) P. Meyer, La légende de Girart de Roussillon. Texte latin et ancienne traduction bourguignonne, Romania VII, 1878, p.180. La traduction qui correspond au texte cité est celle-ci : « li rois iceli neant-porveü gita en chacent fuer de son reame, et le gita fuer de sa terre nativel, et mit fuer de sa propre possession ». La Vita Girardi comitis a été étudiée par R. Louis, Girart comte de Vienne dans les chansons de geste, t Il, pp.89 et s.

118

Le type littéraire de l'ingénu

Mais ni Geoffroy de Monmouth ni Wace ne marquent d'interrégne entre Uterpendragon et son fils. Aprés la mort d'Uterpendragon, c'est Arthur qui devint roi et, disent-ils, pour le bien et la gloire de tous. On a le sentiment que dans ce passage du Perceval, le théme du vassal exilé ne s'harmonise pas facilement avec la personnalité traditionnelle d'Arthur. De plus, c'est la premiére fois qu'une note pseudo-historique mentionnant Uterpendragon apparait dans l’œuvre de Chrétien. Comme celui d'Aiol, le pére de Perceval était malade et infirme. La mére de Perceval comme celle d'Aiol redoutait pour son fils les échecs et les railleries ; elle craignait qu'il

n'eüt l'air « trop gallois » (v.609). C'est que les deux enfants s'en vont vers une région qui est pour eux une contrée étrangére, pour Perceval le royaume d'Arthur, pour Aiol la « France » où se trouve le roi Louis, de l’autre côté de la Loire (16). Le chastoiement que reçoit Aiol de son

père est comparable aux conseils que Perceval reçoit de sa mére. L'arrivée à la cour du roi est aussi décevante pour l'un que pour l'autre ; cependant l'un comme l'autre sauvera le roi d'un ennemi venu lui « chalengier » son royaume (Aiol v.2365 et s.). Des deux héros d'ailleurs le public attendait des prouesses éclatantes : le pére d'Aiol avait fait un songe, que l'ermite, dans les premiéres scénes de la chanson, interprète en expert et qui annonçait pour le jeune homme un avenir glorieux. Dans l'histoire de Perceval, le rire de la pucelle, lié aux prédictions du fou (17) a une valeur similaire. Perceval comme Aiol est protégé dans le danger par les priéres que sa mére a faites pour lui (Aiol, v.598-602 ; Perceval v.6403-5). L'un et l'autre, et Aiol plus encore peut-étre que Perceval,est au début du roman ignorant des choses de l'amour (Aio! v.2161-63 ; Perceval 1935-44). L'un et l’autre reçoivent les avances (16) On pourrait méme suggérer que chez Chrétien une évocation de la Loire apparait en filigrane, au hasard d'une comparaison, dans la description du voyage de Perceval (v.1316).

(17) Sur ce motif, probablement d'origine celtique, cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.89.

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119

rau et Aiol -

d'une jeune hótesse empressée. Perceval quitte Blanchefleur, qui pourrait lui donner avec son amour un chasement appréciable (v.2914-15), parce qu'il veut retourner oir sa mére. Aiol quitte Lusiane pourtant « belle et sage 3preuse » sans lui accorder une pensée parce qu'il est réoccupé du triste sort de ses parents (v.2407 et s.). Le théme enfin de l'ermite compatissant est commun aux deux œuvres ; il s'accompagne dans les deux cas, comme je l'ai fait remarquer, de la transmission d'un talisman

Broteeteus la litanie des noms de Dieu, là sous la forme d'un bref, ici sous la forme d'une priére. | Le nombre des éléments comparables me semble assez lrnportant pour permettre de conclure à la probabilité d'une influence littéraire. L'hypothése d'une filiation entre les deux œuvres n'est du reste pas neuve. G. Paris ’a formulée le premier (18), suggérant que Chrétien pouvait s'étre inspiré de la chanson de geste. H. Theodor, qui donnait à la chanson d’Aiol une date trop basse, pensait que son auteur s'était inspiré du Perceval (19). Ph. Ménard

enfin l'envisage, sans s'y arréter cependant,

peut-

étre parce qu'il est intimement persuadé que Perceval dérive de Peredur (20). Or, s'il est possible, comme je l'ai dit, qu'un conte gallois de Peredur ait fourni à Chrétien un exemple de conte des bons conseils et méme un exemple de l'emploi d'un personnage de nigaud comme héros de ce conte, il est impossible en revanche que la mise en œuvre de la niceté de Perceval en matière de chevalerie soit d'origine galloise. Car au XIle siècle, et à plus forte raison auparavant, la maniére de combattre des Gallois, leur eonception de l'honneur, sont radicalement différentes de celles des chevaliers frangais. Peu importe que l'auteur du mabinogi ait amplifié le récit en ajoutant aux erreurs de son naif quelques confusions em(18) Mélanges de littérature française du Moyen Age, Paris 1912,

p.123.

À

der Altfranzôsischen (19) Die Komischen Elemente geste, Halle 1913, pp.48—57. (20) Article cité.

chansons de

120

Le type littéraire de l'ingénu

pruntées à la vie champêtre — Peredur confond les chévres cornues et les chevreaux —. Pour ce qui nous intéresse dans ce chapitre, c'est-à-dire la vie et les conceptions chevaleresques, il me paraít certain que le mabinogi démarque le Perceval, sans toujours bien le comprendre. Il serait plaisant qu'un récit authentiquement gallois et ancien mentionnát les tournois, qui ne seront introduits en Angleterre que sous Richard Cœur de Lion, plus plaisant encore qu'un combat à l'arme de jet füt présenté comme un combat de nice alors que les héros du pays de Galles combattaient à l'arme de jet ! (21) Il est conforme à la vraisemblance que la chanson d'Aiol ait été connue de Chrétien : l'ampleur de la liste des auteurs du XIIe et du XIIIe siècle qui ont fait mention de cette ceuvre atteste sa popularité (22). Un autre témoignage confirme la large diffusion de l'histoire d'Aiol, histoire, il faut le dire, fort originale à son époque (23) : si l'on en croit Beaudoin d'Avesnes, « Aioucquet » serait devenu un nom proverbial pour désigner un jeune homme d'allure misérable : « Et de celuy Elye et Avisse sa femme yssit Aioul leur fils, de quy on a maintes fois chanté ; et dient encore plu-

seurs pour le présent quant il voient quelque personnage (21) Un texte de Giraud

de Barri nous renseigne fort clairement

sur la maniére de combattre des Gallois au XIIe siécle et sur leur conception de l'honneur, que Giraud oppose à celle des chevaliers

francais : cf. ci-aprés, pp.150-151 et n.17. (22) Cette liste, déjà établie par J. Normand et G. Raynaud, a été reprise et complétée par A. Bayot, Le Poéme moral, Liége, 1929, pp. CXIII et s. Dans Le Poéme moral, Aiol est mentionné aux vers

3142 et 3148. (23) Comme l'écrit M. Delbouille, « tout homme qui a lu quelques chansons de geste et lit un jour Aiol trouve à la première partie de ce récit une saveur nouvelle... » (Problémes d attribution et de composition, Revue belge de philologie et d'histoire, XI, 1932, pp.

45-75 : la phrase citée se trouve à la p.63). M. Delbouille défend dans cet article l'hypothèse que la partie d’Aiol qui est écrite en décasyllabes 6/4 et la partie en alexandrins sont du même auteur

et de la même époque.

Perceval et Aiol

23

e povre et mechante

et petite venue ainsi comme

par

ocquerie « Vela un bel Aioucquet » (24). . Enfin la chanson d’Aiol a dû étre répandue en Champagne et plus particuliérement dans la région de Provins. Ne serait-ce pas en effet pour une raison en quelque sorte publicitaire que son auteur, ou du moins l'un de ceux qui l'ont chantée, a imaginé de confondre le chevalier Aiol avec le moine martyr St Aioul de Provins (v.69-73 et v. 6041) ? (25) On sait que St Aioul était honoré en Cham-

pagne et que l'une des grandes foires de Troyes avait lieu en septembre le jour de la St Aioul. Même si la première partie de la chanson d'’Aiol et le roman de Perceval n'avaient fait que traiter séparément des sujets qui un moment se cótoient, les différences dans la manière dont ces œuvres présentent le jeune guerrier seraient pour nous instructives. Elles le sont plus encore si Chrétien s'est inspiré de la chanson d'Aio/. Aussi me semble-t-il nécessaire de reprendre la comparaison qu'a esquissée Ph. Ménard entre les deux héros de ces œuvres,

et d'examiner de plus prés tout ce qui, dans leurs déboires et leurs gaucheries, touche au métier des armes. Une différence capitale saute aux yeux dés la premiére

lecture. Perceval ne sait presque rien de la chevalerie lorsqu'il quitte sa forét. Aiol, lui, est déjà chevalier ; il est certes bien novice, trop jeune pour son róle difficile — il a quinze ans environ —, mais il a requ la colée et l'épée, (24) Chronique de Flandres, éd. du Panthéon littéraire de Buchon,

p.646. Le texte édité dans le Panthéon littéraire est le seul à comporter ce passage. C'est cette version que citent W. Fórster (p. XXV), ainsi que J. Normand et G. Raynaud (p.XXIV), dans la

préface de leur édition respective de la Chanson d 'Aiol. Précisons que le passage cité est antérieur à 1289, date de la mort de Beaudoin d'Avesnes. (25) Il faut noter toutefois que ces deux passages se trouvent dans les parties écrites en alexandrins. Si on ne se rallie pas à l'hypothése de M. Delbouille

selon laquelle les décasyllabes

et les alexan-

drins de la Chanson d’Aiol sont contemporains, cet argument en faveur d'une familiarité de Chrétien avec cette œuvre perd de sa

valeur.

Le type littéraire de l'ingénu

122

assisté à la messe d'adoubement. Imprégné de l'enseignement

que lui ont donné

son pére, sa mére et l'ermite,

Aiol est constamment soucieux des principes de la morale aristocratique et religieuse. Un hagiographe n'eüt pas présenté autrement le chevalier modéle. Sa piété, son amour de Dieu, sa piété filiale, son désintéressement, seule forme de largesse que lui permette sa pauvreté, la générosité courageuse qui le pousse à secourir spontanément les au-

tres, font ment teur

sa hantise enfin de la pureté sous toutes ses formes d'Aiol un héros exemplaire. Sa jeunesse et son dénueen font un personnage attendrissant. Pour un lecde notre époque, il est touchant, d'autant plus qu'il

se détache sur la fraícheur sylvestre de ce « bos profond »,

de ce « gaut ramé », qui, du fait des répétitions propres au style formulaire, reviennent dans la chanson comme une obsession du souvenir. Pourtant, lorsque passe Aiol, les rires fusent, rires de bourgeois surtout, de marchands et de ribauds, mais aussi rires de chevaliers et méme rire du roi. Ce qu'on raille en lui, c'est son

aspect de « chevalier à la triste

figure », dû à son piteux équipement et à sa solitude. Plus misérable que ne le sera Don Quichotte, il n'a méme pas d'écuyer ! Le triste équipement d'Aiol faisait-il, au XIIe siècle, rire un public de nobles et de chevaliers ? Excitait-il la pitié ? Il paraít difficile de le dire, tant sont différentes suivant les époques les conditions du rire. Il est certain que la description de l'armure et du cheval du jeune homme est conduite comme une parodie : les héros de chansons de geste étaient traditionnellement présentés avec des armes magnifiques. La scéne d'armement du guerrier était devenue un lieu commun. Ces procédés traditionnels avaient déjà dans la première moitié du XIIe siécle fait l'objet d'une parodie (la parodie attestant, généralement et dans ce cas particulier, le succés et la popularité du genre parodié) : la chanson d'Audigier, parodie triviale de Girart de Roussillon. Or, comme l'a bien vu R. Louis, l’auteur d'Aiol reprend à sa façon l'idée de l'arme-

| Perceval et Aiol

123

ent délabré et ridicule d'Audigier (26). Aiol est d'ailleurs comparé deux fois à Audigier par les rieurs (v. 949-53 et v.990-94). Mais la chanson d’Aiol n'est en aucune facon triviale ni burlesque ; dans cette sorte de parodie au deuxième degré, l'auteur fait assumer par son personnage le ridicule d'une tenue indigne de lui comme une épreuve et presque une malédiction. Pour reprendre l'expression de M. Delbouille, le voyage d'Aiol depuis Bordeaux jusqu'à Orléans se présente comme « une sorte de calvaire dont chaque station est une aventure nouvelle »

(27). Les poétes qui ont cité Aiol, de Raimbaud d'Orange à Adam de la Halle et Rutebeuf, se comparent à ce héros nisérable en méme temps que promis à la gloire. L'auraient-ils fait s'il leur était apparu comme un personnage risible ? La chanson d'Aiol a un but moralisateur trés apparent. Elle montre que pauvreté n'est pas vice, et que la vraie

noblesse, celle de la race et celle du cœur, n'est pas enta-

née par le dénuement Povre serés et nus et besongous, Et desgarnis de dras et soufraitous : Mais n'i ara certes plus franc de vous,

Car vos estes li niés l'emperreour (v.186-9) Ja n'est mie le cuers n'el vair n'el gris N'es riches garnimens, n'es dras de pris,

Mais (il) est el ventre a l'home u Dex l'asist . (v.1582-84)

L'auteur qui a décrit le triste équipement d'Aiol me semble avoir cherché plus que l'effet comique un effet à a fois didactique et satirique. Le luxe des chevaliers de « France », aux habits somptueux et aux lances bien oeintes, est trop souvent évoqué pour qu'on y voie l'effet ju hasard. Tous ces « orgueilleux démesurés » seront inCapables de soutenir dans le danger leur seigneur le roi *

Louis ; cette mission reviendra à un chevalier pauvre et 26) Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste, t.I, pp. 311 et s.

27) Article cité, p. 66.

Le type littéraire de l'ingénu -

124

méprisé de tous. S'il est une ceuvre à laquelle pourraient s'appliquer les théories, formulées par E. Kóhler à propos de la littérature courtoise, selon lesquelles l'exaltation de . l'idéal chevaleresque dans sa pureté premiére serait lié aux vertus de la petite chevalerie, c'est bien, tout anticourtoise qu'elle est, la chanson d'Aio/(28). Car il n'est pas difficile de deviner,derriére le motif commode de l'exil du pére et la fiction du héros de souche royale, par delà l'apologie quelque peu sentencieuse des armes dé-

modées mais solides d'autrefois, une ápre défense du chevalier pauvre. C'est donc la pauvreté d'Aiol qui s'exprime dans son triste équipage. Quant à la niceté, qui semblait devoir étre un thème important de l’œuvre, s'annongant dés les premiers vers dans ces paroles du pére : Por manoir en ces bos ne serés jamais sages, Tous i devenrés sos, enfantieus et savages ( v.1061077:

et dans ces craintes de la mère : Mes enfes est si jovenes n’a point de vides, Molt tost le torneront Franc a folie (v.132-33),

elle n’est suggérée, on l’a vu, que par quelques scènes secondaires. Elle n'intervient dans le comportement de chevalier du héros qu'une seule fois, lors de son premier combat

(29) : Aiol, dans la solitude

quiétait de ne entendu décrire laisser entrer en pour s'instruire,

de sa route, s'in-

connaítre les joutes que pour les avoir par son père. Il prie Dieu de ne pas le France avant qu'il n'ait vu de ses yeux, des chevaliers en train de jouter

Ja Dameldieu ne plache qui le mont fist Que puisse entrer en France le Loeys S'aie veu joster par devant mi Issi c'aucune cose en aie appris. (v.593-96)

(28) E. Kohler, /deal und

Wirklichkeit

in der hôfischen

Epik,

Tubingen, 1956, pp.66-88. (29) Ph. Ménard (article cité) a mis en valeur le caractére exceptionnel parmi les exploits d'Aiol de cette premiére joute, mais sans

entrer dans l'étude de détail.

Perceval et Aiol

125

Sa prière est exaucée sur le champ. Il aperçoit dans une lande des cavaliers qui s'exercent à la joute. Il s'approche, tout joyeux. L'un d'entre eux vient le frapper sur son écu, si fortement que de ce coup il rompt sa lance. Grant cop li vait doner sor l'escu bis :

Mais tant est fors et durs ne l'a maumis Que il n'avoit meillor en nul pais. (v.633-35) Aiol, avec application, riposte en chargeant à son tour l'assaillant. Il frappe de toutes ses forces, fait tomber le cavalier sans s'apercevoir de la gravité du coup qu'il lui a porté : Le fer de son espiel el cors li mist Toute plaine sa lanche mort l'abati. (v.642-43)

Naivement triomphant, il somme pour reprendre le combat :

le mort de se relever

Encore estoit Aiols si enfantis Ne li quida mal faire, se li a dit : « Remontés tost, vallet, sor vo ronci.» (v.644-46)

L'un des autres cavaliers de la bande l'injurie et il reste tout penaud: N'en puis nient, dist Aiols, se Dieu m'ait ! Ansi quidai juer con tu fesis ! (v.649-50)

Mais il va immédiatement, en fils de bonne race, se venger

de celui qui l'a nommé « cuivers ». Pourtant, tout en se préparant à la seconde charge,il n'a pas l'áme tranquille. Il prie Dieu que le cavalier qu'il vient de mettre à mal Soit un Sarrasin. Il sait déjà, comme tous les chevaliers de son temps, que tuer un chevalier chrétien hors de la bataille ou du duel judiciaire est une faute grave. Dieu veillait, le mort est sarrasin ; Aiol tue allégrement le second de la bande ! Cette premiére joute, qui ne fait du reste que préluder à des engagements au cours desquels Aiol se conduira en preux (30), est nettement destinée à faire rire et se pré(30) Je ne crois pas que l'auteur, dans la description du combat qui suit immédiatement la premiére joute, ait cherché l'effet co-

mique en contant comment la vieille lance d'Aiol était restée fichée dans l'écu de son adversaire. Cette notation, pour nous quelque peu caricaturale, lui permet de souligner le désintéresse-

Le type littéraire de l'ingénu

126

sente comme un combat de rice. L'auteur tire de la sommation au mort de se relever un effet facile, mais qui est permis par une distinction pour nous modernes assez

subtile. Les étonnements d'Aiol viennent en effet de ce qu'il a commis une grave erreur d'appréciation : les cavaliers qu'il a traités comme des chevaliers n'étaient que des écuyers. Pendant que leurs maítres se reposaient dans le fourré voisin, ils avaient pour jouer emprunté les lances et les écus de ces derniers et, montés

sur leurs roncins,

mimaient la joute des chevaliers. Comme tout écuyer, ils ne portaient ni haubert ni heaume (31). Aiol venait, en toute candeur, de commettre une traítrise puisque, revétu de toutes ses armes, il avait répondu violemment à l'assaut d'un adversaire en partie désarmé. Chrétien a utilisé dans Cligés une situation semblable et en a tiré un moment de suspens dans son récit (32). L'auteur d'Aiol traite celle-ci sur le mode plaisant : ce premier

combat est la caricature cruelle d'une véritable joute. Pendant trente cinq vers, Aiol s'est conduit en nice. Car le combat du nice, si celui-ci comme Aiol est chevalier ou comme Rainouart est associé à des chevaliers, doit ses effets comiques à la parodie caricaturale ou burlesque du combat chevaleresque. Dans le Perceval, Chrétien n'utilise jamais des effets de ce genre. Si son protagoniste fait rire, ce n'est que dans le début du récit, alors qu'il n'est pas chevalier et n'a pas à combattre aux cótés de chevaliers. Pourtant Perceval ne cesse jamais complétement d'étre nice dans le roman tel que nous le connaissons. ment du héros et sa piété filiale : Aiol rattrape, non sans risques,

la vieille lance qui lui vient de son pére, dédaignant de ramasser les belles armes des chevaliers qu'il vient d'abattre : Dameldieus me confonge, li voir saveres

Se ja de lor avoir en porc desree. Ne sui pas marcheans qu'aie borsee ! (v.764-66). (31) L'auteur d’Aiol le rappelle aux vers 478-479 Bien savés que valet ne escuiers Ne doit aporter armes s'ert chevaliers.

(32) Cligés, v.3365-3464.

Les naivetés de Perceval

127

Mais à partir du moment où Gornemant de Goort lui confère « l’ordre de chevalerie », on ne trouve plus dans le texte de recherche du gros comique. Il est vrai qu'on sourira de la gaucherie du comportement de Perceval avec Blanchefleur, qu'on remarquera dans ce méme épisode quelques sous-entendus grivois. Mais la timidité de Perceval au cháteau du Roi Pécheur, son réve éveillé de

« musard » (v.4211,4214) devant la neige tachée de sang, son absence compléte à la réalité lorsqu'il rencontre les pénitents, son désarroi lorsqu'il arrive « simple et plorant » (v.6451) à l'ermitage, loin de préter à rire, lui donnent une dimension tragique. Comme le lui dit la Pucelle en deuil à l'heure oü il devine son nom, Perceval le Gallois est devenu Perceval le maudit.

Dans la premiére partie du roman, oü sont groupés tous les effets comiques, Perceval découvre en ingénu les objets et les usages du monde chevaleresque. L'exil de sa famille n'aurait pas suffi à expliquer l'ignorance totale oü a été tenu de la chevalerie ce jeune noble élevé au fond des bois. Car Perceval est issu d'une famille noble. De la noblesse ses parents réunissaient

tous les critéres (33), la

fonction : son père était un chevalier connu pour ses exploits ; la richesse : son père possédait avant sa ruine «un grand trésor » (v.438) ; et surtout la qualité du lignage, que la mére souligne non sans fierté (v.420-25). Aussi Chrétien, pour expliquer que le dernier fils d'un lignage de chevaliers soit resté si complétement ignorant, invoque-t-il, outre les conditions matérielles, le propos délibéré d'une mére. Meurtrie par une suite de malheurs (33) Cf. L. Génicot, La « noblesse » au XIe siècle dans la région de Gembloux, Vierteljahrschrift für sozial und wirtschaftsges-

chichte, 44, 1957, pp.97-104.

Le type littéraire de l'ingénu

128

qui lui sont tous venus de la chevalerie, la mére de Perceval a décidé de garder son dernier fils dans la solitude protectrice de son domaine de la forét, sans jamais rien lui conter ou lui apprendre qui ait trait à la chevalerie. Perceval au début du récit sera donc un nice total parce qu'il est un ignorant absolu. Et c'est du décalage entre le monde de l'adolescent ingénu et le monde de la chevalerie que Chrétien tire des effets dont certains peuvent étre appelés comiques au sens moderne du mot. Perceval tout d'abord prend les premiers chevaliers que le hasard lui fait rencontrer pour des anges ; dans le plus beau de la troupe il voit Dieu en personne ;il s'agenouille pour réciter ses priéres. Cette méprise, dont l'incongruité devait réjouir le public de Chrétien, donne une profondeur inattendue à la naiveté du jeune héros. Elle nous introduit à un monde d'enfant peuplé de belles images par les récits d'une mére pieuse. De plus, et cet effet a certainement été recherché par Chrétien, elle donne aux chevaliers de la forét un prestige particulier. A l'enfant ébloui ils apparaissent semblables à ces quatre anges chevauchant qui accompagnent sur la fresque de la cathédrale d'Auxerre l'étonnante figure du Christ à cheval (34). Pourtant, qu'on ne s'y trompe pas : cette vision radieuse est pour ainsi dire corrigée par les paroles que Chrétien préte à la mére de Perceval lorsque celui-ci lui conte sa rencontre : Tu as veü, si com je croi, Les angles dont la gent se plaignent,

Qui ocient quanqu'il ataignent. (v.398-400)

Dans la mythologie chrétienne du Moyen Age, les « mauvais anges » peuplaient non seulement les demeures de Satan leur chef mais aussi la terre des hommes. Comme l’explique l'Elucidarium |d'Honorius Augustodunensis, (34) Cette fresque, qui décore une voute de la crypte ancienne,

est datée du Xle siécle. Sur la représentation des anges sous l'apparence de guerriers, cf. P. Verzone, Les églises du haut Moyen Age

et le culte des anges,

dans L'art mosan,

recueil de travaux

publié par P. Francastel, Paris, Bibliothèque générale de l'Éc. des Htes Études, 1953, pp.71-80.



Les naivetés de Perceval

129

« ils brülent, comme en Enfer, dans l'air ténébreux d'ici-

bas pour éprouver les élus et séduire les maudits qui aprés le jugement dernier iront avec eux dans le feu éternel » (35). De ces mauvais anges qui sont restés dans l'air la angue naive de Robert de Boron décrit les ruses et les ravages : D'engignier unt autre menniere, Qui n'est pas a penre legiere, Qu'il prennent diverses semblances. Leur darz, leur javeloz, leur lances Pour decevoir as genz envoient Et de bien feire les desvoient. (36)

On imagine le monde intérieur dela Veuve Dame, peuplé de ces images sombres. Il est possible qu'à travers ces images Chrétien laisse deviner la réalité de son temps et désigne, derriére ceux que la mére de Perceval appelle « les mauvais anges qui tuent tout ce qu'ils rencontrent », ces guerriers sans foi ni loi, « routiers » ou « brabançons », si nombreux à cette époque, qui infestaient les campagnes. (37) Pense-t-il plutôt à ces chevaliers brigands qu'Érec et Yvain affrontaient dans la forêt ? Ou plus simplement fait-il allusion à ces guerriers en armes qui ont tué les deux premiers fils de la Veuve Dame, les fréres de Perceval ? .a armes furent desconfit.

À armes furent mort andui ; De l’ainsné avinrent merveilles Que li corbel et les corneilles

Ambesdeus les oex li creverent. Einsi les gens mort le troverent.(v.474-80)

La coexistence ambigué du regard de l'enfant et du regard de la mère, portés sinon sur la chevalerie du moins sur le 35) Y. Lefèvre, L'Élucidarium et les lucidaires, Contribution par nce Fra en es eus igi rel ces yan cro des e oir ist l'h à te tex n d'u ude 'ét iu Moyen Age, Paris, 1953 (Bibliothèque des Ecoles françaises ‘Athènes et de Rome, fasc. 180), p.112 : questions 38-41 de

"Élucidarium. 136) Le roman de l'estoire dou Graal, éd. Nitze, v.2119-2124. d, ar im ll Ga s, ri Pa , es in uv Bo de he nc ma di Le , by 37) Cf. G. Du

Le type littéraire de l'ingénu

130

monde des guerriers, donne une sorte d'existence concréte aux deux termes de l'équation si souvent reprise par les moines et les clercs du Moyen Age : « militia, malicia ». De la chevalerie Perceval ne perçoit d'abord que l'extérieur: un chevalier est celui qui porte des armes. Il lui semble tout simple d'aller s'en procurer là où on les trouve,

chez le « roi qui fait les chevaliers ». La mére sait qu'on ne donne pas si facilement des armes à un sauvageon, que son fils la quitte pour des années. Mais l'adolescent ignore tout cela. Comment, dans ces conditions,comprendrait-il que ce qu'il considére comme un simple voyage cause à sa mére un tel désespoir ? A mengier, fait il, me donez ;

Ne sai de coi m'araisonnez. Molt m'en iroie volentiers Au roi qui fait les chevaliers Et je irai, cui qu'il em poist. (v.491-95)

C'est d'ailleurs sans doute par souci d'elle qu'à la cour d'Arthur il sera si pressé d'avoir ses armes pour repartir. Mais faites tost, si m'en irai.(v.990)

L'arrivée du jeune homme au château où se tient Arthur donne lieu à une scéne haute en couleurs dont les ressorts comiques sont deux idées simples du naif : un chevalier est un homme à cheval ; un roi, pour « faire les cheva-

liers », prononce des paroles ; ilest donc nécessairement un « roi qui parle ». Or Perceval arrive à la cour dans un moment oü le roi Arthur, plein de sombres pensées, est dans l'attitude traditionnelle de la perplexité (38), silencieux au haut bout de la table où se termine le repas (v. 907-8), tandis que les chevaliers qui l'entourent bavardent et rient (v.909-10). Les meilleurs, et en particulier Gauvain, semblent absents (cf. v.854 et s.). Perceval, juché sur son cheval, entre dans la salle, s'approche du roi qui ne s'apercoit pas de cette intrusion, le salue à sa manière, l'interpelle, et, stupéfait de son silence, s'appréte à repartir bredouille : (38) Cette attitude Chanson de Roland.

est

souvent

celle

de Charlemagne

dans

la

Les naivetés de Perceval

131

Cis rois ne fist chevalier onques. Coment porroit chevalier faire, Quant on n'en puet parole traire ? Tantost del retorner s'atorne... (v.928-31)

I| fait tourner son cheval pour repartir ; la bête passe si prés de la téte du roi que le chapeau de ce dernier tombe sur la table (v.933-37). Ce jeu de scéne, qui reléve du comique de farce, ne laisse du reste pas intacte la majesté l'Arthur. Pour mesurer combien entrer à cheval dans une salle de cháteau heurtait les usages, on peut se référer au jugement qui était porté, au début du XIIIe siècle, sur une scène du Roman de Thèbes, celle où est décrite l'arrivée de Tydée venant en messager devant le roi Étéocle (39). Tydée, à la fois par insolence et par souci de sa sécurité, entre à cheval dans la salle où Étéocle « siet a son digner » (v.1274). Comme les messagers des chansons de geste, il porte les insignes de sa fonction et il est revétu de ses armes. Le contenu de son message laisse muets les barons du roi et Tydée s'en retourne sans un mot de congé (v.1455-62).

Cette scéne a scandalisé l'auteur de l'Histoire ancienne jusqu à César : « li auquant dient que Tideüs vint devant le roi tot a cheval la ou li rois seoit au mangier encore, mes ce me samble qu'il ne le fesist mie, quar ce samblast vilainie e couardise, e Tideüs n'avoit

nulle de ces deus teches, quar il estoit plus cortois e li plus tres hardis de fin cuer e de courage qui fust... ; e por ce fu voirs sans doutance qu'il son cheval laissa fors del huis de la sale ». (40)

« Cinquante ou soixante ans aprés la premiére rédaction du Roman de Thébes », commente G. Raynaud de Lage, « telle est donc la réaction d'un lecteur courtois » (41).

(39) Le Roman de Thébes, éd. G. Raynaud de Lage, Paris, CFMA,

1968, v.1253-1462. (40) P'emprunte cette citation à G. Raynaud de Lage, op.cit., t.II, note aux vers 1285-6, p.148. Le passage figure dans le ms. 20 125

de la Bibl. Nle (f. 99c). 41) Jbid.

132

Le type littéraire de l'ingénu

On note, en comparant les deux passages, que Chrétien s'est soucié plus que l'auteur du Roman de Thébes \ de rendre la scène vraisemblable matériellement. Le palais d'Étéocle, on le devine d'aprés l'emploi des adverbes « sus », « amont » et du verbe monter, se présente comme la plupart des salles de châteaux dans les œuvres de ce temps : il est surélevé. Dans ce type de salle on accéde habituellement par un escalier ; au bas des marches, se trouve d'ordinaire le « perron », bloc de pierre qui permet aux arrivants de descendre commodément de leur cheval avant d'entrer. Chrétien, lui, prend soin d'éviter

un escalier au chaceor du jeune Gallois. La Et En Et

sale fu par terre aval li vallés entre a cheval la sale qui fu pavee longue autretant come lee.(v.903-6)

Chrétien souligne l'attitude déplacée de son héros : « a guise d'ome mal sené » (v.934). Pour appuyer l'effet comique qu'il en tire, il fait intervenir le roi enfin sorti de sa réverie : Amis, fait li rois, descendez Et vostre chaceor rendez A un vallet, sel gardera.(v.979-81)

La réponse de Perceval donne l'occasion de révéler sous la forme d'un bon mot, le principal ressort comique de la scéne, la conviction qu'a le nice qu'un chevalier doit toujours étre sur son cheval. Ja n'estoient pas descendu Cil que j'encontrai en la lande, Et vos volez queje desçande ! (v.987-89)

Cette présentation inattendue du héros arrivant à la cour prélude à une scéne capitale, le combat contre le Chevalier vermeil. Perceval, au moment où il entrait dans l'enceinte du cháteau, avait aperqu ce personnage, flamboyant dans ses armes couleur de feu, d'autant plus prestigieux qu'il tenait en sa main la coupe d'or du roi. L'adolescent en quéte de belles armes avait immédiatement désiré celles que portait le Chevalier vermeil :

133

Les naivetés de Perceval Si li pleurent et dist : « Par foi, Ces demanderai je le roi ».(v.875-76)

Il n'en avait pas fait mystére à celui qui les portait : Je weil, fait il, a cort aler

Le roi ces armes demander (v.885-86) L'autre, se jouant du naif, prend à la lettre ce qu'il vient

d'entendre et encourage Perceval à demander au roi les armes dont il est revétu, car il est prét à combattre : ne vient-il pas de défier publiquement Arthur et méme de bafouer la reine ? Campé au seuil du cháteau, il attend celui qui osera relever le défi. Mais Arthur est à cette heure privé des meilleurs de ses compagnons ; les uns sont absents, les autres blessés. Aucun de ceux qui pourraient combattre ne se propose. C'est dans ce moment d'anxiété que le nice vient demander les armes qu'il convoite. Keu le sénéchal — on sait quelles sont pour Chrétien les ressources dramatiques du róle de Keu — lui répond qu'il n'a qu'à les prendre. Et Perceval, ayant pris pour un consentement ce qui n'était qu'une amére plaisanterie, vient aborder le Chevalier vermeil : Si li cria : « Metez les jus Les armes, nes porterez plus, Que li rois Artus le vos mande

».(v.1083-85)

A cette injonction innocente Chrétien a ménagé un double sens. Perceval vient sans le savoir de prononcer une formule qui reléve le défi, qui engage la bataille ; ses paroles pourraient étre la sommation d'un champion du roi Arthur. Mais le Chevalier vermeil ne prend pas au sérieux ce gamin arrogant et « désarmé ». Lassé de son insistance,

il lui donne sur le dos un bon coup du talon de sa lance. Perceval, blessé et furieux, se venge immédiatement : il lance le javelot qui ne l'avait pas quitté depuis son départ de la forêt, vise à l’œil, et abat comme un gibier l'ennemi du roi Arthur. Ainsi David adolescent avait abattu de sa fronde de berger le Philistin Goliath qui jetait sur le camp de Saül l'humiliation et la terreur. Mais David avait voulu cette victoire et se savait aidé de Dieu. Seule la colére d'avoir été rossé a dicté le geste de Perceval. L'acte est ici comme détaché de son auteur. I] n'en est pas moins vrai

134

Le type littéraire de l'ingénu

que cet acte est salutaire et apparait comme providentiel (42). On ne peut pas éviter de remarquer qu'il est comme l'illustration des paroles du petit Gallois de la Gaste Forêt comparant avec la lance de chevalier ses javelots de chasseur : Dont valt miex li uns de ces trois Gavelos que vos veez chi ; Que quanquesje weil en ochi... (v.202-4)

En l'occurrence, l'arme vile a remplacé avantageusement l'arme noble ; l'efficacité du javelot de Perceval fait paraí-

tre outrecuidante l'assurance de ce chevalier qui lui expliquait dans la premiére scéne l'utilité du haubert : Se voloies a moi lancier Gavelot ou saiete traire,

Ne me porroies nul mal faire. (v.270-72)

Chrétien a-t-il été conscient du fait que le premier exploit de Perceval, confronté à ces paroles, semble une ironie du sort ?

. Pour Perceval le meurtre du Chevalier vermeil a un résultat tangible, que le jeune homme perçoit immédiatement : les armes sont à lui. Avec un acharnement de barbare, il tente de les arracher au cadavre. Pour traduire son

impuissance à dépecer la carcasse de fer, Chrétien lui préte le langage cru d'un chasseur ignorant tout de l'art de véneLe Mais ains avrai par carbonees Trestot esbrahoné le mort Que nule des armes en port ... (v.1136-38) (42) Ph. Ménard me semble avoir méconnu cet aspect, à mes yeux essentiel, lorsqu'il écrit : « Dans cet ensemble plaisant (les premiè-

res aventures du nice), le premier combat du héros, tout important qu'il soit, ne se détache pas d'une maniére éclatante » (Le théme du nice dans la chanson de geste et le roman courtois, p.181). Ph.

Ménard compare le premier combat de Perceval à la premiére joute

d'Aiol. Il est vrai qu'ils sont comparables en tant que combats de héros encore naifs. Mais le premier combat de Perceval a dans le roman une fonction dramatique qui le niet plus directement en rapport avec la victoire d'Aiol contre les adversaires du roi Louis, passage décisif de la chanson.

_es naivetés de Perceval

135

L'écuyer Yonet, témoin de toute la scène, vient en aide à Perceval. Il lui montre le secret des liens de cuir et des fer-

naux, lui apprend l'ordre dans lequel doivent étre obligaoirement retirées les pièces de l'armure, dévét le mort

« dusqu'en l'orteil » (v.1149).

Parmi les dépouilles de sa victime, Perceval ne prend jue les armes. Malgré l'insistance d'Yonet, il dédaigne la 'obe de soie capitonnée, les belles chausses, que le Chevaier vermeil portait sous son costume de fer : Chanjeroie je mes bons dras,

Que ma mere me fist l'autr'ier, Por les dras a che chevalier ? Ma grosse chemise de canvene Por la soie qui'st mole et tanvene ? Voldriiez vos que je laissasse

Ma cotele ou aigue ne passe Por cesti qui n'en tenroit goute ? (v.1162-69)

Refusant de changer « ses bons dras por autres malvés » v.1172), il se conduit, commente le poéte, en « fol » (v. 1173). Et pourtant à ce fol Chrétien a prêté des raisonnenents qui ne manquent pas de bon sens :un vétement de

uir a mieux sa place, semble-t-il, sous une cotte de maille qu’un mol tissu de soie. De surcroit, les vétements rusti-

ques ont été cousus par la mère ; et Perceval semble éprouer pour eux la méme tendresse qu'Aiol éprouvait pour les ieilles armes qui lui venaient de son père. Il est vrai que "erceval trahit ici son enfance de campagnard : le critère l'utilité compterait-il seul pour lui ? La beauté le laisseait-elle indifférent ? Pourtant dans la forét de son enfance ] se plaisait à la beauté inutile des chants d'oiseaux ;il

ivait discerné d'emblée la beauté aristocratique de la jeune ile de la tente ; il voulait les armes les plus belles. Il se eut que Chrétien n'ait pas pris garde à cette légère disso- . ance. Mais il se peut aussi qu'il ait imaginé avec quelque nalice les propos de son ingénu. Car Perceval dans ce pasge rejoint en quelque maniére les propos de l'auteur Aio critiquant le luxe inutile des chevaliers de France, u les propos de l'austére Saint Bernard bafouant la rihesse où s'amollissait la chevalerie du siècle : « Vous

Le type littéraire de l'ingénu

136 chargez vos chevaux

de housses de soie ; vous recouvrez

vos hauberts de je ne sais combien de morceaux d'étoffe... Sontce là les insignes de l'état militaire ? Ces ornements ne conviendraient-ils pas plutót à des femmes ? On vous voit comme des femmes nourrir une masse de cheveux qui offusquent la vue, vous envelopper dans de longues chemises qui descendent jusqu'aux pieds et ensevelir vos mains délicates dans des manches aussi larges que longues » ... (43) Est-ce tout à fait un hasard si Keu, personnage constamment antipathique dans l'ensemble de l’œuvre et en particulier dans le Perceval, est décrit dans ce dernier roman comme un personnage fort élégant ? Chrétien, qui n'avait jamais jusqu'ici précisé son aspect extérieur, lui préte des recherches de costume et de longs cheveux : « Keu parait, sans manteau, en sa main droite une baguette, sur la téte un chapeau de feutre blond, ses cheveux noués en une tresse... Sa cotte est d'un riche drap de

soie colorée. Il est ceint d'une ceinture ouvragée dont la boucle et les anneaux sont d'or. Il m'en souvient bien et l'histoire le témoigne » (44). Perceval revét le haubert par-dessus ses vétements de Gallois, enfile les chausses de fer sur lesquelles sont fixés

les éperons par-dessus ses chaussures rustiques. La scéne d'armement s'annonce parodique. Chrétien pourtant n'en tire que les effets habituels. Perceval a fiére allure : Puis li a le hauberc vestu Tel c'onques nus mieldres ne fu Et sor la coiffe li assiet Le hiaume qui molt bien li siet... (v.1179-82)

Mais cette scéne d'armement fait du nice un hors-la-loi sans le vouloir. Il porte, sans étre chevalier, les armes de

chevalier. Chrétien préte néanmoins à ce pseudo-chevalier deux gestes d'une grande noblesse : Perceval renvoie au

(43)

Bernard

de Clairvaux, De nova

militia, PL Migne CLXXXII,

col.923. Ce passage est cité par G. Duby, Le dimanche de Bouvines, p.130. Je reproduis la traduction de G. Duby. (44) Traduction de L. Foulet, p.66.

La niceté simulée : Ipomédon

137

roi Arthur la coupe d'or qu'il vient de reconquérir et fait le serment de venger de l'insulte de Keu la Pucelle au beau rire.

Les moyens qu'a employés Chrétien pour mettre en ceuvre la niceté de Perceval sont à la fois plus neufs, plus divers, plus élaborés et plus subtils que ceux que l'on peut relever dans la chanson d’Aiol. Ils sont aussi beaucoup plus déconcertants. Car si l'on discerne aisément les intentions de l'auteur d'Aiol, on s'interroge sur les intentions de Chrétien dans ce début de roman. Il est vrai que le sujet qu'il traite ne peut s'accommoder du héros banal des romans de chevalerie. Mais ce sujet n'impliquait pas la profondeur inattendue que Chrétien donne à son personnage. Bien que construit sur un théme traditionnel, Perceval, comme Aiol mais plus que ce dernier, vit d'une vie qui lui est propre.

On peut s'en rendre compte en confrontant avec l'ceuvre de Chrétien un passage de roman qui, écrit quelques années avant le Perceval, présente un nigaud en utilisant des procédés comparables à ceux qu'a utilisés Chrétien. Il s'agit de l'/pomédon de Hue de Rotelande. Ipomédon, tout au long du roman qui conte son histoire, cache à celle qu'il aime sa véritable identité. De ce fait, chacune de ses aventures le présente sous un masque nouveau. Ayant épuisé les ressources habituelles que fournissent l'anonymat des armures et leurs changements de couleurs, Hue de Rotelande imagine de le déguiser en nice. Ipomédon modifie tout d'abord son aspect physique en faisant tondre ses cheveux Tundre se fet, rere son col, Pur ben sembler musart e fol. (v.7761-62)

L'auteur revient à plusieurs reprises sur ce détail des cheveux ras, qu'il donne comme le signe le plus évident du

138

Le type littéraire de l'ingénu

statut du personnage. On ne peut manquer d'établir à ce propos un rapprochement avec les textes des Folie Tristan. Tristan, pour se déguiser en fou, commence lui aussi par se tondre les cheveux : Od les forces haut se tundi : Ben semble fol u esturdi (45) .

Nous aurons à redire que le personnage du nice emprunte au personnage du fou. Pour Ipomédon, qui n'apparait jamais comme un homme en proie à la folie mais comme un rustre et un bouffon, les cheveux ras sont surtout une infraction voyante à la mode que suivaient les chevaliers. Ipomédon revét ensuite un équipement de chevalier misérable, réplique à peu prés exacte de celui que portait Aiol dans la chanson. L'emploi des mots « vieux », « usé», « laid », « mauvais », « rouillé », est significatif. Les courroies sont « renuées », l'écu « enfumé » ;le cheval est un

roncin « maigre et dur ». Ainsi équipé, Ipomédon se présente à la cour du roi de Sicile qui siégeait à Palerme. La salle est comble, l'assistance distinguée. C'est devant ce public qu'Ipomédon fait son entrée : il s'avance, juché sur son cheval, jusqu'aux tables où commence le repas ; Quant asis fut le mes premer

Es vos en mi eus cest vassal. Unc ne descendi del cheval, Des esperuns fert e l’argue, Durs est, gueres ne se remue (v.7790-94)

Les rires se déchaïnent dans l’assemblée à tel point que les couteaux s'échappent des mains, que les hanaps se renversent et que les chiens profitent de l'occasion pour voler des galettes. Le nice — l'auteur dit fol, naif ou musart — fait des ronds de jambe : Sa curbe chambe avant estent (v.7815),

et, du haut de sa monture ridicule, annonce qu'il est un

« merveilleux chevalier ». Il profite de son incognito pour (45) Folie d'Oxford, v.207-8, cf. Folie de Berne, v.132. Le texte de la Folie d'Oxford ajoute que Tristan se fit une tonsure en forme de croix, tonsure qui désignait aux yeux de tous ceux qui « avaient perdu la raison ».

La niceté simulée : Ipomédon

139

faire de grossiéres allusions au penchant que la reine éprouve — réellement ! — pour lui : son róle, à cet instant fróle le róle traditionnel du fou, du bouffon de cour. Puis

il en vient à l'essentiel, il demande à étre retenu comme chevalier du roi et exprime le désir de soutenir la premiére cause qui se présentera. Le roi se contente de rire de pareille demande. La reine, cependant, qui s'amuse beaucoup, et les barons, qui apprécient le bouffon, se joignent pour le décider. Ipomédon, ayant obtenu ce qu'il désirait, consent

à descendre

de cheval. Bientót arrive dans

cette méme salle où cette fois le repas se termine, la messagère d'une jeune fille en détresse. Ipomédon sera, on s'en doute, le seul qui ait assez de courage pour se porter à son secours. Il quitte donc la cour à la suite de la messagére. Le voyage qu'il fait avec cette derniére fournit à l'auteur l'occasion d'épuiser la thématique du nice : à une visite nocturne de la jeune fille qu'il accompagne et qui, devenue amoureuse

de lui, tente de le séduire, il ré-

pond en furieux — il fait mine de lui mordre la main — et en malappris : Kar me lessez ma pes aveir, Alez, si me lessez dormir. (v.8872-75)

Ipomédon n'est pas l’œuvre d'un grand auteur. L'intrigue est d'une complication inextricable, les scènes s'enchaínent mal, la situation du personnage est constamment

artificielle. Du fait de sa médiocrité

littéraire,

le »assage que j'ai présenté (en le simplifiant) fournit, me semble-t-il ,un terme de comparaison d'autant plus intéressant. Il permet de caractériser facilement la niceté. Proche à la fois de la naiveté et de la « folie » — au sens de manque de bon sens réfléchi, de sagesse — elle est liée à une condition sociale. Le nice n'appartient pas à la société courtoise, il se conduit en grossier personnage, détonne dans une cour, ne sait pas se conduire avec les femmes. Or, pour jouer ce róle, Ipomédon a pris en manière de déguisement la tenue d'un chevalier pauvre qui n'aurait eu les moyens ni d'acheter un beau cheval, ni

de changer des armes rouillées. Il me parait d'autre part manifeste que la scéne de l'arrivée à cheval dans la salle

140

Le type littéraire de l'ingénu

oü se tient le repas royal était une « scéne à faire » pour illustrer ce róle. Il est probable que Hue de Rotelande pas plus que Chrétien ne l'avait inventée. Ipomédon, dans son rôle de nice, fait rire les gens de

cour et s'attire le mépris. Il devra répéter prouesses et victoires avant d'étre reconnu comme ce qu'il est en dépit des apparences, un bon chevalier. Le premier combat oü il se conduit brillamment n'est méme pas pris au sérieux ; c'est démesure de fou, dit la jeune fille qui en est témoin et de plus bénéficiaire, mais non prouesse : Asez fist plus par sa folie Ke par sa grant chevalerie. Par plusurs feiz oi avez K'uns fous neifs, escerveillez

Par sa fole melencolie Fet mut suvent chevalerie ;

Si ad fet cist, co sachez ben,

D'autre pruesce n'i ad ren.(v.8353-60)

Elle continuera longtemps à le traiter en inférieur, refusant de s'asseoir à la méme table que lui, de loger dans le méme gite, malgré les remontrances d'un nain qui joue en l'occurrence le róle du sage et tente de lui faire comprendre que pauvreté n'est pas vice : Mal dehez eit tuz jurz poverte, Sur povre chet tut jurz la perte (v.8404-5).

Malgré le mélange des tons, les passages grossiers, le burlesque, ce passage de Hue de Rotelande ne sort pas de l'esthétique ni des valeurs courtoises. Le fou n'est qu'un héros déguisé, le pauvre est fils de roi, ses vantances cor-

respondent à une réalité : il est bien un « merveilleux chevalier ». Certes les allusions à l'amour de la reine sont un peu crues, mais Hue de Rotelande ne répugne pas à la grivoiserie. Les paroles sentencieuses sur la pauvreté ne font que reprendre un lieu commun.

Singularité de Perceval

141

Aiol, lui, était un vrai pauvre, un véritable humilié. Ce costume que revét par jeu Ipomédon, il le portait parce qu'il le tenait de son pére et n'en avait pas d'autre. Néan-

moins la pauvreté et les humiliations d'Aiol seront rachetées dans la chanson de geste par une réussite éclatante, il reprendra le rang social qu'il méritait ; l’ordre sera pour ainsi dire rétabli. En est-il de méme pour Perceval ? A la cour d'Arthur,

le jeune chasseur venu de la forét ne remportera que des succés de nice. Son premier combat, celui qui libére le royaume d'Arthur et qui venge la reine, n'est que le geste impulsif d'un habile lanceur de javelot. Plus tard, lorsqu'il reviendra dans cette cour oü ses succés sont publiés, c'est encore par une série de combats de nice qu'il s'illustrera, abattant sans le vouloir, « par sa fole melencolie » pour reprendre l'expression de Hue de Rotelande, les chevaliers qui venaient interrompre son réve d'amour. Perceval n'est pas, dans l’œuvre de Chrétien, un chevalier comme les au-

tres. Certes Lancelot et Yvain ont pu se présenter à certains moments de leur histoire comme des anti-héros. L'auteur ne les a faits pour autant ni ridicules ni pauvres. A ce point de notre réflexion, il est nécessaire d'étudier de

plus prés la présentation du « valet gallois » pour tenter de voir de quelles valeurs, de quelles insinuations peut-étre, Chrétien a voulu faire porteur ce chasseur sauvage qu'il a choisi comme sauveur du roi des chevaliers.

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CHAPITRE VI

LE VALET GALLOIS

Un « Perceval le Gallois » était dans le premier roman

arthurien de Chrétien, Érec et Énide, mentionné parmi les

chevaliers d'Arthur. Ce méme personnage, présenté comme un « vassal de grand renom »tient un rôle épisodique dans Cligés. Cependant, comme l'a écrit J. Frappier, « il ne semble pas que Chrétien ait vu tout d'abord en lui le

héros d'une aventure insigne entre toutes » (1). Pour le Perceval comme pour le Lancelot, on a le sentiment que

Chrétien a choisi parmi des noms cités dans ses ceuvres antérieures un nom pour le héros du roman qu'il commençait. Pour un rôle de nice, il n'est pas surprenant qu'il ait choisi Perceval le Gallois. Dans le dernier quart du XIIe siècle, le pays de Galles ne faisait pas encore partie des territoires directement soumis à l'autorité du roi d'Angleterre. Les petits rois celtes qui en étaient les maitres, quoiqu'ils fussent depuis peu devenus les vassaux des Plantagenets (2), se souciaient peu d'obéir à leur suzerain et menagaient constamment ses frontiéres. Bien que des clercs gallois jouissent en An(1) Chr. de Tr., p.170. (2) Pendant le règne d'Henri II, trois expéditions difficiles furent menées contre le pays de Galles, à la suite desquelles le roi « dut

se contenter d'une suzeraineté qui ne géna guére les deux rois indigènes.» (Ch. Petit-Dutaillis, La monarchie féodale en France et en Angleterre Xe— XIIIe siècle, Paris, Évolution de l'humanité, 1950, p.172). La conquéte du pays de Galles sera faite par Edouard Ier

(roi'de 1272 à 1307).

144

Le valet gallois

gleterre et à la cour d'un trés grand prestige (3), le pays de Galles apparaissait comme un pays étrange et mal connu. On tournait volontiers les Gallois en ridicule, soit à cause

. de leurs manières, soit à cause de leur langage (4). Chrétien ne fait sans doute que reprendre des propos habituels lorsqu'il fait dire à l'un des chevaliers de la Gaste Forét : ... Galois sont tot par nature Plus fol que bestes en pasture; (v.243-44)

Jamais pourtant dans les romans précédents, Chrétien n'avait distingué les Gallois des autres vassaux qu'il prétait au roi Arthur. Érec fils de Lac succédait à son pére comme roi d'« Estre Gales ». Riches chevaliers et belles dames venaient « de Galles » (v.6589) assister aux fétes de son couronnement à Nantes. Notons cependant qu'à cette époque Chrétien était si peu préoccupé, ou informé, des réalités géographiques, qu'il faisait arriver ses invités d'honneur du pays de Galles à Nantes sans qu'ils eussent à traverser la mer ! Dans Cligés, Alexandre était temporairement mis à

la téte du « meilleur royaume de Galles » (v.1443). Des chevaliers gallois avaient du reste été confiés à son commandement lors du siège de Windsor. Au début du Chevalier au lion, le roi Arthur tient sa cour «à Carduel, en Gal-

les » (v.7). Les royaumes de Galles étaient dans tous ces romans présentés comme des terres riches et belles, les Gallois comme de bons chevaliers. C'est que Chrétien avait gardé jusque là les lieux et les décors légendaires où, depuis Geoffroy de Monmouth, les conteurs qui exploitaient la « matiére de Bretagne » faisaient évoluer Arthur et ses chevaliers. Dans son dernier roman il semble prendre plus de latitude avec ces conventions arthuriennes. Dés les (3) Cf. R. Bezzola, Origines de la littérature courtoise, 3éme par-

tie, t.I. On sait quelle fut l'influence de Geoffroy de Monmouth. Au temps d'Henri II, les plus célébres des clercs gallois qui se trouvaient à la cour d'Angleterre furent Gautier Map et Giraud de Barri. (4) Cf. l'Histoire de Guillaume le Maréchal, v.7408-36 : dans ce passage, un chevalier de France peu courtois se moque des Gallois et s'attire ainsi la colére de l'un d'entre eux.

145

Le costume de Perceval

premières pages du roman, une correspondance sétablit entre gallois et nice, qui s'exprime dans les railleries des chevaliers de la Gaste Forét, qui se traduit dans le costume et les mœurs du valet gallois. . Les longues descriptions du costume des personnages, gratuites au point de devenir de véritables hors-d'ceuvre, avaient disparu trés vite des récits de Chrétien. Ce procédé d'amplification,

cher

aux

auteurs

de romans

antiques,

avait été largement exploité dans Érec et Énide ;il ne l'est plus guére dans Cligés, plus du tout dans le Chevalier de la charrette. Les détails sur le costume que contient le Chevalier au lion — description du vétement des tisseuses de soie, de l'équipement des adversaires d'Yvain — sont particuliers, nécessaires. Ils caractérisent les personnages. De méme, la description du costume de Perceval ne saurait étre gratuite. Bien qu'elle occupe un nombre restreint de vers, elle ne manque pas de précision ni de souci du détail.

Il importe donc de l'examiner attentivement (La mére) Se li apareille et atorne De canevas grosse chemise

Et braies faites a la guise De Gales, ou on fait ensamble Braies et cauces, ce me samble ; Et si ot cote a caperon, De cuir de cerf, close environ. (v.498-504)

A la maniere et a la guise De Gales fu appareilliez ; Uns revelins ot en ses piez, Et par tout la ou il aloit, Trois gavelos porter soloit .

Une roorte en sa main destre

Porta por son cheval ferir. (v.602-613)

Ce que l'on remarque d'abord, c'est que le costume de Perceval, ceuvre de sa mére, a été fait avec des matériaux

de provenance locale, cuir de cerf, peau de bœuf sans doute pour les « revelins » (5), toile de chanvre tissée à la (5) L. Foulet traduit ce mot par « brodequins », sorte de chaussu-

res en peau retournée.

146

Le valet gallois

maison. Ce qui frappe ensuite, c'est que porte le jeune homme, faites, dit de Gales ». Pour les décrire, Chrétien mot. Dans l'explication qu'il donne,

la forme des braies l'auteur « a la guise ne dispose d'aucun « on fait ensamble

braies et cauces », il assemble deux piéces différentes du costume, les braies courtes, ou « haut-de-chausses » et le « bas-de-chausses », autrement dit les bas. Perceval en

somme porte ce que de nos jours on appelle un pantalon. Sur tous les documents iconographiques que j'ai pu examiner (6), princes et chevaliers, lorsqu'ils ne portent pas la robe de maille qu'est le haubert, sont vétus de la robe de tissu précieux qu'est le bliaut. Bourgeois et vilains portent des tuniques plus ou moins longues ; si le costume

est riche il comporte

des chausses

; les pauvres

sont « nu et decauc et estrumelé » (7). Mais dans aucun des ordres de la société, les hommes, au XIle siècle, ne

portent, comme Perceval, les longues braies (8). Aux Romains porteurs de toges, les Gaulois de la Gallia Braccata ou les Scythes « aux longues braies mal cousues » (9) apparaissaient comme des barbares. Les empereurs du IVe—Ve siécle Arcadius et Honorius interdirent aux porteurs de longues braies l'entrée dans le territoire des villes (10). Voici la définition que donne des bracae au début du XVIIIe siécle le Lexique de E. Forcel-

(6) Mise à part peut-étre la broderie de Bayeux dite Tapisserie de

la Reine Mathilde dont certains détails de costumes sont difficiles à interpréter, (7) Aucassin et Nicolette, éd. M. Roques, C.F.M.A., VI, 29-30. (8) L. Gautier (La chevalerie, p.407 avec note comportant des références bibliographiques) présente comme des vétements les « braies de chainsil » qui servaient de sous-vétements ; de ce fait les exemples qu'il fournit n'ont guère d'intérét, (9) Les allusions aux longues braies des Scythes reviennent cons-

tamment dans les Tristes d'Ovide. L'expression « sutis male braccis » se trouve en particulier dans le livre III, élégie 10, v.19. Les braies étaient portées dans l'Antiquité par les Médes, les Perses, les Gaulois et les Sarmates. (10) Références dans le Glossaire de Du Cange, s.v. bracae.

147

Le costume de Perceval lini ; « Vestis barbarorum

propria, nostris femoralibus

valde similis, laxior tamen et longior, ut quae non femora solum sed et crura, immo et ventrem contegat » (11). Opposées d'abord à la toge puis à la tunique ou au bliaut, enfin au « haut-de-chausses », les longues braies ont été dans l'Occident latin jusqu'à la fin du XVIIIe siécle un vétement non aristocratique qui caractérisa d'abord le barbare, ensuite l'homme du peuple. Perceval, dans sa forét d'enfance, chassait les bétes sauvages avec ses javelots. Mais les javelots n'étaient pas pour lui réservés à la chasse. Ils étaient son arme favorite qui ne le quittait jamais Et par tout la ou il aloit Trois gavelos porter soloit. (v.605-6)

Chrétien, en précisant ainsi, donne aux javelots de Perceval une valeur quasi emblématique. Arme de jet, le javelot ne saurait être à la fin du XIIe siècle une arme de chevalier (12). Comme l'arc, il ne peut étre à cette date entre les mains d'un noble qu'une arme de chasseur, utilisée seulement dans la forét. Mais l'arc, bien qu'il ne puisse étre

une arme de combat pour le chevalier, a cependant sa noblesse : il a parfois la valeur d'un embléme royal (13). Et comment Chrétien aurait-il ignoré que l'arc était l'arme par excellence des Gallois ? On ne peut se risquer à deviner quelles raisons lui ont fait préférer pour son Per(11) Cité d’après Du Cange, loc. cit. (12) Il arrive que dans des textes plus anciens le chevalier soit

présenté en train de lancer le javelot contre l'ennemi. Le poéme latin de Waltharius, entre autres, en fournit de nombreux exemples. (13) C'est cette valeur d'embléme royal qu'il faut sans doute lui

préter dans le passage de la Chanson de Roland oü il passe des mains de Charlemagne dans celles de Roland (cf. J. Le Goff et P. Vidal-Naquet, Lévi-Strauss en Brocéliande, Esquisse pour une analyse d'un roman courtois, Hommage collectif à Lévi-Strauss, à paraítre). On remarque que dans ce texte, tandis que l'arc est l'embléme de Charlemagne, le javelot, a/gier, est celui du roi sarrasin Marsile (v.439 et 442).

148

Le valet gallois

ceval le javelot. Mais on peut remarquer que le javelot est une arme de primitifs, celle des Gaulois par exemple, et que, par rapport à l'arc, certains l'ont placé à un stade antérieur du progrés humain. On constate cela dans le passage du Brut où Wace décrit l'état arriéré des Irlandais contre lesquels Arthur est dit mener une guerre de conquéte ; l'arme des Irlandais était, nous le verrons bientót,

le javelot : N'orent hauberc, n'orent escu, Ne saietes ne quenuissoient, Ne a arc trere ne savoient. Et li Breton qui ars avoient Espessemant a aus traoient.(v.1142-46)

Dans l'équipement de Perceval, un dernier élément me semble devoir retenir l'attention, le harnais de son cheval. Il est normal que, tenu à l'écart de la chevalerie,

Perceval n'ait jamais monté de destrier. Le cheval du jeune chasseur est un chaceor, sorte de roncin sans doute, dont Chrétien ne nous dit rien de précis. Ce chaceor est équipé d'une selle (14). Mais cette derniére ne comporte pas d'étriers, puisque Perceval est dit par la suite n'avoir jamais vu d'étriers : Ains mais estriers veü n'avoit (v.1187).

Or au XIIe siècle toute selle est pourvue d'étriers, méme quand elle harnache le plus piteux des roncins. Perceval ignore aussi l'existence des éperons : Ne d'esperons rien ne savoit (v.1188),

mais cette ignorance surprend moins. Car l'éperon fait partie de l'équipement du chevalier. Il en est même, à cette date, devenu l'élément le plus caractéristique. C'est avec un cinglant, sorte de fouet fait de laniéres de cuir ou de brins d'osier, ou avec une roorte que Perceval stimule son cheval. Chrétien nous le dit au moment oü le héros quitte au grand galop sa demeure de la forét :

(14) On remarque que dans le mabinogi de Peredur, la selle des chevaux est un des objets qui surprennent le jeune Peredur lorsqu'il voit pour la premiére fois des chevaliers.

Les récits de Giraud de Barri

149

Et cil cingle de la roorte Son chaceor parmi la croupe (v.626-27)

L. Foulet traduit par « baguette » le mot roorte, négligeant de préciser davantage. En fait la roorte ou reorte (le mot vient du latin retorta) est une baguette courbe, contournée ou tordue. Chrétien fait ailleurs de ce mot un emploi imagé qui en précise la signification en comparant à des roortes les cuisses arquées de la Demoiselle hideuse : S'ot boche el dos et hanches tortes Qui vont ausi com deus roortes

Trop bien faites pour mener dance.(v.4635-7)

En décrivant ce costume et cet équipement, Chrétien aurait-il cherché à représenter avec exactitude un Gallois de son temps ? En d'autres termes, a-t-il voulu décrire ce que nous appellerions un costume régional ? Encore qu'une telle recherche de réalisme surprenne à la date oü est écrit le conte, l'insistance de Chrétien sur le caractére gallois du costume de Perceval (cf. v.500-501 et v.602-3) invite à envisager cette hypothése. Des points de comparaison nous seraient nécessaires pour la vérifier, mais il n'est pas facile d'en trouver. Ni l'archéologie ni les documents iconographiques ne nous renseignent sur les coutumes locales en matiére de costume. C'est dans les textes du temps que nous devons chercher. Dans les dernières années du XIIe siècle, Giraud de Barri, clerc gallois de l'entourage du roi d'Angleterre (15), a écrit un groupe d'ceuvres consacrées à la présentation à la fois « historique » et « géographique », compte tenu du sens que peuvent avoir ces mots à cette époque, de l'Irlande et du pays de Galles. Il avait, en 1184, été chargé par Henri II d'accompagner le futur Jean sans terre dans l'Ilande nouvellement conquise et, aprés le départ du prince royal, il était resté lui-méme plus d'une année dans l'ile. De ce séjour, il avait rapporté les éléments de deux (15) Sur la carrière et les œuvres de Giraud de Barri, appelé en général Giraldus Cambrensis, c'est-à-dire Giraud le Gallois, cf. R.

Bezzola, Origines de la littérature courtoise... 3ème partie, t.I, pp. 47 et s.

ouvrages,

Le valet gallois

i

150

l'Expugnatio

Hibernica

et

la Topographia

Hibernica. Cette dernière œuvre, qu'il termina en 1184 fut

lue d'abord en audience publique à Oxford. Elle connut rapidement un succès durable, le nombre et l'aire de diffusion des manuscrits l'attestent. Quelque temps plus tard, Giraud parcourut à plusieurs reprises le pays de Galles, d'abord pour escorter Baudoin de Canterbury qui allait y précher la croisade, un peu plus tard pour tenter d'assurer au roi Richard Cœur de lion la fidélité des Gallois. A la suite de ces voyages dans la région d’où il était originaire et où il révait d'obtenir un évéché, il rédigea l'/tinerarium Cambriae et la Descriptio Cambriae dont les premiéres éditions datent respectivement de 1191 et 1194. Plus proches bien souvent des recueils de mirabilia que de nos modernes « récits de voyageurs », ces ouvrages ne donnent pas une véritable description des régions dont ils traitent. Comme l'écrit R. Bezzola (16), ils « sont surtout précieux par le témoignage qu'ils nous donnent du contact permanent et profond de l'Angleterre normande avec le monde celtique, de l'intérét que ce monde celtique rencontrait dans les cours des princes et des prélats anglonormands. » Giraud de Barri, qui apparaît au lecteur moderne comme un auteur naif et fort crédule, parcourt des fles merveilleuses, énumére des fontaines magiques, dresse une interminable liste de prodiges. Néanmoins ses ceuvres fournissent aussi des notations concrétes, notamment en ce qui concerne les mceurs et les coutumes des Irlandais et des Gallois de son temps.

Pour faire connaítre les Gallois, il adopte un plan rhétorique, énumérant les qualités, puis les défauts de ce peuple. Nous apprenons que les Gallois étaient de bons guerriers, batailleurs et impétueux, capables cependant de brusques défaillances. Giraud compare leur maniére de combattre, qu'il décrit comme une technique de guérilla, la légéreté de leur équipement (ils ne connaissent pas, ou dédaignent, les armes défensives), aux usages de ce qu'il (16) Origines de la littérature courtoise, 3ème partie, t.I, p.61.

