L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique (Dieux, Hommes Et Religions, 28) (French Edition) 9782875746085, 9782875746092, 9782875746108, 2875746081

Si aujourd'hui le pape François renonce à l'expression d'acte intrinsèquement mauvais, nombre de représen

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L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique (Dieux, Hommes Et Religions, 28) (French Edition)
 9782875746085, 9782875746092, 9782875746108, 2875746081

Table of contents :
Cover
Series Information
Copyright Information
Dedication
Remerciements
Sommaire
Sigles
Préface
Introduction générale
1. Problématique
2. Hypothèses
3. Intérêt du travail .
4. Délimitation, méthode et division du travail
PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DE LA QUESTION DU RECOURS À LA NOTION D’ACTE INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS DANS LE CAS DE LA CONTRACEPTION ARTIFICIELLE
Chapitre I : Condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais de Casti Connubii à Humanae Vitae
I.1. Contexte historico-théologique du 19ème siècle jusqu’à Casti Connubii
I.1.1. Sur le plan socio-économique
I.1.2. Sur le plan scientifique
I.1.3. Sur le plan institutionnel de l’Eglise
I.1.4. Sur le plan de la morale conjugale
I.2. Casti Connubii
I.2.1. Analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais
I.2.2. Nature et loi naturelle
I.2.3. Liberté et responsabilité des époux
I.2.4. Dialogue entre sciences et théologie
I.2.5. Critères de moralité
I.2.6. Recours aux textes bibliques
I.2.7. Tradition
I.2.8. Importance accordée au corps
I.2.9. Mise au point
I.3. Sous le pontificat de Pie XII
I.3.1. Discours de Pie XII adressé aux sages-femmes en octobre 1951
I.3.2. Quelques ouvertures
I.3.3. Allocution à la société des hématologues en septembre 1958
I.4. Sous le pontificat de Jean XXIII
I.5. Prise de conscience d’une crise
I.6. Constitution pastorale Gaudium et Spes
I.6.1. Expressions renvoyant à la malice de la contraception
I.6.2. Liberté et responsabilité des époux
I.6.3. Dialogue entre sciences et théologie
I.6.4. Critères de moralité
I.6.5. Recours à la Bible et à la Tradition
I.6.6. Nature et loi naturelle
I.6.7. Mise au point
I.7. Commission pontificale chargée de préparer HV1
I.7.1. Point de vue de la majorité : Document de synthèse sur la moralité de la régulation des naissances
I.7.2. Point de vue de la minorité
I.7.3. Mise au point
I.7.4. Schéma du document de la paternité responsable
I.8. Humanae Vitae
I.8.1. Les expressions renvoyant au mal intrinsèque
I.8.2. Tradition
I.8.3. Nature et loi naturelle
I.8.4. Liberté et « pouvoir de l’homme sur son corps »
I.8.5. Dialogue entre sciences et théologie
I.8.6. Recours aux Ecritures
I.8.7. Critères de moralité
I.9. Continuité ou divergence entre GS et HV ?
I.10. Récapitulation
Chapitre II : Réactions des Conférences Episcopales après HV et documents sous le pontificat de Jean-Paul II
II.1. Quelques réactions des Conférences Episcopales
II.1.1. Prise en compte des conditions subjectives et du contexte
II.1.2. La loi de gradualité
II.1.3. Liberté et responsabilité des époux
II.1.4. Mise au point
II.2. Documents du Magistère sous le pontificat de Jean Paul II
II. 2. 1. Documents de la première catégorie
II. 2.2. Documents de la deuxième catégorie
II. 2. 3. Document de la troisième catégorie
II. 2. 4. Mise au point
Chapitre III : Bilan de la première partie
III. 1. Peut-on parler d’une évolution ?
III.1.1. Sur la terminologie
III.1.2. Sur les critères de moralité dans la transmission de la vie
III.1.3. Sur le rapport sciences et théologie
III.1.4. Sur la responsabilité des époux
III.1.5. Sur la gradualité
III.1.6. Sur la loi naturelle
III. 2. Acquis et perspectives
III. 3. Principales difficultés
III.3.1. Sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais
III.3.2. Sur les critères de moralité
III.3.3. Sur la nature et la loi naturelle
III.3.4. Sur la liberté et la responsabilité des époux
III.3.5. Recours aux Ecritures et à la Tradition
DEUXIÈME PARTIE : VERS UNE LECTURE CRITIQUE DE PETER KNAUER ET DE SERVAIS PINCKAERS
Chapitre I : Peter Knauer
I.1. La détermination du bien et du mal par le principe du double effet
I.2. « Une éthique à partir du principe de proportionnalité »
I.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile
I.2.2. Loi naturelle
I.2.3. Critères de moralité
I.2.4. Liberté
I.2.5. « La fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais »
I.3. Récapitulation
Chapitre II : Servais Pinckaers
II.1. Généralités
II.2. Fondements anthropologico-théologiques
II.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile
II.2.2. Loi naturelle
II.2.3 Liberté
II.2.4. Critères de moralité
1 Conception de la finalité
2 Ordre pré-moral et ordre moral
II.3. Récapitulation
Chapitre III : Bilan de la deuxième partie
III.1. Considérations d’ensemble
III.2. Acquis de cette partie
III.3. Quelques difficultés
III.3.1. Peter Knauer
III.3.2. Servais Pinckaers
TROISIÈME PARTIE : REPRISES CRITIQUES DES ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES ET THÉOLOGIQUES SOUS-JACENTS AU DÉBAT ET PISTES D’OUVERTURE
Chapitre I : Reprises critiques autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais
Section I. LA LOI NATURELLE
I.1. Principales difficultés dans les documents étudiés
I.1.1. Au sujet de l’ambiguïté relevée
I.1.2. Au sujet des inflexions et des acquis relevés
I.2. Ebauche de pistes d’ouverture
I.2.1. A quelle idée de nature renvoie l’expression « loi naturelle » ?
I.2.2. Quelques conséquences de l’évolution de la notion de loi naturelle
Section II. LA PLACE DE L’ÉCRITURE
II.1. Deux principaux textes bibliques évoqués
II.2. Deux modes d’usage de l’Ecriture Sainte
II.3. Perspectives critiques
II.3.1. Au sujet des références bibliques
II.3.2. Au sujet des modèles d’usage de l’Ecriture
II.3.3. Défi à relever
Section III. LA LIBERTÉ
III.1. Différentes conceptions de la liberté
III.2. Quelques problèmes issus de ces conceptions de la liberté
II.3. Quelques pistes d’ouverture
III.3.1. Qu’est-ce que la liberté ?
III.3.2. Hétéronomie et autonomie
III.3.3. Jalons pour une articulation de l’autonomie avec l’obéissance à la loi
SECTION IV : LA TRADITION
IV.1. Quelques questions au sujet de l’évocation de la Tradition
IV.2. Quelques pistes d’ouverture
IV.2.1 Brèves clarifications
IV.2.2. Cette Tradition n’est pas apostolique
IV.2.3. Cette Tradition est ecclésiale
IV.2.4. Cette Tradition a-t-elle une valeur définitive ou un caractère réformable ?
IV.2.5. Tradition et changement
SECTION V. LE RAPPORT ENTRE SCIENCES ET THÉOLOGIE
V.1. Quelques figures du rapport sciences et théologie dans l’état de la discussion
V.1.1. Figure de méfiance mutuelle
V.1.2. Figure de l’indifférence mutuelle
V.1.3. Figure du questionnement
V.2. Importance du dialogue
V.3. Vers un dialogue entre sciences et théologie
Section VI. VERS UNE RELECTURE DES CRITÈRES THOMASIENS DE MORALITÉ
VI.1. Quelques difficultés sur les critères de moralité
VI.1.1. Dans les documents du Magistère
VI.1.2. Dans les ouvrages des auteurs étudiés
VI.1.3. Comment expliquer ces difficultés ?
VI.2. Est-ce que Thomas d’Aquin utilise la notion d’acte intrinsèquement mauvais ?
VI.3. Moralité des actes humains chez Thomas d’Aquin
VI.3.1. Critères de moralité dans quelques ouvrages de Thomas
VI.3.2. Rôle de l’objet, de la fin et des circonstances
VI.3.3. Distinction entre valeur intrinsèque et extrinsèque peut-elle être conventionnelle ?
VI.3.4. Synthèse
VI.4. Quel héritage par rapport à notre problématique ?
VI.4.1. A n’envisager la contraception que in genere
VI.4.2. Envisagée concrètement
Chapitre II : Vers une éthique cherchant le juste équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque
SECTION I : LA LOI DE GRADUALITÉ : RÉPONSE ADÉQUATE ?
I.1. Contexte d’émergence de la loi de gradualité
I.2. Acquis
I.2.1. Attention au sujet agissant
I.2.2. Mise en évidence du rôle de la conscience
I.2.3. Caractère pédagogique de la norme morale
I.2.4. Articulation entre conscience et norme morale
I.3. Ce qui pose problème dans le discours sur la loi de gradualité
I.3.1. Perspective juridique
I.3.2. Non-prise en compte de la hiérarchie des vérités de foi
I.4. Quelques conséquences pratiques
I.4.1. Au sujet de l’expression acte intrinsèquement mauvais
I.4.2. Au sujet de la mise en œuvre de la loi de gradualité
SECTION II. L’EPIKIE
II.1. Epikie chez Aristote
II.1.1. Définition
II.1.2. Implications sur notre sujet
II.2. Epikie dans la Bible
II.2.1. 1 Macc. 2, 34–41 :
II.2.2. 1 Sam 21, 2–10 :
II.2.3. Matthieu 12, 1–8 :
II.2.4. Mc 3, 1–6 ; Lc 13, 10–17 ; Lc 14, 1–6 ; Jn 5, 1–9 ; Jn 9, 1–17 :
II.2.5. Implications sur notre sujet :
II.3. Epikie chez Thomas d’Aquin
II.3.1. Définition
II.3.2. Implications
II.4. Epikie et les « principes premiers » de la loi naturelle
II.4.1. Question de départ
II.4.2. Implications
II.5. Epikie dans la tradition théologique
II.5.1. Alphonse Marie de Liguori
II.5.2. Francisco Suarez
II.5.3. Quelles interprétations pour aujourd’hui ?
II.6. En conclusion
SECTION III. LE PRINCIPE DU DOUBLE EFFET
III. 1. Définitions et fondements
III. 2. Principes sous-jacents à la théorie du double effet
III.2.1. D’après le point de vue de la « morale classique »
III.2.2. D’après le point de vue de Knauer
III.2.3. Evaluation
III. 3. Quelques implications
Chapitre III : Bilan de la troisième partie et quelques pistes d’ouverture
SECTION I. CONSIDÉRATIONS TERMINOLOGIQUES
SECTION II. QUELQUES PISTES D’OUVERTURE
II.1. L’acte injustifiable
II.2. Pistes pour discerner l’injustifiable
II.3. Quelques critères de jugement moral quant aux actes injustifiables
II.3.1. Pluralité
II.3.2. Temporalité
II.3.3. Complexité systémique
Conclusion générale
Postface
Bibliographie
Titres de la collection

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L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique Sortir d’une notion ambiguë

P.I.E. Peter Lang Bruxelles Bern Berlin New York Oxford Wien 









Dieux, Hommes et Religions Vol. 28 Tandis que les principales religions traditionnelles du monde semblent confrontées à une crise identitaire et culturelle fondamentale, on voit partout se manifester une renaissance des besoins de spiritualité et de nouvelles pratiques religieuses. Quelles sont les motivations des hommes et des femmes qui soutiennent ces nouvelles tendances ? Assistons-nous à la naissance d’une nouvelle religiosité humaine ? Cette collection a pour but de rassembler les travaux de témoins, penseurs, croyants et incroyants, historiens, spécialistes des religions, théologiens, psychologues, sociologues, philosophes et écrivains, tous issus de différentes cultures et différentes langues, pour offrir une perspective plus large sur l’un des problèmes clés de la civilisation universelle que nous sommes en train de construire. Collection fondée par : Gabriel Fragnière, Ancien recteur du Collège d’Europe (Bruges) Dirigée par: Alberto Fabio Ambrosio et Elisabeth A. Diamantopoulou

Didier Kabutuka

L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique Sortir d’une notion ambiguë

Dieux, hommes et religions Vol. 28

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs Tous droits réservés. Cette publication est protégée dans sa totalité par copyright. Toute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur le copyright est interdite et punissable sans le consentement explicite de la maison d’édition. Ceci s’applique en particulier pour les reproductions, traductions, microfilms, ainsi que le stockage et le traitement sous forme électronique.

Images de couverture: ©iStock

© P.I.E. PETER LANG s.a.



Éditions scientifiques internationales

Brussels, 2022 1 avenue Maurice, B-1050 Brussels, Belgique www.peterlang.com; [email protected]

ISSN 1377-8323 ISBN 978-2-87574-608-5 ePDF 978-2-87574-609-2 ePub 978-2-87574-610-8 DOI 10.3726/b19688 D/2022/5678/21 Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Bibliothek » « Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site .

A mes parents, Marie et André Kabutuka (+​), en signe d’immense gratitude.

« Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous des formes très diverses qu’ il serait impossible de décrire ou de cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est le sujet collectif (…). Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Evangile, exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture. » Pape François, Evangelii gaudium. Exhortation apostolique post-​synodale, Namur, Fidélité, 2013, n° 129.

Remerciements Cet ouvrage a été rendu possible grâce au concours, à la collaboration et à l’affection réconfortante de plusieurs personnes à qui nous voudrions exprimer notre gratitude. Nous avons bénéficié d’un soutien considérable de la part de la Professeure Marie-​Jo Thiel dans la rédaction de ce livre. Nous gardons un excellent souvenir de sa grande disponibilité, de sa patience, de ses vives précieuses lumières, de sa rigueur scientifique et de son sens de précision dans l’exposé de la pensée. Nous tenons à remercier le Professeur Dominique Jacquemin pour son apport et pour avoir accepté de postfacer notre ouvrage. Nous restons particulièrement reconnaissant envers Mgr Jean-​Luc Hudsyn, Evêque auxiliaire pour le Brabant Wallon pour sa sollicitude à notre égard. Merci à Mgr Gaspard Mudiso qui nous avait ordonné prêtre et à Mgr Jean-​Pierre Kwambamba pour son attention. Notre profonde gratitude s’adresse également à nos anciens Professeurs de l’Université catholique du Congo, de l’Université catholique de Louvain, ainsi qu’à ceux de l’Université de Strasbourg. Nous n’avons pas manqué de bénéficier de bons conseils du Professeur Léonard Santedi. Nous lui exprimons nos plus vifs remerciements. Sincère merci à toute la grande famille Kabutuka, à nos amis et amies. Tous ont donné d’eux-​mêmes pour nous soutenir dans notre cheminement intellectuel, spirituel et humain. Andréa, Abel et Hilaire Kabutuka auraient aimés voir l’heureux aboutissement de nos recherches. Mais ils nous ont quitté trop tôt. L’occasion est belle pour nous, d’exprimer notre profonde gratitude envers la communauté paroissiale de Perbais pour son soutien inestimable à notre endroit. Elle n’a jamais cessé de promouvoir notre ministère. Ce travail est aussi le résultat de son aimable attention. Nous ne saurons estimer ce que nous devons à nos amis prêtres et à nos collègues Professeurs de Kenge pour tout ce que nous partageons en commun. La liste de bienfaiteurs et d’amis qui nous ont accompagné de

10 Remerciements

manière diversifiée au cours de ces années de recherches serait très longue à citer. A tous merci, et que Dieu, à qui nous devons toutes grâces, vous comble au centuple.

Sommaire Sigles �����������������������������������������������������������������������������������������������  19 Préface ��������������������������������������������������������������������������������������������  21 Introduction générale ��������������������������������������������������������������������  25 1. Problématique �����������������������������������������������������������������������������  27 2. Hypothèses ����������������������������������������������������������������������������������  30 3. Intérêt du travail ��������������������������������������������������������������������������  30 4. Délimitation, méthode et division du travail �������������������������������  31

PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DE LA QUESTION DU RECOURS À LA NOTION D’ACTE INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS DANS LE CAS DE LA CONTRACEPTION ARTIFICIELLE Chapitre I :  Condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais de Casti Connubii à Humanae Vitae ������  37 I.1. Contexte historico-théologique du 19ème siècle jusqu’à Casti Connubii �����������������������������������������������������������������������������������  37 I.1.1. Sur le plan socio-​économique ������������������������������������������  38 I.1.2. Sur le plan scientifique �����������������������������������������������������  39 I.1.3. Sur le plan institutionnel de l’Eglise ��������������������������������  41 I.1.4. Sur le plan de la morale conjugale ������������������������������������  42 I.2. Casti Connubii ���������������������������������������������������������������������������  44 I.2.1. Analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ������  46 I.2.2. Nature et loi naturelle �����������������������������������������������������  48 I.2.3. Liberté et responsabilité des époux ����������������������������������  48 I.2.4. Dialogue entre sciences et théologie ���������������������������������  49 I.2.5. Critères de moralité ���������������������������������������������������������  50 I.2.6. Recours aux textes bibliques ��������������������������������������������  50 I.2.7. Tradition �������������������������������������������������������������������������  51

12 Sommaire

I.2.8. Importance accordée au corps �����������������������������������������  52 I.2.9. Mise au point ������������������������������������������������������������������  53 I.3. Sous le pontificat de Pie XII ������������������������������������������������������  54 I.3.1. Discours de Pie XII adressé aux sage-femmes en octobre 1951 ���������������������������������������������������������������  54 I.3.2. Quelques ouvertures ��������������������������������������������������������  56 I.3.3. Allocution à la société des hématologues en septembre 1958 ����������������������������������������������������������������  57 I.4. Sous le pontificat de Jean XXIII ������������������������������������������������  58 I.5. Prise de Conscience d’une crise �������������������������������������������������  60 I.6. Constitution pastorale Gaudium et Spes �������������������������������������  61 I.6.1. Expressions renvoyant à la malice de la contraception ������  63 I.6.2. Liberté et responsabilité des époux ����������������������������������  63 I.6.3. Dialogue entre sciences et théologie ���������������������������������  64 I.6.4. Critères de moralité ���������������������������������������������������������  65 I.6.5. Recours à la Bible et à la Tradition ����������������������������������  66 I.6.6. Nature et loi naturelle �����������������������������������������������������  66 I.6.7. Mise au point ������������������������������������������������������������������  67 I.7. Commission pontificale chargée de préparer HV �����������������������  69 I.7.1. Point de vue de la majorité : Document de synthèse sur la moralité de la régulation des naissances �����������������������  70 I.7.2. Point de vue de la minorité ����������������������������������������������  74 I.7.3. Mise au point ������������������������������������������������������������������  77 I.7.4. Schéma du document de la paternité responsable ������������  78 I.8. Humanae Vitae ��������������������������������������������������������������������������  81 I.8.1. Les expressions renvoyant au mal intrinsèque ����������������  83 I.8.2. Tradition �����������������������������������������������������������������������  84 I.8.3. Nature et loi naturelle ���������������������������������������������������  84 I.8.4. Liberté et « pouvoir de l’homme sur son corps » ������������  85 I.8.5. Dialogue entre sciences et théologie ������������������������������  86 I.8.6. Recours aux Ecritures ����������������������������������������������������  87 I.8.7. Critères de moralité �������������������������������������������������������  88 I.8.8. Mise au point ����������������������������������������������������������������  88

Sommaire

13

I.9. Continuité ou divergence entre GS et HV ? �����������������������������  89 I.10. Récapitulation �������������������������������������������������������������������������  91 .Chapitre II :  Réactions des Conférences Episcopales après HV et documents sous le pontificat de Jean-Paul II �������������������������������������  101 II.1. Quelques réactions des Conférences Episcopales �������������������� 101 II.1.1. Prise en compte des conditions subjectives et du contexte ���������������������������������������������������������������������� 102 II.1.2. La loi de gradualité ����������������������������������������������������� 103 II.1.3. Liberté et responsabilité des époux �����������������������������  104 II.1.4. Mise au point �������������������������������������������������������������� 105 II.2. Documents du Magistère sous le pontificat de Jean Paul II ������������������������������������������������������������������������������������ 106 II. 2. 1. Documents de la première catégorie ������������������������� 107 II. 2.2. Documents de la deuxième catégorie ������������������������ 108 II. 2. 3. Document de la troisième catégorie �������������������������� 110 II. 2. 4. Mise au point ����������������������������������������������������������� 111 .Chapitre III :  Bilan de la première partie �����������������������������������  115 III.1. Peut-​on parler d’une évolution ? �������������������������������������������  115 III.1.1. Sur la terminologie ���������������������������������������������������  115 III.1.2. Sur les critères de moralité dans la transmission de la vie �������������������������������������������������������������������� 116 III.1.3. Sur le rapport sciences et théologie ��������������������������� 117 III.1.4. Sur la responsabilité des époux ��������������������������������� 117 III.1.5. Sur la gradualité ������������������������������������������������������� 118 III.1.6. Sur la loi naturelle ���������������������������������������������������� 119 III.2. Acquis et perspectives ����������������������������������������������������������  120 III.3. Principales difficultés �����������������������������������������������������������  122 III.3.1. Sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais �������������������������������������������������������������������  123 III.3.2. Sur les critères de moralité ���������������������������������������  123 III.3.3. Sur la nature et la loi naturelle ��������������������������������  124 III.3.4. Sur la liberté et la responsabilité des époux ��������������  124 III.3.5. Recours aux Ecritures et à la Tradition �������������������� 125

14 Sommaire

DEUXIÈME PARTIE : VERS UNE LECTURE CRITIQUE DE PETER KNAUER ET DE SERVAIS PINCKAERS .Chapitre I :  Peter Knauer ������������������������������������������������������������� 129 I.1. La détermination du bien et du mal par le principe du double effet ������������������������������������������������������������������������  130 I.2. « Une éthique à partir du principe de proportionnalité » ���������� 133 I.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile ������������������������������ 133 I.2.2. Loi naturelle ������������������������������������������������������������������  134 I.2.3. Critères de moralité �������������������������������������������������������� 135 I.2.4. Liberté ���������������������������������������������������������������������������� 135 I.2.5. « La fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais » ��������  136 I.3. Récapitulation �������������������������������������������������������������������������  136 .Chapitre II :  Servais Pinckaers ���������������������������������������������������� 139 II.1. Généralités ����������������������������������������������������������������������������� 140 II.2. Fondements anthropologico-​théologiques ������������������������������� 142 II.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile ������������������������� 142 II.2.2. Loi naturelle ��������������������������������������������������������������� 143 II.2.3 Liberté ����������������������������������������������������������������������� 145 II.2.4. Critères de moralité ���������������������������������������������������� 146 II.3. Récapitulation ������������������������������������������������������������������������ 148 .Chapitre III :  Bilan de la deuxième partie ����������������������������������  151 III.1. Considérations d’ensemble ����������������������������������������������������  151 III.2. Acquis de cette partie ������������������������������������������������������������ 154 III.3. Quelques difficultés �������������������������������������������������������������� 155 III.3.1. Peter Knauer ������������������������������������������������������������ 155 III.3.2. Servais Pinckaers ������������������������������������������������������ 156

Sommaire

15

TROISIÈME PARTIE : REPRISES CRITIQUES DES ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES ET THÉOLOGIQUES SOUS-​ JACENTS AU DÉBAT ET PISTES D’OUVERTURE .Chapitre I :  Reprises critiques autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ������������������������������������������������������������� 163 SECTION I.  LA LOI NATURELLE ������������������������������������������� 163 I.1. Principales difficultés dans les documents étudiés ������������  163 I.1.1. Au sujet de l’ambiguïté relevée �������������������������������� 165 I.1.2. Au sujet des inflexions et des acquis relevés ���������������� 165 I.2. Ebauche de pistes d’ouverture ������������������������������������������� 166 I.2.1. A quelle idée de nature renvoie l’expression « loi naturelle » ? ����������������������������������������������������� 166 I.2.2. Quelques conséquences de l’évolution de la notion de loi naturelle ��������������������������������������������� 168 SECTION II.  LA PLACE DE L’ÉCRITURE ������������������������������� 173 II.1. Deux principaux textes bibliques évoqués ����������������������� 173 II.2. Deux modes d’usage de l’Ecriture Sainte ������������������������ 173 II.3. Perspectives critiques ������������������������������������������������������ 174 II.3.1. Au sujet des références bibliques �������������������������� 174 II.3.2. Au sujet des modèles d’usage de l’Ecriture ���������� 178 II.3.3. Défi à relever ������������������������������������������������������� 178 SECTION III.  LA LIBERTÉ �������������������������������������������������������� 179 III.1. Différentes conceptions de la liberté ������������������������������� 179 III.2. Quelques problèmes issus de ces conceptions de la liberté ��� 180 II.3. Quelques pistes d’ouverture �������������������������������������������� 181 III.3.1. Qu’est-​ce que la liberté ? ������������������������������������ 181 III.3.2. Hétéronomie et autonomie �������������������������������� 182 III.3.3. Jalons pour une articulation de l’autonomie avec l’obéissance à la loi ������������������������������������� 186 SECTION IV :  LA TRADITION ������������������������������������������������ 188 IV.1. Quelques questions au sujet de l’évocation de la Tradition ������������������������������������������������������������������������ 189 IV.2. Quelques pistes d’ouverture �������������������������������������������� 190

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IV.2.1 IV.2.2. IV.2.3. IV.2.4.

Brèves clarifications ������������������������������������������� 191 Cette Tradition n’est pas apostolique ����������������� 192 Cette Tradition est ecclésiale ����������������������������� 193 Cette Tradition a-​t-​elle une valeur définitive ou un caractère réformable ? ������������������������������ 195 IV.2.5. Tradition et changement ����������������������������������� 195 SECTION V.  LE RAPPORT ENTRE SCIENCES ET THÉOLOGIE �������������������������������������������������������� 198 V.1. Quelques figures du rapport sciences et théologie dans l’état de la discussion �����������������������������������������������������  200 V.1.1. Figure de méfiance mutuelle �����������������������������  200 V.1.2. Figure de l’indifférence mutuelle ����������������������  202 V.1.3. Figure du questionnement ��������������������������������  204 V.2. Importance du dialogue ������������������������������������������������  206 V.3. Vers un dialogue entre sciences et théologie �������������������  208 SECTION VI.  V ERS UNE RELECTURE DES CRITÈRES THOMASIENS DE MORALITÉ ����������������������� 212 VI.1. Quelques difficultés sur les critères de moralité ��������������� 212 VI.1.1. Dans les documents du Magistère ���������������������� 213 VI.1.2. Dans les ouvrages des auteurs étudiés ���������������� 214 VI.1.3. Comment expliquer ces difficultés ? ������������������� 215 VI.2. Est-​ce que Thomas d’Aquin utilise la notion d’acte intrinsèquement mauvais ? ���������������������������������������������� 218 VI.3. Moralité des actes humains chez Thomas d’Aquin ���������� 218 VI.3.1. Critères de moralité dans quelques ouvrages de Thomas �������������������������������������������������������������� 219 VI.3.2. Rôle de l’objet, de la fin et des circonstances �����  225 VI.3.3. Distinction entre valeur intrinsèque et extrinsèque peut-​elle être conventionnelle ? �������� 231 VI.3.4. Synthèse �����������������������������������������������������������  232 VI.4. Quel héritage par rapport à notre problématique ? ���������  233 VI.4.1 A n’envisager la contraception que in genere ������  233 VI.4.2 Envisagée concrètement ������������������������������������  234

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.Chapitre II :  Vers une éthique cherchant le juste équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque �����������������������������������������������������  237 SECTION I :  L A LOI DE GRADUALITÉ : RÉPONSE ADÉQUATE ? �������������������������������������������������������  237 I.1. Contexte d’émergence de la loi de gradualité �����������������  238 I.2. Acquis ���������������������������������������������������������������������������  240 I.2.1. Attention au sujet agissant ����������������������������������  240 I.2.2. Mise en évidence du rôle de la conscience ������������ 241 I.2.3. Caractère pédagogique de la norme morale ���������� 241 I.2.4. Articulation entre conscience et norme morale ���  242 I.3. Ce qui pose problème dans le discours sur la loi de gradualité ����������������������������������������������������������������������  243 I.3.1. Perspective juridique �������������������������������������������  244 I.3.2. Non-​prise en compte de la hiérarchie des vérités de foi �������������������������������������������������������������������� 245 I.4. Quelques conséquences pratiques ����������������������������������  248 I.4.1. Au sujet de l’expression acte intrinsèquement mauvais ��������������������������������������������������������������  248 I.4.2. Au sujet de la mise en œuvre de la loi de gradualité ������������������������������������������������������������ 250 SECTION II.  L’EPIKIE ���������������������������������������������������������������� 251 II.1. Epikie chez Aristote �������������������������������������������������������� 252 II.1.1. Définition ����������������������������������������������������������� 252 II.1.2. Implications sur notre sujet �������������������������������� 253 II.2. Epikie dans la Bible �������������������������������������������������������  254 II.2.1. 1 Macc. 2, 34–​41 : ��������������������������������������������  254 II.2.2. 1 Sam 21, 2–​10 : ������������������������������������������������� 255 II.2.3. Matthieu 12, 1–​8 : ��������������������������������������������� 255 II.2.4. Mc 3, 1–​6 ; Lc 13, 10–​17 ; Lc 14, 1–​6 ; Jn 5, 1–​9 ; Jn 9, 1–​17 : ���������������������������������������� 255 II.2.5. Implications sur notre sujet : ������������������������������� 256 II.3. Epikie chez Thomas d’Aquin ������������������������������������������ 257 II.3.1. Définition ����������������������������������������������������������� 257 II.3.2. Implications �������������������������������������������������������� 257

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II.4. Epikie et les « principes premiers » de la loi naturelle ������ 259 II.4.1. Question de départ �������������������������������������������� 259 II.4.2. Implications ������������������������������������������������������  260 II.5. Epikie dans la tradition théologique ������������������������������� 261 II.5.1. Alphonse Marie de Liguori ��������������������������������  262 II.5.2. Francisco Suarez ������������������������������������������������  263 II.5.3. Quelles interprétations pour aujourd’hui ? ��������  264 II.6. En conclusion ����������������������������������������������������������������  267 SECTION III.  LE PRINCIPE DU DOUBLE EFFET ����������������  269 III. 1. Définitions et fondements ���������������������������������������������  269 III. 2. Principes sous-​jacents à la théorie du double effet ����������  272 III.2.1. D’après le point de vue de la « morale classique » ������������������������������������������������������������ 272 III.2.2. D’après le point de vue de Knauer ��������������������  272 III.2.3. Evaluation ��������������������������������������������������������� 274 III. 3. Quelques implications ���������������������������������������������������� 275 .Chapitre III : Bilan de la troisième partie et quelques pistes d’ouverture  ����������������������������������������������������������������������������������  277 SECTION I. CONSIDÉRATIONS TERMINOLOGIQUES ���  277 SECTION II. QUELQUES PISTES D’OUVERTURE �������������  287 II.1. L’acte injustifiable ����������������������������������������������������������  287 II.2. Pistes pour discerner l’injustifiable ���������������������������������  288 II.3. Quelques critères de jugement moral quant aux actes injustifiables ������������������������������������������������������������������  292 II.3.1. Pluralité �������������������������������������������������������������� 293 II.3.2. Temporalité �������������������������������������������������������  295 II.3.3. Complexité systémique ��������������������������������������  296 Conclusion générale ���������������������������������������������������������������������  299 Postface ������������������������������������������������������������������������������������������ 317 Bibliographie ��������������������������������������������������������������������������������� 321

Sigles AS : Acta Apostolicae Sedis. Journal officiel du Saint-​Siège A A L : Amoris Laetitia. Exhortation apostolique du Pape François sur la joie de l’amour CC : Casti Connubii. Encyclique de Pie XI sur le mariage chrétien DC : Documentation Catholique. Bimensuel catholique des principaux textes de l’Eglise FC : Familiaris Concertio. Exhortation de Jean Paul II sur les tâches de la famille GS : Gaudium et Spes. Constitution pastorale du Concile Vatican II sur l’Eglise dans le monde de ce temps H V : Humanae Vitae. Encyclique de Paul VI sur le mariage et la régulation des naissances SC : Sacrosanctum Concilium. Constitution conciliaire de Vatican II sur la liturgie ST : Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin VS : Veritatis Splendor. Encyclique de Jean-​Paul II sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise

Préface Avec l’avènement du pape François, l’éthique sexuelle et familiale n’a pas changé de contenu, mais elle a retrouvé l’orientation du meilleur de la théologie chrétienne : elle s’est ré-​a xée sur la conscience éclairée cherchant à discerner selon l’injonction biblique : « fais le bien, évite le mal ! »1 L’expression « acte intrinsèquement mauvais » a disparu des textes officiels du magistère publiés dès lors, mais pas encore de l’argumentation de certains cadres de l’Église pétris par leur formation à une morale extrinséciste, objectiviste et juridique, conforme à une certaine conception théologique et une ecclésiologie centralisatrice et universaliste forte2. Dans le domaine de l’éthique sexuelle et familiale, cela a contribué à une conjonction de « rigorisme » et de « tutiorisme », et à une certaine intransigeance dans l’interprétation de la norme. Or, peut-​on obéir sans comprendre ? En rangeant la contraception artificielle dans la catégorie des « actes intrinsèquement mauvais », Humanae vitae (1968) a suscité une forte hostilité de la part de nombreux fidèles catholiques et de théologiens refusant d’obéir à une règle inintelligible et jugée incohérente par rapport au Concile Vatican II. En contestant une lecture naturaliste de la procréation humaine, ces femmes et ces hommes ne faisaient cependant que suivre l’injonction kantienne empruntée au poète latin Horace : Sapere aude! Ose penser ! Ce qu’un Thomas d’Aquin aurait immédiatement conforté à partir du travail de la conscience éclairée de bonne foi qu’il faut suivre sous peine de péché ou de faute morale ! Ce que le pape François aurait encouragé dans la suite de l’exhortation apostolique Amoris laetitia (8 avril 2016) renforcée par son encadrement synodal d’un style nouveau, conférant un tournant décisif non seulement à la pastorale du mariage, mais aussi à l’ecclésiologie, à l’éthique et à la théologie morale. Car tout est lié ! 1 Psaumes 36, 27 ; 33, 15 ; 34, 14 ; 37, 27. 2 Marie-​Jo Thiel, « L’éthique sexuelle et familiale mise en cause. 1. Critique d’un légalisme centralisateur, Revue d’ éthique et de théologie morale, 2019/​4, n° 304, p. 87–​ 106 ; 2. « Les amorces d’un changement », 2019/​5, n° 305, p. 89–​104.

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Mais en 1968, la publication d’Humanae vitae a mis l’Église au bord de la rupture entre partisans du renouveau conciliaire et les tenants d’une théologie extrinséciste et naturaliste. Devant l’hostilité suscitée, le cardinal Pericle Felici s’écria publiquement : « Que tous ceux qui n’acceptent pas l’encyclique quittent l’Église ! » Scandalisé par un tel abus de pouvoir et une conception douteuse de l’autorité morale du Magistère, le théologien Bernard Häring3, moraliste universellement reconnu, publia l’article suivant : Ceux qui, en conscience, estiment pouvoir accepter la ligne de l’encyclique doivent être conséquents jusqu’au bout, et ne pas désespérer s’ ils rencontrent des difficultés. Ceux qui, au contraire, après avoir prié et réfléchi, sentent en conscience qu’ ils ne peuvent en suivre les postulats, peuvent en toute sérénité suivre leur conscience sans pour autant devoir quitter l’Église ou s’ éloigner des sacrements.

Commentant cet événement dans son ouvrage autobiographique dans lequel il s’explique sur ses déboires avec le Saint-​Office, il ajoute De nombreux catholiques m’ont souvent confié au cours de ces vingt dernières années que, s’ ils étaient encore dans l’Église, c’ était grâce à ma prise de position.

La position courageuse d’un Bernard Häring rappelait, comme l’avait fait le Concile Vatican II, la dignité que la plus haute tradition morale reconnaît à la conscience personnelle. Mais durant les pontificats de Paul VI, Jean-​Paul II et Benoît XVI, prévaut un encadrement légaliste et universaliste, dont l’intrinsèquement mauvais caractérisant la contraception et plus largement certains péchés autour du sixième commandement est un élément clé, aboutissant pour ainsi dire à mettre au ban de l’Église tous ceux et celles qui ne suivent pas son enseignement officiel : divorcés remariés incapables de vivre seulement en frères et sœurs, homosexuels et couples LGBT incapables de continence, jeunes cohabitant avant leur mariage, etc. Si aujourd’hui le pape François renonce à l’expression d’acte intrinsèquement mauvais, nombre de représentants officiels de l’Église continuent à l’utiliser alors même que la crise des abus sexuels et de pouvoir en a montré les limites et les dérives possibles. Il fallait donc revenir sur 3

Bernard Häring, Quelle morale pour l’Église ? Paris, Cerf 1989, p. 45. Les propos du cardinal Pericle Felici et bien d’autres anecdotes autour de la publication d’Humanae vitae sont rapportés par B. Häring.

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l’ancrage historique de la formule (et de ses variantes associées) afin de la déconstruire et d’adapter sa formulation en la reliant à l’exercice de la raison pratique qui préside à tout agir. Et c’est précisément l’objet de ce beau et courageux travail de Didier Kabutuka. Car il fallait toute l’audace du chercheur universitaire et toute l’humilité du pasteur ayant charge pastorale pour aborder ce corpus doctrinal ultrasensible, avancer sur une pente glissante et faire face à une complexité insoupçonnée. Seule la rigueur de l’étude des textes sur une période délimitée, pouvait espérer situer des affirmations pas si ancrées dans la tradition qu’on a pu le dire, et des justifications pas toujours aussi claires qu’on aurait pu l’espérer. Mais cela devient l’occasion de revisiter tous les grands thèmes de la théologie morale constamment invoqués : liberté, nature et loi naturelle, Écriture, tradition, sciences et théologie, critères de moralité, épikie, loi de gradualité… L’historienne Laure Murat ne se situe pas dans cette thématique théologique, mais son propos résonne aussi dans ce domaine : On ne refait pas l’ histoire, dans le sens où les faits sont incontournables. Les nier ou les tordre, c’est du révisionnisme. Mais on réévalue sans cesse l’ histoire non pas en fonction du présent mais depuis le présent, dans l’actualité de la recherche. Faire de l’ histoire, c’est comprendre que l’ héritage n’est pas un destin4.

Les textes historiques ont leur contexte et leur histoire, ils s’inscrivent dans une théologie et une ecclésiologie, et, comme le rappelle Jean-​ Paul II, dans une conception de l’être humain : « Dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l’existence des actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un certain sens la question même de l’ homme, de sa vérité et des conséquences morales qui en découlent. »5

Cependant toute anthropologie est elle-​même prise dans les cultures qui évoluent, se transforment et prêtent attention à d’autres facteurs qui n’avaient pas été jugés importants dans un autre espace-​temps. Et aujourd’hui, l’acte humain ne peut plus être abordé comme isolé de son contexte historique, de ses conditions subjectives, de la pensée complexe… Son domaine est incertain, des dérives sont toujours possibles 4 Laure Murat, « L’expression “cancel culture” est une étiquette fourre-​tout », Propos recueillis par Christine Rousseau Le Monde du 31 janvier 2022. 5 Jean Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor (1993), n° 80.

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avec parfois des écarts irrémédiables. Il importe ainsi d’assumer sa dimension systémique. Comme l’écrit si bien Edgar Morin6 : La pensée simple résout les problèmes simples sans problème de pensée. La pensée complexe ne résout pas d’elle-​même les problèmes, mais elle constitue une aide à la stratégie qui peut les résoudre. Elle nous dit : « Aide-​toi, la pensée complexe t’aidera. » Ce que la pensée complexe peut faire, c’est donner à un chacun un mémento, un pense-​bête, qui rappelle : « n’oublie pas que la réalité est changeante, n’oublie pas que du nouveau peut surgir et de toute façon, va surgir. »

La notion d’acte injustifiable à laquelle arrive l’auteur de cet ouvrage au terme de son raisonnement, une proposition à laquelle Xavier Thévenot et moi-​même étions nous-​mêmes arrivés7, est une sorte de mémento interpellant la responsabilité de chaque être humain, individuellement et collectivement, en renvoyant à la raison et à la liberté du sujet discernant, pour évaluer la gravité de la matière. Le magistère ne peut se concevoir comme un organe de surveillance de l’uniformité ecclésiale. Et le Dieu de Jésus-​Christ ne peut se concevoir comme un énonciateur de normes étouffantes s’appliquant « automatiquement ». L’écoute de l’Écriture est au fondement de toute théologie chrétienne, de toute pastorale. Et elle commence par l’écoute de ceux qui sont blessés et paupérisés, de ceux qui cherchent dans la joie mais aussi la souffrance à vivre au mieux leur vie de de foi, leur vie de couple, leur vie consacrée… Et sur ce chemin où chacun avance cahincaha, la notion d’acte injustifiable est donnée comme une sorte de signal, à l’instar du feu rouge clignotant, du son strident et de la barrière qui se ferme sur un passage ferroviaire pour éviter la collision avec un train. Qui voudrait ne pas reconnaître ces avertissements qui s’adressent à sa liberté et tenter de passer outre, court un danger mortel ! C’est la noblesse de l’être humain d’agir de façon responsable. Marie-​Jo THIEL, Professeure en éthique et théologie morale à l’université de Strasbourg, Directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique, Membre de l’Académie pontificale pour la vie.

6 Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe. ESF éditeur, 1990, p. 111. 7 Marie-​Jo Thiel et Xavier Thévenot, Pratiquer l’analyse éthique. Étudier un cas, examiner un texte. Paris, Cerf, 1999.

Introduction générale Lors d’une conférence de presse donnée dans l’avion qui le menait vers le Cameroun et l’Angola, le 17 mars 2009, le Pape Benoît XVI tint des propos qui provoquèrent, un peu partout dans le monde, un déchainement des médias et un flot de contestations virulentes. D’après Benoît XVI, « Si on n’y met pas l’ âme, si les Africains n’aident pas (en engageant leur responsabilité personnelle), on ne peut pas résoudre le fléau du Sida par la distribution de préservatifs : au contraire, ils augmentent le problème »8. L’Onusida et plusieurs gouvernements critiquèrent cette position qu’ils jugèrent peu réaliste et plutôt inefficace dans la lutte contre le sida. Certaines personnalités catholiques la relativisèrent9. En Belgique où nous résidons, le gouvernement qualifia ces propos de « dangereux » et d’« irresponsables ». Le Parlement rejeta unanimement cette déclaration papale. Les partis politiques (chrétiens et non chrétiens), les associations de la société civile (comme Médecins du monde) et quelques Universités marquèrent également leur profond désaccord vis-​à-​vis de ce discours tenu par Benoît XVI. Refusant de souscrire à la position papale, un collectif de professeurs représentant les différentes facultés de l’Université catholique de Louvain écrivit : « la position de Benoit XVI s’ inscrit dans la droite ligne du rejet par la hiérarchie catholique des moyens de contraception, présentés d’emblée comme contraires à

8 BENOIT XVI, Interview du Pape dans l’avion avant le voyage en Afrique, sur www. vatican.va, 17 mars 2009 (consulté le 10 juin 2010). La version de sa réponse diffusée 48 heures plus tard par le service de presse du Vatican diffère des propos tenus : « On ne peut vaincre [le] problème du sida uniquement avec des slogans publicitaires. S’ il n’y a pas l’ âme, si les Africains ne s’aident pas, on ne peut résoudre ce fléau en distribuant des préservatifs : au contraire, cela risque d’augmenter le problème ». 9 Cf. F. MOUNIER, Protestations et réactions en France et dans le monde aux propos du Pape, dans La Croix, n°38312,18 mars 2009, p. 17–​18. Lire aussi « Pourquoi il multiplie les scandales ? dans Le Point, n° 1906, 26 mars 2009, p. 74–​78.

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l’ humanisation de la sexualité »10. D’après eux, « un élément technique n’est pas, par lui-​même, porteur de sens. C’est la manière dont l’ être humain l’ intègre dans son comportement qui en fait un élément d’ humanisation ou non. Les moyens contraceptifs peuvent être mis au service du respect des personnes dans leur globalité. Ils peuvent s’ inscrire dans une conception spirituelle de la vie de couple »11. Du côté de la hiérarchie catholique belge, il n’y eut cependant pas de prise de position significative. En novembre 2010, conscient du tollé qu’avaient suscité ses propos, Benoît XVI souhaita que le débat puisse continuer. Tout en considérant que les moyens contraceptifs ne sont pas une solution morale, il admettait que, dans certains cas, leur usage pouvait se justifier et qu’ils pouvaient constituer un premier acte de responsabilité, un premier pas sur le chemin vers une sexualité plus humaine, par exemple, pour les prostituées qui voudraient réduire le risque d’infection12. En décembre 2010, la Congrégation pour la doctrine de la foi précisa : « en réalité, les paroles du Pape (…) ne modifient ni la doctrine morale, ni la pratique pastorale de l’Église. (…) Le Saint-​Père ne parle ni de morale conjugale, ni même de norme morale sur la contraception (…). L’idée qu’on puisse déduire des paroles de Benoît XVI qu’il est licite, dans certains cas, de recourir à l’usage du préservatif pour éviter les grossesses non désirées, est tout à fait arbitraire et ne correspond ni à ses paroles ni à sa pensée. (…) Le Saint-​Père se référait au cas totalement différent de la prostitution »13. En tant que prêtre d’origine africaine, de la « génération sida », –​et, à l’époque, étudiant en théologie morale à l’Université catholique de Louvain –​, par ailleurs Curé-​Doyen, Coresponsable du pôle couples et familles dans mon unité pastorale, Aumônier d’école et Professeur, nous ne pouvions rester indifférent au questionnement des nombreuses personnes que nous accompagnions sur ce sujet.

10 Le sida en Afrique : des professeurs de l’UCL réagissent aux positions papales, dans Le Soir, n° 71, 25 mars 2009, Edition du Brabant Wallon, p. 14. 11 Ibidem. 12 Cf. BENOIT XVI, Lumière du monde : Le pape, l’Église et les signes des temps, entretien avec Peter Seewald, Paris, Bayard, 2010, p. 159–​161. 13 CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Note sur la banalisation de la sexualité à propos de certaines interprétations de “Lumière du monde”, Rome, 21 décembre 2010, p. 1.

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Ce débat que nous avons choisi de prolonger n’est pas nouveau. Depuis Casti connubii14 et surtout Humanae vitae15, le Magistère catholique qualifie la contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais. La complexité de ce débat demeure et ce bien que le Pape François se soit montré ouvert à l’usage des contraceptifs, en des circonstances exceptionnelles, en affirmant : « l’avortement n’est pas un mal mineur, c’est un crime. C’est un mal en soi. En revanche, éviter la grossesse n’est pas un mal absolu, et dans certains cas, c’est un moindre mal »16. L’objet de notre recherche consistera à étudier le recours à cette notion de mal en soi, ou plus précisément celle d’acte intrinsèquement mauvais dont le Magistère fait souvent usage dans ses documents officiels. Nous examinerons si ce n’est pas cette expression qui freine la réception et le développement de l’enseignement de l’Eglise sur la contraception artificielle. Le fil rouge de notre travail sera de chercher un langage nouveau à propos de la contraception artificielle intraconjugale qui puisse se justifier non seulement du point de vue des normes particulières édictées par le Magistère, mais aussi sous l’angle des valeurs universellement reconnues et des expériences concrètes des femmes et des hommes d’aujourd’hui. Ainsi, notre perspective consistera à articuler, à travers cette question, l’éclairage de la Révélation, celui des sciences humaines et l’attention au vécu des couples de notre temps.

1. Problématique Dans notre étude sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais à partir de la contraception artificielle intraconjugale, il ne s’agit pas d’abord de prendre directement position par rapport aux techniques contraceptives, encore moins d’étudier la question du sida en Afrique. Il n’est nullement question non plus de faire l’éloge des techniques

14 PIE XI, Lettre encyclique sur le mariage chrétien. Casti connubii, Paris, Maison de la bonne presse, 1930. Par la suite CC. 15 PAUL VI, Lettre encyclique sur la transmission de la vie. Humanae vitae, Paris, Mame, 1968. Par la suite HV. 16 Conférence de presse du Saint-​Père au cours du vol de retour du Mexique, Mercredi 17 février 2016, sur www.vatican.va, (consulté le 9 mars 2016).

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contraceptives. Prendre position dans le débat actuel en ignorant l’enseignement qui fonde le discours magistériel, c’est jouer un faux jeu car, sans un approfondissement doctrinal, il est difficile d’éclairer le débat. Notre recherche consistera dès lors à aborder les enjeux théologiques, anthropologiques et éthiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais à partir de la contraception artificielle en vue d’élucider l’enseignement magistériel sur ce sujet. Nous ne nous contenterons pas de répéter purement et simplement cette doctrine mais nous l’analyserons, la discuterons et l’approfondirons, en regardant plus objectivement les réalités vécues par les couples d’aujourd’hui à la lumière de la Révélation et de la droite raison. Dans ses documents officiels, le Magistère de l’Eglise qualifie souvent la contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais, c’est-​à-​dire d’un acte mauvais en soi, qu’on ne peut jamais poser, quels que soient le temps, le lieu, les cultures et les circonstances. Un tel acte constituerait un désordre objectivement indigne de la personne humaine parce qu’il est en contradiction radicale avec la nature de l’acte conjugal. Autrement dit, aux yeux du Magistère catholique, la contraception artificielle est considérée comme mauvaise en elle-​même. Elle ne peut être permise, même pour des raisons très graves parce qu’elle est contre nature. La contraception artificielle est donc jugée indépendamment de l’intention du sujet agissant et des circonstances dans lesquelles elle est pratiquée. Chaque fois qu’un tel acte est accompli, il constitue une faute grave, infâme et il est irrémédiablement mauvais, puisque, d’après un certain discours du Magistère17, il contredit la nature essentielle de l’acte conjugal. Ce recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, provoque un profond différend qui affecte la relation de l’Eglise au monde moderne. En alléguant notamment que le cycle de la femme, improbable et problématique dans son apparition et dans son mouvement, représente la volonté divine, la norme de l’Eglise semble sacraliser la physiologie humaine au lieu de l’humaniser. Or, la nature biologique ne peut être considérée comme l’index impératif d’une norme morale sans autres 18 considérations . La normativité mise en avant par le Magistère de

17 Cf. HV, n° 13. 18 Cf. A. THOMASSET, La responsabilité des couples face à la procréation : Discernement moral vis-​à-​vis des méthodes de régulation naturelle, dans La vocation et la

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l’Eglise semble donc présenter une certaine insuffisance dans l’usage qu’elle fait de l’expression « acte intrinsèquement mauvais » et dans les données qui la fondent. Du point de vue anthropologique, nous rejoignons le théologien Loïc Berge qui se demande, « à une époque où l’on a mieux pris conscience de la dimension personnalisante et humanisante de la sexualité, exercée pour elle-​même et non plus exclusivement pour procréer (c’est un fait culturel et anthropologique qu’ il est difficile d’ ignorer, quelle que soit la manière dont on le juge), si cette doctrine ne revient pas à faire aujourd’ hui du mariage, comme état de vie, une occasion permanente de péché ? »19. Si toute contraception artificielle est mauvaise en soi, quelle est alors la place de la conscience, de la liberté ou de l’auto-​détermination des couples dans la régulation des naissances ? Y a-​t-​il une antinomie irréductible entre la loi naturelle et les techniques contraceptives artificielles ? Une technique, prise en elle-​même, comporte-​t-​elle une valeur morale définie ? Cela revient à se demander de quoi dépend la moralité d’un acte. De même, « la sexualité dans la vie d’un couple doit-​elle être considérée de cette manière, avec une focalisation sur les actes singuliers, sans considérer la relation conjugale dans laquelle ces actes s’ inscrivent, que ces actes nourrissent et construisent ? »20. Pour répondre à ces questions, nous allons retracer l’évolution de l’expression acte intrinsèquement mauvais afin d’interroger sa pertinence. Nous décrirons cette évolution à travers une relecture des fondements anthropologico-​théologiques de cette notion à partir de l’apport de la théologie contemporaine, des sciences humaines et des réalités de notre temps. Une telle perspective nous permettra non seulement de réinterroger les critères de moralité d’un acte et la légitimation de la norme morale, mais aussi d’examiner si une loi morale peut être à ce point contraignante qu’elle s’impose absolument malgré les conditions subjectives dans lesquelles un acte est posé. En reprenant à nouveaux frais le jugement moral des actes dits intrinsèquement mauvais et en le fondant sur la circulation de plusieurs pôles de réflexion (Ecriture, Tradition,

mission de la famille dans l’Eglise et dans le monde contemporain. Vingt-​six théologiens répondent, Paris, Bayard, 2015, p. 180–​181. 19 L. BERGE, Contraception. Sortir du malentendu, Paris, Médiaspaul, 2015, p. 6–​7. 20 Ibidem, p. 8.

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Raison, Vécu, etc.), notre objectif est de déterminer si une telle expression est encore j­ustifiable ou adéquate dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale.

2. Hypothèses Au regard de notre problématique, notre perspective de recherche s’articule autour des hypothèses suivantes : l’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, fait l’impasse sur l’historicité et ses conséquences. C’est la conception même d’un acte humain qui est mise en cause avec cette notion. L’acte humain est pensé comme isolé de l’histoire humaine et des conditions subjectives. Une telle notion nous semble particulièrement inappropriée pour la contraception artificielle intraconjugale parce qu’elle ne tient pas compte des conditions subjectives des couples et n’accorde aucune place au discernement en conscience. C’est une terminologie inadéquate au regard de la complexité de l’agir humain et de la loi naturelle mise à jour par les sciences humaines. C’est pourquoi il convient de proposer un déplacement terminologique ou une formulation plus appropriée de cette notion pour faire droit non seulement aux intuitions de l’Eglise dans ce type de problématique, mais aussi à la pluralité, à la temporalité et à la complexité systémique.

3. Intérêt du travail L’intérêt pour cette étude s’inscrit dans le souci du Concile Vatican II qui veut que la théologie morale se renouvelle pour éviter un certain juridisme et une certaine orientation individualiste, et pour renouer avec ses sources, à savoir l’Ecriture, la Tradition et la démarche rationnelle. Notre approche désire participer à l’effort de renouvellement du langage, tant théologique qu’éthique. Ce travail de reformulation s’impose jusque dans la transmission de l’évangile, ainsi que l’appelle de tous ses vœux le pape François lorsqu’il écrit : « il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous des formes très diverses qu’ il serait impossible de décrire ou de cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables

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gestes et signes, est le sujet collectif (…). Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Evangile, exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture »21.

4. Délimitation, méthode et division du travail Nous proposons d’aborder la notion d’acte intrinsèquement mauvais à partir de son application à la contraception artificielle intraconjugale pour deux raisons. Premièrement, c’est autour de cet exemple, le plus fragrant à coup sûr, que la formulation de cette terminologie illustre le mieux ses limites et cristallise le débat. En second lieu, c’est afin de mieux faire percevoir les enjeux du débat en partant d’un problème concret. Nous ne partirons pas de règles ou de principes qui savent d’avance ou qui dictent ce que les hommes doivent vivre. Par contre, nous voulons partir d’un contexte ou d’un cas concret pour mieux discerner et ouvrir des chemins possibles sur ce sujet. Dès lors, pour mieux examiner cette notion, nous élaborons l’état de la question de notre sujet à travers diverses prises de position, depuis CC jusqu’aux documents du Magistère sous le pontificat de Jean-​Paul II. Cette délimitation est due au fait qu’à l’époque contemporaine, CC est la première encyclique à avoir utilisé l’expression acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. Les documents magistériels qui ont suivi jusqu’au pontificat de Jean Paul II (qui l’évoque abondamment dans ses écrits) sont, d’une façon ou d’une autre, une reprise de l’enseignement de Pie XI et surtout celui de Paul VI dans HV. Notre recherche ne constituera nullement une évaluation de tout l’enseignement contenu dans les documents que nous analyserons mais elle visera surtout à clarifier les enjeux théologiques et anthropologiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, tout en examinant s’ils véhiculent une philosophie cohérente sur la moralité des actes humains. Comme le souligne Jean-​Paul II, « dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l’existence des actes intrinsèquement mauvais,

21 Pape FRANCOIS, Evangelii gaudium. Exhortation apostolique post-​ synodale, Namur, Fidélité, 2013, n° 129.

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se focalise en un certain sens la question même de l’ homme, de sa vérité et des conséquences morales qui en découlent »22. Nous aborderons cette question en employant une méthode analytico-​ critique. Celle-​ci consistera à lire et à analyser systématiquement et de façon approfondie les textes du Magistère et les textes de certains théologiens traitant de ce sujet. Nous serons alors en mesure d’établir l’état de la question et de mettre en évidence les présupposés anthropologiques et théologiques qui sous-​tendent cette notion. Cette analyse se veut aussi critique, parce qu’elle fera appel à des confrontations avec les sources de la morale et avec les écrits de certains théologiens et philosophes. Plus concrètement, nous nous appuierons, en partie, sur quelques questions d’une grille de lecture proposée par Marie-​Jo Thiel et Xavier Thévenot pour examiner un texte dont le contenu est éthique23. Leur outil d’analyse présente pour nous un avantage, dans la mesure où il « opte pour une analyse systémique au sens où elle considère que le texte à analyser, et partant les différentes questions de la grille, constitue un tout organisé et cohérent dont les éléments particuliers font système »24. A travers une telle herméneutique qui essaie de jeter des ponts entre les différents aspects d’un sujet d’étude, nous espérons reprendre à nouveaux frais le problème des actes intrinsèquement mauvais, en dynamisant le débat et en y intégrant quelques acquis de la théologie contemporaine. Signalons d’emblée qu’il n’est pas question de reproduire ici de façon exhaustive cette grille de lecture. Pour l’appliquer à notre étude, nous avons choisi quelques-​unes de ses questions qui seront complétées par d’autres que

22 JEAN-​PAUL II, L’enseignement moral de l’Eglise : quelques questions fondamentales. Lettre encyclique Veritatis Splendor, Paris, Téqui, 1993, n° 80. Par la suite VS. 23 En effet, M.-​J. Thiel et X. Thévenot proposent, dans leur livre « Pratiquer l’analyse éthique. Etudier un cas. Examiner un texte », une grille systémique d’analyse philosophique et théologique d’un texte, pour en faire éclore du sens, en cinq étapes : la première étape traite du tissu textuel, c’est-​à-​dire de la structuration du texte, son fonctionnement et son ancrage philosophique. La deuxième étape porte sur l’auteur et l’histoire du texte pour voir si le texte garde une pertinence pour aujourd’hui. Dans la troisième étape, les deux auteurs proposent d’analyser l’éthique philosophique sous-​jacente au texte. La quatrième étape étudie la théologie mise en œuvre. La cinquième étape traite des lieux théologiques invoqués dans le texte. Au bout du compte, toute cette démarche permet d’arriver à ce qu’on puisse retenir d’un texte et aux perspectives qu’il ouvre ou qu’il ferme. 24 M.-​J. THIEL et X. THEVENOT, Pratiquer l’analyse éthique. Etudier un cas. Examiner un texte, Paris, Cerf, 1999, p. 97.

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nous formulerons nous-​même et qui paraissent pertinentes à notre problématique. Ainsi, notre grille de lecture consistera à épingler, à travers une analyse terminologique, les principales difficultés ou facilités pour la réception, la formulation et l’enracinement contextuel de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle. Pour sortir cette expression de son ambiguïté et pour faire avancer le débat, nous mettrons en dialogue les différents points de notre grille puisqu’ils font système. Nous les aborderons dans un mouvement de va-​et-​vient entre, par exemple, objectivité et subjectivité, loi et liberté, nature et culture, etc. Les principaux points de notre grille de lecture consisteront à examiner les notions d’acte intrinsèquement mauvais, d’intrinsèquement déshonnête ou d’intrinsèquement contre-​nature et d’autres du même genre. Nous analyserons aussi les notions de nature et de loi naturelle pour voir à quoi elles s’appliquent. Ainsi, verrons-​nous comment les documents que nous examinerons prennent en compte la responsabilité ou la liberté des époux. Nous nous demanderons quel rôle joue la conscience individuelle par rapport à la loi donnée par le Magistère. Pour mieux comprendre la crise actuelle, nous interrogerons également l’enseignement magistériel : se revendique-​t-​il d’une continuité de la Tradition ? Comment cette Tradition est-​elle appréhendée ? Afin d’éclairer le débat, nous étudierons les critères de moralité mis en œuvre lorsqu’il s’agit de concilier l’amour conjugal avec la transmission de la vie. En outre, nous nous intéresserons aux textes bibliques invoqués dans les écrits que nous analyserons. Quelle interprétation privilégie-​t-​on ? Pour ouvrir des horizons nouveaux à notre débat, nous nous pencherons sur le rôle des sciences humaines dans l’élaboration de la théologie des écrits que nous examinerons. En d’autres termes, nous vérifierons, entre autres, si cette théologie est en dialogue avec les autres sciences, etc. Sur la base de cette méthode, notre travail comprendra trois grandes parties. D’abord nous esquisserons le développement historique et doctrinal de la notion d’acte intrinsèquement mauvais depuis sa première application à la contraception artificielle dans les documents magistériels. Ensuite, nous réinterrogerons quelques auteurs en vue de relever les accents nouveaux donnés à cette discussion. A partir de là, nous ouvrirons enfin des perspectives nouvelles. En vue de plus de clarté, dans la première partie, nous présenterons l’état de la question de notre sujet dans les documents magistériels. Nous

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Introduction générale

examinerons l’enseignement magistériel sur la malice intrinsèque dans un acte humain déterminé, en l’occurrence, la contraception artificielle, en essayant de voir si le discours magistériel reste attentif aux critères de moralité d’un acte et à la complexité de la nature humaine. Nous relèverons les ambiguïtés de la notion d’acte intrinsèquement mauvais à travers l’étude des fondements sur lesquels elle repose. Pour ouvrir cette problématique à d’autres sources de réflexion, la deuxième partie analysera l’apport des théologiens Servais Pinckaers et Peter Knauer au débat sur le mal intrinsèque. L’étude de Pinckaers sur les actes intrinsèquement mauvais est, en partie, une critique de l’œuvre de Knauer et vice-​versa. Notre choix de cette discussion entre ces deux auteurs est motivé par le fait qu’ils ont approfondi doctrinalement le sujet et ont suscité un très large débat pouvant déboucher sur une approche renouvelée du problème du mal intrinsèque. Afin de tenter une sortie de crise et de trouver un langage nouveau, nous soumettrons, dans la troisième partie, les questions soulevées dans les deux premières parties à un éclairage critique. Notre reprise critique consistera à souligner l’évolution et les mises en question des présupposés anthropologiques et théologiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Cette partie s’achèvera sur des précisions terminologiques et des pistes d’ouverture.

PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DE LA QUESTION DU RECOURS À LA NOTION D’ACTE INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS DANS LE CAS DE LA CONTRACEPTION ARTIFICIELLE En l’absence de travaux historiques précis, l’évolution de la notion d’acte intrinsèquement mauvais est encore difficile à tracer. Bien que des auteurs comme James Murtagh25 et Servais Pinckaers26 se soient évertués à étudier cette question, il reste qu’« une étude un peu fouillée sur l’origine d’une telle formule, sur son apparition dans le vocabulaire de l’Eglise, sur sa signification exacte et sur son extension n’a pas encore été faite »27. Pour mieux saisir ou cerner les enjeux de notre question, nous l’aborderons à partir de son application à la contraception artificielle intraconjugale. Notre point de départ ne réside donc pas dans les principes abstraits, mais dans une situation concrète et dans les problèmes qu’elle soulève. C’est pourquoi, dans cette première partie de notre travail, nous nous proposons de délimiter l’état de la question de notre étude dans les documents du Magistère en lien avec notre problématique, depuis Pie XI (qui, le premier, qualifia la contraception d’acte intrinsèquement mauvais) jusqu’à Jean Paul II (qui recourut abondamment à cette notion). Cette délimitation importe donc pour préciser le contexte historico-​ théologique de la condamnation de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. Cependant, l’usage de cette notion pose des

25 Cf. J. MURTAGH, Intrinsic Evil. An examination of this concept and its place in current discussions on absolute moral norms, Rome, Pontificia Universitas Gregoriana, 1973. 26 Cf. S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Editions Universitaires, 1986. 27 G. MARTELET, L’existence humaine et l’amour. Pour mieux comprendre l’encyclique Humanae Vitae, Paris, Desclée, 1969, p. 20.

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Première partie

questions anthropologiques et théologiques que nous aborderons dans le premier chapitre. Il sera question d’analyser les présupposés anthropologiques et théologiques du mal intrinsèque contenus dans les documents magistériels sélectionnés. Ainsi, notre perspective sera historique, suivie d’une interprétation critique, dans ce sens que nous allons confronter l’enseignement magistériel sur les actes intrinsèquement mauvais aux nouvelles données et aux nouvelles questions. Le deuxième chapitre portera ainsi sur les réactions suscitées par le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. Cette partie s’achèvera par une mise au point (troisième chapitre) des résultats de notre démarche en répondant à trois questions : peut-​on parler d’une évolution de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ? Quels sont les principaux problèmes que pose l’usage de cette notion ? Quels sont les acquis et les perspectives qu’ouvre notre analyse critique ?

Chapitre I : Condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais de Casti Connubii à Humanae Vitae

Toute théologie est, dans une certaine mesure, tributaire des problèmes de son époque. C’est le propre d’une humanité et d’une Eglise en marche. A cet égard, les positions théologiques du Magistère et des théologiens ne peuvent être isolées de la vie du chrétien et de la société. Avant de nous intéresser au débat sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle intraconjugale depuis CC jusqu’à HV, il nous semble important de présenter le contexte historico-​théologique antérieur à CC, plus précisément du 19ème au début du 20ème siècle. Sans être exhaustive, cette présentation veut uniquement rendre compte des grandes lignes de pensée qui permettront de comprendre la prise de position de CC.

I.1. Contexte historico-théologique du 19ème siècle jusqu’à Casti Connubii28 Les condamnations explicites par l’Eglise, à l’époque contemporaine, de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais remontent à l’encyclique CC de Pie XI. Cependant, on ne peut comprendre cette condamnation sans rappeler le contexte de cette prise de

28 Les pages qui suivent s’inspirent de savantes études de J.T. Noonan portant sur l’évolution de la pensée chrétienne sur la contraception. Cf. J.T. NOONAN, Contraception et mariage. Evolution ou contradiction dans la pensée chrétienne ? Paris, Cerf, 1969.

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position et l’ambiguïté même du mot « contraception » dont les méthodes n’avaient rien à voir avec ce qu’elles deviendront ultérieurement.

I.1.1. Sur le plan socio-​économique Le 19ème comme la première moitié du 20ème siècle sont marqués par la baisse de la natalité dans certains pays de tradition catholique (comme la France et la Belgique, etc.). Beaucoup de pays occidentaux éprouvent les effets de la révolution industrielle et les perspectives d’amélioration économique vont contribuer, à certains endroits, à limiter la natalité ou la famille. On observe un changement dans l’opinion médicale, parallèlement à une évolution survenue dans le monde de la science, de la sociologie et des sciences économiques. Un mouvement en faveur du contrôle des naissances est en pleine expansion. Les arguments soulignés par ce mouvement sont surtout humanitaires et s’attachent soit au bien-​être social, soit au bonheur personnel, soit encore au rapport entre la population et la guerre. Les hommes de science et les hommes politiques estiment que la régulation rationnelle de la population favoriserait la paix 29. Il faut cependant noter une certaine opposition entre l’opinion générale et l’opinion catholique. Certains événements –​comme la défaite de la France à la guerre en 1870, la mort de millions d’hommes en Europe, suite à la première guerre mondiale –​sont interprétés, dans certains milieux catholiques, comme une conséquence de la baisse de la natalité. Ainsi, un sursaut de nationalisme va se développer pour soutenir la natalité. Dans ce contexte, ce qui se passe dans les pays comme la France, l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, et d’autres pays catholiques (où le débat sur la contraception est très développé), va avoir un retentissement important sur la doctrine catholique qui considère la contraception comme un signe d’égoïsme, de dépravation morale et un grand danger pour les nations30. Au sujet de la régulation des naissances, cette période est aussi influencée par les idées de Thomas Malthus. Pour des raisons économiques, politiques et sociales, ce pasteur anglican enseigne que la prévention des naissances est bonne. Selon lui, « si elle n’est pas contenue, une

29 Cf. Ibidem, p. 517. 30 Cf. C. GREMION et H. TOUZARD, L’Eglise et la contraception : l’urgence d’un changement, Paris, Bayard, 2006, p. 40. Lire aussi J.T. NOONAN, op. cit., p. 491.

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population double tous les vingt-​cinq ans, alors que l’ évolution alimentaire ne dépasse pas une progression arithmétique »31. Pour éviter une situation mondiale qui deviendrait intolérable, Malthus préconise d’enrayer la natalité en retardant le mariage. Cependant, il faut noter que ce pasteur « ne recommande pas la contraception, mais il se contentait d’allusions à des violations du lit conjugal et à des actes de mauvais aloi, pour dissimuler les conséquences de rapports sexuels irréguliers »32. Mais, ses idées fourniront des arguments aux mouvements qui plaideront en faveur du contrôle des naissances en Occident au 19ème et au début du 20ème siècle. C’est à cette époque que des ligues malthusiennes vont être fondées dans certains pays comme la France et la Grande-​Bretagne.

I.1.2. Sur le plan scientifique Le 19ème et la première moitié du 20ème siècle sont caractérisés par des découvertes médicales majeures et par l’invention de plusieurs nouvelles techniques de contraception artificielle. En Grande-​Bretagne, par exemple, les techniques de vulcanisation du caoutchouc vont permettre vers 1880 la fabrication en série du matériel anticonceptionnel masculin et féminin33. C’est aussi l’époque où les périodes infécondes chez la femme sont précisées par le gynécologue japonais Ogino en 1923–​1924 et par le gynécologue autrichien Knaus en 1929–​1930. A la suite de ces progrès se pose, du côté des théologiens, la question de la légitimité des rapports sexuels pendant ces périodes infertiles. Ces découvertes scientifiques s’accompagnent d’un éveil des familles qui remettent en cause une certaine morale conjugale opposée à toute contraception artificielle. Le débat qui s’ensuit introduit une conception nouvelle et plus ouverte de la nature des rapports sexuels pendant les périodes infécondes de la femme. Le début du 20ème siècle est la grande période de l’internationalisation du mouvement en faveur du contrôle des naissances. Ce mouvement gagne l’assentiment d’un nombre important de médecins et d’hommes de sciences. Des Conférences scientifiques et Congrès internationaux sont tenus à Paris en 1900, à Liège en 1905, à La Haye en 1910, à Dresde 31 T. MALTHUS, An essay on the principe of population, Londres, s.é., 1803, p. 5. 32 J.T. NOONAN, op. cit., p. 497. 33 Cf. C. GREMION et H. TOUZARD, op. cit., p. 43.

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en 1911, à Londres en 1922, à New York en 1925, à Genève en 1927 et, en 1930, la première clinique médicale internationale sur les méthodes contraceptives s’établit à Zurich. Ces réunions internationales sont des jalons dans la mobilisation de l’opinion en faveur du birth control et dans sa définition comme un objectif social et une mesure sanitaire et eugénique dans le monde occidental34. Pendant ce temps, le point de vue de la morale catholique condamnant les pratiques anticonceptionnelles est étayé scientifiquement par certaines recherches et publications médicales sur la fécondité. Ces recherches s’attèlent surtout à souligner les dangers physiologiques et psychologiques des moyens contraceptifs connus. En France, par exemple, la contribution au combat pour la natalité et contre la contraception par les médecins catholiques est très explicite dans les travaux de la Commission catholique du Congrès national de la natalité de Strasbourg (1924). On y exaltait la maternité en essayant de montrer que, en remplissant sa fonction maternelle, la femme gagne en plénitude physiologique. La contraception, selon ce point de vue médical, avait des conséquences biologiques graves, car, disait-​on, « on ne détourne pas impunément une fonction naturelle de la fin qui lui est assignée »35. Pour certains médecins proches de la morale traditionnelle, les méthodes contraceptives prédisposent aux fibromes, provoquent des troubles nerveux et entraînent la stérilité définitive de la femme36. Pour d’autres médecins, les « fraudes anticonceptionnelles » entrainent ce que le docteur J. SEDILLOT qualifiera en 1930 de « syndrome des fraudeuses ». Il s’agit de « syndromes » qui se multiplient à tout l’organisme chez les femmes qui ont une vie génitale active sans imprégnation spermatique : douleurs dans le bas du dos et le bas ventre, fatigue dans les membres inférieurs, frigidité, troubles de la digestion, etc. Certains auteurs évoquaient même les cancers génitaux37. Cependant, ces prises de position ne faisaient pas l’unanimité des chercheurs. Comme on peut le remarquer, certains penseurs accordent ici beaucoup de place à l’imaginaire et aux rumeurs dans les discours sur la 34 Cf. J.T. NOONAN, op. cit., p. 516–​517. 35 R. De GUCHTENEERE, La limitation des naissances, Paris, Beauchesne, 1929, p. 99. 36 M. SEVEGRAND, Les enfants du bon Dieu. Les catholiques français et la procréation au XXème siècle, Paris, Albin Michel, 1995, p. 155. 37 R. De GUCHTENEERE, op. cit., p. 199.

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contraception, dès lors qu’on est affilié à tel ou tel milieu culturel ou idéologique.

I.1.3. Sur le plan institutionnel de l’Eglise Au 19ème siècle, l’enseignement de la théologie morale est mis à mal. A l’extérieur de l’Eglise, c’est l’époque de la prédominance du rationalisme dans la vie intellectuelle. Toute tendance à vouloir diriger la conduite selon des idéaux intangibles est mise en cause. Dans ce contexte, certains penseurs estiment que toute la doctrine chrétienne doit aussi être soumise à la juridiction de la raison38. A l’intérieur de l’Eglise, la pensée moderne apparaît comme dangereuse. En même temps, durant cette traversée du désert de la théologie morale, « les ressources intellectuelles du passé chrétien étaient négligées. La Bible était peu connue, les Pères oubliés, la scolastique discréditée. De tous les sujets théologiques, la théologie morale était le moins étudié scientifiquement. Etant la plus pratique des matières, elle était dominée par la timidité, une prudence conventionnelle et une pruderie bourgeoise. Dans son ensemble, la théologie ne commença à revivre que dans l’Europe post-​napoléonienne39. La théologie morale fut la dernière branche à être ranimée »40. Dans ce contexte, la formation typique du théologien du 19ème siècle est celle du séminaire. Les ouvrages-​types en théologie morale sont les manuels pour étudiants. D’après Noonan, ces manuels sont faits de conclusions appuyées sur des citations d’autorités reconnues, et accompagnés d’un minimum de raisonnements. Ils résultent d’une théorie voulant que les principes moraux s’apprennent comme un code41. Etant peu élaborée, cette théologie morale avait une connaissance de l’histoire, de la sociologie et de la psychologie limitée. Elle était souvent enseignée par les canonistes et ce sont les Congrégations romaines qui répondaient aux questions théologiques que le clergé se posait. Les réponses aux questions nouvelles étaient parfois puisées dans les manuels qui transportaient au 19ème siècle des règles élaborées pour une autre époque.

38 J.-​Y. LACOSTE, Histoire de la théologie, Paris, Seuil, 2009, p. 384. 39 Ce n’est qu’au début du 20ème siècle que commence véritablement un renouveau biblique, liturgique et théologique. 40 J.T. NOONAN, op. cit., p. 501. 41 Ibidem.

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I.1.4. Sur le plan de la morale conjugale Dès le début du 20ème siècle, le thème de la fécondité occupe une place centrale dans la morale conjugale catholique. Nous pouvons nous poser la question de savoir si cela n’est pas en lien avec la situation socio-​ démographique présentée ci-​dessus. Le contexte est aussi marqué par un mouvement de remise en question de l’enseignement traditionnel de l’Eglise sur la question des fins du mariage et une certaine ouverture aux sciences humaines sur la régulation des naissances. Si certains théologiens de cette époque se montrent intransigeants et considèrent les directives émanant du Magistère comme impératives, d’autres insistent au contraire sur la nécessité de défendre la liberté de conscience et de jugement des individus. De façon générale, la doctrine traditionnelle du mariage cite constamment le passage de Gn 1, 28 « croissez, multipliez-​vous et remplissez la terre ». Elle trouve également appui sur le recours à la loi naturelle et sur certains passages des écrits de saint Augustin pour qui le mariage et l’acte sexuel ont pour fin première et principale la procréation et l’éducation des enfants. Mais, bien que la procréation soit reconnue comme la fin supérieure qui justifie le mariage42, elle n’était pas, pour Augustin, l’unique fin ; le mariage avait aussi une autre finalité qui est l’aide mutuelle et le remède à la concupiscence, qui pouvait même légitimer un mariage en cas de stérilité. Cependant, pour cette théologie, cette fin n’est que secondaire et inférieure à la première. Cette conception sera consacrée dans le code de Droit Canonique de 1917 en ces termes : « la fin principale du mariage est la procréation et l’ éducation des enfants ; sa fin secondaire c’est l’aide mutuelle des époux et l’apaisement de la concupiscence »43. Ainsi donc, la recherche du seul plaisir sexuel entre les époux n’est pas acceptée par l’Eglise. Le plaisir est légitimé dans la mesure où il est lié à l’acceptation des charges de la fécondité44. En outre, en parcourant l’histoire de la doctrine de l’Eglise sur la contraception, nous découvrons que les condamnations des méthodes 42 Cf. Dictionnaire de Théologie Catholique, T. V, 1, Paris, Letouzey et Ané, 1913, col. 375. 43 Code de Droit Canonique, 1917, c. 1013. 44 Cf. M. SEVEGRAND, op. cit., p. 50.

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contraceptives s’appuient également sur le récit d’Onan dans le livre de la Gn 38, 1–​10. En voici le texte : « Il arriva, vers ce temps-​là, que Juda se sépara de ses frères et se rendit chez un homme d’Adullam qui se nommait Hira. Là, Juda vit la fille d’un Cananéen qui se nommait Shua, il la prit pour femme et s’unit à elle. Celle-​ci conçut et enfanta un fils, qu’elle appela Er. De nouveau, elle conçut et enfanta un fils, qu’elle appela Onan. Encore une fois, elle enfanta un fils, qu’elle appela Shéla ; elle se trouvait à Kezib quand elle lui donna naissance. Juda prit une femme pour son premier-​né Er ; elle se nommait Tamar. Mais Er, premier-​né de Juda, déplut à YHWH, qui le fit mourir. Alors Juda dit à Onan : “Va vers la femme de ton frère, remplis avec elle ton devoir de beau-​f rère et assure une postérité à ton frère.” Cependant Onan savait que la postérité ne serait pas sienne et, chaque fois qu’ il s’unissait à la femme de son frère, il laissait perdre à terre pour ne pas donner une postérité à son frère. Ce qu’ il faisait déplut à YHWH, qui le fit mourir lui aussi ». En effet, dans la Tradition de l’Eglise, ce comportement d’Onan (coït interrompu) n’a jamais cessé d’être dénoncé comme une faute assez grave pour avoir déclenché la colère de Dieu. Il se pose alors la question de savoir si l’interprétation de ce passage peut justifier la malice intrinsèque de toute contraception artificielle. En 1930, la Conférence des évêques anglicans mettait en cause la morale conjugale romaine. Elle adopta, lors d’une conférence tenue à Lambeth, une résolution selon laquelle, « dans le cas où apparaît clairement cette obligation morale de limiter ou d’ éviter la paternité et qu’une raison moralement saine s’oppose à une complète continence, la conférence admet que d’autres méthodes puissent être employées, pourvu que cela se fasse à la lumière des mêmes principes chrétiens. La conférence rappelle son énergique réprobation de toute méthode anti-​conceptionnelle adoptée pour des motifs d’ égoïsme, de volupté ou de pure convenance »45. Parmi les raisons justifiant ces autres méthodes artificielles, les évêques anglicans évoquent le fait que le Nouveau Testament n’apporte aucune directive à ce sujet, aucun Concile non plus, bien qu’une certaine Tradition de l’Eglise en parle. Ils estiment aussi qu’il est des circonstances où le maintien rigide des principes est impossible en morale46.

45 A. VERMEERSCH, La conférence de Lambeth et la morale du mariage, dans Nouvelle Revue Théologique, décembre 1930, p. 842. 46 Cf. Ibidem.

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Cette mise en cause indirecte de la morale catholique provoqua un scandale dans le milieu catholique romain. Pourtant, à l’intérieur même de l’Eglise romaine, un véritable courant de pensée circulait déjà et mettait en doute l’opposition des pratiques contraceptives à la loi naturelle47. Mais aussi, une certaine exégèse mettait en cause l’interprétation courante du récit d’Onan dans le livre de la Genèse48. Malgré l’enseignement officiel de l’Eglise, certains théologiens de cette époque, comme Vermeersch, jugeaient l’acte contraceptif à partir des intentions des conjoints. Ils ne parlaient d’onanisme que si l’intention des époux est moralement mauvaise. C’est dans ce contexte de remise en question de l’enseignement officiel que le Pape Pie XI publie l’encyclique CC. Elle est considérée non seulement comme une réponse adressée aux prélats anglicans et aux confesseurs, mais aussi comme un enseignement qui met en garde contre l’autonomie morale49. Le poids de tout ce contexte historico-​théologique n’est donc pas au final à négliger dans la compréhension de la condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais dans CC.

