La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs 9782895440666, 2895440662

750 64 675KB

French Pages 188 [189] Year 2011

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs
 9782895440666, 2895440662

Citation preview

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Crescent, René, 1949La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs ISBN 2-89544-066-2 1. Technologie – Aspect social. 2. Industrie – Aspect social. 3. Technologie et civilisation. 4. Culture technologique. 5. Recherche technique. 6. Recherche industrielle. I. Langlois, Richard, 1958- . II. Titre. T14.5.C73 2004

306.4’6

C2004-941317-1

Révision linguistique: Solange Deschênes Impression: AGMV Imprimeur inc. © Éditions MultiMondes 2004 ISBN 2-89544-066-2 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2004 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2004 ÉDITIONS MULTIMONDES 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone: (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 800 840-3029 Télécopie: (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 888 303-5931 [email protected] http://www.multim.com DISTRIBUTION EN LIBRAIRIE AU CANADA Diffusion Dimedia 539, boulevard Lebeau Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2 CANADA Téléphone: (514) 336-3941 Télécopie: (514) 331-3916 [email protected]

DISTRIBUTION EN BELGIQUE Librairie Océan Avenue de Tervuren 139 B-1150 Bruxelles BELGIQUE Téléphone: +32 2 732.35.32 Télécopie: +32 2 732.42.74 [email protected]

DISTRIBUTION EN FRANCE Librairie du Québec 30, rue Gay-Lussac 75005 Paris FRANCE Téléphone: 01 43 54 49 02 Télécopie: 01 43 54 39 15 [email protected]

DISTRIBUTION EN SUISSE SERVIDIS SA Rue de l’Etraz, 2 CH-1027 LONAY SUISSE Téléphone: (021) 803 26 26 Télécopie: (021) 803 26 29 [email protected] http://www.servidis.ch

Les Éditions MultiMondes reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Elles remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son aide à l’édition et à la promotion. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – gestion SODEC. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. IMPRIMÉ AU CANADA/PRINTED IN CANADA

Peut-être y a-t-il plus d’amour dans les métiers que dans les cœurs, plus d’amour et d’amitié dans les métiers que dans n’importe quoi au monde. P. Geraldy, L’Homme et l’amour

Ce n’est pas parce que les passions sont fortes qu’on se détourne des choses ; c’est quand on se détourne des choses que toute passion est forte. Alain, Propos

Table des matières Introduction ...................................................................................1 L’ÉCHEC FERTILE ................................................................................3 Une usine va fermer .........................................................................3 L’échec ? Connais pas !.......................................................................5 Positifs ? Positivés ? ..........................................................................7 Avant le silence et l’oubli .................................................................8 L’EXIL INTELLECTUEL .........................................................................9 Voie royale ou chemin du Roy ?........................................................9 La table d’orientation .....................................................................15 Les ponts ........................................................................................22 Errances..........................................................................................25 Stratège et « stratégiste » ................................................................26 Cœurs et crânes..............................................................................27 UNE CULTURE DE L’EXIL ? .................................................................29 Le triomphe du génie .....................................................................30 L’œuf et la poule .............................................................................34 Scientifiques et sportifs .................................................................38 Mémorisation et répétition.............................................................40 Regrets… ou agrès ?........................................................................42 Un moment, Excellence ! .................................................................50 Gâteux ou « gratteux » ?...................................................................53 On s’aime « à tout vent » .................................................................54

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Les raisons de la colère ..................................................................55 Qui mérite irrite ? ...........................................................................57 Une foi de trop ...............................................................................57 Qui ne dit mot… .............................................................................59 PÔLES DE COMPÉTENCES ..................................................................63 Idées reçues sur les chercheurs .....................................................64 Mondialistes ou « mondialisés » ?....................................................72 Le professeur et la péripatéticienne...............................................73 Les consultants...............................................................................77 Université-industrie .......................................................................83 FORCES ET GUIDES ...........................................................................87 « Poussée » ou « tirage » ? .................................................................88 Guider ou laisser faire ?..................................................................90 Bondir ou marcher ?........................................................................95 Investir ou financer ? ......................................................................97 Risquer ou tenter ?........................................................................100 La force motrice ...........................................................................104 Raisonner ou résonner ? ...............................................................115 LES ACTEURS ET LEURS RÔLES .......................................................117 Produire........................................................................................117 Produire… et penser.....................................................................121 Maintenir ......................................................................................122 Vérifier .........................................................................................128 Diriger .........................................................................................133 Idées reçues sur les patrons.........................................................137

x

Table des matières

Exploiter .......................................................................................143 Choses de la vie............................................................................146 LE DÉCOR ......................................................................................159 Une nouvelle religion ...................................................................159 Une nouvelle hiérarchie ...............................................................163 Politiques et pratiques .................................................................165 Épilogue ......................................................................................173

xi

Introduction

L

e développement industriel et technologique est aujourd’hui jugé indispensable par la plupart de nos sociétés. Il est devenu le fer de lance du progrès social, la pierre angulaire de l’amélioration de la qualité de vie, la clé de voûte de l’élévation du niveau de vie. Les conditions de ce développement peuvent être encadrées par des visions, des politiques nationales, des ententes internationales, mais, au quotidien, elles ne sont forgées, assurées, garanties que par l’atteinte d’un niveau d’excellence technologique et industrielle, c’est-à-dire par la production de biens et de services d’un excellent rapport qualité/prix. Pour atteindre ce degré d’excellence, de multiples conditions doivent être réunies, mais la plus importante est sans nul doute la suivante : il faut que toutes les personnes engagées dans le cycle de conception, de production et de vente soient compétentes. Cela s’applique aussi bien aux dirigeants qu’aux ouvriers, aussi bien aux professionnels qu’aux journaliers, aussi bien aux chercheurs qu’aux laborantins. Une telle force ne se développe pas par hasard. Cela est certain. Mais devons-nous en favoriser le développement? D’aucuns pensent que non. Ils affirment que cette force émerge toujours dans le sillage des besoins, et qu’il suffit que des gens, quelque part, désirent et demandent, pour qu’ailleurs d’autres personnes fassent et satisfassent. Réalité incontestable, mais qui ne saurait nous contenter. Modèle statistiquement correct (parmi dix produits qui sont «bons», il en est toujours un « meilleur »), mais socialement difficile à accepter, car c’est ici, chez nous, et non «quelque part dans le monde», que nous voulons voir se développer et triompher l’excellence. Pour atteindre cet objectif, nous devons veiller à ce que la technologie soit non seulement respectée et appréciée, mais aimée et,

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pourquoi pas?, adulée. Nous devons faire en sorte que la technologie ne soit plus considérée comme une suivante de la science, et l’industrie comme une servante de la technologie. Nous devons faire en sorte que tous ceux et celles qui travaillent dans nos usines, nos bureaux d’études, nos centres de recherches, soient considérés comme des élites de notre société. Quant à tous ceux qui sont, comme nous, des professionnels de la technologie, ils doivent collaborer à ce mouvement. Ils doivent accomplir, pour l’univers des technologies et de l’industrie, ce que des générations de savants et de professeurs ont accompli pour l’univers des sciences. Ils doivent, avec force, conviction et enthousiasme, faire connaître cet univers. Ils doivent en dévoiler la culture, en montrer les habitants, en exposer les zones d’ombres et de clartés. Il convient toutefois qu’ils évitent de trop généraliser, de trop « mondialiser », pourrait-on dire, leur discours, car il perdrait alors, en force d’action sociale, ce qu’il gagnerait en étendue et en pouvoir de diffusion. La technologie est en effet «vécue» de façon différente par chaque société, et chaque société ne peut se définir un modèle original de développement technologique que si elle prend conscience de ses différences et de ses spécificités. À partir de là, elle pourra choisir ensuite de les traiter, soit comme des forces, soit comme des faiblesses, comme des atouts qu’il faut renforcer, ou comme des défauts dont il importe de se débarrasser. Que le professionnel demeure un guide dans ce dernier processus, cela est possible et peut-être même souhaitable. Ce n’est toutefois pas le rôle principal que nous lui avons assigné. Deux missions donc pour les professionnels de la technologie. Dire ce qu’est la technologie et dire comment elle est « vécue », développée, transmise par la société dans laquelle ils vivent. C’est ce que nous avons cherché à accomplir.

2

L’échec fertile

C

ommençons par la fin, par l’échec de la mise en application d’une technologie. Commençons par la fermeture d’une usine.

À première vue, nos médias et nos sociétés semblent considérer la fermeture d’une usine comme une véritable catastrophe. Mais qu’en est-il vraiment ? Que font-ils, que faisons-nous lorsque les belles paroles sont oubliées, les promesses envolées ? lorsque l’indignation est refroidie, et la pitié émoussée ? Ne devrions-nous pas, dans l’ombre et le recueillement, examiner, analyser cette catastrophe pour faire en sorte que jamais elle ne se reproduise ? C’est sur cette question que nous voulons maintenant réfléchir1.

Une usine va fermer… Une usine va fermer… La trame de cette tragédie est toujours la même: public surpris, politiciens indignés, dirigeants résignés, syndicats révoltés, employés abattus… Les médias en parlent quelques jours, puis c’est le silence et, sur toute une communauté d’hommes et de femmes, la chape de l’oubli… « Notre usine va fermer !… » Vies chamboulées, chambardées, déchirées, écartelées… Nuits blanches, inquiètes et tourmentées… Jours glauques, figés dans la douleur, suspendus dans l’attente. « UNE USINE VA FERMER » Combien de fois avons-nous lu cette manchette ? Combien de fois avons-nous vu le phénomène se répéter ? N’avons-nous donc

1. L’Échec fertile est le titre d’un très beau livre de Georges Haldas, Éditions Paroles d’Aube,1996.

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

rien appris des fermetures passées? Avons-nous donc si peu retenu, si peu analysé, si peu trouvé, que cela se reproduit encore et encore? Dans toute la rhétorique sociale que génère une telle situation, on entend très peu parler de technologie. Pourtant, on peut facilement soutenir l’hypothèse selon laquelle la cause profonde de cette fermeture est d’un ordre, non pas économique, mais technologique. En effet, si cette usine avait découvert quelque nouvelle méthode de fabrication, quelque nouveau procédé qui lui aurait permis de diminuer les coûts de production et de mettre son produit sur le marché à un prix inférieur à tous ceux de ses compétiteurs, n’est-il pas certain qu’elle ne serait pas engagée dans un processus de fermeture? N’est-il pas certain qu’elle aurait même devant elle le plus radieux des avenirs ? C’est en ayant toujours présente à l’esprit cette question essentielle qu’il importe de faire l’analyse de l’échec. Car nous voulons ici rappeler que l’analyse de l’échec est toujours fructueuse. Nous voulons ici suggérer que, pour éviter de nouvelles fermetures, il importe de bien comprendre les causes profondes de celle qui se produit. Précisons qu’il ne s’agit pas de rechercher, en de vieux documents, une évidente faute de calcul, une criante déficience du raisonnement. Cela serait trop facile et, somme toute, bien inutile. En règle générale, les mécanismes de vérification utilisés par les professionnels ont permis d’éviter ce genre d’erreur. Ce qu’il faut trouver, ce qu’il importe de découvrir, c’est, en nous-mêmes, le défaut de pensée, l’insidieuse croyance, la trop belle image, la fausse analogie, tous ces petits riens qui nous ont fait glisser de la logique vers la rhétorique, du calcul vers le rêve. Un jour, après bien des analyses, nous pourrons enfin établir une véritable carte routière du succès technologique. Nous pourrons définir de nouvelles méthodes de pensée et de travail. Nous pourrons les rendre accessibles au grand public, les diffuser dans les milieux professionnels, les intégrer à la formation des étudiants. Ajoutons que c’est en 1938 que Gaston Bachelard a publié ce livre merveilleux intitulé La Formation de l’esprit scientifique: contribution

4

L’échec fertile

à une psychanalyse de la connaissance objective. Qui nous donnera, un jour, une « formation de l’esprit technologique » ? La mise en œuvre de ce processus exigera, ou plutôt exigerait une participation des entreprises qui sont propriétaires de ces usines. Est-ce possible? Les livres sont si vite fermés, les documents si vite archivés, les échecs si vite oubliés, les « responsables » si vite transférés vers d’autres défis… Qui osera regarder en arrière ? Alors même qu’on annonce déjà : « Une nouvelle usine ouvrira bientôt ses portes ! » Épilogue : Un homme savant a compris un certain nombre de vérités. Un homme cultivé a compris un certain nombre d’erreurs. Alain, Propos

L’échec ? Connais pas ! Un médecin nous a un jour prêté un livre, publié par une grande entreprise pharmaceutique, dans lequel étaient décrits et illustrés les problèmes dermatologiques dont avaient été affligés les grands écrivains des siècles passés. La vue de certaines illustrations était si difficile à supporter qu’on peut se demander si, de nos jours, ces écrivains auraient la moindre chance de devenir célèbres. Nos sociétés sont en effet devenues amoureuses de la perfection. On fait défiler, dans une atmosphère de béatitude, les plus beaux de nos citoyens, et les plus belles de nos citoyennes ; on fait des analyses poussées sur le degré de perfection atteint par nos athlètes (nous parlons ici d’analyses statistiques, pas chimiques!); on expose, on explique, on exalte les trouvailles et les découvertes de nos grands penseurs et de nos savants. Belles, trop belles images ! Beaux, trop beaux modèles ! On ne regarde, on ne veut voir que la beauté, on veut ignorer le maquillage, l’effort constant, les privations, les sacrifices, et parfois même la pathologie. Même chose pour les athlètes, on n’admire que la victoire, que le record, et l’on oublie bien vite tous ceux qui n’ont pas décroché une médaille, qui ne sont pas montés sur le podium. Quant

5

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

aux scientifiques, nous ne connaissons pratiquement que ceux qui ont décroché un prix Nobel (et encore!), et ceux qui, pour une raison ou une autre, ont été « médiatisés ». Cette longue introduction était nécessaire pour être en mesure d’extrapoler les conséquences de ce mouvement, de cette culture, aux domaines de la science et de la technologie. Commençons par la recherche. Les chercheurs ne seront récompensés que s’ils acquièrent une « visibilité », une réputation internationale. Cette attitude suscite parfois des comportements qui nuisent à la pertinence et à l’efficacité du travail. On choisit des sujets «porteurs», en évitant les problèmes difficiles, complexes, qui exigeraient un engagement à long terme; on consacre du temps, de l’énergie, à présenter, à publier des résultats préliminaires; on multiplie les «retombées» d’un travail en le publiant plusieurs fois, dans des magazines différents; on privilégie les arrimages industriels avec de « grosses » entreprises, riches et « visibles » ; on passe du temps, beaucoup de temps, à cultiver un réseau de contacts (souvent tout aussi sociaux que scientifiques), on voyage, on sollicite, on se disperse… et l’on se fie entièrement à quelques étudiants diplômés pour effectuer l’essentiel du travail. Passons maintenant à la technologie. Le premier effet de notre culture du beau, de l’efficace et du succès est de conduire les industries à occulter les problèmes les plus sérieux, ceux qui peuvent nuire à la survie à long terme de l’entreprise, pour focaliser les efforts sur des problèmes peu importants, dont la solution est presque assurée (si l’on y met, bien entendu, les ressources nécessaires). Le second, et le pire des effets, est de vouloir oublier à tout prix les échecs. Cette attitude est d’ailleurs à ce point forte qu’en bien des entreprises nul n’oserait prononcer le mot « échec » lors d’une réunion officielle. On ne dit plus que l’on a « échoué », on dit que l’on a « appris ». On ne fait pas porter le discours, ou l’analyse (si elle est faite !) sur le manque, sur le défaut, sur le vice, mais sur le bénéfice, sur l’acquisition. On choisit de voir toujours le verre « à moitié plein » et non « à moitié vide ». Il y a plus ! Non seulement ne fait-on que très rarement une analyse de l’échec, mais, lorsqu’on l’effectue, on la tient secrète, on ne la partage qu’avec les plus hauts 6

L’échec fertile

échelons du management. On ne voudrait pas, bien sûr la partager avec des compétiteurs. Dommage qu’il faille pour cela ne pas la partager du tout, même avec ceux qui auraient le plus à gagner dans ce processus, les employés de l’entreprise et les étudiants des universités. Demandons-nous maintenant pourquoi nous apprenons si peu de nos erreurs ! Nous avons trouvé un jour, dans une librairie de livres d’occasion, un ouvrage qui ne serait probablement pas publié de nos jours, puisqu’il parle des «usages de l’inaptitude». Reproduisons ici un des conseils que donne l’auteur : Nous devons nous résigner à échouer en bien des choses pour réussir en quelques-unes. Mais ces échecs ne doivent pas nous déprimer; […] ils sont la matière première de la gaieté et de la diversité, de l’humour et de l’aventure. We must resign ourselves to failing in so many things in order to succeed in so few. But these failures need not depress us; […] they are the raw material of gaiety and diversity, humor and adventure. Nicholas Samstag, The Uses of Ineptitude

Positifs ? Positivés ? On considère qu’un honnête homme doit posséder une vision équilibrée des êtres et des choses, qu’il doit percevoir, à la fois, l’avers et l’envers, le bien et le mal, le positif et le négatif. Pourquoi alors demande-t-on si souvent au professionnel de « positiver » ? Quel vilain verbe, d’ailleurs, que ce positiver ! Et comme on peut regretter qu’il soit entré dans les dictionnaires car, positiver, ce n’est pas seulement être positif, c’est refuser de voir le côté sombre des êtres et des choses, c’est être positif en tout temps, en toutes circonstances, et en tous lieux, c’est ne voir, dans le problème, que le défi, dans l’échec, que l’expérience, et dans l’erreur, qu’une insignifiante étape d’apprentissage. Positiver ce n’est pas seulement exalter la vie, c’est oublier la mort ! L’optimisme m’est toujours apparu comme l’alibi sournois des égoïstes, soucieux de dissimuler leur chronique satisfaction d’eux-mêmes. Ils sont optimistes pour se dispenser d’avoir pitié des hommes, de leur malheur. G. Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune

7

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le verbe « négativer » n’est pas dans les dictionnaires. Holà l’Académie !

Avant le silence et l’oubli… Quelque part en Europe, au début de 2003. Une entreprise vient de fermer ses portes… Avec, comme toile de fond, les grilles de l’usine fermées par une lourde chaîne, ornée d’un gros cadenas, la télévision nous présente des personnes qui ont perdu leur emploi. La mise en scène est bien conçue. Chaque personne se présente devant la caméra qui montre son visage en gros plan, puis, pendant deux secondes, pendant deux longues secondes, la personne se tait, nous regarde. Ensuite, elle décline son nom, et la fonction qu’elle occupait. L’un après l’autre, des dizaines de visages et de regards se suivent, certains révoltés, d’autres résignés, d’autres abattus. Aucun ne laisse indifférent. Mais, plus que les visages, ce sont les voix qui émeuvent. Rocailleuses, contenues, hésitantes, tremblantes ou éraillées, elles composent, par leur succession, d’étranges nénies pour la dignité perdue. Une émission parmi tant d’autres ? Et pourquoi pas une mission de la télévision ?

8

L’exil intellectuel

A

insi, des usines ferment alors que d’autres ouvrent leurs portes…

Les médias ne manquent jamais de souligner les conséquences sociales de ces événements, mais ils ne mentionnent jamais leurs conséquences technologiques. Or, il y a des conséquences technologiques ! Dans un pays si petit que le nombre d’entreprises d’un domaine donné est, sauf exceptions, fort restreint, toute fermeture d’usine, toute cessation d’activités, pose un terrible défi à tous ces spécialistes et ouvriers spécialisés qui avaient choisi de développer leurs compétences et de poursuivre leur carrière dans les secteurs technologiques concernés. Ajoutons, en aparté, que, si notre société et nos médias vantent tant la polyvalence, c’est peut-être moins par choix que par nécessité. Pour pallier cette situation, ou pour l’éviter, deux grands remèdes. Le premier est l’exil classique, et pourrait-on dire «corporel». Il est, un jour ou l’autre, toujours considéré par ceux et celles qui aspirent à devenir de grands professionnels de la technologie. Le second est l’exil « intellectuel ». Il consiste à s’éloigner de ses compétences techniques, à les renier ou à les transcender (c’est selon) pour en acquérir d’autres qui se situent, en règle générale, dans la mouvance de la gestion et de l’administration. Dans les trois chapitres qui suivent, nous allons rencontrer des personnes qui partageront avec nous à la fois leurs visions de ce problème et les stratégies qu’elles ont développées pour y apporter une solution.

Voie royale ou chemin du Roy ? Il était tard. Les moteurs ronronnaient doucement. Fidèles et discrètes, les lumières tamisées veillaient sur la cohorte des voyageurs assoupis. Sans le moindre cahot, comme s’il glissait sur une mer

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’huile, notre avion franchissait un océan de terres noires et s’enfonçait toujours plus avant dans la nuit. Dès le début du vol, nous avions lié connaissance avec Igor, jeune homme de 26 ans, ingénieur de procédé dans une grande usine de l’industrie papetière. Nous lui avions posé quelques questions. Il y avait répondu de bonne grâce. Nous avions appris quelque chose ; nous voulions en savoir un peu plus. Il avait, comme on dit, « la cravate dans le tordeur ». De fil en aiguille, nos questions devenaient plus pointues, plus précises, plus difficiles aussi. Cela semblait lui plaire. Il s’emballait et son enthousiasme était contagieux. Il parlait de «son» usine, non seulement avec compétence, mais aussi avec amour. Il la connaissait « sur le bout de ses doigts ». Il avait rassemblé cet ensemble si disparate d’hommes, de procédures et de machines, par un filet d’intelligence et de connaissance aux mailles si serrées, aux fils si tendus, que rien ne pouvait plus lui échapper. Il était comme une araignée au centre d’une toile patiemment tissée. Vers lui convergeaient les plus légères déviations aux procédures, les plus infimes ralentissements du rythme de production, les plus impalpables amorces de résistances ou de conflits. Il était « en contrôle » et, visiblement, il aimait cela. En l’écoutant, nous pensions à sa jeunesse, à toutes ces années qu’il avait devant lui pour polir, affiner, approfondir, élargir ses compétences. Il deviendrait, un jour, un très grand ingénieur. De cela, nous n’avions aucun doute. Nous voulûmes tout juste obtenir une idée de la route qu’il allait suivre. C’est pourquoi nous lui demandâmes : – « Et maintenant, Igor, qu’aimerais-tu apprendre ? » «Qu’aimerais-tu apprendre?»… En disant cela, nous avions fermé les yeux et laissé reposer quelques instants notre tête sur le sommet du siège. Il nous suffit aujourd’hui de refaire ces deux mêmes gestes pour retrouver Igor près de nous… Penché en avant, il triture nerveusement le petit verre de plastique transparent que viendra bientôt ramasser l’hôtesse, et au

10

L’exil intellectuel

fond duquel il a enfoncé l’emballage métallisé de cette poignée de cacahuètes qui nous a tenu lieu de souper. Lui naguère si éloquent, le voilà qui semble gêné, embêté, comme s’il devait confesser quelque faute. Lorsqu’il se décide enfin à parler, les mots sortent difficilement : hachés, ébauchés, entrecoupés de longs silences. – « Eh bien… voilà ! J’aimerais… apprendre… l’économie… la finance… Et puis… je veux, je vais… m’inscrire… à un programme de… MBA.» MBA ? Ah non ! pas encore ce sigle ! Combien en avons-nous vu, combien en voyons-nous encore de ces jeunes ingénieurs, dynamiques, intelligents, motivés, qui veulent eux aussi s’inscrire à ce programme de maîtrise en administration des affaires (Master Business Administration) ou, comme on dit, en bon français, à ce programme de « Mastère de management » ? En s’engageant dans cette voie, ils ne savent pas tous ce qu’ils cherchent, ces jeunes ingénieurs ; mais ils savent à peu près tous ce qu’ils refusent. Pour certains, c’est une vie si étroitement arrimée à la matière et aux choses qu’elle finit par être réglée, dictée, dominée par elles. Car, on l’a souvent dit, mais il faut le répéter : dans une usine, sur un chantier, et même dans un bureau d’études, les êtres se mettent au service des choses. Et, ces choses n’étant point sensibles, bel esprit, beau langage et belles manières trouvent rarement leur place. Lorsqu’une machine est en panne, il s’agit de réparer, et de réparer au plus vite. L’ouvrier et l’artisan sont alors les vrais maîtres. On peut voir, en de telles situations, une belle leçon d’humilité…ou une preuve d’inutilité ! C’est selon. Ce que d’autres refusent, c’est une position (ou, en tout cas, une « première » position) trop éloignée des sphères lumineuses du pouvoir. C’est une ligne de promotions (toujours « potentielles » d’ailleurs !) si longue qu’elle devient proprement inconcevable. C’est une tâche qui ne s’exerce que dans la mouvance des grandes décisions financières ou managériales. C’est une profession dont l’exercice est incompatible avec tous ces mouvements, ces revirements, cette fluidité dans l’action, cette souplesse dans la

11

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

discussion, et cette ruse dans la négociation, qu’exigent la poursuite tendue d’une carrière et la réalisation d’un rêve de progression sociale. Au fond, l’ingénieur n’est qu’un «tâcheron» (nous reprenons ici le mot qu’utilisait souvent l’un de nos professeurs) au service de la société. On ne saurait en vouloir à ceux qui veulent mieux, et qui visent plus haut ! Et puis, ce que beaucoup refusent, c’est un style de vie. Quand on fait des études pour ne pas devenir ouvrier, quand on a travaillé très fort, pendant plusieurs années, pour « s’en sortir », quand on a accepté d’être l’héritier d’un rêve familial, quand on a cultivé en soi le «désir de ne pas appartenir à la classe souffrante et vexée» (H. De Balzac, Traité de la vie élégante), il peut être insoutenable de se retrouver dans une usine ! On s’imagine mieux dans un édifice d’un «centre-ville», en costume, cravate et souliers de cuir vernis, entouré d’une bande de jeunes loups, à l’œil vif et au poil luisant. Les optimistes à tous crins affirmeront que tout cela est merveilleux, et que tous ces jeunes qui « vont chercher » un second diplôme constituent une richesse pour nos sociétés. Peut-être ontils raison, mais qu’il nous soit permis d’en douter. La véritable richesse serait dans l’échange, et nous n’en verrons les prémices que le jour où quelques jeunes diplômés du domaine des affaires se tourneront vers des études d’ingénieur. Mais ce phénomène n’est véritablement intéressant que s’il est considéré comme un symptôme, comme révélateur d’un courant très profond, caché, insidieux. C’est pourquoi nous allons examiner, dans les paragraphes suivants, quelques-unes de ses causes profondes, qui sont reliées à : 1. La culture sociale ; 2. La culture d’entreprise ; 3. La psychologie du développement ; 4. Le choix d’une orientation .

12

L’exil intellectuel

La culture sociale Parmi les personnes auxquelles notre société accorde la célébrité, on trouve plus volontiers des écrivains, des athlètes, des politiciens, des savants, des vedettes et des mannequins que des ingénieurs ou des inventeurs. Dans cette dernière catégorie, les seuls noms qui échappent à l’oubli sont ceux des fondateurs de grandes entreprises. D’ailleurs, parlant d’entreprises, on remarque que celles-ci associent rarement, dans leurs communiqués de presse, une invention ou un produit nouveau à une seule personne. On parle du dernier pneu de Michelin, de la dernière voiture de Ferrari, du dernier modèle de télévision de Matsushita, du dernier avion de Bombardier, etc. On nous dira bien sûr que ce sont là des réalisations d’équipe, et qu’il serait difficile d’identifier une personne clé. Nous devons reconnaître que cet argument n’est pas sans valeur. Pourtant, dans bien d’autres domaines – politique, sport, science même –, nous (et surtout les médias) cherchons continuellement à identifier des héros ; nous créons sans cesse de véritables vedettes. Pourquoi n’appliquerions-nous pas la même politique au domaine de la technologie ? Bien des ouvriers, bien des ingénieurs constitueraient d’excellents modèles pour nos sociétés ; bien meilleurs en tout cas que beaucoup de ceux que l’on prend actuellement.

La culture d’entreprise Les « grands patrons » des grandes entreprises nous sont désormais presque aussi familiers que les politiciens. Nous connaissons leurs salaires, admirons leurs succès, commentons leur «feuille de route», apprenons leurs méthodes de travail. Avez-vous déjà entendu dire que l’un ou l’autre de ces héros a obtenu sa position « grâce à ses talents d’ingénieur » ? Probablement jamais ! Et cela n’est que naturel, voyons ! Comme le veut une belle expression américaine: «The right man in the right place!» (la bonne personne à la bonne place). Écoutons (une fois de plus) l’argument : « Si un ingénieur passe son temps dans une usine, devant un écran d’ordinateur ou une table à dessin, c’est parce qu’il aime cela,

13

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

voyons ! Il faut donc le laisser faire ! Pourquoi le promouvoir à un échelon supérieur, là où il risquerait de se révéler incompétent ? Il vaut bien mieux le laisser là où il est!» Ainsi parle le démagogue, qui s’excuse d’ailleurs en vantant bien haut la diversité humaine, et en s’extasiant de ce que certains hommes ne semblent – à ses yeux – trouver leur bonheur que lorsqu’ils ont les deux mains dans le cambouis, et les deux pieds dans la poussière (pour ne pas nommer un autre état de la matière !). « Il n’y a point de sot métier » dit le proverbe. « Mais il y a ceux qu’on laisse aux autres ! », ajoute le cynique !

La psychologie du développement Le processus de maturation psychologique amène presque inévitablement les chercheurs et les scientifiques à réduire le temps qu’ils consacrent à la recherche et à s’intégrer plus largement dans nos sociétés. C’est ainsi que l’on voit des scientifiques de renom visitant des écoles, vulgarisant leurs connaissances, publiant des livres d’intérêt général, participant à des émissions de télévision, etc. Nous considérons, quant à nous, qu’il s’agit là d’un processus « normal », et nous ne sommes pas loin de considérer comme une curiosité un scientifique qui maintient, jusqu’à un âge avancé, un intérêt prononcé pour cette tension, cette ascèse mentale qu’exige la recherche. L’imagerie populaire associe souvent les scientifiques à de « grands enfants » et, en ceci, elle a raison. Les biologistes insistent souvent sur le caractère néoténique de l’homme. Il y aurait beaucoup à dire sur le caractère néoténique des scientifiques et des chercheurs. Vous nous croyez loin de notre propos, mais voyez bien comme nous y sommes. Vous nous accorderez que les jeunes évoluent plus rapidement de nos jours que nous le faisions jadis. Ils acquièrent plus rapidement certains goûts, se débarrassent plus vite de certains autres. Ils « passent outre » (suivant en cela le conseil de Gide) avec une déconcertante facilité. N’est-il donc pas normal que plusieurs ingénieurs s’orientent (ou se réorientent) vers des études de MBA, qui leur permettent de mieux comprendre le fonctionnement de nos sociétés et d’y participer de façon plus « visible » ? 14

L’exil intellectuel

L’analyse ci-dessus ne prétend pas être complète. Il est sans doute d’autres facteurs, dont certains relèvent d’ailleurs du domaine du non-dit… De toutes les passions humaines, la plus fière dans ses pensées et la plus emportée dans ses désirs, mais la plus souple dans sa conduite et la plus cachée dans ses desseins, c’est l’ambition. J.-B. Bossuet, Panégyrique de saint François de Sales

Le choix d’une orientation Il est difficile, pour un jeune étudiant, de choisir une orientation. Il existe tant de domaines du savoir, tant de spécialités ! Et comment bien choisir lorsque l’on est si jeune, lorsque l’on se connaît si peu ? Souvent donc, le choix initial est remis en question, soit pendant les études, soit plus tard, pendant la vie professionnelle. Parfois, il est tout simplement renié. Une autre orientation est choisie, une autre voie tracée, un autre rêve élu. Mais la réorientation n’est jamais facile. Elle demande argent, effort, motivation, ténacité. Elle est toujours vécue comme un stress, parfois même comme un drame. Le coût social de cette problématique est énorme et c’est pour essayer de le réduire que nous y avons consacré le chapitre suivant.

La table d’orientation Au fil des années, nous avons rencontré bien des étudiants qui s’interrogeaient sur leur avenir, et sur l’orientation qu’ils devaient donner à leurs études. Dans certains cas, le choix que ces étudiants s’apprêtaient, s’obligeaient à faire nous paraissait déchirant, car il existe, par exemple, d’énormes différences entre la profession de médecin et celle d’ingénieur, ou entre des études de philosophie et des études en techniques chimiques. Mais, dans d’autres cas, le problème nous paraissait anodin et, pour tout dire, quasiment «insignifiant». C’était le cas lorsqu’un étudiant nous faisait part de son hésitation entre l’électricité et la mécanique, ou entre la chimie et la physique. Nous ne pouvions alors réprimer un léger mouvement d’impatience, qui était souvent perçu et que nous cherchions alors à excuser en fournissant l’explication suivante : 15

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

« Rassurez-vous ! Le choix que vous envisagez de faire, le choix qui vous reste à faire, n’a pas l’importance cruciale que vous lui attribuez. Il est par contre un choix que vous n’envisagez pas ou que vous n’envisagez plus, soit parce que vous l’avez déjà fait il y a longtemps, soit tout simplement parce que vous ne l’avez jamais considéré. Il a peut-être été occulté par votre culture familiale, vos orientations antérieures, l’opinion de vos amis, etc. Ce choix est pourtant à la racine de tout. Ce choix, le seul qui soit d’importance, est celui que vous devez faire entre le monde des hommes et le monde des choses. Que voulons-nous dire par là ? Eh bien ! tout simplement ceci: tous les métiers, toutes les professions qui existent se rangent en deux catégories. Soit que l’on travaille avec des hommes, soit que l’on travaille avec des choses. Vous nous direz que, quoi que l’on fasse, on travaille toujours avec des hommes, et vous aurez raison. Ne vous arrêtez pourtant pas à cette trop simple objection et suivez-nous en notre pensée. Quand nous disons «travailler avec des hommes», nous voulons dire par là travailler sur ces étranges matériaux que sont les sentiments, les émotions, les motivations, les peurs et les désirs, les joies et les craintes. Pour travailler avec les hommes, il faut tout d’abord les aimer, il faut chercher à les comprendre, il faut vouloir les aider. Pour travailler avec les hommes, il faut devenir psychologue, éducateur, infirmier, médecin, avocat, manager ou représentant syndical. Il faut croire que le style est plus important que la connaissance, et que la façon de faire une chose est souvent plus importante que la chose elle-même. De l’autre côté de notre dyade, nous retrouvons celui ou celle qui travaille avec les choses. Ces choses, ce sont des appareils, des équipements, mais ce peut être aussi des programmes d’ordinateur, des listes de chiffres, des ensembles de données objectives. Et ce ne sont pas obligatoirement des choses inanimées, ce peut être aussi des cellules ou des êtres vivants. Pour travailler en étroite communion avec les choses, il faut devenir opérateur, technicien, ingénieur, laborantin, scientifique. Il faut s’intéresser aux sciences dites « exactes » ou « pures », aux mathématiques, à la physique, à la 16

L’exil intellectuel

chimie, à la biologie, etc. Il faut croire, ou aimer croire, qu’il existe une vérité absolue, indépendante de la volonté humaine. Certains domaines de l’activité humaine sont si vastes que ces deux orientations s’y côtoient. Considérons par exemple le cas de la médecine. Si vous choisissez d’exercer cette profession au sein d’une petite communauté dont vous voulez connaître intimement tous les membres, si vous désirez devenir ce « médecin de campagne » qui soigne autant les âmes que les corps, alors vous venez de découvrir que vous êtes orienté « vers les hommes »… Par contre, si vous désirez vous éloigner de la pratique d’une « médecine familiale » pour travailler sur un domaine plus précis, qui vous permettra d’acquérir une connaissance profonde du corps humain et des mécanismes de la vie, si vous vous intéressez bien davantage à la maladie elle-même, plutôt qu’à la personnalité ou au « vécu » d’un patient, alors vous réalisez que vous êtes attiré « par les choses » et vous vous orienterez vers une discipline plus pointue, pour devenir, un jour, un « spécialiste » : chirurgien, neurologue, prosthodontiste, épidémiologiste, etc. Vous trouverez la même latitude dans la profession d’ingénieur. Si vous êtes incliné vers « les choses », vous chercherez à enrichir vos connaissances et vos compétences techniques ; vous serez passionné par les défis technologiques, par la simulation numérique et le contrôle des procédés, la conception et l’optimisation de systèmes, l’élaboration et l’amélioration des structures, par la mesure et par l’analyse sous toutes les formes qu’elles peuvent prendre. Si vous êtes porté «vers les hommes», vous voudrez diriger votre avenir vers la gestion des ressources humaines, vers l’établissement et l’entretien de réseaux de communication, vers la résolution et la prévention des conflits, vers l’écoute et le service, vers le leadership, l’accompagnement ou la direction. D’autres domaines n’offrent pas, hélas! les deux termes de notre dyade « hommes – choses ». Si, étant devenu opérateur de machineoutil, vous vous apercevez que vous n’éprouvez de réel plaisir que lorsque vous discutez avec vos collègues, il est évident que vous devrez tôt ou tard faire un choix. Si, parvenu au titre de «directeur», vous réalisez soudainement que vous n’êtes véritablement heureux 17

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qu’en face de votre écran d’ordinateur et de vos listes de chiffres, vous serez un jour ou l’autre poussé, « accompagné », vers une « réorientation » de carrière ! Tout cela est bien ! Mais vous aimeriez maintenant savoir ce que vous devrez faire pour découvrir de quel bord, « hommes » ou « choses », penche votre personnalité ? La réponse est simple : apprenez à vous connaître ! Observezvous ! Sans cesse ! • Vous assistez à des cours… Préférez-vous le professeur qui maîtrise parfaitement son sujet, même s’il est un peu rude d’approche, à celui qui se montre disponible, qui accepte volontiers de vous parler, qui s’intéresse à vous ? • Vous lisez un journal… Aimez-vous y retrouver des données objectives, des chiffres, des statistiques, des cartes ? Ou préférez-vous y découvrir des témoignages, des récits d’expériences personnelles, des faits vécus ? • Vous discutez… Soutenez-vous facilement des opinions originales, tranchées, extrémistes même ou êtes vous porté à cultiver le consensus, l’accord avec le groupe ? • Croyez-vous qu’il existe des vérités absolues, ou soutenezvous plutôt que tout est relatif ? • Vous vivez dans une micro-société: famille, école, université… Êtes-vous considéré par vos proches comme étant un individu très « social » ? Êtes-vous membre de plusieurs organisations ou organismes ? Êtes-vous porté vers l’action bénévole, vers le sport en équipe ou êtes-vous plutôt solitaire, ne rencontrant que quelques amis « triés sur le volet » ? Préférez-vous vous adonner à la lecture, à la musique, au développement d’une collection ? Et enfin… la question la plus pertinente, la plus difficile aussi : • Aimez-vous persuader ? Pensez-y bien ! Si vous n’aimez pas persuader, ne vous tournez pas « vers les hommes », car un avocat doit persuader, un vendeur doit persuader, un

18

L’exil intellectuel

psychologue, un médecin, un dirigeant d’entreprise doivent eux aussi, et parfois fort subtilement, toujours persuader. Si vous n’aimez pas persuader, allez « vers les choses » car vous n’aurez nul besoin de persuader un théorème, une machine, un programme, un virus ou le grand ciel étoilé. Apprenez à vous connaître, et puis choisissez ! Et lorsque vous aurez choisi entre les hommes et les choses, ne vous tourmentez pas pour les choix secondaires. Ils pourront affecter votre carrière, votre salaire, votre vie ; jamais ils n’affecteront votre cœur, ou votre aptitude au bonheur. Si vous aimez les choses, alors vous aimez toutes les choses, et l’univers entier, de la molécule à la galaxie. Que vous deveniez alors géologue, astronome, ingénieur, mécanicien ou microbiologiste est quelque peu secondaire; dans tous ces métiers, vous serez heureux! Si vous aimez les hommes, vous aimez tous les hommes, et toutes les situations qui vous dévoilent leur cœur et leurs pensées. Ne pas savoir que choisir entre intervenant social, psychologue, ambulancier, avocat ou négociateur, combien cela semble trivial ! » Voilà ce que nous disions alors, voici ce que nous disons encore, à ceux et celles qui nous interrogent sur les orientations possibles. Au fil des années, notre raison a perçu deux routes divergentes, que n’éclairent point les mêmes astres, qui traversent des paysages différents, et qui se fondent en des horizons éloignés l’un de l’autre. Lorsque l’on arrive à l’embranchement de ces deux routes, lorsque l’on doit faire un choix, on peut se demander quelle est la plus rude ? Et quelle est la plus aisée ? Lequel de ces deux chemins est annonciateur de richesses? Lequel est le plus suivi? Lequel est le mieux connu ?… Vaines questions face à celle que Carlos Castaneda mettait dans la bouche d’un vieil Indien Yaqui : Est-ce que ce chemin a un cœur ? S’il en possède un, il est bon ; s’il n’en a pas, il n’est d’aucune utilité. […] L’un rend votre voyage joyeux, et, aussi longtemps que vous le suivez, vous ne faites qu’un avec lui. L’autre vous fait maudire votre vie. L’un vous rend fort, l’autre vous affaiblit.