Les récits de Giraud de Barri

151

appelle « gallica militia », c'est-à-dire la chevalerie (17). Comme armes offensives, les Gallois du Sud utilisaient l'arc (18), ceux du Nord la longue lance. Quant au pays de Galles, si l'on fait abstraction des mirabilia, il se présente

dans les deux traités sous la forme d'une suite d'étapes dans des bourgs dont Giraud, en homme de métier, décrit

surtout la situation ecclésiastique (19). Certaines régions sont dites riches en cultures, d'autres montagneuses

et

pauvres, aucune n'est présentée comme véritablement sauvage. Il faut peut-étre imputer à la partialité galloise de l'auteur, sans doute à sa connaissance fort superficielle de l'Irlande et aussi à l'optique d'un ouvrage écrit pour flatter le roi qui venait de conquérir ce pays, la différence profonde qui est marquée entre l'Irlande et le pays de Galles. Cette différence, qui s'atténuera un peu dans la Descriptio Cambriae oà Giraud fait de nombreux rapprochements entre Irlandais et Gallois, éclate dans la Topographia Hibernica. Dans la troisiéme partie de ce traité, consacrée aux mœurs des Irlandais, Giraud nous présente,

dans des régions de foréts fermées à la civilisation, ce qu'il appelle des « sauvages ». Il décrit minutieusement leur

(17) « … Gallica militia multum a Cambrica, sicut ab Hibernica distare dignoscitur. Ibi namque plana petuntur, hic aspera; ibi

campestria, hic silvestria;ibi arma honori, hic oneri; ibi stabilitate vincitur, hic agilitate ; ibi capiuntur milites, hic decapitantur ; ibi tan Bri um Rer ae, bri Cam o pti cri Des ». r ntu imu per hic , ur redimunt

p. , III p.V cha II, e livr VI, t. 7, 186 , res pto scü i aev ii med nicarum 229. : eo tax n no , eo rn bu al n no , eo rn co r tu un ut u arc m te au n (18) No

n no , os os rm fo n no t, an rm fo us arc bus tri ves sil is ell ulm solum ex ». es rt fo et n me ta s do gi ri , es rm fo in et s su or pr mo im politos,

oipt scr í aev i di me m ru ca ni an it Br m ru Re ütinerarium Cambriae res, 1867, t.VI, LI, chap. IV, p.54). al nt me nu mo le mb se en l be le s oi ef ut to it cr dé (19) De Cariéon il

, .V ap ch V1, , ae ri mb Ca um ri ra ne ti (/ s in ma Ro s le ié qu'avaient édif

p355).

152

Le valet gallois

costume et leurs armes ; on verra en lisant quelques passages que les Irlandais sauvages de Giraud de Barri ressemblent à Perceval le Gallois. Giraud vante la beauté de ces habitants de foréts : « Sola natura quos edidit artus, praeter artis cujuslibet adminicula, pro sui arbitrio et componit et

disponit, Tamquam itaque probans quid per se valeat, fingere

non

cessat

et figu-

rare quousque in robur perfectum pulcherrimis et proceris corporibus, congruis et coloratissimis vultibus, homines istos provehat et producat.

La nature qui seule a forles membres leurs mé fait croître et les faconne à son gré sans le secours d'aucun art. C'est pourquoi, comme

si elle faisait

la preuve de ce qu'elle peut par elle-méme, elle ne cesse de sculpter et de modeler jusqu'au moment oü elle améne ces hommes à une parfaite vigueur physique, donnant à leur corps

une

haute

stature

et

une grande beauté, à leurs

visages des traits agréables et de belles couleurs.

Mais il souligne, en jouant à plaisir des correspondances verbales, ce qui dans leur aspect et leur costume traduit l'absence de civilisation.

Ceterum, licet ad plenum dotibus excolannaturae tur, barbarus tamen tam barbarum quam vestium, necnon et mentium cultus,

eos nimirum reddit incultos, Laneis enim tenuiter utuntur, et his omnibus ferme nigris, quia terrae istius

oves

nigrae sunt, et

ritu compositis. barbaro Caputiis namque modicis assueti sunt et arctis, trans humeros deorsum cubito tenus protensis, variisque panniculorum . generibus

Mais quoiqu'ils soient comblés des biens de la nature, la manière barbare dont ils cultivent non seulement l'aspect de leur barbe et de leur vêtement

mais

aussi

leur esprit

les

rend sans aucun doute incultes. Ils utilisent avec

parcimonie les tissus de laine, presque tous noirs (de la couleur des moutons de cette région) et assem-

blés à la mode barbare. Ils ont en effet l’habitude de porter des chaperons res-

153

Les récits de Giraud de Barri plerumque consutis : sub quibus et, palliorum vice, phalangis. Laneis quoque utuntur seu braccis caligatis, seu caligis braccatis, et his plerumque colore fucatis.

serrés autour du visage qui descendent des épaules jusqu'à la hauteur du coude et sont faits le plus souvent d'un assemblage de morceaux de tissus divers ; sous le chaperon, ils ont en guise de manteaux de courtes capes (20). Ils portent aussi des braies de laine formant chausses, ou, si l'on veut, des chausses formant braies, le plus souvent teintes de couleurs.

On remarque que Giraud doit en latin recourir à une association de mots pour désigner les longues braies, comme Chrétien en français. Item sellis equitando non utuntur, non ocreis, non calcaribus. Virga tantum, quam manu gestant, in superiori parte camerata, tam equos excitant quam ad cursus invitant.

Ils montent à cheval sans selle ni étriers (21) ni éperons. Ils excitent le cheval et lui font prendre le pas de course avec une simple baguette, recourbée à son extrémité, qu'ils portent à la main.

La virga camerata de Giraud semble bien correspondre à l'objet que Chrétien nomme roorte. Elle parait avoir l'aspect du pedum des bergers de Virgile, que nous appe-

lons habituellement « houlette ». utuntur quidem Frenis tam chami quam freni vice et Quibus fungentibus.

De simples

courroies

leur

tiennent lieu à la fois de rénes et de mors. Ainsi les

(20) Il semble que ce que Giraud appelle phalangus soit une sorte de sagum ; cf. Lexique de Du Cange s.v. falangus.

(21) Le mot étrier n'existant pas en latin puisque l'Antiquité n'a pas connu l'étrier, Giraud emploie le mot ocreum, qui désigne habituellement des jambiéres ou des chaussures.

154

Le valet gallois

equi, semper herbis assueti, ad pabula nequaquam impediuntur.

chevaux, toujours accoutumés aux herbages, ne

sont en aucune facon empéchés de paítre.

Comme Perceval le Gallois, les Irlandais de Giraud sont armés de javelots : Praeterea,

nudi

et inermes

Ils

vont

au

combat

sans

ad bella procedunt. Habent enim arma pro onere; inermes vero dimicare pro

armes défensives. Ils considérent en effet ces derniéres comme un fardeau

audacia reputant et honore. Tribus tantum utuntur armorum generibus ; lanceis non longis et jaculis binis ; in quibus et Bas-

et c'est pour eux

clensium

morem

sunt imi-

; securibus tati quoque diligentia fabrili amplis,

optime chalibatis, quas a Norwagiensibus et Oustmannis , de quibus post dicetur, sunt mutuati.

un signe

de courage et d'honneur que de combattre sans armes défensives. Ils n'utilisent que trois sortes d'ar-

mes offensives, des lances courtes, des javelots qu'ils portent par deux (ils tiennent des Basques l'usage des javelots) et de grandes haches de fer parfaitement ouvrées par le soin du forgeron,

qu'ils ont emprun-

tées aux Norvégiens et autres Nordiques dont il sera question par la suite.

Comme les Gallois dans le conte de Chrétien, les Irlandais sont ici comparés aux animaux : Est autem gens haec gens silvestris, gens inhospita ; gens ex bestiis solum et bestialiter vivens...

Ce peuple est un peuple sauvage (22), inhospitalier, qui vit des animaux et comme les animaux.

La conclusion du passage, qui est du plus haut intérét pour notre propos, met en évidence le lien profond qui unit l'état sauvage et la vie dans les foréts. (22) Le contexte montre que silvestris a ici les mémes connotations que silvaticus d’où dérive le mot sauvage.

155

Les récits de Giraud de Barri .. gens a primo pastoralis vitae vivendi modo non recedens; Cum enim a silvis ad agros, ab agris ad villas, civiumque convictus, humani generis ordo processerit ,gens haec, agriculturae labores aspernans, et civiles gazas parum affectans, civiumque jura multum detrectans, in silvis et pascuis vitam quam hactenus assueverat nec desuescere novit nec des-

C’est un peuple qui ne quitte pas le mode primitif de

vie pastorale

En effet, alors que le progrés a fait passer le genre humain des foréts aux campagnes cultivées, des campagnes aux villes et à la vie en société, ce peuple, peu soucieux du travail des champs,

dédaigneux

des

richesses des cités, comptant pour rien les lois qui régissent les habitants des cités,n'a

cire (24).

(23).

pas su désappren-

dre la vie qu'il a menée jusque là dans les foréts et les páturages,

ni s'en dés-

habituer.

A partir de cette comparaison, la ressemblance entre les Irlandais de Giraud de Barri et Perceval le Gallois me semble s'imposer. Mais on ne peut pas croire que Chrétien, par une manière de supercherie, aurait sciemment présenté son Gallois avec le costume et les mœurs d'un Irlandais. Chrétien probablement ne faisait guére de différence entre le pays de Galles et l'Irlande, et les différences marquées par Giraud avaient été sans doute aggravées, nous l'avons

vu, par la partialité de ce dernier. L'essentiel est que les deux auteurs se sont rencontrés et que leurs habitants des forêts ont les mêmes caractéristiques de costume et de mœurs, sont décrits avec la méme précision dans l’observation du détail. Comme ces hommes qui, dans l'exposé de Giraud, sont dits avoir vécu à l'écart de la société et de ses lois, étre res(23) On sait que la forét était au Moyen Age le lieu de pacage des animaux domestiques, dans la mesure où le seigneur qui en était le maître ne l'interdisait pas. (24)

Topographia

Hibernica,

Rerum

Britannicarum

scriptores, 1867, t. V, 3ème partie, chap.X, pp.150-151.

medii

aevi

Le valet gallois

156

tés, loin des villes, habitants des foréts, le valet gallois est

profondément lié à la forêt où il a passé son enfance. Cette forét, Chrétien la nomme la Gaste Forét, la forét non

domestiquée (25), qui ne fait pas partie d'un domaine royal ou seigneurial, frange de terre vierge et inexplorée au bord des royaumes de Galles. C'est parce que cette forét de conte n'a pas été pénétrée par la civilisation qu'elle est à l'écart de toute vie religieuse. L'enfant de la Veuve Dame n'a jamais vu d'église ni de prétre. Pour montrer que ce trait, sur lequel s'interroge J. Frappier (26), était non seulement crédible mais méme peut-étre suggestif pour le public de Chrétien, je le mettrai en rapport avec un autre passage de la Topographia Hibernica, le chapitre qui est intitulé « De multis in insula numquam baptisatis et ad quos nondum fidei doctrina pervenit » (27). Giraud de Barri explique dans ce chapitre que, bien que l'Irlande soit depuis fort longtemps terre catholique, certaines de ses régions écartées restent, du fait de la négligence des prétres, complétement en dehors du monde chrétien. Il conte comment des matelots abordérent sans le vouloir dans une partie de l'Irlande qu'ils ne connaissaient pas et entrérent en conversation avec ses habitants : De quibus cum audissent quod de quadam Connactiae parte fuissent et Hibernica lingua loquerentur, intra navem eos adduxerunt. Ipsi vero cuncta quae ibi videbant tanquam nova

Ils parlaient l'irlandais et dirent qu'ils étaient du Connaught ; les matelots les firent entrer dans leur navire. Ils se mirent à s'étonner de tout ce qu'ils voyaient, en hommes qui

(25) Pour ce sens de gaste, cf. Roman d Eneas v.6573-75 Une terre a an cest pais

qui a esté gaste toz dis et ne fu onques abitee gaaigniee ne laboree.

Le sens parfois proposé de « dévasté », « ravagé », me paraît ici inacceptable, (26) Chr. de Tr..et le mythe du Graal, p.82. (27) Topographia Hibernica ,3ème partie, chap.XXVI, p.170.

157

Les récits de Giraud de Barri admirari coeperunt. Navem enim magnam et ligneam,humanos etiam cultus, sicut asserebant, numquam antea viderant. Cum vero panem et caseum ad comedendum eis obtulissent, utrumque ignorantes tanabnuerunt. Carnibus tum, et piscibus, et lacte, se vesci solere dicebant. Nec vestibus ullis utebantur, nisi coriis animalium interdum in magna necessitate. Et cum a nautis expeterent an ibi ad prandendum carnes haberent, et responsum acciperent in cocarnes quadragesima medi non licere, ipsi de scienihil quadragesima

bant. Nec etiam de anno, vel mense, vel hebdomada quicquam. Quibus etiam dies septimanominibus penitus censerentur nae ab Cumque ignorabant. ipsis quaereretur an Christiani et baptizati fuissent, de Christo responderunt se nihil hactenus vel audis-

se vel scivisse (28).

le voyaient mière fois.

pour la preIls n'avaient

jamais auparavant, à ce qu'iis dirent, vu de grand bateau en bois, ni d'hom-

mes civilisés: Comme on leur offrait à manger du pain et du fromage, ils refusérent l'une et l'autre de ces nourritures qu'ils ne connaissaient pas, Ils contérent qu'ils avaient l'habitude de se nourrir seulement de viande, de poisson et de lait, Ils ne portaient pas de vétements, sauf, de temps en temps, quand il le fallait vraiment, des peaux de bétes. Ils demandérent aux matelots si on leur donnerait sur le bateau de la viande comme repas ; ceux-ci répondirent qu'on ne pouvait manger de viande pendant le caréme, mais eux

ne savaient pas ce qu'était le carême. Ils n'avaient aucune notion de l’année, du mois, de la semaine, et ignoraient tout à fait le nom des jours de la semaine. Et quand on leur de-

manda s'ils étaient chréils répontiens et baptisés, dirent qu'ils n'avaient jamais entendu parler du Christ ».

Au public de Chrétien la Gaste Forét apparaissait sans doute comme une contrée sauvage et lointaine, semblable (28) Loc.cit., pp.170-171.

Le valet gallois

158

à l'idée que Giraud de Barri se faisait de cette région de l’Irlande. Pour l'enfant qui y avait grandi, elle était un lieu de bonheur. Chrétien dans les premiers vers du roman adapte à sa narration le lieu commun de la lyrique des troubadours, la joie du printemps. Mais son inspiration de poéte sait faire toute matiére neuve : Tel l'Ion d'Euripide au seuil du temple d'Apollon, Perceval apparaît au cœur de la Gaste Forét, jouant avec ses javelots dans la douceur originelle d'un matin de printemps. Au cours de l’œuvre telle que nous la connaissons, le valet gallois ne devient pas un chevalier semblable aux compagnons d'Arthur. A la cour il ne fait que deux brefs passages. Fidéle à son enfance, il garde le goüt de la forét : Li noviax chevaliers se part

Lors s'est mis es forés soutaines, Car plus i set qu'a terres plaines, Car es forés se conissoit. (v.1699-1705)

Ce n'est pas le moindre charme du Perceval que de laisser constamment deviner derriére le héros un paysage de campagne. Chrétien, dans Érec, dans Yvain, avait conduit ses

chevaliers à travers la forêt. Mais la forêt d'Érec,en dehors de quelques scénes de pastorale, n'a aucune existence concréte, la forét de Brocéliande n'est que le lieu imaginé, symbolique sans doute, d'une action. Dans la Gaste Forét, le printemps fait éclater les bourgeons, on voit une clairiére où travaillent des herseurs, on devine le col de Val-

bone et les grands bois sur la montagne qui ferme l'horizon. Perceval, sur les chemins qui l'éloignent de son enfance, aperçoit les huttes d'un village, les « loges galloises » (29) ; il interroge un charbonnier (30) ;il trouve parmi les (29) Cf. Giraud de Barri, Descriptio Cambriae, 11, ch.XVII, p.200 « Non urbe, non vico, non castris cohabitant ; sed quasi solitarii

silvis inhaerent. In quarum margine non palatia magna, non somptuosas et superfluas lapidum caementique structuras in altum erigere, verum tecta viminea... ».

(30) Comme l'a remarqué R. Lejeune, le mot charbonnier n'a été employé qu'une fois par Chrétien, dans ce passage précisément (La date du Conte du Graal, p.75).

Les paysages du Perceval

159

arbres le layon qui conduit chez l'ermite, gráce à l'indication des nceuds de feuillage (v.6325-28) ; car, la science des coutumes le dit, :

Aux neuz des geneiz, a la croix, aux monceaux des pierres congnoist len les chemins (31).

Il voit au rythme de sa route naitre et s'effacer les tours des cháteaux : Et vit les tors del chastel nestre Qu avis li fu qu'eles naissoient Et que fors de la roche issoient, (v.1326-28) (cf. v. 3050-51)

M. Delbouille a joliment rapproché de ces notes descriptives le passage dans lequel M. Proust regardait surgir et disparaître aux tournants du chemin les clochers de Martinville (32). Enfin c'est sur le vide étincelant d'une prairie enneigée que la réverie de Perceval voit se dessiner le visage, un instant retrouvé, de Blanchefleur. S'il est vrai

(31) J. Morawski, Proverbes français antérieurs au XVe siècle, CFMA, proverbe n°196. Les nœuds de feuillage ne me semblent pas étre, comme le suppose J. Frappier à la suite de L. Foulet, « des nœuds de branchages que les chevaliers ont suspendus de lieu en lieu» (Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.151), mais les

rameaux souples des arbres, eux-mémes noués entre eux comme, dans le dicton cité, les tiges des genéts. Cette maniére de marquer des repéres dans une zone de taillis est encore connue dans certaines régions. Signalons en outre que la coutume de lier entre eux

des rameaux de feuillage peut étre l'indice de la proximité d'un lieu sacré. Les folkloristes connaissent bien cette pratique, dont les traces sont encore visibles de nos jours en France dans des sanctuaires sylvestres, et qui consiste à nouer entre elles des branches souples, à laisser la croissance de l'arbre fixer le nœud dans une

rigidité définitive, puis à tirer des présages de son aspect. (Communication de M, Jean-Claude Schmitt au séminaire de M. Jacques Le Goff, 1974-75). Dans le cas du Perceval, j'incline

à donner aux nœuds de feuillage

un simple róle de repéres. (32) Réalité du cháteau du Roi Pécheur dans le Conte del Graal,

Mélanges offerts à René Crozet, Poitiers, 1966, t.II, p.911.

160

Le valet gallois

que cette neige estivale heurte le cours des saisons, Chrétien ne lui a pas moins donné une sorte de réalité en l'associant à un passage d'oiseaux migrateurs et au climat froid d'une contrée lointaine : Et froide estoit molt la contree (v.4163)

Il a su en suggérer la beauté ; il a su associer au combat d'oiseaux sur la neige la course d'un jeune chasseur. Car c'est en chasseur d'abord (33), comme au temps de la Gaste Forét, que Perceval court vers les oies sauvages. Perceval nous apparait dans la forét ; nous le quittons dans l'ermitage de la forét. Il ne cesse jamais tout à fait d'étre un enfant de la campagne sauvage.

Chrétien en présentant son héros dans un costume caractéristique, en plagant son enfance dans un lieu écarté de toute civilisation, imposait à son public l'image d'un garcon des bois, d'un « vallet salvage » pour reprendre sa propre expression (v.975). Il importe ici de faire remarquer que,dans la pensée du Moyen Age, l'adjectif salvage et ses correspondants latins silvestris et silvaticus peuvent exprimer, de méme que de nos jours, des nuances trés différentes, ayant en commun la référence à la forét. On a souvent rappelé, à propos du monstrueux gardien de taureaux qui montre à Yvain le chemin de la fontaine, la présence dans l'iconographie, les récits, les coutumes folkloriques du Moyen Age, d'une créature imaginaire, mi-humaine, mi-animale, associée à la forêt, l’« homme sauvage ». Or, dans l'ouvrage qu'il a consacré aux « hom-

(33) Cf. les remarques de L. Maranini, Educazione dell'uomo e amore materno nel « Conte del Graal », Humanitas, 1946, n°12, p.

1284.

Hommes de la forét

161

mes sauvages » du Moyen Age, R. Bernheimer mentionne Perceval. Il le rapproche d'autres jeunes héros nourris dans les bois et conclut en ces termes le paragraphe qu'il consacre à cette comparaison : « As they enter into the world, eager and untarnished by its wiles, these forest fools have all the appearance of wild men. Chretien de Troyes' Perceval is appropriately called by him /e valet sauvage » (34). Ph. Ménard a été séduit par cette assimilation de R. Bernheimer. « Chrétien », écrit-il, « qualifie son héros de « valet sauvage » ... N'est-ce point en effet le mythe de l'homme sauvage qui affleure ici ? » La niceté du héros élevé dans les bois parait à Ph. Ménard comparable à la folie de l'homme sauvage : « le vocabulaire médiéval de la naïveté ne mélange-t-il pas nice, fol, enfantis, salvage ? » (35). Les formules de Ph. Ménard et R. Bernheimer, en soi justes, me paraissent susceptibles néanmoins de susciter des doutes parce qu'elles confondent des niveaux de signification trés différents. Il faudrait, pour lever ces doutes, reprendre l'étude précise des différents emplois littéraires de l'« homme sauvage ». Une telle recherche ne trouve pas sa place dans ce chapitre. Je ferai seulement remarquer que l’« homme sauvage » présente un certain nombre de caractéres bien précis qui permettent de l'identifier dans l’iconographie, de méme que dans la littérature (36). Ces caractéres ne se trouvent pas dans la description que donne Chrétien de Perceval. Si l'enfant (34) R. Bernheimer, Wild men in the Middle Ages, a study in art, sentiment and demonology ,Cambridge, Harvard University Press,

1952. p.19. (35) Le théme comique du nice, p.190. (36) Ils ont été réunis par R. Bernheimer dans la première page de son livre : « This book deals with a literary and artistic figure whose imaginary character is proved by its appearance : it is a hairy man curiously compounded to the level of an ape. It exhibits

upon its naked human anatomy a growth of fur, leaving bare only its face, feet and hands, at times its knees and elbows, or the breast of the female of the species. Frequently the creature is shown wielding a heavy club or mace or the trunk of a tree ; and

Le valet gallois

162

sort de la forét, il n'y a pas mené une vie solitaire, ni

animale. S'il domine les animaux, ce n'est pas par une sorte de pouvoir magique, c'est en chasseur et en cavalier. Le costume en cuir de cerf que lui a cousu sa mére n'est pas comparable aux peaux de bétes ou au feuillage dont l'homme sauvage couvre ses épaules. Sa roorte n'est ni massue ni báton, mais baguette de cavalier. Enfin, pour décrire l'homme sauvage,Chrétien a employé dans le Chevalier au lion ce que l'on pourrait appeler « l'esthétique de la laideur ». De Perceval,au contraire, il a suggéré la beauté : Cler et riant furent li oeil En la teste au vallet salvage. Nus qui le voit nel tient a sage, Mais trestot cil qui le veoient Por bel et por gent le tenoient.(v.974-78)

Il est vrai que d'autres ceuvres du Moyen Age exploitent le thème de l’« ensauvagement » d'un enfant en le faisant devenir presque animal, celles essentiellement qui content l'histoire de Valentin et Ourson (37). Les deux jumeaux Valentin et Ourson.fils d'empereur, ont été abandonnés par leur mére. Ourson, enlevé par une ourse, de-

vient homme sauvage : il a le corps velu, porte une massue, se vét de feuillage, commande aux animaux de la forét. Il est poursuivi ou plutót chassé comme une béte par son frére Valentin qui, lui, avait été élevé dans la société. Valentin le capture et le raméne parmi les hommes. Un récit since its body is usually naked except for a shaggy covering, it may hide its nudity under a strand of twisted foliage worn around the loins... The creature itself may appear without its fur, its club or its loin ornament. Any one of its characteristics may be said to designate the species ». (37) La premiére version écrite de cette histoire dont nous con-

naissions l'existence est postérieure de deux Perceval. R. Bernheimer classe les œuvres où mes sauvages dans un ordre indépendant l'exemple de Perceval fait suite dans son livre cit., p.18).

siécles au moins au apparaissent les homde la chronologie ; à celui d'Ourson (op.

Hommes de la forét

163

comme celui-là traduit à sa maniére une sorte de doute non seulement sur l'existence d'une nature noble, mais méme d'une nature humaine. Comme l'a bien montré A. Dickson (38), il prend ses sources dans la culture populaire où la vie du conte d'Ourson est attestée par des manifestations folkloriques (39). Bien différent est le Perceval, où Chrétien montre qu'un accident de la nourriture, loin de porter atteinte à la nature humaine, laisse intacts les traits profonds d'une nature noble. Il est vrai d'autre part que dans la Vita Merlini de Geoffrey de Monmouth ou, chez Chrétien, dans l'épisode de la folie d'Yvain, un homme, devenu fou, se sépare des autres hommes pour vivre seul dans la forét et prend certains des caractéres de l'homme sauvage. Mais ces cas n'ont aucun rapport avec celui de Perceval. Lorsqu'il qualifie de fol le valet gallois, Chrétien n'entend pas signifier qu'il est, comme Yvain l'a été quelque temps, forsené ; il veut dire seulement que Perceval, selon l'expression du chevalier de la Gaste Forét, « ne set pas totes les lois » (v. 236), qu'il est tout le contraire de sage. C'est dans la littérature savante, l’œuvre en latin de Giraud de Barri,que j'ai trouvé le parallèle le plus net à la maniére dont Chrétien décrit Perceval. Si ce dernier est devenu « sauvage » pour avoir mené une vie rustique et solitaire, il l'est à la maniére des Irlandais de Giraud et méme, pourrait-on ajouter, à la maniére du Huron de Voltaire. On ne saurait le comparer à Ourson ou au Merlin de la Vita Merlini que dans une vue d'ensemble trés large. Tous ces personnages peuvent étre dits, avec des nuances (38) A. Dickson, Valentine and Orson, a study in late medieval romance. New York, Columbia University Press, 1929. (39) Le jeu dramatique populaire de Valentin et Ourson a été illustré par Bruegel dans deux de ses œuvres : il en a fait le sujet d'une gravure sur bois (1566) et l'un des motifs de son Combat

de Carnaval et de Caréme. Ces deux représentations, que n'avaient identifiées ni A. Dickson, ni R. Bernheimer, ont été reconnues et étudiées par C. Gaignebet, Le combat de Carnaval et de Caréme, Annales E.S.C., mars-avril 1972, p.329.

164

Le valet gallois

diverses, sauvages, ils ne peuvent étre réunis sous le terme

bien spécifique d'« homme sauvage », traduction du terme « savant » homo silvaticus. R. Bernheimer, et c'est un re-

proche que l'on peut faire à son livre par ailleurs si utile et intéressant, passe parfois sans le préciser assez clairement du sens étroit au sens large de l'expression « homme sauvage » (40).

Derriére la rhétorique du discours de Giraud de Barri,

qui se souvient sans aucun doute des distinctions latines

entre les « áges » de l'humanité, on retrouve aisément une réalité. L'état de nature ne paraît nullement enviable à cet homme de la civilisation, pénétré de l'idée de progrés. Ceux qu'il nomme « peuple sauvage, inhospitalier, vivant des animaux et comme les animaux » sont les habitants des campagnes isolées vus par un clerc familier des cours

et des villes, des domaines bien cultivés qui les entourent. Perceval me parait représenter lui aussi, stylisé par une sorte de dépaysement quasi exotique, un type social. Face à l'homme de groupe, intégré à la civilisation courtoise et urbaine, il est le solitaire de la vie rustique élevé « en sauvage dans quelque cháteau de la Misére au fond des bois »

(40) Aprés avoir au point de départ caractérisé le type (« species») de la créature

imaginaire

qu'il désigne sous le terme de « wild

man », il lui arrive d'étendre trés largement la portée de ce terme : «

Between

this recent

story

(celle de Tarzan)

and the story of

Enkidu (personnage de l'épopée sumérienne de Gilgamesh) lies the whole range of recorded history, containing in its span such figures of wild men as the satyrs and fauns, the legendary inhabitants of the Golden Age, and the noble savages of the period of Enlightenment ». (Op.cit., p.3).

Chrétien le Gois

165

(41). Mais on doute que Chrétien juge la vie sauvage avec la sévérité ou du moins la condescendance de Giraud de Barri. A plus d'un égard, l'enfance dans la Gaste Forét fait dans la vie de Perceval figure d'áge d'or. Chrétien ne ridiculise pas le valet gallois ; s'il fait rire de ses erreurs, il ne lui retire pas la sympathie de son public, il se soucie de préserver son prestige ; j'ai cru déceler à plusieurs reprises une sorte de connivence entre les naivetés de son nice et sa pensée personnelle. Perceval est pauvre : Chrétien n'in-

siste pas comme l'avait fait l'auteur d'Aio/ sur la pauvreté de son héros, mais il en explique les causes, il la manifeste dans ses descriptions ; on peut méme dire qu'il lui donne du prestige : le garçon sauvage avec son arme vile est le sauveur de la cour d'Arthur ; et le fait que par l'entétement du naif les éperons de chevalier aient d'abord été fixés sur ses pauvres brodequins de Gallois n'est peut-étre pas dépourvu de signification. J. Gyóry, dans ses Prolégomènes à une imagerie de Chrétien de Troyes (42),rapproche de manière fort intéressante le costume rustique de Perceval et la robe de toile, le « blanc chainse » troué par l'usure que portait Énide dans la maison de son père. « Voilà » dit-il à propos de ce vétement,«l'exacte réplique féminine de l'habillement que portera Perceval, lequel doit sa misére, de méme qu 'Énide la sienne, à la déchéance paternelle survenue par des guerres ruineuses » (43). Énide était apparue à Érec, (41) M. Roques, Introd. à la traduction de L. Foulet, p.XV. M. Roques dit exactement : « élevé en paysan, en sauvage... « Perce-

val ne me paraít pas avoir été élevé en paysan. Mais il est vrai que le costume rustique qu'il porte ne distingue pas le noble du vilain. (42) CCM 1967, pp.361-384 et 1968, pp.29-39. (43) Op.cit., lére partie, p.371. J. Gyóry marque une différence entre l'attitude d'Enide, qui montrerait qu'elle tenait à ses vétements de fille de vavasseur, et celle de Perceval : « Aprés une courte protestation, Perceval abandonne avec indifférence le « drap » maternel » (p.372). Je ne peux le suivre sur ce point. La comparaison des deux textes me semble faire apparaître que Perceval est attaché au moins autant, probablement plus que ne

l'était Enide à ses vétements de pauvre.

Le valet gallois

166

s'était fait aimer de lui, sous ce costume de pauvre. Et Érec avait tenu à ce qu'elle n'en revétít pas d'autre pour étre présentée à la cour. J. Gyóry, dans les images des

costumes misérables d'Énide et de Perceval,voit affleurer

une frustration de l'auteur : « Quelqu'un impose ici son moi plébéien ou roturier à la cour royale, ou attend la consécration de son talent par les grands : lui, le poéte, conscient de ses qualités » (44). Il emploie méme à propos de l'Érec et du Perceval l'expression d'« œuvres autobiographiques » (45). Je n'irai pas jusque là. Mais il est vrai que certains épisodes donnent à réfléchir : je pense en particulier à l'épisode de la tente,dans lequel un aspect trés simplement alimentaire — Perceval dévore des pátés qu'il aperçoit dans un coin — accompagne ce que l'on pourrait considérer comme la parodie burlesque d'une scéne d'amour courtois. Il est vrai surtout que Perceval le Gallois vit dans le Conte du Graal d'une vie propre, surajoutée par la gráce de l'écriture à la fonction que lui donne le récit. On ne peut douter qu'il soit né de la sensibilité profonde de son auteur. « Je m'explique assez bien », notait Gide, « la formation d'un personnage imaginaire, et de quel rebut de soi-méme il est fait » (46). Perceval le Gallois nous conte peut-étre en son langage les errances de Chrétien le Gois (47). De méme en effet qu'Énide ou Perceval se montreront une fois à la cour sous leurs vétements de pauvres, l'auteur qui se nommera dans le prologue d’Érec et Enide Chrétien (44) Op.cit., 1ère partie, p.372. (45) Ibid., p.375. (46) Journal des faux monnayeurs, Gallimard, 1948, p.85. (47) Ce nom, qui était sans doute nombreuses tentatives d'explication.

un sobriquet, a suscité de Cf. H.F. Williams, Bulletin

bibliographique de la Société internationale arthurienne, 1958, pp.67-71. H.F. Williams, qui propose de comprendre « Chrétien le gai », rappelle

les interprétations

antérieures,

« la serpe

»,

« la chévre », « le nain ». Il omet de signaler celle de U.T. Holmes,

« Chrétien le juif converti » (À new interpretation of Chretien's Conte del Graal, Studies in Philology XLIV, 1947, pp.453 et s.).

Chrétien le Gois

167

de Troyes, et par la suite tout simplement Chrétien, avait tenu, semble-t-il,à honorer son premier nom, Chrétien le Gois, en le faisant figurer au cœur d'une œuvre littéraire (48). Ce premier nom, pour que l'auteur qui le portait y ait pour toujours renoncé, ne devait étre ni un nom noble, ni un nom glorieux. Imagine-t-on du reste que la personne de Chrétien, étant donné le succés que connut son ceuvre, serait restée si complétement dans l'ombre si elle avait été celle d'un membre de l'aristocratie du temps ? Quoi qu'il en soit, l'histoire du valet gallois différe profondément des autres histoires écrites par Chrétien, et non

pas seulement du fait de la nouveauté de son sujet ou de la naiveté de son personnage. Dans le Perceval, Chrétien laisse entrevoir un autre monde que celui des cours et des cháteaux, le monde des campagnes, le monde des pauvres. Ce qui me paraít surtout remarquable, c'est que son héros n'est pas situé par rapport à ce monde, mais qu'il en vient lui-méme. Érec, montrant ainsi son amour et sa largesse,

épousait Énide. Yvain délivrait de leur misére les tisseuses

de soie. Perceval se délivre lui-méme d'un état misérable. Par des moyens qui ne sont pas tous de bon aloi, il accéde à l'état de chevalier, il reconquiert un statut social que sa famille avait perdu. Dans cette ascension sociale il n'est pas sür qu'il trouve le bonheur. Il s'en faut de peu qu'il n'y perde son âme.

(48) Le vers « Ce conte Crestiiens li gois » se trouve exactement

au centre de l’œuvre qu'il signe, Philomena (v.734).

CHAPITRE VII

LE CHEVALIER PERCEVAL

Comme l'a écrit J. Frappier, le temps mesuré dans le Conte du Graal ne peut sans de grossiéres invraisemblances recouvrir la durée réelle de l'histoire de Perceval ; il n'en est sans doute qu'une figure : « Chaque épisode est une image synthétique d'une étape de l'existence humaine » (1). L'étape qui améne le héros de la cour d'Arthur

au cháteau de Gornemant de Goort est décisive. Perceval avait quitté la cour d'Arthur déguisé en chevalier ; du cháteau de Gornemant, il repart chevalier. Il apprend avec facilité le maniement des armes. A vrai dire il n'était pas, malgré son ignorance de la chevalerie, en tous points débutant. Il s'était tout jeune entraíné à la chasse. Et la chasse à cheval constituait une excellente préparation aux exercices chevaleresques. De plus, il savait se servir d'une épée. Dans ce domaine, dit-il à Gornemant de Goort, il n'avait plus rien à apprendre De che, fait-il, se Diex me salt, Ne set nus tant come je faz, Qu'as boriax et as talevaz Chiez ma mere en apris assez, Tant que sovent en fui lassez. (v.1530-34)

De ces paroles de Perceval il faut rapprocher le fait que dans la Gaste Forét il n'avait posé aux chevaliers aucune question concernant leur épée, alors qu'il les interrogeait sur toutes les autres piéces de leur équipement. O. Jodogne et J. Frappier expliquent l'absence de toute référence (1) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.133.

170

Le maniement de l'épée

à l'épée dans ce passage par la psychologie du héros : « Ce qui intéresse Perceval dans l’armement du chevalier..., c'est ce qui pourrait lui étre utile pour chasser les bétes de la forét à distance. Aussi il interroge sur la lance, qu'il prend pour une arme de jet... mais non sur l'épée qui ne lui servirait à rien contre les oiseaux, les biches et les cerfs » (2). Cette explication ne me parait pas suffisante. Chrétien avait sürement une raison plus simplement logique pour laisser de cóté, dans cette énumération des armes du chevalier, une piéce aussi importante que l'épée. Pour ma part je suppose que si Perceval n'a pas été intéressé par l'épée du chevalier, c'est parce qu'il connaissait déjà cette arme. S'il n'arrive pas lui-méme par la suite à la prendre sur la dépouille du Chevalier vermeil, c'est parce qu'elle est fixée sur le baudrier, dans un fourreau (3), par des liens, les renges, qu'il ne sait pas décrocher. Mais Chrétien le montre avide de s'en emparer : Et s'a talent qu'il li desçaigne L'espee, mais il nel set faire Ne del fuerre ne le puet traire ; (v.1126-28)

Comment expliquer que Perceval, à qui sa mére cachait si bien tout ce qui avait trait à la chevalerie, ait pu acquérir dans son enfance cette dextérité dans le maniement de l'épée dont il se vante ? La traduction que donne L. Foulet pour les paroles de Perceval équivaut à une glose : « Oh ! dit l'autre, sur ce point là, que Dieu me protége, j'en sais plus que personne ; car chez ma mére bien souvent je me suis escrimé contre des coussins et des planches, au point que parfois j'en étais rompu de fatigue. » :

Elle laisse imaginer que l'enfant aurait fait cet apprentissage en s'escrimant tout seul contre des adversaires fictifs avec un de ces substituts d'épée qu'inventent les petits garçons ; ou encore qu'il aurait en cachette découvert une (2):Qp. cit. ,p... nl. (3) Le fourreau, écrit L. Gautier citant Viollet le Duc, Dictionnai-

re du Mobilier, V, p.716, était à l'origine en partie caché sous le haubert. (La chevalerie, note sur l'épée, p.707).

Le chevalier Perceval

171

épée dans quelque recoin de la maison de sa mére. Le simulacre de combat que suggère L. Foulet serait comparable aux gestes gratuits que Chrétien préte au jeune garcon lorsqu'il le montre dans la forét en train de lancer sans but des javelots, contre le tronc des arbres sans doute.

Mais cette maniére de comprendre le texte souléve une objection. Chrétien aurait-il, s'il avait voulu suggérer des jeux d'enfant solitaire, employé avec tant de simplicité des termes qui semblent bien étre les termes techniques d'une forme d'escrime ? On trouve en effet la méme expression « as boriax et as talevaz », employée dans un sens qui ne fait pas de doute, dans un texte datant au plus tard de la première moitié du XIIIe siècle,

la traduction en prose du texte latin de la Vie de Saint Eustache (4). Ce texte a été écrit vraisemblablement dans le centre de la France. Le frangais employé, précise l'éditeur, « ne présente aucun caractére dialectal défini » (5). L'auteur de cette traduction, fidèle dans l'ensemble au texte latin, a cependant introduit quelques additions de son cru. L'une d'entre elles nous intéresse ici : pour expliquer (à sa maniére !) le mot latin arena, l'auteur décrit non pas l’arène antique, mais plutôt une sorte de « pré aux jeux » médiéval oü les jeunes gens viennent s'escrimer à l'épée : « L'areinne si estoit une mult grant place en Rome ou li vallet jooient a l'escremie e les damoiseles i faisoient lor bauz e lor queroles ; li damoisel i poignoient lor chevax, li champion 1 donoient les cox l'empereor, e li bacheler i jooient a l'escremie as borreaus e as talevaz : por tex jeus e por autres s'assembloient iluec as festes cil de la

cité. » (6) Le glossaire établi par J. Murray donne pour borreaus le sens de « garniture rembourrée pour protéger les escri(4) La vie de Saint Eustache, version en prose française du XIIIe

siècle, éd. J. Murray, Paris, C.F.M.A., 1929. (5) Op.cit., p.VI. (6) Op.cit., XXV ,1.22-28, p.40.

172

Le maniement de l'épée

meurs ». On peut donc comprendre l'expression « as boriax et as talevaz » comme une indication sur la tenue et les armes des escrimeurs. On peut aussi supposer, comme le suggère F. Lecoy dans le lexique qui accompagne son édition (s.v. borriax),que cette expression décrit dans notre texte une sorte de quintaine, de cible faite de mannequins rembourrés et de boucliers. Quel que soit leur contenu précis, les mots employés par Chrétien font partie du vocabulaire usuel de l’escrime. Le terme boriau ne désignant qu'une matiére, le gros drap de bure, permet des interprétations trés diverses. Quant à talevaz, le mot est

assez souvent attesté pour que nous sachions qu'il désigne le bouclier des gens de pied, toujours distingué de l'écu (bouclier long de forme ovale) qui est réservé au chevalier et de la targe (bouclier rond d'emploi plus ancien que le bouclier long) que l'on trouve mentionnée dans les textes frangais comme bouclier de chevalier, mais que les textes latins prétent aux gens de pied. Les talevassiers font dans le combat partie de la piétaille : le talevaz doit donc étre un bouclier sommaire fait de simples planches assemblées, peut-étre revétues de cuir. Ce type de bouclier plus grand et plus léger sans doute que l'écu, puisqu'il est essentiellement destiné à protéger contre les projectiles, et surtout moins précieux, est dans le texte de la Vie de Saint Eustache utilisé pour l'entraínement à l'escrime par des jeunes gens qui sont déjà ou ne sont pas encore chevaliers (7), mais qui probablement combattent à pied pour s'entraíner, et ne sont pas en tenue de chevaliers. A. Neckam, dans ses Corrogationes Promethei (8), rapproche, en tant que boucliers d'hommes de pied, le falevaz du pelte romain à ceci prés que le pelte avait une forme arrondie :

(7) Le terme de bachelier désigne dans les textes tantót le jeune chevalier non encore « chasé » (c'est-à-dire doté d'une terre), tantót le damoiseau, jeune homme qui se destine à la chevalerie mais

n'est pas encore adoubé. (8) Sur Alexandre Neckam et les Corrogationes Phomethei, cf. ci-

dessus, p.62, n.99.

Le chevalier Perceval

13

« talevaz idem quod pelta, nisi quia pelta sortitur rotundam formam » (9). Le talevaz était probablement rectan-

gulaire. Cette mise au point parait ne modifier qu'un détail. Elle a cependant une certaine importance. Si on l'accepte en effet, elle améne à observer que Perceval s'était chez sa mére instruit de l'escrime à l'épée. Cet apprentissage ne concorde pas bien, à première vue, avec l'aspect sauvage sous lequel Chrétien a stylisé son personnage. C'est que, me semble-t-il, il fait partie d'un autre ensemble thématique, lié à l'origine noble du jeune homme. La demeure de la mére de Perceval n'est pas représentée comme une cabane, une /oge galloise, mais comme une habitation seigneuriale, un « manoir » ; Chrétien semble bien faire allusion à

un pont levis (v.623). Des serviteurs étaient sous les ordres de la dame de ce manoir : il est question dans le texte de herseurs (v.82-84 et 300-312) conduisant douze bœufs et six herses, de chambriéres (v.726). De ce domaine, tout

modeste qu'il était, Perceval était le seigneur. La familiarité avec l'épée me paraít faire partie de cet ensemble. L'épée est en effet indépendante des armes propres au com-

bat à cheval. Érec partant « tout désarmé » (v.239) à la

suite de ceux qui vont chasser le Blanc Cerf portait néanmoins son épée. Le concile de paix de Hugues évéque de Rodez (ca.1160), qui interdit le port des armes pendant la tréve de Dieu, permet aux chevaliers de conserver leur épée : « Nec ulli liceat praeter armatos milites et clientes quaelibet arma ferre, nisi milites enses solummodo et clientes singulos baculos ferant... » (10) Au temps où Chrétien écrivait le Conte du Graal, l'épée n'était plus exclusivement l'arme du noble. Les bourgeois des communes possédaient des épées et savaient s'en ser-

(9) P. Meyer, Notice sur les Corrogationes Promethei , p.27.

(10) Cf. L. Huberti, Studium zur Rechtsgeschichte der Gottesfrieden und Landfrieden, Ausbach 1892, p.456.

174

Le maniement de l'épée

vir (11). Mais l'épée reste l'arme liée à la noblesse. Elle

conserve en tant qu'embléme la valeur particuliére qui lui est attachée dans les plus anciennes chansons de geste ; les guerriers épiques plagaient des reliques dans son pommeau ;l'ermite de la chanson d’Aiol se charge en personne

de garder intacte l'épée du noble exilé qu'il a recueilli, jusqu'au jour où celui-ci la remet solennellement à son fils. Le guerrier noble, dans la pensée de ce temps, avait été désigné par Dieu pour porter l'épée : dans l'image dont, depuis le XIe siécle, la plupart des clercs étaient pénétrés, d'une société tripartite dans laquelle les fonctions avaient été distribuées par Dieu, il avait reçu la fonction de défenseur. La mére de Perceval, si fiére de son lignage, voulait préserver son fils des dangers de la chevalerie. Mais on ne peut imaginer qu'elle eût souhaité faire de lui un vilain. Malgré sa pauvreté, Perceval ne menait pas la vie d'un vilain. La chasse, qui semblait étre sa principale occupation, est une occupation de noble. Dans le début du Perceval, Chrétien aurait donc distingué non seulement noblesse et richesse mais aussi, et cela nous intéresse ici bien davantage, no-

blesse et chevalerie. Dans le personnage qu'il nous présente au début de son récit, il a fait table rase de tout ce qui concerne la chevalerie. Qu'il lui ait laissé le maniement de l'épée est peut-étre significatif. Je serais tentée d'inférer de ce détail qu'il considérait que la chevalerie pouvait

(11) Cf. Ch. Petit-Dutaillis, Les communes françaises, Paris, Evolu-

tion de l'humanité, nouvelle éd. 1970, pp.86 et s. Dans l'Histoire

de Guillaume le Maréchal, des bourgeois armés d'épées prennent part à la bataille de Drincourt : Li borzeis molt se resbaudirent De la proeece ke il virent : Esraument

corurent as armes,

Espees, haches et gisarmes. (v.1083-86) De méme, dans la deuxiéme partie du Conte du Graal, les bourgeois.de la commune d'Escavalon qui assaillent Gauvain ont en mains, outre des armes viles de toutes sortes, des épées (v.5978).

Le chevalier Perceval

175

s'acquérir quand elle n'était pas un don du milieu familial, mais que seule l'authentifiait l'aptitude à manier l'épée transmise par un lignage noble. C'est la longue lance qui à cette époque distingue de tous les autres guerriers le combattant à cheval. Les conrois de chevaliers sont des unités lourdes qui ont pour fonction essentielle de charger leurs adversaires. On comprend que cette maniére de combattre nécessite le port du haubert et du heaume, la protection du long bouclier doublé de cuir et de métal, impose l'usage des éperons et la possession d'un cheval rapide et fougueux (un destrier coütait jusqu'à vingt fois le prix d'un roncin). C'est tout cet ensemble que la Veuve Dame voulait laisser ignorer à son fils. Perceval croit avoir reçu ses armes d'Arthur. Mais Gornemant de Goort est sceptique. L'adolescent,qui s'est présenté à lui comme un nigaud, n'a pas l'air d'un véritable chevalier. Il sait vite à quoi s'en tenir : — Et de vos armes, biax amis, Me redites que savez faire. — Jes sai bien vestir et retraire,

Si com li vallés m'en arma Qui devant moi en desarma Le chevalier qu'avoie mort ; (v.1390-95)

Pourtant il ne détrompe pas Perceval, mais, en sage prudhomme qu'il est, il accepte la situation telle qu'elle se présente et se dispose à la régulariser. Il va apprendre au jeune inconnu le maniement des armes que ce dernier se trouve posséder. Chevalier lui-méme, il pourra ensuite le faire chevalier. Chrétien, à l'occasion de cet apprentissage, présente l'art de chevalerie comme un savoir-faire, une

technique : Il covient a toz les mestiers Et cuer et paine et us avoir ; Par ces trois le puet on savoir, (v.1466-68)

Perceval était naturellement doué pour cet art. Il l'apprend d'autant plus vite que ses dons naturels et son ardeur passionnée se conjuguent. Lui faire comprendre l'essentiel du code de chevalerie est sans doute moins facile.

176

L'adoubement -

Le novice en retiendra pourtant les deux principes les plus importants : ne pas tuer un chevalier réduit à merci, mettre ses armes au service des faibles et des démunis. L'adoubement de Perceval ressemble à tous les adoubements décrits par Chrétien dans ses romans antérieurs en ceci qu'il ne s'accompagne d'aucun rite religieux. Pas plus que dans l'adoubement d'Alexandre ou de Cligés les armes

ne sont consacrées.

Le fait mérite, me semble-t-il,

d’être noté : dans ce roman où la religion intervient à maintes reprises, il est inattendu. Les armes vermeilles, qui avaient appartenu à un rebelle, n'ont pas en elles-mémes d'autre prestige que leur beauté matérielle. Elles resteront néanmoins les armes propres à Perceval, que Chrétien désignera plusieurs fois par la suite sous le nom de « chevalier vermeil ». L'épée méme de cet adoubement sans éclat semble bien destinée à rester l'épée de Perceval. L'épée merveilleuse dont le Roi Pécheur fera don au jeune homme n'est pas, si l'on en croit le discours de la Pucelle en deuil, faite pour les rudes táches du combat : Mais ou fu cele espee prise Qui vos pent au senestre flanc, Qui unques d'ome ne traist sanc

N'onques ne fu a besoig traite ? Gardez ne vosi fiez ja Qu'ele vos traira sans faille Quant vos venrez en grant bataille, K'ele vos volera en pieces.(v.3654-63) (12)

L'épée qui avait appartenu au Chevalier vermeil n'était jusqu'à l'adoubement de Perceval que le trophée d'un combat douteux. Elle devient l'embléme du nouveau chevalier. Le prudhomme, aprés avoir lui-méme fixé les éperons aux pieds de Perceval, lui ceint l'épée, lui donne l'accolade ; Et dist que donee li a Le plus haute ordene avec l'espee Que Diex ait faite et comandee, C'est l'ordre de chevalerie... (v.1634-37) (12) Sur le motif de l'épée brisée cf. ci-dessus pp.75-76.

Je chevalier Perceval

177

Je cette épée, Perceval est digne : c'est un jeune noble et in habile guerrier qui vient d'étre agrégé à l'ordre de chealerie.

L'adoubement de Perceval ne marque pas nettement pour le héros le passage d'une classe d'áge à une autre. Le nouveau chevalier est bien jeune, bien ignorant des choses le la vie, et Chrétien continue à employer fréquemment pour le désigner le terme de valet. C'est une autre sorte de passage, de rupture, que me parait ici marquer l'adoubement: la rupture avec la Gaste Forêt, concrétisée par l’abandon des vétements gallois. Perceval, nous l'avons vu, tenait à son costume rustique pour des raisons à la fois logiques et affectives. Dans la scène qui précède l'adoubement, Chrétien lui prête des paroles qui sont un rappel de ces raisons : Li drap que ma mere me fist,

Dont ne valent il miex que cist ? (v.1611-12)

[| faut un ordre du prudhomme pour qu'il consente à abandonner les vétements que lui avait faits sa mère. Parce qu'il se sent tenu d'obéir, il revét ceux que lui offre en présent son hôte. Ce sont des vétements de riche, de ceux que portaient les nobles des cháteaux et des cours, Chemise et braies de censil Et cauces taintes en bresil Et cote d'un drap de soie ynde Qui fu tyssus et fais en Ynde (v.1601-1604)

La liaison entre le changement de costume et l'adoubement se trahit dans le style : la syntaxe de la phrase réunit es deux actions (v.1622-25). En devenant chevalier, Per:eval rompt avec son passé gallois. Ce n'est sans doute pas un hasard si la scéne du changement de costume, prélude à l'adoubement, est immédiate-

178

L'adoubement

:

ment précédée du rappel d'une autre scéne dont Perceval gardait en lui le souvenir, son départ de la Gaste Forét et l'image de sa mére tombée à terre devant le seuil de sa maison (v.1584-86). Chrétien ne laisse pas encore soupconner que le départ de son fils avait tué la pauvre femme; mais l'adoubement de Perceval semble rendre infranchissable la distance qui le séparait de sa mére. Et l'inattention à la mére, si elle n'était due dans la scéne du départ qu'à l'impatience enfantine du jeune voyageur, apparait ici comme un choix conscient. Perceval en effet, placé entre la piété filiale et l'obéissance à jurer au maitre en chevalerie, choisit de suivre le maítre en chevalerie. Du moins

pourrait-il garder le sentiment que les conseils du prudhomme ne font que reprendre, pour tout ce qui est extérieur au métier des armes, les leçons maternelles : Soiez vos beneois, biax sire, Qu'autel oi ma mere dire.(v.1673-74)

Mais de ces leçons maternelles aussi Gornemant de Goort prétend le couper pour toujours : Or ne dites jamais, biax frere, Fait li preudom, que vostre mere Vos ait apris rien, se je non.(v.1675-77)

Pris dans un engrenage qu'a déclenché la violence de sa vocation d'adolescent, Perceval ne peut plus concilier la piété filiale avec les exigences du monde courtois. La Veuve Dame fait partie de tout ce qui doit étre oublié sous peine de ridicule, la forét galloise, les habits gallois. L'image de la mére en détresse abandonnée de l'autre côté du pont réapparaît à l'heure méme où le héros est fait chevalier, comme une image de reniement. Or, cette image, la suite du roman nous le dira, est la matérialisation visuelle du péché de Perceval.

Désormais elle poursuit comme un remords le jeune chevalier. C'est en effet, plutót que le désir, le remords que Chrétien me paraít suggérer par les velléités qu'il prête à son héros de retourner voir sa mère. Bientôt la | maison de la Gaste Forét ne sera plus localisable dans l'espace:

Le chevalier Perceval

179

Sire ne sai se je sui pres

Del manoir ou ma mere maint ... (v.1580-81)

De l'échec de Perceval au château du Graal Chrétien donne une cause double. D'une part, le jeune homme avait été prisonnier d'un conseil pris au pied de la lettre. D'autre part, s'il avait été incapable de dépasser la lettre du conseil recu, c'est que l'aide de Dieu lui avait manqué du fait qu'il n'était pas en état de gráce. J. Frappier a fort bien montré que les deux explications sont en fait deux niveaux d'explication qui se complétent l'un l'autre (13). Mais ce qu'il n'a pas souligné c'est que toutes les explications sont dans la dépendance d'une méme causalité, l'entrée de Perceval dans la chevalerie. Parce qu'il a voulu porter les armes de chevalier, Perceval a abandonné sa mére, a recu de Gornemant de Goort les consignes nécessaires à sa nouvelle fonction, s'est imposé une obéissance absolue aux conseils de Gornemant. Était-il bon aux yeux

de Chrétien que cet enfant devint chevalier ? On retrouve à deux siécles de distance une situation comparable à celle de Perceval dans le roman de Froissart Méliador (14). Sagremor, l'un des héros de ce roman, se voit interdire par son père le roi d'Irlande de prendre les armes pour participer à la quéte dont la belle Hermondine est le prix. Pour empécher son fils de se joindre aux chevaliers errants, le roi ferme son pays à tout chevalier et fait garder tous les passages. Méliador est fort étonné et

méme scandalisé d'une telle attitude. Il pense que le roi d'Irlande devrait laisser son fils suivre en toute liberté l'inclination qu'il a pour les armes, et ouvrir son pays aux fêtes de chevalerie. Il charge un de ses compagnons de faire part au roi de ces sentiments. Entre temps, le jeune Sagremor s'est enfui et, en cachette de son père, s'est fait chevalier etrant. Le roi d'Irlande en meurt de chagrin.

Bientôt l'Irlande est attaquée. Méliador lui-même, bien

qu'il ait souvent entendu parler de la barbarie des Irlan(13) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, pp.159-160. (14) Ed. A. Longnon, Paris, Firmin Didot, 1895.

180

Devoirs personnels et chevalerie

dais, trouve piquant de montrer sa valeur dans des joutes dont la conquéte du pays lui apparaít non comme le but, mais comme la récompense normale. Devant une telle situation, les Irlandais, privés de souverain, se choisissent

un nouveau roi. Pendant ce temps, Sagremor multiplie ailleurs faits d'armes et prouesses. D'aventure en aventure, il parvient au pays féérique oü régne Diane. Froissart, qui avait annoncé qu'il conterait la fin de l'histoire de Sagremor, a laissé son roman inachevé. « Suivant toute apparence », écrit A. Longnon, se fondant sur les fragments que contient un autre manuscrit, « le jeune chevalier était le héros du tournoi de Camalot et ... remontait enfin sur le tróne d'Irlande » (15). Nous ne pouvons connaître, vu l'état d'inachévement de l’œuvre, le jugement que Froissart aurait peut-étre porté en conclusion de

l'histoire de Sagremor. Mais, dés les premiers épisodes de cette histoire, les propos de Méliador, protagoniste du roman et porte-parole habituel de l'auteur, nous font sentir que ce dernier dégageait de toute responsabilité Sagremor dans les malheurs qui avaient accablé son pére et son pays. Transposé dans le monde du roman de chevalerie décadent, le probléme moral que posait le cas de Perceval se dégage plus clairement. Le héros de Chrétien comme celui de Froissart avait à choisir entre ses devoirs personnels et la chevalerie. Perceval, dernier fils d'une mére veuve, de-

vait rester auprés d'elle pour la soutenir et la protéger ; Sagremor, fils de roi, devait obéir aux coutumes de son pays et seconder son pére. La mére dans un cas, le pére dans l'autre, usent de tous les stratagémes pour retenir leur fils auprés d'eux. Dans l'un et l'autre cas, le fils rejette la tutelle familiale et s'en va vers l'aventure. Or le jugement porté par les deux auteurs est opposé : Froissart donne raison à Sagremor et présente son pére comme un personnage odieux. Chrétien a fait de la mére de Perceval un personnage qui inspire le respect, la sympathie et la pitié. Il nous dit par l'intermédiaire de l'ermite que Per(15) Introduction à l'édition de Méliador, p.XLII.

Le chevalier Perceval

181

ceval en la quittant a commis un péché, et le plus grave qui soit, un parricide. Comment expliquer cette différence de regard, que la différence de date des œuvres n'’éclaire pas ? Toute l’œuvre de Froissart reflète sa vénération des valeurs de l'aristocratie. Dans le milieu des nobles riches auquel il s'assimile, les parents ont des devoirs à l'égard de leurs fils : ils doivent les initier aux lois de leur monde, assurer pour eux les premiéres étapes d'une vie sociale con-

forme à leur éthique. Chrétien, quand il conte l'histoire de Perceval, me semble se référer à une autre morale, celle des humbles, qui met l'accent sur les devoirs des enfants à l'égard des parents. C'est cette morale qui apparaît dans ces contes populaires où seul, parmi plusieurs frères partis chercher fortune, réussit celui qui n'a pas oublié ses pa-

rents, qui s'est soucié de leur faire parvenir une aide matérielle, qui a pensé à eux, prié pour eux. C'est cette morale qui pénètre toute la chanson d'Aio/, qui explique que le jeune Aiol ait toujours réussi en restant fidéle, malgré les rires, aux principes paternels, en refusant d'échanger sa vieille lance trop courte contre celle d'un ennemi vaincu. Dire que Chrétien a voulu, en dépeignant la mére de Perceval, suggérer un portrait de « mére abusive » me parait à la fois un anachronisme et un faux-sens sur l'esprit du roman.

Son premier combat de chevalier montre que Perceval a bien appris chez Gornemant de Goort l'art de combattre à cheval. Il affronte un adversaire redoutable, Engygeron — le nom est significatif (16) — et il a le dessus dans toutes (16) Sur le nom d'Engygeron et ses variantes, cf. M. Delbouille, Le premier roman de Tristan, C.C.M. 1962, pp.279-280. Ce nom, d'origine authentiquement celtique, n’appelait-il pas dans l'esprit ? ruse la n, engi avec n atio soci l'as s, teur audi ses de et tien Chré de

182

Les premiers combats

les phases du combat. Chrétien ne suggére son manque d'expérience que par deux bréves allusions : Perceval semble avoir un instant d'hésitation au moment oü son adversaire vient d’être désarçonné par sa charge à la lance, luiméme se trouvant alors sur son cheval : Engygerons chai toz seus Et li vallés a pié descent, Qui nel sot a cheval requerre ; Del cheval est venus a terre Et tint l'espee, si li passe (v.2220-27)

La traduction de L. Foulet rend compte exactement des nuances du passage. Je la cite, en remplagant pour le vers 2220 la phrase de L. Foulet par une équivalence plus proche du texte Seul Engygeron est jeté à bas de son cheval... Le valet, qui reste juché sur le sien, est embarrassé un instant, puis il saute à terre, tire l'épée et fond

sur l'autre.

Le prudhomme n'avait pas, dans les instructions données à Perceval, prévu ce cas précis. Ce court passage est peutétre la mise en cuvre rapide du motif que nous avons trouvé dans la chanson d’Aiol, l'inexpérience du jeune homme dans son premier combat de chevalier. Vainqueur d'Engygeron, Perceval a pour première réaction une fureur vengeresse. Au chevalier qui demande gräce, il répond par un refus brutal. Mais aussitôt il se souvient des conseils de son maître en chevalerie : on ne doit pas tuer un chevalier vaincu. A ce scrupule viennent s’ajouter les arguments, fort habiles, d'Engygeron : épargner le vaincu, c'est se garder un témoin de sa vaillance. Non seulement Perceval accorde la gráce, mais il sait expliquer, en termes de morale, aux gens de Blanchefleur qu'il était de son devoir de le faire. Engygeron

...

La teste por coi n'en colpastes ? Et il respont : « Seignor, par foi, N'eüsse pas fait bien, ce croi. (v.2340-44)

Bien plus, il rend compte du fait qu'il n'a pas ramené son vaincu dans l'enceinte du cháteau de Blanchefleur. Le fai-

4

Le chevalier Perceval

183

re eüt équivalu à un meurtre, puisque les chevaliers de Blanchefleur eussent exercé légalement sur lui leur droit de vengeance : Il vos a ocis vos parans,

Si ne lui fuisse pas garans, Ainz l'oceissiez mal gre mien (v.2345-47)

Le combat suivant, au cours duquel Perceval affronte le maitre en personne d'Engygeron, Clamadeu des Iles — terrible personnage dont le nom évoque les paiens des chansons de geste —, montre que le jeune héros est un fier chevalier. Ce combat a d'autant plus de valeur que Perceval en a pris lui-méme l'initiative pour libérer, selon l'esprit le plus pur du code de chevalerie, un étre sans défense, pitoyable enjeu d'une guerre de brigandage. L'amour qu'il a éprouvé pour Blanchefleur lui a fait franchir la derniére étape : il lui a révélé le dévouement gratuit, la prouesse désintéressée. Perceval désormais n'a plus rien à apprendre en matiére de chevalerie.

Chrétien a donné à son héros des débuts dans le métier des armes d'un caractére si particulier qu'il a quelque peine à rendre crédible que Perceval accomplisse ses exploits au service du roi Arthur. Le jeune homme est toujours persuadé qu'il doit ses armes au roi, mais ce n'est pas le roi qui l'a fait chevalier. Aussi est-ce d'abord à Gornemant de Goort que Perceval veut offrir les premiers chevaliers qu'il capture. Mais Chrétien écarte aisément Gornemant en faisant de ce dernier un parent de Blanchefleur. Membre de la parentéle, il participe comme tous les autres au droit de vengeance ; il mettrait à mort les captifs. C'est donc par élimination que Perceval choisit le roi Arthur comme destinataire de ses victoires. Nous retrouvons, dépouillée ici de toute vraisemblance matérielle, la conven-

tion à laquelle Chrétien nous avait habitués dans ses au-

184

Les premiers combats

tres romans. Tous les chevaliers faits prisonniers par Perceval seront envoyés « dans la prison du roi Arthur ». C'est méme dans ce passage que Chrétien, invoquant une de ces « coutumes » d'autrefois qui justifient la plupart des écarts qu'il se permet par rapport à ce qui, de son temps, pouvait paraítre véridique, explique avec une grande précision que les prisonniers seront envoyés intacts au roi Arthur. Pas une piéce de leur équipement ne doit manquer. Il importe à l'auteur de ne pas laisser supposer que son héros serait, méme pour une petite part, le bénéficiaire matériel de ses conquétes. Perceval ne doit pas étre considéré comme un « chevalier qui vit de proie » (17). A l'arrivée du troisiéme prisonnier, l'Orgueilleux de la lande, toute la cour d'Arthur est en émoi. Gauvain — on se souvient qu'il n'était pas auprés d'Arthur lorsque Perceval avait fait à la cour son entrée bouffonne — s'exclame et questionne : quelle peut étre l'identité du chevalier qui s'est montré capable, à lui seul, de réduire l'Orgueilleux de la lande, adversaire auquel nul n'osait s'opposer ? Le roi ne peut pas lui répondre : il ne connaít pas le nom de ce chevalier, qu'il se rappelle sous les traits d'un adolescent gallois. Mais son désir de l'avoir parmi les chevaliers de sa maisnie est si vif qu'il fait le serment, en invoquant Saint David « que l'on adore et prie en Galles », de partir à sa recherche et de ne jamais dormir deux nuits de suite sous le méme toit avant de l'avoir retrouvé. Toute la cour en grande troupe l'accompagne dans cet-

te quéte. Mais aucun de ceux qui le cherchent ne pense à

(17) Cette expression

se trouve

dans le Vair Palefroi de Huon le

Roi, éd. A. Langfors, Paris, C.F.M.A., 1957, v.320, Il me semble de quelque intérét de citer le passage oü elle figure : ... Et je sui riches vavassors Estrais de nobles ancissors Si vaut bien ma terre mil livres Chascun an ; ne sui pas si yvres Que je ma fille doner doie A chevalier qui vit de proie.

-

l'A chevalier Perceval

185

|

reconnaître le héros sans nom en la personne de cet étrange chevalier qui se montre un matin à l’aube, immobile et

comme endormi sur sa monture dans la plaine couverte de

neige. = Pour cette articulation de son récit, Chrétien rapproche en les intégrant à l'action deux motifs trés différents. Le

premier est la comparaison entre les couleurs d'un visage de jeune fille et un spectacle associant la neige et le sang. Une telle comparaison a été fréquemment employée en poésie. Sous une forme comparable à celle que lui donne Chrétien, on la trouve dans plusieurs textes de l'ancienne littérature celtique (18). Le second motif est le récit du triple combat victorieux que livre un chevalier inconnu avant de découvrir son nom. Comme l’a écrit G. Paris, « c'est un lieu commun des romans bretons que le héros triomphe ainsi des plus célébres chevaliers de la Table Ronde et livre à Gauvain un combat indécis » (19). Ainsi Chrétien avait conté fort longuement la triple joute victorieuse que, sous des armes de couleurs différentes, Cligés avait

livrée successivement

contre

Sagremor

le furieux,

Lancelot du lac, Perceval le Gallois. A la quatriéme joute, qui l'opposait à Gauvain, Arthur avait dû mettre fin d'autorité ; elle menagait d'étre interminable puisque les deux adversaires étaient de force égale. Cligés avait alors découvert son identité en se nommant : aux yeux de tous il était le vainqueur des chevaliers les plus redoutables et l'égal de Gauvain.

(18) Sur ces textes celtiques, cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, pp.134-138. Sur l'abondance et la variété des textes qui utilisent ce motif, cf. M. de Riquer, Perceval y las gotas de sangre en la nieve, Revista de Filologia espanola, 39, 1955, pp. 168-219. M. de Riquer observe que si l'on compare l'ensemble de ces textes avec le passage de Chrétien, ce dernier présente l'image poétique sous la forme d'une métaphore inversée. (19) G. Paris, Cligés, Journal des savants, aoüt et décembre 1902 ; Mélanges de littérature française du Moyen Age, Paris, 1910, p.

