Le capitalisme des philosophes.
 9782840162322, 2840162326

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Le capitalisme des philosophes

sous la direction de S t é p h a n e HABER

R

PRESSES UNIVERSITAIRES DE PARIS OUEST

Collection Le social et le politique

collection dirigée par : Julien Bernard, Stéphane Haber, Anne Raulin et Emmanuel Renault

Photo de couverture : Money de Moyan Brenn, sous licence Creative Commons, Attribution 4.0 International (CC BY 4.0), photo modifiée par l'application d'un filtre de « grain photo ». Photo originale provenant de Flickr.com

collection du Laboratoire Sophiapol

SoCpapol SOPHIAPOL, EA 3932 Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques

www.pressesparisouest.fr

2016 © PRESSES UNIVERSITAIRES DE PARIS OUEST ISBN : 9 7 8 - 2 - 8 4 0 1 6 - 2 3 2 - 2

Sommaire

Présentation

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S t é p h a n e HABER

Formes, relations, procès. Sur quelques motifs ontologiques dans la critique marxienne de l'économie politique

15

F r é d é r i c MONFERRAND

La crise comme concept critique aujourd'hui ? Sur la contribution de Jùrgen Habermas dans Problèmes de légitimation du capitalisme avancé

27

L e o n a r d o DA HORA PEREIRA

Théorie critique et travail

à l'heure du capitalisme cognitif

43

M a r c o ANGELLA

Le design, chien de garde du capitalisme ?

53

V i n c e n t BEAUBOIS

Classe et espèce humaine :

pour une contribution à la critique du capitalisme Flore D'AMBROSIO-BOUDET

63

Réification et critique du capitalisme aujourd'hui : éléments pour une réactualisation

77

Alexis CUKIER

Sur quelques problèmes posés par l'articulation entre peine et structure sociale

93

Olivier CHASSAING

Entre monnaies de puissance et monnaies du commun. Pour une approche socio-historique de l'argent et du capitalisme

109

D a v i d e GALLO LASSERE

Les auteurs

119

Présentation

i LE XIX E SIÈCLE a été marqué par l'épanouissement d'un imaginaire utopique qui cherchait des alternatives à une industrialisation manifestement trop coûteuse d'un point de vue humain, le siècle suivant a finalement, malgré quelques hésitations, vu le triomphe du savoir positif et de la neutralité. Les sciences sociales ont progressivement cessé de prendre au sérieux la critique du capitalisme comme système économique et comme forme de vie. Or, cette évolution impliquait des contreparties. Ainsi, par exemple, jusque dans ses raffinements théoriques, l'institutionnalisation de la science économique reposait en grande partie sur l'acceptation tacite de la forme économique capitaliste existante : une société de production marchande dans laquelle les individus poursuivent leurs intérêts propres en fonction des prix, conçus comme des signaux et des stimulants. Parallèlement, l'histoire et la sociologie, même quand elles se voulaient critiques, s'employaient à démonter la « boîte noire » du « capitalisme », en montrant évidemment toute la complexité des phénomènes que recouvrait cette étiquette d'origine essentialiste et dénonciatrice : il pouvait de moins en moins être question de prises de position massives et idéologiques, de choix entre modèles antithétiques d'organisation collective. Car plus cette complexité émergeait, plus perdait en vraisemblance l'idée selon laquelle le penseur responsable pourrait s'engager dans une démarche visant à remplacer les cadres de l'univers économique que la modernité occidentale avait fini par privilégier : ils n'étaient pas si simples que cela. Par contrecoup, au-delà même de la critique, c'est la possibilité même d'« interroger » globalement le capitalisme, entendu comme une forme particulière d'organisation de la vie économique, qui s'effaçait. Toute devenait plus opaque, plus compliqué, risquant de se soustraire ainsi à une réflexion exigeante et capable d'aller à l'essentiel sans trop de détours.

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Stéphane HABER

D'une certaine façon, la philosophie, particulièrement la philosophie politique, a réagi à cette situation épistémologique neuve de manière radicale : en désertant le terrain de l'économie. L'organisation du travail, le contenu et les fins de la production, les formes de savoir et de pouvoir inhérentes à l'entreprise, les modes de consommation et d'échange, tout cela, qui avait passionné les théoriciens sociaux du xixe siècle et alimenté la réflexion philosophique, apparaissait comme une matière réfractaire sur laquelle on ne peut pas dire grand-chose, sur laquelle aucune prise n'est possible lorsque l'on se veut philosophe. Comme si la fin de l'utopisme, du moins la fin de la confiance que l'on pouvait placer dans certaines grandes catégories (« le capitalisme ») ambitionnant de problématiser globalement le présent historique sous son aspect économique, devrait entraîner un repli stratégique décisif. Théoriquement et pratiquement, c'est affaire de techniciens avisés que l'on doit laisser faire faute de mieux, pas de penseurs attentifs au sens des choses ou aux conditions d'une vie humaine digne de ce nom. Rien d'essentiel ne se joue là, croyait-on. L'indifférence philosophique à la question de l'organisation économique de la société a probablement trouvé son expression majeure, une expression d'ailleurs particulièrement influente, dans la pensée d'Arendt. Dans Human Condition (1958), Arendt rejette l'économie du côté de l'intendance : il s'agit bien, selon elle, d'une gestion rationnelle des conditions de satisfaction des besoins humains en elle-même parfaitement indifférente parce qu'elle s'enracine dans les cycles perpétuels et ternes de l'auto-reproduction biologique. L'intéressant commence quand l'être humain s'arrache, précisément, à ces cycles, à ce fond obscur, pour « agir », c'est-à-dire pour transformer, intervenir, créer, comme dans l'action d'éclat ou l'invention artistique. Quand il devient, de son propre fait, autre chose qu'un être de besoin, un producteur besogneux ou un homo œconomicus unilatéral. Fort heureusement, nous n'en sommes plus là. Quand les enseignantschercheurs du Laboratoire Sophiapol ont proposé d'organiser, en juin 2013, une journée de « Doctoriales » commune à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense à l'université Paris 8 autour du thème du capitalisme, ils ont eu le plaisir de constater que les jeunes chercheures et chercheurs avaient, sur ce thème, beaucoup de choses à dire, et des choses intéressantes. La lecture des textes qui suivent, tous rédigés par des doctorants ou d'anciens doctorants du « Sophiapol », devrait faire partager ce plaisir. En s'interrogeant sur les vertus heuristiques du concept synthétique de capitalisme, sur les

PRÉSENTATION

formes de vie associées à la forme d'économie que ce concept désigne, mais aussi en s'engageant sur la voie d'une recherche de points de vue critiques pertinents ou d'alternatives praticables, ces jeunes philosophes participent à un débat public qu'il nous est difficile aujourd'hui d'ignorer, tout en renouvelant le champ de recherche académique auquel ils appartiennent. On ne peut guère souhaiter mieux. Stéphane Haber

Formes, relations, procès. Sur quelques motifs ontologiques dans la critique marxienne de l'économie politique

d'une « critique de l'économie politique » élaboré par Marx dans Le Capital et ses différents textes préparatoires connaît actuellement un regain d'intérêt auprès des philosophes et des économistes. Le sens qu'il convient d'accorder au concept de critique dans l'expression « critique de l'économie politique » fait cependant l'objet de débats, au sein desquels on peut schématiquement distinguer trois positions. E PROJET

La première prend au sérieux les prétentions à la scientificité régulièrement élevées par l'auteur du Capital1 et interprète en conséquence la critique de l'économie politique comme une économie théoriquement plus satisfaisante que celle des classiques. Critiquer l'économie politique, ce serait alors résoudre les problèmes laissés pendants par Smith ou Ricardo. Contre cette hypothèse continuiste, qui semble avoir été dominante dans le marxisme dit « traditionnel », une seconde interprétation, restée attachée au nom d'Althusser, situe à l'inverse la scientificité du Capital dans la rupture épistémologique que l'ouvrage introduit dans le champ théorique de l'économie politique classique. Critiquer l'économie politique, ce serait dès lors en transformer l'objet comme la méthode, en substituant par exemple une théorie structurale de l'histoire des modes de production à une explication transhistorique des phénomènes économiques2. Enfin, une troisième position, qui insiste elle aussi sur la différence de problématique qui sépare Marx des classiques, interprète le concept de critique dans le sens d'une

1. Voir par exemple la comparaison avec la physique dans MARX Karl, Le Capital. Critique de l'économie politique, Livre I « Le procès de production du capital », Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 4. 2. ALTHUSSER Louis, « L'objet du Capital » in Lire « Le Capital », ALTHUSSER Louis (dir.), Paris, PUF, « Quadrige », 1996, p. 3 9 6 et sq.

Frédéric MONFERRAND

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remise en question de l'existence même des catégories (la valeur, la monnaie, le capital) que ceux-ci acceptent comme données : Là où les approches "bourgeoises" proposent au mieux une science de la reproduction de la société à l'intérieur de formes économique et politiques spécifiques, explique ainsi Ingo Elbe, une critique de l'économie politique doit être conçue c o m m e une science de ces formes 3 .

Critiquer l'économie, ce serait donc retracer conceptuellement la constitution des formes qui structurent la vie sociale sous le capitalisme, de sorte que la critique de l'économie politique doit être interprétée comme une théorie critique du capitalisme plutôt que des économistes. En effet, non seulement Marx y révélerait l'exploitation sous-jacente à l'auto-accroissement de la valeur et les contradictions structurelles qui condamnent historiquement le système, mais il y ferait en outre, et plus fondamentalement, la théorie du type d'objectivité sociale propre au capitalisme, voire de la « socialité » instituée par le capital4. C'est cette troisième interprétation de la critique de l'économie politique que nous voudrions explorer dans ce texte, en proposant l'hypothèse selon laquelle elle consiste à développer une ontologie sociale du capitalisme, ou une ontologie du capitalisme comme forme sociale. Précisons que par « ontologie sociale » nous ne désignons ni une théorie de l'émergence de l'être social à partir de la nature, comme chez Georg Lukacs5, ni une entreprise de dénombrement des « entités de bases » constitutives de toute vie sociale en général, comme chez Carol C. Gould6, mais une interrogation portant sur le mode d'être du « social » menée du point de vue de la critique de la forme historiquement spécifique que lui imprime le capital7. Dans cette perspective, 3. ELBE Ingo, « Zwischen Marx, Marxismus und Marxismen - Lesarten der Marxschen Theorie » in « Das Kapital » neu lesen. Beitrâge zur radikalen Philosophie, HOFF Jan, PETRIOLI Alexis, STÛTZLE Ingo, WOLF Frieder Otto (dir.), Munster, Westfalisches Dampfboot, 2006, p. 69. 4. Ibid. 5. LUKACS Georges, Prolégomènes Delga, 2 0 0 9 .

à l'ontologie

de l'être social, Paris, Éditions

6. GOULD Carol C., Marx's Social Ontology: Ontology : Individuality and Community in Marx's Theory of Social Reality, Cambridge, MA et Londres, MIT Press, 1978, p. x v i . 7. Nous empruntons la distinction entre dénombrement des entités constitutives du social et définition de son m o d e d'être à Emmanuel Renault, qui l'a développé dans son intervention « Substantial, Relational and Processual Social Ontologies »

FORMES,

RELATIONS,

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PROCÈS

la critique de l'économie politique doit être interprétée comme une critique ontologique du capitalisme. Pour concrétiser cette hypothèse spéculative, nous commencerons par souligner la centralité de la théorie du fétichisme de la marchandise pour l'ontologie du capitalisme. Nous tâcherons ensuite de montrer que cette ontologie combine une approche relationnelle des structures de la société, et une approche processuelle de la totalité sociale. LA CENTRALITÉ DU FÉTICHISME DE LA MARCHANDISE

L'une des originalités du matérialisme historique comme programme de recherche en théorie sociale est de distinguer les sociétés en fonction de la forme qu'y revêt la richesse, définie comme l'ensemble des valeurs d'usage satisfaisant des besoins8. Dans cette perspective, la spécificité des « sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitalistes » est que la richesse y « apparaît (erscheint) comme une "gigantesque collection de marchandise" dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire »9. L'usage du vocabulaire de VErscheinung, de l'apparition, dès la première ligne du Capital implique une référence au moins virtuelle à la subjectivité pour laquelle cette forme apparaît. Il semble alors légitime d'affirmer, à la suite d'Étienne Balibar, que la première section de l'ouvrage de 1867 développe non seulement une théorie du type d'objectivité sociale propre au capitalisme en tant que phénomène marchand mais aussi, et corrélativement, du type de subjectivité qui y évolue ; une théorie de l'inscription du sujet dans l'ordre structuré de la phénoménalité10. « Les "catégories de l'économie bourgeoise" » écrit en ce sens Marx, sont des « formes de pensées objectives (objektive Gedankenformen) »" : elles dessinent un horiau colloque Social Ontology meets Critical Theory : Social Transformation organisé à l'université Paris Ouest Nanterre les 17 et 18 avril 2 0 1 4 8. Voir sur ce point MURRAY Patrick, « Unavoidable Crisis : Reflections on Backhaus and the Development of Marx's Value-Form Theory in the Grundrisse » in In Marx's Laboratory. Critical Interprétations of the « Grundrisse », BELLOFIORE Riccardo, STAROSTA Guido, THOMAS Peter D., Chicago, Haymarket, « Historical Materialism Book Sériés », 2014, p. 124. 9. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 39. 10. Voir BALIBAR Étienne, La Philosophie de Marx,

Paris, La

« R e p è r e s », 1 9 9 3 , p. 6 3 - 6 5 .

11. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 87, trad. mod.

Découverte,

Frédéric MONFERRAND

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zon d'objectivité, circonscrivent les limites du visible sous le capitalisme, et fournissent par là même aux agents des principes d'orientation dans la société. Dans cette perspective, il convient d'accorder une fonction proprement architectonique au paragraphe de la section I du Capital consacré au fétichisme de la marchandise. Du point de vue du procès d'exposition de la « critique de l'économie politique », ce paragraphe assure en effet la médiation entre la dialectique de la forme valeur, dans laquelle Marx s'engage à faire « ce que l'économie bourgeoise n'a même pas essayé » à savoir « montrer la genèse de [la] forme argent12 » et le chapitre II consacré au « procès d'échange », dans lequel il explique que le rapport d'équivalence entre marchandises sanctionné par la monnaie implique une équivalence entre individus propriétaires sanctionnée par le droit13. En ce qui concerne les objectifs spécifiques de la critique du fétichisme, maintenant, Marx entend montrer que la forme d'objectivité que la valeur d'échange imprime aux « choses » commande les représentations que se font les « personnes » des pratiques échangistes dans lesquelles elles sont engagées. Il s'agit plus précisément d'exposer les raisons pour lesquelles la valeur apparaît aux acteurs et aux économistes « vulgaires » comme une propriété que les choses posséderaient par nature, et Marx conjugue à cette occasion trois arguments. Le premier argument consiste à expliquer l'illusion fétichiste à partir de la forme de manifestation phénoménale des rapports sociaux. Le second met au premier plan l'habitude et le caractère routinier des pratiques marchandes14. Le troisième argument repose enfin sur une analyse des différentes sphères sociales (circulation, production) qu'articule la totalité des rapports sociaux. Dans les pages qui suivent, nous nous concentrerons sur le premier et le troisième argument, en nous efforçant d'en dégager « l'engagement ontologique15 ».

12. Ibid., p. 54. 13. Ibid., 9 6 et sq. 14. Ibid., p. 8 5 - 8 6 . 15. Le critère d ' « engagement ontologique » sert à discriminer les éléments d'une théorie dont on est amené à affirmer qu'ils existent. Voir QUINE Willard V.O., « De ce qui est » in Du point de vue logique. Neuf essais logico-philosophiques, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2003, p. 2 5 - 4 8 .

FORMES,

RELATIONS,

PROCÈS

19

LES STRUCTURES RELATIONNELLES DE LA SOCIÉTÉ

« D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail dès lors qu'il prend la forme marchandise ? » demande Marx au début du paragraphe sur le fétichisme : « Manifestement de cette forme même »16. Pour lever le « secret » du « caractère fétiche de la marchandise », il faut donc se tourner vers la dialectique de la forme valeur développée au chapitre 1.3 de la première section du Capital. Après avoir analysé les « deux facteurs de la marchandise » (valeur d'usage et valeur) en les réduisant au « double caractère du travail » (travail concret et travail abstrait) qui y est objectivé, Marx s'attache dans ce chapitre à reconstruire synthétiquement la forme sous laquelle les marchandises se présentent quotidiennement aux agents des échanges : la forme prix. L'enjeu de la dialectique de la forme valeur est donc de produire une genèse conceptuelle de l'argent, de manière à dissoudre l'illusion selon laquelle la valeur des marchandises s'identifieraient à leur expression monétaire, mais aussi à montrer que la monnaie est une fonction essentielle de l'échange marchand, dont la nécessité se fait jour dès la « forme valeur simple » x marchandise A = y marchandise B. Dans le rapport d'échange, explique Marx, « l'objectivité fantomatique17 », ou immatérielle de la valeur s'incarne dans la matérialité sensible d'un équivalent. Cet équivalent sera d'abord une valeur d'usage quelconque, puis dans la « forme valeur totale ou développée », une série infinie de valeurs d'usage, au sein de laquelle la valeur n'accède cependant pas encore à une représentation stabilisée. C'est alors que la forme valeur totale se renverse en « forme valeur générale », au sein de laquelle toutes les marchandises expriment leur valeur dans un unique équivalent. Dès lors que cette « forme-équivalent universelle » se fixe par habitude dans les métaux précieux, on a proprement affaire à « la forme monnaie », c'est-à-dire à une marchandise dont la seule valeur d'usage est d'assurer la commensurabilité de tous les produits du travail et d'en mesurer la valeur ; une marchandise qui ne répond donc qu'à un seul besoin : celui d'échanger. Avec la forme monnaie, l'échange se trouve donc réellement déconnecté de l'usage et se constitue ainsi en rapport social autonome, au sein duquel les choses

16. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 82.

17. Ibid., p. 43.

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entrent en contact les unes avec les autres en vertu d'une propriété qu'elles semblent posséder par nature : la propriété d'être immédiatement convertibles en argent. « L'énigme du fétiche argent n'est donc que celle du fétiche marchandise, devenu visible, crevant les yeux18. » Au niveau d'analyse où nous nous trouvons ici, l'explication du fétichisme semble reposer sur une distinction classique entre le « naturel », ou le donné, et le « social » ou le construit. Or, cette distinction est au principe des approches constructivistes en ontologie sociale, dont Razmig Keucheyan a en conséquence attribué la paternité à Marx". Dans ses versions dominantes, le constructivisme tend cependant à reconduire les « structures invisibles de la réalité sociale20 » à la puissance structurante de l'esprit. « Construire » le monde social, c'est ainsi pour John Searle attribuer collectivement des « fonctions-statuts » à des « faits bruts » que rien ne prédestinait à un tel usage. Dans cette perspective, et pour reprendre l'exemple central de La Construction de la réalité sociale, l'argent serait le produit intentionnel des actes de langage par lesquels nous déclarons que tel « fait brut » X (un morceau de papier) compte dorénavant comme « fait institutionnel » Y - en l'occurrence, comme moyen d'échange et de paiement - dans le contexte C de l'échange marchand21. L'exemple de l'argent révélerait ainsi le fait que la réalité sociale est « ontologiquement subjective22 » en ceci que sa description implique une référence constitutive à l'intentionnalité des acteurs. La différence dans l'explication du phénomène monétaire respectivement proposée par Searle et Marx révèle ainsi de profondes divergences entre l'ontologie sociale que l'on peut extraire du Capital et les ontologies sociales constructivistes. Pour Marx en effet l'argent est la forme sociale objective de la valeur, et loin de reposer sur une théorie de l'intentionnalité collective, l'explication génétique de cette forme permet au contraire de déduire les représentations fétichistes que s'en font les agents. Il convient à cet égard de rappeler que 18. Ibid., p. 106. 19. Voir KEUCHEYAN Razmig, Le Constructivisme des origines à nos jours, Paris, Hermann, 2007. 20. Voir SEARLE John, La Construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1998, p. 16-18. 21. Pour la présentation de la formule « X compte c o m m e Y en C », voir ibid., p. 6 4 - 7 4 . 22. Ibid., p. 2 4 - 2 5 .

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RELATIONS, PROCÈS

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la substance de la valeur consiste en travail humain abstrait, c'est-à-dire en « une dépense de cerveau, de nerf, de muscle, d'organe sensoriel, etc. de l'être humain23 » dont la durée s'exprime dans la grandeur de valeur que mesure la monnaie. Le travail abstrait est donc un rapport social de production qui s'objective sous la forme d'une chose dans la monnaie : Cette forme achevée du monde des marchandises [qui] occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés24.

Pour l'auteur du Capital, les conditions d'objectivité d'un objet social ne doivent pas être cherchées dans les structures mentales d'un sujet, mais dans celle des rapports sociaux25. C'est ainsi qu'il peut écrire que les marchandises sont des « choses sensibles-suprasensibles » : elles sont données dans l'expérience - nous les voyons, nous les manipulons - mais les propriétés sociales (en l'occurrence, le fait d'avoir de la valeur exprimable en argent) en vertu desquelles elles nous apparaissent comme échangeables sont quant à elles l'objectivation des structures de l'expérience, et c'est à ce titre que les marchandises sont des « choses sociales26 ». D'un côté, c'est en accomplissant quotidiennement certaines pratiques (par exemple, acheter et vendre sans interruption) que nous bâtissons les structures marchandes de la société, mais, de l'autre, cette répétition n'est elle-même possible que parce que les structures en question font apparaître tout objet comme une chose échangeable contre de l'argent. Les objets qui apparaissent « à la surface de la société bourgeoise » dépendent donc, quant à leur « être-là social27 » comme à la 23. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 82. 24. Ibid., p.87. 25. Nous suivons ici Jacques RANCIÈRE lorsqu'il souligne que dans la section I du Capital, « il s'agit de définir la Gegenstàndlichkeit des marchandises, c'est-à-dire leur réalité d'objet » et soutient que « ce qui prend la forme d'une chose, ce n'est pas le travail comme activité d'un sujet, c'est le caractère social du travail. Et le travail humain dont il est ici question n'est le travail d'aucune subjectivité constituante. Il porte la marque d'une structure sociale déterminée. » RANCIÈRE Jacques, « Le concept de critique et la critique de l'économie politique des Manuscrits de 1844 au Capital » in Lire « Le Capital », ALTHUSSER Louis (dir.), op. cit., p. 122. 26. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 83. 27. « L'objectivité de la valeur des marchandises ne peut également être exprimée, puisqu'elle est seulement 1' "être-là social" de ces choses, que par leur relation sociale omnilatérale, et que donc leur forme valeur doit nécessairement avoir une forme socialement valable. » ibid., p. 76.

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manière dont nous nous les représentons, de la « connexion interne » d'un ensemble de rapports entre pratiques qu'ils révèlent et dissimulent à la fois28. Pour résumer les acquis provisoires de notre recherche, on peut dire que l'ontologie sociale implicite de la théorie de la valeur et de la critique du fétichisme est à la fois réaliste et relationnelle : réaliste, car Marx considère que l'objectivité des phénomènes sociaux n'est pas constituée par, mais constitutive de la manière dont nous nous la représentons. Relationnelle, car l'auteur du Capital s'efforce de reconduire l'objectivité des objets sociaux aux rapports de production qui s'y objectivent. LA SOCIÉTÉ COMME TOTALITÉ EN PROCÈS

Le second argument par lequel Marx explique le fétichisme est que : C'est en posant dans l'échange leurs divers produits c o m m e égaux à titre de valeurs que [les h o m m e s ] posent leurs travaux différents c o m m e égaux entre eux à titre de travail humain 2 9 .

C'est ici par l'échange ou dans la sphère de la circulation marchande que les travaux concrets exécutés dans les différentes branches de la division du travail sont égalisés comme travail abstrait producteur de valeur. Faut-il en conclure, à la suite d'Isaak Roubine, que la valeur ne préexiste pas à son expression monétaire, voire qu'elle est constituée par l'échange, de sorte que Marx oscillerait entre une théorie proprement sociale (monétaire) de la valeur et une théorie naturaliste du travail abstrait comme dépense physiologique héritée des classiques30 ? L'extrait suivant milite en faveur d'une réponse négative : Les objets d'usage ne deviennent marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés, menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous les travaux privés forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n'entrent en contact social que

28. La distinction entre la « surface » des rapports sociaux et leur « connexion interne » est structurante dans Le Capital. Voir par exemple, la note 32 dans ibid., p. 9 2 - 9 3 . 29. Ibid., 8 4 - 8 5 . 30. Voir ROUBINE Isaak I., Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Paris, Éditions Syllepse, « Mille marxismes », 2009, p. 112 et 184 ainsi que BACKHAUS Hans-Georg, Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur Marxschen ôkonomiekritik, Freiburg, Ça ira Verlag, 2011.

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RELATIONS,

PROCÈS

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parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail, les caractères spécifiquement sociaux de leurs travaux privés n'apparaissent eux-mêmes également que dans cet échange. Autrement dit : c'est seulement à travers les relations que l'échange instaure entre les produits du travail, et, par leur entremise, entre les producteurs, que les travaux privés deviennent effectivement, en acte, du travail social global. C'est pourquoi les relations sociales qu'entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire, non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapport impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles 31 .

On retrouve ici la thèse décisive selon laquelle, pour être illusoire, le fétichisme n'en est pas pour autant une simple apparence. Les « relations sociales » explique en effet Marx, « apparaissent aux producteurs pour ce quelles sont ». De Hegel, l'auteur du Capital retient donc l'idée selon laquelle le phénomène n'est pas moins réel que l'essence dont il est la manifestation32. Mais, contre Hegel, il précise que l'apparence contredit l'essence qu'elle manifeste, et ce à un double niveau : premièrement, la substance de la valeur n'existe que dans ses formes, mais ces formes font apparaître un rapport social de production comme une propriété naturellement attachée aux produits du travail. Deuxièmement, les formes que revêt la valeur dans la circulation contredisent celles que revêt la substance de la valeur - le travail abstrait - dans la production. Expliquons-nous. La distinction conceptuelle introduite dans l'extrait cité pour comprendre le fétichisme n'est plus celle qui sépare le « naturel » et le « social » mais celle qui passe entre « travail privé » et « travail social ». L'adjectif « social » a alors une double signification. Il renvoie premièrement au fait que les travaux privés ne sont validés comme membres du travail social - comme des contributions valables à la reproduction marchande de la société - qu'à partir du moment où ils font la preuve de leur capacité à satisfaire un besoin, à partir du moment, donc, où leurs produits sont échangés et où la valeur de ceux-ci est convertie en argent. L'adjectif « social » renvoie deuxièmement au fait que l'échange sanctionne une dépense de force de travail conforme 31. MARX Karl, Le Capital, Livre I, p. 83-84. 32. « L'apparence est l'essence elle-même dans la déterminité de l'être. » HEGEL Georg W. F., Science de la logique (1832), t. 1, La Logique objective, deuxième livre, La Doctrine de l'essence, Paris, éditions Kimé, 2010, p. 15.

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aux normes de productivité qui définissent le « temps de travail socialement nécessaire en moyenne »33. Le fétichisme repose donc ici sur l'unité contradictoire de la sphère de la circulation marchande et de la sphère de la production capitaliste. Dans la sphère de la circulation, la valeur semble en effet détachée du travail, et constituée par l'échange monétaire, de sorte que la rencontre des individus sur le marché est déterminée par « les rapports sociaux » entre ces « choses impersonnelles » que sont les marchandises. Dans la sphère de la production, le travail social se présente sous la forme de son contraire, comme travail privé, de sorte que les rapports de production y prennent la forme de « rapports impersonnels entre des personnes ». Contre Roubine et ses successeurs, il faut donc affirmer que la définition physiologique du travail abstrait ne relève pas d'une inconséquence théorique, mais assure au contraire la descente théorique de « la sphère bruyante du marché » vers « l'antre secret de la production »34. Elle ouvre en effet sur les pages du Capital consacrées au « despotisme d'usine » dans lesquelles Marx étudie l'ensemble des techniques disciplinaires mises en œuvre par le capital pour soumettre la dépense de force de travail à la norme anonyme du temps de travail socialement nécessaire et introduit ainsi la lutte de classe au cœur de la théorie de la valeur35. Avec Roubine, en revanche, on peut soutenir que l'échange marchand est à la fois la forme que revêtent les rapports de production capitalistes « à la surface de la société bourgeoise », et la fonction qui articule la sphère de la production et celle de la circulation en une totalité, puisque la valeur constituée dans la première n'est réalisée que dans la seconde36. Comme on peut le lire dans 1' « Introduction de 1857 » : Une production déterminée détermine

[...]

une

consommation,

une distribution, un échange déterminés, et des rapports déterminés que ces différents m o m e n t s ont entre eux. À vrai dire, la production elle aussi, sous sa forme unilatérale, est, de son côté, déterminée par les autres moments. [ . . . ] Une transformation de la distribution s'accompagne d'une transformation de la production ; [ . . . ] . Enfin les besoins de consommation déterminent la production.

Il y a action réciproque

33. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 84. 34. Ibid., p. 197. 35. Voir ibid., p. 3 7 3 et sq. Nous suivons sur ce point BIDET Jacques, Que faire du « Capital » ? Philosophie, économie et politique dans « Le Capital » de Marx, Paris, PUF, « Actuel M a r x - Confrontation », 2000, chap. III et IV. 36. Voir ROUBINE Isaak I., Essais sur la théorie de la valeur de Marx, op. cit., p. 42.

FORMES,

(Wechselwirkung)

RELATIONS, PROCÈS

25

entre les différents moments. C'est le cas pour n'im-

porte quelle totalité organique 37 .

