Le cas Doris - Aventures dans la jungle cérébrale 978-2950736611, 2950736610

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French Pages 136 [146] Year 1997

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Polecaj historie

Le cas Doris - Aventures dans la jungle cérébrale
 978-2950736611,  2950736610

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Moshe Feldenkrais

le cas D0ri s AvTNTURES

DANS LA IUNCLE CTNTBRALE

Tnnourr rr PnrsrNrt pnn ElruNr Lntou

LE CAS DORIS Aventures dans la jungle c6r6brale

TITRE ORIGINAL

:

Tbe Case of Nora

Edition originale amCricaine

:

@ Moshe Feldenkrais, 1977. Editeur: Halper & Row San Francisco.

Traduction frangaise

:

@ Esgace du Temps PrCsent, Paris.

ISBN 2-9507366-r-0 Tous

droit dt reprodaction

et d'ddaptation rlserals pour tous pdls.

MosHr FprorNKRAIs

LE CAS DORIS Aventures dans la jungle cdrdbrale

Traduit et

prCsentC par Etienne

LALOU

Editi par I'Espae du Temps PrCsent, 30 rue Monsieur le Prince, 75006 Paris.

DU MEME AUTEUR : L'4tre ct la maturit( du cornporternent (Espace du Temps PrCsent)

La puissance du rnoi (Robert LaffonQ

pdr le rnnuaement (Editions Dangles)

Energte et bien-tte

The clusiue obaious (Meta Publications, Cupertino, Cdifornie)

The mastn riloaes (Meta Publications, Cupertino, Californie)

50 hssons by Dn Feldcnkrais (Alef Publishers, Tel-Aviv) Awareness through rnoaement : heahh mercices for personal grouth (Harper

&

Row, Londres)

PREFACE

On peut lke Le ca Dori,s comme un conte de

f6es,

comme uoe aventure policidre, comme 1'expos6 scientifique d'un cas m6dical ou comrne l'inuoduction une nouvelle mdthode pour comPrendre et traiter le fonctionnernent et

I

les ratds de la machine humaine.

C'est un conte de f6es: l'histoire d'une grande dame, belle et intelligente, qu'un sortildge injuste a brutalement

priv6e du don de lire et d'ecrire et I qui un bon g6nie rend peu )r peu ses facultds disparues, i force de comprihension, de patience et d'ing6niosit6. D'autant plus un conte de f6es que le cooterr (qui se confond avec le bon g6nie) est I'hiritier de toute une tradition orale et 6crite venue de I'Orient, et qui fait de la moindre anecdote une histoire I Ia fois familidre et sompnreuse, riche en rebondisements, en tours, en d6tours et en retouts en arridre, pleine de digressions paresseuses 6maill6es de rdflexions fulgurantes et de clins d'eil complices. Lun de ces contes en spirale qui atteignent leur but aussi sfuement, et souvent plus pleinement, que nos recits cart6' siens qui se font une gloire de ioin&e A A B par l'unique

_-_I

LE QIS

DORIS

ligne &oite qui constitue leur plus court trait d'union. Mais tous les contes n'ont pas pour objet de rdsou&e une 6nigme. Ia plupart racontent seulernent quelque chose qui s'est pass6, et la rdv6lation progressive d'une r6alit6 po6tique ou &amatique suffit I en assurer l'intdr6t pour le lecteur. Ici, nous sommes confrontds dds les premidres lignes ir un mystdre et, sous ses allures nonchalantes, le recit des tAtonnements, des hypothdses, des vdrifications, des succds et des echecs du d6tective nous conduira avec une

extrdme rigueur jusqu')r la solution de l'6nigme. Forme de recit qui entraine la totale participation du lecteur, impliqu6 par sa curiositd, par son angoisse, par ses propres ddductions, dans l'6nigme et dans sa solution. Et puis tout cela est vrai! Il ne s'agit pas, heureusement, d'une inigme puement policidre ni d'un merveilleux conte de fees bien racont6, mais d'une histoire rielle. L'histoire reelle d'une personne qui a 6td rdellement prise en charge par un specialiste bien vivant. Une histoire humaine dans laquelle les rapports humains jouent un r6le essentiel. k ddtective est un thdrapeute et quel th6ra-

- une malade peute! La victime est un cas clinique, condamnde et abandonnde par la science officielle et i la

recup6ration de laquelle, 6tape par 6tape, nous participons avec autant d'dmotion qu'ir certains comptes rendus de cure analytique, au reportage d'un sauvetage en mer ou au recit de la gu6rison du petit Jenner par Pasteur. C'est dans son corps et son esprit )r la fois que Doris est touchde. C'est par notre corps et par noue esprit que nous vivons son lent et difficile arrachement aux t6ndbres et I I'impuissance auxquelles elle semblait condamn6e. Enfin, et srutout, ce cas est exemplaire. Si Moshe Fel-

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CAS DORIS

denkrais a choisi I'histoire de Doris comme premidre de ses ecrit en toutes lettres sans en comprendre le sens mais qu ils n'avaient aucun probldme avec les chiffres 27-7. Connaissant cette difi6rence entre la

lecture des lettres et celle des chifires, je tentai le coup' que des chiffres, Je d6cidai de ne pas lui faire lire autre chose son provoquerait qui 6chec d'un pour ne pas aller au-devant ddcouragement.

2l

-4r

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CAS DORIS

La seconde fois, j'ai install6 Doris sur une chaise et j'ai tenti i la fois d'examiner et d'amdliorer le mouvement de ses yeux et de sa t€te. Je voulais savoir si je parviendrais, en guidant doucement sa tete, )r la conduire de la position

I

la position debout d'une faEon souple et rdgulidre. Au dibut, elle 6tait raide, surtout du c6t6 droit, et je ne rdussissais pas I lui faire flichir le coude, la main ou la jambe : ses membres dtaient durs et rigides comme des piquets. J'ai continu6 trds lentement fi trds doucement I agir sur les articulations. E[e s'abandonnait sans trop de crainte et, peu i p.o, la t6te commenga I remuer et les ipaules i se d6tendre, mais loin encore de la normale. Pouftant, l'am6lioration avait 6t6 assez sensible pour qu,elle pfrt elle-m6me la noter. J'ai commenc6 par dirigsr sa tete avec mes mains en sorte que ses yerx regardent un peu vers le bas, puis j'ai tird doucement Ia t€te vers le haut, dans l'axe de la colonne vert6brale, ce qui est le mouvement habiruel de la t6te et des yeux lorsqu'on se ldve. Quelqu'un qui se porte bien se met debout lorsqu'on manipule sa t6te ainsi; il pergoit le signal et agit en consfuuence sans m€me qu'on lui pade. EIle, au ddbut, se sentait enfie mes mains lourde et massive comme un poreau. Elle ne comprenait pas ce que mes mains sugg6raient i sa t6te. A force d'essayer, je rdussis enfin, en rendant mes mains aussi ldgdres que possible, I la mettre en position debout au prix d'un efiort relativement faible puis b,la faire se raseoir. Bient6t, elle apprit I reconnaitre le simple mouvemenr donn6 tr sa t6te comme le assise

signal pour se lever puis pour se rasseoir. ks assistants 6taient 6mus et quelqu'un

fit

obaerver

qu'i cette allure-l} elle allait €tre gu6rie en un rien 22

de

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CAS DORIS

temps. Moi, pourtant, ie pensais que cela pourrait prendre

un an ou m6me plus au prix d'une sdance quotidienne. Je croyais au succds mais je n'en 6tais pas ab,solument certain. Je dis )r la famille que j'esp6rais pouvoir lui permettre de lire de nouveau, peut-etre m6me d'&rire, mais au prix de sacrifices qui me paraissaient trop 6normes. Il fallait payer le voyage en avion pour Isra€l de deux personnes, car quelqu'un devait l'accompagner et sdiourner ensuite li-bas avec elle. Que feraient+lles, seules dans un pays 6tranger dont elles ne connaissaient pas la langue? Je la verrais une demi-heure chaque jour pour une leEon mais tout le reste du temps elle devrait 6tre gardee et aid6e iusqu'i ce qu elle ait fait des progrds suffisants pour n'avoit besoin de per' sonne. Et, en ouffe, ie n'6tais pas certain de r6ussir. Cependant,le lendemain matin, sa scur me t6l6phona. La famille s'6tait r6unie et avait calculd qu'envoyer Doris en Israil, m6me accompagn6e, ne cotrterait pas tellement plus cher que de la garder lI, of deux personnes se r& layaient le jour et la nuit pour s'occuPer d'elle. ll fallait la surveiller constamment. Quand elle se levait la nuit, elle ne trouvait pas Ia porte et il lui arrivait de se cogner la t€te et de s'afioler en ne retrouvant Pas son lit pour se coucher. Dans la journee, elle cherchait I sortir puis, une fois dehors, se sentait perdue, ignorant m€me of elle voulait aller. Comme elle avait quelques dconomies en plus de sa pension, ils avaient d6cid6 qu'elle irait en Isra€l et que ses se Partageraient la tAche. scurs elles 6taient phsieurs Ils dtaient convaincus qu'en restant chez elle, Doris ne pouvait qu'aller de plus en plus mal, physiquernent et moralement. M6me si cela repr6sentait des sacrifices, m€me si la gu6rison n'6tait pas certaine, il valait mieux tenter cette 21

LE chance que d'opter

CAS DORIS

pour la certitude d'une

ddgradation

progressive.