297.

186

Trois gouttes de sang sur la neige

C'est bien le méme schéma narratif que Chrétien utilise ici. Mais il en fait un emploi tout différent. Les joutes de Cligés étaient un prélude au tournoi d'Oxford. Ici, il ne

s'agit pas de jeux chevaleresques. Sagremor, Keu et Gauvain n'approchent Perceval que pour le sommer de venir auprés du Roi, de découvrir son identité, d'expliquer sa présence. Et si Perceval accueille si rudement les deux premiers, c'est pour se débarrasser d'eux, non pour montrer sa valeur aux armes. Il la montre néanmoins, et toute la cour d'Arthur est éblouie par la force de ce terrible jouteur. Seul Gauvain pressent la réalité : « Le chevalier songeait peut-étre à une perte qu'il avait faite, ou bien son amie lui avait été ravie et il en souffrait et pensait à elle » (20). Aussi la rencontre entre Gauvain et Perceval n'estelle pas une joute mais un courtois échange de propos. Gauvain, jouant son róle traditionnel de compagnon et d'ami, réussit à ramener Perceval à la cour, à la fois parce qu'il l'aborde avec douceur et parce que la fuite des instants a mis fin à la réverie d'amour. La conversation avec Gauvain remplace donc dans l'enchaínement des scénés la scéne attendue de la joute inachevée contre lui (21). Mais Perceval, bien qu'il n'ait pas eu à combattre Gauvain, n'entre pas moins à la cour comme son égal : aprés l'échange de leurs noms, les deux chevaliers se sont salués en égaux, chacun des deux étant informé de la renommée de l'autre. La reconnaissance dans l'amitié confirme la reconnaissance dans le combat. Le motif du sang sur la neige et celui de la triple injonction sont étroitement liés dans le texte de Chrétien : tout d'abord une méme durée les unit, l'espace de temps que met le soleil à faire s'effacer sur la neige l’image qu'y dessinaient les gouttes de sang, instant prolongé de la réverie

(20) Trad. L. Foulet, p.102.

(21) Érec et Énide offre un emploi presque semblable de cette pré-

sentation particuliére du motif, à laquelle on pourrait donner le

nom d'« injonction répétée » (v.3963-4137).

Le chevalier Perceval

187

de Perceval. D'autre part, une liaison plus profonde que celle de la durée me parait rattacher l'un à l'autre ces deux motifs, qui appartiennent, hors de l’œuvre de Chrétien, à des registres si différents. Le texte, dont l'écriture

est celle de la poésie, n'offre pas de prise à une analyse rigoureuse. Aussi est-ce une lecture que je propose, avec tout ce qu'elle comporte de subjectif. Au moment où lui fut révélé son échec au château du Graal, Perceval avait vu disparaître de son avenir la route qu'il croyait jusqu'ici devoir étre la sienne, celle qui l'aurait ramené chez sa mére. Aprés son combat victorieux contre le Chevalier vermeil, à la fin de son apprentissage chez Gornemant,

au milieu de son idylle avec Blanche-

fleur, le jeune héros avait háte de repartir : un remords latent le pressait d'aller revoir sa mère ; c’est le chemin du

retour vers la Gaste Forét qu'il voulait suivre.Ce chemin, qui pour le mener à la cour avait été si rapide et si facile, s'allongeait au retour et se compliquait sans cesse. Au moment oü Perceval, parvenu au fleuve effrayant qui bordait le cháteau du Graal, voulut le traverser pour retrouver sa mére, le lecteur avait compris que le héros était définitivement coupé de son enfance : l'image de l'eau profonde qui sépare rendait évidente la mort de la mére. Peu aprés, Perceval avait appris la nouvelle ; Chrétien ne lui avait prété presque aucune réaction affective, mais désormais pour lui l'avenir était vacant : Autre voie m'estuet tenir (v.3625)

Une nouvelle chevauchée avait fait surgir des rencontres qui semblaient remonter du passé. La premiére avait été celle de la jeune fille de la tente. La rencontre de l'amour perdu, dessiné sur la neige par trois gouttes de sang, la suit immédiatement. Il y a loin des comparaisons ou des métaphores par lesquelles les autres auteurs ont traité le motif du sang sur la neige à l'image (au sens que les poétes surréalistes ont donné à ce mot) qu'il suggére à Chrétien. Plus grande encore est la distance entre la soudaine restitution du bonheur d'autrefois et les réflexions habituelles sur la beauté de la jeune fille ou le désir qu'elle inspire. Avant Chateau-

Trois gouttes de sang sur la neige

188

briand et Proust, Chrétien a découvert la mémoire affec-

tive (22). Un jeu de couleurs offert à Perceval par la nature lui a rendu brusquement présente la joie qu'il avait connue naguère auprès de Blanchefleur En l'esgarder que il faisoit Li ert avis, tant /i plaisoit, Qu'il veist la color novele De la face s'amie bele (v.4207-4210)

Et je estoie si pensis D'un penser qui molt me plaisoit... (v.4446-47) Il en i ont ja esté dui, Fait Perchevax, qui me toloient Ma vie, et mener m'en voloient (v.4442-44) (23)

On note une correspondance d'images entre les gouttes de sang qui dans le cortége du Graal coulent sur la blancheur de la lance et ces taches de sang qui se dessinent sur la blancheur de la neige. L'un des successeurs de Chrétien a d'ailleurs, comme le souligne P. Gallais, fait entrer la derniére de ces images dans l'ensemble symbolique du Graal : « Mutatis mutandis, l'extase de Gauvain devant les trois gouttes de sang tombées sur la grande table blanche dans le Perlesvaus est exactement analogue à celle de Perceval dans le roman de Chrétien » (24). Le symbole, vidé de toute signification, est devenu ici pure analogie. La réitération dans le texte de Chrétien de l'assemblage des composantes de l'image premiére des gouttes de sang n'a (22) Il faut souligner le caractère exceptionnel à cette époque de notations aussi affinées. On trouve cependant dans Guillaume d'Angleterre un passage où la montée du souvenir fait l'objet d'une scène qui met en œuvre avec beaucoup de subtilité ce que nous appellerions la part du conscient et celle du subconscient (éd. M. Wilmotte, Paris, C.F.M.A., 1927, v.2542 et s.). Mais il n'est nulle-

ment exclu que Guillaume d 'Angleterre ait été écrit par Chrétien. (23) La leçon « qui me toloient ma joie », donnée par l'éd. F. Lecoy, (v.4419-20) est bien meilleure, et confirmerait l'interpréta-

tion proposée. (24) Perceval et l'initiation, p.60.

Le chevalier Perceval

189

|

| pas cessé d'intriguer les critiques modernes. E. Vance la

| considére comme un effet voulu, destiné à mettre en valeur une opposition : « Le sang sur la neige, que la vioence d'une attaque bestiale a fait couler, provoque chez

Perceval une réverie érotique qu'on ne peut que juger excessive ; mais la lance sanglante, quoique rappelant par son origine la passion du Christ,laisse Perceval indifférent. » (25) Cette opposition, que traduiraient les deux « enchássements oxymoriques » d'une image voisine, serait destinée à « dramatiser la tension entre l'amour charnel et l'amour divin » (26). J'ai peine à croire pour ma part que Chrétien ait eu la volonté claire d'établir un rapport entre des circonstances et des thémes de nature si radicalement différente. Pourtant, placée à si peu de distance de la premiére, la seconde image du sang sur la blancheur ne saurait étre tout à fait innocente. Mais il me semble qu'il faut chercher, plutót que ce qu'elle exprime dans les deux cas, ce qu'elle trahit sans que probablement son auteur en ait eu conscience. Marque d'un crime sur la lance, traces laissées sur la neige par une « attaque bestiale », les gouttes de sang tachent de leur souillure l'étendue de blancheur, mais du méme coup en

font une Dans quelques l'horreur

chose de beauté. le récit latin des aventures d'Apollonius de Tyr, gouttes de sang tombées sur le sol suggéraient d'un viol incestueux : Puella vero stans fluentem sanguinem... coepit celare, sed guttae sanguinis in pavimento cecide-

runt.(27)

A côté de cette sombre histoire, l'amour de Blanchefleur et de Perceval a la fraícheur d'une idylle. Il n'est pourtant pas exempt de sensualité. Il] a commencé par la visite noc-

(25) Le combat érotique chez Chrétien de Troyes, Poétique XII, 1972; p,563t (26) Ibid., p.564. (27) Historia Apollonii regis Tyri e codice parisino 4955, éd. M. Ring, 1888, p.2.

190

Trois gouttes de sang sur la neige

turne et secréte de la jeune fille, que la peur du lendemain faisait enjóleuse sinon provocante (28). Il est né d'une nuit d'amour (29). Dans plusieurs passages du Conte du Graal, Chrétien parle de la femme avec une violence dont aucune de ses cuvres n'avait jusqu'ici apporté d'exemple (30). Jamais non plus il n'avait offert dans un roman une telle variété de portraits de femmes : aucune d'entre elles n'est fonciérement

mauvaise, mais aucune

n'est sans rouerie, méme

pas l'enfantine Pucelle aux petites manches. Beauté fragile, mélange de pur et d'impur, telle est bien la Blanchefleur qu'il nous a fait connaítre, candide comme la fleur de son nom, pourpre comme le péché. Les connotations érotiques de la scéne du combat d'oiseaux me paraissent évidentes. Dans la description du faucon se jetant sur sa proie pour la relácher soudain, Chrétien emploie, certes, un vocabulaire attendu ; il em-

prunte méme au langage de la vénerie les verbes « lier » et « joindre » :

(28) Que penser de son costume (le méme qu'avait revétu Gueniévre pour le rendez-vous nocturne avec Lancelot) et surtout de ses

premiéres paroles à Perceval, dont le tour négatif fait singuliérement figure de prétérition : Por che se je sui pres que nue Je n'i pensai onques folie Ne mauvestié ne vilonnie... (v.1986-88) (29) Les érudits ont beaucoup discuté sur le sens à donner ici au mot amour. Cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, pp. 98-102. Je remarque que dans sa comparaison entre le texte de

Chrétien et celui de la version en prose du XVIe siècle (p.99, n. 17), J. Frappier néglige le fait que le mot sou/as paraít bien avoir le méme sens dans les deux. (30) Cf. essentiellement les vers 3863-76 et 5840-65. Ce dernier passage commence par une formule éloquente : « Feme, honie

soies tu ! Et Diex te destruie et confonde ! » Il est vrai que ces discours sont mis dans la bouche d'un jaloux. Mais leur portée générale éclate dans la maniére dont ils sont formulés.

Le chevalier Perceval

191

Si l’a.si ferue et hurtee Que contre terre l’abati,

Mais trop fu main si s'en parti, Qu'il ne s'i volt liier ne joindre. (v.4180-83) Il la frappe, il la heurte, si bien qu'il l'abat à terre. Mais l'heure était trop matinale et il s'en va, car il ne voulait pas se joindre et s'attacher à sa proie.

Mais le lecteur perçoit spontanément, comme l’a bien senti J. Frappier, une « parfaite convenance entre Blanchefleur et l'oiseau blessé par le faucon » (31). Et la substitution est si rapide de l'oiseau chasseur à l'autre chasseur qui s'avangait en méme temps vers la proie, qu’elle crée l'illusion d'une continuité « .. et avant que Perceval püt la saisir déjà loin. Quand il vit la neige tassée à et le sang tout autour, il s'appuya sur pour regarder cette apparence étrange. » Foulet, p.98).

elle était l'endroit sa lance (trad. L.

Peut-étre, dans les études qui ont été faites de ce passage célébre, n'a-t-on pas suffisamment pris garde à l'indication apportée par le mot main (32). Si le faucon, qui s'était précipité sur l'oie sauvage « a grant randon »,abandonne si vite cette proie, c'est à cause de l'heure. Chrétien a prêté à l'oiseau sauvage des mœurs de faucon dressé pour la chasse : l'heure matinale n'était pas encore celle de la prise ; il ne s'agissait que d'un jeu, dont seules subsistent, comme

un souvenir, les traces laissées sur l'étendue

de blancheur. Quelles pensées Chrétien prétait-il à son héros lorsqu'il le laissa réver si longtemps devant les gouttes de sang qui tachaient la neige ? On peut se risquer à l'imaginer si l'on admet qu'il a voulu représenter dans ce couple d'oiseaux un instant affrontés une image du couple qu'avaient formé le temps d'un épisode Perceval et Blanchefleur. Pour le

(31) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.271, n.12. (32) Le manuscrit utilisé par F. Lecoy pour son édition est le seul à donner pour le vers qui nous intéresse une autre lecon Mes trop fu tart, si s'an parti (v.4162).

192

Trois gouttes de sang sur la neige

faucon, l'heure matinale n'était pas l'heure de la prise. Pour le héros adolescent qui devait rentrer chez sa mére, la rencontre de Blanchefleur venait trop tót. Cette joie d'amour, dont le souvenir bouleverse l'adulte qu'il est devenu, ne pouvait alors le retenir. Par ce matin neigeux, il se trouve de nouveau, face à Blanchefleur, comme jadis, à la croisée de deux chemins. L'un traverse la prairie ;

le lecteur sait déjà qu'il méne à la cour d'Arthur. L'autre pourrait le ramener chez Blanchefleur : ne lui avait-il pas fait la promesse de revenir ? Et le mariage avec Blanchefleur ne représentait-il pas, Chrétien a pris soin de le préciser, un de ces chasements que recherchaient les bacheliers ? (cf. v.2914-15). Mais le soleil fait fondre, avec la neige matinale, la cristallisation de l'amour ; le souvenir perd de son acuité ; Gauvain tend à Perceval la main de l'amitié virile. Porteur, comme dans le Chevalier au lion,

de l'appel de la jeunesse, il ranime, par le seul fait de se nommer, tous les espoirs de vie chevaleresque brillante: et, confirmant Perceval l'entraíne vers la cour.

dans

sa vocation

d'adolescent,

Ce morceau, qui entrelace avec bonheur deux motifs poétiques, suspend l'action le temps d'une pause. M. de Riquer a souligné l'importance de sa fonction dramati-| que (33) : il améne Perceval à la cour d'Arthur ;il fait

se réaliser les prophéties qui annongaient sa valeur future en matiére

de chevalerie. Il me semble, de plus, que la

liaison des motifs qui le composent est celle des deux termes d'un conflit passager, conflit familier à Chrétien, le choix entre l'amour et la chevalerie. Je considére que la réverie de Perceval se termine sur un adieu à Blanchefleur (34). (33) Perceval y las gotas de sangre en la nieve, p.9. (34) Cf. E. Kohler, L aventure chevaleresque, p.211 : « Le « panser » mélancolique de la scéne des gouttes de sang... est comme

l'adieu douloureux du protagoniste et de l'auteur à l'amour ». T. Ehlert et G. Meissburger arrivent par d'autres voies à la méme conclusion : Perceval et Parzifal, Valeur et fonction de l'épisode dit « des trois gouttes de sang sur la neige », CCM 1975, p.207.

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Le chevalier Perceval

193

Perceval a réalisé les prophéties du fou et de la Pucelle au beau rire : ses trois premiéres victoires, remportées sur des chevaliers redoutés entre tous, auraient suffi à le faire considérer comme « celui à qui doit revenir le prix de toute chevalerie » (cf. v.1061-62). Il a de plus vaincu à la joute Keu le sénéchal et lui a brisé le bras droit. Il a vengé la Pucelle au beau rire, à qui, trouvant d'instinct le geste courtois, il avait su dédier ses premiers exploits de chevalier. On pourrait croire oubliés l'échec au cháteau du Graal et les paroles blessantes de la Pucelle en deuil. Perceval le Gallois semble rentré en possession de son nom. Devant toute la cour, il s'est nommé dans la gloire (v.4562). Un instant son histoire paraît se terminer. C'est alors qu'arrive à la cour la Demoiselle hideuse, dont l'intervention va faire rebondir l'action du roman. L'arrivée inattendue d'un porteur de nouvelles qui seront le ressort dramatique de la suite de l'action est un procédé de narration familier à la littérature médiévale. Dans la Chanson de Roland, l’arrivée du messager sarrasin Blancandrin met fin à la joie qui régnait dans le camp de Charlemagne aprés la prise de Cordres (laisse VIII). Elle apportera le malheur. Dans le Chevalier au lion, le message de l'envoyée de Laudine plonge Yvain dans la folie. La Demoiselle hideuse n'a pas, dans le Conte du Graal, d'autre fonction que celle de messagére. Des messagers porteurs de défi elle a la violence et le langage arrogant (35). Elle ne daigne méme pas mettre pied à terre pour parler devant le roi : Devant les chevaliers se lance La demoiselle sor la mule

(v.4638-39)

Ains dist desor la mule fauve

(v.4645).

(35) Cf. L. Gautier, La chevalerie, p.712.

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Le message de la Demoiselle hideuse |

Mais cette étrange messagére n'est l'envoyée d'aucun enne- | mi. Détaché de tout contexte explicatif, son rôle, qui se | coule dans la forme habituelle du rôle de messager, est | plutót celui de la sorciére ou de la mauvaise fée des contes. Sa laideur, que suggérent des comparaisons empruntées pour la plupart au monde animal, correspond à celle de l'homme sauvage dans le Chevalier au lion. L'homme sauvage avait la taille d'un géant, elle a la difformité d'un monstre.

L'homme sauvage du Chevalier au lion était initié aux secrets de Brocéliande, mais s'il indiquait l'aventure c'était sans l'identifier, sans savoir méme ce que signifiait le mot aventure. La Demoiselle hideuse ne prononce pas le mot d'aventure mais de l'aventure chevaleresque elle connait tous les secrets. Il est fort surprenant que Chrétien ait confié à cette affreuse créature le róle d'ordonnatrice des belles chevaleries. On voudrait pouvoir expliquer par l'influence d'un modèle littéraire la fonction inattendue de ce personnage. Les spécialistes des anciens textes celtiques | ont vu dans la messagére une des représentations de la Souveraineté d'Irlande (36). Cette suggestion ne manque pas d'intérét, elle s'accorderait avec le cadre sauvage dans | lequel Chrétien a situé la première partie de son roman. | Elle rendrait compte du fait que la messagére connait tout le pays, semble aller de cháteau en cháteau donner le départ des chevaliers (v.4686-87), traite en égal le roi Arthur. Mais on ne peut la proposer que comme une hypothése indémontrable : toutes les figures féminines de la laideur se ressemblent (37) et Chrétien n'a pas donné la moindre indication qui permette d'identifier celle-ci. Au (36) Cf. J. Marx, La légende arthurienne et le Graal, pp.272-275. D'autres références sont apportées par J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, p.144, n.76. (37) Cf. Ph. Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age, Genéve, Droz 1969, p.529. J'hésiterais à affirmer, bien que Ph. Ménard écrive que « les portraits de la

laideur ... sont délibérément comiques » (p.529) que la Demoiselle hideuse est destinée à faire rire. Elle me paraît provoquer l'étonnement et méme la frayeur.

Le chevalier Perceval

195

demeurant la Demoiselle hideuse n'est dans le roman qu'une utilité, je dirais méme une facilité que s'est accordée le narrateur. Chrétien charge en effet ce personnage secondaire d'une fonction trés importante : le message de la Demoiselle hideuse, qui associe en les opposant Perceval et les autres chevaliers d'Arthur, suscite le départ en aventure à la fois de Perceval et de Gauvain. Les routes si différentes qu'avaient suivies ces deux chevaliers venaient de se rejoindre, l'intervention de la Demoiselle hideuse les dissocie aussitôt. Du roman Perceval était jusqu'ici le protagoniste. Il céde à cet endroit la place à Gauvain. La premiére fonction de l'épisode de la messagére est donc de souder, pour ainsi dire,les deux parties du Conte du Graal, le Perceval et le Gauvain . J. Frappier donne de cet épisode un commentaire aussi séduisant que suggestif (38). Il me parait néanmoins impossible d'adopter ses conclusions. Soulignant, à juste titre, l'importance du passage, il lui attribue une fonction essentielle dans le Perceval : « Le roman, écrit-il, pivote à

cet endroit ». J. Frappier préte en effet au Perceval une structure en diptyque comparable à celle de l'Érec ou de l'Yvain. Le discours de la messagére mettrait un terme aux premières aventures du héros et ouvrirait une seconde phase, celle de la « quéte du Graal ». J'ai cru découvrir au roman de Perceval une structure toute différente. Mais, si l'on admet qu'indépendamment du schéma narratif Chré| tien groupe les aventures de son héros en plusieurs phases, le partage le plus net se fait, me semble-t-il, dans une autre scéne, la rencontre de la Pucelle en deuil, que l'épisode de la messagére reprend en grande partie. C'est à ce moment-là en effet que se terminent les enfances de Perceval, dans l'instant où le héros « devine son nom ». Devenu soudain adulte, Perceval semble recommencer certaines de ses aventures, corrige ou simplement comprend ses premières

expériences. Il répare le mal qu'il avait fait sans s'en dou(38) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, pp.142 et s.

196

Le message de la Demoiselle hideuse

ter à la Pucelle de la tente. Il médite sur l'amour de Blan- chefleur. Le rappel de l'échec au château du Graal est lui | aussi l'amorce

d'un recommencement.

Enfin, dans cette

méme perspective, Perceval mesurera et regrettera, dans la derniére scéne de son histoire qui ait été écrite par Chrétien, sa faute premiére, l'abandon de sa mére. La décision de recommencer l'aventure du Graal ne me parait donc pas se placer au centre de l'itinéraire de Perceval. Selon J. Frappier, cette décision interviendrait au terme d'une « crise ». La Demoiselle hideuse se chargerait en quelque sorte de la valeur symbolique d'une figure du remords ; elle surgirait « comme l'image extériorisée de ce que Perceval cache au fond de sa conscience ». Perceval, placé devant un choix, deviendrait un « quéteur » du Graal de la méme facon que Lancelot avait opté pour la voie difficile qui conduisait à la libération de la Reine, de méme qu'Yvain avait choisi le service du bien. Il y a de la vérité dans cette analyse, mais elle me parait incompléte et de ce fait abusive. La Demoiselle hideuse ne s'adresse pas au seul Perceval ; aux autres aussi elle indique une voie. D'autre part, si Perceval traversait une sorte de crise intérieure, Chrétien n’aurait-il pas pris le soin de l'indiquer ? Lancelot, avant de monter dans la charrette, résout un conflit intérieur. Yvain, avant de devenir le Chevalier au lion, est livré à l'égarement de la folie puis choisit de tuer le serpent. L'un et l'autre, aprés leur choix, ne sont plus les mémes. Lancelot assume les huées. Yvain abandonne, avec la gloire mondaine des tournois, son nom de fils de roi. Pour Perceval, rien n'est changé. Durant « cinq années » il continuera purement et simple-

ment la vie de chevalier qu'il avait menée jusque là, ira de victoire en victoire. Il n’a nullement renoncé à la gloire puisque chacun des chevaliers qu'il vaincra sera envoyé « dans la prison du roi Arthur », publiant ainsi la vaillance de Perceval le Gallois. Soissante chevaliers de pris

A la cort le roi Artu pris Dedens cinc ans i envoia. Tot ensi cinc ans emploia.(v.6233-36)

Le chevalier Perceval

|

Perceval ne me semble pas avoir pris, comme

197 le dit J.

Frappier, une direction « opposée » à celle que choisissent les autres chevaliers d'Arthur, mais seulement une direction différente. Dans la dispersion générale des compagnons, les uns choisissent les exploits mondains, ceux qui prennent la direction du Château Orgueilleux et vont y chercher les victoires dans ces joutes qui se déroulent en public sous le regard des dames. Un autre se flatte de monter sur le Mont Douloureux (39). Gauvain s'est décidé le premier à porter secours à une jeune fille en détresse : il a fait là un choix conforme à la fonction qu'assignait l'Eglise au chevalier. Son choix n'est pas plus « mondain » que celui de Perceval. Perceval, en reprenant la vie errante, espére parvenir au cháteau du Roi Pécheur, poser les questions qu'il n'avait pas su poser. Si le hasard lui accordait cette chance, il réparerait les tristes conséquences de la faute qu'on lui reproche, rendrait la prospérité à une terre sans espoir, mais il profiterait, lui aussi, de son succès, puisqu'il réparerait l'affront qu'il vient de subir et laverait en quelque sorte son passé de chevalier. J. Frappier parle de réponse à un défi : il souscrit à l'analyse de J. Marx selon laquelle la rampogne de la Demoiselle hideuse est « une invitation à reprendre l'entreprise et un défi de la réussir » (40). Relever un défi est une démarche dictée par l'orgueil. Si Perceval prend le discours de la Demoiselle Hideuse comme un défi, sa décision de retrouver le cháteau du Graal est dictée par une impulsion toute « mondaine ».

Enfin, le texte de Chrétien ne me parait pas permettre de dire que le choix de Perceval est « un acte libre et spontané ». Il n'est un acte libre que dans la mesure où il est un acte courageux : Perceval, c'est vrai, refuse l'irrémédiable et le désespoir. Mais il n'avait rien d'autre à refuser. (39) Le Mont Douloureux est un lieu de légendes celtiques. L 'édition F. Lecoy donne une autre version du vers : « Et ge sor le Mont Perilleux, dist Kahedins, monter irai ».

(40) Lég. arth., p.273.

198

Le message de la Demoiselle hideuse

Les autres aventures ne lui avaient pas été offertes. Dès l'abord, la Demoiselle hideuse l'avait mis à part, écarté. A lui seul elle n'avait pas adressé de salut : Le roi et ses barons salue Tos ensamble comunement, Fors que Percheval solement.(v.4642-44)

Le programme d'aventures chevaleresques qu'elle expose au roi Arthur n'est donc pas destiné à Perceval. Et le roi ne répare pas, comme Chrétien aurait pu le lui faire faire, le délaissement de ce dernier. On peut mesurer d'aprés d'autres récits du temps combien était grave l'injure publique qu'avait subie le héros. Dans la premiére scéne du Chevalier au lion, Calogrenant est au supplice lorsque les indiscrétions acrimonieuses de Keu l'obligent à faire devant la reine le récit d'une aventure manquée (v.142-146). Mais, plus favorisé que Perceval, il n'est pas seul avec sa honte. Yvain, son parent, se propose aussitót pour recommencer l'aventure et ainsi réparer le premier échec. Le roi lui-méme était disposé à faire intervenir l'un de ses compagnons. Le développement que donne d'une situation comparable le conte de Gautier Map, Sadius et Galon, me semble conforme à l'esprit de l'histoire de Calogrenant (41). Galon, par la méchanceté d'une reine qui joue dans le conte le róle traditionnel de la « femme de Putiphar » se voit obligé de faire lui-méme devant toute la cour le récit d'une aventure manquée. On peut juger de sa misére morale d'aprés ce passage,dont le style se pare de toute l'emphase du discours latin : « Voilà, vous avez tout entendu

; pas un iota de

mon ignominie ne vous a été celé ; j'ai rendu publiques les hontes d'une aventure passée et mes

craintes concernant l'avenir. Qu'y a-t-il de plus où la reine veuille et puisse me nuire ? Déjà il ne me reste plus qu'à habiter les vastes solitudes et les lieux non fréquentés par les hommes, à éviter (41) Il n'est pas impossible

que ces deux textes, qui mettent en

œuvre des thèmes voisins, aient des sources orales communes.

-

Le chevalier Perceval

199

le contact de toutes les nations. Et, afin que mon souvenir soit détruit le plus rapidement possible de la terre, je dois bondir dans les flammes de l’Etna à l'imitation d'Empédocle ou me jeter sur un glaive comme Pyrame ou me livrer aux monstres de Neptune, de peur que, si je vis longtemps, je ne sois un exemple durable d'infamie et un objet honteusement montré du doigt...

Un chevalier a été livré comme

la victime à un

front en délire ; autrefois ce fut un chevalier, mais maintenant il est devenu le monstre des chevaliers ». (42)

On mesure à partir de ce texte l'importance à cette épo.que du fait rendu public, de la chose racontée, la crainte de la « male chanson ». Ivre de désespoir, Galon renonce à son projet de recommencer l'aventure. La honte subie le fait recréant. Il n'a pas l'énergie de Perceval. Le public de Chrétien pouvait deviner que Perceval entreprenait en vain de retrouver l'occasion manquée. Implacable, la Demoiselle hideuse avait dessiné pour lui l'allégorie de Fortune, du hasard qu'il faut savoir « saisir aux cheveux ». Ha ! Perchevax, Fortune est cauve Detriers et devant chavelue.(v.4646-7)

Le roman de Perceval, plus que les ceuvres précédentes de Chrétien, m'a paru se dérouler dans une perspective vivante de « temps qui passe » (43). Derriére la course du chevalier errant, la marche du temps efface les décors, (42) Traduction

de A. Boutémy,

Gautier Map, conteur anglais,

Bruxelles, 1945, p.55. Le conte de Sadius et Galon figure dans le De nugis curialium, DAT, ch.II, pp.104-122. (43) Ph. Ménard, Le temps et la durée dans les romans de Chrétien de Troyes, MA 73, 1967, pp.380 et s., remarque que « l'importan-

Chevalerie et pénitence

200

modifie les lieux. Le bouvier sauvage rencontré à l'orée du domaine merveilleux par Calogrenant était à la méme place lorsqu 'Yvain parvint à l'essart où il venait le rencontrer. Perceval ne retrouvera pas plus le cháteau du Graal qu'il n'avait retrouvé la Gaste Forét. Dans le Conte du Graal, « on ne se baigne pas deux fois dans le méme fleuve ». La vision du Graal avait été offerte au jeune Gallois alors qu'il était encore

valet, qu'il sortait à peine de l'adolescence

;

paralysé, déjà, par le souci de se conduire en chevalier courtois, il n'avait pas su en interroger la beauté. Perceval cherchera en vain, désormais, à provoquer de nouveau le hasard. Ses succés en matiére de chevalerie ne l'améneront qu'à la tristesse, à un complet dénuement moral : Tant avoit en son cuer anui (v.6263),

à une nouvelle forme de l'état sauvage : Et cil qui n'avoit nul espans De jor ned'eure ne de tans Respont

: « Quels jors est-il dont hui ? » (v.6261-64)

Dans la scène où Perceval nous apparaît pour la derniére fois, celle de l'ermitage, le repentir du héros est lié à une cérémonie de pénitence collective. C'est en effet le jour du Vendredi saint que dans la forêt où il cheminait teut armé il fait la rencontre d'un cortége de pénitents. Porter les armes pendant les jours de la Tréve de Dieu (44), et surtout le jour anniversaire de la mort du Christ, était réprouvé comme une infraction grave aux lois de ce du passé se manifeste surtout dans Perceval » (p.391, n.53). Il

conclut néanmoins : « D'Érec à Perceval, nulle évolution... mais une grande diversité et variété d'attitudes temporelles » (p.399). Aprés mon étude du Conte du Graal, je constate dans la manière

dont Chrétien conçoit la durée dans ce dernier roman une évolution par rapport aux précédents. (44) On trouvera dans l'ouvrage de G. Duby, Le dimanche de Bouvines, Gallimard 1973, pp.82-84, un développement sur les institutions de la paix et la Tréve de Dieu. Cf., dans le méme ouvrage, la bibliographie réunie sous le titre « La paix et la guerre au XIIe

siécle », pp.240-242.

Le chevalier Perceval

201

l'Église. Aussi Perceval s’attire-t-il un sermon mérité, qui

le réveille de l'inconscience où il était plongé et lui fait prendre la direction de l'ermitage. La rencontre des pénitents a donc en tout premier lieu un róle important dans l'action. Mais Chrétien ajoute une précision sans intérét pour l'action. Ces pénitents qui marchent dans le sentier vétus comme des moines, Lor chiez en lor chaperons mis, Et s'aloient trestot a pié

Et en langes et descauchié (v.6244-46) ,

sont des chevaliers et des dames. La symétrie est frappante entre cette rencontre et l'autre rencontre, celle qui, dans

la Gaste Forét, avait fasciné Perceval. J. Frappier a mis en valeur cette symétrie

: Les premiers, écrit-il, ont « révélé

la chevalerie profane à Perceval », les autres « représentent pour l'heure le divin » (45). Quelque juste que soit cette analyse, l'opposition qu'elle établit subtilement entre « profane » et « divin » appelle un commentaire. En effet, toute chevalerie, à moins d'étre purement symbolique, n'est-elle pas en soi profane ? Dans une société qu'à cette date on ne peut plus dire primitive, la fonction de défenseur justifie la place du guerrier dans l'ordre social ; mais seul le caractére sacré d'une mission le sacralise. Les combats menés pour la foi contre l’infidèle font de lui un « miles Christi », les combats aussi qu'il livre au cours d'une bataille pour une cause juste, la protection des « pauvres » enfin, assurée sous la direction d'un roi qui est « l'oint du Seigneur ». Mais de ces actions, le chevalier n'aurait pas à se repentir. En prenant l'habit de pénitent, il accuse ses faiblesses, il se renonce en méme temps qu'il se purifie ; il se lave de l'impureté inhérente au métier des armes tel que dans la réalité il le pratique ; il fait la part de Dieu dans une vie qui viole constamment, obligatoirement dirai-je, les préceptes de l'Évangile. La rencontre des pénitents sera certes pour Perceval une introduction au

(45) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.150.

202

Chevalerie et pénitence -

divin. Mais au lecteur elle laisse deviner, derriére l'attitude

pieuse des chevaliers pénitents, le cóté impur de la chevalerie, sa face d'ombre.

Chrétien a ménagé une harmonie entre les rencontres de Perceval et l'état de son áme. Vers l'enfant plein d'appétit de vivre venaient des chevaliers « plus beaux que des anges ». Vers l'homme qu'accable l'ennui d'une existence vide viennent des chevaliers humiliés. Le retour à Dieu rendra à Perceval la paix de l'áme. L'absolution, en effaçant le péché ancien, purifiera enfin son passé. L'échec au cháteau du Graal n'a pas été rattra-

pé, il est accepté et pour ainsi dire effacé en méme temps que la faute qui en était la cause profonde. Bien qu'il soit impossible d'étre affirmatif sur ce point, dans l'ignorance où nous sommes de la fin de cette histoire, j'incline à penser que là se trahit l'évolution la plus profonde de Chrétien, dans le fait qu'un échec, méme devenu public, ait pu étre compensé par une pénitence secréte et tout intérieure, comme si le héros cessait un instant de vivre sous le regard des hommes pour passer sous le regard de Dieu, le souci de sa renommée cédant alors la place à la recherche d'une plus haute gloire. Le repentir de Perceval est bien dans l'esprit du prologue que Chrétien a donné au Conte du Graal. Plus que la « vaine gloire » qui vient de « fausse ypocrisie » importent les dispositions intérieures et la bonne conscience « si que ne le set se cil non qui Diex et caritez a non ».

En se conformant aux pratiques chrétiennes, le héros rendra en quelque sorte légale sa chevalerie. Il a appris désormais à faire, comme les chevaliers pénitents, la part de Dieu dans sa vie. Cette vie, par ailleurs,en sera-t-elle

changée paroles promet aussi en

? de en ce

Seul Chrétien aurait pu nous le dire. Mais les l'ermite n'incitent pas à le penser. Ce dernier effet à Perceval le Paradis, mais il lui promet monde « honneur et prix » :

Encor porras monter en pris S'avras honor et paradis. (v.6457-58)

Le chevalier Perceval

203

Si tu es décidé à suivre mes conseils, tu peux encore augmenter ta valeur, tu y gagneras l'honneur et, plus tard, le paradis.

L'ermite promet,en somme,à son protégé son accomplissement en tant que chevalier. Dans cette religion pour hommes du siécle qu'il lui préche, il n'y a aucun mysticisme. La priére aux noms de Dieu protégera Perceval, la piété fera croître son « prix », c'est-à-dire sa valeur de chevalier, courage, ardeur, ténacité (46), elle lui permettra de vivre dans l’« honneur », c'est-à-dire de jouir de l'estime des autres et d'étre en paix avec soi-méme jusqu'au jour où Dieu l'accueillera parmi les justes. Par esprit de pénitence, maint grand seigneur du siécle précédent avait renoncé au monde pour mener une vie de misére dans les foréts. Comme l'écrit non sans humour R. Louis, « la France du XIe siècle a connu une pléiade de comtes riches et puissants qui se sanctifiérent dans les foréts en faisant du charbon » (47). La plupart des épopées guerriéres faisaient finir leur héros sous la robe de moine. Le « moniage » du preux était l'épilogue normal de sa geste. Ce n'est pas ainsi que j'imagine l'épilogue du Perceval. A la fin du XIIe siècle, le repentir et l'absolution permettaient au guerrier de terminer sa vie — quand elle n'avait pas été criminelle — dans une relative sérénité. Guillaume le Maréchal qui s'était « donné » aux Templiers dans sa jeunesse ne revétit le manteau de l'ordre que sur son lit de mort. Et il refusa de renier sa chevalerie : (46) Un passage du Roman d'Éneas me semble montrer de facon particuliérement évidente que, en parlant du « prix » d'un chevalier, les hommes du XIIe siècle désignaient sa valeur militaire : il s'agit de l'offre que fait au berger Páris la « déesse de bataille » Pallas: ... Et al li donra hardemant Et tel pris de chevalerie

Ne trovera ja an sa vie Nul meillor de soi ne son per ; Ja nel porra huem surmonter.(v.150-154) (47) Girart, comte de Vienne, dans les chansons de geste, t.]l, p.

100.

Chevalerie et pénitence

204

Li cler sunt vers nos trop engrés Trop nos vunt barbiant de prés. Car j'ai pris V cenz chevaliers Dont j'ai e armes e destriers

E tot lor herneis retenu : Se por go m'est contretenu Li reignes Dé, n'i a que prendre, Car je nel porreie pas rendre. Je ne puis plus fere, ce cui A Deu, fors rendre mei a lui Repentant de tos mes mesfez, De toz les mals que je ai fez.

S'il ne me volent eschacier Avant ne me poent chacier : Ou lor arguement est ci fals, Ou nuls hom ne peut estre sals.(48)

A Jean d'Erlée, qui était l'écuyer du maréchal et probablement son premier biographe, l'auteur de l'Histoire fait donner la réponse : Sire, ce dist Jehan d'Erlée Certes ce est verité provee (v.18497-8).

Chrétien a toujours dans l'histoire de Perceval oblitéré un aspect de la chevalerie, le fait qu'elle procurait les moyens d'assurer la vie matérielle. L'auteur sourcilleux qui se défendait dans le prologue d'Erec et Enide d’être de ceux « qui content pour gagner leur vie » a toujours respecté la convention romanesque qui fait de tous ses chevaliers des (48) Histoire

de Guillaume

le Maréchal,

comte

de Striguil et de

Pembroke, régent d'Angleterre de 1216 à 1219, édition accompagnée

de

traduction

par P. Meyer,

Paris,

Renouard,

1891,

vers

18481-96. Traduction de P. Meyer pour ce passage : « Les clercs sont trop durs pour nous. Ils nous rasent de trop prés. J'ai pris 500 chevaliers dont je me suis attribué les armes, les chevaux et tout l'attirail. Si pour cela le royaume

de Dieu m'est interdit, il n'y a rien à

faire car je ne pourrais pas les rendre. Je ne puis faire plus pour Dieu que de me rendre à lui repentant de toutes mes fautes. A moins que les clercs veuillent ma perte compléte, ils doivent s'abstenir de me poursuivre davantage. Ou leur argument est faux, ou personne ne peut étre sauvé . » (t.III, pp.259-260).

Le chevalier Perceval

205

héros d'une prouesse absolument désintéressée. Compte tenu de cette fiction, les errances de Perceval me paraissent l'avoir conduit, aprés les fautes, les hésitations et les

choix de l'adolescence, aprés une période d'oubli de Dieu et de misére morale, à la réussite, modeste, d'une carriére de chevalier.

L'histoire de Perceval ne donne pas une place aussi importante qu'il semble au premier abord à une réflexion sur la chevalerie. Du schéma de conte populaire sur lequel, à mon avis, elle a été composée, elle garde un trait d'importance capitale : l'aventure qui a fait son succès, celle du Graal, n'est pas en soi particuliérement destinée à un chevalier : le Roi Pécheur et son royaume ne pouvaient étre sauvés ni par la lance ni par l'épée. C'est à cause de la chevalerie, dans la mesure oü son appel l'a tiré de l'enfance et lui a fait abandonner sa mére, que Perceval se trouve confronté à l'énigme de la Lance qui saigne. Mais la chevalerie est impuissante à conjurer cette énigme. Lancelot triomphait par sa prouesse du monde mythique de la mort. Yvain tuait, avec les monstres qu'il affrontait, le malheur

des opprimés. Perceval, quoique preux, reste impuissant. Et lorsqu'il aura pu enfin, avec les leçons de l'ermite, accepter dans la pénitence et l'adoration le mystére du Graal, il parviendra à harmoniser chevalerie et vie chrétienne ; mais en tant que chevalier il n'aura pas une conduite différente. Il est vrai que le roman, en nous contant les progrés de son héros, décrit les phases d'un apprentissage de la chevalerie et qu'il contient,sous une forme qui améne à le rapprocher des écrits didactiques, les éléments fondamentaux du code chevaleresque. Mais peut-étre l'aspect didactique est-il révélateur, plutôt que du but de l’œuvre, du schéma narratif sur lequel elle a été construite. Chez Per-

206

La chevalerie dans le Perceval

ceval c'est moins l'apprentissage de la chevalerie qui est riche de signification que la difficulté, propre à ce personnage, à intégrer dans sa vie intérieure l'acceptation chrétienne du mystére de la rédemption. Sans jamais confondre les domaines de la chevalerie et de la religion, comme le feront plus tard, en usant du symbole et méme de l'allégorie, ses continuateurs, Chrétien a donné dans le Perceval une place trés grande aux devoirs religieux. Choisir la chevalerie avait marqué Perceval d'un péché originel. Comme toutes les fautes des hommes, ce péché souillait de larmes de sang la lance du cortége. Perceval l'expie non par la prouesse, mais par le repentir et l'humilité. Chrétien trahit ainsi un doute profond sur la valeur humaine de la chevalerie. On ne saurait donc s'étonner que son Perceval amorce le grand mouvement qui conduira jusqu'au détachement mystique de la Queste du Graal. En effet, comme l'a bien vu E. Gilson, « la quéte du Saint Graal, annonce d'une chevalerie céleste, ne demande pas seulement à la chevalerie terrestre de se modérer et de s'affiner, mais de se renoncer » (49). Chrétien dépouille dans le Perceval la chevalerie du prestige social dont tous ses autres romans, à l'exception du

Lancelot,

lavaient

parée.

Érec, Alexandre,

Cligès,

Yvain, Gauvain, étaient des fils de race royale destinés à appartenir à la classe des maítres. Perceval est le fils d'un chevalier exilé et réduit à la pauvreté. D'abord risible, longtemps ignorant, toujours quelque peu naif, il garde jusqu'au moment où Chrétien interrompt son histoire les caractéres d'un étranger au monde courtois, d'un Gallois pour qui le métier de chevalier serait un gagne-pain. Il a conquis lui-méme ses armes, elles ont été le butin d'un combat douteux. Sa chevalerie ne lui a été conférée ni par un seigneur ni par le roi Arthur, mais par un « prudhomme » que le hasard lui a fait rencontrer. Comment le public du temps pouvait-il se représenter les « cinq années » (49) La théologie mystique de Saint Bernard, Études de philosophie médiévale, 1934, p.215.

Le chevalier Perceval

207

de vie aventureuse qui forment l'essentiel de son existence d'adulte et que Chrétien ne prend pas la peine de décrire, sinon d'aprés la vie que menaient les chevaliers itinérants, les bacheliers sans terre ? Pour les héros destinés à devenir des maitres, l'accés à la prouesse était avant tout la conquéte d'une éthique ;la vie de chevalier avait la valeur d'un apprentissage de la grandeur d'áme. Aussi leurs voyages, lorsqu'ils devenaient errance, les faisaient-ils avancer sur la carte allégorique des valeurs morales. Érec allait de l'amour sensuel à la joie et en méme temps de la mauvaise renommée à la gloire. Les voyages d'Yvain commencent comme les voyages de jeunesse des chevaliers de son temps. Mais ils l'aménent, aprés la détresse et la folie, au lieu allégorique oü bifurquent les deux branches de l’Y pythagoricien : la voie du bien choisie par le héros le conduit d'épreuve en épreuve jusqu'à la force tranquille de l’âme héroïque. L'histoire de Perceval est seulement l'histoire d'un homme. Tous ses voyages sont les étapes d'une errance dans le dédale des chemins de la vie. Ils le conduisent de l'enfance à l'áge adulte, à l'áge mür peut-étre, de la forét oü il vivait avec sa mére à l'ermitage où il fait le bilan de sa jeunesse. Comme Hans, le chevalier de Giraudoux, il « n'a jamais suivi que la piste humaine » (50). Il a vécu les enthousiasmes de l'enfance, l'espoir de l'amour, l'attente passionnée de l'exceptionnel, la rencontre de Dieu. Lorsque nous le quittons il est seul, mais la foi retrouvée de son enfance lui a rendu

la sérénité. Les satisfactions terrestres qui lui sont promises sont de celles qu'apporte la maitrise d'un métier. La chevalerie lui permettra de continuer dans l'honneur sa vie publique. Quant à sa vie intérieure, passées ses premiéres joutes, ce ne sont pas ses ceuvres de chevalier qui l'expriment

: elles ont au contraire failli la détruire ; n'avaient-

elles pas été sans cesse un obstacle à son épanouissement ? Chrétien dans le Perceval a fait de l'errance du chevalier non pas la phase de conquéte du moi héroique mais la projection dans l'espace de la durée d'une vie.

(50) Ondine ,acte III, scène I.

208

La chevalerie dans le Perceval

Il a retiré à la chevalerie cette valeur éthique que lui donnaient

tous

ses autres romans

et méme

cette valeur

mythique qu'elle avait prise dans le Chevalier de la charrette et le Chevalier au lion. Comme si ce désenchantement avait libéré en lui la fonction fabulatrice, c'est dans les images du souvenir d'amour et dans le mythe chrétien du Graal que s'est épanouie jusqu'à la magnificence son inspiration de poéte, c'est par la création d'un personnage de roman au sens moderne du mot que son talent a su, jusque dans sa dernière œuvre, se montrer novateur.

DEUXIEME PARTIE

GAU VAIN

CHAPITRE VIII

COMMENT ABORDER L'HISTOIRE DE GAUVAIN L'histoire de Gauvain, ou plutói ce que nous possédons de cette histoire, restée inachevée comme

celle de Perce-

val, est construite selon un plan d'ensemble à première vue trés simple : le déplacement du personnage dans l'espace fournit la trame sur laquelle viennent s'insérer les aventures. Le Gauvain s'organise tout entier à partir des lignes brisées d'un itinéraire constamment interrompu. Malgré cette apparente simplicité de sa structure, la deuxiéme partie du Conte du Graal ne saurait étre confondue avec ces romans de chevalerie qui, forme premiére du roman de cape et d'épée, entrainent le héros d'exploit en exploit au fil d'une intrigue où l'aventure périlleuse et les soucis de l'amour multiplient les obstacles. Tout d'abord,

à la lecture du Gauvain, le lecteur éprouve une sorte de géne : le héros lui demeure étranger, constamment déconcertant. Il n'appelle pas l'admiration malgré ses qualités, il n'inspire pas la pitié malgré les avanies qu'il subit ; on ne tremble pas pour lui bien qu'il soit affronté à de terribles dangers. Chrétien n'obtient ici aucun des effets que ses contemporains appréciaient dans la littérature de divertissement, comme l'atteste ce témoignage de Pierre de Blois : « Souvent dams les tragédies et dans les autres ceuvres de poésie ainsi que dans le répertoire des auteurs en langue vulgaire, on représente un héros preux, courtois, plein de grandeur d'áme et à tous égards séduisant. On conte aussi les souffrances et les injustices qui viennent cruellement le frapper. Il en est ainsi dans ces histoires fabuleuses d'Arthur, de Gauvain (?), de Tristan, qui, racontées par des

212

Un roman différent des autres

histrions, touchent le cœur de ceux qui les écoutent et émeuvent jusqu'aux larmes » (1). Est-ce parce qu'il ne les a pas touchés que les successeurs de Chrétien ont vu en Gauvain un personnage imparfait malgré ses qualités ? J. Marx montre qu'il est constamment, dans les continuations du Conte du Graal, le héros dérisoire d'une « quéte manquée

» : « Tout au plus dans la Mort le roi Artu, le

beau roman qui clót le cycle du Lancelot en prose, lui sera-t-il permis par la grâce divine de se repentir au moment de sa mort » (2). On pourrait penser que Chrétien,dans cette derniére création, n'a pas atteint à sa maîtrise habituelle et qu'il n'a su rendre Gauvain ni admirable ni pathétique. Mais encore faudrait-il être sûr que tel était bien le but qu'il recherchait. N'est-ce pas un tort, comme le suggère R.M. Spensley (3), de chercher dans l'histoire de Gauvain ce qu'on a trouvé dans l'histoire d'Érec, de Lancelot ou d'Yvain ? Pour reprendre la classification proposée par G. Paris (4), le Gauvain n'est pas un nouveau « roman biographique » de Chrétien, une autre vie de chevalier illustre ; il n'est pas non plus un « roman épisodique », racontant quelque aventure particuliére, quelque exploit isolé d'un chevalier célébre. La distance que dans ce récit

(1) Saepe in tragoediis et aliis carminibus poetarum, in joculatorum cantilenis describitur aliquis vir prudens, decorus, fortis, amabilis et per omnia gratiosus. Recitantur etiam pressurae vel injuriae eidem crudeliter irrogatae, sicut de Arturo et Gangano et Tristanno fabulosa quaedam referunt histriones quorum auditu concutiuntur ad compassionem audientium corda, et usque ad lacrymas compunguntur.

(cité par R. Bezzola, Origines de la littérature courtoise, 3ème par-

tie, t.I, p.38, n.2 ; commentaire du passage ibid., p.292). (2) La quéte manquée de Gauvain, Mélanges E. Gilson, Toronto-

Paris, 1959, p.436. (3) Gauvain's castle of Marvels adventure in the Conte del Graal, Medium Aevum XLII, 1, 1973, p.32. (4) Etudes sur les romans de la Table Ronde, Romania pp.466-467.

10,1881,

Comment aborder le Gauvain

213

l'auteur semble prendre par rapport à son héros, la maniére nouvelle dont il utilise les réalités de son temps, la perspective eschatologique qu'il laisse entrevoir, font penser à quelque dessein plus ambitieux. Le Gauvain aurait-il voulu étre une sorte de conte philosophique avant la lettre ? Qu'au centre de l'itinéraire du chevalier soit placée la Lance qui saigne, objet mythique repris de l'ensemble du Graal, inviterait à le croire. Car c'est bien une place centrale qu'occupe dans le Gauvain la Lance qui saigne. Le récit présente en effet une trés nette bipartition. Il comporte deux séries d'épisodes. Les premiers jalonnent un voyage bien situé dans le réel. Gauvain a quitté la cour d'Arthur pour se rendre chez le roi d'Escavalon devant lequel il doit livrer un combat.

Un délai de quarante jours fixé pour ce combat limite la durée de son voyage. Trois étapes de ce voyage sont indiquées dans le texte, la premiére méne le héros au cháteau de Tintagel, la seconde n'est signalée que par la mention du lieu d'hébergement — une obedience, v.5657 — ;la troisiéme s'achéve au cháteau d'Escavalon. Là Gauvain ne peut livrer le combat qui était le but de son voyage et doit partir en quéte de la Lance qui saigne. L'introduction de cet objet mythique suffirait à elle seule à marquer une coupure dans un récit ordonné jusque là selon les conventions du vraisemblable romanesque. Mais Chrétien souligne, sans aucun doute à dessein, cette coupure, en laissant dans son histoire une zone d'ombre.

C'est à cet endroit en effet qu'il interrompt le Gauvain pour conter la suite de l'histoire de Perceval, c'est-à-dire l'épisode de l'ermite. « Cinq ans », nous dit-il, ont passé pour Perceval depuis qu'il est parti à la recherche du cháteau du Graal. Et Gauvain et Perceval avaient quitté à peu prés en méme temps la cour d'Arthur. Or Chrétien, soucieux sans doute, plutót que d'établir des concordances temporelles précises, de faire comprendre qu'une tranche de durée s'est écoulée (5), se borne à indiquer la longueur d'un cheminement : (5) Cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.148.

214

La bipartition du récit Mesire Gavains tant erra ... (v.6519)

Beaucoup de temps a passé, un temps qui a cessé d'étre mesuré. L'action évolue désormais dans une durée indéterminée. L'espace dans lequel se poursuit le récit est lui aussi radicalement différent. Gauvain est parvenu, sans que nous sachions quelles terres il a traversées, dans un lieu marginal où la représentation du réel fait place aux constructions de l'imaginaire. Le chevalier a atteint la frontière du pays d’où l'on ne revient pas. Son errance dans ce pays de non-retour se dissocie difficilement en épisodes séparés. L'analyse de détail montrera que Chrétien l'a orientée par rapport au terme qu'il lui assigne, un cháteau surréel, traditionnellement nommé le cháteau de la Merveille, et que pour ma part j'appellerai le cháteau des Reines.

La bipartition du Gauvain, la place donnée à la Lance qui saigne, ont certainement été voulues par l'auteur. Mais du fait de l'inachévement de l’œuvre ses intentions nous demeurent obscures. Aucun érudit n'a jusqu'ici, à ma connaissance, proposé d'interprétation satisfaisante de l'histoire de Gauvain. J. Frappier renonce à voir une unité dans sa seconde partie et suppose que Chrétien y aurait transcrit à sa facon des contes disparates : « Il est probable que Chrétien a trouvé dans sa source cette juxtaposition presque incohérente et cet emboítement de contes divers...» (6). En général, le Gauvain a été peu étudié pour lui-méme

et dans son

ensemble, soit qu'il ait été lu en

fonction de l'histoire de Perceval et de l'interprétation qui en était proposée, soit que, fournissant un terrain propice aux recherches de sources, il ait été présenté comme une somme inorganique d'éléments de provenance diverse, soit que les études auxquelles il a donné lieu se soient bornées à en éclairer un épisode particulier. Pourtant, la confrontation des deux parties de cette histoire permet, me semble-t-il, de saisir des rapports de sens, de distinguer des continuités, de percevoir des han(6) Op.cit., p.232.

Comment aborder le Gauvain

215

tises. Elle ne peut étre proposée qu'au cours d'un examen minutieux du récit. Je conduirai cette analyse à l'aide de méthodes différentes selon qu'il s'agira d'examiner le voyage du héros ou son errance, le voyage puis l'errance me paraissant former deux grandes unités narratives de type trés différent.

CHAPITRE IX

LE VOYAGE AU ROYAUME

D'ESCAVALON

Gauvain, lorsqu'il quitte la cour d'Arthur, n'a pas choisi de partir pour Escavalon. Le projet qu'il avait formé était autre. Au moment où la Demoiselle hideuse était venue proposer aux chevaliers réunis un choix de belles aventures, Gauvain, nous l'avons vu, avait choisi la plus belle, celle qui, disait la messagére, devait donner la

gloire la plus haute, le privilége insigne de « ceindre sans crainte l'épée aux étranges attaches » (trad. L.F., p. 111). Il allait au secours d'une jeune fille qu'assiégeait, « sur la colline au pied de Montesclaire », une guerre cruelle. Il aurait ainsi mené le combat le plus conforme à la morale du chevalier, morale sociale qui exigeait le respect de la paix, morale religieuse qui faisait du chevalier le protecteur des étres faibles et sans défense et lui donnait

pour

modèle

Saint

Georges,

dont

le combat

contre le dragon sauva de la mort une vierge. Mais il ne fut pas donné à Gauvain de mériter l'épée merveilleuse. Il avait à peine choisi son but que celui-ci lui est retiré. Un coup de théátre en effet se produit. L'arrivée au cháteau d'Arthur d'un chevalier étranger à sa maison infléchit le cours de la destinée du héros. Chrétien donne aussitót l'identité de l'intrus : il se nomme Guinganbrésil et arrive du royaume d'Escavalon. Il arrive en accusateur, dévoilant à l'assistance réunie

autour du roi, et en méme temps au lecteur, une action passée de Gauvain qu'il présente comme un crime. Il vient accuser publiquement le héros de meurtre et de trahison. Gauvain aurait tué son seigneur — la suite du récit

L'accusation portéé contre Gauvain

|

218

précisera que ce seigneur était l'ancien roi d'Escavalon (1) — et aurait commis ce meurtre dans des conditions indignes d'un chevalier, par traîtrise, sans respecter les régles du combat loyal, qui doit étre précédé d'un défi. L'irruption de Guinganbrésil au sein de la cour d'Arthur reprend un procédé déjà à plusieurs reprises utilisé par Chrétien pour amorcer un récit, celui du défi lancé par un chevalier arrogant. Du point de vue de sa fonction dramatique, ce motif est comparable à celui de l'arrivée d'un messager inattendu (2) : il vient interrompre le cours normal

des événements

; il introduit

un

agresseur

dans le

groupe auquel appartient le héros ; il entraíne ce dernier dans un combat ou une poursuite. Le type du chevalier porteur de défi est pour l'ensemble assez bien défini par la comparaison avec un taureau furieux que fait Chrétien dans le Lancelot en présentant l'épisode du Chevalier orgueilleux (v.2566-69). Mais Guinganbrésil ne correspond pas vraiment au type attendu du porteur de défi, et sa fonction d'agresseur ne fait pas de lui un personnage odieux.

Il est bien inséré dans le monde

chevaleresque,

comme l'indique la description précise de son blason : il porte d'or à la bande d'azur. Il salue courtoisement le roi Arthur. On ne peut se le représenter comme un jeune insolent puisque, dans la suite du récit, le jeune roi d'Escavalon l'appelle « Maistre » (v.6072), ce qui laisse supposer qu'il a été son gouverneur d'armes et donc qu'il comptait

——————

(1) Il faut traduire

« mon

L. Foulet,

pére ». Cf. W.A.

« mon

seigneur » et non pas, comme

le fait

Nitze, The Guingranbrésil

episode in Chrétien's Perceval, Romania LXXVII, 1951, p.380, n.2 : « It might be added that Foulet (p.112) renders Mon seignor (4760) by « mon pére » (the reading of the MS). But v.6096 makes clear that Gauvain killed not the father of Guinganbrésil but the latter's overlord. Since v.4760 is one syllabe short the correct reading must be Mon seignor.» (2) Cf. ci-dessus, p.193.

Le voyage à Escavalon

219

parmi les chevaliers les plus estimés de son pére (3). Lors de l’affrontement qui mettra aux prises Gauvain et la commune d'Escavalon, nous le verrons soucieux de respecter les lois de l'hospitalité et les bons usages de la chevalerie. Et surtout, ce n'est pas une simple insulte qu'il lance à Gauvain,ni un défi gratuit : il vient prononcer solennellement une accusation, avec formulation précise du délit et prise à témoin de l'assistance : ... « Gavains, tu oceïs Mon seignor, et si le feis Issi que tu nel desfias. Honte et reproce et blasme i as, Si t'en apel de traison ;

Et sachent bien tuit cist baron Que je n'i ai de mot menti ». (v.4759-65) « Gauvain, tu as tué mon seigneur, et sans lui avoir lan-

cé de défi. Tu en portes le déshonneur, l'opprobre et le bláme. C'est pourquoi je t'accuse de trahison. Et que tous tes barons ici présents sachent bien que je n'ai pas menti d'un mot. »

Il faut donner au verbe « appeler » le sens trés précis d'« accuser », son sens juridique (4). L'importance de ce verbe est soulignée par le fait que Chrétien l'emploie pour présenter tout le discours de Guinganbrésil : Mais Gavain ne salua mie Ainz l'apele de felonnie (v.4757-58),

que Gauvain lui-méme le reprend : Et por che desfendre m'en doi Qu'il n'en apele autre que moi (v.4777-78),

(3) Sur l'usage de donner aux enfants des familles de l'aristocratie

guerriére des chevaliers gouverneurs d'armes, cf. l'exemple historique de Guillaume le Maréchal, gouverneur de Henri le jeune roi et l'exemple littéraire de Governal, « maître » de Tristan. (4) La traduction de L. Foulet affaiblit parfois ce sens : « je suis

le seul qu'il ait nommé » (p.113). Elle le fausse légérement, me semble-t-il, lorsqu'elle propose comme équivalences « il l'appelle à un combat singulier » (p.113), « j'avais appelé Gauvain en duel pour trahison » (p.142).

220

:

L'accusation portée contre Gauvain

et qu'il sera utilisé constamment lors du rappel de la scéne dans les épisodes postérieurs (v.5191,6064, 6107). A son accusateur Gauvain riposte aussitôt. Il se défendra par les armes, dit-il, ce qui signifie qu'il demande le duel judiciaire : Je m'en desfent (v.4786).

Les verbes qu'utilise Chrétien dans ce passage sont exactement ceux que l'on trouve dans les textes de coutumiers. Voici par exemple comment l'Ancien coutumier de Bourgogne traite de l'accusation de trahison : « Coment ciz que on apelle de traison se doit deffendre. Tu es traite et je t'apele de traison. Se ciz est en court si doit dire : Vos mentez, de quoi m apelez vous traitre ? — De cest chose, dit ciz. — Par foi de ce me deffenderai-je ainsi comme je deverai et ensi comme li cours et droit jugerait. — Si dit le jugement qu'il s'en doit deffendre par 1Ihomme. Se il ha dit par aventure a l'apelez : vous en mentez et je m'en deffenderai vers vous, si li juge on que il s'en doit deffendre vers lui cors a cors » (5).

Gauvain, étant chevalier, doit se défendre lui-méme et non « par I homme », c'est-à-dire en faisant combattre un

champion. Pendant meurtre et celle de tions les plus graves, le duel judiciaire. Si l'on confronte

tout le Moyen Age, l'accusation de trahison, comptant parmi les accusafurent considérées comme autorisant le texte de Chrétien avec le modéle

proposé par l'Ancien coutumier de Bourgogne, la diffé-

rence qui éclate est que l'accusation et la riposte à l'accusation se passent chez Chrétien devant l'assemblée que forment le roi et ses chevaliers, mais que cette derniére n'est pas constituée en « cour » de justice. On ne saurait s'en étonner. D'une part en effet l’œuvre de Chrétien ne fournit aucun exemple de grande scéne de procés comme le procés de Ganelon dans la Chanson de Roland ou méme (5) Texte cité par G. Valat, Poursuite privée et composition pécuniaire dans l'ancienne Bourgogne, Dijon, 1907, p.104, n.1.

Le voyage à Escavalon

221

le procès de Lanval dans le Lai de Marie de France. Dans le Chevalier de la charrette par exemple, l'accusation d’adultère portée contre Keu et la reine Guenièvre, la dé-

cision de Lancelot de combattre en duel judiciaire (à la place de Keu que ses blessures empéchent de combattre lui-même) contre l’accusateur, sont détachées de tout contexte proprement juridique. D'autre part, la scène

que nous examinons n'est que la premiére phase de la procédure du duel judiciaire, le défi et la riposte au défi. Cette première phase, dans les coutumes du XIIIe siècle, précédait les mesures à caractére proprement juridique, remise d'otages, réunion des garants et des arbitres, prestation des serments. Une autre observation naít de la comparaison entre le texte du coutumier et la scéne du Gauvain : Gauvain n'a pas véritablement nié étre coupable de ce dont l'accuse Guinganbrésil. Il ne traite pas ce dernier de menteur. Il lui reproche d'avoir « dit son outrage », c'est-à-dire, selon

la traduction de L. Foulet, « dépassé toute mesure ». En fait, c'est en utilisant une tournure prétéritive qu'il présente sa défense : Mais se je rien mesfait eüsse Au chevalier et jel seüsse, Molt volentiers pais en queisse

Et tele amende li feisse Que tot si ami et li mien Le deüssent tenir a bien. Et se il a dit son outrage Je m'en desfent et tent mon gage...(v.4779-86) Si je me savais coupable à l'égard de ce chevalier, je n'hésiterais pas à lui demander de faire la paix en lui offrant telle réparation que ses amis et les miens jugeraient équitable. Mais comme il a dépassé toute mesure, je suis prét à me défendre par les armes... Voici mon gage.

Gauvain évoque la possibilité d'une « amende » qui, discutée et fixée par les deux groupes lignagers, aurait évité d'en venir au combat. J'ai traduit « amende » par « réparation ». « Composition. » eüt été un terme plus exact. G. Valat, dans le chapitre où il traite du duel judiciaire et

222

Gauvain demande le duel judiciaire

de la composition pécuniaire aux époques qui nous intéressent ici (6), cite des cas où une composition évite ou interrompt le duel judiciaire, et les commente en ces termes : « ... comme l'on transige sur un droit de propriété, sur une banalité ou un droit de justice contesté, l'on transige sur un vol, une injure, une bature ou un assassinat »

(7). Cette coutume, dit-il, n'est fréquemment attestée que par des textes postérieurs au XIIIe siècle. « Pourtant il est indiscutable que la composition existe au XIIIe siècle ». (8) L'emploi du mot « amende » dans le passage qui nous intéresse, et l'allusion aux discussions auxquelles pourrait donner lieu la fixation de cette « amende » invite à penser que Chrétien connaissait l'usage de la composition. Gauvain écarte à regret la possibilité de composer avec son accusateur : on notera dans sa phrase la valeur de l'adverbe « volentiers » Molt volentiers pais en queïsse (v.4781).

Chrétien ne le représente pas du tout comme un chevalier fougueux et emporté, brülant du désir de se justifier par les armes. Ce qui me semble étre impliqué par sa réponse, peu claire du reste et difficile à interpréter, c'est qu'il ne rejette pas en bloc l'accusation (la suite du récit confirmera d'ailleurs qu'il a tué l'ancien roi d'Escavalon), mais qu'il en rejette une partie. On pense tout naturellement à l'accusation de trahison. Comment du reste le lecteur de Chrétien pourrait-il croire que Gauvain s'est conduit en traître ? Quoi qu'il en soit, sa défense n'est pas nette.

Dans son étude sur le duel judiciaire chez Chrétien de Troyes, G. Cohen n'a pas inclu l'examen de notre texte (9). Pourtant, bien que ce passage ne décrive que la phase d'accusation, on y trouve mentionnés plusieurs des éléments que G. Cohen juge caractéristiques de cette maniére de juger. « Essentielle, écrit-il, est dans cette procédure la (6) Op.cit., chapitre IV. (7) Op.cit., p.107. (8) Op.cit., p.104. (9) G. Cohen, Le duel judiciaire chez Chrétien de Troyes, Annales de l'Université de Paris, 1933, pp.510-527.