La thèse de Marx est ici que la production, la distribution, la circulation et la consommation forment une « totalité organique » au sein de laquelle la production occupe une fonction déterminante. Dans le cas du capitalisme, la distribution des revenus en profits et en salaires dépend en effet de la structure du procès de valorisation comme combinaison d'une force de travail « libre » et de moyens de production capitalisés. De son côté, la circulation marchande généralisée présuppose l'imposition de la forme valeur à tous les éléments (force de travail, moyens de production, matière et produit du travail) qu'articule un procès de production organisé pour l'échange. Enfin, ce que l'on consomme comme la manière dont on le consomme est déterminé par les produits toujours plus différenciés que le capital met en circulation. « Le résultat auxquels nous arrivons », conclut Marx, est donc que « la production, la distribution, l'échange, la consommation [... ] sont tous membres d'une totalité, différences au sein d'une unité38 ». Les connotations hégéliennes de cet énoncé ne sont pas surprenantes. Pour penser le mode d'être de la totalité sociale, l'auteur du Capital introduit en effet dans l'extrait cité un concept directement issu de la logique hégélienne, celui d'action réciproque. Dans la Doctrine de l'essence de la logique objective - dont Hegel dit qu'elle prend la place de l'ontologie39, lorsqu'il ne la qualifie pas directement de « logique ontologique40 », - ce concept vient clore la section III consacrée à l'effectivité ( Wirklichkeit) et représente à ce titre le point le plus haut de l'ontologie hégélienne, celui où la réalité est adéquatement conçue comme un processus d'unification immanente « de l'essence et de l'existence, ou de l'intérieur et de l'extérieur41. » Dans l'action réciproque, ce qui apparaissait sous la « relation-de-causalité » comme un rapport méca37. MARX Karl, « Introduction de 1857 » in Manuscrits de 1857-1858dits « Grundrisse », Paris, Les Éditions sociales, « les essentielles », 2011, p. 56, nous soulignons. 38. Ibid., p. 55. 39. Voir HEGEL Georg W.F., Science de la logique (1832), t. 1, La Logique objective, premier livre, La Doctrine de l'être, Paris, éditions Rimé, « Division générale de la l o g i q u e », 2 0 0 7 , p. 4 4 .

40. Voir HEGEL Georg W. F., Propédeutique philosophique, Paris, Denoël/Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1963, p. 132. 41. HEGEL Georg W.F, Encyclopédie des sciences philosophiques, I — La Science de la logique (1830), §. 142, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 1 9 7 0 , p. 3 9 3 .

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Frédéric MONFERRAND

nique entre entités indépendantes se révèle comme une totalité dynamique de relations internes42. D'un côté, ces relations sont constitutives de l'agir exercé par chaque entité. Mais, de l'autre, ces entités ont le pouvoir de modifier les termes ainsi que la forme de la relation. Dire que l'action réciproque est le concept le plus haut de l'ontologie hégélienne, c'est donc définir celle-ci comme une ontologie indissociablement relationnelle - au sens où les entités n'ont pas d'existence en dehors des rapports qu'elles entretiennent les unes aux autres - et processuelle - au sens où ces entités, comme la relation qu'elles entretiennent les unes à l'égard des autres, sont modifiées par leur action. On est alors en mesure de préciser le statut de la comparaison dressée dans l'extrait cité entre la société et l'organisme. L'enjeu de cette comparaison n'est pas de faire apparaître la totalité sociale comme un grand « Sujet » qui assignerait aux différentes instances sociales ou aux individus une fonction prédéterminée dans la reproduction à l'identique de l'ordre social. Contre tout fonctionnalisme, Marx précise en effet que « considérer la société comme un sujet unique, c'est [... ] la considérer d'un point de vue faux - spéculatif". » Et à distance des ontologies sociales holistes, il souligne que « le point de départ » de son étude, « ce sont des individus produisant en société - donc une production des individus qui est socialement déterminée44. » En comparant la société à une « totalité organique », l'auteur du Capital cherche ainsi à penser d'un même mouvement l'unité qui revient à la société en tant que totalité de moments différenciés, et le procès de transformation constante dans lequel elle est plongée par l'action réciproque de toutes les instances dont elle est composée. De la lettre à Annenkov, dans laquelle il écrit que « quelle que soit sa forme, [la société] est le produit de l'action réciproque des hommes45 » à la préface du Capital, dans laquelle il précise que « la société [...] est un organisme susceptible de mutation, et constamment pris dans un processus de mutation46 », Marx pense donc l'être social comme une totalité en procès. Frédéric Monferrand

42. Voir HEGEL Georg. W. F., Science de la logique ( 1 8 3 2 ) , 1.1, La Logique deuxième livre, La Doctrine de l'essence, op. cit., p. 2 5 2 - 2 5 9 . 43. MARX Karl, « Introduction de 1857 » in Manuscrits de 1857-1858 drisse », op. cit., p. 50.

objective,

dits « Grun-

44. Ibid., p. 39. 45. MARX Karl, « Lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 » in MARX Karl et ENGELS Friedrich, Lettres sur « Le Capital », Paris, Les Éditions sociales, 1964, p. 2 7 - 2 8 . 46. MARX Karl, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 7.

La crise comme concept critique aujourd'hui ? Sur la contribution de Jûrgen Habermas dans Problèmes de légitimation du capitalisme avancé

qui a débuté en 2007 dans le centre du capitalisme nous a rappelé la vieille thèse marxiste selon laquelle les crises sont un élément constitutif du capitalisme1. Un défi qui se pose à la théorie sociale critique aujourd'hui est donc celui de rendre compte de l'idée que le capitalisme peut rencontrer des problèmes ou des limites « internes », sans tomber dans les vieux problèmes du mécanicisme et du catastrophisme. En outre, il faut considérer que le capitalisme est un phénomène social complexe et ne se limite pas à la dimension de la production ou de l'économie. Ainsi, le phénomène de la crise du capitalisme doit être pris comme l'un des moments privilégiés de la théorisation critique2.

L

A CRISE FINANCIÈRE MONDIALE

1. La littérature qui se développe à la suite de cette crise est considérable. Nous n'allons donc mettre en évidence que deux œuvres : STREECK Wolfgang, « The Crises o f Démocratie Capitalism » in New Left Review, 71, 2011, p. 5 - 2 9 ; DUMENIL Gérard et LEVY Dominique, The Crisis of Neoliberalism, Cambridge Massachussetts, London England, Harvard University Press, 2011. 2. La théoricienne critique américaine Nancy Fraser semble accompagner une telle intuition, quand elle dit lors d'une conférence : « Today, however, such verities lie in tatters. With the global financial system teetering, worldwide production and employment in freefall, and the looming prospect o f a prolonged recession, the économie aspect o f capitalist crisis is impossible to ignore. But the same is true o f the ecological aspect, given global warming, worsening pollution, resource exhaustion, and new forms of bio-commodification that penetrate nature's very core. Then, too, the social dimension o f crisis is increasingly salient-witness the devastated neighborhoods, displaced families and war-and-diseased ravaged communities that crisscross our planet of slums. Nor can one overlook the political dimension: the crisis, first, of the m o d e m territorial state; second, o f the latter's would-be régional successors, above ail the European Union; third, o f US hegemony; and fourth, of the institutions of global governance-all o f which lack the imagination to envision solutions and the will and capacity to implement them. Finally, there is the crisis o f critique itself and the crisis of émancipation, as neither critical theorists nor emancipatory social movements have so far risen to the occasion. A crisis of this

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Il me semble que c'est un moment opportun pour revisiter une œuvre d'Habermas qui est restée un peu en arrière-plan tout au long de l'histoire de la réception de sa pensée, ainsi que d'évaluer dans quelle mesure elle peut encore contribuer à la compréhension de la situation actuelle. Il s'agit de Legitimationsprobleme im Spàtkapitalismus (Problèmes de légitimation dans le capitalisme tardif), un livre publié en 1973. Pourquoi cet ouvrage ? C'est précisément dans ce livre que Habermas reprend, avec quelques mises en garde, l'outil marxiste d'une théorie des crises du capitalisme3, en actualisant le lien entre les concepts de crise et de critique. Ainsi, sans abandonner la théorie de l'évolution sociale et la théorie de la modernité, ce qui apparaît au premier plan, c'est l'idée que le capitalisme est capable de trouver des limites internes à son expansion. En d'autres termes, en 1973, Habermas lie sa critique à l'élaboration de théorèmes de crise à travers un modèle descriptif du capitalisme tardif, en mettant à jour, en un sens, la procédure marxiste développée dans Le Capital Dans cet ouvrage, Habermas a montré qu'il est possible de continuer à travailler avec l'idée d'une crise du capitalisme, même si l'on n'est plus dans la démarche jugée comme « économiciste » de la critique de l'économie politique. Vu que la politique n'est plus un phénomène de superstructure dans la dynamique du capitalisme avancé, Habermas cherche à saisir le capitalisme non seulement comme un « mode de production », mais comme une formation sociale complexe, soumise à d'autres types de crises que celle strictement économique. S'adressant au capitalisme dans son sens le plus large, Habermas a également été en mesure d'identifier les points de tension et les limites que le capitalisme impose à la démocratie. Selon moi, si le capitalisme contemporain n'est plus celui dont parle Habermas en 1973, cette sort, multidimensional and overdetermined, supplies the inescapable backdrop for every seriousattemptatcritical theorizing. Henceforth, such theorizingcan no longeravoid the question of capitalist society. Large-scale social theorizing aimed at clarifying the nature and roots of crisis, as well as the prospects for an emancipatory resolution, should regain its central place in critical theory. » (FRASER Nancy, « Marketization, Social Protection, Emancipation: Toward a Neo-Polanyian Conception o f Capitalist Crisis », p. 1-2). Disponible sur http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/203/files/2012/02/ Texte-Nancy-Fraser-anglais.doc. 3. BENHABIB Seyla, Critique, Norm and Utopia, New York, Columbia University Press, 1986, p. 229. 4. MCCARTHY Thomas, The Critical Theory ofjurgen Habermas, Cambridge, MIT Press, 1981, p. 358.

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approche complexe du capitalisme et de ses crises peut encore être très utile dans la construction d'un nouveau diagnostic d'époque. Cet article compte présenter brièvement quelques éléments de cette approche des crises, ainsi que donner quelques pistes concernant la façon dont ce dispositif pourrait être appliqué aujourd'hui. LE DIAGNOSTIC DU CAPITALISME AVANCÉ

Comme le capitalisme de la seconde moitié du XXE siècle n'est plus celui de l'époque de Karl Marx, c'est-à-dire le capitalisme libéral ou concurrentiel, la question que Habermas pose par rapport à la théorie des crises est la suivante : la contradiction fondamentale de la formation sociale capitaliste restet-elle intacte dans les phénomènes du capitalisme organisé, ou la logique de la crise a-t-elle changé ? Peut-on toujours garder l'explication marxiste de la crise du système ? Or l'effort de déchiffrer l'intelligibilité de la crise dans le capitalisme tardif doit-il chercher de nouveaux outils théoriques5 ? Pour répondre à ces questions, nous devons d'abord comprendre en quel sens le capitalisme a changé. Autrement dit, quels types de transformations marquent le passage au capitalisme tardif ou organisé. Selon Habermas, l'expression « capitalisme organisé » (organisierter Kapitalismus) ou « régulé par l'État » {staatlich geregelter) concerne deux classes de phénomènes : d'une part, le processus de concentration des entreprises (l'apparition des corporations, des sociétés nationales et multinationales) et l'organisation du travail, des capitaux et des marchandises ; d'autre part, le fait que l'État interventionniste se mêle dans les espaces fonctionnels du marché6. Dans le domaine économique, se développe un secteur privé, déterminé par les stratégies du marché oligopolistique - c'est le secteur monopoliste. Le plus évident est la capacité de celui-ci à étendre continuellement les forces productives par le biais de la rationalisation des salaires, des prix, des profits, de la consommation et de l'innovation technique7.

5. HABERMAS Jiirgen, Legitimationsprobleme im Spatkapitalismus, Frankfurt, Suhrkamp, 1973, p. 49. 6. Ibid., p. 53. 7. KEANE John, Public Life and late capitalism. Toward a socialist theory of democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 80.

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Au niveau de l'État, nous avons de nouveaux éléments qui expliquent pourquoi l'on doit mettre en cause du pronostic de crise de l'analyse marxiste. L'appareil d'État se met à satisfaire deux sortes d'impératifs du système économique. D'une part, il régule le cycle économique dans son ensemble grâce à une planification globale. D'autre part, il améliore les conditions de fonctionnement du capital accumulé8. L'État du capitalisme tardif se meut, donc, dans les lacunes fonctionnelles du marché : il intervient dans le processus d'accumulation et compense les conséquences politiquement insupportables de ce dernier, en finissant par affecter le principe social d'organisation qui repose sur l'institutionnalisation d'un marché du travail non organisé. Le résultat est que l'État et la société ne peuvent plus être vus à partir de la métaphore « base / superstructure », car les rapports capitalistes de production ont été repolitisés9. Ce dernier processus engendre un phénomène très important, crucial pour la compréhension de la théorie habermasienne de la crise, à savoir la nécessité croissante de légitimité du système politique. Les faiblesses fonctionnelles du marché révèlent les dysfonctionnements de ce mécanisme de régulation et, en raison de l'intervention de l'État, ces faiblesses entraînent également l'effondrement de l'idéologie bourgeoise de l'échange équitable. Par conséquent, la repolitisation des rapports de production crée un besoin supplémentaire de légitimation. Mais si la participation des citoyens dans la formation de la volonté politique (démocratie effective) devait amener à une prise de conscience de la contradiction entre production administrativement socialisée et appropriation privée de la plus-value, le sous-système administratif devrait être suffisamment autonome par rapport à la formation de la volonté de légitimation afin d'exempter cette contradiction de la thématisation publique. On arrive alors au paradoxe typique du capitalisme tardif qui devient la nouvelle cible « pratique » de la théorie critique : La transformation structurelle de la sphère publique bourgeoise engendre, pour les institutions et les procédures de la démocratie formelle, des conditions d'application dans lesquelles les citoyens

8. Ibid., p. 83. 9. Ibid., p. 83.

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prennent - au sein d'une société en elle-même politique - le statut de citoyens passifs avec le droit de refuser leurs acclamations 1 0 .

Ainsi, la décision privée et autonome par rapport à l'investissement de l'État trouve son corollaire dans la dépolitisation et dans le privatisme civique des citoyens. En conséquence, les citoyens attendent une compensation appropriée (de l'argent, temps libre et sécurité"). Un programme de substitutifs est alors produit par l'État social. DES THÉORÈMES DE CRISE

Après la présentation du diagnostic du capitalisme tardif, il manque une analyse de la manière dont Habermas conçoit les possibilités de sortie de cette situation et de réalisation de l'émancipation. Car, malgré les processus de neutralisation des conflits de classe et de rationalisation de la vie économique par le biais des mécanismes de l'État pour la gestion de la crise, il ne tombe pas dans la thèse du « monde totalement administré ». Au contraire, avec Claus Offe, Habermas, au moins dans ce livre, soutient l'idée selon laquelle les sociétés bureaucratisées du capitalisme avancé sont des systèmes potentiellement soumis à des contradictions et à des crises internes12. Dans ce contexte, la recherche sur les tendances à la crise du capitalisme tardif obtient sa pleine signification.

10. HABERMAS Jurgen, Legitimationsprobleme

im Spàtkapitalismus,

op. cit., p. 55.

11. Le privatisme des citoyens correspond à l'intérêts pour les prestations du système administratif dans les domaines de la réglementation et de la sécurité sociale, avec une participation dans le processus de légitimation limitée aux occasions prévues de façon institutionnelle (le suffrage universel, par exemple), ce qui signifie une opinion publique dépolitisée. D'autre part, l'attitude privée dans la vie professionnelle et familiale est associée à une vie axée sur la famille (loisirs et consommation) et sur la carrière (compétition pour le statut social), ce qui correspond à la structure d'un système d'emploi et d'éducation régi par la concurrence entre les performances individuelles. Cf. HABERMAS Jurgen, Legitimationsprobleme im Spàtkapitalismus, op. cit., p. 106. 12. En suivant Offe, Habermas commence le livre en définissant ce qu'il entend par « capitalisme tardif». À ce point, il affirme que l'utilisation de cette expression signifie faire l'hypothèse que, même dans un capitalisme réglementé par l'État, le développement social se produit de façons contradictoire, en engendrant des crises. HABERMAS Jurgen, Legitimationsprobleme im Spàtkapitalismus, op. cit., p. 9. Voir aussi KEANE John, Public Life and Late Capitalism, op. cit., p. 95.

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D'autre part, sous les conditions du capitalisme tardif, son hypothèse centrale affirme que : La tendance persistante qui mène à des perturbations dans la croissance capitaliste peut être administrativement transformée et progressivement déplacée, à travers le système politique, vers le système socio-culturel 1 3 .

Ainsi, Habermas se distingue de Marx dans la mesure où il ne localise plus dans la dimension économique les principales sources de crise. En même temps, il est prêt à explorer de nouveaux types de crises qui peuvent apparaître dans d'autres secteurs de la société, tels que le politique et le socio-culturel. Comment traduire et justifier cette intuition en termes de théorie sociale ? Autrement dit, si la notion de crise du capitalisme doit être élargie et si le modèle de la critique de l'économie politique ne rend plus compte de cet élargissement, quel genre de théorie sociale cette nouvelle conception pourrait-elle promouvoir ? Ce n'est pas par hasard si le premier chapitre du livre est consacré à la définition d'un concept sociologique de crise adéquat, qui ne peut plus se limiter à la notion marxiste de crise économique en tant que crise de l'ensemble du système. En effet, dans la théorisation générale de la crise élaborée par Habermas, l'accent n'est plus tout simplement mis sur l'évolution du mouvement économique, mais plutôt sur l'interdépendance et la cohérence potentiellement problématique entre les voies évolutives de chaque sous-système. Comme le note bien Offe, l'idée de crise capitaliste est plus large que celle de crise économique, puisque les tendances à la crise ne surgissent pas seulement du système d'échange en tant que tel, mais elles se concentrent surtout dans la relation entre les trois sous-systèmes de la société (économique, politico-administratif et culturel-normatif). En ce qui concerne les critères du processus de crise, il ne s'agit donc plus de négation du principe de l'échange, mais de sa restriction et de sa remise en cause par les deux autres sous-systèmes14.

13. Ibid., p. 62. 14. OFFE Claus, « Crises of crisis management », in OFFE Claus Contradictions the Welfare State, Cambridge, MIT Press, 1984, p. 38.

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Du fait de cette influence réciproque entre les sous-systèmes on ne conçoit plus seulement une crise du système, mais potentiellement une variété de crises, de multiples dimensions, telles que la crise économique, la crise de la rationalité, crise de légitimation et la crise de motivation. Comme nous l'avons vu, la thèse de Habermas est que, dans le capitalisme tardif, l'idéologie bourgeoise de l'échange équitable s'écroule : le sous-système administratif doit assurer l'intégration sociale par le biais d'un programme de substitution. Par conséquent, la re-politisation des rapports de production crée un besoin supplémentaire de légitimation. Ainsi, le noyau de l'argument de Habermas mettra l'accent sur les crises qui découlent de la relation entre le sous-système administratif et le sous-système socio-culturel. Autrement dit, on donnera priorité à la crise administrative, d'un côté, et aux crises de légitimité et de motivation, de l'autre. Dans ce qui suit, nous allons voir plus en détail comment Habermas traite de chacun de ces types de crise dans le capitalisme tardif, ainsi que du rapport qui existe entre eux. La crise administrative Dans le capitalisme tardif, la contradiction fondamentale du capitalisme se déplace du système économique vers le système administratif à la suite de l'intervention de l'État et de l'amortissement des perturbations engendrées par les dysfonctionnements économiques. Ainsi, le cycle économique donne lieu à l'inflation et à la crise chronique dans le secteur des finances publiques15. L'État se retrouve face à deux tâches fondamentales : d'une part, il convient d'encourager le maintien du mouvement d'accumulation du capital et de l'autre, il doit s'assurer de la loyauté des masses. Or, la socialisation de la production, qui est axée sur des objectifs privés, comporte des exigences auxquelles l'appareil d'État ne peut pas répondre parce qu'elles sont paradoxales16. La nécessité d'accroître la capacité de planification de l'État pour mener à bien l'intérêt général des capitalistes (le maintien du système) entre en collision avec la nécessité d'éviter que cette même extension mette en danger la structure fondamentale du capitalisme, basée sur la liberté d'investissement du capitaliste individuel. Ainsi, la planification de l'État entre dans un mouvement oscillatoire entre une expansion de son autonomie face à son

15. HABERMAS Jiirgen, Legitimationsprobleme 16. Ibid., p. 89.

im Spâtkapitalismus, op. cit., p. 88.

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destinataire et une soumission à des intérêts particuliers. D'où l'impossibilité structurelle de l'État capitaliste de devenir un « capitaliste collectif idéal17 ». Cependant, malgré l'importance de la crise administrative, Habermas considère que les crises socio-culturelles sont les plus pertinentes. D'autant plus qu'il ne travaille plus avec l'idée d'une « catastrophe systémique », dans laquelle une crise administrative ou fiscale remplacerait la crise économique. Habermas croit beaucoup plus au dysfonctionnement croissant entre l'économie et l'administration, d'une part, et la culture et la personnalité, d'autre part. C'est-à-dire que les conflits sociaux n'auraient pas besoin d'attendre l'effondrement complet de l'économie ou de l'État planificateur afin d'éclater. La crise de légitimation Comme nous l'avons vu, la contradiction fondamentale du capitalisme, à savoir le fait d'une production sociale tournée vers des intérêts non universalisables, est déplacée vers l'administration. Maintenant, il faut justifier la collecte différenciée des impôts en fonction des couches sociales et l'emploi particulariste des maigres ressources qu'une politique d'élimination des crises utilise et épuise. Il en résulte un besoin fonctionnel de rendre autant que possible le système administratif indépendant du système de légitimation. C'est ce qui explique la nécessité de maintenir le privatisme des citoyens comme une ressource de motivation fondamentale de l'action capitaliste. Le problème est que les traditions culturelles ont leurs propres conditions de reproduction. Celles-ci ne restent vivantes que dans la mesure où elles se développent spontanément, en assurant la continuité d'une histoire à travers laquelle les individus et les groupes peuvent s'identifier à eux-mêmes et les uns aux autres. Or, selon Habermas, « l'expansion de l'activité de l'État a pour conséquence indirecte une augmentation excessive du besoin de légitimité », car « des évidences culturelles qui étaient jusqu'ici des conditions marginales d'application du système politique entrent dans le domaine de la planification de l'administration18 ». Dès lors, des traditions qui étaient exclues des programmes publics et des discussions pratiques sont mises en évidence et interrogées. La planification de l'éducation, de l'urbanisme, de la santé et de la famille exige une justification universelle (puisque l'État

17. KEANE John, Public Life and Late Capitalism, op. cit., p. 96. 18. Ibid., p. 101.

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représente - en théorie - tous les citoyens) pour des secteurs caractérisés précisément par leur pouvoir d'auto-justification. Cela engendre le caractère contingent aussi bien du contenu de la tradition que de ses techniques de transmission, à savoir la socialisation. Ainsi, sur tous les plans, la planification administrative implique « involontairement » une perturbation et une publicité qui affaiblissent le potentiel de justification des traditions qui ont perdu leur caractère spontané. Selon le grand pari de notre auteur : Une fois qu'on a détruit leur caractère indiscutable, les prétentions à la validité ne peuvent être stabilisées que par des discussions. La déstabilisation des évidences culturelles favorise donc la politisation de domaines de la vie quotidienne qui auraient pu être confiés jusqu'alors à la vie privée. Mais cela implique un danger pour le privatisme des citoyens, assuré de manière informelle par les structures de l'opinion publique".

Il identifie dans les efforts de participation et dans l'apparition de différents modèles, en particulier dans des domaines culturels tels que les écoles et les universités, la presse, l'église, le théâtre, l'édition, etc., les signes de cette évolution. La crise de motivation Comme nous l'avons vu, la motivation la plus importante pour le maintien des systèmes d'action sociale du capitalisme tardif consiste en une attitude privée dans la vie publique et dans la vie professionnelle et familiale des citoyens. La thèse de Habermas est que ces modèles de motivation sont systématiquement détruits en raison de la dynamique interne des sociétés du capitalisme tardif. Pour cela, il doit prouver, d'une part, l'épuisement des traditions qui soutiennent ces attitudes et, d'autre part, que le capitalisme ne peut pas mobiliser de nouvelles ressources de motivation pour remplacer fonctionnellement les premiers. Les éléments des idéologies bourgeoises qui favorisent les orientations privées perdent leur place en raison des changements sociaux. L' « idéologie de la performance » est remise en cause par l'inadéquation entre la formation scolaire et la réussite professionnelle. L' « individualisme possessif » s'écroule en raison de l'augmentation de la présence des biens col19. HABERMAS Jurgen, Legitimationsprobleme Nous soulignons.

im Spàtkapitalismus, op. cit., p. 102.

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lectifs (les transports, les loisirs, la santé, l'éducation, etc.) parmi les biens de consommation20. Enfin, « l'orientation vers des valeurs d'échange » est compromise à cause de l'affaiblissement de la socialisation du marché21. Selon le diagnostic de Habermas, l'érosion des réserves de la tradition précapitaliste et capitaliste engendre des structures normatives « résiduelles », qui ne sont pas adaptées à la reproduction du privatisme dans la vie civique et familiale. Il y a donc une sorte de conflit entre les valeurs proposées par le système socio-culturel et les valeurs réclamées par le maintien des systèmes politique et économique structurés en classes. Parmi les éléments rendus dominants dans la tradition culturelle, il est nécessaire de mentionner « le scientisme » dans la dimension cognitive ou théorique, « l'art post-auratique » dans la dimension esthétique et, surtout, « la morale universaliste » dans la dimension morale et pratique. L'avènement d'une éthique communicationnelle, selon laquelle seuls les intérêts universalisables sont susceptibles d'être acceptés dans une discussion collective libre de contraintes, est certainement le plus important parmi les éléments culturels issus des idéologies bourgeoises qui produisent un effet de blocage sur le développement des systèmes économique et politique. Ce dernier aspect est celui qui explique plus clairement cet effet de blocage, puisque le capitalisme avancé (comme d'ailleurs d'autres formes d'organisation sociale basées sur une structure de classes) doit stabiliser la contradiction fondamentale d'une production socialisé appropriée en fonction d'intérêts particuliers (non universels). Par conséquent, la propagation possible de l'éthique communicationnelle universelle dans les processus de socialisation est un élément clé pour le déclenchement d'une crise de motivation dans le capitalisme tardif. Et Habermas voit dans la crise d'adolescence et dans les mouvements étudiants les premiers effets de ce nouveau modèle de socialisation22. Habermas soutient qu'il existe deux sorties possibles pour la crise de légitimation/motivation :

20. Ibid., p. 116. 21. Ibid., p. 117. 22. Ibid., p. 128.

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Ou bien les structures de classes latentes du capitalisme tardif sont transformées, ou bien l'exigence de légitimation à laquelle est soumis le système administratif est tout simplement supprimée 2 3 .

Il est bon d'insister toutefois sur le fait que, s'il parle encore d'une révolution, il n'accepte pas la voie violente ni « l'essentialisme » de la lutte de classes, car il a des réserves quant à la solution marxiste orthodoxe. Même si, à ce moment, notre auteur n'est pas si clair par rapport à une stratégie politique plus concrète, il s'agirait probablement de trouver une issue démocratique aux conflits, ce qui ne serait possible que grâce à une politisation des masses. Il ne s'agit plus de se limiter au prolétariat en tant que porteur de la lutte contre la domination de classe, car d'autres mouvements, comme celui des étudiants, ont attiré l'attention de Habermas pendant cette période. PROBLÈMES DE LÉGITIMATION : UNE VISION RÉTROSPECTIVE

Le texte de 1973 peut être soumis à de nombreuses critiques importantes. Si l'on considère la situation contemporaine, les critiques sont renforcées par la dynamique actuelle du capitalisme néolibéral. Martin Hartmann et Axel Honneth ont élaboré une critique importante du modèle de Legitimationsprobleme qui va dans ce sens. Dans un article sur les paradoxes du capitalisme contemporain, ils montrent que Habermas s'est trompé sur le fait que les ressources motivationnelles du capitalisme ont été épuisées. Selon eux, le capitalisme contemporain a réussi à mobiliser de nouvelles ressources de motivation24. Une source importante de ces deux auteurs est formée par le travail des sociologues français Luc Boltanski et Eve Chiapello, selon lesquels le néolibéralisme doit une partie de sa force intégrative à l'appel à des valeurs autrefois considérées comme émancipatrices, telles que la responsabilité, la flexibilité, l'autonomie et la capacité d'établir des réseaux de contacts25. En outre, avec le recul du temps, il devient clair qu'il existe un déficit fondamental dans l'analyse de Habermas. Étant donné qu'il a pris pour objet le capitalisme de type européen et réglementé par l'État, il a clairement sous23. HABERMAS Jiirgen, Legitimationsprobleme im Spâtkapitalismus, op. cit., p. 130. 24. HARTMANN Martin et Honneth Axel, « Paradoxes of Capitalism », in Constellations, vol. 13, n° 1, 2006, p. 46. 25. Ibid., p. 45.