I.2.  Casti Connubii Dans l’encyclique CC publiée le 31 décembre 1930, le pape Pie XI vise à défendre la nature et la dignité du mariage contre de faux principes d’une morale nouvelle qui, selon lui, est absolument perverse, et foule aux pieds la sainteté du mariage. Pour ce faire, après avoir rappelé les principes et les fondements de la doctrine chrétienne du mariage50, le Pape dénonce les vices contraires à une vie conjugale chrétienne51 et termine son encyclique par la proposition des remèdes auxquels il faut recourir pour sauvegarder la sainteté et la chasteté du mariage52. Le paragraphe qui condamne la contraception artificielle est intitulé : « Contre les enfants : le crime d’Onan ». Voici quelques passages

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48 49 50 51 52

J.T. NOONAN, op. cit., p. 539. Ibidem. CC, n° 113. Cf. chapitre 1 de CC. Cf. chapitre 2 de CC. Cf. Chapitre 3 de CC.

Casti Connubii

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remarquables de cette encyclique, renvoyant à la malice intrinsèque, que nous nous proposons d’analyser : Au paragraphe 58, dans un jugement apparemment absolu, Pie XI écrit : « Aucune raison assurément, si grave soit-​elle, ne peut faire que ce qui est intrinsèquement contre nature devienne conforme à la nature et honnête. Puisque l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête ». Dans un autre paragraphe53, CC stipule que « tout usage du mariage, quel qu’ il soit, dans l’exercice duquel l’acte est privé, par l’artifice des hommes, de sa puissance naturelle de procréer la vie, offense la loi de Dieu et la loi naturelle, et que ceux qui auront commis quelque chose de pareil se sont souillés d’une faute grave »54. Au paragraphe 65, Pie XI poursuit : « Mais il faut absolument veiller à ce que les funestes conditions des choses matérielles ne fournissent pas l’occasion à une erreur bien plus funeste encore. Aucune difficulté extérieure ne saurait surgir qui puisse entraîner une dérogation à l’obligation créée par les commandements de Dieu qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais par leur nature même ». Ainsi, pour CC, « on ne peut revendiquer le droit à cette criminelle licence pour satisfaire la seule volupté ou à raison des raisons des difficultés personnelles »55. Nous pouvons nous demander si ces différentes expressions utilisées ici se recoupent vraiment ? A quoi renvoient-​elles ? En qualifiant la contraception artificielle, par exemple, de faute grave, d’erreur funeste et de criminelle licence, CC ne serait-​elle pas en train d’assimiler la contraception à un homicide ? S’agit-​il de la plus grave des infractions à la loi divine ou d’une action lourde de conséquences ? Par rapport au contexte que nous venons de présenter, cette manière de s’exprimer ne remplit-​elle pas une fonction ? N’étant pas suffisamment argumentées, nous pouvons nous demander si ces notions ne servaient pas, tout simplement, à faire pression sur les lecteurs.

53 Ibidem, n° 59. 54 Ibidem. 55 Ibidem, n° 57.

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I.2.1. Analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais CC utilise trois expressions principales renvoyant au mal intrinsèque pour désigner l’introduction, dans l’activité sexuelle, de tout artifice humain pour suspendre la fécondité. Il s’agit notamment des expressions intrinsèquement contre nature (intrinsece contra naturam), intrinsèquement déshonnête (intrinsece inhonestus) et intrinsèquement mauvais (intrinsece malum). Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’analyser successivement ces notions. 1  Intrinsèquement contre nature Le mot intrinsèque (du latin intrinsecus, c’est-​à-​dire qui est au-​ dedans) désigne selon André Lalande, « ce qui appartient à un objet en lui-​même, et non dans ses relations à un autre. Une chose est dite en particulier avoir une valeur intrinsèque si elle possède cette valeur par sa propre nature, et non pas en tant qu’elle est le signe ou le moyen d’autre chose »56. De ce point de vue, on peut penser qu’en utilisant l’adverbe intrinsèquement, CC entend juger la contraception indépendamment des facteurs extérieurs et des considérations subjectives. C’est d’ailleurs dans cette logique que Pie XI estime « qu’aucune raison, si grave soit-​elle, ne peut justifier la contraception et aucune difficulté extérieure ne saurait surgir qui puisse entraîner une dérogation au commandement divin »57. Il reste à savoir si un jugement éthique d’un acte peut se passer des considérations subjectives. L’expression contre nature est une expression énergique de réprobation morale. Elle s’emploie surtout pour désigner ce qui s’oppose à tout ce qui est inné, instinctif, spontané dans une espèce d’être58. Ce sens apparaît au paragraphe 58 lorsque le Pape écrit : « l’acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l’accomplissant, s’appliquent délibérément à lui enlever sa force et son efficacité, agissent contre la nature ». En l’utilisant dans le cas de la contraception, CC entend réprouver la suspension des mécanismes de la reproduction dans l’organisme humain. Pie XI privilégie une acception physiologique du mot nature puisqu’il estime que la contraception artificielle est contre nature, car elle s’oppose au mouvement de l’organisme par lequel la 56 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, p. 535. 57 PIE XI, op. cit., n° 58. 58 A. LALANDE, op. cit., p. 671.

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transmission biologique de la vie peut être véhiculée59. Cependant, vue sous cet angle, la nature paraît être considérée comme un pur mouvement de l’organisme, par opposition à la réflexion et à la culture. En quoi le fait d’accorder de l’importance à un artifice ou à une technique (fruit de la raison humaine), dans le discernement éthique, peut-​il être une offense à la loi de Dieu comme le prétend CC ? N’y a-​t-​il pas là une tendance à diviniser la nature ? 2  Intrinsèquement déshonnête L’adverbe intrinsèquement vient déjà d’être défini. Qu’en est-​il de l’adjectif déshonnête (inhonestum) utilisé dans cette expression ? Il renvoie à ce qui n’a aucune justification morale, à ce qui n’est pas digne de considération parce que contraire à la morale. Il désigne aussi ce qui n’est pas conforme aux règles de la probité. La question qui se pose ici est celle de savoir si l’on peut parler de justification morale d’un acte indépendamment des circonstances et des motivations du sujet agissant. Est-​il vraiment « honteux » et « déshonnête » de recourir à un artifice humain dans certaines circonstances ? Quel serait le critère de l’honnête ? Nous reviendrons sur ces questions lorsque nous aborderons le problème de la moralité des actes (dans la troisième partie, section VI). 3  Intrinsèquement mauvais L’adjectif mauvais dérive de malus. Au sens général, il signifie ce qui n’est pas conforme à une norme, ce qui est condamnable, blâmable. Appliquée à la contraception comme le fait CC, l’expression intrinsèquement mauvais signifierait : avant toute insertion dans un contexte humain, la contraception est répréhensible, parce qu’elle n’est pas conforme à la norme de la reproduction inscrite dans l’organisme humain. Il n’est pas évident de prouver que toute suspension volontaire d’un fonctionnement organique est une faute morale. Dans certains cas, la prise en compte du contexte, des finalités et de la nature de cette perturbation n’en détermine-​t-​elle pas la moralité ? Ainsi, si nous considérons que l’expression intrinsèquement mauvais, appliquée à la contraception, sert à désigner le sens moral, (puisque à certains endroits l’encyclique parle de péché), on peut se demander si le sens moral d’un acte peut 59 Ne s’agit-​il pas là d’un paralogisme naturaliste confondant le « jugement de fait » avec le « jugement normatif » ?

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découler d’une simple constatation d’une suspension volontaire des procédés physiologiques.

I.2.2. Nature et loi naturelle En relisant les paragraphes portant sur le mal intrinsèque appliqué à la contraception artificielle, il apparaît que CC utilise plusieurs fois le mot nature pour parler, soit de la nature de l’acte conjugal, soit de l’ordre des choses. Ainsi, pour Pie XI, « la nature de l’acte conjugal, c’est la procréation »60. Il s’agit ici d’une explication de la nature par sa finalité. Cependant, la procréation est-​elle l’unique fin de l’acte conjugal ? Qui peut alors reconnaître cette fin ? Le Magistère ? Le couple ? La société ? Tout le monde à la fois ? En outre, est-​ce que suivre la nature ou la respecter peut s’identifier « à prendre le cours spontané des choses pour modèle de ses propres actions volontaires »61 ? Quel est le rapport entre le naturel et le biologique ? Peut-​on les confondre ? Suivre la loi de la nature est-​ce faire droit aux fonctions biologiques ? En un mot, de cette brève analyse de la notion de nature appliquée à l’acte conjugal dans CC, il apparaît que le mot nature est équivoque. Ce concept peut renvoyer à ce que l’acte conjugal peut avoir soit de matériel, soit de téléologique ou formel. N’y a-​t-​il pas là une fonction métalinguistique voulue en vue de convaincre les lecteurs de CC ?

I.2.3. Liberté et responsabilité des époux Dans CC, « la liberté porte seulement sur un point, à savoir : si les contractants veulent effectivement entrer dans l’ état de mariage, et s’ ils le veulent avec telle personne ; mais la nature du mariage est absolument soustraite à la liberté de l’ homme, en sorte que quiconque l’a une fois contracté se trouve du même coup soumis à ses lois divines et à ses exigences essentielles »62. Pie XI souhaite que les couples « ne se fient pas trop à leur propre jugement, et qu’ ils ne se laissent pas séduire par cette fausse liberté de la raison

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Cf. CC, n° 58. 61 A. LALANDE, op. cit., p. 672. 62 CC, n° 6.

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humaine que l’on appelle autonomie »63. De même, pour CC, aucune difficulté extérieure ne peut entraîner une dérogation aux commandements de Dieu. S’il en est ainsi, comment alors prendre en compte les difficultés des couples lorsqu’il s’agit de mettre en accord l’amour conjugal avec la transmission de la vie ? Nous avons l’impression que, d’après CC, dans la transmission de la vie, la raison humaine ne peut pas découvrir ni interpréter les lois de la nature ou celles qui sont révélées. Le discernement ou le jugement des couples ne sert pas à grand-​chose, car les époux ont pour obligation de suivre les lois de la nature inscrites dans leur organisme. En effet, selon cette encyclique, « tout le monde voit à combien d’ illusions on donnerait accès, et combien d’erreurs se mêleraient à la vérité, si on abandonnait à chacun le soin de découvrir ces lois à la seule lumière de la raison, ou s’ il les fallait trouver moyennant l’ interprétation privée de la vérité révélée. Cette considération vaut sans doute pour nombre d’autres vérités de l’ordre moral, mais son importance est extrême quand il s’agit de l’union conjugale »64. Si les époux doivent en toutes circonstances réaliser ce que la nature a en vue et qui est discerné par l’Eglise, nous pouvons nous demander, quelle est la place du discernement ou de la créativité humaine en éthique ? Si la liberté ne consiste qu’à dépendre des lois de la nature, comment parler de l’articulation entre loi et liberté ? N’y-​a-​t-​il pas là une atrophie de l’usage de la raison humaine et de la conscience individuelle ? Nous approfondirons ces questions dans la troisième section portant sur les reprises critiques autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais.

I.2.4. Dialogue entre sciences et théologie Pour CC, « les inventions les plus récentes de la science tournent en dérision la sainteté du mariage »65. Nous avons la nette impression qu’il y a là une méfiance vis-​à-​vis des inventions scientifiques. Dans cette même logique, Pie XI soutient « qu’ ils se trompent grandement, au contraire, ceux qui, dédaignant ou négligeant les moyens qui dépassent la nature, croient, par la pratique et les découvertes des sciences naturelles (à savoir : de la 63 Ibidem, n° 113. 64 Ibidem, n° 111. 65 Ibidem.

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biologie, de la science des transmissions héréditaires, et d’autres semblables), pouvoir amener les hommes à refréner les désirs de la chair (…). Mais c’est se tromper que de croire ces moyens (scientifiques) suffisants pour assurer la chasteté de l’union conjugale, ou de leur attribuer une efficacité plus grande qu’au secours de la grâce surnaturelle »66. Pie XI n’a qu’une très faible confiance dans les moyens scientifiques modernes. Dès lors, peut-​on se contenter uniquement de méditer la parole de Dieu et de s’y conformer pour garantir l’ordre moral dans la transmission de la vie ?

I.2.5. Critères de moralité Dans la transmission de la vie ou lorsqu’il s’agit de réguler les naissances, CC évoque, comme critère de moralité, la volonté divine inscrite dans la nature de l’acte conjugal. En soutenant qu’« aucune raison assurément, si grave soit-​elle, ne peut faire que ce qui est intrinsèquement contre nature devienne conforme à la nature et honnête »67, CC suppose que les motivations du sujet agissant ne sont pas à prendre sérieusement en compte comme critères de moralité. Peut-​on encore parler d’un acte humain en pareilles circonstances ?

I.2.6. Recours aux textes bibliques CC se fonde bibliquement sur le récit d’Onan dans Gn 38, 1–​10. Se basant sur l’interprétation que saint Augustin fait de ce texte, selon laquelle, « même avec la femme légitime, l’acte conjugal devient illicite et honteux dès lors que la conception de l’enfant y est évitée. C’est ce que faisait Onan, fils de Judas, ce pourquoi Dieu l’a mis à mort »68, Pie XI estime que la divine Majesté déteste au plus haut point la contraception comme un forfait abominable69. Mais le coït interrompu d’Onan est-​il assimilable à la contraception artificielle ? Pie XI s’appuie également sur une certaine interprétation de Gen 1, 28 (« croissez et multipliez-​vous et remplissez la terre ») et sur 1 Tm 5, 14. 66 Ibidem, n° 110. 67 Ibidem, n° 58. 68 SAINT AUGUSTIN, De Coniug. adult., l. II, n° 12. 69 Cf. CC., n° 59.

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Dans ce dernier texte, l’apôtre Paul écrit : « je désire que les jeunes veuves se remarient, qu’elles aient des enfants et prennent soin de leur maison, afin de ne donner à nos adversaires aucune occasion de dire du mal de nous ». Pour CC, « saint Augustin a bien interprété ce texte en disant : Que la procréation des enfants soit la raison du mariage, l’Apôtre en témoigne en ces termes : Je veux, déclare-​t-​il, que les jeunes filles se marient. Et comme pour répondre à cette question : mais pourquoi ? Il poursuit aussitôt : qu’elles procréent des enfants, qu’elles soient mères de famille »70. Plusieurs questions méritent d’être posées au sujet de ces trois textes (Gn 1, 28 ; 38, 1–​10 et 1 Tim 5, 14). Est-​ce que le contexte de ces textes est celui de la contraception artificielle ? Onan a-​t-​il été puni par Dieu pour sa désobéissance ? Pour son manque de sentiment familial ? Pour son égoïsme ? Pour ses actes anticonceptionnels ? Ou pour l’ensemble de ces fautes ? Il nous faudra aussi vérifier si l’éloge de la fécondité qui est fait dans les textes cités par CC, exclut une certaine perception des valeurs personnelles dans le mariage71. L’interprétation augustinienne, sur laquelle s’appuie Pie XI, ne nous permet pas, à ce stade, de répondre à toutes ces questions.

I.2.7. Tradition Pie XI définit la Tradition comme la « doctrine chrétienne telle qu’elle a été transmise depuis le commencement, et toujours fidèlement gardée »72. Comme références à cette Tradition, Pie XI cite souvent certains écrits de saint Augustin73, le Concile de Trente74, l’encyclique Arcanum divinæ

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Ibidem, n° 12. Cf. J.T. NOONAN, op. cit., p. 45–​49. CC, n° 60. Pour qui, « parmi les biens du mariage, les enfants tiennent la première place (…). La procréation des enfants est la raison du mariage » Cf. S. August., De bono coniug., cap. XXIV, n° 32. 74 « Telle est la doctrine des Saintes Lettres, telle est la tradition constante de l’Eglise universelle, telle est la définition solennelle du Concile de Trente, qui, en empruntant les termes mêmes de la Sainte Ecriture, enseigne et confirme que la perpétuelle indissolubilité du mariage, son unité et son immutabilité proviennent de Dieu son auteur ». Cf. Conc. Trid., sess. XXIV.

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sapientiæ de Léon XIII75, la Sacrée Congrégation du Saint Office76 et le Code de droit canonique de 191777. Dans tous ces éléments de Tradition cités, on trouve la tendance permanente à protéger la procréation comme un bien en soi et à réprouver les interventions anticonceptionnelles78. Cependant, en regardant le contenu de toutes ces références, nous ne trouvons rien qui puisse justifier le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. On trouve un simple rappel que la fin du mariage est la procréation mais rien sur l’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais. A quoi servent les références à cette Tradition ? Ne s’agit-​il pas là d’une stratégie recherchée par CC pour faire pression sur le lecteur ? Toutes ces références sont-​elles des points d’appui suffisamment sûrs pour parler d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle ? Ces références évoquées ne sont-​elles pas influencées par des philosophies et par le niveau de la science médicale de leur époque ? En outre, la Tradition de l’Eglise, serait-​elle une répétition de ce qui a été transmis depuis les siècles ? Nous verrons plus loin, dans la section IV de la troisième partie de notre étude, que sans « référence critique » à la Tradition, le risque est grand de nier l’historicité des couples ou la créativité éthique.

I.2.8. Importance accordée au corps La place accordée aux expressions qui ont trait au corps humain dans CC paraît très faible car Pie XI parle de l’union conjugale comme d’une décision délibérée et ferme des volontés. Elle est caractérisée par une conjonction des esprits, en vertu du décret divin79. 75 « Nous Nous attacherons, ce faisant, aux pas de Léon XIII, Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, dont Nous faisons Nôtre et dont Nous confirmons par la présente Encyclique, l’Encyclique Arcanum (2) sur le mariage chrétien, publiée par lui il y a cinquante ans : que si Nous Nous attachons davantage ici au point de vue des nécessités particulières de notre époque, Nous déclarons cependant que bien loin d’être tombés en désuétude, les enseignements de Léon XIII gardent leur pleine vigueur ». Cf. Introduction de CC. 76 Decr. S. Pœnitent. 3 avril, 3 juin 1916. 77 « Ainsi parle aussi le Droit canon avec son habituelle précision : La fin première du mariage, c’est la procréation des enfants et leur éducation. ». Cf. Cod., Iur. can., C. 1013, § 1. 78 J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 51. 79 Cf. CC, n° 7.

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Or, l’homme est à la fois corporel et spirituel, parce qu’il est un esprit incarné. L’esprit ne se livre à aucune opération qui n’ait sa contrepartie organique, au point que le corps est indispensable à toute activité humaine. Quand le corps se dérobe, l’esprit ne serait-​il pas désincarné ? Comment alors parler de l’union conjugale comme une « conjonction des esprits » ? N’y aurait-​il pas là une surévaluation de l’esprit et une restriction du rôle du corps dans l’union conjugale ? Ne faut-​il pas traiter le corps en fonction de l’ensemble qu’il forme avec l’esprit80 ? Notons aussi que certains passages de l’encyclique considèrent les appétits charnels comme de simples expressions de la concupiscence. Cela nous semble donner l’impression que toute l’attitude de l’homme à l’égard du corps doit se résumer dans un combat contre le corps ; le corps avec ses désirs étant cet ennemi que nous portons et contre lequel il faut lutter.

I.2.9. Mise au point Que pouvons-​nous retenir de CC sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle ? Notre analyse nous a révélé que l’encyclique de Pie XI a été très influencée, consciemment ou inconsciemment, par le contexte historico-​théologique dans lequel elle a été publiée, dans la mesure où elle est une réaffirmation de l’enseignement en vigueur sur la contraception au début du vingtième siècle. Partant de l’analyse des expressions utilisées pour parler d’acte intrinsèquement mauvais, il nous est apparu que Pie XI entend juger la contraception indépendamment des facteurs extérieurs à la vie du couple et des considérations subjectives des couples. Il s’ensuit que, dans cette encyclique, l’intention, les motivations et les circonstances ne sont pas prises en compte comme critères de moralité. De plus, sa doctrine sur la malice intrinsèque repose sur des fondements philosophiques, anthropologiques et théologiques qui résisteraient difficilement aujourd’hui au procès du tournant herméneutique de la théologie contemporaine. En illustration, la référence à Gn 38 n’est pas une preuve que cet enseignement soit de révélation divine.

80 Cf. J. LECLERCQ, Les grandes lignes de la philosophie morale, Louvain, Publications Universitaires de Louvain, 1954, p. 347–​350.

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I.3. Sous le pontificat de Pie XII Il existe quelques allocutions de Pie XII81, dans lesquelles il réaffirme explicitement ou implicitement que la contraception est un acte intrinsèquement mauvais. Cependant, nous ne pouvons pas tout analyser ici. Dans le cadre de notre travail, nous nous limitons à l’examen de deux d’entre elles à cause de leur retentissement et de leur lien avec le sujet de notre recherche. Il s’agit du discours de Pie XII adressé aux sages-​femmes en octobre 1951 et de son allocution à la société des hématologues en septembre 1958. Pour bien comprendre ces allocutions, faisons un pas en arrière, en signalant qu’après la publication de CC, un autre débat théologique restait non tranché : celui de la légitimité de la continence périodique. Pour certains penseurs comme A. Vermeersch82, cette méthode est considérée comme indifférente ou objectivement honnête en soi parce que, premièrement, elle conforme l’acte sexuel à sa « nature » ou à son caractère propre, c’est-​à-​dire qu’elle ne recourt pas à l’artifice des hommes. Deuxièmement, elle est légitimée par les fins secondaires du mariage. Troisièmement, cette méthode présente l’avantage de contribuer à endiguer la propagande des moyens néo-​malthusiens83. Par contre, « l’enseignement officiel de l’Eglise de cette époque considère que cette méthode de la continence périodique est suspecte et dangereuse parce qu’elle menace principalement la continence absolue qui est le moyen idéal pour concilier limitation de naissances et progrès spirituel des époux »84.

I.3.1. Discours de Pie XII adressé aux sages-​femmes en octobre 1951 Dans cette allocution adressée aux sages-​femmes en octobre 1951, Pie XII s’appuie essentiellement sur CC et réaffirme qu’« il est formellement interdit de détourner l’acte conjugal de sa vraie fin qui est la procréation de 81 Cf. PIE XII, Allocution aux sages-​femmes, dans AAS 43, 1951, 843 ; Allocution aux familles, dans AAS 43, 1951, 855 ; Allocution à la société des urologues, dans AAS 45, 1953, 673 ; Allocution au congrès de la fécondité et de la stérilité, dans AAS 48, 1956, 470 ; Allocution à la société des hématologues, dans AAS 50, 1958, 736. 82 Cf. A. VERMEERSCH, Theologia moralis, T. IV, 1933, n° 73. 83 Lire ces avis dans L’Ami du clergé, 8 novembre 1934, p. 750 ss. 84 M. SEVEGRAND, op. cit., p. 75

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l’enfant. Notre Prédécesseur Pie XI, dans son Encyclique CC du 31 décembre 1930, proclama de nouveau solennellement la loi fondamentale de l’acte et des rapports conjugaux : que tout attentat des époux dans l’accomplissement de l’acte conjugal ou dans le développement de ses conséquences naturelles, attentat ayant pour but de le priver de l’ énergie qui lui est inhérente et d’empêcher la procréation d’une nouvelle existence, est immoral, et qu’aucune “ indication” ou nécessité ne peut transformer une action intrinsèquement immorale en un acte moral et licite »85. Et d’après lui, cette prescription restera telle quelle, pour toujours, parce qu’elle est l’expression d’une loi naturelle et divine. Pie XII utilise l’expression acte intrinsèquement immoral pour qualifier la contraception artificielle, en recourant aux mêmes arguments anthropologiques et théologiques que Pie XI, à savoir, la loi naturelle et la volonté divine. Pie XII estime que personne ne peut modifier la loi naturelle. De par sa nature divine, elle est éternelle et immuable. Mais comment comprendre cette immutabilité ? Pie XII tentera d’aller plus loin dans la suite de cette allocution. Il affirme que « l’observance des périodes infécondes peut être licite sous l’aspect moral selon que l’ intention d’observer constamment ces périodes est basée ou non sur des motifs moraux suffisants et sûrs »86. Et parmi les motifs sérieux, Pie XII évoque des raisons médicales, eugéniques et sociales87. Il y a là une brèche dans l’enseignement de Pie XII. Pour ce faire, Pie XII recommande aux sages-​femmes d’être au courant des données de la science, pour concilier l’ouverture de l’acte conjugal à la vie avec la pratique de l’acte conjugal durant les périodes stériles. A cet égard, il écrit : « tout d’abord, les sages-​femmes doivent être au courant des données de la science : on attend précisément de vous que vous soyez bien informées, du côté médical, de cette théorie connue et des progrès qu’en cette matière on peut encore prévoir, et d’autre part, que vos conseils et votre assistance ne s’appuient pas sur de simples publications populaires, mais soient appuyés sur l’objectivité scientifique et sur le jugement autorisé de spécialistes consciencieux en médecine et en biologie »88.

85 86 87 88

PIE XII, Allocution aux sages-​femmes, dans AAS 43, 1951, p. 844. Ibidem, n° 33. Ibidem, n° 36. Ibidem.

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I.3.2. Quelques ouvertures Par rapport à notre grille de lecture présentée plus haut, il convient de noter quelques ouvertures découlant de l’enseignement de Pie XII. D’après lui, il est de la compétence des hommes de sciences de fournir des renseignements sur les aspects biologiques et techniques dans la transmission de la vie, en s’inspirant des résultats de la science. Cela n’exclut pas, selon le Pape, que l’Eglise ait aussi son mot à dire sur l’usage de ces méthodes. Dans la même logique, pour Pie XII, « des motifs sérieux peuvent dispenser d’obéir à l’exigence de la procréation dans l’acte conjugal. On peut être dispensé de cette prestation positive obligatoire même pour longtemps, pour la durée entière du mariage, par des motifs sérieux, comme ceux qu’ il n’est pas rare de trouver dans ce qu’on appelle l’ indication médicale, eugénique, économique et sociale »89. Il faut signaler qu’il y a une évolution de l’enseignement magistériel sur la continence périodique ou sur la contraception naturelle qui, malgré tout, ne fige pas la compréhension de la notion de « nature ». Cette évolution porte principalement sur deux points : la prise en compte, dans le jugement moral, des motivations du sujet et des circonstances dans lesquelles il se trouve et l’importance reconnue au dialogue entre science et théologie morale lorsqu’il s’agit de porter un jugement moral sur la continence périodique. Car, d’après Pie XII, s’il y a un jugement raisonnable et de sérieuses raisons personnelles qui découlent des circonstances extérieures pour éviter la procréation, les époux peuvent satisfaire pleinement à la sensualité. Il s’ensuit que l’observance des époques infécondes peut être licite sous l’aspect moral. C’est une certaine primauté de l’intention et des circonstances qui est ici prise en compte dans l’appréciation de l’acte. Autrement dit, la présence d’une « raison grave » peut permettre aux époux de légitimer moralement leur acte conjugal qui n’ouvre pas à une nouvelle vie. Il nous faudra chercher, dans la suite de notre travail, sur quoi se fonde cette orientation théologique de la « raison grave » qui excuserait uniquement la contraception naturelle et non celle artificielle. En plus, en quoi une technique humaine est-​elle intrinsèquement antinaturelle ? Prise en elle-​même, une technique peut-​elle avoir une valeur ou est-​elle indifférente ? Suffit-​il de dire que c’est contraire à la nature pour fonder 89 Ibidem.

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une interdiction ? Dans certains cas, la raison ne corrigerait-​elle pas la nature ?

I.3.3. Allocution à la société des hématologues en septembre 1958 A la fin des années 1950, l’utilisation de la pilule et des différents produits synthétiques (à base de progestérone et de testostérone souvent associés à un œstrogène) pouvant produire l’infécondité chez la femme en inhibant son processus ovulatoire, provoquent des vifs débats dans le domaine de la transmission de la vie90. Durant cette période, les recherches scientifiques mettent en lumière les possibilités concrètes d’utiliser les progestatifs dans le traitement d’une prédisposition à l’avortement précoce, d’une aménorrhée ou encore d’autres perturbations du cycle féminin91. Dès lors, l’opinion s’ébauche, chez certains penseurs92, que l’utilisation des nouveaux produits (bien qu’anticonceptionnels) pouvant directement servir aussi à des fins licites (ex : l’intervention pour réguler le cycle féminin) ne peut être considérée comme intrinsèquement mauvaise. Par contre, leur utilisation uniquement anticonceptionnelle est illicite93. La licéité de l’emploi thérapeutique des progestérones se fonde (pour ses protagonistes) sur le principe moral de l’acte à double effet et sur le principe de totalité94. C’est dans ce contexte qu’intervient le Pape Pie XII, dans son discours à la rencontre internationale d’hématologie du 12 décembre 1958. Bien qu’il n’utilise pas directement l’expression acte intrinsèquement mauvais, 90 Cf. A. VALSECCHI, Régulation des naissances. Dix années de réflexion théologiques, Gembloux, Duculot, 1970, p. 9. 91 Cf. W. J. GIBBONS et T. K. BURCH, Physiologic control of fertility: process and morality, in The american ecclesiastical review, n° 138, 1958, p. 246–​277. 92 Parmi ces penseurs, nous pouvons citer JANSSENS, L’ inhibition de l’ovulation est-​ elle moralement licite ? in Ephemerides Theologicae Lovanienses, n° 34, 1958, pp. 357–​ 360. J. CONNERY, Notes on moral Theology, in Theological Studies, n° 19, 1958, p. 549–​551. 93 Cf. A. VALSECCHI, op. cit., p. 12. 94 Selon le principe moral de l’acte à double effet (que nous développerons plus loin), l’acte bon peut être posé, même si on prévoit un effet mauvais, à condition que l’on ait une raison grave et proportionnée de le poser pour obtenir le bon effet. Selon le principe de totalité, le bien total de la personne justifie le sacrifice, par exemple, d’une fonction physiologique particulière.

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le Pape qualifie de « stérilisation directe illicite » l’emploi intentionnellement anti-​ovulatoire et anticonceptionnel des pilules. En revanche, il reconnait la légitimité des pilules pour des raisons médicales. Il y a donc là un pas supplémentaire par rapport à Pie XI. Les arguments de cette évolution s’appuient sur le principe général des actions à double effet. Pour ne pas tomber dans une espèce de casuistique95, il nous faudra par la suite analyser, dans la troisième section, du deuxième chapitre de notre troisième partie, l’apport de ce principe concernant le problème de la malice intrinsèque.

I.4. Sous le pontificat de Jean XXIII Durant les années 1958–​1963, il se développe, chez certains théologiens, une espèce de « casuistique » sur les usages licites (thérapie, régulation, etc.) des progestatifs96. Les moralistes vont examiner une série de cas pouvant justifier un traitement avec le progestatif sans intention anticonceptionnelle. L. Janssens et J. Farader, par exemple, vont admettre ce produit dans le cas où la crainte de la grossesse chez la femme est considérée comme un état pathologique. Ils estiment qu’au nom du bien de toute la personne, l’emploi de la pilule peut se justifier pour supprimer cette crainte97. En 1961, suite aux violences et menaces de viol dont faisaient l’objet certaines religieuses durant les événements de la décolonisation du Congo-​K inshasa, la hiérarchie de l’Eglise et quelques professeurs des universités pontificales romaines se montrent favorables à l’emploi des pilules progestatives pour éviter les grossesses chez les religieuses menacées de viol, et ils ne jugent pas ce comportement comme intrinsèquement mauvais. Les arguments avancés dans cette prise de position furent principalement : le principe du double effet, la légitime défense et le bien total spirituel98. Ces arguments qui méritent un approfondissement dans 95 Où s’ébauche une série de situations ou circonstances dans lesquelles le progestatif peut être admis malgré son effet ovulatoire. 96 A. VALSECCHI, op. cit., p. 16. 97 Cf. J.T., NOONAN, op. cit., p. 584 ; Lire aussi L. JANSSENS, Mariage et fécondité. De Casti Connubii à Gaudium et Spes, Gembloux, Duculot, 1976, p. 120. 98 Cf. De LAHIDALGA, Balance de una polemica: el uso de pildoras esterilizantes en un caso limite, in Lumen n° 13, 1964, p. 19–​39. P. PALAZZINI, Si puo e si deve proteggere l’equilibrio della persona, in Studi Cattolici, n° 27, 1961, p. 63–​64.

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la troisième partie de notre recherche, creusent (dans les années qui nous occupent) une brèche face aux normes de l’Eglise sur la contraception. Certains théologiens envisagent de les appliquer aux femmes mariées. D’autres prendront clairement position pour une « tolérance légale de la contraception »99. Soulignons également qu’il n’y a pas, durant cette période que nous examinons, une intervention très élaborée du Pape Jean XIII sur la malice intrinsèque de la contraception. Mais précisons de tout de même que, dans son encyclique Mater et Magistra, bien qu’il ne parle pas d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle, Jean XIII fait allusion au problème du contrôle des naissances. Il déclare, « la solution de base du problème ne doit pas être cherchée dans les expédients qui offensent l’ordre moral établi par Dieu et s’attaquent aux sources mêmes de la vie humaine, mais dans un nouvel effort scientifique de l’ homme pour augmenter son emprise sur la nature (…). La transmission de la vie humaine est confiée par la nature à un acte personnel et conscient, et comme tel soumis aux lois très sages de Dieu, lois inviolables, que tous doivent reconnaître et observer »100. En filigrane de cet extrait, on peut relever que Jean XXIII ne se réfère pas aux condamnations formelles de CC, mais, par contre, il laisse une porte ouverte au problème de la malice intrinsèque attribuée à toute contraception artificielle. Au fond, ne s’agirait-​il pas beaucoup plus de respecter un ordre moral qu’un ordre naturel ? Le fait que Jean XXIII ne choisisse pas de recourir à la terminologie de CC dans une encyclique aussi importante (et dont une partie est consacrée au respect des lois de la vie) nous paraît être une évolution ou un déplacement de l’argumentation dans ce sens qu’un pan de la Tradition n’est pas pris en compte. Comme l’indique le philosophe et théologien Jean-​Marie Paupert, Jean XXIII pourrait avoir en vue les recherches scientifiques de son époque qui permettront un jour de mieux connaître et de mieux dominer les forces de la nature humaine, sans porter atteinte aux lois morales. Ce qui reviendrait à penser qu’une exploitation morale des découvertes

99

P. M. De CONTENSON, Réflexion morale sur certains problèmes actuels du couple et sur leur traitement pastoral cité par M. SEVEGRAND, op. cit., p. 186. 100 JEAN XXIII, Mater et Magistra, in AAS, n° 53, 1961, p. 446–​4 47.

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scientifiques et techniques de la nature et de ses lois par l’homme est possible101.

I.5. Prise de conscience d’une crise Les divergences d’attitudes par rapport à une loi que l’Eglise qualifie de grave s’accompagnent d’inquiétantes objections de la part des théologiens et des couples opposés à l’enseignement magistériel sur les techniques contraceptives. Du côté des théologiens, les principales difficultés pour la réception de cet enseignement de l’Eglise portent sur l’absence de fondement formel dans le Nouveau Testament, sur la nature du crime d’Onan et sur l’interprétation de la loi naturelle. Quant aux couples, l’historienne Martine Sevegrand souligne102 : –​ le déchirement et l’angoisse entraînant une cristallisation des difficultés des couples autour de la sexualité ; –​ le sentiment de culpabilité démoralisant, dominé par la conviction du péché mortel pour les couples dont le respect de cette loi est difficile à pratiquer ; –​ la désertion des sacrements par les mariés ; –​ la mise en doute du bien-​fondé des positions de l’Eglise et la mise en question de son autorité. Le professeur Kammerer, médecin psychiatre strasbourgeois, soulignait que « ces conflits déclenchaient souvent chez les mères de famille des névroses graves notamment des névroses phobiques (phobie de la grossesse qui devient facilement phobie des rapports sexuels) et des états dépressifs »103. Il ajoutait « le bon sens et l’expérience de la vie admettent difficilement qu’une morale puisse astreindre tant de personnes à un héroïsme permanent et portent plutôt à croire qu’il y a, soit dans le code, soit dans son interprétation, une exigence excessive »104. Tous ces points de vue et vœux résonnaient comme des cris d’alarme lancés à l’Eglise à la veille du Concile Vatican II et l’on souhaitait un réexamen de ce problème pour passer d’une « morale de l’interdit » à une 101

102 103 104

Cf. J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 74. Cf. M. SEVEGRAND, op. cit., p. 213–​217. T. KAMMERER, Lettre du 1er mars 1962 citée par M. SEVEGRAND, op. cit., p. 215. Ibidem.

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« morale de l’amour ». C’est dans ce sens que le professeur Kammerer soutient que l’amour passe avant la fécondité. Il écrit : « Il serait souhaitable que la fécondité ne soit pas présentée comme objectif virtuel de chaque acte conjugal pris isolément mais comme le fruit de l’amour du couple considéré dans son ensemble sur toute la durée de la vie conjugale »105. Kammerer insiste aussi sur le fait qu’on ne doit pas confondre l’ordre moral avec des problèmes techniques. Il appartient, selon ce médecin catholique, à la conscience de chaque fidèle de régler des problèmes techniques et d’en prendre toute la responsabilité nécessaire, à la lumière des principes éthiques fondamentaux. Il reste à savoir si l’aggiornamento amorcé par le Pape Jean XXIII, puis les travaux du Concile Vatican II, allaient modifier la position de la hiérarchie catholique sur la question qui nous occupe.

I.6. Constitution pastorale Gaudium et Spes L’élaboration du chapitre portant sur le mariage dans Gaudium et Spes106 fut longue et difficile. Nous nous contenterons d’en retenir quelques grandes lignes et de faire ressortir l’apport de GS sur le problème d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. Mais avant d’aborder cette question, il convient de présenter d’abord le cadre de l’élaboration du chapitre portant sur la régulation des naissances. Suite à de nombreuses enquêtes sur la vie conjugale, et à bien des controverses sur la question, beaucoup de penseurs et de pères conciliaires cherchent à aller plus loin dans l’enseignement de l’Eglise, en s’appuyant sur les acquis philosophico-​scientifiques contemporains. Ils espèrent une relativisation, par le Concile, de l’importance accordée à certaines formulations théologiques sur la contraception, largement influencées, selon eux, par leur contexte historique107. C’est ainsi que le texte de la Commission préparatoire du Concile, jugé conservateur108, 105

Ibidem, p. 217–​218. 106 Par la suite GS. 107 Cf. Mariage catholique et contraception, Paris, Ed. de l’Epis, 1968, p. 275–​281. 108 La première ébauche de travail soumise aux évêques en juillet 1962 par la Commission préparatoire au Concile était très conservatrice. Selon ce texte, « la fin première du mariage est uniquement la procréation et l’ éducation des enfants ; l’aide mutuelle des époux et le remedium concupiscientiae sont considérés comme des fins

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fut remplacé par un autre, en vue d’élaborer un nouveau schéma portant sur le rapport entre l’Eglise et le monde moderne. Les deux premières journées de travail de cette Commission furent houleuses. Deux camps s’affrontèrent : une minorité répétait constamment CC, le discours de Pie XII aux sages-​femmes et en appelait aussi à l’infaillibilité de l’Eglise et du Pape. Et la grande majorité des Pères conciliaires proposait des ouvertures audacieuses dont : –​ la reconnaissance de l’amour humain comme une véritable fin du mariage au même titre que la procréation, ce qui implique que le devoir de fécondité dans le couple s’attache moins à chaque acte qu’à l’état lui-​même du mariage. La règle devra être la prudence et la générosité par les époux eux-​mêmes109 ; –​ la reconnaissance du travail des experts (psychologues, moralistes et autres scientifiques) à qui il appartient de déterminer dans les cas les plus particuliers les devoirs de la fécondité et de l’amour. Mais l’application des principes universels revient aux époux eux-​ mêmes110 ; –​ une revisitation à nouveaux frais du concept de « nature » en lien avec les nouveaux acquis scientifiques offrant à l’homme des possibilités heureuses pour diriger le cours de la nature. Les pères conciliaires qui prônent ces ouvertures sont sensibles aux thèses de Pie XII et de Jean XXIII qui étaient comme des pierres d’attente. Le bilan de ce débat conciliaire révèle une crise qui se traduisit par un décalage entre les expériences des chrétiens et l’enseignement de l’Eglise. On attendait donc du Concile un souffle nouveau pour aérer la doctrine morale catholique. Cependant, le sujet fut retiré des débats conciliaires par le Pape Paul VI. Toutefois, le Concile va considérer la question du mariage et de la famille parmi les quelques problèmes les plus urgents qui doivent être abordés à la lumière de l’Evangile et de l’expérience humaine111.

secondaires et les pratiques contraceptives, y compris l’onanisme conjugal, étaient déclarées intrinsèquement et gravement coupables ». 109 Cf. M. SEVEGRAND, op. cit., p. 215–​217. 110 Cf. Ibidem. 111 GS, n° 46.

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I.6.1. Expressions renvoyant à la malice de la contraception Parlant de la contraception artificielle, GS ne fait pas usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Il dénonce pourtant les « solutions malhonnêtes » et les « solutions indignes » dans la régulation des naissances112. En parlant de « solutions », le Concile reconnait les difficultés évidentes dans la tâche de transmettre la vie. Il reconnaît en même temps aux couples la charge de chercher les voies et moyens de résoudre ces difficultés, en apportant des solutions honnêtes, en veillant à ce qu’il n’y ait pas de véritables contradictions entre les lois divines qui régissent la transmission de la vie et celles qui favorisent l’amour conjugal authentique113. A la différence de CC et des autres documents que nous avons analysés plus haut, qui appliquent les expressions « malhonnêtes » et « indignes » à l’acte conjugal pris en lui-​même, indépendamment de la totalité de la vie conjugale, GS les applique à l’acte relatif à la sexualité et non à la reproduction ou à la génération. GS considère que les actes qui réalisent l’union intime et chaste des époux sont des actes honnêtes et dignes. Ils sont malhonnêtes s’ils ne sont pas vécus d’une façon vraiment humaine, c’est-​à-​dire s’ils ne signifient pas et ne favorisent pas le don réciproque par lequel les époux s’enrichissent tous les deux dans la joie et la reconnaissance114. GS s’oriente donc vers les critères de dignité des personnes, d’enrichissement mutuel et de respect pour apprécier le recours à une technique dans la transmission de la vie. A la lumière de cet enseignement conciliaire, ne paraît-​il pas problématique d’évaluer moralement une technique prise en elle-​même, indépendamment de son usage ? Le choix du Concile de ne pas utiliser la notion d’acte intrinsèquement mauvais n’est-​il pas décisif de l’évolution ?

I.6.2. Liberté et responsabilité des époux Par rapport à la fécondité du mariage, le Concile voit les époux non seulement comme des coopérateurs de Dieu, mais aussi comme

112

Ibidem, n° 51, 2. 113 Cf. Ibidem. 114 Ibidem, n° 49, 2.

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ses interprètes. Il leur incombe la charge de décider de la transmission de la vie dans une attitude consciente, responsable, dans un respect plein de docilité à l’égard de Dieu, d’un commun accord et d’un commun effort115. Cette mission des époux exige un jugement droit et une conscience formée. En effet, d’après les pères conciliaires, « Par fidélité à la conscience, les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulève aussi bien la vie privée que la vie sociale »116. Néanmoins, selon le Concile, « en ce qui concerne la régulation des naissances, il n’est pas permis aux enfants de l’Eglise, fidèles à ces principes, d’emprunter des voies que le Magistère, dans l’explication de la loi divine, désapprouve »117. On sent dans ce paragraphe, selon certains historiens (comme Martine Sevegrand), l’influence du « courant traditionnaliste », l’hésitation du Concile d’aller jusqu’au bout de ses argumentations sur la paternité responsable (quitte à accepter une certaine contradiction). Ces historiens affirment d’ailleurs qu’il y a dans cette citation, une intervention de Paul VI apportant des amendements à la sous-​commission chargée de rédiger le texte définitif, alors que le texte, déjà approuvé en assemblée, ne contenait pas ce paragraphe. A cause de la gravité de la matière, semble-​t-​il, les tenants du courant conservateur avaient obtenu du Pape de « faire mention de l’ensemble de la doctrine exposée jusqu’ à aujourd’ hui par le Magistère et plus particulièrement par Pie XI dans Casti connubii, et par Pie XII »118. Comment articuler cela avec l’affirmation du Concile qui met en valeur le rôle de la conscience, de la liberté et de la responsabilité ?

I.6.3. Dialogue entre sciences et théologie Lorsqu’il s’agit de réguler les naissances, « les spécialistes des sciences, notamment biologiques, médicales, sociales et psychologiques, peuvent beaucoup pour la cause du mariage et de la famille et la paix des consciences si, par l’apport convergent de leurs études, ils s’appliquent à tirer d’avantage au clair les diverses conditions favorisant une saine régulation de la procréation 115

Cf. Ibidem, n° 50. 116 Ibidem, n° 16. 117 Ibidem, n° 51, 3. 118 Cf. M. SEVEGRAND, L’affaire Humanae vitae : l’Eglise catholique et la contraception, Paris, Karthala, 2008, p. 39.

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humaine »119. Il y a ici un appel à certaine responsabilité dans le dialogue entre sciences et théologie.

I.6.4. Critères de moralité Dans la régulation des naissances, les éléments du jugement moral sont, selon GS, « le bien des époux et celui des enfants déjà nés ou à naître ; les conditions aussi bien matérielles que spirituelles de leur époque et de leur situation, le bien de la communauté familiale, des besoins de la société temporelle et de l’Eglise elle-​même. Ce jugement, se sont en dernier ressort les époux eux-​mêmes qui doivent l’arrêter devant Dieu »120. Tout en excluant tout subjectivisme, le but du Concile est d’affirmer la dignité humaine comme norme de moralité. Un tel critère dépasse celui de la « nature de l’acte » que défendaient les documents du Magistère que nous avons étudiés précédemment. C’est une vision personnaliste du mariage qui triomphe de la vieille doctrine des fins du mariage. La hiérarchie des fins y paraît relativisée. C’est dans ce sens que le Concile définit le mariage comme « la communauté intime de vie et d’amour que forme le couple »121. Cette approche personnaliste accorde la priorité à la relation interpersonnelle des époux et au don réciproque de deux personnes qui fondent la société conjugale et non aux actes conjugaux pris en eux-​mêmes. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander si, en partant de tels critères de jugement qui font droit à la complexité humaine, on peut encore considérer tout acte conjugal qui recourt à une technique humaine comme étant intrinsèquement mauvais. Bien que le Concile n’ait pas traité jusqu’au bout la question de la régulation des naissances, cette prise en compte de la complexité humaine et de tous les critères de jugement présentés ci-​dessus, ne serait-​elle pas l’une des causes pour lesquelles, GS a choisi de ne pas appliquer la notion d’acte intrinsèquement mauvais à la contraception artificielle ?

119

GS, n° 52, 4. 120 Ibidem, n° 50. 121 Ibidem, n° 48.

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I.6.5. Recours à la Bible et à la Tradition Dans son chapitre portant sur la dignité du mariage et de la famille, le recours de GS aux Ecritures cherche plutôt à défendre la dignité du mariage et de l’amour humain. Et contrairement aux autres documents du Magistère que nous avons étudiés plus haut, GS ne se fonde plus sur le récit d’Onan pour parler des solutions malhonnêtes dans la transmission de la vie. Cette prudence des pères conciliaires n’est-​elle pas due au fait qu’une nouvelle lecture de ce texte ne les engage plus à le reconnaître comme témoignage scripturaire de la réprobation de toute contraception artificielle ? Même s’il se réfère à une certaine Tradition, c’est-​à-​dire à saint Augustin, à saint Thomas d’Aquin et aux écrits des précédents Papes, le Concile n’entend pas proposer immédiatement de solutions concrètes. Prenant en compte la complexité des expériences humaines et les progrès scientifiques sur les questions touchant à la transmission de la vie et à la régulation des naissances, les pères conciliaires considèrent que le débat sur la malice de la contraception ne doit pas être clos122. C’est dans cet esprit qu’une Commission pour les problèmes de la population, de la famille et de la natalité sera instituée, pour que, son rôle achevé, le Pape puisse se prononcer. Ne peut-​on pas y voir un signe du fait que cet enseignement sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle123 n’est pas considéré par le Concile comme immuable, et que, pour lui, la Tradition doit toujours être actualisée, interprétée en fonction du progrès de l’humanité ?

I.6.6. Nature et loi naturelle Lorsqu’ils parlent de l’acte conjugal, les pères conciliaires évitent au maximum le mot nature dont ils craignent l’ambiguïté. Cependant, lorsqu’ils l’utilisent, ils considèrent que la nature de l’acte conjugal n’est pas seulement liée à la procréation, mais qu’elle établit le caractère même de l’alliance entre conjoints, comme le bien des enfants, qui requiert que l’amour des époux s’exprime lui aussi dans sa rectitude, progresse

122

Cf. Ibidem. 123 Qui ne date que de CC et qui ne peut réellement s’appuyer sur une Tradition, comme nous l’avons vu.

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et s’épanouisse124. Tout en tenant compte de la nature physiologique de l’acte conjugal, GS le rapporte à l’accomplissement de l’homme. C’est ainsi que, pour cette Constitution, « l’acte est naturel, s’ il est conforme à la nature de la personne, aux conditions objectives et subjectives des personnes »125. De ce fait, la loi naturelle ne peut pas être considérée comme une simple expression du geste corporel que posent les époux, mais surtout comme une expression du sens que ce geste prend dans le contexte personnel de ces époux. Dans ce sens, le mot nature renvoie à la nature des personnes, en conformité à laquelle il faut vivre dans un contexte d’amour véritable, d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme126. Il en résulte que, dans cette matière de la transmission de la vie, l’homme a un pouvoir sur la nature et il est appelé à prendre ses responsabilités. C’est ce qui apparaît dans la citation suivante : « c’est le propre de la personne humaine de n’accéder vraiment et pleinement à l’ humanité que par la culture, c’est-​à-​dire en cultivant les biens et les valeurs de la nature. Toutes les fois qu’ il est question de vie humaine, nature et culture sont aussi étroitement liées que possible. Au sens large, le mot “culture” désigne tout ce par quoi l’ homme affine et développe les multiples capacités de son esprit et de son corps ; s’efforce de soumettre l’univers par la connaissance et le travail ; humanise la vie sociale, aussi bien la vie familiale que l’ensemble de la vie civile, grâce au progrès des mœurs et des institutions »127. Ainsi, la loi naturelle n’est pas un instinct primitif commun aux hommes ou une simple lecture du fonctionnement physiologique cautionné par Dieu dans le domaine de la génération ou de la sexualité. Elle est tout un travail de la raison humaine d’où le couple tire les valeurs qui lui permettront de promouvoir la civilisation humaine.

I.6.7. Mise au point Malgré sa riche élaboration anthropologico-​théologique, le Concile a laissé le problème de la licéité des différentes techniques contraceptives 124

P. DELHAYE, L’encyclique Humane Vitae et l’enseignement de Vatican sur le mariage et la famille (Gaudium et spes), dans Bijdragen. Tijdschrift voor filosofie en theologie, negen en twintig, 1968, p. 357. 125 GS, n° 51. 126 Ibidem. 127 Ibidem, n° 53, 1–​2.

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ouvert. Par rapport aux présupposés théologiques de l’enseignement avant le Concile, qui considèrent la procréation et l’éducation des enfants comme fin première du mariage, le remède à la concupiscence comme fin secondaire, et qui condamnent comme intrinsèquement et gravement mauvaises les pratiques contraceptives, des éléments nouveaux transparaissent dans GS. En comparaison de documents du Magistère publiés avant le Concile, il y a ici une certaine Tradition qui bouge dans ses lignes argumentatives. Ces évolutions portent principalement sur la terminologie, sur la loi naturelle et sur les critères de moralité. C’est dans ce sens que le chapitre de GS portant sur le mariage renonce à l’utilisation de l’expression acte intrinsèquement mauvais pour désigner les pratiques contraceptives. Il parle cependant des « solutions malhonnêtes » appliquées non pas à l’acte conjugal pris en lui-​même, mais plutôt aux pratiques qui ne se rapportent pas à la dignité de la vie conjugale. Ainsi, un acte conjugal est malhonnête s’il ne signifie pas et ne favorise pas le don réciproque par lequel les époux s’enrichissent tous les deux dans la joie et la reconnaissance. A la lumière des nouvelles recherches scientifiques qui accordent à l’homme de nouvelles possibilités dans son pouvoir de diriger le cours de la nature, le Concile a repensé le concept de la nature en le rapportant beaucoup plus à l’accomplissement de l’homme. Une telle conception de la nature peut remettre en cause les anciennes distinctions sur ce qui est selon ou contre nature128. L’œuvre de la chair n’étant plus viciée en elle-​même, ni tolérée seulement en vue de la procréation, le Concile opte pour une prudence et renonce à considérer comme témoignages scripturaires de la réprobation anticonceptionnelle les passages de Gn 1, 28 et Gn 38, 1–​10. Comme on vient de le voir, la préoccupation de GS ne porte pas d’abord sur la perfection physiologique des actes conjugaux mais plutôt sur un contexte d’amour conjugal vraiment humain et chrétien, dans la perspective d’une fécondité respectable et en même temps prudente. Et si le critère de moralité n’est plus la « nature de l’acte » mais la dignité des personnes, nous pouvons alors nous demander si une éthique fidèle à GS déboucherait nécessairement sur la condamnation de toute contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais.

128

A. VALSECCHI, op. cit., p. 118.

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I.7. Commission pontificale chargée de préparer HV 129 En 1963, le Pape nomme un groupe de travail, chargé d’examiner la question démographique, sous ses divers aspects, dans le but d’aider à préparer son intervention à une conférence mondiale sur le problème démographique. Comme le souligne Martine Sevegrand, à l’issue de leur première rencontre, ces experts affirment, dans leur rapport, « l’efficacité et la valeur morale de la continence périodique. Malgré cela, ils proposaient un examen moral plus approfondi de la pilule, puisqu’ il n’y a pas une mutilation de l’organisme et suggéraient à l’autorité de surseoir à toute prise de position définitive sur la moralité de l’usage des inhibiteurs »130. Une année plus tard, ce groupe de travail sera reconduit par Paul VI mais il s’élargit. De nouveaux membres y seront nommés et le groupe deviendra une Commission pontificale avec cinquante-​huit membres parmi lesquels des médecins, des psychologues, des démographes, des sociologues, des couples, des experts, des théologiens, etc. C’est cette Commission qui préparera l’encyclique HV. Cependant, au sein de la Commission, on observe de grandes divergences : la majorité des membres était favorable à une modification du jugement de l’Eglise sur la malice intrinsèque de la contraception, car ils estimaient que la contraception artificielle n’est pas intrinsèquement condamnable, et une minorité était de tendance conservatrice. Présentant la position de la majorité des professeurs de théologie ou de philosophie, des médecins et des couples durant les discussions de cette Commission pontificale, Philippe Delhaye (qui a assisté au Concile) écrit : « Pour beaucoup de membres de la Commission, la contraception n’est pas intrinsèquement mauvaise. Cela ne veut pas dire qu’elle soit toujours

129

Les pages qui suivent, portant sur les travaux de la Commission pontificale chargée de préparer HV, s’inspirent de l’érudite étude de J.-​M. PAUPERT. (Cf. J.-​M. PAUPERT, Contrôle des naissances et théologie. Le dossier de Rome, Paris, Seuil, 1967). Le théologien et philosophe Jean-​Marie Paupert (1927–​2010), fut maitre de philosophie thomiste. Il a été professeur, écrivain, éditeur responsable de la collection « Je sais je crois » chez Fayard. 130 M. SEVEGRAND, L’Affaire Humane Vitae, p. 44. Lire aussi P. DE LOCHT, La Morale conjugale en recherche, Paris, Casterman, 1968. IDEM, Morale sexuelle et magistère, Paris, Cerf, 1992, p. 29–​53.

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permise. Elle doit correspondre aux critères objectifs précisés par le Concile et notamment ne pas mettre en cause le respect des personnes. Mais, en certains cas, elle assure le respect dû aux personnes. Elle peut donc être admise en ces conditions et par conséquent, en elle-​même, elle est un acte indifférent ni bon ni mauvais. Elle acquiert une qualification morale ou immorale objective, avant tout problème d’ intention, non par analyse de sa structure (nature de l’acte biologique), mais en raison du critère objectif des conditions des personnes en cause »131. Comme on le voit, la grande majorité de la Commission adopte le point de vue de GS sur les critères de moralité. Il convient à présent d’analyser les arguments, d’ordre anthropologique et philosophique mis en jeu par les deux tendances théologiques en présence, défendant ou non la malice intrinsèque de la contraception artificielle.

I.7.1. Point de vue de la majorité : Document de synthèse sur la moralité de la régulation des naissances Lors des débats en Commission, le document de synthèse que la majorité défend, entend démontrer que le Magistère de l’Eglise n’a pas défini une doctrine claire et certaine pour la régulation contraceptive. Ainsi, ses critiques envers l’enseignement traditionnel de l’Eglise portent d’abord sur l’importance que l’enseignement de l’Eglise accorde à CC et ses références au récit d’Onan, à la Tradition et à la loi naturelle. Ensuite, la majorité évoque les principes de l’évolution de l’enseignement du Magistère, de la responsabilité de l’homme sur la détermination rationnelle de sa fécondité et les critères objectifs du jugement moral. Enfin, elle critique certaines analogies qu’on trouve dans le discours officiel de l’Eglise sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle. 1  Critiques de Casti Connubii Selon ce document de la majorité, le point de vue de CC n’est pas à considérer comme une définition doctrinale sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle. L’enseignement de l’Eglise ne doit donc pas accorder à cette question une importance qu’elle n’a pas. Car la majorité des membres de la Commission doute qu’on puisse trouver dans les 131

P. DELHAYE, Pour relire Humanae Vitae. Déclarations épiscopales du monde entier, Gembloux, Duculot, 1970, p. 26.

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Ecritures un fondement révélé par Dieu quant à la condamnation d’une contraception bien ordonnée dans le mariage. De même, « la référence de l’encyclique à une tradition ininterrompue ne rend pas infaillible la doctrine de l’encyclique, puisque cette affirmation même, par l’encyclique, de l’existence d’une telle tradition, n’est pas infaillible. Quant à la référence de l’encyclique à l’argument de raison ou de la loi naturelle, elle est très vague et imprécise du fait surtout qu’elle ne tient pas un compte suffisant de cet argument : l’ homme, de par sa création divine, peut être un prudent administrateur des dons de la nature, en assurant religieusement leur développement »132. En effet, la majorité de la Commission considère que la Tradition à laquelle renvoie CC ne peut prétendre être ni apostolique ni une attestation de foi. Elle n’est qu’une forme traditionnelle d’un certain enseignement de Saint Augustin qui voulait protéger la procréation comme un bien absolu en soi contre les Gnostiques, les Manichéens et, plus tard, les Cathares. Cet enseignement traditionnel n’est pas sans avoir subi une influence de la science médicale de son époque, largement dépassée aujourd’hui. De même, pour la majorité, la nature ne peut être tenue comme expression immédiate de la volonté divine car l’homme a pour vocation justement de recevoir de Dieu les dons de la nature matérielle et de les faire passer de leur potentialité à une réalisation plus parfaite aujourd’hui133. 2  Quelques raisons justifiant une évolution de l’enseignement du Magistère La position de la majorité brosse un tableau remarquable d’une conjoncture contraignant à reconsidérer sérieusement la question de la malice intrinsèque de la contraception artificielle. Les raisons de l’évolution, pour laquelle elle plaide, tiennent à la mutation sociale du mariage, de la famille, de la situation de la femme, de la diminution de la mortalité infantile. Elles tiennent compte aussi des nouvelles connaissances biologiques, physiologiques, sexologiques. La majorité estime qu’on ne peut pas ne pas considérer la mutation de la valeur accordée à la sexualité et aux relations conjugales. Une théologie vivante doit aussi assumer, 132



Document de Synthèse sur la moralité de la Régulation des naissances, publié dans J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 50. 133 Cf. Ibidem, p. 52.

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estime-​t-​elle, les éléments d’une meilleure prise de conscience du devoir d’humaniser l’homme et de faire tendre les données de la nature à une plus grande perfection dans l’intérêt de la vie humaine. Et enfin, le sentiment des fidèles ne doit pas être négligé134. Toutes ces raisons d’ordre scientifique et socio-​ économique sont développées systématiquement dans l’exposé de la position de la majorité135. Sans entrer dans les détails de ces questions, signalons qu’il s’agit là de raisons qui font vivre une théologie et qui font progresser l’intelligibilité des vérités révélées. Un point de vue théologique ne se refermerait-​il pas sur lui-​même s’il ne tenait pas compte de ces différents aspects de la réalité humaine ? 3  Responsabilité sur la détermination rationnelle de la fécondité La majorité critique l’argument du caractère inviolable des sources de la vie, souvent utilisé par le Magistère et qui considère que les questions liées à la transmission de la vie ne sont que du ressort du pouvoir de Dieu et qu’elles ne tombent pas sous le pouvoir de l’homme. Les théologiens de la majorité précisent que « Les sources de la vie, comme la vie déjà existante elle-​même, ne sont pas plus de Dieu que toute la nature créée dont il est Lui-​ même le Créateur. Or, en cela tient la dignité de l’ homme créé à l’ image de Dieu, que Dieu a voulu le faire participer à son pouvoir de Seigneur, à son empire sur le monde. Dieu a remis l’ homme aux mains de son propre jugement (…). L’empire de Dieu s’exerce donc toujours par l’ homme qui peut user de la nature pour son complet achèvement conformément aux impératifs de la droite raison »136. Si donc Dieu a remis l’homme « aux mains de son conseil », c’est-​à-​dire à son propre jugement, la majorité souligne par ce fait que les lois naturelles de transmission de la vie sont les faits de Dieu, mais elles peuvent être gérées par l’homme. Par sa droite raison, créée aussi par Dieu, l’homme est doué de liberté et de responsabilité quand il intervient, avec toute son habileté et son efficacité technique, dans les processus biologiques de la nature, en vue d’atteindre les finalités du mariage dans les conditions de vie qui sont les siennes. Du coup, ne pas s’abandonner au hasard des processus biologiques, et agir selon sa raison droite, sont considérés par la majorité comme relevant de la responsabilité de l’ homme sur la nature. Comme on 134

Cf. Ibidem, p. 54. 135 Cf. Ibidem, p. 52–​56. 136 Ibidem, p. 57–​58.

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peut le voir, il y a là comme une « assomption de l’homme » par rapport à l’enseignement de CC sur la transmission de la vie. 4  Critères de jugement moral D’après la majorité des théologiens et des experts de la Commission pontificale, le premier critère du jugement moral en ce qui concerne la transmission de la vie est « la conformité à la nature raisonnable créée par Dieu et rachetée par le Christ (…). Cependant, l’ordre du Créateur ne requiert pas que toutes choses demeurent intangibles telles qu’elles sont ordonnées, mais qu’elles atteignent les buts auxquels elles sont ordonnées »137. Dans la ligne de GS, la majorité opte pour des critères personnalistes dans la mesure où, pour elle, il appartient aux parents ou aux époux, guidés par des critères objectifs conformes aux buts du mariage, de décider, en tenant compte de leur contexte personnel et social, de la manière dont ils comptent atteindre ces buts. Ainsi, les organes ne sont pas, par eux-​mêmes, sources de vie. Ils font partie intégrante de la personnalité de l’homme dans son ensemble. Dans ce sens, la finalité que porte l’acte conjugal doit être ratifiée par la raison humaine suivant la mesure et le contexte humain. C’est à cette condition que la fécondité devient un acte humain personnel, c’est-​à-​dire délibéré et responsable. Dans ce point de vue de la majorité, on peut retrouver en filigrane, la distinction thomiste entre l’acte de l’homme et l’acte humain. La finalité matérielle qui est dans les organes serait l’acte de l’homme. Par contre, la finalisation à la fécondité que seul l’homme peut trouver formellement, est un acte humain, assumant toute une série d’éléments dans une claire raison et une ferme volonté138. En définitive, la majorité estime que « l’ infécondité du rapport sexuel, quand elle est requise par une raison droite, doit être obtenue par l’ intervention présentant les moindres inconvénients pour le sujet. En effet, la personne humaine peut user de son corps, elle peut le rendre apte à l’obtention de ses propres fins, mais elle ne peut le manipuler d’une façon arbitraire »139. Il s’agit ici des critères respectant la dignité, l’expression de l’amour et des corps des conjoints. La majorité insiste aussi sur le principe d’efficacité des méthodes anticonceptionnelles. Si l’on doit sacrifier pour le moment une 137

Ibidem, p. 58. 138 Cf. ST. Ia–​IIae, q. 1, art. 1. Lire aussi J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 60–​61. 139 Ibidem, p. 66.

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naissance à un bien moral et humain, cela doit se faire, selon elle, dans les meilleures conditions psychologiques et avec sécurité. Or, constate-​t-​elle, cela n’est pas le cas de la méthode rythmique ou cyclique (que l’Eglise préconise) qui « n’est applicable, non sans difficultés, que peu de jours par mois, jamais après une naissance, ni pendant longtemps avant la ménopause. En outre, 60 % des femmes seulement ont un cycle régulier »140.

I.7.2. Point de vue de la minorité Dans sa prise de position, dans un document intitulé état de la question : doctrine de l’Eglise et son autorité141, la minorité présente la question principale à laquelle elle veut répondre. Il s’agit pour elle de savoir si la contraception est gravement mauvaise. Après avoir défini la contraception, la minorité définit le mal intrinsèque en ces termes : « est toujours mauvais ce qui ne peut jamais se justifier par nul mobile, en aucune circonstance, parce que c’est intrinsèquement mauvais : non, donc, par précepte d’une loi positive, mais de par la loi naturelle ; ce n’est pas mauvais parce qu’ interdit, mais interdit parce que mauvais »142. Remarquons que cette définition d’acte intrinsèquement mauvais est presqu’une reprise de CC que la minorité cite abondamment pour appuyer sa position. La minorité considère que la contraception artificielle est intrinsèquement mauvaise et que la doctrine de l’Eglise en cette matière est absolument constante143. 1  Argument de constance de la doctrine de l’Eglise La position de la minorité sur la malice intrinsèque de la contraception s’appuie principalement sur CC et aussi sur la continuité l’enseignement de Pie XII et de Jean XXIII. Or, comme nous l’avons déjà vu, non seulement CC ne peut pas se réclamer d’une généalogie de l’expression acte intrinsèquement mauvais enracinée dans la Tradition, mais aussi il se dessinait déjà une évolution après CC sur le sujet. Chez Jean XXIII par exemple, la porte reste ouverte à l’exploitation morale de la conquête 140

Ibidem, p. 67. 141 Etat de la question : doctrine de l’Eglise et son autorité, dans J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 70–​130. 142 Ibidem, p. 71. 143 Cf. Ibidem, p. 76.

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scientifique et technique des lois de la nature par l’homme. Mais la minorité ne le souligne pas. La minorité considère qu’il y a toujours eu continuité de doctrine dans les réponses à cette question de la malice intrinsèque de la contraception, même si les modalités de la formulation et d’explication de cette doctrine changent parfois. Ainsi, pour elle « La réponse de l’Eglise a toujours été la même, depuis le début jusqu’ à la présente décennie. (…), la question n’est donc pas d’une doctrine proposée en 1930 et qui devrait être changée en raison de nouveaux faits physiologiques et de nouvelles perspectives théologiques. La question est plutôt de la doctrine qui jusqu’au siècle présent était enseignée authentiquement et constamment par l’Eglise »144. En fait, il s’agit ici d’une affirmation pratique mais non argumentée. Cette affirmation soulève plusieurs inquiétudes. On peut se demander de quel début il s’agit ici ? Le mot « début » peut potentiellement évoquer depuis les origines du christianisme ou les origines de l’expression dans CC. Mais ce faisant, ne joue-​t-​on pas sur l’ambiguïté ? Les techniques contraceptives artificielles et les formulations morales qui y sont attachées ont-​elles toujours existé et été fixées une fois pour toutes ? Or, comme l’écrit J.-​M. Paupert, « les recherches biologiques et les techniques médicales qui en découlent ne cessent de progresser ; donc aussi la situation morale du problème pour le théologien qui peut posséder des nouveaux éléments d’appréciation, disposer d’un arsenal plus parfait pour surmonter humainement les difficultés »145. Dans ce sens, les seuls points fixes, naturels ou révélés, sur un tel problème, ne seraient-​ils pas la défense de l’amour, le respect de la vie et de l’homme ? La minorité reproche à plusieurs reprises aux tenants de l’évolution de l’enseignement de l’Eglise de vouloir « changer » la doctrine. Alors que dans l’optique de la majorité, il ne s’agit pas de changer la doctrine (qui est la défense de l’amour, le respect et la dignité de la vie) mais de l’approfondir en mettant en valeur le discernement humain. Les formulations théologiques de cette doctrine peuvent alors changer, car elles dépendent du contexte qui les a vues naître, contexte qui est lui-​même changeant.

144

Ibidem, p. 77. 145 Ibidem, p. 76.

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2  Distinction entre précepte affirmatif et précepte négatif Selon la minorité, la contraception n’est pas un manquement à un précepte affirmatif (« croissez et multipliez-​vous »). Elle est plutôt une violation d’un précepte négatif, ayant toujours et pour toujours valeur d’obligation. Un précepte est affirmatif s’il est envisagé par rapport à ce qu’il ordonne d’accomplir (ex : la contraception est toujours mauvaise parce que Dieu dit « croissez et multipliez-​vous »). Par contre, un précepte négatif est celui envisagé par rapport à ce qu’il défend d’accomplir (ex : « ne faites pas obstacle à la vie humaine dans ses causes prochaines »). Selon une certaine théologie inspirée de saint Thomas, le premier n’oblige pas toujours, par contre le second a toujours et pour toujours valeur d’obligation. D’après la minorité, c’est dans ce sens qu’il faut comprendre la malice intrinsèque de la contraception, parce qu’elle découle d’un précepte négatif, à savoir : « ne faites pas violence à la finalité de l’acte charnel et du processus biologique ordonnés au bien de l’espèce »146. Comment interpréter une telle distinction ? N’est-​elle pas un jeu de mots ? Tout précepte affirmatif ne peut-​il pas s’exprimer négativement et inversement ? 3  Analogie Dans son argumentation, la minorité assimile analogiquement la contraception artificielle à l’homicide. Pour elle, « cette analogie fut constante dans la tradition jusqu’au 18ème siècle, et tout récemment encore elle était invoquée par la hiérarchie d’Allemagne (1913) et d’Inde (1960) »147. Or, il apparaît que cette analogie pose un sérieux problème scientifique. Une technique contraceptive consiste à empêcher la fécondation. Il n’y a donc pas formation d’un jeune être humain quand il y a contraception. Mais alors, comment peut-​on l’assimiler à l’homicide alors qu’il n’y a pas un être humain formé et tué ? Ne s’agit-​il pas là d’une notion de biologie périmée sur laquelle s’appuie la minorité ? 4  Nature La minorité attribue à l’acte conjugal et au processus de génération une sacralité spéciale, en tant qu’ils sont générateurs d’une nouvelle vie 146

Cf. Ibidem, p. 78–​79. 147 Ibidem.

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humaine, soustraits à la gestion de l’homme148. Mais ces théologiens ne disent pas pourquoi ce domaine de la nature doit être soustrait à la raison humaine ou à « la gestion de l’homme ». L’homme serait-​il incapable de gérer le domaine de la sexualité et de la génération ? Existerait-​t-​il une partie de la nature qui n’appartient pas, en délégation de Dieu, à « l’intendance de l’homme » ? 5  Tradition La minorité évoque aussi l’argument du respect de la Tradition pour fonder la malice intrinsèque de la contraception. D’après elle, l’Eglise enseigne que la contraception est toujours gravement mauvaise parce que « les Pères, les théologiens et l’Eglise ont toujours enseigné que les rapports sexuels et les processus de la génération étaient eux-​mêmes, en tant que générateurs de vie, d’une certaine façon tout spécialement inviolables. Cette inviolabilité fut toujours attribuée au rapport et au processus qui sont biologiques ; non en tant que biologiques, mais en tant qu’ humains, c’est-​ à-​dire en tant qu’objets d’actes humains, destinés par nature au bien de l’espèce humaine »149. Signalons qu’avec la contraception, il ne s’agit pas de « viol » des rapports sexuels. De plus, une notion philosophique ou théologique (ici celle d’acte humain) ne peut être envisagée indépendamment de l’univers scientifique, culturel ou socio-​économique qui l’a produite. Ce qui pouvait apparaître comme biologiquement constitutif de l’acte humain sexuel durant l’époque patristique, peut l’être ou ne plus l’être de la même façon, aujourd’hui. Le bien actuel de l’espèce, ne l’a pas été toujours de la même façon depuis les Pères de l’Eglise150.

I.7.3. Mise au point De l’analyse des textes de la Commission, il apparait que la synthèse de la majorité est dominée par le dominium de l’ homme sur la nature, c’est-​ à-​dire par le pouvoir que l’homme tient de Dieu, pour gérer la nature conformément à la raison éclairée par sa foi. Par contre, l’ état de la question de la minorité nous présente une espèce de dualisme entre Dieu et la nature d’une part, l’homme et son intervention d’autre part. On a 148

Ibidem, p. 83. 149 Ibidem, p. 84. 150 Cf. Ibidem.

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l’impression qu’il y a un affrontement entre ces deux pôles. Mais, Dieu serait-​il le rival de l’œuvre de l’homme ou l’ennemi de sa liberté ? La science et la technique ne sont-​elles pas les moyens dont dispose l’homme pour gérer le monde ? Le fait de lutter contre certains processus naturels, quand ils sont contre le bien de l’individu, n’est-​il pas une mission propre de l’homme, reçue de Dieu ?

I.7.4. Schéma du document de la paternité responsable Il s’agit ici de l’analyse du texte151 que la Commission, à la fin de ses travaux, pensait destiner à la publication. Par cette notion de paternité responsable, il faut entendre, un prudent et généreux contrôle de la conception. Avant d’aborder les présupposés anthropologiques et théologiques de ce texte, signalons qu’à la session finale de la Commission (18 avril–​26 juin 1966), la grande majorité des théologiens de la Commission était favorable à une réforme de l’enseignement magistériel sur la malice intrinsèque de la contraception. Par exemple, du côté des évêques qui devraient trancher le débat, sur les quinze présents, la majorité plaidait en faveur d’une modification du discours de l’Eglise sur la malice intrinsèque de la contraception152. Comme le souligne Pierre De Locht, à la question de savoir si « l’illicéité intrinsèque de toute intervention contraceptive est-​elle certaine ? », neuf cardinaux et évêques répondirent négativement, deux positivement, un positivement avec réserve et trois abstentions153. Voici à présent l’analyse des quelques présupposés anthropologiques du texte soumis au Pape pour la publication. 1  Le dominium de l’homme sur la nature S’appuyant sur GS et sur l’histoire du salut, les rédacteurs de ce texte estiment que l’histoire doit être considérée comme l’œuvre commune de Dieu et de l’homme. Parce que Dieu a confié à l’homme la mission de donner forme à la nature et au monde, dans l’esprit du Créateur et dans la liberté. Les immenses progrès dans la transformation et la gestion de cette nature, par les techniques, ne sont pas soustraits à ce mandat divin 151

152 153

Pour lire ce texte, voir J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 131–​155. M. SEVEGRAND, op. cit., p. 48. Cf. P. De LOCHT, Morale sexuelle et magistère, Paris, Cerf, 1992, p. 29.

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donné à l’homme154. Du coup, c’est dans ce dialogue avec l’histoire que l’Eglise peut apporter un supplément d’âme au monde. 2  Jugement de conscience et dialogue entre théologie et les autres sciences Le document de la paternité responsable reconnaît à l’Eglise le devoir de tirer du dépôt de la foi les normes obligatoires de la vie humaine. Mais cela doit se faire en dialogue ouvert avec le monde, avec les autres sciences humaines. Les membres de la Commission considèrent que les obligations morales ne peuvent être précisées dans toutes leurs applications particulières. On doit toujours faire appel à la responsabilité personnelle de chacun ou au jugement de conscience. C’est là une exigence de la prise en compte de la complexité de la nature humaine et de la vie moderne155. Dans la ligne de GS, les époux sont considérés comme des coopérateurs de l’amour de Dieu Créateur et en quelque sorte ses interprètes. Dans cette tâche, les membres de la Commission estiment que les époux sont en droit d’attendre la collaboration des hommes de science afin de pouvoir disposer de moyens de régulation des naissances, adaptés et dignes de l’homme pour assurer la paternité responsable. « C’est le propre de l’ homme d’employer des données de la nature physique pour les conduire à leur signification en vue du bien de toute la personne »156. Il y a là une reconnaissance de l’intervention des époux sur les processus physiologiques. En utilisant les progrès des sciences et conformément aux exigences de la nature, les époux accomplissent leur mission de civilisation que le Créateur leur a confiée. 3  Critères de moralité et croissance progressive Les époux sont appelés à agir en vrais dispensateurs des dons divins, conformément à leur propre nature personnelle, et à conformer leur vie conjugale aux impératifs de la loi naturelle et de la loi divine. C’est en se considérant eux-​mêmes comme des personnes et non comme des choses qu’ils agissent moralement bien. Tous leurs actes doivent viser les

154

Cf. Schéma du document de la paternité responsable du 26 juin 1966, dans J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 131–​155. 155 Cf. Ibidem, p. 133. 156 Ibidem, p. 138.

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biens tenant au mariage, la sauvegarde de la fidélité et la raison droite157. Dans ce sens, la paternité responsable peut être généreuse et prudente, en considérant le bien des époux et celui des enfants. Les parents ne peuvent y arriver que progressivement, en s’appuyant sur la coopération de toute la société, en assumant librement leur responsabilité et en tenant compte de leurs conditions matérielles, psychologiques, culturelles et spirituelles. Comme on le voit, la moralité de l’acte conjugal prend sa signification du fait de son ordonnance dans une paternité responsable. Elle ne dépend pas, dans l’esprit de ce document, de la fécondité directe de chaque acte en particulier, mais des exigences de l’amour mutuel en tous ses aspects. En ce qui concerne les moyens à choisir dans la transmission de la vie ou dans la fixation de la dimension de la famille, il y a, dans ce document, des critères objectifs et subjectifs. Parmi ces critères, nous pouvons retenir : –​ le fait que l’action corresponde à la nature de la personne et de ses actes, en sorte que soit gardé le sens intégral du don mutuel et de la procréation humaine dans son contexte d’amour véritable ; –​ les moyens choisis doivent avoir une efficacité proportionnée au degré du droit que l’on a ou de la nécessité qui s’impose d’écarter à terme ou définitivement une nouvelle grossesse. –​ toute méthode de prévention de grossesse comporte quelque élément négatif ou un dommage physique que les conjoints ressentent plus ou moins gravement (…). S’il s’en présente plusieurs, on doit choisir le moyen qui comporte l’élément négatif le moins important eu égard au contexte concret des conjoints. –​ le choix concret des méthodes dépend en grande partie du fait de savoir quels moyens sont utilisables dans un pays déterminé, dans une période déterminée, pour un ménage déterminé, toutes choses qui peuvent dépendre également de la situation économique158. 4  Précision terminologique Le document de la paternité responsable réserve le mot contraception à toute pratique menée dans un mode de vie égoïste dans sa totalité, et déraisonnablement opposée à la fécondité. C’est cela, selon lui, qui a 157

Cf. Ibidem, p. 136. 158 Ibidem, p. 147–​148.

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toujours été condamné dans l’enseignement traditionnel de l’Eglise et qui sera toujours condamné comme gravement entaché de péché159. Cette dernière expression ne signifie pas intrinsèquement mauvais. L’acte n’est pas jugé indépendamment des motivations et du discernement du sujet agissant. Il est gravement entaché de péché parce qu’il est posé de façon déraisonnable et égoïste. Dans ce cas, ne pourrait-​on pas considérer les emplois (non égoïstes et non déraisonnables) des techniques empêchant la conception, dans un esprit de paternité responsable, comme de simples moyens de rationalisation des naissances et par conséquent, non-​entachés de péché ou pas intrinsèquement mauvais ? 5  Tradition Le document sous examen considère la Tradition de l’Eglise concernant la moralité des actes conjugaux comme remontant à l’Eglise primitive. Mais cette Tradition évolue au milieu des discussions. Elle a toujours tendu à protéger, bien qu’en termes différents, deux valeurs fondamentales : la procréation et la responsabilité du couple. Cette Tradition est considérée comme devant être interprétée dans des expressions et formules adaptées à chaque époque, en tenant compte des mutations de la civilisation humaine.

I.8. Humanae Vitae En 1968, lorsque le Pape publie l’encyclique HV, l’emploi des moyens contraceptifs hormonaux ou mécaniques est condamné. Le recours aux contraceptifs artificiels est qualifié d’ intrinsèquement déshonnête160. A la grande surprise de presque toute l’Eglise, c’est un texte qui n’est pas dans la ligne de GS qui est publié. Que s’est-​il passé ? Selon cette encyclique, la contraception artificielle est à exclure absolument, car elle est intrinsèquement mauvaise. Les hommes sont appelés à observer la loi naturelle (dans la sexualité), interprétée par l’Eglise officielle qui enseigne que tout acte conjugal doit rester ouvert à la transmission de la vie.

159

Cf. Ibidem, p. 140–​141. 160 Cf. HV, n° 14.