Le voyage à Escavalon

223

dation initiale du gage. » (10) Elle est signalée dans la réponse de Gauvain (v.4786). Un délai de quarante jours était prévu, note G. Cohen en se référant à des textes juridiques, entre la dation du gage et le combat. Un délai de quarante jours est ici prévu par Guinganbrésil, qui semble le considérer comme allant de soi. J'ajouterais que la liaison étroite que semble établir le texte entre la dation du gage et le choix du lieu de combat et du roi qui l'arbitrera (v.4788 et s.) pourrait n'étre pas un hasard. Il n'est pas impossible qu'à cette époque celui qui donnait le gage ait dü laisser à l'autre le choix du lieu, de méme que dans les duels du XVIe siècle celui qui jetait le gant laissait à son adversaire le choix des armes. Mais on ne saurait étre affirmatif sur ce point : les usages juridiques du XIIe siècle sont mal connus du fait de l'absence de textes ; et dans ce

cas précis il est trop évidemment nécessaire à l'action que le combat ait lieu « devant le roi d'Escavalon » (v.4791). Le texte qui nous occupe est un passage de roman, ceuvre d'un auteur qui a toujours mélé trés librement réalité et fiction. On ne peut donc pousser trés loin la confrontation entre les termes qu'emploie Chrétien, les détails qu'il donne, et les coutumes juridiques de son temps. Néanmoins il me parait indiscutable que le combat que vont se livrer Gauvain et Guinganbrésil est autre chose qu'une joute de chevaliers engagée à la suite d'un défi. Son enjeu est clair. Guinganbrésil entend par sa victoire montrer que Gauvain est coupable : Et cil dist qu'il l'en provera De traison laide et vilaine.(v.4788-89).

Gauvain sait que l'issue du duel prouvera de quel cóté était le bon droit : Et la verrons qui ara droit.(v.4796)

Comme tout duel judiciaire, ce combat est un appel au jugement de Dieu. L'œuvre antérieure de Chrétien contient trois duels judiciaires, le premier livré par Lancelot pour innocenter (10) Op.cit., p.524.

224

Gauvain demande le duel judiciaire

Keu et Gueniévre

; les deux autres livrés par Yvain pour

faire rendre justice à des jeunes filles sans appui. Dans ces trois cas, encore qu'on puisse, en ce qui concerne Lancelot, faire des réserves et parler à juste titre, comme l'a fait G. Cohen, de « restriction mentale » (11), le chevalier défend une cause qui n'est pas la sienne. Il se fait par dévouement et souci de justice le champion du faible incapable de combattre. Gauvain, lui, doit se justifier lui-même. Tant que l'issue du duel n'aura pas fait éclater son bon droit, sa situation est pour ainsi dire celle d'un inculpé. Aussi son départ vers Escavalon est-il un départ dépourvu de cette aura de gloire qui s'attache aux joutes d'honneur (12) et il laisse dans l'angoisse tous ses amis. Il n'est pas conforme aux usages du temps que ce départ soit solitaire. La défense contre une accusation était dans la réalité du XIIe siècle une affaire familiale. Aussi Chrétien, pour garder l'illusion du vraisemblable, a-t-il pris soin d'écarter de Gauvain ses « amis charnels », représentés ici par son frére Agravain : .. — Frere,ja nus hom

Ne m'en desfendra se je non ; Et por che desfendre m'en doi Qu'il n'en apele autre que moi. (v.4775-78)

Ainsi détaché du groupe lignager, le héros parait plus vulnérable. Et comme le duel judiciaire, surtout dans un cas aussi grave, peut étre un duel à mort, il n'est pas étonnant qu'on pleure ce jour là à la cour d'Arthur : Ot aprez lui molt grant doel fait, Maint pis batu, maint chaveil trait Et mainte face esgratinee... (v.4807-4809)

Pour Gauvain, tant qu'il n'aura pas atteint le but de son voyage, toute participation à des engagements guerriers ou à des joutes chevaleresques serait une trés grave imprudence. Comme il l'expliquera lui-même, « il ne peut risquer ni prison ni blessure tant qu'il ne se sera (11) Le duel judiciaire chez Chrétien de Troyes, p.515. (12) La comparaison avec le combat de Guiromelant point fort éclairante (cf. ci-dessous, p.295).

est sur ce

Le voyage à Escavalon

225

pas lavé de cet opprobre ; s’il laissait passer le jour fixé pour la bataille, il pourrait se honnir et déshonorer ses amis » (trad. L.F., p.122). De cette contrainte qui pése sur son héros Chrétien va tirer des effets inattendus dans l'épisode du tournoi de Tintagel. Chrétien aménage, dans cet épisode, la situation de Gauvain à partir de deux données. L'une est, pourrait-on dire, géographique : la route de Gauvain doit obligatoirement passer par le cháteau de Tintagel, enceinte fortifiée qui protége à la fois le donjon du seigneur et le bourg qu'il domine. Ce cháteau commande, précise Chrétien, la seule voie susceptible d'étre empruntée par des cavaliers : Mesire Gavains vers la porte Aprés tot son harnois venoit,

Que par iqui le covenoit Passer ou retorner arriere, Qu'autre voie n'autre charriere Jusqu'a set grans liues n'avoit.(v.4908-4913) Cette convention ne sort pas du vraisemblable : la plupart des places fortes du Moyen Age occupaient en effet des

lieux favorables à la surveillance des passages. La seconde donnée est présentée comme anecdotique : un tournoi va se livrer devant les murs de la ville. C'est un tournoi qui inquiéte les habitants du cháteau. Car à leurs propres troupes vont s'opposer celles, plus puissantes, du suzerain du seigneur de Tintagel, Méliant de Lis, et les intentions de ce dernier ne sont pas claires. « Ceux du de-

dans » redoutent qu'il ne profite de sa force pour les ruiner, Car il avoient grant paor Qu'il les volsist del tot destruire (v.4894-95).

Aussi, tandis que sur la route s'avancent les premiéres équipes de chevaliers qui arrivent pour le tournoi, les gens de Tintagel barrent-ils solidement les entrées de leurs murailles. Ils murent toutes les portes, ne laissant libre qu'une poterne dont la résistance est assurée puisqu'elle est, dit Chrétien, faite de bronze « por toz jors durer », et renforcée par une barre de fer si lourde « qu'il y en avait bien la

226

Le tournoi de Tintagel

charge d'une charrette » (v.4905-4907). Voilà donc Gauvain condamné à rester devant le mur d'enceinte jusqu'au moment où le passage sera libre. Les gens de Tintagel s'étaient réjouis de l'arrivée du chevalier inconnu. Le sage vavasseur qui conseillait Thibaut, seigneur de Tintagel, avait misé sur son intervention. Comme les écuyers et les valets de Gauvain conduisaient pour lui une troupe de chevaux de rechange — sept, avait précisé Chrétien (v.4804-5), — et portaient deux écus, il avait cru voir venir deux chevaliers et leur conroi. Les écus annongaient des chevaliers d'Arthur : le camp de Tintagel s'était senti fort affermi par la perspective de cette aide inespérée. Les dames avaient attendu comme un spectacle le moment où les pièces de l'équipement seraient tirées des coffres : voir s'armer un chevalier était un divertissement de choix. Plus vive sera la déception de tous, plus dure la huée. Lorsque, du haut des murailles, les spectateurs du tournoi voient Gauvain suspendre ses écus aux branches d'un charme et prendre l'attitude du repos, les quolibets fusent de toutes parts. Tel Ulysse au pays des Phéaciens (13), Gauvain subit l'injure la plus grave que puisse subir un guerrier, il est accusé d’être un homme de commerce Soucieux de sa marchandise et de son profit (14). On le prend pour un vendeur de chevaux, pour un changeur riche et avare sans aucun doute usurier, pour un coquin déguisé en chevalier afin de passer chevaux et armes sans payer les péages (15). On soupçonne que les housses et les coffres qui renferment ses armes sont emplis de piéces de monnaie, de vaisselle d'or et d'argent. On prédit pour lui la fin que méri(13) Odyssée VIII. (14) I1 ne me semble pas possible d'envisager que Gauvain ait pu

passer pour « un chevalier qui se donne des airs de marchand (éd. F. Lecoy, t.II, p.105, n.5188).

»

(15) Comme l'indique W. Roach dans une note de son édition du Conte du Graal, les droits de douane, octrois et péages routiers

« étaient levés sur les marchands et colporteurs, mais les chevaliers en étaient exempts » (note au v.5085, p.288).

Le voyage à Escavalon

227

tent les voleurs, la corde au cou. Il entend tout cela, il en

est contrit et honteux. On s'attendrait ici à le voir entrer dans l'action, ridiculiser ses calomniateurs par l'éclat de ses victoires. Dans le poème d'Homeére, Ulysse, placé en semblable situation, efface sur le champ les propos infamants,qui ont pour lui la valeur d'un défi : « C'est un défi pour moi que tes paroles » (16). Mais Ulysse n'avait, pour se tenir à l'écart des jeux des Phéaciens, d'autre raison que sa souffrance. Sur Gauvain pése un interdit. L'accusation dont on l'a chargé lui impose la nécessité de se disculper avant que se termine le délai de la quarantaine, de se garder intact pour le duel judiciaire. Dans ce pré oü il attend toute la journée la fin du tournoi, cette accusation le maintient face à ses insulteurs comme au pilori. Chrétien ne prolonge pas l'humiliation de son chevalier au delà de cette premiére journée de tournoi. Il lui ménage pour le lendemain une revanche. Comme, avec la fin du jour, les combats ont cessé, la troupe de « ceux du dedans » rentre dans ses murs. Gauvain la suit. C'est ainsi qu'il rencontre le vavasseur conseiller que Chrétien n'avait pas encore individualisé et qu'il nomme dans ce passage, en le montrant dans une scène de sa vie privée : dam Garin (17). Ce dernier, ajoutant ici à son róle de conseiller le róle non moins traditionnel du vavasseur hospitalier (18), accueille le héros dans sa maison oü il l'héberge pour la nuit. Ainsi l'occasion est donnée à Gauvain d'expliquer les raisons pour lesquelles il s'est tenu à l'écart du combat. Le sage Garin qui, en l'occurrence, est sans aucun doute le porte-parole de l'auteur, l'approuve sans réserve (v.52005204). Pourtant, quelques instants plus tard, dans la mai-

(16) Chant VIII, vers 185.

(17) Sur l'emploi, chez Chrétien en particulier, de dam pour dési-

gner des personnages de petite noblesse, cf. L. Foulet Sire, messire, Romania 71 (1950), pp.1-48 et pp.180-221. Mé, aux éch sén s vai mau et s eur ass vav s Bon e, edg Wol B. (18) Cf. langes R. Lejeune, Gembloux 1969, pp.1263 et s.

228

Le tournoi de Tintagel

son de son hóte, en présence de ce dernier,Gauvain va s'engager à participer au tournoi pour un moment le lendemain. Chrétien explique ce revirement avec beaucoup d'ingéniosité et méme de naturel. Il fait venir successivement chez Garin le seigneur de Tintagel Thibaut, puis sa fillette, la Pucelle aux petites manches. Thibaut, poussé par sa fille aínée, dont apparaît ainsi le caractère cupide et malveillant, avait pris la décision de confisquer les richesses présumées de Gauvain, s'étant laissé persuader que ce dernier était un imposteur, un faux chevalier. Le vavasseur Garin, indigné, protége son hóte et la démarche de Thibaut se termine en visite de courtoisie. C'est alors que survient la Pucelle aux petites manches qui a quitté en cachette le cháteau paternel. Elle vient voir le bel inconnu. Elle sait bien qu'il est chevalier. Seule, au sein du groupe qui le calomniait, elle avait dés le premier instant

reconnu en lui un brillant jouteur. Pour avoir affirmé qu'il était plus beau et plus valeureux que Méliant de Liz, le chef du camp adverse et le fiancé de sa sceur ainée,

elle avait été insultée et giflée par celle-ci. Aussi son dessein est-il de demander au chevalier inconnu de la venger en combattant pour elle le lendemain. Touché et amusé par sa gráce enfantine, Gauvain accéde à sa priére. Bien entendu, le lendemain, il devient en quelques instants le héros du tournoi : il abat l'orgueilleux Méliant de Liz, il gagne assez de chevaux pour en offrir un à chacun de ceux qui ont été aimables pour lui à Tintagel, il fait si bien triompher le camp de ceux du cháteau que tous l'escortent en triomphe lorsqu'il rentre dans les murs. Il se nomme enfin, en pleine gloire, et le prestige de son nom accroît encore la joie de ses admirateurs. Sur le sens et la portée de ce revirement il y aura lieu de revenir. Je me borne pour le moment à souligner le fait que la victoire de Gauvain dans ce tournoi est le seul succés véritable qui lui soit accordé dans cette premiére partie de son histoire. Pendant quelques heures — une matinée de joutes — l'accusation de meurtre et de trahison est passée au second plan.

Le voyage à Escavalon

229

Au cháteau du roi d'Escavalon oü il doit se présenter pour combattre en duel judiciaire, Gauvain arrive sans le savoir, ignorant qu'il est du nom de la ville où il entre, et à un moment

oü le roi en est absent. Cette situation,

essentielle pour la suite de l'action, est obtenue gráce à une bréve aventure préliminaire. Gauvain, alors qu'il traversait la forét, s'était écarté de sa route pour prendre en chasse un troupeau de biches. Sur les traces d'une biche blanche qu'il était tout prés d'atteindre, son cheval s'était mis à boíter. Tout soucieux, dés lors, de trouver un maréchal ferrant, Gauvain avait été heureux d'apercevoir une

cité d’où sortait en belle ordonnance une troupe de chasseurs. Le seigneur qui conduisait la chasse, et dont Gauvain ne savait pas qu'il était en personne le jeune roi d'Escavalon, l'avait invité à aller se reposer dans son cháteau où, en attendant que lui-même revint de la chasse, sa sceur l'accueillerait. Il avait pris soin de faire accompagner par l'un de ses hommes ce chevalier, qu'il ne connaissait pas mais considérait dés lors comme son hóte. Dans ces conditions, Gauvain n'avait eu ni à demander sa route ni à

s'informer sur le nom de la ville, ni à se présenter en arrivant au cháteau. C'est sans le savoir qu'il était parvenu au but de son voyage. En poursuivant une béte blanche, les personnages des contes bretons entraient dans un monde différent du quo| tidien (19). Guigemar, dans le lai de Marie de France, parvient ainsi au lieu merveilleux où l'attend une femme-fée. Érec, dans le roman de Chrétien, bien qu'il ne participe pas véritablement à la chasse au Blanc Cerf et qu'il la suive seulement pour accompagner la Reine, fait au cours de cette chasse la rencontre qui le ménera vers Énide. Ici Chrétien reprend ce motif en le dépouillant de toute valeur féérique ou simplement poétique (20). Il le réduit à n'étre plus qu'un artifice de narrateur. L'épisode de la chasse manquée, qui occupe une centaine de vers (v.5659(19) Cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.224. (20) Cf. ci-dessus, p.76.

230

Au cháteau d'Escavalon

5753),a en effet une fonction trés importante dans l'économie du récit. A cause de cette chasse, le roi d'Escavalon a donné l'hospitalité, c'est-à-dire l'immunité, à celui que son chevalier devait combattre dans sa propre cour ; le duel judiciaire ne pourra donc pas avoir lieu comme prévu. A cause de cette chasse, le héros entre en toute quiétude dans un lieu où de nouveaux accusateurs vont le traquer. Car si Gauvain ne connaît ni la ville où il vient d'entrer ni ses habitants, il n'est en revanche pas inconnu de tous. Alors qu'il entamait avec son hótesse, la sceur du jeune roi, une conversation galante, survient un vavasseur qui l'identifie comme le meurtrier du feu roi, s'indigne et donne l'alarme. Ni E. Kóhler dans le chapitre où il étudie la notion de prodomie (21), ni B. Woledge dans l'article oü il traite des personnages de vavasseurs(22) ne me semblent avoir donné à ce róle particulier de vavasseur la place qu'il mérite par son originalité. Le vavasseur, ici, s'érige en juge face à la sœur du roi et au chevalier qu'elle a accueilli. Il lance contre elle une tirade de prédicateur hanté par l'idée de luxure : Feme, honie soies tu ! Et Diex te destruie et confonde... (v.5840 et s.)

Il y a un tel contraste entre cette harangue et la situation des deux personnages, tirés de leur badinage amoureux et ignorants de leur identité respective, que le lecteur s'interroge sur les intentions de Chrétien. La fureur vertueuse du vavasseur ne se calme pas : il sort du cháteau, court vers la place où il trouve, « assis côte à côte, une assemblée de voisins, le maire, les échevins et toute une foison de bourgeois gros et gras » (trad. L.F., p.138). Il trouble par ses cris le calme de cette réunion : « Aux armes ! allons prendre le traître Gauvain qui a occis mon seigneur... Faites votre devoir et soulevez la ville. » (trad. L.F., pp.138139). C'est au nom d'un devoir que le vavasseur alerte les bourgeois de la commune: (21) L aventure chevaleresque, pp.151-152. (22) Bons vavasseurs et mauvais sénéchaux, Mélanges R. Lejeune, Gembloux 1969, pp.1263-1277.

Le voyage à Escavalon

231

Si faites che que vos devez.(v.5933)

La commune d'Escavalon doit venger la mort de son ancien roi, et accomplir cette vengeance en s'emparant du meurtrier est une maniére de servir le nouveau roi : S'a mon seignor le poez rendre Molt l'arés bien a gre servi (v.5924-25)

Pour la premiére fois dans un roman de Chrétien, un personnage de vavasseur est l'adversaire du héros : celui-ci, en

dénongant Gauvain, en langant contre lui la meute des gens de la commune, reprend sur un autre mode et selon d'autres principes l'accusation qu'avait portée Guinganbrésil. Il convient, pour éclairer l'imbroglio de cette situation romanesque, de comparer les róles des deux accusateurs

de Gauvain. Le vavasseur, comme Guinganbrésil, est un homme d'á-

ge. L'un et l'autre gardent le souvenir du passé, se rappellent le feu roi, reconnaissent Gauvain comme son meur-

trier. L'un et l'autre sont fidéles au jeune roi et ont conscience de le servir en demandant le prix du sang versé. On sait que pour le groupe familial et pour tous ceux qui se rattachaient à la « maisonnée », au sens le plus large du mot, la vengeance des morts, la faide, était à cette époque non seulement un droit mais aussi un devoir. «Nulle obligation morale, écrit M. Bloch, ne paraissait plus sacrée que celle-là. » (23) Mais le récit de Chrétien suggère, me semble-t-il, que Guinganbrésil agit dans l'ordre et le souci de la paix, tandis que le vavasseur crée le désordre en appelant à une guerre confuse et impure. Guinganbrésil s'était présenté devant la cour d'Arthur en respectant les convenances. Il avait accusé publiquement Gauvain selon les coutumes du temps. Certes il voulait le duel judiciaire : il avait lancé son attaque sous une forme telle que Gauvain se devait de demander le combat. Mais ce combat devait avoir lieu entre deux chevaliers, conformément, sans au-

cun doute, aux régles fixées par les coutumes et par les principes de l'honneur chevaleresque. Son issue, quelle (23) La société féodale, p.186.

232

Au cháteau d'Escavalon

qu'elle fût, aurait dû mettre fin à la « haine mortelle ». Le vavasseur, lui, fait combattre des vilains contre un chevalier. Il s'ensuit

un

affrontement

hétéroclite

et laid.

D'un cóté, la « vilenaille » hátivement réunie à l'appel de la cloche (24), avec ses armes disparates — haches, piques, fourches, fléaus, battants de porte — livre une attaque si folle contre son ennemi que non seulement elle viole toutes les régles de l'hospitalité, mais méme qu'elle conduit les vengeurs à léser doublement leur propre seigneur. Ils mettent en effet sa sceur, leur « demoiselle » dans une situation qui la couvre de honte. Et surtout ils vont jusqu'à entreprendre la démolition de sa tour, image sociale de sa puissance. Placés dans une situation absurde, ils se conduisent en mutinés à l'égard d'un maítre qu'ils respectent et sont soucieux de servir (25). Le chevalier, de son côté, fait piètre figure dans l'assaut. Il est réduit à prendre en guise d'écu un échiquier. Son unique compagnon de combat est une jeune fille qui le protége en langant contre les assaillants les piéces du jeu d'échecs. Ce n'est sürement pas sans intention que Chrétien, comme s'il présentait un preux dans un combat épique, nomme à cet instant l'épée de Gauvain : il donne à son héros, pour ce combat misérable, l'épée fameuse d'Arthur, l'Escalibur des traditions bretonnes. Sur l'effet qu'il voulait obtenir en accusant les disparates d'un affrontement indigne de son héros il conviendra de revenir. Bornons-nous pour l'instant à constater qu'il désigne le responsable de la cohue. Dans l'invective qu'il fait prononcer par la jeune fille, le mot de « dia-ble » se superpose un instant à l'image du vavasseur : Chien esragié, pute servaille ! Quels dyables vos a mandez ? (v.5956-57)

(24) Sur le róle de la cloche dans le fonctionnement des communes, cf. Ch. Petit-Dutaillis, Les communes françaises, en part. p.85. (25) Le témoignage de notre texte confirmerait le rapprochement

qu'établit J. Heers entre « querelles privées et révoltes urbaines ». (Le clan familial au M.A., Paris, P.U.F., 1974, pp.120 et s.).

Le voyage à Escavalon

233

Ce rôle de vavasseur, unique dans l’œuvre de Chrétien, ne correspond donc en rien aux traits quelque peu stéréotypés de ces personnages dans les romans antérieurs. Il est vertueux certes, mais sa vertu en l'occurrence est nuisible.

Il ne comprend rien à la courtoisie puisqu'il prend pour un abominable acte de luxure un donoi sans conséquence. Il manque de pondération puisqu'il donne l'alerte avant de s'étre informé de la situation et puisqu'il crée volontairement le désordre et la confusion. On ne peut, pour expliquer ce róle bien particulier, invoquer les contraintes narratives : il eüt été tout aussi facile à Chrétien de faire donner l'alerte par un quelconque bourgeois. Il faut plutót, me semble-t-il, remarquer la relation étroite qui rapproche dans ce cas le vavasseur et la commune. A l'égard de cette derniére Chrétien ne cache pas sa répulsion. La caricature, digne de Bruegel, qui est faite des bourgeois, les termes de « vilenaille », « pute servaille », parlent d'eux-mémes. Parmi toutes les avanies que Gauvain s'est attirées pour avoir tué le roi d'Escavalon, celle-ci est sans doute la plus accablante. Le chevalier se trouve placé dans une situation sans issue : le meurtre de jadis semble le traquer et l'écraser. Il n'est plus question en effet ni de duel judiciaire ni d'aucune forme de composition. Le roi d'Escavalon, qui devait présider au jugement par les armes et qui a sur Gauvain plus qu'aucun autre le droit et le devoir de vengeance, est à la fois son hôte et son sauveur puisqu'il l’a libéré de l'assaut des vilains. Quant aux vilains, bien qu'ils aient ac-

cepté de déposer les armes, ils entendent que vengeance soit faite. Le roi sait fort bien qu'ils n'avaient sur le fond aucun tort dans cette affaire : Se mes gens le heent de mort Ne m'en doi mie merveillier (v.6076-77) .

L'impossibilité de concilier des devoirs et des coutumes contradictoires a conduit à ce qu'on pourrait appeler une impasse juridique. C'est à ce point de l'action que Chrétien fait intervenir un nouveau vavasseur, conforme, celuilà, au type habituel puisqu'il va jouer le róle du sage conseiller, mais doué d'une originalité propre puisque, en dé-

234

La quéte imposée à Gauvain

nouant temporairement la situation, il va se montrer comme un spécialiste en procédure et comme un intermédiaire entre les vilains d'une part, le roi et les chevaliers d'autre part. Ce vavasseur habile propose une forme simpliste de

ce qu'un juriste de notre temps appellerait un jugement incidentel. Que le duel judiciaire, conseille-t-il, soit reporté

et que au contrat qui liait l'accusé Gauvainet son accusateur Guinganbrésil, c'est-à-dire à l'engagement de combattre, soit substitué un nouveau contrat aux termes duquel Gauvain s'engagerait à partir en quéte de la Lance qui saigne. Nous retrouvons ici le motif du combat reporté, familier aux romans de chevalerie et aux contes (26). Chrétien a déjà utilisé ce motif à deux reprises, en particulier pour différer l'issue d'un duel judiciaire dans le Chevalier de la charrette. ll en fait ici un emploi inattendu en le présentant comme le résultat d'un jugement destiné à liquider ce que l'on pourrait appeler un incident de procédure. Le vavasseur avisé , Car il estoit de molt grant sen (v.6091),

qui a su trouver une issue à une situation inextricable, n'est pas un ami de Gauvain. Il fait partie du groupe de ses adversaires, de ceux qui exigent de lui le prix du sang versé. Il charge d'une valeur d'ordalie la quéte de la Lance qu'il propose de substituer temporairement au duel judiciaire. Il a conscience d'avoir trouvé pour Gauvain la plus dure des épreuves : De tot quanque l'en puet et set, Doit l'en grever ce que l'en het ; De vostre anemi essillier Ne vos sai je miex conseillier.(v.6125-28)

L'ultime humiliation du de devoir accepter cette fier lui ayant été retiré. dre. Il refuse seulement

(26) On le trouve Sadius et Galo.

héros au royaume d'Escavalon est épreuve, tout moyen de se justiGauvain ne tente pas de se défende préter un serment auquel il ne

en particulier dans le conte de Gautier

Map,

Le voyage à Escavalon

235

pourrait pas être fidèle. Il s'engage avec toute la solennité requise, non pas à rapporter la Lance, mais à se consacrer tout entier à sa quéte : Et il a le sairement fait Que il metra tote sa paine En querre la lance qui saine.(v.6196-98)

La présentation de cette premiére partie de l'histoire de Gauvain fait apparaítre une unité d'action trés rigoureuse. Le meurtre qu'il a commis jadis explique toutes les humiliations subies par le chevalier. Il lui interdit le choix de l'aventure la plus belle, celle qui eüt fait de lui un héros

sauveur. Il lui mérite la honte d'une accusation publique. Il le fait passer, lui si valeureux, pour un imposteur, un faux chevalier. Il le met à la merci de la populace en furie. Il lui attire les imprécations, les sermons, les roueries procéduriéres des vavasseurs. Il le condamne à une quéte périlleuse que lui-méme pressent impossible. Le sort qui a été réservé, dans son voyage vers Escavalon, au parangon de la chevalerie arthurienne surprend le lecteur, le décontenance d'autant plus qu'il ne sait pas clairement s'il doit considérer le héros comme un coupable, comme une victime,ou comme un malchanceux quelque peu ridicule. En effet les rapports de l'auteur avec son personnage ne se perçoivent pas d'emblée. Chrétien se serait-il tout simplement, comme le pense J. Frappier, « amusé à promener son Gauvain de déconvenue en déconvenue » (27) ? Un tel détachement à l'égard du héros le plus représentatif de la chevalerie de la Table ronde serait lourd de signification. Aussi importe-t-il d'examiner attentivement les épisodes les plus ambigus.

| (27) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.216.

CHAPITRE X

L'AUTEUR ET SON PERSONNAGE

« Dilettante », « frivole », héros de la « chevalerie brillante et vaine », « touriste de la prouesse mondaine » (1),

tels sont les qualificatifs que suggére à J. Frappier le personnage de Gauvain tel qu'il apparait dans les romans de Chrétien. L'emploi de ces expressions est révélateur d'une tendance qu'ont amorcée les continuateurs moralisants de Chrétien et que maintient la critique récente. Gauvain serait pour Chrétien, surtout dans le Conte du Graal, sinon un chevalier mal aimé, du moins un chevalier moins aimé. Ses défauts et ses manques, en faisant ressortir les mérites et les exploits des grands héros, l'auraient condamné aux rôles de « brillant second », sans cesse quelque peu raillé. Dans le Conte du Graal, ils le conduiraient à sa perte.

J'hésite pour ma part à adopter sans correctifs une telle perspective. Elle a, me semble-t-il, le double défaut d'examiner la création romanesque selon des critéres trop constamment moraux et de préter à Chrétien une rigidité dans le jugement qui s'accorde mal avec la diversité de son ceuvre. Il est vrai que Gauvain, dans les premiers romans de Chrétien, a plusieurs fois des róles qui ne lui permettent pas le succés. Il entreprend aux cótés de Lancelot le voyage de Gorre mais il ne pourra ni trouver seul le chemin qui méne au ravisseur de la Reine, ni passer le pont dangereux. Il doit dans la premiére phase de l'expédition se contenter (1) Chr. de Tr., p.151, p.209 ; Chr. de Tr. et le mythe du Graal,

p.216, etc.

Gauvain dans l’œuvre de Chrétien

238

de suivre le chevalier « charreté », il est réduit, ensuite, à

attendre misérablement que ce dernier vienne le tirer du fleuve où il a séjourné, à demi noyé, flottant et coulant tour à tour, tout le temps qu'a duré l'épisode de Gorre. En soi la scéne de son sauvetage serait une scéne comique : « Les chevaliers, accourus sur l'autre bord, l'agrippent à la fin avec des perches et des crocs; il n'avait plus que son haubert

au dos... pour son écu, sa lance et son cheval,

ils demeuraient sur l'autre rive » (2). Nous savons pourtant que Chrétien n'entend pas ici faire sourire de lui. Car il place à cet endroit méme une louange de Gauvain :il s'attendrit sur ses chausses de fer — piéces de l'armure qui, porteuses de l'éperon, caractérisent le chevalier — « qu'il avait rouillées en les trempant de sa sueur, car il avait souffert des fatigues sans nombre, il avait traversé en vainqueur maints périls et maintes mélées » (3). Gauvain, dans le Chevalier de la charrette, n'a pas d'autre défaut que de n'étre pas le protagoniste, et — les deux vont de pair — de n'étre pas amoureux de la Reine. Car seule la force de son amour a fait réussir Lancelot. Pourtant la participation de Gauvain était nécessaire, et pas seulement comme faire-valoir de Lancelot. C'est Gauvain qui, ramenant au royaume d'Arthur les captifs libérés, permet à Chrétien d'abandonner Lancelot dans sa prison de l'Autre Monde. Peut-étre, dans les jugements qui ont été portés sur le róle des deux chevaliers et sur leur valeur respective, n'a-t-il pas été suffisamment tenu compte des servitudes que comporte l'agencement de l'action. On peut faire la méme remarque à propos du Chevalier au lion : si Gauvain reste sans cesse à l'arriére-plan, si méme dans le combat judiciaire livré pour les sceurs de la Noire Epine il se trouve étre le champion d'une cause injuste, c'est parce que le succés exceptionnel est réservé au protagoniste,et, dans l'épisode particulier des sceurs de la Noire Épine, parce que Chrétien veut introduire le motif du (2) Trad. J. Frappier, p.141. (3) Trad. J. Frappier, p.141.

L'auteur et son personnage

299

combat sans fin entre deux preux d'égale valeur : peu importe au total que Gauvain ait défendu la mauvaise cause. L'essentiel est qu’Yvain ait défendu la bonne et que de surcroit il ait égalé à la joute le neveu d'Arthur. Dans le Conte du Graal la situation est tout à fait différente. A l'intérieur de la partie du roman qui conte son histoire, Gauvain est non seulement le protagoniste mais aussi le seul chevalier d'Arthur. Il avait choisi de se vouer à une cause juste et noble. Ce qui le détourne de ce projet est une affaire grave, qu'il traite avec sérieux. Jeune hom-

me sans passé dans tous les autres romans, il appartient ici à la génération de ceux qui connaissent un passé redoutable. C'est donc un nouveau Gauvain singuliérement enrichi et en méme temps assombri que découvre la seconde partie du Conte du Graal. Il garde cependant la plupart des traits qu'avait fixés, dés le début du XIIe siècle,la tradition arthurienne. Chrétien, qui avait recu de Wace ce personnage déjà tout cons-

truit, ne l'a jamais véritablement transformé bien qu'il l'ait adapté à ses propres besoins. Gauvain est toujours resté un merveilleux combattant, sans cesse vainqueur à

la joute, un prince sage ennemi de la démesure, un chevalier courtois aimant les fétes et les femmes et ne rougissant pas de ce goût : Bone est la pes anprés la guerre, Plus bele et miaudre en est la terre. Molt sont bones les gaberies Et bones sont les drueries. Por amistiez et por amies

Font chevalier chevaleries (4). Ce discours, que lui préte Wace, aurait sa place dans n'im-

porte lequel des romans de Chrétien. Aussi me paraítrait-il surprenant que Chrétien ait voulu critiquer et présenter comme une faute ou du moins comme un ridicule ce qui était un trait traditionnel, cons-

tant et sympathique du personnage, sa galanterie. Je ne

(4) Roman de Brut, v.2219-24.

240

Gauvain héros traditionnel

peux suivre J. Frappier lorsqu'il suggére que « l'ironie feutrée de Chrétien s'exerce contre le donjuanisme courtois de celui qui se plaisait tant à collectionner les aventures d'amour » (5). Il est vrai que dans les propos quelque peu stéréotypés que Gauvain adresse aux pucelles, il promet parfois d'étre leur chevalier toute sa vie, sans plus ensuite paraitre se soucier d'elles. Mais ce ne sont là que les termes usuels du donoi, de ce badinage galant à la profondeur duquel Chrétien ne laisse pas croire un instant. Aux femmes Gauvain apporte la joie de sa conversation courtoise, d'un flirt léger qui n'engage ni les corps ni les cœurs, et, quand il le faut, l’aide de son épée. Jamais Chrétien n'a montré qu'il ait laissé derriére lui le désespoir au cœur d'une de ses « conquêtes ». Je n'oserais donc pas, pour le Gauvain qu'il a mis en ceuvre, parler de « donjuanisme ». Dans la séquence d'Escavalon il n'entre d'ailleurs en fait que deux personnages féminins. Perceval, ce garçon des bois plein d'appétit de vivre qui, de Wolfram d'Eschenbach à Wagner, se muera en héros de chasteté, connaít plus d'aventures féminines sur le chemin qui le conduit à la cour d'Arthur :il se jette sur la Pucelle de la tente et compare la saveur de ses baisers avec celle des baisers qu'il prenait naguére aux chambriéres de sa mère

; il garde au cœur le souvenir de la Pucelle au beau

rire, il accueille Blanchefleur dans son lit. Curieusement la critique ne le lui a jamais reproché. Les chevaliers de Chrétien ne se soucient jamais d'étre chastes et participent tous sans aucune géne à cette « luxure » dont les moines du temps font le péché par excellence de la classe chevaleresque. S'il en est qui s'écartent des femmes qu'ils rencontrent, tels Lancelot et Yvain, c'est que leur corps et leur cœur sont voués à une seule femme dont le souvenir les poursuit. Gauvain, qui n'atteint jamais à l'exceptionnel, se conduit en toute circonstance comme un aimable chevalier de roman, aussi galant et courtois avec les femmes qu'il est vaillant à la joute. Le public le connaît de longue date. Le titre de (5) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.216.

L'auteur et son personnage

241

messire qui chez Chrétien accompagne toujours son nom le caractérise tel qu'il a été fixé par la tradition. Comme l'a bien vu L. Foulet, en lui donnant ce titre « on ne le met pas ... au-dessus des autres, on se borne à lui témoigner ainsi une affection particuliére et souriante, comme à un vieil ami » (6). Pour reprendre l'image un peu facile de Chrétien, il est le « soleil de la chevalerie », que de lui est tot autresi chevalerie anluminee,

come solauz la matinee oevre ses rais, et clarté rant par toz les leus ou il s'espant. ( Yvain, v.2406-

Jamais son plaisir à converser avec les femmes ne l'a détourné de ses devoirs de chevalier, pas plus dans le Conte du Graal que dans les autres romans. Il faut en effet, me semble-t-il, remettre en question le commentaire qu'a donné J. Frappier de l'épisode dit « de la Pucelle aux petites manches ». Dans cet épisode certes Gauvain rompt avec la ligne de conduite qu'il s'était tracée ; en intervenant dans le tournoi de Tintagel il court le risque d'étre blessé ou prisonnier et de manquer de ce fait à un engagement dans lequel son honneur est en jeu. Il semble tout oublier pour le plaisir futile de briller sous les yeux d'une toute jeune pucelle. « On sent, commente J. Frappier, qu'il est ravi par cette derniére conquéte, à la fois menue et délicieuse, ravi au point que ses scrupules d'honneur et de loyauté sont annihilés par le caprice d'une fillette » (7). S'il en était ainsi, nous aurions sujet de remettre en question sa

(6) L. Foulet, « Sire, Messire », Romania 71,1950, p.23. (7) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.222.

242

Gauvain et la fillette de Tintagel

réputation de chevalier parfait. Mais je crois qu'on peut s'expliquer tout autrement la conduite de Gauvain si l'on examine avec précision les circonstances du tournoi de Tintagel et si l'on confronte la description qu'en donne Chrétien avec les descriptions de tournois que contenaient ses premiers romans. ; Dans les premiers romans les tournois sont décrits comme des jeux. A ces jeux participent des équipes de jeunes chevaliers, venus de villes ou de provinces différentes, et qui s'affrontent pour mesurer leurs forces et tenter de se couvrir de gloire. De ces joutes brillantes, de ces mélées acharnées, le récit laisse soupçonner qu'un profit pourrait résulter pour les chevaliers vainqueurs, qu'ils pourraient rangonner les adversaires abattus, s'enrichir des chevaux gagnés au combat. L'expression Chevaliers prend, chevax gaaigne

revient comme un vers formulaire (8) pour illustrer l'habileté du héros. Mais Chrétien, constamment soucieux d'oblitérer dans ses romans les allusions aux réalités matérielles de la chevalerie de son temps, précise toujours que ses chevaliers recherchent la gloire, non le profit. Les prisonniers sont libérés sans rangon, les chevaux pris sont aussitót oubliés. Le tournoi de Tenebroc dans Érec et Énide, le tournoi d'Oxford dans Cligés,le tournoi lier de la charrette, ont lieu aux nebroc, des poursuites acharnées jusqu'aux portes de la cité. Là

de Noauz dans le Chevaabords d'une ville. A Teentraínent les chevaliers les groupes s'affrontent

comme pour une prise de ville, « ceux du dehors » contre « ceux du dedans ». Mais il ne s'agit que d'un simulacre, d'un jeu militaire qui reproduit les manœuvres habituelles de la guerre. La cloche de vépres raméne la sérénité. A Oxford, Cligés s'est établi dans la ville, qui reste ouverte tout

(8) Ce vers ne se trouve d'ailleurs pas seulement dans les romans de Chrétien. Cf. la note de P. Meyer, dans son édition de Flamenca (Paris, Bibliothéque francaise du Moyen Age, VIII, 1901) au vers

1696.

L'auteur et son personnage

243

le temps du tournoi, si bien que le héros peut aller et venir pour changer d'armure comme il l'entend. Au tournoi de Noauz, Chrétien décrit l'installation des groupes de tournoyeurs dans le bourg, mentionne l'habitude qu'avaient les chevaliers de « faire de leur blason fenêtre », c'est-àdire de placer, la veille du tournoi, leur écu sur la facade

de leur logement. Entre la plaine où l'on combat, et où a été dressée une tribune pour les dames, et les maisons de la ville proche, c'est la méme atmosphére de féte. Le public cherche à identifier les jouteurs d'aprés leur blason, fait des pronostics, commente les coups portés, excité par les cris des hérauts d'armes. Ces tournois, bien que, fidéles

en cela à la réalité du XIIe siècle (9), ils se déroulent comme de véritables batailles, sont présentés comme étant avant tout des concours de prouesse. La description du tournoi de Tintagel laisse au lecteur une impression toute différente. Remarquons d'abord qu'elle ne présente pas une parfaite unité. Le tournoi en effet s'annonce comme une féte courtoise donnée à l'occasion de fiançailles : c'est, dit Chrétien, la fille aínée du seigneur de Tintagel qui a demandé à son pére de proposer ce tournoi, afin d'éprouver les qualités de jouteur de celui qu'elle doit épouser, Méliant de Lis, suzerain de son pére. On s'attend donc à ce que ce personnage devienne le héros du jour, on soupçonne que son prestige pálira auprès

de celui de Gauvain, mais rien ne laisse prévoir que Chrétien veuille renoncer ici aux conventions habituelles de ses descriptions de tournois, morceaux de bravoure où il

excelle et qu'il sait à merveille diversifier et poétiser. Or, dés les premiers vers de l'épisode, apparaissent des notations fort déconcertantes : les habitants de Tintagel ne se préparent pas au tournoi comme à une féte chevale-

(9) Le principal document

qui nous renseigne sur le tournoi au

XIIe siècle est l'Histoire de Guillaume le Maréchal. Cf. P. Meyer,

L'Histoire de Guillaume le Maréchal, Romania XI, 1882, pp.25 et s. Cf. l'introduction de P. Meyer à son édition de cette ceuvre, Paris, Renouard, 1891.

244

Gauvain et la fillette de Tintagel

resque mais comme à une guerre. Jusqu'au bout ils hésitent à l'entreprendre. Ils redoutent en effet que Méliant de Lis ne profite de sa force pour les ruiner : Mais Tybaus n'ot mie trové Au los de son conseil privé Qu'il tornoiast a son seignor, Car il avoient grant paor Qu'il les volsist del tot destruire (v.4891-95).

Aussi prennent-ils toutes les précautions possibles. Thidu voisibaut a fait appel à tous ses parents, à ses alliés nage (v.4886-90). Il a, nous l'avons vu, ordonné à ses gens de barricader toutes les portes des murailles. Elles ont toutes, à l'exception d'une poterne, été murées « de pierre dure et de mortier » (v.4899). Le vavasseur dont le conseil décide Thibaut à entreprendre le tournoi compte non seulement sur l'action des chevaliers qui feront partie de son camp mais aussi sur l'intervention des gens de pied, habiles au maniement de l'arme de jet et fort efficaces contre les chevaliers puisqu'ils tuent leurs chevaux : Que vos avez bons chevaliers . Et bons serjans et bons archiers Qui lor chevax lor ocirront.(v.4941-43)

Nous savons, notamment par les descriptions de tournois contenues dans l'Histoire de Guillaume le Maréchal, que dans la réalité du XIIe et du XIIIe siècles les archers et les sergents pouvaient participer aux tournois. Mais la mention crüment réaliste de leur présence est dans un texte de Chrétien une innovation qui rompt avec la maniére habituelle de l'auteur. Elle frappe d'autant plus qu'elle s'accompagne d'allusions fréquentes au butin sous toutes ses formes : É

Qui gaaig i fait, si l'en porte La ou miex le quide avoir sauf (v.5112-13)

La nature de ce butin est précisée ailleurs avec une surprenante minutie : Chrétien nous montre un écuyer occupé à rafler tous les débris d’armes et de harnais qui restent sur le terrain après les combats, « fers de lance, tétières, éclats de bois et croupières » (v.5123-24). Les mots gaaing, gaai-

L'auteur et son personnage

245

gner, preu (profit) reviennent à huit reprises dans le passage. Toutes ces réalités sordides concordent mal avec les termes qui annongaient le tournoi. Singulier concours de prouesse dédié à une fiancée que cet affrontement de féodaux belliqueux et rapaces ! Les craintes de Thibaut de Tintagel, les précautions qu'il a prises, les arguments de ses conseillers, le comportement de ses gens pendant le combat invitent à reprendre une hypothése qui avait été formulée par L. Gautier : « Nous sommes persuadé», écrivait cet auteur, «que dans

les premiers tournois trés acharnés et trés sanglants il convient plus d'une fois de voir une des formes de la guerre féodale, de la guerre privée » (10). L. Gautier appuyait cette hypothése sur quatre exemples, empruntés aux chansons de geste. J'ajouterai à sa liste deux autres références. Dans le lai de Guigemar, Marie de France décrit un tournoi qui n'est rien d'autre qu'un épisode de guerre féodale. Les vers par lesquels elle l'introduit ne permettent pas le doute : Issi remest bien lungement De ci qu'a un turneiement Que Meriadus afia Cuntre celui qu'il guerreia.(Guigemar , v.743-746) Les choses en restérent là bien longtemps, jusqu'au jour où Mériaduc lança l'engagement d'un tournoi dans lequel il affronterait celui à qui il faisait la guerre.

On voit, dans la suite du lai, Guigemar offrir ses services, en tant que soudoyer, à Mériaduc d'abord, à son adver-

saire bientót, faire triompher le camp de ce dernier et méme tuer Mériaduc. Le chastel ad destruit e pris E le seignur dedens ocis.(v.879-880)

Le deuxiéme texte que je citerai est le poéme de Bertrand de Born «S'abrils...»(11). Dans ce poéme, Bertrand, citant des exemples de manquements à la noblesse du comportement, fait allusion aux puissants bien pourvus de (10) La chevalerie, p.676. (11) Ed. C. Appel, Die Lieder Bertrans von Born, Halle 1932, pp.

14-18, strophes 7 et 8.

246

Gauvain et la fillette de Tintagel

richesses qui vont au tournoi pour « prendre leurs vavasseurs », c'est-à-dire pour les ruiner en s'emparant de tout ce qu'ils possèdent et en les rançonnant : Rics om que per aver traire Sec tornamens plevitz, Per penre sos vavassors,

No'lh es onors ni arditz.

A ces tournoyeurs déloyaux Bertrand oppose les bons seigneurs qui emploient aux tournois et aux guerres leurs soudoyers pour les faire vivre. Les autres ne sont que des pillards qui dissimulent leurs razzias sous l'apparence de la chevalerie. Je pense que dans le texte de Chrétien comme dans ces textes, comme dans les passages cités par L. Gautier, le tournoi est autre chose qu'un jeu ou du moins que sous les apparences d'un jeu il permet à la violence féodale de se manifester. Peut-étre les témoignages de ces textes littéraires seraient-ils de quelque intérét pour l'historien sur un sujet assez mal connu, et difficile à connaitre du fait que les principaux documents modifient la réalité en fonction d'une esthétique littéraire (12) et du désir de donner à l'aristocratie militaire une image d'elle-méme susceptible de la satisfaire. Le tournoi de Tintagel se déroule hors des terres d'Arthur, loin des coutumes arthuriennes. On sait que le terme de « table ronde », « tabula rotunda » (13),se rencontre dans un certain nombre de textes du XIlle siécle pour désigner une sorte de tournois, ceux sans doute qui imitaient les beaux combats élégants et désintéressés que décrivaient les romans de la Table ronde.

(12) Méme l'Histoire de Guillaume le Maréchal est, dans une mesu-

re qu'il est difficile d'apprécier, dépendante de cette esthétique littéraire. (13) Sur les tabulae rotundae, cf. les textes cités par Du Cange, Glossaire, t.X, Dissertation VII ; cf. aussi R.S. Loomis, Arthurian influence on sport and spectacle, Arthurian literature in the

Middle Ages, Oxford 1959, pp.553-563.

L'auteur et son personnage

247

». e nd ro e bl ta « e un s pa t es n' Le tournoi de Tintagel e qu vo ui éq d' 'a qu ce ut to r ne ig ul so Aussi importe-t-il de le el t es C' . el ag nt Ti de t au ib Th de e né aí e le róle de la fill r ie uc so se e ér gu le mb se ne le El i. no qui a voulu ce tour . re pé n so de s on si es ss po x au ir ur co it fa l des dangers qu'i i ss au nt so s Li de t an li Mé cé an fi n Si les intentions de so ve ou tr se le el , re nd te en se is la le e xt suspectes que le te ri en s' va i qu i lu ce ec av té ci li mp liée par une sorte de co n So . ur sœ e un je sa de et re pè n so de chir au détriment s on ti en nv co s de n lo se et nt me de personnage est traité rapi ré Ch t fe ef en d an Qu . it fa à ut to qui ne concordent pas il , ie er al ev ch de u je un e m m o tien présente le tournoi c es ou pr de se ri ép le el is mo de e bl no fait de la jeune fille une , ce an ll ei lv ma e qu e ét pr i lu ne se ; à l'égard de Gauvain il r, eu sc e un je sa à se po op l' il rouerie et cupidité ; quand A . se eu ri pé im te et ll fi de nt il lui donne un comporteme s. pa t en gn ei ns re us no ne s se is qu es elles seules ces bréves et rm pe s le el , le mb se en d' n Mais, confrontées à la situatio de i lu ce , en ti ré Ch à er li mi fa tent de retrouver un motif

us pl ur sœ e un er ll ui po dé à e ch la sœur aínée qui cher jeune (14). es ss ba de er it ag s' nt le mb se Dans ce petit monde où un e m m o c nt ie rv su n ai uv Ga t, préoccupations d'intéré equ se ai uv ma e qu el qu en bi e étranger égaré. Il soupçonn rs eu at rm fo in s se de t an en pr ap en relle puisqu'il s'étonne re nt co ie no ur to in ra ze su n 'u qu | sur la route de Tintagel du on is ma la ns da al ss va le son vassal, bien plus, contre rs eu ll ai nt so ns io at up cc éo pr quel il a été élevé. Mais ses en rv te in l' ns sa re oi st hi l' e ut to et il serait resté étranger à rpe e un je e tt Ce s. he nc ma s te ti tion de la Pucelle aux pe s Le e. ll fi te ti pe e ut to e un t es sonne, il faut le souligner, te ti pe « de ux ce nt so er gn si dé termes employés pour la ». te ti pe le el is mo de « », me da te ti pe « », nt fa en « », e ll fi at n' e ll 'e qu it fa le r pa ée ér gg Sa taille minuscule est su : r ie al ev ch du es mb ja s de r teint jamais qu'à la hauteu

8. n. 2, 22 p. l, aa Gr du e th my le et . (14) Cf. J. Frappier, Chr. de Tr

248

Gauvain et la fillette de Tintagel Au partir vit de l'autre part Sa petite fille venant Qui par le jambe maintenant Monseignor Gavain enbracha (v.5332-35)

A son départ elle lui baisera le pied : Et la damoisele petite Qui n'estoit fole ne malvaise

Le prent au pié et si li baise. (v.5638-40)

Gauvain a pour elle le geste caressant d'un adulte qui passe sa main sur les cheveux d'un enfant : Mais sa main sor le chief li mist. (v.5342) Son pére, rentrant du bourg au cháteau, l'emporte sur le col de son palefroi en la cajolant. Tous ces croquis font vivre ce menu personnage. Il n'appartient pas au monde des adultes. Mais la fillette, copiant sa sœur aînée, se voudrait déjà femme et réve d'avoir au tournoi un chevalier qui combatte pour elle. Dans sa naiveté, elle fait à Gauvain des avances de femme amoureuse : Se vos plaist, por amor de moi

Porterez armes au tornoi. (v.5367-68)

Chrétien entend bien faire sourire du décalage qu'il a imaginé entre la teneur de cette requéte et l'áge de celle qui la présente ; le commentaire qu'il préte à Gauvain dissipe toute équivoque : Ains a trop bone enfance dite Come pucele si petite (v.5377-78) Quel joli mot d'enfant, venant d'une si petite personne ! (15)

(15) La faveur du public de l’époque pour les mots d’enfants est attestée dans l'Histoire de Guillaume le Maréchal. L'auteur de cette biographie illustre la premiére jeunesse de son héros par quelques bréves anecdotes. Il conte en particulier comment Guillaume fut sauvé de la mort pour avoir prononcé un joli mot d'enfant qui

attendrit le roi Étienne au moment où ce dernier allait le faire périr Certes mult avreit felun cuer

Ki purreit suffrir a nul fuer Que il murust de cest martire : Trop set beles enfances dire. (v.557-560)

L'auteur et son personnage

249

C'est sur ce mot d'enfant que s'articule la scéne. A partir du moment où il a été prononcé, les deux adultes entrent

dans le jeu. Gauvain, affectant le sérieux, interroge la fillette sur son passé et souligne ainsi plaisamment son ingénuité : lui est-il déjà arrivé de faire semblables avances à un chevalier ? Puis, sans hésiter, il accepte de la contenter. Il lui promet d'étre le lendemain, pour quelques heures, son chevalier au tournoi. Quant au pére, il avait été dans

un premier temps fort géné par l'audace inattendue de sa fille et priait Gauvain de lui pardonner ses enfantillages. Mais dés l'instant oü il sait que la gráce de la petite a décidé Gauvain à combattre dans le camp de Tintagel, il ne cache pas sa satisfaction. Il fait lui-méme confectionner une belle manche « bien longue et bien large » que la fillette offrira à son chevalier, car le jeu ne serait pas complet si Gauvain ne pouvait pas fixer à sa lance une vraie manche

de dame.

L'idée

de cette

substitution, qui est

presque une supercherie, a sans doute dicté à Chrétien le nom de son héroine. Quel que soit par ailleurs le sens précis des vers dans lesquels il explique ce nom (16), la Pucelle « aux petites manches » me paraít étre essentiellement l'enfant pour qui Gauvain accepta de combattre en feignant de la considérer comme sa dame.

(16) Cf. les v.4987-90 ... Qui si cointement se vestoit Des bras qu'apelee en estoit La Pucele as mances petites

Car es bras les avoit escrites. Il ne semble pas y avoir de doute possible sur le sens du dernier vers. ll y serait question de manches « si ajustées qu'on aurait

pensé à un dessin tracé sur ses bras plutót qu'à un vétement

»

(glossaire de l'éd. F. Lecoy ; cf. I. Baciu, La pucele as mances ... escrites, Romania 95, 1974, pp.567-568).Mais comment traduire

le « cointement » du v.4987 ? Indique-t-il simplement un souci d'élégance ou désigne-t-il une excentricité par rapport à la mode de l'époque, comme le suggérent L. Foulet lorsqu'il transpose par l'expression « des manches si originales » (p.117) et J. Frappier lorsqu'il suppose que la petite « exagérait » une mode, celle des

250

Gauvain et la fillette de Tintagel

Cette scéne exquise ne s'accompagne d'aucun commentaire de l'auteur. Les personnages sont constamment vus de l'extérieur. Mais leur situation parle d'elle-méme. Thibaut de Tintagel et sa petite fille sont en danger face à Méliant de Lis qui, le texte est bien clair sur ce point, risque de les « détruire ». La premiére journée du combat n'a pas été favorable à leur camp. Du fait des variantes entre les manuscrits, nous ne sommes pas renseignés sur son bilan précis (17), mais ce qui est sür c'est que Méliant de Lis a été jusqu'ici le vainqueur incontesté. Gauvain connaissait dés avant son arrivée à Tintagel la réalité de ce tournoi, les risques qu'il faisait courir au camp le plus faible. Que la vue de la petite fille de Thibaut et sa gentillesse naive l'aient décidé à apporter cette aide qui manquait à son pére n'est pas pour nous surprendre. Pouvaitil hésiter à porter secours à la faiblesse menacée ? Il est vrai qu'il risquait son honneur en entrant dans les joutes.

manches étroites (Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.220, n.7). Il me paraít difficile de charger d'un sens aussi précis l'adverbe cointement, d'emploi fort courant, Je remarque d'autre part que la petite, quand elle fait confectionner une « manche de dame », la fait faire « molt longue et lee » (v.5453). Je traduirais donc pour ma part

qui portait des manches si joliment faites qu'elles paraissaient dessinées sur ses bras et qu'on l'appelait la Pucelle aux petites manches . C'est à mon avis la petitesse charmante de la fillette que ce détail fait ressortir. Il fait songer à l'explication du nom du Petit Chaperon rouge. Je comprendrais que l'enfant ne porte pas déjà de longues manches de jeune fille mais qu'elle est dans son costume comme dans toute son attitude une petite coquette. (17) Cf. la note de W. Roach aux v.5160-61, p.289. Il est vrai que de part et d'autre on a dü prendre du butin. Mais comment croire qu'on en ait amassé davantage dans le camp qui a eu le dessous ?

Et pourquoi, à supposer qu'il en fût ainsi, la méchante fille aînée ferait-elle allusion aux pertes subies par son pére (v.5214-15), pertes qu'elle conseille de compenser par la confiscation des possessions de Gauvain?

L'auteur et son personnage

251

Peut-étre son attitude souriante, exempte de toute forfanterie, n'en est-elle que plus méritoire. Peut-étre devonsnous savoir gré à Chrétien d'avoir ici, comme dans tout l'ensemble du Conte du Graal, renoncé à décrire en termes

de rhétorique les débats intérieurs de son personnage. Un conflit entre Honneur et Pitié eût alourdi la scène, figé le héros. Je ne trouve pas trace dans cet épisode de sensualité ni de donjuanisme. Je n’y vois qu’un traitement tout nouveau du thème traditionnel du chevalier protecteur des faibles et ennemi des guerres de rapine. Car c’est bien comme une guerre que s’achève le tournoi, avant même la fin du jour. Une fois Méliant de Lis abattu, il ne restait plus à Gauvain qu’à amasser du butin pour ses nouveaux amis. Le siège de Tintagel est levé, N'il n'estoit pas encore midis. (v.5588)

Gauvain reprend sa route, acclamé par ceux à qui il a apporté son aide et dont il a compensé les pertes par le butin qu'il a conquis. Chrétien, à mon avis, a voulu ici donner à son héros un róle sympathique et méme émouvant. Sous l'apparence d'une derniére formule de badinage courtois, c'est, me semble-t-il, une profession de foi de

chevalier fidéle à son éthique qu'il lui a fait adresser en guise d'adieu, et non sans quelque solennité, à l'enfant qu'il a protégée, image vivante du faible que son code lui ordonne de secourir : « Si je me sens jamais las de vous servir où que je sois, c'est que je serai devenu bien vieux et bien chenu. Non, je ne serai jamais si loin qu'aucun prétexte, bon ou mauvais, me retienne au premier message de

vous qui réclamera mon aide ». (trad. L.F., p.131) Ja de vos ne serai si loing, Se savoir puis vostre besoing, Que ja essoignes me retiegne Qu'al premier message ne viegne. (v.5607-5610)

Plus pressant que tout autre souci est pour lui son devoir de protection des démunis.

Les déboires de Gauvain

252

Il reste que Chrétien l'a choisi, lui, le prince estimé de

tous, chéri de son groupe, fidéle à ses devoirs, pour le livrer à des ennemis qu'il lui invente et qui paraissent sortis des chroniques du XIIe siècle. A Tintagel il avait été la cible des quolibets de la foule, à Escavalon il sera mis en piteuse posture par les vavasseurs et les vilains. Lui le représentant traditionnel d'une équipe de chevaliers valeureux entre tous, lui qui porte l'épée prestigieuse d'Arthur, sera traqué par une association de bourgeois. L'assaut qu'il soutient contre la commune est qualifié par J. Frappier de « combat héroi-comique » (18). Il est vrai que ce combat fait songer à une parodie de lutte épique. Un échiquier, nous l'avons vu, y sert d'écu au paladin. Et l'image qu'emploie Chrétien pour figurer l'activité belliqueuse de ses adversaires renforce l'impression que nous avons affaire à une caricature de combat : Onques por tüer la limace N'ot en Lombardie tel noise ; N'i a si malvais qui n'i voise Et qui alcune arme n'i port. Hez vos monseignor Gavain mort,

Se Damediex ne le conseille. (v.5946-51)

L'expression « tuer la sieurs reprises dans les siécle, fait référence tremblent devant une bler pour en venir à

limace », qui se rencontre à plutextes du XIIe et surtout du XIIIe à la couardise des Lombards qui limace et doivent tous se rassembout (19) ; elle ridiculise ici les

(18) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.227. (19) Sur cette expression, cf. l'article Limace du Tobler-Lommatzsch, la note de Ph, Ménard, Le rire et le sourire, p.127 (n.315) et l'étude de F. Novati, // Lombardo e la lumaca, Giorn. storico

della let. ital., XXII, pp.335 et s. Sur le mépris de l'épopée traditionnelle pour le Lombard, cf. H. Krauss, Ritter und Bürger, Feudalheer und Volksheer. Zum Problem der feigen Lombarden in der altfr. und frankoitalienischen Epik, Zeitschrift für roma87,

1971,

pp.209-222.

nische

Philologie

Krauss

sur le mépris de la classe féodale

Les

réflexions

de H.

à l'égard des milices

bourgeoises du Nord de l'Italie me semblent éclairer l'emploi que fait notre texte d'une plaisanterie qui fait référence aux Lombards.

L'auteur et son personnage

253

troupes désordonnées et grotesques qui vont assaillir Gauvain. Mais son emploi fait du méme coup entrer le texte dans le registre du burlesque d'autant plus que, comme par contraste, le ton du passage s'enfle, annongant la représentation d'un combat épique : « Monseigneur Gauvain » n'a plus d'autre recours que la protection du Tout Puissant ! Doit-on rire de la confusion générale ou trembler pour le chevalier ? A propos de la situation de Gauvain dans cet épisode, je rappellerai le critére qu'a formulé Ph. Ménard. « Il faut que les malheurs du héros soient passagers et donnent lieu à des péripéties pittoresques pour que nous puissions nous en divertir. Il faut que le héros soit menacé mais qu'il ne soit pas durement éprouvé. Un motif assez répandu dans les romans arthuriens — l'arrivée du héros au cháteau de ses ennemis — le montre clairement. Il est sans doute piquant de voir un personnage demander l'hospitalité à un inconnu sans savoir qu'il a affaire à son pire ennemi. Mais nous ne songerions pas à sourire si le héros, une fois qu'il a été reconnu, tombait entre les mains du méchant et était victime de mauvais traitements. La situation n'est plaisante que si le héros finit par se tirer d'affaire. » (20) Je souscris pleinement à l'énoncé de cette régle. Mais l'application qu'en fait Ph. Ménard à l'épisode qui nous intéresse ne me satisfait pas : «Tel est le cas», poursuit-il en effet, «dans le Perceval de Chrétien lorsque Gauvain se trouve hébergé chez le roi d'Escavalon, /a ou de mort le heent tuit (5750). En dépit du soulévement populaire et de l'assaut dont il est l'objet, Gauvain réussit à sortir indemne de l'aventure ». (21) Peut-on dire que Gauvain se tire à si bon compte de cette mauvaise passe ? Le calme revient, c'est vrai, aprés les désordres de l'assaut. Mais la décision qui est prise ne rassure en aucune facon le lecteur sur le sort du héros. La menace qui pése sur ce dernier, bien que reportée dans le futur, n'en est pas moins lourde. C'est vers (20) Le rire et le sourire, pp.304-305. (21) Op.cit., p.305.

254

Les déboires de Gauvain

des dangers terribles, le texte le précise, qu'on l'envoie. Le vavasseur rusé qui propose à celui qu'il considére comme un ennemi public la quéte de la Lance présente cette quéte comme le pire des chátiments et comme le moyen le plus sür d'exposer Gauvain à des dangers auxquels il ne pourra pas échapper « Songez que vous ne sauriez lui infliger peine si sévére qu'il ne süt fort bien s'en accommoder et en venir à bout, au lieu qu'on doit accabler qui on hait de toutes les rigueurs qui se peuvent imaginer. Si donc votre objet est de contraindre votre ennemi aux plus durs labeurs, je vous ai conseillé pour le mieux » (trad. L.F., p.143, v.6122-28).

Comment croire dans ces conditions que Chrétien voulait faire sourire des avanies subies par son chevalier ? La distance certes est mince de la pitié au rire et il peut suffire d'un signe de l'auteur pour que le méme public, devant un méme type de mésaventure, compatisse aux déboires du personnage ou s'amuse à ses dépens. Mais ce qui, dans la description de l'assaut d'Escavalon, paraít étre l'indice d'une intention de sourire, la marque du « discours dédoublé », pourrait bien exprimer plutót une ironie tristement sarcastique. Le combat de Gauvain contre une vilenaille hétéroclite, qu'un cri d'alarme lancé sans réflexion a suffi à déchaïner, est dessiné comme une caricature. Mais une

caricature n'est pas forcément dróle. Le public auquel elle était destinée — les nobles de la cour de Flandre — avait trop présent à l'esprit le souvenir des troubles causés par les mouvements communaux pour sourire d'une émeute de bourgeois. On sait combien, depuis les désordres causés par l’assassinat de Charles le Bon (22), les comtes de Flandre se méfiaient des communes. Philippe d'Alsace, dédicataire du Conte du Graal, prit des mesures sévères, à

partir de 1178 surtout, pour réduire leur turbulence (23). (22) Sur ces désordres, cf. Galbert de Bruges, Histoire du meurtre

de Charles le Bon, Comte de Flandre (1127-28), éd. H. Pirenne, Paris, Picard, 1891. (23) Cf. Ch. Petit-Dutaillis, Les communes françaises, p.68.

L'auteur et son personnage

255

Qu'un héros de roman, chevalier de haut rang, soit représenté comme traqué, bafoué par la vindicte d'une commune devait apparaître, me semble-t-il, dans les milieux aristocratiques, comme un reflet du malheur des temps.

Je suis donc amenée à conclure que dans la série d'aventures que constitue le voyage à Escavalon, Chrétien reste constamment solidaire de son personnage. Il est vrai qu'il raconte, comme toujours, avec ce ton de conteur

enjoué qui le caractérise, mais je n'ai à aucun moment le sentiment qu'il adresse à son lecteur le clin d'cil de connivence qui inciterait ce dernier à ne pas prendre au sérieux le héros qui lui est présenté ou à porter un jugement défavorable sur son comportement. Gauvain, à mon avis, ne cesse pas de se conduire en bon chevalier, aucune de ses actions n'est indigne de lui. Que ses adversaires soient pré-

sentés sur le mode burlesque, que lui-méme soit plusieurs fois bafoué, ne le rend pas, me semble-t-il, risible pour autant. Le combat dégradant, la huée ne me paraissent pas en soi comiques. Ici ils seraient plutôt navrants. Pourtant Gauvain n'inspire pas la pitié. Car une sorte de distance s'est établie, qui sépare le lecteur du héros. Cette distance, qui explique peut-étre en partie la divergence des jugements portés sur Gauvain, ne tient pas seulement au mode de stylisation adopté par l'auteur (24). Elle provient des données premiéres du récit. Gauvain en effet n'est pas

(24) Je m'écarte

ici des analyses et des conclusions de P. Haidu.

Aesthetic distance in Chrétien de Troyes. Irony and comedy in Cligés and Perceval, Genéve, Droz, 1968. De maniére générale, ayant fait du roman une lecture complétement différente de celle qu'en a faite P. Haidu, je ne puis voir, comme ce dernier, de l'ironie ou de la farce dans tous les épisodes.

256

Les déboires de Gauvain

t ai er rn ha ac s' i u q rt so s i a v u a m un d' e im ct vi la t n e m e l simp n o i t a s u c c a ' L . s r u e h l a m s se à er ng ra ét s pa t es n' Il i. lu sur un e ut fa e n u e m m o c é il vo dé a e én sc e r é i m e r p la s n a d i u q nt ie ra au s e s s e u o r p s Se . us to e u q i l p x e s le é ss pa n so de te ac i m u h s se , e i h t a p m y s la é t n o b sa , on ti ra mi ad l' er it sc su u p é. ss pa ce r su e it fa é ét t ai av e liations la pitié, si la lumiér

CHAPITRE XI

GAUVAIN AU PAYS D'OU L'ON NE REVIENT PAS « Quand messire Gauvain se fut échappé de la prison oü les gens de la commune l'avaient assailli, il chevaucha tant qu'entre tierce et midi il arriva sur le penchant d'une colline... » (trad. L.F., p.155). Chrétien, qui était revenu à Perceval et a terminé l'épisode de l'ermitage, semble reprendre l’histoire de Gauvain au point où il l'avait aban-

donnée. En fait, je l'ai dit (1), il laisse dans cette histoire une vaste zone d'ombre. Aucune indication précise en ce qui concerne l'espace et le temps ne nous est donnée. Nous apprenons seulement que Gauvain arrive à l'entrée du pays « d’où nul chevalier ne revient ». Ainc chevaliers n'en pot venir Qui cha alast ne champ ne voie,

Car c'est la bosne de Galvoie Que chevaliers ne puet passer Qui jamais puisse retorner.(v.6600-6604)

Le théme du lieu d'oü l'on ne revient pas n'est pas nouveau dans l’œuvre de Chrétien. Il est présent dans plusieurs de ses romans antérieurs, mais avec des valeurs trés

différentes selon les cas. La plupart du temps, le lieu « d’où nul chevalier ne revient » est un lieu périlleux où quiconque s'aventure affronte une mort quasi certaine. Lorsque Chrétien écrit dans Yvain que nul chevalier avant le piteux Calogrenant et le glorieux Yvain n'était revenu de la fontaine merveilleuse oü il avait déchaíné la tempéte, (1) Cf. ci-dessus, pp.213-214.