19

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Does this path have a heart? If it does, the path is good; if it doesn’t, it is of no use. […] One makes for a joyful journey; as long as you follow it, you are one with it. The other will make you curse your life. One makes you strong; the other weakens you. C. Castaneda, The Teachings of Don Juan

Inversions… Avez-vous déjà rencontré : • Un médecin qui ne semble s’intéresser qu’à votre condition ou à votre maladie, sans le moindre égard pour votre personnalité, vos sentiments, votre façon de vivre et d’intégrer cette condition ou cette maladie ? • Un ingénieur qui semble avoir tout oublié des notions de science qu’il a acquises à l’université, et qui s’est tout entier tourné vers la gestion d’équipes de travail, vers le management, vers la direction d’entreprises ? • Un directeur d’usine qui ne rencontre pratiquement jamais ses employés, qui ne connaît pas leurs noms, et qui passe ses journées dans « les bureaux », au milieu d’un cercle restreint de contrôleurs et de comptables, révisant sans cesse « les chiffres » ? • Un chercheur qui ne passe plus une seule minute à étudier ou à faire des expériences, mais qui court le monde entier, qui maintient un réseau étendu de contacts, qui participe à tous les congrès auxquels il lui est possible d’assister, qui bâtit des équipes, cherche des subventions, fait rayonner son laboratoire? Probablement avez-vous déjà rencontré l’une ou l’autre de ces personnes, l’un ou l’autre de ces types de comportements. Probablement aussi vous êtes-vous interrogé sur la cause de cette scissure, de cette dichotomie que vous constatiez alors entre, d’une part, l’attitude à laquelle vous vous attendiez et, d’autre part, l’attitude que montrait la personne que vous observiez.

20

L’exil intellectuel

Si nous raisonnons à l’aide du modèle binaire que nous avons exposé, nous pouvons penser que ces personnes se sont, purement et simplement, trompées de route. Le cas est bien plus fréquent que vous pourriez le croire. On décide de son orientation à un si jeune âge, alors que l’on se connaît assez peu et, somme toute, plutôt mal, à un âge où l’on est encore très perméable aux influences de son environnement et des modes sociales. Pour qui se trompe de route, il n’est que deux solutions : revenir sur ses pas pour prendre enfin la bonne direction, ou changer de regard pour s’imaginer que l’on chemine sur la voie que l’on a manquée. Revenir sur ses pas, cela veut dire, quand on est étudiant, changer de programme d’études ; et cela est facile. Par contre, lorsque l’on travaille déjà, revenir sur ses pas est beaucoup plus difficile. On peut parfois changer de poste, mais il peut être nécessaire d’abandonner son emploi, puis de retourner aux études. Changer de regard, cela veut dire que l’on choisit de regarder les hommes comme s’ils étaient des choses, et les choses comme si elles étaient des hommes. C’est une étrange « inversion », c’est presque une perversion. On retrouve ici le médecin qui ne voit que des symptômes et des causes, le directeur d’usine pour qui n’existent réellement que les machines et les chiffres, l’enseignant tout entier concentré sur sa « matière », le scientifique qui ne cherche plus que les honneurs et l’admiration de ses pairs, et tant d’autres qui cherchent désespérément à changer les choses, en changeant le regard qu’ils portent sur ces choses… Cela est d’ailleurs terriblement efficace ! Quelle que soit la réaction que l’on choisit, plus ou moins consciemment, d’adopter, il est toujours très pénible de prendre la « mauvaise » direction. « Il faut travailler opiniâtrement », écrivait Jacques Perry, et il ajoutait: «mais ne vous trompez pas de travail!» (Vie d’un païen)

21

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Fusion… Nous avons affirmé ci-dessus que les deux routes que nous avons distinguées se fondaient en des horizons différents. On peut se demander si cela est bien vrai ou si, au contraire, elles ne se fondent pas en une seule voie. Les années nous ont fait connaître bien des gens orientés, par leur profession, vers le monde des choses qui, au mitan de leur vie, se tournaient vers le monde des hommes. Nous n’avons jamais vu l’inverse se produire. Il est certain que des exigences de formation et d’apprentissage y sont pour quelque chose. On perd vite les habiletés, les connaissances requises pour travailler avec le monde des choses : mathématiques, physique, chimie. Une fois perdues, ces connaissances ne se rebâtissent pas facilement. On acquiert, par contre et sans cesse, à chaque instant de la vie, l’expérience et la maturité qui nous rendent plus efficaces dans le monde des hommes. N’est-il donc pas naturel de voir la route des choses se fondre peu à peu dans la voie royale qui mène aux choses humaines ? N’est-il pas naturel que le savant cherche à obtenir les palmes académiques ? Que l’ouvrier cherche à devenir patron? Que l’athlète cherche à devenir entraîneur? Les philosophies orientales nous apprennent que les derniers stades d’une vie idéale devraient nous éloigner de la société des hommes pour nous amener peu à peu à la vie érémitique. La voie royale se fondrait alors dans l’univers entier. La voie qui est une voie n’est pas la voie. Lao Tseu, Tao-Te-King

Les ponts Un jeune ingénieur rencontra un jour un philosophe. Il lui demanda quelle était sa plus belle découverte. Celui-ci laissa tomber la phrase suivante: «Si tout est relatif, l’absolu par soimême se pose : c’est la relation ! » L’ingénieur n’en tira rien de plus. Le public était nombreux ; le philosophe était célèbre. Mais il n’oublia jamais cette phrase. Il y pensait souvent, et, plus il y pensait, plus il la trouvait profonde et pleine d’enseignement. 22

L’exil intellectuel

« Nul doute, pensait-il, qu’il y a là quelque profonde vérité dont je retrouve des preuves dans les domaines qui me sont familiers. Je sais, par exemple, que les propriétés des divers matériaux sont dictées par les liaisons chimiques que les atomes établissent entre eux, bien plus que par la nature profonde de ces atomes. Ces liaisons, ce sont des relations. Si je me tourne maintenant vers les êtres humains, je dois admettre qu’il est bien plus facile de comprendre et de modifier les relations qu’ils établissent entre eux que leur nature profonde, qui demeure cachée, et qui nous échappera toujours. Je trouve aussi un exemple de cette vérité dans la création de cette nouvelle branche du génie que l’on appelle le « génie industriel » car, au fond, ce n’est là qu’une application de plusieurs sciences qui existent déjà aux problèmes de l’industrie. D’ailleurs, si j’étends quelque peu ce raisonnement, je trouve que toutes les branches du génie sont dans le même cas. Les sciences fondamentales sont en nombre très limité et tout ce que l’on apprend, dans quelque branche que ce soit, c’est l’application, la relation qui existe entre ces sciences fondamentales et le domaine auquel on désire les appliquer… » Au fil des ans, sa réflexion s’étendait. Il voyait des relations partout. Dans l’amour, dans l’argent, dans la gloire même… Se pensant détenteur de quelque profonde vérité, il abandonna ses spéculations et consacra toutes ses énergies au développement de sa petite entreprise qui devint peu à peu prospère. Il avait toutefois conservé, au fond de son cœur, un tel respect pour la philosophie qu’il engagea un jour un jeune universitaire qui, avant de se réorienter vers la finance, avait obtenu un baccalauréat dans cette discipline. Peu de temps après l’entrée en fonction de ce jeune diplômé, notre ingénieur lui demanda d’effectuer une tâche qui, une semaine plus tard, n’était toujours pas terminée. Curieux de connaître les raisons de ce retard, l’ingénieur demanda des explications. Il les obtint très facilement. – « J’ai embauché un consultant », dit le jeune diplômé, qui ajouta: Et vous savez comment sont les consultants: toujours prêts à accepter des contrats et à vous fournir d’excellentes raisons pour le retard qu’ils mettent à en livrer les résultats ! » 23

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

L’ingénieur était intrigué. Avait-il affaire, en face de lui, à un exemple de maturité, de bêtise ou de paresse? Il demanda davantage d’explications et écouta la réponse : – « J’ai embauché un consultant parce que, pour moi, le plus important, c’est la relation. J’ai appris cela en lisant saint Thomas qui affirme d’ailleurs que Dieu lui-même est une relation. Voyez-vous, je pense qu’il y a toujours des gens plus compétents que moi pour résoudre un problème, alors, tout ce que je dois faire, c’est établir la relation entre notre besoin et ces spécialistes. Est-ce que ce n’est pas une bonne approche?» En écoutant cette explication, l’ingénieur avait compris beaucoup de choses. Il avait pris une décision et c’est sur un air d’autorité qu’il annonça : – « Je ne comprends pas grand-chose à votre réflexion sur la relation, mais je puis vous dire que je suis en total désaccord avec votre comportement. Où irions-nous si les machinistes, les soudeurs et les chaudronniers de l’usine pensaient comme vous? Que deviendrions-nous si les secrétaires et les programmeurs se mettaient en tête d’engager, eux aussi, des consultants ? Vous doutez de votre compétence ? Cela est bien ! Moi, je n’en doute pas! D’ailleurs, vous êtes jeune et vous avez toute la vie devant vous pour développer vos talents. Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, je vous suggérerais d’abréger le contrat de votre consultant et de faire le travail vous-même. Nous sommes-nous compris ? » Inutile de dire que le jeune diplômé ne trouva rien à répondre. Il acquiesça d’un geste de la tête, ce qui permit à l’ingénieur de mettre un point final à son explication. – «Et puis, puisque vous semblez aimer la «littérature», méditez donc cette phrase de Flaubert : Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires; on les franchit comme des ponts, et l’on va plus loin. L’Éducation sentimentale

24

L’exil intellectuel

Errances Un jeune ingénieur, un jour, réfléchit sur le verbe FAIRE. Il constata que l’ouvrier FAIT, et que le patron FAIT FAIRE. Imbu de logique, il se demanda alors: «Quel est celui qui FAIT FAIRE FAIRE ? » Il passa de longues heures, il passa des mois à réfléchir à ce problème. Un jour, il résuma toutes ses cogitations en quelques lignes : « L’ouvrier FAIT Le patron FAIT FAIRE Le stratège FAIT FAIRE FAIRE Et puis… Celui qui pourrait FAIRE FAIRE FAIRE… FAIRE… FAIRE ? In vitam æternam Ne serait-il pas un Dieu ? » Le jeune ingénieur était content de lui… Pendant les années qui suivirent, il essaya de FAIRE, et il y réussit. Il voulut ensuite FAIRE FAIRE et, comme il était juste, il y réussit aussi. Il lui fallait ensuite FAIRE FAIRE FAIRE. Cela lui prit bien du temps… Et puis un jour… Lorsque son patron lui demanda ce qu’il avait voulu qu’il lui demandât. Il eut enfin la preuve qu’il avait réussi ! Pourtant… Il ne fut heureux que quelques secondes car, se dit-il : – « Quelle preuve ai-je donc que, lorsque j’ai FAIT FAIRE FAIRE, quelqu’un ne réussissait pas à me FAIRE FAIRE FAIRE FAIRE ? »

25

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Il venait de comprendre que, pour se hisser dans la série des FAIRE… FAIRE, il faut non seulement beaucoup de travail, mais aussi beaucoup d’humilité car le vrai pouvoir ne s’exerce que sur les choses, et tout pouvoir au-delà de ce pouvoir n’est peut-être que l’expression d’une volonté, ou la volonté d’un rêve. L’ingénieur tomba donc en une profonde réflexion et, depuis ce jour, Il se contente de FAIRE Il sourit à tous ceux qui prétendent FAIRE FAIRE Il rit de tous ceux qui s’imaginent FAIRE FAIRE FAIRE. Et se répète souvent cette interrogation d’Anatole France : « Pensée, où m’as-tu conduit?» (Thaïs)

Stratège et « stratégiste » Dans un monde industriel dominé par les concepts de compétition et de compétitivité, la stratégie est une fonction indispensable à la survie des entreprises. Aucun gestionnaire n’en conteste l’utilité et, même s’il existe de nombreuses écoles de pensée, tout le monde s’entend sur les principes de base. Ce n’est donc pas quand on parle de stratégie, mais bien quand on parle de stratège que des difficultés surviennent. Le dictionnaire nous apprend qu’un stratège est «une personne habile à élaborer des plans, à diriger une action dans un but précis» (Le Petit Robert 1) mais, pour le sens commun, le stratège est beaucoup plus que cela. Il est celui qui trouve le moyen de gagner, et non pas seulement celui qui invente des moyens de se battre… et de se faire battre (combien l’histoire en a-t-elle connu de ces grands stratèges ?). Pour la plupart des gens, le stratège ne saurait être un rêveur, un songe-creux; il doit être un homme d’action, engagé dans l’action. Difficile de fondre ces deux conceptions du stratège en une seule. Il est plus facile de juxtaposer deux types d’hommes : le meneur qui décroche des victoires, et le penseur qui élabore des plans de bataille. 26

L’exil intellectuel

Retournons dans le passé. Le mot «stratège» est apparu en 1798, dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française. On y lit (p. 602) que le stratège était « chez les Athéniens, officier qui commandait les armées ». On est bien près ici du sens commun. Les Anciens ne connaissaient donc pas le sens que nous donnons aujourd’hui à «stratège»? Oh que si! Mais ils lui réservaient un autre mot, apparu dans la sixième édition de ce même Dictionnaire de l’Académie française, édition publiée en 1835. Tout à côté du mot « stratège », nous trouvons le mot «stratégiste» suivi de la définition suivante : « Celui qui connaît la stratégie » (p. 781). Nos entreprises abritent-elles plus de stratégistes qu’elles ne produisent de stratèges? Bonne question! Souhaitons, quant à nous, qu’une académie ressuscite un jour le beau mot « stratégiste ».

Cœurs et crânes Jadis, écoles, maîtres, parents traçaient aux jeunes gens une voie dont bien peu songeaient à s’écarter. On entrait alors dans un métier, dans une profession, comme on entrait en religion. Pour la vie. De nos jours, les jeunes n’hésitent pas à s’éloigner de leurs compétences de base, à étendre leur sphère d’influence, à changer de domaine. Ainsi, il nous semble que les jeunes ingénieurs sont désormais très portés vers le management. Ils remplacent souvent le verbe «connaître» par le verbe «gérer», et traduisent le verbe «savoir» par le verbe « pouvoir ». On nous dira que cette substitution dévoile une grande vérité, qu’il est bon que la conscience du savoir engendre le désir du pouvoir. « Pleins du juste orgueil que donne la conscience de savoir la vérité que le vulgaire ignore », écrivait Ernest Renan (La Réforme intellectuelle et morale de la France). « Juste orgueil »… quelle étrange combinaison ! Il nous semblait, à nous, que l’orgueil jamais ne pouvait être ni juste ni justifié. Il est vrai que les hommes, et les temps changent… Mais revenons à nos ingénieurs. Alors que nous partagions un jour l’intuition ci-dessus avec un professeur d’une faculté de sciences appliquées, celui-ci nous répondit que, globalement, notre perception lui semblait correcte. Il ajouta qu’à son avis le principal responsable de cet état de fait n’était nul autre que le programme des études. Au 27

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

fil des années, et parce qu’elle désirait former des ingénieurs davantage conscients de leurs responsabilités sociales et humaines, l’université a ajouté au programme de base, aux sciences fondamentales, tout un ensemble de cours axés vers les sciences humaines et les techniques de gestion. Or, dans le monde universitaire, quand on parle de cours, on parle de crédits, et quand on parle de crédits, on parle de temps. Ce temps étant incompressible, il a fallu, pour ajouter de nouveaux cours, effectuer des compressions, des réductions en quelques endroits. On n’a, bien sûr, jamais coupé dans l’essentiel, dans le fondamental, et les principes de base sont toujours enseignés. Cependant, sont-ils toujours aussi souvent répétés, repris, appliqués, qu’ils l’étaient jadis ? Probablement pas ! Nous semblons avoir oublié que la redondance est, pour les êtres humains, nécessaire à l’acquisition de l’information. Devrons-nous donc, un jour, ajouter une année d’études au programme des sciences appliquées ? Sans doute… Les ingénieurs d’aujourd’hui sont peut-être moins portés que ceux du temps jadis sur les sciences et la technologie. Ils paraissent en revanche plus équilibrés, plus humains peut-être, et… Qui décidera de ce qui est plus horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides? Balzac, Le Père Goriot

28

Une culture de l’exil ?

N

ous venons de voir qu’il se trouve, au Québec, bien des jeunes (et des moins jeunes) qui abandonnent leur cheminement technique ou technologique pour se diriger, ou rêver de se diriger, vers les domaines de la gestion et de l’administration. Nous avons attribué ce mouvement à une cause objective, soit les faibles niveaux de concentration et d’intégration industrielle qui existent au Québec, mais ceci n’explique pas tout. Il faut aussi tenir compte d’une autre cause, subjective celle-ci, et plus difficile à cerner. Cette cause est tout simplement la perception que notre société arbore, entretient, véhicule et transmet, vis-à-vis de tous ceux et celles qui poursuivent une carrière dans les domaines de la technique et de la technologie. Il est trop facile, trop injuste aussi, de caricaturer cette perception en employant des mots aussi chargés d’émotions que condescendance, mépris ou indifférence. Il vaut mieux prendre quelques exemples de nos comportements sociaux. Premier exemple : connaissez-vous des élèves, très performants dans le système scolaire, auxquels leur entourage ne suggère pas d’envisager une carrière de médecin ? Deuxième exemple : alors que vous pouvez citer le nom de quelques grands scientifiques québécois, pouvez-vous faire la même chose avec des ingénieurs ? avec des inventeurs ? Troisième et dernier exemple : pourquoi accordez-vous si facilement le titre de « docteur » à un médecin, et non pas (à moins que ce ne soit par une douce dérision !) à tout détenteur d’un « doctorat en sciences » ou en sciences appliquées ? Et pourquoi les salaires de ces deux «docteurs» sont-ils si différents l’un de l’autre ? Voici des sujets sur lesquels nous ne voulions écrire qu’avec «les mains gantées de prudence». Nous avons donc choisi de traiter ce sujet avec cet humour qui est, après tout, la meilleure façon d’aborder les sujets les plus graves.

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le triomphe du génie Vous venez de vous réveiller au beau milieu d’un rêve. Tête lourde, idées confuses… Vous étiez en train d’oublier quelque chose… quelque chose de très important ! Quelque chose dont vous deviez absolument vous souvenir… Mais oui, bien sûr ! La quincaillerie ! Vous deviez passer à la quincaillerie pour acheter un marteau et quelques clous. Quelques minutes plus tard, vous voilà dans le magasin où vous allez chaque semaine. Mais que s’est-il donc passé ? Il a complètement changé. Aucun des repères auxquels vous étiez habitué : ni étagères, ni étalages, ni produits ! Rien qu’une grande salle vide et un comptoir massif derrière lequel s’affairent quelques employés. Aucun client… Votre entrée n’est donc pas passée inaperçue. À peine êtes-vous entré qu’un employé vous accorde toute son attention : – Bonjour Monsieur ! Puis-je vous aider ? Le ton est amène et l’homme sympathique. C’est donc avec un léger sourire d’excuse que vous lui demandez : – Est-ce que vous vendez encore des marteaux et des clous ? Vous avez insisté sur le mot encore. Est-ce à cause de cela que le visage de l’homme s’illumine d’un grand sourire. – Nous en vendons encore, mon cher monsieur ! Nous en vendrons toujours ! Clovis (c’est le nom qui est brodé en lettres rouges sur la poche de sa blouse blanche) semble content de sa réponse. Vous l’intéressez ! Il se penche vers vous et, avec gentillesse, vous murmure à l’oreille : – Puis-je voir votre ordonnance, s’il vous plaît ? Avez-vous bien compris ? Qu’est-ce qu’une « ordonnance » vient faire dans cette affaire ? Une « ordonnance » dans une quincaillerie ? Le mot n’est-il pas réservé à la médecine ? Les questions se pressent en votre esprit: pourquoi? depuis quand? que répondre? comment? 30

Une culture de l’exil

Votre désarroi est si visible que Clovis accepte, spontanément, de vous fournir quelques explications. – Vous aimeriez sans doute que je vous rappelle pourquoi vous avez besoin d’une ordonnance ? et pourquoi cette ordonnance doit être signée par un ingénieur ? Eh bien, primo : vous avez besoin d’une ordonnance parce que c’est la loi! Secundo: cette ordonnance doit être signée par un ingénieur parce que seuls les ingénieurs ont le pouvoir de signer les ordonnances d’outillage ! Logique, n’est-ce pas ? Si maintenant vous me demandez pourquoi c’est la loi, je vous répondrai que c’est la loi parce que des études sérieuses ont démontré que, sans cette loi, la société québécoise subirait des pertes économiques, financières, humaines, spirituelles et matérielles d’une ampleur telle que sa compétitivité s’en trouverait irrémédiablement compromise… Ne dites rien ! Je sais ce que vous pensez! Vous pensez: encore une loi de plus! Et vous avez raison. Considérez toutefois que, pendant la période où il a voté cette loi, le gouvernement en a abrogé tout un tas d’autres, par exemple celle qui exigeait que certaines ordonnances de médicaments soient émises et signées par un médecin. Vous écoutiez déjà Clovis d’une oreille distraite, mais sa dernière phrase produit sur vous l’effet d’un coup de tonnerre : – Voulez-vous dire, Clovis, que certains médicaments sont désormais en vente libre ? Votre insistance sur le dernier mot fait visiblement plaisir à votre interlocuteur qui prend la balle au bond : – Une vente libre comme l’air, mon cher monsieur ! Quand on songe que jadis il fallait une ordonnance pour obtenir des antibiotiques ! Ah ! je vous dis que ces lois ont eu bien des répercussions ! Désormais, les ingénieurs gagnent beaucoup plus d’argent que les médecins. Quant aux élèves les plus doués de nos écoles, ils ne vont plus s’agglutiner devant les portes des facultés de médecine ; ils assiègent littéralement les facultés d’ingénierie. Au fond, tout cela est logique car, si 31

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

le médecin répare, l’ingénieur, quant à lui, crée. Et la création, c’est quand même quelque chose! Quand on pense que, jadis… Mais, Monsieur, vous êtes en train de vous endormir, réveillezvous, voyons ! Joignant le geste à la parole, Clovis vous secoue par l’épaule. Le voici qui vous tend trois petits livrets disposés, en sa main droite, comme les branches d’un éventail. – Vous me semblez fatigué, cher Monsieur. D’ailleurs, puisque je n’aurai pas le temps de tout vous expliquer, je vais vous remettre gratuitement un exemplaire des trois rapports gouvernementaux qui ont justifié cette nouvelle loi. Je vous suggère de commencer votre lecture par le premier rapport, qui a pour titre Les Coûts de marteau. On y trouve des statistiques étonnantes sur les pertes économiques causées par une manipulation sauvage des instruments contondants et une utilisation anarchique des clous. Tenez, le chapitre treize recense le nombre de doigts écrasés, de poignets foulés, de coudes luxés, de tendons étirés, de muscles froissés, de tympans percés et d’yeux crevés par une utilisation non idoine des divers marteaux. On y trouve également des statistiques édifiantes sur les multiples traumatismes psychologiques subis par les bricoleurs, traumatismes qui se traduisent par des crises cardiaques, des bouffées paranoïdes aiguës, des replis schizophréniques, ou encore des accès de joie délirante quand elle n’est pas mégalomaniaque. Songez aux coûts astronomiques que devait absorber notre système de santé ! Aux millions d’heures de travail qui étaient perdues ! Aux indicibles spoliations causées par tout ce travail « au noir » ! Le second rapport est intitulé Analyse de la relation entre les accidents de la circulation et la présence chez les conducteurs québécois des contusions, lésions, traumatismes et handicaps provoqués par une manipulation non ergonomique des marteaux et des tournevis. Le titre est si explicite que je n’ai pas besoin de vous fournir d’exemples.

32

Une culture de l’exil

Quant au troisième rapport, il a été émis par le ministère du Recyclage. Il va plus loin que les deux premiers puisque, comme l’indique son titre, Impacts négatifs sur la société québécoise d’une utilisation anarchique des moyens d’assemblage tels que clous, vis, punaises, agrafes, clavettes, goupilles, colles, mortaises et tenons, et cetera, il étend l’étude à toutes les pièces d’assemblage, incluant les goujons, les boulons et les écrous. Ce rapport prouvait, hors de tout doute, que le bricoleur moyen utilisait un nombre de clous, de vis et de boulons bien supérieur à celui qu’employaient des spécialistes de la mécanique, et que ces clous, vis et boulons étaient toujours, je dis bien « toujours » de taille trop importante. Vous imaginez sans peine la contrainte que cette pratique faisait peser sur l’industrie du recyclage. Comme vous pouvez le deviner, ces trois rapports ont été utilisés par l’Ordre des ingénieurs pour exiger des mesures concrètes, et pour traduire les préoccupations sociales des politiciens par l’instauration d’un processus de contrôle qui… La phrase reste en suspens. Après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de lui pour estimer si l’un ou l’autre de ses collègues pouvait entendre ce qu’il a à dire, Clovis poursuit, sur le ton de la confidence: – Mais, je parle, je parle… et je vous ennuie peut-être. Je vous laisse ces trois rapports. Revenez donc me voir lorsque vous aurez votre ordonnance. Et puis, un petit conseil: allez donc voir un ingénieur du groupe Nail & Clou. Voici bien une suggestion à laquelle vous ne vous attendiez pas, et dont vous voulez comprendre la raison : – Et pourquoi donc ? Pauvre Clovis ! Il est sidéré par votre ignorance ! – Mais parce que vous voulez des clous, voyons ! Je vous rappelle qu’à la suite de la promulgation de LA loi l’Ordre des ingénieurs a connu un véritable schisme, et s’est scindé en plusieurs factions. La principale, dont la firme Nail & Clou fait

33

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

partie, milite pour un usage plus répandu des clous. C’est la faction la mieux organisée et la plus dynamique. Elle s’est attirée l’estime du public en lançant une campagne publicitaire qui montrait, sur de grandes affiches blanches, quatre clous, accompagnés du texte suivant: «Et clou, et clou, et clou, et clou… il est des nô..ôtres ! » La seconde faction se dévoue à la défense des vis. Elle s’est fait connaître en lançant un débat linguistique autour de l’homonymie vis – vice, débat qui s’est retourné contre elle. Une troisième faction réclamait un usage universel des colles et de la soudure. Elle connut tout un flop ! Il faut dire qu’avec son slogan, « Vive les colles ! », elle ne pouvait pas aller bien loin. Je pourrais également vous parler de ce petit parti d’allégeance maoïste qui prônait, quant à lui, un retour aux mortaises et aux tenons, mais tout cela nous entraînerait trop loin. Le plus important, c’est que le monde, je dis bien LE MONDE ! s’ouvre enfin aux bienfaits de l’ingénierie. Oui ! Le monde se réveille !… se réveille… se réveille… réveille… Devant vous, le visage de Clovis s’estompe peu à peu, alors que toute votre attention est captée par une vigoureuse secousse que vous venez de ressentir sur votre épaule gauche. Quelqu’un vous touche; essaie de vous dire quelque chose. Une femme! Vous sentez, vous savez que c’est une femme ! Mais que dit-elle ? – Réveille ! Réveille-toi, Georges ! Georges, réveille-toi ! Vous ouvrez les yeux sur un beau visage aux yeux inquisiteurs. Votre épouse ! – Voyons, Georges, réveille-toi! À quoi rêvais-tu donc! Il faut que tu ailles travailler! Ah! si, au lieu d’un ingénieur, j’avais épousé un médecin…

L’œuf et la poule Réunis autour d’une bonne table, trois chercheurs s’indignaient de ce qu’en leur pays aucune entreprise ne fabriquât les produits dont ils cherchaient à comprendre et à améliorer les performances.

34

Une culture de l’exil

– «Rien d’étonnant à cela, dit le premier, personne ici ne connaît la structure intime de ces produits, et personne ne maîtrise les procédés qui sont utilisés pour leur fabrication. Les investisseurs ont beau disposer de milliards de dollars, que peuvent-ils donc en faire s’ils ne savent où aller, ni comment y aller ? Ne rêvons pas ! Si nous désirons voir un jour un nouveau secteur industriel prendre naissance en notre pays, il faut sans tarder commencer par la formation. Il nous faut expliquer ce que sont ces produits, comment ils fonctionnent, et pourquoi ils doivent posséder telle et telle caractéristique. Il nous faut aussi comprendre, et faire comprendre, les procédés qui sont utilisés pour leur fabrication. Quels en sont les principaux paramètres de contrôle et quelles sont les influences exactes de chacun de ces paramètres. Si nous faisons cela, il est inévitable qu’un jour où l’autre une nouvelle industrie voie le jour. » – « Fort bien !, dit le second, mais vous oubliez que nos institutions d’enseignement dispensent une formation qui est adaptée à la société telle qu’elle est aujourd’hui, et non telle qu’elle pourrait être demain. Qui acceptera de soutenir et de financer, pendant des années, un programme qui ne sera pas étroitement arrimé aux besoins immédiats du milieu industriel? Qui embauchera les finissantes et les finissants de votre programme ? Non ! voyez-vous, ce n’est pas par la formation qu’il faut commencer, mais par le transfert technologique. Il suffit d’attirer chez nous quelque entreprise étrangère qui fabrique déjà ces produits. Nous avons ici de l’électricité à bon marché, de l’eau, de grands espaces, une main-d’œuvre diligente et, ce qui ne gâte rien, une monnaie plutôt faible. » – «Je doute que l’on arrive si facilement à attirer une entreprise étrangère, rétorqua le premier. En s’installant dans notre pays, cette entreprise devra embaucher, et qui pourra-t-elle embaucher si nos écoles n’ont pas formé le personnel spécialisé dont elle a besoin ? Je crois que nous entrons ici dans un cercle vicieux : sans éducation, pas d’entreprise ; et, sans entreprise, pas d’éducation. Comment pourrions-nous donc en sortir ? »

35

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

– « Mais, par la culture, répliqua le troisième. Premièrement, laissez-moi vous confier que je ne crois pas que l’éducation soit la plus grande force créatrice d’entreprises. Ce n’est pas parce que l’on sait faire que l’on fait, et ce n’est pas parce que l’on est savant que l’on devient entrepreneur. En règle générale, une personne ne se lance pas dans les affaires parce qu’elle a reçu une formation technique, parce qu’elle a suivi quelques cours d’entrepreneuriat, ou de gestion, ni même parce qu’on lui offre de faciliter son démarrage en mettant à sa disposition des capitaux ou des services. Un individu se lance parce qu’il possède quatre caractéristiques, quatre qualités : un rêve, un modèle, une culture et une bonne confiance en ses capacités. Je n’insiste pas sur la nécessité d’avoir un rêve, cela semble aller de soi. J’insisterai un peu plus sur l’exigence d’un modèle. Ce modèle peut être d’origine familiale ou sociale. Dans le premier cas, c’est un parent, un proche, un ami qui possède ou gère une entreprise, ou qui, plus simplement, travaille dans un secteur d’activité, y voit des possibilités et partage sa vision. Dans le second cas, le modèle peut être réel ou virtuel; réel comme le fondateur d’un empire industriel ; virtuel comme le héros d’un livre, d’un film ou d’une série télévisée. Venons-en à la troisième condition : la culture. Cette culture comprend, bien sûr, un certain nombre de connaissances, mais ces connaissances ne sont pas seulement d’ordre technique. Elles recouvrent des domaines aussi divers que les achats, la gestion de la production, l’embauche du personnel, la vente, le marketing, etc. On peut connaître, par exemple, un ensemble de fournisseurs, une liste de clients potentiels ; on peut posséder un bon réseau de contacts et pouvoir compter sur quelques amitiés ou quelques relations. On peut aussi connaître le coût de chaque opération qu’il faut effectuer sur un produit, et avoir quelques idées sur la meilleure façon de gérer et de réduire ces coûts. On peut, et c’est encore plus important, connaître de façon intime les besoins et les attentes des clients. Toutes ces connaissances ne s’acquièrent pas facilement «sur

36

Une culture de l’exil

les bancs d’école », mais se gagnent chaque jour, et de façon presque inconsciente, lorsque l’on est totalement immergé dans le milieu concerné, et dans la culture qu’il a développée. J’insiste sur le fait que les connaissances techniques sont très utiles et que, par exemple, connaître la machine qui offre la meilleure performance, la matière première la plus facile à travailler, le bagage d’expérience nécessaire aux machinistes, constitue déjà un avantage compétitif appréciable, mais je voulais également insister sur le fait que ces connaissances techniques ne sont pas suffisantes. Ceci m’amène d’ailleurs à la dernière qualité que possède un entrepreneur, et qui est la confiance en ses capacités. Cette confiance ne se développe pas du jour au lendemain. Elle se bâtit progressivement, par la pratique et l’accumulation de petits succès. La confiance dont je parle et dont a besoin l’entrepreneur est une conséquence de la maîtrise d’une certaine culture. Je termine ici mon petit discours. Des questions ? » – « Dis-nous donc maintenant, demanda le premier, comment l’on peut développer une culture à partir de rien, parce que je te rappelle qu’il n’y a, par ici, aucune entreprise qui fabrique les produits que nous étudions. » – «C’est évidemment la question la plus difficile et je ne saurais prétendre y répondre parfaitement. À mon avis, seul un gouvernement dispose de suffisamment de ressources et de pouvoir pour créer une culture technologique à partir de rien. Quant à savoir quelle est la meilleure route à suivre pour atteindre cet objectif, je ne saurais le dire. La meilleure façon pour nous d’aborder ce problème est peut-être de faire une analogie. Tenez, essayons de faire une analogie avec la diffusion d’une langue nouvelle. Que ferait un gouvernement qui déciderait d’implanter une nouvelle langue sur son territoire? Il établirait des relations avec les pays où l’on parle cette langue, faciliterait les échanges, les séjours prolongés, l’émigration. Il introduirait l’apprentissage de cette langue dans

37

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

les programmes d’éducation, et renforcerait l’apprentissage de la langue par l’acquisition de connaissances sur les pays où l’on parle cette langue, sur leur histoire, leur géographie, leur culture. Ensuite, il est probable que ce gouvernement créerait quelques instituts linguistiques, encouragerait les initiatives qui iraient dans la direction choisie, participerait à l’émergence de modèles sociaux. Sous l’impulsion de ce gouvernement, les médias, les institutions d’enseignement, etc., emboîteraient le pas. Qu’en pensez-vous?» La réponse n’était pas facile et, pendant quelques secondes, les deux chercheurs demeurèrent silencieux, soupesant le modèle de leur collègue. Ils semblaient toutefois du même avis, ce que traduisit le premier en suggérant : – « Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela ! » Celui qui avait proposé le modèle partit d’un grand éclat de rire. – Vous avez bien raison. C’est Arthur de Gabineau qui écrivait : « Les idées sont des carrefours d’où descendent une grande quantité de routes fort divergentes » (La chasse au caribou).

Scientifiques et sportifs Imaginez la scène… L’équipe nationale de boxe avait invité le professeur X, scientifique mondialement connu pour ses recherches dans le domaine de la chimie, à donner une conférence ayant pour titre : « Sportifs et scientifiques : mêmes défis. » Pendant plusieurs heures, ils ont écouté, avec respect et recueillement, le docteur X leur parler de son travail et de ses rêves. Ils furent vivement intéressés par la description de la discipline quotidienne à laquelle il se soumettait, chaque jour et depuis de longues années, afin de maîtriser toutes les compétences nécessaires à ses recherches. Ils furent émus lorsqu’il leur confia ses doutes, lorsqu’il évoqua devant eux les nuits blanches passées à revoir les hypothèses, à reprendre chaque détail des calculs, à supputer les diverses interprétations des données. Ils furent bouleversés lorsque,

38

Une culture de l’exil

sur le ton de la confidence, il leur parla de la solitude de celui dont le travail consiste à remettre en cause les théories existantes, à devancer ses collègues et à essayer d’aller plus loin que ses prédécesseurs. Bien des larmes coulèrent lorsque, pour leur donner une vision juste des joies et des peines qu’il avait rencontrées, il commença par leur rappeler la confiance que lui avaient témoignée ses parents, les encouragements qu’il avait reçus de ses maîtres, la reconnaissance obtenue de ses pairs, puis, lorsqu’il continua en leur parlant avec sincérité de la compétition acharnée entre les laboratoires, des sarcasmes de certains collègues et, chose douloureuse entre toutes, des doutes parfois émis par ceux qui étaient les plus proches et les plus chers. Vers la fin de son exposé, il souleva l’enthousiasme lorsqu’il partagea avec eux son amour de la science, les joies du travail en équipe, la richesse de la vision du monde dévoilée par ses travaux… Cette scène, qui sort tout droit de notre imagination, n’est pas vraiment ridicule; elle est même concevable. Pourtant, nous n’avons jamais entendu parler d’une telle rencontre, d’un tel échange. Pourquoi alors faut-il donc qu’à l’inverse tant de gestionnaires invitent des sportifs de haut niveau à les stimuler, à les motiver et à insuffler une énergie nouvelle à tout leur personnel ? Par quelle étrange perversion d’une parité sociale, par quelle mystérieuse rupture d’une symétrie humaine, en sommes-nous arrivés à une telle situation ? La première raison, à laquelle nous souscrivons volontiers, c’est qu’il est beaucoup plus agréable de voir sur une scène un sportif jeune, beau et dynamique, qu’un scientifique plus âgé, souvent introverti, moins à l’aise sous les feux de la rampe. (On peut d’ailleurs se demander si les sportives n’obtiendraient pas davantage de contrats que leurs collègues masculins.) La gloire ne s’obtient pas au même âge dans les deux domaines, celui de la science et celui du sport ! La seconde raison, c’est que les sportifs ont été, de tous les temps, considérés comme des demi-dieux alors que le savant a souvent été regardé avec méfiance et suspicion. À eux le jour et la lumière éblouissante des stades ; à lui la nuit et la pénombre des 39

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

officines ! À eux la simplicité du défi ; à lui la complexité des méthodes ! À eux, la création fulgurante de l’exploit ; à lui les lentes maturations, les patientes recherches! À eux l’instantanéité, la reconnaissance immédiate de la valeur ; à lui la lenteur des vérifications, des validations, des reproductions ! À la lumière de tout ce que nous venons de constater, il est facile de comprendre pourquoi les gestionnaires n’invitent pas les scientifiques. Il n’en demeure pas moins toujours aussi difficile de saisir pourquoi ils invitent des sportifs. Pensez-y bien ! La gestion d’une usine ou d’une entreprise n’a pas grand-chose de commun avec une course de cent mètres, l’escalade du K2 ou le ski de fond. La différence la plus profonde se situe dans les objectifs. Le sportif travaille pour lui-même et sur lui-même alors que le gestionnaire travaille pour les autres et sur les autres. Le sportif veut, le sportif doit devenir « parfait ». Le gestionnaire est toujours pardonnable de ne l’être pas si ses actions et son attitude motivent les autres et les poussent au dépassement. Quelques théologiens disent que le divin empereur Antonin n’était pas vertueux; que c’était un stoïcien entêté, qui, non content de commander aux hommes, voulait encore être estimé d’eux; qu’il rapportait à lui-même le bien qu’il faisait au genre humain ; qu’il fut toute sa vie juste, laborieux, bienfaisant, par vanité, et qu’il ne fit que tromper les hommes par ses vertus; je m’écrie alors: «Mon Dieu, donnez-nous souvent de pareils fripons!» Voltaire, Dictionnaire philosophique

Mémorisation et répétition Lors d’une compétition sportive, les commentateurs ne manquent jamais d’attirer l’attention du public sur la persévérance de l’athlète. Ils insistent sur le caractère répétitif des entraînements ; ils soulignent le nombre incroyable de fois que le geste, l’enchaînement, la figure ont dû être, au fil des années, exécutés, repris, répétés, avant qu’il soit possible d’atteindre un tel degré d’automatisme, d’aisance et de perfection. Combien de milliers de fois a-t-il fallu recommencer ce plongeon, cette figure de patinage, cette feinte à l’épée, ce départ de course, cette passe du ballon ? Acceptée, codifiée, admirée, une telle discipline nous semble aujourd’hui « naturelle ». Elle s’impose

40

Une culture de l’exil

à nous avec une telle évidence que l’on blâmerait sans retenue celui ou celle qui prétendrait atteindre les plus hauts niveaux sans s’y soumettre. Par contre, dès que l’on quitte le domaine des performances physiques pour s’introduire dans celui des performances intellectuelles, dès que l’on entre dans le domaine de l’éducation, nous appliquons de tout autres standards. Faire reprendre à un élève vingt fois le même calcul, alors qu’il était bon la première fois, quelle horreur ! Essayer de lui faire répéter une démonstration mathématique encore et encore, et de plus en plus vite, jusqu’à ce que sa mécanique intellectuelle atteigne un degré d’automatisme et de fluidité semblable à celui d’un escrimeur ou d’un judoka, quelle inadmissible torture ! Quelle perte de temps ! Quel risque pour la créativité ! Lui faire apprendre par cœur des poèmes, des dates, des cartes géographiques ou des formules mathématiques, quel triste retour à des méthodes « antédiluviennes » ! On allègue que la mémorisation est inutile, que le livre est toujours disponible et qu’il suffit de savoir où retrouver ces informations. Cela est vrai, mais il est également vrai que, lorsque l’on en a besoin, le livre est souvent bien loin. Ajoutons que les autres hommes nous jugent à la vitesse de l’éclair, qu’ils nous qualifient d’intelligents pour avoir utilisé, au bon moment, une méthode de résolution de problème, et d’érudits pour avoir été capables de citer, au pied levé, un passage d’un livre. Cette admiration est-elle sincère? Pas toujours! Chez les ambitieux, elle sert de masque à un jugement sans appel et à quelque secrète condamnation. Comment motiver, comment utiliser un homme qui trouve plaisir à faire vingt fois le même chemin et à revenir sans cesse sur ses brisées ? La véritable intelligence étonne toujours les ambitieux, elle les offense parfois ; la mémoire les rassure, l’automatisme les apaise ! C’est peut-être parce qu’elle a voulu produire un homme libre, capable de rêver et de vouloir que l’éducation s’est éloignée de tous ces automatismes. C’est peut-être pour cela que les tyrannies encouragent les exercices de mémoire. Relisons un passage du livre Farenheit 451 de R. Bradbury.

41

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Instituez des concours dont les prix supposent la mémoire des paroles de chansons à la mode, des noms des capitales d’État ou le nombre de quintaux de maïs récoltés dans l’Iowa l’année précédente. Gavez les hommes de données inoffensives, incombustibles, qu’ils se sentent bourrés de «faits» à éclater, renseignés sur tout. Ensuite, ils s’imagineront qu’ils pensent, ils auront le sentiment du mouvement, tout en piétinant. Et ils seront heureux, parce que les connaissances de ce genre sont immuables. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie à quoi confronter leur expérience. C’est la source de tous les tourments.