Mis devant leur d6cision, ie d6cidai d,examiner Doris encore une fois avant de prendre une telle responsabilit6.

Il

fallait qu'il soit bien enrendu enffe la famifle et moi que je ne promemais pas de la gu6rir mais seulement de faire tout mon possible. Et je ne pouvais acceprer, en tout 6tat de cause, qu'en 6tant persuadd tour au fond de moi que le jeu valait la chandelle. Je repris donc mon examen et lui demandai de s,allonger sur un divan. Obeir i cette demande prisentait pour elle des difficultds considdrables : elle se mit i battre l,air de ses mains et )r tourner sans rdussir i prendre de d6cision. Je l'avais pri6e de s'allonger sur le dos, la t6te prds de moi; je ripdtai donc ma demande en articulant chaque mot. Il 6tait 6vident qu'elle m'avait entendu mais, ou qu'elle n,avait pas compris, ou qu'elle n'6tait pas capable d,exdcurer ce mouvemenr correcrcment. Je demandai i ses seurs si elles avaient eu l'occasion de constater cette sorte de trouble; elles me ripondirent qu'elle avait I'habitude de n,aller au lit que de sa propre initiative. Je me rouvais de toute 6vidence devant l'un de ces raumatismes qui font apparaiue le fonctionnement asym6trique des deux h6misphdres c6r6braux.

Je sens que vous me suivez moins bien. Tout ira mieux si nous revenons ensemble sur certaines d6couvertes neurologiques. k fameux Broca, qui 6tudiait les blessures de guerre des soldats touchds )r la t6te, avait observd qu,une balle ou un eclat lo96 dans la partie droite de la t6te Grgmisphdre &oit) provoquait une paralysie du c6t6 gauche du corps et vice versa. Mais lorsque c'6tait l,hdmisphdre 24

LE

CAS DORIS

gauche qui itait touch6, la paralysie s'accomPagnait de troubles du langage. Il devint vite ivident que, chez les droitiers, c'est l'h6misphdre gauche qui contr6le le langage et que par consdquent une blessure du c6t6 gauche de la t6te entrainait souvent non seulement une paralysie du bras droit mais aussi une aphasie, c'est-b-dire une Perte Partielle ou totale du langage. Comme le pourcentage de vrais gauchers est faible dans une population, il €tait mte qu'une l6sion de l'hdmisphdre droit provoquAt la perte du langage. Lorsqu'on extrayait une balle ou un 6clat du c6t6 droit de la t6te d'un soldat atteint d'aphasie, on se trouvait devant un vrai gaucher. Ainsi, les deux h6misphdres ne sont pas fuuivalents. Beaucoup avaient d6ii soupEonn6 cette asym6trie. Le physio logiste russe Pavlov pensait que les humains sont divisds en de'ax grandes catdgories, les penseurs et les artistes. k c6ldbre chef d'orchestre Igor Markevitch m'a dit un jour qu'il 6tait persuadd que l'oreille gauche ecoute la m6lodie et que la droite analyse plut6t les structures de la musique et la ditaille note par note. Auiourd'hui, la somme des observations de \Tilder Penfield et, plus recemment, les travaux de Roger Sperry sur les dpileptiques ont accr6dit6 la thdse selon laquelle I'h6misphdre droit contr6lerait les fonctions plus gdn6rales, comme I'imagination, la mdmoire non verbale et la pens6e concrdte, cependant que llhdmi' sphdre gauche contr6lerait la parole, l'6criture et la pens6e ab,straite.

Je reviendrai sur ce suiet quand nous parlerons de certaines dtapes du traitement de Doris. Vous appt{cierez mieux la beaut6 de I'euvre accomplie quand vous connaitrez certaines particularit6s de la relation de la structure

2'

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et de la fonction dans le uavail cCr6b,ral. pour l,instant, il suffit de se souvenir que cefte relation est au ccur m6me des diffcultCs de Doris et de savoir que j,ai finalement accept6 de m'occuper d'elle, au grand soulagement de sa famille.

II UNE ISSUE AU LABYRINTHE

L.L

[,]-a

Je retournai en Isra€I. En attendant l'arrivde de Doris,

je r6flechis 6normCment tr son cas, comme ie le fais avec tous mes patients. En effet, ie ne dispose pas d'une techni. que stdrdotypie pt6te i 6tre appliquee i tout le monde; c'est contraire aux principes de ma th6orie. En g6ndral, je cherche tule difficultd majeure et si possible trouve puis ie me concentre sdance chaque mettre en 6vidence dessus pour essayer d'apporter remdde ou amdlioration. Je change chaque jour la position du patient. Comme vous L'avez d6jh. compris, je ne r6pete pas mecaniquement le lendemain les manipulations de la veille, mais j'explore lentement et progressivement tourcs les fonctions du corps. Structure et fonction sont souvent liies si intimement que l'on peut difficilement les sdparer et qu'il est impossible de soigner l'une sans soigner l'autre.

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-

-

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Pour ce qui est de Doris, i'ai {laboft les grandes lignes d'un programme de travail )r la lumidre de notre premidre prise de contact. Naturellement ie me rdservais de changer de conception en fonction des examens succee sifs des fonctions absentes et de celles qui n'6taient que 29

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plus ou moins ldgdrement atteintes : ce sont ces decouvertes qui devaient me guider aussi bien dans mon raisonnement que dans ma conduite quotidienne. Dds le dibut, je pensais que je ddcouvrirais des uoubles plus nombreux que ceux que j'avais pu diagnostiquer au corus de mes exarnens prdliminaires. Deux malades ne prdsentent jamais

il est plutOt rare qu'un patient paraisse aussi l6gCrement atteint physi. quement et st[rour mentalement alors qu'il est si gravement atteint eo ce qui concerne la lecture et l'ecriture. Je supposais, d'aprds les difficult6s qu'elle 6prouvait, comme de ne pas rerrouver son chemin dans la nuit ou de se cogner aux meubles, gue d'autres fonctions essentielles se rivileraient touchees. Quand Doris est venue me voir, accompagn6e par sa scur, je me suis mis en qu6te mdticuleusement de toutes les ddficiences. Comme elle prCf6rait pader allemand, sa langue maternellg je m'exprimais en allemand, bien que mon allemand ne soit pas trds bon. Je lui ai demand6 de s'allonger dos i plat sur le divan et elle s'est mise I se comporter exactement comme je l'avais vue faire en exactement les m6mes troubles. Cependant,

Suisse.

A

je donnais une s6rie de cours I un groupe d'6rudians. Tout cas intdresant qui pouvait leur permettre de mieux comprendre ma m6thode leur 6tait pr6sent6 longuement. Ainsi est{e souvent en pr6sence de ce groupe que se d6roula le traitement de Doris qui dura plusieurs mois. Naturellement, je n'impose jamais i cette ipoque,

un patient une prdsence, m6me celle d'un spdcialiste qui me rend visite, sans son accord. En ce qui concerne mon s6minaire d'6rudiants, les patients dtaient volontaires pour 30

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ces sdances d'enseignement et ie les dispensais de payer les leEons. D'ailleurs, mdme avec ces sujets-Ii, ie me r6serve quelques leEons en priv6. Souvent- lorsqu'il com' mence €tre d6barrass6 de son angoisse et de sa raideur physique, un patient se rappelle et raconte des choses qui le concernent trds personnelleinent, ce qu'il ne ferait pas devant un public. Aussi ai.je l'habitude de consacrer un

i

certain nombre de leEons particulidres m€me i ceux qui ne voient aucun inconvdnient i la pr6sence de sPectateurs. Mes dtudiants puent observer dans quelle confusion Doris vivait. Cherchant )r s'allonger sur le dos, elle arriva difficilement i mettre un genou sur le divan, puis l'autre, et finalement, incapable d'en faire plus, demanda si c'6tait bien. Ils crurent que de les sentir llr la rendait timide et maladroite puisque la timiditd aggraye les difficult6s de r6ponse ir une demande verbale et que, d'autre part, elle accomplissait le m6me mouvement sans difficult6 dOs l'instant que l'initiative venait d'elle-m€me. Finalement, ie dus lui tetirer ses chaussutes puis l'aider I s'allonger sur le dos. C'est en la d6chaussant que je pris conscience brus' quement qu'il me fallait faire la d6monsmation Pour mes 6tudiants qu'il s'agissait d'une v6ritable maladie et non d'une manifestation de timidit6. Mes 6tudiants avaient l'air de croire que je me laissais enuainer i faire de la thdorie un peu gratuitement. Souvent, )r la fin d'une s6ance, ie prends sur moi d'amener le patient de la position de travail la position debout. Par exemple, i'aide un malade qui souffre d'atteintes osseuses ou musculaires ir se lever et ie m'assure qu'il demeure totalement passif iusqu'I ce que la pression du