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Sans entrer dans les détails des principes doctrinaux de HV161, nous allons successivement repérer et analyser l’usage de la notion d’acte 161

Voici un bref résumé des principes doctrinaux de HV qui peuvent permettre de comprendre son discours sur la malice intrinsèque de la contraception : en effet, du n° 7 au n° 16, citant le Concile Vatican II, dans sa constitution pastorale Gaudium et Spes, n° 49–​51, l’encyclique présente les principes doctrinaux qui plaident en faveur de la licéité du recours aux périodes infécondes et qui militent contre la contraception. Il s’agit premièrement d’une vision globale de l’homme et de sa vocation, non seulement naturelle et terrestre, mais aussi surnaturelle et éternelle. Deuxièmement, l’amour conjugal est un amour humain, c’est-​à-​dire à la fois sensible et spirituel. Il n’est donc pas un simple transport d’instinct et de sentiment. Il est un amour total, c’est-​à-​dire une forme toute spéciale d’amitié personnelle, par laquelle les époux partagent généreusement toutes choses, sans réserves indues ni calculs égoïstes. C’est encore un amour fidèle et exclusif jusqu’à la mort. C’est enfin un amour fécond, qui ne s’épuise pas dans la communion entre époux, mais qui est destiné à se continuer en suscitant de nouvelles vies. « Le mariage et l’amour conjugal sont ordonnés par leur nature à la procréation et à l’éducation des enfants ». Après ces caractéristiques de l’amour conjugal, l’encyclique cite en troisième lieu la paternité responsable. Par rapport aux processus biologiques, la paternité responsable signifie connaissance et respect de leurs fonctions ; par rapport aux tendances de l’instinct et des passions, la paternité responsable signifie la nécessaire maîtrise que la raison et la volonté doivent exercer sur elles ; par rapport aux conditions physiques, économiques, psychologiques et sociales, la paternité responsable s’exerce soit par la détermination réfléchie et généreuse de faire grandir la famille nombreuse, soit par la décision prise pour de graves motifs et dans le respect de la loi morale, d’éviter temporairement ou même pour un temps indéterminé une nouvelle naissance. La paternité responsable comporte encore et surtout un plus profond rapport avec l’ordre moral objectif, établi par Dieu, et dont la conscience droite est la fidèle interprète. Ainsi, selon l’encyclique, dans la tâche de transmettre la vie, les conjoints ne peuvent déterminer de façon entièrement autonome les voies honnêtes à suivre, mais ils doivent conformer leur conduite à l’intention créatrice de Dieu, exprimée dans la nature même du mariage et de ses actes, et manifestée par l’enseignement de l’Eglise. Quatrièmement, il s’agit du respect de la nature et des finalités de l’acte conjugal. Dans la ligne de Casti Connubii, l’encyclique enseigne que Dieu a sagement fixé des lois et des rythmes naturels de fécondité qui espacent déjà par eux-​mêmes la succession de naissances. Mais l’Eglise, rappelant les hommes à l’observation de la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie. Cinquièmement, pour l’encyclique, l’union et la procréation sont deux aspects indissociables. L’homme ne peut rompre de son initiative ce lien indissoluble voulu par Dieu (selon des lois inscrites dans l’être même de l’homme et de la femme). C’est en sauvegardant ces deux aspects essentiels, union et procréation, que l’acte conjugal conserve intégralement le sens de mutuel et véritable amour et son ordination à la très haute vocation de l’homme à la paternité, ainsi que sa fidélité au dessein de Dieu. En revanche, l’encyclique reconnaît l’usage des moyens thérapeutiques vraiment nécessaires pour soigner des maladies de l’organisme, même si l’on prévoit qu’il

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intrinsèquement mauvais, de Tradition, de nature et de loi naturelle, de liberté et de pouvoir de l’homme sur son corps, le dialogue entre science et théologie, les critères de jugement moral et de recours aux Ecritures.

I.8.1. Les expressions renvoyant au mal intrinsèque Selon Paul VI, « on ne peut invoquer comme raisons valables, pour justifier des actes conjugaux rendus intentionnellement inféconds, le moindre mal (…). En vérité, s’ il est parfois licite de tolérer un moindre mal afin d’ éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n’est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu’ il en résulte un bien, c’est-​à-​dire de prendre ce qui est intrinsèquement un désordre et, par conséquent, une chose indigne de la personne humaine, même avec l’ intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux. C’est donc une erreur de penser qu’un acte conjugal rendu volontairement infécond et, par conséquent, intrinsèquement déshonnête, puisse être rendu honnête »162. Deux expressions renvoient au mal intrinsèque : 1° Ce qui est intrinsèquement un désordre (intrinsece inordinatio) : ce qui, en soi (c’est-​à-​dire jugé indépendamment de toute considération subjective), est dans le sens contraire de l’ordre établi dans la nature des processus biologiques. Cet ordre établi dans la nature consiste, selon HV, dans le fait que tout acte conjugal doit rester ouvert à la procréation. Ce point de vue pose problème : peut-​on considérer l’ordre établi par la nature comme finalité de l’acte conjugal sans autres considérations ? L’existence d’un désordre dans l’agir humain, si réel qu’il soit, ne peut être pensé en dehors de l’histoire de la personne humaine en relation avec d’autres. Le risque est grand de définir la faute morale par le simple fait de l’existence d’un désordre physiologique163. 2° Intrinsèquement déshonnête (intrinsece inhonestus) : « L’acte conjugal rendu volontairement infécond » est ici considéré « sans une prise en compte de l’ensemble de la personne qui le pose dans ses relations

en résultera un empêchement à la procréation, pourvu que cet empêchement ne soit pas, pour quelque motif que ce soit, directement voulu. HV., n° 14. 163 G. MARTELET, L’existence humaine et l’amour. Pour mieux comprendre l’encyclique Humanae Vitae, Paris, Desclée et Cie, 1969, p. 20–​24. 162

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et son histoire »164. Comme l’écrit Alain Thomasset, « n’est-​il pas tronqué de faire passer la visée procréatrice des époux avant le soin des personnes, de leur union et de leur donation réciproque ? Parler d’acte intrinsèquement déshonnête occulte la dimension de discernement qui doit être à l’œuvre dans la décision morale. Si certains actes peuvent être considérés comme déshonnêtes indépendamment des circonstances, cela veut dire qu’ il faut réduire la fonction de la conscience à une simple obéissance à la loi. Une telle conception déontologique de la vie morale laisse de côté la nécessaire évaluation personnelle d’un acte et son insertion dans une histoire de croissance »165.

I.8.2. Tradition Quelle est cette Tradition sur laquelle s’appuie HV lorsqu’elle parle d’acte intrinsèquement déshonnête en cas de contraception artificielle ? Il s’agit selon Paul VI, « de la doctrine morale sur le mariage proposée avec une constante fermeté par le Magistère de l’Église »166. Comme référence à cette Tradition, H.V. cite principalement le Concile de Trente et CC. Le recours à cette Tradition suscite quelques questions : on sait que la doctrine du mariage (depuis le Concile de Trente jusqu’en 1968), sur laquelle se fonde HV, a beaucoup évolué et a été profondément renouvelée au Concile Vatican II (c’est le cas de la finalité de l’acte conjugal et de l’anthropologie qui lui est sous-​jacente), alors n’est-​il pas contreproductif pour HV de recourir principalement au Concile de Trente et à CC ? N’y a-​t-​il pas là un refus de se confronter à la modernité ?

I.8.3. Nature et loi naturelle HV parle de la contraception comme d’un mal qui est intrinsèque par sa « nature ». Et pour faire respecter cette « nature » et les finalités de l’acte matrimonial, le Pape souligne que « Dieu a sagement fixé des lois et des rythmes naturels de fécondité qui espacent déjà par eux-​mêmes la succession des naissances. Mais l’Eglise, rappelant les hommes à l’observation de 164

A. THOMASSET, La responsabilité des couples face à la procréation : Discernement moral vis-​à-​vis des méthodes de régulation naturelle, dans La vocation et la mission de la famille dans l’Eglise et dans le monde contemporain. Vingt-​six théologiens répondent, Paris, Bayard, 2015, p. 182. 165 Ibidem, p. 185–​186. 166 G. MARTELET, op. cit., p. 24

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la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie »167. On le voit, le mot nature est ici utilisé pour désigner les lois et les rythmes naturels de fécondité fixés par Dieu. « Nature » fait donc écho à l’intégrité de l’organisme biologique avec ses rythmes. De ce point de vue, ce qui est contre nature, c’est ce qui empêche le déroulement des processus biologiques. La contraception artificielle est qualifiée d’acte intrinsèquement désordonné parce qu’elle trouble, d’après HV, la fonction principale de l’acte conjugal, c’est-​à-​dire la procréation. Or, la procréation n’est pas l’unique fonction principale de l’acte conjugal. Dans un discernement éthique, peut-​on envisager la nature dans sa seule matérialité, dans le seul geste corporel que les processus biologiques impliquent ? En d’autres termes, l’ordre moral peut-​il se réduire à une simple lecture du fonctionnement de l’organisme humain ? N’est-​ce pas là un paralogisme naturaliste dont nous avons déjà parlé plus haut ? Il convient de bien distinguer un fait d’une norme. Entre le constatif et le prescriptif, il y a place pour le discernement.

I.8.4. Liberté et « pouvoir de l’homme sur son corps » Selon l’encyclique HV, dans la tâche de transmettre la vie, les conjoints ne peuvent déterminer de façon entièrement autonome les voies honnêtes à suivre, mais ils doivent conformer leur conduite à l’intention créatrice de Dieu, exprimée dans la nature même du mariage et de ses actes, et manifestée par l’enseignement de l’Eglise. « Si donc, écrit le Pape Paul VI, on ne veut pas abandonner à l’arbitraire des hommes la mission d’engendrer la vie, il faut nécessairement reconnaître les limites infranchissables au pouvoir de l’ homme sur son corps et sur ses fonctions ; limites que nul homme, qu’ il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. Et ces limites ne peuvent être déterminées que par le respect qui est dû à l’ intégrité de l’organisme humain et de ses fonctions, selon la juste intelligence du principe de totalité168. »169.

167

Ibidem, n° 11. 168 Selon l’encyclique, le principe de totalité consiste à admettre que la finalité de la procréation concerne l’ensemble de la vie conjugale plutôt que chacun de ses actes (HV, n° 3). 169 Ibidem, n° 17.

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La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

On comprend que le souci de l’Eglise, selon Paul VI, est de contribuer à l’instauration d’une civilisation vraiment humaine et de défendre, par là même, la dignité des époux et la dignité du corps. Cependant, des questions méritent d’être posées à ce niveau : qui interprète ce pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions ? Seule l’Eglise ? Le chrétien bien formé et consciencieux n’a-​t-​il pas un pouvoir sur son corps, ne lui est-​il pas permis de prendre des responsabilités sur sa nature corporelle ou anthropologique ? L’insertion d’une technique dans un corps, prise en elle-​même, peut-​elle être jugée moralement sans considérer le sens que lui donne son utilisateur ? Comment la nature d’un acte conjugal peut-​elle être abordée sans considération des conditions subjectives des couples ? Si dans la transmission de la vie, les époux ne peuvent déterminer de façon autonome les voies honnêtes à suivre, quelle est alors la place de la découverte ou de la responsabilité personnelle dans une telle morale ? Le biologique est-​il dans le sexuel tellement relié à l’humain que le respect du biologique conditionne à ce point le respect de l’humain ? La nature de l’homme n’est-​elle pas de gérer le monde et de le diriger ? Ce monde, ne comprend-​t-​il pas aussi, à son tour, le corps de l’homme, comme l’attestent les sciences biologiques et toute la pratique médicale ? De ce fait, l’homme qui conquiert toutes choses, doit-​il rester démuni devant lui-​même, ou plus exactement encore, devant cet aspect de lui-​ même qu’est la sexualité, alors qu’elle commande, aveuglément d’ailleurs, son propre devenir170 ? L’obéissance absolue aux rythmes physiologiques exigée des époux dans HV, peut-​elle se concilier harmonieusement avec la mission d’intendance et la liberté que l’homme doit exercer sur sa nature ?

I.8.5. Dialogue entre sciences et théologie Tout en reconnaissant les aspects nouveaux du problème, à savoir le développement démographique, les conditions de la vie moderne, le changement de la signification des relations conjugales, la considération nouvelle de la personne de la femme, le progrès dans la maîtrise rationnelle des forces de la nature, etc.171, le Pape Paul VI réaffirme ses compétences comme gardien et interprète authentique de la loi naturelle. Et

170

Cf. Ibidem, p. 43. 171 Cf. Ibidem, n° 2–​3.

Humanae Vitae

87

parlant de responsabilité des scientifiques, dans le discours sur la transmission de la vie, HV réduit leur rôle à l’observation des rythmes naturels de l’organisme. C’est-​à-​dire que les scientifiques ont pour mission, selon Paul VI, de donner des bases sûres à une régulation des naissances fondée sur l’observation des rythmes naturels172. Ce rôle attribué à la médecine suscite quelques questions. Comme le souligne si bien Yves Congar, dans sa Lettre à propos d’Humanae Vitae173, il est certes vrai que le Magistère de l’Eglise a compétence de se prononcer sur la question de la régulation des naissances ou de la contraception, d’autant qu’elle touche à la loi naturelle en tant qu’elle exprime la volonté de Dieu. Cependant, le Magistère est-​il l’unique interprète de cette loi ? Les anthropologues, les médecins, les démographes et les autres scientifiques, dans les limites de leur science, n’ont-​ils pas aussi la compétence d’apporter leurs contributions à l’interprétation de la loi naturelle ? Celles-​ci peuvent-​elles avoir de l’impact sur l’enseignement de l’Eglise ou non ? Si oui, comment alors articuler l’interprétation de la loi naturelle, telle que HV la présente, avec l’évolution des idées sur la femme, sur la démographie, sur la vie physiologique et sur ce qu’apportent les sciences médicales et pharmacologiques174 ?

I.8.6. Recours aux Ecritures Tout comme GS, HV renonce à recourir à Gn 1, 28 ou à Gn 38, 8–​10 comme témoignage scripturaire pour expliquer la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle. Dans les paragraphes portant sur les moyens illicites de régulation de naissance, un seul verset biblique est cité par Paul VI pour fonder bibliquement son enseignement. Il s’agit de Romains 3, 8175. Cependant ce texte ne parle pas de la malice intrinsèque de la contraception. On ne peut pas non plus, en se référant à ce texte, montrer quelque peu d’intérêt pour la prise en compte des facteurs subjectifs et du contexte du sujet agissant.

172

Ibidem, n° 24. 173 Y. CONGAR, Lettre à propos d’Humanae Vitae, dans M. SEVEGRAND, op. cit., p. 373–​378. 174 Cf. Ibidem, p. 374. 175 « Il n’est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu’ il en résulte un bien ».

88

La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

Il reste en définitive que, dans la condamnation de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais, l’encyclique CC est un texte de référence fondamentale pour HV. Cela n’est-​il pas dû, peut-​ être, à l’insuffisance, voire l’absence, dans la Tradition des fondements bibliques, patristiques et théologiques sur lesquels s’appuie cet enseignement ?

I.8.7. Critères de moralité HV176 situe les critères de moralité des actes conjugaux dans la nature prise au sens biologique, c’est-​à-​dire dans le respect des lois inscrites par Dieu dans le processus biologique de fécondité, exprimé dans la nature même du mariage et des actes. Dans ce sens, selon HV, les actes conjugaux sont bons ou mauvais, de par leur nature. Autrement dit, selon qu’ils sont conformes ou pas à l’intégrité de l’organisme humain et de ses fonctions reproductives. Par conséquent, les conditions subjectives ne sont presque pas prises en compte, car ce point de vue situe le critère de moralité principalement au niveau de l’objet de l’acte, sans considérer l’intention et les circonstances des personnes en cause. Cependant, lorsqu’on considère les exemples des actes intrinsèquement mauvais donnés dans HV (comme le blasphème, le vol, l’homicide et l’avortement), il apparaît que ces exemples incluent toujours les notions d’intention et de circonstances dans leur qualification morale177, contrairement à la contraception qui elle est définie uniquement en termes matériels. On peut alors se demander : pourquoi HV exclut les facteurs subjectifs des critères de moralité dans le cas de la contraception ? Peut-​ on parler de critères de moralité sans prendre en compte les motivations ou les conditions subjectives des personnes ?

I.8.8. Mise au point Considérant toute cette analyse des présupposés anthropologiques et philosophiques sur lesquels repose le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans HV, on ne peut s’empêcher de se demander si 176

Cf. HV, n° 13. 177 Cf. J. MURTAGH, Intrinsic Evil. An examination of this concept an dits place in current discussions on absolute moral norms, Rome, Pontificia Universitas Gregoriana, 1973.

Continuité ou divergence entre GS et HV ?

89

l’enseignement de HV sur le mal intrinsèque est correctement articulé à l’historicité des personnes ou aux perspectives anthropologiques récentes. Le vécu des couples, avec ses crises et ses mutations, n’est-​il pas occulté par une certaine loi de la nature présentée au sens biologique et statique et non anthropologique et non historique ? Malgré cela, HV contient aussi d’autres grandes intuitions. Elle cherche à expliquer comment dans le plan de Dieu, sexualité et spiritualité sont appelées à s’unir. A une époque, où certaines présentations de la sexualité, à première vue bien plus attrayantes, mettant l’accent sur le seul plaisir et sur l’épanouissement personnel, nous envahissent, HV peut constituer un grand apport dans la mesure où une contraception recherchée pour le simple plaisir, sans humanisation de l’acte sexuel, peut entraîner une dégénérescence de l’amour. Cependant, l’encyclique ne semble-​t-​elle pas renforcer l’image d’une morale catholique fondée sur des interdits ? Par rapport à la question du mal intrinsèque, il convient à présent de confronter les présupposés anthropologiques et théologiques de HV avec les grandes intuitions du renouveau de la morale prônées par Vatican II sur la moralité de l’acte conjugal.

I.9. Continuité ou divergence entre GS et HV ? Y’ a-​t-​il continuité ou divergence entre l’enseignement du Concile Vatican II et celui de HV sur les présupposés anthropologiques et théologiques qui conduisent à l’affirmation de la malice intrinsèque de la contraception artificielle ? En d’autres termes, il s’agit ici de voir si les points de vue de HV peuvent se compléter ou se nuancer avec ceux défendus dans le chapitre sur la dignité du mariage et de la famille de GS. En nous appuyant sur une étude réalisée par Philippe Delhaye qui, dans une perspective d’histoire des doctrines, examine la place réservée à GS dans HV178, il apparaît que l’enseignement de HV sur la contraception ne reflète pas l’orientation philosophico-​théologique de la doctrine conciliaire sur la moralité de l’acte conjugal et sur la malice intrinsèque.

178

P. DELHAYE, L’encyclique Humane Vitae et l’enseignement de Vatican sur le mariage et la famille (Gaudium et spes), dans Bijdragen. Tijdschrift voor filosofie en theologie, Overdrukken, negen en twintig, T. 29, n° 4, (1968), p. 351–​368.

90

La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

En effet, cette non-​prise en compte des thèmes majeurs de GS dans HV nous est apparue plus clairement lorsque nous avons examiné l’usage des termes honesti et digni, le rapport entre science et théologie, les finalités du mariage, les voies honnêtes à suivre ou les critères de moralité dans la transmission de la vie, le pouvoir de l’homme sur la nature et les exigences de l’amour conjugal. Sans entrer dans les détails de tous ces éléments, nous rappelons que, s’agissant des fins du mariage : « HV insiste plus sur le fait que le mariage et l’amour conjugal sont ordonnés, par leur nature, à la procréation et à l’ éducation des enfants. Alors que pour GS, le mariage est lié à la procréation, mais il n’est pas que cela, il est aussi amour »179. Pour GS, le critère de moralité se prend dans les actes de la personne tandis que pour HV, il se trouve dans les actes du mariage considérés dans leur conformité biologique. Autrement dit, HV situe les critères dans la nature prise au sens biologique, alors que GS affirme un critère personnaliste d’intersubjectivité. Cela se remarque plus clairement, par exemple, dans l’usage des termes honesti et digni : il nous est apparu que HV applique les termes honesti et digni (honnête et digne) aux actes relatifs à la génitalité ou à la reproduction alors que dans GS, ces termes sont appliqués aux actes relatifs à la sexualité. On voit aussi la divergence sur le concept de « nature ». Ici la différence porte sur le pouvoir de l’homme sur la nature et son droit de prendre ses responsabilités. « Humanae Vitae prend la nature et la loi naturelle au sens du juris-​consulte ulpien pour lequel le droit naturel est un instinct moral primitif commun aux hommes et aux animaux notamment dans le domaine de la sexualité et de la génération. Par contre, GS oppose nature animale et raison humaine »180. La divergence entre GS et HV porte aussi sur la méthode de travail : GS est dans l’approche du renouveau biblique de la morale prônée par le Concile, alors que HV s’appuie sur la loi naturelle, interprétée authentiquement par le seul Magistère. Mais une question mérite d’être posée à ce niveau : « à supposer même que l’autorité ecclésiastique ait le droit d’ interpréter auctoritativement, les indications données par la nature, tout n’est pas résolu pour autant. La science et la philosophie ont, elles aussi, leur mot à dire. C’est à la médecine de déterminer si l’acte conjugal est toujours 179

Ibidem, p. 362. 180 Ibidem.

Récapitulation

91

lié à la fécondation. Si celle-​ci n’ intervient qu’une fois sur deux cents, si la création d’une nouvelle vie est beaucoup plus liée à une série d’actes où la nature gaspille les cellules germinales, ne faut-​il pas en tenir compte dans la formulation de la norme morale ? »181. Cette enquête révèle que HV n’a pas suffisamment repris les thèmes majeurs de GS sur le mariage. De même, elle ne les a pas toujours interprétés dans l’optique de GS. Dans certains cas, les citations de HV modifient la pensée de GS et dans d’autres cas, elles sont prises hors de leur contexte. Nous pouvons alors nous demander si une éthique fidèle à GS déboucherait nécessairement sur la condamnation de toute contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais.

I.10. Récapitulation Au terme de ce premier chapitre portant sur la condamnation de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais depuis CC jusqu’à HV, nous nous proposons de schématiser, à travers un tableau, les notions clés utilisées pour aborder le problème de la malice intrinsèque. Il s’agit principalement des notions renvoyant à la malice intrinsèque, à la nature, à la liberté et responsabilité des époux, aux critères de moralité, à la Tradition, au recours aux Ecritures et au dialogue entre sciences et théologie.

181

Ibidem, p. 364.

1. CASTI CONNUBII

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET On ne peut pas abandonner au sujet le soin de découvrir les lois à la seule lumière de sa raison ou moyennant son interprétation de la vérité révélée. Le sujet doit réaliser ce que la nature a en vue.

NATURE

La nature est dite intrinsèque ici parce qu’elle est considérée indépendamment de toute condition subjective des personnes. La nature intrinsèque de l’acte conjugal, c’est la génération. Un acte est contre nature s’il enlève délibérément à l’acte conjugal son ouverture à la vie. La loi naturelle est non adventice, mais innée, non reçu des hommes, mais insérée par la nature même.

MAL INTRINSEQUE

1° Intrinsèquement contre nature =​ce qui, en soi (c’est-​à-​dire jugé indépendamment de toute considération subjective), est dans le sens contraire de ce qui se fait naturellement ou habituellement dans la nature (organisme). 2° Intrinsèquement déshonnête : qui, en soi, pris en lui-​même, n’a aucune justification morale. 3° Intrinsèquement mauvais : ce qui, par sa nature, est mauvais, indigne de considération morale. L’acte conjugal pris en lui-​même, indépendamment de la totalité de la vie conjugale.

Critères objectifs : les lois du Magistère et les pensées divines. Critères subjectifs : les circonstances subjectives peuvent en expliquer l’existence mais ne les justifient jamais. Et donc, pas de place pour les critères subjectifs.

Presque pas d’appel aux hommes de sciences pour apporter leurs contributions. Que tous méditent la pensée divine sur ce sujet et s’efforcent de s’y conformer

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES –​Biblique : récit d’Onan. –​ Enseignement de Saint Augustin selon lequel : ce qui est inférieur (l’acte sexuel) doit être soumis à ce qui est supérieur (chasteté) –​Léon XIII –​Tradition de l’Eglise, selon Pie XI, la doctrine chrétienne telle qu’elle a été transmise depuis le commencement, et toujours gardée fidèlement.

PRINCIPALES REFERENCES

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92 La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

2. LES ALLOCUTIONS DE PIE XII

NATURE

Pie XII estime que personne ne peut modifier la loi naturelle. De par sa nature divine, elle est éternelle et immuable

MAL INTRINSEQUE

Action intrinsèquement immorale =​une action immorale et qu’aucune indication ou nécessité ne peut transformer en une action morale et licite

Liberté des époux limitée. Elle peut être reconnue mais à certaines conditions

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET S’il y a un jugement raisonnable et des sérieuses raisons personnelles qui découlent des circonstances extérieures pour éviter la procréation, les époux peuvent satisfaire pleinement à la sensualité

PRINCIPALES REFERENCES

Il est de la Casti connubii et compétence la volonté divine des hommes de science de fournir des renseignements sur les aspects biologiques et techniques dans la transmission de la vie

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES

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Récapitulation 93

3. MATER ET MAGISTRA DE JEAN XIII

NATURE

L’homme peut augmenter son emprise sur la nature(…). La transmission de la vie humaine est confiée par la nature à un acte personnel et conscient et, comme tel, soumis aux lois très sages de Dieu, lois inviolables et immuables

MAL INTRINSEQUE

On ne peut pas employer des moyens qui seraient illicites dans la transmission de la vie des plantes et des animaux. Laisse une porte ouverte au problème de la malice intrinsèque attribuée à toute contraception artificielle

Les époux sont responsables des actes qu’ils posent dans la transmission de la vie

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET La solution de base du problème ne doit pas être cherchée dans des expédients qui offensent l’ordre moral établi par Dieu et qui s’attaquent aux sources mêmes de la vie humaine, mais dans un nouvel effort scientifique de l’homme pour augmenter son emprise sur la nature

Une exploitation morale de la conquête scientifique et technique de la nature et de ses lois par l’homme est possible

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES Tradition

PRINCIPALES REFERENCES

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94 La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

4. GAUDIUM ET SPES

NATURE

Un acte est naturel s’il est conforme à la nature de la personne, aux conditions objectives et subjectives des personnes. La loi naturelle dérive du sens de l’homme. Elle tient compte de la nature biologique tout en la rapportant à l’accomplissement de l’homme.

MAL INTRINSEQUE

Dénonce les « solutions malhonnêtes » et « indignes » dans la régulation des naissances. Ici, ces deux expressions s’appliquent aux actes relatifs à la sexualité. Le mot « acte » signifie, dans ce contexte, l’acte des personnes qui réalisent l’union intime par lequel les époux s’enrichissent et favorisent le don réciproque.

Les sujets sont herméneutes de leur nature à la lumière de la Révélation et de leur expérience.

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET Critères objectifs : critères à tirer de la nature même de la personne et de ses actes : critères qui respectent, dans un amour véritable, la signification totale d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme. Critères subjectifs : discernement des parents vis-​à-​vis des enfants déjà nés, à naître et vis-​à-​vis des circonstances.

Les hommes de science sont appelés à rechercher des critères généraux favorisant la régulation de la procréation humaine. Ils peuvent déterminer si l’acte conjugal est toujours lié à la fécondation ou pas.

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES Loi naturelle. Raison humaine. Enseignement du Magistère

PRINCIPALES REFERENCES

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Récapitulation 95

5. DOCUMENT DE SYNTHESE DE LA MAJORITE DES MEMBRES DE LA COMMISSION PREPARANT HV

NATURE

Dieu a remis l’homme aux mains de son propre jugement (…). L’empire de Dieu s’exerce donc toujours par l’homme qui peut user de la nature pour son complet achèvement, conformément aux impératifs de la droite raison. Les lois naturelles de transmission de la vie ne sont pas la propriété exclusive de Dieu

MAL INTRINSEQUE

La contraception est illicite lorsqu’elle est pratiquée uniquement pour des motifs égoïstes.

Par sa raison droite, créée aussi par Dieu, l’homme est doué de liberté et de responsabilité, quand il intervient, avec toute son habileté et son efficacité technique, dans les processus biologiques de la nature, en vue d’atteindre les finalités du mariage dans les conditions de vie qui sont les siennes

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET critères personnalistes : il appartient aux époux, guidés par des critères objectifs conformes aux buts du mariage, de décider, en tenant compte de leur contexte personnel et social, de la manière dont ils comptent atteindre ces buts.

PRINCIPALES REFERENCES

La théologie doit Loi naturelle, évoluer en lien Raison humaine avec les nouvelles connaissances biologiques, physiologiques, sexologiques, socio-​ économiques, etc.

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES

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96 La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

6. « ETAT DE LA QUESTION », Document de la minorité de membres chargés de préparer HV

NATURE

La minorité attribue à l’acte conjugal et au processus de génération une spéciale inviolabilité, en tant qu’ils sont générateurs d’une nouvelle vie humaine, soustraits à l’empire de l’homme. La nature n’est pas « mobile » et elle est soustraite à l’empire de l’homme

MAL INTRINSEQUE

la minorité définit le mal intrinsèque en ces termes : « est toujours mauvais ce qui ne peut jamais se justifier par nul mobile, en aucune circonstance, parce que c’est intrinsèquement mauvais : non, donc, par précepte d’une loi positive, mais de par la loi naturelle ; ce n’est pas mauvais parce qu’interdit, mais interdit parce que mauvais »

Les couples ne peuvent « manipuler la fécondité » à cause du caractère inviolable des sources de la vie

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET Principes déduits, par la raison humaine, de l’observation des relations essentielles de la nature humaine, constituant la norme stable de la moralité.

La réponse de l’Eglise a toujours été la même, depuis le début jusqu’à la présente décennie. (…). La question n’est donc pas une doctrine proposée en 1930 qui devrait être changée en raison de nouveaux faits physiologiques et de nouvelles perspectives théologiques

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES Tradition : La contraception est gravement mauvaise du fait que cette doctrine était proposée aux fidèles partout et toujours comme devant être tenue et suivie avec une constance, une universalité, une force d’obligation. Elle s’appuie aussi sur CC et aussi sur l’enseignement de Pie XII et de Jean XXIII

PRINCIPALES REFERENCES

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Récapitulation 97

La nature doit être considérée comme l’œuvre commune de Dieu et de l’homme. Parce que Dieu a confié à l’homme la mission de donner forme à la nature et au monde, dans l’esprit du Créateur et dans la liberté

Le mot contraception est réservé à toute pratique menée dans un mode de vie égoïste dans sa totalité, et déraisonnablement opposée à la fécondité. C’est cela qui est condamné comme gravement entachés de péché

Les obligations morales ne peuvent être précisées dans toutes leurs applications particulières. On doit toujours faire appel à la responsabilité personnelle de chacun ou au jugement de conscience.

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET Critères objectifs et subjectifs : que l’actioncorresponde à la nature de la personne et de ses actes, en sorte que soit gardé le sens intégral du don mutuel et de la procréation humaine dans son contexte d’amour véritable. Efficacité des moyens. Contexte concret des conjoints

Les progrès dans la domination de la nature par les techniques ne sont pas soustraits à ce mandat divin donné à l’homme. Les époux sont en droit d’attendre la collaboration des hommes de science afin de pouvoir disposer de moyens de régulation des naissances adéquats

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES La loi naturelle, la raison humaine, l’expérience, « Tradition vivante » qui tient compte des mutations de la civilisation humaine.

PRINCIPALES REFERENCES

98

7. SCHEMA DU DOCUMENT DE LA PATERNITE RESPONSABLE

NATURE

MAL INTRINSEQUE

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La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

8. HUMANAE VITAE

NATURE

Nature désigne les lois et rythmes naturels de fécondité fixés par Dieu et qui espacent déjà par eux-​mêmes la succession des naissances. Contre nature =​désordre de l’intégrité de la physiologie.

MAL INTRINSEQUE

1° Intrinsèquement un désordre (intrinsece inordinatio) : ce qui, en soi (c’est-​à-​dire est jugé indépendamment de toute considération subjective), est dans le sens contraire de l’ordre établi sans la nature des processus biologiques. Cet ordre dit que tout acte doit rester ouvert à la procréation. Il est dit désordre, c’est-​à-​dire un dérèglement, non conforme à la règle, une confusion ou troubles dans l’usage habituel de l’acte conjugal. 2° Intrinsèquement déshonnête parce que enfreint l’intégrité de l’organisme humain et sa fonction reproductive. Le terme « inhonesti » est appliqué aux actes relatifs à la génitalité. Acte =​acte considéré indépendamment de la totalité de la vie conjugale

Dans la transmission de la vie, les époux ne sont pas libres de procéder à leur guise. Ils ne peuvent déterminer de façon entièrement autonome les voies honnêtes.

RESPONSABILITE ET LIBERTE DU SUJET Critères objectifs : respect des lois divines et des processus biologiques de fécondité exprimés dans la nature même du mariage et des actes, manifestés par l’enseignement constant de l’Eglise. Critères subjectifs : l’intégrité de l’organisme humain et de ses fonctions reproductives est une limite infranchissable au pouvoir humain. Les conditions subjectives ne sont presque pas prises en compte

Les responsabilités des hommes de sciences concernent l’observation des rythmes physiologiques. Donner des bases sûres à une régulation des naissances fondée sur l’observation des rythmes naturels

CRITERES DE L’APPORT DES MORALITE SCIENCES HUMAINES –​Loi naturelle –​Casti connubii –​ Enseignement du Magistère

PRINCIPALES REFERENCES

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Récapitulation 99

100

La contraception, un acte intrinsèquement mauvais?

Sur base des données de ce tableau, nous dégagerons, dans la conclusion de cette partie, l’évolution, les principales difficultés et les acquis pour la réception ou non de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Mais avant cela, abordons les réactions suscitées par HV et les documents du Magistère sous le pontificat de Jean-​Paul II.

Chapitre II : Réactions des Conférences Episcopales après HV et documents sous le pontificat de Jean-​Paul II

HV a donné l’impression d’une sorte de « retour en arrière » et d’une grande incompréhension de la donne sociétale émergeant de la seconde moitié du 20ème siècle. Suite à cela, de nombreux évêques, conférences épiscopales, théologiens et philosophes ont pris position non seulement pour compléter et commenter cette encyclique, mais aussi pour plaider pour une nouvelle compréhension de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Ce sont ces réactions qui constituent l’objet de ce deuxième chapitre. Nous les présenterons en nous appuyant sur quelques éléments de notre grille de lecture. Ensuite, nous aborderons le problème de la malice intrinsèque dans les documents du Magistère sous le pontificat de Jean-​Paul II.

II.1. Quelques réactions des Conférences Episcopales Une lecture attentive de certaines lettres épiscopales publiées à propos de HV confirme qu’il est difficile d’admettre que cette encyclique soit le fruit de la collégialité qui unit les évêques au Pape. Bien que le Souverain Pontife ait le droit de parler seul ou de recourir aux conseillers de son choix, comme l’estime Philippe Delhaye182, il n’en reste pas moins que l’épiscopat devait nécessairement intervenir en cette matière

182

Cf. Ibidem.

102

Réactions des Conférences Episcopales après HV

morale et pastorale pour donner des directives précises en vue d’éclairer les consciences des personnes mariées, afin que l’acceptation du peuple chrétien soit lucide et courageuse. Dans l’ensemble, ces directives prenaient acte de l’impossibilité à suivre l’enseignement magistériel qualifiant la contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais. La lecture des commentaires des conférences épiscopales montre précisément que chacune des Conférences épiscopales avait relu HV en tenant compte de la mentalité et de la pratique des fidèles qui leur étaient confiés. Les Africains considéraient la procréation comme un très grand bien et pensaient que leurs pays n’étaient pas assez peuplés. Les Américains du Nord et les Européens occidentaux se trouvaient confrontés à une revendication pour le mariage d’amour et pour la paternité responsable qui paraissaient, à ce moment, presque antinomiques de la famille nombreuse. A partir de ces contextes pastoraux, les évêques se devaient de repenser la théologie et de préciser certaines questions d’ecclésiologie et de morale183. Quels sont les présupposés anthropologiques et théologiques que les Conférences épiscopales mettent en valeur lorsqu’il s’agit de juger moralement la contraception artificielle ? Nous en relevons principalement trois : d’abord, la prise en compte des facteurs subjectifs, du contexte et des circonstances dans le jugement moral ; ensuite, l’importance d’une loi de gradualité ou de progressivité dans l’agir moral ; et enfin, la reconnaissance du rôle de la conscience droite, de la liberté et de la responsabilité des époux dans la transmission de la vie.

II.1.1. Prise en compte des conditions subjectives et du contexte En lisant les déclarations épiscopales relatives à HV, « on trouve constamment une référence aux motivations de la contraception »184. Dans les commentaires des évêques italiens par exemple, « on oppose ceux qui recourent à la contraception par hédonisme pour des motifs égoïstes et ceux qui se trouvent devant la difficulté parfois très sérieuse

183

Cf. P. DELHAYE et Cie, Pour relire Humanae Vitae. Déclarations épiscopales du monde entier, Gembloux, Duculot, 1970, p. 1–​14. 184 Ibidem, p. 24.

Quelques réactions des Conférences Episcopales

103

de concilier les exigences de la paternité responsable avec celles de leur amour réciproque »185. Il y a là un refus de mettre sur un même pied les couples qui recherchent le seul plaisir et ceux qui veulent sauver des valeurs. C’est pourquoi, selon les évêques italiens, « dans ce second cas, le comportement des époux, bien que non conforme à la loi chrétienne, n’a pas la même gravité que s’ il était inspiré uniquement par des motifs égoïstes et hédonistes »186. Dans ce sens, un tel comportement n’est pas toujours intrinsèquement mauvais.

II.1.2. La loi de gradualité La Conférence épiscopale française rappelle ce que nous pouvons appeler aujourd’hui une loi de gradualité : « quand on est dans une alternative de devoirs où, quelle que soit la décision prise, on ne peut éviter un mal, la sagesse traditionnelle prévoit de rechercher devant Dieu quel devoir, en l’occurrence, est majeur. Les époux se détermineront au terme d’une réflexion commune menée avec tout le soin que requiert la grandeur de leur vocation conjugale. Ils ne peuvent jamais oublier, ni mépriser aucun devoir en conflit (…). Ils entendront comme il convient et avec reconnaissance la parole que saint Augustin, en d’autres circonstances, adressait aux fidèles de son temps : paix aux époux de bonne volonté »187. C’est en somme l’enseignement traditionnel de la morale qui est rappelé ici tel qu’il apparaît aussi chez saint Alphonse188 et dans GS189. L’idée en est qu’un fidèle peut avoir le droit de tolérer la contraception artificielle parce qu’il a le droit et le devoir de sauver des biens plus importants.

185

Ibidem. 186 Communiqué du Conseil de la présidence de la Conférence épiscopale italienne, réuni à Rome en session extraordinaire le 10 septembre 1968, dans DC, n° 1525 (6-​10-​ 1968), col. 1689–​1693. 187 Note pastorale de l’ épiscopat français. Assemblée plénière de Lourdes, le 8 novembre 1968, n16, dans DC, n° 1529 (1-​12-​1968), col. 2055–​2062. 188 Cf. Saint ALPHONSE DE LIGUORI, Theologia Moralis, Paris, Vivès, 1872, livre VI, n° 918 : Saint Alphonse reconnaît à une femme le droit de ne pas se soustraire au coitus interruptus pour de bonnes raisons en disant : « Cet acte ne sera pas à ce point intrinsèquement mauvais qu’on ne puisse le permettre en certains cas ». 189 Cf. GS, n° 51, 1. Selon ce document conciliaire, « Là où l’intimité conjugale est interrompue, la fidélité peut courir des risques et le bien des enfants être compromis… ».

104

Réactions des Conférences Episcopales après HV

On peut donc en retenir que pour les évêques de France, c’est la recherche attentive de l’harmonie du foyer qui est primordiale. Dans ce même sens, les évêques estiment que c’est à un cheminement qu’invite l’encyclique, car l’homme n’avance que patiemment, par échecs et reprises, sur la route de la sainteté. L’essentiel est que, malgré cette ambiguïté, progresse le sens de la vie et de l’amour, dans une fidélité loyale à la vérité190.

II.1.3. Liberté et responsabilité des époux La liberté et la responsabilité des époux sont fortement affirmées par certains évêques belges en ces termes : « Lorsque, dans des circonstances particulières précises, pour un couple, la continence périodique ne présente pas de garantie suffisante d’efficacité, même après consultation d’un médecin consciencieux, et que les époux choisissent une autre méthode plus efficace et digne d’une créature humaine, ils ne sont pas coupables : ils choisissent en effet la valeur supérieure du maintien de leur vie conjugale. Ils doivent bien entendu rester conscients du fait qu’aucune des techniques artificielles de régulation des naissances n’a que de bons côtés, et qu’ ils ne peuvent, dans le cas donné, utiliser ces techniques que dans le but de réaliser de leur mieux les valeurs essentielles de leur mariage. (…) Lorsqu’un époux se trouve placé devant l’alternative ou de respecter la norme ou d’assurer l’amour et la fidélité conjugale, c’est à lui qu’ il appartient de faire son choix en conscience, et on ne peut lui imposer aucune autre opinion »191. Il y a dans ce point de vue, la reconnaissance de l’inefficacité de certaines méthodes proposées par l’Eglise et la primauté du rôle de la conscience. Les évêques belges font appel à la responsabilité des époux, à leur bonne volonté et à l’inventivité des époux dans la transmission de la vie. Cela ne sous-​entend-​t-​il pas que la contraception artificielle n’est pas toujours une faute morale, et que, dans certaines circonstances, on peut être amené à la tolérer ? Il est clair que les évêques belges acceptent comme valable une conviction, bien qu’objectivement contraire à l’encyclique, en raison de sa sincérité, de l’impossibilité de se conformer à ces

190

Cf. Note pastorale de l’ épiscopat français, op. cit., n° 11–​12. 191 Mgr HEUSCHEN, Directives pastorales concernant Humanae Vitae, n° 4, dans Mgr van Zuylen, Acta, n° 62, p. 173–​185. Ces directives furent également publiées par Mgr Charue, évêque de Namur.

Quelques réactions des Conférences Episcopales

105

prescriptions en raison des circonstances particulières et du conflit des devoirs192. Les évêques scandinaves le soulignent aussi quand ils écrivent : « Les pasteurs devront se rendre compte de l’ éventualité qu’un des conjoints puisse –​ à tort ou à raison –​être convaincu de suivre sa conscience tout en ne suivant pas les normes de l’encyclique sur la contraception, et que dans ce cas-​là, il n’y a peut-​être pas de péché qui exige la confession et exclut de la sainte communion »193. Les évêques autrichiens partagent aussi ce point de vue. En effet, selon eux, « si quelqu’un va contre l’enseignement de l’encyclique (sauf pour des motifs fondamentalement égoïstes ou hédonistes), il ne doit pas dans tous les cas se croire séparé de l’amour de Dieu, et il peut aussi aller communier sans se confesser »194. Ainsi, l’épiscopat autrichien propose une distinction entre une contraception pratiquée pour des motifs égoïstes, ce qui est un péché grave, et une contraception en cas de conflit de devoirs, de générosité fondamentale et d’impossibilité de faire autrement, ce qui n’est pas un péché grave195.

II.1.4. Mise au point Toutes les déclarations épiscopales que nous avons mentionnées dans ce chapitre laissent croire que toute contraception artificielle n’est pas toujours une faute grave, un désordre moral ou un acte intrinsèquement mauvais. Elles s’appuient sur le principe reconnu en théologie morale selon lequel, la conscience de bonne foi est le dernier juge196. Beaucoup de Conférences épiscopales considèrent qu’au prix d’un effort sincère, et dans certaines circonstances, la « bonne foi » peut être

192

Cf. Déclaration de l’ épiscopat belge après sa conférence extraordinaire du 30 août 1968, dans Pastoralia, n° 18 (9-​9-​1968) et Déclaration de l’ épiscopat autrichien, datée à Graz, du 22 septembre 1968, dans DC, n° 1526 (20-​10-​1968), col. 1797–​ 1802. 193 Lettre pastorale des évêques scandinaves sur l’encyclique « Humanae Vitae », dans DC, n° 1529 (1-​12-​1968), col. 2067–​2072. 194 Déclaration de l’ épiscopat autrichien, daté à Graz, du 22 septembre 1968, dans DC, n° 1526 (20-​10-​1968), col. 1797–​1802. 195 Cf. P. DELHAYE et Cie, op. cit., p. 30. 196 Cf. Ibidem, p. 48.

106

Réactions des Conférences Episcopales après HV

reconnue comme valable pour justifier un acte que HV considère comme intrinsèquement mauvais. Du coup, en partant de ces déclarations épiscopales, il devient problématique d’utiliser la notion d’acte intrinsèquement mauvais ou contre nature pour toute contraception artificielle. La prise en compte des facteurs d’ordre subjectif, et notamment du rôle de la conscience droite dans l’agir moral, ne le permet plus. En plus, des prélats ont fait redécouvrir l’importance du temps et de la maturation en morale en réintroduisant précisément l’idée d’une pédagogie progressive qui doit petit à petit éclairer les esprits et donner le courage de mieux faire197. Ils insistent aussi sur la distinction entre le sens formel et le sens moral d’un acte, entre un désordre physique et un désordre moral. Et selon eux, dans l’analyse éthique d’un acte, un désordre physique n’entraîne pas nécessairement un désordre moral. Il en résulte donc que le débat sur le problème de la malice intrinsèque reste complexe et doit se poursuivre.

II.2. Documents du Magistère sous le pontificat de Jean Paul II Jean-​Paul II est l’un des Papes qui a beaucoup recouru à l’expression « acte intrinsèquement mauvais » pour condamner la contraception artificielle. Nous pouvons distinguer ses documents en trois catégories : d’une part, ceux qui parlent de l’illicéité de la contraception sans évoquer la notion d’acte intrinsèquement mauvais ; et d’autre part, ceux qui abordent explicitement la malice intrinsèque de la contraception. Nous évoquerons aussi très brièvement, dans une troisième catégorie, un document de Jean-​Paul II qui utilise la notion de mal intrinsèque mais sans parler de la contraception. Pour rester dans le cadre de notre travail, nous n’étudierons pas en détails les fondements anthropologiques des documents de la première catégorie, mais nous en ferons mention au besoin. Par contre, nous exploiterons plus longuement, en nous servant de notre grille de lecture, les documents de la deuxième catégorie.

197

Ibidem, p. 49.

Documents du Magistère sous Jean Paul II

107

II. 2. 1. Documents de la première catégorie Nous pouvons citer ici l’instruction Donum Vitae (1987) et l’encyclique Evangelium Vitae (1995). Dans l’instruction Donum Vitae, la contraception artificielle est condamnée parce qu’elle « prive intentionnellement l’acte conjugal de son ouverture à la procréation, et opère par là une dissociation volontaire des finalités du mariage »198. Par la suite, l’instruction montre que la valeur morale du lien intime entre les biens du mariage et les significations de l’acte conjugal se fonde sur l’unité de l’être humain, corps et âme spirituelle. Les époux s’expriment réciproquement leur amour personnel dans le « langage du corps », qui comporte clairement des « significations sponsales », en même temps que parentales. L’acte conjugal par lequel les époux manifestent réciproquement leur don mutuel, exprime aussi l’ouverture au don de la vie : il est inséparablement corporel et spirituel199. D’après l’instruction, c’est donc ce lien entre les conjoints qui attribue aux époux, de manière objective et inaliénable, selon les lois inscrites dans l’être même de l’homme et de la femme, le droit d’être parents. Dans son encyclique Evangelium Vitae sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, le pape Jean-​Paul II réaffirme l’illicéité morale de la contraception artificielle. Selon lui, les contre-​valeurs présentes dans la « mentalité contraceptive » sont bien différentes de l’exercice responsable de la paternité et de la maternité. Pour cette encyclique, du point de vue moral, la contraception est un mal qui contredit la « vérité » de l’acte sexuel comme expression propre de l’amour conjugal. De ce fait, elle s’oppose à la vertu de chasteté conjugale200. Cependant, la « vérité » de l’acte sexuel est-​elle uniquement dans la procréation ou dans la matérialité d’un acte physiologique ? Le sens et le contexte dans lequel les époux expriment leur don mutuel, ne sont-​ils pas aussi des éléments constitutifs de cette vérité de l’acte sexuel. En outre, le Pape note le fait que les contraceptifs présentés souvent sous forme de préparations chimiques, de dispositifs intra-​utérins et de vaccins, agissent en réalité comme des moyens abortifs aux tout premiers stades du développement de la vie du 198

CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Donum Vitae. Instruction sur la transmission de la vie, dans DC, n° 1937 (1987), n° 4. 199 Cf. Ibidem. 200 JEAN-​PAUL II, Lettre encyclique Evangelium Vitae (25-​3 -​1995), Paris, Desclée De Brouwer, 1995, n° 13.

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Réactions des Conférences Episcopales après HV

nouvel individu201. Pourtant, il faut reconnaître qu’il n’est pas évident de prouver scientifiquement que tous les contraceptifs sont des abortifs. En parcourant ces documents, il apparaît que, du point de vue doctrinal, la dissociation entre l’union et la procréation serait une erreur anthropologique grave aux yeux du Magistère romain. C’est aussi sur cette considération que se fonde sa condamnation de la contraception artificielle. Car union et procréation sont, d’après Jean-​Paul II, inhérentes à la nature même de l’acte conjugal. Néanmoins, nous pouvons aussi nous demander, si le Pape ne surévalue pas trop une des finalités de l’amour conjugal, créant ainsi un déséquilibre entre la procréation et l’union conjugale.

II. 2.2. Documents de la deuxième catégorie Ici, il s’agit ici des documents qui traitent de la malice intrinsèque de la contraception artificielle. Dans l’exhortation post-​synodale Familiaris consortio202, le Magistère prend acte de la non-​réception de l’enseignement condamnant la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. « En réponse aux difficultés de réception d’HV, Jean-​Paul II invite à considérer la “vérité intégrale sur l’ homme” (FC, n° 31) »203 et propose la loi de gradualité comme une réponse possible au débat. D’après FC, « jour après jour, l’ homme se construit par ses choix nombreux et libres. Ainsi, il connaît, aime et accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance (…). C’est pourquoi, ce qu’on appelle la loi de gradualité ou voie graduelle ne peut s’ identifier à la gradualité de la loi »204. En d’autres termes, la loi de gradualité enseigne un progrès patient vers un but qui doit être atteint. Cependant, en insistant sur le fait que « la loi de gradualité n’est pas à confondre avec la gradualité de la loi », l’approche de Jean-​Paul II est presque juridique, là où d’autres affirment qu’il faut une perspective pastorale.

201

Cf. Ibidem. 202 Cf. JEAN-​PAUL II, Exhortation post synodale Familiaris Consortio, dans AAS 74 (1982), p. 81–​191. 203 L. BERGE, op. cit., p. 62–​63. 204 FC, n° 34.

Documents du Magistère sous Jean Paul II

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Le Catéchisme de l’Eglise Catholique, quant à lui, enseigne qu’« on ne peut justifier une action mauvaise faite avec une bonne intention. La fin ne justifie pas les moyens (…) Il y a des actes qui par eux-​mêmes et en eux-​ mêmes, indépendamment des circonstances ou des intentions, sont toujours gravement illicites en raison de leur objet »205. De même, citant le numéro 14 de HV, le Catéchisme de l’Eglise Catholique estime que, « est intrinsèquement mauvaise toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation »206. La malice de la contraception est ici défendue en se fondant uniquement sur l’objet de l’acte dans sa matérialité. Et les critères objectifs de moralité se réduisent à l’observation par les époux des rythmes physiologiques qui respectent l’ouverture à la vie207. Certes, la fin ne justifie pas tous les moyens. Cependant, ne peut-​elle pas en justifier certains ? Le Catéchisme ne montre pas en quoi une technique anticonceptionnelle ne respecte pas les corps des époux, n’encourage pas la tendresse et n’éduque pas à la liberté authentique. Dès lors, le respect du corps peut-​il se limiter au respect des rythmes physiologiques de l’organisme ? Que faut-​il entendre par liberté authentique ? Est-​elle uniquement une obéissance aux processus de fonctionnement du corps humain ? L’homme peut-​il diriger ce fonctionnement ou pas ? Et en quoi une technique, prise en elle-​même, peut-​elle signifier (ou pas) une garantie de la tendresse entre époux ? Quant à l’encyclique VS, dans sa partie portant sur la malice intrinsèque, elle vise surtout à repousser la théorie téléologique, mais aussi et surtout la théorie proportionnaliste « selon laquelle il serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon son genre –​son “objet” –​le choix délibéré de certains comportements ou de certains actes déterminés, en les séparant de l’ intention dans laquelle le choix a été fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées »208. Selon Jean-​Paul II, les actes intrinsèquement mauvais « se présentent comme ne pouvant être ordonnés à Dieu, parce qu’ ils sont en contradiction radicale 205

206 207 208

Catéchisme de l’Eglise Catholique, Paris, Mame, 1992, n° 1756–​1759. Ibidem, n° 2370. Ibidem. JEAN-​PAUL II, Encyclique Veritatis splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, Paris, Le Centurion, 1993, n° 79.

110

Réactions des Conférences Episcopales après HV

avec le bien de la personne humaine. Ce sont des actes qui, dans la tradition de l’Eglise, ont été appelés intrinsèquement mauvais : ils le sont toujours et en eux-​mêmes, c’est-​à-​dire en raison de leur objet même, indépendamment des intentions ultérieures de celui qui agit et des circonstances »209. Ici donc, l’élément primordial pour le jugement moral est l’objet de l’acte de l’homme. Plus loin, l’encyclique soutient que la doctrine de l’Eglise sur les actes intrinsèquement mauvais est une reprise de l’affirmation catégorique de l’apôtre Paul : « Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu’ ivrognes, insulteurs ou rapaces, n’ hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9–​10)210. De ce point de vue, une intention bonne ou les circonstances particulières ne peuvent supprimer la malice des actes intrinsèquement mauvais. Ces actes sont « irrémédiablement » mauvais ; par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, ils ne peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne211. Par conséquent, le Magistère invite les chrétiens à respecter les lois morales qui interdisent ces actes et qui obligent sans aucune exception (semper et pro semper). Peut-​on appliquer ce passage biblique de 1 Co 6, 9–​10 à toute pratique contraceptive d’autant qu’il n’y est pas question de contraception artificielle ? Peut-​on vraiment considérer toutes les personnes qui pratiquent la contraception artificielle comme étant des gens de mœurs infâmes ? L’encyclique ne montre pas (suffisamment) en quoi la contraception est « une contradiction radicale avec le bien de la personne, créée à l’ image de Dieu ». Cette image divine est-​elle biologique ou anthropologique ?

II. 2. 3. Document de la troisième catégorie L’exhortation apostolique post-​synodale Reconciliatio et Paenitentia ne parle pas de la contraception. Cependant, Jean-​Paul II y atteste « qu’ il existe des actes qui, par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet. Ces actes, s’ ils sont accomplis avec une conscience claire et une liberté suffisante,

209

Ibidem, n° 80. 210 Cf. Ibidem, n° 81. 211 Cf. Ibidem.

Documents du Magistère sous Jean Paul II

111

sont toujours des fautes graves »212. Cette définition de la malice intrinsèque est exactement semblable à celle de HV. Elle se caractérise par la non prise en compte des facteurs subjectifs ou des intentions et des circonstances comme critères de moralité des actes. Seul l’objet de l’acte est considéré comme élément déterminant de moralité. Est-​ce qu’il n’y a pas un conflit entre le personnalisme que Jean-​Paul II fait valoir et le « vocabulaire juridique » qu’il utilise ? Peut-​on se contenter d’une perspective juridique pour aborder une question complexe comme celle de la moralité de l’agir humain ?

II. 2. 4. Mise au point Avant de clôturer ce chapitre, il convient de présenter schématiquement les présupposés anthropologiques de la malice intrinsèque de la contraception contenus dans les réactions des Conférences épiscopales, suite à la publication de HV, et ceux contenus dans les documents du Magistère sous le pontificat de Jean-​Paul II.

212



JEAN-​PAUL II, Exhortation apostolique post-​synodale Reconciliatio et Paenitentia (2 décembre 1984), dans AAS, n° 77 (1985), n° 17.

Distinction entre une contraception pratiquée par hédonisme ou égoïsme (faute grave) et celle pratiquée pour des raisons sérieuses. Celle-​ci n’est pas mauvaise en soi

Actes qui, par eux-​mêmes et en eux-​mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites, en raison de leur objet. Actes en contradiction radicale avec le bien de la personne.

REACTION DE CONFERENCES EPISCOPALES SUITE A HV

DOCUMENTS DU MAGISTERE SOUS JEAN-​PAUL II

Mal intrinsèque

Paternité responsable. Les couples sont invités à respecter les lois morales qui obligent sans aucune exception

Il appartient aux époux de faire leur choix en conscience. On ne peut leur imposer aucune autre opinion. Appel à la responsabilité des époux, à leur bonne volonté et à l’inventivité

Liberté et Responsabilité

REFERENCES

Objet, intentions, circonstances. Mais la priorité est donnée à l’objet de l’acte Critères objectifs de moralité : observation par les époux des rythmes physiologiques qui respectent l’ouverture à la vie. Critères subjectifs : respect des corps des époux, l’encouragement de la tendresse et une liberté authentique

1 Co 6, 9–​ 10 ; Tradition, Loi naturelle Casti connubii, Humanae Vitae

Objet de l’acte, Loi naturelle intention ou Tradition motivations du sujet, Raison humaine circonstances

Critères de moralité

112

Si en conscience, je ne peux pas, pour le moment, appliquer la lettre de la loi morale, je dois cependant reconnaître celle-​ci comme norme pour mon agir, et parallèlement, il me faut établir un processus dynamique qui me permettra de m’approcher graduellement de ce qui est indiqué comme mon bien

L’homme n’avance que patiemment, par échecs et reprises, sur la route de la sainteté. L’essentiel est que, malgré cette ambiguïté, progresse le sens de la vie et de l’amour, dans une fidélité loyale à la vérité

Loi de Gradualité

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Réactions des Conférences Episcopales après HV

Documents du Magistère sous Jean Paul II

113

A considérer tous ces documents du Magistère, sauf dans ceux de certaines Conférences épiscopales, parus après HV jusqu’à Veritatis Splendor, il ressort que le sens de l’expression « intrinsèquement mauvais » n’est pas univoque213. En effet, dans la plupart de ces documents, toute contraception artificielle est toujours moralement mauvaise et ne peut être justifiée d’aucune manière, dans aucune circonstance, par aucune fin. Par contre, certains de ces documents du Magistère qualifient d’« intrinsèquement immorale » la contraception directe, mais ils reconnaissent la légitimité de la pilule dans certaines circonstances, au nom du principe général des actes à double effet. Ils ne s’éloignent donc pas de HV pour qui un acte conjugal rendu volontairement infécond est intrinsèquement déshonnête, mais il peut être licite, rendu honnête s’il n’est qu’indirectement contraceptif, « pourvu que cet empêchement à la procréation ne soit pas directement voulu »214. Notons aussi que, de tout ce qui précède, la question de l’efficacité de la méthode proposée par l’Eglise n’est pas abordée dans toute sa complexité. C’est pourquoi, il convient de souligner qu’aucune méthode contraceptive n’est en soi absolument parfaite. Certaines parmi elles peuvent avoir une efficacité théorique sans qu’elle ne soit pratique ou réelle à cause de leurs interprétations ou des applications qui peuvent être défectueuses, voire erronées. Il faut également signaler que toutes les méthodes contraceptives ne peuvent être logées à la même enseigne. On ne doit pas non plus confondre toutes ces techniques avec des procédés abortifs.

213

Cf. H. WATTIAUX, Génétique et fécondité humaines, Louvain-​L a-​Neuve, Librairie Peeters, 1986, p. 5–​7. 214 Cf. HV, n° 14–​15.

Chapitre III : Bilan de la première partie

Cette première partie de notre thèse visait à présenter l’accueil qu’a reçu la notion d’acte intrinsèquement mauvais telle qu’appliquée à la contraception artificielle depuis CC jusqu’aux documents du Magistère sous le pontificat de Jean-​Paul II. Précisément, il s’agissait pour nous d’évaluer les présupposés anthropologiques et théologiques qui conduisent à l’affirmation de la malice intrinsèque de la contraception artificielle intraconjugale. Au terme de ce parcours, il convient de faire le point des résultats de notre démarche. Notre propos s’articulera autour de trois questions :

1° Peut-​on parler d’une évolution de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ? 2° Quels sont les acquis et les perspectives qu’ouvre notre analyse du recours à l’expression acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle ? 3° Quelles sont les principales difficultés pour la réception de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle ?

III. 1. Peut-​on parler d’une évolution ? Nous avons enregistré une certaine évolution des présupposés théologiques que nous présentons en six points :

III.1.1. Sur la terminologie Certains documents du Magistère (comme Mater et magistra, GS, le document de synthèse de la majorité, le schéma du document de la

116

Bilan de la première partie

paternité responsable, les réactions des Conférences épiscopales et Persona humanae) que nous avons analysés dans cette première partie de notre travail laissent croire que toute contraception artificielle n’est pas toujours une faute grave ou un acte intrinsèquement mauvais. Elle l’est surtout lorsqu’elle est pratiquée pour des motifs égoïstes. L’évolution des présupposés de l’expression acte intrinsèquement mauvais invite à privilégier le sens moral dans l’interprétation de cette notion et non le sens physique de l’acte. La traduction polonaise de HV est aussi assez suggestive lorsqu’elle traduit (ou rend) intrinsece inhonestum par « sweg moralnie zly » c’est-​à-​dire moralement intrinsèquement mauvais. Si l’on prend l’exemple de la mise à mort d’un homme, on se rend compte, bien qu’il soit un mal ex sua propria natura, qu’il n’a pas le sens de moraliter dans la mesure où, si cet acte peut être indirect, il peut être un mal non moral (légitime défense par exemple), et donc pas de soi nécessairement un mal moral215. Le Concile Vatican II n’a pas utilisé l’expression acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. Nous pouvons nous demander si ce n’est pas pour contourner cette difficulté de formulation dans le langage éthique que GS a évité d’appliquer l’expression acte intrinsèquement mauvais à la contraception, et a préféré parler de solutions malhonnêtes dans certains cas. Mais ce glissement sémantique n’a pas été très approfondi.

III.1.2. Sur les critères de moralité dans la transmission de la vie CC et HV n’accordent que très peu de place aux critères subjectifs et aux circonstances extérieures pour déterminer la moralité d’un acte dans la transmission de la vie. Certains documents du pontificat de Jean-​Paul II insistent sur l’observation par les époux des rythmes physiologiques. Par contre, les autres documents analysés développent plus largement des critères objectifs à tirer de la nature même de la personne et de ses actes : critères qui respectent, dans un amour véritable, la signification totale d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme. En plus, ils admettent des critères subjectifs qui sont le 215

N. HENDRIKS, La contraception artificielle, conflit de devoirs ou actes à double effet, dans Nouvelle Revue Théologique, 1982, p. 408.

Peut-on parler d’une évolution ?

117

discernement des parents et des circonstances dans lesquelles ils vivent. Cette optique « personnaliste » qui tient compte des personnes en cause est fort présente dans GS et dans les déclarations des Conférences épiscopales abordées. C’est pourquoi, nous estimons que la Constitution pastorale GS constitue non seulement un apport considérable à la morale conjugale mais aussi un texte majeur pouvant permettre de repenser les critères de moralité et la question des actes intrinsèquement mauvais en particulier. Cela dans la mesure où elle met en valeur la notion de conscience, de responsabilité, l’apport des sciences humaines en théologie, l’articulation entre l’expérience vécue et la Parole de Dieu, interprétée par le Magistère comme critère de jugement moral.

III.1.3. Sur le rapport sciences et théologie CC, le document de la minorité et HV estiment que les responsabilités des hommes de science ne concernent que l’observation des rythmes physiologiques. Par contre, le point de vue de presque tous les autres documents a évolué sur l’apport des sciences humaines dans le discours théologique sur la contraception. Ils estiment qu’il est de la compétence des scientifiques de fournir des renseignements sur les aspects biologiques et techniques dans la transmission de la vie. La doctrine de l’Eglise sur cette question est donc appelée à évoluer en lien avec les nouvelles connaissances biologiques, physiologiques, sexologiques, socio-​ économiques, etc. Cependant, nous n’avons pas eu l’impression que toutes les conséquences de cette évolution aient été tirées.

III.1.4. Sur la responsabilité des époux Trois moments doctrinaux peuvent être retenus ici. 1° Pour CC les couples doivent presque toujours réaliser ce que la nature a en vue dans son fonctionnement, et on ne peut abandonner aux couples le soin de déterminer de façon autonome les voies honnêtes à suivre dans la transmission de la vie. 2° Les allocutions de Pie XII reconnaissent la liberté des époux, mais à certaines conditions. 3° Depuis Mater et magistra les époux sont responsables des actes qu’ils posent dans la transmission de la vie. Leur liberté est

118

Bilan de la première partie

reconnue car ils sont herméneutes de leur nature à la lumière de la révélation et de leur expérience (GS). Dans la ligne de GS, beaucoup de Conférences épiscopales considèrent qu’au prix d’un effort sincère, et dans certaines circonstances, la « bonne foi » peut être reconnue comme valable pour tolérer un acte qu’un certain enseignement du Magistère considère comme intrinsèquement mauvais. Elles s’appuient sur le principe reconnu en théologie morale selon lequel, la conscience de bonne foi est le dernier juge216. Du coup, en partant de ces déclarations épiscopales, il devient problématique d’utiliser la notion d’acte intrinsèquement mauvais ou contre nature pour toute contraception artificielle. La prise en compte des facteurs d’ordre subjectif, et notamment du rôle de la conscience droite des époux dans la transmission de la vie, ne le permet plus. HV et certaines prises de positions de Jean-​Paul II feront une régression en identifiant dans ce domaine la créativité des couples à des manipulations de la fécondité.

III.1.5. Sur la gradualité Suite aux remous causés par HV, la Note de l’ épiscopat français a fait redécouvrir l’importance du temps et de la maturation en morale en réintroduisant précisément l’idée d’une pédagogie progressive qui doit, petit à petit, éclairer les esprits, et donner le courage de mieux faire217. Cette importance d’un cheminement progressif en éthique est difficilement intégrée dans Familiaris Consortio. Cette exhortation introduit la loi de gradualité qui suggère, en situation de conflit de valeurs, que le sujet décide librement, en conscience, de la pleine observance de la norme ou pas, et préconise aussi un cheminement vers une meilleure application de la loi. En même temps, il y a pour FC un problème puisqu’elle se situe dans une perspective juridique laissant entière l’exigence de la loi (sur l’acte intrinsèquement mauvais). Nous verrons plus loin (dans la troisième partie, chapitre II, section I) si l’approche de cette loi de gradualité peut nous ouvrir des perspectives enrichissantes dans le traitement du problème de la malice intrinsèque.

216

Cf. P. DELHAYE, op. cit., p. 48. 217 Ibidem, p. 49.

Peut-on parler d’une évolution ?

119

III.1.6. Sur la loi naturelle Chez Pie XI, Pie XII et Paul VI, la loi naturelle est présentée comme une loi innée, non reçue des hommes. Et d’après eux, dans la transmission de la vie, cette loi consiste à considérer l’acte conjugal comme un acte ouvert à la génération. Ils estiment que personne ne peut modifier cette loi, elle est immuable et elle est soustraite à l’administration de l’homme. Cependant, nous avons noté une certaine évolution dans cet enseignement. « Le Concile Vatican II ira jusqu’ à considérer l’ homme comme un administrateur des dons de la nature, en les faisant passer de leur potentialité à une réalisation plus parfaite. Ici, la loi naturelle dérive du sens de l’ homme. Elle tient compte de la nature biologique tout en la rapportant à l’accomplissement de l’ homme, conformément aux impératifs de la droite raison »218. De ce fait, les lois naturelles de transmission de la vie ne sont pas la propriété exclusive de Dieu. La nature est considérée comme l’œuvre commune de Dieu et de l’homme. Nous référant à l’article « La loi naturelle dans les textes récents du Magistère catholique » de Dominique Foyer219, nous pouvons affirmer que GS présente un glissement sémantique : « on passe de la loi à laquelle l’ homme est tenu d’obéir à la voix intérieure qui retentit dans le cœur, comme si les pères conciliaires avaient cherché à atténuer les connotations hétéronomes du mot loi, en le nuançant par l’expression voix intérieure »220. Par contre, Paul VI évoque cette notion en se référant à ses prédécesseurs et en l’utilisant comme un argument d’autorité sans qu’elle ne soit très élaborée. Sous le pontificat de Jean-​Paul II, la loi naturelle est définie de façon intéressante comme un ordre rationnel. Elle n’est pas une normativité simplement biologique, car par sa raison, l’homme règle sa vie et ses actes et dispose de son corps. Ce nouveau moment doctrinal opère une liaison entre l’approche traditionnelle et l’anthropologie personnaliste unitaire enseignée par Jean-​Paul II. Plus tard, par souci de surmonter l’antagonisme latent entre autonomie et hétéronomie, dans VS, Jean-​Paul II 218

Ibidem. 219 D. FOYER, La loi naturelle dans les textes récents du Magistère catholique, dans Revue d’ éthique et de la théologie morale, 261-​Hors série n° 7 –​, septembre 2010, p. 31–​47. 220 Ibidem, p. 33.

120

Bilan de la première partie

affirmera que la loi naturelle a besoin d’être complétée par la Révélation. Il y a là un véritable renouvellement de cette notion de loi naturelle surtout avec le concept de théonomie participée dans Veritatis Splendor n° 41221. Malgré ce développement doctrinal de la notion de loi naturelle, Veritatis Splendor n’a pas tiré les conséquences qui en découlent par rapport à la question d’acte intrinsèquement mauvais. Il reste donc une difficulté importante : comment intégrer convenablement ce développement de la notion de loi naturelle dans le cas de la transmission de la vie ?

III. 2. Acquis et perspectives Notre investigation invite à être attentif à l’évolution des présupposés de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale. Alors que le point de vue de presque tous les textes du Magistère étudiés (à l’exception de Persona Humana et Familiaris Consortio) paraît bien identifier le désordre objectif de la contraception à une grave culpabilité subjective, GS et les textes des Conférences épiscopales distinguent le « plan objectif » de celui de la « responsabilité personnelle » : « l’existence objective d’un désordre n’entraîne pas automatiquement l’existence subjective d’une faute proportionnée »222. En partant de ces arguments, il devient problématique de soutenir qu’une suspension ou une perturbation du fonctionnement physiologique est toujours une faute morale. Cependant, nous avons aussi enregistré une importante régression des présupposés anthropologiques de l’affirmation de la malice intrinsèque de la contraception dans HV. Cette tendance court le risque de ramener la morale à un code de conduite et de la soustraire à un dialogue enrichissant avec les autres sciences humaines. Malgré cela, certains documents postérieurs à HV ont voulu réaffirmer son enseignement. Le danger de cette réaffirmation peut être nuancé si l’on considère, comme Henri Wattiaux, qu’« en réaffirmant la doctrine de Humanae Vitae, ces documents du Magistère invitent à voir dans son enseignement une objection de conscience contre les droits souverains reconnus aux techniques contraceptives par “ordre” social et culturel, imprégné d’une idéologie de la rupture 221

Cf. Ibidem, p. 34–​35. 222 G. MARTELET, op. cit., p. 24.

Acquis et perspectives

121

entre l’amour sexuel et la fécondité dont les effets déstructurants se marquent dans des mœurs largement répandues d’adultes et de jeunes (…). Il est du reste significatif que le rappel de la doctrine d’Humanae Vitae dans les documents postérieurs a préparé la formulation de la loi de gradualité. En parlant de “cheminement” dans le bien, ces textes disent substantiellement ceci : les couples ont réalisé dans leur vie l’ idéal indiqué par l’Eglise, mais s’ ils n’y arrivent pas, qu’ ils ne se croient pas séparés de l’amour de Dieu »223. La qualification de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais nécessite donc d’être nuancée, complétée, au besoin revue, pas seulement au point de vue pastoral mais aussi doctrinal et terminologique en tenant compte de l’importance d’un dialogue constructif entre sciences et théologie, des acquis de l’exégèse contemporaine, de l’articulation judicieuse des critères objectifs, et en tenant compte des aspects positifs de différentes prises de position enrichissantes. Notre effort consistera surtout à tirer les conséquences qui découlent du mouvement évolutif des présupposés anthropologiques que nous avons enregistré par rapport à la question des actes intrinsèquement mauvais. La suite de notre travail devra ramener cette notion à ses justes limites en la tirant de son ambivalence lorsqu’on l’applique à la contraception artificielle intraconjugale. De cette étude, il ressort aussi que pour aborder les questions de fond que pose la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle, il faudrait étudier la doctrine de l’Eglise à partir de ses présupposés philosophico-​théologiques. Il s’agit précisément de la signification de la loi naturelle, son immutabilité et son historicité, des rapports entre Ecritures et morale, de l’apport des sciences humaines en théologie morale, des critères de discernement de la moralité et de la finalité de l’acte conjugal. D’autres questions, comme celle de la distinction entre le naturel et l’artificiel et celle des possibilités et des limites morales d’une transformation de la nature par l’homme, nécessitent aussi d’être réexaminées par rapport à notre objet d’étude. Ces présupposés anthropologico-​ théologiques auxquels l’enseignement magistériel (sur la contraception) fait souvent allusion sont controversés et discutables. Parfois, ils nous ont révélé des ambivalences dont l’éclairage (dans la troisième partie de notre étude) reste un préalable

223

H. WATTIAUX, op. cit., p. 6–​7.

122

Bilan de la première partie

indispensable à une revisitation de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle. Pour aller plus loin dans notre recherche, d’autres questions soulevées dans cette première partie demanderont une explication. « Si l’on pense, comme le souligne Karl Rahner, que déjà la possibilité d’une libre auto-​ manipulation de l’ homme lui-​même relève encore une fois –​à la différence de l’animal –​de la nature humaine ; ainsi la question ne se poserait pas de savoir si moralement une telle auto-​manipulation est accordée en principe par sa nature, mais uniquement si oui ou non, dans ce cas déterminé, les limites morales d’une telle auto-​manipulation sont franchies. Sans manquer de respect, on peut cependant bien dire que dans ces questions, une position bien déterminée devrait être prise, pourvu qu’au préalable elle soit présentée comme fondée, voire prouvée »224. Puisqu’il s’agit d’un principe de droit naturel, l’argumentation quant aux fondements objectifs de l’affirmation de la malice intrinsèque doit être plus précise. Dans ce domaine, le Magistère est-​il l’unique interprète de la loi naturelle ? Bien qu’une position bien déterminée ait été prise par le courant de la morale défendue par le Magistère, ce point de vue ne va pas tout simplement de soi. Il devra être confronté à la connaissance de la nature de l’ homme, au rapport entre la personne agissant librement et la réalité antérieure à cet agir. L’éthique théologique devra aussi se garder aujourd’hui de ne pas prendre suffisamment en compte le sensus fidelium des chrétiens et de noircir à l’excès la culture actuelle dans le domaine de la morale sexuelle. Toutes ces questions sont autant de perspectives qu’ouvre notre étude, et dont nous aborderons certains aspects plus loin.

III. 3. Principales difficultés En appliquant notre grille de lecture dans cette première partie de notre recherche, nous avons enregistré les principales difficultés suivantes :

224



K. RAHNER, Réflexions d’un théologien, dans K. RAHNER, Cardinal RENARD, B. HAERING, A propos de l’encyclique Humanae Vitae, Paris, Apostolat des éditions, 1968, p. 16.

Principales difficultés

123

III.3.1. Sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais A considérer la plupart des documents du Magistère analysés, il ressort que le sens de l’expression intrinsèquement mauvais est ambigu. En effet, dans la plupart des documents de Pie XI, Pie XII, Paul VI et Jean-​ Paul II, dans le cas de la contraception artificielle, l’expression « acte intrinsèquement mauvais » signifie, d’une façon ou d’une autre, un acte qui, en soi, est contraire à ce qui se fait habituellement dans l’ordre inscrit par Dieu dans la nature biologique de l’homme et de la femme. Mais l’on peut se demander s’il est normal de considérer tout acte qui ne suit pas l’ordre inscrit dans la nature biologique comme immoral, grave et criminel comme le font CC et HV par exemple. Serait-​il logique de considérer la nature biologique comme une norme absolue pour l’agir humain ?

III.3.2. Sur les critères de moralité Dans GS, dans le document de synthèse de la majorité et dans le Schéma du document de la paternité responsable, on renvoie aux critères à tirer de la nature même de la personne, ou encore de l’objet de l’acte, des intentions et des circonstances des personnes en cause. Dans beaucoup d’autres documents que nous avons analysés par contre, ces critères sont surtout la nature de l’acte ou les lois inscrites par Dieu dans les processus naturels de l’organisme. Dans ce dernier sens, les actes humains sont bons ou mauvais de par leur nature, sans prise en compte de facteurs d’ordre subjectif. Ce point de vue de la plupart des documents du Magistère situe le critère de moralité dans la transmission de la vie, principalement au niveau de l’objet de l’acte. L’acte est intrinsèquement mauvais si, par l’artifice de l’homme, l’objet de l’acte conjugal n’ouvre pas à la transmission de la vie. Pourtant, lorsqu’on considère les autres exemples des actes intrinsèquement mauvais donnés dans CC et dans HV (comme le blasphème, le vol, le meurtre et l’avortement), il apparaît que ces exemples incluent quelques circonstances dans leur qualification morale225. Il nous semble, par exemple, que le meurtre est défini en termes formels alors que la 225

Cf. J. MURTAGH, Intrinsic Evil. An examination of this concept and its place in current discussions on absolute moral norms, Rome, Pontificia Universitas Gregoriana, 1973.

124

Bilan de la première partie

contraception est définie en termes matériels. On peut alors se demander pourquoi CC, HV et beaucoup d’autres documents du Magistère catholique excluent les facteurs subjectifs de critères de moralité dans le cas de la contraception artificielle. Faut-​il entendre par « objet » la situation entière telle que présentée à la volonté ou seulement l’activité physique ?

III.3.3. Sur la nature et la loi naturelle Quand on applique le terme « nature » aux actes conjugaux dans les documents étudiés, ce concept renvoie soit à la nature de l’acte pris en lui-​même (CC, HV, Allocutions de Pie XII), soit à la nature des personnes en cause (GS, Document de synthèse de la majorité et Schéma du document de la paternité responsable). Dans CC, HV et les Allocutions de Pie XII, l’acte conjugal qualifié d’intrinsèquement mauvais est envisagé dans sa seule matérialité, dans le geste corporel qu’il implique, sans tenir compte du contexte personnel des sujets. Par contre, dans GS, par exemple, l’acte conjugal est jugé dans la mesure où il prend en compte le contexte personnel. Notre étude devra donc examiner s’il convient de rester dans une pensée binaire qui oppose « nature » à « l’œuvre humaine » ou à la culture. Nous préciserons la conception de la loi naturelle que nous voulons mettre en œuvre. Serait-​elle statique comme un réservoir où l’on puiserait des normes ou est-​elle anthropologique et donc dynamique ?

III.3.4. Sur la liberté et la responsabilité des époux De façon générale, dans CC, dans l’ état de la question de la minorité et dans HV, la responsabilité des époux paraît, à nos yeux, réduite à réaliser ce que la nature a en vue. L’expérience des époux n’est pas non plus suffisamment prise en considération. L’autonomie de la raison est considérée comme dangereuse. Il n’y a que GS, la majorité de membres de la commission pontificale chargée de préparer HV et le Schéma du document de la paternité responsable qui accordent une place suffisante à la conscience droite et au discernement des conjoints. La question qui se pose ici est celle de savoir si l’on peut arriver à des résultats éthiques convaincants lorsqu’on se passe de la conscience individuelle comme instance d’origine de la moralité. La conscience n’est-​elle pas le premier vicaire du Christ en nous ?

Principales difficultés

125

III.3.5. Recours aux Ecritures et à la Tradition Pour défendre leur point de vue sur la malice intrinsèque, Pie XI, Pie XII, Paul VI et Jean-​Paul II font parfois référence à l’Ecriture Sainte (HV dans une moindre mesure) et à la Tradition. Par exemple, le recours opéré par CC à l’Ecriture (crime d’Onan) pour qualifier la contraception d’acte intrinsèquement mauvais devra être analysé à la lumière de l’exégèse contemporaine. Dans ce document, ce crime d’Onan n’est pas rapporté à une situation équivalente à celle qu’il a dans la Bible. L’un des fondements de l’argument en faveur de la qualification de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais qui apparaît dans l’enseignement magistériel est le maintien de la doctrine de Pie XI (CC). On peut alors se poser trois questions à ce sujet : qu’est-​ce que la Tradition ? Le respect de la Tradition, en théologie, doit-​il être nécessairement une répétition de cette Tradition, en tout temps et en toute circonstance ? N’y a-​t-​il pas place pour l’inventivité de la raison humaine ? Mais avant de traiter toutes ces questions, il convient d’élargir notre ligne d’horizon en ne nous limitant pas seulement aux perspectives que nous ouvre l’état de la question de notre sujet dans les documents du Magistère. Etant donné que cette question fait l’objet d’un débat ouvert, il convient de poursuivre encore l’examen des présupposés anthropologico-​ théologiques de l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, cette fois par l’entremise de certains théologiens qui ont travaillé sur cette question. Comme il n’est pas possible de les aborder tous dans le cadre de notre travail, nous nous proposons d’engager le débat entre deux d’entre eux qui ont travaillé la question explicitement. Il s’agit du théologien belge Servais Pinckaers et du théologien allemand Peter Knauer.