Mythes et contes

258

il indique un péril de mort. Il intensifie le suspens, valorise l'exploit attendu de son héros. Il ne suggére nullement que celui-ci va pénétrer dans l’au-delà. Le domaine de Laudine, de l'autre cóté de la fontaine, est une seigneurie prospére, la dame, sa suivante et ses conseillers,des personnages bien vivants. Il est vrai que l'ensemble que forme ce domaine avec la fontaine périlleuse gardée par un terrible défenseur dérive selon toute probabilité d'un mythe celtique de l'Autre Monde (2). Mais ce mythe a perdu sa signification mythique, il s'est dévalué en conte merveilleux. De méme le cháteau de Pesme Aventure, avec son enclos où gémissent les tisseuses de soie, est un mythe dévalué

(3), que Chrétien réutilise consciemment comme un symbole. En décrivant « cette sorte d'univers concentrationnaire installé dans un château diabolique » (4), il suggère l'enfer du monde du travail. Le château de Brandigan, dans l'épisode de la Joie de la Cour qui termine les aventures d'Érec, s'il reprend lui aussi un mythe de l'Autre Mon-

de celtique, n'est qu'un lieu de conte merveilleux où une aventure dangereuse attend le chevalier. Ce n'est pas le fait d'entrer dans l’île de Brandigan qui pourrait faire disparaître Érec du monde des vivants, mais bien le danger qu'il va y courir en affrontant le géant. D'anciens mythes de l'au-delà affleurent dans tous les romans de Chrétien et sont considérés à juste titre comme les sources d’où dérivent les schémas narratifs qu'il utilise. Mais on ne saurait mettre sur le méme plan tous les épisodes qui les transposent, comme le fait G. Cohen dans l'énumération suivante : « Joie de la Cort dans Érec, Pays de Gorre dans

(2) Cf. J. Frappier, Étude sur Yvain, Paris, SEDES, 1969, p.101 : « En conclusion,

il me paraît possible d'affirmer que le mythe

complexe de la Fontaine Périlleuse, étroitement lié aux thémes de l’'Hôte Hospitalier et du Géant Berger, est dominé par la conception générale et celtique de l'Autre Monde. » (3) Sur le mythe originel, qui appartient lui aussi au vieux fonds celtique, cf. J. Frappier, op.cit., pp. 111 et s. (4) J. Frappier, op.cit., p.125.

Au pays de non-retour

259

Lancelot, Cháteau des Pucelles dans Yvain, Palais des Reines dans le Conte du Graal, tous lieux dont«on ne re-

vient plus quand on n'a pas le talisman tout puissant du héros triomphateur de la mort. » (5) Confondre le mythe primitif avec sa mise en ceuvre littéraire serait d'une part méconnaítre l'évolution que lui a fait subir la transmission orale et d'autre part refuser à un auteur, que l'on considére par ailleurs comme génial, la création consciente. Dans l'ensemble que forment les romans antérieurs au Conte du Graal, la valeur mythique du thème du pays de non-retour

n'est conservée, me

semble-t-il, que dans le

Chevalier de la charrette. Le sens de ce roman étant encore fort discuté, je précise que je partage l'avis des critiques qui comprennent le voyage de Lancelot au royaume de Gorre

comme

un voyage au pays des morts

et pensent

que Chrétien a eu pleinement conscience de conter dans son roman la pénétration héroique de l'Autre Monde par un mortel (6). Son génie a réussi un prodigieux effet de syncrétisme mythique : Lancelot, libérateur, par son amour et la qualité de sa prouesse, de la reine Gueniévre qu'a enlevée le prince de la mort, renouvelle à la fois l'exploit d'Orphée et celui d'Héraclés ; libérateur de tous les captifs, il renouvelle la descente aux Enfers du Christ. Comme le pays de Gorre où entre Lancelot, le pays où entre Gauvain lorsqu'il franchit la borne de Galvoie figure une terre de mort. Deux éléments du texte me semblent en donner la preuve. Le premier n'est qu'un détail, mais significatif : le personnage qui informe le héros de la nature du lieu où il parvient est un chevalier qui a quitté le monde des vivants. Gauvain l'a aperqu sur le penchant de la colline, étendu, le visage et le corps couverts de sang, (5) G. Cohen : Un grand romancier d amour et d'aventure au XIIe siècle, Chrétien de Troyes et son œuvre — Paris, Boivin, 1931, p. 498. (6) Mon interprétation rejoint pour l'essentiel celle de J. Rychner, Le sujet et la signification du Chevalier de la Charrette, Vox Romanica ,1968, pp.49-76.

La Galvoie figure de l'Autre Monde

260

auprés d'une jeune fille qui faisait les gestes de la déploration. Le lecteur ressent devant cette image une impression de déjà vu : Perceval, au sortir du cháteau du Graal, avait fait une rencontre presque semblable. Mais dans le groupe macabre de la scéne du Perceval le chevalier était mort,

décapité, et c'était la jeune fille qui tenait le róle d'informatrice. Dans la scéne du Gauvain, le héros a un comportement que seul explique le but recherché par l'auteur. Soucieux de se renseigner sur la nature du lieu où il se trouve,

Que noveles li weil enquerre Des afaires de ceste terre (v.6569-70),

Gauvain, contre toute vraisemblance,ne questionne pas la jeune fille. Il s'adresse au gisant, le tirant pour un instant de son sommeil de mort. Ce chevalier revient du lieu d’où nul chevalier n'est jamais revenu, mais il n'a pas réintégré le monde des vivants : N'encor n'en est nus retornez Fors moi qui si sui atornez Si malement que jusqu'anuit

Ne vivrai pas, si com je quit. (v.6605-6608)

Il a surpris les secrets de l'au-delà. Cette scéne à valeur d'image, que n'eüt pas désavouée le cinéma surréaliste, est conforme à la logique narrative des mythes de l'Autre Monde. Ainsi, dans le mythe qui clót la République de Platon, Er le Pamphylien a vu l'au-delà pour avoir frólé la mort.

L'autre preuve que j'avancerai, et qui me semble décisive, est le fait que Gauvain, au cœur du pays de nonretour, retrouvera son aieule, la reine Ygerne, épouse d'Uterpendragon,

et sa mère, la sœur

du roi Arthur,

Anna, épouse de Loth. De l'une et de l'autre le texte dit expressément qu'elles sont mortes depuis des années : Li rois Artus, si com je pens,

N'ot mere passé a lonc tens, Qu'il a bien soissante ans passez, Mien escient, et plus assez. (v.8735-38)

Au pays de non-retour

261

— « Gavain, biax sire, Connois je bien, et bien os dire Que il n’ot mere icil Gavains Bien a passé vint ans al mains. (v.8753-56)

Je ne puis donc approuver l'opinion de R.M. Spensley qui refuse de voir dans le cháteau du pays de Galvoie une représentation de l'au-delà : « It is clear ... that the castle is not the kingdom of the dead, an « other world », as many critics have unreasonably assumed, whatever it may have been in Chretien's supposed source. » (7) Les traits caractéristiques d'un mythe de mort sont par ailleurs trop nombreux et trop reconnaissables pour qu'on puisse les considérer comme des résurgences mythiques que l'auteur aurait laissé affleurer sans le vouloir et méme sans avoir pleine conscience de leur sens. Situé par delà de vastes étendues désertes, des foréts « inviolées et solitaires » (gastes et soutaines, v.7225), le cháteau des

Reines est entouré d'une barriére d'eau si large qu'il faut pour la franchir emprunter la barque d'un passeur. Il contient un de ces lits inquiétants, images de mort, qui figurent si souvent dans les représentations médiévales de l’audelà. Le temps humain y est aboli : cent ans, limite extréme d'une vie d'homme,n'y équivalent qu'à l’âge d'un enfant, Qu'il est enfes, li rois Artus ;

.

S'il a cent ans, n'en a pas plus ;(v.8169-70)

La succession des áges de l'homme n'est plus dans ses murs la représentation concréte de la durée. Elle se fige dans une contemporanéité qui suggére l'intemporel : « Il y a au château une foule de valets (8) ... cent qui n'ont ni barbe ni moustache, cent dont la barbe commence à poindre, cent qui se rasent chaque semaine, cent qui sont plus blancs que laine et cent dont la barbe est grise. » (trad. L.F., p.178) Le vivant qui a pénétré dans ces lieux ne doit (7) Gauvain's castle of Marvels adventure in the Conte del Graal, Medium Aevum. XLII, 1, 1973, p.36. (8) « Valets », qui transpose le valles du texte (v.7563), a ici le

sens de « jeunes gens ».

262

La Galvoie figure de l'Autre Monde

pas y prendre de nourriture, sous peine de n'en jamais ressortir. Comment, en présence d'indices aussi parlants ajoutés à l'indication précise que les Reines sont des mortes, croire que l'auteur n'ait pas été conduit par un dessein conscient ? En imaginant ce pays de non-retour dont les solitudes muettes s'orientent vers un cháteau de la mort,

Chrétien a sans aucun doute choisi de représenter un lieu mythique. Pourtant l'action dans laquelle il engage son chevalier n'entoure ce dernier d'aucune aura mythique. Si l'on peut comparer la terre de Galvoie au royaume de Gorre du Chevalier de la charrette, on ne saurait comparer Gauvain à

Lancelot. Tout d'abord les informations que donne à Gauvain le mourant de la borne de Galvoie ont un caractére si limitatif qu'elles n'introduisent pas à un exploit mythique mais semblent annoncer une aventure chevaleresque. Elles ne nomment en effet que les chevaliers. Eux seuls sont mentionnés comme ne pouvant passer deux fois la borne de Galvoie (v.6600 et s.). La différence est grande avec le Lancelot où la menace que constitue le royaume de Gorre est toujours énoncée dans des formules à valeur générale, présentant la terre mythique comme un lieu carcéral ... don n'ist ne clers ne gentix hom (v.1903-1906)

... don nus estranges ne retorne (v.640-643).

L'entrée de Galvoie, parce qu'elle n'offre son vertige de mort qu'aux seuls chevaliers, apparaît comme une gageure périlleuse. On peut dans cette perspective considérer sous un nouvel angle la fonction du gisant qui informe Gauvain. Il est certes une image de mort. Mais sa tentative

manquée représente aussi le négatif de l'exploit que l'on attend du héros, de méme que dans le Chevalier au lion la défaite de Calogrenant rentrant vaincu de la fontaine merveilleuse est le négatif de la victoire d'Yvain. Gauvain, d'autre part, franchit sans but la borne de Galvoie. Seul le refus de reculer devant un danger le pous-

se à braver l'interdit. Alors que dans le Lancelot le héros, qui luttait pour arracher au prince de la mort une vie humaine,parvenait à forcer le destin par un don total de son

Au pays de non-retour

263

moi, l'enjeu du projet héroique n'est plus ici la victoire contre la mort mais la démonstration de la grandeur d'áme. Ce n'est plus le destin permanent de l'homme qui est mis en question, ce sont les valeurs d'une caste. Pour

le voyage

de Lancelot

au royaume

de Gorre,

l'itinéraire était fixé dés la premiére apparition du héros dans le roman.

Lancelot

poursuivait, bride abattue, le

ravisseur implacable. Aux pires moments de son entreprise, la gráce lui était accordée de percevoir des indices, de trouver des guides qui lui montraient le chemin. Gauvain ne sait pas oü il va. Il s'abandonne à l'errance avec l'état d'esprit du chevalier qui offre à l'adversaire éventuel une « joute à tous venants » (9) où il fera la démonstration de sa prouesse. Cette désadaptation entre le sens mythique de l'espace oü s'engage l'action et les mobiles du héros apparait comme une discordance. La quéte solitaire d'un honneur gratuit a-t-elle un sens au pays de la mort ? Telle est la question que se pose le lecteur à l'entrée de la seconde partie du Gauvain. l| ressent devant ce récit dont il ne perçoit pas, du moins à la première lecture, la signification, une sorte de géne, que traduit bien cette phrase de J. Frappier: « Dans ce monde imprécis et composite, les aventures se succédent sans lien logique, au hasard, en zigzags, et, vers la fin, elles s'emmélent les unes dans les autres...» (10)

Pour tenter d'éclairer cet ensemble, je rendrai compte d’abord des structures spatiales en observant la géographie de la terre de Galvoie. Je situerai dans cet espace les étres qui le peuplent et qui me semblent ne pas pouvoir en étre

dissociés. Puis je suivrai le héros dans la succession des épreuves qu'il affronte. (9) L'expression « joute à tous venants » date du XIVe siècle (cf.

Glossaire de Du Cange, t.X, Dissertation

VII. « Des armes à ou-

trance, des joustes, de la table ronde, des behourds et de la quintaine »). Mais ce type de joute, dans lequel un chevalier, placé dans

un lieu convenu, s'offre à combattre qui voudra l'affronter, est ancien dans les coutumes féodales.

(10) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.231.

264

Le verger maléfique

Gauvain découvre l'Autre Monde du haut d'une colline. Sur le penchant de cette colline, un chéne marque le lieu de sa rencontre avec le chevalier mourant et sa pucelle. Au delà, c'est le calme des étendues désertes. Einsi les laisse et si chemine

Par plains et par forés ne fine... (v.6657-58)

Sur le vide de ce fond indécis l'enceinte d'une cité se détache soudain, entourée d'eau de toutes parts. Devant, une riviére, au-delà, la mer. Le dessin minutieux des dé-

tails du premier plan évoque pour le lecteur moderne l'art de la miniature : des bateaux sont rangés dans le port, des vignobles bordent le mur d'enceinte. La précision de ces notations crée si bien l'illusion du réel que plusieurs érudits ont cru pouvoir localiser et identifier cette ville (11). Pourtant, de ce qu'enferment les murailles Chrétien ne montre rien si ce n'est un verger, curieusement placé à l'endroit où l'on attendrait la description du donjon, « au point le plus fort de la place » (v.6675). On pourrait prendre d'abord cet enclos pour une représentation du locus amoenus : sous un arbre, un orme cette fois, se tient une belle jeune fille. Mais le jardin découvre aussitót les piéges qu'il recéle. Une riviére le barre, au pont si étroit

qu'un cheval n'y saurait passer. De l'autre cóté de l'eau, un nouvel arbre signale la présence d'un personnage, un géant, ou plutót un « grand chevalier », assis « sous un olivier verdoyant ». Le silence apparent du jardin était trompeur : une clameur de foule s'éléve, prévenant le héros du danger qui le guette. L'ensemble que constituent ce cháteau prospére et cet enclos mystérieux n'est pas vraiment neuf dans l’œuvre de Chrétien. Il est aisé de re-

(11) Cf. J. Frappier, Chrétien de Tr. et le mythe du Graal, p.233, n.18.

Au pays de non-retour

265

connaítre un nouvel état de l'image du cháteau de Brandigan et de l'enclos de la Joie de la Cour (12). Mais les modifications qu'a subies cette image sont importantes. Tout d'abord, la jeune fille et son géant sont ici dissociés, comme le souligne la symétrie des deux arbres, l'orme et l’olivier, qui mettent en valeur l'un la beauté de la jeune fille,

l'autre la force redoutable du géant en armes. Et surtout la présence de la riviére et du pont change complétement la valeur suggestive du verger. Car la riviére au pont étroit ne peut manquer de rappeler le fleuve du pays de Gorre, que Lancelot passa sur le pont de l'épée et que Gauvain tenta vainement de traverser à cheval. De maniére générale, l'eau, chez Chrétien, quand elle a valeur d'image, est presque toujours image de mort. Le palais des Reines est le seul autre décor structuré qui apparaisse ensuite dans le récit. La représentation de ce palais n'emprunte rien aux réalités de l'Occident médiéval. Il dresse sur une falaise ses murs de marbre gris. De ses « cinq cents fenétres », des dames, vétues de soie richement colorée, « regardent devant elles les prés et les vergers fleuris ». J. Frappier souligne à juste titre sa valeur mythique : « Situé de l'autre cóté de l'eau, séparation mythique des deux mondes, étincelant de verriéres qui rappellent l'Ile de Verre élyséenne ..., entouré de terres fertiles, il continue sous un aspect féodal, chevaleresque et courtois, la tradition des paradis celtiques ... » (13) Mais il me semble qu'en lui donnant des ascendances trop précises, il limite un peu la richesse poétique de cette description somptueuse. Le palais des Reines hérite en effet trés probablement des paradis celtiques les présences féminines qui le peuplent, mais il ressemble aussi à l'image, présente à l'esprit de tous les clercs du Moyen Age, de la Jérusalem

nouvelle, dont l'éclat « était semblable à celui d'une pierre trés précieuse, d'une pierre de jaspe transparente comme

(12) Érec et Énide, v.5319 et s. (13) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.244.

266

Le Palais des Reines |

du cristal » (14). Quant à ses portes, il est aisé d'en reconnaítre la provenance : ... l sont el palais venu

Dont l'entree molt haute fu Et les portes riches et beles, Que tot li gon et les verveles Furent d'or fin, tesmoing l'estoire. L'une des portes fu d'ivoire, Bien entaillie par desus ; L'autre porte fu d'ebenus... (v.7677-84)

Faites l'une d'ivoire, l'autre d'ébéne, elles sont la copie ornementée des « portes du songe » qui se referment sur

Énée au moment où il quitte les Enfers (15). Entre les trois points que constituent la colline qui borne le pays de Galvoie, le château qui renferme le verger maléfique et le palais des Reines, s'étend un espace indéterminé que l'auteur qualifie de « terre sauvage où abondent de déplaisantes merveilles » (v.7464-65). Dans cet espace se projettent, comme par un éclatement d'images reflétées, les composantes du verger maléfique. Aux abords du fleuve qui borde le palais, un arbre (v.8436) marque à nouveau le lieu où se tient la jeune fille, que l'auteur

a caractérisée entre temps en la nommant la Mauvaise Pucelle. Comme dans le verger, cet arbre est proche d'une eau profonde et dangereuse : (14) Apocalypse, 21,11.

(15) Énéide, VI, v.893-96 Sunt

geminae

Somni

portae,

quarum

altera

Cornea, qua veris facilis datur exitus umbris,

Altera candenti perfecta nitens elephanto, Sed falsa ad caelum mittunt insomnia manes.

Cf. le Roman d 'Énéas,

CFMA,v.29971-3004

Dous grant portes a en enfer n'a en nule ne fust ne fer : l'une porte est eborine

et l'autre anprés si est cornine. Par ces portes issent li songe, et cil qui tornent

a menconge

vienent par la porte eborine,

li voir viegnent par la cornine.

fertur

Au pays de non-retour

267

Veez vos la cel gué parfont

Dont les rives si hautes sont ? (v.8479-80) De l'autre cóté de l'eau, dans un autre jardin, un autre

chevalier redoutable. L'auteur donne des noms nouveaux : l'eau profonde est nommée cette fois Gué périlleux ;le chevalier est appelé Guiromelant. Mais le gué périlleux n'est que le reflet assombri de la riviére au pont étroit,

Guiromelant un nouvel avatar du géant antagoniste dont nous venions de retrouver le personnage sous l'armure d'un troisiéme chevalier ; à ce dernier Chrétien donne le nom signficatif de l’« Orgueilleux du passage à l’Estroite voie qui garde les ports de Galvoie » (v.8646-48). La présence répétée, sous des formes à peine différenciées, des mémes

éléments

de décor, des mémes cheva-

liers menagants, donne une impression de désordre et de malaise. Je crois, comme J. Frappier, que Chrétien a recherché cette atmosphére onirique, qu'il a voulu donner la « vision d'un univers disloqué » (16). Le cinéma fantastique recherche de nos jours des effets comparables. A partir de quelques éléments simples, un jardin, un arbre, une riviére, un gué, qu'il trouvait dans son propre répertoire d'images, Chrétien a créé un paysage de songe ou plutót de cauchemar. Dans ce paysage il a placé deux personnages qui lui étaient familiers et qu'il avait tirés, dés Érec et Énide, du fonds des contes merveilleux d'origine celtique. La collusion qui existe entre la Mauvaise Pucelle et les avatars successifs du « grand chevalier » agresseur reprend en effet aux contes celtiques un théme bien connu, celui du géant prisonnier d'une fée qui l'emploie à une œuvre malfaisante (17). Tout l’art de Chrétien a été de multiplier en visions de cauchemar le garEre des passages et de douer d'ubiquité la mauvaise ée. (16) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.232.

(17) Ce théme a été étudié par E. Philipot, Un épisode d'Érec et

Énide. La Joie de la Cour. Mabon 1896, pp.258-294.

l'enchanteur,

Romania,

25,

268

Le personnage de « l'échassier »

Le palais des Reines, comme l'indique déjà son aspect extérieur, est un lieu paradisiaque. Mais ce lieu de beauté se trouve pour ainsi dire enserré par une terre hostile, riche en piéges et en maléfices. Sur le seuil méme des portes d'ébéne et d'ivoire, se tient une sorte de gardien dont le caractére maléfique me paraít fortement accusé, l'« échassier ». Échassier est dans la langue de cette époque un mot courant pour désigner un estropié,

un homme qui, privé d'une jambe, se soutient sur un pilon. Comme un misérable infirme posté pour mendier aux marches d'un palais, l'échassier est assis par terre sur une botte de joncs et s'occupe à faconner au couteau un báton de fréne. Rien dans tout cela qui excédát le vraisemblable n'était la qualité du pilon de l'infirme « fait d'argent ou du moins recouvert d'argent et cerclé de place en place par des liens d'or cloutés de pierres précieuses » Qui avoit escache d'argant Ou ele estoit sorargentee ; De lius en lius estoit bendee D'or et de pierres prescieuses (v.7652-55).

La transfiguration d'un objet usuel — vase, bassin, baguette — par la splendeur inusitée de la matiére qui le forme

est un procédé courant du récit merveilleux. Mais un pilon d'infirme est autre chose qu'un objet usuel : il désigne une difformité physique, partant un malheur ou un mal. Lui donner tant de magnificence équivaut à le rendre non pas merveilleux mais monstrueux. L'« échasse » d'argent désigne son possesseur comme un étre imaginaire et effrayant. Elle semble matérialiser la puissance de celui que le texte dit « riche de bonnes et belles rentes » (v.7670-71). Ce personnage a été diversement interprété. R.S. Loomis, convaincu que Chrétien ne fait que transmettre une source qu'il ne comprend pas,en fait une maniére de fauxsens vivant : Chrétien aurait pris un « escacier », c'est-àdire, en l'occurrence, un homme qui taille les piéces d'un jeu d'échecs, pour un « eschassier », c'est-à-dire un hom-

me qui n'a qu'une jambe (18). Cette explication, tout (18) Arthurian Tradition and Chrétien de Troyes, pp.445-447.

Au pays de non-retour

269

ingénieuse qu'elle est, équivaut en fait à un refus d'expliquer. Je ne m'arréterai pas à la discuter. Beaucoup plus intéressante me parait étre la tentative de S. Mac Fynn. Cette derniére a eu l'idée heureuse de chercher à comprendre le sens qu'a pu vouloir donner Chrétien au personnage de l'échassier en se référant à l'iconographie médiévale (19). S'appuyant sur un commentaire de J. Adhémar (20), elle émet l'hypothése que l'estropié pourrait étre une figure du paien. C'est en effet comme une représentation du paien que J. Adhémar interpréte les personnages d'hommes à une seule jambe qu'il a rencontrés à plusieurs reprises dans la sculpture romane. « Par exemple, écrit-il, ne voit-on pas sur un chapiteau de Saint Aventin qu'un des bourreaux qui martyrisent le saint Patron, un paien par conséquent, a une jambe de bois ? De méme

un chapiteau

de Besse en Chandesse, qui re-

présente un sacrifice paien, ne montre-t-il pas un victimaire à jambe de bois ? ... A Colombier (Charente), un homme à genoux baise la jambe de bois d'un autre personnage, étrange figure faite, semble-t-il, pour tourner en ridicule l'idolátrie. » J. Adhémar a cherché à ce mode de représentation une raison d'ordre logique et émis la supposition que les sculpteurs avaient voulu « symboliser plastiquement un vice moral » et l'avaient transformé en une infirmité physique, faisant du paien « un homme qui ne marche pas droit ». On peut s'interroger sur le bienfondé de cette explication, mais on ne peut pas récuser les témoignages iconographiques fournis par J. Adhémar. C'est pourtant ce que fait Ph. Ménard, lorsqu'il rejette en bloc l'essai d'interprétation de S. Mac Fynn : « Il suffit, écrit-il, de se reporter à l'étude de J. Adhémar pour se rendre compte qu'il s'agit là d'une hypothése que rien ne

(19) The « Eschacier » in Chrétien's « Perceval » in the light of Medieval Art, The Modern Language Review, XLVII, 1952, pp.52-

$5. (20) Influences antiques dans l'art du Moyen Age français. Recherches sur les thèmes d'inspiration, Londres 1937, pp.204-205.

2770

Le personnage de « l'échassier »

vient étayer. Pareille interprétation n'est pas admissible ici, car un paien n'a rien à faire au cháteau merveilleux. »

(21)

Il me paraít néanmoins possible d'utiliser l'idée de S. Mac Fynn en continuant l'enquéte menée par J. Adhémar et en élargissant la conclusion qu'il en a tirée. Car le personnage de l'estropié à jambe de bois n'est pas inconnu par ailleurs des historiens de l'art médiéval. Selon M. Préaud, la jambe de bois « est un élément classique de l'iconographie diabolique » (22). Saturne, souvent mis en rapport avec la sorcellerie, est parfois représenté au Moyen Age avec une jambe de bois. Une des miniatures francaises du XIIIe siécle qui illustrent l'Estoire de Merlin de Robert de Boron (23) dessine un démon à jambe de bois. Enfin, une trés curieuse miniature qui décore la marge d'un manuscrit du XIIe siécle (24) représente un personnage incontestablement diabolique : il a deux cornes, des serpents partent de ses seins. Or ce personnage est pourvu

non pas d'une, mais de deux jambes de bois. Je pense donc qu'on pourrait élargir la conclusion proposée par J. Adhémar et que les exemples qu'il cite ne sont que des cas particuliers d'un type de représentation assez répandu. Plutót que de rechercher pour cette représentation une explication d'ordre logique, je suggérerais qu'elle matérialise une sorte de tabou qui place l'infirme sur le versant noir d'une religion trés marquée de manichéisme. « Dans ce monde où la maladie et l'infirmité sont tenus pour les signes extérieurs du péché, ceux qui en sont frappés sont maudits par Dieu... » (25) (21) Le rire et le sourire..., p.396, n.55. (22) Bibliothéque

Nationale, Catalogue

de l'exposition Les Sor-

ciéres, Paris, 1973, p.19. (23) Bibliothéque Nationale, manuscrit 95 du fonds francais, fol. 113 v. (24) Bibliothéque municipale de Rouen, manuscrit 445, fol.29 v (le texte est le Commentaire sur Ézéchiel de Saint Jérome). Ce do-

cument

m'a été signalé par M. Frangois Avril, Conservateur au

Département des Manuscrits de la Bibliothéque Nationale. (25) J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, p.394.

Au pays de non-retour

271

Pourquoi, dans ces conditions, le rapprochement suggéré par S.Mac Fynn ne serait-il pas digne d'intérét ? Des puissances maléfiques ródent partout autour du cháteau des Reines. La figure de l'échassier gardant le seuil et linterdisant à tous ceux qui voudraient le passer sans privilége ou sans protection spéciale me parait étre une de ces puissances. Je n'oserais pas apporter plus de précisions en ce qui concerne cette hypothése. L'adjectif « riche » (v.7670), appliqué à cet infirme redoutable, l'allusion à ses « rentes » (v.7651) suggéreraient l'idée qu'il préléve un tribut sur ceux qui tentent de passer le seuil. On comprendrait ainsi que puissance et richesse, associées dans l'emploi de l'adjectif médiéval « riches », soient matérialisées l'une et l'autre par cette « échasse » fascinante qui « n'est pas faite en bois de peuplier ». Le « quenivet » dont il taille un báton de fréne pourrait faire figure d'attribut traditionnel ; on pourrait imaginer une sorte de Saturne infernal dont la faucille se serait réduite aux proportions d'un petit couteau. Mais le texte ne fournit aucun élément susceptible d'étayer de telles suppositions. Je me bornerai donc à conclure que l'estropié à la jambe d'argent m'apparaít comme la plus nettement démoniaque des puissances maléfiques qui cernent le palais des Reines. Il est le Cerbére de la porte défendue (26), tout comme le passeur est le Charon du fleuve. La géographie du pays de Galvoie n'est pas ordonnée dans l'espace. Le lecteur peut disposer à son gré sur une carte imaginaire les trois points que constituent la borne de Galvoie, l'enceinte

du jardin de la Mauvaise Pucelle,

le palais des Reines. Seule importe une limite, celle que constitue le fleuve qui borne le palais des Reines. En deçà la terre de mort est un lieu d'anéantissement, au-delà le palais paradisiaque est un lieu de survie. Mais jamais aucun chevalier n'a pu accéder à ce lieu. Aussi le palais des Rei(26) Je rejoins ici l'interprétation de W. Kellermann, Aufbaustil..., p.70.

La Mauvaise Pucelle

21)

nes ne connaít-il pas la plénitude de la joie. Château sans seigneur, il attend un maítre : Teus gens el palais vont et vienent S'atendent une grant folie Qui ne porroit avenir mie, Qu'eles atendent qu'il i viegne Uns chevaliers qui les maintiegne, Qui rende as dames lor honors Et doinst as puceles seignors Et des vallés chevaliers face. (v.7582-89)

C'est au terme d'une marche errante que Gauvain, sans l'avoir cherché, l'atteindra. Mais sa marche errante

n'est pas livrée au hasard. A aucun autre des héros de Chrétien ne s'applique aussi exactement la formule de S. Bayrav : « La seule chose que le chevalier errant ne rencontre jamais dans ses pérégrinations soi-disant désordonnées, c'est le hasard. » (27) Sur le chemin que suit Gauvain aucun carrefour ne se présente, comme si pour le héros un seul itinéraire était possible. Les dangers qui l'attendent se présentent à lui comme autant de jalons qui marquent sa route, ou plutót comme autant d'appels auxquels le lecteur sait d'avance qu'il ne résistera pas. Sa régle d'honneur, ne jamais reculer, l’entraîne

dans une

sorte d'automatisme de la prouesse. Comme ce vceu fatal que fit l'enfant Vivien à la veille de la bataille de l'Archamp : Ja n'en irrai car a Deu l'ai pramis Que ne fuierai pur creme de morir (v.598-599),

elle trace son chemin dans la mort. Mais Gauvain ne parcourt par seul ce chemin. Tel le « Cavalier » de Dürer (28) que, sous le regard narquois de la Mort, escorte un bouc cornu, Gauvain est suivi par la Mauvaise Pucelle. Il paraít surprenant que dans les études qu'ils ont faites de ce personnage ni J. Frappier ni Ph. Ménard ne se soient interrogés sur l'ambiguité de sa nature. Pour J. Frappier, la Mauvaise Pucelle « est évidemment d'origine (27) Symbolisme médiéval, Paris, P.U.F. 1957, p2r TH (28) « Le Cavalier » est le titre donné par Dürer à sa gravure dans

son Journal de voyage aux Pays-Bas.

Au pays de non-retour

273

féérique » (29), mais l'intérét principal qu'elle présente est de nous offrir un exemple tout à fait nouveau du talent de Chrétien dans l'analyse des types et des caractéres : « A la galerie de ses héroines il manquait une vamp : la Male Pucelle en tient lieu » (30). Ph. Ménard fait appel, pour établir la cohérence du personnage, à toutes les ressources de la psychologie moderne : « Cette héroine, justifiable de la psychanalyse, nourrit... en elle une névrose suicidaire qui explique son caractére de femme fatale.» (31) Il nuance d'ailleurs peu aprés ce diagnostic et reconnait qu'un tel caractére ne peut donner lieu à une étude complétement satisfaisante : « Chrétien ne fait pas entiérement la lumiére sur les tendances morbides qui animent ce personnage. » (32) De telles analyses me paraissent en désaccord avec la fonction dont est chargée la Mauvaise Pucelle dans le roman, avec le lieu dans lequel Gauvain la rencontre. L'étrange créature qui régit les pièges de l'enclos imaginaire, qui est omniprésente dans la « terre sauvage où abondent de déplaisantes merveilles » afin de ménager au chevalier des épreuves, est-elle vraiment une

femme ? Plutót du répertoire de je la comparerais surgissent sur la

qu'aux héroines véritablement humaines Chrétien telles qu'Énide ou Blanchefleur, à ces pucelles du royaume de Gorre qui route de Lancelot, l'une pour éprouver

son courage, l'autre pour lui offrir la tentation charnelle,

d'autres pour l'aider en lui indiquant les chemins et en lui servant de guides. Ces « pucelles », indissociables des mystéres de la terre de Gorre dont elles semblent étre la gracieuse expression, ne sont pas des étres humains pourvus d'une vie individuelle et d'une psychologie. On pourrait les dire fées, génies de la mort, prétresses de la destinée. Dans la plupart des mythes ou des contes de l'au-delà,

les héros sont attirés ou guidés dans l'Autre Monde par des étres féminins. (29) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.236.

(30) Op.cit., p.236. (31) Le rire et le sourire, p.454. (32) Op.cit., p.455.

274

La Mauvaise Pucelle

Les pucelles de Gorre, méme quand elles ménageaient à Lancelot des épreuves redoutables, ne semblaient pas avoir un caractére maléfique, peut-étre parce que le héros, protégé par l'amour exclusif et total qu'il vouait à la reine Gueniévre, rendait vains leurs sortiléges ; plusieurs d'entre elles devenaient pour lui des auxiliaires. Dans le Gauvain, les fonctions d'auxiliaire et de guide sont confiées à un personnage masculin, le nautonier. Et le caractére maléfique de la Mauvaise Pucelle est trés accusé. Elle est dite « la plus male rien del mon » (v.7258), « pire que Sathanas » (v.7456), « renoiee », c'est-à-dire « renégate » (v.8597), « molt plaine de deable » (v.8599). Son palefroi porte malheur (v.6758-66). Elle a sa propre nef pour traverser le fleuve, nef inquiétante qui apparait et soudain disparait. Et Gauvain n'est pas la premiére victime de ses méfaits. Le palefroi funeste a maintes fois passé le pont étroit (v. 6825-27), ramené sans doute par un pauvre chevalier qui se condamnait ainsi à sa perte. Sa nef a maintes fois passé le fleuve (v.7269-72). Maintes fois la Mauvaise a provoqué des combats meurtriers, Que a cest port a fait trenchier Maintes testes de chevalier (v.7457-8).

C'est à cause d'elle que tous les chevaliers qui ont tenté l'aventure de Galvoie ont disparu, tranchés par l'épée ou engloutis dans les eaux. Aucun n'est revenu en terre vivante. Aucun n'a pénétré au lieu paradisiaque de la survie dans la mort. Tous avaient été sans doute, de méme que Gauvain le fut un instant, fascinés par sa beauté. Au pied de l'orme du jardin des piéges, à tous elle dut apparaitre sous les traits de la belle au miroir, image de luxure : Desoz un orme en un prael Trova une pucele douce Qui miroit sa face et sa boche (v.6676-78),

A son ironie constante, à ses sarcasmes, à sa joie d'humilier Ph. Ménard cherche une explication : « Il se pourrait que ses railleries sarcastiques vinssent d'une sorte de complexe sado-masochiste... » (33) Je penserais pour ma part (33) Le rire et le sourire, p.454.

Au pays de non-retour

275

qu'ils la désignent comme une démone. Elle incarne le mauvais rire, celui que proscrivaient les textes de la Bible (34) et que les sculpteurs romans ont caricaturé aux faces de leurs démons grimagants. La réussite de Gauvain au cháteau des Reines aménera la disparition des sortilèges et des maléfices. Les grandes portes d'ébéne et d'ivoire s'ouvriront. La Reine aux blanches tresses se tiendra, accueillante, sur le seuil : Devant le palais ert assise La roine por lui atendre (v.8986-87).

De l'homme à la jambe d'argent il ne sera plus question. Quant à la Mauvaise Pucelle, Chrétien l'humanisera pour lui accorder le pardon et l'intégrer à la cour des Reines. En lui donnant un nom de femme, il lui imaginera un passé. L'Orgueilleuse de Logres vient comme Gauvain de la terre des vivants. Mais, entrée tout enfant en Galvoie,

elle n'avait jamais connu que les contrées de la mort. La souffrance d'un amour perdu, l'orgueil et la révolte avaient fait d'elle un agent du mal. Cet épilogue est parfaitement accordé au róle antérieur du personnage. Je croirais néanmoins qu'il constitue une explication finale, rajoutée pour les besoins du récit, selon le méme procédé dont Chrétien avait usé dans l'épisode de la Joie de la cour d'Érec et Énide (35). De méme que la jeune fille au lit d'argent gardée par son géant dans l'enclos merveilleux de la Joie de la cour se montre à Érec comme une fée, de méme la Mauvaise Pucelle n'est pas tout d'abord une femme, mais une démone (36). L'une et l'autre deviennent (34) Réunis par Ph. Ménard, op.cit., p.458, n.187. Le «rire du diable » n'apparaít que tout à fait exceptionnellement dans les ceuvres littéraires. Ph. Ménard n'en a relevé qu'un exemple (p.434). (35) Sur les reconnaissances qui terminent cet épisode, cf. ci-des-

sus, p.101. (36) Je me demande méme si les vers Que pucele n'est-ele pas

Ainz est pire que Sathanas (7455-56) n'indiquent pas, plutót que la luxure de la démone, sa non-humanité. Ils ne sont pas en effet mis en rapport avec son attitude de séductrice mais avec sa cruauté.

Les épreuves de passage de l'eau

276

femmes au moment oü Chrétien, en leur donnant un pays d'origine et un caractére humain, leur imagine un passé. Il est remarquable, à une époque où la connaissance de la psychologie humaine devait étre encore balbutiante, qu'il ait su imaginer avec autant d'à propos pour des róles convenus des histoires individuelles, et surtout qu'il ait songé à expliquer les méfaits d'un adulte par les caprices ou les souffrances de l'enfant qu'il avait été.

Il serait fastidieux d'énumérer dans leur succession toutes les épreuves que Gauvain affronte une fois passée la borne de Galvoie. En les multipliant, Chrétien n'a évité ni la surcharge ni la monotonie. Aussi me semble-til plus expédient de les classer en séries et d'étudier successivement les épreuves de passage de l'eau, les épreuves qui ont lieu à l'intérieur du cháteau des Reines et enfin les combats. Les trois épreuves de passage de l'eau sont toutes proposées au chevalier par la Mauvaise Pucelle. Gauvain, tout d'abord, doit aller chercher de l'autre cóté de la riviére le palefroi de la jeune fille. Une récompense est offerte : la Pucelle promet à Gauvain de partir avec lui s'il raméne le cheval. Sa science de fée — la fée est représentée ici comme une femme provocante — l'a avertie qu'il la désire. Mais la Mauvaise Pucelle ne laisse à Gauvain aucune illu-

sion sur sa bienveillance : elle le suivra jusqu'au moment Où il lui arrivera malheur; Et neporoec, se tu osoies,

Mener avec toi m'en porroies... Jo iroie tant avec toi Que male aventure et pesanche

Et doels et honte et mescheanche T'avenist en ma compaignie (v.6711-19)

Au pays de non-retour

277

A moins d'expliquer le personnage de la Mauvaise Pucelle comme

la mise en ceuvre d'un caractére de névrosée, ce

qui ne me paraît conforme ni à la psychologie ni à l'esthétique littéraire du XIIe siècle, il faut bien reconnaître que ce passage est déconcertant : pourquoi, si elle veut séduire Gauvain, la Pucelle lui parle-t-elle si rudement ? Pourquoi le chevalier ne s'écarte-t-il pas d'une pareille mégère ? Il semble tout d'abord ensorcelé par sa beauté. Chrétien note cette beauté à deux reprises, dans les deux attitudes de séductrice où il immobilise la jeune fille, femme au miroir dont les cheveux sont retenus par un cercle d'or fin (v.6676-81), femme ótant son manteau et son voile pour montrer la gráce de son corps (v.6832-35). Mais, s'il est vrai que l'appát de cette beauté attira la premiére fois le chevalier : Mesire Gavains esperonne Vers la pucele l'ambleüre... (v.6682-83),

Chrétien ne fait plus mention par la suite de cette fascination premiére. Rien, dans le texte, n'indique plus que, passée la premiére rencontre, Gauvain éprouve pour la Pucelle un désir sensuel. Je juge excessive dans sa généralité la formule de E. Kóhler : « La passion brutale et sensuelle de Gauvain l'entraíne, dans les scénes avec Orgueilleuse..., dans des situations critiques. » (37) Il me semble que cette formule ne s'applique bien qu'à la premiére épreuve de passage de l'eau. C'est en attirant Gauvain par sa beauté que la « siréne » de la riviére au pont étroit l'améne à courir le risque le plus grave qui soit pour un chevalier, celui de se trouver sans monture. Fasciné par une femme qu'il sait déjà dangereuse et mauvaise, Gauvain laisse son cheval sous sa garde — et il est prévenu que ce ne sera pas une garde vigilante. Désormais une sorte de contrainte magique s'exerce sur lui. Il en est prévenu au moment oü il saisit la bride du palefroi maléfique. La premiére épreuve de passage de l'eau est la plus conforme à l'esprit du

(37) L'aventure chevaleresque, p.209.

278

Les épreuves de passage de l'eau -

conte qui sous-tend sa trame narrative : la femme de l'Autre Monde a attiré le mortel et l’a livré au géant son complice. Mais cette épreuve n'a que la valeur d'un prélude. Désormais l'emprise de la Pucelle sur le chevalier s'exerce d'autre maniére. D'une part elle ne cesse pas de piquer au vif son orgueil et son sens de l'honneur. A lui répéter sans cesse qu'elle attend sa honte, elle le stimule à démontrer qu'il n'est ni « recréant » ni pleutre. Mieux peut-étre que le théme traditionnel du chevalier et de sa dame, de l'héroisme par amour, la transformation, chez Gauvain,

du désir sensuel en volonté d'affronter le danger met en évidence, pour reprendre le vocabulaire de J. Huizinga, la « base érotique » de l'appétit de prouesse chevaleresque. Car, pour Gauvain livré à la mauvaise fée, « la mort devient la seule alternative à l'accomplissement du désir » (38). Mais sur Gauvain la Pucelle a aussi une autre sorte de pouvoir. Elle sait tout de lui : dans l’Autre Monde il n'est l'usage monter « Si de

pas de secret. Or, lorsque Gauvain s'offre, selon courtois, à la prendre dans ses bras pour l'aider à sur le palefroi, elle s'écarte de lui avec horreur : ta main nue tu avais touché chose qui füt sur moi,

et n'eusses-tu méme fait que m'effleurer, je croirais étre honnie. » (trad. L.F., p.162) Quelle est cette souillure qui marque la main nue du chevalier ? Pourquoi la Pucelle la lui rappelle-t-elle par deux fois ? Je n'ai voir nule covoitié Que de moi servir t'entremetes Car tu n'as mie les mains netes... (v.6884-86)

Pourquoi

Gauvain

reste-t-il tout honteux

sous l'insulte,

comme s’il était convaincu d’être dans son tort ? Et mesire Gavains se taist, C'onques un mot ne li respont. Toz honteus monte, si s'en vont,

Si s'en torne le chief baissié (v.6902-6905).

Le texte reste trés évasif. Peut-étre ne s'agit-il ici que d'une forme particuliére d'insulte inventée par la Mauvai(38) Le déclin du Moyen Age, pp.79-80.

Au pays de non-retour

279

se. Pourtant on ne peut éviter de songer à la seule tache dont Chrétien ait jamais marqué la main de Gauvain, la faute d'Escavalon. . Dans la deuxiéme épreuve de passage de l'eau, Gauvain se dégage de l'emprise de la Pucelle : cette derniére l'invitait à monter dans sa nef pour passer le fleuve. L'auteur suggère clairement la perfidie : La damoisele en la nef entre, Qui felon cuer avoit el ventre (v.7269-70).

Son courage de chevalier sauvera Gauvain du piége : sur la berge, un adversaire en armes approche au grand galop et le héros ne songe pas à le fuir. Lorsque aprés le combat il cherche des yeux la nef de la traîtresse, il ne la trouve plus. Le leurre s'est évanoui, qui l'eüt sans aucun doute attiré à sa perte. Le nautonier approche, qui passera dans sa barque loyale non seulement le chevalier mais méme son cheval. Cette épreuve est l'inverse de la premiére et elle en répare les erreurs : dans la premiére, Gauvain abandonnait son cheval et passait l'eau comme le désirait la Pucelle, se mettant ainsi à sa merci. Dans celle-ci, Gauvain

refuse la nef tentatrice pour combattre en chevalier, il retrouve son cheval, et gagne de l'amener aux rives paradisiaques. La derniére épreuve de passage de l'eau se situe à la fin de la partie achevée du roman. Pour pousser Gauvain, en piquant son orgueil de chevalier, à entreprendre cette derniére épreuve de passage, qui est la plus difficile de toutes, la Pucelle invente un mensonge : un autre chevalier, dit-elle, était capable de passer à cheval de l'autre côté du gué escarpé, cet « Orgueilleux du passage à l'étroite voie » que Gauvain a vaincu à la joute. Mieux que cette

victoire,

dit la Pucelle, la réussite d'une perfor-

mance meilleure que celle de l'Orgueilleux affirmerait la supériorité de Gauvain (39). Ce dernier ne saurait (39) Un cértain nombre de manuscrits intercalent ici quelques vers où est indiquée la raison pour laquelle « l'Orgueilleux » avait plusieurs fois passé le Gué périlleux : il allait cueillir sur l'autre rive des fleurs pour la Pucelle (cf. éd. Lecoy, t.II, p.113).

280

Les épreuves de passage de l'eau

résister au défi, pas plus qu'à l'appel du risque. Et la Pucelle glisse au passage un autre argument susceptible de décider le héros : Si ne vos aroie plus vil (v.8442) Je cesserais de vous tenir pour méprisable.

L'ensemble que constituent ces trois épreuves permet quelques observations. J'insisterai d'abord sur la liaison

qu'établit l'imagination de Chrétien entre la Mauvaise Pucelle et l'eau. Siréne ou ondine humanisée, cette porteuse de mort se tient auprés de toutes les eaux dangereuses et cherche à y entraíner le chevalier. D'autre part, il faut souligner le fait que les épreuves de passage de l'eau sont toutes liées à des épreuves de combats, elles comportent donc le double danger de l'eau et de l'adversaire placé sur l'autre rive. Si j'ai choisi, pour la commodité de l'exposé, de remettre à plus tard l'étude des combats, je ne me dissimule pas qu'une telle dissociation trahit quelque peu le texte. Je propose enfin une autre observation sur ces épreuves de passage, observation qui me parait importante. Chrétien indique une progression du héros dans la maniére dont il lui fait franchir la barriére d'eau ; sur un pont la premiére fois, et sans son cheval ; en barque ensuite, avec son cheval ; à cheval

enfin au-dessus du gué périlleux. Je dis bien « au-dessus ». Car ce « gué » est une sorte de gouffre aux rives escarpées : Veez vos la cel gué parfont Dont les rives si hautes sont ? (v.8479-80)

Le cavalier, plutót que de tenter de descendre cet escarpement, saute à cheval par dessus le gouffre. La premiére fois, il court grand risque d'étre noyé et son cheval barbote dans l'eau profonde avant de parvenir à s'en tirer. Le second passage au contraire est un véritable envol : Gauvain dédaigne la facilité d'un pont qu'on lui indique. Cette variante pourrait avoir de l'importance si le texte indiquait par ailleurs que Gauvain ait voulu satisfaire sa tentatrice. En fait il n'en est rien. C'est bien d'une émulation en prouesse qu'il paraít s'agir et non d'une rivalité en amour.

281

Au pays de non-retour

« Il pique des deux, le cheval bondit par-dessus l'eau aisément et retombe sur l'autre rive. » (trad. L.F., p.209) Ces détails, un peu fastidieux pour un lecteur de notre époque, intéressaient certainement beaucoup plus un public de nobles, connaisseurs en équitation. Ces derniers savaient tous qu'il n'est pas d'entreprise plus difficile que d'entraíner un cheval au-dessus du vide d'un gouffre. Mais ce qui nous intéresse ici n'est pas la prouesse sportive, c'est ce que la nature des épreuves et leur progression nous apprennent sur l'imaginaire de Chrétien. Passer victorieux le fleuve de l'au-delà est dans la littérature religieuse des visions une épreuve décisive. Seuls ceux qui le méritent en sortent victorieux. Dans le Chevalier de la charrette, Chrétien, comme l'a montré A. Micha

(40), s'est certainement inspiré de la mythologie chrétienne de son temps. Son pont de l'épée n'est qu'une variante du pont en lame de scie dessiné sur la grande fresque de l'église de Chaldon (Surrey, Angleterre) (41), c'est-à-dire du pont douloureux ; son pont évage est une variété de pont dangereux. Dans le Conte du Graal, le rapport avec la mythologie chrétienne n'apparaít pas : le passeur et sa barque appartiennent à la mythologie antique. Mais on ne peut concevoir qu'il n'y ait eu entre le Lancelot et le Gauvain aucune filiation dans l'imaginaire de Chrétien. En accordant à son héros de réussir l'épreuve qu'il lui avait fait une première fois manquer, Chrétien n’entend-il pas suggérer maintenant qu'il est digne de cette réussite ? (40) Sur les sources de La Charrette, Romania, LXXI,

1950, pp.

345-358. (41) Cf. T. Eriksson, L échelle de la perfection, Une nouvelle inter-

prétation de la peinture murale de Chaldon, CCM 1964, pp.439 et s., en particulier p.442 : « Le motif, qui n'a aucun équivalent dans l'art de cette époque, est si distinctement exécuté que sa parenté est évidente avec les ponts hérissés de clous de la littérature visionnaire. Le motif littéraire, de source orientale et transmis à la litté-

rature médiévale par les apocalypses apocryphes, décrit habituellement le pont qui va se rétrécissant comme un moyen de séparer les ámes

mauvaises

des bonnes

; dans cette fonction, le pont a

282

Les épreuves de passage de l’eau

Pourquoi cette insistance sur le passage du cheval ? Telle est la question qu'améne à se poser la présence inattendue du Gringalet dans la barque du passeur. Cette présence n'est nullement nécessaire à l'action : il ne manque pas de chevaux dans les écuries du palais des Reines, la suite du récit le prouvera. Elle n'est pas non plus, me semble-t-il, une simple fantaisie de l'auteur : la symétrie est trop nette entre la mauvaise barque, celle de la fée qui eût passé Gauvain avec, comme monture, l'affreux roncin qui le ridiculisait et la barque favorable qui passe le héros avec son propre cheval, marque par excellence de sa chevalerie. Je ne crois pas non plus que Chrétien ait eu l'idée de faire du Gringalet un nouveau Bucéphale (42) en l'amenant aux rives de l'immortalité. Je chercherais une explication d'un autre ordre. Dans l'iconographie et la littérature religieuses de l'Autre Monde au XIIe siécle, le chevalier est presque toujours placé dans l'Enfer. Aucune image n'est plus éloquente que ce dessin de l'Hortus Deliciarum qui met au centre de l'Enfer deux grandes chaudiéres, l'une pleine de Juifs, l'autre pleine de chevaliers (43). J'émets l'hypothése que l'Autre Monde merveilleux imaginé par Chrétien à partir de motifs qui lui étaient familiers peut avoir pour lui la valeur d'une sorte de compensation. A ce chevalier que le clergé de son temps chargeait de tous les vices il accorde, malgré les faiblesses qu'il lui reconnait, jusque dans l'Autre Monde, la gloire posthume de l'héroisation équestre. donc une analogie avec la pesée des âmes. Cependant, dans le poëme irlandais de la Vision de Tungdal, le pont à l'aréte tranchante sur lequel les damnés sont contraints de passer est devenu une des peines de l'Enfer, et c'est plutót ainsi qu'il est représenté à Chaldon. » (42) Bucéphale a été souvent représenté comme cornu, par exemple sur les monnaies antiques. Les cornes étaient dans ces représentations le signe de la divinisation. (43) Hortus, pl. XLIV. Herrade a pris soin d'écrire milites armati, montrant ainsi que la condamnation que subissent les chevaliers vient du fait que leur fonction sociale est de porter des armes.

Au pays de non-retour

283

Les épreuves qui ont lieu à l'intérieur du palais des Reines forment un ensemble tout différent. Dans un premier temps, Gauvain, qui était entré dans le palais gráce à l'immunité particuliére que lui donnait la présence de son guide, le nautonier, rejette cette immunité. Le nautonier en effet, lorsqu'il avait accepté de lui faire connaitre les mystéres du palais interdit, l'avait lié par un don contraignant. Gauvain avait promis de se soumettre à la condition, quelle qu'elle füt, qui serait exigée de lui ; il avait

fait cependant une réserve : « pourvu que son honneur füt sauf » : Vosiirez, dont molt m'anuie ; S’estuet que je vos i conduie, Et nus conduis, ce sachiez bien, Ne vos i volroit plus del mien. Mais un don voil de vos avoir... — « Biax hostes, vostre volenté Ferai, mais que honte n'i aie. » (v.7629-37)

Aprés lui avoir montré toutes les beautés du palais mer-

veilleux, aprés lui avoir fait entrevoir dans une vision qui a l'inconsistance du réve les étres féminins qui peuplent ces lieux, le nautonier rappelle à Gauvain son engagement : il exige de lui que là s'arréte son initiation et en méme temps lui offre la possibilité de retourner dans la terre des vivants où il contera ce qu'il lui a été accordé de découvrir : on reconnaít ici, adapté à la forme romanesque,un trait caractéristique de la littérature des visions. Le mortel qui a reçu la grâce spéciale de voir ce que renferme l'audelà doit toujours retourner parmi les hommes pour faire le récit de sa découverte. Mais Gauvain refuse de se plier à la contrainte, usant,me semble-t-il, de l'échappatoire que lui permettait la réserve dont il avait accompagné son serment : à profiter plus longtemps de la protection de son guide, il se croirait honni :

284

Les épreuves du Palais Or vos weil je le don requerre : Que vos railliez en vostre terre, Si conterez a vos amis Et as gens de vostre pais Que un palais veü avez Que nul si riche ne savez, Ne vos ne autres ne le set. — « Dont dirai je que Diex me het Et que je sui honnis ensamble. (v.7759-67)

Il choisit librement d'affronter le chátiment que laissent prévoir les avertissements du nautonier ; il sait qu'à cet instant, en refusant de passer à nouveau les portes d'ivoire et d'ébéne, il brave la mort. C'est alors qu'il s'allonge sur le lit interdit ; Car c'est li Lis de la Merveille, Ou nus ne dort ne ne someille Ne n'i repose ne n'i siet Que ja vis ne sainz s'en reliet (v.7805-7808)

L'œuvre antérieure de Chrétien a déjà donné une version de cette épreuve de l'Autre Monde. Lancelot s'était, de méme, couché sur le lit somptueux que lui avait interdit la pucelle de Gorre. Si l'on compare les deux traitements de ce motif identique, on constate que celui que fournit le Gauvain ne différe du précédent que par la richesse de l'amplification. Chrétien donne du lit une description si chargée qu'on pourrait la dire, avant la lettre, baroque (44). La lance au pennon de flamme du Zancelot se multiplie ici en une pluie de projectiles, fléches et carreaux d'arbalétes. La scéne du Lancelot était silencieuse. Ici, c'est un véritable fracas, « grand clameur », tintement des clochettes du lit, claquement des fenétres qui s'ouvrent

toutes en méme

temps, sifflement

des arcs et des

arbalétes. Un combat va couronner la réussite de l'épreuve. Victorieux des sortiléges qui n'ont fait que lui causer quelques légéres blessures, Gauvain lutte contre un lion qu'un

(44) Sur le détail de cette description, cf. J. Frappier, Chr. de Tr.

et le mythe du Graal, p.242, en part. n.28.

Au pays de non-retour

285

« vilain », en ouvrant du pied une trappe, a soudain láché dans la salle, et il le tue de son épée. Désormais sa victoire

contre le lion blasonne le chevalier : car les griffes avant du fauve restent fixées dans son écu (v.7867-68). Gauvain

les montrera comme une preuve de son exploit à Guiromelant (v.8709-8712). On ne peut se méprendre sur la signification de ce blason. Il consacre Gauvain comme un preux, confirme par l'embléme de sa valeur personnelle la noblesse qui lui vient de la qualité de son lignage. Ajoutons que la victoire contre le lion est une image banale à cette époque où abondent dans l'iconographie les représentations de la lutte victorieuse de Samson contre le lion. Déjà l'auteur d'Aiol avait accordé le méme exploit à son humble héros : Aiol, vainqueur du lion qui, alors qu'on l'amenait au roi de France, s'était échappé de sa cage et semait l'épouvante dans les foréts d'Aquitaine, avait conservé comme un trophée glorieux une patte de l'animal vaincu.

L'ensemble que constituent les épreuves du palais merveilleux suggére donc assez de comparaisons pour sembler banal. Son intérét n'en est pas pour autant diminué et il convient d'examiner avec attention ce que Chrétien a voulu lui faire signifier. Car, à la différence du trophée d'Aiol, le blason aux griffes de lion ne distingue pas Gauvain uniquement pour son courage et sa force ; sa victoire sur l'interdit du lit périlleux n'est pas plus que celle de Lancelot la seule démonstration de la prouesse. L'épreuve qu'affrontait Lancelot en s'allongeant sur le lit défendu était à la fois une épreuve de sa grandeur d'áme, une épreuve identificatrice, destinée à désigner le héros exceptionnel que la mort n'atteindrait pas, et une sorte d'ordalie. La jeune fille qui l'avait proposée à Lancelot l'avait en effet mise en rapport direct avec le déshonneur qui le marquait : « Honni est dans ce monde un chevalier aprés avoir monté sur une charrette. Ce n'est pas raison qu'il se méle de faire une demande comme la vótre, et surtout qu'il prétende coucher dans ce lit. »

286

- Les épreuves du Palais

(45) Que le feu de la lance nocturne n'ait pas consumé Lancelot disculpait déjà le héros de l'ombre de culpabilité que faisait planer sur lui la charrette-pilori (46). La suite d'épreuves offertes à Gauvain dans le palais, qui forme un tout indissociable est elle aussi une identification : elle désigne le héros qui pourra vaincre l'interdit du lieu paradisiaque. D'autre part, beaucoup plus nettement que dans le Lancelot l'épreuve du lit défendu, elle se présente comme le déroulement d'une ordalie. A deux reprises en effet le nautonier a expliqué que seul un chevalier exempt de toute culpabilité pourrait abolir les sortiléges du palais, Qu'il le covenroit a devise Bel et sage, sanz covoitise, Preu et hardi, franc et loial, Sanz vilonie et sanz tot mal.(v.7593-96)

Cette

énumération

rassemble

sous

une

forme négative

toutes les vertus considérées comme majeures dans l'aristocratie féodale. La victoire de Gauvain le proclame chevalier parfait en lui reconnaissant la droiture, la fidélité au serment, le désintéressement et la générosité, le courage et le jugement, la beauté tant physique que morale, la noblesse d'áme. Le nouveau « chevalier au lion », exempt de « tout mal », est un chevalier à l'áme pure. Il sera salué par les suivantes des Reines comme « le meillor de toz les preudomes » (v.7935). La signification morale de ces épreuves, leur valeur d'ordalie, me semble permettre d'établir un rapport entre le succés de Gauvain au cháteau des Reines et ses avanies en terre d'Escavalon. Pour le héros que traquaient des accusateurs injurieux, l'épreuve du lit périlleux est une disculpation éclatante. Pourtant Chrétien n'a pas fait jusqu'ici le moindre rappel des accusations antérieures. Aurait-il si aisément disculpé son chevalier en usant des res(45) Traduction Jean Frappier, p.38. (46) Sur le sens de la charrette-pilori et sur la culpabilité de Lancelot qu'elle suggére vaguement, cf. D.J. Shirt, Chrétien de Troyes et une coutume anglaise, Romania 94,1973, pp.178-195.

Au pays de non-retour

287

sources un peu faciles que lui fournissait le répertoire du merveilleux ? Il convient, avant de répondre à cette question, d'examiner la derniére série d'épreuves, celle que constituent les combats.

Quatre fois Gauvain, dans l'Autre Monde, se trouve fa-

ce à face avec un chevalier antagoniste. Dans tous les cas, ce chevalier se tient sur les rives d'une eau profonde, riviére, fleuve, gué périlleux. J'ai considéré en présentant une vue d'ensemble de la terre de Galvoie que ces quatre figures de chevaliers avaient été imaginées à partir d'un stéréotype commun, celui du complice de la Mauvaise Pucelle. Pourtant, si l'on met à part la premiére rencontre, qui n'est que l'annonce d'un affrontement postérieur, un seul

combat est conforme à ce stéréotype : Gauvain affronte auprès du fleuve l’« Orgueilleux du passage à l'étroite voie ». L'épisode n'offre pas en soi d'intérét particulier, mais il a une certaine importance d'une part pour la recherche des structures internes du récit, d'autre part du fait de la place que Chrétien lui a donnée dans le déroulement des épreuves de Gauvain. La liaison entre la Mauvaise Pucelle et le chevalier armé y apparait nettement : Gauvain est reconnu comme un adversaire au seul fait qu'il était venu jusqu'au fleuve en compagnie de la Pucelle, qui s'était attachée à ses pas. A ce propos, les divergences du texte des différents manuscrits sont instructives (47). Dans les divers passages où est présenté le groupe que forment Gauvain et la Pucelle, les copistes semblent avoir hésité à écrire que Gauvain « conduisait » la Pucelle, tant ils sentaient que, pour reprendre l'expression de W. Roach, « celle-ci s'imposait comme la personnalité diri(47) Cf. la note de W. Roach au v.7259, p.297.

288

Les combats

geante, Gauvain n'étant pour elle qu'un compagnon humble et soumis » (48). Chrétien, en modifiant le schéma de conte merveilleux qu'il utilisait, a suggéré par l'image l'exacte mesure de la liberté de son héros : Gauvain

choisit d'aller là oà le conduit sa destinée. Le combat contre l'Orgueilleux du passage à l'étroite voie avait été annoncé par le double de ce personnage, le chevalier armé du jardin des piéges. A Gauvain en effet ce dernier avait dit, au moment oü le héros allait prendre par la bride le palefroi maléfique : « Je ne veux pas te le disputer si tu as bonne envie de le prendre. Mais, je te conseille plutót de t'en aller, car si tu t'en empares, tu trouveras ailleurs la route assez bien barrée. » (Trad. L.F., p.161) Pourquoi Chrétien a-t-il tant tardé à faire se réaliser cette prédiction, risquant ainsi d'óter de sa clarté au récit, car le lecteur a oublié l'annonce du combat au moment oü le combat survient ? Je suggére à ce délai aménagé par l'auteur une explication : il semble que Chrétien ait voulu, avant de faire jouter Gauvain contre le gardien des passages, lui faire subir l'épreuve du palais. Vainqueur de tous les interdits,le chevalier pouvait affronter le gardien qui interdisait, l'accés au lieu paradisiaque, abolir les passages périlleux. Que cette victoire ait lieu sous les yeux des belles dames du palais lui donne de plus un surcroît de prestige. Le combat contre le neveu de Greorras suggère un commentaire tout différent. Ce combat se situe avant les épreuves du palais, au moment où Gauvain parvient pour la première fois au bord du fleuve. Il a été amené dans l’action d’une manière très ingénieuse. Chrétien en effet, tirant un nouveau parti du personnage du chevalier mou-

rant qui gisait à la borne de Galvoie, le ressuscite par l'intermédiaire de Gauvain, à qui il préte en l'occurrence des talents de guérisseur, et lui donne le nom de Greorras. Bien que revenant du pays de la mort, Greorras n'a pas perdu le souvenir des événements de la terre des vivants.

(48) Ibid., p.298.

Au pays de non-retour

289

Brusquement dressé face à celui qui venait de le guérir, il le reconnaît, l'appelle par son nom et se fait son accusateur, révélant ainsi au lecteur un nouvel élément

du

passé de Gauvain. Il reproche à ce dernier de lui avoir imposé le plus humiliant des chátiments : pour avoir violé une jeune fille, Gréorras avait été contraint par Gauvain de partager pendant un mois le repas des chiens. De cette humiliation il entend se venger. Il exécute sa vengeance en deux temps : il commence par s'emparer du cheval de Gauvain, le Gringalet, et réduit le malheureux chevalier à monter une rosse grotesque qui le ridiculise. Puis il envoie à sa poursuite son neveu, chargé de livrer contre Gauvain le combat vengeur. Cette séquence qui établit un lien entre les aventures d'Escavalon

et celles de Galvoie, est intéressante à plu-

sieurs égards. Tout d'abord, elle apporte au héros une nouvelle humiliation, et cette fois dans l'Autre Monde. Chrétien consacre 17 vers (v.7161-77) à la description du triste roncin que monte Gauvain, et il orchestre cette

description par 22 vers (v.7178-99) emplis des sarcasmes de la Mauvaise Pucelle. « Plüt au ciel, lui crie-t-elle, que le roncin que vous avez volé fût une jument ! Ce serait tout plaisir pour moi, sachez-le, car votre honte en serait pire. » (trad. L.F., p.168) Placer un chevalier sur une monture sans noblesse, roncin hideux ou jument, était une maniére de lui infliger, sous une forme atténuée, le supplice du pilori. Les romans qui continuent le Lancelot en apportent le témoignage : « Parfois, au lieu d'utiliser une charrette, ils juchent le vaincu sur le dos d'une jument en ayant soin de tourner son visage vers la queue de la béte.» (49) Gauvain n'est tout de méme pas en aussi triste posture. Néanmoins sur les routes de Galvoie il fait piétre figure et les quolibets de la Mauvaise Pucelle équivalent pour lui aux huées qui escortent le Chevalier de la charrette.

(49) Ph. Ménard, Le rire et le sourire, p.300.