I

sol sur sa plante de pied 6veille le rdflexe de se tenir 31

f.[a

lt

LE

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debout. J'agis ainsi pour 6viter que les changements d'orga-

nisation corporelle et de tonus musculaire obtenus par le uaitement ne soient remis en question par le premier effort du malade pour se mettre debout, chose qu'il ne peut faire de la m6me fagon qu'avant. Si la legon est vraiment bonne, il peut m6me arriver que d'employer la fagon habituelle de se lever, mais avec un corps transform6, provoque une douleur. En outre, je tiens i ce que le patient ressente pleinement la difi6rence souvent saisissante entre - de maintenant en-position ses sensations d'avant et celles verticale. Comme cette diffdrence est obtenue'par degr6s insensibles au fur er i mesure de la leEon, elle 6chap.pe souvent i I'attention du patient. Une fois debout, il decouvre d'un seul coup I'impression d'avoir grandi, de se tenir plus droit, de flotter avec l6gdret6 dans I'espace. Aussi comprendrez-vous que, i la fin de la leEon avec Doris, j'aie pass6 le bras derridre son cou pour atteindre la plus dloignee de ses omoplates, que i'aie f6chi ses genoux et gliss6 mon autre avant-bras d'abord audessus de ses genoux puis en dessous, ramenant la main vers moi, position dans laquelle il est trds facile de faire pivoter quelqu'un sur ses feses. En fait, le haut du corps et les jambes en l'air, le corps pli6, cela revient )r faire tourner une roue sru son axe. Ia plus faible de mes assistantes peut ainsi sans efiort amener en position assise le plus lourd des malades couchds.

J'ai demand6 )r Doris de remettre ses souliers et je les ai approches de ses pieds mais, sans avoir l'air de le faire exprds, i'ai plac€ les talons des souliers plus loin d'elle que les pointes. Elle m'a regard| avec une expression interrogative puis elle a essay6 de mettre ses pieds dans les

,2

LE

CAS DORIS

souliers sans en modifier la position. Naturellement, elle n'a pas r6ussi. Elle n'est pas parvenue non plus ddterminer quel soulier comespondait tr quel pied. Elle ne savait ni quel pied ni dans quel sens enfiler le soulier.

I

i

Quand elle eut tAtonnd pendant cinq bonnes

minutes,

je I'aidai

)r se chausser. Pourquoi prolonger une anxidtd et un embarras que Ia prdsence d'un public ne pouvait qu'accroire et qui ne prdsentait aucun intdr€t th€rapeutique? Mais nous nous trouvions bien devant ce cas ddroutant: une femme aux traits bien dessinds, aux yeux intelli gents, visiblement autoritaire malgr6 une grande bonne volont6, et qui €tait incapable de mettre ses chaussures toute seule! Bien des gens decouvriraient avec 6tonnement, en regardant Doris esayer de se chausser, qu'il y a de nombreuses faEons de s'y prendre mal. Cela vaut peut-€tre la peine pour vous d'essayer toutes les solutions impossibles et de voir tr quel point il est difficile d'enfiler la bonne chaussure dans le bon sens sur le bon pied uniquement par hasard. C'est que le sens de l'espace et de la dur6e nous donne adresse et precision dans tout ce que nous faisons. Il n est pas inutile de comparer concrdtement ce que repr& sente la solution rationnelle par rapport I une rdr:ssite hasardeuse.

I

mieux comprendre la gravitd de la couprue intervenue chez Doris dans la conscience de son corps et le sens de l'espace, gravit€ qui avait 6chapp6 I ceux qui la soignaient I domicile, parents ou infirmiBres : ils uouvaient normal de lui mettre ses chaussures puisqu'elle 6prouvait des difficult6s )r le faire elle-m6me; aprds tout, elle 6tait malade et elle avait besoin d'aide! Je commengais

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II!

r.-,.

LB

a

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CAS DORIS

Amiv6 [], j'ai d6cid6 de repenser entierement mon programme. Je m'apercevais maintenant que le simple fait de s'asseoir sru une chaise n'6tait pas pour elle une action simple et ddpendant de la volont6. EIle cherchait I s'asseoir sur le bord de la chaise d'une manidre indirectg comme si elle voulait aborder la chaise de biais, dans l'espoir que son postdrieur s'y adapte par un phinomdne de voisinage.

En insistant jusqu'au d6tail sur la manidre dont

Doris agissait, je pense vous aider i mieux percevoir I quel point la manidre dont nous-m6mes agissons dans la vie coruante est i la fois merveilleuse et 6laborde et quelle dnorme part de ce mdlange de beaut6, d'efficacit6, de complexit6 et de simplicitd nous devons i l'apprentissage. Retenez-le, c'est important. C-e que l'on aime dans un roman policier, ce n'est pas f intrigue, que l'on s'ernpresse d'oublier, mais le probldme qui sollicite noue curiosit6 consciente ou inconsciente: quel est le coupable et comment s'y est-il pris? De la m€me faEon, le cas de Doris se pr6sente cornme une dnigme policidre qui ne peut eue r6solue que grice aux d6tails. Dans mon enseignement, j'ai toujours essay6 de faire comprendte aux dtudiants la necesit6 de bien 6valuer les ddglts :. i quel A,ge la fonction que l'on examine a-t-elle r6gress6? Connaitre l'ige auquel le patient a r6gress6 est essentiel pour dreser un plan de r6cup6ration. La croissance est li6e l un or&e. C-et ordre naturel ne peut €tre bouleversd ni mdme n€glig6. On ne peut pas apprendre i un enfant )r patiner avant qu'il sache marcher. L'ordre est impos6 et nous devons ou le respecter ou echouer. Nous sorrmes tellement habituds I certains ph6nomdnes que l'ordre dans lequel ils se d6roulent nous paruit naturel 34

LB

CAS DORIS

et que nous ne nous arretons pas I penser qu'il est Cgale rnent ndcesaire. Sachant ddsormais que le sens de l'espace de Doris 6tait atteint, comment faire pour corriger une telle ddficience, i partir de quoi et en faisant quoi? Ira sCance terminee of avait eu lieu l'incident - Icelle j'ai dit des chaussures Doris qu'elle pouvait paftir. lL y avait trois-,portes dans la pitce. L une 6tait ferm6e en permanence par une bare que l'on distinguait nettement I tavers les vitres. La seconde ouvrait sur une autre pidce. C'est en empnrntanr la troisidme que Doris 6tait entree pour venir er cette porteJi se composait presque totalement d'un panneau de verre ddpoli i travers lequel on voyait briller la lumidre du hall d'entr6e. Et pourtant, elle se dirigea vers la porte qui conduisait I une autre piece et non vers la porte d'entr6e. Se trouvant dans une pidce inconnue, elle revint sur ses pas et essaya la bonne porte. Sa main droite tAtonna le long du c6td de la porte ori sont situ6s les gonds. Ensuite, elle trouva la poignde sur sa gauche, ouvrit la porte de la main gauche et se I'envoya contre la t6te. Troublde, rougisante, elle ferma la porte et s'icria : u Je ne perx pas. > De toute dvidence, elle avait honte d'elle-mdme. Or, cornme je vous I'ai d6jl dit, elle 6tait intelligenre et sa conversation ne laissait aucun doute sur ses capacitds intellectuelles. L'obstacle pour elle, c'6tait I'orientation dans l'espace et, plus preci. s6ment maintenant, le sens de la droite et de la gauche. L'orientation dans l'espace est une notion abstraite, difficile I utiliser en tant que telle. J'ignore comment pr6 ciser l'expression ou b fonction < orientation 'dans l'espace >, mais je sais aider quelqu'un I distinguer sa gauche et sa droite, en am6liorant son adresse et sa pr6ci 35

-:

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CAS DORIS

sion de d6placement, de sorte que, lorsqu'il exdcute ses mouvemenB avec exactitude et efficacit6, il a effectivement am6lior6 son orientation dans l'espace. Peut-€tre pensez-vous que l'orientation dans l'espace n'est pas quelque chose de plus abstrait que la conscience du corps et qu'il n'y a gudre de diffdrence entre les deux notions. La conscience du corps est un concept plus concret qui correspond i la maiuise du sens kinesthdsique, c'est{-

k

dire du sens du mouvement de noue corps. sens musculo-spatietemporel englobe l'orientation et constinre un auxiliaire important du mouvement. I-e mouvement d'un corps normal et en bonne sant6 a pour but d'aider i survivte. Le corps de quelqu'un, sa personne, son efte sont insdparables. Mais tout ne se r6sume pas dans le corps. La conscience s'apptend. Nous devons apprendre qu il existe en nous un sens de la droite et de la gauche. La conscience de son corps avait abandonn6 Doris et elle avait r€gress6 ) un stade anterieur. Vous est-il arriv| de vous demander pourquoi un enfant de deux ans ne peut pas mettre ses chaussures tout seul? Et I quel ige il devrait en 6tre capable? L'ige n'aurait-il aucune signification alors qu'I un certain ige beaucoup d'enfants peuvent le faire et qu'il n'en existe pour ainsi dire aucun qui puisse le faire avant cet ige? Que s'est-il pass6 pendant tout le temps qui a pr6c6d6 pour qu'un jour un enfant puise mettre ses chaussures tout seul? Si l'on veut pouvoir aider quelqu'un i t6cup6rer une fonction perdue, il faut r6pondre sdrieusement et correctement ir ces questions.

Jean Piaget est devenu cdldbre dans le monde entier pour avoir, entre autres, fix6 'l'ige auquel nous sofirmes

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L'ige auquel un enfant peut sauter I cloche-pied. L'dge auquel un enfant peut comprendre ce que signffie un retard d'un quart d'heure. Par exemple, Piaget a empli un verre d'eau, a vers6 le contenu dans une bouteille haute et 6ne puis a rempli une seconde fois le verre et l'a vers6 dans une bouteille coufte et ventrue. Il a d6couvert ainsi que les enfants sont capables d'dvaluer hauteur, longueur, largeur avant de savoir appr6cier le volume : ils r6pondaient tor:s qu il y avait plus d'eau dans la bouteille plus haute. Cr n est que plus tard qu ils rapprochaient la taille du verre du volume des bouteilles. Cela signifie que la croissance et I'apprentissage ont leur r6le i iouer avant que nous soyons capables d'ex6cuter certaines choses.

capables de faire la diffdrence entre la forme et le volume.

Chez un €tre vivant, Ie mouvement signifie le dCpla' cement du corps dans l'espace qui l'entoure et, en m6me temps, une quantit6 consid6rable d'activit6 nerveuse et

musculaire ant6rieure ir cette action. Vous savez sans doute que les surfaces de localisation des mouvements simples, ou primaires, sur l'enveloppe cdribrale, forment, si on les joint entre elles, une image r6duite de I'homme que l'on appelle ltomoncalus. Cette Petite image n'6voque pas de faEon 6vidente un 6ue humain. La taille de chacune de ses parties dipend de I'importance de la fonction tenue puu la partie du corps qu'elle commande. La surface nerveuse correspondant au pouce est beaucouP plus grande que celle de la cuisse, le pouce jouant un r6le dans la plupart des op6rations manuelles. La cuisse, au contraire, ne fait en g6n6ral que propulser le genou vers l'avant, le plier et le raidir. La surface correspondant aux ldvres et I la bouche est tres grande puisque la bouche intervient pour go0ter,

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LE

CAS DORIS

pour macher, pour parler, pour rire, pour sif{ler, pour chanter, etc. Bref, on peut dire que la taille de la surface est proportionnelle, non I la taille du membre ou de la partie du corps que le cortex c&6bral commande, mais tr l'activit6 de cette partie du corps. Savez-vous que, chez les droitiers, 1'activit6 apprise est localisee entidrement dans I'himisphdre gauche du cerveau? Savez-vous aussi que les fonctions qui ne n6cessitent que peu ou pas du tout d'apprenrissage, celles qui se

diveloppent naturellement ayec

La

croisance et la matu-

rit6, sont localis6es de faEon symdrique dans les deux h6misphdres? Donc, notez que les fonctions qui ndcessitent un apprentissage long et complexe sont localis6es exclusivement dans l'h6misphdre gauche chez les droitiers. Souvenez-vous ausi que la correspondant aa langage est situde du c6t6 gauche du cerveau pour les droitiers et de I'autre c6td pour les vrais gauchers.

Quand je me trouve devant un trouble fonctionnel, je fais un effort particulier pour ne pas penser avec des mots. J'esaie de ne pas penser logiquement et en phrases bien construites. J'ai pris l'habitude d'imaginer les structures nefveuses qui sont en cause avec les yeux de mon esprit. J'imagine une r6gion qui produit un courant de fluide. Une partie du parcours du fluide est 6lectrique, puis devient chimique, puis redevient dlectrique. Aprds un certain nombre de transformations, le courant se traduira par une contraction musculaire et le jeu du muscle aufa porr cons6quence apparente une acdon visible du corps, ou d'une partie du corps, qui aura un effet sur l'environnement imm6diat. Parfois, il m'arrive de me trouver bloqu6 i un endroit of je ne peux plus imaginer le parcours du cou38

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rant ni les obstacles iventuels qui se pr6senteraient I lui. Alots, je me demande si cet obstacle est une diffusion, une liquifaction, une ddviation, un affaiblissement, une fuptrfe ou f impossibilitd de l'une des transformations.

J'ai trouv6 cette fagon d'imaginer si fructueuse que je ne peux plus faire autrement. Elle me montre souvent le point pr6cis of mon savoir est insuffisant, ce qui fait que je sais exactement ce que je recherche et dans quels livres j'ai une chance de trouver la bonne information. Je me fabrique une hypothdse de ttavail et ie la transforme I la lumidre d'observations nouvelles. Cela me donne une idee correcte des donnees qui me manquent et des observations n6cessaires pour que l'hypothdse se v6rifie. Cette m6thode de pensie r6ussit souvent dans des situations of des sp6cialistes qui ont plus de connaissances que moi ont 6chou6. Personne n'est omniscient au point de lrcuvoir penser de faEon mdcanique. J'aborde chaque cas comme s'il 6tait mon premier et je me pose plus de quesdons I moim6me qu'aucun de mes asistants ou qu'aucun critique ne le font. La scur de Doris avait assistd i la s6ance I la fin de laquelle Doris n'avait pas rdussi i sortir de la pidce. Ce jour-li seulement, elle prit conscience de la gravit6 de la situation. Si cela n'avait 6t6 aussi pathdtique, on aurait pu en sourire. Tout au long des tois anndes de maladie de Doris, elle avait cru que ce qui allait mal, c'6tait seulement < cette histoire de lire et d'Ccrire >, mais qu'en dehors de cela, sa scur 6tait tout iu fait normale. Doris ellem€me se trouvait srupide devant ses maladresses et elle s'excusait de ses echecs avec un sourire forc6. Elle ausi croyait qu'elle 6tait normale, i lexception de la lecue 39

r tr, ,I

TI

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et de l'ecriture, et qu'elle pouvait faire tout ce qu'on lui demandait de faire.

Il

6tait dvident pour moi et pour les gens pr6sents cette s6ance qu'il ne s'agissait pas de l'un de ces cas ot l'on a de grandes chances de rdusir en s€ contentant de r6p6ter un certain nombre de fois les gestes qui ne vont pas. Pour permettre Doris de r6cup6rer les fonctions perdues, 6tait esentiel de preciser d'une part le mdca-

i

il

i

nisme d'acquisition en gin6ral, d'autre part

I'ige de la

r6gression.

L'incident des portes m'avait prouvd que, chez Doris, la conscience du corps €tait ddfaillante, ce qui m'avait fait me souvenir de la ddcouverte de Broca sur la localisation du langage dans un seul hdmisphdre. J'ai commenc6 I me demander of la conscience du corps pouvait bien 6tre localis6e. La lecture et l'ecriture 6taient-elles localisees dans les deux h6misphdres c6r6braux ou dans un seul? Et, dans le second cas, se situeraient-elles, ) l'image du langage, dans l'h6misphdre gauche chez les droitiers? Ou bien dans l'h6misphdre oppos6 l celui du langage? I,), j'avais besoin Elle 6tait excitde et crispde. Elle amacha ses lunettes en tremblant, au bord des larmes. Je la consolai, tout en pensant qu'elle accommodait mal et que ses yeux ne convergeaient pas au m6me point. Il 6tait 6galement possible que son cerveau ait subi d'autres atteintes ne lui permeffant pas de decoder les informations de la r6tine. Il pouvait alssi y avoir eu des troubles de la corn6e, du cristallin ou mdme de l'humeur vitree. J'emmenai donc Doris chez un excellent ophtalmolo_ giste qui l'examina longuement, d6truisit une I une toutes mes hypothdses et m'assura que les yeux de ma patiente formaient une image correcte.