DEUXIÈME PARTIE : VERS UNE LECTURE CRITIQUE DE PETER KNAUER ET DE SERVAIS PINCKAERS Après avoir délimité l’état de la question de notre étude dans les documents du Magistère, il convient maintenant, dans cette deuxième partie de notre travail, d’aborder l’apport de quelques théologiens qui ont réfléchi sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais. En effet, beaucoup a été écrit par les théologiens à propos de ce sujet226. Notre objectif n’est pas de tout inventorier. Mais en lien avec la première partie de notre dissertation, il est question de poursuivre l’examen des présupposés anthropologiques et théologiques de l’affirmation du mal intrinsèque chez certains théologiens de l’époque contemporaine. Quelle conception de la loi naturelle mettent-​ils en œuvre ? Quelles sont les méthodes qui conditionnent la relation de la morale avec les Saintes 226

A titre indicatif, nous pouvons citer : P. DELHAYE, Intrinsèquement déshonnête, dans Pour relire Humanae vitae, Gembloux, Duculot, 1970, p. 23–​34 ; J. FUCHS, « Intrinsece malum: Uberlegungen zu einem umstrittenen Begriff », dans Sittliche Normen: Zum Problem ihrer allgemeinen und unwandelbaren Geltung, Düsseldorf, Ed. W. Kerber, 1981, p. 74–​91 ; J.-​A . GRIFFIN, Intrinsece inhonestum and proportionate reason, developments in the understanding of absolute moral norms since ‘ humanae vitae’, Roma, Ed. Pontifical Lateran University, 1991 ; P. KNAUER, La détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet, dans Nouvelle Revue Théologique, Tome LXXXVII, n° 4 (1965), p. 356–​376 ; G. MARTELET, L’Existence humaine et l’amour. Pour mieux comprendre Humanae vitae, Paris, Desclée, 1969 ; J. MURTAGH, Intrinsic Evil. An examination of this concept and its place in current discussions on absolute moral norms, Rome, Pontificia Universitas Gregoriana, 1973 ; S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Editions Universitaires, 1986 ; PINTO DE OLIVEIRA, Actes intrinsèquement mauvais, dans Universalité et permanence des lois morales, Fribourg, Ed. Univ., 1986 ; K. RAHNER, Cardinal RENARD, B. HAERING, A propos de l’encyclique Humanae Vitae, Paris, Apostolat des éditions, 1968 ; RANWEZ (Mgr), Intrinsèquement mauvais ? dans La foi et le temps (mai–​juin 1969), p. 289–​295.

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Deuxième partie

Ecritures ? Quels sont, d’après eux, les critères de moralité dans la détermination de la malice intrinsèque d’un acte ? Et enfin, quelle place accordent-​ils à la liberté dans leurs démarches théologiques ? Dans cette deuxième partie, notre analyse sera faite par l’entremise de quelques auteurs qui ont abondamment étudié ce sujet et qui ont retenu notre attention. Il s’agit de Peter Knauer et de Servais Pinckaers. Notre choix de ces auteurs est dû au fait que ces deux pères (le premier jésuite et le second dominicain) sont parmi les théologiens qui ont abondamment écrit sur la question des actes intrinsèquement mauvais en se confrontant l’un à l’autre. Leurs écrits sur cette question ont eu un retentissement important. Ils sont représentatifs des deux principaux courants de la morale catholique actuelle sur le mal intrinsèque, à savoir le courant de la morale défendue par le Magistère pour Pinckaers et le courant éthique du principe de proportionnalité pour Knauer. Nous examinerons si l’approfondissement historique et doctrinal qu’ils ont donné au traitement de cette question peut être éclairant pour nous. En les confrontant, nous évaluerons les différents modèles de pensée qu’ils proposent en vérifiant s’ils peuvent faire apercevoir des horizons nouveaux à notre recherche. C’est pourquoi, cette étape de notre recherche comprendra trois chapitres. Nous étudierons la question des actes intrinsèquement mauvais chez Knauer dans le premier chapitre, et chez Pinckaers dans le deuxième chapitre. Le troisième chapitre, quant à lui, soulignera les points forts et les points faibles des arguments qu’ils avancent.

Chapitre I : Peter Knauer

Peter Knauer est un théologien allemand, né à Berlin en 1935 et membre de la compagnie de Jésus depuis 1963. Diplômé en philosophie à München et en théologie à Leuven, puis docteur en théologie à Münster, il fut durant de nombreuses années professeur de théologie en Autriche, en Israël et en Amérique latine. Après son éméritat en 2003, il devint et est encore actuellement collaborateur au Jesuit European Office à Bruxelles. Dans ses écrits, il veut repenser la question des actes intrinsèquement mauvais à partir du principe de proportionnalité. Pour Knauer, « la raison d’un acte est proportionnée, ou bien l’acte est proportionnée à sa raison, si cette raison (l’avantage recherchée par une action ou le dommage que l’action veut éviter), prise dans toute son universalité, c’est-​à-​dire dans l’ensemble de la réalité ou à long terme, sans restriction, n’est pas sapée »227. Dès lors, pour lui, toute action qui cause un dommage n’est pas nécessairement mauvaise moralement. C’est le principe de proportionnalité qui permettra de distinguer les actes dommageables et intrinsèquement mauvais, de ceux qui, bien que dommageables, ne sont pas mauvais en soi228. Le présent chapitre sera constitué de deux sections. La première porte sur l’étude d’un article de Knauer de 1965 qui, d’après nous, présente bien les intuitions de départ du théologien jésuite sur la détermination

227

Cf. P. KNAUER, Une éthique à partir du principe de proportionnalité, dans I. BERTEN et alii, Regards éthiques sur l’union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 42. 228 Cf. Ibidem, p. 23.

130

Peter Knauer

du bien et du mal. La seconde étudiera les éléments de son « éthique à partir du principe de proportionnalité »229.

I.1. La détermination du bien et du mal par le principe du double effet230 Le point de départ de ce jésuite, dans sa position sur les actes intrinsèquement mauvais, est la recherche des critères qui permettent de déterminer le bien et le mal moral. Selon lui, « on ne peut se contenter d’affirmer que le bien est ce qui nous ordonne à Dieu ou ce qui est conforme à la nature. Car le recours à Dieu n’est qu’une règle abstraite dans la mesure où il ne nous dit pas concrètement quels sont les actes qui nous ordonnent à Lui. Le recours à la nature est insuffisant, car l’ordre moral ne peut se réduire à ce qui se passe normalement dans la nature laissée à elle-​même »231. Knauer estime que « le principe fondamental de toute morale est celui qui nous permet de décider quand un bien ontologique est simplement bon et quand, au contraire, le mal ontologique l’emporte sur le bien et devient ainsi simplement mauvais »232. D’après lui, « c’est le principe du double effet qui joue ce rôle puisqu’ il permet de savoir quand un mal ontologique devient un mal moral et quand il est évincé par le bien »233. En effet, selon les théologiens traditionnels, dans les cas litigieux où une action a un effet double, c’est-​à-​dire l’un bon et l’autre mauvais, il est légitime de poser cet acte malgré l’effet mauvais qu’il entraîne, mais seulement à quatre conditions : –​ que l’acte (dont résulte le mal) soit en soi bon. Il ne doit pas être moralement mauvais ; –​ l’intention de l’agent doit être droite. Autrement dit, que l’intention porte directement sur l’effet bon et que l’effet mauvais soit sincèrement non voulu ;

229

Cf. Ibidem, p. 23–​42. 230 Cf. P. KNAUER, La détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet, dans Nouvelle Revue Théologique, Tome LXXXVII, n° 4 (1965), p. 356–​376. 231 Ibidem, p. 356. 232 Ibidem, p. 357. 233 Ibidem.

La détermination du bien et du mal par le double effet

131

–​ l’effet ontiquement mauvais doit être dans le même rapport causal immédiat que l’effet bon. En d’autres termes, l’effet mauvais doit être conséquent à l’effet bon ou du moins concomitant de sorte que jamais l’effet mauvais ne devienne un moyen pour atteindre l’effet bon ; –​ enfin, il doit y avoir pour agir, un motif proportionnellement grave pour produire indirectement le mal ontique234. Selon Knauer, le principe du double effet peut se comprendre en ces termes : « le sujet moral ne peut admettre un effet mauvais de son acte que si cet effet n’est qu’ indirect, étant compensé par une raison proportionnée »235. Dans l’action de se défendre contre une attaque, par exemple, on peut avoir un double effet : la conservation de sa propre vie et la mort de l’agresseur. Si l’agressé ne vise qu’à protéger sa vie, et repousse l’attaque avec la mesure opportune, même si l’agresseur en meurt –​cet effet n’étant qu’indirect –​, ce sera un cas de légitime défense, et donc pas un acte mauvais. C’est la proportion de l’acte à sa fin (critère de la raison proportionnée) qui rend un tel acte à double effet, licite. Par contre, si l’agressé exerce une violence plus grande qu’il ne convient et tue l’agresseur, un tel acte est mauvais236. Ce principe apparaît déjà chez saint Thomas d’Aquin qui l’établit pour résoudre un cas particulier de légitime défense. En effet, pour Thomas d’Aquin, en cas de légitime défense, pour que l’acte de celui qui se défend soit moral, il faut qu’il soit proportionné à sa raison. Ce qui signifie que les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui est en dehors de l’intention237. Cela revient à dire que la moralité d’un acte exige qu’il soit proportionné à la valeur qu’on veut poursuivre. Ainsi, la raison d’être d’un acte devient un élément constitutif dans le finis operis (l’objet moral de l’acte). Knauer précise, par ailleurs, que ce principe ne doit pas être interprété « dans un sens exclusivement attentif au déroulement physique de l’action. La raison qu’on se propose, lorsqu’on agit, ne reste pas extérieure à l’acte.

234

X. THEVENOT, Morale fondamentale, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 99. 235 P. KNAUER, art. cit., p. 357. 236 Cf. Ibidem, p. 373 ss. 237 SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme théologique IIa–​IIae, q. 64, a. 7.

132

Peter Knauer

L’ intention, loin d’ être une étiquette qu’on colle sur une action, devient un élément constitutif de l’objet de l’acte »238. Par rapport à la malice morale, Knauer affirme que « le mal à admettre éventuellement selon le principe du double effet n’est pas encore présupposé être le mal moral de celui qui s’ interroge à son sujet : ce n’est qu’après avoir appliqué le principe du double effet qu’on peut dire s’ il s’agit ou non d’un mal moral. Alors que le principe de la fin bonne incapable de justifier le moyen mauvais n’a d’application qu’après le jugement moral déjà négatif, le principe de double effet, au contraire, précède le jugement moral »239. C’est la méconnaissance de cette différence, estime Knauer, qui a obscurci certains grands débats comme celui sur l’emploi de contraceptifs. Les discussions ont souvent porté sur la question de savoir s’il fallait appliquer le principe de double effet ou celui de la fin bonne incapable de justifier le moyen. Il est évident que d’après Knauer, c’est plutôt le premier qu’il faut appliquer, parce qu’il précède le jugement moral et son application permet de préciser si un mal est pré-​moral ou moral. Il faut remarquer que dans la raison proportionnée chez Knauer, le bien à poursuivre ne s’identifie pas à un bien considéré supérieur aux autres, mais « il s’agit du bien plus urgent. C’est la plus grande urgence d’un bien qui l’ impose au choix du sujet »240. Cependant, « il ne s’agit pas d’une urgence d’un bien par rapport à l’autre, mais d’une urgence d’un bien pour l’autre »241. Cette approche semble avoir l’avantage de pouvoir tenir compte de la situation concrète du sujet agissant. Le jugement moral ne s’obtient ici qu’après avoir appliqué le principe au cas concret. Il varie donc selon les données objectives du cas ou de la situation. Dans cette manière de considérer l’agir, la première exigence de la morale ne consiste pas à admettre le mal, mais à faire le bien. L’exigence d’éviter le mal n’en est qu’une conséquence ultérieure.

238

P. KNAUER, art. cit., p. 358. 239 IDEM, op. cit., p. 360. 240 Ibidem, p. 368. 241 Ibidem, p. 373.

« Une éthique à partir de la proportionnalité »

133

I.2. « Une éthique à partir du principe de proportionnalité »242 A ce stade de notre recherche, notre grille de lecture ne porte pas directement sur la malice intrinsèque de la contraception. La réflexion porte sur les principes d’ordre fondamental pouvant conduire, chez Knauer, à la détermination de la malice intrinsèque d’une action. L’application de notre grille ne sera donc que partielle. A quelle condition une action peut-​elle être mauvaise en soi ? Nous l’avons déjà dit, pour Knauer, toute action dont la raison n’est pas proportionnée est intrinsèquement mauvaise. Mais, d’après lui, « une action peut aussi devenir mauvaise, bien que non intrinsèquement mauvaise, par le fait d’ être utilisée à rendre possible une action du même sujet qui, elle, est intrinsèquement mauvaise, ou aussi par le fait qu’une action précédente du même sujet, qui était intrinsèquement mauvaise, a été utilisée pour la rendre possible »243. Signalons qu’ici, l’ intrinsèquement mauvais ne renvoie pas à la pure matérialité d’un acte mais à son appréhension rationnelle (universelle). Ce qui est différent de l’ intrinsèquement mauvais dans les documents magistériels. Sur quoi se fonde cette raison proportionnée dont l’absence dans une action impliquerait un acte intrinsèquement mauvais ? Il nous est apparu que, chez Knauer, il ne suffit pas d’évoquer la volonté ou la Parole de Dieu pour fonder un acte mauvais en soi. Pour lui, la détermination d’un acte intrinsèquement mauvais se fonde sur d’autres critères bien précis de moralité –​que nous présenterons ci-​dessous –​, sur la loi naturelle, la liberté, et sur la maxime selon laquelle « la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais ». Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’étudier ces fondements.

I.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile Pour Knauer, il est évident que la morale se traite aussi dans le cadre des religions. Cependant, même dans ce cas, elle ne doit se fonder que sur la raison. Que des actions contre-​productives, ayant une structure 242

Cf. P. KNAUER, art. cit., p. 23–​42. 243 Ibidem, p. 41.

134

Peter Knauer

« d’exploitation excessive », soient « irresponsables » et « inhumaines », tout le monde peut le comprendre. Cette intuition n’a pas de présupposés religieux. Ceux qui veulent fonder la morale sur la religion nient par le fait même le « point d’attache » que pourrait avoir le message religieux chez ceux qui ne sont pas encore croyants244. D’après Knauer, « la foi chrétienne n’entraîne pas d’obligations morales supplémentaires. Elle veut seulement proposer la communion avec Dieu comme celui sans lequel rien ne subsisterait. La tâche des Eglises est d’annoncer la foi. Si elles se font aussi les défenseures de la morale, elles ne peuvent le faire que subsidiairement, et, ce faisant, elles ne peuvent se fonder à bon droit que sur des arguments de raison qui doivent toujours être ouverts aux questionnements. Une action n’est d’ailleurs pas mauvaise parce que la Bible le prétend ; même la Bible contient des passages expliquant qu’une action est mauvaise en se fondant sur la raison. Les commandements contenus dans la Bible sont le résultat d’une réflexion éthique. Les Ecritures elles-​mêmes considèrent que la raison est le don de Dieu pour tout homme (en témoignent Lc 10, 25–​35 ; Phil 4, 8) »245. Knauer considère que l’incarnation n’a en aucune mesure changé le contenu de la nature humaine, mais elle l’a, au contraire, assumé dans son intégrité ; pareillement et en conséquence, l’ordre surnaturel, loin de changer le contenu de l’éthique, l’assume à sa dimension propre et en consacre la valeur246. Knauer veut garantir l’autonomie rationnelle de la morale. C’est pourquoi, selon lui, « l’enseignement évangélique vient en surplus, dans le travail du moraliste, pour obtenir une confirmation ou une illustration »247. Il ne suffit donc pas, pour le moraliste, de s’appuyer uniquement sur l’Evangile pour déclarer qu’un acte est intrinsèquement mauvais.

I.2.2. Loi naturelle Dans la théologie de Knauer, le moraliste ne peut pas déduire des normes morales à partir d’une simple constatation des faits ou de la

244

Ibidem, p. 39. 245 Ibidem. 246 Cf. P. KNAUER, « La détermination du bien et du mal par le principe du double effet », dans Nouvelle Revue Théologique, n° LXXXVII, 1965, p. 376. 247 Ibidem.

« Une éthique à partir de la proportionnalité »

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nature humaine. Pour lui, la loi naturelle est un regard universalisant. « Elle vise ce qui est vrai dans la durée et dans l’ensemble de la réalité, en tant qu’elle nous est accessible et sans acception de personne, sans restriction à soi-​même ou à toute autre personne. C’est cela qui est visé lorsque l’ éthique se réclame d’une objectivité et lorsque l’on parle de loi morale naturelle ou objective, c’est-​à-​dire de loi morale fondée sur la réalité même »248. Fonder son jugement sur une telle loi est loin d’être du relativisme ou du subjectivisme.

I.2.3. Critères de moralité Knauer retient les trois critères classiques de la moralité concrète d’un acte. Il s’agit de l’objet (finis operis), de l’intention (finis operantis) et des circonstances (circumstantiae). Les deux premiers sont, selon lui, d’ordre qualitatif et le dernier est d’ordre quantitatif. Dans le cas de la coordination de plusieurs actions, la moralité d’un acte dépend de son intention qui coïncide avec l’objet de la seconde action. L’intention est alors l’objet voulu d’une action. C’est pourquoi, pour ce jésuite, « il n’y a pas de sens à parler d’ intention, en la distinguant de l’objet voulu, que si une action pleinement constituée par son objet propre est en outre ordonnée pour rendre possible une autre action ; alors l’objet de cette dernière entre dans la première action comme intention déjà présente en elle »249.

I.2.4. Liberté Pour Knauer, la liberté est la « faculté d’autodétermination ». C’est pourquoi il appartient au sujet de concilier le caractère déterminé de sa connaissance avec la possibilité de choisir librement. « La décision de choisir se réfère à un savoir (il y a un avantage ou pas). Pourtant, bien qu’ il guide la décision, ce savoir ne la détermine pas. C’est la faculté d’auto-​ détermination qui détermine cette décision »250. L’analyse éthique consiste

248

P. KNAUER, Une éthique à partir du principe de proportionnalité, dans I. BERTEN et alii, Regards éthiques sur l’union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 31. 249 Ibidem, p. 41. 250 Ibidem.

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Peter Knauer

à évaluer si notre décision est en proportion avec l’avantage recherché251. La dignité humaine consiste justement dans le fait que l’homme peut être le sujet d’actions dont il est responsable. A ce niveau, une question mérite d’être posée : que dire de la dignité des enfants ou des sujets qui ne sont pas capables de faire cette distinction ? Knauer ne le précise pas.

I.2.5. « La fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais » Cette maxime, une des pierres de touche de toute éthique est, selon Knauer, une application du principe de proportionnalité. « Elle se réfère à la combinaison de plusieurs actions, par exemple, torturer quelqu’un pour avoir une information. L’action de torturer (première action) n’a pas de raison proportionnée, elle est donc intrinsèquement mauvaise. Elle ne peut pas être assainie, même si elle est accomplie en vue de rendre possible une deuxième action (obtenir une information nécessaire) qui, elle, en soi, serait bonne »252. D’ailleurs, comme le dit Knauer, « par le moyen de la torture, on peut obtenir n’ importe quel aveu, mais sans la moindre garantie de sa vérité. C’est pourquoi dans la torture, on provoque la douleur sans raison proportionnée »253. Bref, dans l’œuvre de Knauer, on n’applique la maxime « la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais » que lorsqu’il s’agit de deux actions différentes (comme dans l’exemple de la torture pour avoir une information nécessaire). En cas d’absence de raison proportionnée, une action reste intrinsèquement mauvaise même si cette action est ordonnée à rendre possible une autre action qui, elle, ne serait pas mauvaise en soi.

I.3. Récapitulation Dans le traitement de la question des actes intrinsèquement mauvais, Peter Knauer propose de partir de la raison, comprise comme expression de la loi naturelle. Sur cette base, il estime élaborer une éthique qui s’adresserait à tout homme qui fait un usage convenable de sa raison. Il place cette méthode sous l’égide de Thomas d’Aquin pour qui, « la grâce ne détruit pas la nature, mais la présuppose et la perfectionne ». D’après lui, 251

Ibidem, p. 27. 252 Ibidem. 253 Ibidem, p. 38.

Récapitulation

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dans cette perspective, il convient de se pencher d’abord sur la morale naturelle et sur la raison puisque la foi et la grâce ne feront que confirmer cette base humaine si elle est bien déterminée par la raison. Partant de ces considérations, Knauer considère que toute action qui cause un dommage n’est pas nécessairement une action intrinsèquement mauvaise. Un acte ne peut être intrinsèquement mauvais que s’il cause un dommage sans raison proportionnée. Il y a raison proportionnée, lorsque l’acte est proportionné à la valeur qu’il poursuit. Lorsque cette raison fait défaut, l’acte est intrinsèquement mauvais. Il ne suffit donc pas d’évoquer Dieu ou sa Parole, ou encore le simple fait de « suivre la nature humaine » pour déterminer le bien ou le mal moral. Ces deux critères sont insuffisants, d’après Knauer. L’ordre moral ne peut se réduire simplement à la volonté de Dieu ou à ce qui se passe dans la nature, sans une herméneutique de ces éléments par le sujet agissant. Nous vérifierons la pertinence de ces arguments et de la démarche de Knauer dans le troisième chapitre de cette partie. Mais signalons déjà que cet apport de Knauer au débat sur le problème du mal intrinsèque n’a pas fait l’unanimité parmi les théologiens. L’un des auteurs qui critiquent sévèrement ses idées est Servais Pinckaers. Ce dernier lui reproche d’avoir élaboré un système proportionnaliste et même conséquentialiste dans le traitement de la question des actes intrinsèquement mauvais. Le chapitre qui suit évaluera l’œuvre de Servais Pinckaers en étudiant son apport sur le problème du mal intrinsèque. A la fin de ce chapitre, nous ferons quelques considérations d’ensemble sur les deux auteurs, en soulignant leurs points forts et leurs points faibles.

Chapitre II : Servais Pinckaers

Servais-​ Théodore Pinckaers est né le 30 octobre 1925 à Liège. Membre de l’ordre dominicain depuis 1945, il étudie la philosophie et la théologie au Studium de la Sartre à Huy, en Belgique, puis obtient un doctorat en théologie à l’Université pontificale Saint-​Thomas d’Aquin à Rome. Il a œuvré pendant plusieurs années comme professeur, d’abord à la Sartre en Belgique, puis à Fribourg en Suisse, où il fut doyen de la faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Pinckaers a aussi travaillé comme consulteur à la Congrégation pour l’éducation catholique. Il a siégé comme membre de la Commission Théologique Internationale, de la Commission chargée de rédiger le Catéchisme de l’Eglise Catholique (1992) et membre de la Commission préparatoire de l’encyclique Veritatis Splendor (1993). Ces deux documents du Magistère qui visaient à « corriger des erreurs largement répandues en théologie morale » après le Concile et la publication de HV, erreurs qui, selon le Magistère, ont persisté jusqu’aujourd’hui, portent une empreinte des intuitions morales de Servais Pinckaers254. La pensée théologique de Pinckaers sur les actes intrinsèquement mauvais est donc à situer également dans la ligne des orientations anthropologiques et philosophiques défendues par le Saint-​ Siège, depuis l’après Concile et plus précisément dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique et dans Veritatis Splendor. Parmi les honneurs reçus par Pinckaers, nous pouvons retenir le titre de Magister de sacra theologia en 1990. Il s’agit de l’honneur académique

254

Cf. R. CESSARIO, Hommage au Père Servais Pinckaers : l’ importance de son œuvre, dans M. SHERWIN et C.S. TITUS, Renouveler toutes choses en Christ. Vers un renouveau thomiste de la théologie morale, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2009, p. 16.

140

Servais Pinckaers

le plus élevé que décerne l’ordre des Dominicains à ceux qui se distinguent brillamment en théologie. Enfin, notre auteur a aussi reçu un doctorat honoris causa italien en théologie de mariage et de la famille, à l’Université pontificale du Latran en 2000. Servais Pinckaers est l’un des rares théologiens de notre temps qui a écrit un ouvrage sur les actes intrinsèquement mauvais255, sujet à la fois complexe et délicat. Son objectif est de donner un approfondissement historique et doctrinal à cette question256. Il se dit soucieux de répondre à l’appel lancé par le Concile Vatican II au renouvellement de la science morale pour éviter une certaine étroitesse de vue et des lacunes dues à une orientation individualiste, à un certain juridisme et au détachement par rapport aux sources de la morale. Il voudrait surtout faire face au courant théologique qu’il qualifie de « subjectivisme moderne ». Il s’agit pour lui du courant proportionnaliste auquel il reproche de s’être appuyé sur la casuistique et sur le relativisme nominaliste. Avant d’étudier les fondements anthropologiques et théologiques sur lesquels s’appuie son point de vue sur la question des actes intrinsèquement mauvais, nous proposons de voir d’abord quelques éléments de sa critique faite au proportionnalisme et à Knauer. Cela nous semble nécessaire car nous considérons cette critique comme la porte d’entrée de sa pensée sur le mal intrinsèque.

II.1. Généralités Pinckaers constate que, après HV, « la tentation est grande chez les moralistes de préférer la voie large du monde à la voie étroite de l’Evangile, sans faire les discernements nécessaires ni assez prévoir les issues »257. Autrement dit, pour Pinckaers, la réaction des théologiens qui ne partagent pas l’opinion de l’encyclique entraîne un « courant critique et novateur qui s’efforce de construire une légitimation théologique et rationnelle de leurs opinions plus larges sur les problèmes moraux concrets, au sein même de l’ édifice

255

S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Editions Universitaires de Fribourg, 1986. 256 Ibidem, p. 21. 257 Ibidem, p. 67.

Généralités

141

moral classique, avec une attention particulière aux apports et perspectives de la pensée actuelle »258. D’après ce dominicain, à cause de sa force logique, l’article de Peter Knauer sur « la détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet » (article que nous avons déjà examiné) est l’une des publications les plus représentatives de ce courant novateur. Il écrit, à ce propos : « cet article contient déjà, pour l’essentiel, tous les éléments qui caractérisent la nouvelle systématisation de la morale que d’autres complèteront à leur manière »259. A cause de l’importance décisive que l’article de Knauer attribue au principe de la raison proportionnée, Pinckaers qualifie le système moral élaboré par Knauer, dans son article cité ci-​dessus, de « proportionnalisme ». Il estime que cet article constitue le modèle du proportionnalisme et en livre des traits essentiels260. Selon Pinckaers, Knauer reprend à la casuistique les catégories, les cadres et les perspectives en y intégrant quelques éléments nouveaux empruntés à l’éthique des valeurs. Cela saute aux yeux, d’après lui, puisque « la théorie de la cause à double effet, qui n’avait qu’un usage limité dans la casuistique traditionnelle pour la solution de certains cas difficiles, devient une catégorie universelle en morale, et se voit interprétée non plus à partir de sa première condition et du principe qu’on ne peut faire ce qui est mal en soi pour atteindre un bien, mais à partir de sa dernière condition, la raison proportionnée qui doit désormais déterminer ce qui est bien ou mal »261. Pinckaers qualifie ce changement de « révolutionnaire », car il entraîne « le passage d’une morale axée sur la relation de l’acte à son objet lui conférant une qualité morale en soi, indépendante de la finalité du sujet, à une morale axée sur la finalité du sujet qui devient constructive de l’objet lui-​ même par le moyen de la raison proportionnée »262. C’est là une des divergences fondamentales entre Knauer et Pinckaers. Nous y reviendrons dans notre partie évaluative (cf. troisième chapitre de cette deuxième partie de notre étude). La généralisation de la théorie de la cause à double effet et la priorité donnée à la finalité de l’acte, chez Knauer, conduit Pinckaers à considérer 258

259 260 261 262

Ibidem, p. 68. Ibidem, p. 72. Ibidem, p. 75. Ibidem, p. 75–​76. Ibidem, p. 75.

142

Servais Pinckaers

que le système de la raison proportionnée est une variante du « conséquentialisme », puisqu’il conduit à considérer avant tout les conséquences de l’acte humain, et transforme le jugement moral en une pondération ou une balance qui s’établit entre les avantages et les désavantages de l’acte. Dans ce système, l’acte est mauvais si les conséquences mauvaises l’emportent, et il est bon dans le cas contraire263. Nous vérifierons dans le troisième chapitre de cette partie s’il est logique d’identifier le principe de proportionnalité défendu par Knauer au proportionnalisme ou au conséquentialisme, comme le prétend Pinckaers. Cependant, soulignons que Pinckaers considère la question des actes intrinsèquement mauvais comme le point de fixation de la moralité objective. Pour étayer sa pensée, ce dominicain recourt à saint Thomas d’Aquin et à la théologie des Pères. Car il estime que ceux-​ci ont élaboré une morale en rapport étroit avec l’Ecriture et la Tradition. Le recours à Thomas d’Aquin est aussi justifié, chez lui, par le fait que le proportionnalisme qu’il veut critiquer aurait fait une lecture trop étroite dans l’interprétation du rôle de la finalité chez Thomas. Après ces considérations générales de la pensée de Pinckaers sur la question des actes intrinsèquement mauvais, examinons certains fondements anthropologico-​théologiques sur lesquels s’appuie sa vision de cette question.

II.2. Fondements anthropologico-​théologiques Il s’agit pour nous d’exposer ici la façon dont Pinckaers conçoit le rapport entre la morale et l’Evangile, la loi naturelle, les critères de moralité dans la détermination du mal intrinsèque et la liberté qu’il met en œuvre lorsqu’il aborde la question des actes intrinsèquement mauvais.

II.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile S’appuyant sur des Pères de l’Eglise et de grands scolastiques qui alimentaient continuellement et méthodiquement leurs enseignements par l’Ecriture qu’ils citaient sans cesse, Pinkaers exprime la question du

263

Cf. Ibidem.

Fondements anthropologico-théologiques

143

rapport entre morale et Ecriture ou celle du rapport entre raison et foi, en la reliant à l’interprétation du fameux principe de saint Thomas souvent cité : « Gratia non tollit, non destruit naturam, sed perficit eam ». Dans son interprétation de ce principe, Pinckaers estime que parmi les sources de la théologie morale, on doit considérer en premier lieu la foi, la grâce et l’Ecriture et non d’abord la raison et la nature humaine. Il écrit : « N’ayez pas crainte de vous livrer à la grâce, à la foi, à la révélation, car loin de nuire à votre nature et à votre raison, elles les confirmeront, développeront et perfectionneront »264. Pour le moraliste, poursuit Pinckaers, « cela signifie qu’ il convient d’accorder à la loi nouvelle exprimée dans le sermon sur la montagne, la priorité sur la loi du décalogue et la loi naturelle même, de rendre à la foi sa dimension pratique comme source première de l’agir chrétien »265. Il en résulte donc que la foi et l’Ecriture sont placées comme sources premières de la théologie morale chez lui. Une telle conception de la morale chrétienne, estime Pinckaers, correspond à la méthode théologique des Pères, ainsi qu’aux perspectives de Thomas d’Aquin dans sa Somme : s’adressant aux chrétiens comme aux païens, saint Thomas a voulu faire œuvre de prédicateur de l’Evangile en démontrant la correspondance de cet enseignement avec la raison humaine comme avec les aspirations de la nature et du cœur de l’homme. Nous venons d’exposer la morale chrétienne par ce qui lui advient d’en haut (l’Esprit Saint), d’après Pinckaers. Nous allons à présent la considérer dans sa relation avec la nature humaine.

II.2.2. Loi naturelle Pinckaers définit la loi naturelle comme « une sorte d’ inclination ou d’aspiration naturelle. Une spontanéité première que nous pouvons deviner dans l’ éclair de l’ intuition de l’esprit ou dans l’ élan primitif de l’amour »266. Inscrite par Dieu au fond de l’être, elle n’agit pas par contrainte mais plutôt par attrait. Il distingue cinq inclinations (instincts spirituels primitifs) qui « fondent la loi naturelle en nous. La première est l’ inclination naturelle au bien. Cet attrait est exprimé dans le décalogue par les deux commandements 264

Ibidem, p. 99. 265 Ibidem, p. 100. 266 S. PINCKAERS, Morale catholique, Paris, Cerf, 1991, p. 106.

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Servais Pinckaers

de l’amour de Dieu et du prochain qui contiennent la Loi entière. Elle pose le fondement des droits et des devoirs que précisent les autres inclinations »267. La deuxième est l’inclination naturelle à la conservation de l’être. Elle s’exprime dans le cinquième commandement du décalogue : « tu ne tueras pas »268. La troisième est l’inclination sexuelle qui s’accomplit dans le mariage. Puisqu’elle engage la personnalité tout entière par les liens de l’affection, elle a besoin d’être réglée pour se développer convenablement269. Dans le décalogue, elle s’exprime par le quatrième commandement qui prescrit le respect des parents, le sixième qui défend la luxure et le neuvième qui lie la génération au mariage. La quatrième est l’inclination à la connaissance de la vérité. Le huitième commandement du décalogue qui interdit le faux témoignage et le mensonge est concerné par cette inclination. La cinquième inclination naturelle porte sur la vie en société. Cette aspiration repose sur le besoin que nous avons de nous associer aux autres. Sa règle est l’établissement de l’égalité dans les échanges. Sa fin est l’harmonie et la paix 270. Ainsi entendue, la loi naturelle n’est pas extérieure à nous. Elle est infuse, intérieure à l’homme, reçue de naissance, inscrite par Dieu dans le cœur de l’homme créé à son image. De là, provient l’opinion, chez Pinckaers, que la moralité, fondée sur cette loi naturelle, n’est pas un artifice nécessaire à la vie sociale qui peut varier au gré des époques, des cultures et peut même dépendre des législations civiles ou des décisions majoritaires, puisque selon lui, l’être humain ne devient pas moral sous pression d’une loi édictée par Dieu, par l’Eglise, par la société ou par la coutume. Il devient moral en se tournant vers ces sources intimes qui irriguent l’esprit et le cœur. Ce faisant, Pinckaers ne nous dit pas qui interprète la loi naturelle. Si la moralité ne peut varier selon les époques et les cultures, comment faire pour vivre la diversité et le dynamisme de cette remontée vers nos sources intimes ? Ne peut-​on pas interpréter la loi naturelle indépendamment du Magistère ou de la théologie ?

267

Ibidem, p. 110. 268 Cf. Ibidem, p. 112. 269 Cf. Ibidem, p. 114. 270 Cf. Ibidem, p. 118.

Fondements anthropologico-théologiques

145

II.2.3 Liberté Pinckaers aborde la liberté en lien avec la loi naturelle. C’est cette dernière qui est à l’origine de la liberté humaine. L’être humain est libre à cause de ces inclinations naturelles et non malgré elles. L’homme découvre sa liberté en réinterprétant la loi naturelle, comme une loi dynamique intérieure et non comme une loi extérieure et limitative qui le contraint. C’est en vivant de cette liberté que l’homme découvre sa véritable nature (attrait au bien, à la vérité et à l’amour). Ainsi, la liberté s’enracine dans un désir du bonheur qui va au-​delà de toute considération d’utilité ou de plaisir sensible. Ce désir du bonheur doit être capable de s’ouvrir et de se coordonner à la charité qui lui offre même son fondement271. Dans son analyse éthique, Pinckaers distingue deux formes de liberté : la liberté de qualité et la liberté d’ indifférence. La première engendre les morales du bonheur et la seconde inspire les morales de l’obligation. En effet, selon Pinckaers, tout se joue ici autour de l’interprétation du libre arbitre272 . « Si on le considère, à la suite de Thomas d’Aquin, comme un pouvoir de choix qui dérive de la raison et de la volonté, inspiré par l’aspiration à la vérité, au bien et au bonheur, on l’appellera alors liberté de qualité. Cette liberté est comprise comme un pouvoir d’accomplir des actions qui ont qualité de vérité et de bien, même s’ il lui arrive de défaillir et de mal faire »273. Par contre, lorsqu’on considère le libre arbitre, dans l’optique de Guillaume d’Occam, comme une faculté qui précède la raison et la volonté, on tombe dans une liberté d’ indifférence que Pinckaers comprend comme un pouvoir de choisir entre les contraires, entre le bien et le mal, indifféremment. Il apparaît que chez Pinckaers, définir le libre arbitre comme faculté première de l’homme dont l’acte ne dépend originellement que de sa décision, c’est refuser de reconnaître que les inclinations naturelles au bonheur, à la vérité et au bien sont à la source de la liberté. C’est aussi soumettre la nature au libre arbitre de l’homme. Autrement dit, selon Pinckaers, l’idéal de l’homme ne doit pas être la domination ou l’asservissement de la nature (dominari naturam) ; l’homme libre est plutôt 271

Cf. S. PINCKAERS, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Ed. Universitaires, 1985, p. 466. 272 Le libre arbitre c’est la faculté de la raison et de la volonté par laquelle on choisit le bien avec l’assistance de la grâce, ou le mal sans cette assistance. 273 S. PINCKAERS, La morale catholique, Paris, Cerf, 1991, p. 75.

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Servais Pinckaers

appelé à suivre la nature (sequi naturam)274. Cette conclusion de Pinckaers pose problème si nous l’appliquons au domaine de la transmission de la vie par exemple. Peut-​on fonder l’agir éthique sur le simple fait de suivre le processus naturel de l’organisme humain ? L’homme libre, créé à l’image de Dieu, n’a-​t-​il pas mission de réguler, d’administrer sa nature ?

II.2.4. Critères de moralité Dans son effort pour aborder le problème des actes intrinsèquement mauvais, Pinckaers fait deux mises au point importantes qui caractérisent sa vision des critères de moralité. Ces mises au point portent d’abord sur la conception de la finalité et de l’objectivité, ensuite sur l’ordre pré-​ moral et l’ordre moral. 1  Conception de la finalité C’est en critiquant le système de la raison proportionnée que Pinckaers présente sa conception de la finalité. Pour rappel, ce système privilégie la relation de l’acte à sa fin. Dans cette perspective, le moyen doit être proportionné à la finalité de l’acte. Pour Pinckaers, une telle perspective ressemble à l’idée qui prédomine dans la technique moderne. Selon lui, la finalité morale est au-​delà de l’ordre de l’utile. Il existe une nette différence entre la finalité morale et celle de type technique. Il écrit à ce propos : « la différence entre la finalité de type technique et la finalité morale consiste principalement en ceci : la première fait abstraction de la nature des réalités prises comme moyen et fin, ne considérant que leurs qualités utiles, de sorte que toute chose peut devenir un moyen pour une fin, comme aussi être prise comme fin pour une série de moyens. Au contraire, la finalité morale est déterminée par la nature même des réalités, de sorte que certaines seront des fins par leur nature et ne pourront jamais, comme telles, être prises légitimement comme moyens, tandis que d’autres seront, par nature, des moyens et ne pourront jamais être prises proprement comme des fins »275.

274

Cf. Ibidem, p. 77. 275 S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Editions Universitaires de Fribourg, 1986, p. 86.

Fondements anthropologico-théologiques

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D’après lui, on a la nette impression qu’avec la finalité de type technique, on peut considérer toute réalité comme moyen pour atteindre une fin. Tout est régi par ce qui est utile pour le sujet ou par la finalité que vise le sujet agissant. Par contre, la finalité morale tient compte de la nature de ce qu’elle atteint, de sorte qu’elle ne peut réduire cette réalité à l’utilité de quelqu’un quand sa propre nature s’y oppose. Ainsi estime-​t-​ il que la finalité morale est objective parce qu’elle tient sa valeur de son objet et, en fin de compte, de Dieu (qui est la vraie béatitude)276. Cette finalité dite objective suppose, selon Pinckaers, « une pénétration jusque dans l’en soi, jusqu’ à l’ intériorité de la réalité personnelle, pour fonder ainsi une moralité qu’on peut nommer intrinsèque dans un sens beaucoup plus profond que ne l’entendait la casuistique »277. Dès lors, Pinckaers estime être dans la continuité avec la pensée théologique des Pères et de Thomas d’Aquin. Car ces derniers ont donné une réponse objective à la question du bonheur, contrairement aux philosophes qui situaient le bonheur proprement dans l’épanouissement de l’homme ou dans la vertu. 2  Ordre pré-​moral et ordre moral La deuxième mise au point de Pinckaers porte sur « l’ établissement, chez les proportionnalistes, avant l’ordre moral d’un ordre ontique où se déroulerait le jugement de pondération entre les biens, les effets ou les conséquences pré-​morales. L’ordre moral consiste alors proprement dans l’engagement de la volonté à l’ égard du résultat de ce jugement de type technique »278. Pour Pinckaers, cette vision proportionnaliste des choses est, de façon indue, réductrice des biens et des maux et correspond à une conception trop subjective de la dimension morale. Pourquoi ? Parce que, à son avis, le découpage de la réalité ou du réel humain n’est pas caractéristique de la morale. Celle-​ci saisit la réalité humaine ou la réalité concrète où se produit l’action comme un tout.

276

Cf. S. PINCKAERS, Le renouveau de la morale : études pour une morale fidèle à ses sources et à sa mission présente, Paris, Téqui, 1979, p. 143. 277 S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Editions Universitaires de Fribourg, 1986, p. 89. 278 Ibidem, p. 90–​91.

148

Servais Pinckaers

Pour étayer sa pensée, un des exemples que l’auteur donne est le fait d’enlever la vie à une personne. Selon lui, au regard de la morale, cet acte n’est pas pré-​moral et neutre, même s’il n’y a pas encore de qualification morale dans l’expression. Du fait que l’acte affecte la vie d’un homme en sa nature même, il est déjà en soi un objet moral qui provoque dans le sujet des sentiments et des comportements moraux279. A ce niveau, nous avons l’impression qu’au regard de la morale, il n’y a pas, chez Pinckaers, une nette différence entre le fait d’enlever la vie à une personne et la légitime défense. C’est là, nous semble-​t-​il, une des conséquences du privilège qu’il accorde à l’objet de l’acte au détriment de l’intention et des circonstances dans son approche. Avec cette mise au point, Pinckaers critique la base du proportionnalisme qui situe la morale uniquement dans l’engagement intentionnel de la volonté ou dans la visée intentionnelle du sujet agissant. Selon lui, dans la moralité objective, il y a une « correspondance entre le sujet et la réalité objective qui, prise dans sa totalité, est déjà un bien moral par sa relation à une personne, à autrui ou à Dieu »280.

II.3. Récapitulation La préoccupation de Servais Pinckaers est de plaider pour une moralité objective. Il propose une redécouverte de la finalité morale ; celle-​ci est au-​delà de l’utile parce qu’elle tient sa valeur de son objet et de Dieu qui est la fin ultime de l’homme. En plus, pour lui, on ne doit pas séparer le niveau moral du niveau pré-​moral, ou le niveau de la bonté de celui de la justesse, comme le fait Peter Knauer. Il faut plutôt les distinguer en vue de les unir pour parvenir à un jugement moral adéquat. Ainsi, la moralité n’est pas à situer au niveau de la convenance mais plutôt au niveau de l’objet de l’acte lui-​même. Dans cette ligne, il est aussi important, selon Pinckaers, de toujours considérer la foi, la grâce et l’Ecriture comme sources premières de la morale. Celle-​ci n’a pas à s’alimenter seulement au niveau de la raison, de la nature ou des relations humaines. Elle doit d’abord se construire à partir de la Parole de Dieu, supérieure à toute science.

279

Cf. Ibidem, p. 91. 280 Ibidem.

Récapitulation

149

D’après Servais Pinckaers, affirmer l’existence des actes intrinsèquement mauvais, c’est parler d’un acte opposé au vrai bien de l’homme, ou d’un acte qui, en lui-​même est mauvais et ne peut être permis ou choisi positivement parce que son objet est vicié. Selon lui, l’objet d’un acte n’est pas une chose parfaitement neutre, un en-​soi d’ordre impersonnel, recevant son sens humain du pour-​soi qu’est le sujet. Pour lui, quand la morale classique parle de la « malice objective » de certaines conduites, cette expression doit indéniablement s’entendre en fonction du sens formel que revêt le terme objet dans l’éthique de saint Thomas. Ainsi « objectivement déshonnête » signifie exactement la même chose que « intrinsèquement mauvais » –​attribut qui énonce que l’agir en cause est irrémédiablement pervers de par soi. C’est dans ce sens-​là d’ailleurs que les déclarations récentes du Magistère de l’Eglise ont employé ces qualifications. Le tort des pourfendeurs de l’enseignement magistériel qu’il dénonce, s’enracine, selon lui, dans un préjugé d’ordre épistémologique, car pour lui, la valeur primaire de notre agir ne dérive pas de notre vouloir ou d’une raison dite suffisante puisque notre liberté se spécifie elle-​même par son objet, à savoir par l’agir auquel elle se décide281. En prêtant à l’agent une compétence pratiquement illimitée dans la détermination du sens de son agir, on arrive en fait, pense Pinckaers, à la loi du plus fort. Il considère que le refus d’un absolu au niveau de l’agir, s’imposant inconditionnellement à toute liberté, implique la négation d’un Absolu au niveau de l’être. Dans le chapitre qui suit, nous proposons d’évaluer théologiquement la pertinence de cette approche en la confrontant à celle de Knauer étudiée dans le premier chapitre de cette partie de notre ouvrage.

281

Cf. Ibidem, p. 428.

Chapitre III : Bilan de la deuxième partie

Dans ce troisième chapitre qui évalue les deux premiers de cette partie, notre démarche ne consiste pas à entrer dans une vision polémique qui polariserait le débat entre Servais Pinckaers et Peter Knauer. Il s’agit à présent pour nous d’identifier les acquis de leur travail et de relever les difficultés de certaines de leurs idées. Mais avant cela, il convient de dégager quelques considérations d’ensemble sur les deux auteurs étudiés.

III.1. Considérations d’ensemble Schématisons, à travers un tableau, les notions clés utilisées pour aborder le problème de la malice intrinsèque chez les deux théologiens étudiés.

Rapport Morale et Evangile

L’Evangile et la foi chrétienne n’apportent pas de normes nouvelles. Dans cette situation, le meilleur de l’effort du moraliste se portera évidemment sur le plan naturel et rationnel. L’enseignement évangélique viendra en surplus, dans son travail, pour obtenir une confirmation ou une illustration

Parmi les sources de la théologie morale, on doit considérer en premier lieu la foi, la grâce et l’Ecriture et non d’abord la raison et la nature humaine.

Acte intrinsèquement mauvais

Un acte qui cause ou qui permet un dommage sans raison proportionnée

Un acte qui, en lui-​ même est mauvais ne peut être permis ou choisi positivement parce que son objet est vicié.

KNAUER

PINCKAERS

Objet, intention, circonstances. Mais l’objet d’un acte n’est pas une chose parfaitement neutre, un en-​soi d’ordre impersonnel recevant son sens humain du pour-​soi qu’est le sujet. C’est l’objet qui est l’élément déterminant de la moralité

L’objet ( finis operis), l’intention ( finis operantis) et les circonstances (circumstantiae) constituent les critères de moralité. Les deux premiers sont d’ordre qualitatif et le dernier est d’ordre quantitatif. Pour Knauer, l’objet d’un acte n’est rien d’autre que sa raison proportionnée. Et cette raison proportionnée est toujours voulue, donc intentionnelle

Critères de moralité

Deux sortes de liberté : 1° Liberté de qualité : pouvoir de choisir qui dérive de la raison et de la volonté et qui est inspiré par l’aspiration à la vérité, au bien et au bonheur. 2° Liberté d’ indifférence : pouvoir de choisir entre les contraires, entre le bien et le mal, indifféremment

Faculté d’autodétermination. Il appartient au sujet de concilier le caractère déterminé de sa connaissance par son objet avec la possibilité de choisir librement

Liberté

152

Elle est infuse, intérieure à l’homme, reçue de naissance, inscrite par Dieu dans le cœur de l’homme créé à son image. L’idéal de l’homme ne doit pas être la domination ou l’asservissement de la nature (dominari naturam), mais plutôt l’homme libre qui est appelé suivre la nature (sequi naturam)

Le moraliste ne peut pas déduire des normes morales à partir d’une simple constatation des faits ou de la nature humaine. Pour lui, la loi naturelle nécessite une prémisse, impliquant un désir ; c’est-​à-​dire la recherche d’un avantage, d’une chose dont il est de facto possible pour qui que ce soit (ce qui ne veut pas dire pour tout le monde) de vouloir le rechercher. Il s’agit d’un regard universalisant fondé sur la réalité même.

Loi naturelle

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Bilan de la deuxième partie

Considérations d’ensemble

153

A la lecture de ce tableau, il apparaît que l’ intrinsèquement mauvais n’est pas compris, explicité et construit de la même manière chez les deux auteurs. La discussion semble porter essentiellement sur la détermination des critères de moralité des actes humains (matériaux de base de toute analyse éthique sur la question des actes intrinsèquement mauvais). Nous avons constaté que les deux auteurs s’appuient sur les critères de moralité que sont l’objet de l’acte, l’intention du sujet et les circonstances, tels que présentés par Thomas d’Aquin. Mais chacun les interprète différemment. Servais Pinckaers souligne la primauté de l’objet de l’acte dans le jugement moral chez Thomas d’Aquin. Peter Knauer, par contre, estime que, chez l’Aquinate, c’est la finalité ou l’intention qui est première dans la qualification morale d’un acte. Ces deux perspectives différentes entraînent naturellement des conclusions différentes lorsqu’on les applique au cas de la contraception artificielle. En privilégiant « une morale axée sur la finalité du sujet qui devient constructive de l’objet lui-​même par le moyen de la raison proportionnée », on peut arriver à prouver que toute contraception artificielle n’est pas nécessairement intrinsèquement mauvaise, puisque le jugement moral peut dépendre d’un ensemble de finalités et de circonstances, objectives ou subjectives, dont beaucoup sont évidemment variables. En revanche, en allant dans le sens d’une « morale axée sur la relation de l’acte à son objet lui conférant une qualité morale en soi, indépendante de la finalité du sujet » et des circonstances, on peut arriver à affirmer que toute contraception artificielle est intrinsèquement mauvaise. Car, pour cette orientation, l’objet de l’acte conjugal (et même sa finalité) est considérée comme étant d’abord l’ouverture à la vie. Et puisque la contraception artificielle n’ouvre pas à la vie, elle est intrinsèquement mauvaise, d’après cette perspective, dans la mesure où la valeur morale est d’abord relative à l’objet de l’acte. Ici, l’adverbe intrinsèquement a tout son sens puisqu’il n’y a que l’objet qui compte dans la qualification morale d’un acte, l’intention restant secondaire. Ces arguments posent question. Que faut-​il entendre par « objet de l’acte », et « finalité » ? De quoi dépend la valeur morale d’un acte ? Quelle est la place de la capacité de l’autodétermination si l’intention n’intervient pas dans la détermination de la moralité ? Un détour, par une relecture de Thomas d’Aquin sur ces critères nous aidera à clarifier l’articulation de ces critères dans la troisième partie de notre travail. Quels sont les acquis de notre lecture de ces deux auteurs ?

154

Bilan de la deuxième partie

III.2.  Acquis de cette partie De l’examen de ces deux auteurs, nous retenons, sur le plan anthropologico-​théologique, les acquis suivants : 1° Les valeurs morales nous sont notifiées par la raison et la Révélation, mais sans que ne soient prescrites pour autant des obligations précises, valables en toute circonstance qui définiraient les actes intrinsèquement mauvais. L’Ecriture ne donne pas des commandements propres au chrétien, mais la force de faire ce qu’il reconnaît comme juste. Sans négliger la Révélation dans le traitement de la question des actes intrinsèquement mauvais, il faut accorder une attention particulière à la raison. Celle-​ci n’est rien d’autre qu’une expression de la loi naturelle, loi inscrite par Dieu dans le cœur de tout homme. Ainsi, la foi en Dieu ne s’oppose pas à la raison. A travers la raison, et même à travers la culture et dans le meilleur de la sagesse humaine, c’est toujours Dieu qui est à l’œuvre. Par cette insistance sur la raison, la morale a l’avantage de s’adresser non seulement aux croyants, mais aussi aux non-​croyants. 2° Les deux auteurs insistent sur la liberté du sujet, même s’ils l’interprètent différemment. Cette insistance indique que l’existence morale ne se vit pas par procuration. Elle exige des sujets individuels libres, capables d’engagement. Même si cette liberté ne peut être la condition suffisante de la moralité, elle en est, en tout cas, la condition nécessaire. Ce qui veut dire que la détermination de la valeur morale d’un acte ne peut être séparée de la prise en compte de la liberté du sujet, ni de son pouvoir d’accomplir des actions qui ont qualité de bien, même s’il lui arrive de défaillir ou de mal faire. En un mot, la valeur morale, tout en étant objective, n’est pas une chose toute faite que le sujet aurait simplement à appliquer sans aucune initiative. Ne voir dans la règle morale qu’une loi figée, c’est perdre de vue le nécessaire engagement de la liberté dans la vie morale. 3° La loi naturelle n’est pas à interpréter dans un sens statique et physiologique. Elle n’est pas non plus un réservoir des normes à appliquer. Les préceptes de la loi naturelle exigent de notre part une activité de la raison droite ou une certaine herméneutique. Dans le cas contraire, l’on retombe dans un déterminisme biologique que Thomas prétend justement éviter en distinguant du monde humain, qui participe au gouvernement divin par la loi

Quelques difficultés

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naturelle, le monde animal, qui est régi aveuglément par les lois de la nature282. Dans cette perspective, on ne peut tirer une conclusion morale à partir d’une simple constatation des faits ou de la nature humaine. La loi morale naturelle est fondée sur la réalité humaine. Parce qu’elle relève de la nature humaine, elle participe aussi à une certaine histoire. Son interprétation peut donc connaître une certaine évolution. Ainsi, nous pouvons considérer, à la suite d’Henri Bouillard que « la norme morale de l’action humaine ne saurait résider dans l’ordre du cosmos. Elle ne saurait résider non plus dans la nature biologique (…). La loi morale naturelle ne peut être qu’anthropologique : elle dérive du sens de l’ homme, du sens des relations interhumaines. Elle tient compte assurément de la nature biologique mais elle la rapporte à l’accomplissement de l’ homme. En conséquence, on ne peut rien prescrire au nom de la loi naturelle, qui ne puisse se justifier du point de vue de l’ homme et de son bien propre »283. Après cette brève présentation des quelques acquis de cette deuxième partie de notre thèse, passons à présent à l’examen des questions que pose l’analyse des fondements anthropologiques et théologiques chez Peter Knauer et Servais Pinckaers.

III.3. Quelques difficultés Il s’agit des difficultés relevées d’abord chez Peter Knauer et ensuite chez Servais Pinckaers.

III.3.1. Peter Knauer Knauer focalise toute la discussion de la question des actes intrinsèquement mauvais sur un plan purement rationnel ou naturel, sans éprouver le besoin d’interroger la Révélation. Mais comment rendre compte alors de « l’agapè évangélique » que l’apôtre Paul place à la source de la morale chrétienne ? Dans l’étude du mal intrinsèque, ce rapport entre le naturel et le surnaturel ou entre la raison et la foi, nécessite d’être approfondi

282

Cf. A. GUINDON, art. cit., p. 133. 283 H. BOUILLARD, Autonomie humaine et présence de Dieu, dans Etudes (mai 1967), p. 696.

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Bilan de la deuxième partie

pour ne pas faire penser à une nature comprise comme auto-​suffisante dans le domaine de l’éthique. Une autre question qui exige un approfondissement chez Knauer concerne le rapport prioritaire à établir entre les avantages et les désavantages qui entraînent la qualité bonne ou mauvaise de l’acte humain. Si le jugement moral consiste en une estimation des avantages et des désavantages, selon la perspective de la raison proportionnée en vue de la fin poursuivie par le sujet agissant, il faut ici reconnaître que cette estimation des conséquences d’une action n’est pas chose facile. Comme l’écrit Pinckaers, « Il y a des conséquences à court et à long terme, les unes immédiatement prévisibles et les autres réclamant un regard exercé. Un vol, profitable à court terme à l’ individu, peut être mauvais pour lui à long terme par la réaction de la société, ou par la désintégration de celle-​ci que le vol contribue à provoquer. L’examen des conséquences a donc une dimension sociale, politique, historique, etc. La perspective de Knauer peut rendre difficile la limitation des éléments du jugement nécessaire pour échapper à l’entraînement vers l’ infini des circonstances et des conséquences possibles »284. La compréhension de l’adjectif intrinsèque et même la question de l’objet de l’acte que Knauer assimile à la notion de « raison proportionnée » méritent également d’être approfondies.

III.3.2. Servais Pinckaers En étudiant les présupposés théologiques de la question des actes intrinsèquement mauvais chez Pinckaers, nous avons relevé six difficultés principales dans son analyse. 1° L’examen de la démarche de Pinckaers révèle la prééminence de la Parole de Dieu comme supérieure à toute parole humaine et à toute science. Servais Pinckaers prône une unité intime entre la foi et la morale. Il accorde une grande importance à la pensée patristique, spécialement à la théologie de saint Augustin. Il considère saint Thomas d’Aquin, dont il se dit l’interprète, comme témoin de la meilleure Tradition, alimentée par les Ecritures saintes et les 285 Pères . Comme on peut le voir, Pinckaers a certes la volonté de ressourcer la morale chrétienne, cependant, la logique qu’il suit 284

S. PINCKAERS, op. cit., p. 77. 285 Cf. Ibidem, p. 190–​193.

Quelques difficultés

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risque de mener à une moralisation de la foi dans la mesure où, chez lui, il y a, par moment, un certain risque de réduire l’Evangile à une sorte de code de bonne conduite. 2° L’argument ex patribus qu’il a utilisé par rapport à l’existence d’actes intrinsèquement mauvais ne convainc pas ; en illustration, la position d’Augustin, dont l’intransigeance en cette matière est exceptionnelle. Son argumentation si centrale du De Mendacio, est de nature beaucoup plus conséquentialiste que déontologique. Car les critères qu’il présente pour établir l’échelle des mensonges ne sont autre chose que les intentions du menteur et la nocivité des effets du mensonge286. En plus, l’anthropologie inspirée par la philosophie de saint Augustin, de type plus spirituel, à laquelle Pinckaers a parfois recours, comporte une certaine vision de l’homme plus pessimiste. La conséquence de cette anthropologie est énorme, car on en vient à déconsidérer le fait que le rôle de la loi peut varier suivant les étapes de la croissance morale qui préside à la croissance de liberté. Si l’obligation morale est là pour enseigner (à l’homme dans sa finitude), ce sans quoi il n’y a pas de croissance possible, on ne peut pas non plus oublier que dans un autre stade de développement, le progrès est caractérisé par des initiatives personnelles progressives. 3° L’approche éthique de Pinckaers qui veut juger moralement les actions sans suffisamment tenir compte de leurs effets réels ou des circonstances, ou encore des motivations du sujet dans leur complexité, pose quelques problèmes. N’est-​il pas partial de poser le problème de la malice intrinsèque des actes moraux exclusivement dans le rapport des actes à leur objet comme le fait Pinckaers ? La qualification morale des actes requiert de les examiner suffisamment dans la totalité de leurs éléments constitutifs (objet, intention et circonstances). Autrement dit, dans la qualification d’un acte, l’on doit considérer non seulement sa structure matérielle, mais aussi l’attitude qui en est la source, le discernement que la personne en a et l’accord qu’elle y donne287, sans négliger les circonstances dans lesquelles l’acte est posé.

286

Cf. A. GUINDON, Recension du livre « ce qu’on ne peut jamais faire », dans Eglise et Théologie, n° 21 (1990), p. 132–​134. 287 Cf. H. WATTIAUX, Problèmes de morale fondamentale. Réflexions sur des ouvrages récents, dans Revue Théologique de Louvain, 19 (1988), p. 474–​484.

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Bilan de la deuxième partie

4° Nous avons aussi relevé une difficulté au sujet du rapport entre nature et liberté chez Pinckaers. D’après lui, on ne peut soumettre la nature au libre arbitre de l’homme. Autrement dit, selon Pinckaers, l’idéal de l’homme doit être de « suivre la nature » (sequi naturam) et non pas de la dominer (dominari naturam). Une telle anthropologie pose problème puisque, lorsque nous l’appliquons au domaine de la transmission de la vie, par exemple, on court le risque de fonder l’agir éthique sur le simple fait de suivre le processus bio-​physiologique du cycle de la femme. Nous nous demandons s’il n’y a pas là une éclipse de la mission de gérance confiée par Dieu à l’homme. Nous reviendrons sur ces questions dans la troisième partie. 5° « N’aurait-​ il pas fallu, pour Pinckaers, se garder d’attribuer à l’ éthique du principe de proportionnalité, défendue par Knauer dans sa version contemporaine, tous les travers du modèle légaliste et de lui opposer tous les mérites du modèle thomiste et de le qualifier de proportionnalisme ? »288. Il existe une différence, dont Pinckaers n’a pas beaucoup tenu compte, entre le principe de la raison proportionnée (présenté par Knauer), le proportionnalisme et le conséquentialisme. « Dans le principe de proportionnalité, on examine si l’action détruit l’avantage (pris sous un regard universalisant), que l’on veut atteindre. Par contre, le proportionnalisme recherche une “proportion” entre les avantages et les dommages simultanés et immédiats au sens que les avantages doivent prévaloir »289. Le principe de proportionnalité n’est pas non plus une comparaison de valeurs ni une hiérarchie des valeurs, ni un choix du plus grand bien. Car, pour Knauer, il n’est pas souhaitable d’imposer à autrui un avantage plutôt qu’un autre. « La morale ne consiste pas à endoctriner en affichant des listes d’avantages auxquels une valeur morale serait attribuée, mais bien à faire appel à la raison attentive du sujet agissant et à sa capacité de considérer l’ensemble de la réalité sans restriction d’ horizon »290. En revanche, le proportionnalisme et le conséquentialisme sont deux formes voisines d’un même système téléologique. Le système téléologique s’entend généralement de théories éthiques qui déterminent la rectitude

288

A. GUINDON, art. cit., p. 133. 289 P. KNAUER, art. cit., p. 34. 290 Ibidem.

Quelques difficultés

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ou la perversité morale de l’acte (ou de la norme) sur la seule base des conséquences de l’acte ou de l’utilité de la norme291. Le conséquentialisme affirme que, dans tout choix, l’option juste est celle qui a les meilleures conséquences en des termes impersonnels et neutres par rapport à l’agent292. Ce courant est une variante ou un développement du proportionnalisme. Dans le proportionnalisme, c’est la finalité ou l’intention directe du sujet qui constitue la moralité. Le proportionnalisme et le conséquentialisme courent le risque de ramener le jugement moral « à une sorte de considération technique »293. En plus, l’interprétation de la liberté faite par ces courants (liberté comme pouvoir de choisir entre les contraires) provoque parfois « des déviations qui peuvent amener des individus à se penser comme des monades et à considérer les actes libres comme des jaillissements dans l’ instant singulier d’une décision qui n’a d’autre cause que le pouvoir dont jouit la volonté »294. Il est donc certain que le principe de proportionnalité tel que présenté par Knauer n’a rien à voir avec l’approche de ces deux courants (proportionnalisme et conséquentialisme). 6° Comme le souligne J. Fuchs, dans leurs analyses, les défenseurs de la morale centrée sur l’objet de l’acte, comme le fait Pinckaers, n’accordent pas beaucoup d’attention à la distinction essentielle entre goodness et rightness, ce que les Allemands expriment par Gutheit et Richtigkeit, mais qu’il est difficile de rendre en français. La première expression désigne la qualité morale de la personne, nous dirions : la bonté ; la seconde, l’exactitude d’un calcul, de l’agencement d’un acte matériel ; nous pourrions dire : la justesse. A ce sujet, Fuchs écrit : « la discussion actuelle sur l’ intrinsece malum concerne non pas la bonté morale personnelle de l’agir, mais la justesse morale (matérielle) de cet agir »295. Autrement dit, pour former un jugement moral adéquat par rapport aux actes considérés comme

291

Cf. C. CURRAN, L’utilitarisme et la théologie morale contemporaine : comment se situe le débat ?, dans Concilium, n° 120 (1976), p. 121–​140. 292 Cf. P. PETTIT, Conséquentialisme, dans M. CANTO-​SPERBER (éd.), Dictionnaire d’ éthique et philosophie morale, Paris, P.U.F., 1996, p. 330. 293 J.-​L . BRUGUES, Dictionnaire de morale catholique (1991), p. 344. 294 A. LEONARD, Le fondement de la morale. Essai d’ éthique philosophique générale, Paris, Cerf, 1991, p. 163. 295 Cf. J. FUCHS, art. cit., p. 74–​91.

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Bilan de la deuxième partie

intrinsèquement mauvais, il faut situer le problème au plan pré-​ moral où la justesse est requise. En donnant priorité à la finalité de l’acte, ne serait-​on pas proche de la perspective de Thomas d’Aquin qui considère que l’acte extérieur fournit un apport à la qualification de l’acte humain qui est irréductible à celle qui lui vient de l’acte intérieur, à la bonne volonté ? Cette finalité suppose chez l’homme une capacité de réflexion sur ses propres actions, sur ses dispositions actives comme sujet moral, et sur le pouvoir de les ordonner, de les transformer selon la visée d’une fin de qualité supérieure. Sans être exhaustif dans cette évaluation, signalons que cette étude montre que la tâche de la réflexion doit se poursuivre avec rigueur et audace, sans sacrifier à la préoccupation fondamentale d’une éthique chrétienne au service de la vie en abondance. Toutes les questions soulevées ci-​dessus, constituent en quelque sorte des défis à relever dans la suite de notre travail. La troisième partie portera ainsi sur une reprise critique des présupposés anthropologiques et théologiques de la question des actes intrinsèquement mauvais.

TROISIÈME PARTIE : REPRISES CRITIQUES DES ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES ET THÉOLOGIQUES SOUS-​ JACENTS AU DÉBAT ET PISTES D’OUVERTURE La présente partie entend clarifier les éléments de notre grille de lecture, à savoir la loi naturelle, le recours à l’Ecriture Sainte en morale, la liberté, la Tradition, le dialogue entre sciences et théologie et les critères de moralité. Cette clarification nous semble nécessaire parce qu’il s’agit là des éléments clés qui gravitent autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais et qui l’informent en profondeur. Pour rester dans les limites de notre étude, cette reprise critique se fera en lien avec l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle intraconjugale. Cette partie n’a pas pour objectif de prendre position sur la contraception artificielle en tant que telle, ce qui mériterait une autre étude. Comme nous l’avons signalé au début de notre travail, le thème de la contraception nous sert avant tout à illustrer la portée de notre propos sur les présupposés anthropologiques et théologiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Loin de mettre en cause toutes les opinions théologiques énoncées dans les deux parties précédentes, cette dernière étape de notre étude cherche plutôt à replacer le débat dans une ligne évolutive. C’est pourquoi notre réflexion visera surtout à nuancer, à élargir, à revisiter les différents points de vue étudiés et à jeter des ponts entre eux, afin de respecter les grandes intuitions de l’Eglise et de veiller au développement de la théologie contemporaine en ce qui concerne les critères du jugement moral. Ainsi, le premier chapitre évaluera quelques-​uns des problèmes que posent les fondements anthropologiques et théologiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. A partir de là, le deuxième chapitre abordera ce que nous estimons être des points d’attention à une éthique qui

162

Troisième partie

ose le juste équilibre dans le débat sur les actes intrinsèquement mauvais. Nous serons alors à même, dans un troisième chapitre, de présenter notre mise au point terminologique et d’offrir quelques pistes d’ouverture sur notre sujet.

Chapitre I : Reprises critiques autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais

Ce chapitre s’efforcera de présenter à grands traits et sous forme de réflexion critique, l’évolution des présupposés anthropologiques et théologiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle.

SECTION I. L A LOI NATURELLE Dans cette section de notre travail, nous tenterons d’identifier quelques problèmes que pose l’évocation de la loi naturelle dans la problématique des actes intrinsèquement mauvais et nous proposerons ensuite quelques pistes d’ouverture en cas de contraception artificielle.

I.1. Principales difficultés dans les documents étudiés Notre recherche a mis en lumière les malentendus découlant de l’interprétation de la notion de loi naturelle dans le cas de la contraception artificielle qualifiée d’acte intrinsèquement mauvais. Dans CC, la loi naturelle est interprétée indépendamment de toute considération subjective. Elle est presque identifiée aux lois biologiques innées. Dans le même sens, selon les allocutions de Pie XII, personne ne peut modifier la loi naturelle parce que, de par sa nature divine, elle est éternelle et immuable296. 296

Précisons que la loi naturelle est immuable dans ses principes fondamentaux et premiers. Elle ne l’est pas dans ses principaux seconds. Nous en reparlerons lorsque nous aborderons l’Epikie et les « principes premiers » de la loi naturelle.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

En revanche, pour Mater et Magistra, et surtout pour GS, l’interprétation de la loi naturelle dérive du sens de l’homme. Elle tient compte de la nature biologique tout en rapportant cette dernière à l’accomplissement de l’homme. De même, pour le document de synthèse de la majorité des membres de la Commission préparant HV, la loi naturelle n’est pas la propriété exclusive de Dieu. Son interprétation ne peut être soustraite aux impératifs de la recta ratio. L’encyclique HV s’écarte totalement de cette ligne évolutive de GS. Elle identifie la loi naturelle aux rythmes biologiques de fécondité fixés par Dieu. En réaction à ce point de vue de HV, beaucoup de Conférences épiscopales ont insisté sur le fait que la loi naturelle doit être considérée comme une œuvre commune de Dieu et de l’homme parce que Dieu a confié à l’homme la mission de donner forme à la nature et au monde. De nombreux documents du Magistère parus sous le pontificat de Jean-​Paul II définissent la loi naturelle comme un ordre rationnel. Elle ne se limite pas à une normativité simplement biologique car, par sa raison, l’homme peut régler sa vie ou ses actes et disposer de son corps. Parmi les auteurs qui ont systématisé la question des actes intrinsèquement mauvais, nous avons retenu Peter Knauer et Servais Pinckaers. Le premier définit la loi naturelle comme un « regard universalisant fondé sur la réalité même ». En revanche, le second la perçoit comme « un principe d’ inspiration et d’animation dans l’ordre de la vérité et du bien (…). Une spontanéité supérieure qui domine la morale et s’y déploie »297. Elle est inscrite par Dieu dans le cœur de l’homme. Ainsi, pour Pinckaers, l’idéal de l’homme ne doit pas être de dominer la nature, mais l’homme libre est plutôt appelé à suivre la nature. De ce bref exposé des représentations de la loi naturelle, nous pouvons déduire que nous sommes en face non seulement d’une polysémie, mais aussi d’une ambiguïté de la notion de la loi naturelle dans les documents que nous avons évoqués. Cette ambigüité rend problématique et inaudible la notion d’acte intrinsèquement mauvais qui s’y réfère. Pourtant, depuis l’encyclique CC, « la loi naturelle a traversé une sorte de purgatoire »298 qui conduisait à un approfondissement sémantique qui peut 297

S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Paris, Cerf, 1995, p. 126. 298 Cf. D. FOYER, La loi naturelle dans les textes récents du Magistère catholique, dans E. GAZIAUX et L. LEMOINE, La loi naturelle. Le retour d’un concept en miettes ?

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être significatif dans la clarification de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. I.1.1. Au sujet de l’ambiguïté relevée Dans les documents analysés, il ressort une dualité de la notion de loi naturelle. Dans CC, comme dans les allocutions de Pie XII et dans HV, l’acte conjugal qualifié d’ intrinsèquement mauvais est envisagé dans sa seule matérialité, dans le geste corporel qu’il implique, sans tenir compte du contexte personnel des sujets. En revanche, dans GS, dans les déclarations des Conférences épiscopales, dans beaucoup de documents parus sous le pontificat de Jean-​Paul II et dans ceux de certains théologiens comme Knauer, l’acte conjugal qualifié d’ intrinsèquement mauvais est évalué dans la mesure où il prend le contexte personnel en compte. I.1.2. Au sujet des inflexions et des acquis relevés Notre analyse nous révèle une certaine évolution de la notion de la loi naturelle comme fondement de l’expression acte intrinsèquement mauvais. En effet, il nous est apparu que la notion d’acte intrinsèquement mauvais (appliquée à la contraception artificielle) a émergé dans un contexte précis où, pour CC, la loi naturelle est pratiquement identifiée à un code écrit, à une normativité biologique, immuable et éternelle. L’ intrinsèquement mauvais apparaît dès lors comme ce qui est contraire à la loi naturelle ou à ce qui préside au fonctionnement de l’organisme. Depuis lors, le concept a évolué malgré l’interprétation naturaliste observée dans HV. Les documents que nous avons étudiés (et principalement GS) sont passés « de la loi à laquelle l’ homme est tenu d’obéir à une voix intérieure qui retentit dans le cœur, comme si les Pères conciliaires avaient cherché à atténuer les connotations hétéronomes du mot loi, en le nuançant par l’expression voix intérieure »299. Dès lors, ne devient-​il pas problématique, dans le contexte actuel, de justifier le mal intrinsèque, en s’appuyant sur des positions anthropologiques conditionnées par le contexte historique et culturel de CC, dépassé aujourd’hui ? La loi naturelle, serait-​elle statique comme un réservoir où l’on puiserait des

Revue d’ éthique et de théologie morale, n° 261 –​« Hors-​série n° 7 », Paris, Cerf, 2010, p. 32. 299 Ibidem, p. 33.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

normes ou est-​elle anthropologique et donc dynamique, évoluant avec les cultures ? Certes, il faut reconnaître la volonté du Magistère d’approfondir ce thème300. Cependant, quelles peuvent être les conséquences de ces inflexions de la notion de loi naturelle sur l’expression acte intrinsèquement mauvais, appliquée à la contraception artificielle ?

I.2. Ebauche de pistes d’ouverture I.2.1. A quelle idée de nature renvoie l’expression « loi naturelle » ? Derrière la notion de loi naturelle, comme fondement du mal intrinsèque, prévaut une certaine idée de la nature qu’il convient non seulement de préciser, mais aussi d’interroger sur son éventuelle implication dans la normativité morale. 1 La nature se distingue du monde physiologique et en dépend Dans l’expression « loi naturelle », on peut penser le « naturel » en termes de substance, de principes biologiques internes à l’ordre créé, de principes d’activité intrinsèque à l’organisme, de principes primaires de procréation liés à l’acte conjugal. Cependant, le danger de cette vision serait de réduire l’homme à l’animalité ou de confondre la loi naturelle à quelque chose de commun aux hommes et aux animaux. Or, l’homme n’est pas seulement un composé purement biologique, mais un être qui a un objectif plus élevé et qui porte une responsabilité. L’homme est responsable de ses actes. Il est libre de décider. Il n’est pas seulement un corps, il est aussi un esprit, une âme. En tant que tel, il est au-​dessus du simple règne animal301.

300

Cf. COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, A la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Paris, Parole et silence, 2011. Nous laissons de côté la portée que ce document magistériel donne à cette notion. 301 Cf. J. DAVID, Loi naturelle et autorité de l’Eglise, Paris, Cerf, 1968, p. 41.

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2 La nature vient de Dieu mais elle n’est pas à confondre avec la volonté divine Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance. Lorsque notre agir se réfère à ce que nous sommes ou à ce que nous devrions être en imitant Dieu, c’est Dieu que nous atteignons. Cependant, on ne peut penser la conformité au naturel comme une conformité à une force divine immanente en toutes choses302. On ne peut pas non plus identifier une loi qui découle de la nature à une simple volonté de Dieu. Dieu n’est pas un législateur ou un démiurge au sens platonicien du terme qui ordonnerait la matière qui est dans le monde. Dans cette perspective, dans le cas de la loi naturelle, « le fondement dernier est Dieu tandis que le fondement prochain est la nature de l’ homme. C’est Dieu qui, en nous créant tels que nous sommes, nous a orientés de telle ou telle manière, a déterminé notre fin morale et les moyens pour y parvenir »303. 3 La nature est dynamique et non statique L’étymologie du terme « nature » peut permettre de clarifier cette notion. Comme l’indique Elisabeth Dufourcq, « dans la langue grecque, phusis, “ la nature”, vient du verbe phuô, “ j’ épanouis”. Ainsi, la nature est ce qui grandit, ce qui change pour grandir »304. Cette perspective suggère une idée dynamique et non statique de la loi naturelle. Dès lors, l’éthique, loin d’être un ensemble d’impératifs de la loi naturelle, est d’abord une mise en route vers ce qui fait grandir. Qu’est ce qui fait grandir ? La nature elle-​même sans activité de l’homme ou l’actualisation par l’homme de cette voix intérieure dans sa conscience305 ? Il en résulte que la nature ne peut être un réservoir où l’on puise immédiatement les normes à appliquer. La difficulté de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception est justement de concevoir la nature comme une normativité inhérente qui s’imposerait à l’être humain comme allant de soi. Or, « la nature se donne comme un 302

Cf. P. DELHAYE, Permanence du droit naturel, Louvain, Nauwelaerts, 1967, p. 121. 303 Ibidem, p. 129. 304 Cf. E. DUFOURCQ, L’ invention de la loi naturelle, Paris, Bayard, 2012, p. 12. 305 E. DUFOURCQ, op. cit., p. 16.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

livre à interpréter. L’ invoquer, c’est faire appel aux ressources herméneutiques et imaginatives de l’ éthique chrétienne »306. I.2.2. Quelques conséquences de l’évolution de la notion de loi naturelle De cette reprise critique sur la loi naturelle, il découle trois principales conséquences sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais : –​ On ne peut déduire ou définir le mal intrinsèque à partir du seul fait de ne pas suivre une loi de la nature ; –​ Un recours de façon responsable à un moyen artificiel (produit par une technique humaine) peut aussi relever de la loi naturelle et n’est donc pas nécessairement intrinsèquement mauvais ; –​ La loi naturelle est une limite et un projet. 1 On ne peut déduire le mal intrinsèque à partir du seul fait de ne pas suivre une loi de la nature La Commission Théologique Internationale a reconnu que « certaines conceptualisations de la loi naturelle ont échoué à se faire entendre de nos contemporains »307. Nous pensons que c’est le cas lorsque le respect de la loi naturelle a pu être identifié à une soumission presque résignée et passive aux lois physiologiques. Si la loi naturelle n’est pas « un donné objectif qui s’ imposerait de l’extérieur à la conscience personnelle, indépendamment du travail de la raison et de la subjectivité »308, n’est-​il pas incompréhensible de qualifier d’acte intrinsèquement mauvais un acte humain qui vise à maîtriser et à orienter les déterminismes de la nature pour le plus grand bien de l’homme ? Le mal intrinsèque ne peut être déduit du seul fait de ne pas se conformer à une loi de la nature. « Le propre de l’ homme est de transformer la nature, y compris la sienne, pour lutter contre certains processus naturels quand ils contredisent la vie totale, le bien-​être de l’ individu et de l’espèce ou

306

E. GAZIAUX, art. cit., p. 260. 307 Cf. COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, op. cit., n° 9. 308 Ibidem, n° 10.

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l’ humanisation. La nature n’est-​elle pas soumise à l’ homme qui la façonne pour en tirer les virtualités qui sont les meilleures pour lui ? »309. Cette vision de la loi naturelle valorise son aspect rationnel et non sa compréhension biophysiologique. En privilégiant cette piste, nous estimons qu’il n’est pas judicieux d’évoquer le mal intrinsèque sans une certaine herméneutique dans l’appréciation d’un acte. Cette perspective a comme avantage de mettre en lumière la raison humaine par l’entremise de certaines notions comme la dignité de la personne. Certes, cet aspect rationnel, que nous privilégions, est appelé à se nourrir du projet de Dieu donné dans la Révélation. Il faut cependant reconnaître qu’il n’est pas facile de déterminer toujours et partout ce qu’est ce projet de Dieu. D’où la nécessité de cheminer en communauté ou en Eglise pour s’entraider dans ce processus de discernement. 2 Un recours de façon responsable à un procédé artificiel n’est pas nécessairement contre la loi naturelle Tenant compte du fait que la loi naturelle ne peut pas être conçue en soi comme une source de normativité immédiate, « mais qu’elle doit être définie comme l’ordre rationnel selon lequel l’ homme est appelé par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et en particulier, à user et à disposer de son propre corps »310, nous estimons que le débat sur les actes intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception, ne doit pas d’abord porter sur l’opposition entre le naturel et l’artificiel. Concernant, par exemple, la contraception artificielle, un acte conjugal peut être posé d’une façon « naturelle » tout en contredisant les exigences de l’amour. C’est le cas lorsque l’utilisation des méthodes naturelles par un couple est motivée par un refus délibéré d’avoir des enfants, sans raison proportionnée. Notre point de vue est donc de montrer que le débat sur le mal intrinsèque, en s’appuyant sur la loi naturelle, doit porter principalement sur le caractère vertueux ou non vertueux de l’acte que l’on pose, et non d’abord sur le « respect du biologique ».

309

Cf. J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 28. 310 CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction Donum Vitae (1987), introd. 3.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

Si l’on considère que l’homme participe comme artifex (artisan) à l’actualisation de la voix intérieure qui retentit dans son cœur, ne devient-​il pas problématique de réduire le respect de la loi naturelle à une simple obéissance à cette voix comme l’affirme Servais Pinckaers par exemple311 ? Ne devient-​il pas moins aisé d’évoquer cette voix qui retentit en l’homme comme un argument d’autorité pour condamner tout artifice (au sens du produit de l’œuvre humaine dans l’actualisation de son aspiration au bonheur) comme acte intrinsèquement mauvais ? Tout l’effort de l’homme et celui de la civilisation n’ont-​ils pas toujours consisté à aller au-​delà de la nature, au sens des données physiques, à en contrer certaines, et à en favoriser d’autres312 ? Tout en présupposant la doctrine de loi naturelle, le Concile Vatican II, par exemple, avait préféré une expression telle que « le génie de l’ homme qui est un don de Dieu » (GS, n° 11)313. Cela ne sous-​entend-​il pas que le respect de la nature, comme œuvre du Créateur, doit s’allier à l’appel à une gestion inventive de l’homme ? De façon générale, une intervention « artificielle » dans le corps humain n’est pas mauvaise en soi. Dans le domaine médical, par exemple, le dialysé bénéficie d’une intervention humaine pour remédier à sa déficience. Dans le domaine sexuel, le gynécologue peut stimuler la fonction ovarienne de la femme stérile au moyen de substances médicamenteuses ; l’homme impuissant peut faire usage d’une prothèse pour faciliter le coït314. L’évocation de ces exemples ne vise pas d’abord à montrer le bienfait de l’artificiel. Elle souligne plutôt que c’est l’ordo rationis et l’ordo virtutis qui doivent être recherchés et préservés lorsqu’on veut éviter des actes contre-​nature. Dans ce sens, un acte contre-​nature ou acte intrinsèquement mauvais ne serait pas nécessairement un acte accompli de façon artificielle, mais « celui qui ne respecte pas les caractéristiques essentielles d’un acte humain, personnel, libre, surgissant d’une inclination naturelle vers le 311

En effet, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie de notre travail, pour Pinckaers, l’idéal de l’homme ne doit pas être la domination de la nature. Mais l’homme libre est plutôt appelé à « suivre la nature ». A ce propos, lire S. PINCKAERS, La morale catholique, Paris, Cerf, 1991, p. 75. 312 Cf. J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 28–​29. 313 Cf. Ibidem. 314 Cf. S. SEMINCKX, La réception de l’encyclique Humanae vitae en Belgique. Etude de théologie morale, Rome, Pontificia Universitas Sanctae Crucis, 2006, p. 298.