Pourtant… Pourtant, lorsque nous assistons à la performance d’un musicien, d’un sportif, d’un acteur, d’un acrobate ou d’un calculateur prodige, nous sentons que la mémoire y prend quelque part, et que cette part est digne d’éloges, d’envie même ! Aurions-nous donc, comme on le dit si plaisamment, « jeté le bébé avec l’eau du bain » ? Peut-être ! Devrions-nous revenir quelque peu en arrière ? Sûrement! Les «dictées» de Bernard Pivot et quelques nouveaux jeux télévisés sont-ils, d’une nouvelle orientation, prémisses et prémices? Terminons là notre propos ! Nos enseignants méditent déjà sur ces choses. Un dernier mot toutefois : Mnémosyne, déesse de la mémoire, était aussi la mère des muses…

Regrets… ou agrès ? √

Approximation

Avant l’avènement des calculatrices électroniques (les «calculettes» des dictionnaires), savoir faire un calcul approximatif était un art en lequel brillaient de nombreux ingénieurs. Cela n’était pas facile, mais il semblait alors tout naturel d’apprendre par cœur des tas de nombres, des constantes physico-chimiques et des astuces de calcul dont les fondements arithmétiques étaient parfois fort complexes. C’était le temps où les méthodes de calcul mental faisaient florès, et où des poètes s’échinaient à versifier le nombre pi. Cet art de l’approximation est maintenant disparu. Les calculettes et les programmes d’ordinateur effectuent très rapidement des calculs exacts, et cela est bon. La mémoire ne se surcharge pas inutilement. Pourtant, cet exercice avait quelque chose de bon. Il formait le jugement.

42

Une culture de l’exil



Brouillon

Difficile de concilier le nom et l’adjectif, vu qu’on ne saurait l’être quand on en fait. C’est du moins ce que pensaient nos maîtres. Mais, puisque le langage a toujours raison, il convient de creuser plus profond. Pour réconcilier le nom et l’adjectif, il faut supposer que nous n’aimons pas les brouillons; que nous n’aimons pas voir ces feuilles couvertes de ratures, d’ajouts et de signes de toutes sortes, qui étalent, qui révèlent, qui dévoilent et le laborieux travail de la raison, et ses hésitations, et ses égarements. Nous préférons penser que la vérité naît en un éclair. Nous aimons bien davantage le génie que le travail. Moralité ? Pourquoi s’exposer en disant faire un brouillon ? Ne vaut-il pas mieux prétendre que l’on travaille sur une ébauche, sur un texte qui devra être modifié, révisé, corrigé, validé, que sais-je encore? Que l’on produit un premier jet, que l’on enregistre quelques idées, etc. ? Les esprits moralisateurs affirmeront que nier ou cacher l’existence du brouillon constitue, en quelque sorte, une injustice. Ils n’auront pas tort. Sauf que… Quand on doit diriger des enfants ou des hommes, il faut de temps en temps commettre une belle injustice, bien nette, bien criante: c’est ça qui leur en impose le plus! Marcel Pagnol, Topaze



Buvard

Naguère, lorsque l’on écrivait à l’aide d’une plume de fer trempée dans un encrier, le buvard était, sous la main gauche, comme la targe des anciens chevaliers. Il avait pour fonction de protéger les longues, et rondes, et belles lettres, des sursauts du porte-plume, des épanchements sournois de l’encre, des traîtrises que recelait la texture du papier, ainsi que de ces regrettables, et ô combien regrettées, fautes d’inattention que commettait sans cesse notre jeune âge.

43

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Après avoir calligraphié une belle ligne, nous avions appris à la recouvrir d’un buvard que nous lissions ensuite plusieurs fois de la tranche de la main droite, faisant bien attention à le conserver immobile. Parfois, désireux d’observer les conséquences de cette pratique (et secrètement heureux d’en évaluer l’utilité), nous retournions le buvard. Espérions-nous y trouver une image miroir du texte que nous venions d’écrire? Nous ne saurions l’affirmer. Nous reviennent toutefois en mémoire notre surprise et notre déception lorsque nous constations que tout ce qu’il offrait à nos regards n’était qu’un indescriptible désordre, un étrange patchwork de signes duquel émergeaient des alignements de taches, des ébauches de mots, des éclats de lettres qui nous laissaient rêveurs. Quel était donc le lien entre cette étrange image et tous les textes sur lesquels le buvard avait été appliqué? Poursuivant cette rêverie, nous nous demandons aujourd’hui si le cerveau humain n’est pas, comme le buvard de naguère, incapable d’acquérir une vision objective de la réalité. Arides pensées, sur une grande misère… Une consolation toutefois. Après avoir essayé de déchiffrer ce chaos de signes, nous restions songeurs, comme hypnotisés par l’étrange beauté qui se dégageait de ce désordre ; désordre né de l’ordre, et de la volonté de l’ordre! Nous ne pouvions, à cette époque, exprimer pourquoi ce buvard nous inspirait autant de respect. Nous le savons aujourd’hui. C’est parce qu’il y avait là, sur cette pauvre surface, étalée devant nous, mais non point révélée, une histoire, une merveilleuse et mystérieuse histoire : celle de nos apprentissages.



« Cerdoristique »

L’évolution des sciences et des technologies est jalonnée d’expressions et de mots désormais oubliés, ou bien près de l’être. Qui connaît encore l’alcahest (le solvant universel) des alchimistes? l’arbre de Diane (une forme de cristallisation) ? le phlogistique (un principe calorique)? l’acide ziziphique (extrait du jujubier)? la malte (une sorte de ciment)? le tournesol en drapeaux (un colorant)? ou le zymosimètre (un appareil pour mesurer le degré de fermentation)?

44

Une culture de l’exil

Il y a là un formidable dictionnaire, auquel nous voulons aujourd’hui ajouter le mot «cerdoristique», tel qu’il fut défini par Léon Lalanne: M. Ampère a désigné sous le nom de cerdoristique industrielle, […] l’ensemble des principes et des procédés au moyen desquels on peut se rendre compte des profits et des pertes d’une entreprise en activité, et prévoir ce qu’on doit attendre d’une entreprise à tenter. Il y a là toute une science nouvelle que l’on doit regarder plutôt comme à créer que comme s’appuyant sur des bases solides. Essai philosophique sur la technologie, 1840

Le sujet qu’aborde cette définition est si moderne, et si pertinent, qu’on peut se demander pourquoi le mot cerdoristique est sombré dans l’oubli… Mystère…



Conversation

On oublie souvent que l’une des plus puissantes méthodes d’apprentissage n’est pas la lecture, mais la conversation. On enseigne la lecture, mais enseigne-t-on le bel art de la conversation ? Apprend-on suffisamment aux élèves à écouter ? À questionner ? À discuter ? À argumenter ? Montaigne aimait la conversation, et de cette conversation – qu’il appelait conférence –, il écrivait : Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conférence […]. L’estude des livres, c’est un mouvement languissant et foible qui n’eschauffe point ; là où la conférence apprend et exerce en un coup. Essais, III, VIII



Corvées

À une époque qui n’est pas si éloignée de la nôtre, les professionnels des sciences et des technologies passaient un temps proprement incalculable à effectuer des tâches triviales comme dessiner une projection axonométrique, fabriquer un modèle de structure moléculaire, analyser un spectre de rayons X, calculer un polynôme de degré élevé, additionner des colonnes de chiffres, tracer une courbe complexe, etc. Tout cela sans parler du temps passé à bâtir de l’équipement expérimental, à étalonner des appareils de mesure, à enregistrer « manuellement » des données, etc. 45

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Aujourd’hui, avec les ordinateurs, les logiciels et les appareils de toutes sortes, la plupart de ces tâches, de ces corvées ont été éliminées, ou sont effectuées de façon presque insensible. On en vient à considérer comme inutiles tous ces menus travaux et à se demander quel bénéfice pouvaient bien en tirer ceux qui les effectuaient… Une réponse se trouve peut-être dans cette réflexion de Marcel Aymé : Il y a toujours intérêt à examiner un problème difficile, s’agit-il de complications sentimentales, à travers la besogne du moment. Le travail est pour un homme une sorte de déroulement de soi-même, une méditation qu’il projette à l’extérieur et qui se noue aux choses et aux événements. Bien travailler, c’est bien vivre. La Belle Image



Didactique

Sans l’avoir jamais vu, nous croyons que le vortex (tourbillon) créé par un évier ou une baignoire qui se vide tourne en des sens opposés dans les hémisphères nord et sud, et cela est faux ! Sans l’avoir jamais vu, nous ne croyons pas qu’il puisse exister, en Amazonie, un petit poisson1 qui pénètre parfois dans l’urètre des baigneurs imprudents (et incontinents), et cela est vrai ! Pourquoi donc croyons-nous si facilement certaines erreurs, et si difficilement certaines vérités ? Un des plus grands défis de la didactique des sciences se trouve là !



Écran

Jadis, objet qui nous séparait du monde extérieur. Aujourd’hui, objet qui nous y relie.

1. Le petit poisson dont il est question ci-dessus est le Vandellia cirrhosa. Il représente l’une des 2 500 espèces de l’ordre des Siluriformes et est plus connu sous le nom de Candiru. Soulignons que l’importation de ce petit monstre est, dans la plupart des pays, interdite, et que cela est heureux. Imaginez que, s’échappant d’un aquarium, il colonise nos rivières… Nous aurions alors parfois, après la baignade, un chat dans la gorge, et un poisson-chat… ailleurs !

46

Une culture de l’exil



Érudition

On l’admire, mais de loin, et sans vouloir la cultiver. Peut-être parce qu’on pense qu’elle est le résultat d’un don de mémoire, alors qu’elle n’est que le fruit d’un immense travail. Au fait… Ne sommes-nous pas portés à qualifier de « savant » quiconque sait ce que nous aimerions savoir, et « d’érudit » quiconque détient un savoir que nous jugeons de peu de valeur ?



Image

Quand bien même elle serait irréaliste, et ridicule, l’image reste le plus fort moyen mnémotechnique qui soit à notre disposition. Un exemple? Les géologues ont inventé, pour retenir l’échelle de dureté des minéraux, une image étrange, associée à la phrase suivante: «Ta grosse cousine Florence a au cul trois crottes dorées.» Dans cette phrase, la première lettre de chaque mot est destinée à rappeler le nom d’un minéral : T pour talc, G pour gypse, C pour calcite, et ainsi de suite jusqu’à D pour diamant (le talc étant le minéral le moins dur, et le diamant celui qui l’est le plus). On pourrait sans peine trouver des dizaines d’autres exemples. Négligeons-les pour parler quelques instants de cet homme, de nationalité russe, dont l’histoire n’a retenu que le pseudonyme, Veniamin, et qui avait développé une si prodigieuse capacité à former des images, qu’il était doté d’une mémoire en tous points parfaite. Nos programmes d’enseignement ne devraient-ils pas réserver une petite place à ce genre de technique ? La mémoire est beaucoup moins affaire de volonté qu’on le croit généralement. N’oublions pas toutefois que le véritable défi auquel nous devons faire face n’est pas tant de développer notre mémoire, que de choisir les objets sur lesquels elle doit s’exercer. « Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrais demain !… J’ai cherché un crible machinal… », soulignait monsieur Teste, dans le livre éponyme de Paul Valéry.

47

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Mémoire

Il faut donc l’aimer, la cultiver… et ne jamais s’y fier ! « Notre plus grand manque est de si mal nous souvenir », a écrit Jean Guéhenno (La Mort des autres). Cette phrase a plusieurs sens, tous vrais !



Observation

Est-ce à cause de la télévision que les jeunes sont si peu portés vers l’observation des phénomènes? Est-ce à cause de la disponibilité des moyens audiovisuels que l’école développe si peu le sens de l’observation chez les écoliers ? Cette capacité d’observation est pourtant à la base de toute recherche expérimentale et, partant, de tout développement technologique. On se dit parfois qu’il suffit d’avoir des yeux pour observer. Cela n’est pas vrai, et ce n’est pas parce que l’on regarde que l’on voit. Il faut, pour observer, et bien observer, une bonne dose d’humilité, d’attention et de culture. L’histoire des sciences est pleine d’observations si farfelues qu’on se demande bien comment elles ont pu, non seulement voir le jour, mais encore être considérées, par des hommes savants, comme étant véridiques et crédibles. Un exemple ? Lisez donc ce qu’écrivait, en 1713, Nicolas Andry à propos du castor : Si cet animal s’accoûtume à la terre, sa queuë, qui est sans poil, & écailleuse comme celle d’un poisson, est si dépendante de l’eau, qu’elle ne peut s’en passer. C’est pourquoi, lorsqu’il se cache sous terre, il choisit toûjours des lieux où sa queuë puisse tremper dans l’eau, tandis que le reste du corps est à sec, sans quoi elle devient immobile et comme morte; ce qui ôte à l’animal le pouvoir de se vuider. Aussi, lorsqu’on élève des castors dans les maisons, on a soin d’en arroser de tems en tems la queuë avec de l’eau. Traité des Alimens de Caresme

Pline, quant à lui, avait déjà rapporté que, lorsqu’ils étaient poursuivis, les castors se châtraient eux-mêmes, afin d’abandonner, à la convoitise des chasseurs, ces précieuses glandes dont les apothicaires extrayaient alors le castoréum. Il est amusant d’analyser cette « légende » à la lumière de la théorie de Darwin… 48

Une culture de l’exil

Et puis, pour terminer ce chapitre, citons ces belles paroles d’un grand scientifique, Charles Cros (1842-1888), qui fut aussi un grand poète : J’ai pensé toujours […] que l’homme n’est qu’un sténographe des faits brutaux, qu’un secrétaire de la nature palpable ; que la vérité […] n’est abordable partiellement qu’aux gratteurs, rogneurs, fureteurs, commissionnaires et emmagasineurs de faits réels, constatables, indéniables ; en un mot qu’il faut être fourmi, qu’il faut être ciron, rotifère, vibrion, qu’il faut n’être rien ! pour apporter son atome dans l’infinité des atomes qui composent la majestueuse pyramide des vérités scientifiques. Le Collier de griffes



Passage

« Vous qui passez sans me voir… » Ce vers de la célèbre chanson de Charles Trenet et Jean Sablon (1937) colle très bien à une certaine réalité: celle de ces étudiants et étudiantes qui obtiennent la note de passage, mais qui comprennent bien peu de chose. Que devient la « compétence » dans tout ça ?



Réductionnisme

Plusieurs professions et plusieurs métiers sont définis de façon plutôt simple, presque simpliste. Le soldat doit être courageux, l’ouvrier efficace, l’artisan habile, l’enseignant patient. Songer qu’un soldat puisse être philosophe, un ouvrier moraliste, un artisan sophiste, un enseignant stratège, éveille en nous le sentiment du bizarre et, pour tout dire, de l’aberrant. Pour d’autres professions, c’est le contraire. Nous sommes toujours prêts à voir le philosophe dans le scientifique, le moraliste dans le médecin, le stratège dans l’avocat. Est-ce parce que le premier groupe est vital pour la survie de nos sociétés que nous pensons ainsi ? Est-ce parce que le second est, souvent, plus instruit que le premier ? Pour l’heure, demandons-nous simplement dans quel groupe il convient de ranger l’ingénieur, et tous ceux qui travaillent dans des usines ? Demandons-nous aussi à quoi mène ce… réductionnisme. 49

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Surveillance

On surveille de près la qualité de la langue française utilisée par nos médias. On surveille beaucoup moins la qualité scientifique de ces petites phrases qui se glissent, ici et là, dans un reportage, dans une publicité, dans une annonce; ces petites phrases semblent anodines, mais elles constituent autant d’obstacles sur le chemin de l’acquisition d’une culture scientifique. On se souvient du célèbre : « un jour, ce sera ton tour ! »… Qui sera donc le Georges Dor de l’expression scientifique ?



Visibilité

Jadis, les mécanismes étaient bien visibles. Songez aux sphères armillaires, aux catapultes, aux bateaux à voiles, aux machines à vapeur, aux balances, aux horloges. Rappelez-vous qu’il n’y a pas si longtemps la première chose que l’on faisait après avoir acheté une voiture, c’était d’en ouvrir le capot, puis d’inviter les voisins à venir admirer le moteur et son fonctionnement. Aujourd’hui, les mécanismes sont cachés, invisibles. Il est même des entreprises qui songent à rendre l’ouverture du capot des voitures accessible aux seuls mécaniciens d’entretien. On voit bien, de temps en temps, apparaître sur le marché quelques appareils qui révèlent leurs mécanismes et leur structure interne par l’utilisation de boîtiers transparents, mais ce sont là des exceptions, qui n’obtiennent d’ailleurs qu’un succès commercial limité. Il faut en conclure que nous aimons davantage boîtiers et carrosseries que mécanismes, davantage la forme que le fond, et bien plus la beauté que la performance ou l’efficacité. Grande leçon pour les ingénieurs ! Belle réflexion pour les enseignants !

Un moment, Excellence ! Pour être efficace, une société doit tirer et pousser, récompenser et punir, exalter le bien, stigmatiser le mal. Et puisque tout commence par des mots, examinons les mots dont dispose la société pour exalter le bien agir. Immédiatement, le mot « excellence » s’impose. Quel beau mot ! et comme nous l’utilisons souvent, proclamant bien 50

Une culture de l’exil

haut qu’il faut toujours « viser l’excellence » et rien de moins. On l’utilise indistinctement pour qualifier le travail d’un scientifique, la performance d’un athlète, la réussite d’un écolier, ou l’ouvrage d’un ouvrier. Tout notre idéal de performance semble converger vers le mot « excellence ». Tournons-nous maintenant vers le mal agir. La situation est ici bien différente, car aucun mot ne domine notre esprit. • Que dit-on, par exemple, pour qualifier l’étudiant qui n’apprend que le minimum : ce qu’il faut pour franchir la barre du cinquante pour cent et « passer sur les fesses » ? • Que dit-on pour qualifier tous ceux qui ne veulent jamais rien apprendre par cœur; qui se contentent de l’à-peu-près; qui ont oublié que la mémoire est une qualité, et que l’érudition est toujours précieuse ? • Que dit-on pour qualifier celui qui, au travail, avoue « ne pas se faire mourir à l’ouvrage » ; celui qui considère que « faire et défaire, c’est toujours travailler » ? • Que dit-on pour qualifier celui qui, participant à un groupe de travail, privilégie la forme au détriment du fond, évite à tout prix l’affrontement, voit toujours la chicane dans la discussion, l’obstination dans l’argumentation et l’hostilité dans l’agressivité ? • Que dit-on pour qualifier celui qui, responsable du bon fonctionnement d’un parc de machines ou d’appareils, supporte (« toffe ») la dysfonction jusqu’à la panne complète ? • Que dit-on pour qualifier celui qui, responsable de la production d’un bien ou d’un service, « tourne les coins ronds » et ne suit ni les procédures ni les méthodes de travail en vigueur ? • Que dit-on pour qualifier celui qui, contrôlant la qualité d’un produit, élimine une valeur « gênante », arrondit un chiffre à la valeur désirée, passe outre à la procédure d’étalonnage d’un appareil de mesure ? • Que dit-on d’un gestionnaire de la qualité ou d’un directeur des ventes qui pense que le client en demande «parfois trop», 51

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qu’il «ne sait pas toujours ce qu’il veut» et qu’en conséquence ce client ne fait qu’assumer une juste part de ses responsabilités lorsqu’on lui demande d’accepter, d’acheter, un produit non conforme à ses exigences ? • Que dit-on pour qualifier l’attitude du patron qui, devant mener la barque, prend pour seuls objectifs de « ne pas faire de vagues », de toujours naviguer « dans le sens du vent », qui confond bonace et eaux mortes, efforts et souffrances, paix et immobilité ? • Quel mot nous vient à l’esprit pour exprimer notre réticence lorsque nous sommes gênés de prononcer le mot « faute », lorsque nous essayons d’éviter le mot « erreur », lorsque nous ne voulons pas prononcer le mot « échec » ? Lorsque nous considérons le zèle comme suspect, et le perfectionnisme comme une pathologie ? S’il fallait exprimer, par un seul mot, ce qu’ont en commun toutes ces attitudes, quel mot choisirions-nous ? Le mot « incompétence » ? Probablement pas. On peut être très compétent, et mal agir. Le mot « irresponsabilité » ? Oh que non ! Toutes ces personnes n’accepteraient pas d’être déclarées irresponsables. Le mot « paresse » ? Pas nécessairement. La différence d’efforts entre le bien et le mal agir est souvent insignifiante. Le mot « lâcheté » serait sans doute le meilleur, mais nous doutons qu’il fasse l’unanimité… Si notre culture ne dispose pas d’un seul mot pour recouvrir tous ces comportements, c’est sans doute parce qu’ils ne sont pas, dans notre esprit, associés à un seul mal. Bien plus. C’est sans doute parce que nous ne désirons pas vraiment les vilipender, les stigmatiser, que nous refusons de les définir par un mot dont l’évocation serait facile, et dont la force irait grandissant. Notre génération a choisi. Elle est davantage portée à la compréhension, au compromis, à la mansuétude, à l’indulgence, à l’excuse et au pardon. Revenons au domaine de la science et de la technologie. Ceux et celles qui font avancer les frontières de la connaissance et celles de la maîtrise des choses; ceux et celles qui apportent une contribution essentielle au progrès et au développement de notre société ne

52

Une culture de l’exil

doivent être ni tièdes, ni lâches, ni paresseux, ni incompétents. Ils doivent, en leurs domaines respectifs, être plutôt extrémistes, fanatiques même! Évoquons ici Bernard Palissy brûlant son mobilier pour faire cuire ses céramiques et puis Pierre et Marie Curie travaillant comme des forcenés pour isoler le radium. On pourrait multiplier les exemples, mais qui en a besoin ? Notre société hait toutes les formes du fanatisme. Elle les traque, elle les discrédite, elle les élimine. Se pourrait-il toutefois que, parmi tous ces fanatismes, il en soit d’utiles, il en soit de généreux ? Relisons Octave Mirbeau : Et puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d’un parti pris facile, contre quoi il y a sans doute beaucoup à dire… Mais je n’entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice. La 628-E8

Gâteux ou « gratteux » ? Elle est belle, elle est fière, elle ne se laisse pas gagner facilement. Le peuple l’implore; les élites l’adorent. Elle aime les jeux, tous les jeux. Protégée par des grilles, cachée derrière des voiles métallisés, dissimulée dans une forêt de symboles, elle annonce sa venue par le tournoiement des grandes sphères translucides et la danse aléatoire des boules chatoyantes. Cette belle, cruelle, c’est la loterie. Loto chérie, loto honnie, loto protégée, loto décriée, toujours renouvelée, chère loto ! Comment peut-on, d’une part, encourager la pratique d’un tel jeu de hasard et, d’autre part, encourager les jeunes à persévérer dans l’étude, à être patients, à être pugnaces, à se satisfaire (pendant une certaine période) de modestes gains, à fonder leurs espoirs sur leur travail et leurs progrès ? Comment peut-on les convaincre que le succès n’est pas seulement une question de chance ?

53

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Les politiciens nous diront que les gens savent faire «la part des choses ». C’est vrai ! Le problème est justement là : ils font une part, celle qu’ils perdront ! Faut-il donner un nouveau sens au mot « gratteux » ? Sommesnous donc tous devenus des émules du célèbre Elvis Gratton, le si bien nommé ? Et que répondrons-nous donc à ce médecin de l’âme qui nous demandera un jour, tel le docteur Knock au «tambour de ville»: «Estce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous grattouille ? » (Jules Romains, Knock)

On s’aime « à tout vent »… « Dépression… Haute pression… Précipitations… Refroidissement… Réchauffement… Avertissement !… » Les météorologues interprètent, ils ne décident pas. C’est la nature qui décide, qui impose sa loi, sa dure loi, contre laquelle il n’est point de révolte possible. On se protège, on se cache, on s’abrite ; on ne lutte pas ! On commente le temps qu’il fait, on le décrit, on le dépeint ; on ne le conteste pas ! Notre climat est rude, porté aux extrêmes, nous ne pouvons l’oublier. Au fil des générations, nous avons appris qu’on ne lutte pas contre les fantaisies de ce climat, et qu’il vaut mieux s’en accommoder. Est-ce pour cela que nous sommes si peu portés vers la discussion, vers l’argumentation, vers ce dialogue que les philosophes qualifient d’« agonistique » ? «Aujourd’hui il pleut, mais demain, il fera beau. Acceptons cela!» « Tu penses ceci, je pense cela ; voilà qui est bien ! » « Tu aimes ceci, j’aime cela, comme le bonheur est relatif ! » « Tu crois à ceci, je crois à cela ! Comme nous sommes heureux ! » Ceux qui approfondissent les sciences, ceux qui développent les technologies doivent être rompus aux subtilités de l’argumentation

54

Une culture de l’exil

et de la logique. Ils doivent être comme ces funambules qui marchent sur un câble d’acier, et dont les exploits seraient impossibles sans le très long balancier qu’ils apportent avec eux, et qui lentement oscille, d’un bord, puis de l’autre. Sans ce balancier, point d’équilibre. Sans équilibre, point de progression. Nos pensées et nos décisions sont comme ce funambule. Sans le balancier de l’argumentation, elles sont à la merci du moindre souffle de vent, du plus léger glissement du pied, de la plus insensible attraction. L’argumentation n’est donc pas seulement utile, elle est nécessaire. Ce n’est pas un passe-temps, c’est un art ! Et cet art, ne devrions-nous pas le pratiquer un peu plus et l’enseigner davantage? Revenons à notre point de départ. Est-ce vraiment la nature du climat qui explique cette situation ? N’est-ce pas plutôt une réminiscence de la culture d’une certaine classe sociale ? Laissons ce problème aux spécialistes. Pour nous, qui, après cette triste constatation, avons besoin de nous remonter le moral, relisons ce passage de Montesquieu : Les peuples du Nord n’auront pas cette pénétration subite, cette vivacité de conception, cette facilité de recevoir et de communiquer toutes sortes d’impressions qu’on a dans d’autres climats. Mais, s’ils n’ont pas l’avantage de la promptitude, ils auront celui du sang-froid; ils auront plus de constance dans leurs résolutions, et feront moins de fautes lorsqu’ils exécuteront. Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères

Les raisons de la colère L’étymologie nous apprend que le mot « sel » vient du mot latin salarius et que ce terme désignait, à l’origine, la ration de sel attribuée aux légionnaires en guise de solde. Deux photographies : La première… Un journal. Une page sur laquelle figure le «salarius» de certains athlètes professionnels. À lire ces chiffres, on se dit qu’ils doivent souffrir d’hypertension et de toutes sortes de maux.

55

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

CLIC ! La seconde… Prague. Un jeune étudiant sert de guide à un couple de touristes. Il est aimable, serviable, il répond aux questions : – « Tu étudies dans quel domaine ? » – « Ah ! ne m’en parlez pas ! J’ai choisi une orientation avec laquelle mes parents ne sont pas d’accord. Ils me traitent de raté. Ils me disent que je ne vais jamais gagner d’argent, que je ne pourrai pas m’acheter une maison, que je vais vivre à leurs crochets toute ma vie ! » – « Que veux-tu donc devenir ? » – « Médecin ! ». CLIC ! Dans le fond, ces deux images ne nous mènent pas très loin. Nous les avons trop vues. Elles sont émoussées. Nous savons tous que la société ne rémunère pas les gens au mérite. Nous savons qu’il existe un monde de différence entre le salaire d’un joueur professionnel de hockey et celui d’un ouvrier d’usine. Mais, croyons-nous que cette large distribution des salaires soit inoffensive et sans effet ? (On explique toujours les révolutions par l’écart entre les plus riches et les plus pauvres, non par l’état de pauvreté des plus pauvres.) Croyons-nous que le fait de voir ces hauts salaires toujours liés à des postes qui, eux, ne sont jamais liés directement à la production de biens, soit également sans un effet insidieux ? Est-ce que cela n’expliquerait pas pourquoi tant de jeunes veulent se diriger vers la médecine, pourquoi tant d’ingénieurs veulent se diriger vers la gestion ? Est-ce que cela n’expliquerait pas aussi pourquoi il est si difficile d’attirer une jeunesse dynamique et brillante vers des métiers «manuels», ou reliés de très près à la fabrication de produits? Et puis, il n’y a pas que les différences, il n’y a pas que les écarts. Il y a, en notre société, tant et tant de bas salaires, tant de gens qui

56

Une culture de l’exil

peinent, et dont la priorité est tout simplement de boucler leur budget, tant de gens dont on ne peut pas décemment exiger qu’ils développent leurs compétences, qu’ils se dépassent sans cesse, et qu’ils ne visent rien de moins que l’excellence, qu’il devient difficile de développer des technologies différenciées, possédant des avantages compétitifs. Vous nous direz qu’il ne faut pas penser à toutes ces choses, que cela met en colère. Bien ! très bien ! c’est un bon début ! Pour bien voir les choses et les gens, à commencer par soi-même, il faut les regarder avec colère. Marcel Aymé, Le Chemin des écoliers

Qui mérite irrite ? Voici une chose étrange! Il existe, au Québec, des personnes qui, tout en vantant les mérites d’une éducation universitaire, n’en pensent pas moins qu’un diplôme d’études avancées, en sciences ou en génie, comme le doctorat, témoigne de l’existence, chez ceux et celles qui l’ont obtenu, d’un certain manque d’ouverture à la réalité, d’une intelligence trop « pointue » et, pour tout dire, « étriquée », d’un certain fanatisme ou, tout au moins, d’un certain manque de souplesse. Rien d’étonnant donc à voir ces mêmes personnes ne jamais exiger, ni même considérer, un diplôme de maîtrise ou de doctorat pour certains postes « élevés ». Volontiers cynique, Diderot écrivait : « Rien de si difficile à pardonner que le mérite.» (Jacques le fataliste et son maître). Est-ce, ici, le cas ?

Une foi de trop… Dépassons maintenant le cas du Québec pour toucher à l’universel et à la nature humaine. Le cas le plus récent fut celui des « mammographies par satellite », mais sont apparus, au fil des années, ceux des « avions renifleurs », du « moteur à eau », des « lunettes à rayons X », de la «reconnaissance des couleurs par le toucher», de la «communication télépathique », etc. 57

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Le fait que tant de canulars et d’escroqueries, qu’il faut bien qualifier de « scientifiques » ou de « technologiques », obtiennent un réel « succès » soulève plusieurs questions. Mais lesquelles ? Tenez, laissez-nous vous faire sourire en vous rappelant l’utilisation des billes d’antimoine : L’abus qu’on fait des purgatifs et des laxatifs est proprement insensé. Mon Dieu, il y a des gens qui se trouvent bien d’avaler des scories, du gros pain, de gros légumes, ou même, ce qui est le triomphe de la cuistrerie, d’assaisonner la salade avec de la vaseline. Car chacun s’arrange à sa façon. Jadis, il y avait dans chaque maison une balle d’antimoine qu’on avalait en famille. – Où est la balle? Demandait quelqu’un. Une jeune fille rougissait: – Je vous la donnerai demain, disait-elle, en baissant les yeux1.

Difficile à croire ? Dans son beau livre Médecines curieuses d’autrefois 2, Suzanne Jacques-Marin appelle cette balle la « pilule perpétuelle ». Elle nous apprend qu’elle était constituée de « régule d’antimoine» et ajoute que «bien essuyée, rangée au sec, elle pouvait servir à nouveau. On se la prêtait entre voisins ». Ce prêt donnait-il lieu à des querelles… intestines ? L’auteure ne le dit pas. Si vous pensez qu’une telle invention et une pratique semblable sont impossibles de nos jours, relisez donc cet article de Sonia Feertchak, publié dans le numéro 956 de la revue Science et Vie (mai 1997), article consacré à « l’énigmatique pilule du Kremlin », pilule qui se présentait sous la forme de « grosses gélules en inox, de 2 à 3 cm de longueur et de 7 ou 8 mm de diamètre » et que de hautes personnalités du bloc soviétique avalaient pour améliorer leur état de santé. Ce qui prouve, soit dit en passant, la relation ambiguë qui existe entre le pouvoir et… le trône !

1. Les Jours de l’homme, Dr Julien Besançon, Éditions Terres latines, 1940. 2. Médecines curieuses d’autrefois, Suzanne Jacques-Marin, Éditions Charles Corlet, 1996.

58

Une culture de l’exil

Qui ne dit mot… √

Technologie

En ce qui concerne la technologie, avouons tout de go que les dictionnaires sont plutôt avares. Songez donc que, dans l’édition dont nous disposons, le Petit Robert consacre 99 lignes au mot «dieu», 66 au mot «amour», 85 au mot «science», 38 au mot «technique», alors que la «technologie», quant à elle, ne se voit gratifiée que de 14 misérables lignes! «Holos! holos », disait Grandgousier (Gargantua, XXVIII), « Alas, alas ! » disait Claudius (Hamlet, IV, 3). Hélas ! hélas ! Si encore le mal s’arrêtait là ! Mais suivez-nous plus avant. L’astronomie existe, les astronomes aussi. La première est une science, les seconds sont des scientifiques. Nous tirons encore cela des dictionnaires, qui sont ici de bons guides. Le mot « forage » existe, le mot « foreur » aussi. Le premier décrit l’action de forer, le second un type d’ouvrier. Ah ! comme ils sont ici bien simples et simplistes, nos chers dictionnaires. Aucun mot pour nommer ce que nous pourrions appeler « la science du forage » et, beaucoup plus grave, aucun mot pour « les technologies de forage ». Aucun mot non plus pour nommer l’expert qui connaît et maîtrise ces technologies. Nous aurions pu choisir d’autres mots et considérer, par exemple, forgeage, extrusion, transfusion, épuration, collage, etc. Dans chaque cas les dictionnaires nous parlent de procédés, d’actions, de méthodes, d’opérations, jamais de technologies. Le mot « science » se retrouve un peu partout dans les dictionnaires: sous paléontologie, astronomie, économie, géologie, chimie, physique, mécanique, neurologie, alchimie et physiognomonie même ! Le mot « technologie » est, quant à lui, encore bien isolé. Entouré des membres de sa petite famille – technique, technocrate, technologue, technopole, technostructure, etc., il vit dans une seule page du dictionnaire, comme dans un petit cocon dont il ne serait pas encore prêt à sortir. Souhaitons donc que les rédacteurs de ces ouvrages favorisent son ultime transformation car forage, extrusion, 59

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

épuration, etc., sont bien plus que des actions, des méthodes ou des procédés ; ce sont des technologies. Le duc de Wei rencontra un jour Confucius et lui demanda ce qu’il ferait s’il devait administrer l’État. Confucius répondit que son premier soin serait de «donner aux mots leur sens vrai». (Étiemble, Confucius)



Technophile

Le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) donne, comme définition à ce mot : « Personne qui apprécie ou encourage les nouvelles technologies, et qui les utilise avec enthousiasme dans son travail ou ses loisirs. » Merci à l’OQLF ! Nous ne pouvons que souhaiter que tous les autres dictionnaires adoptent ce nouveau sens du mot « technophile » (le mot étant déjà utilisé, comme adjectif, pour qualifier les « espèces animales qui s’adaptent bien à la civilisation technique » (Le Petit Robert 1, édition 1991). Dans les dictionnaires anglais, on trouve soit le mot « technophile » (Merriam Webster ), soit le mot « techie », moins formel (Cambridge), et parfois aussi les deux mots dans le même ouvrage (American Heritage).



Yaka

Commençons par le mot « yaka » puisqu’un dictionnaire tout au moins accepte cette orthographe pour la locution « y a qu’à ». Yaka ! Quelle belle locution ! Forte, intransigeante même, qui ne tolère ni le doute ni l’hésitation. Un problème? «Yaka faire ceci! Yaka faire cela ! » Locution audacieuse, téméraire même, mais qui célèbre l’homme et le pouvoir de la raison. Combien faible, et tiède, et timorée, nous apparaît, face à ce « yaka », l’expression « à quelque part ». Appliquée au domaine de la science et de la technologie, elle constitue une porte ouverte, non seulement sur le vague et l’imprécis, mais sur le subjectif, l’intuitif et, plus loin que cela, sur l’hypocrisie, sur la manipulation de

60

Une culture de l’exil

l’opinion, ainsi que sur ce qu’il convient d’appeler « l’hérésie scientifique ». En effet, ce « à quelque part » n’est ni où je suis, ni où vous êtes, ni où nous sommes, et ce, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré. Il se situe au-delà de nous et de nos positions. Il nous permet de laisser flotter, sans aucun risque, les plus stupides, ou les plus dangereuses des hypothèses. Prenons un exemple. Considérez la phrase suivante: «Le feng shui n’est pas une science mais, à quelque part… » Insinue-t-on que le feng shui serait une science méconnue, une science méprisée, une science en devenir ? Incidemment, le nombre de livres consacrés à ce trait de culture orientale et le succès qu’ils obtiennent nous incitent à y consacrer, ci-dessous, quelques lignes. Nous avons été, nous aussi, « animés par le sentiment de l’urgence ». (Saint Exupéry)



Feng shui

Astrologie, chiromancie, géomancie, rhabdomancie… Le domaine des sciences dites « occultes » est vaste et bien structuré. Une vie humaine ne suffit pas pour l’explorer, une raison humaine ne suffit pas pour l’éprouver. Qui entre en ce monde de chimères s’y perd facilement. Il vaut mieux croire ce qu’en dit la science, et ne le regarder que de loin. Méfions-nous donc de ce feng shui que des esprits mercantiles proposent à notre faiblesse. En chinois, le mot feng shui est exprimé par deux idéogrammes dont le premier signifie «vent», et le second, «eau». Vendre à la fois du vent et de l’eau : une nouvelle source de richesse pour notre pays ?

61

Pôles de compétences

N

otre société possède, dans chaque domaine de la technologie, un nombre si peu élevé d’entreprises véritablement compétitrices que, pour un professionnel, toute perte ou changement d’emploi entraîne presque inévitablement une certaine réorientation, réorientation qui l’oblige souvent à abandonner plusieurs des compétences qu’il a acquises au fil de ses expériences passées. D’aucuns jugent cette réorientation insignifiante et, pour tout dire, anodine. Après tout, qu’un ingénieur, après avoir conçu des avions pendant plusieurs années, voire quelques décennies, se trouve un jour « réorienté » vers le design de trains, ou même de ponts, il n’en demeure pas moins dans le domaine du génie mécanique, n’est-ce pas? Ce raisonnement n’est pas sans valeur mais, pour une société qui désire fabriquer les meilleurs avions qui soient, voir ses spécialistes se tourner vers d’autres secteurs d’activité est une expérience qui, malgré toutes les fleurs d’une rhétorique «positivante» (qui parlera alors de «fertilisation croisée», de «synergie», de «polyvalence», etc.), n’en demeure pas moins quelque peu déprimante. Poursuivons. Si l’industrie québécoise n’est pas à même de favoriser le développement des très grandes expertises, il en va tout autrement des universités, des cégeps et des centres de recherche gouvernementaux. Dans ces institutions, des conditions et des facilités de travail permettent de développer, et de maintenir, des compétences de très haut niveau dans des domaines très spécialisés. Pour compenser le manque d’expertise de l’industrie, il suffit donc, a priori, de créer, entre elle et ces institutions, un dialogue, des échanges, des collaborations, des arrimages. Cette solution a déjà été implantée. Elle fonctionne même très bien. Les centres de recherche gouvernementaux ont mis au point diverses façons d’assister le développement technologique et industriel. Quant aux universités, elles font preuve d’un dynamisme

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

exceptionnel. Bien des maîtrises et des doctorats s’effectuent en étroite collaboration avec l’industrie, et certains professeurs sont devenus des consultants dont la réputation a franchi nos frontières. Tout semble donc être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant la collaboration n’est pas toujours facile entre des milieux si différents, entre des cultures si éloignées les unes des autres, entre des professionnels qui ne partagent pas, fondamentalement, les mêmes préoccupations, ni n’hébergent les mêmes ambitions. Les chercheurs et les professeurs, en particulier, sont souvent fort mal connus. On les imagine volontiers claustrés, cloîtrés, campés dans des tours d’ivoire, alors que ce sont des citoyens, non seulement comme les autres, mais souvent même davantage intéressés que les autres par un engagement social large et profond. Nous décrirons donc ces spécialistes de la science et de la technologie, en présentant des caractères, des comportements et des traits de culture dont on ne parle, en règle générale, que rarement. Et puisque ces professeurs et chercheurs sont souvent embauchés par l’industrie à titre de « consultants », nous présenterons ces consultants. Nous finirons ce chapitre par une réflexion sur la relation université-industrie.