Il me restait deux probldmes i risoudre. puisque Doris ne savait pas lire, je n'avais aucun moyen de virifier son pouvoir d'accommodation. D'autre part, je m,interrogeais sur sa facult6 de voir en trois dimensions. Les gens qui n,ont jamais vu d'images ne parviennent pas i. se repr6senter un zujet photographi6 en deux dimensions. Ils ne savenr pas dans quel sens tor[ner la photo. Des enfants ne reconnais_ 60

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sent pas toujours le poruait de leur ProPre mdre. Pou interprdter une photographie comme nous' il faut avoir appris le faire dans les premidres anndes. Un b6b6 d uo an ddchire ou rejette la photo de sa rndre, ne faisant pas, de toute 6vidence, le rapprochement. Apprendre tr reconstinrer la uoisidme dimension stu une image plate et bttir limage d'une personne I partir de poina et de lignes demande du

i

temps.

Quand ie reuouvai Doris, ce fut ponr 6prouvet un nouveau choc. Elle avait ses lunettes dans son sac. EIle les prit et tenta pendant dix minutes de les chausser, essayant les solutions les plus extravagantes pour rdsoudre le pre bldme simple de faire Passer les deux branches audessus des deux oreilles. Une paire de lunettes peut effe orient6e de quatre fagons dans l'espace et l'une d'elles seulement permet de la fate tenir sur noue visage. Si vous ne savez Pas reconnaitre la bonne position au rnoment oi vous la tenez,

vous pouvez tAtonner longlemps, vous Pouvez .oro-. Doris, revenir i une mauvaise position et finale' ment abandonner en d6sespoir de cause. dls le d6but Je m'en voulais de ne pas avoir compris I la cons corps du que le simple Passage de la conscience cience des objea exterieurs n6cessite un apPrentissage et que l'orientation des objets Par raPPort I nor:s ne tombe Pas du ciel. Il m'apparaissait de plus en plus clairement que ie devais prendte sur moi et adopter un rythme d'enseigne,.r"nt p1* lent (et Poutant celui dans le

quelque chose qui fonctionnait cerveau.

Combien de fois m'est-il arivd que des paralysds ou des infirmes que j'avais pris en charge ne s,dtonneni pas le moins du monde lorsqu'ils r6ussissaient I accomplir pour la premidre fois un geste qu'ils 6taient devenus incapables de faire! Parce que je suis lI, ils pensent : < Cest lui qui me l,a

fait f.ahe >, ou bien: < Moi, je ne peu:< pas le faire : il l'a fait avec moi! > Ce n'est que lorsqu,ils font le m6me geste chez eux, et de leur propre initiativg qu,ils finissent par admettre qu'il y a eu progrds. Au d6but, je pensais qu,ils

n'6taient pas reconnaissants, cofllme s,ils avaient refusd 70

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i

d'admettre que c'6tait grAce moi et I ma mdthode qu ils s'6taient am6liorCs. Et puis j'ai compris que tant qu ils ne p€uvent pas faire ce geste sans y Penser ils ne se considdrent pas comme < gu6ris >. Ce qu'ils veulent, c'est faire le geste au moment m6me of ils ont l'intentioo de le faire et sans savoir pourquoi et comment ils le font. Bref, les gens ont tellement peu conscience de la faEon dont fu ont appris d fate les choses que, pour elx, cortmencer analyser la faEon dont les choses se passent dans l'effort ddmontrerait qu'ils ne sont pas noflnaux. Pour la plupart des gens, la vie est quelque chose qui va de soi et, s'il en est autrement, ils doivent se soigner. J'ai regu un jour, d un des 6tudiants qui avait asist6 au s6minaire que j'ai dirig6 pendant uois ann6es cons6cu' tives San Francisco, la lettre suivante. Peut-€ue vous

I

i

intdressera-t-elle.

Aprds avoir lu votre livre pour la quatriCme fois et avoir lu et relu le livre de Selye, The Sttess of Iife, je coflImeoce )r decouvrir que votre enseignement a un champ d'application infini dans,le domaine de la mddecine. J'en suis tout excit6! L'6l6ment qui, finale' rnent, a jou6 le r6le essentiel Cest quand j'ai vraiment compris I'importance du mot < fonction >. J'avais toujours pensd que la vie 6tait une ( chose > qu il fallait manier, mais c'est compldtement faux. La vie est uo processus, une fonction, quelque chose de perpdtuellement mobile. Essayer de f immobiliser, de la d€finir ou de la soigner comme on moddle un objet est tout I fait absurde. Il faut corriger le procestrs, le r6organiser et puis, s'il apparait un d6faut de structure, cr6er un
Vous comprenez sans doute mieux aprds avoir lu cette

lettre pourquoi

il

est difficile d'attendre d'une paralysde

qu'elle comprenne dds les premiers progrls qu'elle a cl:.rrngl et qu'elle fonctionne mieux. Elle n'est pas < gudrie >. Ce qu'elle voudrait, c'est se r€trouver exactement dans le m€me 6tat qu'avant le choc. Etre guCrie signifie revenir au mode de fonctionnement antdrieur. Or la vie est un processus et, qui plus est, un processus irr6versible. Ce que Doris voulait ou espdraig ce n'6tait pas une am6lioration mais une gu6rison. L'am6lioration s'obtient peu I peu, mais elle est illimit6e. La gudrison est un retour

l'€tat d'activit6 dont on jouisait a:u2ratavarnt, m€me s'il n'6ait pas excellent, mdme s'il n'6tait pas bon du tout. Nous ne now interrogeons pas sur ce qui est habituel et familier; l'amdlioration, elle, nous la mesruons. L'un compoce les coulisses inconrientes de notre €ue; l'auue constitue la scdne 6clair6e de nore conscience. Il s'agit de deux mondes: celui de la sensibilit6 inn6e et celui de la connaisgance acquise, grice I laquelle nous possCdons la libertd de choisir qui est le plus grand priviltsge de I'Horno sapiens, b,

V PARLER SANS PARTER

Je suis persuad6 que, de notre exp6rience commune, c'est moi qui ai retir6 plus d'enseignements que Doris. Avec prds de quarante ans d'expdrience derri&e moi, ie suis capable de d6duire tellement de choses de l'observation d un seul geste d'un patient que mes dtudiants en demeurent sufioqu6s, ou qu'ils me demandent d'ot je tire mon information lorsque je leur rdvdle une de mes d6couvertes. ks gens pr6fdrent croire aux miracles, du genre r6incarnation de tel ou tel vieux m6decin mort depuis longtemps ou aume sornette tir6e par les cheveux, que d'exprimer ce qu ils ressentent au fond d'eux-m6mes. Je demandai I Doris de fixer du regard l'extr6mit6 de la paille de vingt ou ( volrs voyez ). Ses premiers succds ne l,avaient pas touchee le moins du monde et les suivants ne la touchdrent pas plus. Je m'apergus une fois de plus que nous avoai

l'habitude de laisser notre conviction personnelle dCformer les faits. Les faits ne sont pas inddpendants de celui qui les observe. Moi, j'aurais saut6 au plafond de joie si j'avais compris que je savais de nouveau lire aprds en avoir 6t6 incapable pendant des ann6es. Doris CnonEait les mots au bout de la paille mais, de toute €videncg n,en int6grait pas le sens ou ne comprenait pas ce qu'elle venait de faire. nlle ne manifestait rien. Ce n'est que plus tard, aprds de multiples tdussites et aprds lui avoir ddmonu6 qu,il ne s,agisait pas de coups de chance, qu'elle eut l'air d'admettre que nous avions r6ussi quelque chose.