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estimé l'importance de la dynamique proprement économique ainsi que de ses crises potentielles, y compris les crises financières. Cependant, malgré tous ces problèmes, le type d'entreprise que Habermas effectue dans cet ouvrage peut encore peut-être nous offrir des éléments d'inspiration importants pour des diagnostics futurs. Il faut rappeler que le capitalisme contemporain ne correspond certes pas à celui de l'Europe des années 70, mais il ne coïncide pas non plus avec celui de l'époque de Marx, dans lequel les éléments extra-économiques (notamment l'État) avaient un poids beaucoup plus faible. En outre, des facteurs tels que la mondialisation et la financiarisation, qui limitent mais n'éliminent pas l'importance des interventions des États-nations, rendent le capitalisme actuel encore plus complexe. En dépit de l'idéologie néolibérale du non-interventionnisme étatique, c'est une illusion de croire que l'économie de marché fonctionnerait aujourd'hui sans la régulation étatique. L'évolution des politiques macro-économiques depuis la Grande Crise de 1929 est devenue claire en 2008, quand « avec le système financier mondial sur le point de se désintégrer, les États-nations ont cherché à rétablir la confiance économique en socialisant les mauvais prêts consentis afin de compenser la consolidation fiscale26 ». Dans ce contexte, la pertinence d'une crise administrative, cette fois directement causée par une crise financière, peut probablement se montrer dans la question de la consolidation des finances publiques, dont l'exemple le plus célèbre a eu lieu lors de l'épisode de la crise de la dette souveraine en Europe en 2011. Comme Habermas l'avait déjà diagnostiqué en 1973, l'État interventionniste est confronté au dilemme d'avoir à répondre à deux tâches fondamentales : d'une part, il doit encourager le maintien du mouvement d'accumulation du capital et d'autre part, il doit veiller à la loyauté des masses. Pour cela, il doit maintenir un certain degré d'autonomie face à l'intérêt des citoyens, sans quoi il ne pourrait pas prendre des décisions dans l'intérêt des capitalistes. La nouveauté est que maintenant la pression en faveur des intérêts de ces derniers est encore plus grande parce qu'il s'agit d'institutions financières mondiales, dont la puissance de négociation est beaucoup plus grande. C'est dans ce sens que Wolfgang Streeck peut parler actuellement, comme Habermas l'avait fait en 1973, d'une tension entre le capitalisme et la démocratie :

26. STREECK Wolfgang, « The Crises of Démocratie Capitalism », op. cit, p. 20.

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Dans la crise actuelle, le risque pour la démocratie s'avère tout aussi grand que celui qui pèse sur l'économie, si ce n'est plus. Non seulement 1' « intégration systémique des sociétés contemporaines - c'est-à-dire le fonctionnement efficace de l'économie capitaliste » - tremble sur ses bases, mais il en va de même de leur « intégration sociale ». L'avènement d'une nouvelle ère d'austérité a gravement affecté la capacité des États à trouver un équilibre entre les droits des citoyens et les exigences d'accumulation du capital. Partout, les gouvernements sont confrontés à une résistance plus forte aux augmentations d'impôts, en particulier dans les pays très endettés où il faudra dépenser de l'argent public neuf pendant plusieurs années pour payer des biens qui ont longtemps été consommés. En outre, l'étroitesse des rapports d'interdépendance qu'entretiennent les pays rend illusoire la résolution des tensions entre économie et société (ou capitalisme et démocratie). Aucun gouvernement ne peut plus se permettre d'ignorer les contraintes et obligations internationales, en particulier celles des marchés financiers27.

Par contre, il est certainement plus difficile de parler actuellement d'une crise de légitimation et de motivation. Mais cette tension entre le capitalisme et la démocratie peut y contribuer éventuellement. Selon Streeck : C o m m e nous le lisons maintenant presque tous les jours dans les journaux, «les marchés» ont commencé à dicter d'une manière sans précédent ce que des soi-disant États souverains et démocratiques peuvent encore faire pour leurs citoyens et ce qu'ils doivent refuser [...] En conséquence les citoyens perçoivent de plus en plus leurs gouvernements, non comme leurs agents, mais comme ceux des autres États ou des organisations internationales, tels que le FMI ou l'Union européenne, infiniment plus isolés de la pression électorale que ne l'était l'État-nation traditionnel. [...] Toutefois, les élections où les électeurs n'ont pas d'option effective peuvent être perçues comme inauthentiques, ce qui peut provoquer toutes sortes de revers politiques, de la diminution du taux de participation et de la montée des partis populistes à des émeutes dans les rues 28 .

Je ne peux pas développer pleinement ce point ici. Mais d'autres facteurs sont certainement nécessaires pour déclencher une éventuelle crise de légitimation / motivation. Un élément de possible déstabilisation du 27. Ibid., p. 25. 28. Ibid., p. 26-27.

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système de légitimation du capitalisme est peut-être - comme Habermas l'avait prédit en 1973 - le déclin de l'idéologie de la performance, selon laquelle les récompenses sociales devraient être distribuées sur la base des performances individuelles. Cependant, dans le contexte actuel, les raisons de ce déclin seraient beaucoup plus liées à l'augmentation spectaculaire, au cours des vingt dernières années, des niveaux d'inégalité dans les pays développés, en particulier aux États-Unis29, où une telle idéologie est en effet très présente dans l'esprit populaire. Si cette tendance se poursuit - ce qui en soi pourrait signifier une crise sociale - des slogans tels que celui de l'« égalité des chances » ou du self-made man peuvent perdre leur efficacité pratique. Si, après la crise de l'État-providence et la montée (et la crise) du néolibéralisme, on a raison de souligner, dans le sillage de Nancy Fraser30, le retour de la critique du capitalisme au centre de la théorie critique, la grande question qui se pose est celle de savoir comment et au nom de quoi critiquer le capitalisme aujourd'hui. Quel concept critique devrait être privilégié ici ? L'exploitation (Marx), la réification (Georg Lukacs), la dépolitisation (Habermas), un autre concept, ou une articulation de plusieurs ? Quoi qu'il en soit, puisque les quelques dernières années ont servi à nous rappeler que le capitalisme n'est pas un système permettant une stabilité à long terme (même sous l'interventionnisme de l'État), les crises doivent être théorisées en tant que limites et contradictions « internes » du système31 et, dans un capitalisme de plus en plus complexe, soumis à des crises multidimensionnelles, la démarche de Habermas dans Problèmes de légitimation peut nous servir de source d'inspiration. En ce sens, elle mérite d'être reprise, et, dans une certaine mesure, actualisée. Leonardo Da H o r a Pereira

29. Les travaux statistiques de l'économiste français Thomas Piketty sont importants à cet égard. Voir par exemple ALVAREDO Facundo et PIKETTY Thomas, « The Dynamics of Income Concentration over the Twentieth Century. The Case of Advanced Economies », in LOPEZ-CALVA Luis Felipe et LUSTIG Nora (dir.), Markets, the State and the Dynamics of Inequality, Washington, Brookings Institution Press, 2009. 30. Cf. extrait de FRASER cité en début du texte. 31. M ê m e s'il ne s'agit pas de la reprise des théories de l'effondrement, danger contre lequel, d'ailleurs, Habermas a toujours été attentif.

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STREECK

Théorie critique et travail à l'heure du capitalisme cognitif

'IMMATÉRIEL EST DEVENU, pour certains auteurs, le nouveau cœur du capitalisme1. Le travail matériel a-t-il disparu ? Bien sûr, une telle affirmation serait naïve2. Il s'agit plutôt de se placer au point de vue de la valeur d'échange (et non de la valeur d'usage) afin de saisir dans l'immatériel le nouveau propulseur de l'accumulation de la plus-value. S'il n'est pas effacé, le travail matériel est cependant remodelé par ce nouveau mode de l'accumulation ; ce remodelage touche des dimensions aussi essentielles que les formes de la coopération entre les individus, qui deviennent de plus en plus virtuelles.

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Or, l'objection qui s'appuierait sur cet argumentaire pour rejeter la thèse de l'importance des interactions matérielles au travail trouve des limites non seulement dans le fait qu'il est impossible d'éliminer totalement le travail matériel - il s'est même accru à l'époque du capitalisme cognitif ! - , mais aussi dans le fait que l'on retrouve du matériel dans l'immatériel et que les deux types de travail - matériel et immatériel - sont souvent mélangés, comme le montre, par exemple, « l'autre face du capital intellectuel », à 1. À ce sujet, voir MOULIER BOUTANG Yann, Le Capitalisme cognitif: La nouvelle grande transformation, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. L'immatériel serait le pivot d'une troisième époque du capitalisme, après une phase esclavagiste et mercantiliste et une phase industrielle-fordiste. Avec le terme « immatériel » on dénote notamment les connaissances et les réseaux, mais pas seulement : « L'immatériel est une ressource économique qui n'est pas réductible à un bien ou à un service. Les comptables parlent d'actifs intangibles. On range dans cette catégorie la qualité de la population, les interactions entre les agents, la qualité de ces relations (confiance, coopération), la qualité des organisations, les connaissances implicites, les savoirfaire, la culture », p. 77, note 11. 2. Cf. Ibid., p. 4 8 et sq. « Le travail immatériel ne procède pas d'un constat empirique de la disparition du travail en général (jamais l'activité humaine n'a été aussi présente dans les différents types de sociétés qui couvre le globe) », p. 49.

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savoir le travail nomade (et jusqu'à aujourd'hui précaire) propre à la nouvelle forme d'exploitation capitaliste, tel celui « des artistes, interprètes, metteurs en scène, costumiers, techniciens, monteurs3 » et de tous ceux qui montrent comment l'immatériel est contraint à se matérialiser, quoique peut-être de façon éphémère. Le problème n'est pas l'existence du travail artisanal ou manuel au sens large. Du point de vue quantitatif, les partisans du capitalisme cognitif s'accordent à affirmer que ce genre de travail a augmenté à l'heure de la globalisation. C'est au contraire du point de vue qualitatif que le travail matériel n'aurait plus l'importance qu'il avait dans la modernité. À cet égard, mon hypothèse est que le matériel constitue une partie « qualitativement » importante de l'immatériel. Afin de la tester, je souhaite poser la question suivante : le travail matériel est-il encore en mesure d'abriter en soi des éléments émancipateurs ? C'est ce que je voudrais confirmer en conjuguant la rigueur normative de la théorie de la reconnaissance avec une approche plus soucieuse du corps et des interactions matérielles dans le domaine du travail. Dans un premier temps, j'analyse l'approche d'Axel Honneth à propos du travail (I). Ensuite, m'appuyant sur une critique de sa conception de la reconnaissance, je montre l'importance des interactions matérielles au travail, (II) pour enfin, dans les conclusions, revenir sur les problématiques liées au capitalisme cognitif. Ce que je souhaite mettre en relief dans cet article est le caractère indispensable des interactions matérielles pour penser aussi bien la reproduction sociale que l'émancipation au travail. L E TRAVAIL CHEZ AXEL HONNETH

Honneth a récemment approfondi sa conception critique du travail4. Dans « Arbeit und Anerkennung. Versuch einer Neubestimmung », sa fonction de vecteur de l'émancipation individuelle et collective est présentée d'une façon très nette. La stratégie de Honneth consiste à lier la reconnaissance mutuelle à la structure du travail en tant qu'activité fondant la repro3. Ibid., p. 176 4. HONNETH Axel, « Arbeit und Anerkennung. Versuch einer Neubestimmung », Deutsche Zeitschrift fur Philosophie, vol. 56, n ° 3 , 2 0 0 8 , p. 3 2 7 - 3 4 1 . Honneth confirme et approfondit dans ce texte les idées concernant la troisième sphère de la reconnaissance (solidarité) dans La Lutte pour la reconnaissance, chapitre 5, Paris, Les Éditions du Cerf, 2 0 0 7 , .

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duction sociale. Par le biais du travail, les sujets contribuent non seulement à la reproduction matérielle de la société, mais aussi à la formation de leur propre identité (le travail étant une des trois sphères de la reconnaissance par lesquelles cette dernière se construit)5. En ce sens, le travail a une double valeur : en tant qu'il permet la reproduction sociale, il est à la base de la constitution du « bien commun » ; en tant qu'il définit une des dimensions de la reconnaissance, il est aussi à la base de l'identité des sujets. En quoi une telle conception du travail permet-elle de le penser comme vecteur de l'émancipation ? Honneth soutient qu'avec l'apparition de la division sociale du travail, à l'époque moderne, la reconnaissance fait naître des nouvelles relations de solidarité. En participant à la constitution (et à la reproduction) du bien être commun, les individus se savent liés l'un à l'autre6. Pour Honneth, c'est l'imbrication entre la reconnaissance mutuelle et le marché du travail qui assure ce genre de compréhension de soi. Ainsi, grâce à la reconnaissance, destin individuel et destin collectif se réunissent ; contribuer au bien être commun signifie contribuer à son propre bien être et à son autonomie (et inversement), et pouvoir légitimement protester au cas où les attentes (de reconnaissance) que cela implique ne sont pas satisfaites (c'est-à-dire si les conditions sociales et les conditions de travail empêchent les travailleurs d'être et de se sentir estimés pour leur contribution autonome au développement de la communauté et de leur propre autonomie). La force de cette conception du travail réside dans le fait qu'elle permet d'y penser l'émancipation à la lumière de trois catégories qui lui garantissent un ancrage non aléatoire aux dynamiques sociales. Tout d'abord, l'émancipation est fondée sur les attentes normatives de la reconnaissance (et dépend de l'estime pour la contribution au bien commun, « via le travail »). Ensuite, elle est impliquée dans le processus de la reproduction sociale. Certes, le travail est organisé selon des règles codifiées qui prévoient son déroulement 5. HONNETH Axel, « Arbeit und Anerkennung. Versuch einer Neubestimmung », op. cit., p. 334-340. 6. Ibid., p. 339 : « Mit der marktvermittelten Arbeitsteilung entstehen soziale Verhàltnisse, in denen die Gesellschaftsmitglieder deswegen eine besondere, „organisch"genannteForm der Solidaritàt ausbilden kônnen, weilsiesich in der wechselseitige Anerkennung ihrer jeweiligen Beitrâge zum gemeinsamen Wohlstand aufeinander bezogen wissen ». Et encore : « Im System des Marktvermittelten Austauschsverhdltnisses erkennen sich die Subjekte wechselseitig als privatautonome Wesen an, die flireinander tàtig sind und auf diese Weise durch ihre sozialen Arbeitsbeitrâge ihr Leben erhalten », p. 334.

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efficace, mais à sa base se trouvent les normes implicites de la socialisation de l'individu, les normes de la reconnaissance mutuelle7. En dernière analyse, ce sont pour Honneth les attentes normatives de la reconnaissance qui décident de l'évolution de la division sociale du travail. Normative dans son cœur, l'émancipation est ainsi ancrée, moyennant la division du travail, dans la reproduction de nos sociétés. Enfin, par le biais de cet ancrage, elle assume une dimension objective, limitant le relativisme lié aux aléas des désirs subjectifs et des communautés restreintes. Normativité, immanence et universalité ce sont donc les trois catégories qui fondent la conception honnethienne de l'émancipation au travail. Fort de sa position, Honneth peut critiquer les vieilles approches qui fondaient la conception critique du travail ou bien sur un paradigme esthétique, le considérant à partir du modèle du jeu et de la création artistique, ou bien sur la conception interactive du travail manuel8. N'étant pas directement concernées par le processus de reproduction sociale, ces approches sont destinées à rester l'idéal de petits groupes : ils ne peuvent pas prétendre alimenter une critique « universelle et immanente ». Certes, les aspects qualitatifs, interactifs, manuels et esthétiques continuent d'exister dans le travail, mais le développement des sociétés actuelles peut bien s'en passer. Comme, pour Honneth, la division sociale du travail à l'époque du marché capitaliste est fondée sur la reconnaissance, ce ne sont que les idéaux normatifs dont elle est l'expression qui peuvent assurer un tel lien avec la reproduction sociale. Grâce à la reconnaissance mutuelle, ces idéaux 7. Ibid., p. 336. « Diese „soziale Ordnung" von Màrkten, [...] umfasst mithin nicht nur positiv-rechtliche Vorschriften und Grundsàtze, die die Bedingungen der Vertragsfreiheit und des wirtschaftlichen Austauschs festlegen; vielmehr gehôren dazu auch eine Reihe von ungeschriebenen, nicht ausdrucklich formulierten Normen und Regeln, die vorjeder marktvermittelten Transaktion implizit bestimmen, wie der Wert bestimmter Guter einzuschâtzen und woraufbei deren Austausch legitimerweise zu achten ist. » De cette façon, m ê m e si la sphère économique se détache c o m m e sphère autonome et qu'elle est gérée par des règles propres, elle sera toujours fondée sur des normes morales implicites. 8. Pour Honneth, les paradigmes esthétique et interactif du travail dérivaient d'un stade de développement capitaliste qui laissait encore entrevoir la possibilité d'un rapport direct avec l'objet de travail et d'un emploi du savoir pratique et théorique permettant au sujet de ne pas être passif dans le processus de production, d'y exprimer sa créativité. Si depuis ils n'ont assumé qu'un caractère utopique, c'est qu'ils n'étaient pas compatibles avec les tâches de la reproduction sociale (ibid., p. 3 2 9 - 3 3 3 ) .

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acquièrent un caractère émancipateur non seulement normatif, mais aussi (et en même temps) universel et immanent. Au contraire, ne participant pas à la formation des normes de la reconnaissance, les interactions matérielles ne peuvent pas avoir ce caractère. La réalisation des idéaux normatifs liés à ces interactions, s'ils existent, ne peut que demeurer un simple souhait ; de toute manière, leur importance est marginale. Quelles conclusions tirer de cette analyse du rôle du travail dans la théorie de la reconnaissance ? Bien qu'elle confère une place essentielle au travail en tant que vecteur de l'émancipation, cette théorie semble sous-évaluer l'importance des interactions matérielles. Mon hypothèse sera que ces dernières constituent une des voies grâce auxquelles on peut concevoir l'émancipation. Contrairement à ce que pense Honneth, la prise en compte de la dimension corporelle de la vie (physique et psychique), n'implique ni l'abandon d'une théorie à teneur normatif ni une dérive relativiste. POUR UNE RÉINTÉGRATION DE LA DIMENSION MATÉRIELLE DU TRAVAIL AU-DELÀ DE L'ESTIME

Comment argumenter en faveur d'une telle hypothèse ? Pour éviter la stérilité d'une critique séparée du développement effectif du capitalisme contemporain, il nous faut assumer les mêmes critères d'immanence et d'universalité qui fondent la conception du travail de Honneth. Pour ce dernier, la reconnaissance propre au travail (l'estime) est indispensable à la constitution du sujet et à la reproduction sociale. Un modèle qui veut intégrer les interactions corporelles et matérielles au travail doit montrer qu'elles sont, elles aussi, nécessaires aussi bien à la constitution du sujet (1) qu'à la reproduction de nos sociétés (2). Comment peut-on esquisser un tel paradigme ? 1. Par le biais d'un rapprochement entre psychanalyse et psychodynamique du travail, Christophe Dejours fait du travail un de constituants essentiels du sujet à côté de la sexualité qui, elle, est au centre de la théorie psychanalytique classique. L'idée de ce théoricien est de faire de l'appareil psychique le milieu vif de l'intermédiation entre une double extériorité, celle du corps propre (compris avant tout comme un corps sensible, en chair et en os) et celle de la réalité du travail (comprise avant tout comme une réalité matérielle). L'hypothèse étant que les problèmes rencontrés dans cette dernière ont le pouvoir de recomposer - via le travail psychique (dont

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le rêve est un exemple-clé) - l'identité du sujet (dont l'origine est sexuelle, conformément à la théorie psychanalytique) et d'enrichir sa sensibilité9. Le travail psychique (Arbeit) est notamment pensé comme la tentative du sujet de surmonter la souffrance que l'échec face à la résistance matérielle du travail (poïesis) lui procure10. À travers cette ré-élaboration psychique, la subjectivité (la capacité du sujet d'éprouver du plaisir, de créer et de découvrir de nouvelles dimensions de sa sensibilité) se trouve enrichi. Certes, ces progrès sont fortement limités par les héritages dont tout un chacun est porteur (qu'ils soient innés ou culturels). Le sujet doit être capable de surmonter les difficultés, de les ré-élaborer et de les sublimer, ce qui dépend en grand partie d'éléments qui lui échappent, tels que les processus interactifs qui ont porté à sa formation depuis l'enfance". Toutefois, certains registres de la sensibilité du sujet ne sont accessibles, d'après Dejours, que par le travail. C'est pourquoi il peut être compris comme une deuxième chance pour la transformation de la subjectivité12. 9. Voir DEJOURS Christophe, Travail vivant, t. 1, Paris, Payot 8c Rivages, 2009,. Nous renvoyons aux chapitres deux et trois pour la théorie de ia formation du corps érotique et du sujet c o m m e le résultat de l'action conjointe de la sexualité et du travail. Voir aussi, du m ê m e auteur, Le Corps d'abord, Paris, Payot, 2003. 10. La résistance que la réalité offre à l'action du sujet visant la tâche imposée dans le travail. Pour la distinction entre Arbeit et poïesis, voir DEJOURS Christophe, Travail vivant, t. 1, op. cit. Avec Arbeit on désigne le travail psychique, dont Freud ne cesse de parler, le déclinant dans ces multiples formes, avec poïesis on désigne, au contraire, le travail en tant que moyen de reproduction sociale, qui selon Dejours est négligé par Freud 11. « Les atrophies du corps érogène, inutile de l'euphémiser, sont autant de handicaps vis-à-vis de l'habileté technique, de sorte que certains sujets sortis meurtris de leur enfance restent interminablement de grands maladroits, voir des brutes entre les mains desquelles tout se casse toujours, inexorablement. A l'inverse, le rapport au travail peut être une deuxième chance pour dépasser les limites imposées au développement du corps érogène par les inaptitudes funestes de l'adulte à jouer avec le corps de l'enfant », ibid., 1.1, p. 1 6 3 - 1 6 4 . S'appuyant sur Laplanche, Dejours donne un rôle majeur au rapport nourrisson/personne de référence. De ce rapport dépend la capacité du sujet de former un corps érotique et de pouvoir enrichir sa subjectivité. Voir chapitre IV et V. 12. Le travail serait alors indispensable à la transformation (partielle) de la sensibilité du sujet : « Le travail pourrait, dans cette perspective, permettre un accroissement de la subjectivité en ce sens que ces nouveaux registres de sensibilité par lesquels la sensibilité se révèle à elle-même sont, pour une part au moins, inaccessibles autrement que par le travail proprement dit et par l'expérience inédite à quoi il peut donner accès », ibid., t. 1, p. 72. Le travail serait donc irremplaçable pour la constitution de la subjectivité et pour la capacité qu'à le sujet d'éprouver du plaisir.

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Bien qu'elle joue un rôle essentiel au travail13, la reconnaissance doit s'articuler, pour Dejours, à un substrat corporel qui est bien plus qu'un simple support matériel. Par l'endurance face à la souffrance qu'impose l'adversité du réel (l'accident, l'événement imprévu, mais aussi la nécessité de dépasser les règles codifiées afin de réaliser la tâche prescrite), puis par la réélaboration intrapsychique de cette souffrance, le sujet acquiert une chance de (re) constituer, en les enrichissant, de nouvelles dimensions de sa sensibilité. 2. Grâce à cette approche, Dejours nous permet de considérer les aspects matériels et corporels des interactions au travail comme une dimension fondamentale dans la formation du sujet. Or, peut-on en dire de même en ce qui concerne la reproduction sociale ? Tout d'abord : qu'est-ce qui définit la réalité matérielle au travail ? Le travail « se distingue d'une activité quelconque en ceci qu'il est production de « valeur » ou de richesse, et que pour cette raison il est l'enjeu de rapports de domination14 ». En tant qu'activité portée par le profit et visant la production, le travail est le cadre d'une réalité tout à fait différente de le réalité quotidienne (et des formes de sublimation qu'on peut y retrouver). Humaine et non-humaine, faite aussi bien du matériel inanimé que de collègues, subordonnés ou supérieurs, la réalité à laquelle il faut faire face dans le travail est celle qui s'interpose entre le but donné par l'organisation du travail (ou la tâche à accomplir) et sa réalisation concrète15. Travailler signifie pour Dejours être pris dans un processus créatif qui, s'écartant des prescriptions normatives du travail, vient à bout de problèmes que réaliser ces prescriptions implique dans la pratique. Sans ce genre de travail - un 13. Pour le rôle de la reconnaissance chez DEJOURS, voir ibid., t. 2. Il s'agit non seulement, comme chez Honneth, de la reconnaissance en tant qu'estime pour la contribution au bien-être collectif, mais aussi de la reconnaissance des propriétés esthétiques et qualitatives du produit (octroyée par les collègues, et donc par quelqu'un qui est intérieur au milieu du travail et qui a la capacité de l'évaluer). Voir p. 3 6 - 3 7 et p.

104-108.

14. Ibid., t. l , p . 185. 15. « Travailler, c'est combler l'écart entre le prescrit et l'effectif. Or ce qu'il faut mettre en œuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l'avance. Le chemin à parcourir entre le prescrit et l'effectif doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. Ainsi, pour le clinicien le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce qu'il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu'il s'en tient scrupuleusement à l'exécution des prescriptions » [nous soulignons], ibid., t. 2, p. 20-21.

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travail vivant, invisible, caché derrière les règles codifiées - , le travail luimême ne saurait se poursuivre16 et casserait même l'efficacité dont il est tant question à l'époque de son organisation post-fordiste. Si cela est vrai, le développement de la subjectivité peut être relié à la reproduction sociale : par les mêmes moyens par lesquels le sujet cherche à surmonter les difficultés, sublimer la souffrance et accroître sa subjectivité - le travail vivant s'accomplit une forme de reproduction sociale. CONCLUSION

Tout cela permet de discuter la thèse du capitalisme cognitif. Si les interactions matérielles au travail sont à ce point nécessaire pour la constitution du sujet et pour la reproduction sociale, il est difficile de croire en une dématérialisation et une cognitivisation du travail. Or, cette conclusion risque de se révéler simpliste. Le travail en tant que structure réglée impliquant des tâches précises et visant le profit a-t-il toujours existé ou bien est-il une activité spécifique à la société capitaliste, voire d'une certaine époque de celle-ci ? L'hypothèse du capitalisme cognitif ne se distingue-t-elle pas par le fait qu'elle soutient qu'une telle structure est tendanciellement destinée à disparaître, ou du moins à changer profondément ? Dans la mesure où le travail matériel, au lieu de diminuer, s'est quantitativement accru à l'échelle globale, le fait qu'il ne soit plus le moteur de l'accumulation capitaliste - si tel est bien le cas - ne le relègue pas totalement dans l'inessentiel. Inessentiel, ce travail l'est d'autant moins qu'on peut le retrouver au cœur même de l'immatériel, au sens où celui-ci ne fonctionnerait pas sans celui-là, puisque les savoir-faire, les connaissances, les opinions, ainsi que les réseaux de toute sorte sont toujours supportés par du matériel, sans quoi ils ne pourraient ni exister ni se concrétiser en quelque chose de tangible. Le nouveau profil des ouvriers implique leur autonomisation au sein de l'entreprise ; il implique une charge croissante de responsabilités et une 16. O n connaît des situations où les travailleurs (ou les « opérateurs » c o m m e on dit en ergonomie) s'en tiennent strictement à un travail d'exécution. Et c'est une catastrophe ! S'ils respectent exactement les ordres, dans une obéissance absolue, cela s'appelle la « grève du zèle ». Et plus rien alors ne fonctionne, la production tombe en panne. Aucune entreprise, aucun atelier ne fonctionne si les opérateurs deviennent obéissants. Une armée dont les h o m m e s obéissent rigoureusement aux ordres est une armée vaincue », DEJOURS Christophe, Travail vivant, 1.1, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 26.

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rupture des barrières de temps et d'espace (on travaille au delà du temps de travail traditionnel-fordiste et souvent en mobilité). Les qualités demandées aux travailleurs se mesurent à l'aune de leur capacité à construire des réseaux et à ne jamais arrêter leur parcours de formation, à puiser toujours à nouveau dans les développements de connaissances en réseau17. On ne saurait invalider de telles constatations. Toutefois, elles ne contredisent pas le fait que le travail est encadré par des tâches, des hiérarchies et des normes. Pour s'y confronter, il faut engager sa propre subjectivité d'une façon créative et vivante. Cela ne peut se faire que grâce à la résistance que nous sommes en mesure d'opposer à la réalité matérielle que ces tâches et ces normes imposent. L'intangible autour duquel gravite le capitalisme cognitif doit donc tôt ou tard se cristalliser dans une activité concrète et normée ; peu importe qu'elle soit flexible et fluide sous certains aspects. Si cela est bien le cas, le travail vivant, compris comme la tentative de faire face à la résistance que la réalité « matérielle » du travail impose au travailler, est nécessaire à la reproduction de nos sociétés et constitue encore l'un des éléments que doit prendre en compte la pensée de l'émancipation. Marco Angella

17. Voir NEGRI Antonio, LAZZARATO Maurizio, Travail immatériel et subjectivité, Multitude Web, 2003, http://www.multitudes.net/Travail-immateriel-et-subjectivite/. Quand bien même la thèse du capitalisme cognitif serait vraie, l'abstraction de l'immatériel continuerait à se fonder sur des interactions matérielles et à produire des relations matérielles ; elle aurait besoin du matériel pour se former, et produirait du matériel en retour. Bien qu'immatériel, le travail se déroule toujours dans un cadre normé et géré par le biais de tâches précises (ce cadre même qui implique une résistance matérielle), sans quoi ni le profit ni la reproduction sociale ne sauraient se poursuivre.