Idées reçues sur les chercheurs « La recherche, c’est une vocation ! » Cela sera toujours vrai… pour un petit nombre de chercheurs ! Pour le grand nombre, cela ne l’est pas ! De nos jours, la recherche, c’est d’abord une profession, une carrière ! Souvent, très souvent, on ne devient pas chercheur pour l’avoir voulu, mais pour n’avoir rien voulu d’autre. On finit le baccalauréat sans bien savoir ce que l’on veut faire, mais tout en étant certain que l’on ne veut pas, « maintenant», se diriger vers l’industrie. On ne veut pas refuser le projet de maîtrise que nous offre un professeur. On ne veut pas refuser – qui le voudrait ? – la bourse obtenue grâce à nos mérites…

64

Pôles de compétences

Après la maîtrise, le doctorat semble tout naturel, le postdoctorat aussi. Et puis, un jour, quelque part, dans une université, dans un laboratoire, on voit s’ouvrir un poste de chercheur. Il faut un spécialiste, on est ce spécialiste ; le poste nous va « comme un gant »… Enfin ! un véritable emploi ! un salaire décent, des avantages sociaux, un avenir ! On se dit parfois que cela n’est que temporaire, et qu’un jour, le jour où l’on en saura finalement assez, on plongera avec délices dans le « vrai monde », dans l’industrie… Mais, la vie passe ! les routines s’installent, les contraintes orientent, les joies motivent ! Et puis, sans arrêt, le temps et les années passent !… On se réveille un matin avec quelques dizaines de publications à son actif, quelques brevets aussi ; avec une réputation, le respect des collègues, l’admiration des pairs. On se rend compte qu’on aime ce travail, cette profession, cette vie ! On se dit que l’on veut continuer dans cette voie. Dans le fond, c’est peut-être cela, la vraie vocation ! Je feignis un grand attachement pour les sciences, et, à force de le feindre, il me vint réellement. Montesquieu, Les Lettres persanes

« La recherche est une tour d’ivoire ! » L’ivoire végétal se substitue à l’ivoire animal, et la graine dont il est issu constitue un plus beau symbole que ces organes de « défense » dont provient le dernier. Souhaitons donc que, dans le futur, les seules tours d’ivoire que puissent connaître nos sociétés ne soient pas les universités, mais ces beaux palmiers phytelephas macrocarpa, qui produisent cet ivoire végétal, et dont les palmes feraient d’ailleurs d’imposantes « palmes académiques ».

« Recherche et chercheurs sont indispensables à la société » C’était la guerre. Dans Syracuse en flammes, Archimède fut tué par un soldat qui le surprit analysant une figure géométrique tracée sur le sable. Imaginons les pensées de ce soldat qui venait de risquer plusieurs fois sa vie… 65

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Moralité : quand tout va mal autour de nous, ne donnons pas l’image d’un savant. C’est trop dangereux ! Ah soulevez le ciel millions d’Archimèdes Qui chantez ma chanson géants humiliés. Aragon, Les Yeux d’Elsa

« Les chercheurs sont supérieurement intelligents ! » Qui oserait, de nos jours, prétendre cela ? Les chercheurs sont tous dotés d’une excellente formation de base. Leur travail les conduit à étudier sans cesse, à s’informer, à analyser, à combiner, à déduire, à extrapoler, à discuter, à argumenter, etc. Leur environnement est stimulant. On deviendrait intelligent à moins . Un bémol cependant… l’intelligence présente de multiples facettes. On parle ainsi de l’intelligence émotionnelle, de l’intelligence sociale, etc. Bien des chercheurs présentent quelque déficience sur ces formes d’intelligences moins nécessaires à la vie en laboratoire, moins développées par elle aussi. En résumé : très intelligents ? Toujours ! Supérieurement intelligents ? Parfois seulement ! Ne confondons pas le chercheur et le savant ! Relisons donc ce court extrait d’un Prix Nobel, James D. Watson : Nul ne pourrait être un scientifique reconnu sans se rendre compte que, contrairement à la conception populaire appuyée par les journaux et les mères des scientifiques, un bon nombre d’entre eux ne sont pas seulement étroits d’esprit et ennuyeux, mais aussi tout simplement stupides. One could not be a successful scientist without realizing that, in contrast to the popular conception supported by newspapers and mothers of scientists, a goodly number of scientists are not only narrow-minded and dull, but also just stupid. The Double Helix

66

Pôles de compétences

« Les chercheurs sont naïfs ! » Si l’on veut dire par là que le chercheur donne parfois l’impression d’être un inadapté social, qui refuse certaines contingences de la vie quotidienne et qui ignore superbement bien des préoccupations communes, alors c’est vrai ! Mais, si l’on entend par là que le chercheur présente une sorte d’hypertrophie intellectuelle qui le rend incapable de comprendre certains petits détails de la vie ou des sentiments, alors, on se trompe ! La naïveté de bien des chercheurs n’est pas une tare, c’est souvent un choix, un choix conscient, et qui ne va d’ailleurs pas sans une forme de ruse. N’oublions pas que: «Il est amusant de passer pour idiot aux yeux d’un imbécile. » (K. Haedens, Salut au Kentucky)

« Les chercheurs inventent ex nihilo (à partir de rien) » Certaines images ont la vie dure. La première illustre Archimède bondissant de sa baignoire en criant « Eureka ! » (J’ai trouvé). La seconde montre un penseur, assoupi sous un arbre, et que soudain réveille le choc brutal d’une pomme. Voici Newton ! Voici l’instant de l’illumination! Voici la théorie de la gravitation universelle! La troisième reproduit la photographie d’un petit homme ébouriffé, qui écarquille les yeux, qui tire la langue. Un peu fou, un peu poète, il a tiré des circonvolutions de son seul cerveau de merveilleuses idées sur l’espace et le temps. C’était, vous l’avez deviné, nul autre qu’Einstein. Ainsi la découverte semble facile. On se doute bien que cela n’est pas tout à fait vrai, mais nous aimons tant la facilité. Cette facilité que l’on retrouve dans le sourire figé du gymnaste, dans le chant joyeux de l’artisan, dans le geste créateur de l’artiste, dans l’attitude onctueuse de l’ascète, dans la parole lapidaire du chef. Nous répugnons au spectacle de tous ceux qui peinent, qui suent, qui grimacent, qui se tendent et qui se crispent, qui hésitent. Nous aimons le génie, nous n’aimons point le forçat ! C’est pourquoi nous

67

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

adorons l’image de celui: «Qui plane sur la vie et comprend sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes. » (Baudelaire) C’est pourquoi nous entretenons l’image du chercheur qui crée « à partir de rien ». La vérité est tout autre ! Pour chercher, il faut déjà beaucoup savoir. Pour essayer de trouver du nouveau, il faut avoir fait le tour du monde connu. Pour découvrir, il faut avoir une idée précise de ce que l’on cherche, de ce que l’on pourrait trouver; il faut savoir où se situent les pistes les plus prometteuses, il faut connaître les embûches qu’ont rencontrées ceux qui nous ont précédés, et savoir comment les contourner. Pour « lever le voile d’Isis », comme on disait naguère, et fort poétiquement, il faut avoir le cœur pur, l’esprit libre et la tête bien pleine. La science et la technologie modernes sont très complexes. Elles sont devenues de véritables labyrinthes dans lesquels on ne s’aventure pas sans une longue préparation, et sans une petite pelote de techniques et de méthodes tissées de longue haleine par une Arianeuniversité. En dévidant le fil de cette pelote, le chercheur ne perdra jamais confiance, ne s’égarera jamais. Il pourra revenir sur ses pas, explorer un à un tous les recoins du labyrinthe pour finalement découvrir le trésor qu’il recèle. Car ceux qui disent que le Minotaure est un monstre ne font qu’exprimer leurs craintes devant l’inconnu. Thésée, le premier qui l’ait rencontré face à face, reconnut bien que: «Le monstre était beau.» (A. Gide, Thésée) Il existe pourtant des chercheurs qui jettent au loin la pelote de fil, qui inventent de nouveaux moyens d’entrer dans le labyrinthe et d’en sortir. Ceux-là sont les disciples de Dédale et d’Icare. Ils remettent tout en question et parfois nous donnent de nouveaux « paradigmes ». Pour vaincre le Minotaure, il faut triompher du labyrinthe ; pour vaincre le labyrinthe, il faut le transcender. À quoi sert alors le petit fil d’Ariane ? Recherche: partir de ce que l’on croit savoir et tirer sur le fil en souhaitant qu’il se brise… Jean Rostand, Carnet d’un biologiste

68

Pôles de compétences

« Les chercheurs sont toujours rationnels ! » Un grand chercheur, pour qui nous avions le plus profond respect, nous confia un jour que, tous les soirs, il posait sa lame de rasoir sur le sommet d’une petite pyramide de pierre. Elle conservait ainsi tout son tranchant. Nous fûmes atterrés ! Ce n’était, hélas ! qu’un début. Combien en avons-nous donc croisé de ces chercheurs qui faisaient preuve, en leur domaine respectif, d’une impitoyable rigueur, d’une implacable logique, d’un raisonnement sans faille, mais dont l’esprit, dès qu’il s’aventurait en des terres inconnues, se laissait entraîner en d’étranges errances, à d’incompréhensibles professions de foi ? Nous ne donnerons ici point d’exemples, malgré le grand nombre de ceux qui se pressent en foule sous notre plume. Non seulement par politesse, mais par humilité aussi. Le sceptique se demande : « Pourquoi croient-ils donc en cela ? » Le sage s’interroge : « Pourquoi suis-je incapable de croire en cela ? », et il ne trouve pas de réponse. Ce n’est jamais, ni la force des faits, ni leur évidence, ni leur accumulation qui nous conduisent à croire. C’est autre chose, mais quoi ? « Connaissance » et « jugement » ne sont point des qualités qui vont de pair. En développant l’une, on nuit à l’autre. Vaste sujet, et qui mériterait un plus ample traitement ! Affirmons simplement, et pour nous résumer, qu’ici comme partout ailleurs il faut choisir. Les chercheurs ont choisi la connaissance. Ils en paient le prix ! Dans les plus grandes âmes, il y a comme un repli de faiblesse où dorment les superstitions. J. Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée

« Les chercheurs sont curieux et ouverts à tout » Un cheval avance mieux s’il porte des œillères. Appliquons cette image au scientifique. Son travail sera-t-il plus rapide, plus efficace, si ce scientifique se dote d’œillères intellectuelles ou morales et, pour cela, perd le contact avec de larges pans des réalités extérieures 69

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

et intérieures ? La réponse n’est pas facile. Force est toutefois de constater que bien des scientifiques ne font montre que d’une ouverture d’esprit, d’une connaissance du monde et d’un équilibre intérieur bien limités. C’est dommage. Revenons au cheval. Les œillères ne sont utiles que pour le faire marcher droit. Pour le faire tirer et travailler, la civilisation a inventé un plus bel objet : le licou. Qui ne porte ce dernier ? Soyons donc indulgents ! Ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la barde. La Boétie, Discours de la servitude volontaire

« Les chercheurs sont parfois arrogants » L’expression « semblent arrogants » serait plus correcte car, comme le faisait déjà remarquer Stendhal : « Tout bon raisonnement offense. » (Le Rouge et le Noir) Cette parole, un scientifique doit s’en souvenir toujours, et l’accepter parfois…

« Les chercheurs sont des innovateurs » Familier des bibliothèques et des banques d’informations, un chercheur annonça un jour à l’un de ses collègues que le sujet sur lequel ce dernier travaillait avait déjà été étudié, et les résultats, publiés. Le collègue ne se démonta pas et répondit simplement : « Personne ne le sait et qui, à part toi, pourrait retrouver cela?» Les deux chercheurs étaient honnêtes, et bien intentionnés. Ils restèrent bons amis. Le fait que tant de travaux soient désormais tombés dans l’oubli donne parfois lieu à de belles re-découvertes… et à de petites tromperies qui, soit dit en passant, ne sont pas l’apanage des sciences ! Vers quelles pratiques le développement presque exponentiel de l’information orientera-t-il le futur ?

« Tous les chercheurs sont intègres » On conçoit assez bien que la force, la ruse et l’intelligence même puissent être mises au service d’un comportement délinquant. On 70

Pôles de compétences

conçoit plus mal qu’une grande culture scientifique puisse être semblablement exploitée. Cela existe pourtant. Le mot « charlatan » est trop faible, trop timide, trop léger, pour qualifier les individus qui adoptent de tels comportements. Notons aussi que ces « délinquants» vivent rarement à l’avant-scène de la science. Ils ne sont pas des «porteurs de flambeaux»; ils ne sont ni lumineux ni «illuminés», mais obscurs et tortueux. Ils vivent dans cette zone d’ombre que science et connaissance laissent après leur premier passage. La procession mit longtemps à tourner ses splendeurs mobiles autour de l’église, laissant derrière elle un sillage d’ombre plus noire que celle qu’elle chassait devant ses flambeaux. J. Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée

« Les chercheurs sont ennuyeux » Faux ! Archi faux ! En fait, le sens de l’humour va même de pair avec cette aptitude à la créativité que possèdent nombre de chercheurs. Plus subtil que les blagues « estudiantines » et les farces de carabins, l’humour scientifique existe bel et bien. Une association s’est même donné pour mandat de récompenser les meilleures productions par l’attribution d’un prix appelé « prix Nobel Ig® » Parmi ces prix, on trouve : l’invention d’un caleçon capable d’éliminer, peu après leur émission, les odeurs associées aux flatulences (prix de biologie 2001), une publication scientifique portant sur « les blessures causées par la chute des noix de coco » (prix de médecine 2000), la conception d’un bec de théière qui laisse tomber la dernière goutte (prix de physique 1999) et un rapport sur les « objets étrangers dans le rectum » (prix de littérature 1995). Soulignons que le caleçon dont il est fait mention ci-dessus a été breveté et qu’il est vendu sur le marché (brevet US 5,593,398 attribué le 14 janvier 1997, et ayant pour titre « Protective underwear with malodorous flatus filter »).

71

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Mondialistes ou « mondialisés » ? Voici bien longtemps déjà que les individus les plus dynamiques, les plus brillants, les plus performants de nos sociétés ne se satisfont plus d’une reconnaissance locale, provinciale ou nationale. Ils recherchent désormais une reconnaissance, une consécration internationale, mondiale. Les prix Nobel et les Jeux olympiques constituent des témoignages éloquents de cette tendance qui semble irréversible. Ce n’est pas tant l’être humain qui est en train de changer – car l’ambition est vieille comme le monde ! – que les concepts de pays, de patrie, qui évoluent chaque jour. Cette culture de la mondialisation exerce une influence profonde sur le secteur de l’industrie et du commerce. Cela, nous le savons tous. Ce que nous savons moins, ce qu’on ne dit jamais, c’est qu’elle exerce aussi, en chaque pays, une influence profonde sur le développement de la technologie. En effet, la plupart des chercheurs qui ne sont pas engagés par des entreprises et qui sont, dans une certaine mesure, libres de faire ce qu’ils veulent (même s’ils doivent le justifier) désirent souvent, et fortement, obtenir la reconnaissance de leurs pairs et une réputation internationale. Il faut ajouter que le système des subventions et des promotions encourage et renforce cette attitude. Car ce système leur demande de publier dans des magazines de diffusion mondiale, d’inviter des professeurs venant d’autres pays à juger leurs plus importantes demandes de subventions, d’attirer des chercheurs étrangers au sein de leurs équipes, etc. Pour atteindre ces objectifs, le moyen le plus simple dont disposent les chercheurs est de travailler à résoudre les grands problèmes technologiques ou scientifiques « de l’heure ». C’est ainsi que toute une communauté de chercheurs s’éloigne peu à peu des problèmes particuliers qui se posent aux industries qui vivent autour d’elle (particulièrement lorsque ces industries sont des petites et moyennes entreprises). On nous dira que, depuis quelques années, on cherche à créer des liens, des « arrimages », des « partenariats » entre les chercheurs

72

Pôles de compétences

et les industries locales, et cela est vrai ! Il existe des exceptions, et de belles exceptions ! Le mouvement de fond est toutefois si puissant ; il est si bien entretenu par tout un système administratif ; il est si bien renforcé par une culture de la « mondialisation » ; il est si bien adapté aux voies de l’ambition humaine qu’il est difficile de le dévier de sa course. L’esprit intelligent connaît mille ruses et, souvent, l’amitié fait le reste… On dira encore que, si les résultats de notre recherche sont parfois plus utiles aux entreprises d’autres pays qu’à celles qui nous sont propres, l’inverse pourrait être, devrait être, également vrai, et qu’il nous appartient d’utiliser au mieux les résultats obtenus sous d’autres cieux. Pas facile de savoir d’où doit venir la lumière… Grands amoureux de proverbes, les Japonais soulignent que « toodai moto kurashi »… « Le pied du phare est plongé dans l’obscurité. »

Le professeur et la péripatéticienne Il était une fois une grande société québécoise qui s’interrogeait sur les progrès technologiques à venir et sur les orientations à prendre. Elle avait invité un professeur d’une université reconnue afin que celui-ci présente, devant son conseil d’administration, ses visions du futur, ses prévisions et ses prédictions. Au milieu de sa présentation, le professeur fit une courte pause et, après avoir soupiré bruyamment comme pour souligner l’importance du triste constat qu’il se résignait à faire, laissa tomber cette réflexion: «Mesdames, messieurs! La science est comme une p…, on lui fait faire ce qu’on veut ! » Le conseil d’administration fut-il choqué ? Nul ne saurait le dire. Ses membres étaient trop bien élevés pour laisser paraître quelque sentiment que ce soit, trop surpris aussi, peut-être. Par contre, deux jeunes professionnels qui assistaient à cette réunion le furent. Quelques jours plus tard, cherchant des explications, et n’osant pas s’adresser au professeur, ils demandèrent, et obtinrent, un rendez-vous avec un chercheur qui était le collègue le plus proche, et l’ami le plus intime de ce dernier. Après avoir écouté leur compte73

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

rendu de la réunion, le chercheur hocha longuement la tête puis avança une explication. – « D’après ce que vous m’avez dit, vous étiez dans un contexte où une entreprise doit prendre des décisions technologiques importantes concernant son avenir. Vous ne devez pas perdre de vue ce contexte car je suis certain que Maxime ne voulait pas, par cette parole, juger la science. Il est bien certain qu’un chercheur ne fait pas faire ce qu’il veut à la table de multiplication, à la suite des nombres premiers ou à une loi de la mécanique. Non, Maxime ne s’attaque ni à la science ni aux scientifiques. Maxime s’attaque, d’abord et avant tout, à ce désir qu’exprime souvent notre société de faire appel aux scientifiques pour bâtir sa vision de l’avenir et prendre des décisions concernant cet avenir. Selon Maxime, les scientifiques sont totalement impropres à une telle tâche ; il affirme à qui veut l’entendre que la société s’illusionne sur leurs capacités, sur leur volonté, lorsqu’elle cherche à leur confier une telle mission. Pourquoi Maxime leur refuse-t-il donc toute crédibilité ? Pour plusieurs raisons. La première est d’ordre statistique. Connaissez-vous dix scientifiques qui soient en total accord sur un sujet quelconque ? Essayez donc de réunir autour d’une table quelques spécialistes pour leur demander de prédire en quelle année les réserves de pétrole seront toutes épuisées ? Quelle sera la forme d’énergie la plus utilisée dans le futur? En quelle année connaîtrons-nous une pandémie d’une grippe aussi virulente que le fut la grippe espagnole? Ou quelle est la probabilité que le Québec connaisse, au cours des cinquante prochaines années, un tremblement de terre d’une magnitude, disons, supérieure à sept sur l’échelle de Richter ? Maxime est conscient du fait que les divergences d’opinions n’expliquent pas tout, que le « mal » est plus profond, qu’il touche à la science elle-même. Nous sommes encore incapables de prédire l’évolution de la forme d’un nuage, les méandres du vol d’un albatros, ou plus simplement le temps qu’il fera dans quelques 74

Pôles de compétences

jours. Avec les perles de quelques grandes vérités, la science brode de très beaux motifs. Elle oublie souvent de dire que la toile de fond demeure une trame d’incertitudes et d’inconnaissance. J’ajouterai que cette méfiance qu’exprime Maxime à l’égard de la science et des scientifiques trouve également sa source dans son expérience personnelle. Il appartient à une génération à laquelle la science avait prédit une victoire rapide contre le cancer, la conquête de Mars, la diffusion des énergies « propres », la civilisation des loisirs, l’éternelle jeunesse, les robots domestiques, la nourriture synthétique, etc. Autre chose encore. Maxime considère qu’en refusant de prendre un leadership social, bien des scientifiques s’exposent involontairement à la récupération, à la manipulation politique. Le « peut-être » émis par les scientifiques devient le « sûrement » des hommes d’action et, patiemment rassemblés sous une même égide, bien des petits faits indiscutables servent à propager des théories et à appuyer des mouvements qui, eux, sont discutables. En résumé, ce n’est pas à la science que Maxime pense lorsqu’il affirme qu’on peut lui faire faire ce que l’on veut, mais bien au scientifique. La deuxième raison est d’ordre psychologique. Maxime considère les scientifiques comme d’incorrigibles pinailleurs, qui aiment à couper les cheveux en quatre, et que le souci constant du détail prive d’une certaine force vitale. Quand il les regarde enfermés dans leurs tours d’ivoire, couverts de subventions, assurés d’un emploi permanent et d’un bon salaire, « grenouillants » au sein d’une aristocratie ou d’une «méritocratie» polluée par l’élitisme, Maxime devient révolté. Dans nos conversations privées, il les traite «d’eunuques intellectuels», de «castrats de la science», de «prêtres de Cybèle», que sais-je encore ? Il les considère stériles comme ces vestales éternellement chastes, gardiennes d’un feu sacré auquel nul homme ne se chauffait, auquel nulle machine ne s’alimentait, auquel nulle société ne s’éclairait. Maxime appelle de toutes ses forces un nouveau scientifique, semblable au 75

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

surhomme de Nietzsche. Un scientifique qui s’engagerait à fond dans toutes les grandes questions sociales, qui serait considéré comme un « incontournable » par les politiciens et les présidents des plus grandes entreprises… Mais venons-en à la troisième raison pour laquelle Maxime n’apprécie pas le comportement des scientifiques. Cette troisième raison est d’ordre moral. Selon Maxime, le scientifique est tellement hanté par l’idée de l’erreur, par la peur de l’erreur, que toute son action s’en trouve comme inhibée… Il considère le scientifique comme un fanatique de la vérité, un obsédé de la pureté; un homme qui refuse de voir que, non seulement l’erreur est humaine, mais encore qu’elle est profondément inévitable. Maxime sait que l’erreur est partout. Il la considère même comme désirable. Il accepte de vivre en bonne harmonie avec elle et croit qu’il n’est de véritable communion sociale que dans la conscience de l’erreur partagée… Voilà une pensée bien difficile et le temps passe. Je dois donc vous quitter. Est-ce que notre conversation vous a été utile ? » Nos deux jeunes amis savaient déjà qu’il leur faudrait bien du temps pour digérer toutes les idées qui avaient émaillé ce long monologue. Ils ne trouvaient donc rien à répondre et c’est sans doute la raison pour laquelle l’un des deux choisit de terminer l’entretien par une question plutôt neutre. – « Dites-nous donc ! Que devons-nous déduire de tout cela ? » Le visage du chercheur fut traversé par un grand sourire. C’est en rassemblant ses cahiers de laboratoire qu’il répondit : – « Ce que vous devez en déduire, c’est que, pour les étudiants que vous étiez, la science était une somme de vérités et que, pour les chercheurs que vous vous apprêtez à devenir, elle deviendra une activité sociale, avec tout ce que cela comporte de négociations et de compromissions. Vous devez aussi réaliser qu’il n’existe pas un seul style, une seule personnalité de scientifique. Et puis, vous devez comprendre que : « Si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres

76

Pôles de compétences

hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. » (Rousseau, Les Confessions)

Les consultants Lorsque vous longez le terrain d’une grande usine, le grillage continu, la barrière qui en interdit l’entrée, le poste de contrôle qui y est juxtaposé, l’éloignement des bâtiments et jusqu’aux murs extérieurs, hautes murailles de tôle que n’égaie aucune fenêtre, tout vous donne l’image d’un monde fermé, replié sur lui-même, vivant en autarcie. Or, rien n’est plus faux ! Une usine vit en étroite symbiose avec son environnement. Elle est soumise à des flux et reflux de matériaux et d’objets, de personnes, de communications. Des camions y entrent, chargés de matières premières, en sortent lourds de produits finis ; des employés s’y rendent avec entrain, et s’en éloignent, fatigués ; des réseaux de communications s’y nouent, des questions y aboutissent, des réponses en émanent. De tous ces échanges, le plus intéressant, car c’est le moins prévisible, le moins indispensable et le plus original, est celui des personnes que l’on regroupe en général sous le terme de «consultants». Par rapport au personnel habituel de l’usine, que l’on connaît trop bien, par rapport aux sous-traitants polis et effacés, rompus à toutes les exigences, prêts à tous les services, taillables et corvéables à merci, par rapport aux vendeurs et aux représentants qui ne cherchent qu’à plaire, qui sont remplaçables et seront, pour la prochaine visite, souvent remplacés, les consultants s’imposent par leur originalité, par leur unicité. Ils apparaissent comme de véritables héros, des surhommes capables de résoudre les problèmes les plus complexes, de dénouer les situations les plus enchevêtrées. Ils ont été appelés, ils sont attendus; ils ont été choisis, ce sont des élus! Ils émergent du néant déjà nimbés de reconnaissance, déjà auréolés des succès attendus. Ces consultants, ce sont des femmes et des hommes courageux, énergiques, libres. Plus qu’un mode d’intervention, ils ont choisi un style de vie, un genre de rapport avec les autres, avec le monde du

77

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

travail, avec la société. Ils assument les risques liés à ce choix, ils en récoltent les bénéfices, ils en savourent les joies. Quand vous les rencontrez, écoutez-les! Ils sont si riches de connaissances, d’expériences et de réflexions que vous sortirez toujours enrichi de ces contacts. Pour l’heure, nous voulons simplement vous en présenter quelques archétypes que nous avons élaborés à partir de nos expériences. Des regroupements plus logiques selon la spécialité, le diplôme, la personnalité, l’attitude, la motivation, etc., seraient sans nul doute possibles; ils seraient aussi moins fidèles à cette image globale que projette, dès le premier abord, le consultant. Les voici donc.

Le guide spirituel Ayant atteint le mitan de sa vie, formé aux sciences humaines et à la psychologie, riche de réflexions et de sagesse, il ne travaille jamais, ni avec un groupe ni pour un groupe, mais avec une personne et pour cette seule personne, qui est, en règle générale, celui ou celle qui se tient tout seul, au plus haut niveau de la hiérarchie. Quand celui-ci lui décrit le problème auquel il fait face, il ne lui pose aucune question précise sur la nature du problème, sur son intensité ou son étendue ; il l’écoute, il ne s’intéresse qu’à lui et à lui seul ; il l’observe, il le sonde, il le jauge. Pourquoi ce président d’entreprise vit-il cette situation comme un « problème » ? Pourquoi cette minuscule vague des contingences agite-t-elle les couches profondes de sa personnalité ? Pourquoi les trouble-t-elle ? Quels sédiments, quels sentiments oubliés fait-elle remonter à la surface ? Le guide provoque, stimule, interpelle. Il force son client à descendre en lui-même pour y puiser de nouvelles forces et affronter la réalité. Le principal défaut de cette situation ? Alors que la tempête fait rage et que l’équipage essaie de sauver le navire, il n’est pas très rassurant pour tout le monde de savoir que le capitaine est allongé dans sa cabine, avec le mal de mer…

78

Pôles de compétences

Le maître Jeune ou vieux, célèbre ou non, charismatique ou terne, membre d’une université ou d’un laboratoire de recherche, il est d’abord et avant tout l’expert, celui qui sait. Les entreprises ne l’appellent souvent qu’en dernier recours, lorsque toutes les solutions imaginées par leur personnel se sont révélées inefficaces. Le maître est si lointain, sa réputation est si grande, son temps si précieux, son langage si difficile à comprendre! Et qui ne craint son jugement sans appel? Comment être certain qu’il acceptera de considérer toutes les facettes du problème avant de proposer une solution ? Qui pourrait-il d’ailleurs considérer, au sein de l’entreprise, comme un interlocuteur valable, comme un « disciple » dont la présence et l’attitude l’amèneraient à utiliser toutes les ressources de son art ? La crainte de l’entreprise ? Que le maître suggère une solution qui ne corresponde pas à ses capacités, financières, humaines ou autres. Car, quand on sort du domaine de la science, la meilleure solution est toujours la moins chère… Souvent, on ne fera appel au maître que de façon indirecte, en donnant, par exemple, un premier contrat à un « ami » (voir le type suivant) qui, lui, consultera le maître.

L’ami Une longue familiarité avec l’entreprise ou avec l’un de ses dirigeants lui permet de transcender toutes les catégories. Il est l’ami, celui qui est toujours prêt à aider, qui se rend disponible, que l’on peut appeler à toute heure, et qui mettra toutes ses énergies, toute son intelligence et tout son jugement au service de l’entreprise. Il entre comme une bouffée d’air frais. Puisqu’il connaît tout le monde et que tout le monde le connaît, pas de formalités, ni chichis ni fla-fla. Pas de rencontres préliminaires dans un bureau de la direction. Tous ont confiance en lui; alors on s’attaque sans tarder au problème. À lui, on dévoile toute l’information dont on dispose. Devant lui, on n’hésite pas à émettre les hypothèses et les solutions les plus farfelues. 79

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Pourtant, comme toute médaille a son revers, le recours à un ami pose parfois des problèmes à la direction. L’ami prend, pour certains, le visage du « favori », de l’éminence grise, du « bras droit » dont on se méfie ou que l’on essaie de gagner à sa cause.

Le psychologue Il sait que, sans les hommes, la technologie n’est rien ; que tout problème est vécu, puis résolu par des hommes. Ce sont ces hommes qu’il a choisi d’aider. Il ne cherche pas, comme le « maître » ou le « vétéran », un contact direct avec les choses, avec l’appareil qui ne marche pas, avec la pièce qui n’est pas conforme aux spécifications, avec l’équipement qui ne donne pas le rendement attendu. Il ne focalise pas, comme le « guide spirituel », son intervention sur la haute direction. Il reste avec le groupe, mais en deuxième ligne. Il est le soutien dont on a souvent besoin, et que l’on apprécie toujours. Il montre aux hommes comment travailler ensemble, comment résoudre leurs conflits, comment se motiver et motiver les autres, comment s’accepter et accepter les autres. Faire intervenir un psychologue n’est cependant pas sans risques pour l’entreprise, car il est des gens qui les détestent viscéralement. Par un étrange paradoxe, le problème que l’on cherche à résoudre peut donc se trouver amplifié ; en connaissant mieux les autres, on sait comment les atteindre; en sachant résoudre des conflits, on sait aussi comment les faire durer.

Le mage C’est celui qui est à la dernière mode, dont le nom circule, et que l’on «essaie», pour apprendre quelque chose, pour s’amuser ou tout simplement parce que l’on n’a plus rien à perdre, tous les autres consultants ayant échoué. Le mage se présente toujours comme le spécialiste d’une discipline nouvelle, que l’on ne retrouve dans aucun programme de formation, universitaire ou autre, et dont il est à la fois le seul détenteur et le seul dispensateur. Audacieux, charismatique, créatif et souvent même quelque peu provocateur, il possède une vision originale de la réalité et fonde souvent son action sur des 80

Pôles de compétences

associations de concepts que personne avant lui n’a tentées. Ainsi, il pourra, par exemple, suggérer de gérer le personnel d’une entreprise en faisant appel à la graphologie et à l’astrologie ou de gérer la conception d’un nouveau bâtiment par le feng shui. Toujours habile, et parfois même manipulateur, il sait comment museler la critique, comment semer le doute, à quel moment faire étalage de ses relations avec les hautes sphères du pouvoir. Au début, on l’écoute avec scepticisme, mais il parle si bien, avec un tel air de conviction, que l’on tombe facilement sous son charme. S’il possède quelques-uns des talents du « guide spirituel », il peut alors devenir un véritable gourou. Ajoutons que son discours est souvent renforcé par une culture d’entreprise qui voit tout enthousiasme comme positif, et le plus légitime scepticisme comme la plus noire des mauvaises volontés. La foi ne sauve pas toujours, mais elle est toujours bien vue !

Le vétéran Alors que le pouvoir du maître repose sur sa formation et sur ses connaissances, le pouvoir du vétéran repose sur son «vécu», sur son expérience pratique. C’est lui, le vieux grognard des épopées napoléoniennes, le vainqueur d’Austerlitz, le survivant de Waterloo; c’est lui, le capitaine au long cours qui se baguenaude dans les « quarantièmes rugissants », qui ne compte plus ses passages du cap Horn ; c’est lui le « patron » qui a retroussé ses manches et a sauvé son entreprise ; c’est lui l’entrepreneur qui, parti de rien, a fondé un immense empire ! Il arrive à l’usine avec sa réputation de vieux guerrier, son amour de la victoire, sa méfiance à l’endroit des technocrates et de tous ceux qui, bardés de diplômes, prétendent trouver dans leurs livres une solution aux problèmes. « La solution, c’est sur terrain qu’on la trouve ! » Il a souvent raison ! Son seul défaut (ou sa moins bonne qualité) ? Il propose parfois de revenir en arrière, d’utiliser les « bonnes vieilles » méthodes et les techniques qui ont « fait leurs preuves » : « Allez les gars ! On les aura ! À la baïonnette, comme à Eylau ! »

81

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Regrouper, comme nous venons de le faire, et à la suite les uns des autres, tous ces types de consultants, voilà qui confère une certaine unité à ce groupe. Se pourrait-il donc qu’ils soient appelés à travailler sur la même situation, à résoudre le même problème? La réponse est positive, et cela ne devrait pas vous surprendre. L’univers de la technologie est si complexe qu’un problème est rarement « pur » et qu’il touche souvent à divers domaines. Prenons un exemple. Pour une raison inconnue, le niveau de qualité atteint par le produit d’une usine fluctue énormément depuis quelques mois. Des consommateurs sont mécontents, ils le font savoir, la direction est sur les nerfs ! Après avoir procédé à des analyses, les ingénieurs affirment que la technologie est en cause et veulent appeler un «maître»; par contre, le directeur du personnel pense qu’un conflit syndical joue un rôle considérable dans le problème et il suggère, en conséquence, de consulter un «psychologue». Les opérateurs, quant à eux, ont fait savoir au président qu’ils aimeraient savoir ce qu’un « vétéran » de leurs connaissances conseillerait. Lors d’un échange dans le bureau du directeur, l’ingénieur en chef a traité le directeur du personnel de «rêveur» et a menacé de démissionner si un «psychologue » mettait les pieds dans l’usine ; le président du syndicat, quant à lui, a exigé une preuve de gestion participative et l’embauche sans plus tarder du «vétéran». Désemparé, le président a rencontré son «guide spirituel», mais cette rencontre a fait jaser. Sa secrétaire vient de lui annoncer que, dans les couloirs, le bruit court que le président ne veut pas «mettre ses culottes». Ah! pense le président, que le monde est complexe! Que les gens sont durs, et… «Qu’un ami véritable est une douce chose.» (La Fontaine, Fables) Un dernier point, en une dernière question. Est-ce que le personnel d’une usine ne considère pas l’embauche d’un consultant comme un vote de non-confiance? La réponse mérite d’être nuancée. Pour ceux qui ont une connaissance approfondie de leur domaine, qui ne vivent pleinement que dans le feu de l’action, qui recherchent les défis et aiment prendre des responsabilités, il est certain que l’arrivée d’un consultant peut être difficile à accepter. Par contre, il

82

Pôles de compétences

en est d’autres qui trouvent pénible le stress généré par une situation de crise, et qui sont bien aises de voir l’attention de la direction se tourner vers une personne de l’extérieur. La motivation profonde de cette direction demeure hors d’atteinte, mais l’image projetée est facile à deviner. Vue sous un certain éclairage, l’embauche d’un consultant apparaît comme une marque de saine gestion, une acceptation des limites internes, une ouverture sur le monde extérieur et une recherche de l’efficacité. Mais, sous une autre lumière, elle se laisse percevoir comme une marque de faiblesse, un symptôme d’éloignement, de méfiance, de démotivation. Ainsi, les gestionnaires se trouvent-ils toujours lancés, par leurs actions, qui dans le camp des belluaires, qui dans le camp des porchers. Il y a deux sortes de triomphants : les belluaires et les porchers. Les uns sont faits pour dompter les monstres, les autres pour pâturer les bestiaux. Entre un chef de guerre conduisant ses fauves au viandis et un affronteur d’agio poussant les foules à la glandée, on ne peut trouver aucune place pour une troisième catégorie de dominateurs. L. Bloy, Belluaires et porchers

Université-industrie A priori les choses sont simples. Un pommier produit des pommes, une vache produit du lait, l’université produit des diplômés. Progressons davantage. Lorsque nous prenons en compte l’environnement dans lequel chacun d’entre eux est placé, l’environnement qui met à leurs dispositions respectives des ressources bien définies, en quantité limitée, nous jugeons tous que le pommier produit les meilleures pommes qu’il lui soit possible de produire, que la vache produit le meilleur lait qu’il lui soit loisible de donner. Il en va de même pour l’université. Elle produit les meilleurs diplômés qu’il lui soit possible de produire. Pour aller au-delà, pour parler de meilleures pommes et de meilleurs laits, il faudrait parler des arts de la ferme et de ceux du jardin. Il faudrait parler du fermier et du jardinier. Cela nous mènerait trop loin… Revenons donc à notre histoire de pommes, de lait et d’université. Au-delà des pommes, il y a notre faim, au-delà du lait, il y a 83

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

notre soif, au-delà des diplômés, il y a les besoins du milieu industriel. Et tout comme on aimerait que la pomme calme notre faim, que le lait étanche notre soif, on aimerait que cette production de diplômés satisfasse tous les besoins du milieu industriel. Oui, mais voilà! un jour (et ce jour a-t-il réellement existé? n’estil pas figé dans un éternel aujourd’hui?), les besoins en ressources humaines ont été dissociés des besoins techniques et technologiques. Un jour, celui qui avait faim déclara qu’il voulait autre chose que des pommes; celui qui avait soif exigea autre chose que du lait; celui qui était aux prises avec des problèmes techniques, technologiques et scientifiques refusa d’embaucher un diplômé de l’université. Ce jour-là apparurent les premières traces d’un mal qui nous ronge encore. Car nous en sommes là. L’industrie considère que l’embauche de nouveaux diplômés, et plus généralement l’embauche elle-même, n’est pas toujours le meilleur moyen de résoudre les problèmes qui se posent ; qu’elle n’est pas, non plus, la meilleure façon d’accroître sa compétitivité et d’assurer son développement à long terme. Ce dont l’industrie juge avoir besoin, ce n’est pas d’une personne, mais d’une solution; une solution qui doit toujours être trouvée vite, très vite, et au moindre coût possible. Ce dont l’industrie a besoin, ce n’est pas d’un nouvel employé permanent, c’est d’une intervention ponctuelle par une compétence pointue. Ce dont elle a besoin, ce n’est pas d’un nouvel appareil sophistiqué de mesure ou d’analyse, c’est de l’ensemble des résultats que permet d’obtenir cet appareil, c’est des conclusions qu’en tirera la compétence spécialisée, associée, «attachée» à cet appareil. Pour l’industrie, l’embauche est «une» solution. Ce n’est pas «la» solution. L’industrie veut disposer d’une solution de rechange, et cette solution implique l’université. Et pourquoi donc cette solution implique-t-elle l’université? Voilà une question intéressante, à laquelle on peut apporter de multiples réponses. Mais voici aussi une question piégée, une question sur laquelle se cristallisent tant d’opinions, tant de préjugés, tant de sentiments, tant d’idées, tant de rêves, tant d’envies, tant d’espoirs,

84

Pôles de compétences

tant d’amertumes aussi, qu’il est devenu impossible d’y chercher une réponse ensemble, dans le calme des esprits et dans la paix des cœurs. La source profonde de ce besoin ne sera peut-être découverte un jour que si l’on se ressouvient d’un monde de rêve. Expliquons-nous! Beaucoup de professionnels, beaucoup de gestionnaires, beaucoup de « décideurs » sont passés par l’université. Ils en ont conservé de beaux souvenirs, associés à ceux, toujours plaisants, de la jeunesse. Ces souvenirs teintent leurs perceptions et, lorsqu’ils évoquent les professeurs compétents, les chercheurs efficaces, les laboratoires bien équipés, les bibliothèques fournies, il leur devient très difficile de porter un regard objectif sur les ressources humaines et les facilités techniques dont ils disposent au sein de leur entreprise. Ah ! comme ils aimeraient pouvoir bénéficier encore de toute la richesse universitaire ! Comme ils sauraient bien, maintenant, comment l’utiliser! Comme ils sauraient bien, maintenant, comment exploiter ce merveilleux trésor de compétences, de travail et de motivation ! Tous ces «décideurs» ne sont pas sans savoir qu’il existe d’autres ressources que l’université. Ils connaissent des entreprises privées, des organismes de recherche à but non lucratif, des consultants, des laboratoires spécialisés qui offrent plus ou moins tous les services qu’ils peuvent désirer. Rien n’y fait ! Ils continuent à penser que l’université est particulièrement apte à les aider. On rirait d’un homme qui demanderait à un pommier de donner autre chose que des pommes, et à une vache de donner autre chose que du lait. Rit-on de ceux qui exigent de l’université qu’elle mette à leur disposition autre chose que des diplômés très bien formés ? Non, on n’en rit point. Et il ne faut pas en rire, parce qu’ils ne sont pas les seuls responsables de la diffusion de cette idée. L’université elle-même y a contribué car elle ne veut pas, elle ne veut plus être cantonnée, limitée, à une seule mission d’enseignement et de recherche pure. Elle cherche désormais un engagement social plus profond, un « arrimage » plus étroit avec le monde de l’industrie, un «partenariat» plus solide avec les entreprises. Elle voit même naître, en son sein, des petites entreprises, des spin-in (pour utiliser un 85

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

terme à la mode) ; elle rêve de les voir grandir, de les voir partir, se tailler une place dans la société, devenir des spin-off compétitifs, générateurs de richesse et d’emploi. Elle voit des professeurs se transformer en véritables « patrons », traitant d’égal à égal avec les plus grosses entreprises, négociant avec aisance des contrats importants, dirigeant avec dynamisme des équipes de recherche performantes, des étudiants de maîtrise et de doctorat vers la résolution de problèmes industriels. Il n’en demeure pas moins que la première mission de l’université est une mission d’enseignement, et qu’il est des professeurs qui portent bien haut le flambeau de cette responsabilité sociale. Ils se méfient d’une industrie aux demandes changeantes, ondoyantes, pour laquelle la découverte d’une solution est bien plus importante que le respect d’un processus d’apprentissage, ou l’acquisition d’une méthode de travail. Ils jugent qu’un homme assoiffé n’est plus raisonnable et qu’il n’est point de limites à ses demandes. Alors, parfois, ils se braquent dans une attitude de refus. Ils protègent leur indépendance, ils demandent des précisions, ils exigent des raisons. Position précaire ! Situation difficile ! Demande-t-on à un homme assoiffé pourquoi il a soif? Demandet-on à un homme affamé pourquoi il a faim ? On essaie de l’aider, sinon… Sinon… Un homme, un jour, s’approcha d’un figuier. Il avait faim. Il s’appelait Jésus. Saint Marc nous dit, en son évangile : Il eut faim. Il aperçut de loin un figuier feuillu; il alla voir s’il y trouverait quelque chose. Mais, en arrivant, il n’y trouva que des feuilles : ce n’était pas encore la saison des figues. Alors il dit au figuier: «Que jamais personne ne mange de ton fruit!» Mc. 11:12-14

Pensons-y bien : « Ce n’était pas encore la saison des figues »…

86

Forces et guides

R

eprenons le fil de notre pensée. Après avoir exposé la vulnérabilité des compétences technologiques du Québec à la moindre fermeture d’usine, nous avons émis l’hypothèse que cette vulnérabilité nuisait au développement de compétences spécialisées d’un très haut niveau, puisqu’elle incitait, plus ou moins consciemment, des technologues et des scientifiques à choisir un «exil intellectuel», c’est-à-dire à abandonner leur orientation initiale pour se diriger vers les domaines « universels » du management et de l’administration. Nous avons émis l’hypothèse que ce mouvement était, sinon justifié, du moins facilité, catalysé même, par une culture sociale qui n’accordait pas une place prépondérante aux métiers et aux professions de la technologie et de l’industrie. Nous avons, par la suite, éclairci cette sombre image en présentant quelques caractéristiques de la dynamique interne des «pôles de compétence» que constituent les universités et les centres de recherche. Il nous faut maintenant examiner quelques-uns des rôles que jouent (ou pourraient jouer) ces deux grands guides du développement social que sont la politique et la finance. Avouons d’emblée que l’entreprise n’est pas facile. Le sujet est, non seulement vaste et complexe, mais multiforme et mouvant. Nous essayerons donc de le « croquer sur le vif » avec les touches légères de l’allégorie, de l’analogie et du dialogue. Et puisque politiciens et financiers ne font, somme toute, que réagir à des forces, nous examinerons la gigantesque force motrice qui est contenue dans les banques de brevets. Mais commençons par une autre force, à laquelle nous sommes tous soumis : la « poussée technologique ».