La fagon dont notre eqprit travaille reste un objet 76

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CAS DORIS

d'€tonnement et d'admiration. Tout ce que ie venais d'&h+ fauder avec Doris reposait sur rna premidre id6e de lui rnettre une paille dans la bouche. c Pourquoi dans Ia bouche? > m'a demand6 le docteur Kirshner, dont j'ai ddjl pad6 et qui je faisais une d6monstration de la technique de la paille. Pour dire quelque chose, i'ai r6pondu : < Est Mon raisonneen tira une s6rie de ment lui apparut luminer::< et r6flexions cependant que mes dtudiants n'en tiraient rien du tout et que j'ai ddjl confess6 tr quel stade de confusion entre

i

il

voir et lire je me trouvais moi-m6me. C'est au m6me moment que nous avons connu, Doris et moi, notre minute de v6rit6, notre grande d6couverte. Et si ie viens de vous plonger dans la perplexitd, je vais vous aider I en sortir maintenant que nors atteignons le ncud de l'afiaire. Rappelez-vous que nous aPpr€nons d'abord tr parler et que c'est seulement qr:and nor:s parlons bien que nous nous mettons )r la lecture. D, il nous faut 6tablir une correspondance compldte entre ce que nous voyons et ce que nous comprenons. Mais pendant assez longtemps on nous apprend )r prononcer ) haute voix les mo6 que nous lisons et nous le faisons. Bien des gens continuent toute leur vie I remuer les ldvres en lisant. Certains sont incapables de lire plus vite que s'ils disaient le texte tout haut. Et personne ne peut apprendre i lire mille mots I la minute, ce qui ddpasse le rythme de la parole la plus rapide. Et pourtant, sans bien analyser ce que nous faisons, nous ffouvons le moyen de dissocier la lecture littdrale et la parole et nous parvenons ainsi I lire rapidement; notre vue se branche directement sur la concePtualisation et la compr6hension, court{ircuitant en quelque sorte la parole. Ce n'est pas un 77

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travail facile et bien peu atteignent seuls une vdritable perfection. On rencontre tous les degrCs de lecteurs. Cerains remuent les ldvres et disent leurs pridres I voix basse, cofiune i l'6glise. D'autres n'ont m6me pas atteiot ce stade de dissociation et lisent I haute voix m6me le journal; dans ces cas-l}, l'ige de lecture est i peu prds celui d'un enfant au bout de deux ou trois ans d'apprentissage. Vous croyez peut6tre que j'exagBre. Eh bien, faites l'exp,6rience sur vous. m6me, m€me si vous avez suivi des cotus de lecture rapide. Regardez si vors €tes capable de compter de l'argent rapi dement siur vous servfu de voc ldvres, en utilisant uniquemeot votre intelligence. Cela, vous n'avez pas appris I le faire et vous continuez sans doute ) compter corrme un paysan qui n'a jamais eu le temps d'apprendre I lire directement avec ses yeux. . Quand j'avab dix ans, j'eus le spectacle du pdre de l'un de mes camarades qui vidait sa sacoche sur la table, mettait les pidces de monnaie bien i plat puis les rejetait par poign&s dans la sacoche. Ensuite, il inscrivait sur son livre de comptes tant de pidces de telle valeur, tant de telle autrg etc., puis faisait le total. Je le regardais 6bahi, incrddule. Je demandai I mon camarade si j'avais rdv6. Il me rCpondit que son pere 6tait capable de compter des pidces r6pandues au hasard mais sur une seule couche en les regardant quelques secondes.

Plw tard, j'ai connu une secte juive mystique,

les

qui se consacrent corps et 6.me aux plus hautes du savoir. Pour atteindre la sagese et la puissance divines, ils enseignent que l'homme a besoin de la totalitd du temps qu il peut 6pargner; aussi apprennent-ils i satisfaire tous les besoins teffestres dans les meilleurs ddlais, de cabalistes, sphdres

78

.

faEon

I

tions

ie

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augmenter le temps dont ils disposent pour 6lever leur esprit.L pBre de mon czunarade avait grandi dans une telle secte. Si vous observez bien ce que vous lisez, vous compren' drez que les mots ne sont pas des pen#es mais des Cvocapensdes;

le m€me mot peut 6veiller

diffCrentes

seule prsonne, sans pader de pensees -pl*i.rrrr.m6me chez une C-ommuniquer n'est pas echanger de la pens6e mais seulement essayer de se faire comprendre' De quelque faEon que i'articule mon discours, ie n'ai aucune chance de quelqu un dont la faEon de penser est diamdtra' con "inct. lement oppooee tr la mienne. Mais en cr6ant une atmosphlre de compiehension, ie rends possible la restitution du .on,.not., mots dans l'esprit de quelqu un de trtss proche

et de trds bien dispoo6. Bien que les mots soient le seul moyen de communication de par le monde, ils n'ont pas v6ritablement de sens parce qu ils en ont troP et parce que leur utilisation varie infiniment. Peut-€tre dois.ie preciser quelque chose que cerains de

d6ji devin6. Une bonne partie de ce que je fais durant mes legons n'implique pas la parole; et Pourant, comme n'importe qui, ie parle presque tout le tempa' Un . patient i qui ie ne parlerais p,ls Polu lui prouver ma symla priathie deviendrait m6fiant et tendu J'invite donc vous ont

io*. - que ie considdre comme un 6ldve plus que coJune un patient-- I adopter la position qui convieng 6tendu sur le ios ou sur le ventre ou bien agenouill6 sur un coussin mou. Tout au long de la s6rie de leEons, qu'il s'agisse d'un violoniste dont l'6tat ne s'amdliore pas malgr6 des soins constants ou d'un acteru ou de quelqu un qui est atteint de rhumatisme vertdbral chronique, les positions varient beau79

IIIl.

I

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et sont incroyablement

nombreuses. pendant les quelque quarante ans d'applidation de ma mdthode ou technique d'intdgration fonctionnelle, il est rare que j'aie eu donner un 6ldve plus de legons qu'il ne compte d'ann6es. Ainsi, une personne de tente ans apprendra assez

coup

I

-

- )

de choses en trente legons pour surmonter les difficult€s ou les douleurs qui I'ont conduite chez moi. Elle n'aura pas atteint son plafond mais elle sera en situation de continuer se ddvelopper (I s'am6liorer, si vous pr€f€rez), soit par ses propres moyens, soit par ma technique de groupe que l'on connait sous le nom de < Conscience par le Mouvement >. Beaucoup de gens comprennent difficilement commenr la m€me th6orie, le m6me systame, peuvent 6ue silencieux dans le cas d'un individu isol6 et n6cessitent la parole dans une sdance collective oi le verbe s'impose cofilme le seul moyen de contact. Dans l'enseignement sans parole, j'utilise mes mains, et c'est une exp6rience sensorielle. En groupes, j'obtiens le m6me rdsultat en utilisant la parole, mais pas cornme on le fait d'ordinaire pour demander des gens d'obdir tr des ordres. On n'attend pas d'eux la moindre performance; on leur demande seulement de faire attention I l'expdrience sensorielle que procure l'amorce des mouvements. Ainsi les deux techniques sont-elles essentiellement

I

I

des e:E6riences sensorielles.

C'est une uiste v6rit6 que

la

mdthode verbale de

communication ne peut pas constituer autre chose qu'une indication. Ce n'est pas par la parole ou par la communication que l'on peut atteindre le monde objectif. Lobjet de

la communication ne peut 6tre qu'une

pensde, imagin6e,

sentig 6prouv6e, invent6e ou congue. Nous communiquons 80

LE

CAS DORIS

en parlant de ce que nous avons entendq lu, vu, senti,

pen#

ou r€v6. Parler, c'est seulement communiquer ce qui existe ddjtr, m6me depuis un instant. Je vous dis tout cela pour que vous puissiez admerae que pendant les deux premiers mois le traitement de Doris se soit born6, sur le plan verbal, I quelques complimens et )r quelques indications pour lui faire adopter une position que je rectifiais ensuite avec les mains. Mes mains ont tellement I'habitude qu'elles me uansmeftent un raPport sensG riel sur ce que l'6ldve ressent et en m6me temPs une forme d'information sur laquelle ie pen:r travailler, m6me si elle ne s'exprime pas de faEon rationnelle. L 6ldve r€agit non avec son intelligence mais spontan6ment, rCsistant ou se pr€tant tr mes manipulations, se ddrobant si je totrche une r6gion douloureuse.

L'utilisation de la paille telle que je viens de la dCcrire ne cornportait pas d'instruction verbale, mais seulement l'insertion de la paille dans la bouche de Doris et la disposition du pouce et de f index corune suPports. Jusqu'I la fin de la Iegon, seule fut prononc6e finvitation I regarder le bout des doigts. Je n'ai pas demandd : < Que voyez-vous? >, mais bien: < Combien de pailles voyez-vous ici... et 1I... une, deux, trois?... Sont-elles toutes pareilles, c'est-Idire aussi brillantes?... Lune delles est-elle plus r6elle? > Rien de plus n'6tait ndcesaire. quel Je vous raconte tout cela pour que vous sachiez genre de difficultd j'ai 6prouv6 lotsque Doris lisait sans savoir qu elle lisait. Avec un peu d'entrainement, en regardant ses yeux bouger pour suivre les doigts, je voyais I peu prds ce que chaque eil faisait. A mesure qu'elle accolnmG dait de mieux en mieux, je faisais moi-m€me des progrds 81

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rr

CAS DORTS

dans l'apprdciation de 1'6volution de sa fonction oculaire, mais je continuais

I ignorer si elle voyait exactement

pareil

des deux yeux. Est Plus d'une fois dans ma vie, j'aieu I mCditer cette legon. moi au sujet de son Quand Doris se fut confi6e