Le design, chien de garde du capitalisme ?

scande les analyses philosophiques et sociologiques de la société de consommation des années 1970 : « Le design est-il un nouveau chien de garde du capitalisme ? » Cette question imprègne notamment les premières œuvres de Jean Baudrillard - en particulier Pour une critique de l'économie politique du signe1 - et se trouve explicitement formulée dans l'ouvrage de Laurent Wolf, Le Design. Idéologie et production2, puis reprise en 1977 dans La Société du design d'Adélie Hoffenberg et André Lapidus3. Cette question peut se justifier par la régularité avec laquelle le design investit le champ commercial et publicitaire en cherchant à rendre les marchandises toujours plus attrayantes. Toutefois l'assimilation du design à la stratégie de vente manque la spécificité de cette discipline : pourquoi ne pas simplement se demander si le marketing n'est pas le nouveau chien de garde d'un capitalisme consumériste, le design apparaissant dans ce cas uniquement comme un instrument de cette pratique ? N QUESTIONNEMENT

RÉCURRENT

L'histoire du design, et notamment son influence socialiste dans l'Angleterre du XIX E siècle, rend problématique cette pure assimilation à l'organisation marchande du capitalisme. Le design se caractérise moins par une conception et une production d'« objets » que par une production de « cadres de vie », c'est-à-dire une production d'objets polarisant un espace de vie. Le design ne vise pas d'abord la forme plastique de l'objet mais 1. BAUDRILLARD Jean, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, « Tel », 1972 (en particulier l'avant-dernier chapitre « Design et environnement », p. 2 2 9 - 2 5 5 ) . 2. WOLF Laurent, Le Design. Idéologie et production, Paris, Éditions Anthropos, 1972. 3. HOFFENBERG Adélie et LAPIDUS André, La Société du design, Paris, PUF, « Le sociologue », 1977, p. 27.

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plutôt la capacité à rendre cette forme habitable par une « forme de vie ». Ce programme, caractérisant la spécificité de la discipline, permet de rendre compte à la fois de la résistance de cette pratique face à un capitalisme consumériste par l'invention de formes de vie à partir de cadres matériels expérimentaux, ainsi que de son intégration remarquable à la définition d'un « être-pour-le-marché » pour un hyperconsumérisme contemporain. Si le design est aujourd'hui un chien de garde du capitalisme c'est moins parce qu'il se fait le vecteur privilégié d'une promotion des marchandises que par son insistance à produire des formes de vie pour le marché. En interrogeant la critique formulée à l'encontre du design dans les années 1970, et en replaçant son projet à la lumière de son histoire, nous chercherons à repenser la place qu'il joue dans le consumérisme contemporain. C R I T I Q U E DU D E S I G N DANS LES A N N É E S 1 9 7 0

En posant la question du design comme « chien de garde du capitalisme », les auteurs mentionnés préalablement s'installent dans une critique de la marchandise et de sa consommation. Il est donc ici question de la dimension consumériste du capitalisme, si l'on entend par « consumérisme » l'organisation marchande de l'usage des objets. Fortement marquée par l'approche structurale et sémiologique saussurienne, la philosophie et la sociologie de l'époque reprochent au design la systématicité sémiotique qu'il opère dans l'organisation de la consommation. Le design, travaillant l'expressivité propre des objets par leurs formes, leurs matériaux, leurs couleurs, projette un univers de signes sur ces produits afin de favoriser des critères d'achat détachés de la simple utilité. La critique du design s'articule ainsi à cette « projection de signification émotionnelle et imaginaire pour accroître la désirabilité et la valeur perçue4 » des marchandises. Pour Baudrillard, le design se manifeste comme une opération de sémantisation universelle de l'environnement matériel : sous couvert d'une idéologie fonctionnaliste affirmant l'amélioration de la valeur d'usage des objets, les designers transforment notre culture matérielle en un gigantesque système de signes. Le design se ferait chien de garde d'un capitalisme consumériste en assurant l'organisation rationalisée d'un désir 4. HEILBRUN Benoît, « Le marketing à l'épreuve du design », in Le Design. Essais sur des théories et des pratiques, FLAMAND Brigitte (dir.), Paris, Institut Français de la Mode, 2013, p. 389.

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de marchandises. L'objet comme marchandise fascine alors par sa valeur d'échange sémiotique, le design encodant par ses formes et ses services notre milieu de vie. Un exemple classique de ce codage sémiotique se manifeste dans la segmentation du marché automobile. Celui-ci se décline en une gamme de formes (berline, citadine, coupé sport, monospace, utilitaire) possédant chacune un univers connotatif particulier (luxe et puissance, commodité et économie, agressivité et rapidité, espace familial et sécurité, utilité et solidité) mais ne prenant sens structurellement que par différence avec les autres formes. La voiture n'est jamais un simple moyen de transport mais se trouve d'abord consommée pour l'ensemble des signes qu'elle renvoie et qui la différencie d'autres ensembles de signes. Plus précisément, cette critique structurale du design présente trois dimensions. La première accuse une « généralisation » de la sphère de la consommation à tout type de biens. Aucun objet ne peut se dérober à cette discipline, aucun objet ne peut se manifester sans être objet de design. Des produits qui, jusque-là, étaient peu associés à la recherche esthétique deviennent des accessoires de mode (de la brosse à dents au papier toilette). Selon Baudrillard, le design, depuis son origine qu'il fait remonter au Bauhaus, fait tout fonctionner comme signe à consommer : « Rien n'échappe au design : c'est là sa fatalité5. » La satisfaction des besoins « doit » en passer par l'échange marchand. La seconde critique dénonce le principe d'« ostentation » prévalant à toute consommation et supplantant toute valeur d'usage des objets consommés. Le design crée et organise un système de signes consommés pour l'effet de distinction sociale qu'il rend possible avant de produire des biens pour la satisfaction des besoins. Par-delà toute distinction entre une valeur d'usage originaire et une valeur d'échange factice, le design organise un grand encodage sémiotique sans dehors, sans valeur originaire première (comme l'usage)6. La troisième accusation concerne le procès d' « uniformisation » du cadre de vie. Les objets, les formes, les matériaux qui, avant le développement industriel de la production, portaient la marque de leur culture 5. BAUDRILLARD Jean, Pour une critique de l'économie politique du signe, op. cit., p. 248. 6. Ibid., p. 245 : « La fonction(nalité) des formes, des objets devient chaque jour plus insaisissable, illisible, incalculable. Où est la centralité de l'objet, son équation fonctionnelle aujourd'hui ? Où est sa fonction directrice, où sont les fonctions parasites ? ».

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propre, de leur folklore, tendent à s'homogénéiser sous couvert de rationalité. L'appartement urbain, polarisé par un mobilier moderne bon marché, se mue en appartement témoin. Baudrillard définit par « espéranto rationnel du design » ce que Jeremy Schapiro exprimait en termes marcusiens : « L'évolution du design est une composante essentielle du procès d'unidimensionnalité7. » Cette triple critique de généralisation, d'ostentation et d'homogénéisation du cadre de vie ferait ainsi du designer le complice d'un système soumis aux impératifs de la société de consommation par son acceptation résignée voire enthousiaste à l'économie de marché. Dans les années 1970, la figure du designer devient « le bouc émissaire des critiques du capitalisme » comme en atteste l'historienne du design Alexandra Midal : « Suppôt du capitalisme, le designer serait un avatar de la société de consommation8. » Les réactions des designers restent mitigées, ces accusations se traduisant à la fois par une prise de conscience et par une tentative de défense. Victor Papanek, designer austro-américain bercé d'anthropologie, reconnaît par exemple sa responsabilité professionnelle dans les nuisances causées par le capitalisme : « Ce que les architectes, les designers industriels, les planificateurs, etc. pourraient faire de mieux pour l'humanité serait de « "cesser complètement leur travail9." » Le designer italien Ettore Sottsass Jr. tente, quant à lui, de récuser cette figure de bête noire clamant que sa profession n'est pas plus empêtrée dans le capitalisme qu'une autre : Aujourd'hui, tout le m o n d e m e dit que je suis très méchant. Tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis un designer. On me dit que je ne devrais pas exercer ce métier - et que sais-je encore ? On m e dit que cette profession appartient au domaine du rêve (et ce n'est pas un mal d'ailleurs). O n m e dit qu'un designer a « pour unique et réel objectif d'entretenir le cycle production-consommation », qu'il ne pense pas à la lutte des classes, qu'il ne sert pas la cause et m ê m e qu'au contraire, il travaille pour le système. O n m e dit que tout ce que fait un designer est

7. SCHAPIRO Jeremy, « One-Dimensionality: The Universal Semiotic of Technological Expérience », in BREINES Paul (dir.), Critical Interruptions: New Left Perspectives on Herbert Marcuse, New York, Herder and Herder, 1970, p. 161. 8. MIDAL Alexandra, Design. Introduction à l'histoire d'une discipline, Paris, Pocket, « Agora », p. 144. 9. PAPANEK Victor, Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, « Environnement et société », 1970, p. 28.

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avalé, digéré par le système qui ne s'en porte que mieux et s'engraisse. [ . . . ] On veut me faire croire que je suis entièrement responsable de tout ce qui ne va pas 10 .

Le design et celui qui l'exerce - le designer - apparaissent malgré tout comme les chiens de garde d'un capitalisme consumériste opérant une intégration de tout usage (se déplacer, manger, se distraire, se cultiver) sur le mode de la marchandise. Toutefois, si les années 1960-1970 marquent une certaine euphorie du design et de son influence dans le champ de la consommation de masse, peut-on réduire cette discipline à une simple stratégie de placement de produits et à une organisation rationnelle et généralisée des comportements de consommation ? Le design n'est-il qu'une activité interne au capitalisme ? Ce dernier point n'est pas si évident, comme en témoigne le projet de cette discipline tel qu'il se définit dans l'Angleterre du xix e siècle. INFLUENCES SOCIALISTES DU DESIGN

La prise de consistance historique de cette discipline appelle un tout autre constat. Si le projet du design se définit comme une problématique interne au capitalisme, c'est d'abord comme force de réaction à l'industrialisation massive qu'il se caractérise. À la fin du XIX E siècle, le mouvement Arts&Craft initié par William Morris entend se dresser face à une mécanisation ravageant les formes de vie des travailleurs et des usagers, touchées par la division et la rationalisation du travail ainsi que par la mauvaise qualité des biens produits, ce que Morris appelle en 1894 des ersatz d'objets". Les tenants de ce mouvement souhaitent redéfinir un projet de société à partir d'une interrogation sur ses conditions matérielles. Morris se focalise notamment sur l'organisation sociale des réseaux de production technique. Selon lui, un objet aussi simple qu'une chaise est avant tout le symbole d'un ensemble de production, à la fois industriel et artisanal, et doit se faire l'émis-

10. SOTTSASS Ettore Jr., « Mi dicono che sono cattivo », Casabella, n° 376, avril 1973. Traduit de l'italien par Aurélien Bigot et Laurent Ménétrey in MIDAL Alexandra (dir.), Design, l'anthologie, Saint-Étienne, Éditions de la Cité du design - HEAD Genève, 2013, p. 316. 11. MORRIS William, L'Âge de /'ersatz et autres textes contre la civilisation Paris, Éditions de l'encyclopédie des nuisances, 1996 [1894],

moderne,

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saire de cet ensemble. Ce n'est pas la forme plastique de la chaise qui prime mais sa capacité à cristalliser certaines relations sociales, certaines formes de vie potentielles, tant du côté du producteur que du consommateur. Cette attention à la résonance entre forme plastique et forme de vie explique sa théorie originale de l'ornementation : l'ornement est autant conçu comme un plaisir pris par l'ouvrier à sa tâche que comme un plaisir esthétique à la chaise achevée. L'ornementation se justifie par la reconnaissance apportée au savoir-faire de l'opérateur faisant égaler un plaisir du faire et un plaisir du consommer12. Cette vision d'une émancipation du travail industriel par une intervention artisanale ponctuelle et restreinte reste naïve. Toutefois elle nous apprend quelque chose sur la démarche spécifique du design : il ne s'agit en aucun cas de se focaliser « d'abord » sur des objets isolés mais de penser un projet collectif qui se matérialise « ensuite » sous forme d'objets. Produire une chaise c'est aussi produire le système de production par lequel la chaise devient possible. La Morris&Co s'organise ainsi collectivement incluant artistes, artisans et techniciens à l'image des guildes du Moyen-âge : l'opération du design consiste alors à se placer dans une fiction collective réelle, un projet de vie alternatif, pour en définir les conditions matérielles. Cette dynamique se retrouve en Allemagne au sein du Bauhaus de Walter Gropius, notamment dans sa période Dessau (1925-1932) : la réalisation des bâtiments est pensée en lien étroit avec la vie sociale du campus où étudiants et professeurs cohabitent dans la redéfinition d'un cadre de vie expérimental. Les objets du design ne représentent pas le point de focalisation de cette discipline, demeurant de simples « produits » - au sens propre du terme - d'un travail sur l'espace de vie réel. Cette dimension expérimentale du design concernant les cadres de vie dessine une certaine ligne de force dans son histoire, se poursuivant avec les intuitions de Lâszlô Moholy-Nagy dans les années 1930 jusqu'au mouvement hacker des années 2000 en passant par le Design radical italien de la fin des années 1960. L'objet n'est plus appréhendé comme un simple moyen passif, inerte, soumis aux volontés et aux intentions humaines mais comme un élément polarisant un cadre de vie, travaillant le collectif qui l'habite. Cette attention à la vie explique cependant l'efficacité du design appliquée à la dynamique capitaliste.

12. MORRIS William, L'Art et l'artisanat, Paris, Rivages Poche, 2011 [ 1901 ], p. 16-17.

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Si le design ne se définit pas originellement comme un instrument déterminé pour et par l'organisation capitaliste des rapports de production et de consommation, cet intérêt pour la « sculpture sociale » - pour reprendre les termes de Joseph Beuys qualifiant cette indistinction entre l'art et la vie - trouve une résonance certaine dans une organisation capitaliste cherchant à rationaliser les rapports sociaux et leur compatibilité avec les exigences du marché. La dimension expérimentale du design cherchant à imaginer de nouveaux cadres de vie s'inscrit dans une logique capitaliste lorsqu'il s'agit d'inventer « de nouvelles formes de vie consuméristes ». On passe alors de l'invention d'un projet collectif face à l'industrialisation de la consommation (Morris) à l'invention d'un projet du design pour le consommateur lui-même. DESIGN, CAPITALISME ET FORMES DE VIE

Le développement du design dans le consumérisme contemporain ne fait que radicaliser cette approche, élargissant la création de cadres de vie à la création des formes de vie ajustées à ces cadres. Un exemple contemporain paradigmatique de cette tendance se manifeste dans la notion de « Design Thinking ». Si l'idée d'une pensée opératoire du design en tant que démarche spécifique de résolution de projets est reconnue depuis son origine et systématisée depuis les années i960 13 , la promotion du « Design Thinking » à la fin des années 2000 se caractérise par sa forte adoption dans le discours managérial. Tim Brown, directeur de l'une des agences de design les plus influentes du monde, IDEO et Roger Martin, doyen de la Rotman School of Management à Toronto, en sont les principaux promoteurs14. Brown définit le « Design Thinking » comme « une méthodologie qui imprègne l'ensemble des activités d'innovation d'un design centré sur l'humain15 ». Centrer le design sur l'humain 13. Voir notamment les travaux de Hors RITTEL au sein de la Hochschule fur Gestaltung d'Ulm, ainsi que SIMON Herbert, The Sciences of the Artificial, MIT Press, Cambridge, 1969. 14. BROWN Tim, Change by Design: How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation, New-York, Harper Collins, 2 0 0 9 ; MARTIN Roger, The Design of Business: Why Design Thinking Is the Next Compétitive Advantage, Boston, Harvard Business Press, 2009. 15. BROWN Tim, « Thinking », Harvard Business Review, juin 2008, p. 86 : « A methodology that imbues the full spectrum of innovation activities with a humancentered design ethos ».

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appelle, selon lui, à reconsidérer l'objectif des designers qui ne doit plus tant concerner la production de nouveaux objets que la mise en relation d'individus et de dispositifs techniques dans le but de produire de l'« innovation sociale16 ». Le « Design Thinking » intime alors de mettre en avant les individus et leur culture avant de s'intéresser aux objets techniques. Brown insiste notamment, dans sa conférence TED de juillet 2009, sur la mise en œuvre de projets liés à des problématiques sociales au sein des pays en voie de développement comme le système sanitaire, la sécurité, la distribution d'eau potable, etc. Si cette idée semble en apparence s'inscrire dans la lignée initiée par Morris et le Bauhaus où le projet design se concentrait sur la question d'un projet collectif de vie, il s'agit en réalité moins de penser les conditions matérielles de formes de vie à inventer que d'opérer un design des formes de vie elles-mêmes. Brown mentionne, dans sa conférence, un projet ayant pour but la mise en place en Inde d'une distribution d'aides auditives à très bas prix comprenant un service de diagnostic et de réglage des appareils via une application sur smartphone, permettant aux Indiens de se passer de techniciens spécialisés et de pouvoir gérer de manière autonome ce service sanitaire. Le problème de cette proposition n'est pas tant la solution proposée en elle-même que le processus mis en place. Le « Design Thinking » est vendue comme un processus unilatéral où l'équipe de designers vient interpréter une culture, un milieu de vie, pour lui fournir des solutions définitives. Cette méthodologie semble réaliser la contradiction d'être « centrée sur l'utilisateur » tout en faisant du designer l'agent principal des propositions et du programme de transformation sociétale envisagé. Pour Brown, la consommation n'est plus un simple acte d'achat passif mais demande une participation des consommateurs au programme qui leur est destiné. Si selon ses propres termes, de « relation passive » la consommation devient « relation active », cette participation des consommateurs n'est jamais considérée comme telle mais toujours « interprétée » par le designer et rendue compatible avec un impératif de solution. Le design se déplace alors de la constitution d'un cadre de vie au dessin des formes de vie

16. BROWN Tim et WYATT Jocelyn, « Design Thinking for Social Innovation », in Stanford Social Innovation, Winter 2 0 1 0 . Disponible au lien suivant : http://www.ssireview.org/articles/entry/design_thinking_for_social_innovation.

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elles-mêmes, intégrant les consommateurs dans le fonctionnement même du projet global. Ce déplacement de l'opération du design de la forme des objets à la vie comme « forme » explique aussi l'apparition de la figure du designer-star dans les années 1980-1990 (Philippe Starck ou Matali Crasset en France, Jonathan Ive ou Tim Brown aux États-Unis) comme figure d'une forme de vie réglée par les objets qu'il crée. Le designer se met lui-même en scène dans les médias (voir par exemple Brown ou Starck aux conférences TED) manifestant une forme de vie adéquate à la consommation des objets qu'il propose. Un entretien de Starck, donné au journal Le Monde le 31 janvier 2013 dans laquelle il décrit une de ses journées types, illustre cette attitude : Je me lève tôt. Je me prépare. C'est d'abord l'épisode de la toilette. Un cérémonial. C'est un peu la préparation du roi. Tout est à sa place, tout est fait avec une grande méthode, avec une organisation précise pour la musique présélectionnée. Je mets le casque Zik, que j'ai créé pour la firme Parrot, et je me brosse les dents, etc., tout en écoutant le programme musical que j'ai composé. [ . . . ] À 13 heures, je suis épuisé, je prends un repas bio diététique rapide, sauf quand je ne peux pas parce que je suis en voyage. [ . . . ] Après, je retourne à m a table pour travailler [ . . . ] de 15 heures ou 16 heures jusqu'à 18 heures ou 19 heures. A 20 heures, on prend un bateau ou le scooter. On habite souvent sur un bateau ou alors on n'est jamais loin d'un bateau, même à Paris. Et l'on va boire l'apéro quelque part. Bio, bien entendu 17 .

Il ne s'agit plus de faire directement la promotion des objets mais d'individus dont l'expression passe d'abord par la consommation des nouveautés du design. Ce design « centré sur l'humain » rejoint la critique formulée à l'égard de la publicité par Stéphane Haber dans son ouvrage Penser le néocapitalisme : Elle promeut des biens et des services qui renforcent réflexivement l'être-pour-le-marché des agents sociaux, qui " vendent " donc, comme par surcroît, l'inéluctabilité de la forme marchande de la vie sociale et la subjectivation qui l'accompagne 18 .

17. Propos recueillis par GAZSI Mélina, « Philippe Starck : "Je vis trois ou quatre fois une vie normale au minimum" », Le Monde, 31 janvier 2013. 18. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013, p. 260.

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Le design opère ici moins la mise en évidence des objets que le mode de vie qui leur est rattaché. Et on peut alors affirmer qu'il se fait bien « chien de garde » du capitalisme lorsque ces formes de vie sont explicitement dessinées pour leur ajustement à la logique consumériste, comme si le marché ne présentait pas d'en-dehors à nos cadres de vie. Vincent Beaubois

Classe et espèce humaine : pour une contribution à la critique du capitalisme

ES ENJEUX DU SIÈCLE commençant appellent à prolonger et à approfondir résolument la critique écologiste du capitalisme. Entendons celui-là comme système de production de richesses matérielles ou immatérielles appuyé sur le travail salarié, fondé sur une logique d'accumulation indéfinie du capital et la tendance à maximiser le profit retiré de l'argent investi1. Le « capitalisme historique2 » s'en tendant par ailleurs comme une forme de domination sociale faisant de la dépossession collective et de l'exploitation des ressources naturelles et humaines un moyen décisif d'assurer la maximisation du profit, essentiellement indifférent à l'utilité ou à la valeur sociales ajoutées. Plusieurs critiques du capitalisme peuvent historiquement être distinguées : qu'il s'agisse d'une critique traditionnaliste (au nom d'un certain féodalisme par exemple) ; d'une critique religieuse ou spiritualiste ; d'une critique morale et humaniste ; d'une critique de classe d'inspiration souvent marxiste. À l'instar de ces dernières, bien qu'elle condamne assez largement le productivisme, la critique écologiste du capitalisme est susceptible de connaître des variantes. Par ailleurs, la radicalité de la critique « verte » du capitalisme n'est pas fondamentalement prédisposée à s'inscrire dans les grammaires et cadres d'analyse des autres types de critiques, historiquement plus anciennes. Il nous semble toutefois urgent et nécessaire, vu le tour pris aujourd'hui par ce qu'on a appelé « néocapitalisme », de cibler la relation entre critique écologiste (réelle ou possible) du capitalisme et la critique de classe d'inspiration marxiste, convaincus que nous sommes que la bi-chromie

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1. Parmi d'autres définitions possibles, citons celle, synthétique, de Raphaël DIDIER : « le capitalisme correspond à des systèmes économiques très divers qui n'ont, au fond, rien de c o m m u n qu'une logique d'accumulation du capital basée sur le salariat » (Le Capitalisme en clair, Paris, Ellipses, 2009). 2. Voir WALLERSTEIN Immanuel, Le Capitalisme historique, Paris, La Découverte, 1985.

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« vert-rouge » devenue désormais relativement ordinaire dans la syntaxe visuelle et discursive de la gauche, resterait insatisfaisante et illusoire si elle s'en tenait à une juxtaposition sans synthèse - sachant qu'en la matière la synthèse ne va pas sans problèmes - et convaincus pourtant de leur indispensable synthèse. Pour contribuer ici à ce travail, il nous semble pertinent de comparer et rapporter l'un à l'autre les concepts de « classe sociale » et d'« espèce humaine » ; plus précisément les appartenances et solidarités que l'un et l'autre sont susceptibles de dessiner et les ressorts qu'ils peuvent mobiliser. Que le concept de classe, malgré sa relative polysémie, s'avère central dans la critique marxienne et marxiste du capitalisme est assez peu contestable ; mais que le concept d'espèce humaine soit tout aussi incontournable dans une pensée écologiste, proposant a fortiori une critique du capitalisme, voilà qui est bien moins évident. Nous soutenons pourtant qu'une pensée écologiste de la société et de l'économie ne peut pas faire abstraction du savoir écologique qui replace les activités humaines au sein d'interactions entre populations vivantes, milieux et finalement espèces, et fournit ce faisant « une description de l'homme comme espèce vivante » susceptible de faire l'effet d'une « force géologique » majeure, selon les tenants du concept d'anthropocène3. Mais nous indiquons d'emblée que la description de l'humain comme espèce vivante est loin d'être synonyme d'une réduction de la compréhension de celui-ci à sa seule dimension biologique. En vue de comprendre si les concepts de classe sociale et d'espèce humaine peuvent contribuer à former le nouveau paradigme que Jean-Marie Harribey appelait de ses vœux4, tout en évaluant dans quelle mesure le concept d'espèce humaine peut constituer un outil pertinent de la critique du capitalisme, nous tâcherons de montrer en quoi les concepts de classe sociale et d'espèce humaine peuvent travailler ensemble au sein d'une pensée critique du capitalisme (I), avant d'exposer certains des problèmes par là soulevés (II), et d'esquisser, pour finir, une piste dans le sens de la construction d'un nouveau paradigme (III).

3. Voir BONNEUIL Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste, L'Evénement anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Paris, Editions du Seuil, 2013. La notion d'anthropocène a été proposée par le prix Nobel de chimie Paul CRUTZEN dans son article « Geology of Mankind » in Nature, vol. 4 1 5 , 3 janvier 2002, p. 23. 4. HARRIBEY Jean-Marie, « Marxisme écologique ou écologie politique marxiste » in Dictionnaire Marx contemporain, BIDET Jacques et KOUVALEKIS Eustache (dir.), Paris, PUF, « Actuel M a r x confrontation », 2001.

CLASSE

ET ESPÈCE HUMAINE.

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VERS UNE CONVERGENCE DES CONCEPTS DE CLASSE SOCIALE ET D'ESPÈCE HUMAINE POUR UNE CRITIQUE DU CAPITALISME

Harribey, notamment, rappelle combien la préoccupation écologiste s'avère profondément cohérente avec l'option philosophique de type matérialiste qui préside à la pensée marxienne de l'homme et du social, et donc à la théorie marxienne de la lutte des classes sous le mode de production capitaliste5. Il indique à juste titre que son matérialisme est un naturalisme, non pas bien sûr au sens d'une quelconque fondation en nature de l'ordre des rapports sociaux dans une essentialisation anhistorique, mais au sens indiqué aussi par Stéphane Haber6 : d'un postulat philosophique reconnaissant l'homme comme être naturel relevant d'abord du genre animal et inscrit par ses besoins et sa dépendance dans l'ordre de la nature. John Bellamy Foster a rappelé quant à lui combien Karl Marx s'est intéressé aux travaux de géochimistes au point d'en dégager un concept fort utile à la pensée écologiste (celui de « métabolisme » - Stoffwechsel7). On sait, enfin, l'accueil positif que Marx réserva à la théorie darwinienne de l'évolution des espèces incluant l'homme, théorie dont il estimait même qu'elle fournissait un « sous-bassement de la lutte des classes dans l'histoire8 » et « la base de [sa] conception en matière d'histoire naturelle9 ». Mais il ne s'agit pas de chercher par là à montrer que l'usage du concept d'espèce humaine serait autorisé par l'auteur le plus éminent de la critique de classe du capitalisme. Il s'agit bien plutôt d'insister sur l'aspect problématique de l'oubli (ou du déni ?) récurrent de ce naturalisme-là chez Marx. Comme si à parler de nature, et à décrire l'homme comme une espèce vivante relevant de la nature (quoique d'emblée en même temps historique et donc largement auto-façonnée), on craignait de malmener,

5. Ibid. 6. HABER Stéphane, Critique de l'antinaturalisme. Etudes sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, « Pratiques théoriques », 2006, p. 130. L'auteur mentionne trois naturalismes présents dans les textes de 1844 de Marx. Il s'agit ici du naturalisme que Haber n o m m e « anthropologique ». 7. Voir CHARBONNIER Pierre, « De l'écologie à l'écologisme de Marx, sur l'histoire naturelle du capitalisme et ses interprétations », Tracés, 1/2012, n° 22, (« Écologiques. Enquêtes sur les milieux humains »), p. 153-165. 8. MARX Karl, « Lettre à Lassalle 1 , 6 Janvier 1861 », Correspondance, t. 6, p. 2 6 5 - 2 6 6 . 9. MARX Karl, « Lettre à F. Engels », 19 décembre 1860, Correspondance, t. 6, p. 248.

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par le retour d'une nécessité tyrannique et intraitable, l'aspiration des peuples à l'émancipation et à la liberté. Par ailleurs, la logique, voire la dramaturgie historique, héritée de Marx se donne, nous le savons, pour horizon le dépérissement de l'État et la société sans classes. Elle rend donc nécessaire de penser le fondement possible d'une appartenance et d'une identification collective post-dassiste, tout autant que post-raciste - pour autant qu'un Immanuel Wallerstein ait raison de penser le racisme (qu'il distingue de la xénophobie) comme le produit même du capitalisme. Si le concept d'humanité comme communauté authentique retrouvée ou rêvée (dont l'internationalisme marxiste préfigure parfois l'avènement au cœur d'une lutte de classes destinée à être dépassée) peut certes tenir ce rôle, le concept d'espèce humaine semble pouvoir le tenir à plus forte raison, notamment s'il se fait charge de la description qu'en fit Robert Antelme. Dans son saisissant témoignage de la vie concentrationnaire durant la deuxième guerre mondiale10, Antelme pense en effet l'espèce humaine selon une coexistence structurelle entre « vulnérabilité » et « solidité » : extrême vulnérabilité de l'humain en tout homme et, pourtant, solidité de ce qu'il faut bien appeler nature ou naturalité, indéfectible et imprenable, au titre de laquelle l'individu « survit et meurt en membre de l'espèce dont il est né », s'avérant impossible à bannir hors de l'espèce et à « muter » en nonhumain". On comprendra alors qu'Antelme propose de penser l'espèce humaine comme cette seule communauté réelle « subsistant » derrière les tentations et tentatives de « se » diviser, cliver, morceler, écarteler en mille classifications et hiérarchisations ; et que justement, selon lui, cette subsistance ne se démontre jamais mieux qu'au moment où la radicalité de l'oppression révèle et défait, dans l'exténuation des victimes, la facticité, la vanité et l'erreur monumentale des clivages qu'on avait voulu fabriquer. Ici, on le voit, l'espèce humaine prend un sens politique, dérivé d'une expérience politique majeure : ce sens politique-là infléchit le concept parfois un peu abstrait d'« humanité » dans le sens d'une vulnérabilité subsistante. Or cette dernière semble assez nettement opératoire pour se représenter une communauté humaine post-dassiste et post-raciste, quand (ou bien 10. ANTELME Robert, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. 11. « Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont enfermés dans la m ê m e espèce et dans la m ê m e histoire », ibid., p. 83.