Les combats

290

Dans ces conditions le neveu de Greorras n'a aucun mal, lui qui chevauche le Gringalet, à rattraper Gauvain. Et il se croit d'autant plus sür de vaincre que l'inégalité criante des montures lui assure l'avantage à la joute. Gauvain, pourtant, sous les yeux des belles jeunes filles qui le regardent des fenêtres du palais des Reines, attend l’assaut de son adversaire. Il a le double courage d'assumer le ridicule et d'engager une joute qu'il sait perdue d'avance : la haridelle qu'il monte refuse de faire un pas en avant et, l'un des étriers étant rompu, Gauvain ne peut méme pas assurer son équilibre pour soutenir la charge. Bien entendu le héros vaincra quand méme et aura de surcroît le plaisir de retrouver son Gringalet. Cette joute clôt dans l’œuvre de Chrétien la série des combats extraordinaires qui opposent le héros à un adversaire plus puissant ou mieux armé : elle se place ainsi dans la bonne tradition du roman de chevalerie ; une note familiére s'y ajoute, unique dans l’œuvre de Chrétien, la mention de l'attachement du héros

pour son cheval ; il est vrai que Gauvain est le seul chevalier de Chrétien dont le cheval ait une individualité propre, marquée par le nom qui le désigne (50). Mais le véritable intérét de ce combat est d'un ordre tout différent. Il réside essentiellement dans la cause qui l'a provoqué. Jamais encore dans l’œuvre de Chrétien un chevalier redresseur de torts n'avait été pris à partie par celui qu'il avait chátié. Dans Érec et Énide, Yvain, Perceval, les orgueilleux, les méchants, les coupables, sitót vain-

cus dans une joute, se soumettaient de bonne gráce. La plupart d'entre eux allaient se constituer prisonniers du roi Arthur. Ce dernier, pour tout chátiment, exigeait d'eux une sorte d'« hommage de paix » (51). Greorras, bien qu'il sache qu'il s'était rendu coupable d'une faute, entend se venger du chátiment que lui a infligé Gauvain.

(50) On sait que le nom du « Gringalet » est hérité de la tradition arthurienne : cf. J. Frappier, Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.

231

n5:

(51) Sur l’« hommage de paix », cf. ci-après, p.366.

Au pays de non-retour

29]

La maniére dont il présente son droit à la vengeance me parait fort instructive — « Gavains, tu le preis de moi La justice, bien m'en sovient. Ore est ensi qu'il t'en covient A soffrir che que j'en ferai. (v.7132-35) — « La justice, Gauvain ? C'est toi qui t'es chargé de faire justice en mon cas,je ne l'ai pas oublié. En retour il faut te résigner à souffrir la peine que je t'infligerai. »

(trad. L.F., p.168) Pour la premiére fois dans le roman de chevalerie est posée la question du droit du chevalier à faire justice lui-méme. Ce passage, pour bref qu'il soit, contient en germe la démythification du héros justicier. Il semblerait que Chrétien ait pris conscience de ce que comportait parfois de dangereux, étant donné les tendances belliqueuses de l’aristocratie féodale, l'exemple de ses premiers héros. Ici, la répression privée d'un délit, loin d’être un facteur de paix, trouble la paix, puisqu'elle se révèle génératrice de vendetta. Chrétien paraît donner à Gauvain plutôt tort que raison. Il lui fait subir une humiliation grave, dont le souvenir subsiste dans l'esprit du lecteur méme aprés qu'elle a été rachetée par la victoire à la joute. Par rapport à l'ensemble du récit des aventures de Gauvain dans l'Autre Monde, cette séquence a, nous l'avons vu (52), une fonction précise : elle détache le chevalier de l'emprise de la Mauvaise Pucelle. C'est en choisissant d'affronter au bord du fleuve le neveu de Greorras lancé à sa poursuite que le héros échappe au piége de la nef fallacieuse et mérite la confiance de celui qui sera son guide, le nautonier. Le dernier des combats que doit livrer Gauvain n'a pas été décrit par Chrétien. Le récit s'interrompt au moment où le héros devait affronter Guiromelant. Cet inachévement est d'autant plus regrettable que le combat contre Guiromelant s'annongait essentiel à l'unité d'ensemble du

(52) Cf. ci-dessus, p.279.

292

Les combats

roman (53). Comme le combat contre l'Orgueilleux du passage à l'étroite voie, il se situe aprés la première installation de Gauvain au palais, installation que.l'on peut qualifier de provisoire. Une issue victorieuse du combat contre Guiromelant eüt probablement aboli le dernier des passages périlleux et permis à Gauvain d'assurer l'ordre et la paix autour du palais et, pour reprendre les termes de R.M. Spensley, « to make order out of disorder, to face and overcome hostile and antisocial elements » (54). Ce qui est sür, c'est que le seul fait de passer le Gué périlleux aux rives duquel l'attend ce dernier combat délivre définitivement Gauvain de la Mauvaise Pucelle. Depuis que, dans son désir de ne pas fuir le vengeur de Greorras, Gauvain avait refusé de passer le fleuve dans la nef de la Mauvaise Pucelle, le lecteur savait que cette derniére n'attirait plus le chevalier par l'appel de la luxure. D'ailleurs elle s'était montrée à lui peu aprés non plus seule mais accompagnée.de son complice, l'Orgueilleux ; et Gauvain, aprés avoir réduit l'Orgueilleux, n'avait

pas traité la Pucelle en femme qu'il eüt cherché à séduire ; ce qu'il voulait, c'était l'amener dans le palais, c'est-à-dire la sauver du mal ou du moins supprimer, avec sa présence par delà le fleuve, le mal qui y ródait. Et dist : « Remontez, bele amie, Car ci ne vos lairai je mie, Ainz VOs en venrez avec moi Outre cele eve ou passer doi. » (v.8417-20)

Mais, pour décider la démone, ni la prouesse de Gauvain, ni son humiliation expiatoire, ni l'ordalie du palais des Reines, ni la disparition du gardien du passage étroit n'a-

(53) Je ne puis donc prendre en compte l'essai de M. de Riquer de

retirer au Conte du Graal l'épisode de Guiromelant. La composicion de Li contes del Graal y el « Guiromelant », Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, XXVII (1957-58), pp-279-320. (54) R.M. Spensley, Gauvain's castle of Marvels adventure in the Conte del Graal, Medium Aevum, XLII, 1, 1973, pp.32-37.

Au pays de non-retour

293

vaient suffi. Elle exigeait une derniére épreuve et pour couronner la réussite de cette derniére épreuve elle avait promis non pas son amour ou son admiration mais son estime, symbole de la réhabilitation du chevalier : Si ne vos aroie plus vil (v.8442) Je cesserais de vous tenir pour méprisable (55).

Je crois voir dans l'emploi de cet adjectif « vil » pour qualifier Gauvain un rappel des premiéres paroles de la Pucelle, de ce reproche dont elle cinglait le chevalier et qui le laissait tout honteux : « tes mains ne sont pas assez nettes »...

Or le combat contre Guiromelant, qu'améne le passage du Gué périlleux, est pour Gauvain en quelque sorte le substitut du combat judiciaire que le héros n'avait pas pu livrer à la cour d'Escavalon. Car Guiromelant n'appartient qu'en partie à l'Autre Monde. Comme Greorras et son neveu, comme Guinganbrésil, il connaît le passé de Gauvain. Il a une raison bien précise de combattre le héros : Gauvain, révéle-t-il au lecteur, a tué son cousin germain, un vaillant et preux chevalier : ce meurtre appelle la vengeance : Et il meismes de ses mains Ocist de mes cousins germains Un chevalier vaillant et preu. Ainc puis ne poi venir en leu De lui vengier en nule guise.(v.8781-85)

Moins énigmatique, moins insultant aussi que ne l'avait été Guinganbrésil, Guiromelant suggére les circonstances du meurtre : il s'agissait d'une faide, d'une vendetta familiale continuée de génération en génération, le pére de Gauvain ayant lui-méme dans le passé tué le pére de Guiromelant (v.8777-80). Ces révélations, Guiromelant les fait à Gauvain en personne sans savoir qui il est (il semble ressortir du texte qu'il ne connaít son ennemi que de nom). Mais Gauvain n'est pas homme à se dérober. Il découvre sans hésitation son identité, suscitant ainsi l'admiration de son (55) La traduction de L. Foulet, « je cesserais de vous tenir en mépris » affaiblit, me semble-t-il, le sens de l'adjectif vil.

294

Les combats

ennemi. Pourtant il ne désire pas combattre et il fait preuve face à Guiromelant de la méme modération qu'il avait montrée face à Guinganbrésil : il préférerait faire réparation. Les termes que lui préte Chrétien sont presque identiques :

. Volentiers m'en feroie a mains S'il poist estre et vos pleüst Que ja bataille n’i eüst ; Que se je rien mesfait vos ai,

Molt volentiers l'amenderai Par vos amis et par les miens Si que il ert raisons et biens.

(v.8872-78)

A nouveau Gauvain souhaiterait que les deux lignages pussent apaiser la haine par une juste composition. Mais Guiromelant ne veut pas d'une composition. Il tient à combattre et défie Gauvain : Se tu oses tu m'atendras Et je irai mes armes querre (v.8884-85).

Un délai de sept jours est prévu avant le combat. Ce dernier sera livré devant le roi Arthur et toute sa cour, que Gauvain envoie quérir en háte. Guiromelant a par rapport à Gauvain un róle tout à fait comparable à celui de Guinganbrésil. Il n'est pas invraisemblable du reste que l'acte de jadis, que chacun des deux chevaliers jette à la face de Gauvain, soit le méme. On peut supposer bien sür que Gauvain a commis deux meurtres, mais ne serait-ce pas charger par trop le passé du héros ? L'hypothése ne peut étre rejetée que Guiromelant, à la fin du combat, aurait été identifié comme le cousin germain du vieux roi d'Escavalon. Quoi qu'il en soit, voilà de nouveau Gauvain désigné comme meurtrier et pour cette raison obligé de combattre en duel. Pourtant la différence est grande entre les deux cas pour

ce qui concerne

d'une part le jugement porté sur

l'acte par celui qui le dénonce, d'autre part la nature du duel. Guinganbrésil accusait Gauvain d'une faute, il le poussait à se disculper ; le combat dont il convenait avec lui avait la valeur d'un jugement. J'ai cru pouvoir l'identifier avec certitude comme un duel judiciaire. Guirome-

Au pays de non-retour

295

lant, lui, n'accuse pas Gauvain ; il lui déclare sa haine ; il fait le vœu de lui trancher la tête, de lui arracher le

cœur. On reconnaît

à de tels engagements une « haine

mortelle », c'est-à-dire, les deux termes étant presque synonymes, une vendetta continuée selon les coutumes

féodales. donne

Lorsque

Gauvain

à Guiromelant

en découvrant

l'occasion

son identité

d'assouvir cette haine,

le combat qui se décide n'a en aucune facon la valeur d'un jugement : dans cette affaire, Guiromelant ne considére pas Gauvain comme coupable ; il le reconnaít comme son ennemi ; il accompagne cette reconnaissance d'une sorte de joie ; il veut que le duel de vengeance soit organisé comme une fête, qu'il se déroule devant la cour arthurienne au grand complet, que la Reine et toutes les dames le contemplent. En somme, il organise une joute d'honneur, digne de chevaliers appartenant au plus haut rang de la noblesse, Que bataille de si preudomes Com l'en quide que nos doi somes Ne doit on pas faire en agait, Ainz est bien drois que il i ait

Dames et chevaliers assez.(v.8861-65)

Il n'est pas à redouter que l'un des deux adversaires périsse. Le projet de Guiromelant est de « mater » Gauvain, c'est-à-dire de le réduire à merci. Le combat d'honneur, à la différence du duel judiciaire (56), ne saurait étre à cette époque — dans un roman du moins — une joute à mort. Le vainqueur ne sera pas innocenté, il n'est pas ici question de culpabilité, il se couvrira de gloire, et d'une gloire d'autant plus grande que les spectateurs de sa victoire seront plus nobles et plus nombreux : (56) Sur la différence entre le duel judiciaire et le combat d'honneur, cf. H. Morel : La fin du duel judiciaire en France et la naissance du point d'honneur, Revue historique de droit français

et étranger, 1964, pp.574-639. Je ne puis me ranger aux avis de H. Morel lorsqu'il date du XVIe siècle « l'apparition du point d'honneur

» (p.627). Le combat

d'honneur, sous une forme dif-

férente il est vrai, de celle qu'il prendra au XVIe siècle, est déjà attesté en France du Nord au XIe siècle.

ï

296

Les combats

Mil tans plus d’onor i avra Li venquieres que il n'aroit

Se nul fors il ne le savoit (v.8868-70)

De ce combat il me semble qu'on peut se risquer à imaginer le dénouement. J'imagine qu'il reprendrait le théme habituel du combat indécis livré par Gauvain contre un chevalier qui est ainsi proclamé son égal, ou qu'en tout cas il donnerait au héros l'avantage. J'imagine que le roi Arthur, qui n'aime pas les combats trop longtemps prolongés l'interromprait. J'imagine enfin que Gauvain, pour faire la paix avec un adversaire qu'il estime, lui donnerait en mariage la sceur qu'il s'est découverte au palais des Reines, la belle Clarissent. Guiromelant n'avait-il pas déjà, par l'intermédiaire de Gauvain lui-même, envoyé comme gage d'amour à Clarissent « un anneau d'or dont l'émeraude verdoie » (v.9011-12). Clarissent la blonde n'avait-elle pas refusé de s'associer aux haines de lignage (v.9027-42) ? Et le chevalier qui devenait le roi du palais merveilleux n'était-il pas destiné à faire cesser toute guerre ? Cil porroit le chastel tenir ... Et feroit pais des morteus guerres (v.7598-7600),

Liquider la vieille haine en scellant un mariage eüt été conforme aux habitudes féodales. Dans le cours d'une vendetta entre lignages, forme de la guerre privée, on pouvait en effet fort bien voir, selon l'expression de G. Duby, « les empoignades alterner avec les repas de fiangailles. » (57) Laissant de côté ces réveries, que l'inachévement de l’œuvre condamne à demeurer vaines, je reviendrai sur les parentés et les différences des rôles respectifs de Guinganbrésil et de Guiromelant. Il paraît incontestable que les deux révélations d’un meurtre commis par Gauvain dans le passé sont soit la reprise soit le reflet l’une de l’autre. Comme si les épreuves dont Gauvain a triomphé dans les contrées de l’Autre Monde ne l’avaient pas entièrement réhabilité, le combat projeté au premier acte réapparaît (57) Le dimanche de Bouvines, p.245.

297

Au pays de non-retour

dans l'épisode final ; mais il réapparaît sous une forme différente qui lui retire sa valeur de jugement. On dirait que Chrétien, en le reprenant sans le reprendre, a escamoté le duel judiciaire, comme

s'il n'avait pas osé faire se

prononcer Dieu sur le cas de son chevalier. Il est à noter qu'un glissement comparable du duel judiciaire au combat d'honneur est esquissé dans le Lancelot. Dans ce roman en effet, Chrétien a interrompu le duel judiciaire qui devait, en prouvant que le sang qui avait taché sa couche n'était pas la souillure de l'adultére, innocenter Gueniévre et du méme coup Lancelot. IF a reporté, en faisant intervenir le vieux roi Baudemagus, la fin de ce duel, qui opposait Lancelot et Méléagant. Mais il l'a reportée sous la forme d'un combat

d'honneur. Par une coincidence surprenante, il a

suspendu le récit, dans le Lancelot comme

dans le Gau-

vain, avant l'issue de ce dernier combat.

L'épisode de Guiromelant fait apparaître assez clairement, me semble-t-il, le rapport qui unit les deux séries d'aventures de Gauvain. Dans ce jeu de miroirs oü se reflètent les chevaliers menaçants qui attendent Gauvain sur les rives de l'Autre Monde, le dernier et le plus individualisé ressemble à Guinganbrésil, l'accusateur d'Escavalon. Gauvain a été proclamé chevalier sans peur et sans reproche ; il a, toujours vainqueur, passé et repassé les eaux périlleuses, il a brisé les interdits et les sortiléges qui faisaient du lieu paradisiaque un enclos inaccessible. Mais au terme de son errance victorieuse, Chrétien a fait

surgir un dernier adversaire, témoin d'un meurtre passé, peut-étre de ce méme meurtre qui, dans la premiére partie, pesait sur le héros comme une malédiction.

Dans les dernières décennies du XIle siècle et au début du XIIIe, la littérature religieuse ou para-religieuse abonde en récits de voyages dans l'Autre Monde. Nombreux sont

298

Mythe et allégorie

à cette époque les exempla tirés de la littérature des visions. On sait d'autre part quelle fortune rencontra le récit du moins cistercien Henri de Saltrey, qui fut traduit en ancien frangais sous le titre d'Espurgatoire Saint Patrice (58). De tels récits, adressés à un public trés large, parlent à son imagination, exploitent sa crainte de l'au-delà, le terrifient en s'attardant longuement sur la description, variée à l'infini et pourtant monotone, des supplices infernaux. Comme l'a remarqué J.Ch. Payen, ils « manifestent la popularité d'un genre qui flattait le sadisme latent du public et son goüt du fantastique » (59). Ajoutons qu'à la fin du XIIe siècle la géographie mythique de l'au-delà chrétien n'est pas fixée. Les auteurs disposent au gré de leur imagination d'un cóté le Paradis, de l'autre le Purgatoire et l'Enfer qui sont encore mal différenciés et n'ont pas une localisation convenue. Peut-étre faut-il songer à cet arriére-fond de mythologie chrétienne, présent à tous les esprits de cette époque, pour comprendre le sens du voyage de Gauvain dans l'Autre Monde. Non que ce voyage dérive de la mythologie chrétienne. Nous avons vu à maintes reprises que l'auteur a puisé l'essentiel de sa matiére dans les contes celtiques et qu'il a emprunté un certain nombre d'éléments à la mythologie antique. Mais l'esprit du voyage de Gauvain dans l'Autre Monde ne me paraít pas radicalement différent de

celui du voyage du chevalier Owen dans le gouffre de Saint Patrice. Pour Owen, qui se présente en tant que pécheur pour tenter l'aventure de l'au-delà, le voyage au Purgatoire de Saint Patrice a la valeur d'une ordalie :si le chevalier est jugé coupable, il disparaítra dans les champs de torture que traverse son itinéraire ;s'il est jugé digne du

(58) La traduction est l’œuvre de « Marie », et l'on considère en général que cette Marie est la méme que l'auteur des Zais, dite Marie de France. (59) Littérature française, Le Moyen Age, I, Des origines à 1300, Paris Arthaud, 1970, p.194.

Au pays de non-retour

299

salut, il reviendra à la lumiére et n'aura plus qu'à attendre dans la pénitence le jour proche oü, mort à la vie terrestre, il sera accepté dans ce Paradis qu'il n'avait fait qu'entrevoir. Gauvain n'a pas traversé de lieux infernaux :l'au-delà des romans a sur l'au-delà de la mythologie chrétienne la supériorité de ne pas comporter de jardin des supplices. Pourtant la zone de piéges qui encerclait le cháteau paradisiaque fut pour lui difficile à franchir. Une démone l'y guettait, qui sans cesse attachée à ses pas tenta à maintes reprises de détruire une proie qu'elle savait vulnérable. L'entrée méme du cháteau paradisiaque eüt pu l'anéantir puisque, moins docile que les héros de la littérature des visions, il refusa de céder devant les interdits et de quitter sur le champ le paradis qu'il lui avait été donné de découvrir. Enfin, il courut un risque que le chevalier Owen ne risquait pas de courir : moins résigné que ce dernier, le héros de Chrétien ne voulut séjourner au lieu paradisiaque qu'aprés avoir aboli les piéges qui le cernaient. L'accés au lieu de la survie heureuse garde en ce sens dans l’histoire de Gauvain le caractére d'exploit messianique que Chrétien avait donné à la descente aux Enfers de Lancelot. En commengant l'étude de ce chapitre, le plus long du Gauvain, le plus difficile d'accés pour un lecteur de notre époque, je remarquais qu'il ne pouvait étre considéré ni comme un conte merveilleux oü se seraient dévalués des mythes anciens, ni comme un mythe, s'il est vrai que le mythe est, selon la définition de D. Poirion, « un récit auquel on croit » (60). Je me risquerais à employer à son propos le terme d'allégorie en donnant à allégorie le sens défini par P. Fontanier : « discours autre qu'il ne semble étre, un discours pour un autre discours, et enfin un discours par lequel on dit une chose pour en faire entendre une autre..., on présente une pensée sous le voile transparent d'une autre pensée en sorte qu'au sens littéral se '(60) L'ombre mythique de Perceval, CCM 1973, p.197.

300

Mythe et allégorie

trouve joint dans l'expression un sens spirituel ou intellectuel qui non seulement est celui qu'on a principalement en vue mais que le premier est méme destiné à rendre plus frappant » (61). La deuxiéme partie du Gauvain me parait en effet par sa maniére annoncer les grands romans allégoriques du XIIIe siécle. Sous le voile d'un « discours autre», elle me semble vouloir démontrer que le chevalier parfait, bien qu'il soit un porteur d'armes — un miles armatus, comme écrivait l'impitoyable Herrade de Landsberg —, peut par sa valeur chevaleresque se conquérir un paradis. Mais pourquoi cette conquéte d'un paradis s'engage-t-elle comme une quéte de la Lance qui saigne ? A ce point de la réflexion c'est sur cet objet énigmatique qu'il importe de revenir.

(61) Les figures du discours, ouvrage écrit en 1818, édition moderne, Paris, Flammarion, 1968, p.262.

CHAPITRE XII

LA LANCE QUI SAIGNE

L'image fascinante de la Lance qui saigne, placée à l'articulation des deux grandes parties qui composent l'histoire de Gauvain, semble destinée à charger cette histoire d'une signification profonde. Mais elle n'est pas clairement signifiante, à la fois parce qu'elle apparaít de maniére trop fugitive et parce que le lecteur tend à la confondre dans l'ensemble mythique du cháteau du Graal. La plupart des interprétations qui en ont été données la restituent à cet ensemble et forcent la signification du Conte du Graal pour établir une continuité entre ses deux parties. Ainsi J. Frappier, convaincu qu'un méme fonds celtique est à la source des deux séries d'aventures, met en parallèle à la quête de Gauvain ce qu'il appelle la quête de Perceval. Il observe fort justement que « Gauvain, à la merci de l'événement ou peu s'en faut, est contraint de. chercher la Lance », devenant ainsi un « quéteur malgré lui-» (1). Perceval aurait au contraire « choisi de partir pour la quéte du graal et de la lance librement, par un acte de volonté pure » (2). Or, il n'est, à mon avis, pas possible d'employer sans distinction de sens pour les deux héros le méme mot de quéte. Perceval en effet n'allait chercher ni la Lance ni le Graal ; il voulait retrouver le cháteau du Roi

Pécheur pour poser les questions qu'il n'avait pas su poser. De son cóté P. Imbs, qui interpréte la Lance qui saigne (1) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.230.

(2) Ibid.

302

Les deux apparitions de la Lance

comme une représentation de la Sainte Lance, s'appuie, pour expliquer la maniére dont Chrétien la caractérise dans le Gauvain, sur des textes d'auteurs religieux profondément marqués par l'esprit de croisade (3). Retrouver cet esprit de croisade dans un passage oü la Lance est présentée comme une arme de destruction semble légitime. Mais P. Imbs, reprenant les hypothéses de H. Adolf (4), étend son interprétation au Perceval et voit dans la détresse de la terre du Roi Pécheur une image des malheurs de la Terre sainte à la fin du XIIe siècle. Il se laisse ainsi entrainer dans l'allégorisme historique et fait du Perceval, contre toute vraisemblance, une sorte de « roman à clefs » que le

lecteur devrait constamment transposer pour le comprendre. S'il paraît évident, comme le rappelle J. Frappier, que « Chrétien n'a certainement pas entendu désigner de la méme manière ... deux lances qui seraient différentes » (5) et que la Lance qui saigne du Perceval et celle du Gauvain sont bien deux épiphanies du méme objet mythique, il importe de souligner que ces deux images sont nettement différenciées, porteuses dans l'un et l'autre cas des valeurs distinctes d'un symbolisme multiple, et surtout qu'elles ont dans les deux parties du récit des places et des fonctions tout à fait différentes. Dans l'épisode du Cháteau du Graal, l'union de la lance sanglante, du vase où

« venait » l'hostie nourriciére et du plat à découper m'a (3) Ces textes seront cités ci-dessous (pp.307 et s.). Pour l'interprétation d'ensemble, cf. P. Imbs, Perceval et le Graal chez Chrétien de Troyes, Bulletin de la Société Académique du Bas Rhin, 195052, pp.38 et s. (4) Cf. H. Adolf, An Historical Background for Chrétien's Perceval, PMLA, LVIII, 1943 ; Studies in Chrétien's Conte del Graal, MLQ, VIII, 1947 ; H. Adolf a exposé ses hypothèses de facon plus compléte dans Visio Pacis, Holy City and Grail, The Pennsylvania

State University Press, 1960. Elle leur donne un prolongement dans Le Vieux Roi, Clef de voüte du Conte du Graal, Mélanges R. Lejeune, Gembloux (5) Chr. de Tr., p.200.

1969, pp.945-955.

303

La Lance qui saigne

paru suggérer la célébration d'un sacrifice, la commémoration rituelle d'une mort, l'immolation sans cesse répétée du Dieu fait homme. Le caractére irréel du cadre se prétait à la mise en scéne du mystére chrétien. Le cháteau du Roi Pécheur où la vision à la fois douloureuse et radieuse était apparue à Perceval n'appartenait pas au monde de tous les jours. Il s'était montré à Perceval dans un brusque surgissement, il avait rejeté le nice, au lendemain de l'épreuve manquée, pour disparaitre du récit aussi soudaine-

ment qu'il y était entré. Le discours de la « cousine » qui informa Perceval mettait en question son existence : « On pourrait chevaucher, comme tous le savent bien, vingt cinq lieues dans la direction d’où vous venez sans rencontrer un hótel qui füt bon, loyal et sain. » (trad. L.F., p. 81) Tout l'art de Chrétien a été de retirer ce cháteau au

réel sans le faire entrer dans le merveilleux. Néanmoins, il suffit de forcer légérement les indications contenues dans le texte pour retrouver le théme du cháteau faé qui apparait et disparait (6). Dans le Gauvain, l'image de la Lance qui saigne est incluse dans le discours d'un vavasseur procédurier qui arbitre une sorte de plaid et propose, sur un cas impossible à trancher, une « composition » dilatoire. Gauvain a été reconnu comme l'auteur d'un meurtre et chargé d'une accusation grave. I] n'a pu se justifier par un combat judiciaire. Livré d'un cóté à la vengeance légitime des bourgeois, protégé de l'autre par l'hospitalité du roi, il ne peut étre ni libéré ni emprisonné. Le vavasseur propose de l'envoyer quéter la Lance comme il aurait pu proposer, si le récit avait continué à chercher l'effet de réel en reproduisant le langage de la société féodale, de lui faire accomplir un pélerinage au terme duquel pourrait étre obtenue

(6) Cf. le cháteau de Tintagel de la Folie Tristan d'Oxford, v.129

et s. Sur le caractére « surréel » du cháteau du Graal, qui n'est ni un banal cháteau merveilleux, ni une représentation de l'Autre Monde, cf. J. Frappier, Féérie du cháteau du roi pécheur dans le Conte du Graal, Mélanges J. Fourquet, München

1969, p.116.

304

Les deux apparitions de la Lance

une précieuse relique. Le vavasseur prévoyait deux éventualités : ou bien Gauvain rapportait la Lance et la remettait aux mains du fils de l'homme qu'il avait tué, auquel cas le prix du meurtre était payé, la vengeance apaisée ; ou bien si,aprés avoir mené loyalement pendant une année cette quéte, il n'avait pu trouver la Lance, il devait, comme il s'y engagera par serment, se remettre entre les mains de ses accusateurs, auquel cas l'immunité que lui avaient conférée par accident les lois de l’hospitalité serait levée et il pourrait étre traité en ennemi. Ou il cele lance vos rende,

Ou il se remete en merchi En tel prison come il est chi. Lors sarez meillor achoison De lui retenir en prison Que vos orendroit n'averiez. (v.6116-21)

Si incongru que puisse paraître au premier abord le rapprochement des deux textes, je suggérerai un paralléle entre ce passage et une scéne du Roman de Renart. Le procès de Renart que raconte la Branche I est, sur le mode parodique, le procés d'un fauteur de guerre, d'un perturbateur de la paix. Les charges sont si lourdes contre lui que le conseil royal réuni en cour de justice prononce la sentence de mort. Renart serait pendu si le malin Grimbert ne trouvait une échappatoire. Le coupable évitera la mort en s'engageant à partir pour la croisade. L'auteur, confondant sans aucune géne dans sa parodie le profane et le sacré, déguise en croisé le vassal turbulent : la croiz a sor l'espaule destre ; escharpe et bordon li aportent (CFMA, V 79

i

Gauvain n'est pas jugé par un conseil royal : le roi d'Escavalon est amené à trancher sur son cas tout à fait à l'improviste, au retour d'une partie de chasse. Pourtant, des vavasseurs qui lui apportent leurs avis Chrétien a souligné le bon sens et la compétence procéduriére. Dans la scéne qui nous intéresse, ils jouent auprés de leur seigneur le rôle qui dans le passage du Renart est confié au conseil royal. Gauvain d'autre part échappe aux peines que ses

305

La Lance qui saigne

accusateurs voulaient lui infliger non pas parce qu'il bénéficie d'une gráce mais par suite d'un concours de circonstances. Pourtant dans les deux textes, la situation du pro-

tagoniste me parait, mutatis mutandis, assez semblable. Gauvain, meurtrier d'un homme de haut rang, cause d'une émeute vengeresse,se trouve étre sans le vouloir un fauteur de trouble. Et la quéte qu'on lui impose, bien qu'elle ressemble par sa formulation à un programme de héros de conte merveilleux (7), n'est pas sans suggérer, par le but qu'elle doit poursuivre, l'idée de croisade. En ces années qui suivent la deuxiéme croisade et précédent la troisiéme, beaucoup de nobles accomplissaient le pélerinage armé vers les Lieux saints. Il est probable qu'ils gardaient présents à l'esprit les souvenirs rattachés à la Sainte Lance. Le public auquel Chrétien destinait son ceuvre ne pouvait pas, étant donné la maniére dont est caractérisée la Lance dans le discours du vavasseur, . . .la lance dont li fers Saine toz jors,ja n'ert si ters C'une goutte de sanc n'i pende (v.6113-15),

prendre cette Lance pour un objet imaginaire. La première partie du Conte du Graal, en l'associant à l'hostie, l'avait trop clairement intégrée dans une mythologie qui était pour les hommes de ce temps la plus essentielle des vérités. L'image du sang intarissable suffisait à réintroduire le . mythe. Et l'on ne saurait objecter que la Sainte Lance n'est pas une lance « qui saigne » : l'icóne religieuse et l'image poétique se superposent trop aisément. Tous les dessins colorés des objets de la Passion ensanglantent la (7) Sur le «héros-quéteur

» dans les contes merveilleux, cf. V.

Propp, Morphologie du conte, pp.46 et s. Un bon exemple de ce type de quéte est fourni par une anecdote incluse dans le De arte amandi de A. le Chapelain (Livre II, chapitre VIII : le « Breton » dont ce chapitre conte l'aventure ne pourra jouir de l'amour de la dame qu'il convoite qu'à condition de lui avoir rapporté un éper-

vier invincible qui se tient sur un perchoir d'or à la cour du roi Arthur).

Les deux apparitions de la Lance

306

lance du soldat romain ;les textes du XIIe siècle inondent la croix de flots de sang. E. Delaruelle a souligné l'impor-

tance, aux XIe et XIIe siècles, du thème du sang qui coule. Ce thème, caractéristique à ses yeux de l’esprit des premières croisades, est, dit-il, « un thème mystique et même un thème de caractère théologique » : « Le sacrifice offert par le Christ, le sang qui coule comme le sang des oblations de l'Ancienne Loi, a une valeur satisfactoire,... sacra-

mentelle. » (8) Il ne restait au poéte qu'à fixer la pérennité du sacrifice par l'image d'une goutte de sang toujours renouvelée. Une objection, pourtant, se présente contre l'interprétation religieuse de la Lance qui saigne du Gauvain : dans le discours du vavasseur, cette Lance est présentée comme l'arme destinée à détruire le royaume de Logres : Et s'est escrit qu'il ert une hore Que toz li roiames de Logres ... Sera destruis par cele lance.(v.6168-71)

Parmi les ceuvres antérieures de Chrétien, seul le Chevalier de la charrette parle du royaume de Logres. Mais il en parle souvent et sans équivoque : le royaume de Logres est le royaume

d'Arthur

; des frontiéres le bornent, qui n'ont

rien de géographique, mais que nul homme ne souhaiterait franchir : limitrophe du royaume de Gorre qui est la terre de la mort, il est le pays de la vie, le lieu de la valeur . chevaleresque et de la fête, fête de la cour d'Ascension sur laquelle s'ouvre le roman, féte du tournoi de Noauz qui clôt la partie écrite par Chrétien. Il n'y a aucune raison, comme le fait remarquer J. Frappier (9), de supposer qu'en reprenant ce nom dans le Conte du Graal Chrétien ait voulu désigner un autre pays que le royaume d'Arthur. La relative qui l'accompagne : ...li roiames de Logres Qui jadis fu la terre.as ogres (v.6169-70) (8) I Laici nella « societas christiana » dei secoli XI e XII, Settimana di studio, Mendola 1965, discussion sur l'exposé de P.

Rousset « Les laics dans la Croisade » , p.444. (9) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.229, n.13.

La Lance qui saigne

307

n'apporte aucune indication complémentaire. Elle n'est pas autre chose qu'une cheville, placée là pour fournir une rime en ogre. . Comment l'image de la lance qui tua le Christ pourraitelle étre associée à la destruction du royaume d'Arthur ? (10) Il est vrai que la Sainte Lance, arme du meurtre du

Sauveur, est aussi dans l'imagerie mythique des chrétiens du Moyen Age, l'arme de sa vengeance. Comme l'a rappelé P. Imbs, « s'il y a opposition, il n'y a point contradiction entre les deux attributs de la lance sacrée » (11). Deux textes bien connus attestent la double signification de la Sainte Lance, à la fois instrument du sacrifice chrétien et

arme du Dieu qui chátie. Bien que plusieurs fois cités, ils n'ont jamais été considérés dans leur ensemble. Aussi me paraît-il utile de les reproduire ici en les accompagnant d'une traduction. L'un a été écrit par le chroniqueur bénédictin Guillaume de Malmesbury. Il figure dans les Gesta rerum Anglorum, œuvre dont la première édition est datée de 1124-25. Guillaume de Malmesbury y énumère les présents qui furent apportés au roi des Anglo-Saxons Athelstan, à l'occasion des négociations préliminaires au mariage de l'une de ses filles, par le comte Baudoin de Flandre qui avait été chargé de l'ambassade : des pierreries, des aromates, de beaux destriers, un vase d'onyx ciselé, l'épée de Constantin le Grand, « sur laquelle était inscrit en lettres d'or le nom de son premier possesseur » et dont le pommeau renfermait — relique précieuse entre toutes — l'un des clous de la Crucifixion, et enfin, précédant l'étendard de Saint Maurice, la lance de Charlemagne.

(10) Je ne tiens pas compte de l'hypothése de J. Marx selon laquel-

le le pouvoir destructeur de la lance se serait exercé dans le passé. Cf. sur ce point J. Frappier, loc.cit. (11) Perceval et le Graal chez Chrétien de Troyes, p.65.

Les attributs de la Sainte Lance

308 «... Quam imperator invictissimus, contra Saracenes exercitum ducens, siquanvibrabat, do in hostem numquam nisi victor abibat ; ferebatur eadem esse quae, Dominico lateri cenimpacta, manu turionis pretiosi vulneris hiatu Paradisum miseris mortalibus aperuit ». (12)

Guillaume

de

Cette lance, l'empereur qui jamais ne connut la défaite sortait toujours vainqueur du combat lorsque, conduisant ses troupes contre les Sarrasins, il la brandissait contre l'ennemi. C'est avec cette méme lance, rapportait-on, que le centurion romain avait percé le cóté du Christ, ouvrant, par cette blessure salvatrice, le Paradis aux misérables mortels.

Malmesbury,

qui

garde,

semble-t-il,

une certaine réserve (13) et se borne à rapporter une tradition, réunit en peu de mots le pouvoir d'extermination attribué à la lance et son pouvoir salvateur. En attribuer la possession à Charlemagne équivaut à faire de lui le vengeur du Christ, c'est-à-dire, dans un esprit tout proche de celui qui anime la Chanson de Roland, le chef de la guerre sainte, le bras armé par Dieu pour la lutte contre l'Infidéle (14). Le second texte est beaucoup plus développé que le passage de Guillaume de Malmesbury. Il a été rédigé, dans les années qui précédent 1110, date de la mort de son auteur, par Théofroi, abbé du monastére bénédictin d'Epternach. Il se présente sous la forme d'une méditation, rédigée maladroitement, dans un style oratoire et pompeux :

(12) Migne P, t.179, col.1102. (13) Sur les discussions que souleva, lors du « miracle » d'Antioche, la question de l'origine divine de la Sainte Lance, cf. P. Alphandéry et A. Dupront, La chrétienté et l'idée de croisade,

Paris 1954-1959, t I, p.117. (14) Sur la tradition apocalyptique carolingienne qui fait de Charlemagne le « premier croisé », cf. A. Alphandéry et A. Dupront, Op.cit., t.II, p.11 et n.1 dela p.11.

309

La Lance qui saigne « Sed quid censendum est de pretiosissimis clavis per manus et pedes Dominicos sanctam

in crucem

transfi-

xis ? quid de salvifica militis lancea ? quae Dominici sanguinis et sacri Baptismatis de latere Crucifixi Domini elicuit et produxit mysteria.

O quam praecla-

ra Dominicorum clavorum et salutaris lanceae specialis materies, quae auri et argenti ac omnium metallorum longe excellit species, qua non per discordiam in perniciem mutuam armati sed interna concordia per pacem bonae voluntatis angelis confoederati sunt homines ! O quam sancta, quam pretiosa, quam dulcis, quam

amabilis et delectabilis ferri materia,

unde

clavi

in

confixi Dominica, carne unde salutaris procusa est lancea, per quam flammea paradisi remota est romphea (Gen.III,24), et inimici defecerunt frameae in finem (Psal.1X,7), diversorum profecto errorum et opinionum spicula, quibus tanquam hostilibus gladiis infelix perimitur anima ; ad quae convincenda, et ad finem defectus perducenda, et ad civitates principatuum aeris hujus destruenda (ibid.), bis acuta, primo

adventu in vagina humilitatis abscondita, in secundo

Quelles pensées doivent inspirer les clous trés précieux qui transpercèrent les mains et les pieds du Christ

sur

la Sainte Croix,

la lance du centurion qui fut salvatrice ? En faisant jaillir le sang du côté du Seigneur crucifié, elle engendra les mystères du sang divin et du baptême sacré. O qu'il est lumineux le métal des clous du Seigneur, de la lance salvatrice, tellement plus lumineux que l'or, l'argent ou tout autre métal!Il n'arme pas les hommes dans la discorde pour leur perte mutuelle

mais dans la con-

corde et la paix il joint à la cohorte mortels

des anges tous les de bonne volon-

té ! O

fer sacré, précieux

entre tous, doux, adorable et délectable dont furent faits les clous fixés dans la

chair forgée

du Christ, dont la lance

fut

salvatrice

;

c'est elle qui écarta le«glaive de feu » qui interdisait l'entrée du Paradis. « A la fin, les lances de l'ennemi cédérent », c'est-à-dire assurément les traits de l'erreur et des fausses croyances qui peuvent, tels les

glaives de l'ennemi, faire périr l'àme des pauvres humains. Pour exterminer l'adversaire, le réduire jusdéfaite, l'extréme qu’à « détruire les places for-

310

Les attributs de la Sainte Lance

in manifesto adveniens, claritatis suae splendore ac terroris coruscatione, vibrabitur framea, in secundo inquam adventu, cum secundum veridica egregiorum vatum Amos et Sophoniae vaticinia, in gladio

morientur

omnes

peccato-

res (Amos.IX,10) terrae, et tetri coloris Aethiopes (So-

phon.

1I,12) interficientur

districta et amarissima et irrevocabili ultimae discussionis ac examinis sententia. In tam salutarium clavorum et Dominicae lanceae praeconium, longe ante vaticinatus est Spiritus sanctus per Zachariam

prophetam ,organum

suum:

me

quem

Aspicient

confixerunt

ad

(Zachar.XII,

10 ; Joan. XIX,37) ; paulo inferius : Framea suscitare

super pastorem meum (ZaEt quae XIII,7) char. pretiosor omnium metallorum materia, quam illa, per Spiritum cui Pater

» des principautés tes d'airain, le fer de la sainte lance est deux fois tranchant. Au premier avénement (15), il est resté ca-

ché dans le fourreau de second Au l’humilité. avénement (16), quand la lance apparaítra dans la matérialisation | splendide

de sa lumiére et dans son éclat terrible, il frappera. avènement, second Au les paroles dis-je, selon véridiques des prophètes fameux Amos et Sophonie

« par le glaive tous les pécheurs

terre

périront

» sur

la

et les « Éthiopiens

au visage sombre

» seront

tués en vertu de la sentence sévère qui conclura, implacable et irrévocable, l’ultime jugement. Pour annoncer ces clous si salutaires et cette lance sacrée,

le Saint Esprit, depuis bien longtemps, s'est manifesté par la voix du prophéte Zacharie : « Ils regarderont

(15) « C'est-à-dire au pied de la Croix, puisque le monde est sauvé

par le sang qui coule du flanc du crucifié » : commentaire de P. Imbs, op.cit., p.65, n.43. (16) C'est-à-dire au moment

du jugement dernier. Sur ce que représentaient pour les penseurs chrétiens du temps ces deux « avènements » l'article de M. Goguel, Eschatologie et apocalyptique dans le christianisme primitif, Revue de l'histoire des religions 105 et 106 (1932-33), pp.381 et s., est trés éclairant. Cf. en parti-

culier, p.427 : « Le monde ancien disparaítra quand le Christ paraîtra, mais c'est quand Dieu l'a ressuscité et l’a élevé dans la gloire qu'il a été frappé à mort ».

311

La Lance qui saigne sanctum imperavit suscitari super pastorem suum et percutere pastorem (ibid.), omnium

principem

unige-

vers moi qu'ils ont transpercé », et, peu aprés dans

le texte de la prophétie « Lance dresse toi contre

nitum suum ? Haec tanti pretii framea, anno progeniti Verbi millesimo nonagesimo octavo, divina revelatione Antiochae reperta

mon pasteur ». Quelle sorte de métal pourrait étre plus précieux que ce fer à

in arca marmorea, et vexillo praefixa, innumera ethnicorum ad internecionem

saint de « transpercer son

prostravit millia, et Christianorum phalangas, ante omni obsidionis et famis adversitate afflictas, laeta et incruenta glorificavit victoria ... (17)

qui le Pére ordonna par l'intermédiaire de l'Esprit pasteur

», c'est-à-dire son

fils unique, maítre de toutes choses. Cette lance de tant de prix, l'an 1098 a-

prés la naissance du Christ, fut trouvée, gráce à la divine révélation, à Antioche, dans un coffre de marbre. Sur son sommet

fut fixé un étendard. Elle à l'exterminacondamna tion des foules innombrables de patiens, et aux phalanges chrétiennes, qui étaient jusque là accablées et réduites à la famine par un siége cruel, elle procura la sans perte d'hommes

gloire et la joie de la victoire.

Ce texte réunit,dans une confusion quelque peu surprenante pour un moderne, toute la thématique de la Sainte Lance : visions de lumiére et de sang (18), prophéties tirées de la Bible, souvenirs de la Passion, annonce du jugement dernier, rappel d'un miracle entré dans l'histoire, (17) Théofroi d'Epternach, Fleurs de l'épitaphe des saints, Migne

157, col. 394-395. (18) Les associations de l'arme et du sang, de l'arme et du feu, que J. Frappier trouve caractéristiques de la mythologie celtique (Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.189) semblent naturelles, et pré-

S12

Les attributs de la Sainte Lance

l'invention de la Sainte Lance devant Antioche au cours de la premiére croisade. Malgré l'emphase insupportable du style, la vision épique du combat oü s'affrontent à travers les siécles la puissance terrible de Dieu et les forces du mal ne manque pas de grandeur. Ce chaos de réminiscences et de croyances est bien représentatif de la mythologie chrétienne de l'époque des premières croisades. Il fournit, me semble-t-il, des éléments susceptibles d'éclairer le passage du Gauvain qui nous intéresse et de permettre une réponse à la question que le discours du vavasseur améne à se poser : comment l'image de l'arme qui tua le Christ pourrait-elle étre associée à la destruction du royaume d'Arthur ? Reprenant le texte de Théofroi d'Epternach, j'insisterai sur l'inspiration biblique qui l'anime tout entier. Les prophéties d'Amos, de Sophonie, de Zacharie, sont lues à la fois comme l'annonce du sacrifice du Fils de Dieu et comme celle du chátiment de ses meurtriers ; lemeurtre sacré

est percu comme portant en lui le déterminisme de la vengeance. Plusieurs des citations recopiées par Théofroi ne sont que des variantes du précepte biblique énoncé dans la Genése : « qui verse le sang de l'homme par l'homme aura son sang versé » (Gen. 9,6). Comme le rappelait au cours d'une discussion sur « les laics dans la croisade » P. Rousset, il semble bien qu'à cette époque « il y ait une mentalité biblique... La guerre sainte, telle qu'elle s'est développée et telle qu'elle se fixe au XIe siècle est un élément, un aspect de cette mentalité biblique » (19). Mais Théofroi, dans une perspective eschatologique qui dépasse le cours du temps, voit aussi le jugement dernier comme une vengeance de Dieu. Le meurtre du Christ cesse alors d'étre

sentes dans la mythologie et la littérature de toutes les sociétés guerriéres. La première naît de l'usage méme auquel est destinée l'arme et se charge de toutes les valeurs signifiantes de l'image du sang versé, la seconde est liée sans doute confusément à l'idée de fabrication par le feu. (19) J laici nella « societas christiana » dei secoli XI e XII, p.445.

313

La Lance qui saigne

localisé dans l'histoire. Tous les pécheurs périront sous les coups de la Lance comme si tout pécheur était l'assassin du Christ. _ Revenons maintenant au texte de Chrétien et, tout d'abord, observons en de trés prés la syntaxe. Lorsque le

vavasseur prononce, sur un ton solennel, son jugement, il caractérise la Lance par deux propositions relatives coordonnées entre elles et donc placées exactement méme plan. La première :

sur le

(La lance) dont la pointe lerme Le sanc tot cler que ele plore (v.6166-67)

n'apporte de nouveau par rapport aux vers qui précédent qu'une formulation nouvelle de l'image : les gouttes de sang deviennent larmes. La vertu salvatrice du sacrifice est oubliée ; l'horreur du meurtre impose la déploration. Dans la seconde relative, conformément à l'usage latin, le relatif n'est pas exprimé, un démonstratif,

« cele lance

remplace :

», le »

Et s'est escrit qu'il ert une hore Que toz li roiames de Logres... Sera destruis par cele lance.(v.6168-71)

Le groupe que forment dans la phrase ces deux relatives est nécessaire à l'expression de la pensée, puisqu'il importe de distinguer de toute autre lance celle dont la quéte est imposée à Gauvain. Mais leur contenu n'est pas du méme ordre que celui de l'énoncé principal : lorsque le vavasseur donne à Gauvain l'ordre de quéter la Lance, il pense à un objet matériel qu'on peut quéter et rapporter, mais pour caractériser cet objet il quitte le concret et s'exprime d'abord par l'image du sang, ensuite par une sorte de prophétie. Il y a donc dans son discours le méme glissement qu'on observe dans le texte de Théofroi, où la Lance est tantôt un objet : la lance de Longin, c'est-à-dire une relique de la Passion, la Sainte Lance d'Antioche, c'est-à-dire un talisman de victoire, tantôt une image de lance : l'entité qui engendra les mystéres du Saint Sang et du baptéme, l'arme de lumiére qui anéantira le péché. Mais si dans les deux textes les allusions au sang versé paraissent se correspondre, bien qu'ayant une place et un pouvoir

314

Le discours du vavasseur

suggestif très différents, peut-on faire se" correspondre aussi les énoncés prophétiques ? Il est certain que la tournure « il est écrit » est la tournure attendue pour énoncer une prophétie. Elle appartient au langage religieux, plus particuliérement au langage de ceux qui interprétent la Bible. Sa solennité est amplifiée dans la proposition par l'allusion, presque redondante, au terme fatal : « il ert une hore ». Nous ne sommes pas, du reste, surpris de la trouver dans le discours du vavasseur :les vavasseurs d'Escavalon parlent comme des prédicateurs. Dans le discours du précédent, J. Frappier a senti « vibrer par moments l'accent sombre et puissant des malédictions bibliques » (20). Il est difficile de nier que la tournure prophétique employée par le vavasseur ressemble à une application transposée des prophéties citées et interprétées par Théofroi. Mais comment expliquer que dans le discours du vavasseur la prophétie fasse planer sa menace sur le royaume de Logres, c'est-à-dire sur le royaume du roi Arthur ? J'écarte tout de suite une explication, séduisante au premier abord, mais qui me paraît mal accordée non seulement au mouvement de la phrase du vavasseur mais aussi à l'ensemble du texte, à savoir qu'on enverrait Gauvain chercher la Lance pour procurer au roi d'Escavalon l'arme magique qui lui permettrait de détruire la puissance d'Arthur. Cette explication a été proposée en particulier par E. Kóhler. Ce dernier la formule d'ailleurs avec prudence : « Si l'allusion à cette action future de la lance doit avoir un sens dans le cadre du roman du Graal, on est amené à supposer que le plan de Chrétien prévoyait de montrer la fin du monde arthurien dans un combat avec le roi d'Escavalon au cours duquel la lance devait jouer le róle principal » (21). Mais, en dehors méme du fait que le tour prophétique óte à la Lance toute consistance matérielle, le fait qu'aucun antagonisme n’apparaisse à aucun moment du récit entre (20) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.226. (21) L aventure chevaleresque, p.237.

La Lance qui saigne

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Arthur et le roi d'Escavalon me paraít infirmer cette hypothése. Le royaume d'Arthur et le royaume d'Escavalon, mentionnés l'un et l'autre dans le Perceval, semblent voi-

siner en terre de Galles : les deux frères aînés de Perceval avaient été adoubés par le roi d'Escavalon — le vieux roi sans aucun doute —, Perceval voudra l'étre par le roi Arthur. Mais il n'est fait mention que d'une guerre, celle

qu'Arthur aurait livrée contre un autre roi, Rion des Iles, dont Chrétien ne reparle pas. Le seul fait que Guinganbrésil, représentant du roi d'Escavalon ait,dans la premiére scéne des aventures de Gauvain, salué courtoisement le roi Arthur prouve qu'il ne voyait pas en lui un

ennemi. Et le jeune roi d'Escavalon, maítre d'une ville florissante où prospèrent l'artisanat et le commerce (v. 5759-79), ne semble pas préoccupé de faire la guerre. Chrétien le représente comme un jeune prince courtois, qui aime les plaisirs de la chasse et accueille avec joie les chevaliers de passage. C'est à un autre niveau qu'il faut, me semble-t-il, placer la menace que fait peser la Lance sur le royaume de Logres. Je ne crois pas que cette menace soit d'ordre matériel, ni que, par conséquent, Gauvain, lorsqu'il refuse de s'engager sous serment à rapporter la Lance « redoute ... de commettre une félonie à l'égard de son oncle » (22). C'est, à mon avis, de la Lance elle-méme et non pas du guerrier, quel qu'il soit, qui pourrait l'avoir en sa possession, que vient la menace. Cela, P. Imbs l'a bien mis en valeur. Il voit dans la phrase prophétique du vavasseur une annonce de cet écroulement du régne arthurien qu'avaient conté, avant l'auteur de la Mort Artu, Geoffroy de Monmouth et Wace : « Le royaume d'Arthur a effectivement pris fin, nous dit la légende, à cause des graves désordres qui régnaient à la cour du roi » (23). « C'est ... une trahison, celle de Mordred, qui aménera la chute du royaume de Logres » (24). (22) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.229. (23) Perceval et le Graal chez Chrétien de Troyes, p.65.

(24) Les romans du Graal, p.52.

316

Le discours du vavasseur

Il est vrai que tous les lecteurs de Chrétien, méme s'ils ne connaissaient pas Geoffroy de Monmouth ni Wace, savaient que le royaume d'Arthur, soumis à la fatalité de la roue de fortune qui fait s'écrouler les empires les plus glorieux, connaítrait un crépuscule. « On sait vaguement», écrit G. Paris, « que tout ce monde

enchanté

doit finir

quelque jour d'une maniére terrible ... » (25) Mais dans le Conte du Graal aucun événement alarmant n'annonce la venue de ce crépuscule. Chrétien, lorsqu'il écrit l'histoire de Perceval et de Gauvain, est plus éloigné de Wace qu'il ne l'a jamais été. Si la cour d'Arthur apparait au début du Perceval comme un lieu de désolation que menace la ruine, elle a retrouvé tout son lustre dans la scéne des gouttes de sang sur la neige. A la fin du Gauvain, elle siége au grand complet « en Orcanie ». Plus que jamais cantonnée dans l'imaginaire, on ne peut croire qu'elle prendrait une consistance soudaine pour connaítre un destin pseudohistorique. Peut-étre est-il significatif que Chrétien, pour désigner la terre de la chevalerie arthurienne, ait repris ce nom de Logres auquel le Chevalier de la charrette avait conféré une valeur symbolique. J. Frappier a, me semble-t-il, senti plus justement que P. Imbs la nature de la menace que la Lance, si elle avait la valeur d'un mythe chrétien, pourrait faire peser sur le royaume de Logres. Envisageant pour l'écarter l'interprétation religieuse du passage, il montre la liaison qu'une telle interprétation établit forcément entre l'image des larmes de sang, c'est-à-dire de la mort du Christ,et le destin prophétisé, qui serait une « vengeance du Sauveur ».

« Pour quelle raison », se demande-t-il, « l'auteur du Conte du Graal, plus indulgent d'ordinaire, aurait-il décidé que la vengeance du Sauveur devait s'abattre sur le royaume d'Arthur par l'intermédiaire de la sainte lance ? Le royaume de Logres est déjà converti à la foi chrétienne, ainsi que le prouve notamment l'épisode du vendredi saint. (25) Études sur les romans de la Table Ronde, Romania 10.1881,

p.466.

La Lance qui saigne

317

Si ses prestiges et ses enchantements persistent, sans conflit réel avec la religion, comme dans la plupart des romans bretons, il n'y a rien là qui mérite un chátiment divin aussi impitoyable que la destruction d'un pays entier » (26). L'objection parait à J. Frappier insurmontable. Je considére comme lui qu'elle est susceptible de faire achopper l'interprétation chrétienne du symbolisme de la Lance et par suite, car les deux sont inséparables,

du mythe du Graal. Aussi me semble-t-il important de lui répondre en reprenant ses propres termes.

Envisageant la possibilité d'une vengeance divine, J. Frappier juge implicitement qu'elle ne saurait s'exercer que contre les persécuteurs de Jésus, ou plus généralement contre les non-chrétiens. Le royaume de Logres ne saurait étre menacé dans ce cas puisqu'il est « déjà converti à la foi chrétienne ». La Sainte Lance, dans la mesure où elle apparaít dans les représentations mentales des hommes du

XIIe siécle comme le support matériel de l'idée de vengeance divine, serait-elle destinée à frapper uniquement les Infidéles ? Pourtant, dans le texte de Théofroi d'Epternach qui nous a servi de document de référence,elle doit, au jugement dernier, faire périr tous les pécheurs d’où qu'ils viennent. Il est vrai que Théofroi, homme de son époque, voit surtout le pécheur sous les traits de l'Infi-

déle, du Sarrasin, de l’« Égyptien au visage sombre ».

Imprégné de l'esprit de la premiére croisade, il pense surtout à la guerre sainte. Néanmoins le jugement dernier qu'il désigne sous le terme de « deuxiéme avénement du Christ » ne se confond pas avec la guerre sainte. C'est une vision eschatologique, une vision d'Apocalypse. La Lance devient foudre divin, manié par Dieu et non pas confié à la main de l'homme. Il me paraît probable que cette valeur symbolique prédomine à l'époque où Chrétien écrit le Conte du Graal et qu'elle explique le contenu eschatologique de la menace lancée par le vavasseur contre le royaume de Logres, terre par excellence de la chevalerie.

(26) Chr. de Tr., p.192.

318

La souillure de la chevalerie

Car il ne faut pas méconnaître l'évolution de la mentalité chrétienne de la fin du XIe siècle à la fin du XIIe siécle. Dans les années qui suivent l'échec de la deuxiéme croisade et précédent la chute de Jérusalem, c'est-à-dire dans la période où Chrétien a müri et écrit sa dernière œuvre, les hommes d'Occident sont de moins en moins sürs que Dieu ait voulu armer leur bras pour leur confier sa vengeance. Dans la prédication, l'exhortation à la pénitence prend le pas de plus en plus sur l'appel à la guerre sainte. « Saint Bernard, écrit P. Alphandéry, n'est pas loin de considérer tout croisé comme un homme qui doit expier. » (27) Son biographe, le moine cistercien Geoffroy d'Auxerre, laisse entendre qu'« il s'agit moins de délivrer l'Orient des paiens que les ámes des hommes d'Occident de leurs péchés » (28). Si l'on en croit Guillaume de Tyr, Philippe de Flandre, dédicataire du Conte du Graal, aurait, lorsqu'il parvint en 1177 à Jérusalem où il fut accueilli comme un sauveur, refusé de prendre les armes contre Saladin. En prenant ostensiblement la palme des pélerins, il prétendait signifier, quelles que fussent par ailleurs ses intentions véritables, qu'il était venu à Jérusalem non pas pour combattre mais dans un esprit de pénitence et d'humilité (29). Certes l'esprit de la guerre sainte est toujours présent, l'exaltation de la premiére croisade pourra se manifester à nouveau, mais les chevaliers de France, c'est-à-dire le public auquel Chrétien destine son roman, s'ils ont conscience par rapport aux non-chrétiens d'étre, comme

dit l'auteur de la Chanson de Roland, ceux

qui « ont droit », ne se sentent pas pour autant innocents de la mort du Christ.

(27) La chrétienté et l'idée de croisade, t 1, p.177. (28) Op.cit., tI, p.183. (29) Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, livre XXI, chap. 16-25, en part. p.1033 « His ita gestis, dominus comes, cum Hierosolymis quasi per quindecim dies fuisset, completis orationibus et sumpta palma, quod est apud nos consummatae peregrinationis signum, quasi omnino recessurus, Neapolim abiit. »

La Lance qui saigne

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Leurs armes, parce qu'elles sont destinées à faire couler

le sang, portent en puissance une souillure irrémédiable : « Celui qui verse le sang d'un chrétien répand le sang du Christ », « Qui christianum occidit sine dubio Christi sanguinem fundit ». Certes, à la fin du XIIe siècle, ce principe n'est pas un énoncé nouveau de la régle de condamnation de l'homicide qui régit la communauté des croyants. C'est en 1054 que les évéques réunis à Narbonne pour la derniére des grandes assemblées de paix du Xle siécle l'inscrivirent comme une loi générale dans le premier canon des actes du concile (30). Il faut le comprendre, selon E. Magnou-Nortier, comme une « expression particuliére de la vieille régle biblique énoncée dans la Genése : « Qui verse le sang de l'homme par l'homme aura son sang versé » (Gen.9,6),où se manifeste la solidarité humaine et la condamnation de l'homicide » (31). La forme saisissante que lui ont donnée les prélats soucieux de mettre fin au fléau que constituaient les guerres privées est bien caractéristique du christocentrisme de la religion de l'époque

romane (32). Le rapport entre la formule biblique et le précepte médiéval de condamnation de l'homicide se saisit mieux lorsqu'on considére la raison qui fonde l'interdiction de la Genése : « ... car à l'image d'Élohim, Élohim a

fait l'homme ». Pour le chrétien du Moyen Age tout meurtre est une mutilation de la nature humaine, qui recommence le meurtre commis contre l'Homme par excellence, le fils de Dieu incarné. Au XIle siècle, la législation de la

(30) Mansi, Sacrorum conciliarum nova et amplissima collectio, Florence-Venise, 1759-98, XIX, c.827 et s. (31) E. Magnou-Nortier, La société laique et l'église dans la pro-

vince ecclésiastique de Narbonne de la fin du VIIIe à la fin du XIe siècle, Toulouse, 1974, p.459.

(32) Toute faute grave appelle dans l'esprit des hommes du Moyen Age l'image du meurtre du Christ. J'en vois la preuve dans une in-

vective lancée au début du XIIIe siécle par Gautier Map contre ses

ennemis, les moines cisterciens. Il alla jusqu'à les appeler dans un pamphlet « ordre malfaisant, lance de Longin » (cf. Th. Wright, The latin poems, Appendix IV, pp.XXXV-XXXVII).

La souillure de la chevalerie

320

is la ns io ut it st in s de e ud ét paix est devenue coutumiére. L' ci in ct pe as n so u d r e p a eu Di se supposer que « la paix de s de e ud ét l' is Ma . 3) (3 » es ll ue it ir sp s on ti bi am s se et f si de ur te au L' n. io it os pp su e tt textes littéraires dément ce s le r su eu Di de u fe le e tr at ab s' it fa on ll si us Ro de rt ra Gi e un d' s ur co au nt ie ta on fr af s' i qu s ef ch x u e d s de es nc la anf go s ur le ; n o t e b u a V de guerre maudite dans la plaine ne vi di n io ct di lé ma la de e m m a l f nons brülent (34). La de e nc la la nt me ve ti ni fi dé e qui arréte les combats marqu t lu nc co », on ll si us Ro de rt Girart. « La chanson de Gira

n ço le Sa . ix pa la de e m è o p le ut to t an av t es « s, ui Lo R. t n e m e r é i c n o f , se ai uv ma t es re er constante est que la gu us so e it fa t es le el d n a u q e mauvaise, indéfendable, mém e. ic st ju in l' er im pr ré de et t oi dr prétexte de venger le re ac ss ma le r se cu ex e m é m ni Rien ne peut justifier, ns Da 5) (3 » . es tr au s le r pa s un s le collectif des chrétiens n o m le ns da ix pa la er gn ré e ir fa ur po t son effort incessan et e ér ri er gu ce en ol vi e ut to se ti de féodal, l'Église stigma aev ch s de e us ue iq ll be té vi ti ac l' détourne vers la croisade d, ar rn Be t in Sa he éc pr », le zé t in sa liers : « Changez en un t en uv so si me ar us vo i qu e al ut « cette valeur farouche et br s re op pr s vo de r ri pé it fa us vo les uns contre les autres et de ng sa le ns da ée ép e tr vo r ge on mains. Quelle fureur de pl e vi la et p u o c ul se un d' e votre frére, de lui ravir peut-étr t es us vo re oi ct vi e tr vo s, la Hé ! e âm du corps et la vie de l’ ée ép e m é m la de e m á e tr vo ir ur mo es mortelle ; vous fait 6) (3 » . mi ne en e tr vo gé or ég r oi av d' dont vous étes fier ,

(33) E. Magñsu-Nortier, op.cit., p.527. (34) Girart de Roussillon ,v.2874 et s. e st ge de ns so an ch les ns da ne en Vi de e mt co (35) R. Louis, Girart t.I, p.406. t. ci c. lo s, ui Lo R. r pa t ui ad tr et té ci e xt (36) Te

La Lance qui saigne

321

Gauvain est coupable d'homicide. Le meurtre dont on l'accuse est constamment présent dans la premiére partie de son histoire ; je ne le crois pas absent de la seconde. C'est dans une sentence à caractére judiciaire portée au sujet de ce meurtre qu'apparaít l'image de la Lance qui saigne, image qui porte en elle le présage d'une expiation. Gauvain est condamné à une quéte qui ressemble à un pélerinage, à une croisade de pénitence. Les larmes de sang qui coulent sur la Lance paraissent représenter par un méme symbole de deuil et de souillure à la fois le meurtre de l'Homme-Dieu et la faute du chevalier. L'épisode se clót sur le serment de Gauvain : Un molt prescieus saintuaire Li a l'en maintenant fors trait,

Et il a le sairement fait Que il metra tote sa paine

En querre la lance qui saine.(v.6194-98)

La formulation de ce serment avait donné lieu à une bréve discussion qu'il n'est pas indifférent de rappeler. Lorsque le vavasseur avait présenté au roi la solution qu'il avait trouvée au cas juridique de Gauvain, il avait prévu l'éventualité du retour de ce dernier, éventualité double, nous l'avons vu, puisque Gauvain pouvait revenir avec ou sans la Lance. Mais quand il dicte le serment que doit préter le chevalier, il n'est plus soucieux que de l'engagement présent : Gauvain «devra jurer que dans un délai d'un an sans plus il rapportera la Lance» (v.6164-67). J. Frappier voit dans le fait que ne soit plus mentionnée l'éventualité double du retour une «arriére-pensée» du vavasseur : ce dernier aurait voulu tendre «un piége» (37) au chevalier. Je penserais plutót pour ma part que Chrétien, en amenant Gauvain à protester contre la rigidité d'un tel serment, voulait attirer l'attention de son public sur la difficulté de l'entreprise. Il suggérait que le vavasseur, essentiellement soucieux de se débarrasser de Gauvain, ne croyait guére à

la possibilité de son retour. Quant au héros, la vivacité de son refus montre qu'il ne croyait pas une réussite possible: (37) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.229.