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

« Poussée » ou « tirage » ? Vous souvenez-vous de votre enfance et du monde merveilleux des balançoires ? Comme nous courions alors vers elles avec ardeur ! Comme nous nous y asseyions avec impatience ! Comme nous demandions, exigions, et souvent avec véhémence, qu’un adulte vînt nous pousser? Comme nous l’encouragions aussi: «plus fort!… plus haut !… encore plus fort !… encore plus haut !… » Et puis, un jour, l’ombre des puissances mécaniques s’étendit sur ce petit monde de joie. Nous avions découvert que, par une adroite combinaison d’impulsions, par un judicieux synchronisme des mouvements, nous pouvions nous propulser tout seuls. Grisante découverte de l’indépendance, de la liberté ! Est-ce de là que provient cette haine mystérieuse que nous éprouvons pour tout ce, et tous ceux qui nous poussent ? Est-ce en ce jour qu’est né notre grand amour pour tout ce qui nous tire, et nous attire ? Questions difficiles, qui mériteraient de profondes réflexions, mais sur lesquelles l’intuition jette de belles lueurs. Constatons tout d’abord que l’être humain aime voir, et comprendre ce qui le meut, ce qui l’entraîne. Or, on ne peut pas voir celui qui nous pousse. Il est derrière nous; il s’y cache, il s’y protège et, ce faisant, il nous expose, nous jette en avant et nous livre au destin. Sa volonté est mystérieuse et ses desseins obscurs. Il devient, comme le vent, une simple force, mais une force brutale, et que l’on suppose aveugle puisqu’on ne la voit pas… Combien plus lumineux est celui qui nous tire; celui que l’on voit, et qui marche devant; qui ouvre le chemin, qui s’expose et, par conséquent, nous protège! En l’aidant, on s’aide soi-même! Le langage nous confirme tout cela. On « pousse » quelqu’un « à bout», «au crime» même, mais on le «tire» de sa misère, ou de l’erreur. Après ce long préambule, venons-en à la technologie. Les économistes utilisent souvent l’expression « technology push, market pull ». Examinons tout d’abord le second terme de cette expression. En associant les mots « marché » (market) et « tirage » (ou traction, 88

Forces et guides

«pull»), on souligne que les marchés, et les consommateurs, se comportent souvent comme ce vide, qui « tire », attire et absorbe ce qui passe à sa portée. En associant les mots «technologie» et «poussée» (push), on précise que la technologie est tournée vers l’avenir, qu’elle « pousse », progresse continuellement et offre chaque jour de nouveaux produits, de nouveaux procédés. L’expression vous semble anodine ? Elle ne l’est point, car les mots traînent à leur suite, non seulement des définitions logiques, mais encore des archétypes générateurs d’émotions. En disant que la technologie « pousse », on l’associe plus ou moins consciemment à une force aveugle, pratiquement ingouvernable ; une force qui obéit mal à nos volontés, et qui n’est jamais ni totalement soumise ni parfaitement contrôlée. Une reine barbare, qui ne répand ses bienfaits qu’en traînant à sa suite une cohorte de pollutions, de maladies, de déviances et de menaces. Au sein des entreprises, on retrouve la même dichotomie et la même ambiguïté. La «poussée» technologique y est représentée par un centre de recherches, un bureau d’ingénierie ou des services techniques. Le « tirage » des marchés s’y traduit par les besoins des usines, des chaînes de production ou des groupes d’opération. Souvent, les usines se braquent sous la poussée technologique. Elles n’aiment point qu’on vienne leur dire quoi faire et leur édicter des lois. Elles reprochent alors aux chercheurs de vouloir suivre de grandes tendances, de se plier à de vastes mouvements technologiques ou scientifiques et d’imposer des changements sans tenir compte des conditions locales, des particularités, des singularités que possède ou que vit une usine. Quant aux chercheurs, ils associent souvent le cours normal de la production à un certain état de vacuité technologique. Ils soulignent qu’ils ne peuvent rester là, comme une armée de réserve, à attendre que des problèmes surviennent et qu’ils soient alors appelés au front. Ils précisent que, souvent, les usines les soumettent à une double contrainte du genre: « Vous devez faire ce que je veux, même quand je ne sais pas ce que je veux ! » Revenons maintenant à nos balançoires. Oublions l’odieuse « poussée » pour n’en retenir qu’une belle image de mouvement et 89

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’équilibre. Les balançoires sont nécessaires, indispensables même! Elles sont comme ces manèges, comme ces chevaux de bois sur lesquels avait « longtemps médité » Anatole France, et pour lesquels il prédisait : Le cheval de bois durera autant que l’humanité, parce qu’il répond à un besoin profond de l’enfance et de la jeunesse, ce désir de mouvement, ce besoin de vertige, cette secrète envie d’être emporté, bercé, ravi, qu’on éprouve aux heures enfantines, aux heures virginales. Plus tard, nous redoutons ces machines à mouvement; nous craignons que le moindre choc ne ranime en nous des souffrances engourdies. Mais, dans l’âge divin des chevaux de bois, toute secousse éveille une volupté. Pierre Nozière

Guider ou laisser faire ? À partir de quel âge as-tu commencé à vieillir, ami lecteur ? Tu nous comprends bien ! Nous ne parlons pas ici du pur décompte arithmétique du nombre de tes ans, nous parlons de ce moment où tu as senti qu’en toi quelque chose s’amenuisait, quelque faculté diminuait, quelque talent s’évanouissait. Penses-y bien ! As-tu saisi cet instant ? Peux-tu le retracer avec certitude ? Pendant quelques secondes, éloigne ton regard de ce texte, tourne-le vers toi-même et puis reviens-nous… Voilà ! Tu es prêt ? Considère maintenant que, comme nous, les technologies naissent, vivent et meurent. On ne fabrique plus ni les meubles ni les canons, comme on le faisait jadis. Gérer la technologie, c’est gérer un ensemble, une succession de technologies, et gérer des technologies, c’est gérer des choses mortelles. C’est savoir éliminer, avant même qu’elles ne se développent, les technologies non viables ; c’est savoir favoriser, assister l’ascension et le progrès des autres ; c’est savoir compenser leur inévitable déclin, et c’est savoir enfin nous rendre leur disparition moins pénible. Si leur rythme d’évolution était identique au nôtre ! Et si la vie d’une technologie était comparable, en sa durée, à la vie humaine ! Nous développerions sans doute des sentiments d’adéquation, d’appropriation, une sensation de pouvoir, un sens de contrôle. Mais il n’en est rien ! Les technologies vivent sur un temps qui leur est

90

Forces et guides

propre et qui nous échappe. Certaines durent des décennies (pensez au disque en vinyle, aux machines à écrire), voire des siècles (pensez à l’imprimerie traditionnelle), alors que d’autres sont déclarées obsolètes au bout de quelques années (pensez au magnétoscope Bêta). Gérer des technologies, c’est pour un court instant, et sur une mer éternelle, pousser une barque qu’agitent les courants du passé, qu’orientent les vents de l’avenir et que menacent des écueils toujours trop proches. Comment traiter un sujet aussi vaste? Pour ne pas t’ennuyer, ami lecteur, avec de sévères considérations, nous avons choisi de te relater un petit conte dans lequel tu verras : • Des technologies transformées en arbres, • Des biens de consommations transmués en fruits, • Deux sociétés réduites à deux familles, • Et un technologue métamorphosé en jardinier… L’histoire commence ainsi… Il était une fois, dans un petit royaume, deux familles qui vivaient côte à côte et qui partageaient le même rêve. Chacune d’elles rêvait de transformer en un superbe verger le vaste terrain vague qu’elle avait reçu en héritage. Comment réaliser ce rêve? Ni l’une ni l’autre ne le savait. Il fallait pourtant commencer quelque part. Voici donc ce que fit la première famille. Elle réunit le conseil des anciens, lui demanda son aide, et en reçut l’avis suivant : – «Nous, les anciens, savons qu’il est plus facile de gouverner la nature que le peuple mystérieux des hommes. Si vous voulez produire assez de fruits pour les distribuer dans tout le royaume et même au delà, il faudra que chaque branche de chaque arbre s’incline sous le poids de ces fruits ; il faudra que leur forme soit parfaite ; il faudra que leur peau soit sans tache ni tavelure, et que leur saveur soit sans égale. Comment obtiendrez-vous un tel état de perfection si vous continuez à vous soumettre aux caprices du sol, du soleil et des saisons? Vous devez réviser les anciennes règles qui vous 91

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

demandent d’obéir à la nature. Le temps est pour vous venu de dicter vos propres lois. Vous devrez harnacher, diriger, contrôler le gigantesque élan vital qui élance les arbres vers le ciel et oriente les feuilles vers la lumière. Parmi nous, est-il un seul homme qui sache faire tout cela ? Je pense que non. Nous n’avons ni la connaissance, ni l’expérience, ni même l’amour de toutes ces choses. Nous devons donc commencer par engager un homme, un jardinier, un maître. Il vous servira de guide et vous conduira là où vous voulez aller. » À ce point de l’exorde, un homme se leva. Il demanda : – «Et comment saurons-nous que cet homme est un maître entre les maîtres ? » Le vieil homme répondit : – « Vous lui poserez les questions que nous, les anciens, vous dicterons. Vous écouterez ses réponses avec un esprit libre et un cœur pur. Alors la vérité illuminera vos âmes. » Ainsi firent-ils. Ils invitèrent tous les jardiniers du royaume. Ils leur posèrent les questions. Ils pesèrent les réponses. À la fin, ils firent porter leur choix sur un homme qui, avant de prendre congé, tira une pomme de sa poche en disant : – «Savoir que l’on sait est une chose très difficile. Il est une seule chose que je sache avec certitude: je ne mange que des fruits!» La seconde famille ne jugea pas utile de réunir le conseil des anciens. Un de ses membres paraissait d’emblée comme le parfait leader d’un tel projet. C’était un homme qui ne connaissait rien au jardinage mais qui avait jusque-là géré sa famille et son avoir avec tant d’énergie, tant de sagacité, que le succès avait souvent été au rendez-vous et que la richesse s’accumulait. Cet homme réunit sa famille et lui parla ainsi : – «Je crois, je sais qu’il faut gérer un verger comme on gère une famille. Dans une famille, on ne choisit pas ses enfants, mais, si on les éduque bien, si on leur fournit une instruction 92

Forces et guides

convenable, il est certain qu’ils contribueront à accroître la richesse commune. Regardez notre terrain, il est en friche et semble inculte, mais cet apparent désordre recouvre une grande richesse. Ne voyez-vous pas ces jeunes pousses qui s’élèvent vers le ciel et qui demain seront des arbres magnifiques ? N’avez-vous point remarqué que sur notre royaume souffle toujours un vent d’ouest ? Avez-vous oublié qu’en cette direction se trouvent des contrées célèbres pour leurs vergers? Ne croyezvous pas que les graines apportées par le vent sont des graines d’arbres fruitiers? Et puis, quand bien même cela ne se produirait point, faudrait-il désespérer ? Non ! car, je vous le demande, existe-t-il une seule essence, un seul arbre, qui soit totalement inutile et ne rapporte rien ? Les arbres qui ne portent pas de fruits portent des fleurs, des graines et sont faits de bois. On sèche les fleurs, on sème les graines, et que fait-on avec le bois ? En vérité, je vous le dis, nous n’avons besoin que de patience et d’espoir. Laissez croître tous ces arbres, prenez-en soin, favorisez la pousse des plus forts, procurez-leur toute l’eau et tout l’engrais dont ils auront besoin, et ne vous souciez ni de ce qu’ils sont ni de ce qu’ils produiront un jour. Ayez tout simplement confiance ! » On lui fit valoir alors que la première famille avait embauché un maître jardinier, ce à quoi il répondit. – « Je ne mets en doute ni le savoir de cet homme ni son bon vouloir, mais que deviendra le projet s’il part ou s’il meurt ? D’autres prendront la relève ? J’en doute ! Tous les jardiniers ne sont pas des maîtres; peu le deviennent! Et puis, dites-moi, que deviendrions-nous si nous dépendions d’un savoir aussi rare, aussi parcimonieusement réparti? Car la soif de connaissances et la capacité de les acquérir ne sont pas divisées également entre les hommes. Non, je vous le dis, nous ne devons pas accorder le pouvoir ultime à ceux qui détiennent la connaissance. Que ces experts aient raison, voilà qui est bien ! Mais que ces mêmes experts essaient de nous faire admettre que le pouvoir doit prendre sa source au-delà des 93

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

sociétés humaines, dans un monde de choses abstraites, voilà ce qui est dangereux, voilà ce que je ne peux tolérer ! Je vous engage donc à vous méfier de ces maîtres, de ces experts, qui prétendent connaître le plus court chemin vers le succès. N’aimez-vous pas cette errance aux buts multiples et aux joies inattendues ? » Il parla encore longtemps, mais tous étaient déjà convaincus. On fit ce qu’il conseilla et la deuxième famille adopta une stratégie de développement fort différente de celle de la première. Quelques années plus tard… La première famille avait réalisé son rêve. Elle régnait sur un magnifique verger. Ses chariots chargés de fruits étaient attendus dans tout le royaume et même en de lointaines contrées. Tout était si bien planifié, si justement organisé, si sûrement maîtrisé, que le travail de la terre et les récoltes s’effectuaient sans pénibles efforts, avec un minimum de personnes. Quel contraste avec le verger de la seconde famille, qui était toujours débordant d’animation. On l’organisait et le réorganisait ; on y plantait et on y arrachait ; on y coupait, on y taillait, on y entait, on y greffait. On y travaillait sans cesse, on s’y reposait parfois. On y vivait ! Et le jardinier dans tout cela ? La légende affirme qu’après avoir fait des merveilles dans le jardin de la première famille il s’était par la suite bien ennuyé. Si fort ennuyé, et pendant si longtemps qu’il avait conclu un accord secret avec la seconde famille… Nul ne connut jamais la teneur de cet accord, mais la légende affirme qu’après ce pacte le maître ne s’occupa jamais plus de jardins et qu’il passa son temps à se promener parmi les arbres, à suivre du regard le vol des papillons, et à faire de grands détours pour ne pas déranger écureuils et marmottes. Voilà la petite histoire que nous voulions te raconter, ami lecteur. T’attendais-tu, de surcroît, à une morale ? Cela serait fort dommage, car nous n’en avons point.

94

Forces et guides

– « Mais, diras-tu, pourriez-vous tout au moins me dire quelle est la meilleure façon de gérer les technologies ? Est-ce en se pliant à une méthode «technocratique» comme semble le faire la première famille, ou en adoptant une philosophie de « laisser-faire », comme la seconde famille ? » Bonne et difficile question ! Quand un pays possède des ressources humaines, intellectuelles et monétaires en quantité suffisante, la seconde approche est « naturelle » et attrayante. Elle est «naturelle» parce quelle n’exige qu’un minimum de concertation et de concentration des efforts. Elle est attrayante car elle permet une libre expression de toutes les forces, de toutes les idées, de toutes les tendances. Par contre, quand un pays ne possède pas ces ressources, quand il ne peut se permettre d’explorer sans profit, et de chercher sans but, alors une approche aussi « technocratique » que la première peut être une solution… Un mot terrible vient d’être évoqué : « technocratie ». Puisque notre but est de te distraire sans t’irriter, permets-nous donc de te laisser ici, ami lecteur ! Quant à nous deux, qui sommes jardiniers, nous suivrons ce conseil de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin. » (Candide)

Bondir ou marcher ? La zoologie nous apprend qu’il existe, dans l’ordre des mammifères, deux grandes stratégies de reproduction : celle des marsupiaux (comme le kangourou) et celle des placentaires (comme l’homme). Chez les marsupiaux, le temps de gestation est relativement court. Après la naissance, un petit être embryonnaire doit se réfugier dans une poche ventrale où il sera incubé, où il trouvera chaleur, nourriture et protection. Chez les placentaires, avec un temps de gestation plus long, c’est un bébé plus développé, mieux armé pour la lutte pour la vie, qui voit le jour. En forçant à peine l’analogie, on peut regrouper en deux grands types les systèmes qui président à l’émergence de nouvelles entreprises. Le premier, analogue à la stratégie adoptée par les 95

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

marsupiaux, est celui des « incubateurs ». Le second, plus proche de la stratégie des placentaires, est celui des spin-off. Dans le système des incubateurs, tout jeune (ou moins jeune !) entrepreneur ayant une idée, un certain savoir-faire et un marché potentiel est incité à développer son entreprise sous l’ombrelle d’un organisme appelé « incubateur ». Cet organisme hébergera, « couvera » la nouvelle entreprise dans ses locaux, lui fournissant divers services, appuis logistiques et conseils. Dans le système des spin-off, l’entrepreneur, ou, devrait-on plutôt dire, « l’entrepreneur en puissance » est un employé d’une entreprise, d’une université ou d’un laboratoire gouvernemental de recherche. Riche d’une nouvelle idée, il désire quitter un jour son emploi pour lancer sa propre entreprise. Il a partagé ce rêve avec son employeur, et ce dernier a accepté de l’assister dans sa démarche, en lui fournissant, pendant quelques mois, ou quelques années, toute l’aide et l’assistance voulues. Employeur et employé espèrent qu’un jour ce dernier émergera de son alma mater aussi bien armé pour faire face à la réalité que Minerve sortant casquée, armée, de la tête de Jupiter. La nouvelle entreprise qui verra le jour à ce moment sera qualifiée de spin-off. Quel est le meilleur système ? La zoologie nous apprend que, partout où ils sont entrés en compétition avec les placentaires, les marsupiaux ont plus ou moins perdu la bataille. Est-ce la même chose dans le monde industriel, et le système des spin-off est-il meilleur que celui des «incubateurs»? Probablement. Les raisons de ceci ? Elles sont complexes mais sont reliées au fait que le spin-off reçoit l’appui technique, technologique et scientifique dont il a besoin. Les « incubateurs » procurent d’autres services, tout aussi importants, mais moins fondamentaux. Les institutions qui génèrent des spin-off devraient-elles donc offrir un service d’incubation ? D’aucunes y songent. Le système des spin-off n’est pourtant pas parfait. Bien des « grossesses » n’arrivent pas à terme et on voit même apparaître, de temps en temps, de véritables « grossesses nerveuses ». Quant aux gestations d’une infinie lenteur, elles ne sont pas rares non plus.

96

Forces et guides

La naissance elle-même n’est pas inévitable, et le processus peut, à tout moment, être interrompu… L’écrivain japonais Akutagawa nous apprit que, dans le monde imaginaire des Kappa, le médecin demande au bébé, qui vit encore dans le ventre de sa mère, s’il désire « venir au monde » ; il ajouta que, parfois, la réponse est négative. Au lieu de qualifier, comme d’aucuns le font, de spin-in un spinoff qui n’aboutit pas, pourquoi ne l’appellerait-on pas «Kappa» (avec, en prime, l’homonymie avec la lettre grecque du même nom) ?

Investir ou financer ? Notre ami l’investisseur était d’excellente humeur. Il faisait beau et le déjeuner que l’on nous servait dans ce grand hôtel était délicieux. Avec sa concision et son dynamisme habituels, il nous livra promptement ses réflexions des derniers jours. « Voici ce que je pense : D’un côté, il y a l’argent ! De l’autre, les idées ! Devenir riche est donc, a priori, une chose simple. Il suffit, pour nous qui avons de l’argent, de rencontrer ceux qui possèdent des idées. Et la chose est faite ! Qu’en pensez-vous ? » Homme de décision, il maîtrisait l’art des formules lapidaires. Notre réponse fut un peu plus longue : «Ce n’est peut-être pas aussi simple. Laissez-nous organiser nos idées… Voici ! Notre réponse se fera en trois points. Premier point. Vous avez la maîtrise de certains capitaux, vous avez de l’argent. Mais, cet argent, vous ne voulez pas le donner, vous voulez l’investir. C’est très différent ! Vous ne voulez pas l’utiliser pour faire du mécénat, mais le prendre comme levier pour générer 97

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

des bénéfices, des dividendes. Vous voulez qu’il vous rapporte, qu’il vous rapporte à vous, et à vos bailleurs de fonds. Vous ne voulez donc pas investir dans un programme de recherche à long terme. Vous voulez exploiter, à très court terme, un résultat de la recherche. Ce n’est pas du tout la même chose! Deuxième point. Vous, qui souhaitez investir, vous avez besoin d’idées. Mais savez-vous comment on génère les idées ? Il faut pour cela étudier, lire des ouvrages spécialisés, faire des expériences, consulter un collègue, échanger avec des confrères, assister à des congrès, participer à des séminaires, etc. Il faut créer des équipes performantes ; il faut mettre à leur disposition des équipements sophistiqués, des infrastructures modernes. Il faut du temps, beaucoup de temps, et de l’argent, beaucoup d’argent ! Troisième point. Vous nous direz que, dans le fond, vous ne cherchez pas « une idée». Vous êtes plus pragmatique! Vous êtes à la recherche, à la poursuite d’une invention encore non exploitée, d’une innovation oubliée dans un cahier de laboratoire. Vous êtes en quête d’une perle cachée, d’un tableau de grand maître égaré dans un grenier poussiéreux. Beati… Cela existe sans doute, mais c’est probablement fort rare. Les chercheurs ne sont ni des archivistes ni des exégètes. Vous aurez du mal à leur faire accepter une telle mission. » Notre réponse n’affecta pas sa bonne humeur, et c’est avec un splendide entrain qu’il attaqua son omelette au jambon. – « Oui ! Ce que vous dites a du sens ! Mais arrêtons de parler de problèmes ! Donnez-moi donc plutôt des solutions ! » La balle nous revenait plus vite que prévu. Il nous fallait laisser refroidir nos assiettes… Et nous en étions fort marris ! – « D’accord ! Limitons tout d’abord votre responsabilité. Votre objectif personnel est d’assurer un revenu à des gens qui vous confient de l’argent. Il est donc normal que vous n’investissiez 98

Forces et guides

pas dans la recherche à long terme. Qui doit le faire, alors ? Le gouvernement et les entreprises! Le gouvernement, tout d’abord, parce qu’il dirige l’évolution de notre société. Il gère le long terme et il est, par conséquent, normal que ce soit lui qui soit le plus mis à contribution. Les entreprises ensuite car chacune d’entre elles rêve de grandir, d’assurer sa pérennité. Quand on songe aux immenses profits que génèrent certaines d’entre elles, on a du mal à comprendre les raisons pour lesquelles elles n’investissent pas davantage dans la recherche ! Il n’y aura donc pas, pour vous, de « solution-miracle », qui vous rapporterait des millions pour un investissement initial de quelques dollars. Vous devrez capitaliser sur des technologies existantes ou encore, et c’est ce que nous préférerions, sur des technologies émergentes. Puis, cela fait, vous devrez tout de suite investir pour développer ces technologies, pour établir des axes de différentiation et acquérir ainsi, petit à petit, les avantages compétitifs qui vous apporteront les bénéfices désirés. Ensuite… » Un rapide coup d’œil à l’assiette de notre vis-à-vis nous montra qu’elle était vide. Il nous fallait donc arrêter de parler pour manger à notre tour. Notre ami nous aida en nous contant, par le menu, la dernière partie de hockey à laquelle il avait assisté. Lorsque nous eûmes fini, il se leva, de plus belle humeur que jamais : – « J’aime vos idées. Elles sont logiques. Elles sont raisonnables. Seulement, si je vous comprends bien, je ne pourrai jamais garantir les retombées économiques qu’exige mon conseil d’administration. Comment sortir de ce dilemme ? » Encore une bonne question ! Pas facile d’y répondre… – « Franchement, qui le sait avec certitude ? Nous avons tout au plus quelques pistes. Celle que nous préférons rejoint celle qui

99

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

fut tracée, il y a quelques années, par un penseur. Cette piste n’est autre qu’une vertu; une vertu indispensable à la prospérité d’une communauté. » « Et cette vertu est ? » « La confiance ! » Notre ami retourna à ses affaires, à ses tracas. Un vent frais soufflait sur la ville. En marchant vite pour nous réchauffer, nous pensions aux moyens de rapprocher les chercheurs et les investisseurs. C’est alors que les paroles du renard nous revinrent en mémoire : Il faut être très patient […]. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…» Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Risquer ou tenter ? Notre ami l’investisseur était, ce jour-là aussi, d’excellente humeur. Il nous avait invités à déjeuner pour nous remercier, disait-il, de l’avoir guidé dans l’évaluation d’un dossier. Il avait dû établir la pertinence d’investir dans une petite entreprise qui développait une nouvelle technologie. Nous l’avions donc aidé à comprendre les bases scientifiques de cette nouvelle technologie et à la situer dans l’ensemble des technologies émergentes du même domaine. Rien de bien complexe. Après avoir parlé de choses et d’autres, nous demandâmes à notre ami le montant d’argent qu’il comptait investir dans cette nouvelle entreprise. Il sembla étonné de notre question. – « Mais, enfin, je pensais que c’était clair. Nous avons, en fait, décidé de ne pas investir un sou dans cette entreprise, dans cette aventure, devrais-je dire ! » Fourchettes en l’air, nous le regardâmes avec un air de si totale incompréhension, qu’il nous fournit spontanément une explication:

100

Forces et guides

– « Ne faites pas ces têtes-là. Vous deviez bien vous en douter, voyons! Réfléchissez! Vous nous montrez qu’il existe plusieurs technologies compétitrices, vous nous prouvez que cette technologie ne gagnera pas facilement, automatiquement, la bataille, et vous aimeriez ensuite que nous risquions des fonds dans cette entreprise. Vous êtes naïfs ou quoi ? Vous avez vous-mêmes admis, je ne sais plus trop quand, que ce n’était ni mon rôle ni celui de la société que je représente, que de soutenir la recherche. Allez, finissez donc votre assiette. Le dessert est, ici, délicieux ! Malgré son invitation, nous n’avions nullement le goût de finir notre assiette. Nous étions consternés. Nous pensions à ce petit groupe d’innovateurs et d’entrepreneurs sur lequel pesait une si terrible menace. Qu’arriverait-il si l’investissement espéré ne se produisait pas? Le groupe serait-il disloqué, dissous? Et qu’arriveraitil donc à ce nouveau «bébé technologique» si ses «parents naturels» disparaissaient? Pourrait-il survivre? Serait-il acheté, adopté, élevé par d’autres? Loin d’ici? Il nous fallait réagir. Et tout d’abord acheter du temps. Va pour le dessert ! Et « n’ayez donc pas peur d’en mettre », comme disait notre maître à penser Alphonse Allais… Ravigotés par un bon café, nous fûmes à même d’étayer nos arguments. – Lors de la conversation que vous venez de mentionner, nous avons effectivement admis que ce n’était pas le rôle de votre société de capital de risque d’investir dans la recherche fondamentale ou même appliquée, mais vous devez admettre que nous vous avons suggéré d’investir dans des technologies émergentes. Or, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit bien d’une technologie émergente et non pas de recherche fondamentale. Les bases scientifiques sur lesquelles est fondée cette petite entreprise sont solides et incontestables. La technologie qu’elle maîtrise est une technologie que l’on qualifie désormais d’habilitante. Ce groupe n’essaie pas de trouver ou de prouver une nouvelle théorie, ni même de découvrir un nouveau fait, mais de mettre au point une 101

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

nouvelle machine, un nouveau produit. Si vous ne soutenez pas un tel axe de développement technologique, qui le fera ? Les universités ? Les laboratoires gouvernementaux ? Des organismes à but non lucratif ? Probablement pas ! Nous vîmes, à son regard, que la bataille n’était pas gagnée. Sa réponse fut lapidaire. – Le gouvernement a des programmes… La nôtre fut laconique : – Des programmes, mais pas d’argent… Nous avions trouvé le ton qu’il aimait. C’est donc plus sérieusement qu’il continua. – Vous louvoyez bien pour des scientifiques. Mais revenons donc sur le risque associé à cette entreprise. Vous nous avez bien affirmé que le niveau de risque était élevé, or, quand j’investis de l’argent, ce n’est pas pour le perdre, mais pour le faire fructifier. L’argument était bon. La réponse devait être étoffée. – Allons donc! Investir, c’est toujours risquer! Quand on ne veut pas de risques, on n’investit pas, on place. Mais revenons sur le risque. Comme nous venons de le dire, le risque scientifique est, ici, parfaitement nul. En d’autres mots, les phénomènes scientifiques qu’exploite cette entreprise sont réels et bien connus. Le risque technologique, quant à lui, est mince. Nous voulons dire par là que la machine que ce groupe essaie de produire sera effectivement fabriquée et qu’elle permettra d’accomplir les fonctions visées. Nous voulons dire aussi que cette machine répond à un besoin réel du marché. Reste le risque commercial. Que, pour de multiples raisons, cette machine ne se vende pas, cela est effectivement possible. Ce pourrait être à cause d’un problème de fiabilité, de durée de vie, de robustesse, de précision ; un problème de prix, de service ou de changement des besoins du marché, que sais-je encore? Le risque combiné est donc bien réel et plutôt élevé. Mais, quand vous songez à tous ces risques, vous ne devez pas 102

Forces et guides

oublier que ceux qui les prennent, en première ligne, ce sont tout d’abord les employés de cette entreprise. Ces risques sont leurs compagnons de chaque instant. Ces risques, ils les connaissent, ils les évaluent, ils les pondèrent, ils les soupèsent continuellement et ils essaient toujours de les réduire, de les minimiser. Ces risques, ce sont d’abord eux qui les assument, pas vous! Vous devez leur faire confiance et puis… La sonnerie du téléphone cellulaire de notre ami retentit. Nous fîmes le silence pour le laisser prendre son appel. Il devait nous quitter rapidement. Il se leva donc, nous serra la main et, avec un grand sourire, nous annonça la bonne nouvelle. – Vous m’avez convaincu ! Voici un repas qui va probablement me coûter plus cher que prévu. Au fait je ne vous ai pas laissé finir votre phrase. Vous m’aviez déjà parlé de confiance. Que dois-je donc faire d’autre ? Dehors, un merveilleux soleil illuminait la ville. C’est en attirant son regard dans cette direction que nous avons fini notre phrase. – Vous devez faire confiance et puis, avoir la foi ! Quelques jours plus tard, nous téléphonâmes à notre ami : « Repensant à notre conversation, nous avons réalisé pourquoi nous ne percevions pas le même niveau de risque. Dans votre cas, vous situez probablement la nouvelle technologie dans laquelle il vous est demandé d’investir dans le monde des technologies existantes. Nous qui analysons, chaque semaine, de nouvelles inventions, nous sommes davantage portés à situer toute nouvelle technologie dans le vaste univers des inventions qui ne verront jamais le jour, qui demeureront pour toujours à l’état larvaire dans la pensée des scientifiques, dans les cahiers de laboratoire, dans les banques de brevets. Quand nous considérons toutes ces inventions qui jamais ne deviendront des innovations, nous sommes amenés à évaluer avec moins de dureté que vous le niveau de risque associé à une nouvelle technologie ou à un nouveau produit. D’ailleurs, l’être humain ne pense-t-il pas plus spontanément échouer là où tous réussissent, que réussir là où tous ont échoué ? 103

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Vous trouverez ci-joint un texte de quelques pages sur des inventions surprenantes, parfois même saugrenues, et dans lesquelles vous n’investiriez probablement pas. Puissiez-vous juger avec plus de mansuétude l’invention que cette jeune entreprise vous propose. Nous lui fîmes alors parvenir le texte que nous partagerons avec vous dans le chapitre suivant.

La force motrice Quand on contemple un grand fleuve qui lentement s’écoule entre deux rives civilisées, colonisées, on ne peut imaginer la sauvagerie de ses commencements, la luxuriance de ses attributs, la complexité du bassin qui l’alimente. La technologie est, pour la plupart d’entre nous, comme l’un de ces grands fleuves. Sa course régulière et son évolution tranquille n’agitent point le vaste océan de nos sociétés, tout comme, pour les anciens Grecs, le fleuve Alphée continuait de couler sous la mer sans en troubler les harmonieuses apparences. Les usines sont situées dans les banlieues, leurs cheminées ne crachent plus ces longs panaches noirs que l’on voyait de si loin. Les moteurs et les mécanismes sont cachés, les fils sont enfouis, les ondes sont invisibles. Pour observer le dynamisme de la technologie, comme pour sentir la force d’un fleuve, le plus simple est de vivre près d’un rapide, dans une zone où l’eau est accélérée ; le plus facile est de travailler dans une usine. Cependant, pour tous ceux et celles qui n’ont pas cette chance, l’opération la plus fructueuse consiste à remonter vers la source et cette source est, dans notre cas, une banque de brevets. Rappelons brièvement qu’un brevet est un document dans lequel est décrite une « invention ». La publication de ce brevet témoigne de l’existence d’un contrat passé entre un inventeur et un pays (ou un groupe de pays). Ce contrat stipule qu’en échange du partage de son invention avec ses concitoyens cet inventeur en détient le monopole et que, en conséquence, il recevra des redevances si quelqu’un produit et commercialise cette invention.

104

Forces et guides

Dans les pages qui suivent, nous examinerons quelques brevets (ou demandes de brevets) qui touchent à notre vie de tous les jours, qui sont facilement compréhensibles, et qui ont été publiés récemment. Notre objectif est double ; nous voulons tout d’abord illustrer le foisonnement créatif de nos sociétés, le dynamisme de l’esprit humain, la richesse des sources auxquelles s’alimente la technologie, mais nous désirons aussi, ami lecteur, te faire participer à ce processus de création. Nos exemples sont choisis de manière à t’étonner, à te stimuler, à te faire réagir. Au fil de la lecture, tu sentiras s’éveiller en toi une douce euphorie ; tu seras traversé par des flots d’images, par des essaims de belles idées. Tu auras alors, toi aussi, le goût de créer ! N’oublie pas, ami lecteur, que tous ceux et celles qui sont à l’origine des documents dont tu vas lire un bref résumé ont investi temps et argent pour te permettre cette lecture. En lisant la description de certains produits, tu penseras peut-être que toi, tu ne les achèterais jamais. C’est possible! Toutefois, n’oublie pas que le monde est vaste, que «tous les goûts sont dans la nature» et que la réalisation du plus étrange des produits procure travail, argent et fierté à plusieurs personnes. Nous avons le droit de sourire, jamais de nous moquer! Ajoutons finalement que nos traductions sont ci-dessous assez « libres », que notre résumé ne prétend en aucun cas donner une image exacte et précise de l’invention et finalement, que notre opinion n’engage que nous. Une dernière précision. Les deux lettres qui figurent avant le numéro du document indiquent le pays dans lequel il s’applique. On trouve ainsi : US pour les États-Unis, GB pour la Grande-Bretagne, EP pour l’Europe, CN pour la Chine, JP pour le Japon, WO pour le monde entier (ou presque !). Prêt pour le voyage ? Allons-y !

105

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 1 « Grattoir » – US 4,757,567 (19 juillet 1988) Ce brevet présente un étrange ustensile, oblong, constitué pour l’essentiel d’une patte de lapin à l’extrémité de laquelle est fixé un petit objet métallique qui ressemble à un bec de canard évasé. Au premier coup d’œil, on pense à un ornithorynque angora avachi sur le sol. Ne vous laissez pas cependant distraire par l’incongruité de la forme et par le titre anodin que l’inventeur a donné au document : « grattoir ». Cet objet est d’une actualité fulgurante et d’une utilité incommensurable puisqu’il sert à… « nettoyer un revêtement opaque (obscuring) d’une carte à jouer ou d’un billet de loterie » !… – « Un petit « gratteux » et un petit « grattoir » avec ça ? » Au fait, vous avez deviné que la patte de lapin a été choisie pour sa capacité à attirer la chance sur celui ou celle qui la porte ! Elle sert aussi à éloigner les petits débris générés par l’opération de grattage !

Exemple no 2 « Masseur en forme de J doté d’un vibrateur » – US 6,262, 251 B1 (17 juillet 2001) Imaginez un bâton en forme de J. En tenant la hampe de vos deux mains, vous pouvez vous gratter ou vous masser le dos à l’aide de l’autre extrémité du J, extrémité dotée d’une tête vibrante. Un cadre de porte pourvu d’un relief idoine, et doté d’une flexibilité appropriée ne connaîtrait-il pas plus de succès ?

106

Forces et guides

Exemple no 3 « Instrument érotique d’appoint » – US 6,190,307 B1 (20 février 2001) Après le masseur en forme de J, voici le masseur en forme de I (pour le point G ?). C’est Hervé Bazin qui aurait été surpris ! Lui qui, après avoir effectué un rapide décompte du nombre d’orifices que possèdent les individus mâle et femelle de l’espèce Homo sapiens, avait conclu: «Les objets coulissants étant de nombre encore plus réduit, les combinaisons possibles sont trop réduites pour que la photothèque et la cinémathèque de la chose ne nous accablent pas d’ennui » (Abécédaire). Or, voici un nouvel accessoire doté d’un mouvement de rotation. Ah ! le « sexe à piles » !

Exemple no 4 « Brassière dotée de réservoirs gonflables destinés à contenir des liquides comestibles » – US 6,241,575 B1 (5 juin 2001) Imaginez un soutien-gorge dont l’enveloppe des deux bonnets est constituée par des sacs imperméables, gonflables, destinés à contenir des liquides comestibles. Un petit tube part des sacs, monte le long de la bretelle, pour se placer à portée de la bouche. Si Molière avait connu cette invention, Tartuffe aurait-il toujours demandé à Dorine : Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées Tartuffe, III, II

Ou aurait-il remplacé « voir » par « boire » ?

107

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 5 « Balle d’exercice » – US 6,328,675 B1 (11 décembre 2001) Une balle, qui peut être en mousse, reproduit sur sa surface la morphologie d’un sein de femme (c’est le brevet qui précise bien : « un sein de femme »). Après avoir cité Homère et d’autres auteurs classiques pour souligner les effets psychologiques de son invention, l’auteur ajoute : « La façon précise dont une personne pourrait utiliser la présente balle d’exercice semblerait devoir être déterminée par son imagination, tempérée peut-être par les expériences de sa vie. » Après avoir vu, ci-dessus, le « sein-bol », voici les « seins-balles » !

Exemple no 6 « Grille d’auto-examen » – US 6,341,429 B1 (29 janvier 2002) Un savon transparent contient un quadrillage. On peut ainsi examiner et mesurer ses grains de beauté pour voir s’ils grandissent… Brrrr ! On deviendrait hypocondriaque à moins ! Au fait… prenez-vous votre douche ou votre bain avec vos lunettes ?

Exemple no 7 « Réchauffeur de nez » – US 6,070,265 (6 juin 2000) Vous souvenez-vous du souhait de Cyrano ? Faites-lui faire un petit parasol De peur que sa couleur au soleil ne se fane! Edmond Rostand

Eh bien, voilà qui est fait! Un petit étui de tissu, maintenu en place par une bande élastique «large d’au moins un pouce environ», recouvre le délicat appendice et permet de le conserver bien au chaud. On ne peut s’empêcher de souhaiter que l’inventeur porte maintenant son attention et son esprit de concision vers la conception d’un nouveau maillot de bain et d’une gamme complète de lingerie d’été.