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afin que ?) les fétichismes nourrissant les dominations de classe et de race montrent leur vacuité. Une telle analyse présente l'intérêt théorique de faire de l'espèce ainsi pensée une figure opposable à celle de la classe qui soit en même temps au service même de l'intérêt des classes opprimées. Classe pouvant d'ailleurs recevoir ici une signification étendue à tout morcellement du continuum « espèce » susceptible de s'accompagner de relations de domination et d'exploitation de sorte que la classe sociale au sens économique ne soit qu'une forme, la plus structurante peut-être, de cette possibilité-là. Mais qu'est-ce qui relie alors l'une à l'autre la critique du capitalisme procédant de la pensée antelmienne de l'espèce et celle susceptible de convenir à l'écologie politique ? Qu'est-ce qui, en outre, les relie au paradigme marxiste fondé sur le concept de lutte des classes ? La réponse déroutera peut-être, tant le concept est aisément absorbé par des positions conservatrices en matière de mœurs et objet d'une idéalisation, parfois fanatique. Pourtant, c'est bien de la notion de vie qu'il est ici question. Expérience du combat pour la survie dans des conditions inhumaines et radicalement dégradantes décrite par Antelme ; protection des conditions environnementales d'une vie décente et de qualité, jusqu'à la bataille pour la pérennité des générations futures comme celle des autres espèces ; indignation d'un Marx devant la dépossession des travailleurs opprimés vis-à-vis de la substance, du sens, et du « propre » de leur vie d'homme : à chaque fois c'est la réalité, la qualité et même le propre de la vie qui sont en jeu - essentiellement de la vie des hommes certes, mais aussi la vie d'êtres qui, n'étant pas humains, ne sont pas pour autant nécessairement sans valeur. Et transparaît, telle une intuition persistante, l'idée selon laquelle la masse des profits accumulés ou escomptés par quelques uns, de même que les satisfactions narcissiques ou perverses, ne valent pas un instant la dégradation, parfois irréversible, de la vie présente et à venir, humaine et même non humaine, de tous ceux/ce qui se voient/voit soumis au mécanismes des dominations concernées12. Bien entendu, à rentrer dans le détail, on constatera vite l'énorme complexité des échelles, degrés, enchevêtrements d'intérêts et enjeux vitaux souvent divergents, et l'on devra - surtout s'agissant de l'extension de la préoccupation à la vie « non-humaine » - réussir à penser des équilibres et montages

12. Le slogan d'un parti de gauche radicale est « nos vies valent plus que leurs profits », pointant un clivage de classe, sans indiquer si ce « nous » est destiné à se limiter au « nous » de classe.

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délicats, soumis à la nécessité récurrente et problématique d'ordonner les priorités et les valeurs. C'est pourquoi, en la matière, la proposition d'en passer par une méthode et une morale d'inspiration pragmatiste pourrait bien être d'un grand secours13. Reste qu'on ne pourra sans doute pas nier l'enracinement de ces préoccupations multiples dans la valeur accordée au vivant « vivant », si l'on me permet la formule, au sein duquel les forces de « vitalité14 » restent capables de l'emporter sur la destructivité interne pourtant elle-même propre au vivant ; sur la dissolution et l'exténuation des potentialités ; sur le risque de disparition à long terme. Ainsi, les classes socialement et économiquement opprimées, au lieu de se voir d'emblée concurrencées par des revendications qui se feraient au nom de l'espèce humaine toujours-déjà liée aux autres espèces vivantes, pourraient très naturellement y voir au contraire une expression à grande échelle d'un même enjeu et d'une même racine de la lutte. Inversement, rapporter le combat écologiste à l'appartenance d'espèce15 n'implique pas de situer les enjeux de cette lutte-là au-delà des considérations de classe qui seraient nécessairement dérisoires et relatives. L'insistance sur cette description de l'homme comme espèce peut au contraire maintenir ferme la conscience que l'oppression de classe touche à la vie dans sa racine la plus décisive et signifiante, et suggère qu'il y a sans doute quelque chose de vital et naturel, en l'homme « générique », comme dirait Marx, à vouloir ainsi défendre « sa » vie. Et cela reste valable jusque dans une forme du capitalisme qui aimerait à se présenter comme « bio-capitalisme », car là même où la vie d'une catégorie de la population mondiale est quotidiennement écrasée, tandis que la vitalité des autres catégories se voit valorisée, flattée, mimée et entretenue pour les besoins du marché (classes moyennes, travailleurs des zones des centres économiques...), subsiste (sans doute comme la condition l'une de l'autre) une forme dure d'oppression à côté d'une forme molle et subtile d'aliénation au moins culturelle et existentielle16.

13. HACHE Emilie, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, 2011. 14. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation. Paris, Les Prairies ordinaires, 2013. Haber fait remarquer combien la vitalité peut être prise pour objet de soin tout autant que c o m m e ressource par le capital. 15. Définie c o m m e plastique et adaptable, mais aussi vulnérable et structurellement dépendante. 16. Voir HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme,

op. cit. p. 2 3 5 - 2 4 0 .

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De ce point de vue là, le déjà vieil axiome marxien, selon lequel le prolétariat, en raison de sa position de dépossédé n'ayant rien d'autre à perdre que ses chaînes est le mieux placé pour assumer la tâche de renverser le capitalisme, pourrait bien se voir, sans contradiction, étendu à une libération incluant, avec les autres classes, l'humanité tout entière entendue cette fois comme « espèce », c'est-à-dire comme engageant avec elle, du fait même de son interdépendance bien comprise et de sa parenté reconnue, les autres espèces et écosystèmes que le capitalisme « épuise » sans vergogne comme il « épuise17 » les travailleurs. Toutefois, l'utopisme de cette mission émancipatrice s'avérerait renforcé du fait de l'ampleur du défi et de l'absence totale de garantie que ne se crée ou ne se perpétue quelque système oppressif que ce soit... Remarquons ainsi que cette convergence avérée entre classe et espèce au sein d'une critique du capitalisme d'inspiration marxiste pose des problèmes qui interdisent peut-être de s'en tenir à une pure subsomption des attentes écologiques, associées à l'idée d'espèce humaine, sous le paradigme de la lutte des classes. V I E , PUISSANCE, DIVISION SOCIALE DE L'ESPÈCE : QUELQUES PROBLÈMES

S'agissant de la référence à la vie, ou au vivant « vivant », se pose en effet, à l'intersection des notions de classe sociale et d'espèce humaine, le constat suivant : les aspirations des classes opprimées à une émancipation de leurs vie et vitalité, comme d'ailleurs celles des classes dominantes, ne peuvent pas se présenter comme « absolues ». C'est-à-dire littéralement sans lien, sans ancrage, sans contexte ; et dès lors potentiellement sans limite et exclusives. Les vies à émanciper sont liées à d'autres vies, humaines ou non humaines, ici et maintenant, ailleurs et à l'avenir. Cela exige donc de composer et d'assumer comme légitime, notamment, que tout ce qui a été pris par le capital n'est pas nécessairement « à nous18 » : qu'il s'agisse du « nous » de classe, du « nous » spolié ; ou bien qu'il s'agisse aussi du « nous » d'espèce - où « être à nous » suggérerait un droit d'usus et d'abusus plein et entier. Cela exige 17. MARX Karl, Œuvres, Le Capital, section III, 10, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, p. 795 : à propos de l'Angleterre, « la m ê m e cupidité aveugle qui épuise le sol attaquait jusqu'à sa racine la force vitale de la nation ». 18. Voir le slogan, titre de chanson puis de journal « tout est à nous » (Ligue communiste révolutionnaire, puis Nouveau parti anticapitaliste, pour le titre de journal).

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aussi de prendre acte d'une potentialité inconfortable mais incontournable, révélée par l'histoire passée : la fin d'une oppression ne signe pas nécessairement la fin de toute oppression ; ceux qui subissent une oppression peuvent eux-mêmes en infliger une autre, d'un autre type19. L'inconfort procède du fait qu'il est sans doute difficile de se représenter soi-même comme étant à la fois opprimé et oppresseur ; d'être celui dont la puissance vitale est écrasée et, en même temps, celui dont la puissance vitale, toutefois maintenue quoique aliénée, écrase en retour autre chose que soi. On ne peut alors que relire avec circonspection ces mots pourtant splendides de Marx sur l'émancipation de l'humanité vis-à-vis de son « autoaliénation » religieuse, condition de son émancipation à l'égard de son « auto-aliénation » socio-économique : La critique de la religion s'achève avec l'enseignement selon lequel l'homme est pour l ' h o m m e l'"être suprême", donc par "l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions" qui font de l ' h o m m e un être humilié, asservi, abandonné, méprisable 20 .

Car ce renversement de la suprématie du divin, s'il n'est que remplacement, reproduisant le schéma de l'absoluité, est peu satisfaisant. Certes, il convient de resituer nettement cette idée dans le contexte précis de la philosophie allemande marquée par son dialogue sous-jacent avec la théologie, et de rappeler l'enjeu et l'urgence révolutionnaire que la « critique religieuse » sert. Mais ce qu'une description écologiste de l'homme comme espèce nous apprend, c'est que précisément, dans un cadre cette fois pleinement séculier, l'homme ne peut pas se penser comme être suprême du monde si cela signifie absolu ; ni même, peut-être, si cela signifie le sommet d'une hiérarchie cosmologique (bien qu'ontologiquement cela puisse conserver de la pertinence). Pour le dire sans ambages, la critique religieuse, qui était nécessaire politiquement, a toutefois peut-être permis, en laissant penser que l'occupation par l'homme de la place vide de Dieu était souhaitable, une auto-référentialité cette fois discutable - là où, bien souvent, l'idée de 19. Qu'on se réfère ici au livre d'Angela DAVIS : Femmes, race et classe, Paris, Des femmes, 1983. Aux oppressions afférentes à ces trois catégories, devrions-nous en ajouter une quatrième qui serait le fait de l'espèce humaine (pourvu que le passage de l'idée de pression d'espèce à celle d'oppression soit légitime) ? 20. MARX Karl, Introduction Paris, Ellipses, 2000. p. 14.

à la critique de la philosophie du droit de Hegel

(1843),

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fond de presque toute spiritualité religieuse, selon laquelle il y a autre chose que soi et plus grand que soi21, maintenait le principe d'une extra-référentialité en fait signifiante, qui fournissait des repères et principes relatifs au déploiement de la puissance humaine. Car à l'heure « même » où nous faisons le constat accablant du renforcement de la pression anthropique sur la Terre, une auto-référentialité étroite semble fort problématique, même et surtout dans une pensée de l'émancipation : notre hypothèse est ainsi qu'elle confinerait, si ce n'est à prolonger l'indifférence générale, du moins à une illusion d'optique et axiologique malvenue. Intégrant dans « son monde22 » (donc dans sa pensée et sa praxis) ces externalités et extériorités souvent ignorées, l'espèce humaine en général (et ceux par qui un changement radical de civilisation a le plus de chances d'arriver, en particulier), aurait sans doute tort d'y réduire le monde, sans ménager d'espace pour une extériorité subsistante « même en pensée » ; c'est-à-dire pour quelque chose d'où serait possible un autre regard23. « Penser comme une montagne » disait Aldo Léopold24... figurant justement la possibilité d'un autre regard. » Notons toutefois qu'en engageant à faire de l'homme « l'être suprême pour l'homme », Marx vise ici essentiellement, outre la destitution de Dieu, à fonder la critique de l'aliénation socio-économique à l'égard du fétiche marchandise et du fétiche argent. Aussi, quand Marx parle de « "l'impératif catégorique" de renverser toutes les conditions qui font de l'homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable », il pointe aussi la destitution de ces quasi-divinités produites par le capitalisme dont Haber décrit de façon convaincante la tendance à se laisser percevoir comme des entités extérieures à la vie et à la société humaines, presque transcendantes25. Devenant suprêmes, l'argent, la 21. La fonction socio-politique des religions ne prend-elle pas souvent appui sur le détournement de ce sentiment, né du rapport à la « nature », vers la sphère des puissants. Voir ROUSSEAU Jean-Jacques, Le Contrat social, II, 7. 22. MARX Karl, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 7. 23. Que l'homme d'action ne s'impatiente donc pas à l'égard du regard distant du géologue ou climatologue habitués à raisonner sur des échelles de temps très longs, mais y lise le signe qu'un autre point de vue reste en pensée possible, suggérant bien d'autres points de vue que celui qui, évidemment, nous importe d'abord. 24. LEOPOLD Aldo, Almanach d'un comté des sables, GF Flammarion, 2000, p. 168-173. 25. HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme, op. cit., p. 10-14. Précisons toutefois que Haber ne parle pas de quasi-divinités, mais de « puissances détachées »,

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marchandise, voire tous ces fétiches identitaires qui produisent des satisfactions narcissiques, où qu'ils se fondent, semblent ainsi imposer leur suprématie au détriment de la valeur de l'homme (tout homme) comme être vivant, et être ce par quoi adviennent humiliation, asservissement, abandon, mépris. Dans ces conditions, difficile de faire entendre l'idée que l'espèce humaine puisse fonctionner comme socle ontologique d'une communauté et d'une identité partagée mobilisable au sein d'une politique écologique : car la production culturelle de fétiches de ce genre tend à fabriquer des discontinuités dans la reconnaissance, des clivages, des classifications et des hiérarchisations confinant à la quasi-subdivision de l'espèce humaine en « espèces socio-culturelles ». Il se peut même que nous soyons condamnés à une distorsion politique : d'une part la légitimité de la description de l'homme comme espèce, une et continue au cœur même de sa diversité naturelle, semble s'imposer intellectuellement comme valide (et même fertile moralement) ; d'autre part la réalité sociale et politique semble induire une représentation morcelée de cette même espèce et rendre non opératoire politiquement la représentation d'une identité d'espèce. On retrouverait alors l'aporie d'un humanisme cosmopolite en mal d'avènement. Vitalité et puissance humaines, (non)-reconnaissance et subdivision sociale de l'espèce sont ainsi le lieu de problèmes majeurs aux conséquences parfois lourdes tant du point de vue social que du point de vue écologique. Or, nous faisons l'hypothèse qu'elles engagent, sans s'y réduire, l'enjeu de l'estime de soi, individuelle et collective, avec laquelle le capitalisme interagit, et que ces problèmes ne pourront prétendre se résoudre sans la prise en charge de cet enjeu. L'ENJEU DE L'ESTIME DE SOI. ESQUISSE D'UNE PISTE DANS LE SENS DE LA CONSTRUCTION D'UN NOUVEAU PARADIGME

En effet, au travers des formes du capitalisme qui portent atteinte à la vie, selon toutes les réserves et ambiguités qui méritent ici d'être relevées, semble aussi en œuvre une certaine atteinte faite à l'estimabilité de soi et du « d'objectivité détachée », montrant c o m m e n t « "l'argent" et "la technique" [ . . . ] forment des facteurs particulièrement favorables à la promotion de transcendances problématiques » ; bien que toutefois leur « objectivité » ne soit que « "partiellement", "imparfaitement" ou encore "tendanciellement autonomisée" ».

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non-soi. Que l'estime de soi soit déterminée, notamment, par un système de valorisation largement fétichiste ; alors du degré d'intégration dans ce système, dépendra en partie l'estime de soi. Considérons à ce titre le concept décrit par Wallerstein de « prolétarisation » pour voir en quoi nous pourrions l'appliquer au phénomène de l'estime de soi26. La prolétarisation consiste dans la dissolution progressive de tous les liens qui maintenaient le sujet attaché à une structure socio-économico-culturelle (essentiellement familiale ou villageoise) externe aux échanges salariés. Certes, Wallerstein décrit le paradoxe selon lequel un prolétaire s'avère ainsi plus coûteux qu'un semi-prolétaire susceptible de voir une partie de sa force de travail reproduite par un circuit du travail et de l'échange qui reste externe au salariat. Mais on comprend aussi que, pleinement intégré au système capital-travail et à la société de consommation nécessaire à l'écoulement de la production, le prolétaire, bien qu'il puisse gagner par le salariat une diversification de son univers, perd une partie des liens, et peut-être une référence alternative, au sein desquels il pouvait puiser une structure psycho-sociale et la possibilité d'une estime de soi « indépendantes » du capital. Il ne s'agit pas ici, de faire l'éloge d'un quelconque archaïsme traditionnel souvent caractéristique des structures socio-culturelles pré et para-capitalistes, quoique le glissement soit fort facile. S'il y a éloge à faire ce serait plutôt de la possibilité de maintenir ou de créer des espaces socio-culturels dans lesquels l'estime de soi puisse s'enraciner de façon autonome par rapport aux vecteurs d'estime de soi proposés par le capital. Une autonomie ni autiste ni même autarcique, mais une autonomie persistante. La question est alors de savoir en quoi la référence à l'espèce peut servir à construire un espace socio-culturel répondant à cet enjeu. S'il n'est pas ici le lieu d'élaborer la réponse à cette question, indiquons toutefois ce que le concept même d'espèce humaine peut fournir en ce sens. Ce dernier implique nécessairement les idées de « relativité » et de « parenté ». D'une part, « relativité », non pas au sens de disqualification, mais en tant que relation nécessaire et structurelle avec ce qui n'est pas soi et ne provient pas de soi - bien que le non-humain s'avère de plus en plus inextricablement mêlé d'humain. D'autre part, « parenté » phylogénétique avec les autres espèces, et, selon les degrés, avec « toutes » les espèces vivantes.

26. WALLERSTEIN Immanuel, Le Capitalisme historique, op. cit., p. 20-27.

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A première vue on pourrait penser que ces idées convergent vers une réédition de la deuxième blessure narcissique indiquée par Freud à propos de la description darwinienne de l'homme ; ou bien vers une exacerbation du sentiment pascalien de contingence de l'homme dans l'univers et maintenant dans le système Terre, sentiment amèrement compensé par la gloire d'être devenu une force polluante aux effets climatiques et géologiques comparables à ceux d'une force géologique majeure. Plutôt qu'un ressort de l'estime de soi, n'y a-t-il pas là les ressorts d'une mésestime collective généralisée ? Nous estimons que, malgré ces aspects indéniables, une interprétation un peu différente de notre qualité de membres de l'espèce peut se dessiner. Une interprétation résumable dans la proposition suivante : nous sommes « déjà » plus grands que nous-mêmes. Pour la simple raison que nous portons en nous un certain condensé de l'histoire de la vie terrestre, sur le plan cellulaire, génétique, physiologique, anatomique ; sur le plan instinctuel, comportemental, et adaptatif ; pour la simple raison que nous sommes faits de la matière du monde, celle qui constitue tous les êtres naturels, qu'on ne peut à ce titre refuser de nommer naturels sauf à nier notre provenance, notre parenté, notre inscription dans un monde qui nous précède et nous façonne. Pour cette raison enfin que l'histoire de l'univers et de la Terre nous ont donné, sous les auspices du climat relativement stable de l'holocène, à développer patiemment et dans une grande diversité de vues, les moyens de nous représenter tout ce que nous avons en nous ; c'est-à-dire de penser ce que nous « sommes », par tout ce qui n'est pas nous. Aussi, nous semble-t-il ontologiquement fondamental, mais aussi politiquement décisif, de saisir la relation entre estime de soi et estime de ce qui n'est pas soi, « sur un mode qui ne soit pas celui de l'aliénation ». Du moins estime de soi et admiration de ce qui n'est pas soi (admirer au double sens de s'étonner et de contempler27). Admirer le monde naturel, sa diversité, sa richesse, l'ingéniosité et la complexité du vivant, méditer sur ce réel qui nous précède et nous dépasse, cela ne suffira certes pas à mettre fin aux oppressions, à la pression anthropique sur la planète et à la prédation capitaliste qui en est l'une des racines. Mais cela peut contribuer de manière profonde à décentrer l'homme de lui-même pour le ramener à soi sur un mode qui ne soit pas celui des fétiches qui morcellent l'espèce. Se jouerait ainsi, pour 27. A ce propos, il nous semble que la notion de « valeur intrinsèque » proposée par une frange de l'éthique environnementale ne peut devenir opérante qu'à condition que sa reconnaissance soit d'abord admiration.

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l'individu, la possibilité de saisir combien la puissance vitale - individuelle et spécielle - procède d'une diversité de puissances qui en sont la condition, et se dessinerait, ce faisant, un autre accès à sa singularité propre. Ainsi, plaiderions-nous28 volontiers pour une culture de l'admiration plutôt que pour une culture du narcissisme (qu'il soit de l'individu ou de l'espèce) : une culture de l'admiration de ce qui est autre que soi, et qui pourtant nous habite ; de ce qui est commun et pourtant irréductiblement étranger. L'enjeu étant de produire une culture opposable à la culture de la marchandisation et du saccage. Car cette dernière semble en passe d'englober dans son raz-de-marée devenu système - outre les ressources naturelles ; les corps des hommes et des femmes ; leurs affects, leurs désirs et leurs intelligences - toute extériorité susceptible de fonder l'estime de soi en dehors de ce système, et par là de s'émanciper de sa tutelle douceamère. A « l'impératif catégorique » proposé par Marx de « renverser toutes les conditions qui font de l'homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable », s'ajouterait ainsi celui-ci pour le compléter : sdéfaire tout ce qui fait de l'homme un être sans ancrage naturel ; sans ascendance et sans histoire ; sans rien à admirer hors de lui ; sans lien avec du non-humain ; et du coup sans lien avec lui-même. Car par là se dessine la possibilité d'une estime de soi non oppressive, d'un ressort de résistance à l'oppression, et même d'un futur pour une partie de la beauté du monde. Le capitalisme n'a sans doute pas le droit de nous voler, c'est-à-dire de nous vendre, une telle possibilité. Flore d'Ambrosio-Boudet

28. Ce qui ouvre l'immense question de savoir comment en politique on pourrait se donner les moyens de « plaider » pour une telle culture (éducation, création artistique, loi ?).

Réification et critique du capitalisme aujourd'hui : éléments pour une réactualisation

ANS CE TEXTE1, nous défendons que la notion lukâcsienne de réification - « le fait qu'un rapport, une relation entre personnes prend le caractère d'une chose et, de cette façon, d'une "objectivité illusoire" qui, par son système de lois propre, rigoureux, entièrement clos et rationnel en apparence, dissimule toute trace de son essence fondamentale : la relation entre hommes2 » - constitue une catégorie pertinente pour décrire et critiquer certains traits spécifiques du capitalisme contemporain. Dans notre perspective, la réification permet de préciser, au cœur de la thématique plus large de l'aliénation - et particulièrement de l'analyse marxienne des formes marchandes et organisationnelles de l'aliénation causée par le capitalisme3 - le moment non pas d'un devenir-objet

D

1. Ce texte reprend certains arguments publiés dans CUKIER Alexis, « La réification du pouvoir à l'heure du management et de la finance », in CHANSON Vincent, CUKIER Alexis et MONFERRAND Frédéric (dir.), La Réification. Histoire et actualité d'un concept critique, Paris, La Dispute, 2014. 2. LUKÀCS Georg, Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, p. 110. 3. Voir à ce sujet BIDET Jacques, « Fécondité et ambiguïté du concept d'aliénation : Le Capital après Althusser », in BOURDIN Jean-Claude (sous la direction de), Althusser, une lecture de Marx, Paris, PUF, 2008. L'auteur y distingue l'« aliénation marchande » et l'« aliénation organisationnelle » chez Marx, et développe une interprétation de cette dernière à partir d'une lecture du chapitre 13 (« Coopération ») du livre I du Capital : « Notre propre puissance organisatrice, explique Marx, nous échappe, se retourne contre nous. Là encore, à nouveau, tout comme au chapitre 1 pour le marché, ce qui se trouve perdu, ce dont nous sommes dépossédés, ce n'est pas du produit du travail : c'est de notre propre raison sociale, qui, dit Marx, nous apparaît comme une puissance étrangère ». Voir aussi à ce sujet BIDET Jacques, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004, notamment p. 75-85 et 176-182 ainsi que BIDET Jacques, L'Etat-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l'échelle globale, Paris, PUF, 2011, p. 62-67.

Alexis CUKIER

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des sujets ou d'un devenir-sujet des choses mais d'un devenir-chose du pouvoir ; c'est-à-dire la manière dont des formes d'organisation de la vie sociale, liées au fonctionnement du marché, de l'entreprise et de l'État, chosifient et contraignent l'exercice du pouvoir et en dépossèdent les individus. Plus spécifiquement, nous proposons de montrer que ce moment « réifiant » des processus d'aliénation dans le néocapitalisme4 permet d'éclairer certains processus de financiarisation (termes qui peut désigner l'ensemble des transformations structurelles de l'économie depuis les années 1970, organisées autour de la généralisation de l'épargne de masse, de l'offre de crédit à la consommation, ainsi que de la fixation par les places boursières des objectifs de production, de circulation et de valorisation capitalistes des entreprises5) et de bureaucratisation (liée à l'ensemble des normes, règles, procédures, certifications et formalités transversales et similaires imposés aujourd'hui aux travailleurs et citoyens pour organiser leurs actions dans les domaines du travail, de la consommation et de l'administration étatique6) des rapports sociaux propres au capitalisme dans sa période néolibérale. Dans cette perspective, nous rappellerons dans un premier temps quelques éléments de la thématique lukâcsienne de la réification dans Histoire et conscience de classe. Nous insisterons particulièrement dans ce texte non pas sur la critique, plus connue, de l'organisation tayloriste du travail (dont on pourrait également montrer que certaines analyses demeurent pertinentes pour aborder le néo-management contemporain) mais sur l'analyse du « processus désormais unifié de capitalisation radicale de toute la société7 » et du « problème de la bureaucratie moderne8 » en terme de réification. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment certaines analyses contemporaines du travail dans le secteur de la finance ainsi que de l'application des principes néolibéraux du « capital humain » et de « l'économie

4. Voir HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Paris, Les Prairies ordinaires, 2 0 1 3 , et n o t a m m e n t la définition de l'aliénation objective, p. 42 et suivantes. 5. Voir n o t a m m e n t DUMÉNIL Gérard et LÉVY Dominique, The Crisis ofNeoliberalism, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2 0 1 0 . 6. Voir par exemple HIBOU Béatrice, La Bureaucratisation du monde néolibérale, Paris, La Découverte, 2 0 1 2 . 7. LUKÂCS Georg, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 121. 8. Ibid., p. 127.

à l'ère

RÉIFICATION

ET CRITIQUE

DU CAPITALISME

AUJOURD'HUI.

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de la dette » dans l'administration étatique permettent d'envisager une réactualisation du concept de réification dans le contexte contemporain. RÉIFICATION, ABSTRACTION ET PROBLÈME DE LA BUREAUCRATIE CHEZ GEORG LUKÂCS

La catégorie lukâcsienne de réification constitue une synthèse des thématiques marxienne du fétichisme de la marchandise et wébérienne de la rationalisation dans le capitalisme. L'opérateur théorique de cette synthèse est la notion d'abstraction, qui renvoie en premier lieu chez Lukâcs au rapport de causalité qui s'établit entre « le travail abstrait, égal, mesurable avec une précision croissante au temps de travail socialement nécessaire, le travail de la division capitaliste du travail, à la fois en tant que produit et condition de la production capitaliste », et « la forme d'objectivité tant des objets que des sujets de la société » et notamment « leur relation à la nature et les relations possibles en son sein entre les hommes9 », mais qui s'étend ensuite aux domaines de la finance et de la bureaucratie. Dans la section « Le phénomène de la réification », Lukâcs, après avoir reconstitué le problème marxien du fétichisme de la marchandise et constaté « l'évolution de la forme marchande en forme de domination réelle sur l'ensemble de sa société10 », fait porter la critique de la réification sur les « relations possibles » entre les hommes, dans le contexte d'une analyse des effets psychiques et sociaux de l'organisation tayloriste du travail sur les individus et leurs rapports : La séparation de la force de travail et de la personnalité de l'ouvrier, sa métamorphose en une chose, en un objet que l'ouvrier vend sur le marché, se répète également ici, à cette différence près, que ce n'est pas l'ensemble des facultés intellectuelles qui est opprimé par la mécanisation due au machines, mais une faculté (ou un complexe de facultés) qui est détachée de l'ensemble de la personnalité, objectivée par rapport à elle, et qui devient chose, marchandise".

9. LUKÂCS Georg, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 114-115. 10. Ibid., p. 112. 11. Ibid., p. 128.

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Le travail segmenté, divisé, objectivé, « rationnellement mécanisé » par « la forme intérieure d'organisation de l'entreprise industrielle12 », accentue l'abstraction de la personnalité opérée par le traitement capitaliste du travailleur comme force de travail et marchandise à vendre sur le marché : Avec la décomposition moderne "psychologique" du processus du travail (système de Taylor), cette mécanisation rationnelle pénètre jusqu'à « l'âme » du travailleur : m ê m e ses propriétés psychologiques sont séparées de l'ensemble de sa personnalité et sont objectivés par rapport à celles ci, pour pouvoir être intégrées à des systèmes spécifiques rationnels et ramenés au concept calculateur 1 3 .