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Fonction de la Lance dans le Gauvain Certes,je me lairoie engois... Ou morir ou languir set ans Que je sairement en feisse Ne que ma foi li plevesisse. N'ai pas de ma mort tel paor Que je miex ne weille a honor La mort soffrir et endurer Que vivre a honte et parjurer. (v.6174-82)

Subtilement, la répétition du mot mort glisse dans l'esprit du lecteur l'éventualité de la mort de Gauvain. De la quéte de la Lance Chrétien ne fera plus mention. La suite du Gauvain entraíne le héros dans un univers fantastique où le symbolisme religieux n'a plus sa place. Et l'on doute, étant donné le tour que prenait le roman au moment où il fut interrompu, que la Lance ait pu à nouveau y étre nommée. Sa présence reste cantonnée dans le discours du vavasseur et dans le serment de Gauvain qui répéte ce discours. Tout se passe comme si elle n'avait été évoquée dans l'action que pour fournir un moyen d’envoyer le chevalier à la mort. Que dans la pensée de l'auteur. et dans sa foi, existe une liaison entre le péché humain et la mort, le Perceval en apporte la preuve. A Perceval qui vient de conter son infortune Chrétien, par la bouche de l'ermite, révéle que son péché en était la cause. Il ajoute que ce péché aurait entraíné sa perte, que Dieu ne l'aurait pas épargné si les priéres de sa mére n'avaient intercédé pour lui : Ne n'eüsses pas tant duré, S'ele ne t'eüst comandé A Damedieu, ce saches tu. Mais sa parole ot tel vertu Que Diex por li t'a regardé, De mort et de prison gardé.(v.6403-6408)

Faut-il s'étonner de ce que la Lance qui saigne, image du péché humain et de la vengeance de Dieu puisse, pour le chevalier que ni la priére ni le repentir contrit ne protégent, étre porteuse de mort ? Dans le Perceval, la Lance fait partie d'un ensemble mythique dont elle est indissociable. Au sein de cet ensemble, sa signification propre est double : à la fois figure

La Lance qui saigne

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du mal et symbole de rédemption, elle est l'arme d'un crime et l'instrument d'un sacrifice nourricier. « Pourquoi la Lance saigne-t-elle ? » A cette question qui, sous la forme de la « question à poser », est posée à maintes reprises dans le roman, Chrétien n'a pas donné de réponse. S'il est vrai que l'enseignement de l'ermite ouvre les yeux de Perceval sur le mystére de la Rédemption, la souillure du sang versé garde au cœur du roman son caractère inexplicable. Entre cette souillure et la pénitence du chevalier s'établit dans l'épisode du Vendredi saint une harmonie profonde. L'auteur, dans une intuition poétique qui échappait probablement à sa conscience claire, a posé dans son langage le probléme du mal. Il a par ailleurs chargé d'une fonction dramatique le spectacle surpris par Perceval au cháteau du Roi Pécheur. Mais cette fonction, pour importante qu'elle soit, n'est pas, m'a-t-il semblé, essentielle dans la structure

du récit. Elle lui donne sa richesse plutót qu'elle ne le soutient. Dans le Gauvain, Chrétien, en introduisant la Lance qui saigne, utilise consciemment un objet mythique

qu'il détache de l'ensemble du Graal. Séparée de l'hostie, la Lance n'est plus que le rappel du crime fondamental. Le sang qu'elle pleure demande vengeance. L'arme qui a tué tuera. L'auteur a placé cette prophétie, trés marquée d'esprit biblique, dans le discours d'un adversaire du chevalier. La Lance n'est pas vue par Gauvain : elle est proposée, contre lui, comme l'objet d'une quéte qu'il ne fait sienne que parce qu'il y est contraint. Pourtant, l'image sanglante qu'on lui présente comme une menace n'est pas extérieure au chevalier. Elle matérialise le jugement que d'autres portent sur lui. Elle agrandit aux proportions d'une souillure ontologique la souillure dont l'homicide a marqué sa propre lance. A la question restée posée : « Pourquoi la Lance saigne-t-elle ? », elle suggére une réponse qui confondrait, en faisant fi du temps historique, le chevalier tueur d'hommes avec le centurion qui fit couler le sang du Fils de l'homme. La Lance qui saigne occupe dans le Gauvain une place beaucoup plus limitée que celle qui lui est faite dans le

324

Fonction de la Lance dans le Gauvain

y le mb se me ue iq at am dr on ti nc fo sa nt ta ur Po Perceval. it réc du tie par re ié em pr la e ut To . te an rt po im s étre plu s ro hé au óte e ell qu' ce par s foi la à on ti ri pa prépare son ap en r teu lec le t me e ell qu' ce par et er vit l'é de té ili la possib i qu e nc La la st C'e n. tio ica nif sig sa re nd re mp co de mesure e dir à -ce Est . ur to re nno de ys pa le s ver n entraíne Gauvai lui ne n ai uv Ga de e ét qu La ? te per sa si ain se cau qu'elle un r ri uv co dé à e én am l' e ell is ma e, nc La la r uve tro fait pas en i sub ir avo s ré Ap u. end att it éta il où ue aq si di lieu para ne on ra, uve tro s ro hé le , des itu iss vic des n bie e ant viv re ter en ti ré Ch e. nd Mo e utr l'A ns da e joi la , er ut do en e èr gu ut pe le e qu ére sév s in mo ier val che son de d gar l'é à nc était-il do son r nie der ce de t fai -il a-t re su me lle que ns Da ? vavasseur la ns da e ti hé op pr sa ir nt me dé ur po -ce Est ? le porte-paro che la de te per la er nc no an t fai a lui il qu' n ma ro suite du sicon à t en én am s on ti es qu les tel De ? e nn ie ur th ar valerie du le mb se en d' ure uct str la u ea uv no le ang un s sou er dér Gauvain .

CHAPITRE XIII

LA STRUCTURE DU GAUVAIN d'ÉREC A GAUVAIN

:

En comparant la composition des différents romans de Chrétien, W. Kellermann est arrivé à la conclusion que tous sans exception étaient construits à partir d'un plan analogue. Les aventures, écrit-il, s'y répartissent en deux séries successives (1). Cette bipartition apparait à W. Kellermann comme un schéma structurel fondamental, la dualité des ceuvres traduisant une dichotomie dans les valeurs du chevalier courtois. R. Bezzola applique les analyses de W. Kellermann à

Érec et Énide et, élargissant ses conclusions, auxquelles il souscrit sans réserve, il va jusqu'à faire de la composition bipartite la caractéristique générale d'un type de romans trés répandu dans le temps et dans l'espace : « Nous la retrouvons jusque dans des ceuvres modernes telles que la Princesse de Clèves, Wilhelm Meister, les Promessi Sposi, Cinq Mars, Le Rouge et le Noir, pour ne mentionner que

les exemples les plus illustres. » (2) E. Kóhler affine, enrichit et prolonge les études de W. Kellermann et R. Bezzola sans jamais les mettre en question sur des points importants. Il juge méme que R. Bezzola, en affirmant la continuité à travers le temps du mode de construction bipartite du roman,« ouvre toutes sortes de possibilités à l'histoire des structures romanesques » (3). (1) Aufbaustil und

Weltbild Chrestiens von

Roman, Halle, 1936, pp.11 et s. (2) Le sens de l'aventure et de l'amour, p.82. (3) L'aventure chevaleresque, p.275.

Troyes im Perceval-

Les romans à composition bipartite

326

Je doute pour ma part que cette proposition à caractére général puisse étre accordée avec les études de composition qui ont été présentées pour des romans aussi élaborés et aussi différents que la Princesse de Cléves, Le Rouge et le Noir ou Madame Bovary . Forcément réductrice par son caractére systématique, elle ne me paraít pas non plus

s'appliquer à tous les romans de Chrétien. Comment tout d'abord serait-il possible de traiter de la méme manière la bipartition d'un roman qui conte deux histoires, celles de deux chevaliers différents, et la bipartition d'un roman qui conte en deux parties l'histoire d'un seul chevalier ? S'il est vrai que Cligès contient deux séries d'aventures, celles du père, Alexandre, précédant celles du fils, Cligés, chacune de ces séries forme un ensemble autonome, un petit roman. Il importe, certes,de se demander dans quel dessein Chrétien a réuni ces deux histoires, mais leur assemblage est ce que j'appellerai une structure externe de l'euvre. Comme Cligés, mais d'une autre maniére, le Conte du Graal est fait de deux romans non plus successifs mais partiellement imbriqués l'un dans l'autre selon un mode trés simple d'entrelacement. La méthode que jai adoptée pour étudier ces deux romans montre suffisamment que j'ai trouvé à chacun d'eux une autonomie structurelle. Quant au Lancelot, distribuer en deux séries les épisodes qui le composent me paraít une démarche

tout à fait subjective. « Dans le Roman de la Charrette, écrit R. Bezzola, la premiére partie s'achéve par la délivrance de la reine Gueniévre et la deuxiéme par la victoire finale de Lancelot sur le ravisseur Méléagant (4). » D'une part on peut appréhender d'autre façon l'organisation interne de l’œuvre. D'autre part rien ne permet d'affirmer que Chrétien, s'il avait continué l'histoire de Lancelot, l'aurait continuée comme l'a fait Godefroy de Lagny (5). Une étude de composition doit se fonder sur (4) Le sens de l'aventure et de l'amour, p.81. (5) Comment étre sür que Godefroy dit la vérité lorsqu'il prétend avoir terminé La Charrette « par le boen gré Crestien, qui le comanca

» (v.7106-7107)

? L'hypothése méme, qu'envisage J. Ri-

D'Érec à Gauvain

327

des critéres plus sürs. Celle qu'ont proposée W. Kellermann, R. Bezzola et E. Kóhler perd de sa valeur pour se vouloir trop générale. I] reste qu'elle rend compte de façon tout à fait satisfaisante de deux romans antérieurs au Conte du Graal, Érec et Yvain. Ces ceuvres content l'une et l'autre dans une premiére partie des aventures qui confirment la renommée du héros, le conduisent à l'amour et se concluent par un mariage. L'action qu'un instant l'on pourrait croire close se rouvre à partir d'une faute commise par le héros. Érec, parce qu'il s'attarde auprés de sa jeune épouse, oubliant que la vie de chevalier doit étre une continuelle démonstration de sa prouesse, est accusé d’être « recréant », accu-

sation grave puisque le mot de « recréant » désigne les vaincus, les láches, les faibles, tous ceux qui cessent de lutter. Yvain enfreint, en oubliant l'engagement qu'il avait pris à l'égard de sa femme, l'une des régles fondamentales de l'éthique féodale, la fidélité au serment. La faute du héros sera, dans l'un et l'autre cas, expiée et rachetée au cours d'une longue période d'errance. Érec et Yvain, s'étant livrés aux dangers de la forét, donnent tant

de preuves de leur valeur guerriére et de leur valeur morale qu'is méritent d'étre reconnus comme des preux. L'admiration de la cour d'Arthur, jointe à l'estime reconquise de la femme aimée, leur rend la plénitude de la gloire. L'installation à la téte d'un domaine consacre cette reconnaissance. Érec, en s'affirmant dans la gloire, a mérité le titre de roi qu'il hérite de son pére ; Yvain a conquis sous le nom de « chevalier au lion » l'ascendant qui lui permet de s'installer à nouveau, et cette fois en maítre, à la téte du domaine de Laudine. L'un est couronné roi au dénouement, l'autre devient seigneur de Landuc. Il est donc indiscutable, pour reprendre les termes de E. Kóhler, que dans Érec comme dans Yvain, la seconde partie bard (Le chevalier de la charrette, Nizet 1972, p.166),selon laquel-

le le roman aurait été, dans l'état où Chrétien l'a laissé, une œuvre achevée, ne peut pas étre rejetée.

Les romans à composition bipartite

328

et é ol is s ro hé le e bl sa on sp re t es nt do e ut fa la « s'ouvre sur e un s er av tr à t, ui nd co le et , pe ap fr le i la malédiction qu us pl rs ou uj to s re tu en av d' e it su e un et re eu ri té évolution in e it fa 'a qu e ud ét L' ) (6 » ... n io at gr té in ré périlleuses, vers la s de e él ll ra pa t en em it ro ét n io it os mp co J. Frappier de la e ch ta at s' e ll 'e qu en bi , en ri en t di re nt co deux romans ne s, ge na on rs pe s de e qu gi lo ho yc ps n io ut ol év l’ surtout à e ch ta dé er pi ap Fr J. e qu és pr ci ce à , er hl l'analyse de E. Kó on ti la vé ré la de e od is ép l' » ie rt pa « e ém si comme une troi ce en ér ff di e tt Ce ). (7 » e is cr la « e ll pe ap l 'i qu de la faute, en bi t es Il e. bl ea ig gl né it ra pa me dans le dénombrement ns da pe cu oc le el — e iv at rr na ce en qu sé vrai que la bréve . (v rs ve 1 32 n ai Yv ns da ), 61 27 043 .2 (v Érec 331 vers ux de s le re pa sé s ca e tr au l' et un l' ns da i 2476-2797) — qu e ut fa la : e is cr de n io at tu si e un it cr dé n ma ro du versants epr la de s se eu ur he s re tu en av s de in se au t ai ar ép pr se i qu s ro hé le e tt je et nt me ue iq bl pu n ai ud so miére partie éclate de le ib ss po nc do le mb se Il e. nc ra er l' de de vers la solitu à et ec Ér l’ à e un mm co e ur ct ru st la i ns schématiser ai l'Yvain : Premiére série d'aventures

: succés du chevalier,

mais les conditions sont réunies pour que le héros commette une faute. Rupture : 1) la faute est dénoncée 2) le chevalier se livre à la solitude r pa on ti ta li bi ha ré : s re tu en av d’ e ri Deuxième sé l’errance héroïque ; reconnaissance par —l’amour — la gloire — le pouvoir

t, s es re tu en av n s io de it rt pa bi n, la ai uv Ga le ns da , Or

rpa me iè ux de La e. tt nt ne me re iè ul ic rt pa , vu s on av l' us no ue ïq ro e hé nc ra e er un d’ es ap ét s le it cr re dé oi st hi n so de e ti t, en em ss ti ou ab t d’ in po n so et rt pa dé t de in po n r qui,pa so n, ai Yv et ec Ér e mm Co n. ai Yv d' et ec Ér d' e ll ce le el pp ra (6) L'aventure chevaleresque, p.277.

(7) Étude sur Yvain, p.23.

D'Érec à Gauvain

329

Gauvain, au terme de ses premiéres aventures, était chargé

d'une faute. Comme eux il s'était abandonné à la solitude.

Comme eux il parvient à la fin de son errance à faire reconnaítre sa valeur : le récit en effet laisse prévoir d'une part que le dernier combat de Gauvain, livré devant la cour arthurienne, lui rendra la gloire, d'autre part que son installation à la téte d'un domaine merveilleux viendra matérialiser sa réintégration au sein d'un groupe : Gauvain semble bien en effet destiné à devenir le prince du cháteau des Reines. Il ne manque méme pas la reconnaissance par la femme : il n'est certes plus question d'amour, mais la douceur subite de la Mauvaise Pucelle, son admiration finale pour Gauvain sont un hommage supplémentaire à

la valeur de ce dernier. Il semble donc que le schéma par lequel j'ai représenté la structure de l'Érec et de l'Yvain est en grande partie représentatif de la structure du Gauvain : méme type de bipartition, méme fonction de l'épisode de « rupture », parallélisme étroit de la « deuxiéme série d'aventures ». Une différence, certes, dont il conviendra de dégager la signification : la « premiére série d'aventures » du Gauvain n'a de commun avec celle de l'Érec ou de l’Yvain que le fait qu'elle est voyage et non pas errance, aventure chevaleresque et non pas exploit surréel. Son contenu différe

complétement. Érec, Yvain, dans la premiére partie du ro-

man, allaient vers l'amour, connaissaient le succés. Pour Gauvain, ni amour, ni véritable succés. La structure de

l'Érec et de l'Yvain n'est donc reprise que partiellement dans le Gauvain. Mais pour étre incomplet, le parallélisme structurel des trois romans n'en est pas moins à mon avis indiscutable. Il autorise des comparaisons qui, en faisant mesurer l'évolution de Chrétien, aménent

à mieux com-

prendre le Gauvain. Il permet une réflexion en partie nouvelle sur le sens profond chez Chrétien du roman de chevalerie à structure bipartite. Chrétien n'a consacré que dix vers (v.6205-6214) à la scéne du départ de Gauvain quittant Escavalon. Gauvain, toujours courtois, prend congé de la sœur du roi : en dépit des divers scandales qu'avait entraínés son hospitalité, elle

Chevaliers errants

330

demeurait son hótesse. Aprés ce congé, expédié en deux vers, se place une courte scéne dont il faut souligner l'importance : Gauvain renvoie toute son escorte (8). Il ne garde de tous ses chevaux que son destrier, le Gringalet, et ne conserve en fait d'armes que l'équipement de chevalier dont il est revétu. La troupe d'écuyers qui l'accompagnait jusqu'ici le quitte tristement : Et a trestoz ses vallés dist Que en sa terre s'en ralaissent Et ses chevax en remenassent Trestoz, fors sol le Gringalet. Einsi s'en partent li vallet ... (v.6206-10)

Le parallélisme des deux congés fait illusion :le lecteur tend à les considérer l'un et l'autre comme faisant partie du cérémonial de départ. Pourtant, si le premier congé entre normalement dans la logique de l'action et du personnage, le second est en soi absurde. Pourquoi, si Chrétien en restait à une présentation se voulant vraisemblable des événements et à une recherche de l'effet de réel, Gauvain, qui s'est jusqu'ici déplacé avec l'escorte normale pour un chevalier de son rang qui va livrer un combat, abandonnerait-il, au moment

où on vient de lui imposer une quête

qui s'annonce périlleuse, la sécurité matérielle que constituaient les chevaux et les armes de réserve ? Jamais Chrétien ne l'avait montré ainsi démuni. Méme quand, dans le

Chevalier de la charrette, il partait en toute hâte au secours de la Reine Gueniévre, il avait avec lui deux écuyers et deux chevaux de rechange (ce qui lui permit de fournir à Lancelot une monture). Pour expliquer le geste inattendu de Gauvain, il faut renoncer à lui chercher une vraisemblance par rapport aux usages et aux nécessités de la vie quotidienne des chevaliers. C'est un changement dans le statut du personnage que Chrétien a voulu indiquer. En x

(8) Chrétien avait fait allusion à plusieurs reprises au conroi de Gauvain, notamment dans la premiére scéne de départ, lorsque le chevalier quittait la cour d'Arthur : Set escuiers maine avec lui Et set chevax et deus escus. (v.4804-4805)

331

D'Érec à Gauvain

choisissant la solitude, le chevalier de haut rang qu'était Gauvain, le « haut homme

» diraient les textes du temps,

est devenu un errant. Ainsi Érec quittait solitaire, en la seule compagnie d'Énide, le royaume de son pére: Erec s'an va, sa fame an moinne Ne set ou, mes en avanture (v.2762-63),

Ainsi Yvain, jeté par la folie dans la solitude de Brocéliande, avait refusé, en repoussant les offres de la dame de Norroison, de se réintégrer dans le monde chevale-

resque : Mes sire Yvains pansis chemine Par une parfonde gaudine... (v.3337-3338)

Devenus banals dans le roman de chevalerie, ces départs solitaires ne nous étonnent plus, tant nous est familiére la silhouette de celui que la littérature de divertissement a nommé, vidant peu à peu l'expression médiévale du sens qu'elle avait dans la réalité, le « chevalier errant » (9). Nous oublions à quel point s'écarte de la (9) L'ancien verbe errer, qui signifiait voyager, n'a survécu au-delà

du XVe siécle que dans les expressions « juif errant » et « chevalier errant ». Ces expressions, on le sait, désignent l'une un personnage légendaire, le Juif condamné à cheminer sans tréve parce qu'il avait insulté le Christ, l'autre un type littéraire, le chevalier de roman que parodiera Cervantés dans Don Quichotte : Don Quichotte en effet, dans sa folie, avait pris pour le mode de vie exemplaire du chevalier son mode de représentation dans le roman de chevalerie : « Il lui parut nécessaire et convenable, aussi bien pour l'éclat de sa gloire que pour le service de son pays, de se faire chevalier errant, de s'en aller par le monde avec son cheval et ses armes chercher les aventures et de pratiquer tout ce qu'il avait lu que pratiquaient les chevaliers errants, redressant toutes sortes de torts et s'exposant à

tant de rencontres, à tant de périls qu'il acquít, en les surmontant, une immortelle renommée. » (Chapitre premier). Dans la réalité du Moyen Age, le chevalier errant était un chevalier de passage, voyageur ou mercenaire, comme on peut le voir dans le passage suivant de l'Histoire de Guillaume le Maréchal oü

sont décrits les préliminaires.-d’un tournoi : Nuls n'en oi aveiement,

Por qu'il fust esranz chevaliers, Qui ne s'atornast volentiers

332

Chevaliers errants

vraisemblance la représentation d'un chevalier en armes chevauchant sans compagnon hors du territoire de la cité. Je ne m'attarderai pas à montrer qu'il était impossible matériellement à un chevalier de voyager avec un équipement dont le poids aurait rapidement épuisé et le destrier et celui qui le montait. Tout réalisme étant exclu, c'est le pouvoir suggestif de la représentation qui importe. Ce pouvoir suggestif varie considérablement selon les ceuvres et les passages (10). Dans le Perceval par exemple, la solitude du chevalier n'est que la traduction visuelle de son statut de personnage individualisé. L'armure vermeille caractérise Perceval en tant que chevalier, comme le ferait un costume de théátre. Dans le début du Chevalier au lion,

la représentation de Calogrenant en chevalier errant fait partie d'un ensemble merveilleux. De Calogrenant Chrétien ne se soucie guère : il n'est que l'ombre projetée du protagoniste, Yvain ; à ce dernier, Chrétien donnera des raisons précises de partir seul, en armes, vers la fontaine merveilleuse. Pour Calogrenant, il invoque je ne sais quelle coutume qui voudrait que le chevalier portát toujours ses armes et püt se passer de toute escorte dès l'instant T est dans sa propre contrée (11). De venir i, a quant qu'il pout. N'en France ne en Flandres n'out, Ne en Brie ne en Champaigne, Chevalier errant qui remaigne. (v.2776-82)

Dans ce texte, « errant » pourrait étre transposé par « itinérant » : « Tous ceux qui entendirent l'annonce du tournoi, pour peu qu'ils fussent chevaliers itinérants, se préparérent de bon cœur à s'y rendre, dans la mesure où ils le pouvaient. Il n'y eut en France, en Flandre, en Brie ou en Champagne

chevalier itiné-

rant qui s'abstínt d'y venir. » (10) Pour n'avoir pas marqué de différence entre les diverses significations de l'errance solitaire, E. Kóhler s'enferme dans des vues

d'une trop grande généralité théorique, qui ne rendent pas compte du sens spécifique de chaque texte. Cf. l'Aventure Chevaleresque, chapitre III, L'Aventure, réintégration et quête de l'identité, pp.77 es;

(11) C'est du moins ainsi que je comprends le « come paisanz », dont la signification n'est pas claire (v.174).

D'Érec à Gauvain

333

Il m'avint plus a de set anz que je, seus come paisanz, aloie querant aventures,

armez de totes armeüres si come chevaliers doit estre, (v.173-177)

Il justifie sa recherche de l’« aventure », c'est-à-dire, ici,

de l'événement imprévu, de l'occasion d'agir, en lui prétant le projet qui était celui des chevaliers « itinérants » de la réalité historique de son temps : — Je sui, fet-il, uns chevaliers qui quier ce que trover ne puis ; assez ai quis, et rien ne truis. — Et que voldroies tu trover ? — Avanture, por esprover ma proesce et mon hardemant.(v.358-363)

Mais les chevaliers itinérants voyageaient en quéte des tournois, des guerres, de tous les affrontements auxquels

ils pourraient participer afin de s'enrichir et de se faire une réputation de bons guerriers. En substituant à l'espace bien réel que parcouraient les chevaliers mercenaires du XIIe siècle un paysage féérique, les conteurs de la matière de Bretagne, et Chrétien en particulier, promouvaient un héros médiateur entre l'imaginé et le réel. Leur chevalier errant n'est dans ce cas qu'une catégorie particuliére de héros de récit merveilleux. Différente, et beaucoup plus riche, est la signification de la solitude du chevalier lorsque cette solitude est indiquée par l'auteur comme délibérément choisie, lorsqu'elle exprime clairement un désir du héros de rompre avec le groupe social. C'est quand il met en ceuvre une telle démarche que Chrétien, dans le roman de chevalerie, se montre véritablement novateur. Mais il donne à son lecteur peu de moyens d'imaginer les raisons qui poussent le chevalier au départ solitaire. Il représente en général ce départ comme vu de l'extérieur, le décrit trés briévement,

surtout dans le cas de Gauvain. Dans Érec et Énide cepen-

dant, le discours qu'il préte au roi Lac apporte quelque clarté sur la décision du héros. Stupéfait et anxieux de voir partir son fils dans de telles conditions, le roi Lac s'étonne et interroge : « Dis moi, de quel cóté veux-tu

334

Chevaliers errants

donc aller pour que, malgré tout ce que je puis te dire, tu ne veuilles avoir en ta compagnie ni écuyers ni chevaliers ? Si tu as entrepris un combat seul à seul avec un chevalier, tu ne dois pas laisser pour autant d'emmener avec toi une partie de tes chevaliers, pour l'agrément et pour la compagnie : fils de roi ne doit pas aller seul. » (12) Chrétien, par ce discours, met l'accent sur le fait que pour un chevalier voyager sans escorte n'est pas en accord avec un rang social élevé : la solitude est pour le héros, quelle que soit la richesse de l'équipement dont il est revétu, une déchéance. Je trouve la confirmation de l'importance que les hommes de ce temps attachaient à l'escorte du chevalier comme marque extérieure de son rang social dans deux textes, l'un du début du XIIIe siècle, l'autre au début du XIIe.

Dans l'Histoire de Guillaume le Maréchal, le biographe de Guillaume remarque avec une certaine rancœur que le monde est devenu « si orgueilleux » que désormais le luxe des escortes devient démesuré. « Jadis un fils de roi chevauchait sa chape troussée » (c'est-à-dire son manteau roulé et porté en bandouliére), « présentement il n'y a guére écuyer qui ne veuille avoir un cheval de charge pour porter ses armes » (v.763-768). Ailleurs, cédant à la manie qu'avaient les auteurs médiévaux d'assigner dans un trait de leur récit une origine à un usage contemporain, le biographe du Maréchal fait gloire à son héros d'avoir été le premier à posséder un roncin pour le transport de ses armes : Quer un roncin en achata

Sin fist, k'il nel pout deporter, Un somier a armes porter ; E ce fu por veir li prumiers Qui fu d'armes porter somiers. (v.1196-1200)

L'autre texte est un passage de la Chanson de Guillaume. Aprés la défaite de l'Archamp, Guillaume se rend à Laon pour chercher du secours auprés du roi. Ayant perdu tous ses compagnons, il n'a pour l'escorter et porter ses

armes qu'un enfant de quinze ans. Ce dernier n'a pas les (12) Traduction R. Louis ; p.71 (v.2696-2706).

D'Érec à Gauvain

335

forces qu'exige le métier d'écuyer. Guillaume, voyant sa fatigue, a pitié de lui et lui prend la lourde lance et l'écu. Mais quand il aperçoit quelque passant qu'il va rencontrer sur sa route, quand il approche des bourgs et des cháteaux, il donne à nouveau ses armes à porter au petit écuyer : il aurait honte de montrer son dénuement en fai-

sant voir qu'il les porte lui-méme : Totes les armes ad pris de l'enfant. Quant il encontre rumi u marchant,

U vient a chastel u a vile errant Totes ses armes rebaille a l'enfant. Quant il sunt ultre, a sun col les prent. (v.246165

La solitude du chevalier en armes est donc ici signe de détresse. Elle marque aussi la pauvreté. On peut voir de cette derniére signification une preuve plus nette dans un passage de la Chanson d 'Aiol. Aiol, dans son voyage solitaire de Bordeaux à Orléans fait la rencontre d'un forestier. Ce dernier le considére avec stupéfaction, et, riant de

son arroi insolite qu'il juge déplacé, lui demande — Avés vos de gent garde que si estes armé,

Par ces forés antives si faitement alés ? Piecha je ne vic home qui si fust acemés ! (v.1735-37)

Le malheureux Aiol lui répond qu'il n'a pas choisi de voyager dans ces conditions. Il est bien trop pauvre pour disposer, à peine adoubé, des chevaux de voyage et de charge, des coffres, de l'écuyer, qu'exigerait pour le moins son rang de chevalier neveu du roi de France. S'il est revétu de son équipement de bataille, c'est qu'il n'a pas d'autre moyen de le transporter : — Je suis uns chevaliers, plus povre ne verés, N'a pas encore I mois que je fui adobés, Si n'ai point d'escuier, che sachiés par verté. Par besoing porc mes armes, si com chi le veés : Je n'ai frabaut (13) ne cofre u les puisse bouter

(13) Caisse, sacoche ou housse.

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Chevaliers errants Neis tant d'autres dras u les puise celer, Ne jes les voil laisier n'en chastel n'en chité Car tost m'aront mestier, tex me peut encontrer.

(v.1740-48)

L'apparence de réalisme de ces textes ne doit pas faire illusion. Il est peu probable que jamais chevalier pauvre ait voyagé dans les mémes conditions qu'Aiol. Vraisemblablement, les jeunes chevaliers itinérants se groupaient en bandes, transportant avec eux ce qu'ils possédaient en propre de leur équipement. Le reste leur serait fourni par le seigneur qui les emploierait dans sa maisnie de combat ou dans l’équipe de tournoyeurs qu'il rassemblait sous sa banniére : l'histoire de Guillaume de Dole fournit sur ce point un certain nombre de renseignements intéressants, puisés probablement dans la réalité de l'époque (14). Mais ce n'est pas seulement avec la réalité matérielle de la chevalerie qu'il faut confronter les romans de Chrétien, c'est aussi avec un ensemble de représentations littéraires déjà existantes. De la comparaison avec la Chanson de Guillaume et Aiol, je conclurai que pour un chevalier de roman, quand il est de haut rang, choisir la solitude du chevalier errant c'est choisir de passer pour pauvre et démuni. C'est aussi accepter le danger, braver la peur. Car si le chevalier en armes, lorsqu'il combat au sein d'un groupe, est peu vulnérable, il l'est terriblement dans la solitude ; il l'est par le fait de n'avoir qu'un cheval, que l'adver-

(14) Guillaume de Dole a besoin, pour pouvoir participer au tournoi de Sainteron (Saint Trond) d'une subvention du seigneur dans

le camp duquel il va combattre, l'empereur Conrad. Celui-ci lui fait d'abord cadeau d'un heaume, Guillaume ayant dü donner le

sien pour se racheter dans un précédent combat oü il avait été fait prisonnier. Il lui donne aussi de l'argent destiné à payer son équipement et celui de ses compagnons. Mais Guillaume avait sans doute un pressant besoin de cet argent pour payer ses dettes et assurer l'entretien de sa terre, car il envoie à sa mére l'essentiel

de la somme. Il achétera donc à crédit lances et écus. C'est avec les chevaux capturés au tournoi qu'il remboursera sa dette (Guillaume de Dole, v.1648 et s.).

D'Érec à Gauvain

337

saire peut blesser, tuer, voler ;il l'est à cause du poids des

armes qui paralysent son action. Face au brigand qui l'attaquerait, il aurait peu de chances de résister. Ces risques ue court le chevalier errant, Chrétien les suggére dans rec et Énide par l'importance qu'il donne aux interventions d'Énide. C'est à elle qu'il confie une partie du róle d'écuyer. Bien sür elle ne porte pas l'écu et la lance du héros, sauf un bref instant, au sortir du cháteau de Limors, mais elle le prévient des attaques perfides de l'ennemi embusqué, elle veille, la nuit,sur leur campement, elle

conduit les chevaux que capture Érec. Sans Énide, Érec serait constamment en danger de mort.

Un passage du Roman de Sidrac me parait indiquer que l'équivalence entre la solitude du chevalier errant et les dangers qu'il court était clairement perque par les lecteurs de romans de chevalerie. A la question posée : « — Les plus belles prouesses sont-elles celles de ville ou celles de forét ? », l'auteur du roman de Sidrac répond : « — Nul doute. Prouesse de ville ne vaut rien, c'est « musardie ».

Il arrive souvent en effet qu'en ville les gens fassent semblant d'assaillir ceux avec qui ils se querellent, en comptant qu'on les séparera ou que l'adversaire ne se défendra pas, crainte de la « seignorie » du lieu. En forêt, le «hardi

de ville», «qui souvent fait estampies (vacarme) en la ville s'enfuirait au premier péril » (15). ; En choisissant la solitude, le héros chevalier, enfin, accepte la souffrance, va au devant de la mort. Chrétien a multiplié dans le récit de l'errance héroique d'Érec les allusions à sa fatigue, à sa misére physique, au martyre

(15) Texte cité par Ch.V. Langlois, La vie en France du XIIe au milieu du XIVe siècle, tIII : La connaissance de la nature et du monde d'après des écrits français à l'usage des laics, Paris, 1927,

p.239. Le Roman de Sidrac est daté de la fin du XIIIe siècle par Ch.V. Langlois. Ce dernier le qualifie de « détestable logorrhée d'homme sans culture littéraire ni autre, qui s'adresse à des illettrés ». Le témoignage d'une œuvre de ce type me paraît d'autant plus significatif.

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Chevaliers errants

de son corps baigné de sang sous le fer de l'armure. Que la mort pouvait attendre Érec à tous les carrefours de la forét, nous le savions d'ailleurs dés l'instant de son départ, puisque ses derniéres paroles à son pére avaient la valeur d'un testament (v.2721-27). Parce qu'il traduit en image l'abandon de la richesse et du prestige, l'affrontement de la peur, l'acceptation de la souffrance et de la mort, le choix de la solitude prend dans le Gauvain, comme dans l'Érec et l'Yvain,la valeur d'un projet d'ascése. Dans les trois cas, le départ solitaire du chevalier apparait comme le pivot du roman. Conséquence directe de la faute commise, il commence une expiation qui méritera au chevalier d'étre finalement

reconnu comme un héros. Ces observations m'aménent à formuler une hypothése : la structure bipartite de l’Érec, de l'Yvain et du Gauvain pourrait bien étre inspirée d'un type de vie de saints fort répandu au Moyen Age, celui qui conduit, par la voie d'une expiation héroique, un pécheur à la sainteté. « La plupart des contes », écrit J.Ch. Payen à propos des Vies des Péres et des Miracles, « se raménent à l'histoire d'une chute et d'une rédemption, donc à l'histoire d'une faute et d'un repentir. » (16) Or, dans son analyse du Chevalier au lion, A.H. Diverrés suggére, sans du reste tirer parti de ce rapprochement, un paralléle entre l'itinéraire moral suivi par Yvain et celui d'une certaine catégorie de saints : « Yvain's character develops in a manner parallel to those of sinners such as Theophilus or Christopher who attain sanctity. » (17) La popularité du type de vie de saints qui améne jusqu'à la perfection morale un grand pécheur repenti est attestée par plusieurs exemples bien connus. Les jongleurs chantaient, probablement dés

(16) Le motifdu repentir, p.528. (17) Chivalry and fin amor in Le Chevalier au lion, Studies in Medieval Literature and Languages in memory of F. Whitehead, Manchester, 1974, p.111.

D'Érec à Gauvain

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le Xle siécle, une vie légendaire du Pape Grégoire (18). Cette histoire conservait à la fin du XIIe siècle assez d'audience pour que Hartmann d'Aue ait eu l'idée de la transposer en langue allemande. La légende de Grégoire reprend dans sa première partie l'histoire d'Oedipe en l'enrichissant d'un inceste supplémentaire (19). Grégoire, né de l'inceste, se rend coupable sans le savoir d'un inceste : il épouse sa mére. Lorsqu'il découvre l'horreur de sa situation, il s'en va, seul, au hasard, en quéte de la pénitence la plus dure qui pourra s'offrir. Il passe des années sur une ile, les fers aux pieds, abandonné de tous, et ne doit qu'au

soutien de Dieu de ne pas mourir. Au terme de l'expiation, il est désigné comme pape par la volonté divine miraculeusement exprimée. Compte tenu du caractére excessif à la fois de la faute commise et de l'expiation volontaire, je suis frappée de trouver dans cette légende une structure comparable à celle des trois romans de Chrétien. Bien entendu la réintégration finale est dans la vie du Saint une reconnaissance par Dieu ; l'expiation est mortification et non pas action ; elle a été voulue par le pécheur, mais non véritablement choisie par lui, puisqu'un personnage secondaire, substitut évident du prétre, en a dicté le programme. Pourtant dans la Vie de Grégoire comme dans nos romans, c'est la volon-

té de rachat qui améne à la perfection finale. On peut méme dire que cette légende se termine sur une « installa(18) M. Roques a montré que certaines particularités métriques de la Vie de Saint Grégoire attestent que cette œuvre, sous la forme

où nous la connaissons en ancien français, était destinée à être chantée, au moins partiellement : « La vie de Saint Grégoire se place par là à cóté de ces vies de saints chantées en public » (Sur deux particularités métriques de la Vie de Saint Grégoire en ancien franqais, Romania 48, 1919, p.48). (19) Sur l'origine de la légende du Pape Grégoire, cf. H. HaggertyKrappe, La légende de Saint Grégoire, MA 46, 1936, pp.161-177 :

« La légende de Saint Grégoire est d'origine byzantine, voire orientale, remontant sans doute au VIe et peut-être au Ve siècle de l'ére chrétienne. » (p.177)

Influence des vies de saints ?

340

tion », puisque le Saint, choisi par Dieu pour étre pape, est investi d'un pouvoir de commandement. Nul texte ne vérifie mieux l'affirmation de Nietzsche selon laquelle l'idéal ascétique est pour l'homme de religion « son meilleur instrument de puissance », sa « supréme autorisation au pouvoir » (20). Comme dans les trois romans de Chrétien, un départ solitaire est au centre de la Vie de Grégoire, le départ du pécheur vers l'expiation Hastivement passa la terre Dont il osta jadiz la guerre, Qui a toz ses ancessors fu, E il meismes cuens en fu ; Or guerpit tot, e si s'enfuit

La o fortune le conduit. Tant a erré que ... (21)

Ce passage pourrait à peu de chose prés se trouver au centre d'un roman de Chrétien. Car la distance est mince — elle n'est en fait qu'une différence de perspective — entre le mot de « fortune » employé par l'auteur de la vie de saint et celui d'« aventure » qui eüt mieux convenu à une histoire de chevalier (22). Je citerai, plus briévement, un autre exemple. La Vie de Saint Julien l'Hospitalier, versifiée en ancien français au XIIe ou au XIIIe siècle, conte comment Julien, s'étant rendu coupable sans le vouloir d'un double parricide, quitte pour faire pénitence son cháteau, son rang, tous ses biens. Il ne s'en va pas seul. Sa femme le suit dans son errance expiatrice : cette version de la vie de Saint Julien est aussi une histoire d'amour. Le comte Julien et sa comtesse ont revétu la bure des pénitents. L'épouse accompagne (20) La généalogie de la morale, Troisiéme dissertation : « Quel est

le sens de tout idéal ascétique ? », Paris,

NRF, Idées, 1970, p.143.

(21) Vie du Pape Grégoire le Grand, éd. V. Luzarche, Tours, 1857, : p.85. (22) Cf. sur ce point la formule de Baudoin de Condé, Dits et con-

tes de Baudoin et de son fils Jean de Condé, publiés par A. Scheler, Bruxelles, 1866-68, p.301 coze mais II nons ont ».

: « Fortune

et aventure

sunt une

D'Érec à Gauvain

341

son mari non pas parce qu'il l'entraine ou la contraint mais parce qu'elle se refuse à le quitter. Néanmoins la scéne de leur départ n'est pas sans rappeler le départ d'Érec et

Énide :

Ses gens le voldrent convoier ;

Mais s'il deüssent marvoier, N'ilaisast il un seul venir ... Lors departent isnel le pas. Cil sont remés faisant lor dués, Si les laissent aler ansdeus... (v.4007-4018)(23)

Je n'entends pas pousser une comparaison que la différence de nature des textes rendrait sujette à caution. Mais, soucieuse d'expliquer la présence récurrente dans l’œuvre de Chrétien d'un type de structure particulier qui donne une place trés importante à la faute commise, qui place l'expiation dans une errance solitaire et qui conçoit la dynamique de l'héroisme comme une volonté de rachat, je suggére que Chrétien peut avoir subi l'influence des vies de saints. Le réve héroique de son chevalier est peut-étre pour une part la sécularisation d'un modeéle de sainteté. Car tout héroisme est une forme d'ascése. Et les chevaliers qui entendaient conter la vie de Saint Grégoire ou celle de Saint Julien l'Hospitalier percevaient sans doute comme des exploits leurs performances ascétiques. D'ailleurs, comme l’a observé M.R.L. de Malkiel, méme dans les textes cléricaux, aux XIIe et XIIIe siècles, la glorifica-

tion des rigueurs érémitiques, des élans mystiques ou du martyre des saints emprunte bien souvent au vocabulaire chevaleresque (24). Cette forme de repentir qui, diffé(23) Ed. A. Tobler, Archiv für das Studium der neueren Sprachen,

CII (1899). (24) L'idée de la gloire dans la tradition occidentale, Antiquité, Moyen Age occidental, Castille, Paris, Klincksieck, 1968. Le texte,

cité par M.R.L. de Malkiel, dans lequel le pape Saint Sixte prédit à Saint Laurent son martyre, me paraít particuliérement significatif : Avant cinq jours, cela je te l'assure,

tu seras en difficulté dans un tournoi trés dur, mais tu resteras maître du champ, tu peux en être sûr ; tu gagneras une grande couronne, meilleure que de l'or pur. (Martirio de Sant Laurencio, 72 éd. Janer)

3492

-

Influence des vies de saints ?

rente du repentir contrit, est, plutót qu'un retour dolent sur soi-méme, un rachat par la mortification ou les ceuvres de charité (mortification et ceuvres de charité allant souvent de pair (25) ), pouvait aisément étre transposée en actions chevaleresques. C'est pourquoi, bien qu'on puisse trouver chez Chrétien dés ses premiers romans, ceci a été mis en valeur par W. Kellermann (26).une influence de la doctrine augustinienne du péché et de l'expiation,il ne faut peut-étre pas pour autant chercher chez cet auteur profane une théologie réfléchie. Je penserais pour ma part -que la dialectique de la faute qui sous-tend la structure de l'Érec, de l'Yvain et du Gauvain avait pu lui étre inspirée par d'anciennes légendes pieuses.

Le départ solitaire de Gauvain suit l'apparition dans le roman de la Lance qui saigne. Il est la conséquence du serment prété par le héros de tenter la quéte de cette Lance. De plus il précéde immédiatement, dans l'agencement d'ensemble du Conte du Graal, l'épisode qui raconte la pénitence de Perceval. Ce voisinage renforce chez le lecteur l'impression que Gauvain s'en va dans la solitude symbolique du pénitent armé. On attendrait ici soit que la rencontre de la Lance, obtenue aprés une difficile ascése, vínt manifester le pardon divin, soit que le chevalier se consacrât désormais au service des pauvres et des déshéri(25) Cf. la conclusion

de J.Ch. Payen à son étude de la Vie de

Grégoire : « Poème de la rédemption, poème de la pénitence et poéme de l'espoir, la Vie du Pape Grégoire est aussi un poéme du repentir, mais ce n'est pas encore un poéme du repentir contrit. Qu'il nous soit permis d'y voir un trait de son caractére archaique. » (Le motif du repentir, p.107). (26) Aufbaustil und Weltbild Chrestiens von Troyes im Perceval-

roman, pp.99 et s.

D'Érec à Gauvain

343

tés ; une sorte de repentir actif serait ainsi venu faire pendant au repentir contrit de Perceval. Mais tel n'était pas le projet de Chrétien : l’errance héroïque de Gauvain, si du point de vue de l'analyse structurale elle peut étre confrontée à l'errance d'Érec ou d'Yvain, en différe radicalement par sa signification. Érec, coupable ou du moins jugé coupable de recréantise, se lave de cette accusation en montrant sa vaillance dans des combats toujours plus difficiles. Il y a donc entre l'accusation et le mode de disculpation un rapport logique évident. Yvain, coupable d'avoir violé son serment, se rachéte par son dévouement à toute cause juste. Ce n'est plus le rapport liant deux actions du méme domaine qui lie la faute et son effacement, mais une sorte de loi morale de la compensation des ceuvres ;

ainsi Julien l'Hospitalier rachetait un parricide en détruisant son étre antérieur pour se consacrer au service des autres. A Gauvain, coupable d'homicide, Chrétien n'offre

comme occasion de rachat que l'acceptation stoique de la mort. Et l'entrée de Gauvain au pays de Galvoie, c'est-àdire la mort de Gauvain, est un acte orgueilleux, un der-

nier défi qui loin de détruire son étre antérieur l'exalte et le magnifie. Pour Érec et Yvain, le lieu de l'errance était la forét,

espace symbolique où s'affrontent les forces du bien et du mal, pour Gauvain le lieu de l'errance est essentiellement l'au-delà, puisque Chrétien a laissé dans l'ombre la période qui sépare la sortie d'Escavalon de l'entrée en Galvoie. Les épreuves que le chevalier affronte dans l'Autre Monde ont presque toutes, à quelque degré, une valeur d'ordalie. Dépouillées de cette valeur d'ordalie, elles présenteraient le caractére dérisoire d'exploits sportifs ou de gageures. Passer à cheval une riviére profonde ou un gué périlleux n'est en soi qu'une performance de cavalier. Seul le sens mythique de la riviére ou du gué permet de percevoir la valeur signifiante de l'exploit. Mais subir une ordalie c'est étre jugé et non pas effacer sa faute par une action rédemptrice. Au nom de sa constante valeur chevaleresque, de son courage, de son désintéressement, de son acceptation stoique de la souffrance et de la mort, Chré-

344

Le temps dans les trois romans

tien semble bien avoir acquitté son chevalier du crime d'homicide. Il ne lui donne pas l'occasion de se racheter ; il multiplie les preuves de sa non-culpabilité. Aussi son roman laisse-t-il au lecteur un sentiment de gêne, la conscience d'un manque. La premiére partie avait imposé comme une évidence la culpabilité de Gauvain. Elle l'avait formulée confusément à travers une image religieuse. L'acquittement sans rachat ni contrition ne satisfait pas. Le pardon de Dieu pouvait seul effacer l'image de la Lance sanglante. On peut appliquer au Gauvain cette phrase que E. Kóhler a écrite à propos du Perceval : « Le destin est devenu une puissance dont les lois échappent à l'homme et qu'il est impossible d'influencer, si bien qu'il ne reste à l'individu dépendant de lui que l'espoir d'une libération par la gráce divine qui seule est au-dessus du destin. »(27) C'est bien comme un signe du destin que la faute de Gauvain intervient dans son histoire. Chrétien ne dit jamais quand, comment, pourquoi le vieux roi d'Escavalon a été tué. Ce meurtre, dés la premiére scéne, appartient au passé du héros, passé dont aucun des romans antérieurs n'avait laissé soupconner l'épaisseur. Nous touchons ici à une autre des différences fondamentales qui séparent le Gauvain des deux autres romans à structure bipartite. La faute d'Érec, celle d'Yvain, s'étaient préparées dans la durée du roman. Elles étaient méme dans la dépendance

directe de cette durée. L'histoire d'Érec et d'Yvain, qui commence peu aprés leur adoubement et se termine à leur installation comme maítres d'un domaine, recouvre une tranche de vie, celle que les biographes du temps appelaient la jeunesse — juventutem —. Dans l'existence des jeunes chevaliers du XIIe siècle, le mariage coinci-

dait, en régle générale, avec l'installation (28). Pour s'étre mariés trés jeunes, Érec et Yvain se trouvent dans (27) L'aventure chevaleresque, p.220. (28) Cf. G. Duby, Dans la France du Nord Ouest. Au XIIe siècle : les « jeunes » dans la société aristocratique, Annales ESC 1964, pp.835 et s. « Ce que l'on entendait alors par « jeunesse », c'està-dire à la fois l'appartenance à une classe d'áge et une certaine

D'Érec à Gauvain

345

une situation de conflit. Érec suit le penchant de son amour et oublie que le devoir d'un jeune noble, tant qu'il n'est pas chef de maison, est de diriger la maisnie de son pére — en l'occurrence, de grouper sous sa banniére, pour le tournoi et la chevauchée, les fils des vas-

saux du royaume paternel qui appartiennent à la méme classe d'áge que lui (29). Yvain, entraíné par son goüt de la vie itinérante et glorieuse des jeunes tournoyeurs, oublie qu'il est devenu, par son mariage, seigneur de Landuc, et que ce nouvel état lui impose les devoirs d'un chef de maison, symbolisés ici par la « défense de la fontaine ». Dans l'un et l'autre cas, la situation de conflit qui avait causé la

faute se résout dans la durée : la mort du pére fait d'Érec

un roi, qui pourra vivre dans l'honneur aux côtés de sa reine. L'Yvain qui parvient à se faire à nouveau accepter par Laudine est un Yvain assagi, guéri de sa nostalgie de la route, ayant « usé sa jovente » ; il n'entendra plus l'appel de l'aventure. A propos de la bipartition de ces romans, R. Bezzola a parlé avec bonheur des « deux phases de

l'initiation à la vie » (30). Érec et aussi Yvain sont en ef-

fet des romans d'apprentissage. Le Gauvain n'entre pas dans cette catégorie . La faute de Gauvain, située dans un passé mal défini, ne résulte pas d'une situation conflictuelle et ne saurait se résoudre dans la durée. Chrétien ne la lie que trés artificiellement au cas personnel de Gauvain, ou plutót il ne cherche pas, puisque jamais il ne donne d'information précise sur le passé du héros, à la lier à ce cas personnel. C'est qu'elle le dépasse : plus que la faute de Gauvain, elle est la faute du chevalier, inhérente au métierde tous ceux qui portent le glaive. Péché originel de la situation dans la société militaire et dans les structures familiales, pouvait recouvrir une large portion de l'existence chevaleresque » (p.836). (29) Cf. l'exemple de Robert Courte Heuse, cité par G. Duby, Op.cit., p.838 : « Souvent... l'équipe rassemble, autour du fils nouvellement adoubé du seigneur de leur pére, les « jeunes » des familles vassales. » (30) Le sens de l'aventure et de l'amour, p.81.

346

-

Gauvain prince de Galvoie

caste guerrière dénoncé dans un langage biblique, elle laisse prévoir l'accomplissement d'un destin : elle contient en puissance la mort du chevalier. Aussi l'installation finale qui consacre la valeur du héros est-elle ici non plus le début d'une nouvelle tranche de vie mais une apothéose dans la mort. Du point de vue de l'analyse structurale on peut dire qu'elle est construite sur le méme modèle que le dénouement de l’Érec. Car le cháteau des Reines est pour Gauvain un bien familial. Il a été construit par son aieule, il abrite sa mére et sa sceur. Refu-

ge de sa famille maternelle, celle qui lui a transmis le sang le plus pur — la reine Ygerne, aieule de Gauvain était la mére du roi Arthur —, ce cháteau attend le héros comme le maítre qui doit légitimement le gouverner. Gauvain,

Chrétien le précise en donnant le nom de ses fréres (31), était l'aíné des fils de la reine Anna, scur d'Arthur. Bien

plus, le château maternel est au cœur du pays de Galvoie et Gauvain, comme l'a souligné à plusieurs reprises M. Delbouille, était dans la légende le prince exilé de la Galvoie (32). Je ne peux croire que Chrétien ait donné par hasard le nom de Galvoie à la terre de l'Autre Monde dans laquelle il conduit son héros. Les noms mémes de Gauvain et Galvoie sont si parents — M. Delbouille, était prince éponyme que cette parenté, immédiatement pour un lecteur ignorant de la légende transparaître une intention de l'auteur.

Gauvain, suppose de la Galvoie — perceptible méme arthurienne, laisse

(31) Avant le Conte du Graal, Chrétien n'avait jamais mentionné

que Gauvain eüt des fréres. (32) M. Delbouille : Genése du Conte du Graal, Les romans du Graal, p.84 : « Au dire de Guillaume de Malmesbury (qui écri-

vait en 1125), Gauvain aurait d'abord été prince (éponyme ?) de la Gauvoie (Walwen prince de la Walweitha) et en aurait été chassé par les envahisseurs anglo-saxons. » Cf. la communication

faite par le méme savant au Congrès arthurien de Nantes, BBSIA 1972, p.179 : « Celui-ci (Gauvain) fut au départ le héros éponyme

du Galloway et il a sans doute trouvé place dans la légende d'Arthur à la fin du XIe siècle, en méme temps que d'autres personnages nés du méme jeu anthroponymique. »

D'Érec à Gauvain Si, comme

347

je l'imagine, le duel contre Guiromelant

devait se terminer à l'avantage de Gauvain, ou du moins

faire apparaítre l'égalité des deux preux, le héros aurait, dans l'épisode laissé inachevé par Chrétien, retrouvé tout l'éclat de sa gloire. C'est en effet l’admiration du groupe dont ils font partie qui consacre la valeur des chevaliers de la Table Ronde. A chacun d'entre eux on pourrait appliquer la formule de J. Starobinski : « L'individu a beau déployer la plus véhémente énergie, il n'est rien sans l'écho que lui renvoie l'admiration universelle » (33), à ceci prés que pour les héros de Chrétien l'univers de la gloire individuelle n'est pas, comme par exemple dans la Chanson de Roland, le monde chrétien, le lignage, la postérité, mais se rétrécit au cercle de la cour arthurienne. Aussi l'intervention de cette cour au dernier acte de l'histoire de Gauvain se présente-t-elle comme une nécessité interne du récit. De méme qu Érec, avant de rentrer dans son royaume comme vassal d'Arthur, est couronné par ce roi, considéré par lui comme un égal — la scéne du couronnement place les deux rois sur des siéges d'apparat absolument identiques —, de méme Gauvain aurait été reconnu, par l'admiration de ses pairs, comme un preux et comme un prince. De la maisnie illustre dont il était le chevalier le plus brillant, le renom était parvenu jusqu'au cœur de l’Autre Monde : Et estes vos, dites le moi

De cels de la Table Roonde Qui sont les plus proisié del monde ? (v.8124-26)

La Reine Gauvain petit-fils, valiers de

aux blanches tresses, qui posait cette question à qu'elle n'avait pas encore identifié comme son connaissait deux groupes fameux parmi les chela terre, « ceux de la Table Ronde » et « ceux de

l'Échauguette ». Qui étaient ces « chevaliers de l'Échau-

guette », nous ne pouvons pas le savoir. Je suggére cependant que cette distinction entre des combattants et des (33) L'œil vivant, Paris, Gallimard, 1968, p.67.

.348

Gauvain prince de Galvoie

gardiens rappelle la distinction qu'établissent entre deux sortes de chevaliers les représentations iconographiques du temps. Car, comme l'a fait observer Y. Labande-Mailfert, « il existe plusieurs familles dans l'iconographie des défenseurs, les uns combattant, les autres l'arme au pied, en guetteurs ou gardiens — et l'on pensera alors au Roland de Vérone ou aux défenseurs des tours, parmi lesquels Roland encore à la Ghirlandina de Modéne... » (34) Les mentions de l'appartenance à la Table Ronde n'abondent pas dans l’œuvre de Chrétien (35). Quand elles apparaissent elles ont toujours la valeur d'un éloge. En reconnaissant Gauvain comme chevalier de la Table Ronde, la Reine aux blanches tresses le classait dans l'aristocratie des guerriers. Comme les ordres de chevalerie du XIVe siécle qu'il contribuera, par son prestige littéraire, à faire naitre, le groupe de la Table Ronde semble déjà dans ce discours désigner une sorte de « fédération aristocratique » (36). Je crois comme L. Wagner que le roman de Gauvain « était parvenu à son terme (ou de peu s'en fallait) quand la mort interrompit l'auteur » (37) et qu'il se serait clos, comme Zrec, sur une sorte de couronnement. Mais le couronnement de Gauvain, Chrétien l'aurait situé au pays de la mort. Car la terre de Galvoie garde sa valeur mythique de pays d’où l'on ne revient pas, en dépit du fait que pour les besoins de son récit Chrétien y ouvre un instant un passage pour Arthur et sa cour. Que le royaume de Gauvain se trouve dans l'au-delà me parait lourd de signification. Le château dont le chevalier doit devenir le maítre incontesté n'existe plus que dans le réve. La différence entre la joie promise à Gauvain dans cet ailleurs paradisiaque et les tristesses de son voyage à travers le monde féo(34) L'iconographie des laics dans la société religieuse aux XIe et XIIe siècles, I laici nella « Societas christiana », p.511. (35) Il y en a seulement deux autres, dans Érec, v.83 et v.1669-

70. (36) L'expression est de J. Huizinga, Le déclin du Moyen Age, p.87. (37) Sorcier et magicien, Paris, 1939, p.82.

D'Érec à Gauvain

349

dal d'Escavalon traduit un divorce, pour la première fois présent dans l’œuvre de Chrétien, entre le rêve et la réalité. Là-bas une seigneurie riche où le prince chevalier fera régner la paix, là-bas la compagnie des dames, les adoubements de chevaliers. En Escavalon, un tournoi qui est en fait une guerre, une commune hostile, des vavasseurs sévères. Là-bas la victoire contre le mal, la reconnaissance

de la valeur, l'authentification de la noblesse. Ici, l'impossibilité de se conduire en héros, les quolibets d'une populace qui confond les chevaliers et les marchands, la menace du chátiment divin. En confrontant le dernier acte de l'Érec et la deuxième partie du Gauvain, on perçoit une différence capitale dans la distribution de l'espace. Un lieu semblable, imaginé par Chrétien dans l'un et l'autre cas à partir de lointains héritages mythiques, se situe au terme de l'errance des deux chevaliers, un cháteau de la Joie. On ne saurait s'étonner

qu'un poéte de cour ait représenté les délices d'un séjour élyséen par l'image d'une féte de cour, image de beauté, d'abondance et de volupté, d'arrét de la fuite du temps. Et l'expression « joie de la cort » est attestée au temps de Chrétien, dans le milieu littéraire méme dont il a fait partie, pour désigner une féte de cour (38). Pourtant dans Érec,la Joie de la cour présente un caractére si déconcertant que E. Philipot a pu écrire : « Ce mot, jeté sans autre explication, exerce sur Érec une attraction mystique et on ne sait quel réve de félicité il entrevoit là-dessous » (38) On la trouve dans le commentaire en francais du psaume Eructavit, qui fut, selon toute probabilité, écrit pour Marie de Champagne : A costume et a chose usee Tient chascuns rois an sa contree

Quant il doit son fil queroner Ou il li viaut famme doner, Grant piece avant le feit savoir ... Que droiz est que chascuns s'atort Contre la joié de la cort.(v.21-34) Cette annonce d'une féte de couronnement ou de noces est comparée à la prophétie qui annonçait la résurrection du Christ

350

L'espace dans Érec et Gauvain

(39). Le lecteur comprend mal en effet « qui on délivre...,

de qui on délivre.., pourquoi cette explosion de joie dont tout le monde a sa part. » (40) C'est que, me semble-t-il, à l'auteur jeune et optimiste qui écrit Érec, l'audelà, méme paradisiaque, apparait comme une prison privant ceux qu'elle retient de la seule joie souhaitable, celle des vivants. Aussi a-t-il rendu incompréhensible, en

inversant

sa signification, le conte merveilleux

dont

il s'inspirait et qui représentait la périlleuse incursion d'un mortel dans un Autre Monde de délices. Il a fait de l'enclos paradisiaque un lieu d'ennui où l'abondance est vaine, où l'amour n'a aucun sens. La Joie de la cour n'éclate que lorsque le chevalier, investi d'un pouvoir surhumain, rend à la vie de tous les jours l'espace merveilleux. Elle abolit le bonheur illusoire de l'au-delà. Elle est une féte de cour, donnée par un roi en l'honneur d'un chevalier noble. Elle ne retient d'ailleurs le héros que le temps d'une victoire. Le cháteau de la Joie de la cour n'est que l'ultime étape qui précéde dans le roman les véritables lieux de la joie, la cour d'Arthur, cour de la féte, la cour d'Érec, domaine du bonheur. C'est dans le Gauvain que le terme « Joie de la cour » pourrait étre appliqué aux douceurs du palais des Reines avec

son sens plein, et exercer

cette

« attraction

mysti-

que » qui dans Érec s'accordait mal avec le sens du récit. Car les délices du séjour, la présence maternelle des Reines, déchargent subtilement le héros de tout le poids de et sa descente aux Enfers. Dans le balancement de la comparaison, la « joie de la cort », c'est-à-dire la féte, et la « joie de paradis » sont symétriques Jusqu'an anfer le plus parfont Descandroit-il la droite voie S'en amenroit la riche proie, Les enchartrez et les chaitis A la joie de paradis.(v.62-66) (Éd. T.A. Jenkins, Gesellschaft für Romanische Dresden 1909).

(39) Op.cit., p.289. (40) Op.cit., p.281.

Literatur,

20,

351

D'Érec à Gauvain

sa vie terrestre. «Avant de vous voir», dit-il à la Reine aux blanches tresses, «tout m'était devenu indifférent tant

j'étais triste et mélancolique. Et maintenant je me sens si gai et si joyeux que je ne pourrais l'étre davantage. » (Trad. L.F., p.191, v.8200-8205) Il est vrai que le cháteau des Reines était, comme dans Érec le château de Brandigan, entouré de piéges que le héros a dü anéantir. Mais, comme s'en étonne J. Frappier, cette réussite, derniére forme dans l'euvre de Chrétien de l'exploit messianique du chevalier, « ne délivrera personne » (41). C'est que, R.M. Spensley l'a bien vu, personne n'était à libérer (42). Les habitants du palais ne se sentaient pas captifs. Le cháteau aux belles fenétres n'était pas pour eux un exil mais un royaume, le refuge qui avait accueilli leur misére : Et s’i a dames anciaines Qui n'ont ne maris ne seignors,

Ainz sont de terres et d'onors Desiretees a grant tort Puis que lor mari furent mort. Et damoiseles orfenines

I ra avec les deus roines (v.7574-80).

Les sortiléges qui cernaient leur domaine, en les privant du maitre qu'ils désiraient, ótaient à leur joie sa plénitude. Ils empéchaient d'entrer le chevalier que tous attendaient, ils ne leur ótaient pas la liberté : aucun d'entre eux ne souhaitait les franchir. Que Gauvain ait pu forcer l'entrée du palais et détruire ces sortiléges suffit, me semble-t-il, pour conduire l’œuvre à son dénouement

; dénouement

qu'on pourrait dire heureux si la mort pouvait passer pour un bonheur. Le mot de joie, presque absent du reste de l'euvre, apparait constamment dans la description du (41) Chr. de Tr. et le mythe du Graal, p.243.

(42) Gauvain's castle of Marvels adventure in the Conte del Graal, Medium Aevum XLII, 1973, p.32 : « This use of the word « free » is misleading. It implies that the inmates of the castle are subjected unwillingly to certain forces which it falls to Gauvain to over-

come. But this is not the case. »

352

L'espace dans Érec et Gauvain

séjour de Gauvain au palais merveilleux (43). Il éclate dans l'octosyllabe comme le « gaudium » des fétes de Pâques, joie de Gauvain qui se découvre l’élu : Joie a, c'onques mais n'ot greignor De l'onor que Diex li a faite, (v.7948-49)

joie de tous ceux qui l'avaient attendu si longtemps, cinq fois mentionnée en dix huit vers : Devant le palais ert assise La roine por lui atendre, Et ot fait ses puceles prendre Main a main totes por danser Et por grant joie demener. Contre lui grant joie comencent ... Et de grant joie l'aparolent... Ront molt grant joie demenee ... A grant joie el palais s'en vont (v.8986-9003).

Pourquoi Gauvain désirerait-il repartir ? Pour retomber dans les embüches du royaume d'Escavalon ? Pour repren:dre sa place à la cour d'Arthur ? Sa place n'est plus à la cour d'Arthur, oà déjà se célébre le deuil de son départ définitif. Comme Érec, comme Yvain, il a terminé sa jeu: nesse. Mais Érec et Yvain ont encore à vieillir. Le prince de Galvoie restera pour toujours « dans l’âge mythique et flou du plein épanouissement des forces » (44). « Tous ceux qui ont eu l'énergie, en un triple séjour dans l'un et l'autre monde, de garder leur áme absolument pure de mal, suivent jusqu'au bout la route de Zeus qui les mène au château de Cronos ; là l’île des Bienheureux est rafraíchie par les brises océanes, là resplendissent des fleurs d'or, les unes sur la terre, aux rameaux d'arbres magnifiques, d'autres nourries par les eaux ; ils en tressent des guirlandes pour leurs bras, ils

en tressent des couronnes... Parmi eux sont Pélée et Cadmos ; Achille y fut apporté par sa mére quand elle eut touché par ses supplications le cœur de Zeus. »(45) (43) R.M. Spensley a souligné l'importance de cette explosion de joie (op.cit., p.35). (44) L'expression est de Ph. Ménard, Le temps et la durée dans les romans de Chrétien de Troyes, p.382. (45) Pindare, Deuxiéme Olympique, v.123-145. Traduction de A. Puech, Les belles lettres, Paris 1922.

353

D'Érec à Gauvain

Ainsi chantait Pindare dans la Deuxiéme Olympique. Que les mythologies se transmettent ou se rencontrent, elles

retrouvent à travers les temps des images superposables. Cháteau

de Cronos, íle d'Avallon, cháteau

des Reines,

autant de représentations de la terre fortunée qui attend, par delà les eaux de la mort,les quelques mortels privilégiés qui ont pu y pénétrer sans perdre la vie. Pindare décrit cet au-delà de beauté comme un paysage de l'áge d'or. Chrétien le représente comme une ville prospére, aussi riche que l'étaient à son époque les villes drapantes de Flandre : Li chastiax, se vos nel savez, A non la Roche de Canguin. Maint bon vert drap riche et sanguin I tist on et mainte escarlate, Si'n i vent on molt et achate

(v.8816-20),

mais d'oü sont absents aussi bien les bourgeois que le monde du travail. Gauvain ne rencontre que des damoiseaux qui attendent l'adoubement, des jeunes filles bien parées qui forment des cortéges et des rondes. En cette fin du XIle siècle, « la ville devient le foyer de ce que les seigneurs féodaux détestent, la honteuse activité économique » (46). Dans le Chevalier au lion, Chrétien fait du sauveur venu de la forét le destructeur de cette honte : Yvain abolit, avec la prison des tisseuses de soie, la puissance mauvaise de ceux qu'enrichit le travail des autres et le commerce. Pour Gauvain, Chrétien imagine la ville idéale, nouvel avatar de l’île fortunée, une cité merveilleuse où un prince féodal profiterait en toute légitimité d'une prospérité économique obtenue sans intervention humaine, comme les fruits des champs de l'áge d'or.

(46) J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, p.364.

La mort de Gauvain

354

J'ai lu le Gauvain comme s'il était une ceuvre terminée ;

j'ai cru pouvoir imaginer la fin du dernier épisode et le considérer comme un dénouement. Je ne me dissimule pas que dans ces conditions beaucoup des commentaires que j'ai proposés sont condamnés à n'avoir la valeur que de simples hypothèses. Ce qui cependant me paraît soutenir ces hypothéses, c'est l'analogie structurelle que présente la partie rédigée du Gauvain avec l'Yvain et surtout l'Erec. Comme

ces deux romans, le Gauvain est l'histoire d'un

chevalier qu'on accuse d'une faute et qui est disculpé par ses vertus chevaleresques. Sa composition bipartite s'articule, comme dans l’Érec et l'Yvain à partir d'une rupture centrale : adieu à la société, choix de l'errance solitaire. Comme dans Érec et Yvain ,une installation s'annonce, qui

promet d'étre une sorte de couronnement. Mais peut-étre Chrétien, s'il n'avait interrompu là son œuvre, aurait-il

imaginé un retournement, un rebondissement, un prolongement de l'action. Peut-étre l'installation de Gauvain au

palais des Reines eüt-elle été en fin de compte impossible, peut-étre n'eüt-elle pas constitué le dénouement de son histoire. Aussi proposerai-je des conclusions prudentes, qui laisseront dans l'ombre la derniére partie écrite du Gauvain . Du premier roman arthurien qu'il a composé jusqu’à sa derniére ceuvre, on peut suivre chez Chrétien le cheminement d'une pensée, la transformation d'un monde poétique. Aussi, en dépit de leur analogie structurelle, Érec, Yvain et Gauvain ne se ressemblent-ils que dans la mesure

où on les sent, comme les tableaux successifs d'un méme peintre, faits de la méme main, où on y retrouve les mémes motifs et la méme manière de composer. Seul £rec

peut étre dit véritablement « courtois », avec tout ce que ce mot comporte d'optimisme et de foi en un mode de civilisation. Dans Érec en effet, le roi et sa cour permettent le bonheur du chevalier en lui assurant la richesse, la durée de l'amour, la gloire, la possession. La présence d'Arthur s'estompe dans Yvain. Le chevalier devient l'émule et presque le rival du roi. Il ne reçoit ni n'attend plus de la cour que l'admiration qui consacre sa gloire.