108

Forces et guides

Exemple no 8 « Un bol de toilette doté de lampes infrarouges » – WO 01/75239 A1 (11 octobre 2001) Deux lampes encastrées dans la structure du bol de toilette (l’une en avant et l’autre en arrière) émettent un flot d’ondes infrarouges, qui réchauffent et «baignent les organes génitaux et la région anale des hommes et des femmes alors qu’ils sont assis […] pour accomplir des mouvements intestinaux ou pour uriner ». Il faut admettre qu’en nos froides contrées une bise glaciale souvent vient lécher les rotondités charnues qui se penchent sur ce beau gouffre d’albâtre que termine un petit lac d’eau pure. Il convient de reconnaître que les Japonais utilisent depuis longtemps des lunettes chauffantes (pas pour le nez, voyons !). Il est donc vrai que cette invention est belle, et qu’elle est utile, infiniment. Il n’en demeure pas moins qu’il faudrait songer, sans plus tarder, à breveter une innovation qui remplacerait les lampes à infrarouges par des lampes à ultraviolets. Ceci permettrait d’obtenir, sur les parties exposées, ce beau hâle dont la présence est requise par les canons de beauté de nos sociétés occidentales et dont l’uniformité est si fort prisée.

Exemple no 9 « Appareil pour attraper les araignées » – GB 2 364 877 A (13 février 2002) Une sarbacane est dotée, à l’une de ses extrémités, d’un petit panier. Lorsque vous apercevez une horrifiante araignée qui se déplace implacablement sur un mur, vite ! la sarbacane ! Vous vous approchez subrepticement, vous visez le monstre, vous soufflez très fort (surtout n’aspirez pas !), et voici la bestiole qui choit dans le petit panier. Vous vous empressez alors de la jeter dehors. Brrrr! Écœurant ! Moralité : chassez l’araignée et demeurez, en votre petit royaume, le seul « à régner ». (Regret: le beau mot «araigne» disparaît peu à peu de notre langue. Dommage !) 109

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Exemple no 10 « Jeu interactif entre un animal de compagnie et son propriétaire » – US 5,524, 326 (11 juin 1996) Un brevet qui est un peu plus vieux que les autres, mais que nous citons toutefois par pur plaisir ! Une souris mécanique, dont les mouvements sont contrôlés par le propriétaire, est placée soit sur le plancher de la maison, soit à l’intérieur d’une sorte de maison de poupée, dont les murs sont percés d’ouvertures qui permettent au chat de voir sa proie, de s’énerver et de passer la patte pour tenter de saisir l’animal. On imagine sans peine la joie des deux protagonistes, tant il est vrai que l’homme et le chat sont « félins » pour l’autre !

Exemple no 11 « Appareil pour entraîner les animaux domestiques et leur permettre d’utiliser un bol de toilette conventionnel » – US 6,341,578 B1 (29 janvier 2002) Quelle belle invention ! Un couvercle adapté à la physionomie d’un animal de compagnie s’ajuste sur le dessus du bol de toilette. On entraîne l’animal, et la chose est faite ! Finie la litière odorante, les pelles engluées, les boîtes éclaboussées ! Sans compter les inévitables «dégâts collatéraux»! Si encore la présence de cette lithique litière dans nos poubelles hebdomadaires en éloignait à tout jamais goélands, corbeaux, vautours et autres tenaces rapaces, nous militerions peut-être pour sa conservation, mais nenni, non, niet et no! Raminagrobis n’est plus respecté comme il l’était jadis, et le règne de smilodon fatalis, le tigre aux dents-de-sabre, n’a laissé nulle peur atavique en nos prédateurs urbains. Notons que, si le système est conçu pour les « animaux de compagnie », il nous semble particulièrement bien adapté aux chats. Les cas de l’iguane, du lapin et du berger allemand nous semblent quelque peu problématiques.

110

Forces et guides

Un dernier point. Malgré une lecture attentive des quatre pages du brevet, nous n’y avons point trouvé d’indications sur la méthode à prendre pour que Minou daigne tirer la chasse d’eau. C’est dommage ! Car, lorsque des générations de felis felis auront été entraînées à accomplir cette opération, apparaîtra un jour une nouvelle espèce de chat, qui n’aura plus besoin d’entraînement et qui accomplira tout naturellement l’opération; une race de chat qui fera enfin compétition aux chiens dans le dernier domaine qui leur soit réservé, une race que nous pourrons fièrement qualifier de « chat de chasse » !

Exemple no 12 « Aspirateur pour animal de compagnie » – US 6,345,592 B1 (12 février 2002) Un tout petit aspirateur, qui a la forme d’un stylo, permet à un patient propriétaire de traquer une à une toutes les puces de son animal familier. Les puces sont dirigées, canalisées, vers un vase empli d’un liquide (qui peut être « de l’eau traitée avec un pesticide ») et, plongeant dans ce liquide, elles y subissent le triste sort de la triste Ophélie ! La lecture de ce brevet nous a remis en mémoire un passage de Bernard Palissy, que nous reproduisons ci-dessous, désireux que nous sommes de voir apparaître sur le marché de nouvelles inventions, plus écologiques, et par lesquelles les puces ne seront point « euthanasiées » (c’est le mot que le brevet utilise) mais tout simplement invitées à «s’en aller». Trêve de commentaires! Voici le passage : «Je voyais aussi la sagesse du renard, lequel, se trouvant persécuté des puces, prenait un bouchon de mousse dedans sa bouche, et s’en allait à un ruisseau, et s’étant culé dedans ledit ruisseau, il entrait petit à petit pour faire fuir toutes les puces de son corps en sa tête : et quand elles s’en étaient fuies jusqu’à la tête, le renard se plongeait encore toujours, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes sur le museau, et quand elles étaient sur le museau il se plongeait jusqu’à ce qu’elles fussent sur la mousse, qu’il avait mise en sa

111

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

gueule, et quand elles étaient sur la mousse, il se plongeait tout à coup, et s’en allait sortir au-dessus du courant de l’eau : et ainsi, il laissait ses puces sur ladite mousse, laquelle mousse leur servait de bateau pour s’en aller de l’autre côté. » (Recepte véritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs thrésors)

Exemple no 13 « Objet décoratif et orienté vers le culte » – WO 00/72719 A1 (7 décembre 2000) L’objet est en fait une petite croix qui contient, en son centre, une minuscule cavité fermée par un matériau transparent. On peut introduire, dans cette cavité, une relique telle qu’une « pierre du Golgotha et/ou un fragment de la croix du Christ et/ou les reliques d’un saint ». Le fait que le document soit rédigé en russe nous a, hélas !, privés d’une lecture sans doute fort instructive ! Nous avons, en particulier, certaines questions, que nous jugeons pertinentes, concernant la disponibilité ainsi que la traçabilité des matières premières…

Exemple no 14 « Selle pour bicyclette comprenant un coussin glacé » – CN1285298 (28 février 2001) Un matériau à transition de phase est introduit dans la selle. Lorsque la température de la partie du corps en contact avec la selle atteint environ 28 degrés centigrades, le matériau fond, et l’absorption de chaleur inhérente à ce phénomène entraîne, par voie de conséquence, un refroidissement (fort apprécié!) du muscle fessier. Une selle que l’on ne veut pas se faire « piquer »…

112

Forces et guides

Exemple no 15 « Filet couvre poubelle, contre les corbeaux » – JP10108611 (28 avril 1998) « Appareil pour disperser les corbeaux » – JP10174547 (30 juin 1998) « Appareil pour repousser les corbeaux » – JP2000102338 (11 avril 2000) « Répulsif à corbeaux, à vaporiser sur les sacs à vidanges » – JP2000212004 (2 août 2000) C’est avec plaisir que nous portons à l’attention de nos concitoyens, et des pouvoirs publics, ces quatre documents japonais qui s’attaquent de front à l’un des problèmes les plus sournois de nos sociétés. Avouons aussi que nous éprouvons un faible pour le dernier brevet, en raison de sa figure no 2, qui dépeint la tête d’un corbeau ayant le bec enduit d’une substance repoussante, les plumes du crâne quelque peu ébouriffées, et l’air éberlué de celui qui n’y reviendra plus. Est-ce donc toujours, et partout, que les «vies d’anges» attirent les « corps beaux » ?

Exemple no 16 « Nouveaux récepteurs olfactifs et leurs utilisations » – FR 2 780 405 (31 décembre 1999) « Vin d’os de marmottes pour guérir les rhumatismes » – CN1160554 (1er octobre 1997) Dans les zones industrielles de nos villes, les vastes étendues gazonnées qui ceignent les usines sont habitées par le petit peuple discret et affairé des marmottes. Quel plaisir de rencontrer, aux heures tranquilles, parmi de grandes structures inertes et géométriques de béton, de verre et d’acier, ces petites boules de poil et de vie, dont la contemplation rappelle à tous qu’il existe, sur la terre, autre chose que notre course effrénée vers le progrès, la production et le profit.

113

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

C’est donc avec un immense plaisir que nous avons accueilli le premier document, qui suggère de copier les organes olfactifs de la marmotte pour mettre au point de nouveaux biocapteurs, et c’est avec regret que nous avons pris connaissance du second. Préférons donc le vin de raisin au vin « d’os de marmottes ».

Exemple no 17 « Cravate suspensoir » – EP 1 057 417 (6 décembre 2000) Une bien étrange cravate, puisqu’elle est reliée « aux parties de l’homme». Lorsque celui-ci fait son nœud de cravate, il «positionne ses parties en légère sustentation ». Ensuite, et tout au cours de la journée, « chaque mouvement de la main au niveau du nœud lui permet d’un simple geste de replacer ses parties ». Jadis, les prêtres interdisaient aux jeunes garçons de se mettre les mains dans les poches. Il est grand temps d’interdire aux adultes de jouer avec leur nœud de cravate… Et pour finir… Un mot de plus en plus populaire.

« CHINDOGU » Terme japonais pour qualifier un outil (dogu) qui est bizarre (chin). Un «chindogu» est un objet qui répond à un besoin de la vie quotidienne, dont on a fabriqué un prototype, mais qui n’a aucun avenir commercial. On pense ici, par exemple, aux essuie-glaces à lunettes, au «chapeau hygiénique» (intégrant un rouleau de papier de toilette – très utile en cas de rhume ou de fièvre des foins), ou au parapluie inversé (de forme concave, avec tuyau et réservoir pour recueillir l’eau de pluie). Un bel exercice de créativité, et de pure joie! Note: On cite souvent, parmi les «chindogu», la fourchette rotative, pour manger les spaghettis. En fait, le brevet US 2,004,659, décerné le 11 juin 1935 à R.D. Groch, présente un instrument en tous points semblable, et destiné au même usage. Comme quoi la créativité n’est pas l’apanage des temps modernes. 114

Forces et guides

Raisonner ou résonner ? Pour se développer, une société doit investir. Si cela vous semble évident, dites-vous bien que vous êtes normal : tout le monde s’entend sur cette nécessité. Par contre, quand il s’agit de déterminer dans quel domaine il faut investir, dans quel secteur industriel il faut prendre des risques, les discussions vont bon train ; les arguments fusent et les esprits s’échauffent. Un jour, lors d’une réunion qui s’était formée autour de ce sujet, nous entendîmes un homme d’une grande intelligence faire valoir un argument auquel nul d’entre nous n’avait encore pensé. Un argument d’une telle simplicité, d’une telle portée, d’une telle puissance, qu’il emporta haut la main l’assentiment de tous ; un argument qui demeure aujourd’hui même d’une telle force, d’une telle pertinence, que nous avons cru bon de le partager avec vous. L’argument s’exprimait par une simple phrase : « Le Québec ne peut pas se permettre de ne pas investir dans… » (suivait ici le nom du domaine qui faisait l’objet de la rencontre). Il faut réfléchir à cette phrase. Admettons tout d’abord que sa structure est excellente. Supposons par exemple que vous soyez invité à un cocktail pendant lequel le maître de maison serve un vin d’une extrême rareté. Personne ne serait surpris de vous entendre vous exclamer : « Je ne peux pas me permettre de ne pas y goûter ! » Pensez maintenant à un étudiant qui, de peine et de misère, réussit à payer ses frais de scolarité. Ne diriez-vous pas qu’un tel étudiant « ne peut pas se permettre de ne pas étudier ? » Récapitulons ! La phrase est correcte ; elle est logique. Mais en quel endroit le bât blesse-t-il donc ? Cela n’est point facile à trouver. Suivons toutefois une piste. Lorsque nous disons « Je ne peux me permettre de ne pas… », nous mettons en relief une certaine pauvreté. Dans le premier exemple donné ci-dessus, on comprend tout de suite que vous ne pourriez vous payer le grand cru qui vous est offert. Dans le second cas, on réalise que l’étudiant ferait face à de grandes difficultés financières s’il lui fallait redoubler son année. 115

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

En insérant un verbe comme INVESTIR, SUBVENTIONNER, FINANCER, etc., la suite de «On ne peut se permettre de ne pas…», on crée donc un étrange hiatus, une sorte de court-circuit logique qui laisse la place à l’étonnement et à l’assentiment. Notez aussi que la phrase «Je ne peux pas me permettre de ne pas investir » semble teintée de masochisme ou d’ironie, alors que, si on remplace le «je» par «on» ou par «la société», cela semble correct. N’est-ce pas parce que, dans le fond, il est facile d’investir l’argent des autres? N’est-ce pas aussi parce que, de l’autre côté, on est toujours content d’être considéré comme riche? Quand bien même cela ne serait qu’implicitement! Nous vous laissons ici. La rhétorique est une fort belle science et très utile. Vous l’admettrez avec nous. Reste évidemment une bonne question : était-il bien utile de réfléchir à cela ? Un homme sage a un jour écrit : «Il peut se faire qu’il ne soit pas utile de savoir une chose, mais ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours inutile de l’ignorer.» (J.C. Milner, De l’école)

116

Les acteurs et leurs rôles

L

es poètes comparent souvent la vie humaine à une pièce de théâtre. Qu’en pourrait-il être de la technologie ? Ne pourrionsnous pas la comparer au grand théâtre lui-même ? N’est-ce pas d’ailleurs le chemin sur lequel nous nous sommes engagés? N’avonsnous pas commencé cet ouvrage par une tragédie : celle que constitue la fermeture d’une usine ? Ne l’avons-nous pas poursuivi en présentant des professionnels de la scène qui, pour mieux servir le public, choisissent de troquer la toge de l’acteur pour le bâton du régisseur ? N’avons-nous pas ainsi été amenés à parler du public, de ses attitudes et de ses comportements ? N’avons-nous pas ensuite, et par une insensible gradation, été conduits à parler des créateurs sans lesquels le théâtre n’existerait tout simplement pas ? Oui, l’analogie est bonne. Développons-la donc un peu plus. Parlons maintenant des acteurs et des figurants. Dans les chapitres qui suivent, nous vous les présenterons. Les grands acteurs tout d’abord : ceux qui produisent, ceux qui permettent la production, ceux qui en contrôlent la qualité. Les rôles de soutien ensuite : patrons et dirigeants. Les figurants enfin. Nous compléterons cette section par quelques pochades littéraires, dans lesquelles nous décrirons, évoquerons, soulignerons ou commenterons quelques traits particuliers des milieux associés à la technologie.

Produire Quand on visite une usine, ce qui surprend, au premier abord, c’est un monde étrange de mécanismes, d’appareils, de machinerie. En cet univers, le mouvement est roi. Il capte notre attention, il dirige notre regard : ballets gracieux des bras robotisés, progressions lentes et puissantes des ponts roulants, rondes silencieuses des convoyeurs, défilés solennels des pièces, jaillissement des flammes, chutes

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

régulières, ouvertures saccadées, translations subites, rotations invisibles à force d’être rapides… Et puis, après la conscience du mouvement, voici la perception du bruit: cliquetis des mécanismes, ronronnement des moteurs, vagissement des poulies, grondements sourds des brûleurs, hululements des sirènes, hurlements des hautparleurs. Au bout de quelques minutes, dès que l’effet de surprise a disparu, dès que la vision s’affine et que l’esprit s’apaise, on remarque la présence humaine. Hommes et femmes sont là, présents, rarement immobiles, souvent silencieux, toujours attentifs ; regardant des choses que nous ne voyons pas, surveillant des actions que nous ne comprenons pas, déclenchant des mécanismes que nous ne percevons pas, ils semblent poursuivre, en leurs gestes et leurs déplacements, on ne sait quel mystérieux dessein, qui nous restera à jamais caché. Naguère regroupés sous le vocable d’«ouvriers», ces hommes et ces femmes reçoivent désormais le nom d’« opérateurs », ce qui s’explique par le fait même qu’une partie importante de leur tâche consiste à faire fonctionner – à opérer – des appareils et des machines. Vous êtes-vous déjà demandé comment ce peuple anonyme et laborieux a atteint cet étrange rivage ? Quelles forces l’ont poussé là ? Quelle nécessité l’y maintient ? Quels plaisirs il y trouve ? Et quelles peines il y vit ? Imaginant, au début du XVIIIe siècle, le voyage en France de deux Persans, Montesquieu traduisit l’étonnement et l’incompréhension des habitants de Paris par cette question désormais célèbre : « Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » Et vous ? Vous êtes-vous déjà demandé : « Comment peut-on être opérateur ? ». On peut aborder cette question sous des angles fort divers. On peut fonder une hypothèse de départ sur une position sociale, une structure familiale, une performance scolaire, un tempérament, avec tout ce que ce dernier mot comporte de données et d’inconnues, d’ordre psychologique, neurologique, hormonal. 118

Les acteurs et leurs rôles

Au vaste océan des connaissances acquises, nous aimerions, quant à nous, ajouter une simple goutte d’observation, que nous pouvons décrire en trois mots : « Amour de l’action. » Avez-vous remarqué que l’être humain est d’abord et avant tout un animal actif? Un animal incapable de rester dix minutes à ne rien faire ; un animal amoureux à ce point de l’action qu’il a inventé le travail et les corvées, les sports et les loisirs, la performance et la compétition. Un animal qui a besoin d’un long apprentissage (comme le yoga) pour apprendre à demeurer immobile, et qui ne peut « faire le vide » en son esprit qu’au terme d’un difficile entraînement. Lorsqu’il semble ne rien faire, il travaille encore : il crée des mondes imaginaires, échafaude des plans, planifie des actions, cherche des explications, mémorise des données ; il pense… et rêve aussi ! Et ses rêves et sa pensée sont-ils encore liés de façon subtile à ses actions… « Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds », constatait J.-J. Rousseau (Confessions). «L’agir porte le désir», affirmait Alain (Propos). Et cet animal, cet être que seul le sommeil terrasse et que seule la mort arrête, exige que, dans les premières années de leur vie, sa progéniture, ses enfants obéissent à toutes autres lois. • Alors qu’ils ont envie de bouger, il exigera qu’ils restent de longues heures assis. • Alors qu’ils ont envie d’essayer et de se confronter au monde extérieur, il leur demandera de croire et de mémoriser. • Alors qu’ils ont envie d’explorer, de sentir, de regarder, de découvrir par eux-mêmes, il leur demandera d’effectuer tout cela à travers de bien drôles de fenêtres, qu’on appelle livres et ordinateurs. • Alors qu’ils ont envie de se mesurer à la société et de s’y tailler une place, il leur demandera d’obéir à des anciens qui ne sont même pas de leur propre famille… Est-il étonnant que bien des enfants refusent instinctivement ce type de dressage, ce style d’éducation? Est-il étonnant qu’après avoir abandonné l’école ces enfants soient naturellement orientés, canalisés 119

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

vers les métiers manuels peu rémunérés dont nos économies ont le plus grand besoin, surtout dans un contexte de mondialisation? Voici donc comment on peut «être», voici donc comment on peut devenir « opérateur » ! Vous nous direz que cette image est incomplète. Que nous biaisons la réalité et que nous ne tenons pas compte de tous ces jeunes qui s’adaptent très bien au système scolaire et qui y poursuivent leurs études pendant de nombreuses années. Oh que si ! Que nous en tenons compte ! Demandez-vous cependant combien, parmi ces jeunes, retourneront plus tard aux livres et à l’étude ? Combien demeureront toute leur vie des adeptes de cette approche des choses dès qu’ils auront terminé leurs études et seront engagés dans le monde du travail? Combien prendront plaisir à lire, à étudier, à faire des exercices, à mémoriser ? Regardez donc ce jeune ingénieur qui, après avoir passé quatre années dans des salles de cours, à écouter des professeurs, passe désormais le plus clair de son temps sur le « plancher » d’une usine, à communiquer avec son équipe ; regardez-le passer allègrement d’un séminaire à une réunion, et d’une réunion à un comité ; constatez comme il aime discuter avec tout le monde, comme il aime participer à la vie de «son» entreprise, et y exercer un rôle de leadership. Comme il semble heureux d’être enfin au cœur de l’action ! Songez par la même occasion au succès des programmes coopératifs, où des stages dans l’industrie viennent alterner avec les périodes d’études à l’université. La possibilité de gagner de l’argent n’explique pas tout ! Tournez maintenant votre regard vers ce professeur d’université, qui donne des cours, dirige des étudiants diplômés, coordonne une équipe de recherche et, en plus de tout cela, trouve le moyen de préparer des publications, d’assister à des congrès, de maintenir tout un réseau d’échanges et de travailler au financement de son équipe. Il ne cherche plus à se ménager des heures de calme et de tranquillité pour une réflexion approfondie et ce lent mûrissement des idées. Il délègue cela à quelques jeunes chercheurs de son équipe.

120

Les acteurs et leurs rôles

Quand on a goûté à l’action, on ne revient pas facilement au mode de vie nécessaire aux études, et il y a donc une double sagesse dans le fait d’étudier avant d’agir. Certains respectent cette sagesse ; ils récoltent les fruits de leur patience. D’autres s’y opposent et leur récolte est parfois amère. Au-delà de ce respect ou de cette opposition, les hommes sont les mêmes, amoureux de l’action, et par elle ils sont frères. Ne nous étonnons donc point de ce que certains d’entre nous choisissent de devenir, et de rester, « opérateurs ». Il y a en ce métier une source profonde de contentement et de joie. « Nous ne sommes heureux que dans l’action », écrivait L. Riboulet (Conseils sur le travail intellectuel).

Produire… et penser En cet âge où la gestion participative est, sinon répandue, du moins encouragée, il se trouve encore des personnes pour croire que les actes de produire et de penser sont presque incompatibles. Et ces personnes ne sont pas nécessairement des cadres ou des patrons. Il existe aussi des opérateurs qui abritent une telle pensée. Pour ces personnes, la résolution de problèmes technologiques ou industriels passe nécessairement par une formation spécialisée, par des méthodes approuvées, par une éducation poussée au-delà d’un diplôme d’études secondaires (DES). Le paradigme auquel obéissent ces personnes est le suivant : « Pour résoudre un problème technologique, il faut suivre une méthode établie ou reconnue par les professionnels de la technologie.» Ces personnes ont-elles raison? Nous ne le croyons pas. Est-ce donc là un mensonge ? Pas du tout ! Nous ne chargerons pas les moulins à vent. Les méthodes sont bonnes, et les méthodes reconnues par tous sont très bonnes. Il est recommandé de les connaître ; il est conseillé de les suivre. Cela étant admis, parlons librement. Regardez autour de vous. Vous voyez un grand nombre d’hommes et de femmes qui mènent leur vie avec intelligence, jugement et sagacité. 121

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Chaque jour, ils font face à quelque nouveau problème ; chaque jour, ils le résolvent et font cela sans disposer de la formation ou des diplômes qu’un technocrate jugerait utiles, et peut-être même indispensables. C’est sans avoir étudié la politique qu’ils dénouent l’écheveau des relations familiales, qu’ils se meuvent avec habileté dans le labyrinthe des relations de travail. C’est sans avoir étudié la psychologie qu’ils élèvent des enfants, et en font des citoyens responsables et équilibrés. C’est sans avoir étudié ni l’architecture ni la mécanique qu’ils rénovent leurs demeures, bâtissent leurs chalets, réparent leurs véhicules. Si vous examinez tout cela, vous conviendrez avec nous que l’être humain est un champion toutes catégories de la résolution de problèmes. Un être qui a gagné la bataille de l’évolution, qui a colonisé toute la surface de la Terre, conquis les mers, exploré l’espace. Or, ne voilà-t-il pas que des technocrates voudraient soumettre cet être ondoyant, changeant, toujours en mouvement, à la rigueur de quelques méthodes de travail ? L’ordre, on le sait, est facile à décrire. Le désordre l’est beaucoup moins. Quant à ce désordre qui porte l’ordre, qui génère l’ordre, rares sont ceux qui l’ont évoqué. Les méthodes de travail que suivent spontanément les opérateurs ressemblent à ce désordre. Qui sait les apprendre, les encadrer et les exploiter entre en possession d’un véritable trésor. Dans un monde industriel qui parle sans cesse « d’amélioration continue», de kaizen (terme japonais), ou de continual improvement (expression anglaise), écoutons donc le visionnaire que fut Blake : Amélioration dessine les voies droites; les chemins tortueux sont l’œuvre du Génie. Improvement makes straight roads, but the crooked roads without Improvement are roads of Genius. Proverbs of Hell

Maintenir Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les usines sont si hautes, si grandes et si vastes ? La raison en est simple : elles contiennent un 122

Les acteurs et leurs rôles

nombre important d’appareils et de machines, et sont souvent organisées en cellules ou en chaînes de production. Si l’une des machines s’arrête, c’est souvent toute l’usine qui est pénalisée et qui doit arrêter sa production. Il est donc vital que chaque machine soit toujours entretenue, maintenue dans un bon état de fonctionnement, et que le moindre bris, la plus légère dysfonction reçoive une attention immédiate, quelle que soit l’heure du jour… ou de la nuit ! Voilà qui explique pourquoi, dans nos usines, le service d’entretien est doté d’un rôle si important, et pourquoi ses membres, mécaniciens, électriciens, électroniciens, sont toujours considérés comme de précieux collaborateurs et, parfois aussi, comme de petits rois… ou de petits tyrans ! Décident-ils qu’il faut changer l’huile d’une pompe immédiatement, et pour cela arrêter l’usine, qui oserait s’opposer à leur décision ? Ce jeune ingénieur qui vient d’arriver et qui ne connaît pas encore l’usine aussi bien qu’eux ? Probablement pas. Ce superviseur ou ce directeur dont la seule préoccupation est d’éviter les importantes pertes financières qu’entraîneraient une rupture complète et un remplacement prématuré de la pompe ? Vous vous doutez bien que non! Ces opérateurs, qui désirent avant tout travailler avec des machines en bon ordre, et capables de fonctionner selon les paramètres fixés ? Jamais ! C’est ainsi, par la « force des choses », que le service d’entretien se trouve doté, investi d’un immense pouvoir, qui s’exprime chaque jour, chaque heure et dans chaque situation de la vie de l’usine. On peut, bien sûr, toujours se dire et dire que le pouvoir ultime est détenu par ceux qui produisent, par ceux et celles qui font fonctionner les machines. On peut proclamer que le pouvoir d’un service qui n’est dans le fond qu’un secteur de « services » ne pèse pas grand-chose face au pouvoir détenu par la collectivité des opérateurs, surtout s’ils sont regroupés en syndicat, mais de telles affirmations, sans être tout à fait fausses, ne sont cependant pas tout à fait vraies. Le pouvoir des opérateurs, sur lequel d’ailleurs nous reviendrons, ne s’exprime de façon éclatante que dans des circonstances exceptionnelles : ralentissement de la cadence de travail, débrayage ou grève. Le pouvoir du service d’entretien s’exprime, quant à lui, de façon constante, soutenue, implacable ! 123

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Est-ce à dire que les femmes et les hommes qui exercent de telles fonctions sont dotés d’un terrible désir de puissance ? Pas nécessairement ! Le pouvoir qui leur est conféré provient de trois sources, qui sont reliées les unes aux autres par d’ineffables courants souterrains. La première de ces sources est un mode de gestion, la seconde est une caractéristique universelle de l’âme humaine et la troisième est une loi scientifique que l’on appelle la deuxième loi de la thermodynamique. Commençons par le mode de gestion. De nos jours, beaucoup d’entreprises sont plus ou moins obligées de gérer à court terme ; elles essaient de tirer le maximum de profit de chaque opération, de chaque personne et de chaque machine. Dans une telle atmosphère, les gestionnaires tendent à ne pas vouloir consacrer beaucoup d’énergie, d’attention et d’argent à un programme d’entretien préventif dont le principal objectif serait d’éviter que les machines puissent arrêter de produire de façon subite, impromptue, à cause de la rupture ou du dysfonctionnement de l’une ou l’autre de leurs composantes. Bien des gestionnaires considèrent non seulement qu’un tel programme coûte cher, mais aussi qu’il est très difficile à justifier, sur le plan financier tout d’abord, mais sur les plans technique et statistique également. Pourquoi faut-il remplacer « maintenant » telle pièce qui fonctionne encore parfaitement ? Eston certain qu’elle ne « durera » pas quelques semaines de plus ? (Notez l’usage du futur simple dans cette question et voyez la nuance qu’il introduit au lieu du conditionnel.) Comment sait-on qu’il faut la remplacer sans tarder ? Sur quelles données, quels calculs, quel modèle statistique s’appuie-t-on ? Cet entretien est-il vraiment « préventif » ? N’est-il pas plutôt « prématuré » ? Ainsi, même si peu de gestionnaires affirment ouvertement qu’ils préfèrent attendre la « crise », leur comportement et leur mode de gestion sont suffisamment éloquents pour que tout le service d’entretien s’y ajuste. Pourtant, s’ils avaient le choix, bien des techniciens préféreraient coordonner leur travail selon un programme d’entretien préventif. Il n’est jamais facile de se faire réveiller en pleine nuit pour aller exécuter, de toute urgence, et sous pression, un travail difficile que quelques actions très simples auraient permis d’éviter. En un tel moment, le taxi que l’entreprise a envoyé, le repas qu’elle a 124

Les acteurs et leurs rôles

commandé, la rémunération avantageuse qu’elle accorde pour les heures supplémentaires, tout cela pèse bien peu face au chambardement de la vie familiale. Et puis, au fil des années, le service d’entretien s’adapte à ce mode de gestion et, devenu expert en résolution de «crise», il en vient à ne plus concevoir d’autre approche. La famille tient compte des heures supplémentaires dans son budget, et c’est ainsi que l’on entre dans un cercle vicieux, et que l’on acquiert au passage un pouvoir que l’on n’a ni demandé ni même désiré. La seconde source de pouvoir du service d’entretien se trouve dans une caractéristique de l’âme humaine : cette volonté plus ou moins consciente que nous avons de nier, d’oublier le déclin progressif des êtres et des choses pour focaliser notre attention sur l’invention, l’innovation, l’édification, la fabrication, et pour orienter toutes nos énergies vers la construction d’un avenir. Lorsque cette caractéristique est très marquée chez le gestionnaire dont nous avons parlé ci-dessus, les répercussions sur la philosophie de l’entretien seront particulièrement importantes. Cependant, un jour ou l’autre, et tout comme ce gestionnaire, nous sommes acculés à la dure réalité ; nous sommes placés devant l’inéluctable, l’inexorable, et c’est à ce moment où notre dépendance est extrême que nous sommes portés à accorder un très grand pouvoir à un professionnel – plombier, médecin, mécanicien, chirurgien, etc. – qui nous apparaît comme étant le seul espoir, la seule planche de salut, la seule bouée de sauvetage disponible. La troisième source dans laquelle le service d’entretien puise son pouvoir et sa légitimité est une loi scientifique que l’on appelle la deuxième loi de la thermodynamique et selon laquelle le désordre de l’univers s’accroît sans cesse. Contemplez votre main, ce livre, étendez votre regard aux objets qui vous entourent… Toutes ces choses qui sont nées désormais se dégradent et se détruisent. Lentement. Inexorablement. Dans quelques années, dans cent ans, dans mille ans, qu’en restera-t-il ? Poussière ! Atomes dispersés… Marbre, perle, rose, colombe, Tout se dissout, tout se détruit; La perle fond, le marbre tombe, La fleur se fane et l’oiseau fuit. Théophile Gautier, Émaux et Camées

125

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Alors, c’est être du bon côté qu’être du côté qui lutte contre la mort et le désordre. Que vous soyez plombier, mécanicien, réparateur, déneigeur, juge, médecin, dentiste, chirurgien, ou thanatologue, vous êtes certain de ne jamais manquer d’emploi. Il y a plus, vous êtes également certain que cette conscience aiguë que nous avons de notre vulnérabilité, cette soif d’ordre et de pureté qui nous obsède, ce rêve d’éternelle jeunesse que nous caressons toujours, cette peur des accidents et des catastrophes, cette crainte de la mort qui nous obsède nous inciteront à vous conférer un immense pouvoir et à vous offrir ce que vous demandez comme rétribution pour vos services. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », écrivait Albert Camus. Il ne disait pas qu’une société tout entière aimait à voir le rocher replacé sur le sommet de la montagne ; il ne disait pas que Sisyphe, en plus d’être un dieu parmi les dieux, était aussi un héros parmi les hommes.

Note sur la gestion du service de maintenance… Pour mieux gérer l’entretien de l’usine ainsi que le pouvoir qui se trouve rattaché à cette opération, les gestionnaires ont souvent recours à deux stratégies. La première consiste à donner le maximum de travail en soustraitance. Cette stratégie permet de faire des économies appréciables, mais elle conduit souvent à des aberrations et c’est ainsi que l’on voit parfois se développer en certaines usines un véritable sousprolétariat constitué par le personnel du sous-traitant, occupé à un point tel qu’il passe tout son temps de travail dans l’usine de son client, soumis et désireux de plaire à des « permanents » qui, sans aucune expérience de la gestion de personnel, se comportent parfois bien durement envers lui. La seconde stratégie consiste à confier une certaine proportion de l’entretien, surtout l’entretien dit «préventif», aux opérateurs euxmêmes. On peut appuyer cette politique par des mesures incitatives, monétaires ou autres (en général, le revenu horaire du service d’entretien est supérieur à celui du service d’opération). Le seul obstacle à cette stratégie réside dans la formation. En règle générale, 126

Les acteurs et leurs rôles

la participation à un service d’entretien exige une scolarité plus poussée, plus spécialisée, que la participation à un service d’opération. En confiant une portion de l’entretien à l’opération, on est donc naturellement conduit à vouloir modifier les préalables exigés pour cette fonction, et à accroître les compétences, quitte à ce que ces opérateurs « pluridisciplinaires » s’ennuient lorsqu’ils « retombent » dans la routine de la production.

Entretien et R-D – Une zone de convergence ? On peut, avec profit, appliquer la vision exprimée ci-dessus au domaine de la recherche et du développement (R-D). Pour cela, considérons le domaine de la production de pièces ; ces pièces pouvant être soit des couteaux de cuisine, soit des stylos ou des volants de voitures. Vous comprendrez qu’il est relativement difficile de mener à bien un programme de R-D sur des procédés de production ou sur la mise au point de nouveaux matériaux car, pour atteindre cet objectif de façon crédible, il faut pouvoir produire, ou traiter, des pièces « réelles » ou encore des prototypes en vraie grandeur. Ce type de recherche ne peut donc être effectué que si l’on dispose de véritables installations de production qui, même si elles sont à l’échelle pilote, devront inclure des machines et des appareils volumineux, souvent très chers, toujours difficiles à faire fonctionner et à entretenir. Gérer de telles installations est difficile. Cela requiert des compétences bien différentes de celles qui sont exigées pour la gestion d’un laboratoire universitaire. On peut donc comprendre pourquoi il n’est, au Québec, que quelques grandes entreprises et, peut-être, un ou deux laboratoires gouvernementaux qui peuvent relever de tels défis. Si un chercheur désire, avec des moyens limités, accéder au panthéon de la R-D, gagner une réputation internationale et rendre service à un nombre maximal d’industries, il sera donc poussé à s’éloigner du domaine de la production de pièces et, très souvent, il orientera ses projets vers une zone plus générale, une zone « générique » dirions-nous, qui sera commune à toutes les pièces et à tous les procédés de fabrication. C’est ainsi qu’il se lancera dans la caractérisation des matériaux (dont sont constituées les pièces), 127

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

dans le contrôle des procédés, dans l’optimisation des techniques de production, dans la connaissance des phénomènes de dégradation des pièces en service, etc. Tous ces domaines sont très intéressants, et nul doute que leur développement soit fort utile. On doit cependant admettre qu’il y a peu de chance pour que ce type de recherche débouche sur un procédé nouveau ou sur une pièce originale. Est-ce comme cela qu’une société bâtit sa richesse? Bonne question ! «Ritorna a tua scïenza» (retourne à ta science) demande à Dante son guide (Enfer, VI). Suivons donc ce conseil…

Vérifier « Avez-vous déjà visité une usine ? Non ? Alors, suivez-moi ! Et faites attention à ne pas dépasser les limites de la zone réservée aux piétons : les chariots élévateurs auraient tôt fait de vous causer quelques problèmes ! Tiens, si j’en juge par le signal sonore qu’il émet, en voici un qui recule… Il nous a vus. Il n’y a donc aucun risque. Vous ne m’entendez pas ? Normal ! ces machines mènent un train d’enfer. Vous frissonnez ? Il est vrai que nous sommes ici en plein courant d’air et que, lorsqu’il fait, comme aujourd’hui, moins vingt degrés dehors, ce n’est pas le meilleur endroit pour faire une pause. Bon ! je pense que vous avez assez vu les opérations. Si vous êtes d’accord, nous allons passer à un autre secteur. Entrez donc. » Joignant le geste à la parole, votre guide ouvre une porte. Vous la franchissez, et vous voici transporté dans un autre monde ! Ici, la lumière est égale, l’air est propre, les bruits sont étouffés et les hautparleurs ne hurlent plus ; à peine s’ils murmurent. Vous êtes parvenu au royaume de la patience, de l’analyse et de la précision. Vous êtes entré dans le laboratoire. En ce lieu, des hommes et des femmes en blouses blanches se comportent presque comme de purs esprits. Avec des gestes mesurés, une lenteur calculée, ils observent, mesurent, pèsent, divisent, isolent, dissèquent, analysent. Et tout ceci dans un seul but : s’assurer que le produit fabriqué est conforme aux exigences du client. Ils vérifient également

128

Les acteurs et leurs rôles

la qualité des matières premières et, de manière indirecte, le bon déroulement des procédés, le bon fonctionnement des machines. Vue ainsi de l’extérieur, à travers le filtre d’une visite toujours trop rapide, leur tâche semble facile, répétitive et routinière ; une véritable sinécure, en somme. Pourtant, la tension est là, le stress aussi. Car l’erreur du laboratoire est toujours coûteuse. Un chiffre mal enregistré, mal interprété, et voici tout un lot de produits qui est mis aux rebuts. Si l’erreur se répète, si elle devient fréquente, c’est la rentabilité de l’usine tout entière qui est affectée, avec les conséquences désastreuses que cela peut avoir au bout d’un certain temps. Si l’erreur se produit « dans l’autre sens », c’est-à-dire si elle « transforme » un produit non conforme (et qui devrait être rejeté) en un produit conforme aux spécifications (et qui sera livré aux clients), alors l’entreprise s’expose à des plaintes, à une perte de réputation et, dans les cas les plus graves, à des poursuites juridiques qui peuvent lui coûter des millions de dollars. Voilà pour les erreurs les plus graves. Quant aux plus légères, on pourrait penser qu’elles n’ont aucune retombée, mais tel n’est pas le cas. Aucune erreur n’est sans conséquences et, si elle n’est pas détectée, si elle n’est pas corrigée, la plus bénigne d’entre elles provoquera des pertes qui pourront être énormes. Pertes financières, tout d’abord, pertes de réputation ensuite, pertes de marché enfin. Et puis, au-delà des pertes tangibles, vérifiables et quantifiables, il y a tous ces légers décrochages de la réalité, ces petits décalages, ces impalpables dysfonctionnements qui, par leurs effets cumulés, pourront eux aussi être la source de pertes considérables. C’est qu’il faut tenir compte du fait que les mesures objectives ne font souvent que confirmer une perception subjective de la qualité du travail et de la qualité des produits. Un opérateur sait s’il a suivi ou non la procédure de travail. Un ingénieur sait si cette procédure est bonne. Un mécanicien sait si la machine nécessaire à l’exécution de cette procédure est en bon état de marche. Que pensent-ils lorsqu’ils apprennent que le produit n’est pas tout à fait semblable à leurs attentes? Ils ont beau ne pas connaître l’erreur, ils ont beau même ne pas la soupçonner, ils n’en devinent pas mois que « quelque chose, quelque part, n’est pas correct ». En introduisant un léger décalage entre les données objectives et la perception subjective, l’erreur 129

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

bénigne, toujours répétée, jamais détectée, traînera dans son sillage un questionnement latent, une sorte, non pas de perte, mais d’affadissement de la confiance qui existe entre tous les niveaux de l’organisation. Cet insensible phénomène peut-il conduire une entreprise à prendre des mauvaises décisions ? On aimerait penser que non, mais qui sait ? Mieux vaut ne pas prendre de risques et ne pas faire d’erreurs. Voici pourquoi les techniciennes et les techniciens de laboratoire ont, un peu moins que les autres, le droit à l’erreur. Nous venons de couvrir le volet technique du travail. Explorons maintenant le domaine des relations humaines. Pour cela, examinons ce qui se passe lorsqu’un technicien détecte un produit non conforme. A priori, tout est simple. Le technicien décrit la non-conformité ; il déclare, par exemple, qu’au lieu d’être blanc comme désiré, le produit est bleu; il documente son processus décisionnel, enregistre les données, puis remet son rapport à qui de droit. Jadis, tout s’arrêtait là mais, de nos jours, avec la diffusion des systèmes de gestion participative, l’organisation demande souvent au technicien d’aller plus loin. On lui demande tout d’abord de participer à la recherche des causes de la non-conformité, puis de participer au choix des mesures préventives, mesures qui doivent être implantées afin que la non-conformité ne se reproduise jamais. C’est au stade de la recherche des causes que tout peut se gâter. En effet, puisque le technicien est le premier à constater la nonconformité, il est aussi le premier auquel l’organisation peut demander la cause du problème. Or, dans la plupart des cas, cette cause se ramènera à l’une ou l’autre des quatre causes suivantes : • Ou bien un opérateur n’a pas suivi fidèlement la procédure de fabrication, c’est-à-dire ses instructions de travail (soulignons qu’il peut avoir dévié de cette procédure pour des raisons justifiées, louables même). • Ou bien un équipement (indispensable à la réalisation de cette procédure) est défectueux (cet équipement pouvant être un équipement de mesure, et non seulement un équipement de production). 130

Les acteurs et leurs rôles

• Ou bien la procédure (c’est-à-dire l’instruction de travail) fournie aux opérateurs par les ingénieurs souffre d’un vice caché (elle ne conduit pas toujours au résultat escompté). • Ou bien une matière première (pièce ou matériau en vrac) n’est pas conforme aux exigences. Voici donc notre technicien qui transmet à l’échelon supérieur «la » cause de la non-conformité qu’il a détectée. Ce processus déclenche souvent une petite « saga »… Si le technicien a déclaré que la non-conformité trouve son origine dans le service de production, ce sont tous les opérateurs qui se sentiront directement et personnellement visés, attaqués, insultés même. « Es-tu en train de dire qu’on fait mal notre travail ? » On imagine sans peine ce qui peut se passer si le technicien «pointe» un opérateur en particulier ! Si c’est la dysfonction d’un équipement qui est associée à la nonconformité, ce sont les mécaniciens qui se sentiront «interpellés», car ils devineront les questions qui leur seront posées, les soupçons qui seront levés. «Pourquoi l’équipement n’a-t-il pas été mieux surveillé? L’entretien préventif avait-il été effectué tel que prévu? Etc.» A priori, la situation semblait simple, mais voici que toute une cascade de réactions se met en place. L’opérateur, qui se sent blâmé, se défendra en disant que la procédure élaborée par les ingénieurs n’est pas bonne, ou en tout cas qu’elle n’est pas bonne tout le temps, qu’elle comporte des instructions de travail incompréhensibles ou irréalisables, etc. Il suggérera aux ingénieurs de « s’ôter les doigts du nez » et de venir voir ce qui se passe dans « la vraie vie », sur le « plancher ». Quant aux mécaniciens, ils démontreront que le choix initial de l’équipement n’était pas le bon, que les « ingénieurs » auraient dû, et devraient, les consulter plus souvent ; ils prouveront encore que l’équipement a atteint, dépassé, outrepassé même, le «bout du rouleau» et qu’en conséquence «le patron» devrait arrêter de « couper les sous en quatre », en acheter un nouveau, plus fiable, plus performant, etc., etc., etc. Un beau problème pour le gestionnaire qui doit calmer au plus vite cette petite tempête.

131

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Cette étude de cas nous montre que le travail d’un technicien de laboratoire est loin d’être limité à la simple manipulation d’appareils de mesure. Pour être un bon technicien de laboratoire, il faut, bien sûr, être pourvu d’une formation technique, être minutieux, doté d’un grand sens de la logique, d’une bonne capacité d’analyse mais, ce que l’on dit moins souvent, c’est qu’il faut aussi être perspicace, diplomate, empathique, rusé même. Dans le texte ci-dessus, et de façon implicite, le technicien se trouve toujours plus ou moins associé au « personnel cadre », au groupe des gestionnaires de l’usine. Cette association est bien réelle et, dans la plupart des entreprises, il existe une énorme différence entre le monde des opérateurs et celui des techniciens. Cette différence n’est pas fondée sur le salaire, mais sur les conditions de travail et le statut. Illustrons cela par quelques exemples. Les conditions de travail tout d’abord. En règle générale, les opérations de fabrication se déroulent sur deux ou trois quarts de travail, et les opérateurs doivent s’adapter à ces changements d’horaire. Rien de tel au laboratoire. En général, le laboratoire ne fonctionne que sur le quart de jour, tout comme les services administratifs et la direction. Le statut ensuite. Parce que leur formation leur a permis d’acquérir la maîtrise de nombreux concepts scientifiques et techniques, les techniciens sont considérés comme les alliés « naturels » des ingénieurs et de la direction. Le métier de technicien de laboratoire est donc un métier passionnant et valorisé. Dommage que la position hiérarchique du technicien ne soit pas toujours « à la hauteur » de la tâche. Un petit nuage en effet se profile à l’horizon. Examinons-le. Bien des entreprises, désireuses d’accroître le niveau général des compétences associées à la fabrication de produits, embauchent désormais des techniciens (nous devrions écrire : des détenteurs d’un diplôme d’études collégiales techniques) comme opérateurs, ou comme « superopérateurs » plutôt. Ce nouvel opérateur fait partie d’une équipe autonome (ou semi-autonome). Il ne se cantonne pas

132

Les acteurs et leurs rôles

dans l’opération des machines, mais prend en charge tout le cycle de la production, incluant la planification et l’organisation de la production. Il participe à l’entretien et à la réparation des équipements ; il collabore à la collecte et à l’analyse des données ; il agit avec le laboratoire pour contrôler la qualité des produits ; il aide les ingénieurs à valider la conformité des procédés; il communique avec la direction. Bref, il n’est plus là pour exécuter des ordres, mais pour dispenser la direction d’avoir à en donner. C’était cela, notre petit nuage. Nuage de pluie ? Nuage de beau temps ? Qu’en pensent les techniciennes et les techniciens ? Alain écrivait : Ne soyez pas chef. Cette idée a de l’avenir. Le jour où un bon nombre de têtes solides et instruites seront et resteront parmi les esclaves, il n’y aura plus d’esclaves. Souvenirs de guerre

Diriger Dans toutes les organisations, grandes ou petites, gouvernementales ou privées, familiales ou publiques, le sens commun distingue deux « clans », celui des employés, et celui des patrons. (On oublie facilement que la plupart des patrons sont, eux aussi, des employés.) Dans le chapitre précédent, nous avons montré que, dans la plupart des usines tout au moins, le bloc des employés est scindé en trois groupes dont les missions, les mentalités et les cultures sont fort différentes les unes des autres. Nous aimerions maintenant souligner qu’il en est de même pour le groupe des patrons. Traditionnellement, ce groupe était divisé en contremaîtres, contremaîtresgénéraux, superviseurs, surintendants, directeurs, etc., mais l’avènement de la gestion participative a modifié profondément cette hiérarchie. Sans gommer totalement les vieilles fonctions, on préfère désormais parler de rôles. Parmi ces rôles, il en est quatre autour desquels se sont développées toute une littérature et toute une mythologie. Ces quatre rôles, plus connus sous leurs noms anglais sont ceux de manager, leader, accompagnateur (coach) et mentor.

133

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

Manager Bernard a la responsabilité d’un groupe de personnes. Sa principale occupation, sa principale préoccupation, est l’administration. Il veille sur chacune des personnes de son groupe, s’assure qu’elle sait ce que l’organisation attend d’elle, définit clairement son cadre de fonctionnement ainsi que les interactions qu’elle doit établir avec d’autres personnes. Il veille et surveille. La personne est-elle ponctuelle ? Accomplit-elle les tâches exigées ? Développe-t-elle des conflits qu’il importe de gérer? Accepte-t-elle trop de temps supplémentaire ? Bénéficie-t-elle d’une juste augmentation ? En plus de veiller sur les personnes de son groupe, Bernard veille sur l’organisation. Il connaît les détails de son fonctionnement, s’intéresse et participe à la gestion de l’ensemble des activités. Les coûts de production évoluent-ils dans la bonne direction ? Les charges de travail sont-elles équilibrées ? Les ajustements de salaire sont-ils bien gérés? Etc. Contrôlant régulièrement le déroulement du travail, il s’assure, tout d’abord, que son groupe comprend les attentes de la haute direction et que, à l’inverse, ses supérieurs reçoivent une image fidèle des réalisations de son groupe. Toujours dirigé vers un objectif précis, Bernard ne prend pas beaucoup d’initiatives. Il se conforme aux politiques en place et aux normes de comportement qu’ont adoptées ses pairs. Tout en essayant d’acquérir une certaine visibilité, il cherche surtout à ne jamais être pris en défaut. Bernard est un manager.

Leader Lisabeth possède elle aussi la responsabilité d’un groupe de personnes, mais, contrairement à Bernard, elle ne les perçoit pas seulement comme des employés à superviser, mais comme les éléments d’une équipe qu’elle doit dynamiser. Rarement présente dans son bureau, elle ne se sent bien qu’au sein de son équipe, qu’elle rassemble sous une vision commune et qu’elle rallie à la cause de l’entreprise. Elle ne se contente pas de diffuser les objectifs à atteindre, mais cherche à développer, en chacun, le mécanisme par lequel il s’approprie véritablement ces objectifs. Moins préoccupée que Bernard par la structure et les procédures, qu’elle maîtrise 134

Les acteurs et leurs rôles

pourtant bien, elle attache beaucoup d’importance aux personnes. Elle facilite leur travail, les protège, écarte les obstacles qui se dressent devant eux et jamais ne les encadre, ni ne les contrôle par la mise en place de procédures et de processus. Elle fixe des défis et des buts plus ambitieux que Bernard ne le fait avec son groupe, cherchant ainsi à prendre appui sur le risque plutôt qu’à l’éviter. Agissant dans une perspective à long terme, Lisabeth tente d’anticiper sur les besoins à venir. Elle n’attend pas, pour agir, les directives et les suggestions de l’échelon supérieur. Lisabeth est un leader.

Accompagnateur (coach) Zhan gère, lui aussi, un groupe de personnes. Son but est, comme pour Bernard et Lisabeth, de les conduire à une meilleure performance. Pour ce faire, il ne ménage pas ses efforts : suivi serré de la progression des activités, rencontres fréquentes pour orienter les « joueurs » dans la bonne direction, pour s’assurer qu’ils sont sur la bonne voie, etc. Mais, parce qu’il veut dépasser la gestion des contingences, Zhan vise le développement des compétences, tant professionnelles que transversales. Compétences de chacun des professionnels qu’il dirige, mais aussi compétence globale, «organique», de l’équipe au sein de laquelle ils sont rassemblés. Et ceci toujours en vue d’atteindre l’excellence car Zhan ne perd jamais de vue les objectifs que s’est fixés son entreprise. Pour lui, la compétence est un moyen, non une fin; elle est une condition, non une cause. Il faut non seulement la développer et l’entretenir, mais la stimuler et la valoriser. Zhan est un accompagnateur.

Mentor Ayant atteint le mitan de sa vie, Prémila a beaucoup réfléchi sur ses expériences passées, et sur les liens subtils qui existent entre la personnalité, le comportement et la réalisation d’un plan de carrière. Après s’être progressivement formée dans des domaines aussi divers que la psychologie, la sociologie des organisations, la dynamique des groupes, la communication, la résolution des conflits, etc., elle a élaboré une approche originale de « la gestion de soi dans les

135

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

organisations » puis est devenue une consultante très sollicitée, et à laquelle des entreprises confient des mandats très divers, comme faire évoluer un jeune gestionnaire jugé prometteur, faciliter l’établissement d’un système de gestion participative, assister la création d’un système d’évaluation de la formation. Mais ce qu’elle aime faire par-dessus tout, c’est accompagner de hauts dirigeants, de grands patrons, dans une démarche dite de « développement personnel », démarche qui vise à découvrir, à faire émerger ou tout simplement à créer, en chaque être humain, de nouvelles ressources et de nouvelles forces. Prémila se définit d’ailleurs volontiers comme un mentor. Elle n’accepte de travailler, sous le sceau de la confidentialité, que pour des personnes avec lesquelles elle sent qu’elle peut établir une relation positive, constructive. Disponible vingt-quatre heures par jour ; toujours prête à rencontrer, à écouter, à échanger, à partager, Prémila est un « mentor ». Au premier coup d’œil, on est tenté d’ordonner ces rôles selon deux échelles. La première, celle du développement personnel, place un manager rond-de-cuir au bas d’une hiérarchie dont le sommet est occupé par un mentor vieux-sage. La seconde échelle, celle de l’utilité dans l’entreprise, accorde la prééminence au manager et relègue le mentor à un rôle de soutien ponctuel. Comment réunir ces deux échelles de valeur ? Comment concilier ces deux visions ? Cela n’est pas facile. Chaque employé ne devrait-il pas essayer de développer en lui-même ces quatre modes de fonctionnement ? Si cela paraît possible à l’intérieur de chaque dyade – manager-leader ou accompagnateur-mentor –, cela paraît très difficile entre les dyades. Il existe comme une scissure entre les rôles de leader et d’accompagnateur ; une sorte de saut quantique que bien des individus n’effectuent jamais. Pourquoi ? Sans doute tout simplement parce que, dans une entreprise, comme au hockey, on ne devient coach qu’en abandonnant une certaine prise sur la réalité ; et si l’on acquiert, en développant cette compétence, parfois plus de visibilité, on en récolte aussi souvent moins de pouvoir. « Être grand, c’est dépendre de tout », écrivait Anatole France. (Les Contes de Jacques Tournebroche)

136

Les acteurs et leurs rôles

Idées reçues sur les patrons « Les patrons, tous les mêmes ! » Disons tout de suite que, du point de vue technologique où nous nous plaçons, ce n’est pas vrai ! La plupart des professionnels, qu’ils soient opérateurs, mécaniciens, techniciens ou ingénieurs, perçoivent une distinction fondamentale entre le patron qui connaît bien la technologie qu’il gère, qui comprend les difficultés de chacune des tâches qu’il convient d’exécuter, qui « sait ce dont il parle », et celui qui, n’y connaissant rien, ne veut aussi « rien savoir ». Ajoutons à cela une troisième catégorie, celle des patrons qui pensent qu’un manque de connaissances technologiques est une lacune et qui, en conséquence, sont désireux d’apprendre. Lequel de ces trois types de patrons représente l’idéal ? Le premier ? Il est vrai qu’un patron qui comprend bien la technologie qu’il gère inspire confiance. On sait, ou tout au moins on suppose que ses décisions sont rationnelles, que sa stratégie est fondée sur une juste évaluation des forces et des faiblesses de l’entreprise, sur une perception profonde des besoins du marché, sur une connaissance intime des compétiteurs. On s’imagine que, connaissant toutes les subtilités, toutes les difficultés d’une tâche, il est porté à en bien évaluer le prix. Ces espoirs sont souvent fondés ; ils sont parfois déçus. Un patron qui comprend bien ce que font ses employés impose parfois des standards exigeants. Il peut être porté à gérer, à superviser, à contrôler les tâches quotidiennes jusqu’en leurs moindres détails. En cas d’urgence, ou dans une situation de crise, il est souvent incliné à prendre une première décision tout seul, sans consulter personne, très rapidement. Combien est plus facile un patron qui, ne comprenant pas grandchose à la technologie, est porté à faire confiance, à appuyer les initiatives, à s’inquiéter du bien-être de ses employés! Pourquoi fautil donc que ce soit lui qui résiste le plus mal à la pression des crises financières, décortiquant alors par le menu chaque tâche, chaque responsabilité sans égard aucun pour la cohérence ni pour l’harmonie d’ensemble du poste? Pourquoi faut-il donc que ce soit lui qui 137

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

conçoive le plus facilement une machine sans machiniste, un appareil sans technicien et une usine sans ingénieur ? On comprendra, même si nous ne l’avons pas encore abordé, que le troisième type présente lui aussi ses forces et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts. Qu’il veuille s’informer, cela est bien. Qu’il veuille «apprendre», voilà qui commence à être suspect! Ne penserat-il pas un jour qu’il en sait désormais « bien assez » pour se passer de celui ou celle dont il a tout appris ? Le paranoïaque n’a pas toujours tort. Pour ne pas malmener la logique, il nous faut admettre qu’il existe un quatrième type de patron. Celui qui, connaissant tout, désire tout oublier. Celui qui appelle la lumière des autres et qui l’apprécie. Un poète chinois écrivait : «Le pavillon au bord de l’eau est le premier à jouir du clair de lune. Les plantes exposées au soleil profitent davantage du printemps.» (Yu Wenbao)

« Un patron, ça ne fait rien ! » (À ne pas confondre avec : « Un patron ? Ça ne fait rien!» Ô merveilles de la langue française !) À première vue, cela est vrai ! Un patron ne fait rien de bien visible. À la fin de leur journée, un opérateur, un mécanicien, un ingénieur peuvent respectivement dire: «j’ai produit tant de pièces», «j’ai réparé telle machine», «j’ai achevé tel cahier de calcul.» Le patron ne peut rien dire de semblable. Sa journée, à lui, n’a ni début ni fin. Elle commence dès qu’il est levé, et ne finit pas toujours avec le sommeil. Elle se déroule tout entière dans un univers parallèle, dans le monde de l’intangible. Si vous dites qu’il ne « fait » rien, vous avez raison. Il ne « fait » rien, ou presque. Il écoute, il observe, il motive ; il parle, il discute, il juge ; il argumente, il négocie, il explique ; il annule et il fait naître, il concède, il décide, il répète et répète encore. Il partage, il flatte, il plie; il rencontre, il commence ou parachève, il tranche, il échange, il suggère ; il se bat, gagne souvent, perd quelquefois ; il s’informe sans cesse, apprend à chaque instant, et toujours soupèse, et toujours suppute, et juge, et réfléchit… Tout cela dans le désordre,

138

Les acteurs et leurs rôles

pressé qu’il est de répondre au plus vite aux contingences, de réagir sans tarder aux événements, de résoudre les problèmes qui se posent, de panser les plaies, d’éteindre les feux, d’agiter les eaux mortes et d’essayer de satisfaire tout le monde. Le vrai génie qui conduit l’État est celui qui, ne faisant rien, fait tout faire; qui pense, qui invente, qui pénètre dans l’avenir, qui retourne dans le passé, qui arrange, qui proportionne, qui prépare de loin, qui se raidit sans cesse pour lutter contre la fortune comme un nageur contre le torrent de l’eau ; qui est attentif nuit et jour pour ne laisser rien au hasard. Fénelon, Les Aventures de Télémaque

« Un patron, ça ne pense qu’à l’argent ! » Ce n’est pas une constatation, c’est un reproche ! Mais reproche-t-on au médecin de ne penser qu’à la maladie? au policier de ne penser qu’à la délinquance ? au mécanicien de ne penser qu’à la panne? Questions faciles, mais qui mériteraient d’être nuancées puisque, justement, et pour ne prendre qu’un exemple, tous s’entendraient pour blâmer un médecin qui accorderait beaucoup moins d’attention à son patient qu’à la maladie dont il souffre. Bien sûr! bien sûr!… Qui ne voudrait le beurre et l’argent du beurre! Mais, s’il fallait trancher, lequel préférerions-nous? Le médecin qui ne pense justement qu’à la seule maladie, ou celui qui ne pense qu’au patient? Lequel serait, aux yeux de tous, le seul «vrai» médecin? En y pensant bien, on constate pourtant que ce raisonnement boîte, car l’argent n’est pas, comme la maladie, la délinquance ou la panne, le symptôme du dysfonctionnement d’un système. Il est, bien au contraire, le « fluide de vie » de nos sociétés, le moteur de notre économie. Et s’il est normal que nous nous armions, que nous concentrions nos forces, contre tout cela qu’il nous faut vaincre, ne serait-il pas tout aussi naturel que nous baissions notre garde lorsque nous nous trouvons face à l’un de nos plus chers alliés ? De là à vouloir accroître ses forces, il y a un pas que beaucoup de patrons franchissent allègrement!… À l’extrême de cette position, se trouvent tous ceux qui mettent sur le marché le produit qui leur coûte le moins cher; qui ne conservent, de deux employés, que celui

139

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

dont le salaire est le plus bas ; qui ne voient, dans les bénéfices réalisés, que la promesse de bénéfices encore plus grands, et qui ne lisent, dans les pertes encourues, qu’une mission de « rationalisation ». De tels patrons sont rares, et cela est heureux ! Sont-ils méchants? Bien sûr que non! Ils sont bons époux, bons pères et bons amis. Sont-ils donc vertueux ? Qui oserait le prétendre ? Il est donc des avarices quasi vertueuses. Il faudrait encore leur trouver un nom et le vieux français employait « avare » dans ce sens-là : on louait Turenne d’être avare du sang de ses soldats. J. Guitton, Nouvel Art de penser

« It is lonely at the top ! » (On se sent seul au sommet !) Le président d’une entreprise organisa un jour, pour ses cadres supérieurs, une session intensive de formation au travail d’équipe. Il ne s’agissait pas de leur faire acquérir une technique supplémentaire dans un domaine qu’ils maîtrisaient tous plutôt bien, mais de frapper leur imagination, d’éveiller leurs sentiments, de décupler leur motivation. Cette session avait pris la forme d’une présentation, d’une mini-conférence qui devait se dérouler dans une atmosphère enjouée, amicale même. Le conférencier choisi était un alpiniste de renom, et le sujet retenu portait sur sa conquête de l’un des plus prestigieux sommets de la Terre. Effectuée à grand renfort de diapositives et d’extraits de films vidéo, la présentation se déroula dans un silence religieux. Tous les invités voyaient en ces images le symbole de leurs préoccupations, de leurs luttes quotidiennes. Ils trouvaient, ici comme là-bas, des éléments déchaînés, des courages abattus, des téméraires qu’il faut raisonner et des prudents qu’il faut toujours appuyer. Ils comprenaient «de l’intérieur» la difficulté d’établir des lignes d’approvisionnement, la contrainte d’avoir à négocier avec des autorités officielles, celle d’avoir à gérer des sous-traitants locaux, celle d’avoir à respecter l’environnement, et bien d’autres encore… Ainsi songeaient les cadres. Et toujours résonnait autour d’eux la voix solennelle du chef de l’expédition, la parole du premier de

140

Les acteurs et leurs rôles

cordée, du leader, du patron. Elle était, cette parole, omniprésente. Elle expliquait, elle raisonnait, elle motivait. Cette voix n’était plus LA voix de l’alpiniste, elle était devenue, en chacun, cette voix personnelle qui n’exige que le meilleur, et ne veut connaître rien d’autre que la victoire. Ainsi songeaient-ils. La dernière diapositive montrait l’alpiniste au sommet, seul au faîte du « toit du monde », victorieux ! La présentation finit là. Laissant la dernière diapositive sur l’écran, l’alpiniste demanda si quelqu’un avait une question. Il se trouva que oui. Dans la dernière rangée, un cadre se leva, prit le micro qu’on lui tendait et, après les félicitations d’usage, demanda simplement : – « Qui est-ce qui a pris cette dernière photo ? » La question fit visiblement plaisir à l’alpiniste qui reprit immédiatement le contrôle du projecteur, et montra quelques diapositives supplémentaires. La personne qui avait pris cette photo était un Tibétain, un homme de peine, un de ceux qui montent tout l’équipement et toutes les provisions nécessaires à travers les multiples camps qui jalonnent la progression. C’était un « sherpa ». L’alpiniste avait noué, avec ce sherpa, de véritables relations d’amitié. Il vanta ses qualités pendant plusieurs minutes, puis, ému, ne sachant plus que dire, il ajouta simplement : – « Pour moi, cette ascension était la première, mais, pour lui, c’était la neuvième ! » Il n’y eut pas d’autres questions. Pendant toute une semaine au moins, les cadres se traitèrent, les uns les autres, de « sherpa » (Sherpa : Guide ou porteur […] (Le Petit Larousse illustré).» Le président n’en sut jamais rien.

« Les patrons, ça va, ça vient ! » Voici une grande misère ! Dans la plupart de nos usines, les patrons ont une « durée de vie » bien inférieure à celle de leurs employés. On prétend que cela n’est pas grave. On souligne qu’un patron ne constitue pas un maillon essentiel de la chaîne de production, un 141

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

élément clé de la ligne de fabrication. On constate qu’il est plus facilement remplacé qu’un ouvrier très qualifié ou bien spécialisé. On ajoute même que cela est positif. Que cela amène du « sang neuf », de « l’air frais », une nouvelle vision, de nouvelles méthodes. Tout cela est vrai ! Sauf que… Cette grande mobilité des patrons ne les incite pas à focaliser leurs énergies sur les particularités d’une usine, sur les arcanes d’une culture d’entreprise ou sur les détails d’une technologie. Elle les conduit plutôt à maîtriser peu à peu quelques domaines communs, qui se retrouvent partout les mêmes, ou à peu près. Ce sont, par exemple, la comptabilité, les relations humaines, les systèmes de gestion de la qualité. Ainsi, peu de patrons s’engagent dans la gestion des technologies. Ils la délèguent ; ils la confient à des professionnels. A priori, cela n’est pas mauvais. Mais pourquoi donc ne délèguent-ils pas totalement leurs autres responsabilités ? Est-ce parce qu’ils désirent conserver un contrôle étroit sur certains axes essentiels, sur certaines zones vitales ? Mais qui sont « essentiels » à quoi, qui sont « vitales » pour quoi ? Pour le développement des affaires ? la conquête des marchés? la production de bénéfices? Probablement. Mais alors, la technologie ne devrait-elle pas faire partie de cet ensemble? On voit d’avance où tout cela va nous mener. Inutile de continuer. L’essentiel est dit. Ajoutons toutefois, en guise d’épilogue, que ce processus de changement, de renouvellement ou de transfert des cadres que l’on dit « supérieurs », affecte profondément ceux qui restent : ouvriers, secrétaires, cadres intermédiaires. Ces « survivants », ces ultimes « gardiens du fort », ne disent rien, mais que pensent-ils ? Arjuna répugnait à se battre. Il voulait quitter le champ de bataille. Le dieu Krishna lui parla ainsi : «Les grands guerriers conduisant les chars croiront que tu as eu peur et as fui le champ de bataille, et toi qu’ils avaient tant vénéré, ils vont te mépriser. » (Bhagavad-Gita)

142

Les acteurs et leurs rôles

Exploiter Par un beau soir du mois de juillet, réunis autour d’une bonne table, plusieurs ingénieurs se racontaient des histoires d’usine. Il en était de drôles, il en était de grivoises ; il en fut une de triste, que nous n’avons jamais oubliée et que nous avons souvent méditée. Nous croyons qu’elle mérite une place ici, et c’est pourquoi nous laissons la parole à Bernard, afin qu’il vous la raconte, à vous aussi : À cette époque, je venais d’accepter un travail dans une usine moderne, pourvue d’une direction éclairée, dotée de politiques progressistes. Nous dînions tous à la cafétéria, et c’est là que je rencontrai Denis pour la première fois. Il arrivait toujours avec quelques minutes de retard ; il voulait ainsi laisser les meilleures places aux « anciens ». De mon côté, je n’arrivais jamais à finir mon travail à midi juste. Il était donc logique qu’un jour nous nous retrouvions, lui et moi, assis autour de la même table, située près de la porte d’entrée, et dans les courants d’air. Sans que je l’eus demandé, il alla me chercher un napperon de papier (je n’avais pas remarqué que tout le monde en avait pris un), puis il poussa le sel et le poivre dans ma direction. Je le regardai. Il était jeune, avec de grands yeux naïfs. Toute son attitude exprimait le respect, la disponibilité, l’attente d’un ordre. En lui parlant, je constatai qu’il était d’une impeccable politesse. Jamais il ne me tutoya. D’ailleurs, Denis vouvoyait tout le monde, surtout les « anciens », pour lesquels il travaillait, et dont il suivait scrupuleusement les ordres. Il faut vous dire que Denis n’était pas un employé permanent de l’entreprise ; il travaillait pour une petite entreprise qui avait reçu, en sous-traitance, un contrat d’entretien des équipements. C’est ainsi que, depuis maintenant plusieurs années, il rentrait tous les matins à l’usine, et travaillait toute la journée, non pas en étroite collaboration avec le service d’entretien, mais sous sa gouverne directe. Ah ! Ils n’étaient pas toujours faciles, nos « anciens » mécaniciens blanchis sous le harnais ! « Denis, tu changeras l’huile de la pompe

143

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

no 10 ! » ; « Denis, comment se fait-il que la “maintenance” préventive du pont roulant ne soit pas encore finie ! » ; « Denis, viens donc m’aider à souder la cuve no 4 ! » C’était toujours « Denis par-ci, Denis par-là ! », et le pauvre Denis ne se départait jamais de son calme ; il disait « oui ! » à tout le monde ; on ne le voyait jamais courir, mais on le voyait toujours travailler. Le soir « la job » était finie et tous s’accordaient à dire que c’était de la bien belle ouvrage ! Et puis, un jour, l’usine ouvrit un poste permanent. Nous autres, les ingénieurs, nous nous disions : « Qui pourrait, mieux que Denis, combler ce poste? Il est apprécié par tous et il connaît l’usine comme le fond de sa poche. Quand nous le croisions, nous le regardions donc avec une lueur d’encouragement dans les yeux. D’ailleurs, à quelques petits riens presque imperceptibles, à cette nouvelle façon de nous dire « Bonjour ! », à ce nouveau regard jeté autour de lui, à cette nouvelle manière d’être un peu plus présent partout et non pas seulement là où son travail l’appelait, nous nous apercevions qu’il voulait ce poste ; nous nous rendions compte que Denis avait, lui aussi, un rêve. Tout cela dura quelques semaines et puis arriva l’heure des choix. On trouva que Denis manquait d’initiative et de leadership… On jugea qu’il serait plus heureux s’il demeurait dans son emploi actuel. La responsable des Ressources humaines lui expliqua cette décision avec gentillesse et compréhension. À travers la porte vitrée, j’observais Denis. Il était penché en avant, les coudes sur les genoux, dans l’attitude de celui qui est habitué à courber la tête. Il regardait ses mains où un lavage minutieux laissait toujours subsister quelques traces d’huile et de cambouis. Je sus plus tard qu’il avait accepté de bonne grâce la décision de l’usine ; qu’il avait même déclaré être en total accord avec elle. « Que pouvait espérer quelqu’un comme moi, qui n’ai même pas obtenu son diplôme de 5e secondaire ? » Il réaffirma qu’il était très heureux de travailler pour l’entreprise et pour son personnel, si «dynamique», si «compétent» et si « gentil » avec lui aussi. Il espérait qu’on fût content de son travail ; il souhaitait demeurer à son poste aussi longtemps qu’on aurait besoin de ses services. 144

Les acteurs et leurs rôles

Le soir, en franchissant la barrière de l’usine, je la trouvai lourde et difficile à pousser… Je pensais à Denis. Il venait de perdre une occasion d’accroître son salaire, sans compter la permanence, et tous les avantages sociaux. Combien de temps cela lui prendrait-il pour bâtir enfin la maison de ses rêves ? Une maison claire, en plein bois, avec un beau lac devant et des canards… pour les enfants. Je pensais donc à Denis, et je vis un homme offensé… « On ne guérit pas d’une offense », écrivit un jour Louis Guilloux (Le Roseau d’or, no 14, 1927). C’est vrai ! Voici l’histoire. Il faut maintenant se demander pourquoi des entreprises raisonnables laissent perdurer un tel système. Il y a de multiples raisons à cela, mais deux raisons méritent qu’on les mentionne. La première raison, c’est la gestion serrée des ressources. Accepter des non-permanents au sein d’une organisation, c’est disposer de personnes qui peuvent être facilement renvoyées chez elles lorsque les choses tournent mal, lorsque l’économie ralentit, lorsque la production décline, lorsqu’il faut faire des compressions. Tout se déroule alors en quelques minutes. Le problème est plus complexe lorsque l’entreprise doit négocier avec un syndicat ou avec des cadres permanents qui peuvent demander de fortes compensations. La seconde raison, c’est la politique sociale de l’entreprise. En sous-traitant certains travaux à des entreprises voisines, une entreprise crée des liens et se dote d’une belle image : elle répand ses bienfaits autour d’elle, donne du travail à des entrepreneurs locaux et, par voie de conséquence, à des personnes qui, sans elle, auraient probablement bien du mal à se maintenir constamment sur le marché de l’emploi. Et puis, le fait que ces personnes soient moins bien payées que son personnel n’est pas l’effet d’un calcul machiavélique. Ce n’est qu’un avantage, sur lequel on ne crache certes pas, mais que l’on n’a pas nécessairement recherché. Des gens comme Denis, nous en connaissons tous. Ils ne sont pas toujours opérateurs ou mécaniciens dans une usine, ils peuvent

145

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

être chargés de cours dans une université, suppléants dans une école, stagiaires dans une entreprise, consultants dans un cabinet juridique, etc. Dans tous les cas, ce sont des «non-permanents». Il y a fort à parier qu’ils se sentent membres d’une classe à part, d’un lumpenproletariat moderne, qui derrière une attitude dynamique cache un cœur bien résigné… Pour bâtir l’excellence technologique, pour gagner la moindre place sur l’échelle de la compétitivité, il faut pouvoir compter sur toutes les énergies de chacun des membres de l’équipe. Nous savons cela. Agissons-nous en conséquence ? «Let me see» (laisse-moi voir), demanda Hamlet au fossoyeur… (Hamlet, IV,1)

Choses de la vie… √

Absentéisme

L’absentéisme est de deux sortes : physique et mental. On lutte souvent contre le premier, rarement contre le second.



Accident

Les accidents de la route reçoivent encore une couverture médiatique plus importante que les accidents de travail, en particulier pour ce qui est de la recherche des causes. C’est compréhensible, mais est-ce «juste»? «Depuis que le malheur s’est passé, je ne retourne pas à l’usine…» Relire cette page de Jean Paulhan (Les Causes célèbres).



Amélioration

Tout commence par le besoin d’obtenir sans cesse de meilleurs produits à plus bas prix. Pour s’adapter à ce besoin et, éventuellement, le satisfaire, les entreprises doivent mettre en place des processus d’amélioration continue. On oserait presque affirmer que le Progrès, avec un grand P, ne s’effectue qu’à cette condition. A priori, tout est simple : il suffit d’améliorer un produit. Mais, pour améliorer un produit, il faut améliorer des machines, il faut améliorer des procédés de fabrication, il faut aussi améliorer la

146

Les acteurs et leurs rôles

gestion des procédés, pas seulement celle des procédés de fabrication, mais celle de tous les procédés, qu’il devient alors plus juste d’appeler des « processus », et qui vont de l’achat des matières premières à la livraison du produit fini. Pour augmenter l’efficacité des processus, il faut améliorer la compétence du personnel, non seulement sa compétence, mais sa diligence, sa motivation et son efficience. On comprendra que nous avons sauté quelques étapes le long de cette chaîne d’améliorations, mais nous voici désormais au cœur du problème. En effet, alors même que l’industrie exige de ses employés un progrès constant, alors même que les psychologues emboîtent le pas, exaltant le « développement personnel », l’amélioration des attitudes et des comportements, il convient de ne pas oublier que l’être humain, quant à lui, veut parfois, veut souvent même, faire une petite pause, prendre du recul, ou, pour parler comme les évolutionnistes modernes, entrer dans une stase professionnelle ou psychologique, pendant laquelle son évolution sur l’un ou l’autre de ces deux plans sera réduite au minimum. On peut dire que la retraite est justement là pour satisfaire un tel besoin, mais cette vision est par trop simpliste, l’âge n’expliquant pas toujours l’émergence d’un besoin. Pas facile donc, ni pour les entreprises ni pour les individus, de trouver un juste équilibre entre l’exigence d’amélioration continue et le désir profond de vivre parfois des périodes de calme, de paix et de réflexion. «Il est nécessaire de naviguer» (navigare necesse est), affirma, il y a plus de 2000 ans, le Grand Pompée1. Entre l’aquilon de l’amélioration et les bonaces dont parfois, bonasses, nous rêvons, difficile de bien… de mener sa barque.

1. En fait, Pompée aurait déclaré : « Il est nécessaire de naviguer ; il n’est pas nécessaire de vivre.» Est-ce en pensant à la phrase complète que des entreprises, des associations, et des régions même, ont parfois pris (et prennent encore) pour devise la première partie de cette phrase ? Il est probable que beaucoup de leurs employés ou de leurs citoyens, quant à eux, auraient inversé l’ordre des propositions.

147

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Aubains

Nous n’utilisons plus le mot AUBAIN, et ne connaissons plus que son dérivé « aubaine ». Ce dernier mot trouve son origine dans l’expression « droit d’aubaine », c’est-à-dire le « droit en vertu duquel le souverain recueille la succession de l’étranger qui meurt dans ses États » (Littré). Il n’y a plus d’aubains dans nos sociétés civiles, mais en est-il bien de même dans ces petits royaumes que constituent les entreprises? Il conviendrait peut-être d’appeler AUBAINS tous ceux et celles dont le congédiement est brutal ; tous ceux et celles qui, après avoir reçu la mauvaise nouvelle, ne sont pas autorisés ni à retourner dans leurs bureaux ni même à dire adieu à leurs collègues, et qu’un agent de sécurité raccompagne à la porte comme s’ils étaient, en puissance, les pires des criminels ? Leur travail passé, leurs dossiers, leurs préoccupations et leurs objectifs sont redistribués en vertu d’un véritable droit d’aubaine. Les aubains vivent comme personnes libres, mais décèdent comme esclaves. Vivunt ut liberi, moriuntur ut servi. Principes généraux du droit civil et coutumier de la province de Normandie, M. Charles Routier, 1748



Cadre

Surtout lorsqu’elles sont en mauvaise situation financière, les entreprises ont tendance à examiner leurs cadres avec l’aune qu’utilisent les artistes pour juger des leurs. Les cadres sont-ils indispensables? utiles ? superfétatoires ? ostentatoires ? ou, tout simplement, trop chers ?



Café

Nous savons tous que le café est un fluide indispensable à la bonne marche des usines et des entreprises. On sait moins que sa gestion constitue l’un des beaux défis du management. Quand vous visitez une entreprise ou une usine, observez le mode de gestion du café : est-il gratuit ? disponible en tout temps ? distribué par une cafetière 148

Les acteurs et leurs rôles

ou par une machine ? La cafetière est-elle propre ? La machine estelle du dernier cri ? Plusieurs choix de café sont-ils offerts ? Crème et lait sont-ils disponibles ? On dit que le café excite. On dit moins qu’il est un des plus grands facteurs de paix sociale. Autour d’une machine à café, on parle, on discute, on apprend à se connaître et à se dire des choses qu’il serait difficile de se dire en d’autres lieux ou en d’autres circonstances. Dans un monde compétitif et souvent cruel, la machine à café constitue une oasis de calme et de paix. «C’était l’heure tranquille où les lions vont boire», écrivait Victor Hugo (La Légende des siècles).



Cône

Le petit cône de papier ciré qui accompagne tant de machines distributrices d’eau pure mériterait de devenir le symbole de la productivité des usines. Il ne contient qu’une ou deux gorgées, et l’eau ne peut y être conservée longtemps, car le cône ramollit vite. De plus, à cause de sa forme, on ne peut le poser. On le remplit donc, on le vide et on retourne au travail. Quelle différence entre ce rite de l’eau « vive » surtout pratiqué par les ouvriers, et le rite du café aux lentes percolations, aux suaves dégustations, dont les cadres sont les grands-prêtres…



« Corralito »

La plupart des entreprises accordent à leurs cadres supérieurs de vastes bureaux entourés de vrais murs. Quant aux « autres » employés, ils ne se voient attribuer, au sein d’une savante savane bureaucratique, qu’un petit corral, un « corralito » délimité par d’étranges barrières que l’on nomme « cloisons acoustiques », mais qui laissent fort mieux passer les sons que les regards. Certaines personnes prétendent que cette division de l’espace favorise les échanges et les communications entre collègues de travail. D’autres affirment qu’elle nuit à la concentration et à la réflexion. Quant à ses effets sur la productivité et la qualité du travail, personne ne semble vouloir en parler. Pourquoi donc ?

149

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Émigrants

Il se publie beaucoup d’ouvrages consacrés aux techniques japonaises de gestion, mais nous ne sommes pas Japonais, et la culture qui règne en dehors, comme en dedans, de nos entreprises, n’est pas japonaise non plus. Si l’on cherche des avis ou des méthodes nouvelles de gestion, pourquoi ne pas commencer par écouter nos collègues émigrants ? Pourquoi ne pas examiner certaines de leurs suggestions ? Une belle « table ronde » en perspective !



Erreur

Tous les patrons rêvent d’avoir des employés qui ne se trompent jamais. Dans combien de cas les salaires qui sont versés justifientils de telles attentes ? N’est-ce pas l’inverse qui se produit, les plus hauts salaires étant versés aux personnes dont les fautes sont le plus facilement excusées ? Et ces fautes sont-elles si facilement excusées parce qu’elles sont les moins « visibles » ?



Exclusion

On trouve, dans un beau livre de Xavier Emmanuelli2, une réflexion sur la façon dont les exclus de nos sociétés perçoivent et vivent le concept de temps (le temps dont il est ici question est celui de la durée, et non celui de l’instantanéité). Cela nous rappelle que le temps des usines n’est pas celui des laboratoires, et que le temps de l’action n’est pas celui de la réflexion. C’est peut-être, comme pour les exclus, les façons différentes qu’ont la science et la technologie de vivre le concept de temps qui est à l’origine de la fracture qui existe entre ces deux domaines.



« Expat »

Sorte de « légion étrangère » de la technologie, les expatriés, les «expats» comme ils se nomment eux-mêmes, ouvrent des chantiers,

2. Xavier Emmanuelli, L’homme n’est pas la mesure de l’homme, Les Presses de la Renaissance, 1998.

150

Les acteurs et leurs rôles

bâtissent des usines, transfèrent des technologies, bien loin de leur patrie, dans des pays étrangers. Vivant et travaillant dans des conditions souvent difficiles, parfois même abominables, ils constituent un exemple de courage et de ténacité. Dommage qu’ils soient si loin de nos regards ! «Le guerrier est un voyageur» (bushi wa watarimono), affirme le proverbe japonais. Un bel idiome chinois nous rappelle, quant à lui, que « le devoir est aux quatre coins de la terre » (zhì zài sì fang).



Exploitation

Au temps honni du « rideau de fer » circulait, dans les pays de l’Est, une blague qui consistait à dire que le capitalisme, c’était l’exploitation de l’homme par l’homme, alors que le communisme, c’était le contraire ! Ainsi, l’exploitation de l’homme par l’homme est-elle condamnée par tous les systèmes politiques. Pourtant, cette exploitation de l’homme est-elle une chose si néfaste ? (Préciser que cette exploitation est effectuée « par l’homme » n’ajoute rien de significatif. Par qui d’autre voudrions-nous donc que l’homme soit exploité ?). On « exploite » des richesses naturelles. On demande aux jeunes « d’exploiter » leur intelligence et leurs talents… Laissons, à ce point, la parole à Paul Claudel : On se révolte contre cette idée de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais je trouve cela absolument une très belle chose et une très belle idée. L’homme est une matière première à qui il faut poser les questions nécessaires pour en tirer tout ce qu’il peut donner […]. L’individu avant tout, et la société n’existe précisément que pour tirer de l’individu tout ce qu’il peut donner. L’individu à lui seul est un être pauvre, un être facilement vaincu, et il a besoin d’un milieu favorable pour développer ses possibilités.

Mémoires improvisés



Harcèlement

Le mot « harcèlement » est aujourd’hui à la mode. On l’applique volontiers à ces actes et comportements disgracieux qui se produisent parfois entre collègues, lors des relations de travail. 151

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

On ne s’en sert jamais, hélas!, pour exprimer la pression qu’exerce notre système économique sur tout un peuple d’hommes et de femmes. Alain constatait, en 1909 déjà, qu’il existe des « vies harcelées ». Ce dernier mode de harcèlement est-il donc plus acceptable que le premier ?



« Lunch »

Allez donc vous poster, par un beau matin, à l’entrée d’une usine, et observez ceux et celles qui en sortent, ou y entrent. Ont-ils quelque chose en commun ? La réponse est affirmative : ils portent, pour la plupart, une boîte à lunch. Si, maintenant, vous renouvelez l’expérience au voisinage d’un grand édifice d’un quelconque centre-ville, il y a fort à parier que vous n’y trouverez pas une si forte concentration de ces utiles objets. La boîte à lunch mérite d’être considérée comme l’un des plus forts symboles de la vie en usine et, partant, comme l’une des plus belles figures de la vie ouvrière. Soulignons d’ailleurs aux lexicographes que nous avons déjà entendu qualifier une ville ouvrière de « ville boîte-à-lunch ». Revenons à cette boîte. Elle est beaucoup plus qu’un simple contenant. Elle exprime la personnalité, l’âge et l’expérience de son propriétaire. Les « vieux de la vieille », ouvriers blanchis sous le harnais, exhibent souvent une énorme boîte en aluminium plié qui mériterait d’être considérée comme une entéléchie de la boîte à lunch. Les «jeunes» choisissent des boîtes plus discrètes, plus belles aussi, avec leur tissu synthétique coloré. Quant à tous ceux qui n’apportent au travail qu’une légère collation, ou pour lesquels la boîte à lunch constitue un trop fort symbole de la classe ouvrière, ils se contentent souvent de recycler quelque sac de plastique obtenu lors d’achats antérieurs, sac dont le choix n’est d’ailleurs pas totalement anodin, puisqu’il porte souvent un logo ou une marque de commerce.

152

Les acteurs et leurs rôles

Le contenu de ces boîtes est aussi diversifié que leur aspect. L’observateur curieux peut y lire bien des choses, tant sur une situation financière que sur une relation conjugale, sur des goûts aussi, sur des penchants, ou un certain rapport avec la nourriture. Espérons qu’un ethnologue effectuera un jour une analyse détaillée des us et coutumes rattachés à l’usage de la « boîte à lunch ». Espérons aussi que sa conclusion sera plus étoffée que ce petit jugement lapidaire introduit par le célèbre André Leroi-Gourhan dans son ouvrage « Milieu et techniques » (1945) : Pour les contenants perméables de plus petite taille, il est inutile d’énumérer les paniers, boîtes, coffres ou poteries de toutes formes qui, dans chaque groupe, servent à conserver plus ou moins longtemps les produits alimentaires.



Métiers

Dans le petit village gaulois de cette célèbre bande dessinée, il y a un forgeron, qui chante et qui forge, et qui chante en forgeant. Un forgeron que les enfants observent, et qui participe pleinement (et parfois même brutalement !) à la vie de la communauté. Qui, de nos jours, connaît le travail d’un forgeron ? Une des plus grandes misères de l’évolution technologique, et l’une des plus cachées, est non seulement d’avoir fait disparaître de nombreux métiers, mais d’avoir relégué l’exercice de l’adresse et de l’effort derrière les murs des usines, en dehors du champ visuel ouvert à tous. Désormais, quiconque veut contempler son semblable effectuant quelque action difficile et belle doit tourner son regard vers l’exercice des sports. Ne nous étonnons donc pas de la popularité qu’obtient la télédiffusion des compétitions sportives, et regrettons qu’il n’y ait pas davantage d’émissions consacrées à l’exercice des métiers manuels. «Je suis un contemplateur fervent de l’effort d’autrui», se plaisait à dire Tristan Bernard. Il y a là plus qu’une simple boutade ; il y a là une profonde vérité.

153

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Nuit

Pour être rentables, beaucoup d’usines fonctionnent vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine. Opérateurs et mécaniciens doivent s’adapter, suivre le rythme, « entretenant, sans arrêt, le fait brutal et infatigable» («tending, without stop, the blunt indefatigable fact », Sylvia Plath, Night shift). Quant aux cadres, qui ne travaillent (ou ne devraient travailler) que «de jour», et cinq jours sur sept, une partie de la réalité leur échappe, car, la nuit et la fin de semaine, s’éveillent des mondes étranges, avec des rites et des coutumes qui leur sont propres. Des mondes que la plupart d’entre nous connaissent très peu, et qui gagnent à être connus. On y voit l’homme sous un nouveau jour… et une nouvelle nuit !



Peur

Un passage de R. Piccamiglio3 nous rappelle que la peur existe dans les usines. Peur physique. Peur qu’un réservoir sous pression explose, qu’un liquide dangereux s’écoule, qu’une poussière s’enflamme, qu’une machine que l’on répare se mette en marche, qu’un système de sécurité soit défectueux… Un des non-dits de la technologie.



Prophète

Les organisations sélectionnent avec soin leurs futurs employés. Pour quelles étranges raisons les écoutent-elles donc ensuite si peu, et si rarement, lorsqu’ils suggèrent des améliorations technologiques, des modifications de la structure organisationnelle ou des révisions de processus ? Pourquoi donc ces organisations préfèrentelles alors employer des consultants externes, qui bien souvent ne feront que reprendre, et confirmer, ce qui a déjà été découvert à l’interne ? Nul n’est prophète en son pays, disons-nous ! La culture arabe exprime cette vérité par un autre adage: «Le sage est, dans son pays natal, comme l’or dans la mine. » Encore faut-il savoir que la mine contient de l’or…

3. Robert Piccamiglio, Chronique des années d’usine, Éditions Albin Michel, 1999.

154

Les acteurs et leurs rôles



Rendement

Tous ceux qui exigent, de leurs employés ou de leurs collègues, un rendement de 100 % (minimum !) devraient considérer que les meilleurs des moteurs atteignent rarement 70 % et qu’ils ne s’en plaignent point…



Saignée

Ceux qui ont choisi le mot « coupure » pour qualifier les réductions de personnel ont choisi un mot dont la résonance est plutôt positive. Ne réfléchirions-nous pas davantage avant de mettre en œuvre une telle politique de réduction, d’attrition, si au lieu du mot «coupure» il nous fallait employer le mot « saignée » ? Ce dernier mot serait d’ailleurs plus approprié. À la fois parce que le personnel est véritablement le fluide vital des entreprises, mais aussi parce que la « saignée », jadis considérée comme un traitement propre à hâter la guérison d’un malade, finissait par devenir la pratique qui l’achevait.



Supplémentaire

Rémunéré ou non, le temps supplémentaire doit-il être considéré comme un devoir, un droit, un acquis, un avantage, un privilège, un luxe, un vice, une nécessité, une exigence, une perversion, un style de vie ? Ou comme tout cela à la fois ? La façon dont une société conçoit et gère le concept de « temps supplémentaire » mériterait davantage d’analyse, et de réflexions. Messieurs les ethnologues… c’est à vous !



Sweatshop

De l’anglais sweat, sueur, et shop, atelier. Le dictionnaire Harrap’s donne, pour la traduction française : « Atelier où les ouvriers sont exploités.» Comment se fait-il donc, en cet âge moderne, que le mot soit encore dans les dictionnaires ? Parce qu’il est nécessaire ? Soulignons qu’il y a des gens qui ne suent point mais qui sont, tout autant, exploités. Au fait, parlant de sueur, vous souvenez-vous de la parole de bible : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » ? Certains

155

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

ouvriers suent si fort à leur tâche qu’ils mériteraient sans doute de plus hauts salaires…



Trombone

À chaque instant de notre existence, le corps réclame son dû. Il a faim ou il a soif ; il veut se reposer ou il veut bouger ; il ne se laisse jamais oublier. Voilà pourquoi l’exercice de la pensée est si difficile, et voilà pourquoi ceux et celles qui y sont passés maîtres ont développé, au fil des années, de petites techniques, de petites ruses, destinées à tromper le corps et à l’occuper. D’aucuns arpentent leurs bureaux, d’autres se lissent la barbe, d’autres se tirent les cheveux. D’autres encore se grattent ou mâchonnent leur crayon, mais tous ont, un jour ou l’autre, canalisé leur énergie vers ce petit objet familier qui traîne sur tous les bureaux, et que l’on appelle un « trombone ». Ah ! Comme il est docile et compréhensif, ce cher petit trombone. Comme il se laisse, de bonne grâce, ouvrir et refermer, plier et déplier, étirer et comprimer, courber et lisser, fléchir et vibrer ! Comme il sait bien se transformer, en quelques instants, et pour quelques instants, en cure-ongles, en stylet ou en coupe-papier! C’est ainsi que le petit trombone dénoue les tensions, et c’est pourquoi, à sa fonction si modeste de lier des feuilles de papier, nous ajouterons la mission plus noble de délier la pensée.



« Underdog »

En anglais, l’underdog, c’est celui ou celle que l’on prédit perdant ou perdante. On traduit souvent, en français, ce terme par outsider mais ce choix ne reflète qu’imparfaitement la réalité. Un outsider est celui « dont la victoire ou la performance est inattendue » (Le Petit Robert) alors que l’underdog est un perdant, ou prévu perdant (« a loser or predicted loser » (Merriam Webster)). Toujours est-il qu’à une époque où la recherche est dominée par de grands groupes disposant d’énormes moyens financiers il est encourageant de voir un underdog comme Shuji Nakamura créer, tout seul, et avec un budget très limité, le premier laser bleu, devançant ainsi tous les autres groupes travaillant dans de puissantes entreprises. L’utilisation du laser bleu permettant d’emmagasiner et 156

Les acteurs et leurs rôles

de lire, sur un cédérom ou un DVD, environ quatre fois plus d’informations qu’actuellement.



Usine

« L’usine donne toujours, même la meilleure, une sensation d’ergastule », écrivait La Varende en 1951 (Heureux les humbles). Cela est, encore, trop souvent vrai, surtout dans les petites entreprises. Songeons à celles et ceux qui y travaillent, qui y vivent…



Ustensile

« L’homme de bien n’est pas un ustensile », prétendait Confucius (Entretiens). Une parole à retenir quand on est un professionnel. Une parole à méditer quand on est un patron !



Voyage d’affaires

Vous souvient-il du premier chant de L’Illiade ? Chante la colère, déesse, du fils de Pelée, Achille, colère funeste, qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Adès mainte âme forte de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables… (Trad. E. Lasserre)

Ainsi Achille « péta les plombs ». Ne parlons pas de la suite ; elle est fort triste. D’ailleurs, il faut le comprendre, ce pauvre Achille : il était en voyage d’affaires, et son patron ne voulait pas le voir rentrer chez lui avant qu’il n’ait totalement conquis le marché et éliminé tous ses compétiteurs ! Ah ! comme il devrait, ce cher Achille-aux-pieds-rapides, devenir le saint patron de tous ceux et celles qui passent leur vie entre deux avions, entre deux chambres d’hôtel, entre deux congrès internationaux ou deux réunions «bilatérales»! Quel moderne aède contera un jour leur impatience lorsque l’avion dans lequel ils ont pris place ne peut décoller à temps et qu’il leur faut supputer d’hypothétiques « correspondances » ? Quel poète sentira leur inquiétude lorsque le pilote annonce que le niveau de ses réservoirs est « bas » ou qu’il doit, à cause de la tempête, «reprendre son approche» de l’aéroport? Quel frère d’armes osera dire leur abattement devant ces chambres 157

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

d’hôtel qui sentent le moisi, le désinfectant ou la cigarette ? Quel intime pourra exprimer leur découragement devant ces tristes restaurants aux mornes menus, où une serveuse, distraite et distrayante, cherche longtemps une table «pour personne seule»? Quel proche pourra comprendre leur bien sainte patience alors qu’ils conduisent une auto louée dans un dédale d’autoroutes, à travers une grêle de panneaux indicateurs et sous la pression constante d’un flot indifférent ? Nous, qui avons quelque peu voyagé, nous admirons ces hommes et ces femmes qui connaissent mieux les noms des aéroports que ceux des villes qui y sont associées, qui « roulent leur bosse » avec sagesse et bonhomie, et dont la rencontre nous a bien souvent remis en mémoire ce passage des Confessions : Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter m’ont forcé de faire le Monsieur et de prendre des voitures, les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec moi, et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentois que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J.-J. Rousseau



« Workholic »

Adjectif anglais formé de work : travail, et d’alcoholic : alcoolique. Utilisé pour qualifier tous ceux pour qui le travail est devenu une véritable drogue dont ils ne peuvent se passer un seul instant. Notons que les entreprises investissent bien plus d’argent et d’efforts dans des campagnes contre le tabagisme que pour prévenir cette terrible affection, et pour guérir ces (ô combien efficaces !) « prisonniers du boulot » !



Zipf

Jeunes, nos parents nous répétaient que la « loi du moindre effort » était une tare. Grâce à George Kingsley Zipf (1902-1950), professeur à l’Université Harvard, nous savons que c’est une loi universelle, exprimable par une équation mathématique. Enfin ! Merci Dr Zipf ! 158

Le décor

A

près avoir contemplé les principaux acteurs du grand théâtre de la technologie, il nous reste à examiner quelques particularités du décor. Toujours un peu pareil, mais jamais vraiment le même, modifié au fil du temps, adapté au gré de l’espace, ce décor est constitué d’un ensemble de croyances, de politiques, de méthodes qui orientent toujours, et parfois même dictent le travail des acteurs. Bien visible parmi ce décor est, aujourd’hui, la grande banderole qui proclame que les activités de l’entreprise ont été accréditées selon la norme ISO 9000. Moins visible, mais tout aussi présente, est la nouvelle pyramide inverse du management. Nous avons choisi de vous présenter ces deux éléments. Nous terminerons cette section par un survol de quelques politiques ou positions associées à la technologie.

Une nouvelle religion Êtes-vous de ceux qui s’imaginent que notre monde industriel est géré par des légions de technocrates à l’œil sec et au cœur dur ? Si tel est le cas, nous devons admettre que les faits vous donnent souvent raison. Notre univers capitaliste est soumis aux rigueurs de la froide raison, de la pure logique, du terrible intérêt, et, si parfois des passions humaines l’agitent, elles ne sont traitées que comme d’étranges entraves, de mystérieuses maladies dont il faut au plus vite se libérer. Pourtant, tout comme le voyageur découvre, au cœur du plus aride des déserts, de vertes et tendres oasis, nous voyons périodiquement émerger, du sein même de la technologie, de nouvelles approches, de nouvelles croyances, qui deviennent parfois de véritables religions.

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

La plus récente et la plus forte de ces religions a déjà quelques décennies d’existence. Il faut dire qu’elle célèbre une déesse dont l’origine remonte à la nuit des temps. Écoutez donc l’histoire de sa naissance ! Un jour, après avoir aimé bien des hommes et bien des dieux, la déesse Aphrodite tourna son regard vers les choses. Elle en contempla des quantités innombrables, et finit par n’admirer que les objets qui réalisaient parfaitement la fonction pour laquelle ils avaient été conçus. Elle admira les épées qui conservent leur tranchant, les javelots qui volent avec le vent, les instruments de musique aux notes justes et les poteries qui n’altèrent point le goût de la nourriture. Pleine de ce nouvel amour, elle décida d’engendrer une fille qui veillerait sur la beauté et sur l’efficacité des choses. C’est ainsi que la déesse Qualité vit le jour. Au fil des travaux et des ans, la nouvelle déesse étendit son influence sur la terre entière. (On disait jadis qu’elle n’avait pas daigné visiter l’archipel du Japon ; elle s’est bien rattrapée depuis…) Elle règne désormais sur les échoppes et les ateliers, les usines et les bureaux, les écoles et les hôpitaux, et règne aussi sur le cœur et l’esprit des hommes. Tous en rêvent, tous l’invoquent et le prix qu’on lui accorde est très grand. Les objets que l’on fabrique en pensant à elle atteignent un incroyable degré de perfection et sont désirés aux quatre coins de la terre. Les actions que l’on pose pour lui faire plaisir apparaissent à tous comme justes et belles, et sont suivies par les plus rebelles des technocrates. Il faut dire qu’ils n’ont guère le choix, car, encore plus qu’Athéna aux yeux de chouette, la déesse Qualité est l’image même de la vertu ; et qui oserait être contre la vertu ? Lorsqu’il apparut à tous que la nouvelle déesse aimait le travail des hommes, que jamais elle ne se retirerait sur le sommet de l’Olympe ou sur les rives du Styx, des hommes sages réfléchirent aux moyens de lui plaire toujours, de retenir ses faveurs et de s’attirer ses grâces. Ainsi s’élabora peu à peu un véritable culte, une nouvelle religion avec ses livres sacrés, ses prophètes, son église, sa liturgie et ses sacrements.

160

Le décor

Commençons par vous en présenter le livre sacré. Aussi succinct qu’une Upanishad, mais tout aussi obscur pour le néophyte que les préceptes de Lao Tse, ce livre de quelques dizaines de pages a pour titre Norme internationale ISO 9000. On y trouve des phrases d’une profondeur inouïe et d’une portée universelle comme ce bel adage : « Les actions préventives doivent être adaptées aux effets des problèmes potentiels. » La première édition de cet ouvrage a été publiée en 1987, mais depuis longtemps déjà des voix prophétiques annonçaient le règne imminent de la déesse Qualité. Les noms de ces prophètes sont désormais connus dans le monde entier ; leurs ouvrages sont révérés ; leurs lois, leurs commandements sont suivis à la lettre, et les commentaires des commentaires de leurs idées et de leurs écrits s’étendent sans fin. Saluons donc ici les mémoires de Shewhart et de Crosby, d’Ishikawa et de Deming, de Juran et d’Osborn, sans oublier, bien sûr, ni Pareto ni Taguchi. Non contente de s’appuyer sur un livre sacré et sur le charisme de ses prophètes, la nouvelle religion s’est dotée d’une véritable liturgie. Lors de réunions exaltées, des comités d’usine, des groupes de direction, des congrès entiers de technocrates s’interrogent sur les multiples significations du mot Qualité, sur l’interprétation fine des 14 principes de Deming, sur les arcanes de la norme ISO 9000 : 2000, sur les adaptations possibles du diagramme d’Ishikawa, sur la philosophie japonaise des 5 S, ou sur la méthode des 5 zéros1. Au sein de chaque organisation, ces activités sont encadrées par un grand-prêtre appelé « directeur de l’assurance qualité ». Regroupés, tous les grands prêtres de toutes les organisations constituent une vaste tribu sur laquelle règne la caste redoutable des « vérificateurs officiels », caste qui obéit aveuglément aux édits du temple central, sis en la belle ville de Genève. Pour devenir « vérificateurs officiels», les grands-prêtres ou les servants doivent poursuivre des études arides, étudier sans cesse la « bible qualité » et se soumettre 1. Les 5 S (en japonais : seiri, seiton, seiso, seiketsu, shitsuke) recouvrent des concepts liés à l’ordre, à la propreté, à la discipline. Les 5 zéros sont : zéro délai, zéro défaut, zéro panne, zéro stock, zéro papier.

161

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

enfin à un rituel d’initiation. La récompense est toutefois à la mesure de leurs efforts puisque l’intronisation au sein de la caste leur confère un immense pouvoir : celui de confesser les organisations qui le désirent, d’imposer de dures pénitences à celles qui sont fautives de n’avoir pas respecté tous les commandements du livre sacré, d’absoudre celles dont les péchés sont véniels et de délivrer des sacrements. Ainsi, de par le vaste monde, et en ce moment même, des milliers de vérificateurs entrent dans des milliers d’usines. Ils auront accès à tous les documents ; ils consulteront tous les livres ; ils rencontreront des employés, sondant les reins et les cœurs. Ensuite, après avoir purifié leur âme de toute pensée impure, ils rendront leur jugement, et ce jugement sera sans appel. S’ils ont trouvé des « non-conformités », ils imposeront des pénitences, exigeront des amendements, mais, si tout leur semble parfait, ils procéderont au sacrement de certification. La grâce d’ISO descendra alors sur l’usine, sous la forme d’un petit bout de parchemin, un «certificat d’enregistrement » que la direction éblouie affichera fièrement dans le hall d’entrée de l’entreprise. Alors, entonnant les évohés de la victoire, les dirigeants organiseront des libations publiques au cours desquelles ils se péteront symboliquement les bretelles, sans songer qu’en se mettant en cet état ils pourraient bien être appelés par la suite à se serrer la ceinture… Quant au directeur de la qualité, sa première et sa plus grande récompense sera de recevoir, de son patron, une série de petites tapes dans le dos, tapes qui le rendront aussi heureux que jadis l’apprenti chevalier sentant sur son épaule le contact de l’épée tenue par son suzerain. Ensuite, pour l’encourager à se battre encore, on ne manquera pas de lui confier une nouvelle mission qui consistera souvent à guider l’organisation vers ces terres luxuriantes où vit le dieu Automobile, un dieu sauvage, qui règne sur les routes, qui hante les bois, qui se nourrit d’huile de roche et dévore des kilomètres, un dieu qui courtise depuis longtemps déjà la déesse Qualité, lui dépeignant les beaux enfants qui naîtraient de leur union. Pour le guider en ces terres vierges, il ne pourra compter que sur son 162

Le décor

courage et sur le soutien de son église, qui lui confiera deux nouveaux livres sacrés : les normes QS 9000 et TS 16949. Si la certification tant désirée n’est pas obtenue, si l’usine ne peut déployer sur sa façade la grande banderole « ISO 9001 », alors les chants de joie seront remplacés par des litanies de jurons, par des nénies de désespoir et bien des choses tristes auxquelles nous ne voulons ni penser ni vous faire penser… La déesse Qualité est parfois bien sévère, et c’est sans doute en pensant à elle que Baudelaire a pu écrire, dans Les Fleurs du mal : Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour, Est fait pour inspirer au poète un amour Éternel et muet ainsi que la matière.

Une nouvelle hiérarchie Un jour, le président d’une entreprise projeta, devant tout son personnel, et sur un écran d’une blancheur immaculée, une pyramide inversée, c’est-à-dire une pyramide en équilibre sur son sommet. Audessus de la pyramide brillait une belle étoile appelée « client ». Immédiatement en dessous de cette étoile, le regard venait buter sur l’ancienne base de la pyramide, maintenant tournée vers le haut, et qui portait, calligraphiée en une belle écriture que les anciens auraient qualifiée d’onciale, le mot «Opération». Puis, par chutes successives, on trouvait « l’Entretien », les « Services techniques », les « Services financiers » et les « Ressources humaines » (qui se partageaient le même étage) jusqu’au bas de la structure, où l’on découvrait, juste en dessous de la pointe, et écrit en un caractère minuscule, le simple mot «Direction». Le président expliqua que cette paradoxale pyramide illustrait un mode de gestion révolutionnaire qu’il allait implanter dans l’entreprise et qui était dominé par le concept de «service». Rayonnant, radieux comme le soleil, le client règne en monarque absolu et le service d’opération est à son service. Le service d’entretien, quant à lui, se place au service de l’opération. Les services techniques, si bien nommés et regroupant les ingénieurs et le personnel du laboratoire, sont au service des deux secteurs précédents. La comptabilité et les

163

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

ressources humaines sont évidemment au service de tout le monde et finalement, tel Atlas supportant le poids du monde, le pauvre président se retrouve tout seul au service de tous.

Client Opération

Entretien

Services techniques

Services financiers et ressources humaines

Direction Un tel modèle vise à montrer que, dans une entreprise, il n’y a pas de place pour un pouvoir discrétionnaire et arbitraire. Le pouvoir ultime est détenu par ceux qui achètent les produits de l’entreprise, et leurs « chargés de pouvoir » au sein même de cette entreprise sont les opérateurs, c’est-à-dire ceux qui fabriquent ces produits. Tout en suivant cette belle démonstration, plusieurs se demandaient si le président était sincère ou s’il faisait preuve d’une suprême habileté. «Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête est un effet de probité ou d’habileté», a écrit La Rochefoucauld (Maximes et réflexions).

164

Le décor

N’avait-il jamais pensé que la personne qui a le plus de pouvoir sur nous, à chaque instant de notre vie, est justement celle qui peut nous rendre un service dont nous avons besoin ? C’est le cas de la mère pour le nourrisson, des parents pour les enfants et des professeurs pour les écoliers. C’est le cas du médecin, et du dentiste, et du mécanicien à qui nous confions notre automobile, et du patron à qui nous demandons une augmentation ou une autorisation. Lorsque nous faisons appel à ces personnes, nous sommes conscients de notre dépendance ; nous en souffrons presque toujours. D’aucuns sont alors portés vers l’humilité, d’autres vers la colère. Quant à ceux qui répondent au besoin, leur situation est ambiguë car, consciente de leur pouvoir, notre société leur a confié des devoirs, une éthique et parfois même un code de déontologie. Selon qu’elles sentent davantage la force du pouvoir ou le poids du devoir, ces personnes oscillent entre bonheur… et déprime. L’intuition du président était bonne : une pyramide « traditionnelle » n’offre pas la meilleure allégorie du pouvoir. Par contre, son idée de renverser la pyramide n’était guère meilleure. Une telle image n’offre encore qu’une vision tronquée de la réalité. Laissons les spécialistes élaborer la meilleure et la plus belle image. Méditons, quant à nous, ce conseil de Joseph Joubert : « Ne jette pas ton esprit sur les eaux courantes.» (Pensées, année 1797)

Politiques et pratiques √

Anorexie

Emboîtant le pas à quelques grandes entreprises japonaises, l’Occident adopte de plus en plus un modèle de « production maigre », également qualifiée de « production au plus juste » ; une traduction de l’expression anglaise lean production. Il s’agit d’un ensemble de techniques qui vise à maximiser la production avec un minimum de ressources. N’est-il pas quelque peu paradoxal que, pour rendre les entreprises grasses à souhait, la production doive être maigre au possible? Sachons donc, quand nous sommes gestionnaires, éviter l’ANOREXIE… 165

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs



Balisage

Il est ardu, pour un athlète hardi, d’avoir à affronter un adversaire ardent, et dont il ne sait rien ! Il se demande si ce dernier bénéficie d’un avantage quelconque, que ce soit en ce qui a trait au programme d’entraînement, au régime alimentaire, à l’équipement, etc. Il en est de même pour les entreprises. La mondialisation a entraîné, dans son sillage, une prise accrue de la compétition, et une certaine paranoïa, car on a bien plus peur de ce que l’on ne connaît ni ne voit, que d’un voisin dont on sait à peu près tout. Dans un tel contexte, les entreprises cherchent à mieux connaître leurs concurrents, à découvrir quels sont leurs points forts, leurs pratiques exceptionnellement bonnes, à les copier ou à les adapter. Ce processus est connu, en anglais, sous le nom de benchmarking, terme souvent traduit en français par « balisage » ou « étalonnage ». Ce processus est-il vraiment nécessaire ? On peut en douter. Souvent, les experts d’une entreprise savent déjà très bien ce qu’il conviendrait de faire pour améliorer la qualité des produits ou l’efficacité des procédés. Il faut toutefois reconnaître que, parfois aussi, les compétiteurs utilisent des outils ou des processus qui sont à ce point inconcevables par une autre culture (nationale ou d’entreprise) que le balisage devient non seulement nécessaire, mais indispensable. On songe ici, en particulier, aux techniques japonaises de gestion et d’amélioration continue. Cette évocation soulève d’ailleurs le délicat problème de la transposition des cultures, mais cela est une autre histoire. Concluons, pour l’heure, par ce vieux proverbe français : « Ce n’est pas en ne voyant pas loin, qu’on tombe. »



« Besoin de savoir » (en anglais : « Need to know »)

Contrairement à ce que l’on peut penser, cette expression n’est pas utilisée par les entreprises pour décrire une qualité fondamentale de l’être humain, mais pour qualifier un style de communication selon lequel on ne dit à l’autre que ce qu’il a «besoin de savoir» pour effectuer son travail. Terrible attitude, héritée des militaires et des

166

Le décor

militaristes. Heureusement que beaucoup préfèrent la « transparence» qui consiste à divulguer toute l’information dont on dispose. Soulignons toutefois qu’une certaine opacité ayant toujours été considérée comme l’apanage, le privilège et le signe le plus visible du pouvoir, cette dernière approche rencontre souvent des résistances. Quand on est « transparent » et que l’on veut demeurer « visible », il faut beaucoup « réfléchir »…



Différence

Vivant sous le signe de la « mondialisation », nous considérons que les entreprises sont plus ou moins toutes les mêmes. Nous oublions parfois que les origines et les sièges sociaux de certaines d’entre elles sont situés en des pays, et ancrés dans des cultures, qui sont fort éloignés des nôtres. Pour les consommateurs, cela est de peu d’importance. Pour ceux et celles qui y travaillent, c’est une autre histoire. Des films ont été consacrés aux ajustements culturels qui sont indispensables lorsque des entreprises japonaises s’installent en Amérique du Nord. Le sujet est loin d’être épuisé. Les programmes d’enseignement devraient-ils tenir compte de cette réalité? Le pourraient-ils ?



Évaluation

En 1995, après 23 années d’existence, l’Office américain d’évaluation technologique (OTA, Office of Technology Assessment) fermait ses portes2. Cette même année avait lieu le cinquième anniversaire de la fondation de l’European Parliamentary Technology Assessment (EPTA), sous la bannière duquel travaillent aujourd’hui huit organisations de pays membres (le TAB allemand, l’OPECST français, le POST du Royaume-Uni, etc.) et cinq organisations de pays associés. Ces deux exemples montrent, d’une part, que l’évaluation technologique est un processus important pour le développement de nos sociétés et, d’autre part, que son existence ne peut jamais être considérée comme acquise. Les choix technologiques les plus importants

2. La proposition de loi H.R. 2148 soumise au Congrès des États-Unis suggère de ressusciter (« reestablish ») le défunt OTA. À suivre.

167

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pour l’avenir de nos sociétés sont orientés ou effectués par des instances politiques, et l’évaluation ultérieure qui en est faite ne peut éviter d’aborder le domaine politique. On comprend donc aisément que d’aucuns jugent ce processus « inutile », « superfétatoire », et parfois même « rédhibitoire ». On retrouve la même dialectique à une échelle plus petite, celle des entreprises, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’évaluation technologique reçoit rarement toute l’attention qu’elle mérite. Pourtant, elle pose deux questions fondamentales : • La technologie que nous utilisons est-elle adaptée au but poursuivi ? • Les compétences dont nous disposons nous permettent-elles d’utiliser au mieux cette technologie ? Ces deux questions sont de nature à intéresser le plus modeste des employés de la plus petite des PME. Nous savons tous que l’industrie doit « naviguer ». Elle navigue souvent, hélas !, à l’aveuglette ! Cela comporte des risques. Il n’a pas beaucoup navigué, écrivait Sénèque, mais il a été beaucoup ballotté. Non ille multum navigavit, sed multum iactactus est. De la brièveté de la vie, VII, traduction d’A. Bourgery



Limites

Nous ne sommes pas habitués à songer aux limites de la technologie. L’humanité a voulu bâtir des ponts, et elle a bâti des ponts. Elle a voulu édifier des cathédrales, et elle a édifié des cathédrales. Elle a voulu construire des avions qui volent plus vite que le son, et elle a construit de tels avions. Elle a rêvé d’envoyer un homme marcher sur la Lune, et elle a réussi. Les limites de la veille deviennent les étapes des lendemains, et nul n’aime envisager l’existence de frontières qui seraient infranchissables. Pourtant, de telles frontières existent. Il est possible, et même probable, que l’humanité soit déjà aux prises avec leur 168

Le décor

existence. Un exemple ? Que penser de tous ces réacteurs de fusion nucléaire, Stellarateurs et Tokamaks, pour lesquels des milliards de dollars ont été dépensés, et qui promettent toujours plus qu’ils ne donnent ? S’approcher des limites coûte cher, très cher. Est-ce un rôle dévolu à tous les pays et à toutes les sociétés ?



Mégalomanie

Le discours scientifique et technologique serait sans doute qualifié de « mégalomane », s’il émanait d’un seul individu. On n’y promet que des victoires, et les impossibilités sont tout juste rejetées dans un dynamique « pourquoi pas ? » ou un hypothétique « peut-être… » Les anciens Grecs utilisaient, pour qualifier une telle attitude, le mot hybris qui signifie orgueil excessif et démesuré. La forme anglaise de ce mot, hubris, se retrouve de plus en plus souvent dans des essais sur la technologie. Simple hasard ?



Migrations

Des groupes industriels déménagent leurs usines vers des pays dont bien des ouvriers rêvent de venir dans les nôtres. Renversant !



Prime

Nous ne sommes pas surpris de constater que des produits fabriqués très loin de notre pays puissent être très compétitifs. Nous expliquons cela en invoquant les faibles salaires versés à ceux et celles qui les produisent. Pourquoi alors nous attendons-nous à recevoir quelque augmentation de salaire ou quelque prime d’éloignement lorsque nous acceptons un poste en région éloignée ?



Recherche

Nous connaissons tous l’expression « recherche scientifique ». L’utilisation, de plus en plus fréquente, de l’expression « recherche technologique» (technological research en anglais) constitue, 169

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

pour les spécialistes du domaine des technologies, une belle reconnaissance. Demeure toutefois latent le problème suivant. Alors que la « recherche scientifique » est perçue comme étant un processus qui s’applique à la science, avec les méthodes de la science, il serait bon de préciser si la « recherche technologique » s’applique à la technologie, en utilisant les méthodes de la technologie. On apprendrait, du même coup, ce que sont les méthodes de travail propres à la technologie.



Réingénierie

La réingénierie consiste à réexaminer, remanier, réorganiser des processus et des procédés (design, fabrication, administration, vente et marketing, information, etc.). Est-ce que l’usage, de plus en plus fréquent, de ce nouveau mot sonne le glas de la belle expression « amélioration continue » ? Au fond, l’être humain est peut-être mal à l’aise dans le continu. Il aime travailler par à-coups, et donner de petits « coups de cœur », un peu comme l’étudiant qui n’étudie jamais si bien que la veille de l’examen.



Schibboleth

Les époques guerrières ont toujours et partout glorifié le rôle de la sentinelle. Malheur à qui ne lui fournissait pas le bon mot de passe ! Malheur à qui prononçait « sibboleth » au lieu de « schibboleth » ! La technologie est-elle devenue une éternelle sentinelle qui protège l’accès à un moderne Éden ? Est-ce par un maladif ressouvenir de ces époques troubles que nos sociétés ont conservé l’usage des mots de passe ? Si nous intégrons, sous ce vocable, les « numéros d’identification personnelle », les codes d’accès et puis, pourquoi pas? les numéros de téléphone, le nombre de ceux que nous devons retenir et utiliser quotidiennement est proprement phénoménal. Nous en avons un pour activer le système d’alarme de notre maison, un autre pour accéder à notre bureau, un autre pour écouter nos messages téléphoniques, un autre pour pouvoir utiliser notre ordinateur, un autre pour avoir accès à un serveur, un autre… un autre… et encore un autre… 170

Le décor

Quand on est jeune, on peut voir, en la multiplication des mots de passe qui nous sont confiés, un signe de richesse. Quand on vieillit, c’est autre chose, et la mémoire en dérive vient buter sur ces poussières de signes comme sur de terribles écueils. Pourquoi donc, se demandait Jean Giraudoux, est-ce que « Dieu s’amuse à lier le sort du monde, et celui de chaque humain, à de petites conditions, à des mots de passe, à des détails » ? (Sodome et Gomorrhe)



Tableau de bord

D’un point de vue idéal, le tableau de bord d’une usine ou d’une entreprise rassemble, sur une seule page (ou un seul écran d’ordinateur), tous les indicateurs de performance nécessaires pour évaluer la bonne marche des affaires. Il est donc semblable, et par sa fonction, et par sa présentation, au tableau de bord d’une automobile. Précisons toutefois que, si un tableau de bord résume très bien ce que l’on fait, il ne nous apprend pas d’où l’on vient, et ne nous indique ni où l’on va, ni comment, ni par où l’on y va…



« Technophilosophie »

Plus joli (à notre avis) que l’expression « philosophie de la technique » (philosophie der technik) forgée en 1877 par Ernst Kapp, le mot « technophilosophie » a été créé en 1979 par Mario Bunge, professeur à l’Université McGill3. Vingt-cinq ans après sa parution, la publication qui lança ce mot n’a pas vieilli, et bien des questions qu’elle posait demeurent d’actualité. Par exemple : • Existe-t-il une méthode technologique distincte de la méthode scientifique ? • Les philosophes qui prétendent que, contrairement à la science, la technologie ne dispose pas de lois et de théories 3. Mario Bunge, « The Five Buds of Technophilosophy », Technology In Society, vol. 1, 1979, p. 67-74.

171

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

qui lui sont propres ont-ils raison, ou tort ? S’ils ont raison, qu’est-ce qui distingue les lois et les théories technologiques des lois et des théories scientifiques ? • Du point de vue de la morale, est-il inacceptable d’imaginer une technocratie absolue, dans laquelle le gouvernement ne serait exercé que par des experts ?



Verrou

Les professionnels parlent de problèmes ; les politiciens parlent de « verrou », et de « verrou technologique » surtout. Verrou ou problème, le choix semble anodin. L’est-il vraiment ? On résout un problème; on fait sauter un verrou. Nous sommes prêts à accepter que la résolution d’un problème soit longue et difficile, coûteuse aussi. Nous nous attendons à ce que l’action de faire sauter un verrou se fasse en quelques instants. En résolvant un problème, on devient savant ; en faisant sauter un verrou, on se libère. Pour résoudre un problème, il faut savoir quelque chose. Pour faire sauter un verrou, force et pouvoir suffisent. Entre deux mots…



Veille technologique

Savoir où s’arrêter ! Il y a tant de choses à connaître que nous ne ferons plus de la veille, mais de l’insomnie !

172

Épilogue Le mot « technologisme »… Absent des dictionnaires, ce mot se retrouve pourtant, ici et là, sous la plume de penseurs et de philosophes. Quant à sa définition, nous ne l’avons trouvée nulle part. Peutêtre parce qu’elle semble aller de soi. Elle est en effet orientée, dictée même par l’existence du couple technologie-technologisme, couple que l’on interprète volontiers comme une dyade dont le premier terme est positif, lumineux, constructif alors que le second est négatif, obscur, destructeur. Ainsi en est-il dans les deux couples apparentés: science-scientisme et technique-technicisme. Le second terme de chaque dyade possède une connotation quelque peu négative1. En respectant ce modèle, on associerait volontiers le « technologisme» à une déviation, une perversion de la technologie. D’aucuns ont déjà suivi cette voie. Vincent Rialle, par exemple, note que « se développe, à partir même du monde scientifique, une autre perspective de finalité des technologies avancées que l’on pourrait qualifier d’“intégrisme technologique” ou de “technologisme absolu” »2, alors

1. Trois définitions empruntées à l’ouvrage Le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. « Scientisme : Attitude philosophique du scientiste qui soutient que la connaissance scientifique suffit à résoudre les problèmes philosophiques. Scientiste : Adepte du scientisme. Qui prétend résoudre les problèmes philosophiques par la science. Technicisme: Attitude ou doctrine qui professe un recours systématique aux moyens techniques, une confiance excessive dans les instruments et la mécanisation, en négligeant les aspects humains du travail. 2. Vincent Rialle, La santé par des capteurs au domicile : entre « meilleur des mondes » et opportunités de solidarités nouvelles. Voir le site : http:// www.lutecium.org/stp/meilleur.html

La technologie: une culture, des pratiques et des acteurs

que Vensus George, quant à lui, constate que «scientisme et technologisme ont outrepassé la capacité humaine d’adaptation, et fait de l’homme une victime3 ». Nous adoptons un point de vue différent. Nous refusons de voir, en toute « intériorisation » des sciences et des technologies, un danger potentiel pour l’âme humaine, et croyons que, tout comme le développement des sciences a montré, à l’homme, sa juste place dans l’univers, le développement des technologies lui montre sa juste place dans la communauté des hommes. La définition que nous proposons est donc la suivante : Technologisme : doctrine selon laquelle la participation au développement technologique est une source de sagesse et de bonheur. Définition acceptable ? valable ? fructueuse ? Qui le sait ? Voici la discussion lancée. Quant à nous, nous avons fait notre travail, atteint l’objectif que nous nous étions fixé. Nous avons pris position, suivant en cela un conseil d’un vieil ami qui affirmait décider afin que… Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements. Descartes, Discours de la méthode, III

3. Vensus George, The experience of being as goal of human existence : the Heideggerian approach. « Man has given free reign to science and technology which, become scientism and technologism, have outgrown the human capacity to cope with them and turned him into a victim. » Voir : http//www.crvp.org/ book/Series03/IIIB-2/ contents.htm

174