Lukacs thématise les conséquences psychologiques de cette expérience sociale négative spécifique en termes « d'impuissance » ou « d'attitude contemplative », qu'il ne faut pas comprendre d'abord comme un type de rapport à soi mais comme un type de rapport à la société : L'attitude contemplative vis-à-vis d'un

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mécaniquement

conforme à des lois et qui se déroule indépendamment de la conscience et sans l'influence possible d'une activité humaine, qui, autrement dit, se manifeste c o m m e un système achevé et clos, transforme aussi les catégories fondamentales de l'attitude immédiate des h o m m e s vis-à-vis du monde 1 4 .

Cette attitude contemplative est la conséquence d'un processus de réification du rapport des individus à la société, qui entraine l'impossibilité de sa transformation au moyen de la coopération et de l'auto-organisation des travailleurs. Mais la principale originalité de l'analyse lukâcsienne consiste à associer cette critique de la subsomption réelle opérée par la division tayloriste du travail à celle de la bureaucratie étatique, dans ses dimensions administratives, juridiques et proprement politiques. C'est ici qu'intervient l'acception wébérienne de la notion de Versachlichung (littéralement « chosification », le plus souvent traduit en français par « objectivation »), qui désigne une 12. Ibid., p. 118. 13. Ibid., p. 115 14. Ibid., p. 117. Pour une discussion de la pertinence critique de cette critique de l'« attitude contemplative » dans le contexte contemporain, voir FISCHBACH Franck, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2 0 0 9 , notamment p. 109 et suivantes.

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domination s'exerçant par des règles impersonnelles, « sans considération de personne" », c'est à dire, au sens de Lukâcs, abstraites : « La réification générale : sujétion à des « normes » abstraites (politiques, éthiques) : le signe distinctif de la domination légale16 ». Elle culmine ainsi dans la domination de type bureaucratique, et plus précisément dans les rapports entre entreprises capitaliste et État bureaucratique, dont Lukâcs reprend donc explicitement l'analyse wébérienne17 pour mettre en lumière « le problème de la bureaucratie moderne » sans l'analyse duquel, affirme-t-il, on ne peut expliquer l'« adaptation du mode de vie et de travail et, parallèlement aussi, de la conscience, aux présuppositions économiques et sociales générales de l'économie capitaliste18 ». Tout comme la division tayloriste du travail, la bureaucratie moderne implique, d'un point de vue sociologique, un processus de « décomposition de toutes les fonctions sociales en leurs éléments », et d'un point de vue psychologique « des répercussions semblables dues à la séparation du travail et des capacités et besoins individuelles de celui qui l'accomplit » ; c'est-à-dire que l'État bureaucratique n'est pas moins que l'entreprise capitaliste une cause de la réification de l'exercice du pouvoir des individus. Georg Lukâcs a ici en vue « la rationalité formelle du Droit, de l'État, de l'Administration" », et met particulièrement en lumière la systématisation, l'extension et la routinisation de la fonction juridique, qui s'applique désormais « à tous les événements possibles de la vie20 ». Dans cette perspective, les salariés de l'administration ne sont pas moins que les ouvriers - il va jusqu'à affirmer qu'il doivent subir « une intensification encore plus monstrueuse de la spécialisation unilatérale » de leur travail - affectés par ces nouvelles formes de réification : Les genre spécifique de probité et d'objectivité bureaucratiques, la soumission nécessaire et totale du bureaucrate individuel à un système de relations entre choses, son idée que précisément "l'honneur" et "le sens 15. Voir à ce sujet BERLAN Aurélien, « Sans considération de la personne. Rationalisation et réification chez Max Weber », in CHANSON Vincent, CUKIER Alexis, MONFERRAND Frédéric, La Réification. Histoire et actualité d'un concept critique, op. cit. 16. WEBER Max, Économie et société, vol. 1, Pion/Pocket, 1995, p. 383, traduction modifiée. 17. LUKÂCS Georg, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 124. 18. Ibid, p. 127. 19. Ibid. 20. Ibid, p. 126

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de responsabilité" exigent de lui une semblable soumission totale, tout cela m o n t r e que la division du travail s'est enfoncée dans "l'éthique" c o m m e elle s'est, avec le taylorisme, enfoncée dans le "psychique" 2 1 .

L'analyse wébérienne de la bureaucratie moderne peut ainsi être associée par Lukacs à ce que Marx désignait dans l'Idéologie allemande comme la « pétrification de l'activité sociale22 » par la division du travail, et réactualisée dans le contexte de nouvelles formes d'organisation du travail et de la vie sociale qui causent « un renforcement de la structure réifiée de la conscience comme catégorie fondamentale pour toute la société23 ». En retour, la compréhension et l'extension de la notion de fétichisme de la marchandise peuvent être élargies, et intégrer ce moment de la rationalisation organisationnelle, scientifique et étatique, qui non seulement transforme « l'activité de l'homme » en une « marchandise qui est soumise à l'objectivité24 » mais encore chosifie les rapports sociaux dans un système clos de lois abstraites25. C'est dans ce cadre que Lukacs esquisse l'analyse, certes en des termes imprécis, de l'importance nouvelle prise en son temps par « les formes du capital » liées au « capital marchand » et à la finance ainsi que « le rôle de l'argent, comme trésor ou comme capital financier » dans ces discours et ces pratiques. Ces formes sociales, qui présentent les relations marchandes sous une forme immédiate, apparaissent, du fait même de la réification capitaliste, comme les « formes pures, authentiques et non falsifiées du capital » et à ce titre constituent « pour la conscience réifiée, les véritables représentantes de sa vie sociale26 ». Georg Lukacs, dans le prolongement de Karl Marx, est particulièrement attentif aux discours de l'économie bourgeoise, qui désigne les « lois du marché » en termes météorologiques, cosmologiques ou théologiques, et reflète l'expérience de l'impuissance devant des rapports sociaux vécus comme naturels, intransformables et autonomes. Mais là encore, le principal apport de l'analyse lukâcsienne consiste à articuler cette critique de la finance capitaliste à celle de la « bureaucratisa21. Ibid., p. 128. 22. MARX Karl, L'Idéologie allemande, Paris, Les Éditions sociales, 2012, p. 32. 23. LUKACS Georg, Histoire et conscience de classe, op. cit., p. 128. 24. Ibid., p. 114. 25. Ibid., p. 134. 26. Pour toutes ces citations, voir ibid., p. 121.

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tion » des rapports sociaux, dont la solidarité - particulièrement éclairante aujourd'hui, comme on peut le percevoir déjà intuitivement dans l'importance prise dans l'imaginaire contemporain du capitalisme par la multiplication, l'opacité et la complexité des opérations comptables, gestionnaires et financières effectuées dans les back offices des banques, administrations publiques et grandes entreprises - tient selon lui à l'importance centrale qu'y prennent le calcul des probabilités et des risques. Cette forme particulière d'abstraction repose essentiellement sur des processus d'assurance et de juridicisation des activités sociales, qui impliquent une forme de dépersonnalisation de la dimension stratégique de l'action : Car l'essence du calcul rationnel repose en fin de compte sur ce que le cours forcé, conforme à des lois et indépendant de « l'arbitraire » individuel, des phénomènes déterminés est connu et calculé. Le comportement de l'homme s'épuise donc dans le calcul correct des issues possibles de ce cours (dont il trouve les «lois» sous forme achevée), dans l'habileté à éviter les «hasards» gênant par l'application de dispositions de protection et de mesure de défense (qui reposent également sur la connaissance et l'application de semblables « lois ») ; il se content même très souvent de calculer les probabilités du résultat possibles de telles « lois », sans essayer d'intervenir dans le cours lui-même par l'application d'autres « fois » (système des assurances, etc.). Plus on considère cette situation en profondeur et indépendamment des légendes bourgeoises sur le caractère créateur des promoteurs de l'époque capitaliste, plus apparaît clairement, dans un comportement, l'analogie structurelle avec le comportement de l'ouvrier vis-à-vis de la machine qu'il sert et observe, dont il contrôle le fonctionnement en l'observant 27 .

Cette analyse permet à Lukâcs de montrer la solidarité de la « réificationfétichisme » des formes financières dérivées du capital et de la « réification-rationalisation » de la société administrée : les individus s'y épuisent dans un engrenage irrationnel de calcul et de protection qui les enferment paradoxalement dans l'impuissance la plus complète à l'égard des actions qu'on leur demande de contrôler28. Autrement dit : l'organisation « administrativo-financière » du travail et des relations sociales se constitue en 27. Ibid., p. 126-127. 28. Cf. l'intéressante et très actuelle analyse du rapport entre « science économique » et « attitude contemplative » dans les périodes de crise, menant « l'entendement réifié » à une impression de « chaos » immaîtrisable, ibid., p. 135.

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formidable machine à produire de « l'attitude contemplative », suscitant des expériences et des comportements de « transfiguration, de résignation ou de désespoir29 ». La dimension subjective de la réification semble donc trouver sa forme extrême dans la soumission conjointe aux lois apparemment éternelles de la science économique, au rôle accru du capital financier dans les rapports sociaux capitalistes et à la systématisation du calcul administratif des probabilités et des risques. La section « Le phénomène de la réification » s'achève ainsi sur une analyse sombre des effets psychiques, sociaux et politiques de la finance et de la bureaucratie comme facteurs de réification, c'est-à-dire d'impossibilisation, subjective et objective, de l'exercice du pouvoir des individus sur la totalité sociale. C'est ce diagnostic lukâcsien d'un approfondissement de la réification par l'organisation financière et bureaucratique qu'il nous paraît pertinent de réactualiser aujourd'hui, en examkinant comment les nouvelles formes d'accumulation du capital et d'administration étatique (elles-mêmes indissociables de nouvelles formes de division du travail) entravent le libre développement des individus, et rendent difficiles ou impossibles les relations sociales de coopération et les tentatives de transformation collective de leur organisation. RÉIFICATION ET FINANCE BUREAUCRATIQUE AUJOURD'HUI

Une réactualisation contemporaine de l'analyse lukécsienne de la réification pour penser les processus de financiarisation et de bureaucratisation des sociétés capitalistes contemporaines permet donc d'éviter radicalement, comme l'exprime Lukacs, « les légendes bourgeoises sur le caractère créateur des promoteurs de l'époque capitaliste » ainsi que l'enthousiasme théorique, qu'il soit apologétique ou critique, pour un prétendu « capitalisme liquide ». Elle peut s'appuyer sur l'analyse du travail financier lui-même, qui porte à son comble les processus de réification par l'organisation managériale du travail30 ; sur la description de la constitution de certains produits financiers (nous nous en tiendrons ici à l'exemple de la titrisation) ; ainsi que sur l'analyse des implications psycho-sociales et des conséquences politiques d'expériences sociales typiques du capitalisme 29. Ibid., p. 140. 30. Pour une analyse plus détaillée dans notre perspective, voir la première section de CUKIER Alexis, « L^a réification du pouvoir à l'heure du management et de la finance », op. cit.

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contemporain (en prenant ici l'exemple de l'endettement généralisé). Dans chacune de ces dimensions de l'activité administrativo-financière, on retrouve les processus d'abstraction, de dépersonnalisation et d'impossibilisation du pouvoir dont Lukâcs proposa en son temps la synthèse critique au moyen de la notion de réification. La réification bureaucratique du travail financier Le processus de réification concerne d'abord l'activité des travailleurs de la finance elle-même, qui, contrairement à l'imaginaire néolibéral du financier entreprenant et délié de toute contrainte, est sujette à un ensemble de procédures et à des « règles du jeu » qui, pour absurdes et opaques qu'elles puissent paraître (y compris souvent aux salariés de la finance eux-mêmes), sont extrêmement strictes. L'analyse développée par Béatrice Hibou des modalités et facteurs de la bureaucratisation du secteur de la finance31 permet de mettre en relief les dimensions d'abstraction, de standardisation et de spécialisation qui définissent les formes réifiantes d'organisation du travail financier aujourd'hui : - « L'abstraction » : la « transformation des modes d'intervention étatiques » (premier facteur), par exemple sous la forme de l'imposition du cloisonnement des activités financières, fait système avec « les contraintes spécifiques du management des banques » (deuxième facteur), dans laquelle la gestion du risque propre à la banque est « analysée, décomposée et introduite dans des catégories selon un travail d'abstraction nécessaire à la reproductibilité des opérations ». La multiplication et l'importance prise par ces normes, codes, grilles et reporting dans l'activité financière transforment les actes de travail en données quantifiables déconnectées de leurs finalités pratiques. - « La standardisation » : la « judiciarisation et juridicisation croissante du monde des affaires et la recherche de l'assurance à tout prix » (quatrième facteur) contribue à inverser la priorité de la résolution de problèmes sur le respect de procédures formelles ; corrélativement, « la «pression» sociale et politique » (cinquième facteur) dans le contexte d'une défiance à l'égard du secteur financier encourage l'extension de cette standardisation jusque dans les moindres détails des conduites 31. HIBOU Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale, op. cit. Pour toutes les citations à ce sujet, voir les pages 46 et suivantes.

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des salariés : des Guidelines et règles de conduite au quotidien avec les clients, journalistes, concurrents, se multiplient, et contribuent à standardiser les comportements et actes de travail des salariés. - « La spécialisation » : en raison des « contraintes liées à l'évolution du métier » (troisième facteur), essentiellement sa technicisation et son informatisation croissantes, ainsi que de la complexité des opérations engagées, la plupart des travailleurs du secteur ne maîtrisent ni les tenants ni les aboutissants des opérations auxquelles ils participent. Ils voient leurs capacités d'en modifier le cours réduites, et ne peuvent continuer leur travail qu'en suivant des règles et procédures formelles. À l'opposé des descriptions enchantées ou des critiques du travail des financiers comme royaume de l'esprit d'entreprise et de l'initiative débridés, ces analyses permettent d'y voir l'un des secteurs les plus en pointe dans la réification contemporaine du pouvoir au travail. Les outils de la réification financière C'est ensuite le processus de constitution et l'opération même de certains outils financiers qui peuvent être décrits en termes de réification. On peut suivre à cet égard les analyses proposées par Eric Pineault du processus de titrisation32, exemple typique de ces nouvelles techniques financières dont, comme propose de le montrer l'auteur, « la puissance repose essentiellement sur la réification de relations économiques sousjacentes ». L'opération générique de la titrisation consiste à fabriquer du capital financier « liquide », c'est à dire valorisable et échangeable dans l'espace de circulation financière, à partir des dettes privées (essentiellement des hypothèques et prêts bancaires) qui, combinées à des produits financiers plus classiques, sont agglomérés dans des produits financiers : les titres. Le processus de réification réside ici en ce qu'une relation entre des personnes : la créance, prend le caractère d'une chose : un titre, une marchandise capitaliste. Plus précisément, Eric Pineault montre que la 32. PINEAULT Éric, « Crise et théorie de la réification financière », communication lors du séminaire du laboratoire Sophiapol, 22 octobre 2012. Toutes les citations suivantes renvoient au texte de cette intervention, non encore publié sous sa forme définitive, mais dont on trouvera une version en ligne : www.academia. edu/2631140/Reification_et_titrisation.

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fabrique des titres financiers suit quatre étapes qui permettent de détailler ce processus de réification : - « La massification » : une institution financière constitue un portefeuille de créances à partir de diverses dettes de ménage et les transfert à une entité de gestion spécialisée qui les accumule (« pooling »). La réification consiste ici en une « dépersonnalisation » des relations de créances spécifiques, qui sont transformées en une entité juridique générique, dont les propriétés sont standardisées. - « L'abstraction » : les créances, pour être agglomérées dans un produit financier, doivent subir une opération d ' « abstraction » par la même entité juridique ou bien par une autre entreprise spécialisée ; chaque titre est « décomposé en particules abstraites : soit le risque, le rendement, l'échéance, la division du flux de paiement en remboursement du capital et paiement de l'intérêt et même la devise dans laquelle a été négocié le contrat de prêt ». Ce sont ces « propriétés sociales et économiques réifiées » qui constituent, dans leur rapport par exemple avec les taux directeurs de la banque centrale, le taux de faillite et d'impayé ou le taux change anticipé, la valeur du produit financier. - « La virtualisation : ces entités dépersonnalisées et abstraites sont ensuite recombinées à l'aide d'outils mathématiques, évalués puis validés par les agences de notation, afin de recevoir une « cote » qui représente le risque assigné à l'ensemble du produit financier. Ce processus de virtualisation permet paradoxalement que cette entité devienne « une chose », un produit marchand qui entre dans l'espace de circulation financier. - « La circulation financière finale » : le titre est finalement placé dans un portefeuille d'investissement financier, entre sur le marché et est acheté, le cas échéant au moyen d'un autre prêt bancaire. Dans tous les cas, « ce sont maintenant les propriétés de ces recombinaisons virtuelles qui constituent la matière valorisable ». Le titre peut ensuite être réintégré comme élément de base dans la constitution d'un autre titre, cette « titrisation au carré » faisant alors culminer le processus de réification des relations de créances privées initiales. Cette analyse d'un outil financier spécifique permet de discerner dans l'actuel fonctionnement de la finance plutôt que le règne d'un « capital fictif » ou le « triomphe de la liquidité », un processus social de réification financière des rapports sociaux, qui transforme des relations entre des per-

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sonnes (la dette initiale) en une marchandise valorisable et échange sur le marché (le titre). Les effets sociaux de la réification financière et administrative Cette réification financière des relations sociales ne se réduit pas, cependant, à la sphère du secteur financier proprement dit, et tend aujourd'hui à s'étendre à toutes les sphères de la société. La critique des nouvelles alliances entre secteurs financiers et étatiques ne saurait suffire à en mesurer la portée. En effet, comme l'exprime André Orléan dans Le Pouvoir de la finance, « la puissance du marché est d'abord une puissance d'évaluation publique », qui consiste en un « pouvoir d'influence qui contrôle les débiteurs en les soumettant à un jugement certifié » sur le modèle du financier dont « le projet ultime est de réduire l'entreprise à un ensemble codifié de procédures formelles et de comptes certifiés de telle sorte qu'il soit possible d'en évaluer la valeur fondamentale sans contestation possible33 ». De ce point de vue, « la finance » peut être considérée comme une forme d'organisation du pouvoir qui s'applique aujourd'hui au-delà de la sphère de l'accumulation du capital. Les conséquences sociales et politiques de qu'on peut appeler avec Maurizio Lazzarato « l'économie de la dette »M - qui désigne la logique des politiques monétaires,fiscales,salariales et sociales accompagnant la montée en puissance de la finance et convergeant aujourd'hui vers la fabrication de dettes publiques et privées colossales - en constituent un exemple frappant. L'auteur les analyse comme « la construction et le développement du rapport de pouvoir entre créanciers et débiteurs » et cherche à montrer qu'elle est « le cœur stratégique des politiques néolibérales », dont l'objectif politique principal - « la neutralisation des comportements collectifs (mutualisation, solidarité, coopération, droits pour tous, etc.) et de la mémoire des luttes et des actions et organisations collective des « salariés » et des « prolétaires35 » est de rendre l'exercice du pouvoir impossible. L'effet pratique de l'endettement généralisé, de l'extension tendancielle du rapport entre créancier et débiteur à tous les rapports sociaux, est en effet de renforcer le contrôle des conduites à venir. Il s'agit de contraindre 33. ORLÉAN André, Le Pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 210. 34. LAZZARATO Maurizio, La Fabrique de l'homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Paris, Amsterdam, 2011. 35. Ibid., p. 88.

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les décisions des États ou des institutions publiques qui doivent, pour obtenir des échéances de remboursement de leurs dettes, non seulement accélérer la mise en œuvre des politiques néolibérales mais encore s'y engager sur plusieurs décennies. Mais ce principe s'applique également aux débiteurs privés, dont les créanciers exigent informations et garanties concernant leurs pratiques économiques voir leur « moralité » : « la dette est accordée à partir d'une évaluation de la « moralité » et porté sur l'individu et le travail sur soi qu'il doit lui-même activer et gérer36 ». Dans ces processus, le pouvoir du créancier s'appuie sur une réification de l'action du débiteur : celle-ci n'est pas seulement l'objet d'une procédure d'évaluation, de mesure et de quantification, mais encore un gage qu'il doit monnayer contre un crédit ou une échéance de remboursement supplémentaire. Plus encore : cette logique n'est plus aujourd'hui seulement celle du banquier à l'égard de son client, ou d'une institution supranationale à l'égard d'un État, elle tend à devenir celle des institutions étatiques à l'égard des citoyens. Maurizio Lazzarato prend l'exemple des entretiens individuels pratiqués par Pôle Emploi, dont il rend compte dans le cadre de son analyse de la « transformation des indemnités chômage en dette37 ». Dans ces entretiens, comme l'indique une intermittente interrogée par l'auteur : [ . . . ] l'attribution et le montant de mon indemnité sont indexés à mon comportement dans l'emploi (cela avec une large tonalité moralisatrice : prime à l'ancienneté, à la ténacité, à la régularité, au "professionnalisme", etc.) 5 8 .

Cette évaluation est elle-même indexée sur les catégories abstraites des bilans de compétences et autres outils de suivi individuel et de formation. On retrouve ainsi, dans le rapport des citoyens aux institutions sociales managérisées, hyper-administrées et tendanciellement financiarisées, le principe néolibéral du « capital humain » selon lequel les ressources subjectives (physiques, morales, intellectuelles et relationnelles) des individus peuvent être mises en vente sur le marché du travail. L'individu doit alors constituer en et pour lui-même un capital qu'il lui est possible de valoriser par sa formation, son expérience professionnelle, sa carrière, ses rela36. Ibid, p. 100. 37. Ibid. 38. Ibid, p. 100-101.

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tions personnelles, ses activités culturelles, etc. Intégrées non seulement à la « novlangue néolibérale »39, mais aussi aux pratiques managériales et notamment de développement personnel40, elle met en œuvre une pédagogie de l'apprentissage du développement des facultés stratégiques pour gérer son existence en optimisant la production et la valorisation de son « potentiel ». Cette idée de « capital humain » a notamment joué un rôle important dans l'élaboration de la « nouvelle gestion publique » (New Public Management) à l'œuvre dans les réformes en cours des entreprises publiques et des institutions étatiques en Europe. Tout en insistant dans ses discours de légitimation sur la liberté stratégique des initiatives, l'autonomie budgétaire des établissements et la décentralisation des décisions, en réalité elle « se traduit par un renforcement des contraintes et de l'impuissance à agir41 » et oriente les individus vers des attitudes instrumentales à l'égard de leurs propres ressources psycho-sociales et des comportements de compétition généralisée42. Cette imbrication entre logiques du capital humain et de la dette, accompagnée d'une généralisation et d'une multiplication des procédures d'évaluation des comportements des individus, est typique des formes contemporaines de réification. Si Lazzarato insiste quant à lui sur « le travail sur soi » auquel les institutions astreignent les sujets, mobilisant notamment les analyses foucaldiennes des stratégies de pouvoir et de la « gouvernementalité » néolibérale, notre analyse aura voulu suggérer qu'il est possible d'y voir plutôt un processus de réification, qui conjugue de manière frappante, dans le contexte du capitalisme contemporain, ses dimensions de fétichisation et de rationalisation déjà mises en lumière par Lukacs en son temps.

39. Sur le rôle du capital humain dans cette novlangue, en rapport aux analyses marxiennes du fétichisme de la marchandise, voir BIHR Alain, La Novlangue néolibérales. La rhétorique du fétichisme capitaliste, Lausanne, Page Deux, 2007. 40. Voir n o t a m m e n t BRUNEL Valérie, Les managers de l'âme. Le développement personnel en entreprise, nouvelle pratique de pouvoir ?, Paris, La Découverte, 2004. 41. DE GAULEJAC Vincent, Travail, les raisons de la colère, Paris, Edition du Seuil, 2011, p. 149. 42. Voir notamment DARDOT Pierre et LAVAL Christian, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, n o t a m m e n t les chapitres 8 , 1 2 et 13.

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CONCLUSION

Nous espérons avoir convaincu que la notion de réification est toujours pertinente - à condition, certes, de ne pas reconduire l'option lukacsienne de l'articulation théorique entre téléologie scientifico-messianique de la nécessité historique de l'achèvement de la lutte des classes par le prolétariat et philosophie idéaliste de la conscience, et de la réactualiser à partir d'analyses empiriques - pour expliquer comment les dimensions politiques (institutionnelles), sociales (organisationnelles) et subjectives (psychologiques) de la neutralisation de l'exercice collectif du pouvoir fonctionnent et s'articulent aujourd'hui. Elle consiste dans cette perspective une catégorie non négligeable - et complémentaire à celles d'exploitation, d'aliénation et de domination - pour développer une critique à la fois circonstanciée et globale, articulant philosophie sociale et critique de l'économie politique, mais aussi psychologie, sociologie et théorie politique, des sociétés capitalistes contemporaines. Une telle perspective appelle notamment une discussion critique des principales élaborations récemment menées dans la philosophie sociale au sujet de la notion de réification, et notamment sa réinterprétation comme « oubli de la reconnaissance » par Axel Honneth43 et sa critique à partir de l'interprétation de l'aliénation en terme non de réification mais de « désobjectivation » par Franck Fischbach44 ; discussion qui excéderait les limites de ce texte. Nous voudrions seulement suggérer pour conclure qu'aussi légitimes et éclairantes qu'elles puissent être, une phénoménologie de la distorsion communicationnelle et une critique ontologique de l'hypersubjectivisation des individus doivent être subordonnées à une analyse pratique de ce qui précisément aujourd'hui organise l'impossibilisation de l'exercice du pouvoir. Ainsi reconstituée et réactualisée, la notion de réification pourrait permettre non seulement d'allier philosophie sociale et critique de l'économie politique, mais aussi d'aborder les questions proprement organisationnelles liées à la critique du capitalisme et à la perspective de son dépassement aujourd'hui. Alexis Cukier

43. HONNETH Axel, La Réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007. 44. FISCHBACH Franck, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, op. cit.

Sur quelques problèmes posés par l'articulation entre peine et structure sociale

u moins depuis la fin du xvm e siècle1, les institutions légales qui règlent et assurent la répression des conduites prohibées se donnent dans l'horizon historique de leur réforme perpétuelle, si ce n'est de leur abolition. Certaines théories critiques du droit ont cependant cherché à se formuler à partir des institutions existantes, pour révéler le caractère utile, productif même, de la peine, dans la lignée de l'évocation par Marx des « bénéfices secondaires du crime2 ». Historiquement, ces travaux nous font remonter de l'oeuvre de M. Foucault3 à celles de G. Rusche et O. Kirchheimer4 d'une part, d'E. Pachukanis5 d'autre part. Ces auteurs ont tous analysé, à travers les années 1920 et 1930, les institutions pénales, de l'incrimination à l'exécution de la peine, comme fonctions, voire comme conditions, des structures économiques et des hiérarchies sociales de la société capitaliste. Il n'est pas question, pour ces théories, de confronter la définition en droit de la peine à l'échec pratique de son application, et de reconduire ainsi la représentation d'un ordre juridique intact, rationnel et cohérent, en butte avec une réalité sociale traversée d'arbitraire, de rapports de domination, 1. La Révolution française puis les législations impériales ont posé des principes qui structurent toujours le droit pénal : principes de légalité et de proportionnalité des peines, procédure définissant les droits de la défense, présomption d'innocence notamment. 2. MARX Karl, « Bénéfices secondaires du crime », in SZABO Denis et NORMANDEAU André (dir.), Déviance et criminalité, Paris, Armand Colin, Collection U2, 1970, p. 84-85. 3. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. 4. RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale. Histoire et « Théorie critique » du régime pénal, Paris, Les Éditions du Cerf, « Passages », 1994. 5. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, Paris, EDI, 1970.

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et de violence. Au contraire, elles fournissent une lecture interne des institutions du droit pénal, tenant compte de leurs variations historiques et des contradictions objectives entre règles, sources et finalités sociales qui les traversent. L'enjeu revient alors à tracer une ligne de crête, désormais typique des études critiques du droit6, entre la représentation utopique d'une institution impartiale, fondée sur les principes de l'État de droit d'un côté, et de l'autre la dissolution de son essence normative dans les rapports de domination dont elle ferait l'apologie. Ces approches luttent ainsi contre la tentation de recourir à une normativité méta- ou extra-juridique, notamment morale, qui aurait permis certes d'assumer plus frontalement la critique, mais en aurait du même coup déplacé la méthode et affaibli la portée. Devant cette contrainte, le geste entrepris par ces théories consiste à expliquer la forme, la logique et les évolutions du droit répressif en les réinsérant dans leur contexte social et économique. L'articulation de la notion juridique de « régime des peines », qui désigne les peines applicables en fonction des infractions prévues par la loi, à celle, économique, de « marché du travail » répond notamment à cet objectif. Elle permet de montrer comment la pénalité est en somme un instrument de l'Etat destiné à agir sur la production, et notamment la force de travail, afin d'en maintenir le rendement, de discipliner les individus, et d'absorber les écarts du marché du travail. Pour éviter toutefois d'en conclure de manière dogmatique et simpliste à une détermination a priori des formes juridiques par les changements des infrastructures économiques, nous voudrions revenir sur la manière dont l'articulation entre régime des peines et structures socio-économiques est bâtie. À cette fin, nous pouvons formuler deux problèmes. Premièrement, si elle procède et émerge d'un certain contexte historique et d'un certain état des rapports de forces au sein de la production, la thèse du pénal comme fonction de l'économique peut-elle valoir en principe pour toute société, pour tout droit répressif ou pour tout régime économique ? Peut-on sinon en extraire un principe heuristique qui doit être, à chaque fois, réajusté selon les configurations historiques ? L'enjeu est ici d'ordre épistémologique. Deuxièmement, si l'on peut affirmer a posteriori qu'une telle corrélation s'est mani6. KOSKENNIEMI Martti, « Entre Utopie et Apologie : la politique du droit international », in La Politique du droit international, Paris, Pedone, 2 0 0 7 , p. 57. 7. RUSCHE Georg, « Marché du travail et régime des peines. Contribution à la sociologie de la justice pénale », in RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 9 9 - 1 1 4 .