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bien et l’amour, dont l’exercice est ordonné par la raison et commandé par la volonté »315. A ce sujet, Karl Rahner écrit : « on ne peut mettre en question qu’une telle auto-​manipulation de sa nature ne soit par principe et moralement du domaine de l’ homme, mais seulement se demander si les limites morales de cette auto-​manipulation ont été franchies ou non dans ces cas déterminés »316. Tout le problème est donc de savoir quelles sont les possibilités et les limites morales d’une transformation de la nature par l’homme. 3 « La loi naturelle est une limite et un projet » Il est vrai que l’homme n’a pas un pouvoir illimité sur son corps. Cependant, il peut être un sage administrateur de ses facultés en évitant toute intervention arbitraire sur son corps. Comme le rappelle Häring, « la médecine moderne se base sur un pouvoir raisonnable, limité, sur l’organisme. Il va de soi qu’un médecin consciencieux refusera toute intervention arbitraire dans des fonctions biologiques ; mais il la pratiquera éventuellement si elle sert le bien de toute la personne »317. Si la réflexion doit surtout partir du bien de la personne tout entière, il est difficile d’admettre l’inviolabilité absolue des fonctions biologiques dans les actes qu’on considère comme intrinsèquement mauvais. On ne doit même pas identifier le respect des lois et des rythmes biologiques au caractère sacré de la vie humaine. Rappelons que la loi naturelle est à percevoir comme le plan de Dieu sur l’homme. Ici, notre propos corrobore la pensée de Servais Pinckaers affirmant que ce plan est certes connu par la foi318. Cependant, il faut encore reconnaître, avec Peter Knauer, que ce plan est aussi connaissable par la raison319. De ce point de vue, un acte intrinsèquement mauvais ou contre-​nature (en éthique chrétienne) serait un acte irraisonnable ou injustifiable par 315

Ibidem. 316 K. RAHNER, A propos de l’encyclique Humanae vitae, Paris, Ed. de l’apostolat, 1969, p. 16. 317 B. HÄRING, op. cit., p. 82. 318 Cf. S. PINCKAERS, Autonomie et hétéronomie en morale selon S. Thomas d’Aquin, dans Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. Universitaires de Fribourg, s.d., p. 112–​113. 319 Cf. P. KNAUER, art. cit., p. 39–​40.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

la raison éclairée par la foi. En dernière analyse, le plan de Dieu peut se réaliser progressivement à travers le progrès des sciences, des techniques que l’homme se donne, des civilisations et de la morale. Il est évident que « si l’effectuation éthique ne peut se faire en dehors des données de la loi naturelle, celle-​ci n’est en somme qu’un matériau qui ne donne de lui-​même aucune indication sur la bonne manière d’en user. Tout au plus, par sa texture même, nous oblige-​t-​il à reconnaître qu’ il ne peut pas servir à n’ importe quel usage. La loi naturelle indique ainsi les limites hors desquelles il n’y a plus d’ éthique possible parce que les conditions mêmes de la vie sont négligées »320. En définitive, considérer la loi naturelle comme une « limite » dans la problématique des actes intrinsèquement mauvais, c’est peut-​être refuser de se réfugier derrière ce qu’on peut appeler le « besoin naturel de l’homme » pour justifier une trop grande liberté ou un laisser-​a ller dans le comportement humain. Par contre, parler de la loi naturelle comme projet, c’est reconnaître que la normativité d’un acte est à chercher dans le sens de la destinée du sujet agissant (point cardinal en fonction de quoi quelque chose peut être conçu)321. La notion d’acte intrinsèquement mauvais semble justement ne pas tenir compte de ce « point cardinal », c’est-​à-​dire du projet du sujet agissant. Chez l’homme, tout est culture, tout est construction. Notons que cette construction se réalise dans un cadre qui est « vécu sous le mode d’une précédence ou d’un déjà-​là, elle rappelle l’ impossibilité d’une liberté pure, qui se déploierait indépendamment de ses conditions objectives ou d’un involontaire constitutif de l’agir. La liberté de l’ homme est toujours marquée par la consistance de la nature qu’ il n’a pas voulue et qui lui est prédonnée comme support nécessaire de son action. (…) Mais cette prise en compte de sa nécessité n’ implique pas une normalité inhérente à la nature qui déterminerait de manière hétéronome et directe la normalité de l’agir »322.

320

E. FUCHS et M. HUNYADI, Conclusion générale, dans E. FUCHS et M. HUNYADI (éd.), Ethique et natures, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 259. 321 Cf. E. GAZIAUX, Conclusions, dans GAZIAUX, E. et LEMOINE, L. (éd.), La loi naturelle. Le retour d’un concept en miettes ? dans Revue d’ éthique et de théologie morale, n° 261 –​« Hors-​série n° 7 », Paris, Cerf, 2010, p. 261. 322 Ibidem.

La place de l’écriture

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SECTION II. L A PLACE DE L’ÉCRITURE Dans le débat sur les actes intrinsèquement mauvais, l’Ecriture n’a pas occupé une place importante, alors qu’elle est la « norme normante » de la foi chrétienne et « l’ âme de la théologie morale et de tout discours théologique chrétien »323. Seuls deux principaux textes ont été évoqués excessivement en les absolutisant. Les évoquer nous donnera l’occasion de discuter de la façon de recourir à la Bible quand on parle des actes intrinsèquement mauvais. Il ne s’agit pas d’esquisser le contenu moral de l’Ecriture sur le sujet qui nous occupe, mais de débattre de certaines difficultés dans les rapports entre l’Ecriture et la morale.

II.1. Deux principaux textes bibliques évoqués La Bible ne traite pas directement de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. Evidemment, ce silence n’implique pas que le croyant doive se conformer à un idéal moins exigeant en matière de régulation des naissances324. Dans l’état de la question de notre étude, nous avons constaté que certains documents qui font usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais recourent soit au texte biblique sur le péché d’Onan (Gn 38, 8–​10), soit à la sentence de saint Paul : « Ne faites pas le mal pour qu’ il en résulte le bien » (Rm 3, 8). Qu’en est-​il des implications de ces deux textes bibliques dans le problème du mal intrinsèque en cas de contraception artificielle ? Examinons l’usage de ces textes avant d’aborder leurs implications.

II.2. Deux modes d’usage de l’Ecriture Sainte Les auteurs étudiés semblent se référer à deux modèles d’usage de l’Ecriture. Il s’agit du modèle de l’obéissance au commandement (que nous pouvons rapprocher aussi de certains documents du Magistère étudiés dans la première partie et de l’œuvre de S. Pinckaers analysée dans 323

VATICAN II, Dei Verbum, n° 24. 324 A ce propos, lire A.M. DUBARLE, La Bible et les Pères ont-​ils parlé de la contraception ?, dans La vie spirituelle, Supplément 17 (1962), p. 573–​610.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

la deuxième partie) et du modèle de l’Ecriture comme rappel (proche de l’œuvre de P. Knauer). Le premier modèle conçoit la vie morale comme une obéissance de la foi face au commandement que Dieu adresse à chacun personnellement325. Nous verrons aux points II.3.1 et II.3.2 dans quelle mesure ce modèle pose problème. Le modèle de l’Ecriture comme rappel considère que « L’Ecriture ne fournit pas des nouveaux commandements (…). Elle joue le rôle d’un rappel moral. Elle est moins une instruction spécifique qu’une exhortation qui donne sens et motivation à un comportement moral commun »326. Ce modèle pose aussi question. Ne court-​on pas le risque « de minimiser le lien avec l’ histoire de Jésus et les passages bibliques qui font appel à des comportements exceptionnels, apparemment non raisonnables »327 ?

II.3. Perspectives critiques Reprenons les textes bibliques qui posent problème à partir de ces deux modèles d’usage de l’Ecriture eu égard à la problématique des actes intrinsèquement mauvais. II.3.1. Au sujet des références bibliques 1 Genèse 38, 8–​10 L’unique passage biblique où il est explicitement question de quelque chose qui pourrait ressembler à la contraception est Genèse 38, 8–​10. Cependant, peut-​on se référer à ce texte sur le péché d’Onan, comme l’a fait l’encyclique CC, pour conclure à la malice intrinsèque de la contraception artificielle ? Trois considérations méritent d’être faites ici : « 1° Onan n’est pas l’ époux de Tamar, mais son beau-​f rère et c’est la loi du Lévirat qui lui faisait obligation de céder à l’ injonction du chef de Juda, et de féconder la veuve de son frère pour lui assurer une postérité. 2° Le texte biblique ne dit pas 325

Cf. A. THOMASSET, La place de l’Ecriture en éthique théologique dans J.-​D. CAUSSE et D. MULLER (dir.), Introduction à l’ éthique. Penser, Croire, Agir, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 138–​139. 326 Ibidem, p. 139–​140. 327 Ibidem, p. 140.

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clairement si Onan déplut à Yahweh en raison de l’acte physique de laisser perdre à terre sa semence, ou bien plutôt en raison de sa motivation égoïste sachant que la postérité de sa belle-​sœur ne serait pas sienne. 3° Tout ceci se situe dans un contexte socio-​économique où la postérité est d’ importance capitale pour la survie du clan »328. Ce problème a été discuté systématiquement par A.-​M. Dubarle dans son article cité ci-​dessus. Sans reprendre toute son argumentation, relevons seulement que, d’après lui, « Onan serait puni, peut-​être pour une faute contre la solidarité familiale. Car, dans la Bible, un acte peut être mauvais en raison seulement de la situation d’ensemble dans laquelle se trouve le sujet qui le pose. De même, la grandeur morale d’une faute ne doit pas être estimée mathématiquement par la grandeur matérielle du châtiment qu’elle a reçu dans une circonstance déterminée, racontée par l’Ecriture »329. En définitive, « rien n’ impose de recourir à l’explication de la contraception, considérée en elle-​ même, indépendamment de la circonstance du lévirat. Il est même positivement improbable que telle était l’ intention du rédacteur de la Genèse. Si en Israël on avait condamné la stérilisation des rapports conjugaux en n’ importe quelle circonstance, il y a des chances que les lois se seraient fait l’ écho de cette réprobation »330. On ne peut donc puiser dans ce texte des conclusions définitives quant au débat sur le problème du mal intrinsèque en cas de contraception. Dès lors, il faut désapprouver tout usage utilitariste de l’Ecriture qui consisterait, par exemple, à isoler un texte biblique de son contexte historique, culturel et littéraire ou faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Au regard de l’exégèse contemporaine, quel est l’enjeu profond de Gn 38 ? Selon les travaux de l’exégète louvaniste André Wénin331, « une lecture attentive de cette intrigue et un repérage soigneux de la manière dont le narrateur introduit le lecteur dans son monde de valeur permettent de mieux saisir la finesse du jeu des personnages et d’ éclairer par ce biais les enjeux humains et éthiques de cette histoire. Essentiellement, il en va des

328

329 330 331

J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 50. A.-​M. DUBARLE, art. cit., p. 576. Ibidem, p. 578. A. WENIN, Joseph ou l’ invention de la fraternité. Lecture narrative et anthropologique de Genèse 37–​50, Bruxelles, Lessius, 2005 ; IDEM, La ruse de Tamar (Gn 38). Une approche narrative, dans Science et Esprit, 51/​3 (1999), p. 265–​283.

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liens qui unissent étroitement méfiance, mensonge et mort, et inversement audace, vérité et vie »332. La lecture anthropologique et narrative de Gn 38, faite par A. Wénin, nous incite plutôt à parler, dans une intrigue à plusieurs facettes, non seulement de la ruse de Juda et de celle de sa belle-​fille Tamar, mais aussi de celle d’Onan. Sans entrer dans les détails exégétiques concernant les deux premiers protagonistes ou sur toutes les étapes de cette intrigue, fixons notre attention sur le comportement d’Onan. D’après A. Wénin, « le récit s’appuie sur les devoirs des familiers vis-​à-​vis du mari décédé (Er). Tamar est victime d’un refus jaloux de la vie de la part d’Onan. Le Seigneur réprouve ce comportement d’Onan. Bien que le texte ne soit pas très clair à ce sujet, on peut penser que le motif de cette condamnation soit le fait qu’Onan a osé bafouer, par sa ruse, l’autorité paternelle en refusant la loi du lévirat »333. Le moins que nous puissions dire, c’est qu’il nous est difficile de prouver que ce texte peut servir de fondement révélé par Dieu à la condamnation de toute contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. On peut se demander si ce n’est pas pour cette raison que les autres documents magistériels postérieurs à CC ont abandonné cette perspective. Car, comme le relève André Wénin, l’objet de la trame de ce récit est d’abord d’apporter une issue heureuse à une situation initiale de malheur334. La question morale de ce texte de Genèse 38 reste donc ouverte. Nous pouvons affirmer, comme l’indique la Commission Biblique Pontificale, qu’une saine référence à l’Ecriture doit « différencier, d’une part, les consignes ou les pratiques valables pour tous les temps et tous les lieux, et, de l’autre, celles qui ont pu être nécessaires à une époque donnée ou dans un espace géographique particulier et ensuite devenir désuètes, obsolètes ou inapplicables. Plus que l’exégèse des textes eux-​mêmes, la théologie biblique, permet de ne jamais traiter une question morale comme en vase clos, mais toujours dans l’axe des grandes arêtes de la Révélation de Dieu »335. La loi morale donnée par Dieu n’est pas une notion juridique, mais un chemin proposé. Dans une perspective biblique, si l’on s’inspire du 332

333 334 335

Ibidem, p. 282. Ibidem. Ibidem, p. 270. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, op. cit., n° 154.

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fameux précepte donné par Dieu à l’homme qu’il introduit dans le jardin d’Eden dans le livre de Genèse, la loi qu’énonce Yahvé ne vise pas d’abord à poser un interdit. Mais elle pose l’impossibilité, pour l’être humain, de posséder une connaissance sûre et définitive de ce qui est bien et mal. Ce à quoi Dieu invite l’homme, c’est à déployer la vie reçue, en jouir et en même temps accepter un manque, une limite et une perte irréparable336. 2 « Ne faites pas le mal pour qu’il en résulte le bien » (Rm 3, 8) Dans certains documents du Magistère, plus précisément dans VS et chez Servais Pinckaers, l’idée d’acte intrinsèquement mauvais se réfère aussi à la sentence de saint Paul : « Ne faites pas le mal pour qu’ il en résulte le bien » (Rm 3, 8). Or, ce texte ne présuppose pas que la contraception est un acte intrinsèquement mauvais. Est-​ce que cette phrase utilisée dans VS ne sert pas de prétexte ? Partir de ce texte pour conclure automatiquement à la malice intrinsèque de la contraception artificielle peut ressembler à ce qu’Alain Thomasset qualifie de « modèle du texte-​preuve »337. Ce modèle consiste à déduire, de façon légitime ou non, la position théologique des sources philosophiques tandis que le texte biblique est mis en avant pour soutenir cette position. Le texte de Paul cité ci-​dessus ne parle pas de contraception artificielle. Déduire la malice intrinsèque de toute contraception artificielle en partant de ce texte biblique est contre-​productif. Bien plus, c’est faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Des accommodations de ce genre peuvent aboutir à d’heureuses coïncidences comme à des incompréhensions. A. Thomasset donne d’autres exemples de ce modèle de lecture-​preuve : vouloir légitimer la mère porteuse en se référant à Agar la servante d’Abraham ; défendre la soumission des femmes à leur mari par 1 Cor 11, 3 ; utiliser l’histoire d’Onan pour condamner la masturbation, etc.338.

336

Cf. J.-​P. LEBRUN et A. WENIN, Des lois pour être humain, Toulouse, Erès, 2012, p. 33. 337 Cf. A. THOMASSET, art. cit., p. 135. 338 Cf. Ibidem.

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II.3.2. Au sujet des modèles d’usage de l’Ecriture Il existe une diversité d’éthiques dans la Bible. « Les textes bibliques ne sont pas une série de prescriptions ponctuelles ou des règles à suivre à la lettre. Le recours à la Bible exige de tout théologien d’ être en dialogue avec les exégètes »339. Les normes morales ne constituent pas l’unique source d’inspiration de notre agir chrétien. Comme l’écrit Alain Thomasset, « pour découvrir notre chemin de vie chrétienne, nous relisons le souvenir de nos expériences passées, nous demandons conseil à des amis ou à des personnes qualifiées, nous considérons les engagements que nous avons faits, les conséquences sur les personnes de notre entourage, nous essayons de sentir le mouvement de notre cœur et nous utilisons notre imagination pour visualiser le type de personne que nous souhaiterons devenir. Nous considérons l’état du monde, nous prions, nous regardons l’exemple du Christ »340. Il apparaît donc que la vie morale n’est pas simple. Elle est une réalité complexe. Ayant une variété de moyens d’expression, l’Ecriture peut inspirer la complexité de ces expériences, mais cette inspiration ne peut pas se faire sur un modèle unique, car elle s’exerce à différents niveaux. II.3.3. Défi à relever Un des défis à surmonter pour permettre à la problématique des actes intrinsèquement mauvais de se nourrir davantage de la doctrine de l’Ecriture est le défi du discernement. Il s’agit d’aborder cette question difficile avec prudence, en recourant aux ressources de l’exégèse contemporaine, à l’éclairage du Magistère et à la conscience droite. Cela nous parait très important pour ne pas tomber dans certains pièges comme celui de la casuistique341, du moralisme342 et du 339

Cf. Ibidem, p. 123. 340 Ibidem, p. 131–​132. 341 D’après A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2006, p. 123 : « La casuistique est l’ étude des cas de conscience, c’est-​à-​dire des problèmes de détail qui résultent de l’application des règles éthiques à chaque circonstance particulière (…). La casuistique se prend souvent au sens péjoratif, parce qu’on reproche aux casuistes d’aboutir, par des subtilités de logique, à justifier n’ importe quels actes ». 342 Selon O. HÖFFE, Dictionnaire de Morale, Paris, Cerf, 1983, p. 132 : « Le moralisme est soit une pensée qui étouffe la vitalité de l’ homme réel en invoquant des lois formelles abstraites, et ainsi occulte l’amplitude du bien moral ; soit une pensée qui surévalue la dimension de la morale par rapport à d’autres sphères de culture relativement autonomes, telles que la religion et le droit ».

La liberté

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légalisme343 étroit, dans le traitement de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Cette démarche exige de ne pas « mettre sur le même pied toutes les règles morales énoncées par la Bible ni accorder une valeur égale à tous les exemples de moralité qu’elle fournit »344. Par rapport à notre sujet, cette affirmation nous invite à la prudence. Nous pouvons nous demander si l’on trouve vraiment le sens des proportions lorsque certains documents que nous avons analysés dans la première partie, considèrent toute contraception artificielle intraconjugale comme acte intrinsèquement mauvais au même titre que l’avortement ou le fait de tuer quelqu’un par exemple. Ne pose-​t-​on pas là une équivalence entre des comportements qui ne sont pas identiques ? Le passage au crible de cette analogie n’éclaire pas les enjeux du débat, dans la mesure où elle ne nous aide pas à prendre la mesure des présupposés philosophiques du mal intrinsèque345. De plus, n’importe-​t-​il pas de distinguer, en partant de la Bible, les consignes fondamentales, qui ont force obligatoire universelle, des simples conseils, ou encore des préceptes liés à une étape d’évolution spirituelle346.

SECTION III. L A LIBERTÉ Différentes conceptions de la liberté sont mises en œuvre derrière la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle et elles ne manquent pas de poser problème.

III.1. Différentes conceptions de la liberté Dans les deux premières parties de notre recherche, nous avons constaté une diversité d’opinions sur la liberté ou sur le rôle que doit jouer le couple dans la maîtrise de la nature de l’acte conjugal ou devant

343

Le légalisme est l’attachement excessif à la loi ou le respect minutieux de la loi au détriment des autres facteurs. 344 COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, op. cit., n° 150. 345 Sur le passage au crible des analogies, lire M. METAYER, Guide d’argumentation éthique, Laval, Presses de l’Université de Laval, 2011, p. 56–​66. 346 COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, op. cit., n° 150.

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la loi édictée par le Magistère. Dans CC et dans HV, la liberté des époux est réduite à la réalisation de ce que la nature a en vue. L’autonomie de la raison est considérée comme dangereuse. Chez Servais Pinckaers, par exemple, la liberté de qualité, c’est le pouvoir de choisir ce qui dérive de la raison et de la volonté et qui est inspiré par l’aspiration à la vérité, au bien et au bonheur. Il l’a parfois défini comme le fait de « suivre la nature ». Peter Knauer a, quant à lui, beaucoup insisté sur la liberté comme faculté d’auto-​détermination. Il revient, d’après lui, au sujet agissant de concilier le caractère déterminé de sa connaissance par son objet avec la possibilité de choisir librement. Pour P. Knauer, le thème de liberté est donc comme une « revendication d’autonomie ». N’y a-​t-​il pas, en lien avec le problème du mal intrinsèque, de compromis qui tienne entre ces différentes perspectives ? Quelle place donner à la liberté dans le jugement moral ? Le Magistère de l’Eglise a déjà admis l’idéal de paternité responsable dans ce domaine. Ainsi, notre réflexion vise à éclairer l’option pour la liberté comme faculté d’auto-​détermination du couple, en lien avec l’enseignement magistériel sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle.

III.2. Quelques problèmes issus de ces conceptions de la liberté Lorsqu’on applique l’idée de mal intrinsèque à toute contraception artificielle, en s’appuyant uniquement sur l’obéissance à la volonté de Dieu, sans considération, ni pour la capacité d’auto-​détermination des couples et pour le jugement de leur conscience, ni pour des circonstances que vivent les couples, il y a comme un manque de distinction « entre compétence originaire dans le domaine de l’ interprétation orthopratique de foi, c’est-​à-​dire dans le domaine des conséquences pratiques de la foi, et compétence subsidiaire dans le domaine de l’ éthique en tant que domaine de l’autonomie »347.

347

D. MIETH, Autonomie. Emploi du terme en morale fondamentale, dans Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. Univ. Fribourg, s.d., p. 95.

La liberté

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Certes le Magistère a le droit de se prononcer pour une bonne orthopraxie dans la vie des couples. Cependant, il n’est pas facile pour lui de déterminer les meilleures méthodes de régulation des naissances pour tous les couples. Appartient-​il au Magistère seul de décider pour tous les couples quand telle méthode est justifiable et telle autre pas ? Comme le rappelle Bernard Häring, le Concile Vatican II avait maintes fois répété que l’Eglise ne possède pas le monopole en matière de discernement éthique348. Sans mettre en cause la compétence de l’Eglise dans le discernement des questions éthiques, il faut aussi reconnaître qu’elle n’a pas non plus de solution toute faite à toutes les questions morales ayant trait à un problème aussi complexe que celui du mal intrinsèque. C’est vers des efforts communs des laïcs chrétiens, des chercheurs et du Magistère que le Concile oriente le débat349.

II.3. Quelques pistes d’ouverture A ce niveau de notre recherche, nous voulons répondre à la question de savoir comment articuler adéquatement les deux dimensions éthiques de la liberté en lien avec l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Il s’agit, en d’autres termes, de chercher les pistes pouvant permettre de surmonter le dilemme observé dans les parties précédentes de notre étude, entre l’obéissance à la loi et l’autonomie. Mais avant cela, définissons d’abord la liberté. III.3.1. Qu’est-​ce que la liberté ? Il n’y a de morale que s’il y a liberté. Thomas d’Aquin la considère comme « une donnée première qui possède une double racine : la volonté et la raison. Un acte libre est un acte volontaire, objectivé par la raison »350. De ce fait, la liberté est un préalable à l’acte responsable qui caractérise l’être humain doué de volonté et de raison. Des actes accomplis sans intervention de la volonté et de la raison, mais simplement sous la

348

Cf. GS, 42– ​4 4. 349 Cf. B. HÄRING, Crise autour de Humanae Vitae, Paris, Desclée, 1969, p. 35–​36. 350 ST I–​II, q. 17, a. 2, ad 2.

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poussée de l’instinct, ne sont pas des actes libres et donc pas à proprement parler des actes humains351. Un acte proprement humain est l’acte d’un homme qui a conscience de ce qui est son bien, sa fin, et qui pose des actions en vue de ce bien recherché. Cette conscience n’est pas le simple fait de se rendre compte de quelque chose. Il s’agit d’une conscience qui se prend en charge, c’est-​ à-​dire qui s’interroge à propos d’elle-​même, de sa raison d’être et de la justification de son bien. Ainsi, une existence libre et consciente apparaît comme une tâche à accomplir, un appel ou une interrogation352. La vocation de l’homme à la liberté ne s’accomplit qu’en construisant de façon responsable son destin libre, dans une humanité libre. La liberté est donc une expression de la condition humaine authentique. Pour mettre en évidence cette valeur absolue qu’est la liberté, nous constatons que, dans la Bible, lorsque saint Paul, par exemple, parle de la condition nouvelle du chrétien, il affirme que « c’est pour la liberté que le Christ nous a libérés » (Ga 5, 1). Dans cette perspective, la liberté chrétienne est décrite en termes « de libération de l’esclavage du péché, de la loi, des éléments du monde, de la mort, opérée par la croix du Christ, en vue de l’amour du Père, des frères, de la vie selon l’Esprit »353. C’est donc par le respect de la liberté qu’on met en valeur la dignité humaine et que l’être humain devient davantage signe de l’image divine. Cependant, si l’on veut faire droit à cette dignité humaine, dans quelles conditions faut-​il utiliser cette notion de liberté ? Quels sont les aspects de compréhension chrétienne de la liberté ? Nous en retenons deux : l’hétéronomie et l’autonomie. III. 3. 2. Hétéronomie et autonomie Quelle est la place des notions d’hétéronomie et d’autonomie dans le débat sur la liberté chrétienne et le mal intrinsèque ? 351

Cf. J. LECLERCQ, Les grandes lignes de la philosophie morale, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1954, p. 256. 352 Cf. M. MERLEAU-​PONTY, Sens et non-​sens, Paris, 1948 cité par J. ARTADI, Responsabilité et liberté, dans Autonomie et liberté. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. Univ., p. 192. 353 R. BERTHOUZOZ, Liberté grecque et théologie de la liberté selon S. Paul, dans Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, op. cit., p. 68.

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1  L’hétéronomie L’hétéronomie opère par une soumission du sujet humain à une règle ou à une loi qui lui est extérieure. Dans cette perspective, envisagée par certains documents analysés dans notre état de la question, la liberté consiste dans le fait de choisir de « suivre la loi ». Mais en réalité, ici, la loi morale limite la liberté. Cette tendance qui consiste à aborder le problème d’acte intrinsèquement mauvais en plaçant en dehors de l’homme, en Dieu par exemple, la fin ultime considérée comme le critère suprême de la moralité, et d’en faire dériver toutes les règles de l’agir de la loi éternelle354, nous semble incertain. Elle entraîne une conception limitée de la liberté. L’hétéronomie est une étape vers le déploiement de la liberté. Ce qui est problématique c’est d’en rester à cette étape, c’est-​à-​dire de tomber dans une perspective légalisante. Il nous est donc difficile de suivre cette approche. Comme nous l’avons déjà relevé, il n’y a de morale que s’il y a liberté. Dès lors, comment penser cette liberté ? Comment éviter que la morale s’organise autour des préceptes obligatoires ? Comment faire pour qu’elle se focalise sur une éthique des vertus ? 2 L’autonomie355 L’autonomie est une notion polysémique. Son champ d’application est très vaste. On peut penser à l’autonomie comme indépendance et auto-​détermination (sens politique) ou à l’autonomie comme indépendance au niveau de la législation et du droit (sens juridique). Du point de vue chrétien, la signification de ce concept n’est pas non plus à mettre en parallèle avec la notion de sécularisation356. GS au n° 36, utilise ce concept comme une expression du dialogue entre l’Eglise et les expériences humaines. Pour le Concile, « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-​mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’ homme doit 354

Cf. S. PINCKAERS, Autonomie et hétéronomie en morale selon S. Thomas d’Aquin, dans Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. Univ. Fribourg, s.d., p. 104. 355 Nous nous appuyons sur l’œuvre du théologien allemand D. MIETH, Autonomie. Emploi du terme en morale fondamentale, dans Autonomie. Dimensions éthiques de la liberté, Fribourg, Ed. Univ. Fribourg, s.d. 356 Ibidem, p. 85.

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peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur »357. Dans ce sens, l’autonomie évoque un principe de subsidiarité des expériences ou des réalités du monde. Le Concile distingue la vraie autonomie de la fausse. A ce sujet, Dietmar Mieth écrit : « pour le Concile, l’autonomie vraie est celle qui s’accorde avec la tradition de la métaphysique chrétienne et de la théologie de la création. On peut imaginer cette autonomie comme une sorte de principe métaphysique de subsidiarité. Tous les domaines de la réalité ont leur ordre propre, mais se rapportent au sens intentionnel de la création, et par là aussi à Dieu »358. Affirmer que les réalités temporelles ont leur consistance propre et qu’elles peuvent être connues par elles-​mêmes, n’est-​ce pas une façon de reconnaître, dans une situation de dialogue, la compétence des ordres temporels dans la recherche de la vérité du monde ? Le tout est de savoir comment articuler théologiquement ces différentes rationalités et ces processus de vérité. L’éthique ne parle pas d’abord de Dieu, mais elle vérifie l’exactitude des jugements moraux. L’éthique chrétienne a sûrement à faire avec le Créateur. Même si la foi en ce Créateur peut orienter la praxis du chrétien, il faut souligner que cette praxis n’est pas à confondre avec l’éthique. L’éthique et la foi ne sont pas identiques. L’éthique peut se référer à la foi, mais la foi n’est pas son unique fondement. Puisque l’éthique n’échappe pas à l’exigence d’un fondement rationnel, on ne peut donc pas élaborer un système éthique seulement sur base de l’interprétation de la foi. Certes, la praxis du chrétien se sert de connaissances et de résultats éthiques, mais elle ne peut être réduite à l’éthique comme science. De même, l’éthicien ne cherche pas à se dispenser de la vraie praxis. De ce point de vue, il faut reconnaître la distinction entre morale et orthopraxie. Il ne s’agit pas de les séparer, mais de les articuler, de sorte que « l’autonomie et l’orthopraxie de la foi forment ensemble la morale du chrétien. De l’autonomie, l’ éthique reçoit une vraie connaissance méthodique de l’orthopraxie, sa vraie finalité et sa motivation à la fois suffisante et

357

GS, n° 36, 2. 358 D. MIETH, art. cit., p. 85.

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impérative »359. Il s’ensuit donc qu’une vie de foi se distingue de l’éthique, mais elle ne s’oppose pas à elle. S’inspirant de Sébastien Mutschelle (1749–​1800) et de A. Auer, Mieth attribue à la théologie morale une triple fonction face à l’autonomie : « la fonction cognitive, c’est-​à-​dire la transparence du moral pour Dieu ; la fonction affirmative, c’est-​à-​dire l’orientation de la pratique de la foi d’après les connaissances éthiques ; la fonction dynamique, c’est-​à-​dire la référence de la praxis morale à la grâce comme force activante de l’agir divin du salut »360. La théologie ne reconnaît pas seulement l’autonomie de la morale, mais elle reconnaît aussi celle de la personne humaine. Dès lors, l’autonomie signifie : « être à soi-​même sa propre loi, (avoir ses lois en soi-​même), signification qui est déjà connue par l’ épître aux Romains, quand on parle des païens qui sont à eux-​mêmes leur propre loi (Rm 2, 14) »361. En considérant que la moralité est inhérente à la nature de l’acte, sans tenir compte du contexte du sujet agissant, le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais semble justement ne pas prendre en compte ce caractère de la moralité de la personne humaine. De ce fait, l’usage de cette notion constitue une entorse à l’autonomie de l’homme. Il ne s’agit pas ici de soustraire la liberté aux lois morales, car elle risque de se transformer en une situation ou en état arbitraire irresponsable. La liberté est liée à la norme, mais dans la responsabilité. Il en résulte qu’une éthique autonome n’est pas à confondre avec la négation des lois venant de l’autorité ou avec une éthique autarcique. L’autonomie en morale chrétienne est comme un programme objectif de liberté dans le sens d’un projet de lutte contre les états d’aliénation de l’individu et de la société362. Elle promeut la responsabilité dans le développement du sujet moral. Dès lors, comment surmonter le dilemme entre autonomie et obéissance à la loi, en rapport avec le problème du mal intrinsèque ?

359

360 361 362

Ibidem, p. 93. Ibidem, p. 98. Ibidem, p. 91. Cf. J. HABERMAS, Zur Rekonstruktion des Historischen Materialismus, Frankfurt, 1976, p. 63–​91.

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III.3.3. Jalons pour une articulation de l’autonomie avec l’obéissance à la loi Comment articuler autonomie et obéissance à la loi dans la régulation des naissances ? Nous ne voulons pas répondre à cette question sous la forme d’un dilemme : ou bien autonomie, ou bien hétéronomie. Nous voulons plutôt donner à cette question une forme ouverte, sans opposition nécessaire entre le travail de la raison humaine et l’action divine législatrice. En effet, « liberté, autonomie et obéissance sont parfaitement compatibles »363, même pour les couples dans le domaine de la contraception considérée par le Magistère comme acte intrinsèquement mauvais. Nous posons quatre jalons pour une articulation de l’autonomie avec l’obéissance à la loi morale : 1 La volonté de Dieu n’est pas à confondre avec la forme institutionnelle de l’autorité Lorsque la liberté pour les couples consiste à obéir simplement aux prescriptions édictées par le Magistère, la volonté divine (que le chrétien doit rechercher) est confondue avec la forme institutionnelle de l’autorité. Une telle liberté nie l’autonomie de la morale et celle de la connaissance scientifique. Il serait problématique de penser que seule l’application mécanique de la loi énoncée par le Magistère peut justifier le comportement du couple sans qu’elle ne soit assumée par sa conscience responsable. Il nous semble que c’est dans la formation de cette conscience que le Magistère doit surtout intervenir. De manière indirecte, par le discernement personnel, par l’imagination analogique364 et par le biais d’une réflexion éthique sous le mode parabolique365, le Magistère peut éclairer le couple lorsqu’il devra décider en toute liberté de son agir dans un cas précis. 363

A. AUER, Le christianisme face au dilemme : la liberté pour l’autonomie ou la liberté pour l’obéissance, dans Concilium, n° 130, 1977, 67–​76. 364 Pour le chrétien, l’imagination analogique s’opère en Eglise, dans l’Esprit, en tenant compte de la connexion des mystères du salut. A ce propos, Lire X. THEVENOT, Morale fondamentale. Notes de cours, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, p. 208. 365 Il est question de ne pas mimer le comportement des personnages bibliques, mais de réfléchir et d’imaginer un agir qui humanise, un modus vivendi qui permet d’être à la pointe du texte biblique (qui est ici considéré comme une parabole), en tenant compte des circonstances. Il y a là un appel à l’inventivité. Cf. X. THEVENOT, op. cit., p. 208.

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Il faut aussi considérer que le recours aux préceptes explicites ne solutionne pas, comme par magie, les inévitables conflits de valeurs que présentent certaines situations. Dès lors, les préceptes énoncés sur le mal intrinsèque ne doivent pas être considérés comme une recette de vie, mais comme une proposition faite à la conscience pour une meilleure analyse de la situation (dimension singulière)366. 2 Quelle conception de Dieu ? Le dilemme entre obéissance et autonomie peut être surmonté par la conception du Dieu chrétien que l’on met en avant. On se méprend parfois sur l’obéissance quand on se réfère à l’image d’un Dieu autoritaire. Dans ce cas, on arrive facilement à une fermeture de la liberté pour l’autonomie. « Dans la mesure où le message sur Dieu met en avant l’amour et la liberté créatrice, alors le christianisme peut et doit surmonter le dilemme autonomie ou obéissance »367. L’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception, semble ne pas tenir compte de l’image de Dieu qui fait de l’homme son partenaire. Au contraire, il court le risque de témoigner d’un Dieu légaliste qui infantilise l’homme. Or, par le mystère de la création, Dieu a fait de l’homme un « être créationnel » ou son actionnaire par l’Esprit Saint. L’image de Dieu en l’homme exprime un caractère non seulement immanent mais aussi transcendant de l’homme. Ainsi, l’obéissance à un tel Dieu qui partage sa gloire avec l’homme, ne peut être comprise comme une infantilisation où l’homme n’apporte aucune coopération à la gestion de sa nature. 3 L’autonomie n’est pas une liberté autarcique L’autonomie de la raison n’exclut pas l’obéissance à la loi, parce que la liberté pour l’autonomie n’est pas une liberté autarcique ou arbitraire. Il s’agit de ne pas considérer l’être humain comme un mineur qui s’auto-​ culpabilise. Promouvoir la liberté c’est aussi reconnaître l’être libre et personnel d’autrui. Dans ce sens, l’autonomie ne doit pas être séparée de la loi et du devoir. De même, les prescriptions morales ne peuvent pas

366

Cf. X. THEVENOT, op. cit., p. 209. 367 A. AUER, art. cit., p. 73.

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être contraires à la liberté et à la responsabilité éthique368. Auer l’écrit en ces termes : « La liberté ne rend l’ homme conscient qu’en fonction de la loi morale, une liberté qui place l’ homme en regard de la loi »369. 4 Théonomie participée L’idée de théonomie participée renvoie au fait que « la liberté de l’ homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s’ interpénétrer, c’est-​à-​dire qu’ il s’agit de l’obéissance libre de l’ homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l’ homme. Par conséquent, l’obéissance à Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-​puissance absolue, extérieure à l’ homme et contraire à l’affirmation de sa liberté »370. Le déploiement de la liberté nécessite donc non pas une autonomie arbitraire, mais plutôt « une autonomie qui implique une ouverture théonomique »371. De ce point de vue, nous pensons rejoindre VS lorsqu’elle évoque la « théonomie participée, parce que l’obéissance libre de l’ homme à la Loi de Dieu implique effectivement la participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la providence de Dieu »372.

SECTION IV : L A TRADITION Dans cette section, nous voudrions aborder les différentes conceptions de la Tradition qui posent problème dans l’état de la question de notre sujet et, à partir de là, ébaucher quelques pistes d’ouverture. Il s’agit pour nous de bien prendre la mesure de cette réalité, à la fois décisive et ambiguë, qu’est la Tradition et d’en dégager les implications sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle.

368

Cf. E. GAZIAUX, L’autonomie en morale : Au croisement de la philosophie et de la théologie, Leuven, University press –​Uitgeverij Peeters, 1998, p. 337. 369 A. AUER, art. cit., p. 68. 370 VS., n° 41. 371 Cf. Ibidem. 372 Ibidem.

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IV.1. Quelques questions au sujet de l’évocation de la Tradition Dans CC, Pie XI considère la doctrine de la malice intrinsèque de la contraception comme « doctrine chrétienne telle qu’elle a été transmise depuis le commencement, et toujours fidèlement gardée »373. Pour étayer son propos, CC cite quelques phrases de Saint Augustin : « Même avec la femme légitime, l’acte conjugal devient illicite et honteux dès lors que la conception de l’enfant est évitée. C’est ce que faisait Onan, fils de Juda, ce pourquoi Dieu l’a mis à mort »374. Toujours d’après saint Augustin, « parmi les biens du mariage, la procréation des enfants tient la première place »375. Pour bien comprendre la prise de position de saint Augustin quant à la place qu’il accorde à la procréation, il convient d’abord de souligner l’absence de témoignages patristiques majeurs durant les quatre premiers siècles du christianisme. De ce fait, cette doctrine n’appartient pas au contenu de la Tradition apostolique au sens propre que la théologie lui donne376. Il faut aussi noter que « toute la théologie conjugale augustinienne sera élaborée dans un sens antimanichéen. Elle fera donc de la contraception son cheval de bataille, puisque les manichéens, ennemis du corps, interdisaient la procréation. En luttant contre eux de toute son énergie, Augustin se fera le champion de la procréation à laquelle il subordonnera l’existence du mariage »377. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la prise de position de saint Augustin. Ces références soulèvent quelques problèmes : en se référant à ces phrases d’Augustin pour étayer cette Tradition, CC semble donner l’impression que, depuis le saint Evêque d’Hippone jusqu’à nos jours, rien n’a changé ni sur la doctrine des fins du mariage ni sur l’exégèse de Gn 1, 28, ni encore sur la régulation des naissances. On ne peut se référer à ces phrases d’Augustin sans considérer le fait qu’elles ne sont qu’une forme traditionnelle d’un enseignement formulé à une époque donnée, et non pas un énoncé de foi immuable. 373

374 375 376

CC, n° 60. SAINT AUGUSTIN, De coniug. Adult., I–​II, n° 12. SAINT AUGUSTIN, De bono coniug., cap. XXIV, n° 32. Cf. P.-​ E . CHARBONNEAU, Morale conjugale au XXème siècle, Paris, Ed. Ouvrières, 1969, p. 261. 377 Ibidem, p. 118.

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L’encyclique HV de Paul VI ne donnera pas davantage des précisions pour étayer sa référence à la Tradition. Elle se contente de réaffirmer que la malice intrinsèque de la contraception artificielle est une doctrine traditionnelle de l’Eglise. Il s’agit d’une Tradition « proposée avec une constante fermeté par le Magistère de l’Eglise »378. Ce point de vue est aussi partagé par la plupart des documents du Magistère papal postérieurs à HV qui s’appuient, soit sur CC, soit sur HV, pour condamner la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. Il y a là un auto-​référencement interne récent. Dans la majorité de ces textes analysés, se lit l’idée de protéger la procréation comme un bien en soi. Il se pose donc la question d’une théologie fixée une fois pour toutes qui semble s’opposer à une Tradition vivante (et à un Magistère en constante évolution). Si la procréation est une valeur, les notions théologiques pour la définir ne peuvent-​elles pas être renouvelées ?

IV.2. Quelques pistes d’ouverture A ce stade de notre travail, il n’est pas question d’étudier tous les aspects et toutes les acceptions du mot Tradition, ni d’aborder de façon détaillée les problèmes que posent cette notion. En guise de pistes d’ouverture, nous nous proposons d’approfondir les problèmes soulevés ci-​ dessus en les reprenant sous forme de questions : –​ La Tradition invoquée par les défenseurs de la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle, est-​elle apostolique ou ecclésiastique ? Y a-​t-​il, dans cette tradition des éléments qui donnent un appui incontestable à cet enseignement ? –​ La référence à la Tradition, dans l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception, a-​t-​elle une valeur immuable ou une valeur réformable ? –​ En évoquant la Tradition, comment déterminer la part du permanent et celle du changeant dans la problématique du mal intrinsèque ?

378

HV, n° 6.

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IV.2.1 Brèves clarifications Avant de répondre à ces questions et d’évaluer la nature de la Tradition à laquelle se réfère l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, il convient d’abord de clarifier cette notion de Tradition. Nous le ferons en nous appuyant sur Yves Congar379. Nous étudierons ensuite l’aspect de la Tradition qu’il convient d’invoquer (l’apostolique ou l’ecclésiastique) lorsqu’il s’agit d’employer la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle. Nous aborderons enfin ce qu’une telle distinction implique pour notre étude, car la distinction nous permet d’éviter la confusion. L’examen de la notion de Tradition dans la théologie catholique distingue « traditions » et « Tradition ». Par traditions, il faut entendre « les déterminations qui sont normatives dans les conditions qui restent à préciser et qui ne sont pas contenues formellement dans les Ecritures canoniques. Elles peuvent émaner, soit de Jésus, soit des Apôtres, soit de l’Eglise, et donc être divines, apostoliques ou ecclésiastiques. Elles peuvent être durables ou précaires »380. Quant à la Tradition, elle sous-​entend trois principaux aspects. Premièrement, la transmission du mystère chrétien sous quelque forme que ce soit avec la réalité que cette transmission véhicule ou produit. Il s’agit là non seulement d’un contenu (dépôt sacré), mais aussi de l’acte de transmettre. Deuxièmement, la Tradition recouvre aussi l’interprétation, les explications ou la lecture de ce mystère de génération en génération. Dans ce sens, elle est transmission en même temps que développement. Troisièmement, cette Tradition s’exprime dans une suite et dans un ensemble de témoignages fixés dans les écrits ou dans des monuments (institutions, coutumes, etc.). Ainsi comprise, la Tradition est alors « le sens catholique que possède l’Eglise comme sujet supra-​individuel vivant de la suite des témoignages dans lesquels s’exprime son interprétation de ce qu’elle transmet et dont elle vit »381. Partant de cette distinction, précisons

379

Cf. Y. CONGAR, La Tradition et les Traditions, T. I. Essai historique, Paris, Arthème Fayard, 1961 ; t. II. Essai théologique, 1963, Paris, Fayard, 1963 ; IDEM, La Tradition et la vie de l’Eglise, Paris, Fayard, 1963. 380 Y. CONGAR, La Tradition et les Traditions, T. II. Essai théologique, 1963, Paris, Fayard, 1963, p. 56. 381 Ibidem, p. 56–​57.

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dès à présent en quel sens le mot « Tradition » peut être employé dans le cadre de notre problématique. IV.2.2. Cette Tradition n’est pas apostolique La Tradition évoquée dans les documents analysés n’est pas apostolique pour deux raisons : 1° Les apôtres ne parlent pas de contraception. Il est donc difficile de prouver que la condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais relève d’une Tradition d’origine apostolique. Les apôtres n’en sont pas les sujets transmetteurs. « Il y a tradition apostolique quand l’ idée qui s’exprime dans une institution se rattache aux Apôtres »382. Rien ne nous indique que la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception fait partie de ces « points particuliers tenus depuis toujours et universellement, dans l’Eglise, comme venant des Apôtres »383. Nous n’avons trouvé aucune trace d’héritage ou d’inspiration apostolique sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle. 2° De même, la contraception artificielle au sens moderne, n’existait pas encore. L’enseignement de Pie XI qui définit la Tradition de la malice intrinsèque de la contraception comme « doctrine chrétienne telle qu’elle a été transmise depuis le commencement, et toujours fidèlement gardée » nous paraît discutable. Il est vrai que « la Tradition apostolique est fondatrice de la foi et de la vie pratique dans l’Eglise de Jésus-​Christ. Elle éclaire plus d’un aspect des problèmes contemporains. C’est à elle qu’ il faut toujours revenir pour allier fidélité et créativité »384. Or, dans le cas de l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception, ce retour aux sources apostoliques n’est pas évident. Le moins que nous puissions dire est que la Tradition, souvent évoquée par les documents qui qualifient toute contraception artificielle d’acte mauvais en soi, n’est donc pas une « traditio constitutiva », car son apostolicité est difficilement discernable et justifiée.

382

Ibidem, p. 58. 383 Ibidem, p. 68–​69. 384 P. GRELOT, La tradition apostolique. Règle de foi et de vie pour l’Eglise, Paris, Cerf, 1995, endos du livre.

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IV.2.3. Cette Tradition est ecclésiale Dans les deux premières parties de notre thèse, notre enquête nous a montré que c’est à certains textes des Pères de l’Eglise, du Concile de Trente et à certaines déclarations papales que se réfère l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle. Par ces références, cet enseignement s’inscrit dans une trame historique précise : il est relié à une certaine Tradition de l’Eglise. Il s’agit là de la Tradition ecclésiale au sens où Yves Congar la définit : « La tradition ecclésiale est celle qui a pour sujet d’origine l’Eglise en sa vie historique. (…) Le sujet qui la porte est, pour cela, non pas “ inspiré”, comme l’ont été les prophètes et les apôtres pour devenir le principe humain de ce qu’on peut appeler la “traditio constitutiva”, mais “assisté” pour être authentiquement le principe actif de la “traditio continuativa” »385. C’est donc de la communauté chrétienne que relève cette Tradition. Si l’on avance encore d’un pas, on constate que l’assistance du Saint-​Esprit à la communauté chrétienne n’est pas donnée uniquement à quelques membres qui exercent des services clés mais aussi à tous, chacun étant, selon sa place et son rôle dans cette communauté, sujet de la Tradition. Dans la mesure où, au moment de la publication de HV, les autres compétences scientifiques, théologiques et même presque toutes les Conférences épiscopales du monde entier contestent ou nuancent le caractère absolu de l’enseignement du Magistère sur le mal intrinsèque en cas de contraception artificielle, nous pouvons nous poser la question de savoir s’il n’y a pas une surévaluation de l’idée du Magistère sur ce thème. En évoluant presque solitairement, de façon souveraine, par rapport à cette question, n’y a-​t-​il pas risque d’oublier que la Tradition n’est pas seulement transmission, puis réception passive ou mécanique, mais qu’elle inclut aussi la réalité d’une vérité salutaire vivant dans une conscience ?386 Dans la Tradition de l’Eglise, une décision papale qui a la prétention d’avoir force de loi doit être reçue387. Or, cet enseignement (qui considère la contraception comme acte intrinsèquement mauvais) ne l’a pas été ou l’a été très partiellement ou encore avec des réserves. Il faut aussi rappeler 385

Y. CONGAR, op. cit., p. 70. 386 Cf. Ibidem, p. 28. 387 Lettre du Père Congar du 18 Juillet 1993 à propos d’Humanae Vitae, dans M. SEVEGRAND, Les enfants du bon Dieu, op. cit., p. 376.

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que le sujet (le peuple de Dieu), récepteur de l’enseignement magistériel, a son histoire. Toutes ses acquisitions peuvent s’intégrer dans son évolution qui a un sens. Cette « histoire demande une unité dynamique et autofinalisée, non une pure succession-​répétition, de ce qui s’accomplit successivement dans le temps »388. C’est à cette condition que la communauté des chrétiens qui reçoit l’enseignement que le Magistère transmet peut être une communauté vivante et donc active. La Tradition ecclésiale a également un sens objectif et un sens subjectif. Au plan objectif, elle est envisagée comme étant normative. Cependant, cette normativité n’est pas arbitraire. Elle découle de « l’ homogénéité du développement et de la communion de la communauté ecclésiale »389. Or, comme nous l’avons déjà souligné, dans le cas de l’enseignement sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle, cette communion a souvent fait défaut. L’exemple le plus probant de cette lacune est celui des remous provoqués dans l’Eglise par HV et des réactions des Conférences épiscopales qui s’en étaient suivies. C’est pourquoi, nous estimons que la question de la normativité de l’enseignement de l’Eglise sur la malice intrinsèque de la contraception artificielle doit rester ouverte. Sur le plan subjectif, la Tradition ecclésiastique n’est pas seulement une accumulation de ce que les Pères ont enseigné ou de leurs explications relatives au christianisme. Le Dieu des chrétiens parle toujours à ses enfants, même si la Révélation est déjà close. Ainsi, au fil des années, la Tradition du peuple de Dieu connaît aussi un développement, une thésaurisation de nouvelles expressions des comportements. C’est à cette condition qu’elle peut éviter le danger d’être un « capital stérile mécaniquement conservé ». Quelles sont les conséquences de ces deux dimensions de la Tradition ecclésiastique sur notre sujet d’étude ? Nous en retenons deux parmi bien d’autres. D’une part, la Tradition à laquelle se réfèrent les documents étudiés dans notre état de la question procède du droit de l’Eglise et elle possède une valeur réformable. D’autre part, en ce qui concerne l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, il faut distinguer la part du permanent de celle de l’évolutif.

388

Y. CONGAR, op. cit., p. 31. 389 Ibidem.

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IV.2.4. Cette Tradition a-​t-​elle une valeur définitive ou un caractère réformable ? Il est vrai que la Tradition du Magistère refuse la contraception artificielle telle qu’elle a surgi au 20ème siècle. Cette Tradition n’est pas une attestation absolue de foi. Elle est plutôt « une forme traditionnelle d’une certaine doctrine, en divers siècles diversement formulée (…). Cela tenait à ce que ce Magistère avait à défendre et à illustrer une révélation incarnée dans un temps où la procréation était un bien en soi pour l’espèce ; il n’en découle pas que la Révélation chrétienne considère le rendement procréatif de l’union conjugale comme une fin absolue en soi »390. L’argument de Tradition pour qualifier toute contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais nous paraît donc insuffisant. Il ne tient pas compte du fait que la formulation théologique sur cette problématique peut évoluer en tenant compte des nouvelles connaissances biologiques ou scientifiques dans l’intérêt de la vie humaine et de l’équilibre du couple et surtout, en vue d’intégrer la place du discernement en conscience si essentielle, comme le rappelle le Concile Vatican II. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’une évolution oppositive, mais plutôt d’une évolution homogène en ce sens qu’elle doit rester dans la droite ligne de l’authenticité du message évangélique et de ses valeurs, tout en les actualisant. Elle ne consiste pas nécessairement dans l’abandon de la doctrine en se détournant de la Tradition, mais plutôt dans son approfondissement dans un autre contexte. Tout en protégeant la natalité, nous pouvons considérer que les manifestations ou les modalités des formulations théologiques peuvent évoluer en tenant compte des nouveaux éléments d’appréciation (en lien, par exemple, soit avec l’histoire théologique du mariage et de ses fins, soit en lien avec les recherches scientifiques et techniques d’aujourd’hui) dont disposent les théologiens ou le Magistère. IV.2.5. Tradition et changement Le parcours effectué jusqu’à présent nous amène à nous poser la question de savoir comment la fidélité à la Tradition pourrait être un nouveau champ offert à notre réflexion sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Nous poserons ici les repères permettant de déterminer ce

390

Ibidem, p. 51–​52.

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qui est permanent et ce qui est changeant par rapport au mal intrinsèque quand on veut s’appuyer sur l’argument de Tradition de l’Eglise. Dans un article paru dans Catholicisme. Hier, aujourd’hui, demain, Jean-​Marie Aubert faisait remarquer qu’en morale, « sont immuables à la fois le contenu de foi du message évangélique qui, en notre matière, est la priorité absolue donnée à l’amour-​charité (de Dieu et du prochain) et les exigences fondamentales de la nature humaine créée par Dieu, destinées à être élevées et animées par l’amour évangélique. Par contre, peuvent être soumises au changement : soit l’expression historique (car utilisant des données philosophiques culturelles) de ce même message, soit la traduction par chaque culture des exigences fondamentales de la nature humaine, soit aussi la part de cette nature susceptible d’ évoluer dans l’ histoire »391. C’est cette compréhension de la fidélité à la Tradition ecclésiale que nous voulons souligner par rapport à l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Elle rejoint notre préoccupation de défendre une Tradition de l’Eglise qui ne conduit pas à un épuisement progressif mais à une fraîcheur originelle dans la mesure où elle invite à une fidélité créatrice aux sources de la Tradition. Comme nous l’avons vu, une des difficultés de l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale réside dans le fait de poser la discipline de l’Eglise comme des données fixées une fois pour toutes. Il y a là comme un amalgame ou un malentendu entre une enveloppe conceptuelle liée à des formes culturelles, intellectuelles et sociales d’une époque donnée, et les données révélées (qui sont absolues) que l’Eglise veut défendre. Dans toute théologie vivante, les principes immuables sont matérialisés dans des règles concrètes. Ces règles sont liées à des conjonctures variées et dynamiques. Bien que valables à un moment de l’histoire ou dans une civilisation donnée, elles ne peuvent être immuables à l’instar des principes qu’elles incarnent. La conséquence immédiate d’une telle compréhension de la Tradition en lien avec la contraception ne serait-​elle pas le fait que ces « valeurs éternelles » (de la procréation, de l’amour-​don, etc.) peuvent être acquises

391



J.-​M. AUBERT, Morale, dans Catholicisme. Hier, aujourd’ hui, demain. Tome 9, Paris, Letouzey et Ané, 1982, col. 713.

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par des méthodes qui diffèrent suivant la conjoncture sociale, culturelle, économique psychologique et scientifique ?392 Concluons cette section en soulignant qu’il est devenu un lieu commun de reconnaître le dynamisme des mœurs chrétiennes. Les règles morales ou la Tradition ne sont ni des « objets » qui passeraient tels quels de génération en génération, ni des codes ésotériques dont toute la force résiderait dans l’intangibilité de la lettre393. Puisqu’il s’agit de « paroles vivantes, destinées à nourrir des hommes situés dans le temps et l’espace, la traduction historique et culturelle peut donc constituer une grande innovation »394. On a souvent retrouvé ce dynamisme ou cette évolution en morale (évolution de l’homme en lien avec son monde). On sait très bien que certains problèmes anciens auxquels, par exemple, voulait répondre saint Paul dans les épîtres ont changé de données. L’Eglise a souvent entériné ce changement. Qu’il nous suffise ici d’évoquer quelques exemples de ces changements de la Tradition de l’Eglise que nous empruntons à Jean-​ Marie Aubert395 : –​ l’esclavage : saint Thomas estimait que l’esclavage n’était pas complètement opposé au droit naturel (ST, I–​II, 94, a. 5). Il ne sera condamné que plus tard par le Pape Paul III en 1537. –​ la liberté religieuse : le Syllabus la condamnait. Elle sera admise au Concile Vatican II dans la déclaration Dignitatis Humanae. –​ le prêt à intérêt : l’Eglise l’a condamné pendant plusieurs siècles. Cette interdiction ne sera abandonnée qu’au dix-​neuvième–​vingtième siècle. A cette liste qui n’est pas exhaustive, nous pouvons ajouter l’antisémitisme, les guerres de religion entre catholiques et protestants, etc.396. Ces exemples révèlent que la morale chrétienne est dynamique, elle se perfectionne en étant attentive, non seulement aux signes du temps, mais aussi à la maturation de l’humanité à travers l’histoire, au cheminement

392

Cf. J.-​M. PAUPERT, op. cit., p. 44. 393 Cf. J.-​M. AUBERT, art. cit., col. 714. 394 Ibidem. 395 Cf. Ibidem. 396 Cf. J.-​M. AUBERT, Droits de l’ homme et libération évangélique, Paris, Centurion, 1987, p. 13–​43.

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de la conscience morale, aux apports du développement philosophique et anthropologique de l’éthique, aux découvertes scientifiques, etc. C’est justement ce dynamisme qui fait souvent défaut dans le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception artificielle intraconjugale. Le dynamisme moral suggère que la vraie fidélité à la doctrine de l’Eglise, exprimée par l’idée de Tradition, réside dans le fait de renouveler toutes choses en Christ de façon permanente. « Ce renouvellement est essentiellement au service de la croissance personnelle et communautaire dans l’amour, ce qui implique le souci permanent de toujours réactualiser le même message évangélique dans les contextes nouveaux »397. Il faut donc conclure que l’emploi de l’expression acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle peut être renouvelé par le dynamisme de la morale. Il s’agit là d’une exigence du respect de la vraie Tradition qui consiste à « incarner les mêmes exigences d’amour dans les exigences correspondantes d’une nature humaine située dans une histoire, pour faire émerger des solutions nouvelles requises par les problèmes nouveaux posés par la marche accélérée de l’ histoire ; ce qui implique la prise au sérieux par le moraliste des acquis de la science moderne sur l’ homme appelé désormais à créer un avenir, qui n’est plus simple répétition du passé »398. Qu’en est-​il de cette prise en compte par le moraliste des acquis de la science par rapport à notre sujet de recherche ? Telle est la question à laquelle nous voulons répondre à présent.

SECTION V.  LE RAPPORT ENTRE SCIENCES ET THÉOLOGIE Le thème de la relation entre sciences et théologie mérite un éclairage critique en raison des implications qui en découlent par rapport à la question des actes intrinsèquement mauvais. Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’étudier les nécessaires régulations éthiques des pratiques scientifiques et techniques de la contraception artificielle. Il est plutôt question de l’examen de l’apport de ces pratiques à la façon d’envisager la moralité des actes considérés comme mauvais en soi.

397

J.-​M. AUBERT, art. cit., col. 715. 398 Ibidem.

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Pour mieux aborder cet examen, dans un premier temps, il sera question de l’accueil que les documents étudiés (dans l’état de la question de notre travail) réservent à l’apport des sciences humaines en théologie. Deuxièmement, nous parlerons de l’importance du rapport entre sciences et théologie. Troisièmement, nous nous intéresserons aux conditions de possibilité ainsi qu’aux implications de ce dialogue entre sciences et théologie en lien avec notre sujet d’étude. Précisons que, dans ce qui suit, il faudra entendre par « sciences », les sciences biologiques et médicales, en incluant les méthodes ou les moyens techniques qui leur sont étroitement liés. Cette précision est importante car elle nous permet de rester dans les limites des enjeux de la notion à éclairer. Nous estimons que, dans une telle étude, on ne peut faire l’économie de l’examen de la prise en compte de l’influence des sciences biomédicales et des techniques qu’elles proposent. Nous ne négligeons pas l’impact que peuvent avoir les autres sciences comme l’économie, la démographie, la sociologie, la psychologie, la sexologie, etc., sur notre sujet d’étude. Cependant, cette limitation nous évite de nous perdre dans le vaste champ des sciences qui peuvent être en lien avec notre problématique. Il nous faut aussi rappeler que toutes ces sciences citées relèvent des « sciences humaines », distinctes des « sciences de la nature ». En effet, « on tente de rendre compte de la portée de cette distinction en y associant la distinction entre “expliquer” et “comprendre”. Mais étant donné que ces deux types de démarche interfèrent fortement entre eux, on ne peut guère considérer ces deux distinctions comme parallèles. Il y a un aspect de compréhension dans les procédures explicatives et un aspect d’explication dans les procédures de compréhension. Cependant, la distinction peut être utile pour distinguer, à l’ intérieur des “sciences humaines”, les aspects du “phénomène humain” dont l’ étude demande essentiellement une méthode de type herméneutique, ordonné au comprendre, et les aspects du phénomène humain dont l’ étude se prête au même type de démarche que les sciences de la nature »399. Nous attirons encore l’attention sur le fait qu’ici, l’expression « science » ne renvoie pas à la « science antique », mais à la « science moderne ». Comme l’écrit François Euvé, une des spécificités de la science moderne 399

J. LADRIERE, Science et théologie, dans Perspectives sur la recherche théologique contemporaine. Conférences de l’ école doctorale en théologie (2002–​2004). Cahiers de la Revue théologique de Louvain, n° 37, Louvain-​L a-​Neuve, 2005, p. 43.

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consiste dans le fait qu’elle « n’est pas le simple prolongement, ou la reprise, de la science antique. Schématiquement, on assiste au passage du monde clos à l’univers infini. Ce qui signifie un élargissement significatif de l’espace des possibles. Un trait significatif de la science moderne est son lien intrinsèque avec la technique. Savoir, c’est pouvoir. Alors que la science antique vise la contemplation d’un ordre cosmique permanent, la science moderne a pour objectif la transformation du monde. A l’action adaptative se substitue l’action prospective »400. Nous verrons au point V.3 de ce chapitre ce qu’implique une telle vision de la science moderne dans l’emploi de la notion d’acte intrinsèquement mauvais.

V.1. Quelques figures du rapport sciences et théologie dans l’état de la discussion Pour schématiser, disons que sur la question des rapports entre sciences et théologie, l’état de la discussion de notre recherche nous suggère d’évoquer trois figures principales. Nous sommes passés de la « méfiance » entre sciences et théologie au « questionnement », en passant par « l’indifférence mutuelle ». Cependant, on peut parfois retrouver, dans certains documents plus récents que nous avons analysés, les traces d’une étape précédente. C’est dire que la tension entre sciences et théologie est toujours d’actualité dans certaines prises de position par rapport à notre thème d’étude. Signalons en outre que la question du rapport entre sciences et théologie n’a presque pas été développée dans les écrits de Peter Knauer et de Servais Pinckaers sur le mal intrinsèque. C’est pourquoi, nous ne l’aborderons qu’en lien avec certains documents magistériels analysés précédemment. V.1.1. Figure de méfiance mutuelle Le contexte dans lequel l’encyclique CC a fait usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais est marqué par une méfiance mutuelle entre sciences et théologie morale. Cette méfiance mutuelle apparaît clairement aux numéros 49 et 110 de CC. Selon Pie XI, « puisque certains scientifiques relèguent parmi les opinions périmées la doctrine de l’Eglise 400

F. EUVE, Sciences, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX, D. MULLER (dir.), Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 1839.

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sur la contraception, les chrétiens en revanche, doivent se méfier de ces opinions scientifiques modernes pour éviter de corrompre leurs esprits ». Cette ­attitude donne l’impression que sciences et théologie morale sont ici incompatibles. Théologiens et scientifiques partagent chacun une part de responsabilité dans cette méfiance mutuelle. Jean-​Marie Aubert a attiré l’attention sur les facteurs qui ont facilité cette méfiance mutuelle. En effet, d’après lui, avec l’essor remarquable des sciences humaines dans le milieu du siècle dernier, les scientifiques ont ouvert un champ immense à l’exploration de la réalité humaine, individuelle ou sociale. Or, comme on le sait, ces domaines étaient pendant très longtemps réservés à la philosophie et à la religion. Ainsi, « toucher à l’ homme par les mêmes méthodes et techniques que celles utilisées envers les êtres infrahumains (l’observation, l’expérimentation, le primat donné au quantitatif et au mesurable mathématiquement) semblait une sorte de sacrilège, prolongeant les infractions à l’antique interdit d’expérimenter sur les cadavres (…). Aussi l’apparition de ces sciences positives de l’ homme et de leurs théorisations n’alla jamais sans des vifs conflits entre les pionniers de ces sciences et les représentants de la philosophie traditionnelle, de la morale et les autorités religieuses surtout »401. Face à cet essor, certains théologiens ont développé une attitude défensive et un réflexe de repli qui ne permirent peut-​être pas à certaines opinions de la hiérarchie catholique d’appréhender avec lucidité la révolution scientifique. Le malaise se fit sentir devant le fait que la science supprimait progressivement les explications religieuses de certains phénomènes de la nature humaine ou de l’univers. Nous pouvons nous demander alors si la faiblesse du côté religieux ne résidait pas « dans une certaine idée de Dieu conçu comme la grande force mystérieuse de la nature, explication de ce qui dans le monde demeure inconnaissable »402 ? En entourant de mystère les processus biologiques de l’être humain et en voulant les faire échapper à l’investigation scientifique, ne facilitait-​t-​on pas le divorce dénoncé ? Pour Jean-​Marie Aubert, l’erreur de la théologie qui sous-​estime le rôle de la technique « se situe aussi sur un fond de pessimisme plus ou moins sous-​jacent à cette réaction contre le progrès scientifique, la matière étant 401



J.-​M. AUBERT, Morale, dans Catholicisme. Hier, aujourd’ hui, demain. T. 9, Paris, Letouzey et Ané, 1982, col. 693. 402 Ibidem.

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alors conçue un peu comme le terrain d’ élection d’un principe mauvais ; ce pessimisme n’est qu’une forme d’un dualisme inavoué, selon lequel la vie religieuse ne devrait se déployer que dans une spiritualité désincarnée. Toute victoire de la science est alors appréhendée comme un triomphe de la matière sur l’esprit, du mal sur le bien »403. Une telle optique ne peut que faciliter l’incompatibilité entre sciences et théologie. Du côté scientifique, le refoulement de la dimension religieuse a parfois été facilité par une recherche effrénée du rendement et de l’efficacité, ainsi que par l’attachement aux réalités purement matérielles ou terrestres qui peuvent parfois détourner d’autres horizons. La science peut faciliter cette méfiance dans la mesure où, « la science moderne, étant une affaire de pure raison et visant à la maîtrise absolue de la matière, habitue l’ homme à affronter tous les problèmes avec la persuasion qu’ il peut les résoudre par le seul effort de son cerveau et de ses machines. De ce fait, en évacuant la notion de mystère (métaphysique et religieux), elle donne des phénomènes une explication homogène, elle habitue l’ homme à ne compter que sur lui-​même ; bref elle semble rendre inutile le recours à Dieu pour obtenir de lui lumière et force »404. Il apparaît que dans un tel climat, perçu comme antireligieux et polémique, où les sciences voudraient se substituer à la morale traditionnelle pour fonder une morale scientifique adaptée à l’ère positiviste, il est évident que les autorités de l’Eglise éprouvent un malaise face à un tel partenariat405. Par conséquent, si l’on ne travaille pas à l’articulation de la théologie et de la science, le rationalisme courant qui prend le relais de l’ancienne morale peut continuer à laisser croire que la science et la technique seules peuvent faire atteindre le bonheur, tandis que la dimension religieuse serait un obstacle au bonheur humain. Une telle conception de la science est issue d’une certaine modernité où l’homme devient Maître de tout. V.1.2. Figure de l’indifférence mutuelle Après l’étape de la méfiance mutuelle, nous avons observé une « indifférence mutuelle » entre sciences et théologie en lien avec notre 403



J.-​M. AUBERT, Recherche scientifique et foi chrétienne, Paris, Fayard, 1962, p. 21–​ 22. 404 Ibidem, p. 19. 405 Cf. J.-​M. AUBERT., art. cit., col. 693–​694.

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problématique. Il faut comprendre cette attitude au sens où Jean Ladrière la définit, c’est-​à-​dire le fait d’accepter « comme un fait culturel avec lequel il faut bien compter la pluralité des formes de l’esprit et en particulier la coexistence de la recherche scientifique et de la réflexion théologique, sans mise en question de cet état de choses »406. Il s’agit ici d’une reconnaissance de la non-​incompatibilité entre les deux partenaires, d’une acceptation du fait que ce qu’il y a chez l’un, échappe à l’autre, mais sans qu’ils n’entrent nécessairement dans un vrai dialogue407. Cette attitude semble être celle que nous trouvons dans les allocutions de Pie XII, dans Mater et Magistra et dans HV. De façon générale, dans ces différents documents, le Magistère estime qu’il est de la compétence des hommes de sciences de fournir des renseignements sur les aspects biologiques et techniques dans la problématique de la transmission de la vie. Mais ce rôle est très limité. HV, par exemple, réduit la responsabilité des scientifiques à l’observation des rythmes physiologiques. Certes, le théologien est compétent pour se prononcer sur les questions de transmission de la vie. Mais les autres scientifiques ont aussi leurs contributions à apporter. Du côté de certains scientifiques, l’attitude d’indifférence correspond au fait de prendre en compte la question de l’homme et, avec elle, la question éthique, mais sans en tirer nécessairement les « implications métaphysiques »408. C’est dans ce sens que le célèbre biologiste Jean Rostand parle de la vérité scientifique comme d’une « vérité toute saignante de mystère ». Il écrit : « La science expliquera tout ; et nous n’en serons pas plus éclairés. Elle fera de nous des dieux ahuris »409. Ce thème est aussi repris par quelques philosophes comme P. Ricœur, M. Merleau-​Ponty et E. Levinas. Parlant de la sexualité, P. Ricœur estime qu’elle n’est pas une donnée ; elle est un problème pour l’homme. Il écrit : « Quand deux êtres s’ étreignent, ils ne savent pas ce qu’ ils font ; ils ne savent pas ce qu’ ils veulent, ils ne savent pas ce qu’ ils cherchent ; ils ne savent pas ce qu’ ils trouvent »410. 406

J. LADRIERE, art. cit., p. 36. 407 Cf. Ibidem. 408 A ce propos, lire J. JULIEN, Les sciences humaines laissent-​elles encore un avenir à la morale ? dans Nouvelle Revue Théologique, n° 4, Août–​Octobre 1983, p. 491–​493. 409 J. ROSTAND, Inquiétudes d’un biologiste, Paris, Stock, 1967, p. 27. 410 P. RICŒUR, La sexualité. La merveille, l’errance, l’ énigme, dans Esprit, Novembre 1960, p. 1674.

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De son côté, Merleau-​Ponty soutient qu’« il n’y a pas d’explication à la sexualité qui la réduise à autre chose qu’elle-​même, car elle était déjà autre chose qu’elle-​même, et si l’on veut, notre être tout entier. La sexualité, dit-​on, est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Mais justement pourquoi le faisons-​nous ? »411. Réfléchissant sur la féminité, E. Lévinas évoque « le pathétique de l’amour qui consiste dans une dualité insurmontable des êtres (…) Il n’est pas pour cela inconscient ou subconscient et je ne vois pas d’autre possibilité que de l’appeler mystère »412. Ces réflexions soulignent non seulement le mystère de l’homme mais aussi le fait que derrière l’objet mesurable de certaines sciences humaines, il y a un sujet incommensurable. Dès lors, le dialogue entre sciences et théologie peut être précieux pour l’enrichissement mutuel entre ces deux partenaires, en évitant de tomber dans des réductions abusives ou dans des logiques partielles de chaque discipline. V.1.3. Figure du questionnement Cette figure du rapport entre sciences et théologie peut être pensée comme « une reconnaissance, par chacune des parties en présence, de la valeur positive de l’autre. Un tel questionnement devient particulièrement fructueux lorsqu’ il en arrive à une recherche de compréhension, de la part de l’ instance questionnée, inspirée par la conviction de la valeur propre de l’ instance questionnante »413. Dans le cas de notre problématique, il ne s’agit donc pas d’envisager une simple coexistence entre sciences et théologie sur la régulation des naissances, mais d’une reconnaissance positive que Ladrière qualifie d’« altérité qui se découvre comme conséquence de la constitution de l’esprit humain et qui commande une conception de la culture rejetant toute tentative de totalisation »414. Cette perspective semble avoir été suivie par le Concile Vatican II lorsqu’il estime qu’« il appartient aux hommes de sciences de rechercher des critères généraux favorisant la régulation de la procréation humaine. C’est à eux de déterminer si l’acte conjugal est toujours lié à la fécondation

411



M. MERLEAU-​PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 199. 412 E. LEVINAS, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 69. 413 J. LADRIERE, art. cit., p. 36. 414 Ibidem, p. 37.

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ou pas »415. Il y a ici une confiance accordée aux scientifiques pour tirer au clair les diverses voies favorisant une saine régulation des naissances. Cette option a été clairement réaffirmée par la majorité des membres de la Commission préparant HV. Ils recommandaient l’évolution de la théologie sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais en lien avec les nouvelles connaissances biologiques, sexologiques, socio-​ économiques, etc. Le schéma du document de la paternité responsable alla dans la même logique en insistant sur le fait que les procédés techniques ne sont pas à soustraire au mandat divin donné à l’homme. Les époux sont donc en droit d’attendre la collaboration des hommes de science afin de pouvoir disposer de moyens de régulation des naissances adéquats. Cependant, on sait comment, par la suite, le Magistère s’est écarté parfois de cette voie. Il y a donc là comme un paradoxe du côté de l’Eglise. Alors qu’elle invite au dialogue avec les champs nouveaux de recherche, qu’elle appelle à mieux pénétrer le mystère de l’homme et considère que cette œuvre déborde le domaine étroitement délimité d’une discipline416, comment peut-​elle reculer devant les questions nouvelles posées par les sciences humaines dans le domaine de la régulation des naissances ? Pourquoi ne pas prendre résolument en compte ces techniques en les situant à leur vraie et juste place et en allant jusqu’au bout du dialogue ? Ces procédés scientifiques et techniques ne peuvent-​ils pas, dans certains cas, contribuer à témoigner d’un aspect partiel mais vrai de l’homme ? Les techniques contraceptives ne sont-​elles pas capables d’ouvrir de nouveaux chemins d’accès à l’énigme de l’homme ? Dans le domaine de l’amour, l’Eglise enseigne une conception de l’homme totalement englobante417. Pourquoi alors, lorsqu’il s’agit de la transmission de la vie ou de la régulation des naissances, ne peut-​on pas articuler adéquatement les points de vue du théologien, du Magistère, du philosophe, du biologiste, du médecin, du sexologue, de l’anthropologue, du psychologue et du sociologue ?

415

G.S., n° 52. 416 Cf. PAUL VI, Lettre au Cardinal Roy, n° 40 ; C’est aussi le point de vue défendu par le Pape JEAN-​PAUL II dans son encyclique Fides et Ratio du 14 septembre 1998, sur la foi et la raison. 417 Cf. PAUL VI, Allocution à sept prix Nobel, 27 février 1974, dans DC, n° 1653.

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V.2. Importance du dialogue418 Pour traiter la question de l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, on ne peut se satisfaire ni de la méfiance, ni de l’indifférence entre sciences et théologie. Il faut aller plus loin dans le questionnement et envisager un dialogue fructueux. Il s’agit d’un des enjeux majeurs de cette question. En effet, il permet une plus grande intelligibilité du discours théologique sur des pratiques de la technoscience dans la régulation des naissances. Sans dialogue avec les sciences, le discours théologique risque de se transformer en mythe qui n’a rien à voir avec la foi en l’incarnation ou avec les réalités de chair et de sang que vivent les couples dans un univers d’espace-​temps-​matière. Jean Ladrière montre bien l’importance de ce dialogue lorsqu’il pense qu’une reconnaissance positive d’une altérité entre sciences et théologie est une exigence de la reconnaissance de la pluralité des dimensions de l’esprit. Mais il affirme que « la pluralité n’est cependant pas la dispersion pure. Il y a, dans toute discipline de pensée, à la fois l’ élaboration d’une perspective propre qui tend à l’autonomiser, et la recherche de complémentarités susceptibles de répondre à une requête d’unification. Mais pour que ces deux démarches soient compatibles, il faut que la recherche de l’autonomie s’accompagne de la reconnaissance de ses limites et que la recherche de l’unification s’accompagne de la vigilance critique qui doit préserver l’originalité des points de vue particuliers »419. Cela signifie que tout en respectant sa légitime autonomie, chaque discipline, partenaire du dialogue, doit assumer sa différence et ses limites. C’est à cette condition qu’elle peut s’ouvrir à son propre dépassement et permettre à l’esprit de se réconcilier avec lui-​même. C’est cela qui fait l’altérité et qui évite l’autarcie de chaque approche du réel. A ce sujet, la précision que donne Jean-​Marie Aubert nous paraît intéressante. D’après lui, « les sciences humaines portent sur des faits, sur des réalités humaines, telles qu’elles existent. Le discours éthique porte sur un idéal à atteindre. En d’autres termes, on dira que toute science porte sur l’ être, et que la morale porte sur le devoir-​être »420. Toutefois, l’on ne peut 418

Sur l’importance du dialogue entre sciences et théologie, nous nous inspirons en partie de Dominique LAMBERT, Sciences et théologie. Les figures d’un dialogue, Bruxelles, Ed. Lessius, 1999, p. 7–​12. 419 J. LADRIERE, art. cit., p. 37. 420 J.-​M. AUBERT, art. cit., col. 694.

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pas dissocier ces deux domaines dans la réflexion éthique, ni les substituer l’un à l’autre, ni même les ignorer. « La destinée de l’ homme, le sens à donner à son existence, ne peuvent être vraiment connus et assumés que si l’ homme est mieux connu dans sa réalité polyvalente, celle que révèlent les sciences humaines »421. Notons aussi que l’importance du dialogue entre sciences et théologie n’est pas toujours étrangère au monde scientifique. C’est dans cette logique que la physicienne et mathématicienne Monique Combescure422 estime que plus on progresse dans l’intelligibilité du réel, plus on découvre que ce réel est voilé. Et assez souvent, la démarche scientifique renvoie le chercheur à un au-​delà du réel, à un acte créateur dont la nature et les intentions lui échappent et lui échapperont toujours, quel que soit l’avancement de ses connaissances. A un moment de sa recherche, le scientifique doit s’ouvrir à une autre dimension (émerveillement) ou du moins à une grande humilité et interrogation devant l’harmonie mystérieuse de la création. Cependant la démarche scientifique s’appuie essentiellement sur la raison, la logique et la rationalité. La théologie, même si elle apporte des éléments de rationalité à l’intelligibilité de la foi, elle repose essentiellement sur une parole reçue. Ces deux démarches sont irréductibles l’une à l’autre, tout en étant, dans une certaine mesure, complémentaires. Nous verrons, dans le point suivant, ce que peut être la charnière de cette complémentarité en lien avec notre problématique. Quelle est donc cette parole qui cherche à se dire dans les langages scientifiques. En quoi rejoint-​elle la théologie qui cherche à rendre intelligible la foi des croyants en un Dieu créateur ? En effet, nous pouvons considérer avec Monique Combescure que la Parole de Dieu est venue dans ce monde (Jean 1). La science essaie de la décoder dans un langage qui est le sien. De ce point de vue, dans un esprit de dialogue, les 421

Ibidem, col. 695. 422 Monique COMBESCURE est physicienne et mathématicienne. Détentrice d’une thèse de 3ème cycle sur le problème de la diffusion quantique à 3 corps et d’un doctorat d’état sur les problèmes spectraux et de diffusion à N corps en mécanique quantique et théorie des champs. Professeure à l’Université de Paris-​Sud et chercheure au CNRS, elle a reçu plusieurs distinctions parmi lesquelles le prix Irène Joliot-​Curie de femme scientifique de l’année 2007, puis chevalier de la légion d’honneur en 2008 et officier de l’ordre national du mérite en 2011. Ces considérations sont reprises (et légèrement modifiées) de son passage à l’émission Académie Catholique de France, sur la chaine KTO, en date du 21 octobre 2013. L’émission portait sur la recherche scientifique, l’émerveillement et la spiritualité.

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langages scientifiques peuvent aider à la nécessaire formulation de la foi ou à des énoncés théologiques dans le langage d’aujourd’hui. Dans le cadre de notre problématique, nous pensons que l’ouverture aux sciences est une attitude nécessaire aux théologiens dans la mesure où elle peut contribuer à détecter les faux absolus, à « démythologiser » l’organisme humain et à refuser « l’idolâtrie du corps ou de la nature ». Lorsqu’elles sont bien utilisées, les contributions scientifiques peuvent empêcher de tordre les critères de moralité à des fins apologétiques. C’est dans ce sens que Thomas d’Aquin écrit : « en prétendant démontrer les choses de la foi au moyen de preuves peu concluantes, on s’expose à la dérision des incrédules (car on leur donne) à penser que nous adhérons pour de telles raisons aux enseignements de la foi »423. En résumé, nous estimons que le dialogue entre sciences et théologie ne consiste ni dans la spiritualisation de la nature physiologique, ni dans une démission (renoncement théologique) sur le plan du jugement éthique des techniques contraceptives. Au contraire, le travail consiste dans la volonté de rendre possible un discours qui ne mutile ni la vérité de la techno-​science, ni celle de la théologie.