D'Érec à Gauvain

355

L'idéal héroique, trés proche dans cette ceuvre de l'idéal de charité chrétienne, conforme au code chrétien de la chevalerie, voue le chevalier au service des malheureux.

Les valeurs sociales s'inversent : Érec cherchait l'épreuve dans la forêt, domaine de l'a-social. Il y trouvait les traitres et les brigands. C'est dans les châteaux qu'Yvain rencontre le mal. La forét proprement dite est pour lui un refuge salvateur où il puise des forces nouvelles, où il apprend à connaitre le bien, oü il fait alliance avec le

lion. Dans le Gauvain, les catégories spatiales ont changé. A l'opposition entre le monde social et la forét est substituée l'opposition entre le monde terrestre et l'au-delà. De méme les catégories temporelles sont modifiées : la durée fictive du roman ne représente plus l'écoulement du temps. Gauvain n'évolue pas : il passe de la vie à la mort dans un instant prolongé. Aussi son histoire n'estelle plus un roman d'apprentissage, mais une sorte de conte philosophique avant la lettre, le « procès du chevalier ». Le monde social du Gauvain est à la fois appauvri et élargi. Ni le roi ni sa cour n'y occupent beaucoup de place. A cóté du monde aristocratique, dont la puissance est étrangement limitée, surgit comme un fourmillement de populace le monde des bourgeois. Le héros face à la

foule de ses accusateurs n'a jamais été aussi solitaire. Malgré les réussites finales que lui ménage Chrétien, son his-

toire m'est apparue comme une histoire triste : les joies courtoises ne sont plus qu'un réve, déplacé dans un Autre Monde inconsistant. La faute commise par Gauvain est grave. Elle viole à la fois la morale sociale et la morale religieuse : « De humme ocire n'est pas gas » (47), « Tuer un homme n'est pas une plaisanterie ». Cette maxime populaire vaut pour les milieux chevaleresques : « Violent, agité, le monde seigneurial n'est pas anarchique. On ne voit pas dans nos sources que les meurtres aient été si fréquents », observe G. Duby (47) Marie de France, Fresne, v.98 (trad. P. Jonin).

356

La mort de Gauvain

(48). Contre Gauvain coupable d'homicide, la charge demeure d'autant plus lourde que Chrétien n'a pas donné à son chevalier de circonstances atténuantes. Impuissant à se disculper devant les hommes, menacé par l'image du chátiment divin, Gauvain aurait pu, comme les saints des vies légendaires qui atteignent à la perfection par l'expiation exemplaire d'un péché monstrueux, se racheter en recommengant sa vie. Mais son errance solitaire ne le conduit qu'à la mort. Mort orgueilleuse, mort voulue, mort gratuite recherchée comme un exploit, la mort de Gauvain n'est pas une mort chrétienne. Si elle permet au héros, en un acte de dédain suprême, d'échapper à ses accusateurs d'Escavalon, elle n'écarte pas la menace de la Lance qui saigne. Gauvain ne mériterait pas un paradis chrétien. Sans doute n'est-ce pas sans quelque géne que Chrétien l'a glorifié dans un au-delà merveilleux : la multiplication des épreuves justificatrices qu'il lui a fait subir remplace mal le jugement de Dieu qu'il a sans cesse évité. Oeuvre quelque peu disparate oü le passage du réel au sacré, du sacré à l'imaginaire se fait difficilement, le Gauvain est moins réussi que les grands romans de Chrétien. Il n'est pas moins intéressant pour qui cherche à comprendre l'esprit de la chevalerie du XIIe siécle finissant. Il permet d'affirmer ce que laissaient pressentir l'Érec et l'Yvain : « Historiquement, le projet héroïque est une des formes du projet chrétien, mais détourné de ses origines par la conscience aristocratique. » (49) Il marque par rapport à Érec le terme d'une évolution mais non un renoncement,

un échec du héros chevalier mais non un

désaveu de l'héroisme chevaleresque. Les successeurs bien pensants de Chrétien ne s'y sont pas trompés, qui ont relégué Gauvain pour exalter Perceval, héros du repentir contrit.

(48) La société aux XIe et XIIe siécles dans la région máconnaise, 1953, p.204. (49) S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard 1970, p.256.

CHAPITRE XIV

PERCEVAL ET GAUVAIN : LA CHEVALERIE DANS LE CONTE DU GRAAL Le moment est venu de réunir les deux actions qui composent le Conte du Graal, de renoncer à une terminologie provisoire, dont l'emploi, dicté par un souci de méthode et commode pour la clarté de l'exposé, pouvait étre dangereux. En parlant de deux « romans », d'un Perceval et d'un Gauvain, j'ai pu paraitre considérer le Conte du Graal comme l'assemblage de deux œuvres indépendantes. On pourrait penser que j'ai fourni sans le vouloir des arguments supplémentaires à l'hypothése d'E. Hoepffner et de M. de Riquer, selon laquelle plusieurs fragments de romans laissés par Chrétien et conçus par lui pour être achevés séparément auraient été réunis aprés sa mort (1), ou à celle de L. Pollmann, selon laquelle l'histoire de Gauvain serait une sorte de rallonge au roman de Perceval, et

aurait été écrite par un éléve de Chrétien dans la maniére de ce dernier (2). Pour justifier a posteriori la méthode que j'ai suivie et la terminologie que j'ai employée, je dirai que j'ai voulu, afin d'étre en mesure de répondre à tous ceux qui démembrent et mutilent le Conte du Graal, me placer sur leur propre terrain. Pour M. de Riquer, l'histoire de Gauvain est un projet fragmentaire. Il la découpe, en retire l'épisode de Guiromelant : j'ai cru montrer, en (1) La composicion de « Li contes del Graal » y el Guiromelant Boletin

de la Real

Academia

de Buenas

Letras de Barcelona,

XXVII, 1957-58, pp.279-320. (2) Chrétien de Troyes und der « Conte del Graal », Tubingen 1965.

,

358

Les rapports des deux intrigues

analysant pas à pas la trame narrative de cette histoire et sa structure profonde, que tous les éléments qu'elle contient sont nécessaires à la fois à sa cohésion et à sa signification. L. Pollmann croit qu'elle n'a pas été écrite par Chrétien lui-méme : je rétorquerai que l'analogie structurelle qui la rapproche d'autres œuvres de Chrétien est d'une nature telle qu'elle l'authentifie. Qui d'autre que Chrétien lui-méme aurait pu à la fois reprendre le mode trés particulier de composition bipartite qu'il avait utilisé dans deux de ses romans antérieurs et s'en servir pour exprimer un contenu nouveau, conforme à la vision nouvelle du monde de la chevalerie héroique qu'il exprimait dans le Perceval ? Je rejoins donc par d'autres voies les conclusions de tous ceux qui ont considéré comme indiscutable l'unité du Conte du Graal. J'avais d'autres raisons d'affirmer l'autonomie structurelle de l'histoire de Gauvain. Une tradition de lecture fort ancienne tend en effet à unifier autour de l'aventure du Graal telle qu'elle se présente dans l'histoire de Perceval tout l'ensemble de l'ceuvre. De cette tradition l'auteur est le premier responsable du fait du titre qu'il a donné à son roman. Chrétien voulait-il par ce titre de « Conte du Graal » attirer l'attention sur l'épisode qui était, et demeure, le plus frappant et le plus réussi ? Voulait-il souligner ce qu'il devait au « livre » que lui avait donné Philippe de Flandre et où il dit avoir puisé sa matière ? Entendait-il, plutót, pour indiquer le sens profond de son roman, unir les deux parties qui le composent dans une méme perspective eschatologique en liant la double apparition de la Lance qui saigne à une seule et constante présence, celle du Graal dans lequel le sang versé pour le rachat du péché des hommes devient hostie nourriciére ? Quel qu'ait pu étre son dessein, le titre qu'il a choisi amena ses lecteurs à faire passer au second plan l'histoire de Gauvain, dans laquelle le Graal n'est pas nommé, et à considérer Gauvain comme un personnage subordonné à Perceval : lui que ne préoccupent pas les mystéres du Graal ne figurerait dans le roman que comme l'antithése et par suite le faire-valoir de Perceval. Aussi, dés le XIII siécle, appela-t-on l'ceuvre de

La chevalerie dans le Conte du Graal

359

Chrétien aussi bien Perceval ou Perceval le Gallois que le Conte du Graal (3). Les éditeurs et traducteurs modernes ont consacré cette tradition. Les commentateurs l'ont rarement dénoncée. Ce n'est pas sans raisons que S. de V. Hoffman regrette que les recherches critiques suscitées par le Conte du Graal restent ce qu'il appelle « a criticism of parts », et reproche aux médiévistes de substituer, dans

leurs études du roman, à la composition de Chrétien une restructuration correspondant

à leurs vues (4). Oubliant

que dans le texte de Chrétien les aventures de Gauvain occupent une place presque égale en quantité à celle qu'occupe l'histoire de Perceval, J. Frappier dans son Chrétien de Troyes consacre 37 pages (pp.169-207) à Perceval et 2 (pp.207-209) à l'histoire de Gauvain. « Perceval, affirme-t-il, était bien le héros véritable du roman. » (5) Mais que signifie dans cette phrase l'adjectif « vérita-

ble » ? Le commentaire qu'il résume laisse craindre qu'il n'exprime un jugement à la fois esthétique et moral plutôt que l'examen de la construction de l’œuvre. Pour ma part j'ai cru bon de rendre compte de cette construction en évitant dans son étude les critéres d'ordre esthétique et moral. J'ai été amenée à constater que, du simple point de vue de la trame narrative, l'histoire de Gauvain d'une part,

l'histoire de Perceval d'autre part pourraient se suffire à elles-mêmes. On pourrait, au prix de quelques aménagements dans la présentation, les offrir séparément au lecteur. Mais, le fait est là, Chrétien les a réunies. Il a entrelacé les histoires de ses deux protagonistes, réalisant ce

que l'on pourrait appeler une structure bipartite « externe ». Cette constatation m'a amenée à modifier les observations de W. Kellermann sur la bipartition des romans de Chrétien, et à distinguer la structure bipartite « externe », entrelacement de deux intrigues dans le Conte du Graal,

(3) Cf. éd. Lecoy, t.II, p.97, n.1. (4) The structure of the Conte del Graal, The Romanic Review

LII, 1961, p.82. (5) Chr. de Tr., p.207.

360

Les rapports des deux intrigues

succession de deux histoires juxtaposées en diptyque dans le Cligés, de la structure bipartite « interne » que présentent l’Érec, l'Yvain, et, si on la considère pour elle-même, l’histoire de Gauvain. Lorsque, dans Cligès, Chrétien a fait se succéder les aventures de deux chevaliers, celles du père et celles du

fils, on peut penser que, reprenant un mode de composition usuel à son époque, il s’en servait pour confronter deux types d’histoires d'amour, chacune d'entre elles étant liée à une situation particuliére du héros mais aussi à une certaine conception de la prouesse chevaleresque : Alexandre sert le roi comme un héros du passé féodal, Cligés affirme son honneur face aux difficultés de la jeune chevalerie privée d'épouses et de fiefs. Dans le Conte du Graal on ne peut rendre compte de la bipartition de la matiére romanesque par l'opposition des deux intrigues. Perceval et Gauvain, chevaliers de la méme

maisnie, liés

dans l'amitié du compagnonnage, n'ont pas des valeurs différentes. Le monde qui les entoure est le méme. C'est leur destin personnel qui leur trace des voies divergentes. La superposition de ces deux destinées, parce qu'elle donne l'image de la multiplicité du réel, me paraît beaucoup plus signifiante que les différences qui les séparent. Je risquerai ici une comparaison. Les notes laissées par V. Hugo nous renseignent sur la manière dont il a conçu lentement — il y pensa et y travailla vingt années — le projet des Misérables ou plutót des Miséres, puisque c'est ce titre qu'il entendit d'abord donner au roman. Dès le début de la rédaction,il voulait mener de front plusieurs intrigues,

« Histoire d'un saint — Histoire d'un homme — Histoire d'une femme — Histoire d'une poupée » (6). Au déroulement d'une action unique il avait conqu le projet, ambitieux pour son époque, de substituer un « montage » qui traduirait la complexité de la vie. Chacune des intrigues posséde une structure propre, une syntaxe narrative parti-

culiére. Mais c'est dans leur réunion que s'exprime la vi(6) Publié par R. Journet et G. Robert dans Le Manuscrit des Misérables, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p.19.

La chevalerie dans le Conte du Graal

361

sion du poéte, sa pensée philosophique, son réve de réconciliation de toutes les classes de la société. C'est leur superposition qui donne sa valeur de mythe à l'histoire du paria criminel et de son rachat. La démarche de Chrétien n'est certes pas celle de Hugo, encore que, écrivant à une époque où le roman cótoyait l'épopée et où le seul langage littéraire était la poésie, Chrétien ait pu réaliser spontanément ce qui fut l'ambition de Hugo, écrire un roman « à la fois drame et épopée, réel mais idéal » (7). Mais avec le génie créateur qui lui était propre et avec les moyens littéraires dont il disposait à son époque, il a, dans le Conte du Graal, en menant de front deux intrigues, exécuté, pour

reprendre le terme moderne que j'ai employé à propos des Misérables, une sorte de « montage ». Il donnait ainsi sa meilleure expression romanesque à une forme de vision épique qui se traduit tout au long de son cuvre. Le roman

de Chrétien en effet, dont on n'a

peut-étre pas assez montré tout ce qu'il doit à la chanson de geste, a toujours tesa le protagoniste dans un groupe prestigieux. Érec et Énide s'ouvre sur la présentation d'une maisnie joyeuse d'oü l'action qui s'engage détache le héros. Dans le Chevalier de la charrette, les tombes du cime-

tiére futur découvert par Lancelot figent dans l'immobilité de la pierre l'effort conjugué des compagnons en chevalerie, et terminent leurs parcours divergents dans la communauté d'une méme mort : « Ici reposera Gauvain, ici Leones, ici reposera Yvain. Après ces trois noms il en lut maint et

maint : tous étaient ceux des chevaliers les plus vaillants et les plus admirés, l'élite en ce pays et dans le monde entier » (8).

Chrétien n'a cessé de porter en lui l'image épique groupe de chevaliers unis dans le compagnonnage combat. Mais ce groupe ne fut longtemps représenté ses romans que comme un ensemble de figurants.

d'un et le dans Il ne

(7) Cf. l'article de V. Hugo à propos de Quentin Durward, paru en

1824 dans la Muse littéraire. (8) Trad. J. Frappier, p.69 (v.1865-70).

362

composa

Les rapports des deux intrigues

d'abord

que l'histoire d'un seul chevalier, et

méme lorsque, avec Cligés, il fit se succéder l'histoire du pére et celle du fils ou lorsque, dans le Lancelot et l'Yvain,

il doubla le róle du héros d'un róle complémentaire en introduisant Gauvain comme second du protagoniste, il n'atteignit pas, dans chacune de ces ceuvres prise en particulier, à cette représentation de la simultanéité des exploits qui est le propre de l'épopée. Sa vision d'un ensemble de compagnons tendus vers l'idéal prenait forme cependant dans l'Yvain avec la trouvaille que constituait l'idée de tisser des liens entre les actions respectives de deux romans. La concomitance qu'il établit entre le Chevalier au lion et le Chevalier de la charrette rassemble dans la durée les compagnons dispersés dans l'espace : Lancelot et Gauvain avancent vers le pays de Gorre au moment où Yvain s'acquitte de ses « travaux » dans la forét de Brocéliande (9). Ceux-là vont libérer la Reine avec tous les captifs du prince de l'Autre Monde, celui-ci pourchasse l'injustice et l'oppression. Lorsque nous retrouvons Yvain aux côtés de son compagnon Gauvain, ce dernier vient de ramener du pays de Gorre la troupe des exilés, ayant dû laisser Lancelot prisonnier dans une tour lointaine, de l'autre cóté de l'eau (10). En imposant à l'imagination de son lecteur une suite de correspondances entre deux romans, Chrétien réalisait une premiére forme de « montage ». D'une maniére encore timide, il donnait à ses histoires de

chevaliers l'ampleur d'une épopée humaine. Avec le Conte du Graal, c'est à l'intérieur du méme roman qu'il établit entre deux histoires dissociées une concomitance temporelle. La vision épique parvient ici à s'exprimer. La communauté des compagnons d'Arthur qui au centre de l'ceuvre (v.4718-46) se dispersent vers le but qu'ils ont individuellement choisi n'est plus un groupe de figurants : il a suffi, pour donner la perception concréte de leur solidarité, que deux protagonistes et non plus un seul soient sui-

(9) Yvain, v.3700-3708. (10) Yvain, v.4734-39.

La chevalerie dans le Conte du Graal

363

vis par le lecteur dans cet élan de départ. Les continuateurs du Conte du Graal sauront utiliser la trouvaille de Chrétien : la notion de quête collective avait pris corps. Pourtant le Conte du Graal n'est pas essentiellement un roman d'action chevaleresque. Il est surtout le roman de l'impossibilité d'agir. Les deux chevaliers en effet y poursuivent des fins qui appartiennent au domaine de l’eschatologie : Perceval croit, par l'acharnement qu'il mettra à chercher les occasions de prouesse, parvenir à retrouver le cháteau du Graal ; Gauvain erre courageusement en quéte de la Lance qui saigne. Confrontés à de tels buts, leurs exploits de chevaliers paraissent dérisoires. Pour s'étre défini un domaine inaccessible, la recher-

che de l'aventure est vouée à l'échec. Ainsi l’œuvre méme dans laquelle Chrétien matérialise par une technique nouvelle la vision épique qu'il portait en lui, dans la mesure oü elle interdit à ses héros l'exploit total, transpose son caractére épique. Cessant de figurer la solidarité dans la victoire, elle laisse l'image de l'impuissance humaine. Parce que le but que veut atteindre le héros et les moyens qu'il met au service de ce but sont d'ordre différent, le Conte du Graal, roman de la quéte impossible, confronte le réve de

l'homme et son destin. Aussi la Lance qui saigne, présente à la fois dans l’histoire de Perceval et dans celle de Gauvain, échappe-t-elle à l'espace du récit. Condamnés que nous sommes à traiter le Conte du Graal comme un tout en dépit de ses lacunes, nous voyons le parcours de Perceval se refermer comme une boucle au cœur de la forêt, la route de Gauvain s'ache-

ver dans l'au-delà. Les chemins suivis par les deux chevaliers ne paraissent pas pouvoir se rejoindre ; la Lance reste une image détachée de l'action. Associée dans la vision du cháteau du Graal à un mystére intemporel, elle était, dés son apparition dans le roman, étrangére à sa durée. Peutêtre devons-nous à l'inachévement de l’œuvre, qui maintient en dehors de l'espace et du temps l'objet mythique, la préservation de sa valeur de mythe. Image sanglante dominant le Conte du Graal, la Lance place l'histoire des deux chevaliers dans la dépendance d'une méme interro-

364

L'unité de l’œuvre

gation métaphysique : l’angoisse de la faute commise, formulation chrétienne du problème du mal. De la correspondance entre les destinées des deux héros et le mythe central qui les domine vient l’unité profonde du roman. Des parallélismes de détail, un ensemble de symétries renforcent le sentiment de cette unité. La présence de la mer à l’arrière des châteaux, la mention répétée de ces « Iles », que l’on sent proches, où a combattu Arthur, où était connue la famille de Perceval, où s’en va le messager de Gauvain, place tout l’ensemble du conte dans le même ailleurs indéterminé et mystérieux. Dans ces régions, d’autant plus suggestives pour l'imagination qu'elles restent plus imprécises, les deux héros seront presque constamment des exilés. Au Perceval sorti de sa contrée galloise et partout étranger correspond un Gauvain éloigné de la cour arthurienne, égaré dans des lieux oü il est méconnu et hai. Exilés de leur terre, Gauvain et Perceval sont aussi exilés

de leurs réves : l'épée merveilleuse qui eüt distingué le sauveur du Roi infirme est destinée à se briser entre les mains de Perceval. L'épée « aux estranges renges » qui eüt désigné Gauvain comme le sauveur de la faiblesse opprimée lui restera inaccessible. Des personnages secondaires se font pendant dans les deux parties, chargés de róles comparables et placés dans des situations identiques : la Pucelle au beau rire, seule à pressentir la valeur future de Perceval, reçoit un soufflet comme la Pucelle aux petites manches qui est la seule, parmi les dames de Tintagel, à ne pas méconnaitre Gauvain. Aux bords des solitudes qui entourent le cháteau du Roi Pécheur, une Pucelle en deuil pleure sur le corps de son ami mort ; aux bords de la zone dangereuse qui enserre le cháteau des Reines, une autre pucelle gémit auprés du corps d'un chevalier mourant. Fausse symétrie que celle-là, qui contribue pourtant à donner l'illusion d'un parallélisme entre les deux cháteaux de l'imaginaire, le cháteau du Roi Pécheur et le cháteau des Reines. Fausse symétrie aussi, mais

combien suggestive, des deux figures de méres entre lesquelles le roman parait s'encadrer. La mére de Perceval est

--

La chevalerie dans le Conte du Graal

365

présente dans les premiers épisodes, humble personnage dans le traitement duquel transparait une tendresse discréte et la nostalgie irrémédiable de l'enfance. L'épisode du cháteau des Reines s'attarde sur l'évocation grandiose de l'aieule de Gauvain, la Reine aux blanches tresses : l'appel de la mort, appréhendée comme un retour au sein maternel, se pergoit dans cette joie étrange que fait naitre sa présence. Toutes ces symétries contribuent à l'harmonie de l'euvre, mais elles resteraient vaines si elles ne prenaient place dans un ensemble unifié par la double présence de la Lance mythique. Si l'on admet que la dualité des intrigues qui composent le Conte du Graal est un mode d'agencement romanesque destiné à traduire la multiplicité des actions individuelles, la diversité des destinées ployées sous la menace commune du péché, on écarte du méme coup les explications selon lesquelles Chrétien aurait voulu établir une comparaison didactique entre ses deux héros. De telles explications reposent en effet sur l'hypothése que l'un des personnages est mis en position de supériorité par rapport à l'autre, à l'égard duquel il ferait figure de modèle. Il ne m'est pas apparu que Gauvain ait pu étre, mis à part le strict point de vue de l'apprentissage chevaleresque, un modèle pour Perceval. Je ne crois pas davantage que la chevalerie de Perceval ait, par contraste avec celle de Gauvain, une valeur exemplaire. Je ne sens d'ailleurs pas de contraste entre ces deux héros mais seulement une différence, due pour beaucoup, me semble-t-il, à l'écart qui sépare leur rang social respectif. Perceval fait partie de la petite chevalerie. Bachelier sans domaine, Gallois mal dégrossi qui gardera toujours la

marque de sa forêt, son métier sera de servir. Du jour où il arrive à la cour d'Arthur jusqu'à l'épisode de l'ermitage, il ne cesse pas, en fait, de servir le roi, füt-ce sans le vouloir et sans le savoir. Que de rebelles ont été réduits gráce

à lui ! Je laisse de cóté le Chevalier vermeil de la forét de Quinqueroi, qu'il tua d'un coup de javelot providentiel. Mais Engygeron, Clamadeu des lles étaient aussi des rebelles puisqu'ils troublaient la paix. Aussitót que Perce-

366

Deux représentations du chevalier

val les avait réduits à merci, il les envoyait à la cour d'Arthur avec l'ordre de se constituer prisonniers du roi. La prison du roi était douce : Arthur, chaque fois, accorde sa merci. Il demande seulement au vaincu de rester à sa cour et de faire partie de sa maisnie et de son conseil. Mais, ce faisant, il se soumet le rebelle, le range parmi ses vassaux

obéissants. C'est pourquoi je crois pouvoir considérer ce rite d'accueil à la cour des méchants repentis, courant dans les romans de Chrétien, comme un équivalent romanesque du rituel de l'hommage de paix. Suivant la définition donnée par E. Perroy, l'hommage de paix en effet « est fréquemment indiqué, aux XIe et XIIe siècles, comme un moyen de rétablir la concorde entre deux ennemis ; pour mettre fin à une guerre, l'un des adversaires fait hommage à l'autre et crée ainsi entre eux un lien d'amitié particuliérement fort ; l'homme qui s'est rendu coupable d'une injustice peut aussi étre amené à faire hommage à sa victime, à la fois comme gage de paix et comme une sorte de compensation morale. La fidélité jurée dans ces

conditions n'est pas différente de celle que crée la vassalité proprement dite, puisqu'elle est essentiellement une sécurité, une assurance, une promesse négative de ne pas nuire et puisqu'elle crée un lien réciproque et pacifique. » (11) L'hommage de paix, commente E. Perroy, doit étre mis en rapport avec les institutions de la paix. Il n'est pas nécessairement l'engagement d'un client dans la protection d'un supérieur ; il ne s'assortit pas non plus de la concession d'un fief. En réduisant Engygeron et Clamadeu des Iles, Perceval avait obtenu pour le roi deux « hommages de paix ». Et à partir du moment oü il eut été accueilli solennellement dans la maisnie d'Arthur, le Gallois eut pour métier de servir son seigneur : « Soixante chevaliers réputés difficiles à vaincre furent faits prisonniers par lui et envoyés au roi. » Dans cette pénombre de l'esprit où le tenait son oubli des devoirs (11) La féodalité en France du Xe au XIIe siècle, IL Vassalité et droit féodal, Les cours de Sorbonne, C.D.U., p.84.

La chevalerie dans le Conte du Graal

367

religieux, Perceval ferraillait sans cesse, et c'est la puis-

sance d'Arthur qui profitait de ses victoires. Gauvain est un prince de haut lignage, neveu du roi Arthur, fils du roi Loth. Les sept destriers de son escorte sont à la fois la marque de son rang et le signe de sa puissance. Son róle est en grande partie concu en fonction de ce rang et de cette puissance. Il fallait un « haut homme » pour rétablir l'équilibre des forces au tournoi de Tintagel. Seul un chevalier bien escorté pouvait se voir proposer avec tant d'empressement l'hospitalité du jeune roi d'Escavalon. La courtoisie méme de Gauvain, son élégance, sa galanterie traditionnelle sont des attributs de gentilhomme. La présence signalée de ses trois fréres (v.8139-42, cf. v.4768-70), l'allusion à une vendetta ancienne qui opposait sa famille à un lignage connu (v.8778 et s., cf. v.862830) le situent dans un clan familial de puissants. Au chevalier de rang modeste, Chrétien, en le rendant

responsable de la mort de sa mére, a donné un péché de pauvre. De la méme facon que Perceval, les fils des humbles, dans les contes populaires, sont punis pour avoir oublié leurs parents, parce que leurs parents ne peuvent pas se passer de leur secours. La faute du prince Gauvain est à la hauteur de son rang : il a tué un roi. Peut-étre le mode de rédemption que propose Chrétien pour chacun de ses héros n'est-il pas sans quelque rapport avec leur rang social. A Perceval le Gallois le repentir des humbles, les larmes de la componction, la confession à un ermite, au fond des bois. Au prince Gauvain le rachat par la prouesse, par l'abandon des marques de la puissance et par cet absolu mépris du danger, cette élégance dans l'affrontement de la mort qui sont pour le gentilhomme la preuve de la pureté de sa race et la justification de son rang. En superposant les personnages et les itinéraires de Perceval et de Gauvain, le Conte du Graal donne du cheva-

lier une image multiple qui échappe aux poncifs de la littérature du temps. Les deux héros en effet illustrent les vertus cardinales de la chevalerie, prouesse, loyauté, largesse, fidélité à une morale du dévouement et de l'hon-

368

Les faiblesses de la chevalerie

neur, mais ils les illustrent à leur maniére propre et selon leur condition. La faute méme qu'ils ont l'un et l'autre commise n'entre pas, bien qu'elle soit liée à leur état de chevalier, dans la liste habituelle des péchés dont la littérature religieuse charge la militia : ils ne sont ni luxurieux, ni pillards, ni rebelles. Pour l'un comme pour l'autre l'action coupable, déjà commise au moment où commence l'intrigue, a le caractére inéluctable d'un destin. Perceval, fils de bon lignage, pouvait-il arriver à l'áge d'homme sans entendre l'appel de la chevalerie ? Gauvain, chevalier toujours en armes, tenu par le devoir de vengeance d'épouser

les haines de son clan, pouvait-il ne jamais faire couler le sang ? Cette faute, dont ils ne sont pas véritablement coupables, est certes formulée en termes de morale individuelle. Elle améne néanmoins à se demander si dans le roman chevalerie et culpabilité ne sont pas indissociables. De fait, Chrétien laisse pour la premiére fois entrevoir les faiblesses et les manques de la classe chevaleresque. La chevalerie impose à ceux qui entrent dans ses rangs la pénitence et le rachat. Les jugements que portent sur elle les personnages secondaires du roman sont loin d'étre tous favorables. Il faut bien entendu faire la part des situations particuliéres et ne pas donner valeur générale à des discours qu'explique essentiellement leur fonction dans le

récit. Néanmoins il est difficile d'oublier l'horreur de la mére de Perceval pour la chevalerie porteuse de mort et de malheur, l'image des deux fréres laissés morts dans les bois, les yeux crevés par les corbeaux ;les réalités de la guerre féodale sont montrées avec une insistante crudité

dans l'épisode de Blanchefleur, on les soupçonne dans la description du tournoi de Tintagel et dans l'évocation de ces vendettas meurtriéres qui ont marqué le passé de Gauvain ; on les déduit des allusions à la tréve de Dieu et au

serment de paix (v.5058). Chrétien certes a montré dans toutes ses ceuvres des fauteurs de guerre, des traítres et des brigands, mais ils semblaient jusqu'ici n'entrer dans le récit que pour permettre au héros son action salvatrice. Parce que dans le Conte du Graal le merveilleux et le mythe sont dissociés d'une trame narrative simple où semble constam-

La chevalerie dans le Conte du Graal

369

ment affleurer le vécu, parce que le chevalier n'est qu'à demi vainqueur, le mécanisme ne joue pas selon lequel, d'ordinaire, le lecteur des romans de chevalerie ne perçoit ce qui lui est conté qu'en fonction des exploits du héros. Les aventures des deux chevaliers n'éclipsent pas ici le fond sur lequel elles se détachent. Dans les marges de ces aventures apparaissent les miséres et les bassesses de la classe féodale, sa crainte de la prospérité croissante des villes, des bourgeois qui les gouvernent et de ces vavasseurs qui se font leurs conseillers ; la menace du péché que

l'Église, dans son effort pour établir la paix, a fait peser

sur tous ceux qui portent les armes ; le malaise enfin de la caste chevaleresque qui se ferme de plus en plus parce que, vivant pour beaucoup de la guerre, elle voit son activité limitée par les institutions de la paix. « Je ne savais pas », dit Gornemant de Goort comme à la cantonade, « que le roi se souvínt encore de faire des chevaliers » : Ne quidoie c'or en cest point De tel chose li sovenist ;

D'el quidoie qu'il li tenist Ore que de chevaliers faire.(v.1372-75)

Au cháteau des Reines, avec les pucelles orphelines et les dames sans protection, les autres déshérités qui attendent un seigneur sont la foule des « valets » qui n'ont pu étre adoubés. Chrétien dans son dernier roman a cessé de confondre chevalerie et représentation de l'héroisme. Il a individualisé Perceval au point de donner une valeur de type social au type littéraire du naif d'aprés lequel il a construit ce personnage. Il a fait le procés de Gauvain et ne lui a accordé que dans la mort la disculpation par l'exploit mythique. Est-ce pour cela qu'en dépit de ces cháteaux de l'imaginaire entre lesquels se déroule son action le Conte du Graal donne si souvent l'illusion du réel ?

Oe

d

APPENDICE

RUODLIEB : LA LISTE DES CONSEILS DONNES PAR LE ROI AU JEUNE CHEVALIER ] — Qu'un homme roux ne soit jamais ton ami. S'il se met en colére il ne pense plus à t'étre fidéle. Car sa colére est terrible et cruelle et ne l'abandonne plus. Nul homme roux n'est si parfait qu'il n'y ait en lui quelque perfidie, par laquelle tu ne pourrais éviter d'étre souillé. Car qui touche à la poix a peine à en nettoyer son ongle.

2 — Si boueuse que soit la voie tracée à travers les champs, n'évite jamais le chemin pour gagner les cultures ; tu risquerais d'étre pris à partie et, donnant une réponse orgueilleuse, de voir saisir la bride de ta monture. 3 — En voyage, ne demande

pas l'hospitalité dans une

maison oü tu vois qu'un vieillard est l'époux d'une jeune femme. Car en toute innocence tu te fais gravement soupçonner : lui est plein d'inquiétude, elle d'espoir ; entre eux, c'est chose fatale. Mais dans une maison oü un jeune homme est l'époux d'une veuve ágée demande le gite : il n'a pas de crainte, elle pas de désir ; là tu dors tranquille à l'abri du soupçon. 4 — Si pour herser ton champ un voisin te demande de lui préter ta jument alors qu'elle est pleine et proche de son terme, n'accepte pas si tu ne veux pas faire de mal à ta béte ; car elle perdra son poulain si elle aplanit le champ. 5 — Qu'aucun ami ne te soit cher au point que tu prennes l'habitude de le voir trop souvent et de le fatiguer de ta présence. On préfére d'ordinaire ce qui est rare à ce qui est continuel. Chose souvent accordée perd promptement de sa valeur.

372

Le Chevalier dans le Conte du Graal

6 — Ne traite pas ta servante, méme jolie, comme tu ferais d'une épouse. Elle le prendra de haut, te répondra avec insolence, et pensera qu'elle doit étre la maítresse de la maison si elle passe la nuit avec toi et s'assied à ta table. Quand elle a partagé ton lit et ton repas, elle veut avoir sans cesse la haute main sur tout. Pareille situation jette l'opprobre sur un homme de bonne renommée.

7 — Si tu as le désir de prendre une noble épouse pour qu'elle te donne des enfants, choisis alors une femme sur laquelle tu peux avoir des renseignements ; cherche dans une

famille indiquée

par ta mére. Quand tu l'auras trou-

vée, traite-la avec douceur et entoure-la d'honneurs. Sois cependant le maítre pour éviter qu'elle ne commence les querelles. Car il ne peut y avoir de plus grand déshonneur pour un homme que d'étre soumis à ceux qu'il doit commander. Et, méme si elle s'entend sur tous les points avec toi, tu ne dois jamais t'ouvrir à elle de toutes tes pensées de peur que plus tard, blámée par toi pour quelque faute, elle ait matiére à récriminations, ce qui diminuerait entre vous le respect mutuel et l'amour. 8 — Ne te laisse pas envahir par une colére soudaine, si violente que tu ne supporterais pas de remettre ta vengeance au lendemain, surtout si le cas est douteux et t'a été rapporté par un tiers. Peut-étre te réjouiras-tu le jour suivant d'avoir su te dominer. 9 — N'aie jamais de dispute avec ton seigneur ou ton maítre. Il te domine en effet par la puissance sinon par la justice de la cause. Et ne va pas lui préter quoi que ce soit, parce que certainement il ne te le rendra pas. S'il te demande de préter, ce que tu as alors de mieux à faire

c'est de donner. Car il trouverait une accusation contre toi qui lui permettrait de te prendre l'équivalent. Tu perdrais sur deux tableaux car tu n'aurais ni ton bien ni des remerciements. Si tu suis mon conseil, il te dira sa gratitude aprés avoir pris possession de ton bien. Alors tu pourras remercier le Seigneur : Si tu t'en tires sain et sauf, compte pour rien la perte matérielle. 10 — Ne sois jamais si pressé sur ton chemin que tu négliges, là où tu vois une église, de te recommander aux

Appendice

373

saints et de prier. En quelque lieu que tu entendes sonner la cloche ou que l'on chante la messe, descends de ton cheval, háte-toi vers l'église afin de pouvoir t'associer au baiser de paix de l'office chrétien. Ton voyage n'en sera pas plus lent mais beaucoup plus rapide : tu y gagneras en

sécurité et auras moins à redouter l'adversaire (1).

11 — Ne refuse jamais, si quelqu'un t'en prie avec insistance pour l'amour du doux Christ, de rompre le jeüne, car tu ne le rompras pas vraiment mais accompliras ses préceptes (trad. de E. Cosquin).

12 — Si tes champs se trouvent auprés du chemin public, ne les borde pas d'un fossé, afin que les passants ne s'enfoncent pas plus avant dans tes cultures. Car en cherchant à marcher en terrain sec, ils feraient des sentiers de part et d'autre de ton fossé. Si tu n'en creuses pas, tu auras moins de dommage.

(1) Texte latin : Et numquam sit iter quoquam tibi tam properanter Ut praetermittas quin, ecclesias ubi cernas, Sanctis committas illis te vel benedicas. Sicubi pulsetur aut si quo missa canatur Descendas ab equo currens velocius illo Kattholicae paci quo possis participari. Hoc iter haud longat, penitus tibi quin breviabit Tutius et vadis hostem minus atque timebis

(V, 511-518)

obs



INDEX DES PRINCIPAUX THEMES, TERMES ET NOTIONS ÉTUDIÉS DANS LE COURS DU DÉVELOPPEMENT Adoubement 369.

: 31,115, 121-122,176-178, 206, 272, 353,

Bipartion des aventures, composition bipartite : 11-12, 13,

14, 213-214, 301, 325-329, 338, 344, 345, 354, 358, 359-360, 364. Bourgeois : 116, 122, 146, 230-231, 232, 233, 252-253, 254-255, 349, 353, 355, 369. Chastoiement , littératures d'enseignement : 17-18, 19-22, 23-25, 27, 31-33, 37, 48-49, 109, 111, 115, 118, 178. Cháteau de l'Autre Monde, ou Cháteau des Reines : 14, 214, 261, 265-266, 268, 270, 271, 272,275, 283286, 297, 299, 346, 348-349, 351, 352, 364, 369. Cheval : 113,115, 126, 130-131, 138,148-149, 169, 175, 182, 193, 226, 277, 2779, 280-282, 288, 289-290, 330, 334, 336, 343. Costume : 123, 135-136, 137-139, 141, 145-149, 151154,155,162,165-167, 177-178. Duel judiciaire : 12, 220-224, 230, 231, 233-234, 238, 293, 294, 295, 297, 356. Épée : 73, 75-77, 100, 113, 115, 121, 169-175, 176-177, 2177; 232; 252; 364. Escorte, abandon de l'escorte, absence d'escorte : 226, 328-329, 330-341, 342, 354, 367. Faute, péché, souillure : 33, 35-87, 66, 69-70, 87, 88,97, 98, 104, 129-130, 179, 196, 202, 206, 217-221, 223224- 2200. 231, 038,1235, 256; 278, 286, 294,296, 297, 298-299, 313, 319, 321, 322, 323, 327, 328, 338-342, 343, 344, 345, 354, 355-356, 364, 365, 367,368 Forét : 114, 116-117, 122, 127, 128, 151-152, 154-155, 156-165, 177, 337, 343, 355, 363.

376

Le Chevalier dans le Conte du Graal

Gloire (cf. morale chevaleresque) : 36, 182, 193, 196-197,

198-199, 202, 207, 228, 242, 295, 327, 347, 348, 354. Graal : 39, 41, 58, 60-64, 66, 69, 70-71, 74 n.14, 91,93, 98, 99-100, 103, 301, 302, 358, 363 ; « secrets du graal » : 91,92, 107. « Jeunesse », jeune âge : 93-95, 111-112, 177, 192, 195,

205, 207, 247-249, 344-345, 352, 360. Jeux de mots et jeux de scéne : 27-29, 32, 125-126, 128,

130-131, 133, 134-135, 138-139. Joie : 70, 188, 192, 324, 349-353, 355,365. Lance qui saigne : 7, 39-40, 55-56, 57-58, 66, 69, 98, 188189, 205, 206, 213, 214, 234-235, 254, 295, 301324, 342, 358, 363-364, 365 ; Sainte Lance : 71, 72, 302:305-313, 317, 319 n°32 Merveilleux : 42-43, 76-77, 96, 101-102, 103, 229, 258259, 268, 287, 303, 305, 332, 333, 350, 356, 368. Messe : 21-22, 24, 33, 34-35, 37-38, 71-72, 104, 108, 115,122,372-373. Morale chevaleresque (cf. gloire) : 18-19, 19-21, 109, 121122, 175-176, 182-184, 196, 200-201, 202-206, 217, 220, 231, 246, 250-251, 272, 278, 280, 283, 284, 286, 291, 327, 345, 355, 360, 365-368. Mythe : 68, 73, 74, 77, 79, 83-84, 91, 98, 100, 109, 208, 259. 262-263, 273, 298,'2997 31270 372:323.- 3483 352, 353, 361, 363-364, 368, 369. Nice, niceté (naiveté) : 5-6, 18, 104, 111-141, 143-144, 145,165,175,186, 206. Noblesse : 93,95,123,127,163, 173-175, 181, 206, 207, 295, 348, 349, 367. Nom : 20, 22, 24 n.16, 29, 36, 37, 92-97, 127, 143, 193 ; noms de divinités : 104-108, 119.

Paix (idéologie de la paix, institutions de la paix, hommage de paix ) :7, 18-19, 183, 217, 23], 251, 290, 295 296, 297, 304-305, 319-320, 365-366, 368, 369. Parenté (liens et rapports de) : 98-103, 179-181, 198, 224, 260, 346, 364-365, 367, 368. Parodie : 25-26, 30, 122-123, 126, 136, 166, 232, 252253, 254.

Index des thémes, termes et notions

377

Pauvreté : 123-124, 139, 140, 141, 165-166, 167, 174, 181, 206, 335-336, 338, 367. Poisson, pêche : 77, 79-84. Question (à poser, à ne pas poser, mal posée) : 31,38, 39,

40, 41, 42, 43, 44-48, 49, 53-56, 57, 66, 84-87, 92, 97, 98. Repentir, remords, pénitence : 7, 70, 104, 108, 187, 195196, 200-206, 212, 318, 327-328, 338-342, 343, 344, 356, 367,368. Tournoi : 120, 225-228, 242-247, 249, 333, 349, 367, 368. Vengeance : 56, 59, 87, 183, 230-231, 233, 290-291, 293294, 295, 296, 304, 307, 312-313, 316-317, 318, 32218937367, 368.

INDEX DES NOMS DE PERSONNAGES Personnages du Conte du Graal (Perceval et Gauvain exclus)

Agravain, frére de Gauvain : 224 Arthur : 100, 117-118, 130-133, 137, 141,175, 183-184, 186, 193, 194, 196, 198, 206, 217, 218, 246, 260, 261, 290, 315,347. Blanchefleur : 14, 31, 32, 34, 101, 119, 127, 159, 182183,187-192, 196, 240, 273. Bourgeois de la Commune d'Escavalon : 230-233, 234, 252, 2857303; Chevalier agresseur du Verger maléfique : 264-265, 288. Chevalier mourant de la borne de Galvoie, nommé Gréorras au v.7118 : 259-260, 262, 264, 288-289, 290-291, 293, 364. Chevalier vermeil : 30, 132-133, 170, 176, 187, 365. Chevaliers

de la Gaste Forét : 92, 128, 134, 145, 163,

169, 202. Clamadeu des Iles : 183, 365. Clarissent, sceur de Gauvain : 296, 346. Demoiselle hideuse : 36,91, 149, 193-199, 217.

« Échassier » : 268-271, 275.

Engygeron : 181-183, 365, 366. Ermite : 20, 27, 32, 33-34, 35, 37, 91, 98, 99, 100, 103104, 106-107, 108, 109, 119, 202-203. Fille aínée de Thibaut de Tintagel : 228, 243, 247. Fou de la cour d'Arthur : 118, 193.

Gornemant de Goort (souvent nommé le Prudhomme) : 20, 27, 29, 30, 31-32, 33, 34, 101, 169, 175-181, 182,183,187, 206. Guinganbrésil, chevalier d'Escavalon accusateur de Gauvain : 217-221, 223, 230-232, 234, 293, 294, 296297,315..

Le Chevalier dans le Conte du Graal

380

|

Guiromelant : 14, 267, 285, 293-297, 347.

Keu :133,136,186, 193. Mauvaise Pucelle, nommée au v.8638 Orgueilleuse de Logres : 264-265, 266, 267, 272-276, 276-280, 282. 287-289, 291-293, 299, 329. Méliant de Lis, suzerain de Thibaut de Tintagel et fiancé de sa fille ainée : 228, 243-244, 247, 250, 251. Mére de Gauvain, Anna, scur d'Arthur, épouse du roi

Loth : 260, 346. Mère de Perceval, la « Veuve Dame » : 20, 27, 29, 31, 32.

33, 34, 37, 71,99, 127-130, 145, 170, 177-181, 187. 1927196. Nautonier : 274, 279, 283, 284, 286. Neveu de Greorras (chevalier agresseur) : 279, 288, 290.

291. Niéce du Roi Pécheur (apporte à Perceval l'épée merveil. leuse) : 100. Oncle prétre de Blanchefleur : 101. Orgueilleuse de Logres : voir Mauvaise Pucelle. Orgueilleux de la lande : 66, 184. Orgueilleux du passage à l'étroite voie (chevalier agresseur) : 267, 279, 287-288, 292.

Pénitents de la forét : 36, 69, 127, 200-202. Pére de Perceval : 99. Pucelle au beau rire : 118, 137, 193, 240, 364. Pucelle aux petites manches : 190, 228, 247-251, 364. Pucelle de la tente : 28-29, 31, 135, 187, 196, 240. Pucelle en deuil, cousine de Perceval : 36, 64, 75,91,92.

98,100, 127, 176, 193, 195, 364. Reine aux blanches tresses, Ygerne, aieule de Gauvain. épouse du roi Uterpendragon : 260, 275, 295, 346. 347,348,351-352, 365. Roi d'Escavalon (Vieux), que Gauvain est accusé d'avoir tué : 218, 222,315,344. Roi d'Escavalon (Jeune), fils du précédent : 213, 218. 223, 229, 230, 233, 234, 253, 303, 304, 314-315. Roi Pécheur : 35, 40, 41,42, 69, 73,75, 77-84, 100, 205. Roi (Vieux), pére du précédent : 39,91, 100. Sagremor, chevalier d'Arthur : 186.

Index des noms

381

Sœur du Jeune Roi d'Escavalon : 229, 230, 232, 329. Thibaut, seigneur de Tintagel : 225-226, 228, 244, 245,

248-251. Uterpendragon, pére d'Arthur : 117-118. Vavasseur conseiller de Thibaut de Tintagel, nommé Garin à partir du v.5230 : 226, 227-228, 244. Vavasseur dénonciateur qui ameute les bourgeois d'Escavalon : 230-233, 314-315. Vavasseur procédurier qui envoie Gauvain en quéte de la Lance : 233-234, 254, 303-306, 313-314, 321, 322, 324. Yonet, écuyer de la cour d'Arthur : 135.

Personnages d’autres œuvres littéraires

Aiol (Chanson d'Aiol) : 105-106, 114-126, 135, 138, 141,

181, 285, 335-336. Alexandre (Cligés) : 21, 100, 144, 176, 206, 326. Arthur (en dehors du Conte du Graal) : 144, 148, 185, 211,354. Audigier (Chanson d 'Audigier) : 122-123. Baudemagus ( Chevalier de la Charrette) : 100, 297. Blancandrin {Chanson de Roland) : 193. Bron :voir Hébron. Calogrenant (Chevalier au lion) : 198, 200, 257, 262, 332-

333; Chevalier orgueilleux (Chevalier de la Charrette) : 218. Cligés (Cliges) : 21, 97, 100, 176, 185, 206, 242, 326. Énide (Érec et Énide) : 101, 165-166, 167, 273, 337,341. Érec (Érec et Énide) : 14, 21, 86, 100, 101, 129, 144, 167, 173:2208557072212:229. 258, 275; 327:329: 331; 337-338, 341, 343, 344-345, 347, 349-350. Ermite Moise (Chanson d'Aiol) : 105-106, 114-115, 119, 174.

382

Le Chevalier dans le Conte du Graal

Galon (De nugis curialium) : 198-199. Gauvain (en dehors du Conte du Graal) :12, 21,185, A 211, 212, 237-241, 265, 330, 362. Girart de Roussillon (Chanson de Girart de Roussillon) : 117. Grégoire ( Vie du Pape Grégoire le Grand) : 339-340. Guigemar (Lai de Marie de France) : 229, 245.

Guillaume (Chanson de Guillaume) : 113, 334,335. Guillaume de Dole (Roman de Guillaume de Dole) :

336 n.14. Guillaume le Maréchal (Histoire de Guillaume le Maréchal) : 203-204, 334. Hébron (Roman de l'Estoire dou Graal) : 61, 80.

Ipomédon (/pomédon) : 97, 102, 137-141. Jaufré (Roman de Jaufré) : 85-86. Julien l'Hospitalier (Vie de Saint Julien l'Hospitalier) :

340-341, 343. Keu (en dehors du Conte du Graal) : 198, 221, 224. Lancelot (dans l’œuvre de Chrétien) : 12, 21, 141, 185, 196, 205, 212, 221, 224, 237-238, 240, 259, 263, 265, 273-2714, 284-286, 297, 299, 326, 330, 362. Méléagant (Chevalier de la Charrette) : 100, 297, 326. Méliador (Méliador) : 179-180. Merlin (dans la matière arthurienne) : 62, 163. Ourson (Valentin et Ourson) : 162-163. Perceval le Gallois (en dehors du Conte du Graal) : 143 185. Peredur (mabinogi de Peredur) : 55-60, 64, 87, 119-120, 148 n.14. Perlesvaus (Perlesvaus) : 59. Philoméle (Métamorphoses d'Ovide) : 66-67. Protheselaus (Protheselaus) : 51-54, 64, 101-102. Pucelles de Gorre (Chevalier de la charrette) : 273-274,

284, 285. Rainouart (Chanson de Guillaume) : 113-114, 126.

Index des noms

383

Renart (Roman de Renart) : 304. Riche Pécheur (Roman de l'Estoire dou Graal) : 80, 99.

Roi Lac (Érec et Énide) : 333-334. Ruodlieb (Ruodlieb) : 24 n.16, 25, 30. Sagremor (Méliador) : 179-181. Sagremor ( Cligées) : 185. Tristan (Folie Tristan, matière arthurienne) : 138,211. Tydée (Roman de Thébes) : 131. Vivien (Chanson de Guillaume) : 112 n.2, 113, 272. Yvain (dans l’œuvre de Chrétien) : 12, 14, 21, 86, 129, 141, 145, 160, 163, 167, 193, 196, 198, 200, 205, 206, 207, 212, 224, 239, 240, 257, 262, 327-329, 331, 332,343, 344-345, 353, 355, 362.

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TABLE DES MATIERES

VAR

DONNER

UI i cols

ll. MGR edeput b. 5

Première partie : PERCEVAL Chapitre I : LE PERCEVAL

ET LE GAUVAIN. ......

11

Dualité du Conte du Graal ; comparaison avec les romans antérieurs de Chrétien .............

11

Méthode adoptée pour l'étude des deux séries l'ARN

LE

ils ns

Chapitre II : LA STRUCTURE EFICONTE

à ie LS ARE

Ci

13

55x

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DU PERCEVAL,

DESIBONS.CONSEILS.

x. rS — PeroevuronineéducaSid.......-..

17

— Les conseils donnés à Perceval : pauvreté 19 relative dedeur'eontenu . 1. NELLE 0. e 4 Nu 23 — Le Conte des bons conseils...

— Fonction des conseils dans l’agencement de l’histoire de Perceval : le Perceval est construit

comme un conte des bons conseils. .......... 27 — Quelle serait dans cette structure de conte la place de l'épisode du Graal ? ... 105. s Ee ws 38 — Contes des bons conseils contenant le motif de la question posée : schéma structurel de ces ss à à di DISP do M EROS 43 EN CONnIBUR Ce schéma pourrait se retrouver dans un

51 épisode du Protheselaus: 2.54 LA V see Il est aisément identifiable dans le mabinogi de que sie de sus « 0e 85 AU ITU ASMEO o coOT A 22 scene ue Slt T n Bem57 Ten CPI HOKEUMPIET

386

Le Chevalier dans le Conte du Graal

— Réminiscences.ou fantaSMES Rer

64

— Du conte.au mythe. ERE

68

Chapitre III : LECTURE

.69

DE L'ÉPISODE DU GRAAL

Le cortège du Graal cortège de sacrifice. ........ Mythesetrites-..... PRESSE Lemytheet le conte PRES L'épée merveilleuse . . ... 9 EE UE Sn P MN ... Le'RotPécheur..... La « question à ne pas poser », conseil de sagesse ; la « question à poser » introduction à l'héroisme ; le tragique de l'héroisme impossible . .......... Le prestige du mythe RE Chapitre IV : APPRENTISSAGE

ET INITIATION.

69 72 74 78 77

84 88

. . . 89

Ambiguité du mot initiation ; le cortège du Graal sr. 89 Vision initiatique ...... SPD 92 ^ "TERRI Ladécouverte du noms. Les liens de parenté dans le Perceval ........... 98 104 Ia puere auxnoms de Dieu Re Apprentissage de la vie et initiation à la foi vont de pair mais ne se confondent pas. ........... 109 Chapitre V : LE TYPE LITTÉRAIRE DE L'INGÉNU DANS UN ROLE DE GUERRIER tee Sa.

TT

Niceté.et adolescence .. MENTON AMEN. 111 Rainouart lez5ce: 5:2. 7001909 EIU) : 113 Perseval et Aiol. ..... 201: 0 REED6. 114 Les naivetés de Perceval-.:; 2720 REO, . 127 La niceté simulée : Ipomédon» . 290i. 137 Singularité de Perceval : . MAP . 140 Chapitre VI: LE VALET.GALLOIS

RER AP EPL 143

Les royaumes de Galles : réalités et traditions littéraires... ...... .. BRE Le costume de Perceval .. NEL.

- 143 145

Table des matiéres

Les CR Acll REPRERSREDRROPRETO Hotunc DO eI 07m Ll ola IEVE., 00 1, CR... Chapitre VIS PECHEVALIER

PERCEVAL

......

Le mameuew de l'épée. : :, 31:14 0. males à CR, oov OR AI RAS. -. Devoirs personnels et chevalerie ............. LR DRE ORDER 10 a Trois gouttes de sang sur la neige ............ Le message de la Demoiselle hideuse . ......... Chevalerieet péniténce. 1, 0212 verre La chevalerte dans le Perceval. . . ...,. 412

Deuxieme partie :

GAUVAIN

Chapitre VIII :COMMENT ABORDER L'BISTOIRBDEGAUVAIN:...... 2. mts Un roman différent des autres .............. La bipartitionqgdéelb. 2. usines oom enn Chapitre IX : LE VOYAGE AU ROYAUME d'ESCQNPXDIANNEU UU) ruaeth ori mah

onte rts

L'accusation portée contre Gauvain .......... Gauvain demande le duel judiciaire. .......... Le Porn de tel. suus odi cttm

GauvMNE D BNOEESIOB

orien .,.., wide

Chapitre X : L'AUTEUR ET SON peras etate PERSONE e c

hU, equeot ln va

Gauvain dans l’œuvre de Chrétien. ........... Gauvaim hérosdtaditionnel ..............ne

Gauvain et la fillette de Tintagel. ............ DesdéboiresueGauvdino

s e.

sn

, Le

er

Le Chevalier dans le Conte du Graal

388

Chapitre XI : GAUVAIN NE.REVIENT

AU PAYS D'OU L'ON DRE

PAS

5252

Le lieu de non-retour chez Chrétien :

mytheset contes. acq ABEL REMEREM Ees La Galvoie figure de l'Autre Monde. .......... Géographie de la terre de Galvoie : Le verger maléfique ..SERREQE Le Palais des Reines 2000920 905 0 La terre hostile .........5 PED) Le personnage de « l'échassier » . .......... Rss E La Mauvaise Pucelle: ::::2:2 0588 Les épreuves affrontées par Gauvain en terre de Galvoie : Les épreuves de passage de l’eau........... Les épreuves du Palais merveilleux . ........ bes:combats;

c

2:

Mythe et allégorie ^.

Ss

ce REI

.2 2 RSEN.

254 259

264 265 266 268 272

276 283 s 287

294

.........

301

Les deux apparitions de la Lance ee ee "70 Les attributs de la Sainte- Lance ............ La Lance dans le discours du vavasseur ........ Larsouillure delaïchevalerie CR Fonction de la Lance dans le Gauvain .........

301 306 313 318 324

Chapitre XII : LA LANCE

QUI SAIGNE

Chapitre XIII : LA STRUCTURE DU GAUVAIN : d'ÉRECAGAUVAIN. He i ERBEN pedes 328

Les romans de Chrétien à composition Dipartilecus TEMOR MOM NER C Chevaliers errantss..- "0008 mS TIS Influence des vies de Saints MM S... Rachat et acquittement E REL Lextemps:dans les trois romans e RS

328 330 338 342 344

Table des matiéres

389

Gauyain prince de Gàlvoie.

. . ......::...... 346

L'espace dans Érec et Gauvain .............. 349 0

roa

o 0 PEDE

Chapitre XIV : PERCEVAL

ET GAUVAIN

354

:

LA CHEV ALERIE DANS LE CONTE DU GRAAL 357

Lesrapports des deux intrigues .....:....... à 0 s 01. LC EESTREZSSEETERRRUERESTTT Deux représentations du chevalier. ........... Les faiblesses de la chevalerie. ..............

351 363 365 368

Appendice : Ruodlieb : La liste des conseils donnés parte roi au jeune chevalier. . . ..,.,,.....,%. 371

Index des principaux thèmes, termes et notions étudiés dans le cours du développement. ....... 373

2e v. Index des noms de personnages ........

379

Personnages du Conte du Graal ............. 379 Personnage appartenant à d'autres ceuvres E 381 EMT I VT et erre TQ OP IINE

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PARUS DANS LA COLLECTION

OUVRAGES

LITTERATURE

BACQUET (P.). — Le Jules César de Shakespeare. BARRÉRE (J.-B.). — Le Regard d'Orphée ou l'Echange poétique. BORNECQUE (P.) — La Fontaine Fabuliste (2* édition). (P.). —

BRUNEL

L'évocation

des morts et la descente

aux

Enfers : Homère, Virgile, Dante, Claudel. Alfred de Vigny : Les Destinées (P.-G.). — CASTEX (2° édition). CASTEX (P.-G.). — Le Rouge et le Noir de Stendhal (2° édition). CASTEX (P.-G.). — Sylvie de Gérard de Nerval. CASTEX (P.-G.). — Aurélia de Gérard de Nerval. CASTEX (P.-G.). — Les Caprices de Marianne d'Alfred de Musset. CAZAURAN (N.). — L'Heptaméron de Marguerite de Navarre. CELLIER (L.. — L'épopée humanitaire et les grands mythes romantiques. CHOUILLET (J.). — Diderot. COHEN COHEN

(M.). — Le subjonctif en francais contemporain. (M.). — Grammaire francaise en quelques pages.

CRASTRE

(V.). —

Les Vases

DÉDÉYAN

A. Breton : Trilogie

communicants,

(Ch.). —

L'Amour

L'Italie dans

(Ch.). —

l'œuvre

J.-J. Rousseau

Nadja,

fou.

Stendhal. — Tomes | et II. DÉDÉYAN (Ch.). — Rilke et la France. et IV.

DÉDÉYAN

surréaliste.



romanesque Tomes

de

|l, Il, III

et la sensibilité

litté-

raire à la fin du XVMI* siécle. DÉDÉYAN (Ch.). — Gérard de Nerval et l'Allemagne. — Tomes | et ll. DÉDÉYAN (Ch.). — Le cosmopolitisme littéraire de Charles du Bos : Tome |. — La jeunesse de Ch. du Bos (1882-1914). Tome ll. — La maturité de Ch. du Bos (1914-1927). Tome Ill. — Le critique catholique ou l'hnumanisme chrétien (1927-1932).

DÉDÉYAN

Le nouveau

(Ch.). —

mal du siecle de Baude-

laire à nos jours. Tome

i. —

Du

post-romantisme

au

symbolisme

(1840-

1889). Tome ll. — Spleen, Révolte et Idéal (1889-1914). DÉDÉYAN (Ch.). — Lesage et Gil Blas. Tomes | et Il.

DÉDÉYAN (Ch.). — Le Cosmopolitisme européen Révolution et l'Empire. Tomes | et ll.

DÉDÉYAN

(Ch.). —

Victor Hugo et l'Allemagne.

sous

la

Tomes

|

et Il.

DÉDÉYAN

(Christ.). —

Alain Fournier et la réalité secrète.

DELOFFRE (F.) — La phrase francaise (3* édition). DELOFFRE (F.) — Le vers français (2° édition). francaise Stylistique et poétique (F.) — DELOFFRE (2* édition). DERCHE (R.). — Etudes de textes francais : Tome I. — Le Moyen Age. Tome ll. — Le XVi* siècle. Tome lll. — Le XVII* siècle. Tome IV. — Le XVIII* siècle. Tome V. — Le XIX* siécle. Tome VI. — Le XIX* siècle et le début du XX°.

DONOVAN (L. G.). — Recherches sur le Roman de Thébes. DUFOURNET (J.). — La vie de Philippe de Commynes. DUFOURNET (J.). — Les écrivains de la quatriéme croisade. Villehardouin et Clari. Tomes | et II. DUFOURNET (J.). — Recherches sur le Testament de François Villon. Tomes | et Il (2° édition). DUFOURNET (J.). — Adam de la Halle. A la recherche de lui-même ou le jeu dramatique de la Feuillée. (J.). — Sur Le Jeu de !a Feuillée (coll. DUFOURNET Bibliothéque du Moyen Age). DURRY (Mme M.-J.). — G. Apollinaire. Alcools. Tome I. — Alcools (4* édition). Tome Il. — Entre le symbolisme et le surréalisme. Apollinaire et le symbolisme (2* édition). Tome III. — Architecture - Evolution - Apollinaire et le surréalisme (2* édition). ETIEMBLE (Mme J.). — Jules Supervielle — Etiemble : Correspondance 1936-1959. Edition critique. FAVRE (Y. A.). — Giono et l'Art du récit. FRAPPPIER (J.). — Les Chansons de Geste du Cycle de Guillaume d'Orange. Tome |. — La Chanson de Guillaume - Aliscans - La Chevalerie Vivien (2* édition). Tome Il. — Le Couronnement de Louis - Le Charroi de Nimes - La Prise d'Orange. FRAPPIER (J.). — Etude sur Yvain ou Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes. FRAPPIER (J.). — Chrétien de Troyes et le Mythe du Graal. Etude sur Perceval ou le Conte du Graal.

FORESTIER (L.). — Chemins vers La Maison de Claudine et Sido. GARAPON (R.). — Le dernier Moliére. GARAPON (R.). — Les Caractères de La Bruyère. GOT (M.). — Sur une œuvre de P. Valéry. Assomption de l'espace (A propos de L'Ame et de la Danse). GRIMAL (P.). — Essai sur l'Art poétique d'Horace. JONIN (P.). — Pages épiques du Moyen Age Francais. Textes - Traductions nouvelles - Documents. Le Cycle du Roi. Tomes | (2° édition) et Il.

LABLÉNIE LABLÉNIE

(E.). — (E.). —

Essais sur Montaigne. Montaigne, auteur de maximes.

LAINEY (Y.) — Les valeurs morales dans les écrits de Vauvenargues. LE HIR (Y.). — L'originalité littéraire de Sainte-Beuve dans Volupté. LE RIDER (P.). — Le chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. MARRAST (R.). — Aspects du théátre de Rafaél Alberti. MESNARD (J.). — Les Pensées de Pascal. MICHEL (P.). — Continuité de la sagesse francaise (Rabelais, Montaigne,

La Fontaine).

MICHEL (P.). — Blaise de Monluc (Travaux dirigés d'agrégation). MOREAU (P.). — Sylvie et ses sœurs nervaliennes. PAYEN (J.-Ch.). — Les origines de la Renaissance. PICARD (R.) — La poésie francaise de 1640 à 1680. « Poésie religieuse, Epopée, Lyrisme officiel » (2* édition).

PICARD

(R.). —

tire, Epitre,

La poésie francaise de 1640 à 1680 « SaPoésie

burlesque,

Poésie

galante

».

postéPICOT (G.). La vie de Voltaire. Voltaire devant la rité. RAIMOND (M.). — Le Signe des Temps. Le roman contemporain

RAYNAUD cais

(10*

français.

DE LAGE

Tome

(G.). —

l.

Introduction

à l'ancien

fran-

édition).

ROBICHEZ (J.). — Le théâtre de Montherlant. La Reine morte, Le Maitre de Santiago, Port-Royal. ROBICHEZ (J.). — Le théâtre de Giraudoux. Marot Les élégies de Clément (V.-L.). — SAULNIER (2* édition). Les Liaisons Dangereuses. Une (M.-B.. — THERRIEN interprétation psychologique des trois principaux caractéres.

TISSIER

(A.). —

VERNIÈRE Raison

VIER

Les Fausses

(P.). —

confidences

Montesquieu

de Marivaux.

et l'Esprit des Lois ou la

impure.

(J.). —

Le théâtre

d'Anouilh.

WAGNER (R.-L.. — La grammaire francaise. Tome 1 : Les niveaux et les domaines. Les normes. Les états de langue. Tome ll : La grammaire moderne. Voies d'approche. Attitudes des grammairiens. WEBER (J.-P.). — Stendhal : les structures thématiques de l'œuvre et du destin.

S E D E S t e . U . D . C r a Composé p et achevé d'imprimer

8 7 9 1 r e i v n a j n e e i r e m i r p m I ' l e d sur les presses ) e n r O ( n o g n e l A à Corbiére et Jugain, N° d'éditeur : 766 8 7 9 1 e r t s e m i r t * 1 : Dépôt légal

Imprimé

en France

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Le

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nouveau

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la structure

Le Rider

éclaire

d'un jour

et la signification

du Conte

du Graal. Les histoires des deux chevaliers protagonistes, Perceval et Gauvain, sont analysées successivement, la premiére à partir de recherches, inspirées des méthodes de Propp, sur la " morphologie” d'un type de conte populaire, la seconde à l'aide de comparaisons avec l'œuvre antérieure de Chrétien de Troyes. L'exploration du monde imaginaire du poéte, les références aux réalités sociales et économiques du XII' siècle ont permis de proposer une lecture cohérente des deux séries d'aventures. L'approche du mythe central qui donne au roman son unité a cherché la valeur signifiante de la " Lance qui saigne", indissociable de la vision du Graal.

Dans

la méme

série

J, DUFOURNET,

F. AUBAILLY,

:

Sur le jeu de la Feuillée

La Farce de Maistre

Pathelin

| ISBN 2-7181-5015-7 — Imprimé en France

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