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festée dans les contextes sociaux issus de la seconde révolution industrielle, il faut néanmoins montrer en quoi les peines sont utiles aux structures de la production en identifiant les formes de contrainte et de contrôle qu'elles exercent effectivement sur la force de travail. Une corrélation n'impliquant pas nécessairement un rapport de causalité, il faut alors distinguer deux types d'articulation possibles entre peines et structures sociales : d'une part, l'instrumentalisation du pénal à des fins économiques, autrement dit le recours aux peines pour soumettre les individus aux exigences de l'exploitation ; et d'autre part l'entr expression du pénal et de l'économique, selon laquelle droit et structures sociales se conditionneraient mutuellement, offrant aux normes sanctionnées pénalement et aux dispositions pratiques nécessaires à la division du travail une même genèse et un même contenu. L'enjeu porte alors sur l'ontologie du droit et son inscription dans le social. La première logique, instrumentale, définit ainsi les sanctions pénales d'après les fonctions que le système économique lui décerne : par exemple la constitution d'une main d'œuvre suffisante à la production, sous la menace du sort imposé au sous-prolétariat constitué en « armée de réserve » du capital, dans un contexte protectionniste ou mercantiliste. La seconde logique, expressive, révèle par hypothèse que l'on peut déduire des infractions du droit pénal autant de prescriptions morales qui participent à la lente intériorisation des formes juridiques du sujet de droit et la responsabilité, et fixent tout en même temps les conditions formelles du travail salarié et de l'échange marchand. Dans le premier cas, le rapport subjectif au droit se comprend comme soumission forcée et crainte des châtiments ; dans le second, il se caractérise par l'obéissance consentie à la loi pénale, par l'intérêt bien compris de l'individu à respecter ses obligations juridiques. L'articulation entre régime des peines et structures sociales recouvre ainsi deux formes possibles, qu'il convient de distinguer, et qui engage en définitive la possibilité même de rabattre, au nom de sa critique, la normativité du droit pénal sur l'état de fait des rapports de hiérarchisation, de domination et d'exploitation des sociétés capitalistes. LE RÉGIME DES PEINES, FONCTION DES RAPPORTS ÉCONOMIQUES ?

Selon les lectures les plus courantes de cette articulation, les institutions pénales sont définies comme l'instrument indirect de la production éco-

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nomique et de ses structures dominantes. Les peines, non dans leur principe légal mais au plan de leur application, répondent à un certain état de la production, et notamment du travail. C'est pourquoi il conviendrait de toujours ramener l'étude historique de la codification pénale, des décisions rendues par les juridictions ou de l'exécution des peines, aux objectifs d'une certaine politique criminelle, comprise elle-même comme levier d'un pouvoir déterminé, en dernière instance, par les structures économiques. On relie couramment ces hypothèses à un geste plus général, consistant à insérer l'analyse des règles et pratiques pénales dans une théorie des relations de pouvoir, accompli initialement par Foucault dans Surveiller et punitDécrire la punition légale comme l'une des institutions à travers lesquelles s'opèrent l'assujettissement et la moralisation (ou, pour Foucault, la « normalisation ») des subjectivités, ressortit, dans Surveiller et punir, de l'étude du pouvoir disciplinaire, par contraste avec d'autres formes de pouvoir, comme celles de la souveraineté et de la loi. Mais si Foucault se situe au plan des « régimes » et des « rapports de pouvoir » propres à la discipline, certains commentateurs ont démontré que cette « analytique du pouvoir » n'était possible qu'en regard d'une théorie de l'infrastructure économique de la société capitaliste, exprimant par là la nécessité d'exhumer le référentiel marxiste masqué de Surveiller et punir9. Or si la dépendance du pénal aux structures économiques fait bien l'objet de quelques remarques, parfois tout à fait claires10, de Foucault dans des textes antérieurs ou contemporains de Surveiller et punir, c'est surtout dans son cours de l'année 1972-1973,

8. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op. cit. 9. Ce constat provient, pour S. Legrand, d'un problème logé dans la construction de Surveiller et punir, dû à l'usage hypostasié de la notion de « discipline » : « [Foucault] a adopté un mode d'exposition lui permettant de présenter le recensement des pratiques disciplinaires sur un mode analytique [ . . . ] . Mais il fait comme si ce recensement et ce prélèvement étaient la décomposition d'un "quelque chose" qui existerait en et pour soi indépendamment de l'analyse, quid qu'il baptise "technologie disciplinaire". Or, ce quid ne peut pas exister, être une pratique ; il désigne plutôt le point aveugle de l'analyse foucaldienne » in LEGRAND Stéphane, « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx, 2004/2 n°36, Paris, PUF, 2004, p. 32-33. 10. « Pour que les individus soient une force de travail disponible pour l'appareil de production, il faut un système de contraintes, de coercition et de punition, un système pénal et un système pénitentiaire. Ce n'en sont que des expressions », in FOUCAULT Michel, « Prisons et révoltes dans les prisons » (1973), in Dits et écrits, II, 1970-1975, n° 125, Paris, Gallimard, 1994, p. 430.

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La Société punitive, que le lien est forgé de manière inductive". Foucault y montre que c'est dans le contexte économique de la fin du xvm e siècle et du XIX E siècle que prennent sens les réformes qui définissent le droit pénal moderne. La codification des peines joue dans son analyse un rôle de premier ordre pour adapter les forces productives aux conditions sociales de travail dans les manufactures, les ateliers, les fabriques, et les usines. La définition des infractions et des sanctions pénales obéit alors en grande partie à l'impératif de fixer la plus grande force de travail à « l'appareil de production12 ». La naissance de la prison a par exemple accompagné et même servi au développement du mode de production, en tant qu'elle incarne l'essence de l'institution disciplinaire et rend par là possible la séparation, dans l'ordre des représentations, entre l'honnête prolétariat et le sous-prolétariat dangereux. Plus précisément, la poursuite des crimes et délits paraît d'abord viser les actes nuisibles au travail et à l'accumulation du capital. Deux types de comportements sont ainsi ciblées par les autorités répressives, judiciaires comme administratives : les « illégalismes de prédation » (vol, escroquerie, etc.), et les « illégalismes de dissipation » (crime de sang, viol, coups et blessures, mais aussi ivresse, oisiveté, etc.), à travers lesquels l'ouvrier vole la force de travail au capital, « pille le capital à même sa propre vie qu'il épuise, dérobant par là, non pas la richesse créée mais la condition même du profit13 ». Les institutions pénales et pénitentiaires remplissent en ce sens un double rôle. Elles assurent la mainmise des classes possédantes sur les structures économiques en réprimant les comportements qui pourraient entraver l'accumulation du capital, et elles exercent un contrôle indirect sur les dispositions subjectives des individus composant la main d'oeuvre en empêchant tout obstacle au travail.

11. FOUCAULT Michel, La Société punitive, Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Édition du Seuil/Gallimard, 2013. 12. « La disciplinarisation se présente alors, selon un ordre d'exposition dont on constate qu'il diffère en profondeur de celui qu'adoptera Surveiller et punir, c o m m e la condition d'effectivité des rapports juridiques formels qui régissent la relation de travail [ . . . ] , c'est du point de vue des luttes de classe et de la construction sociale des rapports de production capitalistes, et donc des sujets disposés subjectivement à y figurer, que l'émergence historique de la disciplinarisation est ici pensée. Foucault, d'ailleurs, le dit dans des termes qui ne pourraient pas être plus clairs : le système coercitif est "l'instrument politique du contrôle et du maintien des rapports de production" » (LEGRAND Stéphane, op. cit., p 37). 13. Ibid., p. 3 7 - 3 8 .

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À travers la double fonction de dissuasion générale et de répression des individus poursuivis, le droit pénal se trouve ainsi compris, au plan de ses règles comme de son application, dans l'ordre du « disciplinaire ». La condition de possibilité d'une telle dissolution généalogique du droit dans une forme de pouvoir repose toutefois, chez Foucault, sur la réduction du juridique au judiciaire, de la punition à la prison. Loin de dissimuler ce tour, il s'en explique à plusieurs reprises dans Surveiller et punir : son objet n'est pas la loi pénale mais le « complexe scientifico-judiciaire » qui incarne le pouvoir de punir ; la sanction se présente certes classiquement comme un instrument de répression, mais il ne faut pas en ménager les aspects positifs, productifs, qui en font une « forme sociale complexe » ; corollairement, si les punitions procèdent de règles de droit ou indiquent certes des structures sociales profondes, il faut d'abord les saisir comme « techniques de pouvoir » à part entière, dans la perspective générale d'une « tactique politique14 ». Ainsi Foucault détache-t-il l'analyse de la punition d'une théorie de la violence d'Etat, pour plonger dans la description des effets positifs induits par les peines, c'est-à-dire des discours et des pratiques qui les accompagnent, des comportements et des conduites qui se développent et s'entretiennent du fait même des frontières instituées par le droit, dont la notion d'« illégalisme », qu'il substitue à celle dépolitisée de « crime », lui permet de saisir la normativité. Cependant, on ne saurait rendre raison de ce projet sans exposer ses liens avec les travaux de Georg Rusche et Otto Kirchheimer, respectivement économiste et juriste, et membres de la première génération de l'École de Francfort, qui ont publié, en 1939, Peine et structure sociale15. Bien que l'hommage à l'ouvrage soit rare mais appuyé dans Surveiller et punir16, le rapport des deux oeuvres est plus étroit qu'il n'y paraît. Il est en effet frap14. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op. cit., p. 2 7 - 2 8 . 15. RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale. Histoire et « Théorie critique » du régime pénal, op. cit. 16. « Du grand livre de Rusche et Kirchheimer, on peut retenir un certain nombre de repères essentiels. [ . . . ] les mesures punitives ne sont pas simplement des mécanismes "négatifs" qui permettent de réprimer, d'empêcher, d'exclure, de supprimer [mais] sont liées à toute une série d'effets positifs et utiles qu'elles ont pour charge de soutenir [ . . . ] . Dans cette ligne, Rusche et Kirchheimer ont mis en relation les différents régimes punitifs avec les systèmes de production où ils prennent leurs effets [ . . . ] . Il y a sans doute bien des remarques à faire sur cette corrélation stricte. », FOUCAULT Michel, Surveiller

et punir,

op. cit., p. 2 9 - 3 0 .

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pant de voir formulée, en conclusion de l'étude de Rusche et Kirchheimer, la thèse de l'éclipsé de la loi pénale derrière la dissémination sociale des pratiques punitives, autrement dit de la désuétude de l'autorité de la loi et de l'Etat, au profit des règlements et des discours disciplinaires que les institutions judiciaires et pénitentiaires abritent : Paradoxalement, le progrès du savoir humain a rendu le problème de la pratique pénale plus compréhensible et plus soluble que jamais, alors que la perspective d'une révision fondamentale de la politique des peines semble avoir reculé vers un futur inaccessible en raison de sa dépendance fonctionnelle par rapport à l'ordre social existant 17 .

Ce constat amer, livré en conclusion par Rusche et Kirchheimer, fait signe vers l'intention même de Foucault d'étudier la prison comme expression de la « société panoptique18 ». C'est pourquoi il nous faut désormais analyser comment l'articulation entre régime des peines et structures économiques est construite chez les théoriciens francfortois, et interroger les limites qu'ils posent à son usage. LES LIMITES DE L'ARTICULATION

Peine et Structure sociale analyse ce qui se présente comme l'objectif social inhérent à toute politique criminelle : la dissuasion (reformulée aujourd'hui dans les termes de la « lutte contre la récidive »). L'ouvrage propose une description matérialiste du discours idéaliste de la dissuasion, qui se donne pour fin la paix sociale, et formule alors l'hypothèse de la « dépendance fonctionnelle » des peines à l'état des rapports de forces socio-économiques, selon l'abondance ou à la rareté de la main d'œuvre. Dans un article antérieur à l'ouvrage, G. Rusche résumait ainsi les arguments en faveur de cette hypothèse : L'expérience nous enseigne que la plupart des crimes sont commis par les membres de couches qui subissent une forte pression sociale et qui sont donc de toute façon désavantagée du point de vue de la satisfaction

17. RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 373. 18. « Dans cette société panoptique dont l'incarcération est l'armature omniprésente, le délinquant n'est pas hors la loi ; il est, et même dès le départ, dans la loi, au cœur même de la loi, ou du moins en plein milieu de ces mécanismes qui font passer insensiblement de la discipline à la loi, de la déviation à l'infraction », FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op. cit., p. 308.

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de leurs intérêts, par rapport aux autres couches sociales. Pour ne point contrevenir à sa fonction, le régime des peines doit être conçu de telle sorte que les couches précisément les plus menacées de devenir criminelles préfèrent rationnellement s'abstenir d'enfreindre la prohibition plutôt que de subir la sanction. [Si] l'on considère la grande masse du travail quotidien des tribunaux répressifs, alors il apparaît clairement que le droit pénal ne vise presque exclusivement que ceux que leur origine, leur misère économique, leur éducation négligée ou leur état d'abandon moral ont poussé au crime [ . . . ] . Le régime des peines, pour détourner efficacement du crime ces couches sociales, doit leur apparaître comme infiniment pire que leur condition présente elle-même".

Ce qui se donne comme la justification militariste de la peine, c'est-à-dire éviter les actes nuisibles dans l'intérêt du plus grand nombre, masque en fait un droit pénal voué à la criminalisation et à la punition de certains groupes déterminés. En tant qu'élément de politique criminelle, la dissuasion n'a de sens que dans une situation où les plus basses couches sociales ont peu à perdre en enfreignant la loi pour assurer leur survie. En contexte de croissance démographique, et donc de forte pression sur la force de travail, la politique criminelle s'arcboute sur des peines qui combinent blâme moral et traitement pénible afin de rendre le sort des plus pauvres préférable à celui du premier condamné. Rusche dégage alors de la comparaison entre fluctuations économiques et histoire des peines l'axiome de toute politique criminelle efficace : « le régime des peines doit représenter un enfer que [les couches miséreuses] ne sont pas disposées à échanger contre leurs conditions de vie20. » Une telle règle implique de conserver au sein du droit des peines afflictives et infâmantes, ce qui paraît d'emblée inhiber toute réforme humaniste qui entendrait améliorer le sort des condamnés. L'échec de la révision du système pénal confirme la permanence de la dissuasion comme objectif de la peine, et valide la dépendance structurelle des peines aux variations de la force de travail disponible. C'est ce que conclut Rusche dans un autre article antérieur à Peine et structure sociale où il analyse les émeutes de grande ampleur dans les prisons américaines à la fin des années 192021. 19. RUSCHE Georg, « Marché du travail et régime des peines. Contribution à la sociologie de la justice pénale », in RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 101-102. 20. Ibid., p. 112. 21. « Le régime américain des peines s'est adapté à la situation nouvelle, sans que l'on ait eu besoin de revenir explicitement sur les réformes pénitentiaires tant admi-

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Sous quelles conditions peut-on alors maintenir cette articulation en vue de l'appliquer à des contextes historiques, juridiques ou économiques différents ? Davantage, jusqu'à quel point peut-on affirmer que les rapports économiques déterminent le régime des peines ? Certes, de nombreux travaux portant sur le XIX E siècle comme sur la période contemporaine ont confronté cette hypothèse aux données empiriques, mettant en étroite relation taux de chômage et taux d'incarcération. Mais si l'on s'en tient aux écrits de Rusche et Kirchheimer, certains commentateurs montrent que l'objectif de leur démonstration n'est pas là : L'enjeu originel n'est pas la catégorie du régime des peines, mais celle de la réforme du régime des peines ; deuxièmement, [ce] n'est pas la notion de marché de l'emploi, mais celle de la politique sociale face aux crises du marché de l'emploi qui est la notion centrale ; troisièmement, [Rusche] oppose l'idéologie des réformes à la réalité des réformes du régime des peines 22 .

Ce commentaire incite d'une part à penser que si le régime pénal d'une société est bien déterminé par les fluctuations du travail et de la main d'œuvre disponible, cette détermination n'est valide qu'en l'absence de politique sociale vouée à endiguer chômage et paupérisation, lorsque c'est à la politique criminelle d'y répondre. D'autre part, du point de vue des fonctions sociales de la peine, et de leurs rapports aux autres institutions politiques et juridiques qui se mettent en place au XIXE siècle, l'enjeu pour le capital n'est plus seulement de détourner le prolétariat du crime à l'aide de sanctions dissuasives, l'amener à engager volontairement sa force de travail dans un contrat, et non sous la contrainte indirecte de la peine. Le retrait relatif de la dissuasion pénale peut ainsi s'expliquer au regard de la responsabilisation

rées. Ce n'est pas la volonté maligne d'un réactionnaire ennemi de l'humanité qui lui a assigné la tâche nouvelle de dissuader les chômeurs affamés de commettre des délits de nécessité et d'écraser leur niveau de vie, au point que la prison est devenue le lieu d'une pression sociale si forte qu'elle effraie non plus seulement le travailleur bien payé, mais même le chômeur non assisté. Le régime des peines a tout simplement endossé cette tâche automatiquement et les réformes humanitaires se sont effondrées sous la violence des faits », in RUSCHE Georg, « Révoltes pénitentiaires ou politique sociale », in RUSCHE Georg, KIRCHHEIMER Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 94. 2 2 . LÉVY R e n é , ZANDER H a r t w i g , « I n t r o d u c t i o n » in RUSCHE G e o r g , KIRCHHEIMER

Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 56.

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accrue de l'individu, punissable pour autant qu'il est un sujet de droit. En ce sens, l'histoire du droit pénal ne saurait être détachée de celle du Code civil. Avant d'en venir à ce point, il faut conclure provisoirement et répondre au problème de départ : si le régime des peines a pu être conçu comme un instrument alternatif à la politique sociale, destiné à contrôler une main d'oeuvre importante, ce jugement n'est valide que dans un contexte historique limité, lorsque les crises générées par les fluctuations du marché du travail ne sont pas définies comme un conflit politique mais comme l'expression d'une nature humaine mauvaise, à réprimer et à amender. La corrélation stricte entre les variations du marché du travail et le régime des peines ne saurait donc avoir de validité universelle, sous peine sinon d'effacer la grande variabilité des affaires pénales qui font l'objet de poursuite et de condamnation de la part des tribunaux. Un rapport causal fixe entre crise de production, chômage, et répression pénale supposerait la permanence des infractions et types d'affaires jugées alors que l'on observe au contraire que le contenu du droit pénal spécial diffère sensiblement à travers l'histoire23, ce sur quoi insistent certains commentateurs : Les relations économiques du régime des peines ne pouvaient être que celles d'une "période donnée" : celles de l'économie mercantiliste dont le régime des peines fut, grâce à la catégorie du travail obligatoire, intégré dans la rationalité productive [ . . . ] C'est un fait que, dans la modernité, il n'existe plus de relation immédiate et réciproque entre les régimes punitifs et le statut économique de la main d'œuvre [...] Confronté au système de production capitaliste et à son statut de travailleur libre, il fallait soit trouver l'articulation spécifique de la rationalité économique du régime moderne des peines ou emprunter le déplacement vers une "économie politique des corps", soit renoncer à se poser la question du régime des peines en termes économiques et proposer une construction d'objet différente, en termes de fiscalité ou de légitimité 24 .

Cette lecture de Peine et structure sociale s'achève donc devant un carrefour aux directions tracées par cette dernière alternative. S'ouvrent deux possibilités : abandonner la dualité entre règles pénales et pratiques sociales, et analy23. CASADAMONT Guy, PONCELA Pierrette, II n'a pas de peine Odile Jacob, 2 0 0 4 , p. 176. 24.

LÉVY

René,

ZANDER

Hartwig,

«

Introduction

»

in

KIRCHHEIMER, Otto, Peine et structure sociale, op. cit., p. 5 7 - 6 0 .

juste,

RUSCHE,

Paris, Georg,

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ser les normes et savoirs transverses à toute une série d'institutions subsumées sous une même catégorie de pouvoir (voie choisie par Foucault25) ; ou bien maintenir la dualité, sans affirmer toutefois la détermination causale et univoque du pénal par l'économique, mais de manière à rechercher les analogies entre les deux domaines pour expliquer leur variations communes - en s'intéressant par exemple aux formes parallèles de l'amende et de lafiscalitéà l'époque moderne (comme l'esquissent Rusche et Kirchheimer à la fin de leur ouvrage), ou bien en interrogeant certaines isomorphies entre la structure interne du droit pénal et les rapports sociaux dominants, pensés sous la perspective commune de la réification du social dans la forme marchande. C'est cette dernière voie que nous voudrions tracer à présent, en nous demandant néanmoins si l'abandon d'une conception instrumentale du rapport entre peines et structures sociales pour en étudier les analogies et expressions réciproques, étend ou limite la portée critique de leur articulation. LA PEINE COMME EXPRESSION DES FORMES SOCIALES

En décrivant la liberté accrue des travailleurs sur le marché de l'emploi, et la morale de l'intérêt particulier qui l'accompagne, Rusche et Kirchheimer incitent eux-mêmes à délaisser la question de la fonction instrumentale de la peine au profit d'une élucidation de la forme juridique qui la soutient et des principes qui la légitiment. D'après leur lecture, les institutions pénales ont subi entre le milieu du XIXE siècle et le début du XXE siècle une lente transition au cours de laquelle la fonction dissuasive serait passée au second plan. D'instruments pratiques voués à absorber les crises du marché du travail, les peines en seraient progressivement venues à exprimer une forme sociale et une morale dominantes : celles de l'individualisme, qui affirme le droit et la responsabilité de chacun à satisfaire ses propres intérêts. Le régime pénal s'expliquerait alors tout autant du point de vue de l'impératif de dissuasion que de la tâche de réhabilitation et de rééducation du criminel à l'ordre de la loi, sous le versant public de son obéissance à l'autorité de l'État, mais aussi privé de la reconnaissance d'autrui comme sujet de droit. Ainsi le droit pénal ne doit-il plus seulement incarner et assurer le caractère contraignant, externe, des règles 25. « Dans nos sociétés, les systèmes punitifs sont à replacer dans une certaine "économie politique" du corps », « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons », in FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, op. cit., p. 30 et 263.

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de droit, mais aussi exprimer le régime de la liberté civile. Le mode de justification de la peine s'en trouve tout autant modifié : la punition ne découle plus d'un calcul pour en évaluer l'utilité à l'égard du condamné ou du corps social, mais du non-respect par l'individu, et par lui seul, d'une obligation à laquelle il avait pourtant consenti comme membre de la communauté politique, ce qui explique en partie la valeur accordée au principe d'individualisation de la peine au tournant du siècle26. L'ultime formule de P« Extrait d'une théorie du criminel27 » d'Horkheimer - « La peine de prison s'efface devant la réalité sociale28 » - pourrait être lue d'après ce changement de perspective. Au sein des critiques contemporaines du droit d'inspiration marxiste, de nombreux travaux ont porté sur le déplacement de la fonction instrumentale à la fonction expressive de la peine, autrement dit de la contrainte externe, dissuasive, prohibant autoritairement certaines conduites, à l'obéissance consentie à la loi, qui implique la reconnaissance de soi et des autres comme sujets de droit auxquels une responsabilité est attachée. L'argument sur lequel nous voudrions revenir consiste à montrer que si le sujet de droit devient historiquement une catégorie juridique centrale au sein des rapports sociaux, permettant d'imputer la violation du droit à un agent, et de lier l'infraction à une peine déterminée pour qu'il réponde de ses actes, c'est bien parce que le droit exprime une structure sociale dominante, celle de l'équivalence et de la réciprocité, que l'on retrouve matériellement au plan de l'échange marchand. Or c'est précisément cette isomorphie entre responsabilité et forme marchande qu'expose E. Pachukanis dans sa Théorie générale du droit et le marxisme29, publiée en 1924 et redécouverte dans les années 197030. Il faut d'emblée remarquer qu'à la différence de Rusche et Kirchheimer, comme de Foucault, le rapport du juridique à l'économique ne porte 26. SALEILLES Raymond, L'Individualisation de la peine. Étude de criminalité sociale, Paris, Alcan, 1898. 27. Présent sous le titre « Extrait d'une théorie de la délinquance » dans ADORNO Theodor W., HORKHEIMER Max, Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, « Tel », 1 9 7 4 , p. 2 4 3 - 2 4 6 .

28. Formule que l'on pourra compléter par celle qui clôt Peine et structure sociale, op. cit., citée à la note 15. 29. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit. 30. Pour l'analyse des réceptions de l'œuvre principale de Pachukanis, voir LOISEAU Léon, « Directions pour une approche marxiste du droit : la théorie d'E. B. Pachukanis », in Actuel Marx en ligne, n° 16,18 décembre 2012 : http://actuelmarx.uparis 10.fr/indexm.htm.

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plus chez Pachukanis sur les usages ou les applications du droit, mais sur sa forme et ses catégories propres, sur ce qu'il institue et permet de faire, comme le note certains commentateurs : « le juridique est moment : c'est à dire qu'il n'est pas un reflet imaginaire, ou un pur effet de redondance, mais une articulation réelle31. » Le droit produit ainsi dans les sociétés capitalistes la forme par laquelle l'échange marchand se généralise et se diffuse à toute la société jusqu'à devenir une catégorie de la conscience comme de la pratique. Dans le chapitre sur la « violation du droit », Pachukanis montre que la structure du droit pénal ne fait alors que reconduire, dans son propre langage, le rapport d'échange marchand, en identifiant notamment les relations délinquant-victime et débiteur-créancier. Dans le cadre de cette analogie, l'action publique de répression et d'application de la loi au nom de l'intérêt général devient une opération idéologique, le droit pénal ne visant plus qu'à régler des conflits entre personnes, physiques ou morales. Il aboutit ainsi à entériner les principes civils fondés sur la fiction d'un sujet intéressé, hédoniste rationnel, source de ses propres obligations. C'est ce qui explique alors, pour Pachukanis, la persistance historique du rétributivisme pénal - d'après lequel le criminel doit être puni parce qu'il s'est mis, par sa faute, en dette vis-à-vis de la victime, de la société ou de la loi - malgré les politiques d'hybridation de la peine à des mesures de défense sociale ou de réhabilitation du condamné. La rétribution implique en effet un rapport d'équivalence entre crimes (ou délits) et peines qui doit se déduire de la gravité même de l'acte imputé au coupable, en fonction de sa responsabilité et de ce que prévoit la loi. Crimes et délits inaugurent un contrat de droit privé conclu contre la volonté du délinquant, devenu débiteur malgré lui. Du point de vue des fictions de la procédure pénale, le quantum de la peine encourue doit néanmoins être proportionnel aux dommages subis par la victime et par la société, afin de revenir à une situation d'égalité entre les deux et de mettre fin au différend. Les juridictions criminelles ont ainsi pour tâche d'organiser la circulation des peines et des rétributions, sur le modèle de la circulation marchande : Le délit peut être considéré comme une variété particulière de la circulation dans laquelle le rapport d'échange, c'est-à-dire le rapport contractuel, est fixé après coup, autrement dit après l'action arbitraire de l'une des parties. La proportion entre le délit et la réparation se réduit éga31. Ibid., note 23.

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lement à une proportion d'échange [ . . . ] . La peine proportionnée à la culpabilité représente fondamentalement la m ê m e forme que la réparation proportionnée au dommage 3 2 .

Cependant, la reconnaissance des analogies entre rétribution pénale et échange marchand ne doit pas occulter le fait que l'une découle de l'autre pour Pachukanis, et que leur isomorphie résulte d'un même processus historique : « [l'équivalence] n'est pas une conséquence de l'égarement de quelques criminalistes, mais une conséquence des rapports matériels de la société de production marchande dont elle se nourrit33. » La méthode utilisée consiste ainsi à court-circuiter le formalisme juridique et l'idéologie d'un droit autonome à l'égard des rapports sociaux. Son enjeu est de redéfinir les règles juridiques comme modalités réelles de la production, en tant que formes certes socialement conditionnées mais aussi pleinement conditionnantes. Cette conclusion a soulevé de nombreuses critiques, notamment en raison de son ignorance apparente de la complexité interne du droit et des conflits politiques qui le travaillent de l'intérieur34. L'histoire de la justice pénale récuse également l'image de tribunaux seulement animés par la volonté de restaurer un état d'équilibre fictif, de fixer les termes de la dette du criminel et les conditions de son rachat. Cependant, de telles critiques effacent la distinction que fait Pachukanis entre contenu et forme du droit pénal. Si la peine s'exprime dans la forme de l'équivalence et mime en cela un échange marchand, dans leur contenu les pratiques judiciaires sont traversées par les intérêts contradictoires des classes sociales - ce qui permet tout à fait d'envisager la politisation des affaires traitées devant les tribunaux. Pachukanis évite ainsi la naïveté d'une lecture purement instrumentale selon laquelle les classes dominantes soumettraient l'activité des juridictions au service de leurs intérêts particuliers. Comme le rappelle certains commentaires, il y a un pas avant de pouvoir affirmer que le droit pénal prendrait « indûment la forme du droit [et n'aurait] en réalité de droit que le nom35 » : il faut pour

32. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 155 et 166. 33. Ibid., p. 167. 34. KELSEN Hans, The Communist Theory of Law, Londres, Stevens & Sons Limited, 1955 ; WARRINGTON Ronnie, « Pashukanis 8c the c o m m o d i t y form theory », in Marxian Légal Theory, AJdershot, Dartmouth Publishing, 1993, p. 1 7 9 - 2 0 0 . 3 5 . LOISEAU L é o n , op. cit.