V.3. Vers un dialogue entre sciences et théologie Comment envisager le dépassement des malentendus portant sur les rapports entre sciences et théologie dans le cas de la contraception artificielle ? Pour aller vers un dialogue entre sciences et théologie, les conditions de possibilité que nous nous proposons d’indiquer ici s’inspirent de la contribution de Jean Ladrière dans l’article déjà cité dans les pages précédentes de cette étude424. Cependant, nous les complèterons par d’autres lectures et nous nous efforcerons d’en tirer les implications par rapport à notre sujet de recherche. D’après J. Ladrière, « pour qu’un dialogue puisse s’ établir entre science et théologie, il faut qu’ il existe une instance médiatrice, participant d’une certaine manière à la fois des deux perspectives en question et susceptible dès lors non seulement de les mettre en contact, mais d’ouvrir chacune à la

423

ST I, q. 46, art. 2, Respondeo. 424 Cf. J. LADRIERE, Science et théologie, dans Perspectives sur la recherche théologique contemporaine. Conférences de l’ école doctorale en théologie (2002–​2004). Cahiers de la Revue théologique de Louvain, n° 37, Louvain-​L a-​Neuve, 2005, p. 35–​57.

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compréhension de l’autre. Mais il faut d’autre part que chacune des deux perspectives conserve, dans la rencontre, son statut propre et son autonomie »425. Jean Ladrière estime que c’est l’idée de rationalité qui pourrait servir d’instance médiatrice entre sciences et théologie. Cette idée peut être pensée comme un concept interprétatif qui peut fournir un terrain de rencontre à la théologie et à la science, en dégageant d’une part les présupposés des procédés techniques et la signification implicite de certains de ses résultats et en préparant d’autre part l’interprétation que la théologie peut proposer426. Il s’agit pour la pensée de dégager les règles formelles qui sont opérantes dans les procédés scientifiques ou techniques, de justifier les critères qu’elles mettent en jeu et de vérifier s’ils sont conformes à la raison. Ce principe de la raison qui sert de fil conducteur à la réflexion, vise « d’abord ce pouvoir qui est en nous et qui nous permet de juger de ce qui est vrai et de ce qui est juste et ensuite, ce principe appartient à la constitution même de la réalité et qui fait qu’elle nous est intelligible, qu’ il y a un ordre déchiffrable dans le monde et dans la conduite des choses »427. En effet, le fait que la théologie soit une science invite quiconque veut théologiser à argumenter sur la validité des principes sur lesquels se fondent ses propositions. Cette procédure de validation vise à rendre les propositions qu’elle défend acceptables par la raison. Dans ce sens, les condamnations des techniques contraceptives (comme des actions intrinsèquement mauvaises) par la théologie ne peuvent faire l’économie des exigences ou de procédures de justification, que ce soit dans l’ordre du savoir ou dans l’ordre de l’action. L’idée de justification par la raison consiste dans l’orientation de la démarche de validation à la fois vers la valeur de vérité, vers la valeur de légitimité et vers la valeur d’efficacité428, mais tout en les rapportant en même temps à un jugement qui s’effectue par référence à une réalité reconnue comme instance ultime429. La prise en compte de la justification par la raison comme instance médiatrice entre sciences et théologie n’est pas sans conséquence sur notre sujet 425

J. LADRIERE, art. cit., p. 39. 426 Cf. Ibidem, p. 40. 427 Ibidem, p. 41. 428 Cf. Ibidem, p. 42. 429 Cf. Ibidem, p. 46.

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d’étude. Si nous pensons la théologie comme science herméneutique430, le problème de la rationalité de la condamnation de toute contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais nous pose problème. Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, les interprétations des textes de la Bible, de la Tradition, mais aussi de l’expérience de vie des chrétiens d’aujourd’hui dans sa complexité, n’autorisent pas nécessairement un jugement assuré et définitif dans le cas de toute contraception artificielle. Ici se pose le problème de la valeur de la vérité comme critère de justification. Le même problème se pose aussi du côté des médecins par exemple. Comme l’indique Henri Wattiaux, « on sait que des médecins se rendent complices d’une conduite sexuelle non contrôlée d’adolescents en accédant à des demandes de contraception qu’aucune indication médicale ne justifie »431. La valeur de la vérité comme critère de justification doit donc être au cœur même de l’utilisation de ces « appareillages » que les scientifiques proposent. Deux conclusions s’imposent à nous. D’une part, à les considérer en elles-​mêmes, les techniques contraceptives ne peuvent avoir de valeur, de bonté ou de malice assurées. Elles sont ambivalentes. Elles peuvent tout à la fois constituer un risque et une chance pour l’homme432. D’autre part, dans le cadre du dialogue entre sciences et théologie, l’intervention de la rationalité comme procédure de justification par la raison peut contribuer à déterminer si telle technique contraceptive est intrinsèquement mauvaise ou pas. Dans ce sens, une pratique 430

Cf. C. GEFFRE, Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001. 431 H. WATTIAUX, Génétique et fécondité humaines, Louvain-​L a-​Neuve, Librairie Peeters, 1986, « Cahiers de revue théologique de Louvain », n° 15, p. 9. D’après l’auteur, il est ici abusif d’invoquer l’argument de l’intention morale de prévenir une grossesse pour légitimer la contraception. Pour deux raisons au moins ; l’une clinique et l’autre éthique : d’abord, la littérature médicale sur le sujet est très divisée sur les enjeux et les risques de la contraception précoce lorsque les auteurs en évaluent l’efficacité, les effets secondaires néfastes, immédiats et à long terme, et son acceptabilité pratique ; ensuite et surtout, le motif invoqué –​éviter aux adolescents la situation tragique des filles-​mères et le recours à l’avortement –​ne les éduque certainement pas à se protéger contre les excès de leur affectivité ni à l’apprentissage d’une liberté réelle : la liberté de dire non aux sollicitations d’un partenaire entreprenant. Voir aussi A.-​J.-​M. AUDEBERT, M. COLLE, J. BATTIN, La contraception de l’adolescence. Enjeux et controverses, dans Revue du Praticien 34 (1984), p. 1569–​1577. 432 P. MONTAIGNE, La régulation des naissances. Le point de vue moral, dans Etudes de sexologie. Biologie, philosophie, morale, Paris, Bloud et Gay, 1965, p. 424.

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intrinsèquement mauvaise ne serait-​elle pas celle qui n’est pas justifiable par la raison ? Il nous semble que les arguments de la validation par la raison doivent porter sur la valeur de la vérité, de la légitimité et de l’efficacité de l’intervention qu’on voudrait mettre en œuvre. Tout en suivant les intuitions de l’Eglise sur la question des actes intrinsèquement mauvais, au regard des sciences humaines et de la raison, nous estimons que des ajustements de vocabulaire –​qui ne vont pas sans changement de la présentation de la doctrine sur la moralité des actes –​ s’imposent. Si cette requête a une pertinence, c’est parce que « en cherchant les modes d’expression les plus appropriés pour rendre manifeste autant qu’ il est possible l’ intelligibilité intrinsèque de la foi, la théologie fait appel à des concepts qu’elle emprunte à d’autres langages, et en particulier à celui de la philosophie »433. Certes, il ne s’agit pas de faire une simple transposition des concepts. « Les concepts ainsi assumés prolongent d’une certaine manière ce mouvement de sens et deviennent par là des médiations à travers lesquelles l’ intelligibilité intrinsèque de la foi »434 ou de l’agir humain est exprimée par des concepts à portée existentielle. La notion d’« acte injustifiable » a cet avantage de ne pas juxtaposer la science et la théologie, comme deux instances extérieures, mais de les articuler comme deux sources qui se complètent dans le jugement éthique. Nous y reviendrons dans le dernier chapitre de notre étude portant sur les pistes d’ouverture. En résumé, notre recherche nous a montré qu’on peut intégrer les acquis de la théologie avec les données de la science ou de la technique sans pratiquer le concordisme ou le discordisme (fidéisme et dualisme). Le concordisme consiste, soit à affirmer que le discours moral se confond avec un discours scientifique, soit à placer, implicitement ou explicitement, la science et la théologie sur un même plan, en gommant leurs différences spécifiques. Par contre, le discordisme se caractérise par un refus de tout apport de la théologie vers la science et vice-​versa435.

433

J. LADRIERE, art. cit., p. 47. 434 Ibidem. 435 A ce sujet, lire D. LAMBERT, op. cit. p. 73–​130.

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SECTION VI. VERS UNE RELECTURE DES CRITÈRES THOMASIENS DE MORALITÉ A considérer la teneur des documents étudiés, l’expression intrinsece malum se présente, en quelque sorte, comme un corollaire des études sur les critères thomasiens de moralité (à savoir, l’objet, l’intention et les circonstances). Autrement dit, avant d’établir qu’un acte est intrinsèquement mauvais, il faut (en plus des fondements anthropologiques déjà évoqués dans les sections précédentes) considérer les éléments de l’agir moral, c’est-​à-​ dire son objet, sa fin et ses circonstances. Le problème du mal intrinsèque est lié à la conception qu’on se fait de la moralité et de l’acte humain. Il convient donc de se demander : de quoi procède la qualité morale ? Dans notre état de la question, nous avons constaté une divergence portant non seulement sur les réponses à cette question de la qualité morale, mais aussi sur les interprétations des éléments qui constituent l’action morale. Ces divergences de points de vue engendrent parfois des conceptions de la malice intrinsèque qui ne reflètent pas toujours la perspective thomasienne dont pourtant la majorité d’auteurs évoqués se réclament. C’est pourquoi, nous rappellerons d’abord quelques difficultés entrevues sur les conceptions des critères de moralité étudiées dans notre état de la question. Nous vérifierons ensuite si Thomas d’Aquin utilise l’expression « acte intrinsèquement mauvais » et, si oui, dans quel sens. Nous procéderons enfin à une relecture des critères thomasiens de moralité. Nous conclurons cette section en essayant de dégager ce qui, d’après nous, peut constituer l’héritage que ces critères nous laissent par rapport au débat sur la contraception artificielle considérée comme acte intrinsèquement mauvais.

VI.1. Quelques difficultés sur les critères de moralité Il s’agit ici d’analyser les difficultés relatives aux critères de moralité, que nous avons relevées dans les documents du Magistère et dans les œuvres de Peter Knauer et Servais Pinckaers.

Vers une relecture des critères thomasiens de moralité

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VI.1.1. Dans les documents du Magistère Dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, la plupart des documents magistériels reconnaissent que la conjonction de l’objet et de l’intention constitue l’élément essentiel de la moralité. Cependant, entre l’objet et l’intention, d’après Pie XI, Pie XII, Paul VI et Jean-​Paul II par exemple, l’élément primordial et décisif pour le jugement moral est l’objet de l’acte humain. D’après le Magistère, c’est d’abord de l’objet raisonnablement choisi par la volonté humaine que dépend la moralité. Dès lors, on peut se demander : en relativisant l’intention, les motivations et les conditions subjectives des personnes et en exagérant le rôle de l’objet de l’acte, est-​on vraiment fidèle à la doctrine thomasienne des éléments et de la structure de l’agir humain de laquelle on se réclame ? Surtout, est-​on encore dans l’acte humain défini aussi par l’intention ? Lorsque le Magistère donne quelques exemples d’actes à considérer comme intrinsèquement mauvais (le vol, le blasphème, le meurtre, etc.), il y inclut non seulement l’intention du sujet agissant, mais aussi les circonstances, dans leur qualification morale. Dans beaucoup de documents magistériels par exemple, le meurtre est défini en termes formels (en tenant compte de l’intention et des circonstances et non pas d’abord de l’objet de l’acte de tuer), alors que dans le cas de la contraception artificielle, la qualification morale ne tient compte que de l’objet de l’acte. Nous avons observé un écart ou, à tout le moins, une divergence, par rapport aux critères de moralité, entre, d’une part, les différentes encycliques étudiées et, d’autre part, l’approche du Concile Vatican II ou celle de la plupart des Conférences épiscopales qui avaient réagi à la publication de HV. Lorsqu’il s’agit de mettre en accord l’amour conjugal avec la transmission responsable de la vie, les documents pontificaux que nous avons analysés évoquent souvent des critères de moralité à tirer des « actes du mariage » considérés dans leur conformité biologique, alors que le Concile situe ces critères dans les « actes de la personne », dans une perspective personnaliste d’intersubjectivité. Autrement dit, les Pères conciliaires évoquent des critères généraux favorisant une régulation des naissances en tenant compte des personnes qui y sont impliquées. Cette évolution conciliaire sur les critères de moralité, dans le cas de la régulation des naissances, a été très peu suivie par les documents magistériels postérieurs au Concile. Cela se constate dans la mesure où, à propos de la recherche des critères de jugement moral pour déterminer la malice intrinsèque de la contraception, les documents postérieurs

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au Concile n’ont pas toujours suffisamment tenu compte du « bien des époux » et de celui des enfants déjà nés ou à naître, ni du discernement par les couples des conditions aussi bien matérielles que spirituelles de leur époque, de leur situation et du bien de la communauté familiale dont parle GS au n° 50. Si la perspective conciliaire avait été davantage suivie, on n’aurait sans doute pas aussi facilement conclu à la malice intrinsèque de toute contraception artificielle intraconjugale. VI.1.2. Dans les ouvrages des auteurs étudiés Dans la construction de sa théologie sur le problème du mal intrinsèque, Servais Pinckaers met l’accent sur une morale axée sur la relation de l’acte à son objet, conférant à ce dernier une qualité morale en soi. En revanche, l’approche de Peter Knauer est plus axée sur la finalité du sujet qui devient constructive de l’objet lui-​même par le moyen de la raison proportionnée. Même si ces deux théologiens s’appuient sur des critères thomasiens de moralité, chacun les interprète différemment. Pinckaers souligne la primauté de l’objet de l’acte dans le jugement moral chez Thomas d’Aquin, tandis que Knauer estime que, chez le docteur angélique, c’est la finalité ou l’intention qui est première dans la qualification morale d’un acte. Ces deux perspectives entraînent naturellement des conclusions différentes lorsqu’on les applique au cas de la contraception artificielle. En privilégiant l’approche de Knauer, on peut arriver à prouver que toute contraception artificielle n’est pas nécessairement intrinsèquement mauvaise, puisque le jugement moral peut dépendre d’un ensemble de finalités et de circonstances, objectives ou subjectives dont beaucoup sont évidemment variables. Par contre, en allant dans le sens de Pinckaers, on peut arriver à affirmer que toute contraception artificielle est intrinsèquement mauvaise. L’objet de l’acte conjugal (et même sa finalité) est alors considéré comme étant d’abord l’ouverture à la vie. Puisque la contraception artificielle n’ouvre pas à la naissance d’une vie, elle est intrinsèquement mauvaise. Disons qu’ici, l’adverbe « intrinsèquement » a tout son sens puisque, par rapport à l’objet, l’intention est secondaire. Quelle est alors la place ou le poids de la capacité d’auto-​détermination des couples si leurs motivations et leurs intentions n’interviennent pas dans la qualification morale de la régulation des naissances de leurs enfants ?

Vers une relecture des critères thomasiens de moralité

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VI.1.3. Comment expliquer ces difficultés ? Nous venons de voir que l’expression « acte intrinsèquement mauvais » appliquée à la contraception artificielle pose plusieurs problèmes relatifs aux critères de moralité. Comment a-​t-​on pu en arriver là ? Nous retenons au moins cinq pistes (sous forme de questions) qui nous permettront non seulement d’élucider les difficultés relevées, mais aussi de porter le débat plus loin ou de l’enrichir. 1 N’y aurait-​il pas une non-​prise en compte de l’évolution de la pensée de Thomas ? Le renouveau actuel des études sur l’Aquinate permet de constater non seulement que Thomas est nettement situé dans son temps et dans l’histoire de la pensée, mais aussi qu’il a lui-​même évolué dans son enseignement si bien qu’on court le risque de manquer la véritable signification de sa recherche si on l’isole de son histoire et de son évolution. Il n’est plus possible d’envisager une recherche sur un thème thomasien sans s’interroger sur son évolution personnelle. Une telle approche ne peut qu’entraîner un renouvellement et un enrichissement des questions qu’on aurait pu croire épuisées par la recherche antérieure. On n’est donc plus au temps où l’on se contentait de répéter à satiété le caractère intemporel de la doctrine de Thomas436. Or, par rapport à la question des critères de moralité, nous avons la nette impression que certains thomistes se sont contentés d’adopter une position que Thomas lui-​même a nuancée ou a fait évoluer. Le document du Concile Vatican II que nous avons analysé avait voulu reprendre cette ligne évolutive. Cependant, après le Concile, cette dernière n’a pratiquement pas été suivie. Nous reprendrons donc le débat pour le porter plus loin en vue d’une perspective plus prudentielle sur l’emploi de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. 2 N’y aurait-​il pas un manque de distinction entre la dimension physique de l’acte et sa dimension morale ? Certains documents qui qualifient toute contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais (sans tenir compte des motivations, de la finalité et des circonstances) insistent sur la « dimension physique » de 436

Cf. J.-​P. TORREL, Situation actuelle des études thomistes, dans Recherches de science religieuse. T. 91/​3 (Année 2003), p. 357.

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l’acte, sans une prise en compte suffisante de sa « dimension morale ». Envisagé sous cet angle, l’acte humain n’est-​il pas vu comme quelque chose de factuel au sens où l’on ne considère que la matérialité des faits et les conséquences qui en résultent, en faisant abstraction de la dimension volontaire de l’acte humain ? Une telle « approche mécanique » de l’acte est-​elle audible au regard de ce qui fait la spécificité de l’acte humain, à savoir la volonté et la liberté ? 3 N’y aurait-​il pas une exagération du rôle de l’objet, au détriment des autres critères de moralité ? La plupart des documents magistériels insistent sur la primauté de l’objet dans la qualification morale de la contraception artificielle. Que faut-​il précisément entendre par objet ? S’agit-​il du simple fonctionnement de l’organisme ? Peut-​il rendre l’acte humain automatiquement mauvais, indépendamment de tous les facteurs subjectifs ? Que faire quand l’intention droite ne reconnaît pas cet objet ? De plus, ne convient-​il pas de distinguer l’objet matériel de l’objet formel dans la qualification morale de la contraception ? 4 N’y aurait-​il pas une non-​considération des facteurs subjectifs ? En ne prenant pas suffisamment en compte les « raisons humaines » (même les plus graves) comme critères de jugement moral de la contraception artificielle intraconjugale, ne laisse-​t-​on pas entendre par là que les motivations et le discernement rationnel du sujet ne sont pas pris au sérieux comme critères de moralité ? Se référant au Docteur angélique, une moralité objective peut-​elle se passer des facteurs subjectifs liés aux émotions, au contexte et aux circonstances dans lesquels vit le sujet agissant ? 5 N’y aurait-​il pas un manque de distinction entre mal ontique et mal moral ? Comme nous le verrons, Thomas d’Aquin distingue un mal ontique d’un mal moral. Or, cette distinction n’est pas suffisamment considérée dans la spécification morale de la contraception artificielle intraconjugale. Le simple fait que l’acte conjugal ne puisse pas ouvrir à la vie ne pourrait-​il pas être un mal ontique sans être nécessairement un mal moral ? Un « mal ontique est l’absence en un être d’une réalité dont la raison

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droite estime qu’elle est due à la nature de cet être. Il est définissable qu’ à partir d’une certaine idée de ce qu’est une nature humaine réalisée dans sa plénitude »437. Ainsi défini, le mal ontique peut parfois être hors du champ éthique dans la mesure où « la perception du mal ontique saisit la réalité des actes hors de leurs circonstances et de l’ intention de leurs auteurs. Or, la qualification de conforme à la morale donnée à une action ne peut être conférée, en rigueur de termes, qu’ à une action humaine, c’est-​à-​dire qu’ à une réalité qui est constituée non seulement d’un objet mais aussi de circonstances et d’une intention »438. Lorsqu’on qualifie toute contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais, cette distinction entre mal ontique et mal moral fait parfois défaut. Si le fait d’empêcher la conception est toujours un mal ontique, cela suffit-​il pour dire que ce mal soit toujours immoral ? N’y a-​ t-​il pas une différence de nature éthique, par exemple, entre le fait d’empêcher une conception (par un moyen artificiel) pour le bien des enfants déjà nés ou pour la santé de la mère et le fait de commettre le même acte par pur hédonisme ou par pur égoïsme ? Une action humaine est définie comme moralement mauvaise « quand l’agent produit intentionnellement un mal ontique à propos duquel il percevait que les circonstances lui auraient réellement permis de l’ éviter »439. Au regard de la complexité de la nature humaine et des réalités parfois très difficiles dans lesquelles vivent certains couples, peut-​on affirmer qu’il n’y a aucune circonstance qui puisse vraiment justifier une contraception artificielle intraconjugale ? Ce sont ces pistes de réflexion que nous tenterons d’approfondir et de vérifier à travers l’examen des éléments de spécification des actes humains chez Thomas d’Aquin en vue de clarifier la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Mais avant cela, vérifions si le docteur angélique utilise cette expression.

437

X. THEVENOT, Les actes intrinsèquement mauvais. Quelques notes en vue d’une clarification, dans Morale fondamentale, Paris, DDB, 2007, p. 201–​202. 438 Ibidem, p. 202. 439 Ibidem.

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VI.2. Est-​ce que Thomas d’Aquin utilise la notion d’acte intrinsèquement mauvais ? Dans les œuvres de Thomas d’Aquin, on ne trouve pas un exposé explicite ou théorique de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Thomas d’Aquin n’a pas traité de la question de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais. Il faut dire que cette problématique n’est pas très ancienne. Il n’est pas non plus évident de faire une étude historique de cette formule depuis les Pères de l’Eglise, par exemple, ou depuis la période scolastique jusqu’à l’époque contemporaine. Comme l’écrit Servais Pinckaers, « l’expression elle-​même d’acte intrinsece malum ne se trouve pas avant le 16éme siècle »440. Malgré cela, si l’on va au-​delà de cette notion, on s’aperçoit que le problème de fond (celui du fondement premier de la qualité morale) s’est toujours posé sous des formulations différentes depuis des siècles. A l’époque de saint Thomas d’Aquin par exemple, les écoles théologiques discutent entre elles pour savoir si la malice de l’acte est antérieure à la loi qui l’exprime ou postérieure à la loi qui la fonde. Parce que l’Aquinate a éclairé cette question, la notion d’acte intrinsèquement mauvais reste liée au cadre thomasien de l’analyse de l’agir moral441.

VI.3. Moralité des actes humains chez Thomas d’Aquin Il existe de nombreuses controverses théologiques sur la qualification d’un acte moral. Saint Thomas lui-​même s’est trouvé en présence de débats confus qui avaient commencé avec Pierre Abélard, cent cinquante ans auparavant. Il a hésité sur la question et sa doctrine a évolué. On peut suivre le développement ou les étapes de sa pensée du Commentaire sur les Sentences à la Somme contre les gentils et de celle-​ci au De Malo et jusqu’à la Somme théologique442.

440

S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, Fribourg, Ed. Univ., 1995, p. 21. Pinckaers l’écrit mais sans donner des références de ce qu’il avance. 441 Cf. Ibidem. 442 Cette évolution est attestée par certains auteurs (qui restent utiles malgré leur ancienneté) comme O. LOTTIN, Le problème de la moralité intrinsèque d’Abélard à saint Thomas d’Aquin, dans Psychologie et morale aux XIIème et XIIIème siècles, T. II, VI., Gembloux, Duculot ; IDEM, Principes de morale. T. II, Louvain,

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Rappelons que, durant la période scolastique, beaucoup de théologiens discutent pour savoir si les actes humains sont par essence ou par nature indifférents. Sont-​ils uniquement mauvais ou bons par leur objet, ou au contraire, la moralité se définit-​elle simplement par l’intention du sujet agissant ? Dans son Éthique, ou Connais-​toi toi-​même publié vers 1135, Pierre Abélard soutient que la moralité se définit essentiellement et uniquement par l’intention. Ainsi, pour lui, l’acte même d’ôter la vie d’un homme peut être bon ou mauvais selon l’intention qui est la source de l’action. D’après lui, dans le cadre moral, l’acte extérieur est en soi indifférent443. Pierre Lombard refuse d’admettre cette position dans sa totalité. D’après lui, l’intention est la cause de moralité. Toutefois, il est possible que certains actes soient mauvais du fait de leur nature. S’appuyant sur saint Augustin, il estime que certaines actions restent mauvaises en soi quelle que soit la bonté de leur intention. Il donne comme exemple le fait de commettre l’adultère pour sauver un homme de la mort. Un tel acte reste mauvais en soi (in se malum)444. Quel est le point de vue de Thomas d’Aquin ? VI.3.1. Critères de moralité dans quelques ouvrages de Thomas Nous allons étudier ces critères, selon une évolution chronologique, dans quelques-​uns de ses ouvrages qui traitent de critères de moralité.

Ed. AMC, 1947 ; J. LECLERCQ, La philosophie morale de saint Thomas devant la pensée contemporaine, Paris-​L ouvain, J. VRIN –​Publications universitaires de Louvain, 1955, p. 249. ; J.-​P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Fribourg, Ed. Univ., 1993 ; J.-​P. TORREL, Situation actuelle des études thomistes, dans Recherches de science religieuse. Tome 91/​3 (Année 2003), p. 343–​371 ; M. LABOURDETTE, Cours de théologie morale. T. 1. Morale fondamentale, « Bibliothèque de la revue thomiste », Ed. Parole et Silence, 2010. 443 Cf. P. ABELARD, Éthique, ou Connais-​toi toi-​même dans, Œuvres choisies d’Abélard. Trad. Maurice de Gandillac, Turnhout, Brepols, 2001. Lire aussi O. LOTTIN, op. cit., p. 421. 444 Cf. P. LOMBARD, Les Quatre livres des sentences. Premier livre. Trad. par Marc Ozilou, Paris, Cerf, 2012.

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1 Dans ses Commentaires sur les sentences de Lombard (1254–​ 1256) Thomas d’Aquin distingue une bonté inhérente à l’acte en tant que tel (pour lui, cette bonté n’est pas d’ordre moral, elle est ontique) et une bonté générique. Lorsqu’il s’agit d’un acte humain, procédant d’une volonté libre, la bonté générique est spécifiée en sens divers. Elle peut être déterminée par l’objet si celui-​ci convient à l’acte (bonté ex genere ou ex objecto). Elle peut aussi dériver des circonstances ou de la fin (bonté ex specie ou bonté spécifique). De même, Thomas admet qu’il peut exister une malice inhérente à l’acte en tant que tel (mais elle est ontique et non morale) et une malice générique qui, dans le cas d’un acte humain, est spécifiée par différents éléments dont l’objet, la fin et les circonstances. Toutefois, Thomas n’approfondit pas cette question de terminologie ou ces subtilités des formules (malice ou bonté inhérente à l’acte, malice ou bonté ex objecto et ex specie) puisqu’il continuera à désigner la bonté ex objecto par la formule bonitas ex genere vel ex specie (bonté générique ou bonté spécifique) sans trop les distinguer445. Même si, à certains endroits de cet ouvrage, il distingue nettement l’objet matériel de l’objet formel, il n’en reste pas moins que Thomas ne précise pas suffisamment le concept d’objectum qui lui permet de définir la bonté ou la malice in genere et qui, d’après lui, introduit l’acte humain dans le domaine moral446. Nous avons la nette impression que certains thomistes qui insistent sur la moralité ex objecto, sans prendre en compte la fin et les circonstances, s’appuient beaucoup plus sur ce stade de la pensée du Docteur angélique qui, par ailleurs, comme nous le verrons, a évolué. Ne se référer qu’à ce premier stade de la pensée de Thomas d’Aquin pour fonder la notion d’acte intrinsèquement mauvais en cas de contraception peut laisser penser que l’objectum est le tout de l’acte. Or ce n’est pas le cas chez Thomas. Le Docteur angélique n’identifie pas non plus l’expression malum in genere à la notion malum in se. Au contraire, il « élimine systématiquement les discussions purement verbales au sujet des vocables “ in se” ou “per se”, où

445

O. LOTTIN, op. cit., p. 462. 446 Ibidem, p. 463.

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s’ étaient empêtrés plusieurs de ses devanciers »447. C’est pourquoi, dans ses ouvrages ultérieurs, Thomas d’Aquin affine sa conception de la moralité en intégrant d’autres concepts dans sa définition du bonum in genere ou du malum in genere ; il recourt à d’autres critères pour spécifier la moralité. 2 Dans sa Somme contre les gentils (1258–​1265) Contrairement au précédent ouvrage, ce n’est plus l’objet de l’acte qui est considéré comme le critère le plus déterminant de la moralité. Ici, c’est d’abord la fin qui est le critère déterminant de moralité des actes humains. Il ne s’agit pas de n’importe quelle fin, parce qu’il ne suffit pas que la fin visée soit bonne pour que l’acte soit moralement bon. Si le moyen pour atteindre un but donné est mauvais, l’acte devient moralement mauvais. Pour que l’acte soit moralement bon, il faut que la visée ne soit pas contraire à la raison. La fin doit s’accorder avec la raison. Cependant, Thomas ne parle pas de n’importe quelle raison, mais de la droite raison (recta ratio), celle fondée sur la loi naturelle, puisque l’homme tend naturellement vers ce qui est en accord avec la raison448. Il ressort de cette perspective thomasienne une confiance résolue dans l’usage de la raison en théologie449. Comme nous l’avons dit dans la section sur le rapport entre raison et théologie, il y a un contraste entre cette perspective thomasienne et celle des défenseurs de la malice intrinsèque de la contraception artificielle. Ces derniers n’accordent que très peu de place au travail de la raison dans le discernement que doivent faire les époux dans le cas de la contraception. 3 Dans le De Malo (1270–​1271) Dans cet ouvrage, on voit se glisser une autre formule pour parler de la norme de moralité. Rappelons que cet écrit a pour enjeu de réfuter le manichéisme. Cette philosophie postule le principe de l’action déficiente. Elle rend impossible toute pensée de la providence. Elle affirme une substantialité du mal qui est incompatible avec le contrôle total d’un

447

Ibidem, p. 465. 448 Saint THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, 1. 3, cap. 9. 449 Cf. J.-​P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin. Sa personne et son œuvre, Fribourg, Ed. Univ., 1993, p. 159.

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Dieu bon sur le monde450. Pour sa part, Thomas soutient que « le mal n’est pas une nature (…) qu’ il ne fait pas totalement disparaître le bien ou qu’ il n’y a pas de mal suprême »451. Si le mal n’est pas une essence, il en résulte qu’« aucune essence n’est mauvaise en elle-​même. (…) Le mal n’est rien d’autre que la privation de ce qu’ il est naturel à quelqu’un d’avoir et qu’ il doit avoir »452. S’agissant des critères de moralité, c’est à la seule raison comme critère de moralité des actes humains que le De Malo fait appel. C’est-​à-​dire qu’un acte n’est humain, et donc moralement bon, que s’il est raisonnable. Thomas va encore plus loin dans la précision. A les envisager selon leur genre, les actes humains sont indifférents, car « l’acte humain en tant qu’acte n’a pas encore raison de bien ou de mal moral, à moins qu’on ne lui ajoute un élément qui le limite à une espèce »453. C’est donc selon l’espèce (et non pas selon leur essence) que les actes humains tiennent leur définition d’être bons ou mauvais. Ainsi, ils ne sont pas tous indifférents, certains sont en eux-​mêmes bons ou mauvais. Cette bonté ou cette malice « en soi » dépend du fait que l’espèce de l’acte humain est en accord ou en opposition avec la raison. Ainsi, dans le De Malo, Thomas reconnaît qu’il existe des actes « mauvais en soi ». Il s’agit des actes dont l’objet n’appartient pas à la raison. Ici, l’objet est défini comme la fin prochaine de l’acte. C’est de lui que l’acte reçoit son espèce454. Le Docteur angélique reconnaît donc, comme l’avait déjà fait saint Augustin (dans le Discours du Seigneur sur la montagne II, 28, 59), que certains actes sont mauvais en eux-​mêmes, mais non pas d’après leur essence, mais d’après leur espèce, si, et seulement si celui-​ci n’appartient pas à la raison. C’est pourquoi, selon Thomas d’Aquin, « s’unir à sa femme, par exemple, et s’unir à une femme qui n’est pas la sienne sont des actes ayant des objets différents selon un élément qui appartient à la raison, car ce qui est sien ou ce qui n’est pas sien est déterminé selon la règle de la raison ; et 450

Saint THOMAS D’AQUIN, Questions disputées sur le mal –​De Malo –​. Traduit par les moines de Fontgombault, Paris, Nouvelles éditions latines, 1992, p. 19. 451 Ibidem. 452 Ibidem, p. 65. 453 Ibidem, p. 125. 454 Cf. Ibidem, p. 128.

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pourtant, ces différences sont accidentelles si on les rapporte à la puissance de génération, ou même à la puissance concupiscible. C’est pourquoi s’unir à sa femme et s’unir à une femme qui n’est pas la sienne sont des actes qui diffèrent selon l’espèce, en tant qu’actes de raison, mais non en tant qu’actes de la puissance de génération, ou du concupiscible »455. Dans ce sens, la prise en compte du caractère changeant de la nature humaine et du contexte spatio-​temporel nous suggère d’apprécier moralement la contraception artificielle en tenant compte des « raisons spécifiques » ou concrètes dont parle Thomas dans l’appréciation des actes humains. Dès lors, qualifier toute contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais nous paraît problématique dans la mesure où l’usage de cette notion ne prend pas en considération des raisons spécifiques ou concrètes du sujet agissant. Signalons aussi que, dans ce même ouvrage, le Docteur angélique estime que « dans les réalités naturelles, l’acte mauvais est celui qui n’est pas en harmonie avec la nature de l’agent »456. Nous pouvons alors nous demander si, du point de vue éthique, la condamnation de la contraception ne devrait pas porter sur le fait qu’elle soit pratiquée par certains sans raison valable ou sans raison droite, c’est-​à-​dire sans raison qui ne convienne à la nature du sujet agissant, ni au vrai bien de ce sujet. 4 Dans la Secunda Pars de sa Somme théologique (1271–​1273) Dans la Secunda Pars de sa Somme théologique, Thomas d’Aquin continue de soutenir que la raison droite est la règle de moralité. D’après lui, « la nature d’une chose se définit avant tout par sa forme qui lui donne son être spécifique. Or, l’ homme est constitué en son espèce par l’ âme rationnelle. Et donc, ce qui, dans l’ homme, est contre l’ordre de la raison est contre la nature même de l’ homme »457. Il apparaît ici qu’un acte vicieux est un acte contre l’ordo rationis ou contre la ratio recta. Sans négliger l’objet et la fin comme éléments constituant la moralité, Thomas d’Aquin écrit : « tout objet et toute fin ont une bonté ou une malice au moins naturelle, mais non toujours une bonté ou une malice morale, laquelle résulte de leur rapport avec la raison »458. 455

456 457 458

Ibidem, p. 125. Ibidem, p. 123. ST Ia–​IIae q. 71 a. art. 2. Ibidem, q. 18, art. 8.

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Comme nous l’avons vu dans la première partie de notre étude, la force de l’argumentation de certains thomistes (quant à la contraception) repose souvent sur ce qu’ils considèrent comme une « malice naturelle » (c’est-​à-​dire le fait d’empêcher la conception). Or, comme nous venons de le voir, chez Thomas, la spécification d’un acte ne peut dépendre uniquement de cette « malice naturelle ». La qualification morale résulte du rapport avec la droite raison, de l’harmonie avec la nature de l’agent et de la loi éternelle459. Tenant compte de cette analyse, nous estimons que, prise en elle-​ même, l’action d’empêcher la conception par un moyen artificiel peut, tout au plus, être considérée comme un « mal naturel ». Ce « mal naturel » ne devient un « mal moral » que s’il y a absence de la « saine raison ». 5 Récapitulation Cette approche historique des critères de moralité chez Thomas révèle une « théologie en mouvement », sans cesse en progrès au contact sans doute de l’expérience humaine et pastorale. Nous pouvons nous demander si cette approche des critères de moralité que nous venons d’esquisser, ne suggère pas « comme corollaire que cette évolution n’ était peut-​être pas terminée au moment de la mort de Thomas d’Aquin. Et qu’ il serait éventuellement possible de poursuivre aujourd’ hui la recherche, ou même de la reprendre sur d’autres bases fournies par les progrès de la science (…) sans pour autant renoncer à se réclamer de Thomas qui a toute sa vie été en quête d’amélioration »460. Le moins que nous puissions dire est qu’il y a là une exigence de ne pas s’enfermer dans la répétitivité ou dans le rigorisme et le fondamentalisme si l’on veut faire une bonne théologie sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Un dernier point que nous aimerions souligner n’est peut-​être pas le moindre par rapport à notre recherche. En s’appuyant sur Thomas d’Aquin pour définir la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception, on ne peut accorder la priorité au seul objet de l’acte ou à la seule intention du sujet agissant puisque cela ne reflète pas l’évolution de la pensée du Docteur angélique sur l’agir moral. Pour lui, il appartient à la droite raison, en tant qu’elle est conforme à la loi naturelle, 459

Cf. Ibidem, q. 71, art. 2. 460 J.-​P. TORREL, Situation actuelle des études thomistes, dans Recherches de science religieuse. Tome 91/​3 (Année 2003), p. 369.

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à la nature de l’agent et à la loi éternelle, d’orienter le jugement moral. Si l’on envisage la moralité de la sorte, quel est alors le rôle de l’objet, de la fin et des circonstances ? VI.3.2. Rôle de l’objet, de la fin et des circonstances Les actes humains procèdent de la raison et de la volonté. Ils se révèlent d’une véritable complexité parce qu’on distingue en eux un acte intérieur (qui joue un rôle essentiel) et un acte extérieur (qui en est l’exécution). La moralité des actes humains (matériau de base de toute analyse éthique sur la question des actes intrinsèquement mauvais dans la théologie classique) procède de trois critères qui sont l’intention, l’objet et les circonstances. Cela ne suffit pas. Ces trois critères doivent s’articuler avec la droite raison. Comme l’indique Jean-​Louis Bruguès, « les moralistes se disputent pour apprécier l’ importance relative de chacun de ces trois critères de moralité »461. Le front des discussions sur l’analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle se fixe autour de deux courants : l’un donne le primat à l’objet de l’acte, l’autre insiste sur la place de la finalité dans la spécification morale des actes à considérer comme mauvais en soi. Nous ne pensons pas que la solution du débat se trouve dans l’absorption des autres réalités de moralité par un seul de ces éléments. Comme nous l’avons vu plus haut, il ne suffit pas que l’agent veuille bien faire pour que son acte devienne effectivement bon. En revanche, il ne serait pas non plus cohérent de gonfler l’objet de l’acte au point de rendre automatique la responsabilité de l’agent dès que celui-​ci intervient dans une matière donnée. En effet, deux sortes d’éléments constituent l’acte humain selon Thomas : l’élément matériel et l’élément formel. Le premier se conçoit sans intention ; et le second désigne l’intention. Ces deux éléments forment les composantes essentielles de l’agir humain tandis que les circonstances en constituent les éléments secondaires. C’est donc au niveau de l’élément formel et matériel de l’acte que se pose le problème de l’objectivité du jugement et de l’ intrinsece malum. En d’autres termes, c’est à partir de ces éléments essentiels qu’on juge si une

461



J.-​L . BRUGUES, Dictionnaire de morale catholique, Paris, C.L.D., 1991, p. 21.

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action est bonne ou mauvaise. S’il est vrai qu’on doit distinguer ces éléments pour ne pas les confondre, il faut aussi signaler que, chez Thomas, ils sont inséparables. Quel est alors leur rôle dans la moralité d’un acte ? 1 L’objet Une action de l’homme ne devient acte humain que si elle procède d’une décision libre et éclairée par la raison. Chez Thomas, l’objet ou l’élément matériel de l’acte humain « n’est pas le simple objet physique d’une action naturelle, c’est un objet présenté par la raison, apprécié par elle, commensuré par elle. Sans cette appréciation, l’acte n’est pas un acte humain »462. L’objet d’un acte humain ne peut donc se réduire à « une chose », « une matière », « un geste » ou « une technique ». Il est plutôt une réalité ou un acte physique, revêtu de convenance ou de disconvenance avec la raison ou avec la règle rationnellement perçue ou élaborée des mœurs humaines463. Dès lors, si cela est admis, il n’est pas acceptable de ne considérer que l’aspect technique (pris en lui-​même) d’une régulation des naissances pour spécifier sa bonté ou sa malice morale. L’objet de l’acte comme critère de moralité ne peut être spécifié, ni dans une technique prise en elle-​ même, ni dans le biologique considéré à part entière, mais plutôt dans le geste technique ou le biologique soumis à la raison humaine. Dans le cas de la contraception artificielle, l’objet de l’acte comporte deux niveaux : le niveau physique et le niveau moral. Le niveau physique de l’objet est à comprendre comme l’acte d’arrêter ou de suspendre le processus biologique de la fécondation. Par contre, le niveau moral est défini ou spécifié par la conformité ou non-​conformité à la raison. C’est ce dernier aspect de l’objet, qui constitue sa dimension morale. C’est à ce niveau qu’on peut dire que l’objet induit la moralité. Un autre exemple peut éclairer notre propos : le fait de retirer la vie à quelqu’un. L’objet de cet acte n’est pas mauvais par sa simple matérialité ou par sa dimension physique mais par la conformité ou non de cet acte à la raison droite. Au titre de l’objet, si cet acte est contraire à la raison, il est qualifié d’assassinat (acte intrinsèquement mauvais). S’il est justifiable

462

M. LABOURDETTE, Cours de théologie morale. T. 1 Morale fondamentale, « Bibliothèque de la revue thomiste », Parole et Silence, 2010, p. 175. 463 Cf. Saint THOMAS D’AQUIN, Contre les gentils, III, 9.

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par la raison, il peut être considéré comme une légitime défense (ce qui n’est pas mauvais). Comme on le voit, chez Thomas d’Aquin, « aucun objet n’est en lui-​ même moralement bon ou mauvais ; c’est toujours comme apprécié par la raison et pris comme objet d’acte libre qu’ il sera dit bon ou mauvais »464. Ainsi, qualifier une technique d’acte d’intrinsèquement mauvais devient donc problématique si l’on ne tient pas compte de l’usage que l’homme en fait et de son rapport à la raison. C’est au regard de l’homme en possession de sa raison et de sa liberté que surgit le monde des « objets moraux »465. 2 La fin Chez Thomas d’Aquin, l’objet n’est pas la seule source de moralité. Il y a surtout la fin car il est contraire à la raison d’agir sans raison, sans une fin qui justifie ou disqualifie l’acte du sujet agissant. D’après Thomas d’Aquin, « les actes sont dits humains pour autant qu’ ils sont volontaires. Mais l’acte volontaire se dédouble en acte intérieur et en acte extérieur, qui ont chacun leur objet. La fin est proprement l’objet de l’acte intérieur, tandis que l’acte extérieur a pour objet cela même qui est sa raison d’ être. L’acte intérieur est à comprendre comme une intention volontaire, orientée vers la fin. En d’autres termes, il réside dans l’ intention ayant pour objet la fin »466. L’acte extérieur en revanche est déterminé par le choix : il a pour objet la matière sur laquelle porte l’action avec les circonstances qui s’y ajoutent. Il existe une interaction entre ces deux parties de l’action (forme et matière). Chacune apporte à la moralité sa contribution propre. De plus, chez Thomas, « toutes deux ne spécifient pas l’acte au même titre. Ce qui provient de la volonté est comme la forme de ce que réalise l’acte extérieur, parce que nos membres sont les instruments dont la volonté se sert pour agir ; et les actes extérieurs ne sont moraux que dans la mesure où ils sont volontaires. C’est pourquoi l’espèce des actes moraux résulte formellement de la fin, et matériellement de l’objet de l’acte extérieur »467.

464

Cf. M. LABOURDETTE, op. cit., p. 179. 465 Cf. Ibidem. 466 ST Ia–​IIae, q. 18, art. 6. 467 Ibidem.

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Pour Thomas, l’action reçoit sa valeur morale de la finalité que lui communique l’intention du sujet agissant, c’est-​à-​dire que la fin est première dans l’intention portée par la raison qui détermine les types d’actions morales. La spécification morale qui convient aux actes humains vient formellement de la fin. Il y a là comme un renversement de perspective par rapport à la morale traditionnelle qui accorde la primauté à l’acte matériel. Dans l’approche thomasienne, la valeur morale est d’abord appréciée à partir de l’acte intérieur, et non pas d’abord à partir de l’acte extérieur ou matériel. Quelle conséquence tirer de cette approche thomasienne de moralité ? Le fait d’accorder la priorité à la finalité de l’acte a pour conséquence de ne pas négliger l’approche téléologique dans le traitement de la question qui nous occupe. Un texte de Paul Sigmund donne bien à entendre que dans la seconde section de la deuxième partie (II–​II) de la Somme théologique, Thomas applique l’approche téléologique à certains actes considérés comme intrinsèquement mauvais tel le mensonge. Il écrit : « pour saint Thomas, le mensonge est mauvais, parce qu’ il n’est pas naturel de dire ce qu’on ne pense pas, quoique, dans certains cas extrêmes, il soit « permis de dissimuler prudemment la vérité » (qu. 110) »468. Nous sommes ici loin de l’approche déontologique qu’une certaine morale thomiste privilégie parfois dans le traitement du problème du mal intrinsèque. Il nous semble que cette approche téléologique peut être intéressante dans certains cas de contraception artificielle intraconjugale dès lors qu’on recourt au jugement prudentiel. 3 Articulation entre objet et intention C’est dans un mouvement de va-​et-​vient entre l’objet et l’intention que se réalise l’ordre moral chez Thomas d’Aquin. Il se pose la question de savoir comment articuler l’objet de l’acte et l’intention du sujet agissant. En d’autres termes, nous voulons ici répondre à la question de savoir de quelle manière, chez Thomas, l’intention introduit l’objet dans l’ordre moral. D’après Thomas d’Aquin, « si l’on considère les actes humains selon des différences touchant un aspect en rapport avec l’ordre rationnel, ces actes

468

P. SIGMUND, Thomisme, dans M. CANTO-​ SPERBER (éd.), Dictionnaire d’ éthique et philosophie morale, Paris, P.U.F., 1996, p. 1623.

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seront différents en eux-​mêmes comme connaître sa femme ou une femme qui n’est pas la sienne sont des actes ayant un objet différent selon un élément concernant la raison ; car c’est la raison qui détermine qu’une femme est sienne ou non. Par contre cette différence est accidentelle par rapport à l’ instinct génital ou à la concupiscence »469. C’est donc le rapport à la raison qui permet l’articulation entre intention et objet. Dans le cas de la copulation par exemple, nous pouvons considérer, qu’en tant que telle, elle est la même, quelles que soient les circonstances. C’est la fin rationnelle proposée par l’esprit qui permettra de dire qu’elle est bonne ou mauvaise. Ceci ne signifie pas que l’acte devient bon si, et seulement si, l’esprit en juge ainsi et y met une bonne intention. Il n’est pas question de tomber ici dans une morale purement subjectiviste. Il existe bien un ordre moral objectif dans ce sens que le rapport entre l’acte et la fin ne dépend pas que de la raison. Il convient de préciser ce qu’il faut entendre, dans la perspective thomasienne, par cette notion de raison comme principe régulateur de notre agir. En effet, pour Thomas, « la raison humaine sert de règle et de mesure à la volonté et détermine sa bonté, elle la tient de la loi éternelle, qui est la raison divine »470. Cette citation souligne le rôle et la responsabilité de l’esprit humain dans les choix moraux. Ainsi, l’ordre moral est un ordre rationnel. La distinction entre le bien et le mal, considérée par rapport à l’objet, à la fin et aux circonstances, se définit selon que ces éléments de moralité conviennent à la raison ou non. Il apparaît donc que mépriser la raison dans sa fonction législatrice, c’est nécessairement toucher à l’ordre éternel ou à la loi divine. Le rôle de la raison dans le mouvement volontaire d’un acte humain est donc capital. De ce fait, mal agir, c’est agir contre la raison ou contre la conscience qui est en quelque sorte le décret de la raison. Signalons encore que la raison, mesure de l’acte humain, « n’est pas seulement la science possédée par le sujet qui agit. A côté de la science individuelle, il y a la science collective. L’union de toutes les raisons particulières, au sens que nous venons de définir, constitue une sorte de raison générale,

469

Saint THOMAS D’AQUIN, De Malo, q. II, art. 4, c. 470 ST Ia–​IIae, q. 19, art. 4.

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qui mérite, plus encore que chacune des raisons particulières, le nom de raison »471. Il s’ensuit que le jugement d’un acte humain ne se réfère pas seulement à la raison particulière du sujet agissant. Il en appelle aussi à la science et à la conscience de telle communauté ou de tel groupe ; à la science et à la conscience du genre humain en général. Dans la réflexion éthique, ne considérer qu’une seule dimension de la raison serait partiel. De même, la raison collective ou communautaire est imparfaite et inférieure par rapport à ce que saint Thomas appelle la raison souveraine existant en Dieu. C’est en dépendance de cette lumière éternelle qu’il faut comprendre toute intelligence humaine qui trace les limites et les mesures de l’acte humain472. Or, comme nous l’avons vu dans notre état de la question, les efforts ou les avis des scientifiques, des fidèles et même de nombreuses Conférences épiscopales n’ont pas été suffisamment pris en compte dans la qualification de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais. Il apparaît donc qu’en ne tenant pas suffisamment compte de la mutation sociale du mariage, de la famille, de la situation de la femme et des nouvelles connaissances biologiques, philosophiques, sexologiques, le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle semble s’éloigner des « raisons » qui font vivre et évoluer une théologie. 4 Circonstances Si l’acte est spécifié par l’objet et par l’intention, quel est alors le rôle des circonstances dans la détermination de la valeur morale d’un acte ? Dans la morale traditionnelle, de façon générale, on considère que les circonstances, et même les conséquences, constituent les éléments secondaires de la moralité de l’acte. Elles peuvent aggraver ou diminuer la bonté ou la malice morale des actes (par exemple, le montant d’un vol). Elles peuvent aussi contribuer à atténuer ou à augmenter la responsabilité du sujet agissant. Toutefois les circonstances ne peuvent en soi modifier la qualité morale des actes ; elles ne peuvent rendre ni juste, ni bon, un acte qui, en lui-​même, est mauvais. 471



T. PEGUES, Commentaire français littéral de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, T. IV. La béatitude et les actes humains, Paris, Téqui, 1925, p. 478. 472 Ibidem.

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Cependant, en relisant l’Aquinate, on se rend bien compte qu’une circonstance peut dès lors ajouter une dimension nouvelle dans la spécification de l’objet. Le Docteur angélique écrit : « ce qui, dans un acte est considéré comme une circonstance surajoutée à l’objet qui spécifie cet acte, peut ensuite être considéré comme une des conditions principales de l’objet qui détermine l’espèce de l’acte »473. Pour étayer sa pensée, Thomas donne l’exemple du fait de prendre ce qui appartient à autrui sans son autorisation. Bien que cet acte soit déjà constitué, du point de vue de la raison dans l’espèce du vol, il peut entrer dans une autre catégorie si l’on considère le cadre spatio-​temporel (qui constitue pourtant une circonstance). L’objet peut en être modifié. C’est le cas du vol d’un objet liturgique dans une église : le fait de voler dans un lieu saint, n’est plus un simple vol mais devient un sacrilège. Dans ce sens, « une circonstance qui, dans d’autres situations, est accidentelle, ajoute en ce cas une détermination supplémentaire à l’objet, de sorte qu’une nouvelle espèce en résulte (article 10) »474. Dans la plupart des cas, les circonstances ne modifient pas l’objet de l’acte (parce qu’elles sont comme des accidents, et ceux-​ci ne font pas l’essence des substances). Elles peuvent néanmoins changer la condition principale de l’objet, le constituant en opposition avec la raison. Nous y reviendrons dans la section sur l’Epikie. VI.3.3. Distinction entre valeur intrinsèque et extrinsèque peut-​elle être conventionnelle ? Dans un jugement éthique, il n’est pas toujours aisé de déterminer si les éléments sont essentiels ou occasionnels. Quand un homme frappe sa femme par exemple, son acte est-​il une faute contre le respect ou une faute de violence ? Les débats (pour répondre à cette question) peuvent être interminables selon les échelles de valeurs qu’on veut mettre en œuvre. L’exemple que donne Jacques Leclercq nous éclaire quant au fait que la distinction entre valeur intrinsèque et valeur extrinsèque est parfois conventionnelle. « On donne souvent l’adultère comme un type d’acte intrinsèquement mauvais. Mais d’un autre point de vue, l’acte constituant l’adultère est la copulation et la copulation est bonne. Comme tous les actes 473

Ibidem, art. 10. 474 L.-​J. ELDERS, L’Ethique de Saint Thomas d’Aquin. Une lecture de la Secunda Pars de la somme de théologie, Paris, Harmattan, s.d., p. 90.

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humains, elle n’est bonne que dans l’ordre rationnel ; l’adultère est une copulation coupable parce qu’affectée d’une circonstance extrinsèque qui est d’ être accomplie avec un autre que son conjoint. Le mot adultère met l’accent sur une circonstance spéciale étrangère à l’acte lui-​même »475. Si une circonstance mauvaise peut vicier un acte bon, ne peut-​on en conclure que, dans certains cas, la qualification morale peut provenir des circonstances ? Ou mieux, pour qualifier un acte, l’essentiel n’est-​il pas dans le jugement global de cet acte humain ? La moralité intrinsèque et la moralité extrinsèque sont différentes quant à leur nature, mais elles peuvent former une unité dans la détermination du jugement moral. Par conséquent, nous pouvons affirmer que certaines définitions (comme celle des actes intrinsèquement mauvais) ou classifications en éthique n’ont qu’une importance méthodologique. Les règles méthodologiques de travail ne sont pas des vérités en soi qui s’imposeraient nécessairement à l’esprit humain et qui resteraient immuables476. VI.3.4. Synthèse Notre recherche sur les critères thomasiens nous invite à considérer que « la moralité est une propriété des actes humains en vertu de quoi ils sont appelés bons ou mauvais. Cette propriété dérive du rapport fondamental des actes humains avec la fin de l’activité humaine, dans une nature humaine raisonnable douée de liberté »477. La détermination de la bonté d’un acte humain dépend de tout ce qui contribue à le constituer dans son être moral. En revanche, la malice d’une action dépend du manque d’un ou de plusieurs éléments qui lui sont dus moralement et non pas ontologiquement. Ces éléments qui constituent la moralité de l’action humaine objectivement parlant, sont à la fois une fin raisonnable, un objet raisonnable et des circonstances raisonnables. Raisonnable est ici synonyme de justifiable par la raison. Subjectivement parlant, « les actes doivent être volontaires ou libres ; car c’est ce par quoi ils sont humains. Un acte humain est un acte dont l’ homme est le maître ; c’est donc un acte libre (…). La bonté ou la malice d’un acte humain sera proportionnée à son degré de liberté, c’est-​à-​dire aux conditions 475

J. LECLERCQ, op. cit., p. 256. 476 Cf. Ibidem. 477 ST Ia–​IIae, q. 6, art. 21.

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dans lesquelles la délibération aura pu se faire ou non, et l’ indifférence du jugement à s’ établir qui permet à la volonté de prendre ses décisions en connaissance de cause, en un mot de vouloir librement »478. Il en résulte que chez Thomas, l’ordre moral est un ordre basé sur la raison qui articule objectivité et subjectivité. C’est dans l’auto-​ détermination du sujet agissant, basée sur des éléments convenables à la raison, que la moralité doit être recherchée.

VI.4. Quel héritage par rapport à notre problématique ? Le problème de la spécification d’une technique contraceptive artificielle en bonne et mauvaise est très complexe. Quand on lit saint Thomas, on se rend bien compte de la plasticité qu’il accorde à la façon d’envisager un acte humain. En effet, le Docteur angélique distingue deux façons d’envisager un acte humain : in genere et in individuo. C’est pourquoi, nous répondrons à la question posée ci-​dessus en deux temps : premièrement, lorsqu’on envisage la contraception artificielle intraconjugale que selon son espèce et deuxièmement lorsqu’elle est envisagée dans un contexte humain précis. VI.4.1. A n’envisager la contraception que in genere A l’envisager in genere, « dans sa nature abstraitement considérée », une technique n’induit en elle-​même aucune moralité bonne ou mauvaise. En soi, une technique n’a aucune bonté ni malice morale assurée. Elle peut être utilisée dans un bon ou dans un mauvais esprit. Thomas d’Aquin écrit : « Tout acte reçoit son espèce d’un objet, et l’acte humain, appelé moral, reçoit la sienne d’un objet considéré dans ses rapports avec le principe des actes humains, à savoir la raison. Si donc l’objet d’un acte humain est constitué par quelque chose qui correspond à l’ordre rationnel, il sera bon selon son espèce ; Au contraire, s’ il s’agit de quelque chose qui répugne à l’ordre rationnel, il sera mauvais selon son espèce. Mais s’ il arrive que l’objet d’un acte n’ implique rien qui se rapporte à l’ordre rationnel, comme de soulever une paille, d’aller aux champs, et autres choses de même genre, 479 alors de tels actes seront moralement indifférents selon leur espèce » .

478

Ibidem. 479 ST Ia–​IIae, q. 18, art. 8.

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Reprises critiques de l’intrinsèquement mauvais

Cette indifférence morale ex genere suo ou intrinsèque peut s’entendre du fait que chez Thomas d’Aquin, « un objet ou une fin a toujours quelque bonté ou malice, au moins naturelle, mais pas toujours cette bonté ou malice morale qui se définit par rapport à la raison. Et c’est de cela qu’ il s’agit ici »480. Cette approche thomasienne a l’avantage de ne pas considérer l’objet d’un acte comme un « objet physique », posé hors du contexte humain. L’objet est à considérer dans sa qualité morale, en ce sens qu’il est soumis à la raison qui l’oriente. N’est-​ce pas là une perspective commode ou adéquate pour ne pas spécifier moralement toute technique contraceptive prise en elle-​même, c’est-​à-​dire envisagée dans son espèce, sans tenir compte du discernement rationnel, de l’auto-​détermination du couple, ou de son insertion dans un contexte humain déterminé ? VI.4.2. Envisagée concrètement Pour Thomas, dans le concret, tout acte humain est posé en vue d’une fin ultime. Nos actes peuvent nous éloigner ou nous rapprocher de cette fin. Ils sont bons lorsqu’ils nous rapprochent de notre fin ultime, et mauvais lorsqu’ils nous en éloignent481. Si l’on envisage la contraception artificielle in concreto, et non pas ex genere suo, ne peut-​elle pas être justifiable si elle possède « un motif de juste nécessité ou de pieuse utilité », ou si elle procède de la raison délibérative et se rapporte par elle à une fin normale ou à l’ordre rationnel482 ? Ne serait-​elle pas mauvaise, c’est-​à-​dire non justifiable si elle est pratiquée par hédonisme, par égoïsme ou par tout autre motif qui éloigne le couple de sa fin ultime ? D’après Thomas d’Aquin, « un acte moral ne tire pas seulement sa bonté de l’objet qui le spécifie, mais encore des circonstances qui s’y ajoutent comme des accidents, de la même manière qu’une chose convient à un individu au point de vue de ses accidents individuels, qui ne convient pas à un homme sous le rapport de l’espèce. Or, il faut que tout acte individuel ait

480

Ibidem. 481 Cf. L. JUGNET, Pour connaitre la pensée de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Bordas, 2004, p. 194. 482 Cf. ST, Ia–​IIae, q. 18, art. 9.

Vers une relecture des critères thomasiens de moralité

235

une circonstance quelconque qui le rende bon ou mauvais, ne serait-​ce que le vouloir intentionnel d’une fin »483. Ce point de vue est aussi partagé par certains interprètes du Docteur angélique comme Louis Jugnet pour qui le fait de se promener, par exemple, peut être envisagé in genere ou in individuo. Dans sa nature considérée abstraitement, cette action humaine n’est ni bonne ni mauvaise ; mais si je me promène pour me délasser, afin de me garder en forme ou d’être un peu détendu au moment de reprendre mes occupations, un tel acte est bon et conforme à l’ordre rationnel. En revanche, si je me promène abusivement pour fuir le travail, en dépensant de grosses sommes qui pourraient être employées pour nourrir ma famille ou soulager des misères graves, cet acte est mauvais, car il m’éloigne de ma fin suprême484. C’est aussi le point de vue partagé par la majorité d’experts et de membres chargés de préparer HV (qui tenaient à rester fidèles aux grandes intuitions du Concile) et par la plupart des Conférences épiscopales qui avaient réagi à la publication de HV.

483

Ibidem. 484 Cf. L. JUGNET, op. cit., p. 194.

Chapitre II : Vers une éthique cherchant le juste équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

Pour promouvoir un jugement moral équilibré sur notre sujet, certains outils de discernement sont à développer. Il s’agit de la loi de gradualité, du principe d’épikie et du principe de double effet. Ne peuvent-​ils pas faciliter l’articulation entre loi et liberté ? Ne permettent-​ils pas de tenir compte des limites internes des personnes, de leur histoire, de la tension vers le bien entrevu par elles et non pas seulement du résultat concret ?

SECTION I :  L A LOI DE GRADUALITÉ : RÉPONSE ADÉQUATE ? En réponse à la non-​réception de l’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais (qui, en fait, est un échec de cette notion) mise en lumière dans notre état de la question, le Magistère, et plus précisément Familiaris Consortio485 a formulé la loi de gradualité. Elle est définie comme « un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant, grâce à l’ intégration progressive des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et absolu dans toute la vie personnelle et sociale de l’ homme. (…) Un cheminement pédagogique de croissance nécessaire pour que les fidèles, les familles et les peuples, et même la civilisation, à partir de ce qu’ ils ont déjà

485

JEAN PAUL II, Exhortation apostolique post-​synodale Familiaris Consortio, dans DC 79 (1982) : FC, dans la suite du texte.

238

Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

reçu du mystère du Christ, soient patiemment conduits plus loin, jusqu’ à une conscience plus riche et une intégration plus pleine de ce mystère dans leur vie »486. Pour comprendre comment cette loi de gradualité peut éclairer l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, il convient d’abord de clarifier son contexte d’émergence. A partir de là, nous soulignerons les acquis, les difficultés et ce que nous considérons comme des pistes d’ouverture.

I.1. Contexte d’émergence de la loi de gradualité L’encyclique HV fut considérée par beaucoup de couples, de théologiens, de Conférences épiscopales et d’associations catholiques comme une impasse à un point tel que le Pape Paul VI lui-​même et de nombreuses Conférences épiscopales ressentirent le besoin de la compléter par quelques commentaires pouvant aider à comprendre cet enseignement. Dans leur commentaire pastoral qui a suivi la publication de HV, les évêques de France soulignèrent que « c’est à un cheminement que provoque l’Encyclique : l’ homme ne s’avance que patiemment, par échecs et reprises, sur la route de la sainteté ; c’est une lutte de tous les jours, menée dans l’espérance. Toute existence est mêlée de bien et de mal. L’essentiel est que, malgré cette ambiguïté, progresse le sens de la vie et de l’amour, dans une fidélité loyale à la vérité »487. Bien que le mot de gradualité n’y figure pas, il y a dans cette déclaration une certaine idée de progressivité ou de pédagogie morale. Les évêques français ont conscience qu’il y aura des cas où les couples n’arriveront pas à comprendre l’enseignement de HV. Alors, seule leur conscience devra les guider en dernier ressort. Pour éviter de tomber dans le subjectivisme, ils en appellent à la formation des consciences488. La loi de gradualité suppose une « fidélité à la vérité (et pour cela nécessité de la connaître), progression vers un mieux, sans s’ inquiéter des échecs en cours de route. Pour le cas particulier de la norme sur la contraception, en cas de conflit de devoirs : c’est aux époux eux-​mêmes à se déterminer après mûre

486

Ibidem, n° 9. 487 Cf. Déclaration des Evêques français, dans DC 65 (1968), p. 2055. 488 Cf. Ibidem.

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

239

réflexion »489. Telle qu’elle est présentée ici, la loi de progressivité suggère que, même si la contraception peut être considérée comme une « perturbation de la nature biologique » ou un « désordre », ce dernier ne doit pas toujours être considéré comme un acte intrinsèquement mauvais ; car le jugement moral à porter doit tenir compte des limites internes des personnes, de leur histoire, de la tension vers le bien entrevu par elles et pas seulement du résultat concret ou du respect à la lettre de la norme morale interdisant la contraception. Les réactions et les débats suscités par HV au sein de l’Eglise ont démontré la nécessité et l’importance de poursuivre les recherches sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais. « Beaucoup reconnaissaient, par exemple, dans le propos de Paul VI un message prophétique pour notre temps, mais la difficulté demeurait : comment concilier les exigences de l’amour authentique et plénier avec la faiblesse humaine des personnes et des couples, faiblesse que ne peut ignorer la mère Eglise dans son rôle d’ éducatrice ? »490. En 1980, le Synode sur la famille précisera l’importance d’une médiation (loi de gradualité) entre la norme théorique absolue et la situation concrète des couples. En fait, Familiaris Consortio aboutira à une forme de compromis où le Pape tente de réaffirmer l’enseignement d’HV sur la malice intrinsèque de la contraception, tout en prenant acte de sa non-​ réception. Cette loi précise clairement que « si en conscience, je ne peux pas pour le moment appliquer la lettre de la loi morale, je dois cependant reconnaître celle-​ci comme norme pour mon agir (c’est elle qui m’ indique mon vrai bien plénier), et parallèlement, il me faut établir un processus dynamique qui me permettra de m’approcher graduellement de ce qui est indiqué comme mon bien »491. La loi de gradualité enseigne donc une certaine progressivité ou bien un progrès patient vers un but qui doit être recherché. C’est pourquoi, elle est aussi appelée loi de progression ou loi de progressivité.

489

Cf. A. YOU, La Loi de gradualité, une nouveauté en morale : fondements théologiques et applications, Paris, Lethielleux, 1991, p. 53–​54. 490 A. YOU, La loi de gradualité et non pas la gradualité de la loi, dans Esprit et Vie n° 9 (28 février 1991), p. 120. 491 Ibidem, p. 185.

240

Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

I.2. Acquis Dans le discernement de l’agir humain face à la contraception artificielle considérée comme acte intrinsèquement mauvais, la loi de gradualité nous invite à retenir au moins quatre idées. I.2.1. Attention au sujet agissant La réflexion sur la progressivité morale a l’avantage de prêter attention à la personne concrète située entre le péché et la grâce, d’inviter à respecter la croissance graduelle et de tenir compte (dans le jugement moral) d’un progrès patient selon des étapes successives vers le bien des personnes492. En proclamant cette loi de gradualité, le Magistère affirme clairement que « l’ homme est un être qui se construit jour après jour à travers ses choix nombreux et libres. Ainsi, il connaît, aime et accomplit le bien moral selon les étapes d’une croissance »493. Il en découle que dans la qualification des actes moraux, on ne peut se passer de la prise en compte du caractère historique du sujet agissant. Ce caractère historique de l’homme paraît ignoré lorsque toute contraception artificielle est qualifiée d’acte intrinsèquement mauvais, sans prise en considération de la culture, du contexte et des circonstances dans lesquelles se trouve le sujet agissant. Considérer que la contraception artificielle est un acte mauvais en soi qu’on ne peut jamais poser, quels que soient le temps, le lieu et les circonstances, c’est oublier que l’homme ne parvient que progressivement à la maturité morale. Le « tout, tout de suite » est difficilement acceptable en morale. L’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais présente donc l’inconvénient d’ignorer que l’homme est un mystère qui n’est pas facile à saisir et qui évolue graduellement. Le recours à cette expression ne se préoccupe pas des limites internes des couples, ni de leur état réel, fondés sur leur psychologie, leur éducation, leur histoire et leur affectivité. Nous pouvons alors nous demander si une morale qui fait fi de cette attention au sujet peut être considérée comme une morale vraiment humaine. Tenir compte, dans le jugement moral, de chaque personne avec ses caractéristiques et son état réel ne signifie nullement tomber

492

Cf. A. YOU, op. cit., p. 7—​8. 493 FC, n° 34.

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

241

dans le subjectivisme, mais c’est admettre que l’historicité de l’homme entre en jeu dans sa façon d’accueillir la norme, de l’assimiler et de la mettre en œuvre. I.2.2. Mise en évidence du rôle de la conscience Ce qui compte dans une situation où l’exécution immédiate et littérale de la norme paraît impossible, c’est la tension vers le bien. Le sujet doit arriver à un moment donné à faire un discernement et voir jusqu’où il sera capable d’aller dans l’observance de la loi morale. Cependant, il doit garder en mémoire, comme objectif, la norme à mettre en pratique. Ainsi, en mettant en évidence le rôle de la conscience par la loi de gradualité, il devient problématique d’employer la notion d’acte intrinsèquement mauvais lorsqu’il s’agit d’une contraception pratiquée avec une conscience droite. I.2.3. Caractère pédagogique de la norme morale Si la loi de gradualité n’exige pas le respect immédiat de la norme dans certaines circonstances, mais seulement la tension vers celle-​ci, en prenant les moyens possibles d’y parvenir, c’est justement parce que l’homme n’a pas la pleine maîtrise de lui-​même494. Dès lors, on comprend que la vie morale n’est pas une conquête de l’homme par ses propres forces, mais d’abord un don de Dieu qui nous est communiqué surtout par la prière et les sacrements495. La clé d’application de la loi de gradualité réside dans le processus dynamique qu’il faut mettre en place ou dans l’établissement des conditions nécessaires à une observance plus proche du vrai bien496. Ce processus exige qu’on s’éloigne aussitôt du mal et qu’on s’attache au bien ; qu’on prenne les moyens concrets qui enclencheront un processus dynamique. Partant, la norme est une nécessité pédagogique pour que l’homme se mette en route dans le sens d’un dépassement de soi. En déclarant que toute contraception artificielle est un acte intrinsèquement mauvais, on donne à penser que la norme du Magistère sur la régulation des

494

Cf. A. YOU, op. cit., p. 140. 495 Cf. S.C., n° 10. –​Lire aussi J.-​M. AUBERT, Vivre en chrétien au XXème s., t. 1, Mulhouse, Salvator, 1976, p. 251–​252. 496 Cf. A. YOU, op. cit., p. 38–​42.

242

Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

naissances est une recette à appliquer quels que soient les lieux, le temps, les circonstances. Or, le rôle d’une norme est de provoquer la réflexion, d’inciter le sujet agissant à s’ouvrir à l’action de Dieu, et à lui indiquer le chemin habituel d’humanisation. La médiation de la loi de gradualité fait prendre conscience du fait que « la morale chrétienne est beaucoup plus une morale de tension qu’une morale des actes ; elle est plus une morale de tentatives qu’une morale de résultats. La béatitude ne sera jamais parfaitement atteinte sur cette terre où l’ homme est en marche. Ceci ne supprime pas pour autant l’ importance des résultats à atteindre, des actes concrets posés, au contraire, ils sont situés à l’ intérieur d’une perspective dynamique entraînant à l’ infini et interdisant de se considérer juste »497. I.2.4. Articulation entre conscience et norme morale La gradualité permet de bien comprendre non seulement le rôle de la loi, mais aussi celui de la conscience dans le discernement éthique des actes dits intrinsèquement mauvais. Aucune de ces deux instances ne doit être sacrifiée au bénéfice de l’autre. Les deux sont à considérer comme matière et forme dans la décision morale. Si la loi indique le bien objectif vers lequel le couple doit tendre, la conscience personnelle détermine le chemin et le rythme pour y parvenir498. Cette articulation entre loi et conscience nous paraît moins convaincante lorsque l’on recourt à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle, puisque la plupart des discours qui qualifient la contraception de mal intrinsèque accordent beaucoup d’importance à la norme morale au détriment de la conscience. Il n’est pas question ici de tomber dans un écueil qui consisterait à surestimer le rôle de la conscience ou à considérer qu’elle prévaut face aux impératifs de la loi (morale de la seule conscience) ou, inversement, à exagérer l’importance de la norme au détriment de la conscience (morale de la seule loi). La conscience a besoin de la norme pour prendre des décisions correctes, car elle ne crée pas les catégories du bien et du mal.

497

Ibidem, p. 164. 498 Cf. ALPHONSE DE LIGUORI, Theolgia moralis, cité par A. YOU, op. cit., p. 170.

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

243

Même si la conscience est le juge ultime en morale, elle n’est pas pour autant son auteur ni sa source499. « La conscience morale est comme la boussole qui indique la bonne direction. Mais la boussole n’est utile que si l’on possède une carte, c’est-​à-​dire une donnée objective, à partir de laquelle les indications de la boussole prennent leur sens ; sinon à quoi bon savoir où est le Nord, si je ne sais pas où je me trouve et où est le point vers lequel je veux aller. La loi morale joue un peu le rôle de la carte, donnant un sens aux indications de la conscience »500. En qualifiant toute contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais, cette complémentarité entre conscience et norme morale paraît presque sapée à tel point que nous avons la nette impression que le recours à cette notion conduit à une morale de la seule loi qui sacrifie le travail de la conscience raisonnable. L’expression acte intrinsèquement mauvais ressemble à un formalisme moral qui rend la conscience des couples incapable de créativité dans le domaine de la régulation des naissances. L’usage que l’on fait de cette notion ne paraît pas être le résultat d’une réflexion sur l’expérience humaine et chrétienne qui doit prendre en compte tous les aspects de l’agir et même ses répercussions probables501.

I.3. Ce qui pose problème dans le discours sur la loi de gradualité Pour éviter le laxisme, le Pape Jean-​Paul II précise que la loi de gradualité n’est pas à confondre avec la gradualité de la loi. Selon lui, « il n’est pas question de considérer la loi comme un simple idéal à atteindre dans le futur ; mais bien comme un commandement du Christ afin de surmonter sérieusement les obstacles. On ne peut accepter (…) le processus graduel, sinon de la part de celui qui s’efforce avec sincérité d’observer la loi divine et de rechercher ce bien dont la loi elle-​même est gardienne et promotrice. Ce que l’on appelle la loi de gradualité ou voie graduelle, ne peut s’ identifier à la gradualité de la loi, comme s’ il y avait des degrés et des formes des préceptes différents selon les personnes et situations diverses »502.

499

Cf. VS. 500 J.-​M. AUBERT, op. cit., p. 54. 501 Cf. X. THEVENOT, Ethique pour un monde nouveau, Paris, Salvator, 2005, p. 107. 502 FC, n° 8.

244

Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

Cette perspective recèle deux difficultés : d’une part, une perspective juridique de la loi de gradualité et d’autre part, l’absence de prise en compte de la hiérarchie des vérités et des textes lorsque l’on recourt à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale. I.3.1. Perspective juridique Certes, le Magistère reconnaît les difficultés et les situations parfois pénibles des couples dans le domaine de la régulation des naissances. Cependant, cette réalité de l’être humain (situé entre péché et grâce) n’est prise en compte que sur le plan pastoral sans pour autant en tirer suffisamment les conséquences réelles sur le plan de la réflexion éthique. Il y a là comme une simple transposition en éthique d’un principe reconnu depuis longtemps en spiritualité ou en pastorale. Comme le souligne le théologien jésuite Olivier De Dinechin, une telle « transposition ne va pas sans problème. »503. Du point de vue éthique, elle peut conduire au juridisme ou au formalisme. Il est question de juridisme lorsque la théologie sous-​jacente à la notion d’acte intrinsèquement mauvais fait prévaloir la loi morale sur les souffrances et les difficultés que vivent beaucoup de couples en matière de régulation des naissances. Autrement dit, on s’attache davantage à considérer les principes que la réalité des couples elle-​même. C’est pourquoi, en évoquant la non-​gradualité de la loi dans le cas de la contraception, le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais apparaît comme une exigence terrifiante pour les couples en difficulté, ne pouvant pas faire autrement. Cette perspective semble absolutiser la loi sur la régulation des naissances en insistant sur le caractère impératif de la norme, alors que l’agir éthique ne vise pas d’abord le respect de la loi à tout prix, mais bien l’humanisation de l’homme. Cette humanisation ne peut se faire que graduellement, en tenant compte de la réalité dans laquelle vivent les couples. Ici, nous rejoignons Marie-​Jo Thiel lorsqu’elle écrit que le point de vue de Jean-​Paul II sur la loi de gradualité est juridique. Dans ce sens que « l’exigence de la loi demeure ; encore faut-​il se souvenir que l’exigence n’est 503

O. DE DINECHIN, Gradualité, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX, D. MULLER, Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 1027.

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

245

contraignante pour la conscience que si elle a été reconnue par celle-​ci comme telle. C’est précisément tout le débat d’une conscience qui cherche à se former et n’y parvient que progressivement »504. Il est intéressant de constater que, dans la morale biblique par exemple, Jésus n’utilise pas un style juridique lorsqu’il donne ses normes. Il parle en langage parabolique ou hyperbolique. Les paraboles dont use Jésus créent un type de représentation qui, dans notre esprit, servira ensuite de paradigme, soit pour le raisonnement, soit pour l’action505. Le but du langage parabolique (qui est parfois hyperbolique parce qu’il veut insister sur quelque chose) n’est pas d’être appliqué littéralement, mais plutôt de stimuler une mise en route en fonction des circonstances dans lesquelles l’on vit. I.3.2. Non-​prise en compte de la hiérarchie des vérités de foi FC récuse la « gradualité de la loi ». Nous pouvons alors nous demander s’il convient vraiment d’exiger d’une personne faible, mal informée ou mal formée, le même comportement moral que d’une personne mûre dans la foi. Peut-​on parler d’un développement éthique uniforme pour tous les chrétiens ? Toutes les normes morales peuvent-​elles être appliquées de la même façon ? Rappelons qu’en théologie, toutes les normes morales n’ont pas la même importance ou le même poids. A ce propos, le Pape François écrit : « Nous ne pouvons pas seulement insister sur les questions liées à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’utilisation de méthodes contraceptives. Ce n’est pas possible (…). Les enseignements tant dogmatiques que moraux ne sont pas tous équivalents »506. Il convient, poursuit le Pape François, que la théologie ne soit « pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance (…). Nous devons donc trouver un nouvel équilibre,

504



M.-​J. THIEL, Conscience, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX, D. MULLER, Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 452. 505 Cf. Ch. DODD, Morale de l’Evangile, Paris, Plon, 1958, p. 63–​106. Lire aussi J. DUPONT, Le langage symbolique des directives éthiques de Jésus dans le sermon sur la montagne, dans S. PINCKAERS et J. PINTO DE OLIVEIRA (éd.), Universalité et permanence des lois morales, Fribourg, Ed. Univ., 1986, p. 74–​89. 506 Interview du Pape François aux revues culturelles jésuites, réalisée par Antonio SPADARO, dans Etudes (octobre 2013), p. 16–​17.

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Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

autrement l’ édifice moral de l’Eglise risque lui aussi de s’ écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Evangile »507. Une telle conception de la théologie morale invite à « hiérarchiser les buts à l’ instar du cherchez d’abord le Royaume de Dieu évangélique »508. Dans ce sens, nous estimons que la prise en compte de la complexité humaine nécessite une démarche éthique, intégrant les différents aspects de la vie humaine, ses limites et ses grandeurs, le contexte, le degré de compréhension et d’importance des enseignements qui sont donnés. Il faut aussi souligner que la loi morale seule ne garantit pas la maturation éthique. C’est l’Esprit Saint et la grâce que confère le Christ qui sont les principes dynamiques du salut et de la croissance de l’humanité et non pas d’abord l’obéissance aux préceptes. C’est donc le Christ lui-​même, médiateur de l’alliance nouvelle, en qui la loi s’est faite chair, lui qui est à la fois le commandement et son parfait accomplissement, qui nous libère de nos étroitesses et qui, au fur et à mesure qu’Il grandit en nous, nous donne de réaliser ce que nous ne pouvions imaginer auparavant. La norme agit à travers la logique de la grâce : en nous montrant notre insuffisance, elle nous incite à nous ouvrir au don de la vie divine. Ainsi, le rôle de la norme consiste d’une part à éclairer les consciences et d’autre part à nous empêcher de nous justifier pour que, précisément, nous nous ouvrions à l’action de Dieu en nous et nous puissions continuer à progresser509. « Hiérarchiser les buts » ou agir graduellement nous paraît cohérent avec la prise en compte de la réalité humaine. Ainsi, « mieux vaut souvent la proposition de lois graduelles que le simple refus, qui ne produit rien de bon. (…) Avancer lentement, aller par étapes, n’est pas forcément céder »510. C’est là une exigence d’une morale qui n’impose pas ses lois et qui respecte le cheminement graduel des personnes humaines. Dans une telle perspective, qualifier la contraception d’acte intrinsèquement mauvais paraît incompréhensible. On peut admettre que des objections réelles procédant, soit des motivations psychologiques qui conditionnent la maturation, soit des facteurs historiques et contextuels, 507

508 509 510

Ibidem. M.-​J. THIEL, art. cit., p. 452. Cf. J.-​M. LUSTIGER, Gradualité et conversion, dans DC 79 (1982), p. 320. Card. C. M. MARTINI, Eglise, société et politique, dans Etudes, vol. 384, n° 5, 1996, p. 662 cité par M.-​J. THIEL, art. cit., p. 453.