I

apprdhension, i'ai eu I'impresion que nous softions du tunne! mais nous n'en dtions pas sortis. k travail que je fais a pour efiet d'alt6rer les mecanismes d'inhibition et d'excitation qui partent du cortex c&€btal et qui se uaduisent par le reldchement ou la contraction musculaire. k contenu dmotionnel associ6 tr l'attitude habituelle se trouve priv6 de son support mat6riel et la personne prend cons cience de son 6motion. Prenant ainsi conscience, par la rCduction de la contraction musculaire, du lien entre son 6motion et son schdma corporel, elle est comme pacifi6e et d6tendue et elle exprime calmement ses pen#es. Ir plus souvent cela procure un suppl6ment de sensation de bien' €re qui persiste pendant quelque temps. Considdrant que Doris avait brusquement 6prouv6 l'envie de me yailrr de sa peur et gue d'autre part elle avait d'elle-m€me saisi le stylo de la bonne fagon, ie pensais que le moment 6tait vraiment venu de lui rendre la facult6 d'ecrire. < Rendre > n'est pas le bon mot car la l6sion de la localisation c6r6brale of s'organise et se d6termine l'&titure ne lui permettait pas de refaire le m6me travail. q Recr6er > la facultd d'6crire convient mieux. Comme touiours, i'ai €vit6 de la bousculer ou de rdveiller I'appr6hension en padant d Ccrire. Rien que de dire c maintenant, nousi allons essayer d'€crire > aurait suffi pour faire naire cette espBce de vide dans le regard 89

__-li.-

1

L

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que ie commengais i bien connaitre. Son corps se serait raidi et, en m6me tempi, presque tr coup s0r, elle se serait prot6g6e d'un < je ne perx pas ). Ia faEon dont elle disait < je ne peux pas ) traduisait sa conviction que je ne pouvais [ns ne pas coostater qu'elle ne pouvait pas. Il y avait m6me une pointe d'dtonnement : < Comment pouvez-vous dire cela alors que vous 6res bien placC pour voir? > Donc, je mis une feuille de papier sur la table, lui donnai le stylo dont elle s'6tait d6jl servie et, avec un autre stylo, je traEai trois lignes verticales paralldles'I un centimdtre environ l'une de l'autre. Je poussai la feuille vers Doris et f invitai i dessiner ce qu'elle voyait. Elle toucha trois fois le papier avec le stylo, inscrivant trois marques qui 6voquaient vaguement des points de suspension. A mon sens, c'Crait plut& bien. Elle n'avait pas reproduit des lignes paralldles ni verticales mais le nombre y 6tak: il n'y avait pas deux marques ou quatre mah bien trois. Je dessinai alors trois lignes horizontales paralldles avec le m6me ecart approximatif d'un centimdre et elle fit des marques plus proches encore des miennes : trois tirets hotizontaux I la suite l'un de I'autre, le second un peu plus bas que le premier et le troisidme un peu plus bas que le second. En gros comme en ddtail, on 6tait plus prds de mon trac6 que lors de l'esai vertical. Quand je fis un triangle elle se contenta d'inscrire trois points et qutre points pour imiter un rectangle. Quand ie traEai un angle, elle toucha deux fois la. page avec le stylo, les deux points n'ayant aucune relation apparente entre errx. Tout ce que je pouvais dire c'est que Doris semblait faire autant de signes sur la page que moi. En dehors de cela, la situation paraisait 90

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CAS DORIS

Doris restait calme' Je ne lui tdmoignai ni approbation ni rqrroche. !'€tais decouragd. Il me revenait I l'esprit qu'elle n'avait pas pu employer son index pour guider la lecnre et je pensais I tout ce temps que les enfants passetrt tr reproduire dans leurs cahiers les letues calligraphi6es. Il me fallait bien constater que chez Doris la conscience du corps 6tait vraiment grossidre et en tout cas insuffisante Pour lui permettre de r6inventer l'ecriture. Pour 6crirq il faut changer sans arr6t la direction du crayon ou de la plume et ces al'ler et retotu incessants doivent 6tre Cquilibr6s dans le temps. Recrder tout cela prendrait beaucoup de temps et demanderait beaucoup d'imagination. Il allait falloir que je revienne )r des iddes simples et I des ambitions modestes et que je renonce i mon vaste plan Par stades successifs. Je serais d6ji heureux si ie pouvais lui apprendre )r signer de son nom, l'usage de L,a signature repr6sentant un int6r6t 6vident pour simplifier la vie d'une Personne

ddsespdrCe, sauf que

cultivde.

Maintenant, je devais quitter Doris. J'avais pris des engagemenc depuis longtemps pour des cours et des conf6rences i l'6ranger. Je lui dis que nous devions nous inter' rompre, que nous avions d€j} bien avancf et que le moment 6tait venu pour elle cortme pour moi de prendre un peu de repo6. Elle accepta de rentrer chez elle et nous ddcidimes qu'elle reviendrait en Isra€l quand elle 6prouverait l'envie de recommencer.

de son ddpart, elle vint dire au revoir I tous mes 6rudiants. Elle avait I'allure d'une Personne en pleine possession db ses moyens, s'exprimant facilement et m6me 6l6gamment. Elle ne ressemblait en rien I la patiente d au'

Ia veille

9L

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CAS DORIS

trefois dont nous avions gard€ le souvenir. Tout le monde eut l'impression d'une rCussite et la fagon simple et sinclre dont elle nous remercia amena chacun I se compoftef avec elle comme avec une amie normale. Je lui 6tais reconnaissant d'6tre devenue une personne et norr plus une 6ldve ou une patiente comme autrefois. Elle partit seule. lendemain, nous l'avons accompagn6e ) l'avion.

k

VI

f,pnownR PouR

coMPRENDRE

Quelques mois aprBs mon retoru en Isradt on m'apprit que Doris avait l'intention de revenir travailler avec moi.

J'€tais content d'avoir de ses nouvelles pour phxieurs raisons. D'une part, parce qu il 6tait dvident qu'elle se sentait en assez bonne forme pour avoir envie d'6crire. D'autre part, de mon c6t6, je pensais qu elle ferait des progrds plus rapides parce que j'avais pens6 i de nouvelles faEons de m'y prendre si elle revenait. Un matin, elle fit son entr6e. Elle semblait amicale, maitresse d'elle-m6me, en bonne sant6. Elle nous dit qu'elle 6tait venue seule et que ddsormais elle pouvait lire ce qui 6tait 6crit n'importe ot. Je ne lui ai pas demandC si elle avait essay6 d'6crire mais je l'ai invitee I se d6chausser et i s'allonger sur le lit cornme d'habitude. IA j'ai examin6 son corps du bout des doigts de pied au qommet du crine. Elle se laissait aller, decontract6e et dans d'excellentes dispositions. Le lendemain, comme elle 6tait couch6e sur le lit, j'ai commenc6 )r d6placer le bout de mon index droit tout le long de son coqps i partir de la t6te et en direction des pieds. Notons au passage que je prends mes 6ldves tels qu'ils 95

^,II.

1

I

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arrivent du dehors: ils n'enldvent qtre leur manteaq leurs chaussures et, dventuellement, leurs lunettes. Je faisais des mouvemene tr& courts, chaque coup de doigt 6tant long de deux ou trois centimdtres. J'ai couvert ainsi de petis tirets son visage, son front, ses joues, sa gorge, sa poitrine, son ventre, ses jambes, s€s pieds, ses bras, ses mains. Ensuite l'autre c6td de sa tete, de son cou, de son corps subirent le m€me traitement. J'ai ftp€t6la m6me chose de la t€te aux pieds n trois reprises. Elle ne disait rien. Moi non plus, mais j'avais ) lutter contre une envie grandisante de lui demander ce qu'elle croyait que je faisais. Je'm'6tonnais qu'elle rre trouve pas mon comporrement le moins du monde bizarre. En tout cas, elle 6tait parfaitement tranquille et me laissait continuer mon jeu des petits ttaits qui commenEait i me paraitre compldtement idiot. Tout i la fin, parlant du dernier tiret que je venais de faire, elle m'a demandd : < C'est une ligne? Od, c'est une ligne de haut en bas, oon oben nacb *nten,- > J'ai continud I tracer mes petie tire6 sur son corps et chaqr:e fois ie r6pdtais: < Qa, c'est une ligne de haut en bas. > J'en ai fait ainsi quelques douzaines puis j'ai accompagn€ chaque coup de doigt d'un auue. refrain : c Cest aussi un L (un). > Puis, aprds cette s6rieJ}, une nouvelle s6rie avec, comme commentaire : ( ea peut etre aussi la lettre imprim& l, > Plus tard, j'ai ajor*6 un point au tiret et j'ai sugg6r6 que ce pouvait 6tre un L Je compris que les gens peuvent connaitre une e:rpCrience sensorielle sans en avoir conscience. Une stimulation sensorielle n'est rien d'autre qu une stimulation sensorielle, pas une expdrience v6cue. Cr-la n'a aucune signification si ne se ldve pas des profondeurs la question de savoir ce que l'on ressent. Tant