SUR QUELQUES

PROBLÈMES

POSÉS PAR L'ARTICULATION

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cela quitter l'analyse interne des formes juridiques, et s'attacher à décrire l'activité des juridictions en tant qu'institutions sociales16. Face à cette perspective sociologique sur le droit, Pachukanis propose au contraire une théorie critique des catégories juridiques : il pousse leur logique privatiste et dépolitisante à son paroxysme, et montre en même temps comment le droit est devenu le mode prétendu (et à ce titre effectif) de définition, de traduction et de résolution des conflits sociaux - autrement dit, le mode par lequel certaines contradictions de classes, comme celles qui les divisent de l'intérieur, se réalisent. Contre l'instrumentalisation a priori des institutions pénales par les intérêts des classes dominantes, il prend ainsi acte de l'ambivalence de l'issue des procès et des conflits juridiques du point de vue de luttes sociales qui peuvent faire jouer droits contre droits. La justice pénale ne peut se dissoudre entièrement dans les logiques du droit privé : La lutte des classes s'accomplit à travers la jurisprudence [et] la juridiction pénale n'est pas seulement une incarnation de la forme juridique abstraite, mais aussi une arme immédiate dans la lutte des classes37.

Les pratiques judicaires ne sauraient donc, en principe, être captées définitivement par des intérêts socio-politiques homogènes, ni contribuer de manière univoque à leur maintien ou à leur reconduction. Les critiques matérialistes du droit pénal que nous avons analysées oscillent ainsi entre deux positions contradictoires, selon qu'elles reposent, d'un côté, sur une conception statique des règles juridiques comme normes de conduites qui se déploient en fonction de rapports de domination préexistants ; ou, de l'autre côté, sur une conception dynamique du droit et de ses procédures, compris comme des répertoires de règles en transformation constante, disponibles pour la pratique, pour contester sous certaines

36. Sous ces conditions seulement Pachukanis peut-il affirmer que « fondamentalement, c'est-à-dire d'un point de vue purement sociologique, la bourgeoisie assure et maintient sa domination de classe par son système de droit pénal en opprimant les classes exploitées [ . . . ] . La juridiction criminelle de l'État bourgeois est la terreur de classe organisée qui ne se distingue des soi-disant mesures exceptionnelles utilisées durant la guerre civile que d'un certain degré », in PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 160. 37. Ibid., p. 162.

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conditions les formes dominantes d'oppression sociale38. Cette ambivalence justifie d'emblée le fait que la détermination de la fonction des peines par les structures économiques ne peut être postulée et reconduite à l'aveugle sans prendre en compte les variations historiques du droit pénal et des infractions qu'il réprime. Plus fondamentalement, affirmer la dépendance fonctionnelle du pénal à l'égard de l'économique implique de considérer le droit comme une forme neutre et immuable, un pur instrument, dépourvu d'effets de retour sur les rapports de domination qui l'instrumentalisent. Or cette conception contredit précisément l'idée que les règles juridiques dépendent, dans leur structure interne, du social. L'hypothèse de la captation univoque du droit pénal par les intérêts des classes dominantes se détruit donc d'elle-même, et doit laisser place à la comparaison du droit et du social, afin de déceler les analogies et les isomorphies qui existent entre les institutions pénales et les relations sociales sur lesquelles elles pèsent. Il existe des liens d'expression mutuelle et de consolidation réciproque entre le droit et les structures sociales, qui peuvent donner prise à une critique fondamentale de la peine, ce que suggère Pachukanis en abordant le problème, cher à Foucault, de la naissance de la prison : Pour que l'idée de la possibilité de réparer le délit par un

quantum

de

liberté ait pu naître, il a fallu que toutes les formes concrètes de la richesse sociale ait été réduites à la forme la plus abstraite et la plus simple, au travail humain mesuré par le temps. Nous avons ici encore indubitablement un exemple d'interaction entre les différents aspects de la culture 39 . Olivier Chassaing

38. Sur la conception du droit comme ressource critique contre l'Etat et les groupes dominants, voir les travaux du courant d'études juridiques « Law and Society ». Pour une synthèse en français, voir notamment ISRAËL Liora, L'Arme du droit, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2009. 39. PACHUKANIS Evguéni B., La Théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 167.

Entre monnaies de puissance et monnaies du commun. Pour une approche socio-historique de l'argent et du capitalisme

socio-historique de l'argent et du capitalisme peut décisivement contribuer à une critique du présent, je partirai d'une thèse forte : si l'on ne dispose pas d'un concept finement articulé de l'argent, il devient difficile d'identifier les différentes phases et les différentes manifestations historiques concrètes du capitalisme, et il devient tout aussi difficile de repérer les voies qui nous permettraient de sortir de ce monde-là. Je ne crois certes pas que cette perspective puisse conduire à elle seule à un tableau complet des configurations historiques, sociales et géographiques des capitalismes, ni même qu'elle soit la plus importante. Il est clair que l'on pourrait aussi parfaitement privilégier les métamorphoses des processus de production, les transformations de la forme-Etat, les mutations de la condition du travail, les modifications survenues dans les domaines de l'idéologie dominante, etc. Je me bornerai ici à montrer comment, grâce aux outils théoriques forgés par trois grands auteurs tels que Karl Marx, Georg Simmel et John Maynard Keynes il nous est possible de réaliser trois objectifs. Primo, esquisser une théorie pluridisciplinaire de l'argent ; secondo, élaborer un diagnostic critique du néocapitalisme ; et tertio ébaucher des solutions extra-capitalistes. ONVAINCU QU'UNE APPROCHE

Je développerai ma démarche en trois sections. Dans un premier temps j'exposerai de manière succincte les grandes lignes des théories marxiennes, simmeliennes et keynésiennes de l'argent ; dans un deuxième moment, je chercherai à montrer de quelle façon ces théories nous permettent de développer une critique de l'argent « tel qu'il est » - une critique de ce que j'appellerai les « monnaies de puissance », fonctionnelles par rapport à la reproduction capitaliste actuelle ; et, enfin, j'essaierai de dessiner les contours de ce que pourraient être les monnaies du Commun.

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M A R X , SIMMEL ET KEYNES

En ce qui concerne Marx, auteur encore aujourd'hui incontournable pour toute analyse du présent, je crois que l'on peut sans difficulté soutenir qu'il opère une œuvre magistrale de dévoilement des pathologies dues aux processus matériels dont l'argent tel qu'il est forme le principe, mais que, en même temps, il ne propose aucune tentative de déconstruction-reconstruction des fondements institutionnels sur la base desquels s'organisent ces processus. De mon point de vue (qui est à la fois immanent et transcendant par rapport aux analyses de Marx), la théorie marxienne de l'argent est en même temps vraie et fausse. Elle est vraie parce qu'elle élabore une description aiguë de la circulation de l'argent dans le cadre du processus général de reproduction des sociétés capitalistes, laquelle comporte nécessairement des phénomènes d'exploitation, de domination, d'aliénation et de fétichisme. Bref, il y a un processus d'auto-déploiement progressif et d'accumulation illimitée de l'argent, bien synthétisé par la formule A-M-A' (laquelle renferme toutes les horreurs potentielles de la conquête coloniale du monde et du pillage de la nature et de ses ressources). Mais, à mon sens, la théorie marxienne de l'argent est en même temps fausse, parce qu'elle présuppose, même si c'est implicitement dans la plupart des cas, la nécessité d'une telle dynamique monétaire ; parce qu'elle assume les contradictions propres à la sphère de la circulation monétaire, les critique, bien sûr, mais sans chercher à les dissoudre grâce à l'avènement d'une pratique différente ; parce qu'elle n'envisage concrètement aucun changement possible de statut pour l'argent, aucune transformation radicale de cet objet et des modalités à travers lesquelles on peut se rapporter à lui. En lisant Marx, il apparaît que la « chenille-argent » est vouée téléologiquement à se transformer en « papillon-capital » sans pouvoir être mobilisé en vue d'autres usages ou d'expérimentations alternatives, extra-capitalistes. Bref, Marx prend l'argent comme une donnée primaire de départ, comme un pure « êtrelà ». Mieux : il le conçoit bien comme une présupposition historique, mais comme une présupposition posée une fois pour toutes, et non comme un rapport susceptible d'être institué comme il l'est dans le capitalisme mature ou bien autrement. Le problème, c'est que l'argent n'est pas « entièrement » capital ; d'après les premières indications qu'en donne Marx, le capital ce ne serait que de l'argent employé d'une certaine façon. En réalité, chose sur laquelle Marx n'est pas du tout clair (et je renvoie au passage de la section I à

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la section II du Capital)', le capital c'est un certain type particulier d'argent employé d'une manière très précise : de l'argent liquide, de l'argent inconditionnellement doué de valeur, c'est-à-dire valable au-delà de toute limite temporelle, sociale et géographique, et faisant ainsi fonction de médium pour n'importe quel type de transaction. Autrement dit le capital, c'est, à la base, de l'argent, mais un type très particulier d'argent, de l'argent liquide pris dans le cycle du réinvestissement perpétuel. Et Marx, évidemment, fournit une analyse de son mouvement général qui correspond encore largement aux faits contemporains. Quant à Simmel, son apport s'avère essentiel pour corriger l'unilatéralité de la perspective marxienne, que ce soit en ce qui concerne la théorie de l'argent, ou que ce soit en ce qui concerne le diagnostic historique du présent monétaire et, surtout, le possible dépassement de ce présent. Dans ma démarche il est donc décisif pour au moins deux raisons. D'un côté, il éclaire de façon impressionnante la profonde ambiguïté du phénomène de l'argent. Simmel met à jour l'importance cruciale de l'argent pour l'affranchissement des individus par rapport aux liens et aux valeurs traditionnels. Il montre avec brio comment il a facilité et accéléré les échanges et les interactions, comment il a rendu possible une profonde différenciation des besoins, conduisant à des formes d'organisation sociale hautement complexes (comme la métropole), comment il a joué un rôle moteur dans le processus d'intellectualisation de la vie sociale et de développement de la « liberté négative ». Bref, il montre tout ce que lui doit le mouvement d'épanouissement de l'individu. De l'autre côté, Simmel esquisse une théorie institutionnaliste de l'argent qui apparaît tout aussi cruciale. Cette théorie souligne toute l'importance de la forme sociale dans laquelle chaque monnaie est employée, mais relève aussi la spécificité de l'acte d'institutionnalisation qui lui permet de fonctionner, annonçant une perspective qui sera mieux approfondie par Keynes. Ce qui est vraiment percutant dans Simmel, c'est sa capacité à dévoiler les modèles d'émancipation que l'argent capitaliste rend possible ; son aptitude à sonder la séduction, voire l'enthousiasme, que l'argent suscite ; ainsi, l'argent mobilise vraiment les affects. Simmel 1. À propos de la problématicité de ce passage, cf. BIDET Jacques, Que faire du Capital ?, Paris, PUF, « Actuel Marx Confrontation », 2000, p. 142-150 et BIDET Jacques, Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, « Actuel Marx Confrontation », 2004, p. 47-51, p. 99-107 et p. 194-199. C'est à ce moment que se réfléchit toute la contingence inhérente à l'avènement historique du capitalisme.

propose en effet une approche qui interroge les sources de l'adhésion spontanée, de la participation active et de l'implication intime de la part des sujets directement concernés par les pratiques monétaires. Il enrichit ainsi les diagnostics du capitalisme (qui supposent souvent des sujets purement passifs : des victimes), en montrant la contribution essentielle que les individus et les groupes sociaux apportent au déploiement de la reproduction sociale, ainsi que le bénéfices qu'ils en tirent2. Simmel est aussi essentiel quand il s'agit d'éclairer les difficultés que rencontrent les usages alternatifs de l'argent : leurs potentialités de diffusion dépendant d'horizons très variables de désidérabilité et d'engagement personnel. Enfin, la pensée monétaire de Keynes constitue une étape capitale dans ma démarche. En premier lieu, parce que Keynes élabore une conception décidemment constructiviste de l'argent : il le considère comme un objet d'investissement de la part du pouvoir politique. Et, en deuxième lieu, parce qu'il reconnait une certaine primauté au fait monétaire dans le monde économique et, partant, une importance spéciale des politiques monétaires par rapport aux autres aspects de la politique économique. Keynes élabore ainsi tous les outils théoriques permettant de déconstruire définitivement la conception selon laquelle la monnaie, unité de compte et moyen des échanges, doit aussi forcement faire fonction de réserve de valeur. C'est un des aspects de son thème de « la préférence pour la liquidité ». De cette manière, il pose les bases normatives d'une réforme des systèmes monétaires nationaux et internationaux qui contredit le dogme et le fétiche de la liquidité - ce qu'il appelle la « trappe à la liquidité » (source de rentes iniques et d'étranglement de l'économie). L'argent, selon Keynes, est éminemment une institution et, en tant que tel, il est susceptible de faire l'objet d'une domestication politique, voire d'un ré-encastrement dans le milieu social. Une conception non-marchandisée de l'argent, comme celle que l'on peut repérer dans ses textes, rend pensable la perspective d'une réappropriation, par la communauté des usagers, des services fondamentaux que rend l'argent (services en partie déjà soulignés par Simmel). Keynes est un auteur crucial, donc, parce qu'il montre comment l'argent pourrait aussi être dominé (une fois soumis à certaines instances normatives et, ajouterais-je, socio-politiques) et pas seulement exercer des effets de domination. 2. Cf. les chapitres III, IV, V et VI de SIMMEL Georg, Philosophie de l'argent, Paris, PUF, « Quadrige », 1999.

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Évidemment, de mon point de vue, tout cela ne signifie absolument pas que l'on doive plaider pour le retour à une économie keynésienne telle quelle a été appliquée dans le second après-guerre - avec toutes ses suites aux niveaux militaire, géopolitique et environnemental. Il s'agirait, plutôt, de revenir à Keynes afin d'aller bien au-delà de ce que Keynes a pu représenter d'un point de vue historique3. De jouer Keynes contre Keynes. Ou, mieux encore, d'opposer les éléments théorétiques à la base de sa pensée monétaire, de même que les élans ouvertement anti-économiques qui animent son éthos, au keynésianisme politico-économique banal - ce que Joan Robinson appelait le Bastard Keynesianism. MONNAIES DE PUISSANCE

Je voudrais maintenant montrer comment un diagnostic critique du présent monétaire du néocapitalisme peut puiser dans la pensée de ces trois auteurs et faire ressortir trois éléments : - La portée historiquement déterminante de la dynamique expansive du capitalisme véhiculée par l'investissement incessant de l'argent ; - Les différents degrés et les différents types de complicité, d'affinité, voire de connivence que des sujets sociaux manifestent avec ce processus de reproduction élargie ; - Le façonnage technocratique d'un nouveau type de monnaie répondant à des intérêts particuliers (je fais allusion ici à la création de l'euro en tant que monnaie éminemment néolibérale, que monnaie éminemment néolibérale). Dans tous les cas, nous avons affaire à des pratiques ou à des processus concernant l'argent qui s'inscrivent dans une logique de l'augmentation du domaine du pouvoir, du « toujours plus ». C'est pour cela qu'on peut regrouper ces trois perspectives sous l'égide de l'expression « monnaies de puissance ».

3. Les théorisations keynésiennes de l'argent les plus approfondies on les trouve dans le A Tract on Monetary Reform et dans le premier tome du A Treatise on Money, regroupés dans le volume IV et V des Collected Writings of John Maynard Keynes, ainsi que dans le volume X X V de ses œuvres complètes. En ce qui concerne les aspects anti-économiques de la pensée keynésienne, cf. la très passionnante biographie intellectuelle de DOSTALER Gilles, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, « L'Évolution de l'humanité », 2009.

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- En ce qui concerne l'accroissement systémique et systématique de la reproduction capitaliste - c'est-à-dire le cadre socio-ontologique des derniers siècles - les chapitres III et IV du premier livre du Capital (mais aussi les aspects les plus tragiques de la philosophie du Simmel tardif) offrent des suggestions et même des indications importantes, qui sont confirmées par des auteurs aussi différents que Giovanni Arrighi et Immanuel Wallerstein, les économistes proches de l'école de la Régulation et les théoriciens du capitalisme cognitif. Ces auteurs, même si c'est selon des orientations et des sensibilités hétérogènes, montrent comment la dynamique du développement capitaliste représente un processus global, bien que non-totalitaire, continuellement entraîné par une tendance cyclique expansionniste culminant, chaque fois, par des crises. La reproduction des rapports sociaux capitalistes, véhiculée de manière efficace par l'argent, se base en effet sur une logique de révolution et de dissolution perpétuels. Une dynamique comparable à la démarche évolutive d'une spirale, dont le mouvement centrifuge cause l'extension de la figure vers l'extérieur et dont le mouvement centripète détermine un processus de concentration et de centralisation progressive. Ce qui est frappant dans ces descriptions c'est la puissance aliénée et incontrôlée de ces logiques, l'évolution irrationnelle, quasi-automatique, voire aveugle dans certains moments de cette trajectoire ascendante qui trouve dans l'argent un de ces agents parmi les plus performants ; sa capacité d'accroître de façon incontrôlable son propre rayon d'action, de se reproduire sur une échelle agrandie, et, finalement, la recherche permanente des conditions les plus favorables pour son augmentation continue4. - Pour intégrer cette perspective on pourrait facilement montrer, suivant certaines intuitions simmeliennes, que l'altérité de ces puissances déchaînées par les mouvements de l'argent capitaliste est apparente. En explorant les phénomènes émotifs et psychologiques induits par toute une série de phénomènes nouveaux (l'accès démocratique à l'investissement financier, l'augmentation vertigineuse de l'endettement privé, l'idéologie de l'individualisme patrimonial, l'actionnarisation progressive du salaire, la diffusion spectaculaire des fonds communs spé4. Cf. inter alia, ARRIGHI Giovanni, The Long Twentieth Century, London Verso, 1994, BOYER Robert, SAILLARD Yves (dir.), Théorie de la régulation. L'état des savoirs, Paris, La Découverte, « Recherches », 2002, VERCELLONE Carlo (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, Paris, La Dispute, 2002.

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culatifs, les pratiques de microtrading indépendant) on peut aisément atténuer la portée de la première perspective, laquelle peut amener à ne voir dans la financiarisation actuelle qu'un Moloch radicalement extérieur aux sujets individuels ou sociaux et nuisible à leurs intérêts profonds. On ne peut passer sous silence l'ensemble des proximités, des synergies, des symbioses que le néocapitalisme a su développer et entretenir avec le corps social ; c'est cela qui, d'ailleurs, l'a rendu plus ambigu et plus subtil que ce que l'on imagine parfois en évoquant le « tournant financier » du capitalisme. Il y a eu, à partir des années 1980, un vaste processus de métabolisations, d'assimilations, de récupérations ou de détournements d'instances gratifiantes, satisfaisantes, voire excitantes (peu importe qu'elles aient été réelles ou illusoires). Le recrutement de l'intimité personnelle, l'adhésion motivée des sujets à la nouvelle configuration sociale, leur approbation volontaire, tout cela a compté et compte encore à présent5. - Troisième point, la construction de l'euro. Je la vois comme l'établissement néolibéral d'une monnaie fonctionnant comme un dispositif adémocratique de gouvernement. L'euro peut en effet être considéré, à la suite d'un certain nombre d'économistes hétérodoxes, comme une forme monétaire de normalisation des relations sociales qui révèle une nouvelle condition de la domination : l'assujettissement d'individus, de familles, d'entreprises et d'États entiers aux diktats d'une rationalité technocratique enracinée dans les préceptes de la rigueur et de l'austérité. L'euro est une monnaie qui impose des paramètres rigides, des liens, des obligations et des limites aux politiques étatiques, lesquelles empêchent de jure la dévaluation et l'émission monétaires. D'où plusieurs conséquences : la difficulté à relancer l'économie en stimulant la demande effective interne, l'impossibilité d'orchestrer des manœuvres monétaires défensives face aux politiques mercantilistes des puissances voisines, etc. Ces difficultés aboutissent à une détérioration aussi patente que généralisée des conditions socio-économiques internes aux États et à une aggravation flagrante

5. Dans une littérature désormais infinie, cf. LORDON Frédéric, Fonds de pension, piège à cons ?, Paris, Raisons d'agir, 2000, MARAZZI Christian, Le Socialisme du capital, Paris, Diaphanes, 2014, HABER Stéphane, Penser le néocapitalisme, Paris, Les Prairies ordinaires, « Essais », 2013.

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des tensions commerciales internationales. Sans entrer dans les détails d'une débat très articulé, il suffit ici de souligner deux points : - Il y a bien eu un projet « politique » à l'origine de la naissance de la monnaie unique, laquelle incarne et rend opératoires les idéaux fondamentaux de certaines franges des conceptions néolibérales ; - Il y a bien eu, du fait de l'instauration de l'euro, un aplatissement du champ des possibilités historiques sur des principes coercitifs favorables au pouvoir financier. MONNAIES DU COMMUN

Il est temps d'aborder la question des monnaies du Commun. Comment constituer une monnaie qui s'oppose au projet de puissance cristallisé de manière emblématique par l'euro, qui favoriserait des pratiques de désassujettissement ? C'est-à-dire une monnaie qui tend à être de tous et de personne ? On pourrait essayer de répondre à ces questions passionnantes en partant de thématiques éminemment empiriques, telles que les pratiques financières dans l'alteréconomie, les monnaies complémentaires et le revenu garanti ; c'est-à-dire à travers les enjeux concernant la démocratisation de l'économi(qu)e tels qu'ils transparaissent dans ces expérimentations concrètes. Je me bornerai ici à ébaucher une partie limitée du substrat théorétique et socio-politique qui guide l'élaboration philosophique de ces questions. On peut la présenter grâce au concept encore à explorer de monnaies du Commun6. En premier lieu, il faut reconnaître le caractère institutionnel de l'argent, de chaque forme d'argent, et donc aussi de l'argent tel qu'il est. Loin d'être une entité neutre répondant de la manière la plus efficace à des soi-disant lois objectives et évolutionnistes du développement social, l'argent forme un artifice contingent, qui porte inscrit dans sa forme même le caractère indéterminé de la logique propre de l'accumulation du capital (par définition infinie). Ce sont ces traits d'abstraction et d'indéfinité qui le transforment en un incroyable instrument de pouvoir, sous la forme d'une réserve illimitée de valeur, faisant de lui le médiateur fondamental de l'échange social. Grâce à ces attributs (attributs qui lui ont été attribués par quelqu'un 6. http://quaderni.sanprecario.info/2014/03/per-una-teoria-delle-monete-del -comune-di-davide-gallo-lassere/

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à partir d'un moment précis, et ce processus est historiquement reconstructible7), l'argent devient liquide. Il devient immédiatement échangeable contre n'importe quoi et, donc, cumulable ad libitum. C'est l'argent capitaliste de la formule marxienne A-M-A'. Chaque forme d'argent, pourtant, remplit deux fonctions économiques stratégiques et fondamentales, qui en font un bien d'importance cruciale : le compte des valeurs et l'échange. Ces fonctions structurent et règlent le monde économique entier (c'est pour cela que les Grecs appelaient la monnaie numisma, mot que nous pourrions traduire avec l'expression « entièrement loi »). L'argent, donc, n'est pas une simple ressource essentielle (comme l'air ou l'eau), mais il a un caractère remarquablement normatif, prescriptif. En même temps, toutefois, il est un objet singulier, appropriable par des sujets particuliers et instrumentalisable à leur avantage dans l'affrontement social. L'argent liquide, absolument cessible et dépourvu de déterminations temporelles, spatiales et sectorielles, valable dans tous les cas, c'est ce que la tradition hétérodoxe appelle l'« argent comme capital », l'« argent comme commandement monétaire », comme commandement sur le travail et la vie d'autrui, le substrat matériel sur lequel se sédimente le conflit. D'un côté, en effet, c'est seulement à travers la possession d'argent que l'on peut établir l'acte de produire, décider comment et où l'on va produire, dans quelles quantités et pour quelles finalités (le processus d'investissement). De l'autre côté, c'est à travers lui que l'on a accès aux biens, nécessaires et non (le processus de consommation). Pour qu'il puisse servir le bien commun, c'est-à-dire pour qu'il puisse être continuellement à la disposition de tout le monde afin d'effectuer ses fonctions (unité de compte, condition de l'échange), la monnaie devrait donc être instituée de manière telle que l'on puisse s'en libérer rapidement. Pour réaliser ce projet elle doit être construite de manière à devenir le plus possible inappropriable et le plus possible inaccumulable. Cette inappropriabilité et cette incumulabilité ne relèvent évidemment pas d'un normativisme abstrait, mais révèlent leur portée lorsque l'on s'est tourné vers les intérêts de la majorité. La monnaie, une fois investie par cette lutte normative, deviendrait ainsi un lieu où la conflictualité sociale peut trouver un vecteur efficace de canalisation. Il s'agit donc d'un processus constituant, toujours en devenir, toujours ouvert, qui va dans le sens d'un usage approprié de la monnaie : la mon7. Cf. AMATO Massimo, Le radici di unafede, Milano, Mondadori, 2008.

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naie comme unité de mesure et comme moyen d'échange des biens, et pas comme bien en soi. Elle disparait dans l'échange, au lieu d'être amassée indéfiniment : M-A-M. Une monnaie, donc, socialement conçue pour disparaître afin de stimuler les échanges des biens produits, afin d'être réintroduite dans la circulation, c'est-à-dire afin d'être mise à la disposition de la communauté des usagers8. Il s'agirait ainsi d'une monnaie qui consolide et qui renforce le lien social, au lieu de le menacer. Mais quel type d'échange alimenterait-elle, alors ? De quel type de bien soutiendrait-elle la circulation ? Quel genre de relations sociales fortifierait-elle ? À ces questions, on ne peut répondre qu'a priori ; on peut et on doit certainement avancer des propositions concrètes (à la suite des chercheurs et des activistes qui militent en faveur de l'économie démocratique), mais il reste évidemment des difficultés, des nœuds que seul le conflit social va pouvoir défaire. Ce qui est déjà certain, c'est que le trait logiquement et historiquement constitutif de la monnaie consiste à remplir des fonctions économiques très différentes entre elles - des fonctions qu'il est possible d'articuler entre elles de manière différenciée. La monnaie peut être employée par des sujets sociaux en fonction d'intérêts fortement différenciés ; elle est susceptible de subir des inflexions sociales, géographiques et temporelles très différentes. Tout cela revient à dire que la prolifération de monnaies sociales communautairement instituées d'en bas pourrait représenter un enjeux théorique et politique au moins aussi intéressant et crucial que celui de la redistribution de l'argent. Je conclus donc en soulignant que la convergence des divers types d'usages sociaux de l'argent (que je n'ai pas analysé ici : on peut penser au revenu garanti, aux monnaies parallèles, à la finance soutenable) pourraient encourager la recomposition de liens de solidarité basés sur des pratiques de démocratie bottom-up. De tout cela, pourraient même sortir des processus alternatifs de subjectivation, mais aussi des façons de produire et de consommer des biens et des services qui se montreraient capables de résister à la violence du néocapitalisme, tout en esquissant d'importantes lignes de fuite faisant signe vers son dépassement concrètement possible. Davide Gallo Lassere

8. Cf. AMATO Massimo, L'Énigme de la monnaie, Paris, Les Éditions du Cerf, 2015.

Les auteurs

Marco ANGELLA est docteur en philosophie, membre du Sophiapol et postdoctoral researcher à l'université de Pretoria (Afrique du Sud). Ses recherchent portent sur la Théorie critique, le capitalisme et la psychanalyse, et plus particulièrement sur la théorie de la reconnaissance d'Axel Honneth. Flore D'AMBROSIO-BOUDET est agrégée de philosophie et professeure de lycée. Elle est doctorante à l'université de Paris Ouest Nanterre La Défense (Laboratoire Sophiapol). Au croisement de la philosophie politique, de la philosophie de l'histoire et de la philosophie de l'environnement, sa thèse prend pour objet le concept d'espèce humaine. Vincent BEAUBOIS est agrégé de philosophie et doctorant à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense (Laboratoire HAR). Il travaille notamment sur les relations entre art et technique à partir de la pensée française contemporaine, et spécialement de l'œuvre de Gilbert Simondon. Olivier CHASSAING, agrégé de philosophie, est doctorant et ATER en philosophie à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense, membre du Laboratoire Sophiapol. Ses travaux portent sur les théories et les critiques de la justice pénale, à partir de la philosophie, de la sociologie et des approches marxistes du droit. Alexis CUKIER est docteur en philosophie, ATER à l'université de Poitiers, membre du Laboratoire Sophiapol. Il a dirigé, avec Fabien DELMOTTE et Cécile LAVERGNE, Émancipation, les métamorphoses de la critique sociale, Le Croquant, 2013, ainsi que, avec Vincent CHANSON et Frédéric MONFERRAND, La Réification. Histoire et actualité d'un concept critique, La Dispute, 2014.

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LES AUTEURS

Davide GALLO LASSERE est doctorant en cotutelle (université Paris Ouest Nanterre La Défense et Université degli Studi de Turin). Sa thèse porte sur les rapports entre argent, capitalisme et transformation sociale. Il a publié plusieurs articles en italien, français, anglais et allemand. Il participe régulièrement aux blogs Alfabeta2, Commortware et Effimera. Stéphane HABER est professeur de philosophie sociale et politique à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il a récemment publié Penser le néocapitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2013. Leonardo DA HORA PEREIRA est doctorant en Philosophie à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense (Laboratoire Sophiapol). Il prépare une thèse portant sur la question de la diversité et de la plasticité du capitalisme, en discussion avec la tradition hétérodoxe française en économie (École de la Régulation). Frédéric MONFERRAND, agrégé de philosophie et ATER à l'université de Picardie, prépare actuellement une thèse au Laboratoire Sophiapol intitulée « Capitalisme et société : ontologie sociale et critique de l'économie politique dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Karl Marx ». Il a notamment publié, avec Vincent CHANSON et Alexis CUKIER, La Réification. Histoire et actualité d'un concept critique (La Dispute, 2014). Il est membre du comité de rédaction de la revue en ligne Période.