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

247

soit encore de conflit de devoirs, puissent autoriser les consciences individuelles à se croire, en droit (subjectivement) de ne pas se sentir en mesure de respecter cet enseignement de l’Eglise sur la contraception. La dissension de conscience est donc possible en ce qui concerne l’enseignement de l’Eglise sur la malice intrinsèque de la contraception puisque la conscience est la première norme de moralité. Cette norme est subjective, parce qu’elle est intérieure. Elle est la raison qui dicte à l’homme la régulation de ses actes, en conformité à ce qu’il croit être pour lui sa fin ultime. Pour que l’action de la conscience soit parfaite, elle doit agir avec rectitude, dans la vérité et la certitude. Cependant, telle qu’employée dans les documents magistériels que nous avons analysés dans notre état de la question, il s’avère que dans la plupart des cas, l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais (dans l’enseignement magistériel) semble ne pas admettre cette dissension de conscience. Car, dans le cas de la contraception, les textes qui recourent à cette notion ont tendance à exiger une adhésion absolue de la conscience à la loi morale édictée par le Magistère. Nous inspirant de Marie-​Jo Thiel, nous considérons qu’« on ne saurait apprécier une dissension de conscience qu’en lien avec une hiérarchie des vérités et des textes »511. Car, comme l’enseigne Unitatis redintegratio « il y a un ordre ou une hiérarchie des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi chrétienne »512. Dès lors, si l’on considère la possibilité de se distancer d’un enseignement authentique mais non défini, il convient, dans le jugement éthique sur la régulation des naissances, de tenir compte aussi de la bonne foi (bona fides), c’est-​à-​dire la conscience, au moins subjectivement non-​ coupable, du chrétien. Ici, notre point de vue rejoint celui de W. Kasper lorsqu’il affirme « qu’un chrétien, après avoir examiné attentivement les choses en conscience, puisse aboutir également à un jugement qui s’ écarte de l’Eglise, correspond à la meilleure tradition théologique »513. Vu sous cet angle, la conscience peut être considérée comme le « premier vicaire du Christ en nous ». Il y a là un modèle de dignité de la conscience dans sa responsabilité vis-​à-​vis des actes que les couples posent dans la transmission de la vie ou dans la régulation des naissances. 511

M.-​J. THIEL, art. cit., p. 455. 512 CONCILE VATICAN II, Décret Unitatis redintegratio, 21 novembre 1964, n° 11. 513 W. KASPER, La théologie et l’Eglise, trad. de J. Hoffman, Paris, Cerf, 1990, p. 421.

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Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

I.4. Quelques conséquences pratiques A la lumière des réflexions développées ci-​dessus, deux conclusions se dégagent. Elles portent sur l’expression acte intrinsèquement mauvais et sur l’application de la loi de gradualité dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale. I.4.1. Au sujet de l’expression acte intrinsèquement mauvais L’usage de la loi de gradualité déplace la réflexion sur les actes intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception. Cette réflexion ne doit pas d’abord porter sur le caractère impératif de la norme, ni sur la supériorité des principes moraux par rapport à la réalité des couples. Pour qu’il soit humanisant, le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais doit articuler loi et conscience, principe et réalité. La loi morale n’a pas de valeur en elle-​même, elle ne s’impose pas. Elle est un moyen pédagogique pour rendre l’homme libre et l’aider à progresser, à marcher vers sa perfection et vers la volonté de Dieu. Cette volonté ne se cantonne pas dans la lettre de la loi, mais doit être découverte beaucoup plus profondément dans la conscience. Sans qu’elle ne se livre à ses propres caprices, la conscience, en tant que voix de Dieu en nous (« Deus in nobis »), est souveraine pour toute décision, à condition toutefois de se laisser éclairer par la loi et de se former. Définir la contraception comme acte intrinsèquement mauvais en insistant sur l’exigence de la loi sans suffisamment tenir compte de la subjectivité des personnes, c’est en quelque sorte négliger le rôle de la conscience. Or, c’est à la conscience personnelle d’indiquer comment la loi morale doit être mise en œuvre. C’est à cette condition que l’homme peut progresser, en tenant compte de ce qu’il est pour réaliser le devoir être. La croissance morale est le fruit de ce dynamisme qu’on peut appeler loi de gradualité. Les problèmes que suscite la philosophie sous-​jacente à la notion d’acte intrinsèquement mauvais sont beaucoup trop graves dans certaines régions du monde (comme en Afrique) pour ne pas tenter de clarifier ou de reformuler cette terminologie. Il suffit de penser aux situations de violence sexuelle qui comportent des risques de grossesses et de contamination de certaines maladies graves. On peut aussi penser aux couples dont les ressources sont très limitées, tiraillés d’une part entre le besoin de manifester leur amour et de poser un acte conjugal, et d’autre part entre

La loi de gradualité : réponse adéquate ?

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les difficultés du budget ou d’habitation qui rendent très difficile l’arrivée d’un enfant. De même, un couple qui n’engendre que des enfants trisomiques, ne pourrait-​il pas recourir à certaines techniques artificielles pour éviter le risque d’en procréer davantage ? Un couple dont l’un des conjoints serait séropositif, pourquoi n’utiliserait-​il pas de préservatif en vue d’éviter la contagion du partenaire sain ? Il est difficilement soutenable que la contraception artificielle soit toujours intrinsèquement mauvaise dans tous ces cas. Nous estimons que dans la mesure où elle ne met pas en cause la dignité de la vie et des personnes, elle peut assurer le respect dû aux couples. Notre propos suggère une prise en compte de la raison et du vécu des couples. Dans le cas où la pratique intraconjugale de la contraception artificielle n’est pas enracinée dans une mentalité hédoniste et de déresponsabilisation en ce qui concerne la sexualité, lorsqu’elle ne suppose pas une conception égoïste de la liberté qui voit dans la procréation un obstacle à l’épanouissement de la personnalité de chacun514, et en cas de conflit des devoirs, nous estimons que la notion d’acte intrinsèquement mauvais n’est pas adéquate dans la qualification de ces pratiques contraceptives. On peut parvenir à un langage plus clair, si, par exemple, l’accent est mis sur l’épanouissement du couple et sur le fait que la loi morale est un mode d’emploi du bonheur. Pour ce faire, l’enseignement de l’Eglise doit tenir un langage qui évite d’occulter la réalité des couples, faite de joie, mais aussi de souffrances et de difficultés. Si la terminologie de l’Eglise est séparée de la réalité, elle risque de stériliser le dynamisme des couples. Autrement dit, au lieu d’imposer des règles ou des idées préétablies, l’élaboration des expressions théologiques doit être en dialogue permanent avec la réalité des couples pour ne pas tomber dans le purisme angélique. C’est dans ce sens que le Pape François affirme « la réalité est plus importante que l’ idée (…). L’ idée –​les élaborations conceptuelles –​est fonction de la perception, de la compréhension et de la conduite de la réalité. L’ idée déconnectée de la réalité est à l’origine des idéalismes et des nominalismes inefficaces, qui, au mieux, classifient et définissent, mais n’ impliquent pas. Ce qui implique c’est la réalité éclairée par le raisonnement »515. Dans la

514

Cf. E. SGRECCIA, op. cit., p. 1439. 515 Pape FRANCOIS, Exhortation apostolique post-​ synodale Evangelii Gaudium, Namur, Fidélité, 2013, n° 232.

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mesure où la notion d’acte intrinsèquement mauvais ne valorise pas l’histoire du sujet agissant, elle ne répond pas à cette logique d’une éthique incarnée. Sa rationalité paraît étrangère aux joies et peines des hommes d’aujourd’hui. I.4.2. Au sujet de la mise en œuvre de la loi de gradualité Mettre en œuvre la loi de gradualité, dans le cas d’un acte considéré comme intrinsèquement mauvais, peut signifier que la norme morale donnée par l’Eglise est à considérer comme un repère qui permet d’indiquer les enjeux réels en présence, et non pas comme une recette à appliquer en tout temps et en toutes circonstances. Il s’agit là, comme le rappelle X. Thévenot, « de prendre acte de deux faits : toutes les normes ne sont pas toutes observables simultanément. Par exemple, il est fréquent que la norme “tu ne refuseras pas la fécondité” soit en conflit avec la norme “tu veilleras à l’ épanouissement de ton couple”. En deuxième lieu, chaque norme n’est pas toujours applicable ici et maintenant par telle personne, en raison de difficultés personnelles ou sociales incontournables. Par exemple, certaines femmes ont un cycle si perturbé qu’ il est impossible pour elles de recourir à des méthodes contraceptives naturelles »516. La prise en compte de ces deux faits invite le couple à décider librement, tout en se laissant interpeller par l’enseignement de l’Eglise. Autrement dit, après une bonne évaluation de la situation à la lumière de sa foi et de sa raison, il appartient au couple de choisir le procédé de régulation des naissances qui lui est réellement possible ou envisageable. Dans ce choix, il peut s’avérer que la norme magistérielle ne soit pas réalisable immédiatement pour le couple. Il semble donc que nous sommes conviés à une éthique de responsabilité et de liberté, à une « pédagogie de confiance et d’alliance ». Ce qui est ainsi mis en lumière, c’est le bon sens, la prise au sérieux des différentes dimensions des personnes ou des couples, le caractère progressif de l’éthique. C’est à cette condition que nous pouvons considérer la loi de gradualité comme une réponse possible au débat sur le mal intrinsèque dans le cas de la contraception artificielle.

516



X. THEVENOT, Ethique pour un monde nouveau, Paris, Salvator, 2005, p. 107.

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Cette conclusion à laquelle nous arrivons ne clôt pas le débat portant sur les implications de la loi de gradualité dans l’analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Pour prolonger cette réflexion, nous allons, dans la section qui suit, explorer les perspectives philosophiques portant sur l’épikie comme outil de discernement éthique.

SECTION II. L’EPIKIE Notre étude nous a montré que la notion d’acte intrinsèquement mauvais est en inadéquation avec la réalité concrète, marquée par la contingence. Cette expression est incapable de prendre en compte l’indépassable discernement qui doit prévaloir dès lors que l’on parle d’agir humain et de décision morale. Dans la formulation des normes morales et dans l’agir prudentiel, la philosophie et la théologie rappellent traditionnellement la nécessité d’assumer, non seulement la contingence et l’incertitude inhérentes aux actes humains, mais aussi l’articulation de la norme morale universelle avec la singularité des situations. Dans le discernement éthique, il faut parfois aller au-​delà de la lettre de la loi, en vue de mieux l’observer. La tradition évoque cela sous le terme d’épikie. La notion d’épikie est un outil de discernement éthique. Elle comporte à la fois le sens de « convenance, modération, douceur, clémence, équité. Et le epieikès est l’ homme juste, raisonnable, vertueux, l’ajusté. Le verbe epieikeuomai renvoie à l’idée d’être juste au-​delà de la lettre de la loi »517. Ces différentes définitions renvoient à « une façon de penser et d’agir qui introduit le discernement éthique en plein territoire de la justice, de la prudence, issue d’un travail d’intelligence en quête de ce qui convient ici et maintenant et rend la décision vraiment raisonnable »518. Or, quand on dit acte intrinsèquement mauvais, on peut penser qu’il n’y a pas d’épikie puisque, selon une certaine tradition, une norme universelle, comme principe premier de la loi naturelle, n’admet pas d’épikie. C’est dans ce sens, par exemple, que le cardinal Ratzinger limite l’usage

517

J. DESCLOS, Epikie, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX, D. MULLER (dir.), Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 758. 518 Ibidem.

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d’épikie519. Il convient donc d’examiner en quoi cette dernière consiste. Peut-​elle s’appliquer lorsque la loi générale n’est pas suffisamment informative dans une situation concrète ? Dans les lignes qui suivent, nous définirons d’abord l’épikie en faisant appel à Aristote, à la Bible, à Thomas d’Aquin, à Alphonse de Liguori et à quelques autres sources de la tradition théologique. Ensuite, nous dégagerons son apport par rapport au débat sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais.

II.1. Epikie chez Aristote II.1.1. Définition Dans sa lutte contre la menace d’une morale de situation légaliste, Aristote enseigne que toute loi morale, édictée par les hommes, peut devenir injuste si elle s’applique sans tenir compte des situations dans lesquelles on se trouve. Pour ce faire, Aristote va utiliser le mot épikie comme une vertu de prudence et de réalisme. D’après lui, « l’ épikie, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’ il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude »520. Ainsi, selon lui, « La loi est une disposition générale. Or, dans certains domaines, l’agir ou le choix du sujet ne peut être confiné dans le domaine général. Il s’ impose donc la nécessité de rechercher ce qui est équitable en pratiquant l’ épikie. Ainsi, cette dernière peut être comprise comme un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité (…) Cela tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’ irrégularité »521. Ce point de vue d’Aristote nous paraît imprégné de prudence et de réalisme puisqu’il est marqué par une prise en compte de la complexité de l’agir humain et de l’élaboration normative. Aristote reconnaît qu’« il 519

Cf. Joseph Card. RATZINGER, À propos de quelques objections à la doctrine de l’ église concernant la réception de la communion eucharistique de la part des fidèles divorcés remariés, dans CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, La Pastorale des divorcés remariés, Paris, Centurion-​Cerf-​Mame, 1999, 133 p. 520 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque. Livre V., Chap. 14, Section 1137, Article 31. Trad. par J. Tricot, Éditions Les Échos du Maquis, 2014. 521 Ibidem.

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est des cas –​non prévus par le législateur –​dans lesquels les circonstances rendent impossible l’application stricte de la norme commune ; il est nécessaire alors de corriger le droit positif en tenant compte de ce qui est possible, convenable »522. En cela, l’épikie va au-​delà de la justice légale qui ne tient pas compte des situations conjoncturelles dans une dynamique évolutive et créatrice. L’homme qui possède la vertu d’épikie applique la loi avec sagesse, dans une actualisation non-​conformiste, ni aveugle, mais réfléchie et ajustée. II.1.2. Implications sur notre sujet En nous référant à Aristote, nous constatons que la notion d’acte intrinsèquement mauvais, telle qu’utilisée dans les documents magistériels que nous avons analysés, interdit tout usage d’épikie et même la fait tomber sous le sens. Elle confine le choix du sujet agissant dans le domaine de la justice légale et absolutise la loi morale, sans prendre en compte la complexité de l’agir humain et l’élaboration normative. La notion d’épikie chez Aristote523 interroge une telle absolutisation. L’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception artificielle, sous-​entend ou implique une application systématique de la loi ecclésiale sur la contraception sans égard pour les circonstances, ni pour les situations dans lesquelles vivent les couples. Elle ne permet pas au discours éthique d’assumer la contingence, l’imprévisible et l’inédit qui caractérisent parfois les actes humains. En utilisant l’expression acte intrinsèquement mauvais, il y a comme une absolutisation de la loi morale sur la contraception. Or, étant universelle, la loi morale ne peut tout déterminer de façon précise et définitive, ni inclure ipso facto tous les cas particuliers, puisqu’elle n’utilise qu’une formule générale. Autrement dit, le législateur n’a pas connaissance de tous les cas singuliers et particuliers. En édictant la loi, il se contente de poser les principes généraux. Quel que soit le degré éminent de qualité dans la formulation de sa loi, le législateur prudent ne peut ignorer 522

Ibidem . Lire aussi : A. BRIDE, Epikie, dans Catholicisme. Hier, aujourd’ hui, demain, T. 4, Paris, Letouzey et Ané, col. 312. 523 Sur ces considérations, nous nous inspirons d’ARISTOTE, op. cit. ; J. DESCLOS, L’ épikie, d’ hier à aujourd’ hui, Sherbrooke, GGC, 2002, p. 7–​9. ; B. HÄRING, Une morale pour la personne, Paris, Mame, 1973, p. 135–​136 ; O. O’DONOVAN, Epikie, dans J.-​Y. LACOSTE, Dictionnaire critique de théologie, Paris, Quadrige-​ PUF, 1998, p. 473–​474.

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qu’aucune loi n’est capable de s’appliquer à toutes les situations et au même degré, sans exception. De même, toute loi édictée (en l’occurrence celle sur la contraception) révèle sa limite dans la nature même du cas envisagé. Ce que le sujet agissant sait d’une norme générale ne lui permet pas toujours de rendre compte de la réalité singulière. D’où, l’importance de l’épikie, d’un jugement prudentiel et d’un discernement dans le cas d’une réalité singulière. « L’ homme équitable (épieikiès) ne va pas faire de concessions sur ce qui est vraiment et naturellement juste, mais sur les points qui relèvent de la loi mais que le législateur a dû laisser de côté »524. C’est en cela qu’on peut dire que celui qui possède la vertu d’épikie ajuste la norme générale au vécu et au réel. Il apparaît donc que la notion d’acte intrinsèquement mauvais, dans le cas de la contraception artificielle, contredit ces considérations philosophiques que nous venons d’énumérer.

II.2. Epikie dans la Bible La Bible n’utilise pas la notion d’épikie comme telle. Cependant, on trouve dans les Saintes Ecritures plusieurs exemples qui peuvent converger vers le sens d’épikie. Il s’agit surtout de passages où l’observation de la lettre de la loi serait une infidélité au sens profond de la loi. Nous empruntons ces exemples à Saint-​A lbert lorsqu’il admet l’usage de l’épikie en matière de loi divine positive525. II.2.1. 1 Macc. 2, 34–​41 : Mattathias et ses amis étaient confrontés à un choix difficile. D’après la loi de Moïse, le sabbat est un jour réservé à Yahvé durant lequel toute activité est interdite. Que faire si l’ennemi donnait l’assaut un jour de sabbat ? Fallait-​il refuser de se défendre et accepter de mourir ? Ou bien fallait-​il combattre l’ennemi pour préserver la vie ? Mattathias et ses soldats choisirent de se défendre, malgré l’interdiction du sabbat. Ceux

524

ARISTOTE, Les grands livres d’ éthique (La grande morale), Trad. par C. DALIMIER, Paris, Arléa, 1992, p. 141. L’attribution de ce livre à Aristote ne fait pas l’unanimité. 525 Cf. Saint-​A LBERT, Opera omnia. T. VII, Lib. V. Ethicorum, pp. 384–​385. Lire aussi E. HAMEL, L’usage de l’ épikie, dans Studia Moralia III, 1965, p. 50.

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qui refusèrent de riposter pour ne pas violer la loi du sabbat succombèrent tous. II.2.2. 1 Sam 21, 2–​10 : « David et ses compagnons mangeaient le pain consacré, acte que seuls les prêtres pouvaient accomplir ». Le prêtre Ahimélek qui le leur donnait, n’a pas hésité à faire passer la solidarité avant la loi en secourant ces affamés. Il transgresse la loi pour sauver une vie. Commentant cette action, saint Albert écrit : « Ce grand roi et prophète n’aurait jamais violé la loi sans raison sérieuse. Et par cette violation, il préfigure les violations futures du Christ lui-​même et nous enseigne quand la loi ne doit pas être observée (…). Si donc un roi très juste viole la loi, il ne peut s’agir que d’une violation doctrinale et exemplaire : en violant la loi en certains cas, le superjuste l’observe mieux »526. Comme on le voit, dans ce texte, c’est la nécessité ou la « raison sérieuse » qui permet à David de manger ce pain. Cette raison sérieuse « corrige » la loi et permet à David d’échapper à la lettre de la loi pour réaliser une justice meilleure, sans tomber dans le caprice. II.2.3. Matthieu 12, 1–​8 : Jésus justifie la transgression de la loi du sabbat par ses disciples qui veulent satisfaire leur faim en cueillant les épis de blé. Pour le Christ, dans les circonstances où se trouvaient ses disciples, observer le respect du sabbat eût été agir contre le sens même de ce précepte. En transgressant cet interdit, le Christ ne s’oppose pas à la loi du sabbat, mais Il lui donne toute sa valeur527. Pour lui, l’homme n’est pas fait pour la loi, mais c’est la loi qui est au service de l’homme. De ce point de vue, les actes de miséricorde sont plus importants que la lettre de la loi. II.2.4. Mc 3, 1–​6 ; Lc 13, 10–​17 ; Lc 14, 1–​6 ; Jn 5, 1–​9 ; Jn 9, 1–​17 : Dans tous ces textes, Jésus guérit les malades le jour du sabbat. Il montre par ce geste que « la loi n’est pas absolue, qu’elle est inférieure à l’ homme »528. Le Christ fait de la santé ou du salut de la personne une cause excusante de la violation de la loi du sabbat. Il y a ici une certaine

526

Ibidem, p. 511. 527 Ibidem. 528 Ibidem, p. 395.

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hiérarchisation, non seulement des valeurs, mais aussi des lois. Jésus y recourt pour protéger ses disciples du rigorisme et de l’intransigeance des pharisiens. II.2.5. Implications sur notre sujet : En recourant à la Bible pour justifier la notion d’acte intrinsèquement mauvais, les documents magistériels traités considèrent qu’une loi de droit divin est immuable. Toutefois, les textes bibliques évoqués ci-​dessus montrent que certaines de ces lois ont été transgressées ponctuellement parce que leur observation apparaissait comme une infidélité à leur sens profond. Il faut noter ici que la loi interdisant la contraception artificielle n’est pas de droit divin. Elle est de droit ecclésial. Dès lors, si l’on peut évoquer la possibilité de transgresser occasionnellement une loi de droit divin, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une loi ecclésiale. A l’instar de E. Hamel529, nous estimons que ces textes bibliques que nous venons d’analyser réalisent un usage judicieux de la vertu d’épikie. Cette vertu implique une justice qui va au-​delà du droit. Ainsi, dans la logique de tous ces textes que nous venons d’évoquer, la question essentielle, pour le disciple du Christ, n’est pas de savoir quand il peut échapper à la lettre de la loi, mais plutôt de se demander quand il faut délaisser la lettre de la loi pour accomplir une justice meilleure, à l’exemple du Christ. Le recours à l’épikie permet de se prémunir contre le rigorisme et l’intransigeance de l’emploi de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale. In fine, « l’ épikie n’est pas un droit diminué ni une concession miséricordieuse, mais un droit meilleur, une superjustice »530. Elle met le sujet agissant en recherche, non seulement d’une justice supérieure, mais aussi d’une fidélité à l’esprit de la loi pour que l’homme ne devienne pas esclave de la loi.

529

E. HAMEL, art. cit., p. 54. 530 Ibidem.

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II.3. Epikie chez Thomas d’Aquin II.3.1. Définition Thomas d’Aquin aborde la vertu d’épikie dans son Commentaire de l’ éthique à Nicomaque531 et dans sa Somme théologique532 . Dans la ligne d’Aristote, il soutient que les lois humaines ne peuvent être appliquées systématiquement sans respect, soit pour l’humain, soit pour le bien commun. Dans le Commentaire de l’ éthique à Nicomaque, l’épikie a rapport avec la justice. L’épikie est justice, mais non pas selon la loi (le juste légal). Elle est contenue dans le juste naturel (sens fondamental et rationnel). C’est pourquoi, elle est supérieure au juste légal, dans ce sens qu’elle peut corriger ce que la loi prescrit. Cette correction est justifiée par le fait que la justice exprimée dans une loi ne peut traduire que les principes généraux. Elle ne peut saisir tout le juste naturel. Il appartient donc à la vertu d’épikie d’intégrer ou de corriger ce qui a été omis dans le respect du sens du juste naturel. Elle le fait en recherchant des compromis raisonnables. De même, pour Thomas d’Aquin, la nature n’est pas toujours parfaite. Il y a parfois des défauts dans la nature de la chose elle-​même. C’est pourquoi, d’après lui, les jugements moraux doivent s’ajuster aux choses selon leur convenance, et non pas d’abord selon le juste légal, appliqué matériellement533. II.3.2. Implications Dans sa conception de l’épikie, Thomas d’Aquin emboîte le pas à Aristote. Il en résulte qu’en raison de l’imperfection de la loi, on peut agir en contournant la lettre de la loi. Dans ce cas, ce sont les valeurs que la loi cherche à protéger qui doivent être recherchées.

531



Thomas D’AQUIN, Commentaire de l’ éthique à Nicomaque. Trad. par Yvan Pelletier, Laval, Édition numérique, http://​docte​uran​geli​que.free.fr, 2008, 1137 a 31 –​ 1138 a 2. Consulté le 14 janvier 2015. 532 ST, II–​IIae, q. 120, art. 1 et 2. 533 Cf. Commentaires faits sur Thomas d’Aquin par J. DESCLOS, op. cit., p. 11–​12 et par O. O’DONOVAN, art. cit., p. 473–​474.

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Une telle idée paraît antinomique avec la notion d’acte intrinsèquement mauvais lorsque celle-​ci implique l’idée d’une justice légale. En effet, comment peut-​on considérer que par le simple fait d’enfreindre une loi, on commet un mal alors que, ce contournement de la lettre de la loi vise, dans certaines situations difficiles, à porter l’attention sur les raisons qui ont guidé le législateur, et non pas d’abord, sur l’application mécanique de la loi. De l’apport que nous tirons de la lecture de Thomas, une question demeure : « les faits singuliers et mouvants échappent à la pleine compréhension de leurs causes et de leurs conséquences. Dans ce monde d’agirs humains pluriels, emmêlés et en mouvement, le recours à la règle universelle en révèle le caractère flou : elle vaut en général, ut in pluribus. Mais alors, quelles balises vont servir à la décision prise en dehors de toute référence légale claire ? »534. Thomas ne répond pas clairement à cette question. A mon sens, sa réponse à cette question pourrait être que, dans le discernement éthique, il ne s’agit pas de se fier uniquement à la lettre de la loi, ni au caprice ou à l’arbitraire, ni aux seules interprétations subjectives de la loi. Les décisions éthiques doivent se prendre en conscience, non pas une conscience autarcique, mais dans le respect de l’humain ou en mettant la personne humaine au centre, dans une anthropologie inspirée par la foi et respectant la raison, tout en tenant compte des situations dans lesquelles vivent les personnes. Certains de ces critères de discernement éthiques (comme la dignité de la personne, l’articulation entre foi et raison, la prise en compte des circonstances) défendus par Thomas d’Aquin sont presque les mêmes que ceux que le Concile Vatican II mettra en valeur535. Ici, il faut souligner que certains documents magistériels traités n’ont pas suffisamment pris la mesure de ces critères lorsqu’il s’agit de discerner la qualité morale d’un acte. Nous l’avons déjà souligné en comparant les critères de moralité pour la régulation des naissances dans GS (la nature de la personne) et dans HV (la nature de l’acte). GS va dans la ligne thomasienne qui met la personne humaine et sa conscience au centre, alors

534

Ibidem. 535 Ce sont là d’ailleurs les différentes clés qu’utilise le Concile Vatican II pour traiter les questions éthiques. A ce propos, lire A. THOMASSET, La morale de Vatican II, coll. « Vatican II pour tous », Paris, Médiaspaul, 2013, p. 31–​59.

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que les autres documents magistériels, qui qualifient toute contraception d’acte intrinsèquement mauvais, s’en éloignent. Bref, la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale est une formulation abstraite dans la mesure où elle accorde peu d’importance aux conditions subjectives. Elle fait penser à un principe qui ne peut ni pleinement exprimer la condition de l’homme, ni la faire valoir en toutes circonstances536.

II.4. Epikie et les « principes premiers » de la loi naturelle II.4.1. Question de départ Comment comprendre l’affirmation selon laquelle, en soi, une norme universelle, comme principe premier de la loi naturelle, n’admet ni exception, ni épikie comme le rappelait le cardinal Ratzinger537 ? Selon Thomas d’Aquin, « le premier précepte de la loi naturelle est qu’ il faut faire et poursuivre le bien et éviter le mal. Sur ce précepte se fondent tous les autres préceptes de la loi de nature : appartiennent aux préceptes de la loi de nature toutes les choses à faire ou à éviter que la raison pratique appréhende naturellement comme des biens humains »538. C’est ce principe de la loi naturelle, connue par la raison pratique qui se trouve au fondement de la vie morale. Il conduit l’être humain dans le sens de sa réalisation authentique et de l’accomplissement de sa nature. En suivant cette norme, le sujet humain participe à la « raison éternelle ». Le bien moral qui s’impose au sujet ou qui revêt un caractère obligatoire ne vient pas d’une norme qui serait extérieure. Il correspond au désir profond de la personne humaine (loi de son propre être) qui tend vers son accomplissement et au dépassement de soi. Thomas distingue trois grandes inclinations naturelles : conserver et développer son existence, se reproduire pour perpétuer l’espèce, connaître

536

Cf. B. HÄRING, Une morale pour la personne, Paris, Mame, 1973, p. 136. 537 Cf. Joseph Card. RATZINGER, « À propos de quelques objections à la doctrine de l’ église concernant la réception de la communion eucharistique de la part des fidèles divorcés remariés », dans CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, La Pastorale des divorcés remariés, Paris, Centurion-​Cerf-​Mame, 1999, 133 p. 538 ST, Ia, q. 79, a. 12.

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la vérité sur Dieu et vivre en société539. Les préceptes premiers de la loi naturelle peuvent se formuler à partir de ces inclinations. Cependant, « ces préceptes essentiels (saisis par la raison de façon spontanée) ne seront que très généraux et donc pas suffisamment informatifs dans les situations concrètes. Dans leur formulation générale, ces principes et les valeurs qui en découlent peuvent être considérés comme universels et immuables puisqu’ ils concernent toute l’ humanité et découlent d’une nature humaine dont les composantes essentielles demeurent identiques tout au long de l’ histoire »540. Pour éclairer les choix concrets, « il faut sortir de cette généralité en faisant appel à la raison discursive ou à la raison pratique. Les préceptes découlant de cette deuxième étape sont des “préceptes seconds” de la loi naturelle. La mise en œuvre de ces préceptes seconds est affectée d’une variabilité car, la raison pratique s’occupe des réalités contingentes, dans lesquelles s’exercent les actions humaines »541. Ce point de vue est aussi repris par Bernard Häring542 et par la Commission théologique internationale543. L’épikie peut s’appliquer potentiellement à toutes les formulations secondaires de la loi naturelle et à toutes les normes édictées par les hommes. II.4.2. Implications Cette perspective thomasienne rend compte du fait que l’universalité des normes est à situer au niveau des inclinations fondamentales et premières de la nature humaine. Certes, il existe des invariants qui sont communs à tous les hommes et qui sont sources, par exemple, de droits universels (liberté, intégrité corporelle, etc.). Cependant, la prise en compte de l’historicité de la loi naturelle peut aussi ouvrir la porte à une variabilité d’agir lorsqu’il est question des « principes seconds » de la loi naturelle comme dans le cas de la contraception artificielle. C’est cela que l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ne permet pas d’admettre.

539

Ibidem. 540 COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, A la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Parole et Silence, 2011, n° 52. 541 S.T., Ia–​IIae, q. 94, a. 6. 542 B. HARING, op. cit., p. 136. 543 COMMISSION THEOLOGIQUE INTERNATIONALE, op. cit., n° 53.

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Pour Thomas d’Aquin, l’épikie ne concerne que les principes seconds de la loi naturelle. Cependant, si l’épikie ne s’applique pas dans le cadre des principes premiers de la loi naturelle, faut-​il en conclure qu’il faille parler du mal intrinsèque dès lors que les principes seconds sont transgressés ? Dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, la notion d’acte intrinsèquement mauvais est utilisée comme si cette norme était un principe premier de la loi naturelle. N’y a-​t-​il pas là une confusion ? Il est certes vrai qu’il existe une inclination naturelle à la fécondation, mais cela n’implique pas une norme concrète. L’ouverture à la génération et le bien commun de l’espèce sont des valeurs à poursuivre qui ne sont formulées que de façon générale, tout en offrant un espace de réflexion au sujet agissant. Dans l’idée des actes mauvais en soi, nous avons le sentiment que la nature semble parler d’elle-​même, elle délivre son message qu’il faut simplement suivre pour bien agir. Pour ne pas passer du fait (inclination naturelle) à la norme, il convient d’accorder de l’importance au travail de la raison pratique en recourant à l’épikie en cas de besoin. C’est à la raison pratique d’appliquer aux situations concrètes les normes qui découlent de cette inclination naturelle. Les « principes seconds » de la loi naturelle, en lien avec cette inclination naturelle, ne peuvent être une pure déduction par syllogisme. C’est pourquoi, des ajustements peuvent intervenir en tenant compte des circonstances qui conduiraient à l’accomplissement de ce qui est bon ici et maintenant. Dans la variabilité et l’incertitude, l’épikie peut apporter une lumière.

II.5. Epikie dans la tradition théologique Après saint Thomas, il reste encore des questions comme par exemple : peut-​on recourir à l’épikie en dehors des cas où le bien commun est directement en jeu ? La plupart des penseurs se montrent plus libéraux que Thomas. Seuls quelques-​uns sont plus sévères en restreignant l’usage de l’épikie. Parmi les auteurs qui vont prolonger cette réflexion de manière significative, deux se distinguent : Alphonse Marie de Liguori et Francisco Suarez.

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II.5.1. Alphonse Marie de Liguori 1 Définition Chez saint Alphonse Marie de Liguori, l’épikie est invoquée, non seulement dans la transgression des lois humaines, mais aussi dans la transgression éventuelle de la loi naturelle. Il écrit : « L’Epikie est une exception dans un cas où nous jugeons avec certitude ou avec une très grande probabilité que le législateur ignorait ce cas tombant sous la loi. Cette épikie a lieu non seulement dans les lois humaines, mais aussi dans les lois naturelles, où une action peut être débarrassée de sa malice par les circonstances »544. D’après Alphonse, les lois humaines sont sujettes à l’épikie en raison de leur imperfection. La connaissance du législateur étant « limitée », la loi qu’il édicte ne peut s’étendre à tous les cas particuliers. Cependant, elle s’applique aussi au droit divin, en raison du fait que le législateur divin tient compte de l’humanité à laquelle il s’adresse parce que la connaissance cette dernière est limitée. Le « tu ne tueras pas » en est l’exemple. Ce précepte de droit naturel ou divin peut être transgressé par un homme qui veut se défendre contre quelqu’un qui veut le tuer injustement. 2 Implications Pour Alphonse, toutes les lois (humaines ou naturelles) sont sujettes à l’épikie. Une « juste cause » ou une « juste raison » peut permettre de transgresser une loi morale. C’est là un appel à être attentif à la réalité concrète des situations. Ainsi Alphonse estime que « dans des situations extraordinaires, une décision qui irait à l’encontre de la formulation d’un principe de droit naturel peut se justifier s’ il est suffisamment manifeste que l’ intention est dépourvue de malice »545. Comme l’indique Bernard Häring, ici, il faut souligner le fait qu’Alphonse accorde plus d’importance aux besoins des personnes en croissance qu’aux formulations abstraites (comme celle d’acte intrinsèquement mauvais)546.

544

ALPHONSE DE LIGUORI, Theologia Moralis, Lib. I, Tract. II, III de Epikeia legis. 545 Ibidem, Lib. I, 201. 546 Cf. B. HARING, Une morale pour la personne, Paris, Mame, 1973, p. 136.

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A son époque, le fait qu’un mari répande sa semence hors de l’organisme de la femme (coït interrompu) était considéré comme contraire à la loi naturelle. D’après Alphonse, « ce n’est pas si absolument antinaturel ni intrinsèquement mauvais que ce ne soit pas justifié en certaines circonstances »547. Il estime qu’en raison d’une « cause juste » on peut se passer d’une formulation de la loi naturelle. Ce point de vue d’Alphonse sera condamné comme une morale de situation. Malgré cela, plus tard, le Pape Pie XII le réhabilitera en le proclamant patron des théologiens moralistes et des confesseurs. N’est-​ce pas là une certaine validation de son enseignement ? II.5.2. Francisco Suarez 1 Définition Pour le théologien Suarez, l’épikie est d’abord une vertu morale. En tant que telle, elle est considérée comme l’expression de l’excellence dans la capacité de juger en vue d’une fin bonne. Elle peut se définir aussi comme une disposition intérieure et permanente à rechercher ce qui est juste, bien, beau et vrai pour l’épanouissement de la personne. Elle se réalise par une auto-​éducation à faire le bien. Dans la ligne de Thomas d’Aquin, Suarez considère que « faire épikie », c’est poser un acte vertueux qui se réfère non seulement à la justice, mais aussi à la tempérance, à la force et à la prudence548. Il rattache l’épikie à diverses vertus, dans ce sens que « pour bien déterminer le caractère vertueux de l’ épikie, il faut considérer quelle vertu entrerait en conflit avec l’observation littérale de la loi. Si par exemple, celle-​ci viole le droit d’un tiers, l’ épikie devient un acte de justice commutative ; si elle met en danger la santé corporelle, c’est la tempérance qui impose l’usage de l’ épikie »549. D’après F. Suarez, l’épikie vise à sauvegarder les vertus qui assurent l’épanouissement de l’individu.

547

ALPHONSE DE LIGUORI, op. cit., Lib. I, Tract. VI, 918. 548 Cf. SUAREZ, De logibus, L. VI, c. X, n° 1–​6. 549 Ibidem.

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2 Implications Chez F. Suarez, le but de l’épikie est donc de mettre l’individu ou les droits de la personne humaine en valeur. C’est pourquoi, comme le souligne le théologien Edouard Hamel, en valorisant l’épikie comme le fait Suarez, l’individu n’est plus considéré seulement comme une partie ordonnée au tout. Sa valeur propre est reconnue550. Dans une telle morale caractérisée par le souci de défendre la liberté et l’épanouissement de la personne, le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais risquerait de poser problème, dans ce sens qu’il n’est pas d’abord question d’assurer un droit meilleur pour tous les hommes, en tout temps et en toutes circonstances comme on prétend le montrer en évoquant l’expression mal intrinsèque. Sans doute faut-​il préciser que certaines encycliques ou déclarations que nous avons analysées peuvent défendre le principe de liberté et de l’épanouissement de la personne, mais nous avons le sentiment qu’en recourant à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, elles ne font pas preuve de tendresse pour le caractère incarné de la condition humaine, faute d’honorer réellement le corps dans sa réalité charnelle et la liberté dans sa complexité. II.5.3. Quelles interprétations pour aujourd’hui ? 1 Dans la littérature éthique contemporaine sur l’épikie, deux auteurs ont retenu notre attention, à savoir Jean Desclos et Günter Virt. Dans son livre, L’épikie, d’hier à aujourd’hui, le théologien J. Desclos écrit : « la notion d’ épikie réfère à la dialectique lettre-​esprit, texte-​ intention. Elle est comprise comme une correction de la loi, une amélioration d’une justice un peu étroite »551. D’après lui, la mentalité épikienne consiste non seulement à se laisser interpeller par les situations inédites, mais aussi à protéger le travail de la conscience contre tout légalisme étroit. Il propose quatre formules pour étayer sa pensée.

550

E. HAMEL, art. cit., p. 62–​63. 551 J. DESCLOS, op. cit., p. 19.

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–​ L’ épikie est une herméneutique du singulier, et non une herméneutique du discours éthique légal. Faire épikie, c’est examiner et intégrer dans le discernement l’inconnu de la vie et le reconnu de la norme. Cela se fait en mettant en dialogue les lois et l’éthos et en inventant un contenu normatif ajusté non seulement au sens cherché par la règle formelle, mais aussi à la situation singulière, aux mystères insondables de la personne et aux multiples insaisissables des conséquences prévisibles d’une action552. –​ L’ épikie, c’est l’expression thématisable de la délinquance positive. J. Desclos fait allusion à la délinquance d’Antigone et aux divers récits bibliques où il est beaucoup plus question de la fidélité aux valeurs et au sens qu’au simple respect des règles. –​ L’épikie c’est la créativité de la fidélité. Il s’agit de « la fidélité à l’excellence en humanité, par le triomphe de l’esprit sur la lettre »553. –​ L’épikie révèle la limite de tous les systèmes normatifs qui ont la prétention de donner toutes les réponses à toutes les questions. Elle peut être considérée comme une résistance en situation d’hyper-​ normativité (normativité non critiquée) ou en situation d’hypo-​ normativité. Dans son article « Moral Norms and the Forgotten Virtue of Epikeia in the Pastoral Care of the Divorced and Remarried »554, le théologien Günter Virt aborde le principe d’épikie en lien avec la pastorale des divorcés remariés. Il réagit à la position du cardinal Ratzinger quand celui-​ci écrit que : « l’ épikie est d’une grande importance dans le cadre des normes humaines et purement ecclésiales, mais il ne peut pas être appliqué dans le cadre de normes sur lesquelles l’Église n’a aucun pouvoir discrétionnaire ou sur ces normes qui remontent au Seigneur lui-​même et qui sont donc désignées comme normes de droit divin »555. Pour G. Virt, ce qui compte, c’est d’abord et avant tout d’observer l’intention de notre Seigneur Jésus-​Christ sur le mariage. Cependant, d’après lui, la relation entre la loi divine et la loi humaine (et même le

552

Cf. Ibidem, p. 20. 553 Ibidem, p. 23. 554 G. VIRT, “Moral Norms and the Forgotten Virtue of Epikeia in the Pastoral Care of the Divorced and Remarried”, in Melita theological. Journal of the Faculty of Theology University of Malta 63/​1 (2013), p. 17–​34. 555 Joseph Card. RATZINGER, art. cit., p. 133.

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droit ecclésiastique) est assez complexe. La loi divine est toujours ancrée dans le droit humain. Elle ne tombe pas du ciel. Dans notre compréhension chrétienne de la Révélation, les situations et les problèmes complexes exigent des solutions différenciées. C’est ici que l’épikie doit être considérée comme utile pour de telles situations complexes et souvent extraordinaires. 2 Apport Selon une certaine compréhension magistérielle, le lien entre union et procréation est une loi naturelle de droit divin à laquelle il faut adjoindre la notion d’acte intrinsèquement mauvais lorsque cette loi est transgressée. Comme nous l’avons relevé plus haut, il est difficile d’établir que cette formulation de la norme de l’Eglise –​qui considère la contraception comme acte intrinsèquement mauvais –​soit de droit divin. Elle est plutôt une loi humaine. Puisqu’une loi ne peut inclure toutes les circonstances dans lesquelles elle est valide, il faut considérer que la vie est toujours plus riche que n’importe quelle loi qui pourrait être formulée. On peut se poser la question de savoir si cette loi peut priver de la possibilité de faire épikie. Ne convient-​il pas de rechercher, comme le suggère J. Desclos, « le triomphe de l’esprit sur la lettre », en admettant la transgression matérielle de la loi et la capacité pour le sujet agissant de construire une décision de qualité dans l’incertitude du fait singulier, avec une relative certitude de réaliser le meilleur disponible dans les circonstances qui sont les siennes556 ? Si cela est admis, il serait inutile de parler d’acte intrinsèquement mauvais dans tous les cas de contraception artificielle intraconjugale. On parlerait, dans certaines situations, de « conduites mauvaises » en général au regard de la loi (union-​procréation), mais tout en considérant, dans d’autres cas, qu’on peut faire épikie au besoin. En d’autres termes, au lieu de penser qu’il est obligatoire de veiller à la procréation dans tout acte conjugal en période de fertilité chez la femme sous peine d’acte intrinsèquement mauvais, on reformulerait ce principe en soutenant qu’«il est bon de veiller à la procréation », sans ajouter « sous peine d’acte intrinsèquement mauvais ». Pour éviter l’arbitraire dans une telle démarche, l’épikien a besoin de la critique et de l’éclairage des autres. Une telle approche nous paraît 556

Cf. J. DESCLOS, op. cit., p. 23.

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intéressante pour prémunir la conscience du légalisme ou de l’hyper-​ normativité qui apparaît dans l’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais. Il convient donc de considérer que l’épikie n’est pas un principe qui va à l’encontre des normes, mais qu’elle est une justice supérieure qui peut s’appliquer même aux normes qui semblent être de droit divin.

II.6. En conclusion La notion d’épikie rappelle un juste rapport entre loi et sujet. Elle attire l’attention sur l’imperfection de la loi et avertit constamment du risque de légalisme. C’est bien ce risque-​là qui guette l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais et qui, sans doute, explique que la Tradition est finalement très réticente à l’idée du mal intrinsèque. En recourant à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle, le Magistère met en évidence le caractère absolu et universel de la norme. Dans cette logique, c’est l’objectivité de la règle formelle établie au nom d’une certaine universalité qui l’emporte sur les situations singulières, particulières ou subjectives. Or, une telle perspective ne tient pas compte des situations inédites et complexes que vivent les couples dans le domaine de la régulation des naissances ; elle semble se contenter des repères du monde de l’édit, sans prendre en compte ceux du monde de l’in-​édit. De plus, elle ne prend pas suffisamment en compte la distinction entre les « principes premiers » et les « principes seconds » de la loi naturelle. Comment améliorer cette situation ou cet état de chose ? N’y a-​t-​il pas moyen d’éviter un subjectivisme malsain et de protéger la conscience contre le légalisme ? C’est ici que l’épikie apparaît comme un outil de discernement intéressant par rapport à notre problématique. Avec l’épikie, dans le discernement éthique de la contraception artificielle intraconjugale, « c’est la vérité du vécu humain complexe qui sert d’ instance critique de la vérité théorique inscrite dans la normativité reçue. Le savoir d’expérience vient au secours du savoir officiel, dont il montre la limite »557. L’épikie prend au sérieux non seulement les réalités concrètes des couples, mais aussi l’imperfection de la norme morale. Cela se réalise en privilégiant une décision prise en conscience et qui est modérée, mesurée et équitable, ce qui

557

J. DESCLOS, op. cit., p. 20.

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peut parfois conduire à une transgression de la norme pour en rechercher l’esprit et les valeurs essentielles. Grâce à l’épikie, la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle n’est plus admissible puisqu’ une transgression matérielle de la norme peut parfois être un recours au bon sens. Pour un chrétien, cela ne peut se faire que si cette transgression contribue à promouvoir les valeurs humaines et chrétiennes que le Magistère reconnaît. Les fondements bibliques et théologiques de l’épikie nous ont montré que toute transgression matérielle de la loi n’est pas moralement mauvaise. Aller au-​delà de la lettre de la loi, dans certaines circonstances, est une exigence évangélique car l’homme ne peut être esclave d’une loi. La loi doit être au service de la vie en abondance et de l’épanouissement de l’homme. Sans intégrer l’épikie dans l’évaluation éthique de la contraception artificielle intraconjugale, l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais est contre-​productif. Cette contre-​productivité avait déjà été signalée par les réactions des théologiens et des Conférences épiscopales suscitées par HV. Elles montraient que le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais pour qualifier la contraception artificielle intraconjugale, aboutissait à une impasse puisqu’il n’est pas toujours possible de ranger toutes les pratiques contraceptives des couples sous une seule et même règle universelle. Comme nous venons de le voir, cette impraticabilité de la notion d’acte intrinsèquement mauvais est due au fait que son usage n’assume pas toujours l’incertitude inhérente à la condition humaine. En effet, une décision morale peut découler des variations d’époques, des lieux, des circonstances imprévisibles, involontaires et émotionnelles. Le moins que nous puissions dire est que, si la norme sur la contraception artificielle intraconjugale n’exprime pas ce caractère existentiel marqué par la contingence, par l’inédit et par la dynamique de l’agir humain ou de la réalité concrète des couples, elle risque d’être statique, hiératique et parfois injuste. Sur base du principe d’épikie, il est raisonnable que, dans certaines situations, le couple puisse aller au-​delà de la lettre de la loi, pour mieux l’observer, ou pour ne rechercher que l’intention du législateur. Le recours à l’épikie peut donc justifier une décision en conscience qui s’éloignerait de la considération qui estime toute contraception artificielle comme acte

Le principe du double effet

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intrinsèquement mauvais. Dans le cas contraire, on court le risque de tomber dans une hétéronomie mécanique et la règle pourrait se révéler dommageable ou préjudiciable et donc impraticable.

SECTION III. LE PRINCIPE DU DOUBLE EFFET Dans cette section de notre travail, nous aborderons la notion d’acte intrinsèquement mauvais à partir du principe du double effet. D’après ce principe, il est moralement justifié, dans certaines conditions, de poser un acte qui, outre un effet bon, directement voulu et visé, entraîne ou risque d’entraîner un effet mauvais qu’on réprouve558. Bien que sa formulation, son application et son extension ne fassent pas l’unanimité, cet instrument de discernement éthique est développé par certains moralistes (comme P. Knauer et S. Pinckaers). Le Magistère s’y réfère parfois lorsqu’il s’agit de prendre position sur les actes intrinsèquement mauvais. Il est donc question, pour nous, d’examiner dans quelle mesure le principe du double effet peut être appliqué quant à la question des actes intrinsèquement mauvais. Pour y arriver, nous allons explorer les présupposés et les conséquences de ce principe en vue d’approfondir et d’éclairer la réflexion sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. Avant cela, nous définirons cette règle du double effet et nous rappellerons ses fondements théologiques.

III. 1. Définitions et fondements Parler du principe du double effet, c’est évoquer « une règle de discernement destinée à déterminer la légitimité éthique d’un acte dont un effet est bon et un autre est mauvais. Il entend donc répondre à la question de savoir si un tel acte peut être commis malgré un effet mauvais »559. Plusieurs commentateurs de ce principe560 admettent volontiers les quatre conditions suivantes pour légitimer l’acte à double effet :

558

Cf. M. LABOURDETTE, Cours de théologie morale. T. 1. Morale fondamentale, « Bibliothèque de la revue thomiste », Parole et Silence, 2010, p. 212. 559 L.-​T. SOMME, Double effet, dans Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 632. 560 Cf. O. LOTTIN, Principes de morale, T. 2, 1946, ch. XVIII ; R. Mc CORMICK, le principe du double effet, dans Concilium, n° 120, 1976, p. 105–​120 ; J. GHOOS,

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1° L’objectif de l’acte posé doit être bon ; autrement dit, que l’acte en lui-​même doit être bon ou, du moins, indifférent (en son objet). L’action ne peut pas être moralement mauvaise en soi ou intrinsèquement mauvaise. 2° L’effet mauvais doit être sincèrement non voulu ; en d’autres termes, l’agent doit avoir une intention droite ; il ne doit nullement viser les conséquences mauvaises. 3° L’effet mauvais ne doit pas être le moyen pour obtenir la fin bonne. Ce qui revient à dire que la conséquence bonne ou le bon résultat ne peut pas arriver par le moyen de l’effet mauvais. L’effet mauvais ne peut être qu’indirectement voulu, prévu et toléré. 4° On doit avoir une raison proportionnée pour accepter et poser un tel acte, c’est-​à-​dire que sans raison proportionnée à l’inconvénient prévu, l’agent ne peut poser un tel acte, ni permettre l’effet mauvais. Ces quatre conditions rendent compte du fait qu’en morale on peut permettre ou causer des effets mauvais à certaines conditions. Elles indiquent que toute action qui entraîne une conséquence mauvaise (ou illicite) n’est pas nécessairement moralement mauvaise ou intrinsèquement mauvaise, dans la mesure où cette conséquence mauvaise est indésirée ou non intentionnelle, bien que tolérée. Le principe du double effet fournit donc des règles permettant d’établir le bien-​fondé d’un pareil acte et vérifie si l’agent a moralement le droit de l’accomplir561. Les origines théologiques de ce principe sont à situer dans un texte où Thomas d’Aquin parle de la légitime défense. Il répond à la question de savoir s’il est permis de tuer un homme pour se défendre. Par souci d’analyse, nous pouvons diviser sa réponse en deux parties. Dans la première, Thomas estime que : « Un acte peut fort bien avoir deux effets dont l’un seulement est voulu, tandis que l’autre ne l’est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l’objet que l’on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’ intention et demeure, comme on le sait, accidentel à

L’acte à double effet. Etude de théologie positive, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1951, p. 30–​52, S. PINCKAERS, Ce qu’on ne peut jamais faire, Fribourg-​Paris, Ed. Univ. –​Cerf, 1986, p. 70–​71, P. KNAUER, La détermination du bien et du mal par le principe du double effet, dans Nouvelle Revue Théologique, T. LXXXVII, n° 4 (1965), p. 356–​376. 561 Pour ce paragraphe, lire P. BYRNE, Double effet, dans M. CANTO-​SPERBER, Dictionnaire d’ éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p. 560.

Le principe du double effet

271

l’acte. Ainsi l’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’ à protéger sa vie, puisqu’ il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence »562 . On peut donc poser un acte comprenant un effet illicite grave (suppression de la vie d’un homme), sans être coupable d’un acte intrinsèquement mauvais. Comme l’indique Peter Knauer, à ce niveau, il convient de faire attention à une certaine interprétation malencontreuse du terme « accidentel » employé par Thomas dans cette citation. L’accidentel pour Thomas n’est pas à comprendre comme ce qui sort fortuitement du déroulement physique de l’action, mais plutôt comme « ce qui reste en dehors de l’intention ». On peut donc admettre l’effet indirectement provoqué si cet effet n’est que la suite d’un acte en soi licite (qui a deux effets, l’un bon et l’autre mauvais) qu’on accomplit dans une visée bonne, en prenant toutes les précautions nécessaires, et qui entraîne un bon effet, lequel seul est directement voulu. Dans ces conditions, l’agent n’est pas coupable de l’effet mauvais qui est indirectement produit. Dans la deuxième partie de sa réponse, Thomas estime qu’« il peut arriver qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin qu’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’ il ne convient, ce sera illicite ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune, ce sera un cas de légitime défense »563. La condition de proportion dont il s’agit ici n’est pas à confondre avec le fait de savoir si le sujet agissant a intérêt ou bonne raison à poser cet acte, mais bien s’il a le droit d’agir et s’il agit avec la mesure requise, constituant ainsi une légitime défense. La raison proportionnée est la proportion de l’acte à sa fin. Dans le cas de légitime défense, c’est l’exacte mesure de la force de résistance à l’injuste agresseur564. Il nous faut approfondir cette notion de raison proportionnée qui est au cœur des actes à double effet pour voir comment elle peut éclairer la compréhension de l’usage que l’on fait de la notion d’acte intrinsèquement mauvais.

562

ST IIa–​IIae, q. 64. 563 Ibidem. 564 Cf. L.-​T. SOMME, art. cit., p. 633.

272

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III. 2. Principes sous-​jacents à la théorie du double effet III.2.1. D’après le point de vue de la « morale classique » Selon une certaine approche défendue par le Magistère et par certains théologiens comme Servais Pinckaers et Luc-​Thomas Somme, les actes intrinsèquement mauvais sont exclus du champ d’application du principe du double effet. Ainsi, Luc-​Thomas Somme écrit : « La première condition du principe de double effet présuppose l’acceptation de l’existence des actes intrinsèquement mauvais, lesquels seront exclus de son champ d’application »565. De même, d’après ces auteurs, la troisième condition de la théorie du double effet (la fin ne justifie pas les moyens mauvais) constitue une sorte de verrou qu’on ne peut faire sauter en morale. Le faire « serait contraire à la règle scripturaire énoncée en Romains 3, 8 selon lequel, il n’est pas licite de faire le mal pour qu’il en résulte un bien »566. III.2.2. D’après le point de vue de Knauer Knauer interprète la théorie du double effet non plus à partir de sa première condition567 mais plutôt à partir de sa dernière condition qui est celle de la raison proportionnée. C’est cette condition qui permet de comprendre pourquoi la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais mais les tolère à certaines conditions. En effet, pour Knauer, « il n’est pas possible de définir un mal moral sans référence à un dommage moral. D’autre part, toute action qui cause ou permet un dommage n’est pas automatiquement intrinsèquement mauvaise. C’est le principe de la raison proportionnée qui trace la frontière entre les actions “mauvaises en elles-​mêmes”, et les actions, en un certain sens, dommageables qui, de fait, ne sont pas intrinsèquement mauvaises »568. Quant au principe suivant lequel la fin bonne ne justifie pas le moyen mauvais, il présuppose, d’après Knauer, « que le moyen soit déjà reconnu comme le mal moral de celui qui s’en sert. Il ne nous apprend, sur la malice morale du

565

Cf. Ibidem. 566 Ibidem. 567 Qui stipule qu’on ne peut permettre un effet mauvais que si l’action n’est pas « mauvaise en soi ». 568 P. KNAUER, Une éthique à partir du principe de proportionnalité, dans Regards éthiques sur l’union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p. 23.

Le principe du double effet

273

moyen, rien que nous ne sachions déjà. Il ne fait que confirmer notre jugement moral préalable en précisant qu’un acte moral reste mauvais même si l’on veut s’en servir comme d’un moyen pour un autre acte qui est bon »569. Autrement dit, dans le discernement éthique des actes à double effet, c’est la raison proportionnée à la fin visée qui commande la compréhension des autres termes, tandis que le principe de la fin bonne qui ne peut justifier le moyen ne s’applique qu’après le jugement moral déjà négatif. A ce propos, Knauer écrit : « la maxime selon laquelle le bon but ne justifie pas le mauvais moyen se réfère à la combinaison de plusieurs actions. Si une action en elle-​même n’a pas de raison proportionnée et est donc mauvaise en soi, elle ne peut pas être assainie par son utilisation en vue de rendre possible une deuxième action qui, elle, en soi, serait bonne »570. Cette maxime n’est donc qu’une application du principe de proportionnalité. Car, « le mal à admettre éventuellement selon le principe du double effet n’est justement pas encore présupposé être le mal moral de celui qui s’ interroge à son sujet : ce n’est qu’après avoir appliqué le principe du double effet qu’on peut dire s’ il s’agit ou non d’un mal moral »571. La méconnaissance de l’importance de la raison proportionnée dans le principe du double effet peut obscurcir les discussions sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais. C’est pourquoi, estime Knauer, il y a nécessité d’une reformulation herméneutique de ce principe. Selon lui, elle pourrait être la suivante : « On ne peut permettre ou causer un effet que : a) si l’on a une raison proportionnée pour cela (c’est-​à-​dire si l’action, à la longue et dans l’ensemble de la réalité, ne sape pas la valeur qui la motive ni sacrifie sans nécessité d’autres valeurs. Si une raison proportionnée fait défaut, l’action sera intrinsèquement mauvaise) ; b) si l’action n’est pas employée comme moyen pour rendre possible une autre action qui, elle, est intrinsèquement mauvaise (parce qu’elle manque de raison proportionnée) ; c) si l’on n’utilise pas une autre action déjà intrinsèquement mauvaise pour rendre possible l’action en question »572. La reformulation de Knauer ne correspond donc pas à celle des auteurs traditionnels.

569

IDEM, La détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet, art. cit., p. 359–​360. 570 IDEM, Une éthique à partir du principe de proportionnalité, art. cit., p. 37. 571 Ibidem, p. 360. 572 P. KNAUER, Handlungsnetze –​Über das Grundprinzip der Ethik, Frankfurt am Main, 2002, p. 5.

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III.2.3. Evaluation Cette reformulation de Knauer comporte l’avantage de prendre en compte le concept de la raison proportionnée. C’est grâce à ce dernier concept (au sens de Knauer) que la coopération matérielle à un mal peut être licite sans qu’on ne parle d’un acte intrinsèquement mauvais. Dans les documents magistériels que nous avons analysés dans la première partie de notre travail, Pie XII le donne bien à entendre lorsqu’il affirme que : « Si la femme prend ce médicament –​il s’agit de la pilule –​ , non pas en vue d’empêcher la conception, mais uniquement sur avis du médecin, comme un remède nécessaire à cause d’une maladie de l’utérus ou de l’organisme, elle provoque une stérilisation indirecte, qui reste permise selon le principe général des actions à double effet. Mais on provoque une stérilisation directe, et donc illicite, lorsqu’on arrête l’ovulation, afin de préserver l’utérus et l’organisme des conséquences d’une grossesse qu’ ils ne sont pas capables de supporter »573. Il est important de bien comprendre ce que le concept de « raison proportionnée » veut signifier. Il ne consiste pas à comparer les avantages (ou les valeurs) entre eux, et à choisir le plus grand. Ce n’est pas une hiérarchie des valeurs. Il ne se confond pas non plus avec ce qu’on appelle le proportionnalisme où l’on « recherche une proportion entre les avantages et les dommages simultanés et immédiats, au sens que les avantages doivent prévaloir »574. Il fait plutôt « appel à la raison attentive du sujet agissant et à sa capacité de considérer l’ensemble de la réalité sans restriction d’ horizon »575. L’appel à la raison, à la lumière du principe de proportionnalité qui est au cœur de la théorie du double effet, ne confond pas le « mauvais en soi » avec la structure purement physique d’une action. Le jugement s’opère sur « l’acte moral » tel que perçu par l’intelligence et la volonté. Il se préoccupe de la réalité dans son ensemble, y compris des effets réels des actions, avant de déterminer si un acte est mauvais en soi ou pas. Les actes à double effet n’admettent les effets mauvais que s’ils sont « indirects », c’est-​à-​dire s’ils sont compensés par une raison proportionnée.

573

PIE XII, Allocution du 12 septembre 1958 devant les membres du 7ème Congrès international de la société d’ hématologie, dans Nouvelle Revue Théologique, 1958, p. 975. 574 P. KNAUER, art. cit., p. 34. 575 Ibidem.

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III. 3. Quelques implications La contraception artificielle peut être un acte à double effet. L’effet mauvais consiste à rendre infécond l’acte conjugal tandis que l’effet bon renvoie à l’épanouissement du couple par l’expression physique de l’acte conjugal en vue de la stabilité du foyer, sans risque d’une grossesse indésirable. En tant que tel, le jugement moral peut se faire moyennant les quatre conditions du principe du double effet. L’application du réexamen du principe du double effet à la contraception artificielle implique au moins trois conclusions au sujet de l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais

1° Dans le cas de la contraception artificielle, il n’y a pas d’acte intrinsèquement mauvais antérieurement à l’application du discernement de la raison proportionnée de l’acte à sa fin. Avant ce jugement moral, il n’y a que des biens et des maux ontologiques. Cette façon de traiter la détermination de la malice ou de la bonté intrinsèque nous paraît avoir l’avantage d’une prise en compte suffisante de la situation concrète. Il ne s’agit pas d’appliquer aux cas concrets des jugements moraux préfabriqués. Cependant, ce n’est qu’après avoir appliqué le principe à la situation concrète qu’on obtient le jugement moral par l’intervention de la raison proportionnée. 2° Comme le souligne Peter Knauer la maxime selon laquelle la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais implique toujours qu’il s’agisse au moins de deux actions différentes comme dans le cas de la torture en vue d’obtenir une information. Il y a combinaison de deux actions : la torture qui est en elle-​même mauvaise en soi et la recherche de l’information. Le fait de torturer est déjà un mal moral. Ce mal moral ne peut pas être justifié par la recherche de l’information puisque la torture est sans raison proportionnée576. En revanche, dans le cas de la contraception artificielle en vue de la stabilité du foyer sans le risque d’une grossesse indésirable, de la promotion des biens de la famille en tenant compte de sa situation de vie, ou en vue de l’épanouissement des époux (qui est une des significations de l’acte conjugal), il n’y a qu’une seule action : sauver le couple. Cet acte n’est pas intrinsèquement mauvais, puisque l’empêchement de la procréation, pris

576

P. KNAUER, art. cit., p. 38.

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Vers un équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque

en lui-​même, n’est pas un mal au sens moral, mais seulement au sens physique, pré-​moral. Bien évidemment, comme nous venons de le voir, l’argument, selon lequel la contraception artificielle est un acte intrinsèquement mauvais puisque la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais (selon le principe du double effet), paraît discutable. Mais pour le Magistère, il n’est pas le seul argument. L’autre bien du mariage est tout aussi capital. La contraception pose aussi problème parce qu’elle scinde les deux significations du mariage. Un examen de ce dernier argument dépasse les limites de notre ouvrage. 3° En mettant la raison proportionnée au premier plan dans la théorie du double effet, il en résulte une autre conception du mal intrinsèque. Ce dernier ne peut se réduire au mal physique. Du point de vue moral, le mal est associé à des actes jugés immoraux ou destructeurs parce que sans raison proportionnée. Avant ce jugement, le mal est physique ou non moral. Il apparaît donc que l’idée du mal en soi est problématique lorsqu’elle évoque un « mal abstrait », sans évaluation du contexte ou encore lorsqu’elle renvoie à des actes qui causent simplement un mal physique. Ici se pose à nouveau la question de savoir s’il ne faut pas renoncer à cette expression.

Chapitre III : Bilan de la troisième partie et quelques pistes d’ouverture

L’approfondissement historique et fondamental abordé nous permet, en fin de parcours, de saisir les lignes de force qu’une éthique théologique fidèle à ses sources devrait creuser pour répondre aux défis qui lui sont actuellement posés à travers la problématique des actes dits intrinsèquement mauvais. Pour ce faire, des précisions terminologiques s’imposent avant de proposer quelques pistes d’ouverture.

SECTION I. CONSIDÉRATIONS TERMINOLOGIQUES577 L’expression acte intrinsèquement mauvais est un point névralgique dans les débats traditionnels sur la moralité des actes. Vu la mentalité courante et le changement des mœurs, et tenant compte des enjeux anthropologiques, éthiques et théologiques en présence, on ne peut se dispenser des précisions de langage sur cette notion. Car, en éthique, les questions de vocabulaire ne sont jamais secondaires. Les mots sont chargés d’anthropologie. Selon Lalande, intrinsèque est « ce qui appartient à un objet de pensée en lui-​même, et non dans ses relations à un autre. Une chose est dite en particulier avoir une valeur intrinsèque si elle possède cette valeur par sa propre nature, et non pas en tant qu’elle est le signe ou le moyen d’autre chose »578. 577

Sur la première partie de ce point, nous nous inspirons largement de l’article de Mgr E. RANWEZ, « Intrinsèquement mauvais ? », dans La Foi et le Temps, mai–​ juin 1969, p. 289–​295. 578 A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2006, p. 535

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Bilan de la troisième partie et pistes d’ouverture

Cependant, d’un point de vue moral, il nous est apparu que le mal à l’état pur n’existe pas. Le mal substantiel qui est impliqué dans la notion d’acte intrinsèquement mauvais n’est pas un mal moral. De même, le mal absolu est une abstraction579. A travers plusieurs documents étudiés dans les deux premières parties de notre travail, « l’acception la moins discutable de l’expression intrinsèquement mauvais attribue celle-​ci au péché formel, lequel consiste à opter librement pour ce qui est, en définitive, jugé déraisonnable. Mais on comprendra aussi que, par analogie, on applique cette même expression au péché matériel (simple extériorisation du péché formel), et même –​si l’on s’en tient au sens strictement littéral des mots –​à des comportements humains, moralement irréprochables, encore que, en soi, défectueux à certains égards »580. A notre avis, ne pas distinguer la dimension formelle d’un acte de sa dimension matérielle semble être une des sources de flottement dans le débat sur les actes dits intrinsèquement mauvais. On admettra cependant, qu’il ne convient pas toujours d’infliger une réprobation sommaire, sans distinction ni réserve, lorsqu’il s’agit d’un mal ou d’un désordre seulement matériel (simple matière ou objet du péché proprement dit). Il s’ensuit qu’on ne doit pas en déduire, par exemple, que chaque fois qu’un geste matériellement anticonceptionnel a été exécuté, un acte intrinsèquement mauvais aurait été fatalement commis. Ce serait perdre de vue les facteurs subjectifs qui, tout en laissant subsister le désordre matériel, exempteraient la conscience de culpabilité totale ou partielle. Nous avons la nette impression que l’usage que l’on fait de l’expression acte intrinsèquement mauvais dans la plupart des documents que nous avons étudiés, réduit la conscience à une simple application de la norme. Cette loi morale édictée par le Magistère s’impose sans évaluation de la conscience. L’expression acte intrinsèquement mauvais (dans les textes traditionnels) qualifie l’acte indépendamment des facteurs extérieurs et des considérations subjectives. Elle a tendance à ramener unilatéralement le critère de moralité à l’objet de l’acte. Or, les actes isolés de leurs circonstances et de l’intentionnalité de leur auteur ne relèvent pas de l’ordre moral581. La 579

Cf. ST, p. I, q. 49, a. 3, c. ; q. 5, a. I, et seq. 580 E. RANWEZ, art. cit., p. 290. 581 Cf. R. MCCORMICK, Notes on moral theology, in Theological Studies 43 (1982), p. 81 ; J. FUCHS, The absoluteness of moral terms, in Gregorianum 52 (1971), p. 415–​457.

Considérations terminologiques

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définition d’un acte moral est inséparable de l’intention du sujet agissant. Car, on ne peut émettre un jugement moral sur un acte sans prendre en compte toutes les circonstances importantes et la motivation du sujet agissant. On ne peut pas non plus qualifier un acte moral sans l’examiner dans la totalité de ses éléments constitutifs. De même, le vocable contre nature ne suffit pas toujours pour justifier l’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais. La facticité de la nature, à elle seule, n’est pas une raison suffisante pour déclarer un acte intrinsèquement illicite, parce qu’elle n’est pas normative. C’est par l’interprétation que la nature délivre son message éthique. Un certain usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais prête donc à confusion dans la mesure où il peut enfermer le discernement moral dans une vision trop substantialiste du réel. Il court le risque de reposer sur une idée non historique de l’agir moral. Nous estimons qu’à les considérer en elles-​mêmes, les techniques contraceptives n’ont pas de bonté ou de malice assurées. Elles sont ambivalentes. Elles peuvent tout à la fois constituer un risque et une chance pour l’homme. « Le risque d’une maîtrise technique de la fécondité peut être la chute de la sexualité dans l’ inconscience, dans l’ irresponsabilité et finalement dans le non-​sens. La chance qu’elle autorise, c’est que la relation sexuelle cesse d’ être rapport purement fonctionnel et devient une relation intersubjective, un langage d’amour »582. Ainsi, nous pensons que le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais ne permet pas de faire cette distinction entre une contraception pratiquée par hédonisme et celle pratiquée pour renforcer le lien du couple dans les situations difficiles. Il faut aussi souligner que, s’il est évident de stigmatiser comme intrinsèquement mauvais l’acte intérieur de la volonté pécheresse, il reste moins clair de proscrire universellement le simple fait de stopper le déroulement normal des activités organiques sans calcul égoïste et sensuel. Il est donc possible qu’un geste contre-​indiqué peut-​être au niveau exclusivement matériel, se voit complètement exorcisé du point de vue moral, en raison de son ordonnancement à un objectif plus élevé. Il arrive malheureusement souvent que cette notion d’acte intrinsèquement mauvais renvoie au simple fait, tout relatif, de stopper le déroulement normal des activités biologiques (une perturbation physique), in fine, un acte indifférent 582

P. MONTAIGNE, La régulation des naissances. Le point de vue moral, dans Etudes de sexologie. Biologie, philosophie, morale, Paris, Bloud et Gay, 1965, p. 424.

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Bilan de la troisième partie et pistes d’ouverture

moralement parlant. C’est pourquoi, l’objection selon laquelle l’on ne devrait pas se servir du mal comme moyen pour atteindre le bien doit être comprise seulement en référence au mal moral583. Par conséquent, la norme matérielle concernant cet acte ne peut être absolue que lorsqu’elle s’applique aux situations pour lesquelles elle a été établie. La littérature théologique que nous avons examinée montre que le Magistère considère souvent la contraception artificielle, tout comme l’avortement, les actes homosexuels, le meurtre, la torture, etc., comme des actes intrinsèquement mauvais. Nous pouvons nous demander si une telle analogie est pertinente au regard de l’évolution des sciences humaines d’aujourd’hui. Il est difficile de penser qu’elle peut aider à prendre la mesure de la gravité de chacun de ces actes. Il n’est donc pas facile d’affirmer que cette analogie peut éclairer les enjeux du débat autour de chacun de ces actes, car il n’y a pas d’équivalence, par exemple, entre la contraception, l’avortement et les actes homosexuels, les trois n’étant pas identiques. Une autre difficulté de l’expression acte intrinsèquement mauvais consiste dans le fait de ne pas prendre en compte l’expérience et l’historicité du sujet agissant dans la définition des normes morales concrètes. Dans certaines circonstances, la logique argumentative qui sous-​tend le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais donne l’impression que les normes concrètes sont immuables ou définitives alors qu’elles ne sont que relatives. Une norme morale matérielle ne peut fournir que l’avant-​dernier mot à une décision morale qui revient au sujet. En plus, l’idée du mal intrinsèque peut faire oublier le fait que la loi morale est symbolique, pédagogique dans ce sens qu’elle indique moins un contenu que la possibilité pour le sujet agissant de penser. Il reste que, maintes fois, nos concepts ne traduisent qu’inadéquatement la fuyante complexité du réel et que seul le contexte parvient à corriger approximativement l’imprécision fatale du langage. D’où, l’obligation de surveiller de près une terminologie (acte intrinsèquement mauvais) mouvante à l’instar des mœurs. Car la langue évolue et les mots sont des signes conventionnels. Si leur emploi ne peut être laissé à l’arbitraire 583

A ce sujet, lire J. MURTAGH, « Intrinsic evil ». An examination of this concept and its place in current discussions on absolute moral norms, Roma, Pontificia Universitas Gregoriana, 1973; P. KNAUER, Une éthique à partir du « principe de proportionnalité », dans I. BERTEN et alii, Regards éthiques sur l’union européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2011, p.23-​42..

Considérations terminologiques

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de tout un chacun, sans égard pour les acceptions consacrées par l’usage courant, nous ne devons cependant pas tomber dans le snobisme, ni dans des confusions, en l’espèce584. Nous concluons donc à l’extrême circonspection avec laquelle il convient de manier cette notion d’acte intrinsèquement mauvais à acceptions multiples et forcément ambiguës. La conclusion à laquelle nous arrivons rejoint les inflexions remarquables que nous trouvons dans Amoris Laetitia585 en termes de langage. En effet, l’exhortation du Pape François n’a pas pour objectif de désavouer la doctrine classique du Magistère sur les questions de morale familiale. Elle adopte plutôt une perspective d’ouverture qui renouvelle le vocabulaire éthique. A ce stade de notre recherche, nous tenons à préciser que notre but n’est pas d’étudier de manière exhaustive l’enseignement d’AL586, mais bien de voir ce qu’il peut apporter au renouvellement du langage éthico-​théologique en lien avec notre sujet. Autrement dit, nous voulons mettre en lumière le déplacement terminologique qui s’opère dans AL et en esquisser quelques implications pour notre travail. Comme nous l’avons vu au long de notre étude, la notion d’acte intrinsèquement mauvais ne tient pas compte de la complexité humaine, de la place de la conscience ou de la raison humaine dans le jugement éthique. Serait-​ce pour cette raison qu’on ne trouve, dans l’exhortation du Pape François, aucune condamnation de la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais ? 584

Cf. E. RANWEZ, art. cit., p. 290. 585 PAPE FRANCOIS, Exhortation apostolique post-​synodale Amoris Laetitia, Namur, Editions jésuites, 2016. AL par la suite. 586 Pour aller plus loin dans l’approfondissement de cette exhortation, nous recommandons les lectures suivantes : PAPE FRANCOIS, Exhortation apostolique post-​synodale La joie de l’amour (Amoris Laetitia). Edition présentée et annotée sous la direction du service national famille et société de la conférence des évêques de France et de la faculté de théologie du centre sèvres. Avec un guide de lecture et des témoignages, Namur, Lessius –​Fidélité, 2016 ; A. THOMASSET et J.-​M. GARRIGUES, Une morale souple mais non sans boussole. Répondre aux doutes des quatre cardinaux à propos d’Amoris Laetitia, Paris, Cerf, 2017 ; A. THOMASSET, La conscience morale et les questions posées par les documents récents du magistère romain, dans Revue d’ éthique et de théologie morale 2017/​1 (n° 293), p. 25–​42 ; M.-​J. THIEL, Intégrer depuis le bas : une relecture d’Amoris Laetitia, dans Revue d’ éthique et de théologie morale, 2016/​4 (n° 292), p. 49–​91 ; J. de LONGEAUX, Filiation et procréation dans l’ éthique catholique. Histoire et actualité, dans Revue d’ éthique et de théologie morale 2018/​1 (n° 297), p. 41–​54.

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Bilan de la troisième partie et pistes d’ouverture

Nous voyons en effet que, dans AL, le Pape François préfère parler de « situations irrégulières »587 plutôt que d’évoquer les « péchés mortels », « graves » ou les actes intrinsèquement mauvais. Pour lui, dans certains cas, « une situation de mal objectif, même grave, n’entraine pas nécessairement une situation de péché mortel ou grave »588. Bien qu’AL se réfère à HV, seul le respect de la dignité de la personne y est retenu comme critère d’évaluation morale des méthodes de régulation des naissances589. Certains détracteurs d’AL n’ont d’ailleurs pas hésité à poser la question : « après l’exhortation post-​synodale Amoris Laetitia (voir n° 304) l’enseignement de l’encyclique de saint Jean-​Paul II Veritatis Splendor n° 79, fondé sur la Sainte Ecriture et sur la Tradition de l’Eglise, à propos de l’existence de normes morales absolues, obligatoires sans exception, qui interdisent des actes intrinsèquement mauvais, continue-​t-​il à être valide ? »590. Comment comprendre la « conversion terminologique » opérée par AL ? Soulignons d’abord que, pour François, « tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne doivent pas être tranchés par des interventions magistérielles. Bien entendu, dans l’Eglise, une unité de doctrine et de praxis est nécessaire, mais cela n’empêche pas que subsistent différentes interprétations de certains aspects de la doctrine ou de certaines conclusions qui en dérivent »591. Le propos du Pape François n’est donc pas de contredire la doctrine de ses prédécesseurs même si on trouve dans AL des déplacements anthropologiques et théologiques importants sur l’interprétation de la loi naturelle ou sur l’herméneutique des normes morales. Comme l’écrit le Cardinal Christoph Schönborn : « il n’y a pas de contradiction entre Veritatis Splendor et Amoris Laetitia. (…). Amoris Laetitia s’ inscrit dans le développement organique de la doctrine de l’Eglise et il n’y a nullement rupture entre le Magistère de saint Jean-​Paul II et celui du Pape François »592. Si AL ne contredit pas VS ou FC, en quoi ce texte éclaire-​t-​il notre étude de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ?

587

Cf. AL, n° 291–​306. 588 Cf. AL, n° 301, note a. 589 Cf. AL, n° 82. 590 A. THOMASSET et J.-​M. GARRIGUES, op. cit., p. 142. 591 AL, n° 3. 592 A. THOMASSET et J.-​M. GARRIGUES, op. cit., Préface du Cardinal Christoph Schönborn, p. 12.

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Il est clair que pour le Pape François, « on ne devrait pas attendre de cette exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas. Il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers qui devraient reconnaitre que, étant donné que le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas, les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes »593. Une lecture attentive d’AL révèle que le Pape poursuit et complète les documents magistériels précédents en allant au-​delà de la position normative pour privilégier le discernement en conscience. « La loi n’est plus à considérer comme ce qui s’ impose a priori au sujet moral mais comme une source d’ inspiration objective pour sa démarche éminemment personnelle de prise de décision »594. On trouve dans cette exhortation une tension permanente entre la certitude de la loi morale et la complexité de l’agir humain. Or, comme nous venons de le montrer, en recourant à l’expression « acte intrinsèquement mauvais », cette tension n’est pas assumée. La perspective d’ouverture d’AL présente l’avantage de n’occulter ni la fragilité humaine ni les difficultés à appliquer la loi morale dans toute sa rigueur. De ce fait, et contrairement à VS, AL qualifie un acte moral de manière systémique parce qu’il met en lumière non seulement la dimension biologique mais aussi les dimensions anthropologiques, sociales, psychologiques, morales et spirituelles des actes posés par les couples dans la régulation des naissances. Cette articulation fait souvent défaut quand on utilise la notion d’acte intrinsèquement mauvais595. On le sait, AL n’autorise pas formellement la contraception artificielle. Cependant, on ne se situe plus dans le langage du « permis » ou du « défendu », du « licite » ou de « l’illicite » ni dans celui de l’« intrinsèquement mauvais ». C’est pourquoi, dans sa présentation d’AL, le cardinal Schönborn affirme : « pour moi Amoris Laetitia est avant tout un “ événement linguistique”, comme l’avait été Evangelii Gaudium. Quelque chose a changé dans le discours ecclésial. (…) on peut reconnaître clairement combien le ton est devenu plus riche d’estime, ou combien on a accueilli simplement les différentes situations de vie, sans les juger ou les condamner immédiatement. (…). Evidemment, il ne s’agit pas que d’une option linguistique, mais d’un

593

AL, n° 300. 594 AL, n° 305. 595 Cf. J. de LONGEAUX, art. cit., p. 41–​54.

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profond respect face à tout homme qui n’est jamais, en premier lieu, “un cas problématique” dans une “catégorie”, mais une personne unique, avec son histoire et son parcours avec et vers Dieu »596. Avec ce changement de langage, de tonalité, d’attitude, de fonctionnement et de regard en matière de morale ou de pastorale conjugale, AL reconnaît que « notre manière de présenter les convictions chrétiennes et de traiter les personnes a contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’ hui. C’est pourquoi il nous faut une salutaire réaction d’autocritique »597. Il y a là un appel non seulement à éviter une idéalisation excessive ou une présentation abstraite de la doctrine morale, mais aussi à accorder une place importante au discernement en conscience et au caractère dynamique du discours moral. Cette invitation à une mise à jour des formulations théologiques implique de considérer que, dans l’examen de la question de la régulation des naissances par exemple, le devoir de la procréation ne doit pas occulter l’appel à grandir dans l’amour598. A notre avis, une telle perspective ne permet plus de qualifier systématiquement toute contraception artificielle d’« acte intrinsèquement mauvais » simplement parce qu’elle n’ouvre pas à la procréation. AL invite à ne pas se référer uniquement à la norme dans la qualification morale d’un acte, mais aussi à considérer les situations et les circonstances atténuantes dans lesquelles l’acte est posé599. Dans certaines situations difficiles, en invoquant comme seul critère de moralité, le respect de la dignité de la personne600, son enseignement se place dans la ligne des grandes intuitions du Concile Vatican II telle que nous l’avons abordée dans la première partie de notre ouvrage au point I.6 et I.7. De ce fait, François dépasse l’approche juridique de VS et la complète par une approche personnaliste. Celle-​ci accorde une place au travail de la conscience en tant qu’instance éthique de discernement. Relevons qu’il ne suffit pas de faire seulement appel à la conscience pour que l’acte soit qualifié positivement. Le jugement éthique doit également prendre en compte les exigences de la vérité et de l’amour. Une telle perspective au sujet du discernement moral tient compte de l’évolution de la pensée 596

Cardinal Christoph Schönborn cité par M.-​J. THIEL, art. cit., p. 82. 597 AL, n° 36. 598 Cf. Ibidem. 599 Cf. Ibidem, n° 301–​303. 600 Cf. Ibidem, n° 90.

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de Thomas d’Aquin comme nous l’avons vu dans le chapitre portant sur les critères thomasiens de moralité601. Comme l’écrit Marie-​Jo Thiel, « le style du pape François porte la marque d’une vraie “conversion” du langage, attentif aux interlocuteurs, il véhicule aussi un regard nouveau sur les situations, la doctrine de l’Église, son fonctionnement, etc. »602. Un des grands apports d’AL se trouve, nous le pensons, dans la « fraîcheur bienfaisante » du langage utilisé par son auteur. Il ne s’agit plus de retomber dans une répétition des formules théologiques d’autrefois, mais de trouver des formulations éthiques en fonction d’aujourd’hui. En effet, depuis le début de son pontificat, le Pape soutient qu’« il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours par des formules déterminées et figées ou avec des paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous des formes très diverses qu’ il serait impossible de décrire ou de cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est le sujet collectif (…). Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Evangile, exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture. »603. Il y a là un effort de reformuler le langage, de l’inscrire dans une culture et de le rendre toujours audible par les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Ce souci d’actualiser le discours moral dans AL nous laisse entendre qu’en prenant distance vis-​à-​vis de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, le Pape François a très bien perçu les limites d’un vocabulaire moral ambigu dont certains fondements anthropologiques et théologiques sont à retravailler. A notre avis, le non-​recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans AL n’est pas un fruit du hasard. Nous pensons que le Pape François exprime par là le désir d’une « juste appréciation » de cette expression qui ne serait pas primordiale pour lui. C’est peut-​être pour cette raison qu’AL s’éloigne du juridisme de la notion d’acte intrinsèquement mauvais ainsi que d’une approche polémique de la question « en parlant des thèmes les plus délicats ». AL nous place « plutôt dans le contexte d’un discernement

601

Cf. Au sujet de l’évolution de la pensée de la pensée de Thomas d’Aquin, lire la section VI de la troisième partie de notre ouvrage. 602 M.-​J. THIEL, art. cit., p. 83. 603 PAPE FRANCOIS, Evangelii gaudium. Exhortation apostolique post-​ synodale, Namur, Fidélité, 2013, n° 129.

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Bilan de la troisième partie et pistes d’ouverture

empreint d’amour miséricordieux qui tend toujours à comprendre, à pardonner, à accompagner, à attendre, et surtout à intégrer »604. L’insistance d’AL pour prendre en compte la singularité, la temporalité, la diversité et la complexité des situations l’éloigne d’une éthique normative et idéaliste. La vision développée dans AL qui articule sans cesse les différents critères de moralité et qui intègre la dimension historique de l’agir humain est difficilement conciliable avec l’usage habituellement fait de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le discours magistériel. Lorsqu’il met ainsi en valeur la place de la conscience, du discernement, du temps et du cheminement, parfois affaiblie dans certaines formulations théologiques, le Pape François propose une éthique réaliste et incarnée. Dans cette logique, les normes générales qui définissent les actes intrinsèquement mauvais ne suffisent plus pour discerner605. L’évaluation morale doit intégrer les dimensions subjectives, temporelles et narratives du sujet. C’est pourquoi, le Pape François écrit : « les normes générales présentent un bien qu’on ne doit jamais ignorer ni négliger, mais dans leur formulation, elles ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières »606. Il ne s’agit pas de retomber dans une forme de casuistique, mais de considérer que « les normes morales qui interdisent des actes intrinsèquement mauvais restent de l’ordre d’une détermination légale ou si l’on veut d’une intention doctrinale. Elles sont nécessairement générales. Pour les appliquer il faut toujours exercer ce que Thomas d’Aquin appelait un jugement de convenance ou jugement prudentiel, exercé ultimement par la conscience à l’aide de la prudence »607. Nous sommes ici dans une autre perspective. Il n’est plus uniquement question d’évoquer le devoir moral. AL nous invite à ressourcer le jugement moral dans une éthique des vertus. Une telle démarche a l’avantage de ne plus privilégier une application mécanique des normes, mais bien de faire appel à la raison pratique et à la liberté responsable en valorisant le rôle de la conscience. Cela a comme conséquence de nous « empêcher d’ interpréter la doctrine des actes intrinsèquement mauvais dans le sens d’une application mécanique mathématique d’une règle à des 604

AL, n° 312. 605 Cf. AL, n° 305. 606 AL, n° 304. 607 A. THOMASSET et J.-​M. GARRIGUES, op. cit., p. 80.

Quelques pistes d’ouverture

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cas particuliers, comme si l’action était simple »608. Bref, le renouvellement langagier apporté par le Pape François nous encourage à reformuler certaines expressions théologiques et à sortir de l’ambiguïté de l’expression acte intrinsèquement mauvais. C’est ce que nous tenterons de faire au point suivant.

SECTION II. QUELQUES PISTES D’OUVERTURE Tenant compte des ambiguïtés ou des imperfections de la notion d’acte intrinsèquement mauvais que nous venons de relever, nous proposons en toute modestie, une reformulation de cette notion. Un réajustement de cette expression nous paraît important pour faire droit à la prudence scientifique, et surtout, à notre souci de tenir compte des interférences multiples du savoir humain avec la transcendance du donné révélé, et cela en un domaine aussi complexe que celui de la moralité, rendu délicat, en particulier, par la mise en évidence par les sciences humaines de la complexité de l’être humain et des relations interpersonnelles. Un déplacement sémantique nous semble nécessaire puisqu’au regard de l’épistémologie contemporaine, la notion d’acte intrinsèquement mauvais n’est pas satisfaisante : elle présente des imperfections liées non seulement à la place de l’herméneutique dans le discernement des actes moraux, mais aussi au rôle de la raison et de la conscience dans l’agir humain. D’autant plus qu’elle suscite la méfiance parce qu’elle paraît ruiner l’autonomie, la liberté et contredit la notion spécifiquement morale de responsabilité.

II.1. L’acte injustifiable L’expression acte injustifiable n’est-​elle pas plus appropriée que celle d’acte intrinsèquement mauvais ? A défaut de mieux, cette notion pourrait aider à comprendre les enjeux des textes officiels. Nous souscrivons ainsi à la pensée de Xavier Thévenot lorsqu’il écrit : « l’appellation “ intrinsèquement mauvais” laisse beaucoup à désirer au regard de l’ épistémologie contemporaine, en ce qu’elle risque de faire oublier la place de l’ herméneutique dans le discernement sur de tels actes. Il apparaît préférable de les qualifier “ d’ injustifiables”. Ce qualificatif renvoie en effet 608

Ibidem, p. 81.

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Bilan de la troisième partie et pistes d’ouverture

immédiatement à l’exercice de la raison pratique qui perçoit qu’aucune circonstance ne pourrait justifier de tels actes, même comme de moindres maux, parce qu’ ils déstructurent gravement la personne »609. Contrairement à la notion d’acte intrinsèquement mauvais, celle d’acte injustifiable a l’avantage de souligner les capacités de la raison humaine. L’idée du mal injustifiable ne renvoie pas d’abord à une simple transgression des normes morales ou aux négations du devant être que définit la loi morale. Comme le suggère Jean Nabert610, on ne peut pas dire que tous les maux qu’on range sous l’idée du « mal physique » sont injustifiables. Bien qu’on fasse appel aux principes ou aux règles de la moralité, l’injustifiable implique surtout le jugement de la raison. C’est par le truchement d’une intelligibilité ou d’un discernement que se découvre progressivement à l’esprit humain la non-​justification de certaines actions qui sont, en fait, une rébellion de la liberté contre l’être de qui elle tient dignité et pouvoir. A ce niveau, rien ne nous autorise à penser à un injustifiable en soi qui ne mettrait pas en corrélation le respect des normes morales avec le travail de la raison, de la conscience et de l’exercice de la liberté. Dans ce sens, le mal injustifiable serait un mal qui ne saurait être expliqué ou justifié ni par la raison, ni par les sources de la moralité. C’est un acte contreproductif dans la mesure où, « universellement et à long terme, on nuit à l’avantage qu’on cherche à atteindre à brève échéance et dans un domaine limité. Le bilan total d’une telle action est négatif. Elle ne cause en tout que des dégâts, et par conséquent, elle est mauvaise en soi et en tout cas »611. Un tel acte injustifiable est une nuisance qui ne rend pas justice à l’avantage que le sujet agissant poursuit.

II.2. Pistes pour discerner l’injustifiable Notre réflexion sur les actes injustifiables nous met en présence d’une remise en question de certaines évidences procurées par les champs normatifs ambiants et nous ouvre à la question de la pluralité en éthique qui fait partie de notre monde moderne et traverse le sujet. On sait que « cette 609

X. THEVENOT, Enseigner la théologie morale fondamentale, dans Revue de l’Institut catholique de Paris, n° 55, 1995, p. 15, note 3. 610 Cf. J. NABERT, Essai sur le mal, Paris, Aubier Montaigne, 1970, p. 21–​61. 611 P. KNAUER, Pour une intelligence de notre foi, Bruxelles, Lessius, 2009, p. 193–​ 194.

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question est au cœur de nombreuses discussions actuelles sur l’universel et le particulier, dans un monde qui est à la fois celui de l’Un et du multiple, de la mondialisation unifiante et de la pluralisation continue. Or, ce qui se donne comme “pluriel” et que nous avons à assumer est aussi ce qui nous traverse chacun pour autant qu’on ne se contente pas de la banale juxtaposition d’opinions relatives et souvent jugées équivalentes. Le “pluriel” est ce que chacun trouve en lui-​même lorsqu’ il a à se décider vraiment, lorsqu’ il se trouve devant un véritable choix »612. Outre la prise en considération de la pluralité, l’accélération des mutations et la complexité en éthique nous poussent à « creuser la morale » et à reformuler le concept d’acte intrinsèquement mauvais pour éviter de nous enfermer dans le « ronronnement du sens ». Pour ce faire, nous optons pour une approche herméneutique cherchant à placer la notion d’acte injustifiable au croisement de l’Ecriture, de la Tradition, de l’expérience et de l’argumentation. Il s’agit donc de mettre en dialogue critique les courants étudiés, de montrer que les vérités de foi et les vérités de la raison ne sont pas contradictoires en morale, et de mettre en évidence la nécessaire tension, propre à l’éthique chrétienne, entre conviction et argumentation. Ceci nous permet de dénoncer non seulement les moralismes sur cette problématique, mais aussi de dévoiler les éléments fondamentaux du jugement de conscience pour celui qui veut agir en réponse à une parole qui le concerne aujourd’hui. Autrement dit, il s’agit de penser la justification ou la non justification d’un acte à partir du concept plus large, non seulement de la nature humaine, de l’Ecriture, de l’objet ou de l’intention de l’acte et de ses circonstances, mais aussi à partir des méthodes plus précises d’« herméneutique » et de « l’argumentation ». Dans cette logique, toute prétention à avoir raison moralement, toute affirmation relative à une action morale qui prétend être soutenable, justifiable, objective, bonne, vraie (ces termes étant utilisés ici comme synonymes) doit être évoquée dans le cadre d’une argumentation. Bien entendu, dans la mesure où la capacité à argumenter fait partie intégrante de la nature humaine, on pourrait aussi affirmer que des actions ou des normes qui ne pourraient pas être défendues au cours d’une

612



J.-​D. CAUSSE, Communauté, singularité et pluralité éthique, dans Revue d’ éthique et de théologie morale, 251–​« hors-​série n° 5 » /​Septembre 2008, p. 256.

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argumentation sont aussi incompatibles avec la nature humaine ou la raison et sont donc injustifiables. Par conséquent, les actes injustifiables sont des actes à considérer comme insoutenables, inéquitables, contraires à la nature humaine, arbitraires, sans raison proportionnée (par exemple, violer une femme). L’argumentation est en fait inséparable de la définition de la nature humaine dans la tradition réaliste (aristotélicienne), celle de l’“animal rationnel”. Signalons cependant que « l’agir n’est jamais purement rationnel ; il y tend, mais la conduite humaine est le fruit de toute la personne, dans sa transparence et sa nocturnité. L’appréhension de la situation et la perception du problème éthique à élucider ne sont pas seulement le fait de l’ intellect. Les facultés cognitives de l’ être humain sont certes liées à sa raison, mais aussi à d’autres facteurs : psychologiques, émotionnels, sociologiques, éducatifs, etc. »613. Dès lors, le sens de l’agir ne peut uniquement relever des considérations de la raison commune universelle, sans tenir compte de la subjectivité ou du « pourquoi » de l’agir qui ne peut être obtenu que grâce à un travail d’interprétation comme recherche de sens. D’où la nécessité de relier le sens moral subjectif et les données de la raison universelle commune en tant qu’instance régulatrice et discernante. Dans cette même perspective, tout notre argument prétend affirmer que si l’approche téléologique s’avère importante dans l’analyse des actes injustifiables, elle ne saurait cependant être totalement dissociée de ce qui s’impose comme obligatoire (héritage déontologique kantien)614. Pour ce faire, il est important de penser les critères de discernement de l’injustifiable comme une interprétation des textes bibliques, de la Tradition, mais aussi de l’expérience humaine des chrétiens d’aujourd’hui615. Nous y reviendrons en parlant du pluralisme, de la temporalité et de la complexité. En effet, comme le souligne Thomasset, « nous ne pouvons plus penser comme si toute réalité était de l’ordre d’un être, d’une essence, donnée d’avance de manière stable et univoque et qu’ il suffirait de décrire ou de représenter comme dans la métaphysique classique. Nous ne pouvons pas non plus nous contenter de penser l’ homme à partir des philosophies du sujet ou 613

M.-​J. THIEL et X. THEVENOT, op. cit., p. 51. 614 Cf. P. RICOEUR, Soi-​même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 200. 615 Cf. Cl. GEFFRE, Croire et Interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie, Paris, Cerf, 2001, p. 17 ss.

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de la conscience qui risquent de l’enfermer dans l’ isolement ou l’ illusion »616. Aujourd’hui, toute science humaine est devenue une science de l’interprétation. Pour sa crédibilité, le discernement des actes injustifiables en éthique ne peut donc se soustraire à cette herméneutique. Ainsi donc, sa particularité devra être de retrouver l’expérience fondamentale d’un salut offert par Dieu en Jésus-​Christ, et de rendre compte aujourd’hui de l’expérience dont témoignaient les premiers chrétiens, par-​delà les conditionnements et représentations historiques déjà révolus617. Cette mise en rapport critique et risqué entre une expérience passée et celle d’aujourd’hui a des conséquences multiples sur notre démarche. C’est pourquoi, en optant pour la possibilité de la notion d’acte injustifiable au lieu de celle d’acte intrinsèquement mauvais, nous nous proposons de présenter ici une approche différente, non fondée sur une simple obéissance aux normes ou sur la simple intention du sujet agissant, mais fondée sur le fait qu’en réalité, seule une éthique herméneutique peut être moralement justifiée. A notre avis, à travers la notion d’acte intrinsèquement mauvais, on donne à soupçonner quelque chose de l’ordre d’un refus d’altérité (reconnaissance des particularités et des subjectivités), refus de la pluralité de conduites, des normes et des systèmes de légitimation des normes éthiques, dans la mesure où, dans l’idée d’acte mauvais en soi, la nature semble parler d’elle-​même ; elle délivre son message qu’il faut simplement suivre pour bien agir. Par exemple, en élaborant des normes éthiques qui s’appuient simplement sur une lecture d’un cycle menstruel chez la femme non ménopausée, on s’enferme dans une vision très substantialiste du réel, sans herméneutique du réel suivant le paradigme de complexité de la nature humaine. Par contre, la notion d’acte injustifiable semble convier à l’élaboration d’un discours théologique qui ne se contente pas de reproduire les affirmations thomistes sur la moralité des actes, quand bien même nous en retenons l’esprit. Elle a l’avantage de réhabiliter la place de la raison dans le discernement éthique (place qui est problématique dans la notion d’acte intrinsèquement mauvais) et d’intégrer la recherche des sciences 616

A. THOMASSET, Le tournant herméneutique de la théologie morale, dans Perspectives sur la recherche théologique contemporaine. Conférences de l’ école doctorale en théologie (2002–​2004). Cahiers de la Revue Théologique de Louvain 37, 2005, p. 134. 617 Cf. Cl. GEFFRE, op. cit., p. 17.

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humaines, avec toutes les contributions qu’elles apportent, à la mise en place d’une philosophie du sujet reconnu dans sa finitude. Tâche, certes, difficile mais véritable passage obligé si nous voulons contribuer à une théologie incarnée dans nos sociétés irrémédiablement informées par les sciences humaines618.

II.3. Quelques critères de jugement moral quant aux actes injustifiables Pour améliorer la formation du jugement moral dans le discernement des actes injustifiables, nous faisons ici largement écho à un article écrit avec lucidité et rigueur par Xavier Thévenot sur l’enseignement de la morale619. Pour argumenter sur la notion d’acte injustifiable, le recours à cette étude nous a paru opportun dans la mesure où, « elle ne se contente pas de présenter la morale comme un ordre objectif matérialisé en un certain nombre de normes s’adressant à des consciences qui n’auraient, en somme, qu’ à les enregistrer pour application et transmission. L’enseignement de la morale a, selon lui, pour objectif de former au jugement, au discernement, à la responsabilité, en référence certes à des lois et à des fins, mais en rapport à des situations toujours concrètes et dans des conditions souvent complexes »620. Notre travail sur la notion d’acte injustifiable rencontre les intuitions de Xavier Thévenot dans la mesure où il adopte une approche herméneutique. D’où, l’importance pour nous de relever les éléments nécessaires pour relier d’un côté l’indication des impératifs à respecter, et, de l’autre, la référence à une quête et les conditions de vie du sujet agissant. Dès lors, pour réfléchir à la notion d’actes injustifiables qui, selon nous, semble faire droit à l’altérité (comme refus de neutraliser la reconnaissance des particularités et des subjectivités) qui est bien la préoccupation fondatrice de l’éthique, nous abordons à présent cette altérité à partir de trois de ses grandes formes contemporaines, à savoir la pluralité, la temporalité et la complexité.

618

Cf. Ibidem, p. 22 619 X. THEVENOT, Enseigner la théologie morale fondamentale, dans Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 55 (1995), p. 11–​23. 620 J. DORE, Enseigner l’ éthique, dans Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 55 (1995), p. 6.

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II.3.1. Pluralité De par la prégnance des médias, des nouvelles techniques de l’information et de la diversité de flux migratoires, la conjoncture actuelle devient de plus en plus pluriculturelle. On est loin de vivre dans des sociétés isolées, étroites, régies par des normes qu’on ne peut remettre en question. Sur le plan éthique, il en résulte un triple pluralisme : « un pluralisme des conduites, tout d’abord. Dans une même cité, dans une même famille, les façons de se comporter en vue de se réaliser soi-​même, vont parfois jusqu’ à être contradictoires. Un pluralisme des normes ensuite. Non seulement tel groupe se fait déviant par rapport aux normes instituées, mais il revendique le droit à sa déviance. Un pluralisme des systèmes de légitimation des normes et des conduites enfin, qui rend difficile le dialogue social »621. Nous estimons que cette pluralité de conduites, de repères moraux et de leur justification est légitime car elle permet la confrontation de la différence dans la prise en compte de l’altérité qui est une des tâches fondatrices de l’éthique. Sauvegarder une unité plurielle permet de soumettre au tribunal de l’universalité toute conduite éthique en examen. Ainsi, le souci de l’universel dans la démarche éthique devra prendre en compte, simultanément, la particularité et la singularité des appartenances culturelles, des situations, et des individus. Mais la quête de l’universel ne peut se traduire sans une prise en compte de la nature humaine. En effet, celle-​ci ne peut être équilibrée qu’en considérant la culture, la temporalité et la complexité systémique. Ce n’est qu’à cette condition d’une mise en lumière des structures anthropologiques universelles et complexes que le moraliste peut définir ce qui est conforme, justifiable ou injustifiable, à l’humanité de l’homme622. Le recours à une vision de l’unité de l’être humain, par-​delà le morcellement des savoirs et le dialogue entre les morales chrétiennes et séculières, peut se faire à partir d’une juste compréhension de la loi naturelle. En effet, comme nous l’avions déjà souligné, « la nature ne parle pas d’elle-​même, sa facticité n’est, en aucun cas, à elle seule normative ; autrement dit, la nature ne délivre son message éthique que par la médiation

621

X. THEVENOT, art. cit., p. 12. 622 Cf. Ibidem, p. 12–​13.

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d’une herméneutique toujours complexe. La raison pratique ne lit pas la nature, elle l’ interprète »623. On le voit, c’est en « faisant parler » la nature humaine que l’on procède à une herméneutique. Celle-​ci est indispensable, parce que la raison, dans sa dimension pratique, est essentiellement herméneutique. Par conséquent, dans le discernement moral des actes injustifiables, il n’est donc pas question de « s’enfermer dans une vision trop subtantialiste du réel, ni de dénier la nature propre des réalités, mais de percevoir ces réalités à la fois dans leurs consistances intrinsèques et dans leurs relations mutuelles »624. La quête de l’universel peut aussi se traduire à travers la notion de la loi naturelle qui devra être comprise, non seulement comme une notion philosophique, mais aussi comme une notion théologique. Saisie sous cet angle, elle renvoie à un ordre créatural. C’est pourquoi, la particularité de la morale chrétienne, loin de dénier la quête d’universalité, instaure une reconnaissance du monde comme venant de Dieu, existant en Dieu et finalisé par Dieu625. Précisons que si l’on ne peut exclure la question de Dieu en éthique chrétienne, on ne peut pas non plus poser son existence au départ, comme résolvant toute question éthique. L’élément chrétien est ici transféré dans la motivation et dans l’orientation fondamentale de la personne. Cette affirmation permet, dans le jugement sur la justification ou la non-​justification d’un agir, non seulement d’éviter une opposition pure et simple entre la raison et la foi, mais aussi de saisir l’apport de la foi dans la réflexion éthique626. Ainsi donc, la notion d’acte injustifiable, si elle est possible en éthique, peut permettre de réguler au mieux la question de la légitimité du pluralisme, et à travers elle, la question du conflit de normes ou des morales et celle du compromis en morale. Car, elle a l’avantage de porter un éclairage sur la possibilité d’élaborer, pour un même champ normatif, des justifications relativement différentes ou de savoir, s’il est possible, avec un même système philosophique ou théologique de légitimation des normes, de parvenir à des corpus normatifs divers ou à des hiérarchies 623

Ibidem, p. 14. 624 Ibidem. 625 Cf. Ibidem, p. 15. 626 Cf. E. GAZIAUX, L’autonomie en morale : Au croisement de la philosophie et de la théologie, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1998, p. 739–​740. Lire aussi D. MÜLLER, Rationalité des traditions et possibilité d’une éthique universelle : discussion de la position de McIntyre, in LTP 50 (1994), p. 508.

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différentes des normes. A travers cette notion, on renoncerait à la fascination d’un universel déconnecté du concret, ou d’une position légaliste qui oublie de relativiser sainement les lois particulières, ou encore le situationnisme médusé par la singularité tragique des situations. Il faut aussi souligner qu’en recourant à la notion d’acte injustifiable, il n’est pas question, dans le jugement moral, de choisir entre une morale objective et une morale subjective. Il s’agit plutôt d’articuler l’universalité de l’argumentation et la singularité situationnelle. En cas de conflit de devoirs, le jugement moral peut devenir un jugement en situation sans pour autant tomber dans une morale de situation. En outre, à partir de l’examen de l’éventuelle légitimité de la pluralité, on peut percevoir qu’il n’y a pas une théologie morale dans l’Ecriture, mais des théologies morales. Il n’y a pas une seule anthropologie biblique ou religieuse, mais des anthropologies. La prise en compte de cet état des choses permet de relativiser bien des conflits contemporains et aide à « relire la Tradition éthique de l’Eglise comme étant constituée de diverses façons de faire la morale, qui tiennent compte à chaque fois de l’ éthos contemporain et de la vision dogmatique alors prédominante, conduit à ne pas faire dire à la tradition plus qu’elle ne peut dire, et permet de saisir (…) enfin que le recours à la loi naturelle est toujours marqué par toute une série de présupposés philosophiques, et conduit à une certaine modestie dans l’usage des sagesses des nations »627. Mais, même s’il existe une légitime pluralité, on sera toujours amené à réfléchir sur ses limites, et à se demander s’il n’y a pas d’actes injustifiables du point de vue de la légitimité éthique. II.3.2. Temporalité Nous vivons aujourd’hui dans un monde marqué par le progrès des techno-​sciences et par les mutations sociales de plus en plus accélérées. Notre univers est marqué par la vitesse, par l’obsolescence de bien de comportements, et par des modèles éthiques qui laissent désarçonnés beaucoup de nos contemporains628. Plus que jamais, le jugement moral sur le justifiable ou l’injustifiable ne peut se faire sans un rapport convenable au temps. Dès lors, assumer la temporalité humaine dans sa complexité nous place au cœur de l’éthique car « celle-​ci peut être définie comme la tentative sans cesse relancée 627

X. THEVENOT, art. cit., p. 17. 628 Ibidem.

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de convertir la durée en histoire la plus sensée possible »629. C’est ici que la loi de gradualité que nous avons abordée au chapitre précédent nous permet de comprendre qu’exiger tout de suite la conformité à l’idéal éthique, sans se soucier des conditions de l’agir humain, peut paraître inhumain du point de vue éthique. Car le progrès moral des individus et des sociétés est un travail de cheminement, fait de tâtonnements, de conversions brusques, et parfois d’errances passagères. Par conséquent, la prise au sérieux du temps consiste à « bien déployer le rapport du temps et de l’utopie d’une part, et celui du temps et de l’eschatologie d’autre part. Le premier de ces rapports conduira à faire droit au rôle heuristique de l’utopie qui permet de découvrir dans le réel des possibilités ignorées (…). Quant au rapport du temps à l’eschatologie, (…) le christianisme présente une eschatologie inchoative (…). Il s’agit là d’une théologie qui évite que l’agir moral chrétien ne se transforme en simple occasion de sauver son âme, ou à l’ inverse ne s’enlise dans le monde d’ ici-​bas en vidant l’espérance chrétienne de son contenu essentiel, et en oblitérant par trop la nouveauté de l’ être vivant en Christ »630. Le discours éthique sur l’injustifiable doit donc intégrer l’historicité. Cette historicité apparaît clairement dans la lecture éthique de l’Ecriture où l’on voit comment certaines normes de l’Ancien Testament, par exemple, deviennent obsolètes par rapport au Nouveau Testament. De même, dans la tradition éthique de l’Eglise, bien qu’il existe une continuité, les éthiciens et le Magistère lui-​même n’ont pas toujours, tout au long de l’histoire, interprété le réel selon le même paradigme. Il suffit de lire des documents du Magistère écrits sur un même sujet, à plusieurs siècles d’intervalle pour s’en convaincre631. Il s’ensuit que le discernement éthique des actes injustifiables ne peut être anhistorique. II.3.3. Complexité systémique Comme le souligne à juste titre Edgar Morin, la complexité est aujourd’hui le paradigme dominant de la compréhension du monde. En effet, toutes les réalités forment système entre elles. Elles sont partiellement construites par les sujets qui vivent une boucle rétroactive avec elles

629

Ibidem, p. 18. 630 Ibidem, p. 18–​19. 631 Exemple : le prêt à intérêt.

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et sont marquées par l’antagonisme et, simultanément, par la fermeture et l’ouverture sur d’autres choses qu’elles-​mêmes, etc.632. Vue sous cet angle, la notion d’acte intrinsèquement mauvais qui répond à une vision d’un modèle de conduite aux contours bien ciselés parait inappropriée. Par contre, la notion d’actes injustifiables –​que nous défendons –​vue sous l’angle herméneutique du réel, nous suggère, en définitive, que la certitude en morale ne peut être démonstrative. Elle est un mixte de savoir et de décisions existentielles qui ne peuvent pas toujours s’expliciter dans un discours633. C’est pourquoi, en éthique, « tout en enseignant les théories classiques de la scolastique sur la moralité des actes, car elles peuvent encore apporter des lumières, on veillera à s’ initier à l’ herméneutique du réel suivant le paradigme de la complexité »634. Ainsi, affirmer qu’une action ou une proposition quelconque peut être justifiée, suppose implicitement un discernement opéré selon un mouvement hélicoïdal qui mobilise l’intellect, mais aussi l’intuition, la mémoire, la lucidité sur ses propres affects, l’imagination, la créativité, etc. Une telle approche systémique du réel permet de tenir ensemble un regard sur chaque élément de la réalité complexe, sans le morceler, mais dans une perception globale des situations, permettant ainsi de mettre en lumière les différentes interactions. Ainsi peut-​on affirmer qu’une telle démarche peut permettre de faire percevoir la complexité du discernement éthique ajusté à la vie concrète et le faire avancer sans jamais le clore635. Dès lors, pour découvrir ce qui est justifiable ou injustifiable –​ou, plus généralement encore, ce qui est moralement bon ou moralement mauvais –​, il faudra être capable d’échanger des propositions, c’est-​à-​dire argumenter sur ce qui permet ou non aux sujets ou aux sociétés de croître davantage en humanité. L’authenticité du jugement éthique devra donc quêter l’universel en prenant en compte simultanément la particularité et la singularité des cultures, et des individus. Il est aussi question de penser ensemble la différence et l’inclusion ; autrement dit, de faire la distinction entre Dieu et l’homme, et de considérer la vie morale dans son autonomie de réalité 632

Cf. E. MORIN, La Méthode, Paris, Seuil, 1977–​1986. 633 Cf. Ibidem. 634 Ibidem. 635 Cf. M.-​J. THIEL et X. THEVENOT, op. cit., p. 12–​14.

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créaturale comme une histoire d’amour entre un sujet divin et un sujet humain. Notre thèse plaide donc pour un jeu en tension entre l’universel, le particulier et le singulier en vue de rechercher le meilleur possible dans le cadre d’une vie donnée. Ceci nécessite un jugement prudentiel au sens où Jean-​François Malherbe l’entend, à savoir « appliquer avec discernement une règle universelle de morale dans une situation particulière, quitte à prendre la liberté de corriger si son application mécanique devrait conduire à un résultat trop éloigné de la finalité qu’elle vise. Le jugement prudentiel consiste donc à agir de façon autonome, c’est-​à-​dire à assumer dans sa décision subjective l’ imperfection intrinsèque de la loi morale. L’exercice du jugement prudentiel consiste à discerner les circonstances dans lesquelles suivre la lettre de la loi serait moins moral que de transgresser cette lettre au nom même de sa finalité »636. C’est à cette condition, pensons-​nous, que nous éviterons le substantialisme, le traditionalisme et le légalisme éthiques que cache la notion d’acte intrinsèquement mauvais.

636

J.-​F. MALHERBE, Autonomie et prévention. Alcool, tabac, sida dans une société médicalisée, Montréal, Fides, 1994, p. 130.

Conclusion générale

Notre investigation avait pour objectif, non seulement d’étudier les enjeux anthropologiques et éthiques de la notion d’acte intrinsèquement mauvais, mais aussi d’examiner la pertinence de cette expression au regard des évolutions théologiques récentes et de la complexité de l’agir humain. Il était important d’élucider les fondements et les critères de moralité mis en œuvre et de les reprendre en les confrontant à d’autres enjeux, éléments ou références pouvant légitimer certains de ces actes que l’on considère comme mauvais en soi. Il était également nécessaire de proposer un déplacement terminologique qui prenne en compte la pluralité, la temporalité et la complexité des situations des hommes et des femmes auxquels cet enseignement est destiné. Notre étude, subdivisée en trois grandes parties d’importance inégale, a tenté de répondre à ces questions en analysant et en passant au crible les documents du Magistère et quelques écrits significatifs de certains théologiens qui ont abordé cette notion. La question des actes intrinsèquement mauvais est un thème à la fois fascinant, complexe et délicat. Derrière ce thème se profilent, entre autres, le problème du fondement et de l’application de la loi morale, le rapport entre norme morale et liberté de conscience, la question de l’objectivité du jugement moral, ainsi que celle des critères de moralité d’un acte, etc. Afin de rendre la question plus précise et plus concrète, nous avons choisi de l’aborder à partir de son application à la contraception artificielle intraconjugale, exemple qui illustre le mieux les limites de cette formulation depuis le pontificat de Pie XI jusqu’à celui de Jean-​Paul II. Il nous est apparu qu’au regard des critères de moralité d’un acte humain et des évolutions théologiques, nos hypothèses de travail ont été confirmées en ce sens que l’expression acte intrinsèquement mauvais est problématique. Le recours à cette notion, dans le cas de la contraception artificielle, n’apparaît qu’au 20ème siècle. Souvent utilisée par le Magistère, elle suscite un malaise chez beaucoup de théologiens et même dans

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Conclusion générale

la hiérarchie de l’Eglise ; elle rencontre également une opposition très largement répandue chez les couples et demeure un sujet récurrent de désaccord en théologie morale. Ce malaise provient de l’ambiguïté de cette notion. Son équivocité l’a rendue presque inaudible dans notre contexte moderne et pluraliste. Le désaccord résulte surtout des limites de certains fondements anthropologiques et théologiques utilisés dans l’enseignement magistériel pour défendre cette notion. Pour clarifier les enjeux de cette expression d’acte intrinsèquement mauvais, nous avons recouru à une grille de lecture portant notamment sur l’examen des notions de nature et de loi naturelle, de responsabilité et de liberté, de Tradition, de critères thomasiens de moralité, des textes bibliques invoqués, ainsi que du rôle des sciences humaines dans l’élaboration de la théologie des écrits étudiés. Pour orienter le débat vers une éthique cherchant le juste équilibre, nous avons fait appel à certains principes de la tradition philosophico-​théologique comme la loi de gradualité, l’épikie et le double effet. Tous ces différents points de notre grille de lecture mettent en évidence la complexité de l’agir humain. C’est pourquoi nous les avons abordés dans un mouvement de dialogue à la recherche du sens, dans un va-​et-​vient entre, par exemple, loi et liberté, objectivité et subjectivité, nature et culture, sciences et théologie, etc. L’application de cette approche systémique nous a conduit à des résultats que nous tentons de schématiser autour de douze points qui pourraient contribuer à clarifier le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais : 1° Sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais : une difficulté sérieuse demeure au sujet de cette expression quand elle est entendue au sens de la « théologie traditionnelle », du fait qu’on ne peut penser un acte humain de façon isolée, sans relation avec la temporalité, l’historicité ou le contexte précis d’une personne. A la limite, on ne peut pas juger un acte moral en ne prenant en compte que sa matérialité, sans tenir compte des conditions subjectives des personnes. 2° Sur la loi naturelle : dans le cas de la contraception, cette loi a souvent été identifiée à une normativité biologique, c’est-​à-​dire à ce qui se produit naturellement ou habituellement dans l’organisme (rythmes biologiques de fécondité fixés par Dieu). Tenue pour immuable, elle sert à considérer l’acte sexuel comme un acte ouvert à la génération ou à la procréation.

Conclusion générale

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Or, dans la ligne du Concile Vatican II, la loi naturelle est anthropologique. Elle tient compte de la nature biologique, tout en la rapportant à l’accomplissement de l’homme, conformément aux impératifs de la droite raison. De ce fait, la loi naturelle est à considérer comme l’œuvre commune de Dieu et de l’homme. Il ne s’agit donc plus seulement d’une loi à laquelle l’homme est tenu d’obéir. Par sa raison, l’homme peut régler sa vie et disposer de son corps. Il y a là un appel à reconnaître la responsabilité de l’homme et son auto-​détermination. Dans ce sens, il n’est pas question d’opposer une vision « purement » théocentrique (S. Pinckaers) à une vision « purement » anthropocentrique de la loi naturelle (P. Knauer), mais plutôt de les articuler en considérant l’homme comme le vicaire ou l’intendant de Dieu, doté d’autonomie. L’accomplissement de l’humain n’est pas prédonné ou prédéterminé dans la loi naturelle. Celle-​ci n’offre pas d’elle-​même, explicitement ou univoquement, un sens ou un mode précis d’agir, sans un travail de la raison ou de discernement. Il est donc problématique d’évoquer la loi naturelle comme source d’une moralité intrinsèque qui ne tient pas compte du fait que la loi naturelle est un symbole à déchiffrer. En focalisant notre attention sur cette perspective, nous concluons que la loi naturelle est dynamique et non statique. Elle est donnée à l’homme qui l’interprète. Par conséquent, on ne peut déduire le mal intrinsèque à partir du seul fait de ne pas se soumettre aux lois de la nature. Une transformation réfléchie et responsable des lois physiologiques ou une gestion inventive de la nature dans la régulation des naissances peut aussi appartenir à la loi naturelle, et elle n’est pas nécessairement intrinsèquement mauvaise. C’est le propre de l’homme de transformer la nature de façon libre, inventive et responsable. Dès lors, l’une des tâches de l’Eglise et des théologiens ne serait-​elle pas justement d’aider les hommes à discerner le projet de Dieu, à humaniser l’usage des techniques et à faire un bon usage spirituel du progrès technique ? 3° Sur la place de l’Ecriture dans ce débat : la Bible ne parle pas de malice intrinsèque et encore moins d’acte intrinsèquement mauvais en cas de la contraception artificielle intraconjugale. Cela ne signifie pas que l’Ecriture n’offre pas d’orientations générales sur la transmission de la vie dont le chrétien découvrira ultérieurement l’application concrète. Cependant, l’usage qui est fait des quelques textes bibliques choisis pour fonder la condamnation de

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la contraception artificielle comme acte intrinsèquement mauvais (surtout Gn 1, 28 ; Gn 38, 8–​10 ; Rm 3, 8 ; 1 Cor 6, 9–​10.) s’avère problématique au regard des données de l’exégèse actuelle. Ces textes sont exploités comme s’ils transmettaient directement un code moral à suivre. Or, Dieu ne dévoile pas d’abord un code moral. La morale est seconde. Elle s’enracine dans le don de la vie, de l’intelligence et d’une volonté libre. En conséquence, ce n’est pas la réponse de l’homme qui est première, mais le dévoilement de ce don de Dieu. Sur des questions éthiques, le recours à l’Ecriture ne peut pas se contenter d’une exégèse utilitariste qui cherche la compatibilité des textes avec l’enseignement que l’on veut défendre. Les textes bibliques ont un pouvoir d’interpeller, de questionner et de mettre en mouvement637 en faisant droit à la diversité des situations puisqu’il existe une diversité d’éthiques dans la Bible. Les lois divines ne sont pas des notions juridiques, mais des chemins de vie proposés à l’homme. 4° Sur la liberté et la responsabilité des couples : nous avons eu la nette impression que l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans beaucoup de textes magistériels semble ne pas articuler adéquatement les deux dimensions éthiques de la liberté que sont l’obéissance et l’autonomie. L’obéissance semble être séparée de la possibilité pour le couple (en cas de contraception artificielle) d’assumer son autonomie. Une telle obéissance ne nous semble pas respectueuse, non seulement de la parenté responsable, mais aussi de l’être humain. Elle donne l’impression de confondre la volonté de Dieu avec la forme institutionnelle de l’autorité, en omettant le rôle de la conscience dans l’interprétation tant des préceptes normatifs édictés par l’autorité que des processus naturels. Parler d’acte intrinsèquement mauvais lorsqu’il s’agit de réguler les naissances donne l’impression de soumettre les couples uniquement aux normes édictées par le Magistère, tout en les privant d’obéir à leur « législation propre ».

637

Cf. A. WENIN, L’enseignement de l’Eglise sur la famille et le mariage honorent-​ils la richesse et la complexité de la Parole de Dieu, dans La vocation et la mission de la famille dans l’Eglise et dans le monde contemporain. Vingt-​six théologiens répondent, Montrouge, Bayard, 2015, p. 51–​56.

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Dans le cas de la contraception artificielle, il est souhaitable de penser le rôle du couple comme sujet d’une aventure de liberté, en considérant qu’obéissance et autonomie sont compatibles. La prise au sérieux du rôle de la conscience (premier vicaire du Christ en nous) invite à considérer les préceptes édictés par l’autorité, non pas comme des oracles portant sur l’action pratique, mais comme des repères qui tracent un horizon. En outre, le précepte qualifiant la contraception artificielle d’acte intrinsèquement mauvais n’a pas une prétention immuable. Sa formulation est conjoncturelle. Il y a place pour le discernement dans son usage tout en reconnaissant l’autonomie des couples. En faisant de l’homme son partenaire, Dieu donne à l’homme le pouvoir de construire le monde en décidant de façon autonome, selon sa connaissance du réel. Cependant, cette autonomie n’est pas une liberté autarcique. Tout en reconnaissant la nécessité d’un éclairant renvoi à la foi, l’agir des couples peut être « autonome » sans pervertir cette liberté dans l’autonomisme. 5° Sur la Tradition : notre étude témoigne de la difficulté d’établir la valeur de l’argument de Tradition pour justifier le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais appliquée à la contraception artificielle ; autrement dit, on ne trouve pas grand-​chose dans la Tradition de l’Eglise sur l’application de l’expression d’acte intrinsèquement mauvais à la contraception artificielle intraconjugale. C’est surtout sur une « tradition autogénérée » avec et après CC que s’appuient souvent les positions magistérielles à l’époque contemporaine. Un tel argument de Tradition s’avère insuffisant, dans la mesure où cette « Tradition » à laquelle se réfère cette notion parait fixée une fois pour toutes et semble s’opposer à une Tradition vivante. Son interprétation privilégie une fidélité plutôt matérielle au lieu d’une fidélité de sens. Dans cette « Tradition », il n’y a pas d’éléments qui donnent un appui incontestable à l’enseignement moral sur le mal intrinsèque dans le cas de la contraception artificielle. La doctrine sur la notion d’acte intrinsèquement mauvais est d’origine ecclésiale. Elle ne relève pas d’une Tradition apostolique. Elle s’inscrit dans une trame historique précise. A vouloir la défendre ou la conserver absolument, sans tenir compte de l’historicité des personnes ou des nouvelles connaissances scientifiques, on court le risque d’oublier que la Tradition n’est pas seulement transmission, puis réception passive ou

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mécanique, mais qu’elle inclut aussi la réalité d’un « enseignement reçu » par la communauté. Or, cet enseignement sur la contraception artificielle n’a pas été reçu ou l’a été très partiellement ou encore avec des réserves. Etant donné qu’elle n’est pas une attestation absolue de la foi, elle est, par conséquent, réformable ou évolutive. La Tradition n’est pas simplement, pour le peuple de Dieu, une accumulation des doctrines ou un déploiement de l’histoire. Elle est aussi une réponse qui appelle une initiative ou un développement de cette histoire. C’est en ce sens que la Constitution Dei Verbum parle de la progression et de la croissance de la Tradition, soit par la contemplation et l’étude des croyants, soit par l’intelligence intérieure, soit par la prédication du Magistère638. De ce point de vue, l’Eglise ne conservera la vérité que grâce à l’équilibre entre plusieurs autorités : Tradition, raison, expérience, prière. L’interprétation de la Tradition exige du Magistère de consulter, d’écouter, de tenir compte du sensus fidei des laïcs, de même que ceux-​ci écoutent le Magistère639. Le respect de la Tradition sur les actes intrinsèquement mauvais ne consiste donc pas dans le fait de rester fidèle à la matérialité conceptuelle ou institutionnelle de cet enseignement, mais bien dans la recherche de ce que l’Eglise a toujours visé en enseignant cette doctrine. En un mot, « le principe de continuité (de la Tradition) se rapporte non pas à des énoncés précis de comportement définis une fois pour toutes, mais à des valeurs permanentes qui sont à protéger, à découvrir, à réaliser ; en conséquence la continuité ne se rapporte ni à des formules ni à des solutions concrètes »640. Si nous avons bien compris les grandes intuitions du Magistère à travers ses différentes prises de position sur la malice de la contraception artificielle, nous pouvons affirmer qu’il vise entre autres la dignité de l’homme et de la femme, le respect de la loi chrétienne d’amour dans le couple, le respect de la vie et de la sexualité, la magnificence des valeurs spirituelles de l’amour-​don, de la fécondité, d’ouverture, de la protection de l’enfant et du caractère bon de la création, d’une vie sociale digne, etc. Toutes ces valeurs appartiennent au contenu évangélique et sont donc éternelles. Cependant, les expressions historiques de ces biens

638

Cf. Dei Verbum, n° 8. 639 Cf. A. SOUPA, T. RADCLIFFE, G. ROUTHIER, Vox populi, vox Dei? Et si on écoutait mieux les baptisés ! Préface de J. MOINGT, Paris, Médiaspaul, 2016, p. 7. 640 Y. CONGAR, op. cit., p. 93.

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évangéliques peuvent diverger et évoluer dans l’histoire. C’est là un défi pour toute théologie qui veut éviter de dégénérer dans un dogmatisme qui paralyserait tout dynamisme produit par l’Esprit. 6° Sur le rapport entre sciences et théologie : par rapport à notre sujet d’étude, il faut entendre par « sciences », les sciences biologiques et médicales, en incluant les méthodes ou les moyens techniques qui leur sont étroitement liés. Il s’agit de reconnaître que les époux sont aussi en droit d’attendre la collaboration des hommes de science afin de pouvoir disposer des moyens de régulation des naissances adéquats. Ce point de vue avait été défendu par le Concile Vatican II lorsqu’il affirmait que « c’est aux hommes de science de déterminer si l’acte conjugal est toujours lié à la fécondation ou pas »641. Certes, l’Eglise a compétence pour se prononcer sur la question de la contraception artificielle puisque, comme acte humain, elle touche à l’humanisation des personnes. Mais il faut reconnaître qu’elle n’en est pas l’unique interprète. Les autres sciences humaines, dans les limites de leurs connaissances, n’ont-​elles pas elles aussi la compétence d’apporter leurs contributions ? Dans un dialogue, il ne suffit pas de reconnaître l’autre. Il s’agit plutôt d’articuler différentes approches de la réalité, tout en respectant l’autonomie de chaque partenaire du dialogue. On peut concilier les acquis de la théologie et les données de la science ou de la technique, sans pratiquer le concordisme ou le discordisme (fidéisme et dualisme). Ce qui est visé par le théologien (le Royaume de Dieu) ne peut donc se laisser enfermer dans une définition théologique (comme dans l’expression acte intrinsèquement mauvais). Il est un appel à l’approfondissement. Du point de vue épistémologique, l’articulation entre les deux approches « n’est possible que si l’on découvre que les sciences et la théologie ne peuvent être mises en dialogue “ im-​médiatement”, c’est-​à-​dire sans intermédiaire »642. Par rapport à la question qui nous occupe, ce dialogue n’est possible que si l’on tient compte de la rationalité (justification par la raison) comme instance médiatrice où les techniques prennent une signification qui peut être confrontée au sens qu’apportent la Révélation et l’éthique. 641

GS, n° 52. 642 Y. CONGAR, op. cit., p. 209.

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7° Sur les critères thomasiens de moralité : les critères thomasiens de moralité (l’intention, l’objet et les circonstances) ont une influence considérable sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais. La plupart des documents magistériels que nous avons analysés situent le critère de moralité au niveau de l’objet de l’acte sans suffisamment tenir compte de l’intention du sujet agissant, ni des circonstances de l’acte humain. D’autres courants de pensée ou auteurs privilégient l’intention et les circonstances. Des difficultés sérieuses demeurent et discréditent l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais lorsqu’elle se réfère aux critères thomasiens de moralité. Il s’agit principalement d’une non prise en compte de l’évolution de la pensée de Thomas, d’un manque de distinction, non seulement entre la dimension physique de l’acte et sa dimension morale, mais aussi entre mal ontique et mal moral, et également d’une surestimation du rôle de l’objet de l’acte, au détriment des autres critères de moralité et d’une non-​considération des facteurs subjectifs. En effet, notre étude nous a fait observer le progrès de la pensée de Thomas d’Aquin sur les critères de moralité et sur la spécification morale. Le Docteur angélique part du critère de l’objet vers celui de la raison, en passant par celui de la fin. Cela ne veut nullement signifier que, dans le jugement moral, Thomas répudie le rôle de l’objet, de la fin ou encore des circonstances ; au contraire, il les articule dans la notion de la droite raison. On n’est plus au temps où l’on se contentait de répéter à satiété le caractère intemporel de la doctrine de Thomas. Il s’agit de poursuivre la quête d’amélioration (comme Thomas en son temps) en tenant compte des progrès de la science et des exigences des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, l’objet de l’acte ne peut se réduire au simple fonctionnement de l’organisme. Il ne peut non plus se réduire à une « matière » ou à une « technique » prise en elle-​même. Il est plutôt une réalité revêtue de convenance ou de disconvenance avec la raison. Sans ce travail de la raison, le simple fait d’empêcher la conception (considéré hors du contexte humain) peut, à la limite, être un « mal ontique ». Cela ne suffit pas pour dire que ce « mal » soit toujours immoral. La valeur morale ne s’apprécie pas uniquement à

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partir de « l’acte matériel ». C’est au niveau des éléments formels et matériels que se pose le problème de l’objectivité du jugement moral. Que faut-​il entendre par « fin » comme source première de moralité chez Thomas ? Dans l’analyse de l’action morale, Thomas distingue deux fins : la finis operis (fin inhérente à l’acte), c’est-​à-​dire l’objet de l’acte, et la finis operantis (fin visée par celui qui agit). Les deux constituent, selon l’Aquinate, deux degrés d’une même finalité issue de l’intention volontaire. Affirmer que la fin est source première de moralité, c’est considérer que l’acte extérieur (l’objet) est un prolongement de l’acte intérieur (la finalité). Cela ne veut pas dire que la fin donne toute la qualification morale à l’acte. L’acte humain ne se consume pas seulement à l’intérieur. Ces deux réalités doivent s’emboîter l’une dans l’autre et s’orienter vers Dieu qui est la fin ultime de l’homme. Bref, le moraliste ne peut juger une action uniquement par sa conformité à une matière ou à une loi, ni non plus en ne tenant compte que de l’intention du sujet agissant. C’est dans un mouvement de va-​et-​vient entre l’objet et l’intention que se réalise l’ordre moral chez Thomas d’Aquin. C’est le rapport à la raison qui permet l’articulation entre tous ces éléments. Si l’on s’inspire de Thomas, la primauté de l’acte intérieur ne doit pas se confondre avec la primauté de l’acte « pris en soi » ou « considéré en lui-​même ». Lorsque l’on spécifie la moralité de l’acte humain, il faut faire la différence entre un acte dit intérieur et le caractère intrinsèque de cet acte. Par acte intérieur, il faut entendre la première étape de l’acte libre, spécifiée par la fin, et qui est impérative par rapport à l’exécution. Par contre, le caractère intrinsèque de la moralité d’un acte, renvoie au fait que l’acte est considéré, soit indépendamment des facteurs extérieurs et des circonstances, soit indépendamment de l’intention de son auteur. Or, chez Thomas, le qualificatif de « moral » donné à une action ne peut être conféré, en rigueur des termes, qu’à une action humaine, c’est-​à-​dire à une réalité constituée non seulement d’un objet, mais aussi des circonstances et de l’intention. In fine, notre recherche sur les critères thomasiens nous invite à considérer que ces éléments qui constituent, objectivement parlant, la moralité de l’action humaine, sont à la fois une fin raisonnable, un objet raisonnable et les circonstances raisonnables. Raisonnable est ici synonyme de justifiable par la raison. Ainsi donc, envisagé in genere, un acte est indifférent. Cependant, lorsqu’on tient compte de son insertion dans un contexte précis (envisagé

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in concreto), tout acte humain posé concrètement par un individu n’est plus indifférent. La prise en compte du contexte et de la subjectivité des personnes est importante pour qualifier un acte. Il ne suffit donc pas de ne considérer que seulement l’objet de la contraception pris en lui-​même pour qualifier cette pratique. 8° Sur la loi de gradualité : conscient de l’incompréhension ou de l’échec de son enseignement quant à la régulation des naissances (incluant la notion d’acte intrinsèquement mauvais), le Magistère en est venu à proposer la loi de gradualité comme réponse possible au débat. Elle est un cheminement progressif de croissance. Elle implique une certaine idée de progressivité dans l’application de la norme morale. La loi de gradualité a l’avantage de prêter attention à la personne concrète située entre péché et grâce. Elle met en évidence le rôle de la conscience et elle souligne le fait que la norme morale est pédagogique. Ainsi, la loi morale a pour rôle d’indiquer l’objectif vers lequel l’on doit tendre. C’est à la conscience personnelle de déterminer le chemin et le rythme pour y parvenir. En d’autres termes, reconnaitre la loi de progressivité implique de ne pas absolutiser la loi morale643, car l’obéissance à la loi ne garantit pas la maturation éthique. Il s’agit plutôt d’admettre que toutes les normes ne peuvent pas être appliquées de la même façon et que la vie morale nécessite parfois un cheminement par étapes et une hiérarchisation des buts ainsi que des vérités. Il en résulte que la loi morale, même divine, n’est pas donnée pour être appliquée mécaniquement. Son application est le fruit d’une analyse complexe, à la fois de la loi extérieure et de la conscience, en fonction de toutes les circonstances concrètes du moment. Ce travail s’effectue certes en Eglise, mais le sujet décidera toujours seul, c’est-​à-​dire devant Dieu, dans sa conscience, éclairée par la foi et la raison. L’usage que beaucoup de textes magistériels font de la notion d’acte intrinsèquement mauvais (dans le cas de la contraception) ne permet pas ce travail de la raison. Le sujet agissant se sent en effet obligé d’appliquer la loi interdisant la contraception artificielle puisque celle-​ci est qualifiée de mal intrinsèque avant toute insertion dans un contexte donné. 643

Une telle approche de la loi morale est contraire à ce que suggère l’expression acte intrinsèquement mauvais car, elle absolutise la loi et ne tient pas compte du fait que la conscience est le juge ultime en morale et du fait que la loi est pédagogique.

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9° Sur l’épikie : nous nous sommes intéressés à l’épikie puisqu’en recourant à la notion d’acte intrinsèquement mauvais (comme dans beaucoup de textes magistériels), on pouvait penser qu’il n’y avait pas d’épikie. D’après une certaine tradition magistérielle en effet, les principes premiers de la loi naturelle ou les lois divines n’admettent pas d’épikie. Notre recherche nous a montré non seulement que les lois divines sont ancrées dans le droit humain et qu’on ne peut se passer de l’herméneutique du singulier dans leur application, mais aussi qu’on a toujours parlé d’épikie dans la tradition éthique parce que le juste milieu en morale n’est pas toujours évident. Comme nous l’avons déjà relevé, l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale n’apparaît qu’au 20ème siècle. La norme formulée à travers l’expression acte intrinsèquement mauvais n’est pas de droit divin et elle n’est pas un principe premier de la loi naturelle. Elle est due à une situation conjoncturelle où le Magistère veut éviter le subjectivisme. Certes, on doit éviter le subjectivisme parce qu’il peut conduire au relativisme. Cependant, on ne peut absolutiser des lois qui n’ouvriraient pas au discernement par la raison et la possibilité de faire épikie comme justice supérieure. L’épikie n’est pas une indulgence face à la norme, elle est une vertu morale, un outil de discernement, non seulement en vue d’un raisonnement ajusté à la réalité objective, mais aussi en vue d’assumer la contingence et l’incertitude inhérente aux actes humains. Elle permet d’aller au-​delà de la lettre de la loi, en vue de mieux l’observer. Le recours à l’épikie rappelle qu’une loi humaine ou une formulation de la loi naturelle n’est pas absolument contraignante dans ce sens qu’une application systématique n’est pas requise en toutes circonstances644. Il y a ici un appel au jugement prudentiel. L’idée du jugement prudentiel contenue dans l’épikie corrige l’usage de la notion de mal intrinsèque et s’en distancie. En d’autres termes, faire épikie, c’est non seulement reconnaître le fait que la formulation de la loi peut être inadaptée, mais aussi qu’on peut la corriger parce qu’elle ne peut être appliquée telle quelle sans causer un tort dans certaines circonstances. Pour que l’homme ne devienne pas esclave de la loi, la Bible nous donne plusieurs exemples qui convergent vers le sens de cette vertu d’épikie (cf. Mt 12, 1–​8 ; Mc 3, 1–​6, etc.) et qui témoignent du fait que toute transgression matérielle de la loi n’est pas moralement mauvaise. 644

Cf. B. HARING, op. cit., p. 137.

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S’il est bien compris, le recours à l’épikie, dans le cas de la contraception artificielle, peut protéger les couples contre le rigorisme et l’intransigeance d’un certain usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais et peut leur faciliter la recherche d’une justice qui va au-​delà du droit. 10° Sur le principe du double effet : d’après les défenseurs de la « morale classique », les actes intrinsèquement mauvais sont exclus du champ d’application du principe du double effet, alors que, selon Peter Knauer, les discernements sur les actes intrinsèquement mauvais sont à opérer sous l’égide du principe du double effet. Pour lui, l’application du principe du double effet traditionnel est problématique parce qu’elle présuppose l’existence des actes intrinsèquement mauvais avant même d’appliquer le discernement de la raison proportionnée. Selon Knauer, il y a nécessité d’une reformulation herméneutique de ce principe, car il n’y a pas d’acte intrinsèquement mauvais antérieurement à l’application du discernement de la raison proportionnée de l’acte à sa fin. Avant ce jugement moral, il n’y a que des biens et des maux ontiques. D’après cette interprétation, c’est la « raison proportionnée » qui est le principe premier de la théorie du double effet. Si cette raison fait défaut, l’action sera considérée comme intrinsèquement mauvaise. Considérer la raison proportionnée (finis operis) comme pierre de touche du principe du double effet, c’est accepter qu’un effet mauvais puisse être toléré si l’acte est proportionné à sa raison et que cette raison, prise dans l’ensemble de la réalité, ne sape pas la valeur qui la motive ou ne sacrifie pas, sans nécessité, d’autres valeurs. Cela étant, dans le cas des actes à double effet comme la contraception artificielle, il importe de déterminer dans quel cas un acte qui comporte un effet mauvais ou un dommage est intrinsèquement mauvais ou ne l’est pas. C’est l’aspiration au bien qui commande le discernement sous l’égide du principe du double effet. Il ne s’agit pas d’un esprit minimaliste, mais plutôt d’une bonne aspiration qui peut libérer de ce qu’il y a de douloureux et de négatif dans une loi morale, tout en cherchant à promouvoir le bien dans toute la mesure du possible. La raison proportionnée n’est pas à confondre avec l’idée de « raison importante ou raison sérieuse ». Il ne s’agit pas d’une « raison subjectiviste » ou « relativiste ». Elle ne se confond pas non plus avec ce qu’on appelle le proportionnalisme. Elle porte plutôt sur le discernement de la relation entre l’action et « sa raison ». Une raison est proportionnée

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lorsque l’action « rend justice » à sa raison ou lorsqu’elle correspond à sa raison sur le long terme et d’une façon universelle. Tenant compte de l’évolution des présupposés de la théorie du double effet que nous venons de présenter, il nous semble injustifié d’appliquer à l’analyse d’un acte la seule troisième condition du principe de l’acte à double effet (la fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais), et de ne pas tenir compte du fait que cette condition n’est qu’une application de la raison proportionnée qui, elle, est au cœur du principe du double effet. 11° Sur le déplacement terminologique : jusqu’ici, notre étude nous a montré que l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais a été prise en défaut de sens, car il n’est pas adapté à la réalité concrète, marquée par la contingence. Le recours que le Magistère fait souvent à cette expression est incapable de prendre en compte l’indépassable discernement qui doit prévaloir dès lors que l’on parle d’agir humain et de décision morale. L’idée du mal en soi est problématique lorsqu’elle évoque un « mal abstrait », sans évaluation du contexte ou encore lorsqu’elle renvoie à des actes qui causent simplement un « mal physique » ou « ontique ». Or, la détermination de la malice d’un acte ne peut se faire qu’après un jugement moral qui prend en compte les différentes conditions du sujet agissant. La moralité ne peut en effet être pensée sans lien avec la liberté, la raison, la responsabilité morale et la nature humaine avec toutes ses imperfections. L’usage de l’expression acte intrinsèquement mauvais ne permet pas d’articuler l’exigence de la norme morale avec la singularité des situations. Il ne permet pas non plus d’assumer la contingence et l’incertitude humaines. De ce fait, il oriente vers une morale désincarnée et vers une morale qui s’enferme dans une opposition entre le permis et l’interdit. Dans le cas de la contraception artificielle intraconjugale, en recourant à la notion d’acte intrinsèquement mauvais, on a tendance à confondre la volonté divine avec la forme institutionnelle de l’autorité. De plus, cette terminologie réduit unilatéralement le critère de moralité à l’objet de l’acte sans égard pour la finalité et les circonstances. Elle repose souvent sur une idée de loi naturelle identifiée aux lois biologiques innées, alors que la nature se distingue du monde biologique, même si elle en dépend. L’homme n’est pas seulement un composé purement biologique, il est aussi un être de raison, de responsabilité et d’objectifs plus élevés.

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L’expression acte intrinsèquement mauvais, appliquée à la contraception artificielle, semble poser la discipline de l’Eglise comme un ensemble de données fixées une fois pour toutes. Par conséquent, il n’y a presque plus de place pour la créativité et la pluralité dans une telle morale, parce que cette expression absolutise la norme morale sur la contraception artificielle, sans considération pour la complexité de l’agir et pour l’autodétermination des couples. Elle ne tient pas compte du rôle de la conscience, de la raison et de l’interprétation. Tenant compte des enjeux anthropologiques, éthiques et théologiques en présence, et du fait que la Tradition sur laquelle se fonde cette notion est réformable, nous concluons à l’extrême circonspection dans le recours à cette notion d’acte intrinsèquement mauvais. En conséquence, les mots étant en éthique chargés d’anthropologie, un déplacement terminologique est vivement souhaitable. Pour dissiper les équivocités et les ambiguïtés, il est préférable d’employer l’expression acte injustifiable plutôt que celle d’acte intrinsèquement mauvais. La notion d’acte injustifiable a l’avantage de faire droit à l’herméneutique et à l’exercice de la raison pratique dans le discernement éthique. Un mal injustifiable serait un mal que la raison ne peut pas justifier, c’est-​à-​dire un mal hors de la sphère de toute justification possible de l’argumentation. Il s’agirait d’un mal humainement inadmissible, qu’aucune loi naturelle et sociale, qu’aucune tradition, ni aucun principe des sciences humaines ne peuvent légitimer. En recourant à la notion d’acte injustifiable, on peut mettre en corrélation le respect des normes avec le travail de la raison, de la conscience et l’exercice de la liberté. Dans la mesure où l’argumentation ne se fonde pas sur une simple obéissance aux normes, l’usage de la notion d’acte injustifiable peut également relier l’Ecriture, la Tradition et l’expérience humaine. De la sorte, on peut honorer l’altérité (reconnaissance des particularités et des subjectivités, tout en quêtant l’universel) et faire droit à la pluralité de conduites, de normes et de systèmes de légitimation des normes. En outre, si elle est bien comprise, la notion d’acte injustifiable peut permettre de réguler au mieux l’historicité, la temporalité et la complexité systémique dans le jugement moral des actes humains. Il ne s’agit plus de juger un acte en dehors de son histoire, mais de l’apprécier en relation avec d’autres en incluant son histoire, son contexte, ses circonstances et les institutions au sein desquelles il est posé. En effet, le discernement moral ne doit pas s’opérer à partir d’un seul élément, mais à partir de plusieurs paramètres en présence.

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En définitive, disons qu’un examen attentif de la doctrine des sources de moralité nous a montré que la justification par la raison est pour l’homme la règle de la moralité ; la raison, non pas considérée indépendamment de Dieu, mais en tant qu’elle est une participation à la loi éternelle. Dès lors, toute autre définition plaçant la règle de moralité dans le plaisir ou l’utile, dans la raison seule ou dans la foi seule, dans l’objet pris en lui-​même ou uniquement dans l’intention du sujet agissant, ou même dans la volonté libre de Dieu, est fausse, parce que s’appuyant sur une conception incomplète des fondements de la moralité. 12° Quelques pistes pour prolonger la réflexion : notre travail n’a pas la prétention d’épuiser la substance de ce vaste sujet. Il ouvre des chantiers et appelle à approfondir certains thèmes laissés en suspens comme l’éthique des vertus, une meilleure prise en compte de la réciprocité du volontaire et de l’involontaire et les fins du mariage. L’apport de ces problématiques pourrait également rafraîchir le langage éthique sur notre sujet et étayer le déplacement terminologique que nous proposons. Le changement de perspective proposé en conclusion de cette étude peut s’approfondir à partir d’une éthique des vertus. « Celle-​ci invite à développer des attitudes intérieures inspirées de l’Evangile et qui prédisposent à faire le bien, d’une manière qui reste toujours à inventer en fonction des circonstances. Les vertus orientent le sujet sur un chemin de croissance vers le bien et évitent de s’obnubiler sur la seule considération des interdits et du mal à éviter »645. Dans une telle approche, on peut trouver de quoi pousser encore plus loin notre réflexion. Il s’agit de ne pas juger l’acte humain uniquement à partir de sa compatibilité (ou non) à la norme morale, ni exclusivement à partir de ses conséquences. La notion de vertu invite à réfléchir sur l’agir humain ou sur la « construction de soi ». Cette idée de vertus ne peut être invoquée que si « elle s’appuie sur une anthropologie fine qui fait droit à toutes les facultés de la personne humaine : intelligence, volonté, sensibilité, émotions, désirs, corporéité, etc. En outre, elle n’ instaure pas une dichotomie entre l’esprit et le corps (…). Elle fait ressortir aussi avec grande pertinence la place essentielle que tiennent dans la construction d’une personnalité les 645

A. THOMASSET, La responsabilité des couples face à la procréation, dans Synode sur la vocation et la mission de la famille dans l’Eglise et dans le monde contemporain. Vingt-​six théologiens répondent, Paris, Bayard, 2015, p. 213.

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divers habitus »646. La réflexion sur ces « habitus opératifs bons » doit donc tenir compte non seulement de la pluralité des visions de l’homme mais aussi des apports des sciences humaines et des théories systémiques qui permettent de clarifier ce qu’est l’habitus647. Cette démarche de l’éthique des vertus peut offrir un vocabulaire plus adapté afin de ne pas s’enfermer dans une éthique des interdits. Autrement dit, s’appuyant sur la vertu, le langage éthique ne doit pas confondre le jugement moral en situation avec le situationnisme, la relativité en morale avec le relativisme. Bien plus, il doit conjuguer les perspectives normatives, téléologiques et psychologiques, afin d’éviter une conception matérialiste, déterministe de l’agir humain (comme lorsqu’on emploie l’expression acte intrinsèquement mauvais au sens traditionnel). On ne peut y parvenir qu’en recourant à une herméneutique de la réalité et des sources de la morale. Cela implique une formation des consciences « constamment renvoyée à des cercles herméneutiques : je/​tu/​il-​elle ; sujet/​ situation/​loi ; Révélation/​loi naturelle/​conscience ; Esprit/​amour/​solidarité, etc. »648. Pour bien évaluer l’agir des couples lorsqu’ils recourent aux techniques contraceptives pour réguler les naissances, il importe en outre de prendre en compte les contingences temporelles ou spatiales qui s’imposent à eux. Parfois, ces contingences (pauvreté, ignorance, maladies, fécondité incontrôlée, difficultés de faire autrement ou d’atteindre l’idéal proposé par l’enseignement magistériel, etc.) dominent, d’une façon ou d’une autre, la liberté des couples ou la maîtrise de leurs actions et des effets de celles-​ci, bien qu’ils ne soient pas dispensés de l’effort à fournir. Pour la plausibilité et la meilleure intelligence de son discours, le moraliste ne peut se croire dispensé de la prise en compte de ces contingences. Paul Ricœur a mis en lumière cette dimension des actes humains dans son livre philosophie de la volonté649. Selon cette philosophie, les actes volontaires et libres que nous posons procèdent de nous, mais sont aussi une participation à nos propres enracinements. Sans prise en compte de cette réciprocité entre le volontaire et l’involontaire qui sont tous les

646

M.-​J. THIEL et X. THEVENOT, op. cit., p. 294. 647 Cf. Ibidem. 648 M.-​J. THIEL, Conscience, dans L. LEMOINE, E. GAZIAUX, D. MÜLLER, Dictionnaire encyclopédique d’ éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 455. 649 P. RICŒUR, Philosophie de la volonté, Paris, Aubier, 2007.

Conclusion générale

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deux composants de notre volonté, le risque est grand de tenir des propos désincarnés sur l’agir humain. Dès lors, l’appréciation d’un acte moral ne peut pas ignorer cet aspect de l’agir humain. Un acte libre ne s’évade pas du corps ou des contingences humaines. Ainsi, le dialogue entre le libre et le nécessaire est inévitable en morale. La réciprocité de ces deux éléments donne sans doute au jugement moral un aspect quelque peu complexe. Mais, en même temps, elle lui confère sa richesse. La perspective de notre thèse sur l’usage de la notion d’acte intrinsèquement mauvais interroge également le thème des fins du mariage (union et procréation). Le Concile Vatican II a mis en valeur « l’amour mutuel » en le considérant également comme fin principale du mariage et clef de l’union conjugale. En relisant GS 49–​51, on se rend compte qu’il y a une préséance de fait de l’amour sur la procréation et le Concile insiste sur la responsabilité des couples dans le choix des méthodes de régulation des naissances. En recourant à la notion d’acte intrinsèquement mauvais pour qualifier tout acte conjugal qui, par l’artifice humain, n’est pas ouvert à la procréation et ce quand bien même il aurait été pratiqué d’un cœur loyal, de façon responsable, en vue d’une « procréation à la mesure de l’ homme », ne risque-​t-​on pas de donner à penser que l’acte conjugal est institué en vue de la seule procréation ou que la procréation a préséance sur l’amour ? Or, le Concile Vatican II ouvre une vision essentiellement personnaliste de l’acte conjugal et du mariage. Comme le souligne Dominique Jacquemin, d’après la théologie du mariage présentée dans GS, « le mariage et l’amour conjugal sont ordonnés à la procréation et à l’ éducation qui constituent le couronnement du mariage. Cette finalité est confirmée au n° 50, § 1, nuancée ensuite et mise dans une perspective plus large, celle de l’ épanouissement des époux au n° 50, § 3 »650. Cela nous permet d’affirmer que la fécondité du mariage ne se mesure pas seulement dans la procréation. Le Pape François va dans le même sens lorsqu’il écrit dans Amoris laetitia : « nous devons être humbles et réalistes, pour reconnaître que, parfois, notre manière de présenter les convictions chrétiennes et la manière de traiter les personnes ont contribué à provoquer ce dont nous nous plaignons aujourd’ hui. (…) Nous avons souvent présenté le mariage de telle manière 650

D. JACQUEMIN, Vers une éthique pour la famille. Aimer, être aimé et se laisser aimer, Namur, Lessius, 2014, p. 107.

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Conclusion générale

que sa fin unitive, l’appel à grandir dans l’amour et l’ idéal de soutien mutuel ont été occultés par un accent quasi exclusif sur le devoir de la procréation »651. Le Pape invite conséquemment à une « réaction d’autocritique » et à une vision plus large de la fécondité et des fins du mariage car, pour lui, « la maternité n’est pas une réalité exclusivement biologique, mais elle s’exprime de diverses manières »652. Si cela est admis, on peut se demander si la fécondité ou « l’ouverture à la vie » ne consisterait pas aussi à rayonner d’une vie d’amour en abondance et à exercer la paternité ou la maternité responsable653 ? Notre ouvrage ouvre donc bien des perspectives : l’enjeu du juste langage en Eglise n’est pas le moindre des défis à relever.

651

Pape FRANCOIS, Amoris laetitia. Exhortation apostolique post-​ synodale sur l’amour dans la famille, Namur, Editions jésuites, 2016, n° 36. 652 Ibidem, n° 178. 653 A. DESGREES DU LOÛ, Contraception : les couples et l’Eglise font chambre à part, dans Etudes, 2015/​11 Novembre, p. 17.

Postface Cet ouvrage vient de nous offrir un beau parcours intellectuel qui, s’il semble de nos jours peu concerner les couples chrétiens, reste d’un bel intérêt pour le théologien moraliste. En effet, l’ensemble de la démarche nous a proposé une réflexion difficile relative à une thématique restant toujours délicate pour certains moralistes d’aujourd’hui ayant à se positionner au regard de certains textes du magistère, celle d’une approche éthique de la contraception artificielle en registre catholique. Il fallait oser rouvrir ce chantier ! Tout d’abord, il importe de souligner l’intérêt de la question lorsqu’on considère son caractère particulièrement délétère pour la conscience individuelle des couples chrétiens –​une qualification de la contraception comme « acte intrinsèquement mauvais » –​et ses répercussions ecclésiologiques et pastorales qui ont pu résulter cette expression ; la fuite de nombreux catholiques estimant que l’Église se trouvait « en dehors » du temps et de la vraie vie ! L’auteur a déployé clairement –​et parfois avec une intelligente prudence –​une critique du recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais et propose, en alternative, la notion d’acte injustifiable. Il donne réellement à penser mais, au regard de la pensée du pape François, tant dans Evangelii Gaudium qu’Amoris Laetitia, n’est-​ce pas s’arrêter en cours de route et ne pas assumer pleinement une position implicitement défendue : l’impossibilité, en matière de contraception artificielle entre autre, de s’en tenir à une morale de la norme et de l’interdit plutôt qu’à une éthique contextuelle, historique et subjective plus proche d’une éthique du récit de vie ? Telle est bien l’ouverture intellectuelle à laquelle nous provoque ce livre, celle d’aller plus loin, d’être plus radical certes en n’utilisant plus cette notion d’acte intrinsèquement mauvais, ni son « polissage » transposé en acte justifiable-​injustifiable pour rester au plus proche de la vie des couples chrétiens. L’auteur est certes critique mais peut-​être trop prudent.

318 Postface

Et puisqu’il a eu l’amabilité de nous permettre cette postface, honorons sa démarche en déployant certaines intuitions dont elle se trouve, de notre point de vue, porteuse. En changeant de mots, on comprend la visée légitime de l’auteur à ne pas évacuer la notion de norme, ni de ce que pourrait être un acte mauvais en soi –​ici injustifiable –​comme le fait de mettre quelqu’un à mort. Mais la reformulation suffit-​elle pour rencontrer le réel souci pastoral de l’auteur ? Lorsqu’on considère tout ce qu’il met au jour en termes de primat de l’autonomie, de la temporalité, de la conscience, ne serait-​ce pas du côté de « la pédagogie divine » remise à l’honneur par le pape François, assumant et dépassant l’horizon de la « gradualité morale » réinstaurée par le pape Jean-​Paul II dans Familiaris consortio, qu’il faudrait aller voir pour avoir, de nos jours, une parole pertinence, opératoire dans l’évaluation morale du recours intraconjugal à la contraception artificielle ? Quel serait l’intérêt de la « pédagogie divine » dans ce contexte où le terme « d’acte intrinsèquement mauvais » ne se trouve plus à l’honneur depuis les textes post-​synodaux de 2014–​2015, ni dans les écrits du pape François, ne mentionnant peu ou plus la référence à la loi naturelle pour prôner une réflexion inscrite d’abord dans le mystère du Christ et dans une « pédagogie divine » ? Cette approche ouvre, me semble-​t-​il, fut-​ ce indirectement, à une éthique du récit de vie des couples. En effet, c’est dans leur cheminement réflexif à propos de ce qui est bon pour eux que se déploie la Grâce, la présence accompagnante du Christ, plus que la norme. Un Christ accompagnant les couples en recherche, à l’image d’une Église qui accompagne, renonçant à sa posture de douane (Evangelii gaudium n° 47) : « … je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-​Christ, sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie » (Evangelii gaudium n° 49). La norme n’est pas ici abandonnée (ce qui est juste ou pas ; justifiable ou injustifiable) mais se trouve davantage inscrite dans l’horizon d’un cheminement d’abord vertueux que cherchant ultimement l’adéquation à une norme qui se poserait apriori.

Postface

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Merci à Didier Kabutuka pour sa réflexion très stimulante qui, pour bon nombre d’entre nous, montre la difficulté et l’exigence d’être conjointement théologien et pasteur. Comment assumer la tension entre être témoin du Christ accompagnant le chrétien, la chrétienne « en situation difficile » et « ce que je suis censé dire » comme théologien ? Dominique JACQUEMIN Professeur à la Faculté de théologie de l’UCLouvain et professeur associé au Centre d’éthique médicale de l’Université catholique de Lille.

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Dans la collection N° 28 – Didier Kabutuka, L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique. Sortir d’une notion ambiguë, 2022, ISBN 978-2-87574-608-5 N° 27 – Catherine Foisy, Bruno Dumons et Christian Sorrel (dir.), La mission e e dans tous ses états (XIX  –XXI  siècle). Circulations et réseaux transnationaux, 2021, ISBN 978-2-8076-1343-0 N° 26 – Daniel Laliberté & Georg Rubel (dir.), Bible – Pastorale – Didactique/ Bible – Pastoral – Didactics. “Animatio biblica totius actionis pastoralis”. «La Parole de Dieu est à l’oeuvre en vous, les croyants » (1Th, 2,13)/“God’s Word is at Work in You Who Believe”, 2019, ISBN 978-2-8076-0935-8 N° 25 – Dan Jaffé, Yaakov Teppler & Rivkah Nir (eds.), Reflections on Judaism and Christianity in Antiquity, 2021, ISBN 978-2-8076-1275-4 o N 24 – Elisabeth-Alexandra Diamantopoulou & Louis-Léon Christians (eds.), Orthodox Christianity and Human Rights in Europe. A Dialogue Between Theological Paradigms and Socio-Legal Pragmatics, 2018, ISBN 978-2-8076-0420-9 o N 23 – Jean-Pierre Van Halteren, Ces Chrétiens qui ne croyaient pas en JésusChrist. Un Christianisme appelé « Géométrie » au Moyen Âge, 2017, ISBN 978-2-8076-0225-0 o N 22 – Gürkan Çelik, Johan Leman & Karel Steenbrink (eds.), GülenInspired Hizmet in Europe. The Western Journey of a Turkish Muslim Movement, 2015, ISBN 978-2-87574-275-9 o N 21 – Dibudi Way-Way, Mission en retour, réciproque et interculturelle. Étude sur la présence chrétienne africaine en Belgique, 2014, ISBN 978-287574-188-2 o N 20 – Alexis B. Tengan (ed.), Christianity and Cultural History in Northern Ghana. A Portrait of Cardinal Peter Poreku Dery (1918-2008), 2013, ISBN 978-2-87574-114-1 o N 19 – Rik Pinxten, The Creation of God, 2010, ISBN 978-90-5201-644-3 No 18 – Christiane Timmerman, Johan Leman, Hannelore Roos & Barbara Segaert (eds.), In-Between Spaces. Christian and Muslim Minorities in Transition in Europe and the Middle East, 2009, ISBN 978-90-5201-565-1

No 17 – Hans Geybels, Sara Mels & Michel Walrave (eds.), Faith and Media. Analysis of Faith and Media: Representation and Communication, 2009, ISBN 978-90-5201-534-7 o N 16 – André Gerrits, The Myth of Jewish Communism. A Historical Interpretation, 2009, ISBN 978-90-5201-465-4 o N 15 – Semih Vaner, Daniel Heradstveit & Ali Kazancigil (dir.), Sécularisation et démocratisation dans les sociétés musulmanes, 2008, ISBN 978-90-5201- 451-7 o N 14 – Dinorah B. Méndez, Evangelicals in Mexico. Their Hymnody and Its Theology, 2008, ISBN 978-90-5201-433-3 o N 13 – Édouard Flory Kabongo, Le rite zaïrois. Son impact sur l’inculturation du catholicisme en Afrique, 2008, ISBN 978-90-5201-385-5 o N 12 – Astrid de Hontheim, Chasseurs de diable et collecteurs d’art. Tentatives de conversion des Asmat par les missionnaires pionniers protestants et catholiques, 2008, ISBN 978-90-5201-380-0 o N 11 – Alice Dermience, La « Question féminine » et l’Église catholique. Approches biblique, historique et théologique, 2008, ISBN 978-90-5201378-7 No 10 – Christiane Timmerman, Dirk Hutsebaut, Sara Mels, Walter Nonneman & Walter Van Herck (eds.), Faith-based Radicalism. Christianity, Islam and Judaism between Constructive Activism and Destructive Fanaticism, 2007, ISBN 978-90-5201-050-2 o N 9 – Pauline Côté & T. Jeremy Gunn (eds.), La nouvelle question religieuse. Régulation ou ingérence de l’État ? / The New Religious Question. State Regulation or State Interference?, 2006, ISBN 978-90-5201-034-2 o N 8 – Wilhelm Dupré, Experience and Religion. Configurations and Perspectives, 2005, ISBN 978-90-5201-279-7 o N 7 – Adam Possamai, Religion and Popular Culture. A Hyper-Real Testament, 2005 (2nd printing 2007), ISBN 978-90-5201-272-8 o N 6 – Gabriel Fragnière, La religion et le pouvoir. La chrétienté, l’Occident et la démocratie, 2005 (2nd printing 2006), ISBN 978-90-5201-268-1 o N 5 – Christiane Timmerman & Barbara Segaert (eds.), How to Conquer the Barriers to Intercultural Dialogue. Christianity, Islam and Judaism, 2005 (3rd printing 2007), ISBN 978-90-5201-373-2

No 4 – Elizabeth Chalier-Visuvalingam, Bhairava: terreur et protection. Mythes, rites et fêtes à Bénarès et à Katmandou, 2003, ISBN 978-905201-173-8 o N 3 – John Bosco Ekanem, Clashing Cultures. Annang Not(with)standing Christianity – An Ethnography, 2002, ISBN 978-90-5201-983-3 o N 2 – Peter Chidi Okuma, Towards an African Theology. The Igbo Context in Nigeria, 2002, ISBN 978-90-5201-975-8 o N 1 – Karel Dobbelaere, Secularization: An Analysis at Three Levels, 2002 (2nd printing 2004), ISBN 978-90-5201-985-7

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