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que l'on ne cherche pas la signification, ni la stimulation ni la sensation qu'elle cr6e n'en ont. Devant le manque de curiosit6 de Doris, je me mis ) fouiller uo peu dans ma m6moire: sofirmeenous tous ainsi ou bien la l6sion de Doris la rend-elle ainsi? Brusquement, je me souvins de chaussures que j'avais eues. Elles m'avaient paru tr& agreables i porter au d6but et puis, vers la fin de la journ6e, elles m'avaient provoqu6 une sensation ddsagr6able au petit doigt de pied. En enlevant la chaussure, j'avais decouvert avec surprise que le doigt saignait, une ampoule provoqu6e par le frottement ayant eclat6. C-e n'est que quand l'irritation s'6tait exercde sur la chair i vif que j'avais pris conscience de la douleur. Si j'avais pu dprouver cette stimulation pendant une journ6e entidre, pourquoi Doris aurait-elle dt se conduire diffiremment, alors que mes petits coups de doigts 6taient certainement bien moins p€nibles I supporter que, dans mon cas, le frottement sur mes doigts de pied? En dessous du seuil de la douleur, les stimulations n'ont de sens que si l'on en prend conscience : c'est la prise de conscience qui leur donne un sens. Ou peut-6tre que c'est de ddcouvrir le sens qui signifie la prise de conscience? Que se passe-t-il dans le cas des maux de dents? Quand avez-Vous pris conscience que quelque chose d'anormal se passait dans votre dent? Quand avez-vous 6prouv6 une douleur? Est

d'ans

le ceraeau? Jackson dit que les cdr6brales qui sont les dernidres )r se d6velopper sont les premidres 6tre ddtruites. Cest aussi vrai en ce qui concetne les individus qu'en ce qui concerne I'espdce' Ainsi, si quelqu'un s'6vanouit )r la suite d'un choc, il oublie

fonctions

La loi de John Hughlings

i

12L

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les minutes qui ont prec6d6 l'accident et demeure incapable d'en pr6ciser les circoirstances. Si les d6gAs sont s6rieux, il peut m€me perdre le souvenir des ann6es qui ont prdcddd le choc, tout en conservant une bonne mdmoire de son pass6 6loigni. Il peut arriver qu'il oublie toutes les langues qu il padait, i l'excqrtion de sa langue maternelle. Jackson affirmait que plus une fonction cCrdbrale remontait loin dans l'6volution plus elle 6tait situ6e bas dans le sysrdme nerveux (en le supposant vertica! tel qu'il se prdsente chez un individu debout). La moelle 6pinidre s'est ddvelopp6e plus t6t que le reste. Le thalamus, ori sidgent les dmotions, s'est d6velopp6 ant6rieurement au lobe frontal. Tel est le principe. Tout nouveau d6veloppement qui atteint vraiment la vieille srucrure peut rdussir i freiner la fonction basse dont l'activitd devient alors plus souplg plus graduelle. A ce degr6 primaire, l'influx nerveu( et la confiaction des fibres musculaires sont de l'ordre du tout ou rien. Cr sont les centres supdrieurs qui r6alisent les difi6rences de deg6 dans l'activit6, les couches supdrieures pouvant avoir une action sur les strucrrues inf6rieures. Un caillot dans le cerveau peut provoquer le raidissement g6ndral ou l'afiaiblisement complet du corps selon la < hauteur > du caillot. Dans un cas, c'est une couche inhibitrice qui a dt6 ddtruite et, dans l'autre, une couche excitatrice.

Il y a cinquante ans et m€me moins, Ctudier Ia physiologie du cerveau consistait le plus souvent ) dCcouvrir quelle tranche il fallait couper, en partant du sommet du crAne, pour produire un changement de comportement chez

un animal. C'6tait ce qu'on appelait une ( pr6paration >. En decoupant ainsi couche par couche le cerveau d'un char, 122

LE Par exemple, jusqu'au

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noyau rouge >, on voyait ses Pattes

devenir brusquement toutes raides puis ar:ssit6t aprds compldtement flasques. Iorsque la plus grande partie du cerveau avait 6td ddcoupee, apparaissait la rigidit6 de dCc6' ribration or) les pattes sont raidies avec une telle puisance qu'il devient presque impossible d'en plier une sans la briser.

Tel est le sens dans lequel on emploie les expressions ( centres sup6rieurs > ou < cenres inf6rieurs >. Mais, ie vous en prie, ne me demandez pas maintenant of est situi le noyau rouge. Cherchez-le dans un atlas du cerveau ou dans un livre d'anatornie. Vous pourrez aussi apprendre son r6le exact, mais cela exigera un Peu plus de recherches et de travail.

aaez insisti sar

la

d.iffCrence

q*'il y

aoait

Voas pou -Doris entre rdcap*rer sa facabd d'icrhe et recrder cefie mAme facahC. Comment Per.t-ot recrCer ane

fac*bi?

Une facult6 est le rdsultat de l'enuainement subi iusqu'i I'obtention d'un fonctionnement et inadaPt6e au d6but puis rudimentaire Elle est adapt6. devient, avec le temps et l'expirience, de plus en plus harmonieuse. Pendant cette p6riode, de nombreuses cellules du systdme flerveux sont entrfu en jeu. Iorsque la facult6 est perdue, seules quelques-unes des cellules qui participaient tr la rdalisation harmonieuse ne fonctionnent plus. Mais il reste une multitude de cellules qui interve' naient dans le d6roulement de l'action. Dans certains cas,

- structure par une

L2)

__,r.- r

lc-

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il est possible d'amener ces cellulbs jouer bien que d'une manidre difiirente le r6le que jouaient les cellules principales. s'agit donc bien d'une recr6ation et non de la restauration d'un 6at pr6c6dent.

I

-

Il

-

aaez d.it qae, poar .jeter les bases de cette - Yous recrdation, il itait important d;e$irner lige jusqioi la auait rigressL, Qa'entendez-aous par li? fonction

guelqu'un est ioconscient, il est inutile de lui - Il Si a r6gress6 jusqu'i un ige trds antdrieur tr la parole. De m6me, pourquoi essayer dapprendre I danser I quelqu'un qui ne peut pas marcher i quate pattes? Il faut d'abord lui apprendre ir ramper, i marcher, i courir ensuite I danser. Voil} la r6ponse brutale I votre question. pader.

-

Qae signtfte aotre < esJaler de ne pat penser en

mots >?

Si on vous dit que quelqu'un ne peur pas faire quelque chose, logiquemenr vous n'y pouvez rien. Tout diagnostic verbal inhibe le cerveau

et l'emp6che de fonctionner librement. Et si les mors affirment c incurable >,

on ne changera rien

I

la situation en rdpondant < curable r. Mais si vous utilisez toutes vos facuhds sensorielles potr regarder, ddcouvrir, 6couter, toucher, vous pouvez trouver des repdres nouveauK qui vous 6claireront sur ce quil convient de faire lnur aider.

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Qoood aoil! aorrt rCfdrez d d,es abstactions le plas sora)et t, d;*ne maniCre pd,joratiae. Votre rdponse?

Ceil,

Ia plupart des noms sont des symboles. < Chaise > - symbolg en ce sens qu'il ne d6signe aucune des est un plusieurs centaines de meubles difi6rents sur lesquels quelqu'un peut s'asseoir. C'est aussi une abnuaction, puisque le concept de chaise ne comporte rien de concret. Je n'ai rien contre les absuactions dans la mesure of nous sornmes bien convenus que les mots servent avant tout, ou m6me totalement, pour cofirmuniquer. Quand on a invent6 des mots cofirme < orientation > q ou inconscient >, on.les a utilisds pour rdsumer ou pour simplifier la description dCtaillee d'un concept. Mais, avec Ie temps, les mos deviennent de plus en plus familiers et ont quelque chose qui existe tendance ) se changer en choses vraiment. Depuis longtemps le mot c inconscient > a ces6 de dCsigner un ensemble complexe; il est devenu une chose. Quand vous parlez ou que vous pensez, qui le fait? Vous, ou votre inconscient? Aucune rdponse simple et dvidente n'existe et il faut recourir i un d6broussaillage rninutieux des absuactions < vous ) et < inconscient >. Tout le monde utilise des absuactions mais chacun est perdu quand il s'agit de savoir quoi faire lorsque < l'dquilibre > ou [' < orientation ) sont d6uaqu€s. Que fait-on quand il faut rendre l'6quilibre I un ataxique? L'Cquilibre n'existe pas. G n'est pas une chose dont l'ata: