La société du mont Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe

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La société du mont Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe

Table of contents :
Préface : La raison et les sources
Livre I : La stratification historique de la société montagnarde
Chapitre I : Les pôles communautaires du peuplement de la Montagne
Chapitre II : Les origines du Liban contemporain dans le miroir des communautés
Livre II: Peuplement confessionnel et mouvement démographique
Chapitre III : Conditions naturelles et informations passionnelles
Chapitre IV : Densité optimale et heurt des communautés
Chapitre V : Répartition confessionnelle du peuplement et régions humaines
Livre III : Les contrôles sociaux. L’émir et les muqata'aji-s entre le souverain et les sujets
Chapitre V I: Les structures de la famille arabe et la constitution des
Chapitre VII : Le contrôle des muqata'a-s par les familles notables
Chapitre VIII : Le tribut de la Montagne et l'aventure gouvernementale
Livre IV: Le prélèvement fiscal et la production
Chapitre IX: La déthésaurisation fiscale et la dépréciation des monnaies
Chapitre X: Les muqata'aji-s et les paysans au travail
Chapitre XI: Le style du quotidien
Chapitre XII: Les hiérarchies et les réformes ottomanes
Livre V: Développement occidental et crise orientale
Chapitre XIII: La confrontation aux nouveautés de l’économie européenn
Chapitre XIV : La production de la soie devant les techniques et les besoins de l’Europe
Livre VI : Les consciences troublée
Chapitre XV : Les forces communautaires dans une situation nouvelle
Épilogue: L'inévitable Occident et l'Orient résistant
Planches
Index
Liste des tableaux

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I N S T I T UT FRANÇAI S D'ARCHÉOLOGIE DE BEYROUTH B IB L IO T H È Q U E

A R C H É O L O G IQ U E

ET

H IS T O R IQ U E — T .

XCI

DOMINIQUE CHEVALLIER

LA SOCIÉTÉ DU MONT LIBAN A L’ÉPOQUE DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN EUROPE

Ouvrage publié avec le concours de la Direction Générale des Relations Culturelles Scientifiques et Techniques .

PARIS LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER 1971

LA SOCIÉTÉ DU MONT LIBAN A L’ÉPOQUE DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN EUROPE

I NS T I T UT FRANÇAI S D'ARCHÉOLOGIE DE BEYROUTH B IB L IO T H È Q U E

A R C H É O L O G IQ U E

ET

H IS T O R IQ U E — T .

XCI

DOMINIQUE CHEVALLIER

LA SOCIÉTÉ DU MONT LIBAN A L’ÉPOQUE DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE EN EUROPE

Ouvrage publié avec le concours de la Direction Générale des Relations Culturelles Scientifiques et Techniques

PARIS LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER 1971

à Bernadette

Je suis tenté de croire que ce qu'on appelle les institutions nécessairesf ne sont souvent que les institutions auxquelles on est accoutumé, et qu'en matière de constitution socialet le champ du possible est bien plus vaste que Us hommes qui vivent dans chaque société ne se rimaginent. A. de T ocqueville, Souvenirs, Œuvres complètes, t. X II, p. 97.

PRÉFACE

LA RAISON ET LES SOURCES

Je me suis trop longtemps attardé au Liban pour qu’il m’ait paru un pays frivole, parfois ensanglanté, à la ressemblance du souvenir superflu, mais coloré, de ceux qui passent pour prêter leur bonne volonté et prendre des illusions. Parti de nos propres représentations des éléments sociaux et de leurs rapports, j'ai rencontré la confrontation des cultures: le présent des peuples du Proche-Orient n’était pas celui qui m’avait été donné; notre histoire avait provoqué la leur; leurs actes ne s'expliquaient que par leur passé propre. Le Liban, microcosme social et confessionnel, a formé jusqu'à nos jours un axe des situations créées par cette confrontation; peut-être n’a-t-il même existé que par elle. S’il ne constitue pas un exemple exclusif et suffisant, il offre un excellent champ d'expérimentation historique. J ’y ai fixé ma recherche; j'y ai vécu. *

La science historique est un produit de la civilisation de l’Europe occidentale; son élaboration a d'abord répondu au besoin d’expliquer cette civilisation, son développement, son expansion. Ce n’est donc pas sans une large réflexion épistémologique que ses méthodes peuvent être appliquées à d'autres civilisations, à celles qui n'ont inventé ni ce type de pensée historique ni le nouveau rythme de l’histoire, mais qui n’en ont pas moins pos­ sédé, pour s'exprimer, des valeurs spécifiques et des concepts originaux. Le sujet de ce livre se place au cœur de cette réflexion. Au X IX e siècle, la société du Proche-Orient a été mesurée à une « révolution » que l’Europe a eu l’ambition d’uni­ versaliser car elle lui a donné une avance mondiale. Cette révolution a-t-elle été uniquement «matérielle», comme l’ont pensé des hommes de culture arabe sur la fin du siècle, et aurait-il donc suffi d’en adopter des formes techniques et politiques en sachant y conserver son âme? Ce qu'elle a impliqué de mouvement intellectuel et moral, lui a conféré sa véritable puissance humaine. La contre-épreuve en est que la spécificité arabe, que son contact a brutalement soulignée, n'est pas seulement la traduction d'une spiritualité, mais, en tant que conception de la vie et en tant que comportement de l'être, l’expression d’une organisation sociale originale. Faut-il alors opposer « spécificité » et « universalisme » ? « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter la vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés ». Jean-Jacques Rousseau, en formulant ce principe dans son Essai sur Vorigine des langues, a défini autant une position de méthode que la générosité de son intention; ni l’une ni l'autre n’ont jamais été oubliées. Insister sur la spécificité ne revient pas à mettre en

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PRÉFACE

question ¡'universalisme, mais le niveau auquel se situe l'identité réelle de la nature humaine à travers ses variétés sociales. L'Europe des « lumières » avait fini par proposer à l'humanité entière les solutions qu'elle avait trouvées pour elle-même, avec tout ce que cette conduite a ensuite compris de libérations, mais aussi de soumissions pour ceux qui ont dû subir ces solutions sans les avoir découvertes. L'Occident libéral a délibérément voulu assimiler l'avenir du monde à ses progrès. Son action et ses idées ont «réveillé» la conscience d'autres peuples et leur ont, par là, permis de trouver la volonté de maintenir leur propre culture, puis de l'enrichir. Le refus a signifié pour ces peuples le simple besoin de vivre et de rester soi-même face à des économies, des politiques et des doctrines conquérantes; quant à l’acceptation — plus ou moins formelle — du modernisme, elle n'a elle-même représenté qu'un désir de renaître, qu'une étape de la reviviscence. L'Occident s’est alors heurté à des mouvements, empreints de violences et d’incertitudes, où il n’a pu reconnaître ses « lumières », et qu’il s’est souvent représentés comme le désordre par rapport à son ordre. La croissance et la supériorité de l’Europe ont donné à sa démarche un caractère impératif; l'expérience de la vitalité des peuples non-européens en a révélé les limites. Si, de ce fait, les insuffisances, voire les artifices, de son universalisme « européo-centriste » ont été mis en évidence, cette situation a stimulé chez ses humanistes l’analyse critique, le perfectionnement des méthodes, les tentatives de dialogues, et, par conséquent, les progrès de la connaissance. L’attention que les peuples du Proche-Orient ont été contraints de porter à la civilisation qui les a dominés, a, en retour, renouvelé pour celle-ci, non sans douloureux et vifs débats, la façon de les comprendre puisqu’ils ont réagi avec leur propre culture et pour la sauvegarder. Même lorsque des changements lui sont imposés par d’autres, chaque culture n'a de valeur que dans l’épanouissement de ses traits spécifiques. L'homme ne peut se reconnaître que dans la pluralité de son génie. L'universalisme véritable est dans cet effort de recon­ naissance mutuelle. • Pour savoir comment notre civilisation européenne, expansionniste dans son triomphe, a pu « traiter » la civilisation très élaborée du Proche-Orient, il faut aussi se demander comment celle-ci a pu « traiter » la nôtre. Une telle recherche impose l'examen comparé de deux ordres de faits culturels. Il mène à la possibilité de saisir la société fortement « typée » du Liban dans l'ensemble d'où elle tire ses traits spécifiques, et de la confronter aux interprétations qu'ont suscitées l'organisation et les attitudes de ses différentes com­ munautés confessionnelles au regard des mouvements de l'histoire, des événements et de l’environnement. L’évolution du Proche-Orient au X IX e siècle ne peut être réduite à un simple démarquage des circonstances européennes. L’application non critique de nos concepts et de nos modèles à des sociétés qui ont possédé leurs propres structures et leurs propres notions, a provoqué des erreurs de jugement dont la forme a déjà été perçue et signalée (1). (1) «Les unités sociales et politiques chez les nomades arabes étaient des groupes de dimensions diverses. Ordinairement les écrivains occidentaux les désignent sous Tappellation de “ tribus*' ou, dans le cas de groupes et de subdivisions plus petites, de “ sous-tribus** et de “ clans**, mais ces termes ne cor­ respondent pas exactement aux vocables arabes. Il y a un grand nombre de mots en arabe pour désigner

LA RAISON ET LES SOURCES

XI

De l'univers d’une langue à une autre, d’une époque à une autre, le danger est venu des mots eux-mêmes lorsqu’ils ont été employés pour désigner des institutions qui ne corres­ pondent pas à celles de notre histoire et n’appartiennent pas à notre expérience, ou lorsque leur sens s’est modifié. Nous traduisons aujourd'hui tffifa par «com munauté» confessionnelle, alors que sous l'Ancien Régime — et durant la première moitié du XIX® siècle encore — les consuls, les négociants, les missionnaires et les voyageurs le rendaient par «nation», selon le sens particulier que l’on donnait à ce terme dans les échelles du Levant pour désigner les communautés humaines, notamment étrangères ou minoritaires, qui coha­ bitaient dans l'Empire ottoman. Le mot arabe tâ'ifa qui signifie « groupement » et a été attribué à différentes sortes de collectivités, est plus particulièrement employé pour une réunion de personnes de même appartenance, religieuse ou professionnelle, et par là éventuellement garanties par un même statut. Cette notion, quand il s'agit d’une com­ munauté confessionnelle, rejoint donc celle de millet qui était utilisée par les Turcs pour les groupes minoritaires jouissant d'un statut reconnu dans l'Empire ottoman, conformément à l’hospitalité-protection traditionnelle dont bénéficiaient les Chrétiens et les Juifs vivant sous la domination de l’Islam et l’acceptant. Si le concept de « nation » pouvait s’appliquer à ces groupes suivant son ancienne leçon, il n'en fut plus de même lorsqu'il prit un sens plus large et plus abstrait en Europe ; il lui fut donc substitué, au milieu du X IX e siècle, le terme plus approprié de «com m unauté» dans la correspondance et les actes diplo­ matiques. Cependant, à l’époque actuelle, des Libanais, notamment parmi les Chrétiens, continuent volontiers à traduire tarifa par « nation ». Une confusion est ainsi entretenue entre le sens ancien et le sens moderne de « nation », et elle ne fait que refléter l’ambiguité qui a présidé, à partir du siècle dernier, au passage de la communauté à l’État nouveau, et, d’une façon générale, à toute nouvelle unité différente des groupements confessionnels. Faut-il s'en étonner? La notion et la pratique de l’État que l’Europe avait élaborées et qu'elle proposait avec ses progrès, ne ressemblaient ni à la théorie ni à l’exercice du pouvoir en terre d’Islam. D’une part, l’Empire ottoman, à la suite de ses prédécesseurs en Asie arabe, était constitué par un agglomérat de groupes, formés à partir d'un système original de liens de parenté et rapprochés par des rapports de voisinage et de clientèle; d'autre part, dans ce « domaine » où le corps de l’Islam, umma, était garant de la Loi donnée par la révélation, tous les habitants, quelle que fût leur religion, concevaient l’unanimité confessionnelle comme la forme la plus large de rassemblement, même quand celui-ci n’était compris qu'à partir d'un rite. Le sultan était le chef à la fois spirituel et ces unités sociales et politiques, mais l'usage le plus commun est de signaler une tribu ou un clan simplement par Banû Fulân (“ les fils d ’Un tel” ) » ; W. M ontgomery W att, art. « Badw », Encyclopédie de rIslam , 2e éd., t. I, p. 917. Et Jacques Berque fait cette remarque: « O n voit l'opposition des deux démarches concurrentes que peut inspirer une telle réalité. Une démarche du dehors: celle de l'officier français ou anglais qui inventoriait les tribus, crée par tableaux et accolades ce qu'on appelait en Syrie le système des « Mouvances », part de divisions infimes en sectes, fractions, sousfractions, familles, pour arriver progressivement à l'ensemble, espérant contrôler celui-ci grâce à celles-là. La démarche indigène, elle, suppose que cette qualité d ’ensemble postule la diversité interne. Cela c'est le point de vue anthropologique de l'homme de la tribu et du citoyen. Il ne peut s'entendre là-dessus avec l'étranger. L'histoire récente l'a m ontré»; J . Berque, «Expression et signification dans la vie arabe», L'homme, I, 1961, p. 55. Des observations analogues peuvent être faites à propos des sédentaires, comme Claude Cahcn l'a établi pour les sociétés musulmanes au moyen âge, et comme ce livre en témoigne.

XII

PRÉFACE

temporel placé à la tête de la communauté musulmane, et en tant que tel il faisait respecter la protection des communautés non-musulmanes soumises. Ce n'était évidemment pas ce seul fondement juridique de son pouvoir qui lui permettait de se maintenir au-dessus de la diversité des communautés et des groupes; par une administration provinciale et une organisation fiscale qui étaient respectueuses des institutions locales et étaient adaptées aux cadres sociaux, ses représentants pouvaient surveiller et faire aboutir à lui la hiérarchie des groupes. Le livre III du présent ouvrage est consacré à l'étude de cet agencement dans le cas particulier du mont Liban et de son économie agraire. Cette analyse sera l’occasion d'examiner la notion de «féodalité», car son emploi inconsidéré pour désigner la forme d'une société rurale du Proche-Orient a conduit à de fausses interprétations. Les hommes politiques et les diplomates français commencèrent à utiliser couramment les termes de « féodal » et de « féodalité », avec leurs prolongements conceptuels et terminologiques, au cours des années 1840; ils transposèrent par là l'expé­ rience de leurs propres débats intérieurs et doctrinaux sur des milieux orientaux dont l'équilibre ancien était alors menacé par les effets de l'industrialisation et de l'action extérieure des pays de l'Europe occidentale. Cette projection, bien qu'elle n'ait pu rendre compte des faits réels que d'une manière illusoire, a eu néanmoins des résultats pratiques dans la mesure où elle signifiait une rupture avec le passé et où elle était imposée par une force expansive. L'activité de l'esprit s'y trouva provoquée. Les changements de notre vocabulaire, au X IX e siècle, ont exprimé les transformations européennes; ils ont donc aussi représenté le mouvement de tout un ordre de compréhensions, et ils ont agi au niveau de l’observation et de la réflexion. Ils ont ainsi contribué à transmettre un message à ceux pour qui les moyens de l'Occident devenaient inévitables, et qui l’ont reçu pour chercher à saisir la nouveauté du monde et à s'y fixer une conduite, même s'il contenait une vision défor­ mante de leur propre organisation sociale. * Pour rendre à l'Orient ce qui lui appartenait, j ’ai examiné les structures de la société du mont Liban du point de vue de la culture arabe, et j'ai compris sa règle administrative dans celle de l'Empire ottoman. Cette méthode restitue aux documents libanais leur originalité véritable. Du même coup, le témoignage des sources européennes s’en trouve considérablement enrichi. Il est alors possible d’apercevoir ce que touche l’entrée dans l'âge industriel. La coïncidence entre l’armature d’État, sa représentation théologique, et une confi­ guration sociale où les membres des différentes communautés confessionnelles se recon­ naissaient à des caractères culturels communs, avait constitué un des facteurs essentiels de la durée de l'Empire ottoman en Asie, malgré ses difficultés grandissantes. Lorsque, pour remédier à sa faiblesse interne et faire face aux pressions extérieures, la Porte décida de réformer ses institutions afin de construire un État moderne à l’exemple des puissances occidentales, ses tentatives se conjuguèrent aux effets des interventions étrangères pour aviver l'expression de particularités humaines et les transformer en aspirations à un destin autre. * * •

LA RAISON BT LBS SOURCES

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Les sources, ce sont d'abord ceux à qui je dois. Deux maîtres ont protégé ma liberté, donc ma pensée: le doyen Pierre Renouvin et Henri Seyrig. Ma reconnaissance envers eux va plus loin encore. Quel stimulant ont été ces entretiens au cours desquels ils m'ont communiqué, chacun selon son génie, de très grandes leçons. Elles m'ont donné l'exemple de la clarté de l'analyse et conduit vers les larges perspectives. Je suis aussi redevable à Jacques Berque d’une bien longue aventure de l’esprit, durant cette conversation qui commença un soir de décembre 1955 au Caire, dans la bibliothèque de l'Institut d’Égypte, se prolongea une année entière à Bikfayyà, au-dessus des gorges du Nahr al-Kelb, et depuis se poursuivit à Beyrouth, à Paris, à Damas, à Ksour-Essaf, à Chicago, à Carthage... Les travaux et les avis de Claude Cahen m'ont été constamment précieux pour expliquer les institutions du Proche-Orient par rapport au milieu lui-même. De la con­ joncture économique à la psychologie collective, de l’analyse linguistique à l'organisation d’une culture, des systèmes politiques à l'acte individuel, les vues, les méthodes et l'infor­ mation de tant d'historiens, d'arabisants, d’archéologues, d’économistes, d’ethnologues, de géographes, de sociologues, auxquels me lie l'amitié, n'ont cessé d’animer ma réflexion. J 'a i appris de tous ceux dont la curiosité d'esprit est guidée par la générosité humaine. Que de rencontres à l’Institut Français d’Archéologie de Beyrouth et à l'Institut Français d’Êtudes Arabes de Damas, puis à l’Université de Tunis et au Centre National de la Recherche Scientifique, m'ont permis de recevoir connaissances et idées, et de formuler mes propres résultats. Le doyen Pierre Renouvin, Claude Cahen, Jacques Berque et Pierre Vilar ont lu mon manuscrit; leurs remarques m'ont été des plus utiles pour sa mise au point. J'exprime également ma gratitude à tous ceux qui on directement concouru à la perfection de ce livre. Fernand Braudel a eu la gentillesse de proposer l’exécution des cartes et graphiques au Laboratoire de Cartographie de l'École Pratique des Hautes Études; Jacques Bertin, son directeur, et Marie-Claude Lapeyre ont imaginé, pour les réaliser, les solutions les plus élégantes. Bernard Vernier a généreusement mis son expérience du Moyen-Orient au service de l’établissement de l’index. A Beyrouth où Henri Seyrig et Daniel Schlumberger m’ont fait l'honneur d’accueillir cet ouvrage dans la collection de l’Institut qu'ils ont successivement dirigé, Henri Abdelnour et l’abbé Jean Starcky ont surveillé avec un grand dévouement la correction, l’impression, et le règlement des questions administratives. Mais qu’aurait été ce travail sans l'hospitalité du peuple libanais? Partout son accueil m 'a fait découvrir sa vie, et sa vie, la valeur de son témoignage. Mes pensées vont vers les montagnards qui ont partagé avec moi leurs raisins et leurs figues, en me disant leur sagesse. Elles portent ma reconnaissance à l’émir Maurice Chéhab, directeur général des Antiquités du Liban, qui a réuni dans son service des archives si importantes pour comprendre l’histoire libanaise, et qui m’a toujours apporté l’aide la plus amicale pour les étudier. A tous mes amis du Liban, ce livre est un hommage. * * *

PRÉFACE

XIV

Je retrouvais dans la lecture, dans la conversation, dans les idées, ces choses de VEurope que nous fuyons par ennui, par fatigue, mais que nous rêvons de nouveau après un certain temps, comme nous avions rêvé Vinattendu, rétrange, pour ne pas dire ü inconnu. G.

N erval, Voyage en Orient, Paris, 1875, t. II, p. 24.

de

Je me suis efforcé de limiter la bibliographie aux titres cités afín de la rendre utilisable et homogène; les seules exceptions concernent les ouvrages dont la lecture a été mise à profit. La liste et le classement des archives manuscrites et des ouvrages imprimés coïn­ cident, il va de soi, au sujet traité ; une extension leur sera donnée dans un livre en prépara­ tion sur « crise et développement des sociétés urbaines en Syrie au X IX e siècle », étude comparée de Damas, Alep et Beyrouth. I.

LES ARCHIVES.

— Archives de la Direction Générale des Antiquités du Liban (abréviation: ADA). Elles ont été constituées, sur l’initiative de l’émir Maurice Ghéhab, à partir de fonds privés libanais; cette collection de documents rédigés en arabe fournit un excellent exemple de ce qui peut être réalisé, et révèle en même temps la richesse réelle du Proche-Orient en pièces d’archives. Les papiers des Khâzen, la grande famille maronite du Kesruwàn, et secondaire­ ment ceux des Bayhum, gros commerçants musulmans de Beyrouth, en forment la base. Grâce à leur provenance, ces archives initient au rôle et à la constitution des familles notables; les rapports des notables entre eux, des notables avec le «grand prince», des notables avec les paysans, font apparaître le concret de l’administration fiscale, la forme des contrats, la valeur des titres et des attitudes prises dans l’organisation des familles, du pouvoir et des relations entre groupes; il s’y précise toute une information sur les activités agricoles et leur rythme, les coutumes, le détail et le cadre de la vie quotidienne villageoise, les situations matérielles et l’endettement, la nature et l’importance des échanges... Les lettres instruisent sur les intrigues et les manœuvres intérieures, et par conséquent sur les motifs d’action et l’état d’esprit d’une société. Bien que de nombreux papiers ne soient que des billets non datés — ce qui est aussi une information —, il s’agit d’un ensemble très riche comprenant actuellement plus de 15.000 pièces, concernant surtout le X IX e siècle. Les registres d’inventaire dont les numéros sont ici employés pour identifier les documents, donnent une brève description de ceux-ci; d’autre part, un fichier des matières, en cours d’élaboration, indique les grands thèmes, et permet notam­ ment de retrouver les mentions faites des membres des familles importantes du Liban. Relevant du même service, il faut encore signaler le fonds public du palais de Bayt ed-Dln, constitué par les archives administratives de l’époque de la mutasarrifîya, dont le classement se poursuit sous la surveillance de Sobhi Abû Chaqrâ ; il a notamment trait à la justice, aux fonctionnaires, aux impôts, aux recensements, aux dépenses d’administration et de travaux publics. L’effort de la Direction Générale des Antiquités du Liban a donné

LA RADON BT LES SOURCES

XV

l’exemple; les archives du patriarcat maronite commencent ainsi à faire l’objet d’une mise en ordre, tandis que l’intérêt porté aux fonds privés, encore nombreux, contribue à garantir leur conservation. Les anciens documents en arabe, dont la forme elle-même s’ajoute au contenu pour témoigner des conceptions propres à la culture des rédacteurs, sont indispensables à la compréhension interne du milieu. — Archives de la Bibliothèque Orientale de r Université Saint-Joseph (abréviation: BO). Parmi les archives provinciales des jésuites, j ’ai pu consulter, grâce à l’obligeance du R.P. Francis Hours, le « manuscrit Abougit » sur « Les nouvelles missions de la Compagnie de Jésus », et les résumés des lettres envoyées par les pères au Gesù à partir de 1831, date de la réinstallation des jésuites en Syrie. Ces résumés, établis à la fin du X IX e siècle d’après les documents conservés dans les archives du Gesù à Rome, présentent un tableau très vivant de l’apostolat et de l’existence des missionnaires, de leurs centres d’intérêt, de leurs méthodes d’action, de leur enseignement, et de leurs jugements sur les réactions des clergés, des autorités, et des différentes catégories de la population. — Archives du Consulat Général de France à Beyrouth (abréviation: ACG Beyrouth). L’abondance et la variété des documents provenant de ce centre d’échanges et de cet excellent poste d’observation que devint Beyrouth au X IX e siècle, en font une source capitale pour apprécier la situation du pays et son évolution. Les relations, et par con­ séquent l’information, des consuls tinrent aux pouvoirs très étendus dont ils jouissaient en vertu des capitulations et qui leur permettaient d’intervenir dans de nombreux domaines, et, d'autre part, à leur rôle et à leur prestige qui furent accrus par la réorganisation des services consulaires et l’extension de l’action diplomatique de la France. Les cartons 2 à 99 intéressent la période allant du début du siècle à 1870, mais les numéros suivant contiennent encore un grand nombre de pièces s’y rapportant. Jusqu’aux années 1820, les dossiers proviennent surtout des postes consulaires de Tripoli et de Sayda. Le classement par année et par rubrique de correspondance facilite, malgré de nombreuses erreurs, le dépouillement de ce fonds dont le volume constitue déjà un indice de la position prise par Beyrouth et le mont Liban au cours du X IX e siècle, tout autant que de l’attention portée par la France à cette partie du Proche-Orient. Avec évidemment des lacunes, ces archives renferment l’ensemble des matériaux ayant servi à la correspondance des consuls; outre les minutes des dépêches adressées au ministre et les dépêches reçues de lui sous le timbre de la Direction politique ou de la Direction commerciale du Ministère des Affaires étrangères, elles comprennent les lettres échangées avec l’ambassade de France à Constantinople, avec les autres consulats français, et notamment avec les consulats, vice-consulats et agences consulaires relevant de la circonscription consulaire de Beyrouth, avec les consulats des autres puissances européennes, avec les «autorités locales », avec les « religieux » des communautés chrétiennes, des missions latines et des écoles protégées par la France, et avec les «particuliers». Il s'y ajoute de nombreux rapports et notes, les dossiers du tribunal consulaire, les papiers de la chancellerie... Il faut y remarquer une précieuse série de firmans et de lettres en turc et en arabe, conservée notamment dans les dossiers marqués «autorités locales». Les minutes des tableaux annuels du commerce et de la navigation de Beyrouth donnent, par produit et par pays ou pavillon, la valeur des importations et des exportations de cette place pour 1838, 1841, 1842, 1843, 1844, 1845, 1847, 1848, 1850, 1851, 1852, 1853, 1854, 1855, 1856, 1857; les chiffres fournis par ailleurs dans la correspondance commerciale complètent

XVI

PRÉFACE

ces renseignements. Bien que tous ces chiffres soient sujets à caution, ils comblent l'absence d'information quantitative générale dans les sources arabes. De nombreux dossiers, plus particulièrement ceux marqués « particuliers », permettent de connaître la situation des entreprises françaises et même de maisons libanaises, leurs difficultés ou leur succès. Ce fonds que j'a i consulté à Beyrouth, a été transféré depuis peu au dépôt des Archives du Ministère des Affaires étrangères à Nantes, dans le cadre du regroupement des archives sc trouvant encore dans les différents postes à l'étranger (2). — Archives du Ministère des Affaires Étrangères (abréviation: AÉ). Les dépêches consu­ laires adressées au ministre sont réunies dans les volumes de la « correspondance commer­ ciale » de Beyrouth qui débute en 1821, et de la « correspondance politique » de Beyrouth qui débute en 1840; ces deux séries suivent et complètent la correspondance politique regroupant les dépêches des divers consulats du Levant sous le titre « Turquie ». Elles recoupent les minutes signalées à la rubrique précédente; en outre, les dépêches étaient souvent envoyées en double exemplaire, d'une part à la Direction commerciale, d’autre part à la Direction politique, sans compter celles, souvent identiques, envoyées à l’am ­ bassade à Constantinople. Il convient cependant d’insister sur l’intérêt de la corres­ pondance commerciale car elle se substitue au X IX e siècle aux lettres que la Chambre de commerce de Marseille recevait auparavant des consuls du Levant. Elle doit être aussi complétée par les informations contenues dans les volumes de la correspondance commerciale d’Alep, qui resta le siège du consulat général jusqu'à l’occupation égyp­ tienne. Après 1860, l'expédition en double exemplaire des dépêches fut plus rare, et la correspondance commerciale se fit bien moins fournie que la correspondance politi­ que. La documentation économique devint en réalité plus abondante à partir de cette date, mais elle se trouve soit dans d'autres fonds d’archives, soit dans des publi­ cations spécialisées qui se firent plus nombreuses. Des rapports très utiles se trouvent dans la série « Turquie, Mémoires et documents », et plus particulièrement dans les volumes 40, 41, 43, 45, 47, 53, 56, 62, 111, 122,123, 134. — Archives Nationales, fonds des Affaires Étrangères (abréviation: AN, AÊ). Ce fonds est pauvre pour le X IX e siècle puisque le Ministère des Affaires étrangères a gardé ses archives. Dans la série B III, le carton 243 contient deux rapports: le premier, intitulé « Renseignements sur le commerce du Levant », a été écrit en 1825, le second, « Rapport sur l’état commercial et politique de la Syrie », en 1848. — Archives des Chambres de Commerce et fonds privés. Le passage de l'ancien commerce méditerranéen à celui de l'époque libérale a modifié l’importance et l’intérêt de ces dépôts. La rubrique V I, 2-12, des archives de la Chambre de Commerce de Paris, fournit quelques documents sur la législation du commerce du Levant qui a été élaborée au cours du premier tiers du X IX e siècle. La documentation de la Chambre de Commerce de Marseille est regroupée dans les registres de contrôle et de cautionnement des établis­ sements français dans le Levant, la correspondance avec les échelles et les registres des délibérations. Ce n'est que pour la période postérieure à 1850 que les archives de la Chambre de Commerce de Lyon commencent à donner des renseignements qui se trouvent (2) Sur l'utilisation de ces archives pour le début du X X a siècle, cf. J . T h o b b , « Les intérêts français Ham» l’Empire ottom an au début du X X e siècle: étude de sources», Revue Historique, CC X X X V , 1966, p. 389 sqq.

LA RADON ST LES SOURCES

XVII

dans les registres « Procès verbaux et délibérations », les cartons « soies », et les registres du cours officiel des soies, et qui ne sont vraiment abondants qu'après 1870. Les lettrescirculaires de la maison Arlès-Dufour, conservées et aimablement communiquées par la maison Morel-Joumel de Lyon, sont utiles à partir de 1854. — Public Record Office de Londres (abréviation: PRO). La valeur et l’importance des archives du Foreign Office (abréviation: FO) qui y sont déposées, sont à la mesure de l’intérêt que la Grande Bretagne portait au Moyen-Orient. Les dépêches échangées entre le Foreign Office et les consulats anglais du Levant sont réunies dans les séries 75, 195 et 226, et d’utiles pièces de chancellerie dans les volumes 3 et 4 de la série 616; j ’ai également consulté le volume 2/11 des archives du Board of Trade (abréviation: BT). Des dépêches et des rapports ont été publiés, en assez grand nombre, dans les Parliamentary Papers ; mais comme ces recueils n'offrent qu’un choix, le plus souvent dicté par la politique du m om ent, ils ne dispensent nullement de recourir aux manuscrits eux-mêmes. Tandis que les archives françaises sont très détaillées et longuement informées sur Beyrouth et le Liban, les archives anglaises font une place plus importante à Damas, à Alep et à leurs régions. Cette différence ne tient pas seulement à la personnalité des consuls qui, certes, a pu jouer; elle est surtout le résultat de la distinction réelle existant entre les possibilités d’action de ces deux grandes puissances, et entre les orientations de leurs ambitions. — Archivio di Stato de Livourne. Comme le montrent la série « Sanità », « Protocollo degli arrivi», volumes 718-744 (1820-1850), et les dépêches du consul toscan à Beyrouth dans la série « Governatore», « Corrispondenza estera», volumes 881-891 (1827-1839), et «Govemo civile di Livomo», volumes 190, 193, 204, 208, 231, 244, 259, 277, 323, 336, 476, 514, 578, 588 (1840-1858), Livourne ne parvient pas, au cours du deuxième quart du X IX e siècle, à devenir un important relais du commerce de Beyrouth, comme il l’avait été au siècle précédent pour les échelles du Levant. Cette situation résulte des transformations du commerce méditerranéen en rapport avec les modifications de l’éco­ nomie méditerranéenne et les positions prises par la France et l'Angleterre; elle traduit aussi les propres transformations de l'Italie et de l’Autriche. Les liens d'intérêts restent nombreux, notamment par l'intermédiaire des maisons juives, mais ils concernent moins le Liban que les villes de Syrie. II.

SOURCES IM PRIM ÉES ET D IR E C T IO N BIBLIOGRAPHIQUE.

A. — O uvrages

de référence .

• Bibliographies : Bianquis (Ph. J.) et Stuart C. D odd, A post-war bibliography o f the Near Eastern Mandales (1919-1930), Beyrouth-Jerusalem, 1932-1933. Bianquis (Philippe J.), A post-war bibliography o f the Near Eastern Mandates ( 1919-1930)y French fascicule, Beyrouth, 1934. D agher (Joseph A.), VOrient dans la littérature française d'après guerre, 1919-1933, Beyrouth, 1937. G raf (Georg), Geschichte der christlichen arabischen Literatur, 4 vol., Vatican, 19441953; index, 1961.

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xvm

PRÉFACE

L ewis (Bernard) et P.M. H olt , éd., Historians o f the Middle East, Londres, 1962; comprend notamment Kamal S. Salibi, « The Traditional Historiography of the Maro­ nites », et Albert H. H ourani, « Historians of Lebanon ». Ces deux derniers ouvrages sont bien plus que des bibliographies, mais des études critiques des sources et des travaux. M asson (Paul), Éléments d'une bibliographie française de la Syrie, Marseille, 1919. P atai (Raphael), Jordan,, Lebanon and Syria; an annoted bibliography, New Haven, Conn., 1957. P earson (J. D.), Index Islamicus, 1906-1955, A catalogue o f articles on Islamic subjects in periodicals and other collective publications, Cambridge, 1958; Supplement, 1956-1960, Cam­ bridge, 1962; Second Supplement, 1961-1965, Cambridge, 1967. Sauvaget (Jean) et Claude C ahen , Introduction à I Histoire de VOrient musulman, 2e éd., Paris, 1961. T homsen (Peter) et autres, Die Palästina-Literatur, Leipzig, I (1895-1904), 1908; II (1905-1909), 1911; III (1910-1914), 1916; IV (1914-1915), 1927; A (1878-1894), Berlin, 1960. W eber (Shirley Howard), Voyages and Travels in Greece, the Near East and adjacent regions made previous to the year 1801, Princeton, 1953. —, Voyages and Travels in the Near East made during the XIXth century, Princeton, 1952.

• Lexicographie et topographie: Barthélemy (Adrien), Dictionnaire arabe-français, Dialectes de Syrie: Alep, Damas, Liban, Jérusalem, Paris, 1935-1954. J.-B. Belot , Vocabulaire arabe-français, Beyrouth, plu­

sieurs éditions, est utile pour les termes du dialecte libanais au X IX e siècle. Berggren (J.), Guide français-arabe vulgaire, Upsal, 1844; souvent très fautif, mais intéressant et documenté comme peut l’être Pexpérience d’un voyage racontée par le vocabulaire. D ozy (R. P. A.), Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, Amsterdam, 1845. D ussaud (René), Topographie historique de la Syrie antique et médiévale, Paris, 1927. Encyclopédie de FIslam, 4 vol. et supplément, Leyde-Paris, 1913-1938; 2e éd., LeydeParis, depuis 1954. État-M ajor des F.F.L., Répertoire alphabétique des noms de lieux habités, Liban, Beyrouth, 1944. F rayha (Anîs), IsmS al-mudun wa-l-qurâ al-lubnântya (Les noms des villes et villages du Liban), Beyrouth, 1956; et l’important compte rendu de cet ouvrage par Henri F leisch, Mélanges de F Université Saint-Joseph, X X XIV , 1957, p. 321-323. • Cartes : Sont d’un usage commode les feuilles de la carte au 1: 50.000e dressée entre les deux guerres mondiales par le Service géographique de l’Armée française, et la Carte

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routière et touristique du Liban au 200,000e, publiée par la Société d’Encouragement au Tourisme à Beyrouth, dessinée et imprimée par l'Institut Géographique National, Paris, 1948. Le fond de cette dernière carte a servi à Louis D ubertret , Carte géologique du Liban, au l¡200i000ei avec notice explicative, Beyrouth, 1955; et à Jean R ey , Carte pluviométrique du Liban au 7/200.000e, avec aperçu sur les facteurs du climat, Observatoire de Ksara, 1955. Parmi les cartes anciennes, d 'A n ville , Carte de la Phœnicie et des environs de Damas, dressée en 1752, publiée à Paris en 1780, donne une délimitation des districts; et la Carte du Liban, d'après les reconnaissances de la brigade topographique du corps expéditionnaire de Syrie en 1860-1861, dressée au Dépôt de la Guerre par le capitaine d'état-major Gélis, Paris, 1862, une feuille au 1:200.000e, est un excellent document. La carte des couvents du Liban par A. N. T ohmeh (1909) est utile quoique médio­ crement établie. Bien qu'elles soient manuscrites, il convient de mentionner dans cette rubrique les Cartes des religions en Syrie et au Liban, dressées avant la deuxième guerre mondiale par les services du H aut Commissariat de la République Française, et conser­ vées aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Institut Français d’Études Arabes de Damas, casier n° 5; elles se composent de six feuilles au 1:100.000e, « Baalbeck-Zahlé », « ChoufMeten », « Tripoli », « Kesrouan », « Tyr-Saida », « Kalamoun », auxquelles s'ajoute une feuille pour l'ensemble de la Syrie. K hanzadian (Z.) et L. de Bertalot , Atlas de géographie économique de Syrie et duLibant Paris, 1926. B. — T émoignages

et documents.

Leur partialité est souvent utile pour les comprendre. Les chroniqueurs libanais se montrent très soucieux de la gloire généalogique des notables, des relations de tel ou tel groupe familial, ou attentifs à justifier leur communauté confessionnelle; leur récit des événements subit, dans cet esprit, des exagérations et des déformations qui, toute proportion gardée, sont comparables à la façon dont les radios arabes rendent compte aujourd'hui des nouvelles. Ces traits de mentalité traduisent un climat social, culturel et politique. Du côté français, relevons l'opinion, évidemment elle aussi outrée, émise en 1824 par le fils de Silvestre de Sacy et citée par Henri D ehérain , Silvestre de Sacyt ses contemporains et ses disciples, Paris, 1938, p. 80: «je hais la pouilleuse vanité de MM. nos consuls du Levant, leurs vanteries, leurs menteries, leurs fausses caresses, leurs plaintes étemelles» (lettre de Victor Silvestre de Sacy à son père, Marseille, 15 novembre 1824). Et un exemple: François L enormant, Une persécution du christianisme en 1860, Les derniers événements de Syrie, Paris, 1860, et Histoire des massacres en Syrie en 1860, Paris, 1861, auteur dont les renseignements ont été parfois utilisés sans restrictions critiques, est le même François Lenormant, archéologue mystificateur et faussaire, auquel tout un chapitre est consacré par A. V ayson de P radenne, Les fraudes en archéologie préhistorique, Paris, 1932 (3). (3) Faut-il parler du « pittoresque » qui entoure certains auteurs dont les travaux, utilisés ici, pré­ sentent un intérêt incontestable? L'éminent orientaliste suédois Carlo Landberg (1848-1924) qui fut chargé, en 1874, par le gouvernement français d'une mission archéologique à Sayda, commença alors sa carrière en faisant du trafic clandestin d'antiquités (AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 9, f. 232,

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PRÉFACE



Quelques approches :

H arawî (al -), Guides des lieux de pèlerinage, traduction annotée par Janine S ourdel T homine, Damas, 1957. I bn C haddàd, al-A'lâq al-khatira f l dhikr uanariï al-Châm wa-l-Jaztra (Liban, Jardanie, Palestine, Topographie historique), édition critique de Sami D ahan, Damas, 1963. L aoust (Henri), Les gouverneurs de Damas sous les Mamlouks et les premiers Ottomans,

Traduction des annales (PIbn J'ûlûn et d'Ibn Jum*a, Damas, 1952. M uqaddasî (al -), Ahsan al-taqâstm f l ma*rifat al-aqâlîm (la meilleure répartition pour la connaissance des provinces), traduction partielle annotée par André M iquel , Damas, 1963. • Sources libanaises : A bkâriûs (Iskandar ibn Ya'qûb), The Lebanon in turmoil; Syria and the powers in 1860; Book o f the marvels o f the time concerning the massacres in the Arab country, éd. J . P. S cheltema,

New Haven, Yale Un. Pr., 1920. Il convient d’ajouter à ce texte le témoignage d’un notable de Damas: Muhammad Abû’l-Su'ûd al -H asÎbÎ, « Lamhât min târlkh Dimachq fi ‘ahd al-tan?imât », publié et annoté par Kamàl Sulaymân Salibi, al-Abhâth, X X I, 1968; étudié et partiellement traduit par K. S. Salibi, « The 1860 Upheaval in Damascus as seen by al-Sayyid Muhammad Abu’l-Su'ûd al-Hasibi», dans William R. P olk et Richard L. C hambers, Beginnings o f Modernization in the Middle East, Chicago, 1968, p. 185-202. A b û C haqrà (Husayn, Yûsuf et 'Arif), al-Harakât f t Lubnân (Troubles in Lebanon), Beyrouth, 1371/1952. A q Îq Î (Anfûn P âhir al -), Thawra wa fitna f l Lubnân, édition de Yûsuf Ibrâhîm Y azbek, Beyrouth, 1938; avec cinquante documents des archives du patriarcat maro­ nite. Traduction par Malcolm H. K err , Lebanon in the last years o f feudalism, 1840-1868, Beyrouth, 1959. A yntûrÎnî (Antûniyûs Abû Khaftár al -), Mukhtasar târîkh Jabal Lubnân, édition du P. Ighnâ{iyûs Tannûs al -K hûrî , Beyrouth, 1953. BAz (Rustum), Mudhakkirât Rustum Bâz (Mémoires de Rustom B a i), texte établi, publié avec introduction, notes et tables par Fouad £. Boustany, Beyrouth, 1955. C hidyAq (Tannûs al -), Kitâb akhbâr al-a*y an f l Jabal Lubnân, Beyrouth, 1859; la 2e édition, Beyrouth, 1954, est défectueuse, mais on dispose maintenant d’un excellent instrument de travail: Kitâb akhbâr al-a'yân f l Jabal Lubnân (Chronique des notables du Mont Liban), texte revu et réédité, avec introduction et tables par Fouad E. Boustany, 2 vol., Beyrouth, 1970. 248, 261-268, 277-279, et A CG Beyrouth, carton 113, 1876, dossier «S ayda», lettres du vice-consul Durighello, 21, 22 et 24 janvier, 7, 8 et 24 février 1876). En 1945, le retour au Liban de la dépouille mortelle de Mgr Michel Féghali, qui enseigna à la Faculté des Lettres de Bordeaux et à l'École des Langues O rien­ tales, ne fut-il pas l'occasion d'une belle tentative de contrebande, le cercueil étant aussi chargé d'or à une époque où le commerce et l'exportation de ce métal étaient interdits en France? Q uant au père Bûlos M as'ad, moine de l'ordre alépin libanais, U fut assassiné le dimanche de Pâques 1960; ses fréquents dé­ placements à Rome pour étudier les archives du Collège maronite, couvraient également une contrebande de stupéfiants et de diamants, et il fut victime d ’un règlement de compte.

LA RAISON ET LES SOURCES

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C hihâb (Haydar Ahmad), Lubnân f l tahd d-umard d-Chihâbîyùt (Le Liban à /*époque des émirs Chéhab), texte établi et publié avec notes, introduction et tables par Asad R ustom et Fouad E. Boustany, 3 vol., Beyrouth, 1933; 2e édition, Beyrouth, 1969. D ebs (Yûsuf al -), Târtkh Sûrtya, 8 vol., Beyrouth, 1893-1905. D uwayhî (Istifíkn), Târtkh d-azjmina, 1095-1699, éd. Ferdinand T aoutel, Beyrouth, 1950. H attûn! (Mançûr al -), Nabdha târtkhtya ft'l-m uqâta'a d-Kesruwântya, Beyrouth, 1884; 2e éd. de Y. I. Yazbek, Beyrouth, 1956. M ich Aqa (Mtkhâ'll), Muntakhabât min d-jawâb *dâ iqHrâh d-ahbâb, éd. Çobhî A bû C haqrA et Asad R ustum, Beyrouth, 1955. M ikh A'îl al -D imachqî, Târtkh d-hawâdith d-Châm wa-Lubnân (La Syrie et U Liban de 1782 à 1841 d'après Michel de Damas), éd. Luwts M a ‘lûf, Beyrouth, 1912. M unayyir (Hanântyà al -), Kitâb d-durr d-m aw fûf f l târtkh d-C hûf (Histoire du Chouf), publié par I. Sarxîs, dans d-Machriq, X LV III-LI, 1954-1957. Auteur aussi d'un texte publié et traduit par G uys (Henri), Théogonie des Druzes, ou abrégé de leur sys­ tème religieux, Paris, 1863. SabbAgh (Mlkhà'll) al -), Târtkh d-chaykh pâhir d-U m ar d-Zaydânt, éd. Qusfantln al -BAchA, Harlsa, s.d. (1927). Çafadî (Ahmad al-Khâlidl al -), Lubnân f l 'ahd d-amSr Fakhr d-D în d-M a'nî d-thâni (Le Liban à Pépoque de Fakhr ed-Dtn II), texte établi et publié avec notes, introduction et tables par Asad R ustum et Fouad E. Boustany, Beyrouth, 1936; 2e éd., Beyrouth, 1969. ÇAlih I bn Y ahyA, Kitâb târtkh Bayrût (Histoire de Beyrouth et des Bohtors émirs d*dGharb) publié et annoté par L. C heikho , 2e éd., Beyrouth, 1927; s'y ajoute Jean Sauvaoet, «Corrections au texte imprimé de l'Histoire de Beyrouth de Sâlih b. Yahyâ», Bulletin d*Études Orientales, V II-V III, 1937-1938, p. 65-81. A remplacer par la nou­ velle et excellente édition: SAlih b. YahyA, Târtkh Bayrût (Récits des anciens de la famille de Buhtur b. *Alt, émir du Gharb de Beyrouth), texte établi par Francis H ours et Kamal S a ­ l d i , Beyrouth, 1969. Cette liste met en relief le remarquable effort d'édition, de réédition et d'annotation des textes accompli par le recteur Fouad E. Boustany. Les manuscrits de certains de ces ouvrages ont circulé dès avant le milieu du X IX e siècle, et notamment ceux de la chronique de l'émir Haydar Chihâb, soit dans la version de l’auteur qui avait, selon l'habitude, largement recopié d'autres chroniqueurs et utilisé le travail de plusieurs collaborateurs, soit dans les versions abrégées de Nâçîf al-Yâzij! (cf. la traduction « horscommerce »: Nacif el -Y azidji, Le Liban à üépoque des émirs Chéhab, Beyrouth, 1943). Dans la société beyrouthine d'alors où commençait à se développer aussi le commerce des choses de l’esprit et où se croisaient drogmans, orientalistes, marchands, consuls, voya­ geurs, ils ont été rapidement connus des Occidentaux comme l’attestent Michaud et Poujoulat (t. V II, p. 348, sqq, voir ci-dessous) ; le pasteur américain Eli Smith signalait en 1847 à la rédaction de la Zeitschrift der Deutschen Morgedändischen Gesellschaft (III, p. 121) que Jannûs Chidyàq souhaitait vendre son manuscrit (première version). La même année, le consul général Prosper Bourée qui ne savait pas l'arabe et possédait donc une traduction, s'inspirait de ces textes dans un long rapport relatant l'histoire du Liban

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PRÉFACE

(AÉ, Correspondance politique, Beyrouth, 9, f. 6-84, et dans la correspondance consu­ laire, Beyrouth, 1847, on relève encore. «Histoire de la famille Chehab et du mont Liban traduite de l’arabe par M. Schefer ». Le consul Henri Guys et le colonel Charles H. Churchill en ont eu également connaissance. Voir aussi : J. C atafago, « Histoire des émirs M aanqui ont gouverné le Liban depuis l’année 1119 de J.-C . jusqu’à 1699, extrai­ te d’un vieux manuscrit arabe», Journal Asiatique, 1864, 6e série, III, p. 266-287. Des chroniques de moindre relief, des textes divers et des études à leur propos ont été publiés notamment dans les revues al-Machriq et al-Manâra. Il est très significatif que d’autres recueils de documents aient été aussi constitués à partir d’archives familiales et confessionnelles, c’est-à-dire à partir d’archives provenant des deux grands lieux de re­ groupement de la vie sociale libanaise et ceci non sans souci apologétique évidemment. Ont été plus particulièrement utilisés: BAc h A (Qustantîn al -), «Jarfda tawzî* mâl kharâj Lubnân al-amlrî fl ‘ahd al-amlr Bachlr al-Chihâbt» (Répartition de l’impôt foncier au Liban sous l’émir Béchir II), al-Machriq, X X XI, 1935. K h Azen (Châhln al -), «Awqâf al-'â’ila al-Khâzenlya », al-Machriq, IV, 1901, et V, 1902. M as‘ad (Bûlos) et Naslb Wahayba al -KIiAzen , al-Usûl al-târtkhlya (Documents inédits), 3 vol., ‘Achqût, 1956-1958. T abbArah (Chaftq), A l Tabbârah, Beyrouth, 1953. Y azbek (Yûsuf Ibrâhîm), Awrâq lubnânîya (.Feuillets libanais), 3 vol., Beyrouth, 19551957. Z ambaur (£. de), Manuel de généalogie et de chronologie pour Vhistoire de üIslam, 2e éd., Bad Pyrmont, 1955; pour la généalogie des Chihâb. Dans la presse libanaise actuelle, les « faits divers » sont très précieux pour connaître les réflexes des individus dans leur milieu; les rubriques du journal L'Orient ont été citées à plusieurs reprises. D'autre part, l'expérience populaire du labeur, des joies, des relations humaines, du comportement collectif, est conservée par la transmission orale, proverbes ou récits de sagesse; leur transcription a fourni des matériaux indispensables: F eghali (Michel), Proverbes et dictons syro-libanais, Paris, 1938. —, « Textes arabes de Wâdi-Chahrour (Liban) », Journal Asiatique, janvier-mars, 1927, p. 59-88. —, Textes libanais, Paris, 1933, en grande partie traduits, avec une introduction, dans La famille maronite au Liban, Paris, s.d. (1937). —, Contes, légendes, coutumes populaires du Liban et de Syrie, Paris, 1935. —, « L'élève du ver à soie », Mélanges de géographie et d'orientalisme offerts à E. F. Gautier, Tours, 1937, p. 226-233. F leisch (Henri), «Le parler arabe de Kfar-Sghâb, Liban», Bulletin d'Êtudes Orien­ tales, X V III, 1963-1964, p. 95-125. —, «Textes en arabe dialectal de la montagne libanaise», Mélanges de üUniversité Saint-Joseph, XL, 1964, p. 313-374. F rayha (Anís), al-Amthâl al-âmmîya al-lubnântya, Beyrouth, 1953.

LA RADON ET L U SOURCES

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—, Hadara f l tartq al-zawâl : al-qartya al-lubnântya, Beyrouth, 1957, et Isma* y a Rida! Beyrouth, 1956, appartiennent encore à ce genre malgré leur tour littéraire. L andbero (Carlo), Proverbes et dictons de la province de Syrie, Section de Saydâ, LeydeParis, 1883. • Documents administratifs, politiques et internationaux en arabe : K hâzen (Philippe et Farid al -), Majmû'at al-muharrarât al-siyâstya wa-l-mufâwcujât al-duwalîya 1an Sûrîya wa-Lubnân, 3 vol., Jûnyé, 1910-1911. R ustum (Asad), al-Usûl al-arabiya li-târtkh Sûrîya f l 'ahd Muhammad ‘A lt bâcha (M a­ terials for a corpus o f Arabie Documents relating to the History of Syria under Mehemet Ali Pacha), 5 vol., Beyrouth, 1930-1934. —, al-Mahfûzât al-maliktya al-misrtya (Calendar o f State Papers relating to the Affairs of Syria), 4 vol., Beyrouth, 1940-1943. Àsad R ustum, et Sobhi A bû C haqrà , Fihris wathcFiq al-Cham f t ‘ahd Muhammad A lt al-Kabtr, Le Caire, 1952. • Documents administratifs, politiques et internationaux en français et en anglais. A ristarchi bey (Grégoire), Législation ottomane, ou recueil des lois, règlements, ordon­

nances, traités, capitulations et autres documents officiels de FEmpire ottoman, 7 vol., Constanti­ nople, 1873-1888. H urewrrz (J. C.), Diplomacy in the Near and Middle East, A documentary record, 2 vol., Princeton, 1956. Parliamentary Papers', notamment: Correspondance relative to the Affairs o f the Levant, Londres, 1841, et Correspondance relative to the Affairs o f Syria, Londres, 1845. T esta (I. de), Recueil des traités de la Porte ottomane avec les puissances étrangères, 11 vol., Paris, 1864-1911. Y oung (George), Corps de droit ottoman, Recueil des codes, lois, règlements, ordonnances et actes les plus importants du droit intérieur, et d'études sur le droit coutumier de FEmpire ottoman, 7 vol., Oxford, 1905-1906. • Documents économiques : Archives du commerce et de Findustrie agricole et manufacturière, 1833-1846, et Archives du commerce extérieur, 1834. Annales du commerce extérieur, Turquie, Faits commerciaux, n08 1-32, 1834-1875. Annales du commerce extérieur, Turquie, Législation commerciale, n08 1-16, 1845-1895. Ces publications donnent une information utile qui provient des dépêches consu­ laires, des débats parlementaires et des journaux; au contraire, aucune indication parti­ culière sur Beyrouth et le mont Liban ne peut être tirée des chiffres globaux du Tableau du commerce et de la navigation, publication annuelle du Ministère des Finances. Le Bulletin consulaire français puis le Moniteur officiel du commerce intéressent la fin du X IX e siècle. •

Observations et points de vue européens des X V I9, X V II9 et X V III9 siècles :

A rvieux (L. d*), Mémoires du chevalier cFArvieux, recueillis et mis en ordre par J. B.

Labat, 6 vol., Paris, 1735.

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prítagb

D andini (Jérôme), Voyage du Mont liban, París, 1675. D es H ayes (L.), Voyage de Levant fa it par le commandement du Roy en Vannée 1621 par

le seigneur Louis Des Hayes, baron de Courmenin, Paris, 1645. L a C roix (de), La Turquie chrétienne, sous la puissante protection de Louis le Grande Pro­ tecteur unique du Christianisme en Orient, Paris, 1695. La R oque (de), Voyage de la Syrie et du Mont Liban, 2 vol., Paris, 1722. L ucas (Paul), Troisième voyage du sieur Paul Lucas, fa it en MDCCXIV, 3 vol., Rouen, 1719. N iebuhr (Canten), Voyage en Arabie et en d'autres pays circonvoisins, 3 vol., Amster­

dam, 1780. R abbath (Antoine), Documents inédits pour servir à ühistoire du Chistianisme en Orient, 2 vol., Paris-Beyrouth, 1905-1921; ce recueil comprend aussi de nombreux documents sur le X IX e siècle. Savary de Brèves (Fr.), Discours sur Calliance qu'a le roi avec le grand seigneur, et de üutilité qu'elle apporte à la chrétienté, Paris, s.d. (début du X V IIe siècle) ; repris dans T esta, t. I, p. 175-178. —, Discours abrégé des asseurez moyens d'anéantir et de ruiner la monarchie des princes otto­ mans, Paris, s.d. (début du X V IIe siècle). S avary des Bruslons (J.), Dictionnaire universel du commerce, 5 vol., Copenhague, 1759-1765. T avernier (J. B.), Les six voyages de Jean Baptiste Tavernier, écuyer baron d'Aubonne, en Turquie, en Perse et aux Indes, 2 vol., Amsterdam, 1678. —, Recueil de plusieurs relations et traitez singuliers et curieux de J . B. Tavernier, Paris, 1687. T ott , Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tortores, 4 t., Amsterdam, 1785. V olney (C. F.), Voyage en Syrie et en Égypte pendant les années 1783, 84 et 85, 2 vol., Paris, 1787; l’édition utilisée ici est celle de Tan V II.



Observations et points de vue occidentaux du X IX e siècle:

A ddison (Charles G.), Damascus and Palmyra, 2 vol., Londres, 1838. A rmagnac (baron d*), Nezib et Beyrouth souvenirs d'Orient de 1833 à 1841, Paris, 1844. Bædeker (K.), Palestine et Syrie, Leipzig-Paris, 1912. Bazili (K. M.), Siriya i Palestina, Odessa, 1862; éd. I. M. S milianskaîa, Moscou, 1962. Blondel (Édouard), Deux ans en Syrie et en Palestine (1838-1839), Paris, 1840. Bowring (John), «Report on the commercial Statistics of Syria», Parliamentary

Papersy vol. X X I, Londres, 1840. Burckhardt (John Lewis), Travels in Syria and the Holy Land, Londres, 1822. C arne (John), Letters from the East, 2 vol., Londres, 1826. —, Syria, the Holy Landy Asia Minor, etc., illustrated, 3 vol., Londres, 1836-1838.

LA RAISON BT LBS SOURCES

XXV

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C. — L e

mont

L iban dans l ' histoire du P roche -O rient .

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no

PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

cheikhs (1), et des «cadeaux» de Fête, de félicitations, des droits de mariage, sur les dévidoirs, sur les chèvres, de gardiennage, d'entretien des expéditions armées..., que les paysans devaient leur verser; la répartition de ces taxes et leur mode de paiement seront étudiés au chapitre suivant, dans le cadre des rapports entre muqâta'aji-s et paysans. En outre, la soie, denrée destinée par excellence à être écoulée sur le marché, faisait l'objet de contributions particulières qui, frappant déjà la commercialisation, pesaient encore sur la production, et révèlent un des aspects du rôle des notables en tant qu'intermédiaires entre la production et la commercialisation. En 1779, l’émir Yûsuf Chihàb établit une taxe de 5 piastres par once (213 grammes environ) de «graines» de vers à soie, mais dut bientôt y renoncer devant de vives manifestations de mécontentement paysan à Dayr al-Qamar (2) ; cet impôt sur les « graines » de vers à soie, le tarah (3), qui est pourtant attesté par la suite dans le Liban central, ne fut donc peut-être pas perçu partout et cons­ tamment. Les responsables du fisc se disputaient aussi les bénéfices du monopole de « la balance de la soie» dans les quelques localités où les écheveaux étaient pesés; ainsi, vers 1806, l’émir Hasan Chihàb gardait rancune à Jiijis Bâz qui lui avait soustrait ce fructueux monopole que contrôlaient les cheikhs Khàzen à Zûq, dans le Kesruwàn, et que l’émir Hasan voulait transférer dans le port de Jûnyé pour son profit personnel (4). A partir de 1833, l'administration de Mohammed 'Ail établit à Beyrouth la seule balance de la soie, en fit un monopole, mais en laissa bientôt l'exploitation à quelques commerçants de cette ville. Quant à l’émir Bachfr, il s’assura la perception directe de toutes les redevances de de certains villages aux dépens de muqâ!a*aji-s qu'il avait dépouillés, et, suivant l'exemple des pachas d'Acre, « il monopolisa certaines professions, moyennant certaines redevances: dans tous les grands villages il fut défendu de tuer des bestiaux sans payer un droit, et il institua aussi une vingtaine de boucheries affermées. Dans tous les villages de l'intérieur où l'on porte des comestibles pour la consommation des habitants, on établit des espèces de marchés où l'on était forcé de venir vendre, et chaque marchand payait un droit sur la place qu'il occupait. Il était défendu de faire ferrer les bêtes de somme dans les endroits où l’Émir n’avait pas établi de maréchaux privilégiés; tout était à peu près atteint par ce nouveau genre de taxes, tout jusqu'aux tours à filer les soies. Depuis longtemps les moulins étaient soumis à ce régime » (5). Par ailleurs, lorsque l'émir Bachlr se déplaçait, des provisions devaient lui être remises dans les régions qu'il traversait (6). Une remarque s'impose à propos de toutes ces sommes qui rentraient dans les caisses de l'émir et des muqâta'aji-s : ces revenus personnels ne leur servaient pas seulement à assumer les dépenses1 (1) ADA 5612, 2889 (10 octobre 1844), et mention dans différents contrats de métayage. (2) Haydar C hihàb, op. d t., p. 127; C hbbli, op. cit., p. 133. (3) ADA 810, 4229 et 5967; H. G uys, Bajrout..., II, p. 141. Ce terme, farab, désigne peut-être aussi une taxe sur les moulins et les dévidoirs. (4) C hbbli, op. d t., p. 230. Jisjis Bâz fut exécuté en 1807. (5) AN, AÉ B. III, n° 243, « Rapport sur l*état commercial et politique de la Syrie » par le viceconsul Mazoiller, 1848. « L e revenu du grand prince se compose des fermages, des mines de fer, de la balance de la soie, des savonneries, de la capitation des Bohémiens, des péages, de la taxe sur les moutons, du domaine, des villages et du littoral... La chaux qui se prépare à la montagne est vendue pour le compte du grand prince, et si des émirs ou cheikhs obtiennent la permission d’en faire dans le lieu de leur résidence, ils lui paient un dro it» ; H. G uys, Bcyrout..., II, p. 151. (6) ADA 5527 : blé et orge demandés par l'ém ir Bachlr en déplacem ent

DÉTHÉSAURIBATION FISGALE ET DÉPRÉCIATION DES MONNAIES

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publiques et privées de leur rang et de leur fonction, mais aussi à répondre rapidement, en cas de nécessité, à de nouvelles demandes d'argent de l'autorité supérieure. En ce qui concerne la capitation, était appliqué dans l'Empire ottoman le principe de droit musulman selon lequel elle devait être payée par les dhimmt-s (c'est-à-dire par les communautés de Chrétiens et de Juifs) qui n’avaient pas à rejoindre l'armée, et qui étaient protégés par l'Êtat musulman. Les documents précédemment cités indiquent que la capitation, jawâlt, était versée, au X V IIe siècle et au début du X V IIIe siècle, par les Chrétiens des villages du Liban méridional soumis à l’autorité des émirs et des cheikhs druzes, mais qu'ils réussissaient aussi à s'en faire exonérer (1). Lorsque l'émir Mulhim Chihâb, en 1749, et l'émir Yûsuf Chihâb, en 1782, tentèrent de lever, en plus du m£rf, une taxe personnelle, appelée châchtya lors de la deuxième tentative (2), les montagnards, prêts à la révolte, refusèrent de la payer (3). Les habitants du Liban, semble-t-il, avaient pris l’habitude d'interpréter le mîrî comme un arrangement fiscal général avec les autorités ottomanes (4), de même que celles-ci avaient fini par considérer que la ferme comprenait l'ensemble des contributions dues par la Montagne. A la fin du X V IIIe siècle, Volney observait que la capitation « n'a point lieu pour les pays sous-affermés, tels que ceux des Maronites et des DruzeS, mais seulement pour les rayas ou sujets immédiats » (5) ; autre­ ment dit, elle ne pouvait être bien perçue que dans les villes et les plaines. Le mont Liban pouvait peut-être s’en défendre par l’autonomie de son organisation fiscale que garantissaient ses protections naturelles et humaines; le principe n’en subsista pas moins. Cependant, confusion supplémentaire qui exista dans tout l’Empire ottoman, la capitation fut plus souvent appelée kharâj, et il convient de noter les transformations de sens de ce mot. Au Ier siècle de l’hégire, il avait désigné l'impôt foncier frappant les terres des non-musulmans, puis, dans les siècles suivants, un impôt foncier sur certaines catégories de terres, même quand leurs détenteurs étaient musulmans (6) ; mais ces no­ tions appartenaient surtout aux juristes musulmans qui s'efforçaient de rationaliser le vocabulaire. Dès le moyen âge, l’équivoque exista sur le terme kharâj, notamment lors­ qu’il n'y avait pas de perception distincte de l'impôt foncier et de la capitation, comme dans les États seldjoukides d'Asie Mineure. A la fin du X V IIIe siècle, Volney se fit l’écho de l'habitude prise de nommer couramment la capitation kharâj, et non jizya ou jaw âlî; au X IX e siècle, les réformateurs turcs, qui voulaient donner une certaine image de la continuité islamique des institutions de l’Empire ottoman, entérinèrent cette confusion en soutenant que le kharâj, compris comme capitation, frappait les Chrétiens et les Juifs contre leur dispense du service militaire (7). Les chancelleries européennes suivirent cette1 (1) Chap. I, p. 12-13. De même dam la lettre adressée par l'émir M aniûr Chihâb au cheikh K an'ân Nakad en 1177 H ./1764, reproduite dans H a r k , op. d t., p. 294. (2) ADA 2992, s.d., châchtya perçue en plus du mtrt. (3) Sur ces tentatives: Haydar C hihâb, op. d t., p. 40; C hidyâq, op. d t., I, p. 152; C hebu , op. d t., p. 83; cit. par Polk, op. d t., p. 43. (4) C'est ce qu'il ressort d'un projet de réorganisation établi par l'Église maronite vers 1840-1845, document annexe dam H a r k , op. d t., p. 292. (5) V olney, op. d t., II, p. 225. (6) J uynboll, art. «K harkdj», Encyclopedia dt rislam , l r# éd., II, p. 955. (7) G ibb et Bowen , op. d t., II, p. 251-252; R.H. D avdon, Reform in the Ottoman Empire, 1856-1876, Princeton, 1963, p. 53, n. 6.

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PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

interprétation — et donc le marchandage qu’elle autorisait du côté turc —, lorsqu’elles négocièrent avec la Porte l’amélioration du statut des minorités religieuses, et par consé­ quent l’abolition de mesures fiscales discriminatoires les frappant. En 1807, il est fait mention de la perception du kharâj dans le Kesruwân ( 1) ; à cette époque le réclamer fut pour Sulaymân Pacha, le successeur de Jazzâr à Acre, le moyen d’obtenir en réalité une augmentation du montant de la somme forfaitaire annuelle que devait lui verser l’émir Bachlr (2). De manière analogue, en 1821, celui-ci le perçut encore occasionnellement dans la région de Jebayl pour y réduire l’opposition et satisfaire les exigences fiscales répétées de ‘Abdallâh Pacha (3). Même lorsqu’une poigne nouvelle, celle de l’armée et de l'administration de Mohammad ‘Ail, soumit la Syrie, et que la capitation fut en principe demandée aux Chrétiens du Liban de façon distincte, les intéressés ne compre­ naient plus les termes dans leur ancienne signification et ils ne les interprétaient que selon l’usage fiscal établi dans la Montagne. Ce fut à travers ces confusions entre les vieilles institutions et l’évolution réelle de la pratique fiscale qu'Ibrâhîm Pacha tendit à imposer les mêmes règles à l’ensemble de la Syrie dans les années 1830 (4). Un impôt personnel, et non communautaire, dont l’institution fut décidée en 1833 sous le nom de fartfa (ferdi dans les textes occidentaux), fut levé dans tout le pays occupé par son armée, y compris le mont Liban; il pesait en principe sur les individus mâles âgés de plus de 12 ans, quelle que fût leur confession, et son montant s'étalait entre 15 et 500 piastres par contribuable suivant sa richesse. Se faisant l’écho du mécontentement populaire qu'il provoqua à Beyrouth, Guys remarque que, dans cette ville, « le ferdi qui est le seul impôt établi par les Égyptiens, est prélevé sur toutes les classes et que si les riches payent 500 piastres, ce qui n’est rien pour ceux là, les plus petits ouvriers en doivent 40 à 90 et que c'est une charge énorme pour ceuxci » (5) ; les Musulmans lui reprochaient en outre d’être une capitation à laquelle ils n’auraient pas dû être astreints. Cette taxe fut appliquée avec de plus en plus de rigueur en raison des besoins de l’armée d'Ibrâhîm Pacha, et le consul anglais à Beyrouth, Moore, estimait qu’elle était payée en 1838-1839, dans le Liban, par 8.000 Druzes, 27.000 Chré­ tiens, 1.500 Chiites et 1.000 Sunnites (6). Pour Guys, elle s’y élevait à 2.610.000 piastres payées « p ar 58.000 contribuables dont la moyenne était 45 piastres»; d'autre part, il estimait, non sans partialité peut-être, que l'impôt personnel demandé aux citadins « avait remplacé les avanies qui les frappaient sous le régime ottoman, tandis que la montagne vit augmenter ses anciennes charges par ce nouveau droit; lorsque, pour être justes, les Égyptiens auraient dû l'affranchir entièrement de cette taxe nouvelle, ils laissaient sub­ sister l’ancienne qui ne représentait pas la contribution légale, mais la somme à laquelle les pachas s’étaient plu à la faire monter arbitrairement» (7). Au printemps de 1839,1 (1) ADA 2205 et 315: kharâj perçu en 1222 H./1807. (2) Haydar G hihâb, op. cit., p. 513. (3) Id., p. 683, c it par P olk, op. cit., p. 43. (4) Il précisa même aux montagnards du Liban de verser de l'argent pour concourir à l'approvi­ sionnement de la caravane de la Mekke (ADA 2823), contrairement aux anciens gouverneurs, qui pourtant y pourvoyaient à partir des ressources tirées de leurs provinces. (5) AGG Beyrouth, carton 20, 1836, registre de correspondance juillet 1836-1838, n° 131: H. Guys au consul à Alexandrie, 27 octobre 1837. (6) Git. par Polk, op. cit., p. 155. (7) H. G uys, Beyrout..., II, p. 248.

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« les habitants de la Montagne sont mécontents d'une demande d'impôt dit ferdé, trois mois avant l'époque ordinaire, et avant qu'ils aient pu faire la récolte des soies, qui est leur seule ressource» (1). Une autre forme d’imposition augmenta l’opposition de la population libanaise au régime égyptien; ce fut la corvée. En Égypte, la corvée constituait un très vieux moyen de mobilisation publique du travail des fellah-s; son cadre économique et social avait été élaboré depuis des siècles pour la mise en valeur du Nil (2). Introduite par Ibrâhîm Pacha dans un autre contexte humain et rural, dans un autre équilibre entre le groupe paysan, la communauté et le pouvoir, elle apparut comme une intolérable mesure d'op­ pression. Pourtant, les réquisitions pour travaux n’étaient pas inconnues des montagnards. En 1812, les hommes valides du lib a n méridional avaient ainsi participé à la construc­ tion de la canalisation alimentant en eau le palais de Bayt ed-Dln, en donnant deux journées de travail, mais sous l’apparence d'une contribution volontaire (3) ; des hommes envoyés par l'émir avaient travaillé aux fortifications d'Acre. Mais Ibrâhîm Pacha sys­ tématisa ce qui avait été occasionnel et relativement peu lourd pour les paysans aux sai­ sons de ralentissement de l'activité agricole. Ce fut d'abord aussi pour réparer les des­ tructions dues au siège d'Acre qu’il demanda des travailleurs (4). Après le brutal désar­ mement des montagnards chrétiens et druzes en 1835, les exigences furent plus nombreuses; ce désarmement avait d’ailleurs pris lui-méme l'aspect d'une contribution puisque ceux qui ne pouvaient remettre un fusil, devaient verser une somme correspondant à sa va­ leur (5). Des villages du Liban méridional eurent la charge et les frais de l’envoi d'hommes avec leurs outils pour extraire et transporter le lignite de médiocre qualité dont, en 1837, l'exploitation fut activée notamment près de Qomâyil, à deux heures de marche de Beyrouth; la mine occupait 200 travailleurs (6). Une main d'œuvre de même origine fut employée pour la construction du lazaret de Beyrouth (7). Surtout les hommes et les animaux de bât furent de plus en plus souvent réquisitionnés, notamment dans le Liban septentrional, pour assurer les transports de l’armée égyptienne (8) ; la nécessité des1

(1) ACG Beyrouth, carton 22, 1838, d o n e r «Ambassade», dépêche du consul Alexandre Deval à l’ambassadeur de France à Constantinople, 9 juin 1839. (2) J . Bxrqux, «Dans le delta du Nil: le village et l’hiatoire», Studia Islámica, IV, 1955. (3) C h e b u , op. cit., p. 243. (4) H . G uys, Beyrout..., II , p. 131-132. (5) Id., p. 135-136. (6) M. S abry , L'Empire égyptien sous Mohamed-Ali et la Question d'Orient (1811-1849), Paris, 1930, p. 361; P olk , op. cit., p. 157-158; L. D ubbrtret , Carte géologique du Liban, notice, Beyrouth, 1955, p. 65. Ce lignite avait été exploité dés 1823 pour le compte de l'Égypte: « Les mines du charbon de terre du Liban n'ont commencé à être exploitées que depuis un an, et ce charbon n'est guère apprécié qu’en Égypte à cause de la rareté du combustible. Comme ce charbon est du domaine public le Prince Béchir le laisse charger pour complaire au Pacha d'Égypte et n'en perçoit aucun prix; c'est ce qui fait qu'on n'en n'a point porté la valeur sur cet état; on peut cependant calculer que les frais de transport et d ’embarquement de ce charbon s'élèvent à 20 f. le grand quintal du pays et que ce chargement a coûté 10.000 francs»; AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 1, f. 191, « É ta t des bltim ents de commerce sortis du port de Beyrout pendant le quatrième trimestre» de 1824. (7) H. G uys, Beyrout..., II, p. 250. (8) ACG Beyrouth, carton 14, 1831-1832, registre de la correspondance avec le Ministère mars 1836octobre 1837, dépêche de Geofroy, gérant le consulat à Tripoli, 19 septembre 1837. $

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relations commerciales avec la côte permettait aux autorités égyptiennes d’obliger les montagnards à se soumettre à cette obligation (1). La corvée sembla aux montagnards aussi scandaleusement oppressive qu’une autre contribution en hommes, la conscription. Les Druzes, lorsqu’elle leur fut réclamée, s’y opposèrent parce qu’elle provoquait des frais et des pertes (2), qu'elle était contraire aux traditions et au statut de leur communauté, et qu’ils la considéraient comme une offense à leur honneur. Ce fut le copte Bahrl Bey qui fut chargé de réunir les notables druzes pour les convaincre de se soumettre aux ordres d ’Ibrâhîm Pacha. Il alterna dans son argumentation la promesse de bienfaits pour récompenser la soumission («voyez en moi un simple chrétien élevé au grade de général ») et la menace en cas de refus (le sultan lui-même a été humilié par Ibrâhîm Pacha) ; « les chefs attendirent qu’il eût achevé de parler pour lui répondre qu’ils s'étaient toujours prêtés à tout ce qu’on avait exigé d’eux, et qu’ils étaient encore disposés à marcher en partisans partout où on le leur com­ manderait, mais qu’ils ne fourniraient jamais des hommes pour être enrôlés» (3). C’est Henri Guys qui rapporte cette anecdote; même si elle a été « arrangée », elle traduit bien une mentalité. Les Druzes n’admettaient pas le service forcé pour un gouvernement central, combien loin d’eux; ils ne voulaient pas abandonner leurs prérogatives commu­ nautaires pour une égalité des charges qui s’aidait des formes les plus anciennes de la contrainte, et qui ne représentait pour eux qu’une plus lourde oppression fiscale et mili­ taire. Elle était étrangère à leur éthique, à leurs droits et à leur relative autonomie («marcher en partisans»); elle était étrangère par les autorités qui voulaient qu’ils y fussent soumis; elle était étrangère encore dans sa modernité. Le retour de l'administration du sultan se fit peut-être avec la promesse d'un allé­ gement des impôts; en fait, il aggrava les malentendus puisque le gouvernement turc se fixait de rétablir son autorité par une réforme fiscale et militaire, d’après les intentions annoncées dans le H att-i Cherif de Gülhane.

Le total annuel des redevances versées par les montagnards ne peut être connu que très approximativement. Le tribut de la Montagne étant affermé, ceux qui ont voulu en donner une évalua­ tion, ont tout naturellement cherché à connaître le prix de la ferme, puis y ont additionné les sommes supplémentaires réclamées par les pachas afin de calculer, plus ou moins exactement, ce que ceux-ci avaient reçu. Or, cet argent ne représentait pas tout ce qui était prélevé sur l’activité économique ou les richesses accumulées du mont Liban, pas123

(1) Les tentatives pour échapper à l’excès des corvées provoquaient des perturbations économiques; voici un point de vue citadin: «Les corvées d’hommes et de chevaux deviennent tellement fréquentes que les pauvres paysans n ’osent plus descendre dans notre ville [Tripoli]; aussi toutes les denrées com­ mencent à manquer, ce qui devient très gênant pour les habitants »; AGG Beyrouth, carton 14,1831-1832, registre de la correspondance avec le Ministère mars 1836-octobre 1837, dépêche de Geofroy, gérant du consulat à Tripoli, 11 juillet 1837. (2) Bowrino, Rtport..., dt. par Pout, op. cit., p. 157. (3) H. G uys, AynwL.., II, p. 133-134.

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plus que l’argent envoyé par les pachas à Constantinople ne représentait tout ce qui entrait dans leurs caisses. Les émirs et les muqâta'aji-s gardaient pour eux une partie des impôts versés par les paysans, et ils organisaient la perception avec d’autant plus d'âpreté qu’une augmentation du tribut et des « avanies » pouvaient les atteindre dans leurs pro­ pres revenus (1); en outre, les prêteurs des villes se faisaient rembourser à des taux usuraires les avances qu’ils consentaient aux notables ou aux paysans pour faire face à la fiscalité. Le niveau des rapports entre l’émir et le pacha ne fournit donc que des renseignements incomplets, puisque reste ignoré tout ce que garde ceux qui perçoivent l'impôt, ou ceux qui prêtent de l’argent destiné à payer l’impôt. Son étude constitue, toutefois, le meilleur moyen pour tenter d’établir une estimation générale; les archives des muqâta'aji-s, partielles, discontinues, fréquemment non datées, sont trop lacunaires dans leur état actuel pour autoriser une autre démarche, même si elles permettent de cerner des réalités villageoises et fournissent des précisions qui éclairent les points de repère assez vagues des autres sources. Parmi celles-ci, les chroniqueurs, Haydar Chihàb surtout, sont plus frappés par l’exceptionnel que par la règle, et les chiffres qu’ils donnent, illustrent mieux une situation dramatique qu’ils ne répondent aux nécessités d’une infor­ mation statistique. Si certains voyageurs et consuls sont assez attentifs à distinguer les « avanies » du mtri normalement dû au sultan, leur effort logique est souvent mis en défaut par une documentation fragmentaire et l’opinion confuse ou partiale de leurs informa­ teurs. En outre, malgré le double affermage théorique du tribut de la Montagne, ce fut le pacha d'Acre qui exerça alors sa pression fiscale sur l’émir « des Druzes » (2). Telles qu’elles sont, ces données doivent être confrontées pour dresser un bilan. Les chiffres se réfèrent aux mesures en vigueur dans les provinces syriennes: les impôts y étaient calculés et répartis selon l’unité de compte du Trésor public ottoman qui était la « bourse », kts, divisée en 500 « piastres », qurûch, La variation des sommes exprimées dans cette unité de compte n’est pas seulement le fait des besoins ou des ambitions des gouverneurs; elle traduit aussi une réalité monétaire très fluctuante. Volncy, s’aidant d’informations déjà fournies par Garsten Niebuhr (3), rapporte que le tribut annuel du pays des Druzes était de 160 bourses au début du X V IIIe siècle, mais que l'émir Chihàb qui le gouverna de 1729 à 1754, «força les Turks de le réduire à soi­ xante » (4). En 1777, Venture de Paradis écrivait que les « Druzes » qui « occupent toutes les Montagnes de l’Anti-Liban et la rivière de Seyde », versaient un tribut de 400 bourses (5). D'après Volney, lorsque Jazzâr devint pacha d'Acre, « la ferme du pays se montait à 100.000 francs », soit 80 bourses, mais Jazzâr soutira à l'émir Yûsuf Chihàb environ «4.000.000 de France» en 5 ans (6), soit 3.200 bourses, ou une moyenne annuelle de 640 bourses. En outre, l’émir Yûsuf Chihàb versait 30 bourses au pacha de Tripoli pour 1

(1) (2)

V oir p. 98, 126, n. 2, chap. X, passim. V oir p. 122. C. N iebuhr , Voyage m Arabia at an d*outras pays circorwoisins, Amsterdam, 1780, t. II, p. 362, d t.

(3) par P ole , op. cit., p. 34. (4) V olney , op. cit., I, p. 454. (5) Cit. par F. C harles -R oux , Las ¿challas da Syria at da Palestina au XVIII®siècle, París, 1928, p. 206. (6) V olney , op. cit., I, p. 448.

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la ferme « des Maronites », c’est-à-dire du Liban septentrional (1). Le total se serait donc élevé à 670 bourses, dont seulement 110 constituant le prix réel des fermes. A titre de comparaison, et selon les indications du même auteur, les pachas d’Acre et de Tripoli venaient l’un et l'autre au Trésor ottoman 750 bourses par an, et assuraient pour 750 bourses aussi le ravitaillement de la caravane de la Mekke (2). A partir de 1788, la rivalité entre l’émir Yûsuf, puis ses fils, d'une part, et l'émir Bachlr, d’autre part, permit à Jazzàr de faire monter les enchères, sans qu’il soit aisé de distinguer, parmi les demandes et les promesses, ce qui fut réellement vené. Haydar Ghihâb mentionne — probablement parce que c'était exceptionnel — que la Montagne aurait payé 1.200 bounes en 1789, et que, en 1790, l'émir Yûsuf aurait proposé à Jazzàr 150 bourses par mois pour conserver le gouvernement, et l'émir Bachlr 250 par mois (3). D’autres chiffres paraissent correspondre à des sommes plus régulièrement remises. En 1792, Jazzàr aurait exigé des ém in Haydar et Q a'dàn le paiement de 4.000 bounes pen­ dant six ans, soit 666 bounes par an (4); ven 1794-1795, il rendit le gouvernement de la Montagne à l'émir Bachlr et à son frère contre le paiement de 50 bounes par mois, soit 600 bourses par an (5). Ces impôts ne comprenaient ni les «cadeaux» offerts par les émin, ni les « avanies » et péages perçus dans les villes côtières. Dès 1803, semble-t-il, l'émir Bachlr s’engagea à vener à Jazzàr 800 bounes par an, avec effet rétroactif pour les quatre années précédentes (6). Après la mort du pacha d'Acre en 1804, son successeur, Sulaymân, considéré — il faut le rappeler — comme un homme modéré, obtint de la Montagne au moins 800 bounes par an, soit qu'il demandât la perception du kharâj, soit qu'il réclamât le recouvrement des créances contractées par les ém in enven Jazzàr (7). Une partie des sommes dues pour ce «remboursement» fut virée à Acre par l'entremise de négociants français, qui vraisemblablement consentirent à l'émir Bachlr une avance payable Ion des récoltes, notamment celles de soie et d’huile. En 1810, Burckhardt estimait le tribut de la Montagne à 265.000 piastres, faisant 532 bounes, mais il signalait aussi qu'il était souvent collecté plus d'une fois par an (8).1

(1) Id., II, p. 65. (2) Id., II, p. 63-64 et p. 74-75. (3) Cit. par P oxjc, op. cit., p. 35-36. (4) Id., p. 39. (5) G uys, Beyrout..., II, p. 119. (6) Haydar C h ih à b , op. cit., p. 407. (7) Id., p. 432, et C hebli , op. cit., p. 227 : Jazzàr n*ayant pas rendu les engagements pris par des émirs libanais depuis 30 ans, Sulaymân en réclama le m ontant à l'émir Bachlr; la transaction se 6t sur la base d'u n paiement annuel de 600 bourses. Autre interprétation de H. G uys, Beyrout..., II, p. 121 : « Toutes les dissensions avaient fait contracter des obligations pour la somme exorbitante de 9.000 bourses (six à sept millions de francs), et à l'avènement de Soliman Pacha, qui succéda à Dgezzar, il fallut songer à les acquitter. Les habitants de la montagne ne voulurent point reconnaître cette dette, mais il fallut bien se soumettre à l'arrangement, consenti par le pacha, de diviser cette somme en quinze annuités de 600 bourses, lesquelles, réunies à l'ancien impôt de 200 bourses, formèrent la somme de 800 bourses à verser chaque année jusqu'à extinction de la dette. » (8) Git. par P o u t, op. cit., p. 41 et p. 145. A cette époque, la conjoncture commerciale était m au­ vaise, mais les besoins du Trésor étaient pressante.

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Peu après sa nomination à Acre en 1819, 'Abdallàh Pacha exigea de l'émir Bachîr le versement de 2.000 bourses, agrémenté de deux précieux poignards (1). Pour satisfaire rapidement les demandes du nouveau gouverneur, l'émir Bachlr dut emprunter aux commerçants du pays et au cheikh Bachîr Junblâç, puis il taxa plus lourdement les paysans dont le mécontentement fut exploité contre lui par le parti yazbakî. En 1821, il soumit les districts chrétiens du Liban central au versement provisionnel du double de l'impôt, appelé dans les textes mâlayn. Ce moyen à peine déguisé d'augmenter les contributions avait déjà été signalé au début du siècle, lorsqu'il avait fallu faire face aux réclamations de Jazzâr, puis de Sulaymân, et aux besoins de l'émir Bachlr (2); cette deuxième imposition venant après le prélèvement de la première lors des récoltes, ne pouvait que provoquer un épuisement des réserves ou un endettement rural, notamment par l’engagement de la prochaine récolte, au profit des prêteurs des villes. Les Maronites du Kesruwân et de la région de Jebayl se révoltèrent, mais leur mouvement fut réprimé et ils durent payer (3). ‘Abdallàh Pacha porta le tribut jusqu'à 2.000 bourses; « ü faut dire, commentait Henri Guys, que cette soif excessive de l’or est venue au pacha à la suite de la forte contribution qu’il a dû payer pour obtenir sa grâce, après sa rébellion en 1823 » (4). En 1825, après la défaite et l'exécution du cheikh Bachlr Junblà{, ‘Abdallàh Pacha ne retira ses troupes de la Montagne que contre le paiement de leurs frais, et l'émir Bachlr dut en outre lui verser une rançon de 50.000 piastres (100 bourses) pour la libé­ ration des fils de Hasan Junblât, cousin de son ennemi, et remettre à un émissaire de Mohammed 'AU qui avait proposé son aide, 50.000 piastres, plus des chevaux, des vête­ ments, des fourrures et des armes de prix (5). En juillet 1830, 'Abdallàh Pacha fit avec l'émir Bachlr un forfait annuel de 3.500 bourses (6), ce qui semble indiquer que le tribut augmenté de demandes supplémentaires s’élevait déjà à ce chiffre; mais, en octobre, il le pria encore « de venir à son secours pour former la somme exigée par le sultan à la demande d’un reçu à valoir sur les contributions », car « la convention n’excluait pas les les prétentions de la Porte », et le supplément était estimé par le consul H. Guys à 1.000 bourses (7). Lorsqu’Ibrâhîm Pacha occupa la Syrie, le taux fixé par 'Abdallàh Pacha fut retenu comme base par l'administration égyptienne (8). Dès 1832, celle-ci, sur l'ordre de Mo­ hammad ‘Ail, chercha à s'informer plus exactement de la perception des contributions1 (1) Haydar C hihàb , op. rit., p. 656-659; C hebli , op. cit., p. 266-267. (2) Cf. P olk , op. cit., p. 36 et 146-147. (3) Haydar C hihàb , op. cit., p. 685 sq.; C hebli , op. cit., p. 272-273; H ajuk, op. cit., p. 212 sqq. (4) H. G uys , Beyrout..., II, p. 123-124. Cf. p. 100. (5) Haydar C hihàb , op. cit., p. 772-778; C hebli , op. cit., p. 295-297. (6) ÁCG Beyrouth, carton 12, 1828-29, dossier « Autorités diverses », « Bulletin de nouvelles », tenu par H. Guys, n° 11, 31 juillet 1830. (7) Id., n° 13, 31 octobre 1830. A titre de comparaison, la ville de Beyrouth, après avoir dû payer une «avanie» de 20.000 piastres {id., n° 10, 15 juin 1830: «C ette avanie, quoique insignifiante en ellemême, a tellement intimidé les habitants de Beyrout que la plupart des Chrétiens s’étaient retirés à la Montagne parce qu'on a dit que cette demande serait mensuelle »), fut taxée à 400 bourses « réparties ainsi : Turcs [i.r. Musulmans] 160, Maronites 72, Juifs 8, Grecs-catholiques 40, Grecs 120» {id., n° 11, 31 juillet 1830), ce qui représente une imposition relativement élevée par rapport au nombre d’habitants (6.000 en 1827 d ’après Laborde) ; la seule douane de Beyrouth avait été affermée 1.000 bourses en 1827 (AÉ, Corres­ pondance commerciale, 1, f. 411, dépêche de H. Guys, 22 mars 1827), et 1.360 en 1830 («Bulletin de nouvelles», n° 9, 15 avril 1830). (8) H. G uys, Beyrout,.., II, p. 132.

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dans la Montagne (1). La pression fiscale se fit rapidement plus forte; le contrôle de l'ensemble des provinces syriennes devint onéreux pour le vice-roi car cela l'obligea à payer au sultan un lourd tribut annuel, qui se serait élevé à 17.500.000 piastres après la paix de Kütàhya (2), et à subvenir, en outre, aux frais de ses troupes et de ses agents. Pour l'année fiscale débutant en mars 1835, l’ensemble du mont Liban donna 1.325.000 piastres pour le mtrî et 1.115.139 piastres pour les autres impôts, soit un total de 4.880 bourses (3). L’introduction de l'impôt personnel, ferdi, dont le montant entier allait à l'administration égyptienne, augmenta ce revenu. Vers 1838 et 1839, ce seul impôt aurait rapporté, selon les sources, entre 1.875.000 piastres (3.750 bourses) et 2.610.000 piastres (5.220 bourses) (4). Le mtrî et la capitation auraient, d’autre part, atteint 4.000.000 de piastres, d’après le consul Moore (5), soit 8.000 bourses venant s’ajouter aux précédentes. Guys arrive à peu près au même résultat en estimant « la réunion de toutes les contri­ butions» à 12.000 bourses (6). Cependant cette époque fut aussi financièrement favo­ rable à Bachîr qui, dépouillé d'une partie de son autorité par Ibrâhîm Pacha mais sou­ tenu par la crainte qu’inspirait son armée, eut la consolation d'accroître ses propres revenus; d'autres informateurs ont donc cherché à calculer la part revenant à l'émir et la part revenant aux Égyptiens, et ont abouti à une somme totale plus élevée. Le consul Des Méloizes la porte à 17.500 bourses se décomposant ainsi: fe rd i5.000 bourses (2.500.000 piastres), mtrî 2.500 bourses (1.500.000 piastres), et 10.000 bourses (5.000.000 de piastres) perçues «en sus de ces deux droits» par l'émir Bachlr (7). Selon un bilan plus tardif, d’origine consulaire encore, « la somme que la Montagne payait annuellement à l'Émir, était à cette époque de 12.500 bourses, qui se décomposait ainsi que suit: impôt foncier 6.500 bourses, impôt personnel ou ferdé 4.000 bourses, Bakalik, droits sur les moutons, les chèvres, les savonneries, les moulins, etc... 2.000 bourses. A ce chiffre officiel il fallait ajouter 25 à 30 % en plus pour frais de perception, avanies, etc... soit un total d’environ 16.000 bourses qui représentaient au cours de la monnaie d'alors environ trois millions1

(1) A. R ustum, A Calendar o f State Papers from the Royal Archives o f Egypt relating to the Affairs q f Syria, Beyrouth, 1940-1943, n° 1921, 2084, et 2140, cit. par P olk , op. cit., p. 153. U n document d*une famille du Liban méridional (publié par Q,. a l -BAch A, « JarSda tawzi* mâl kharâj Lubnân al-amîrl fl ‘ahd alam îr Bachlr al-Chihâbi», Al-M ackriq, X X X III, 1935), donne une liste d'impôts qui ont été payés vers cette époque et dont le m ontant est assez bas. Comme tous les documents de ce genre, cette liste est évi­ demment très fragmentaire. Polit (op. cit., p. 142 sqq.), faisant la critique de ce texte, relève que les chiffres cités ne comprennent pas les sommes directement perçues par la famille Chihàb — sommes très élevées depuis ¡’élimination et la confiscation des biens du cheikh Bachîr Junblât et d 'un certain nombre de muqâfa'aji-s druzes —, que la liste indique une imposition simple et non pas double (mâlayn), et qu'elle a peut-être servi à tromper les autorités égyptiennes; j'ajoute qu'il n'y est relevé qu'une sorte de contribution. (2) Dans son rapport, Bowring (cité par Polk, p. 282, n. 21 et 22) indique qu'il est de 175.000 Livres sterling, la livre valant 100 piastres. (3) R ustum, Material fo r a Corpus..., c it par Polk, p. 156. (4) Moore et Mikh&'ll Michâqa, cit. par Polk, p. 155. H. G uys, Beyrout..., II, p. 248. (5) Cit. par Polk, p. 155. (6) Le renseignement est d'ailleurs ambigu: « Le miry qui est la réunion de toutes les contributions, peut être calculé de 15 à 25 pour cent selon les pays et les produits. Le chiffre total de tous ces impôts directs et indirects peut s'élever à environ 12.000 bourses (2.400.000 francs) » ; H. G uys, Beyrout..., II, p. 143. (7) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 138, «T ableau comparatif des droits qui ont frappé le Liban avant et pendant l'occupation égyptienne, et de ceux dont cette partie de la Syrie est menacée», joint à la dépêche de Des Méloizes, 29 avril 1841.

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de francs » (1). Malgré les apparences qu*ils se donnent, ces deux témoignages laissent une grande marge d'incertitude, notamment sur la somme exacte que l’émir Bachir devait verser aux autorités égyptiennes. En 1840, pour assurer un soutien populaire à la restauration du pouvoir direct du sultan, les chefe de l’expédition militaire anglaise et turque promirent aux habitants de la Syrie un allégement des impôts. Mais dès le printemps 1841, lors de la récolte de la soie, les montagnards du Liban protestèrent véhémentement contre le nouveau tarif douanier, institué en application des traités de commerce que la France et l'Angleterre avaient conclus avec la Porte en 1838, car « la soie qui s’exporte en majeure partie, et qui ne payait pour tout droit qu’une simple douane de 80 aspres, laquelle ne revenait qu’à 1/2 %, sera désormais frappée d’un droit de commerce intérieur de 9 % » de même que les denrées achetées par les Libanais (2). Le consul Des Méloizes qui se faisait ainsi l’avocat des montagnards dont la résistance aux nouveaux droits de douane était animée par le patriarche maronite, poursuivait en réclamant un régime préférentiel pour « cette partie de la Syrie qui ne produit pas les objets nécessaires à sa consommation, mais princi­ palement des objets d’échanges» (3). Beaucoup plus circonspect à l’égard des arguments des montagnards qui prétendaient « que le tarif seul leur emporte un nombre de bourses plus élevé que ne le faisait Mehemet Aly par tous ses impôts réunis », le consul général Bourée déclarait que cette assertion ne serait pas facile à vérifier « dans le milieu de faux renseignements, d’exagérations et de mensonges calculés à travers lesquels il faudra faire le jo u r» (4). Tout en protestant contre le nouveau tarif douanier, les notables libanais réclamaient aussi l’exemption du mtri pendant trois ans, d’après une promesse faite lors de la campagne de 1840 (5), et de ne payer ensuite le tribut qu’au taux d’avant la domination égyptienne,1 (1) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 9, f. 96, dépêche du 20 novembre 1869. (2) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 134, dépêche du 29 avril 1841; ACG Bey­ routh, carton 28, 1841 ; la piastre était divisée en 40 paras, et le para en 3 aspres, donc il fallait 120 aspres pour faire une piastre. « La soie est la richesse du Liban; c’est la soie qui fait vivre ses habitants en leur fournissant le moyen d'acheter les céréales et les étoffes qu'il ne produit pas en quantité suffisante. Ces objets nécessaires sont encore assujettis au droit de commerce intérieur de 9 % »; id. I. db T esta , op. cit., t. III, Paris, 1868, p. 111, « Requête des émirs et Chéiks du mont Liban à la Sublime Porte, en date du 21 mai 1841 »: « Nous sommes forcés d'une part à vendre nos produits souvent à vil prix, et de l'autre à acheter les grains à très haut prix; et, par conséquent, les spéculateurs qui nous achètent la soie et l'huile voudront déduire du prix de ces articles les droits imposés par le tarif, et les vendeurs des grains voudront y charger des droits également.» Les pétitionnaires protestaient contre le droit de 12 % à l'exportation, mais leurs arguments chiffrés étaient des plus contestables. (3) Id., f. 135. (4) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 186, dépêche du 19 août 1841. PRO , FO 195/187: en septembre et octobre 1841, échange de lettres entre le consul anglais Richard Wood et le patriarche maronite sur le nouveau droit de douane de 12 % sur la soie; le patriarche charge l'évêque maronite de Beyrouth de discuter avec Wood de cette question du tarif qui devient un des éléments du marchandage politique sur le règlement des affaires du mont Liban. (5) T esta, op. cit., t. I l l , p. 112, « Requête... »: « Nous nous flattons d ’être indemnisés par la géné­ rosité de la Sublim e-Porte,... et jouir par conséquent de ses promesses formelles, dont nous avons été flattés par ses représentants et ceux des puissances alliées qui nous ont honorés, c’est-à-dire par son excellence Sélim-pacha, Mohamed-Izzet-pacha, son excellence l'amiral Stopford, commodore Napier et M .R.Wood, verbalement et par écrit, en nous assurant de la manière la plus explicite que nous serions quittes de toutes impositions financières pour quelques années. » Le gouvernement turc n'accepta jamais cette interprétation dont les Maronites parlaient encore vingt ans plus tard. Id., p. 87, « Lettre vizirielle à Hadgi-Edem-bey

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en rappelant que l’insurrection contre celle-ci avait été dirigée « principalement contre le ferdé et les autres impositions tellement oppressives, unies à la conscription » (1). Ce fut dans ce climat de contestation que le consul anglais Richard Wood, venant de Constanti­ nople, apporta à la fin d’août 1841 les conditions faites par la Porte au mont Liban (2). Le tribut annuel augmenté par Ibrâhfm Pacha était estimé à 3.244.500 piastres (6.489 bourses) — sans compter ce que l’émir Bachir percevait pour lui-même —, et il était ramené à 1.750.000 piastres (3.500 bourses). Sur cette somme, 1.050.000 piastres (2.100 bourses) étaient destinées à payer « les frais d’administration de la Montagne », le reste — 1.400 bourses — devant être remis à la trésorerie d’Acre en trois versements par an. Ces mesures s’inspiraient en partie du programme de régularisation des recettes et des dépenses, et de réorganisation de l’administration fiscale sous le contrôle du gouverne­ ment central, annoncé par le Hatt-i C h erif de Gülhane. L’acceptation de ces conditions par les principaux émirs et cheikhs, chargés de per­ cevoir les impôts dans le mont Liban (3), souleva la question du «mode de répartition de cette contribution dont la majeure partie serait payée par les paysans seuls, car les Émirs sont exemptés d’impôt, et retournerait à ces derniers sous forme d’appointe­ ments» (4). Aussi ce nouveau taux du m tri, même réduit, fut contesté. Des paysans du M atn s’assemblèrent, à l’instigation du patriarche maronite, pour proclamer que la Montagne ne paierait que les 1.400 bourses destinées à Constantinople. « Il se fait... dans1 (defterdâr), en date du 29 juillet 1841 »: « Q u an t aux taxes, les Druses demandent à en être exempts pendant l'espace de trois ans; mais ils ont déjà été exempts du ferdé et d'autres impôts vexatoires. Il se trouve seulement, d'après ce que nous apprenons, que son excellence Sélim-pacha, d-devant mouchir de Saida, a parlé aux habitants d'un à deux villages situés aux environs de Beirout, de quelques concessions à leur être faites de la part de Sa Hautesse. » (1) Id., p. 111. A propos de conseils donnés par le consul de France à un messager des familles K hizen Hubaych et Dahdâh (notables maronites du Kesruwân), sur l'attitude à avoir à l'égard des nouveaux impôts: « J'a i cru devoir insister d'autant plus vivement pour les engager à la patience, qu’ils manifestaient déjà l’intention de se porter sur les routes pour interrompre les communications. Les événements de Candie ont particuliérement échauffé leur imagination. Ils se demandent pourquoi ils ne suivraient pas cet exemple»; ACG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche du 6 juillet 1841. (2) PRO, FO 195/187, dépêche de Wood à Palmerston, Beyrouth, 7 septembre 1841; dépêche de Wood au ministre Rifat Pacha, 8 septembre 1841. T esta , op. eit., t. III, p. 91, « O rd re de MohammedSélim-pacha à l'Émir-Béchir » [cousin au second degré de Bachir II et son successeur pour quelques mois], en date du 5 septembre 1841: «Nous vous prévenons que du Mont Liban, c'est-à-dire le Chouf, Kesrouan, et leurs dépendances, pendant le temps de Méhémet-Ali, outre qu'il prenait 6.488 bourses pour le tribut et le ferdé, l'ex-émir Béchir retirait pour lui une énorme somme d'argent en vexant le peuple. Maintenant que la Syrie se trouve sous la domination de notre magnanime souverain, Abdul-Medjid, par sa magnanimité et miséricorde pour ses sujets, il a ordonné que le peuple ne soit plus vexé par ses chefs, il a même empêché à ses employés de recevoir des gratifications, et a ordonné que le M ont Liban payât 3.500 bourses, au nom de Yuruk ou Miri, par an, depuis le commencement de l'année 1257 (13 mars 1841) ; les salaires de l'émir Béchir, des membres du conseil, des gouverneurs, des employés suivant la note, seront déduits de cette somme. » PRO , FO 78/447, « Note specifying the salaries (which the Tanzimati Haïriye provided for) of His Excellency the Emir Beshir Governor of Mount Lebanon, of the Judges and Magis­ trates, of the members of the Meglis, of some public servants, of the secretaries, of the limited number of Policemen and other Public servants whose pay commences from the day they are employed », Beyrouth, 4 septembre 1841/18 rajab 1257, signé par «Sélim P acha», muchîr et ser*asker, et «H ajji Edhem bey», defterdâr; le total s'élevait à 1.050.000 piastres par an. (3) T esta, op. ri/., t III, p. 89-90, «Acte signé par les émirs et cheiks du Mont Liban le 3 sep­ tembre 1841.» (4) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 202, dépêche du 8 septembre 1841.

DÉTHÉSAURISATION FISCALE ET DÉPRÉCIATION DES MONNAIES

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ce pays un travail d'idées dont l'excessive rapidité rend la solidité douteuse, constatait Bourée. Cette réunion de paysans est un fait inouï en Syrie; je ne lui crois pas de valeur propre, mais le nom du Patriarche lui en a donné une tellement considérable, que les Émirs et Scheiks signataires de la convention de Beyrouth, ont déclaré n’avoir apporté leur cachet que par crainte, pour la sûreté de leur personne en cas de refus» (1). Un mouvement populaire contre les charges frappant la production, et une dénonciation des abus qui pesaient sur le peuple, par le gouvernement central cherchant à se rénover, étaient uti­ lisés par le pouvoir confessionnel maronite contre le pouvoir des familles notables du centre et du Sud. Dès octobre 1841, il y eut des heurts sanglants à Dayr al-Qamar entre les Maronites et les Druzes. Durant les troubles qui agitèrent notamment les « districts mixtes » jusqu’en 1845, il est vraisemblable que les impôts furent assez mal levés. Mais la somme de 3.500 bourses fut maintenue (2) sans changement jusqu’en 1861 ; le cadastre entrepris en 1847-1848 ne fut pas achevé, et « la perception se faisait toujours par acomptes à valoir sur le règlement définitif qui ne pouvait être régulièrement fait qu’après l'achèvement du cadastre » (3). En outre, tous les districts n'étaient pas taxés sur un pied d’égalité, le Kesruwân payant, par exemple, proportionnellement plus que le Matn (4). A la suite du règlement de 1861, l’impôt du Liban fut porté à 7.000 bourses; « les deux tiers doivent être supportés par les propriétés sous le nom de Virgu et le tiers restant par les personnes sous le nom de Ferdé ou droit personnel » (5). En 1869, fut terminé un nouveau cadastre dont le relevé se fit à travers bien des irrégularités, mais dont le but était de mettre plus d’ordre dans la répartition et la perception. *



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La compilation qui vient d'être faite à partir de sources lacunaires, aboutit à des résultats incomplets. Ceux-ci présentent cependant l'intérêt : 1° de ponctuer chaque période, et par là de préciser la nature et l’évolution de la dépendance fiscale et monétaire1 (1) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 212 sq.y dépêche du 23 septembre 1841; ACG Beyrouth, carton 28, 1841. (2) ACG Beyrouth, carton 34, 1844, dépêche du consul Poujade, 18 mai 1844: en 1844, l'impôt de toute la Montagne était de 3.500 bourses, 1.750.000 piastres dont, selon cette source, 973.656 étaient payées par les districts placés sous le calmacam chrétien, 365.317 par ceux du caïmacam druze, 373.527 par les districts revendiqués par les Chrétiens et les Druzes, 37.500 par les Druzes du Matn placés dans le gouvernement du calmacam chrétien. (3) AÉ, Correspon dance commerciale, Beyrouth, 9, f. 95-106, dépêche de A. Rousseau, 20 no­ vembre 1869. Cf. p. 177-179. (4) Id. En 1844, les habitants des districts septentrionaux (Bcharrt, Jebayl...) se plaignirent que le calmacam chrétien, l'émir Hay dar Ab îllama*, le faisait payer un para et demi par pied de mûrier, alors que dans le M am où il avait ses intérêts « le mûrier paye un para par pied »; ACG Beyrouth, carton 35, 1844, dossier « Tripoli », dépêche du vice-consul Bambino, 12 décembre 1844. En 1852, le calmacam chré­ tien demanda au Kesruwân de verser pour le m bi 113.619 piastres (un peu plus de 227 bourses, soit déjà près du 15a de l'impôt total du Liban), et il précisait, en outre, que cet argent devait être envoyé «avec les autres sommes qui ont été fixées jusqu'à maintenant » ; ADA 9830. (5) Id., dépêche du 20 novembre 1869. Le vergo, wirkû, est un impôt foncier de quotité: cf. X. H su schx jno , V empire de Turquie, Bruxelles, 1860, p. 377 sqq.; B.C. C o lla s , La Turquie en 1864, Paris, 1864, p. 105-106; A. L a t r o n , op. cit.t p. 138, n. 3; Z.Y. H er sh l a o , Introduction to the Modem Economie History qf the Middle East, Leyde, 1964, p. 57.

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du mont Liban à l'égard du pouvoir central; 2° de souligner, à travers les élévations de taux, les différents niveaux du prélèvement fiscal, entre ce qui était réellement perçu sur la population et ce que recevait le Trésor public. L'augmentation des impôts entre 1780 et 1861 peut se résumer ainsi: Dans les années 1780, le pacha d'Acre avait porté à 640 bourses ce que devait verser le « gouvernement des Druzes », et le pacha de Tripoli recevait 40 bourses pour la ferme «des Maronites»; après 1790, Jazzàr Pacha obtint en moyenne 650 bourses par an; cette somme fut élevée à 800 bourses au début du X IX e siècle; après 1823, le pacha d'Acre reçut 2.200 bourses par an et il en demanda 3.500 en 1831. Vers la fin de la décennie 1830, Ibrâhîm Pacha tira de l'ensemble du mont Liban au moins 6.500 bourses, tandis que l'émir Bachlr en gardait peut-être autant pour lui; en 1841, l’ensemble du mont Liban fut taxé à 3.500 bourses par an — sur lesquelles devaient être retenus les frais d'administration, non perçus en sus, mais auxquelles s'ajoutait une augmentation des droits de douane, intérieurs et extérieurs, au moment où les échanges méditerranéens prenaient un nouvel essor —, puis, en 1861, à 7.000 bourses. Ces chiffres appellent quelques remarques. Jusqu’à l’occupation de la Syrie par l’armée égyptienne, nous ne sommes pratique­ ment renseignés que sur les sommes versées au pacha d'Acre. Cela tient à une orientation des sources qui s'explique, certes, par l’effet sur l’imagination des fortes personnalités ayant gouverné à Acre, mais plus profondément aussi par l’origine du pouvoir que détenait le « grand prince » dans la Montagne. Un émir Chihâb ne pouvait se prévaloir de cette fonction à la tête de la hiérarchie des groupes familiaux que s’il l'exerçait d'abord dans « le gouvernement des Druzes », relevant du pachalik d’Acre, et que s’il en était investi par le pacha d'Acre; celui-ci, qui en connaissait toute l'importance, cherchait à mettre ses exigences au niveau de ses ambitions, de ses besoins, ou de ses obligations vis-à-vis de la Porte. Aucun témoignage ne permet pour autant de considérer que les paysans de la partie septentrionale du Liban, relevant du pachalik de Tripoli, aient eu une situation fiscale privilégiée par rapport à ceux du Liban central et méridional. La part des districts du Nord n'est donc pas à négliger, puisque, théoriquement, elle a pu s’élever à près du tiers des impôts payés par l'ensemble de la Montagne. Mais les sommes perçues dans cette région allaient d’abord dans les caisses de l'émir Bachlr qui, après avoir largement prélevé sa part, était surtout préoccupé de protéger son pouvoir en satisfaisant les demandes du pacha d'Acre. Il est donc vraisemblable que le gouverneur de Tripoli ne recevait qu'une faible partie de ce qui était perçu dans le Nord sous le contrôle des Chihâb. A l'époque de l'émir Bachlr, ce fonctionnaire ottoman eut d'ailleurs une position inférieure à celle du wâlt d'Acre, ou bien les gouvernements d'Acre et de Tripoli furent souvent confiés au même personnage. La réorganisation du mont Liban, à partir de 1842, confirma le rattachement fiscal du Liban septentrional au reste de la Montagne (1).1 (1)

ACG Beyrouth, carton 36, 1845, dossier «T ripoli», dépêche de Pérêtié, 19 juillet 1845.

DÉTHÉSAURMATION FISCALE ET DÉPRÉCIATION DES MONNAIES

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La moyenne du tribut annuel reçu par le pacha d’Acre passa approximativement de 650 bourses en 1790 à 3.500 bourses en 1831. C'est-à-dire que le tribut a plus que quintuplé en 40 ans, avec une accélération marquée durant la dernière décennie. Les augmentations ont souvent été entérinées à partir d'une contribution exceptionnelle qui, au bout d'un certain temps, était réclamée par le pacha comme régulièrement due en raison du précédent créé par sa première levée. Il est aussi plusieurs fois signalé, au début du X IX e siècle, que l'impôt est deux fois perçu (mâtayn) au cours de la même année. Cette curieuse mesure n'est nullement une exception dans la pratique fiscale de l’Empire otto­ man, et c’est encore vers celle-ci qu'il faut se retourner pour comprendre ce qui s'est passé au Liban. Un grand fait, dont les conséquences n'ont été encore que peu calculées (1), a cons­ tamment obéré les finances de l'Empire ottoman, comme celles des États musulmans vivant sur le calendrier hégirien lunaire: les dépenses étaient fixées selon le calendrier lunaire, alors que les recettes qui dépendaient largement des saisons et des récoltes, impo­ saient l’utilisation d’un calendrier financier solaire. L'année lunaire étant plus courte que l’année solaire de 11 jours approximativement, ce décalage constituait une différence de 3 % par an entre les dépenses et les recettes, ou, pour s'exprimer autrement, il y avait par siècle solaire environ trois années-dépenses de plus que d’années-recettes. Sur le plan comptable la difficulté était résolue par la méthode suivante: l’année financière (solaire) débutait en mars et on lui donnait le millésime de l'année hégirienne (lunaire) corres­ pondante; à peu près tous les 33 ans, un millésime était sauté pour l'année financière afin que la correspondance soit rétablie avec l'année hégirienne plus courte; l’année financière sautée était dite « vide », sivich. Cette solution comptable n'en était nullement une sur le plan pratique puisqu'elle revenait à supprimer une année de recettes tout en laissant subsister une année de dépenses, et par conséquent à instituer un déficit chronique du Trésor — atteint aussi par d'autres causes. La pression financière chronique ainsi créée pouvait devenir d'autant plus forte que, en raison du décalage entre le calendrier lunaire et le calendrier solaire, il arrivait que les dépenses précédassent de plusieurs mois les recettes. Cette supériorité des dépenses sur les recettes n'était rattrapée que par la recherche de ressources extraordinaires que fournissaient les pillages accompagnant les conquêtes (source depuis longtemps tarie pour les Ottomans), les manipulations monétaires, les emprunts, les confiscations des grosses fortunes, et surtout l'augmentation des impôts, soit par la pratique de l'imposition double soit par la création de nouvelles taxes. Dès le X V IIe siècle, des villages d'Anatolie et de Roumélie avaient été désertés à cause de la ruine pro­ voquée par la levée de l'impôt deux fois dans la même année, et l'établissement d'une fiscalité chroniquement oppressive. Les gouverneurs des provinces appliquaient d'autant plus durement les mesures fiscales qu'ils subissaient personnellement les conséquences de cette situation financière: d'abord parce que, menacés d'être destitués, exécutés et dépouillés de leurs biens, ils devaient répondre aux demandes d'argent de la Porte, et ensuite parce qu'eux-mêmes devaient payer leur suite militaire et civile selon les mois lunaires. La pression fiscale était particulièrement lourde aux alentours d'une année1 (1) H. S ahillioölu , nSivif Year Grises in the Ottoman Empire», dans M.A. C ook, Studies in the Economie History o f the Middle East, Londres, 1970, p. 230-250. V. aussi L. M assignon, Annuaire du monde musulman, Paris, 1930, p. 11-12.

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PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

« vide », cas qui revint justement au début du X IX e siècle, lorsque des impositions doubles furent levées dans le mont Liban. Or, cette période était économiquement mauvaise pour la Montagne car sa production subissait indirectement les conséquences du blocus con­ tinental par le ralentissement du commerce du Levant. Si Ton poursuit l’examen des chiffres, trois constatations retiennent l’attention: 1° Le tribut de la Montagne a de nouveau été augmenté dans la première décennie du X IX e siècle, alors que la production commercialisable, si importante pour l’existence des montagnards, a souffert du marasme provoqué par les lointains événements européens à la fin du X V IIIe siècle et au début du X IX e siècle; il restait, il est vrai, un débouché intérieur important. 2° Les années 1820 sont marquées par une reprise des relations commerciales avec les ports de l'Europe occidentale, mais aussi par une hausse rapide des impôts et un enrichissement de l'émir Bachîr aux dépens des principaux notables, druzes notamment. 3° La période de fiscalité la plus lourde, à la fin du régime égyptien, correspond aussi au début de la grande hémorragie des monnaies et métaux précieux qu’a subie la Syrie sous l'effet des nouveaux aspects de l’impact économique occidental, et qui s'est poursuivie jusque vers 1850 (1). Des réserves ont donc été atteintes. « L'abondance de ce métal [l’argent] parmi les montagnards, et les trésors que Gézar a tirés des émirs, prouvent également que la balance du commerce est en faveur de ceux-ci» (2). Cette remarque de Corancez a été écrite au début du X IX e siècle, et se rapportait à un passé alors récent: les « trésors» ont été accumulés aux X V IIe et X V IIIe siècles grâce à l'exportation de la soie et de l’huile. En effet, le mont Liban avait bénéficié, directement ou indirectement par le marché ottoman, d’un courant commercial dont, au milieu du X V IIe siècle, Tavernier définissait ainsi le principe: « Ce n’est guère la coutume de rapporter de l'argent du Levant, mais plutôt de l’employer en de bonnes marchandises sur lesquelles il y a à profiter» (3). D’autre part, l’Empire ottoman dont les grands besoins en métaux précieux ne pouvaient être satisfaits par la très faible production de ses mines, trouvait dans le commerce sa principale source d’approvisionnement monétaire; aussi constitua-t-il pour le métal arrivant d’Amérique une zone d’appel qui rendit très fructueux le trafic — souvent frauduleux — auquel se livrèrent les marchands européens (4). Au X V IIIe siècle, la disette en métaux précieux et la pénurie du Trésor ottoman obligeaient le sultan à renouveler et à préciser dans les Capitulations de 1740 les facilités accordées aux négociants français pour introduire des1 (1) Voir chap. X III. (2) C orancez , op. cit.t p. 153. (3) J.B. T avernier , Les six voyages de Jean Baptiste Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes, Amster­ dam, 1678, t. I, p. 331; v. aussi p. 87. (4) P. M asson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVII* siècle, Paris, 1896, p. 493-497; G. R ambert , Histoire du commerce de Marseille, t. V , R . P aris , De 1660 à 1789, le Levant, Paru, 1957, p. 129-138; F.W. H asluck, « T h e Levantine Coinage», The Numismatic Chronicle, 5e série, vol. I, 1921, p. 39-91; R. M antran , Istanbul dans la seconde moitié du XVII* siècle, Paris, 1962, p. 233-285; P. V ilar , Vor dans le monde du XVI* siècle à nos jours, cours polycopié, Paris, 1965-1966, fase. 3, p. 174-175.

DÉTHÉSAURISATION FUGALE ET DÉPRÉCIATION DES MONNAIES

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monnaies dans les échelles (1). Bien que les marchands européens cherchassent de plus en plus à ne vendre que des produits manufacturés et à retirer aussi des « matières d’or et d’argent », le commerce des monnaies procurait de si gros bénéfices que Marseille continua à en envoyer d’importantes quantités à la fin de l’Ancien Régime, et accrut par là «considérablement sa fonction de place bancaire» (2). Lorsque ces monnaies entraient dans l’Empire ottoman, une grande partie en était prélevée par le fisc, ou bien était retirée de la circulation par la thésaurisation. De longue date, les trésors accumulés par les pachas turcs avaient stimulé la curiosité admirative, et suscité les convoitises de la Porte qui trouvait presque toujours le moyen de les récu­ pérer (3). Mais l’habitude de thésauriser n'était pas seulement répandue chez les grands et moyens notables; elle était générale dans la population sous la forme de parures fémi­ nines; dès que les circonstances le permettaient, les pièces s’accumulaient sur le front et la poitrine des femmes, les bracelets sur leurs bras. La nature du métal indiquait la position sociale. L’or était pour « les femmes d’un certain rang»; H. Guys s’est appliqué à longuement décrire la fortune en sequins, ornements d'or et pierreries que portaient sur elles les princesses Chihàb (4). « Il n’y a pas jusqu’aux paysannes qui, faute d’or, portent des piastres, ou de moindres pièces... L'effet de ce luxe sur le commerce, est d’en retirer des sommes considérables, dont le fonds reste mort; en outre, lorsqu’il rentre en circulation quelques-unes de ces pièces, comme elles ont perdu de leur poids en les perçant, il faut les peser» (5). Volney, attentif à relever les contrastes de son temps entre « l'acti­ vité » et « l’inertie », notait forcément le fâcheux résultat économique de la thésaurisation orientale; dans ses origines comme dans ses conséquences, c’est encore un thème de re­ cherche. De même que la Porte convoitait les trésors des pachas, de même ceux-ci et leurs subordonnés étaient tentés par ces réserves particulières. Dans l’ensemble de la Syrie, les prélèvements répétés les firent rapidement diminuer durant la deuxième moitié du X V IIIe siècle, et accrurent « la dégradation des campagnes» et « la dépopulation des1

(1) «A rt. 3. Et comme par d-devant lea marchanda et autres Français n’ont point payé de droita aur lea piaatrea qu’ils ont apportées de leur paya dans noa états, on n’exigera pas non plus présentement, et nos trésoriers et officiers de la Monnaie ne les inquiéteront point sous prétexte de fabriquer des monnaies du pays avec leurs piastres... Art. 64. Les négociants français et les protégés de France ne payeront ni droit ni douane sur les monnaies d ’or et d’argent qu’ils apporteront dims nos états, de même que pour celles qu'ils emporteront et on ne les forcera point de convertir leurs monnaies en monnaie de mon em pire»; T esta , op. cit., 1.1, p. 186 sqq.; cf. F A . Belin , Essais sur Chistoire économique de la TurquU d'après Us écrivants originaux, Paris, 1865. (2) F. R ebuffat et M. C ourdubié , MarseilU et U négoce monétaire international (1785-1790), Marseille, 1966, p. 165. « État du commerce du Levant en 1784, d ’après les registres de la Chambre de Commerce de Marseille », dans V olney , op. rit., II, p. 340 sqq. (3) H . L aoust, Les gouverneurs de Damas sous Us Mamlouks et Us premiers Ottomans, traduction des Annales de Muhammad b. Jum 'a, Damas, 1952, p. 191-193: trésor de Sinin Pacha à la fin du XVI* siècle. Abmad al-Budayri al -H a l lâ q , tfawâdith Dimachq al-yawmtya, Le Caire, 1959, et G.M. H addad , «T h e Interests of an Eighteenth Century Chronicler of Damascus», Der Islam, X X X V III, 1963, p. 258-271: trésors des pachas de Damas au X V IIIa siècle. (4) H . G uys, Beyrout..., II, p. 162 sqq; M. C héhab , «L e costume au Liban», BulUtin du Musée de Beyrouth, VI, 1942-1943, p. 47-87. (5) V olney , op. cit., t II, p. 276-277.

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habitants » (1). Mieux protégé que le plat pays, le mont Liban n'en fut pas moins touché; le chroniqueur Haydar Chihâb concluait sur les agissements et l'oppression de Jazzâr Pacha en affirmant qu'il avait dépouillé la Montagne des Druzes de sa richesse (2). La déthésaurisation provoquée par la demande fiscale se poursuivit sous ses successeurs: « Les divers chefs de la Montagne du Liban, appauvris par des exactions fréquentes dans les provinces, bien loin de songer aux objets de luxe dont ils sont cependant grands amateurs parviennent avec peine à suffire à leur propre entretien » (3). La situation des muqâta'aji-s fut aggravée par les méthodes de l'émir Bachir qui augmenta à leurs dépens sa part des recettes, confisqua les biens des principaux cheikhs druzes, et fit subir des avances « de temps à autre à ses neveux, cousins ou petits parents pour affaiblir leurs moyens pécu­ niaires et par conséquent détruire ou émousser ce désir effréné de commandement qui les dévorait» (4). Le transfert qu'opéra l'émir Bachir, précipita l’affaiblissement ou la rupture de liens de clientèle, alors que le milieu économique commençait à ressentir les effets d'un changement imposé de l’extérieur; puis, comme il avait dépouillé des familles notables, sa propre famille fut en partie ruinée et écartée par son échec politique final. Par voie de conséquence, les charges pesaient sur les paysans; ceux du Kesruwân s’adressaient à l’évêque Jermânus al-Khâzen pour se plaindre que les cheikhs Khàzen payaient les impôts sur leur dos, et cela depuis l'émir Yûsuf, c'est-à-dire depuis Jazzâr Pacha (5). Les muqâta'aji-s tentaient ainsi de garder des revenus en se déchargeant sur les paysans des taxes qu’ils auraient dû payer pour leurs propres terrains. Il est impossible de chiffrer le montant de la déthésaurisation fiscale; néanmoins, même s'il faut faire la part de la dépréciation de la monnaie turque dans l’augmentation des impôts, elle devint une composante aussi réelle qu’apparente — donc psychologiquement importante — du malaise social. En ne payant plus que 3.500 bourses après 1841, le mont Liban bénéficia d'un très fort allégement fiscal par rapport à la période précédente. Cette réduction était aussi beaucoup plus importante que celle qu'obtint le reste de la Syrie; sans compter les droits de douane, le montant demandé aux pachaliks de Damas et de Sayda passa de 42.873.330 piastres en 1839 à 30.716.084 en 1842, c'est-à-dire de près de 85.695 bourses à 61.432 (6). La position privilégiée du Liban, renforcée par l’intérêt que lui portaient les grandes puissances européennes, était par là soulignée.1 (1) Id., p. 265. Volney raconte aussi (id., p. 33 et 36-37) comment Ibr&hlm Sabb&gh s’enrichit à Acre au service de P&hir al-‘U mar, et cacha « chez les pères de Terre-Sainte, et chez deux négocians fran­ çais, plusieurs caisses, si grandes et si chargées d'or, qu'il fallut huit hommes pour porter la principale»; ce trésor fut récupéré par la Porte. (2) Haydar C hihâb , op. rit., p. 432, d t. par P olk, op. rit., p. 40-41. ADA 3849, s. p. 20. (5) G. de N erval , op. cit., p. 26; C. C hurchill , The Druzes and the Maronites wider the Turkish Rule, from 1840 to 1862, Londres, 1862, p. 126.

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des contrevenants (1). L’arbitrage par les cheikhs, entériné par le patriarche maronite en pays maronite depuis le milieu du X V IIIe siècle (2), se réalisait dans l’établissement d’un prix pour « racheter » le délit, y compris celui du sang, et il contribuait donc à tem­ pérer et à orienter — mais nullement à supprimer — l’exercice de la vengeance par les groupes familiaux; ce fut par cette canalisation des manières de punir et d’équilibrer les torts qu’offrait la structure familiale et sociale, que le renforcement des responsabilités hiérarchiques et des liens de clientèle avait amélioré l’ordre et la sécurité dans la Mon­ tagne des Druzes et des Maronites (3). Celui qui était chargé de rassembler le mfrf, disposait en même temps des moyens de faire respecter l’ordre intérieur et de répondre, hors de la ‘uhda, à l’appel de l’émir ou d’une faction, selon une forme de mobilisation qui s’apparente à celle qu'appliquaient les sipâhîs bénéficiaires d’un ttmâr (4) pour répondre à l’ordre du sultan ou de son repré­ sentant. En cas d’appel, il avait le devoir de se mettre à la tête d'une troupe qui compre­ nait des hommes à pied et des cavaliers armés de fusils — une lacune du texte ne permet pas d'en connaître le nombre — envoyés par trois « maisons » Khâzen, et pour laquelle il fournissait lui-même, comme « les fils de son oncle paternel », 25 hommes et cavaliers; la solde du cavalier était de 4 piastres (5). Il devait pourvoir à l'entretien de cette troupe, et inscrire tout ce qu’il avait dépensé pour elle afin que, après approbation des quatre « maisons », cette somme fût répartie en proportions égales sur la *uhda — ce qui cons­ tituait une taxe supplémentaire —, car il était bien précisé qu'il serait remboursé de cette dépense. Une amende de 10 piastres était prévue pour quiconque quitterait cette expé­ dition à son insu. Durant son année d'exercice, le collecteur de l’impôt devait percevoir les sommes demandées par le gouverneur, al-hâkim, pour le mfrf, plus les droits de service et de féli­ citations, et lui remettre un cadeau s’il se rendait à sa résidence. Gomme nous l’avons vu dans les deux chapitres précédents, les exigences du gouverneur étaient souvent provoquées par la pression directe du pacha de Sayda; ainsi lorsque l’émir Yûsuf demandait au cheikh Nawfal al-Khâzen de lui verser dans les cinq jours 500 piastres à la requête du wâl(y sous peine de lui envoyer les soldats de celui-ci (6). Quand le hâkim venait pour recevoir le mfrf, le collecteur devait le lui remettre, et tous les propriétaires de chèvres — qui avaient été comptées, exceptées celles des Khâzen — devaient lui fournir de la viande, du fromage et du lait caillé. S’il venait pour chasser — c’étaient souvent de belles parties de chasse1 (1) Cf. chap. VI, p. 75-76 et n. 2. (2) I. Aouad, op. ci/., p. 123-124. Sur le comportement du clergé maronite par rapport aux coutumes du Proche-Orient v. chap. XV. (3) Cf. chap. I, p. 8 sqq. En 1652, le jésuite N. Poirresson qui traversait le Kesruwân, rapportait: «Afín qu'on voie combien ils ont besoin de culture, et pour être chrétiens, ne laissent pas d'étre quasi barbares, cette année s'est terminée par un meurtre fait innocemment d'un seigneur du pays par un de moindre condition. Non seulement ils n'ont pas fait grâce à celui-ci, mais ils ont exterminé tous ses parents mâles, sans épargner les enfants au berceau, de sorte qu'un seul est cru avoir échappé à cette fureur barbare, qui s'est retiré à Dam as»; A. R abbath, Documents inédits..., t. I, p. 71. Cf. E.N. H addad, « Blood revenge among the Arabs», Journal o f Palestine Oriental Society, I, 1920, p. 103-117. (4) Cf. chap. V II, p. 83. (5) Une lacune du texte ne permet pas de connaître celle de l'homme servant à pied. (6) ADA 2543 (III).

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au faucon (1) — ou sc promener, chacun devait verser ce qui lui était imparti (2) ; cette clause ne signifie d’ailleurs pas que tous les frais d’approvisionnement étaient à la charge des villageois lors de chaque déplacement de l’émir (3). Le responsable du mùi devait donner 10 piastres aux percepteurs des impôts, hmvwât-s, de *Ajaltûn et de Zûq Mosbah, et payer l’aide des cheikhs de l'endroit. Une sanction financière et la contrainte familiale étaient prévues pour le punir s’il n’accomplissait pas sa tâche ou pour punir son parent qui l’empêcherait de l’accomplir: au cas où l’un des contractants ne respecterait pas les clauses de cet acte, il aurait à payer 500 piastres au hâkim, et tous les autres seraient contre lui « comme une seule main »; « que Dieu aban­ donne le traître et que son sort soit celui de Judas le maudit ».

Les terres des Khâzen, divisées entre les branches de cette famille notable, étaient réparties à travers toute la muqâta'a du Kesruwân où elles étaient, en outre, morcelées par le relief; elles formaient de petites exploitations dont les dimensions étaient adaptées aux techniques et aux soins nécessités par la culture arbustive en terrasses et par les pro­ cédés d’élevage des vers à soie. L’entretien d’une ou de plusieurs parcelles — mais rarement plus de deux — était confié en métayage par leur détenteur à un paysan qui devenait alors charîk, « associé ». Les clauses de ces associations de métayage nous sont connues par quelques écrits dont la forme est simple: sur un morceau de papier destiné à servir de pièce justificative, de titre, hujja, le cheikh inscrivait ou faisait inscrire les obligations auxquelles était tenu 1'« associé », puis y apposait son cachet. Ges documents sont assez rares pour les raisons indiquées plus haut, et pour une autre aussi; l’association était conclue pour une année agricole, mais, si le cheikh et son métayer restaient d’accord sur ses conditions, le même papier continuait à faire foi pour la période suivante. Cette reconduction tacite des con­ trats appartenait à une pratique générale dans le Moyen-Orient. L’entente pouvait durer deux ans, trois ans, jusqu'à vingt-sept ans (4). C’était seulement lorsqu’il y avait chan­ gement d’associé, changement du détenteur du fonds — par suite d’un héritage par exemple — ou changement des conditions de l’association qu’un nouveau texte pouvait être rédigé; le cheikh, en désignant le terrain, indiquait souvent s’il était déjà travaillé par le même associé ou bien par un autre, et dans ce cas le nom du prédécesseur était aussi1 (1) H. G uys, Beyrout..., I, p. 299; C hurchill, Mount Lebanon, I, chap. V et IX ; E. Blondel, op. cit., p. 42-43. H. Guys invité à suivre une partie de chasse de l'émir Bachîr dans la région de Jûn, AGG Bey­ routh, carton 14, 1831-32, lettre de Aubin, 24 décembre 1830; Sa‘!d Junblât chassant au faucon, accom­ pagné de sa suite, dans la région du couvent de Saint-Sauveur (Dayr al-Mukhalles), ACG Beyrouth, carton 38, 1846, dossier « Sayda ». Cf. F. V iré , articles « Bayzara » et « Fahd », Encyclopédie de VIslam, 2e éd. (2) Par les droits qu'il touchait, par son contrôle des muqâfa'aji-s sous l'autorité du pacha de Sayda, le b&kim pouvait aussi occuper aux yeux de l'administration ottomane une fonction analogue à celle de mir-i livà ou sandjaq-bey; cf. M antran et Sauvaoet, op. cit., et G ibb et Bowen, op. cit., I, p. 138. (3) ADA 5527 (VI) : l'émir Bachîr informe le cheikh Firjân al-KhÂzen qu'il se dirigera vers 'Aqûra et que ses villages doivent lui fournir pour ce déplacement 50 kayls (sur cette unité de volume voir p. 147, n. 3) de blé et 100 kayls d'orge; le prix en sera escompté sur les sommes que doit verser le cheikh. (4) ADA 4572.

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mentionné, mais il arrivait qu’une même hujja fut transmise d’un métayer à son rempla­ çant (1). Tous les contrats de métayage, sauf un, se trouvant dans les Archives de la Direction générale des Antiquités du Liban, concernent la culture des mûriers et l’élevage des vers à soie, c'est-à-dire la principale activité rémunératrice du Kesruwân (2). Ils caractérisent, dans cette région, des exploitations qui étaient individualisées par la nature des cultures et le relief, et qui se distinguaient des régimes communautaires que l’on trouve dans les plaines céréalières de la Syrie. Pour réussir à produire de la soie, il fallait d’abord franchir des étapes où les soins du cultivateur avait pour but d’assurer, face aux conditions naturelles, deux résultats complémentaires: 1° la récolte des feuilles qui dépendait de l’état et de l’âge des arbres, et sur laquelle agissaient les aptitudes et l’aménagement du terrain; 2° la formation des cocons, après l'élevage des vers que menaçaient les aléas climatiques et les maladies. L’association couvrait une année agricole correspondant à l'entretien de la plantation jusqu’aux feuillaisons, et à la production de la soie; son renouvellement était courant car il était conforme à l’intérêt du cheikh qui entendait maintenir le rendement de sa mûreraie, et à celui du métayer qui la faisait fructifier. Obligatoirement, les contrats contenaient ainsi des clauses particulières aux travaux exigés par la sériciculture. De même, dans les districts libanais qui s'adonnaient à la culture de l’olivier, il était tenu compte des différentes façons jusqu’à la cueillette et au pressage des olives; d’autre part, comme la récolte des olives est alternativement faible et forte, l'association devait durer un nombre pair d’années. Mais qu'il s’agisse du mûrier, de l'olivier, ou de la vigne..., les clauses spéciales à chaque culture ne constituaient que des variétés à l’intérieur d’une même espèce de métayage; les aspects sociaux en étaient comparables. Nos documents ont donc bien valeur d'exemple. Dans le Kesruwân séricicole, la plupart des contrats étaient conclus en automne; mais les exceptions étaient fréquentes: des associés prenaient en charge une parcelle au cours de l’hiver ou même de l'été. Au moment de la formation de l’association le cheikh faisait évaluer la récolte de feuilles que donneraient les arbres de son terrain, par un esti­ mateur spécialisé dont il ne marchandait pas les services (3). Cette méthode très concrète correspondait à la pratique quotidienne et à la mentalité des montagnards. L’unité de123 (1) ADA 1692 (X II), 9 octobre 1874; un « associé » qui cultive un terrain depuis trois ans, ne fournit à l’appui d ’une réclamation que la fatjja de son prédécesseur. (2) L’année de la rédaction de ces contrats est indiquée entre crochets: ADA 6728 (V-2) [1744], 5362 [1808], 2269 [1815], 6623 (V-7) [1817], 5342 [1818], 632 [1818], 5288 [1823], 4497 [1824], 5136 [1825], 4333 [1826], 7349 (V-7) [1829], 4787 [1830], 5967 [1836], 2251 [1838], 7144 (V-7) [1839], 5283 [1841], 4537 [1847], 1894 [1847], 4316 [1848], 873 [1851], 5284 [1855], 4886 [1856], 5291 [1857], 4572 [1857], 1953 [1857], 5279 [1857], 5280 [1857], 5287 [1857], 2442 [1861]. A ces contrats concernant les terrains des Khâzen dans le Kesruwân, il convient d’ajouter ceux qui portent sur des terrains des Chihâb à Hadat, au sud de Beyrouth: ADA 7624 (V-7) [1864], 7622 (V-7) [1864] deux associés sur un terrain, 7623 (V-7) [1867], 7621 (V-7) [1871]. (3) ADA 1904, 1273 H./1856: l'émir Haydar A nlân est prêt à bien payer un estimateur pour qu’il fasse une bonne évaluation sur un terrain de Chuwayfàt. ADA 7418 (X II) : évaluation des charges de feuilles de mûrier sur un terrain du cheikh Khâled al-Khâzen à Hâlât; estimateurs désignés par l'émir Amin Chihâb et attestation donnée par l'évêque Sim‘ân. Entre 1844 et 1868, un estimateur souvent nommé dans les papiers des Khâzen est le mu'alian Sulaymân al-Bahrt.

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mesure était la charge, h/ml, de feuilles de mûrier pesant 30 rotl-s (environ 75 kg), et la parcelle était évaluée en nombre de charges produites. Le mûrier donnait deux récoltes de feuilles par an, mais cette évaluation ne tenait compte que des feuilles de la première portée qui seule était destinée à l'alimentation des chenilles. Huit à dix arbres donnaient une charge. Les terrains confiés aux « associés » produisaient de quatre charges à une centaine de charges, mais ces cas extrêmes étaient rares la majorité étant comprise entre 10 et 40. Le rendement minimum demandé à une mûreraie était en effet de 10 à 12 charges, car cela représentait la quantité de feuilles nécessaires pour nourrir durant toute leur évolution les vers nés d'une once, ûqtya (213 grammes environ), des «graines» (1). Audessus de cette limite, l’importance de la parcelle prise par un associé pouvait corres­ pondre au nombre de personnes de sa famille qui l'aideraient dans ses travaux (2). En certaines régions du Proche-Orient, une association de type emphytéotique, appelée mughârasa, intéressait le métayer qui plantait des arbres, en lui laissant à échéance lointaine une part de l’immeuble objet du contrat; aucune aliénation de cette sorte n’exis­ tait dans le Kesruwân. Même dans le cas d ’une association conclue avec plusieurs mé­ tayers pour la plantation de pins et qui durait jusqu’à ce que les arbres devinssent « des poutres », il était spécifié que les « associés » prendraient alors la moitié des arbres mais n'auraient aucun droit sur le terrain (3). Dans la culture des mûriers, le principe de l’annualité de l’association renforçait cette tendance, et les cheikhs gardaient le contrôle des terres dont était tiré avec la soie un produit de luxe entièrement commercialisé. L'in­ térêt du métayer était donc assez limité dans le temps, et, pour qu'il ne négligeât pas le fonds, le contrat qui instituait un rapport direct entre le notable fournissant le terrain et lui-même fournissant la main d’œuvre, établissait des obligations destinées à assurer l'entretien de la plantation et à en obtenir une rentabilité constante. En outre, rappelonsle, le cultivateur était lié par son indispensable attachement à son groupe familial, par là à son village, et était ainsi tenu par toutes les relations et pressions sociales qui en découlaient. Le cheikh exigeait du nouvel associé, lors de la conclusion du contrat, un versement équivalent au quart du prix des charges estimées. Cette garantie devait inciter l'associé à donner toute son attention à l’entretien des mûriers dont le développement est continu et rapide. Tout ce que le terrain pouvait produire à côté des mûriers, était également évalué sous le terme de « divers » (figues, oignons...) ; le détenteur du sol en retenait parfois la valeur du quart, mais pas toujours, car ces denrées ne représentaient qu'une somme minime par rapport aux feuilles de mûrier. Lorsque la plantation était plus étendue, 11 retenait aussi le quart de ce que valaient les constructions se trouvant sur le terrain (4). Le montant de la retenue était versé en numéraire d’après le prix du quart de la charge qui était indiqué dans la pièce justificative. Ce prix fixé à l’époque de l’établissement de l'association, et non de la vente, était moins dépendant des fluctuations commerciales — sinon de la conjoncture générale — que des conditions d'exploitation des mûriers: âge et qualité des arbres, importance et rendement de la mûreraie, état du terrain et son1 (1) ADA 6636 (X II): un terrain est estimé par le nombre de ses arbres et la quantité de «graines» qu’ils permettent d'avoir. (2) ADA 6748 (III). (3) ADA 4787, 30 mars 1830. Cf. I. Aouad, op. cil., p. 257. (4) ADA 5967.

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éloignement par rapport au village, etc. Il correspondait donc à l’estimation de la valeur du lopin cultivé dans les conditions moyennes d’écoulement de la production (1). En certains cas, assez rares au X IX e siècle, l’associé obtenait de faire ce versement en nature, mais selon des modalités qui ne lui étaient pas avantageuses et qui étaient vraisemblablement la conséquence de son manque de numéraire. Dans une association conclue le 12 août 1841, le cheikh Hosn al-Khâzen ne retient pas le « q u art» , mais en échange l’associé doit ajouter ses propres feuilles — ce qui indique qu’il possède person­ nellement quelques arbres — aux feuilles cueillies sur le terrain du cheikh (2). Dans une autre association du 18 septembre 1847, le métayer effectue le versement moitié en numé­ raire, moitié en soie, une once un tiers de soie étant comptée pour un quart de charge valant 10 piastres (3). La rupture de l’association pouvait présenter deux éventualités. 1° Le cheikh désirait se séparer du métayer; il lui rendait alors la caution, c’est-à-dire la somme équi­ valant au quart des charges de feuilles de mûrier et au quart du « divers » que l’associé avait versée. 2° Le métayer voulait sortir de l’association ; selon une précision fréquente, il devait « vendre » sa part à un autre paysan, donc trouver un remplaçant acceptant les conditions de l’association et lui payant le prix de la garantie prise par le détenteur de la terre; d’autres contrats, surtout après 1840, stipulent que le cheikh rendait cette ga­ rantie au métayer si celui-ci trouvait un remplaçant, ce qui permettait au cheikh de modifier éventuellement les clauses de l'association avec le nouvel associé. Quelques hujja-s ne mentionnent que la clause du renvoi, et d’autres n'exigent pas de remplaçant; mais il y avait bien des sous-entendus dans ces textes, toujours imparfaits, puisque les parties s’en référaient à la coutume en cas de litige. Lors du départ de l’associé, s’il y avait plus-value par rapport à l’estimation initiale, le détenteur du fonds en donnait une partie à l'associé. Le montant de cette compensation était calculé dans certains contrats suivant le taux du quart de charge qu’avait versé le métayer; dans d'autres, elle devait être établie « selon la coutume », et souvent même les modalités n'en étaient pas indiquées. Si au contraire il y avait diminution par rapport à l'estimation, l'associé devait indemniser le propriétaire aux mêmes conditions. La compensation était fixée en numéraire d'après la valeur du fonds et non d'après la con­ joncture commerciale; par conséquent, lorsqu’il y avait plus-value en période de hausse de la soie, le cheikh pouvait sanctionner sans grand sacrifice l'effort du travailleur, en principe bénéficiaire lui aussi sur sa propre part de récolte; mais si les prix s'affaiblis­ saient, le cheikh n’avait pas une trop grosse somme à verser et le paysan obtenait cepen­ dant une satisfaction matérielle. Par contre, s’il y avait diminution du nombre des charges de feuilles par rapport à l'estimation initiale en période de baisse, le paysan était obligé de donner dans un moment difficile une indemnité réelle, même si apparemment elle123

(1) Prix du quart de U charge de feuilles de mûrier relevés dans les pièces étudiées et exprimés en piastres: 1808, 1 3/4; 1815, 10; 1817, 5; 1816, 6 et 7; 1823, 5; 1824, 7; 1825, 20; 1826, 10; 1829, 20; 1836, 15; 1838, 7; 1839, 10; 1841, 7 1/2; 1847, 12 et 10; 1847, 7; 1851, 15; 1855, 10; 1856, 15; 1857, 10; 1861, 10; 1864, 25; 1867, 25. (2) ADA 5283. (3) ADA 1894.

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n’était pas excessive. Cette pratique savamment élaborée intéressait l’assodé au rende­ ment tout en réservant en définitive les profits les plus importants au détenteur du fonds, et en atténuant ses pertes éventuelles. Le métayer était tenu par les impératifs de la récolte dont il attendait des ressources. Il devait ramasser les feuilles de mûrier pour élever les vers à soie, puis dévider les cocons et tirer la soie. Ce n'était qu'à ce stade d’élaboration que la récolte était partagée par moitié entre le cheikh et l'associé; ce dernier supportait donc la charge de travaux astrei­ gnants et délicats qui étaient en partie confiés aux femmes, et qui nécessitaient des locaux et des outils spéciaux (1). D’après des contrats portant sur des terrains des Chihâb et conclus dans les années 1860 (2), l'associé devait remettre lors du partage par moitié une ocque de soie {uqqa, 1.283 grammes environ) par 9 ocques de cocons récoltés, et, si la soie était de mauvaise qualité, il payait une indemnité évaluée d’après le prix de la bonne qualité à Beyrouth; enfin, si c'étaient des cocons qui étaient partagés, il devait ajouter un versement correspondant aux «frais de filature» calculés à une piastre et demi par ocque de cocons. A partir du milieu du X IX e siècle, en effet, une modification du marché et des conditions de faire-valoir fut provoquée par l’installation dans la Montagne de filatures européennes, puis « à l’européenne», qui n'étaient acheteuses que de cocons. Le partage des cocons se substitua donc peu à peu au partage de la soie, mais cette inno­ vation se traduisit pour l’associé par l’obligation de compenser en argent un travail qu’il n’accomplissait plus. La fourniture des «graines» de ver à soie était liée à la fois à la possession de la mûreraie et à son exploitation. Selon la coutume du village de Hâlât, l’associé recevait, en début d’association, la quantité de graines pouvant être élevée par la récolte de feuilles de mûrier et, en fin d’association, il devait remettre la même quantité à son successeur (3) ; sur les terres des Chihàb, il en fournissait annuellement la moitié. Ce que l’associé gardait dans son entier, c'était la seconde pousse de feuilles de mûrier. Il l'utilisait comme fourrage pour la paire de bœufs qui tirait son araire, et plus encore pour engraisser le mouton à grosse queue qu’il égorgeait à la fin de l’automne, et dont il faisait des provisions d'hiver sous forme de graisse fondue et de viande coupée menu et confite (4). Il lui était abandonné aussi la bourre de soie, une partie des cocons endom­ magés, les vieux troncs et les branches des mûriers qui étaient taillés en têtards. Cette dernière façon créait un paysage de troncs dépouillés sur fond de murettes de pierre sèche; le panorama décharné des régions séricicoles tranchait avec le spectacle des oliveraies et des pinèdes.1

(1) Cf. M. F eohali, «L'élève du ver à soie», Mélanges d» géographie et d'orientalisme offerts à E S , Gautiery Tours, 1937, p. 226-233. Dans une hujja du 20 octobre 1861 (donc rédigée après des troubles graves et en période de changement), le cheikh KhAled al-Khàzen remplace la clause du partage par moitié par un bail de trois ans au prix de 650 piastres par an payables lors de la récolte, la production du terrain étant estimée à 13 charges de feuilles de mûrier et le quart de la charge à 10 piastres; la différence entre le total de 520 piastres pour 13 charges et le prix de la location qui ne représente qu'une partie du revenu, souligne la plus-value donnée par l'élevage des vers à soie et le dévidage des cocons; ADA 2442. (2) ADA 7624 (V-7), 15 septembre 1864, et 7623 (V-7), 29 septembre 1867. (3) ADA 1042, 22 m an 1853. (4) H. G uys, Beyrouth I, p. 288, et II, p. 94, 145.

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Dans ses obligations d'entretien, le premier devoir de l'associé était de labourer le champ où poussaient les mûriers. Il devait le faire cinq fois par an, dont une fois obliga­ toirement en décembre ou janvier, kânûnt. Il utilisait l’araire, instrument relativement léger qui était adapté aux terrains secs et pierreux, aux champs étroits et aux déplace­ ments d'une terrasse à l’autre; mais, après de fortes pluies, la boue arrêtait le paysan dans son travail, et il attendait pour le reprendre que le sol se fût suffisamment égoutté. Il obtenait par répétition des labours à l’araire un ameublissement assez profond ; certains contrats stipulent cependant qu'il devait en outre piocher une fois, notamment pour que la terre fût bien remuée au pied des arbres et au bord des terrains. Il était souvent spécifié que, si les labours n'étaient pas faits, l'associé serait responsable des dégâts qui en résul­ teraient. Essentiel était aussi le remplacement des arbres morts ou devenus improductifs, pour garder à la plantation sa valeur et son rendement. Une règle, vraisemblablement ancienne, est indiquée par écrit à partir de 1820: le détenteur du sol fournissait les plants et l'associé se chargeait de les planter ou de les faire planter. Si le travail à exécuter était déjà prévu au moment de la conclusion de l'association, le cheikh indiquait parfois le nombre de plants qu'il confiait à l’associé. C’était encore une activité d'hiver: « Le plant de décembre surpasse en vigueur son aîné d’un an» (1). Les conditions selon lesquelles le terrain devait être fumé, étaient plus variables (2) ; souvent même, elles n’étaient pas mentionnées. Dans le cas rare d'une assez grande mûreraie au rendement de 105 charges de feuilles, l'associé mettait pour 500 piastres de fumier par an. Certains contrats obligeaient le métayer à parquer ses bœufs et ses chèvres dans les constructions sises sur la parcelle ayant fait l'objet de l'association. Cependant, d’après certaines fuijja-s, si l’associé répandait du fumier, le propriétaire supportait soit la moitié des frais occasionnés par ce travail, soit les trois quarts d'après des documents établis à partir de 1855 (mais les textes sont trop peu nombreux pour qu'une trop grande importance soit attachée à cette date, alors qu’il ne s'agit peut-être que de différences locales). Cette clause est à mettre en relation avec une autre pratique: les cheikhs, de même que les couvents, laissaient parcourir pendant l'hiver leurs friches, situées aux basses et moyennes altitudes, par des troupeaux de moutons et de chèvres, à charge pour les pâtres de leur verser une certaine quantité d’engrais (3). La tâche de reconstruire les murs des terrasses qui s’étaient écroulés, revenait presque toujours à l'associé; dans une contrée où la pierre domine le relief comme le paysage humain, son outillage agricole comprenait le maillet et le ciseau, « tout comme la hache du paysan dans les régions forestières» (4). Ce travail de réfection était très important car, comme nous l'avons déjà noté (5), le bon entretien d'une terrasse était indispensable1 (1) M. Feghau , Proverbes et dictons syro-libanais, p. 495, n° 2106. (2) ADA 5967, 5283, 5332, 5284, 4886, 5291, 4572. (3) Cette pratique est encore en vigueur de nos jours dans les villages qui louent leurs communaux (muchtt) ; M. Salamé, « L’élevage au L iban», Revue de Géographie de Lyon, XXX, 1955, p. 89; S. Younès, « U n village du Maten libanais», Annales de Géographie, LXX, 1961, p. 145-161. (4) G. T chalbnko, Villages antiques de la Syrie du Nord, t. I, p. 418; cette observation faite par l'architecte-archéologue pour les villages antiques des massifs calcaires de la Syrie septentrionale, est également valable pour le mont Liban à l’époque que nous étudions; cf. D. C hevallier,« Que possédait un cheikh maronite en 1859?», Arabica, V II, 1960, p. 81. (5) Chap. VI, p. 66-67.

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à la solidité de l’étagement de terrasses où elle se situait, et il était donc au cœur de tout un système de solidarités agraires. Là où l’irrigation était pratiquée, le métayer devait irriguer la parcelle en se conformant, pour l’utilisation de l’eau, aux règles de partage fixées par le village (1). L’irrigation n’est mentionnée dans aucune de nos kujja-s concer­ nant les plantations des Khàzen, vraisemblablement en raison de leur situation géogra­ phique ; au contraire, elle fait l’objet d'une clause pour la culture des terrains des Chihâb qui se trouvaient dans la zone côtière où était organisée la distribution des eaux venant de la montagne. Enfin, s’il y avait à faire des travaux en plus de ceux qui étaient réguliè­ rement prévus, l'associé n'en supportait que le quart contre les trois quarts au détenteur du terrain. * En plus des charges propres à l'entretien du terrain, les contrats de métayage indi­ quaient les redevances auxquelles l’associé était soumis sur ce terrain. La somme qu’il devait verser au titre du mîrî était souvent inscrite, ce qui, à première vue, aurait pu signifier qu’elle était assez stable puisqu’une même hujja pouvait rester valide plusieurs années; dans la première moitié du X IX e siècle, elle s’échelonnait entre 2 et 9 piastres par an pour des plantations d’un rendement moyen de 10 à 40 charges de feuilles; il pou­ vait s’y ajouter une taxe de 2 piastres par once de graines. En fait, il ne s’agissait là que d’une redevance forfaitaire qui était attachée au fonds (mîrî al-afl) et dont la fixation était assez ancienne; aussi le cheikh prenait-il la précaution de préciser que l’associé était obligé de payer, proportionnellement à ce qui serait demandé aux autres associés, toutes les contributions supplémentaires que le gouverneur (hâkim) exigerait, et dont le montant n’était évidemment pas fixé à l’avance. Selon H. Guys, «le miry qui est la réunion de toutes les contributions, peut être calculé de 15 à 25 pour cent, selon les pays et les produits» (2); cette estimation vaut pour les années 1830. Les muqâta'aji-s se déchargeaient entièrement sur les métayers du mîrî frappant leurs mûreraies. Cette inégalité soulevait le mécontentement populaire parce que les cheikhs ne jouissaient normalement d’aucune exemption du mîrî, et qu'ils n'y échappaient que par la responsabilité qu’ils assumaient dans la perception des impôts, et par le pouvoir qu'ils en tiraient, soutenu par l'ensemble de leur prédominance foncière et sociale. A plusieurs reprises, l’émir Bachîr écouta les plaintes des paysans, et protesta auprès des Khàzen contre l’injuste répartition du mîrî entre «les grands et les petits»; selon lui, le métayer n’avait à payer que la moitié du mîrî puisqu’il remettait au cheikh la moitié de la récolte (3). A cet argument, les Khàzen répondaient que le mîrî était supporté par celui qui se chargeait de l’élevage des vers à soie et de la récolte, donc par l’associé (4). Les Khàzen avaient organisé leur administration selon ce principe, comme l’indique le texte étudié au début de ce chapitre, et ils ne modifièrent pas leur attitude sur ce point jusqu'en 1859.1 (1) ADA 7051 (X II), 7125 (X II), 7386 (X II), 7387 (X II), 7420 (X II), 5711, 5583, 1328, 490, 4514. Cf. chap. VI, p. 71 ; P olk, op. cit., p. 60 sq.; M. F e o h a l i , Contes, llgendes, coutumes populaires..., p. 134135; A. L a t r o n , op. ci/., p. 77-78. (2) H. G uys, Beyrout..., II, p. 143. (3) ADA 5177, 3037, 5836. (4) ADA 5022, 980, 5649.

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Les kujja-s mentionnaient également des taxes qui allaient uniquement aux cheikhs et auxquelles les métayers étaient soumis sur leurs plantations. Celle de la Fête ( ‘aydîya)9 c’est-à-dire de Pâques, est souvent rappelée; dans les textes les plus anciens, il est seule­ ment écrit qu’elle doit être versée selon la coutume, et dans ceux qui sont postérieurs à 1838, c’est un montant en nature, d'un demi rôti ou un rotl (2,6 kg environ) de savon, qui est indiqué. Dans les bordereaux qui sont de la même époque et où des Khâzen réca­ pitulaient ce qu'ils avaient reçu au titre du droit de la fête ou du droit de félicitations (1) — ce dernier remis au moment où un cheikh prenait la responsabilité de la *uhda —, figurent à côté du savon, le café, le sucre, plus rarement le tabac, exceptionnellement le miel. Faut-il en déduire qu’à une prestation en numéraire telle qu’elle est citée dans le document du X V IIIe siècle étudié plus haut, s’est substituée une redevance en nature pendant une période de pénurie monétaire? Les montagnards ne produisaient ni savon, ni café, ni sucre; ils étaient donc obligés de se procurer ces denrées pour les offrir aux cheikhs, ce qui revenait pour eux à une redevance en numéraire variant avec le cours des produits à acheter. Ce n’était pas seulement le signe que les échanges procuraient des moyens aux régions productrices de soie en même temps qu'elles ne pouvaient s'en passer pour vivre; le savon, le café et le sucre avaient une destination précise dans la vie sociale: permettre aux cheikhs d’accomplir leur devoir d'hospitalité. Quelques hujja-s signalent des obligations particulières auxquelles les associés pou­ vaient être soumis. L’un d’eux livrait chaque année au cheikh une charge des branchages (chîh) où les chenilles montent faire leur cocon (2). Un autre devait garder un terrain en friche, mais sans avoir le droit de toucher aux broussailles (3). Des métayers qui tra­ vaillaient sur des terrains des Chihàb après 1860, sous le nouveau régime administratif, ne payaient que la moitié du mtri, mais ils devaient remettre en plus au propriétaire de la mûreraie un quart de piastre par charge de feuilles, et une charge de bois, moitié en bûches moitié en fagots, par deux onces de graines de vers à soie (4). Les associés contribuaient aussi au frais de gardiennage. D’après la coutume de la côte de Beyrouth, le nouvel associé payait au garde champêtre 10 % (« une piastre pour dix piastres ») de l’évaluation du quart des charges de l'ancien associé (5). Les gardiensintendants n’étaient pas aimés et ils furent souvent malmenés en 1858-1859, lors de la révolte des paysans du Kesruwàn (6). Les contrats d'association comportaient enfin une clause morale: le devoir pour le métayer de bien travailler en restant fidèle et en ne trompant pas. Bien entendu, les cheikhs discutaient entre eux des mérites de leurs associés. Les archives sont pleines de ces billets où il est question de redevances non encore remises ou de dettes en suspens; « comme le plant du métayer: il ne meurt ni ne vit» (7) est une comparaison proverbiale qui dit tout ce qui séparait le propriétaire des arbres de leur exploitant annuel; tel Khâzen 1 (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)

ADA 7311 (III) [1840], 6736 (III) [1843]. ADA 632. ADA 5283. ADA 7624 et 7623 (V-7). ADA 2889, 10 octobre 1844. Cf. p. 109 et 133. ADA 6891 (XI-1). M. F e o h a l i , Proverbes et dictons syro-tibanms, p. 494, n° 2105.

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accusait un paysan d’être un voleur et recommandait de ne pas le prendre comme asso­ cié (1) ; tel autre se plaignait du détournement des graines de ver à soie par son associé (2). Et puis, il y avait le paysan qui laissait ses chèvres brouter dans le champ de l'associé voisin alors que l'orge commençait à pousser, ou qui allait y couper des gaules sans en demander l’autorisation (3). Tous ces débats, toutes ces disputes, animaient l'existence rurale, situaient les intérêts et soulignaient les clivages sociaux. Pourtant, en cette période de pression démographique, de pénurie de terres et d'affaiblissement des liens familiaux dans les groupes les plus déshérités, celui qui trouvait un champ à cultiver n'était pas le plus misérable; bien des montagnards sans terre cherchaient à s'employer comme journaliers, pâtres, bûcherons, muletiers, artisans, voire comme moines, et la migration les tentait. Néanmoins, cette situation d'ensemble rendait au cultivateur encore plus sensible sa dépendance, lourd le poids de toutes les redevances et charges qui finissaient par s’ac­ cumuler, et exaspérante la façon dont il était contraint de remettre les impôts en cas de retard de versement. Lorsque le mtrí ne rentrait pas, des gamisaires (hawâla) s’ins­ tallaient dans les villages pour exiger les sommes réclamées et les contribuables retarda­ taires avaient ainsi à assurer leur entretien, en plus de tout le reste. Ce moyen qui était si souvent utilisé (4), était la hantise d’une population endettée; un répit n’était laissé aux paysans pour payer leurs impôts que lorsqu'il se produisait une invasion de saute­ relles (5). C'était l'émir — puis le calmacam après 1843 — qui faisait envoyer les gam i­ saires, car il était lui-même pressé de remettre le tribut de la Montagne; les muqâfa*qji-8 qui se servaient des gamisaires, n’étaient pourtant pas eux-mêmes épargnés par leur inter­ vention lorsqu'ils ne versaient pas assez rapidement à l'émir le mîrf perçu dans leur muqâta'a, ou lorsqu’ils cherchaient à en retenir à leur profit une trop grande part. Ainsi, dans le Kesruwân, des cheikhs Khàzen se trouvaient pris entre leurs créanciers et les gamisaires, et la position de certains d’entre eux devint précaire au milieu du X IX e siècle.1

(1) ADA 6929 (X II), 27 septembre 1866. (2) ADA 6635 (X II), 18 mai 1857. (3) De nombreuses pièces, dans les ADA dossier X II, traitent de différends survenus à cause de faits de ce genre: 1257, 4321, 3001, 4935, 4927, 2790, par exemple. (4) ADA, sous la rubrique V I-1 une correspondance nombreuse et continue sur l’utilisation des gamisaires; parmi les pièces consultées les n°* 810, 4580, 5242, 5836, 4552, 5006, 3857, 2827, 4878, 4337, 5564. « J'a i vu, en parcourant le village de Cir, deux émissaires du mutselim de Tripoli, venus là pour percevoir le m m ; les deux officiers me disaient que le paiement des contributions n’était pas l'affaire la plus simple, et qu’il leur arrivait d'attendre plus de trois mois avant qu’un village eût soldé son miri; en attendant que Cir eût compté avec eux, ils fumaient le narguilé sur la terrasse de l'émir, ou galopaient à cheval dans le vallon, s'exerçant au djérid»; M ic h a u d et P o u jo u la t , op. « 7., t. VI, p. 415. (5) ADA 4511; B. M as*a d et N.W. a l -K h Az e n , al-U fûi al-târlkhtya, ‘Achqût, s.d., t. I, p. 72.

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(D’apr¿s D. C h e v a l l ie r « Que possédait un cheikh maronite en 1859? », Arabica, V II, 1960, p. 73). En grandes capitales sont indiqués les lieux où se trouvent situés les biens cités dans un inventaire (ADA 6898) des pertes subies par le cheikh NiqûlA al-Khâzen lors de la révolte paysanne de 1859. O n distingue trois groupes: le premier entre ‘Ajaltûn et M azra'a Kfardeby&n, le second dans la basse vallée du nahr Ibrâhîm , le troisième dans les environs de Fârayyâ. Ces terres sont situées dans les principales zones d'im plantation des cheikhs Khâzen; leur localisation donne donc une image générale des régions contrôlées par cette famille notable, au milieu du X IX a siècle.

Certes, en dehors de ce qu’avaient acquis les couvents (1), cette famille notable contrôlait la majeure partie des terres du Kesruwân. Mais que représentaient les revenus qu’ils en tiraient, par rapport à leur nombre? Selon une estimation, la famille Khâzen se composait de 500 personnes environ en 1859 (2). Or, les muqâta'aji-s ne conservaient qu’une faible partie du mtrî qu’ils percevaient, 5 % («2 paras par piastre ») selon H. Guys (3), mais moins de 1 % selon un document des Khâzen (4) datant de l’époque1234 (1) Voir chap. XV. (2) Dépêche du consul Moore à sir H. Bulwer, Beyrouth, 2 septembre 1859, dans T esta , op. cit., V I, p. 61. (3) H. G uys , Beyrout..., II, p. 142-143. (4) ADA 321 (dossier V I-1): le cheikh Bichâra Fransts al-Khâzen ne doit garder que 247 piastres sur les 34.930 qu'il remet, en 1248 H./1832, à l'émir ‘Abdallâh Chihâb. L ’émir Yûsuf demandait déjà à la branche Abû Na$r al-Khâzen de combler une année le déficit du m(rf, car elle en avait conservé précé­ demment le surplus; ADA 3849.

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où l’émir Bachlr imposait sa lourde poigne, et où l’augmentation du tribut provoquait une ponction de leurs propres réserves en monnaies et métaux précieux. Ils n’en étaient que plus âpres à exiger les redevances qui leur étaient personnellement dues, et les fer­ mages de leurs plantations; mais ces revenus étaient aussi à distribuer entre un plus grand nombre. Ce sont encore les papiers des Khâzen qui nous fournissent des exemples précis. Abû Nawfal al-Khâzen qui mourut en 1679, avait divisé la muqâta'a du Kesruwân en trois luhda-s, mais si un rôle prépondérant revenait aux aînés de ses huit fils, les cadets avaient également reçu des parts dans différents villages (1). Depuis, les héritages avaient abouti à de nouvelles divisions des ‘uhdas, même quand elles étaient aux mains de plusieurs cheikhs, comme nous l’avons vu; la fragmentation des lots de culture était encore plus poussée car les différentes branches de la famille possédaient des parcelles aux aptitudes diverses « depuis le lieu où tombe la neige jusqu’à celui où déferlent les vagues », et, par les mariages et après les décès, elles n’avaient cessé d’enchevêtrer leurs intérêts, de les fractionner aussi. La carte (p. 146) des biens-fonds du cheikh Niqûlà alKhâzen, en 1859, présente ces deux aspects généraux dans leur répartition: ils étaient dispersés dans tout le district, tout en étant situés dans les principaux points d’implan­ tation de la famille Khâzen et à différentes altitudes. En 1747, encore, le cheikh K an'ân al-Khâzen possédait, dans le seul village de Boqa'tâ, des terrains produisant 340 charges de feuilles de mûrier, pouvant être ense­ mencés par 14 kayl-s de grains, et portant 1.700 vignes (2). Au siècle suivant, le cheikh Khalll al-Khâzen ne disposait plus que de 1.624 pieds de mûrier — qui produisaient au plus 200 charges de feuilles — dispersés en quinze endroits différents, six parcelles capables de recevoir en tout 31 kayl-s et 3 mudd-s (3) de semence, plus quelques vignes (4). Le cheikh Bichâra Fransts al-Khâzen n’avait que huit associés, un autre quatre seulement (5). Tout ceci ne constituait pas de bien grands domaines; c’étaient pourtant ceux de cheikhs ayant les responsabilités et les dépenses de leur rang familial et social. La croissance des autres familles notables aboutissait à un fractionnement identique des biens. Le Matn, muqatäa des émirs Abîllama*, comprenait deux *uhda-s en 1711, dix-neuf dans les années 1830 (6). 11 en était de même pour les familles druzes des Junblât, Talhûq et ‘Abd al-Malek (7). En pays de culture arabe, il ne faut évidemment pas voir un phénomène nouveau dans le processus de fragmentation survenant comme consé­ quence de la multiplication des membres d’une même famille et de l’augmentation du nombre de ses lignées après quelques générations; l’intérêt de notre exemple libanais est de montrer les effets sur le plan foncier d’un type qui a son origine dans l’organisation1234567 (1) B. M as*a d et N.W. a l - K h Az e n , al-Ufûl al-târikhîya, t. III, p. 440-443. Sur les relations d’Abû Nawfal al-Khâzen et de ses descendants avec la France v. R . R ist e lh u e b er , Traditions françaises au Liban, Paris, 1918, chap. V. (2) ADA 2966. (3) Le kayl et le mudd sont des mesures de capacité. Le mudd est supérieur d’un tiers environ à notre ancien boisseau; le kayl vaut généralement 6 mudd-s. Il y a de nombreuses variantes régionales. (4) ADA 6636 (X II). (5) ADA 6748 (III), 6751 (III). (6) H arol, op. cit.f p. 67-68. (7) Cf. chap. V II, p. 82. Pour les Chihâb, G uys, Beyrouth II, p. 158 et 160.

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du système familial, et alors qu’il se complique au X IX 6 siècle de sa coïncidence chrono­ logique avec de nouvelles circonstances économiques et polidques, et avec l’ébranlement social qui en résultait. Nombreuse est la correspondance où, sous les traditionnelles formules de politesse, étaient rappelées les questions d’argent, les dettes urgentes. Tel Khâzen se plaint, en décembre 1850, de la précarité quotidienne de son existence, du froid qu'il endure, tout cela pour réclamer un remboursement, car il est lui-même obligé d’effectuer un paiement sans tarder (1). Le train de vie de ces « princes d'olives et de fromage » — surnom que rapportait déjà Volney (2) — n'était pas tellement supérieur à celui du reste de la popu­ lation rurale. Les voici même vendant leurs terrains à des paysans relativement aisés, mais en y maintenant le principe de leur supériorité; le 22 janvier 1857, Qânsûh al-Khâzen cède une plantation à un particulier qui lui règle le prix de l’achat, mais doit aussi s’engager à verser chaque année un demi rotl de savon à Pâques (3), comme le faisait précédemment le métayer qui cultivait cette mûreraie. Les tmqâta'aji-s tenaient d'autant plus à de telles signes de subordination à leur égard, qu’ils avaient du mal à soutenir leur ancien pouvoir. • Il se trouvait, en effet, des cultivateurs indépendants parmi ces principales familles villageoises qui, sous les muqâta'aji-s, occupaient une position intermédiaire dans la hié­ rarchie des groupes familiaux (4), et avaient pu s’approprier des terres. Elles donnaient les notabilités qui se trouvaient à la tête des lignées en vue, qui, par là, administraient les affaires du village et y surveillaient la rentrée des impôts, ou à qui les cheikhs con­ fiaient la garde de leurs parcelles. Les associés qui travaillaient le plus durablement et le plus fructueusement les plantations des cheikhs, venaient aussi de ces familles solide­ ment établies. Gomme pour les notables, la terre assurait leur prestige et la stabilité de leur position sociale. Mais leurs fonds, bien que la documentation actuellement connue ne permette pas d’en saisir la proportion, étaient beaucoup plus restreints par famille que ceux détenus par les familles notables, et ils étaient situés le plus souvent dans un seul terroir villageois; ils étaient donc loin de leur donner une influence comparable à celle des muqâta'aji-s qui avaient des parcelles dans tout le district, et dont le contrôle fiscal et social s’étendait à toutes les familles et à toutes les terres. Les familles villageoises «installées» n’en restaient pas moins concurrentes, à une époque où le morcellement des domaines des familles notables en facilitait aussi le démem­ brement. Ce n’était pas seulement le patrimoine des Khâzen qui était ainsi menacé; les muqâta'ji-s druzes du Liban méridional connaissaient des difficultés analogues, mais aggravées par la tension communautaire qui résultait de la pression causée par le nombre des Chrétiens. De même, l'association de plantation en mughârasa (5) favorisa le morcel­ lement dans les régions où elle était pratiquée, car le paysan était rémunéré de ses travaux 12345 (1) ADA 4552. (2) V o l n e y , op. cii., I, p. 466. (3) ADA 2197. Cf. p. 204. (4) Voir chap. V I, p. 74. (5) A. L a t r o n , op. cit.y p. 65 : « La mughârasa est un contrat par lequel un propriétaire concède un fonds de terre avec obligation de le planter d'arbres. Après un délai convenu, de plusieurs années, l'im ­ meuble est partagé entre les associés. »

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par une part du sol et des arbres, et obtenait un petit bien dont il pouvait disposer libre­ ment. Latron cite l'exemple de l'évolution du village de Dàmûr, entre Beyrouth et Sayda: « la famille des émirs Chéhab y a, au début du X IX e siècle, planté des terrains en mûriers par mughârasa; les paysans, bien fixés sur les lots qui leur ont été concédés en payement de leurs travaux, ont été enrichis par la vente de la soie; puis, profitant de la décadence politique et de la ruine économique de la famille Chéhab, ils ont progressivement éliminé leurs anciens maîtres en achetant leurs biens» (1). Cependant le plus grand danger venait de ceux qu’enrichissaient le commerce et l'usure, et qui pouvaient profiter de l’évolution juridique du droit de propriété dans l'Empire ottoman pour réaliser des inves­ tissements fonciers (2). Aussi les muqâta'aji-s insistaient-ils sur les signes distinctifs de leur position sociale. Appauvris, ils exigeaient encore des paysans les marques de respect qui leur étaient dues, et notamment le baise-main. Ils tenaient à l'apparat du cheval qui les menait au combat et qui, lors de leur enterrement, portait leurs armes à la tête du cortège (3). Ils signalaient leur rang par la permanence de leur hospitalité. Mais cette libéralité traditionnelle se concevait dans un système d'obligations réciproques, et c’était pour supporter leur part des frais qu’elle occasionnait, que les paysans « offraient » du café, du sucre et du savon, de même que, lors d’une naissance ou d’un mariage, ils apportaient du savon, du café, du sucre ou du riz à leur hôte, parent ou voisin, pour l’aider à réussir la fête; les cheikhs dressaient la liste des « cadeaux » qu'ils percevaient, comme la famille qui avait offert un festin, prenait la liste des donateurs pour ne pas oublier de leur faire un présent équivalent en pareille occasion (4). Le «cadeau» s'échangeait contre un autre service; de l'obligation, on attendait la réciprocité; la répétition de l'échange entretenait les liens à l'intérieur du groupe familial et entre groupes familiaux.1

(1) Id., p. 207-208; Latron ne cite pas ses sources. Des différends pouvaient naître de la résistance des notables à ce morcellement, notamment par le non respect de l'usage local de ce type de contrat; ainsi, lorsque l'émir Amin Arslân fut nommé caimacam des Druzes en 1845, le cheikh Sa'ld Junbl&t lui fit don de Zighdrâyâ, village métouali du Liban méridional; en 1849, l'émir Amin prétendit que non seulement le terrain lui appartenait, mais aussi les maisons du village; les paysans refusèrent cette interpré­ tation car ils s'estimaient propriétaires de la maison qu'ils avaient bâtie, et des arbres qu'ils avaient plantés, même si le terrain ne leur appartenait pas; l'affaire fut portée devant le cadi de Sayda; ACG Beyrouth, carton 43, 1849, dossier « Sayda », lettre de Pérétié, 2 février 1849. (2) a . chap. X III et XIV. (3) B. C h e m a li , «Moeurs et usages du Liban», Anthropos, IV, 1909, p. 41. Lorsque l'émir Bachîr chercha, en 1840, à contenir l’insurrection de la Montagne, il fit saisir les chevaux et les juments des notables; AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 2, f. 494, dépêche de Des Méloizes, Sayda, 20 sep­ tembre 1840. (4) B. C h e m a li , «Naissance et premier âge au Liban», Anthropos, V, 1910, p. 737; du même, « Mariage et noce au Liban », Anthropos, X -X I, 1915-1916, p. 932 ; M. Sapi, « Mariage au nord du Liban », Anthropos, X II-X III, 1917-1918, p. 143; S. R e ic h , Études sur Us villages araméens de rAnti-Liban, Damas, 1938, p. 88.

CHAPITRE XI

LE STYLE DU QUOTIDIEN

Par ses biens et ses conditions d'existence, le niveau de vie d'un muqâta*aji9 même s’il n’était pas très élevé, tranchait sur celui d’un modeste paysan que son travail main­ tenait dans la dépendance. Quelles ressources le cheikh Niqûlâ al-Khâzen, précédemment cité, tirait-il de ses terres? (1) En partant du littoral, les figues et le tabac de Hàlât, puis les olives et l’huile des oliviers de Zâyr, le blé de Fârayyâ, de Qlay‘ât et des environs, la soie depuis le nahr Ibrâhîm jusqu'à (Ajaltûn, au nahr Salîb et à M azra'a Kfardebyàn, du bois des environs de ‘Ajaltûn, de Qlay‘ât et de Faytrûn, et aussi des pierres pour la construction des mai­ sons et des murettes qui soutenaient les champs en terrasses. C’était là l’essentiel de ce qu’un cheikh du Kesruwân obtenait de ses domaines. Il faut encore ajouter la vigne, de l’orge, des ovins et des caprins, quelques bovins, employés surtout pour les labours, des volailles, des légumes et des fruits; c’est-à-dire aussi du vin — mais le «vin d’o r» du Liban se trouvait presqu’exclusivement chez les notables et dans les couvents —, de P *araq — une variété d'anisette —, un sirop épais appelé debs que l'on préparait à partir du raisin et plus souvent de la caroube, de la viande, de la laine, des peaux, des laitages, et des œufs. Comme nous l’avons déjà noté, c’était par la vente de la soie d’abord, de l'huile ensuite, que la Montagne se procurait les moyens nécessaires pour acheter les céréales et les légumineuses qu’elle produisait en quantité insuffisante (2). La sobriété du montagnard, à la mesure de ses ressources, était tout à la fois dans la tradition des franges méditerranéennes et dans celle des steppes arabes. Volney admi­ rait que des Druzes en campagne aient pu se contenter, « comme en tout autre temps », de galettes de pain, d’oignons crus, de fromage, de fruits et d’un peu de vin; « la table des chefs était presqu’aussi frugale, et l’on peut assurer qu’ils ont vécu cent jours, où un même nombre de Français et d'Anglais ne vivrait pas dix» (3). Mais si le philosophe comparait des « mœurs » différentes dans sa quête de la pureté et de la liberté, les mon­ tagnards, pour dire que leur nourriture simple donnait des forces, citaient ce proverbe:123 (1) Voir la carte, p. 146, et mon article, Arabica, V II, 1960, p. 77. Bien que le document ADA 6898 ne cite pas le nom du cheikh, son identification a pu être faite grâce aux accusations portées, en 1859, par les Khâzen contre Tânyûs Châhîn, dont le texte arabe original se trouve dans ACG Beyrouth, carton 60, 1860, et dont une traduction figure dans R. E d w a r d s , La Syrie, 1840-1862, Paris, 1862, p. 127-129. (2) Voir chap. IV, p. 42-43. (3) V o l n e y , op. cit., I, p. 458-459.

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« Mange du pain avec de l'huile, et tu as des cornes pour frapper le m ur» (1). Pour sa subsistance quotidienne, le paysan y ajoutait des olives, des fruits secs ou verts selon les saisons; du lait caillé ou du fromage blanc; des pois chiches, des fèves, des lentilles ou du riz, souvent préparés avec de l'huile sous forme de purées, bouillies ou brouets; du kichk, sorte de grains obtenus à partir d’une pâte de farine et de lait caillé séchée et broyée, consommé habituellement sous forme de soupe; du borghol, blé légèrement cuit et concassé, qui se mangeait mélangé avec du persil, de la menthe, des tomates, ou, en des occasions beaucoup plus rares, avec de la viande pilée (2). Pour honorer un hôte, il puisait dans sa réserve de debs, ou de qawrma, la graisse fondue de mouton où il avait fait confire des morceaux de viande coupés menu et salés, et qu’il conservait dans des urnes (3). Mais, d'une façon générale, il y avait une déficience chronique de l’alimentation camée, tandis que l'habitude de consommer les fruits avant leur pleine maturité et du pain mal cuit causait fréquemment des troubles de l'estomac et des intestins qu’aggravait la présence de plusieurs espèces de parasites. A cette sobriété, s'ajoutait la sévérité des périodes de jeûne chez les Musulmans comme chez les Chrétiens; les moines maronites ne commen­ çaient à manger que deux ou trois heures avant le coucher du soleil pendant le Carême (4). Le repas était un acte très simple; il ne prenait de l'importance chez les gens modestes que lors de la réception d'un hôte, et surtout lors des fêtes. Chez les notables, et plus par­ ticulièrement chez les émirs, c'était une cérémonie plus ostentatoire. Conformément aux habitudes de vie, il était pris au sol; les convives étaient accroupis, sur des nattes ou des tapis selon la richesse de la maison, devant de petites tables basses, parfois incrustées de nacre, où sur de grands plateaux étaient disposés les plats. La préparation des mets — — purées, hachis, petits morceaux... — se prête à leur manipulation avec les doigts; pour faire une bouchée, on découpe un morceau de ce pain plat qui a la forme d’une crêpe, et on le tient entre le médius, l'annulaire, le pouce et l'index pour s'en servir comme d'une pelle avec laquelle on puise dans un des plats, à sa convenance; une feuille de salade ou de vigne peut remplacer le pain. Ainsi on puise dans des plats communs, mais en ne les touchant ni avec les doigts ni avec des ustensiles allant dans la bouche ; de même pour boire, on tient à distance de la bouche une gargoulette dont le bec permet d'orienter un jet d’eau vers le gosier. Des cuillers en bois étaient parfois employées chez les notables, notamment lorsque des visiteurs européens étaient reçus. Dans les repas de cérémonie ou chez les personnages aisés, on présentait des bassins pour se laver les mains avant et après le repas — d'où l’usage du savon dans les rites d'hospitalité —, puis on apportait le café, les pipes (ou les narguilés), et les sorbets (5).1 (1) M. F eohaxj, Proverbes..., p. 240, n° 1066. (2) Sur la préparation des mets courants vers 1825 : J . Berooren , Guide Français-Arabe vulgaire, Upsal, 1844, art. «Cuisine» p. 259-270, « L a it» p. 594, « P ain » p. 604, « R iz» p. 691; H. G uys, Beyrout..., II, p. 94; M. Salamé , «L'élevage au L iban», Revue de Géographie de Lyon, X XX, 1955, p. 98; J . Guucsc, op. cit., p. 39-43; T. T ouma, op. «7.,-p. 63-68; J. D esvillettes, « L a vie des femmes dans un village m a­ ronite libanais: Ain el-Kharoubé », IB LA, 1960, p. 179-199; M. F eohali , Contes, légendes, coutumes..., p. 120; Bouron , op. cit., p. 323, 339, 342-345; B. C hemalj, « Mœurs et usages au Liban. L'éducation », Anthropos, X II-X III, 1917-1918, p. 634. (3) V. p. 140, n. 4. (4) D andini, op. cit., p. 116. (5) Différents aliments consommés, en 1660 dans la région d'Ehden, pour honorer des hôtes: Mémoires du chevalier d'Am eux,.., Paris, 1735, t. II, p. 406 aqq.; H. G uys, Beyrout..., II, p. 86-90 et 171-173;

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PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

Chaque fête familiale ou religieuse avait ses spécialités: par exemple, les sucreries lors de la première dent d'un enfant, le coq pour l'épouse et le cou de mouton farci pour l'époux lors d'un mariage pour qu'ils aient une progéniture mâle et nombreuse, les boulettes de kubbi (borghol et viande pilée) lors de fêtes religieuses (1)... Les banquets qui entre­ tenaient et consolidaient les relations sociales, étaient des événements attendus où les paysans pouvaient manger en abondance des nourritures riches et longuement préparées selon les vieilles recettes; ils étaient indispensables pour compenser de temps à autre non seulement la monotonie de la frugalité habituelle, mais une alimentation quotidienne qui, pour être généralement saine, n'en présentait pas moins des insuffisances en protéines et en calories (2). L'échange des «cadeaux» qui contribuait à la réussite d ’un grand et bon repas, était aussi une nécessité physiologique. L’habitat procédait de cette existence simple et des travaux rustiques. Le paysan vivait dans une maison cubique et massive; ses quatre murs épais étaient construits en pierres calcaires, grises ou ocres, appareillées sans mortier, et ils supportaient une terrasse à l'aide d'arcades intérieures ou d’un pilier. Son plafond était bas, sa seule porte sur­ baissée et étroite, ses rares « fenêtres petites, basses, sans châssis et sans vitres, fermées en hiver par des contrevents» (3). Cette maison était souvent exposée à l'ouest pour profiter des après-midi ensoleillés pendant l'hiver et de la brise marine durant l'été; elle n'était constituée que par un rez-de-chaussée comprenant une pièce chez la majorité des paysans, et jusqu’à quatre pièces chez ceux qui étaient les plus aisés mais les moins nom­ breux. L’unique chambre des pauvres était aussi le magasin, l’atelier et l'étable, où étaient rangés les quelques instruments agricoles, les réserves entassées dans des paniers et des jarres, le matériel de dévidage des cocons. Selon un trait de culture de tout le MoyenOrient, le mobilier de nattes, de coussins et de tables basses correspondait à l'utilisation du sol ou de plans légèrement surélevés pour se coucher, s’asseoir et manger, tandis que les vêtements et les divers tissus étaient pliés dans un coffre, peint en vert ou en rouge, ou dans un placard aménagé dans le mur; sur une étagère étaient posés des poteries et quelques récipients en cuivre; les murs pouvaient être décorés de motifs géométriques en relief (4), et ils étaient blanchis à la chaux. Le couchage sur le sol, dans la fraîcheur nocturne ou l’humidité hivernale, était une cause de fréquentes affections rhumatismales dont souffraient les montagnards (5).1 cf. M. R odinson, « Recherches sur les documents arabes relatifs à la cuisine », R am des Études Islamiques,

1949, p. 95-165 (cuisine aristocratique médiévale). Le poisson était peu consommé dans la M ontagne; chez les notables, on le faisait macérer dans le vinaigre et on le prenait comme condiment. Sur les hauts plateaux calcaires, la neige était accumulée et tassée dans les fossés et les dolines pour être conservée jusqu'à la saison chaude; les bergers la faisaient fondre pour avoir de l'eau (S alamé , art. rit., p. 91), et elle était vendue dans les villes où elle était recherchée (ADA 6624, XI-1 ; cf. M. G audefroy -D eiioisbynes, La Syrie à r époque des Mamelouks, Paris, 1923, p. 255-257; F. Braudel , op. rit., p. 7-8; A. R abbath , Documents inédits...» L II, p. 203). (1) B. C hemali, art. rit., Anthropos, V, 1910, p. 739 et 745; Anthropos, X -X I, 1915-1916, p. 928; M. F eghali , La fam ille maronite au Liban, Paris, s.d. (1937), p. 34. (2) Cf. E. Ashtor , « Essai sur l'alimentation des diverses classes sociales dans l'O rient médiéval », Annales É.S.C., X X III, 1968, p. 1017-1053. (3) H. G uys, Beyrout..., II, p. 84; M. F e o h a u , «Notes sur la maison libanaise», Mélanges René Basset, Paris, 1923. Voir pi. X V III. (4) Gf. S. R eich , op. rit., p. 59-60 et 113; R. T houmin, La maison syrienne, Paris, 1932; ces travaux seraient à compléter. (5) B. Boyer , Conditions hygiéniques actuelles de Beyrouth, Lyon, 1897, p. 31 et p. 18-20.

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Pour se chauffer dans une région où les bois existent mais sont relativement clairsemés, et cèdent rapidement la place à la garrigue, on brûlait des brindilles, du charbon de bois et des noyaux d'olives dans un foyer en pierre ou un brasero en fer; la fumée n'était évacuée que par la porte, les fenêtres ou de petites ouvertures qui étaient pratiquées au-dessus d'elles et qui laissaient rentrer le froid et les courants d'air. La terrasse était construite avec des solives qui étaient recouvertes d’un clayonnage de branches et d'une épaisse couche de terre épierrée et battue. Pour qu’elle ne s'écroulât pas sous l'effet des averses hivernales ou du poids de la neige (1), elle devait être soigneusement entretenue; fréquemment, après les fortes pluies, il fallait boucher les trous qui s'y faisaient, et l’aplanir au moyen d'un rouleau de pierre, ayant toujours sa place dans un coin de la terrasse, sinon l’eau filtrait à l'intérieur et les solives s’abîmaient rapidement. La destruction d'un rouleau était chose grave; lorsque des habitants de ‘Ajaltûn pillèrent la maison du cheikh Niqûla al-Khâzen pendant l'hiver 1859, «ils ont fait tomber les rouleaux des terrasses et personne n'a été autorisé à les aplanir afin que tous les plafonds soient détériorés» (2). Mais, dans la douceur méditerranéenne mêlée à la salubrité de l'altitude, ces maisons étaient largement conçues pour une vie à l’extérieur. Aussitôt que les conditions météo­ rologiques s’y prêtaient, bien des travaux domestiques se faisaient au grand air ou sous un simple auvent de branchages, depuis la cuisine, sur un foyer fait de quelques grosses pierres, jusqu'au filage de la soie. Les visiteurs étaient reçus devant la maison ou sur la terrasse; durant les belles nuits étoilées de l'été, les réunions s'y prolongeaient et il s'y transmettait toute la sagesse populaire, comme ailleurs durant les longues veillées d'hiver; il se formait des concours où chaque assistant devait réciter le plus grand nombre possible de proverbes; parfois, un conteur et poète populaire enchantait l’assemblée. A l'époque des fortes chaleurs, on dormait aussi sur la terrasse pour profiter de l'air, et fiîir l'intérieur des maisons qui était souvent envahi de puces à cette période de l’année (3). La demeure du notable était la même dans son principe, mais plus spacieuse, plus patriarcale aussi; une galerie, deux ou trois pièces, une cuisine, permettaient de recevoir les hôtes selon leur rang. Le décor restait modeste, mais déjà il apparaissait plus recher­ ché; de la verrerie de Venise ou de Bohême, de la porcelaine européenne relevaient l'éclat de l'hospitalité, de même que des lits et des armoires importés annonçaient au milieu du X IX e siècle les influences occidentales (4). Chez les principaux notables, les chefs de cer­ taines grandes familles, des commerçants nouvellement enrichis, l’architecture de la demeure devenait plus imposante, et le style plus raffiné, influencé par celui des villes1 (1) AGG Beyrouth, carton 43, 1849, dossier «Sayda», dépêche de Pérétié, 15 février 1849. De nos jours, des maisons de ce type existent encore au Liban, et les effondrements provoqués par les intempéries hivernales sont signalés dans les journaux à la rubrique des faits divers; par ex., L'Orient, 4 mars 1959 et 31 janvier 1963. (2) ADA 6898 VI-1, traduit dans Arabica, V II, 1960, p. 83. (3) D ’Arvieux , op. cit., t. II, p. 401-403, raconte comment il a été dévoré par les puces dans les «m asures» maronites du Liban septentrional. Cf. M. F e o h a u , Proverbes..., n° 769, p. 160. (4) Arabica, V II, p. 79, 81 et 82. Le médecin de Lamartine, D elaroièrz , Voyage en Orient, Paris, 1838, p. 208, remarque que c*est un riche commerçant de Dayr al-Qam ar qui possède des pendules et de rargenterie européennes, alors que les cheikhs n'en ont jamais.

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de l’intérieur et de la côte d’où venaient des maîtres d’œuvre, avec un élégant dévelop­ pement des motifs d’inspiration locale (1). Si personne ne pouvait rivaliser avec le luxe et la grandeur du palais de l’émir Bachlr, des muqâta'aji-s comme les Ablllama* ou les Junblâf avaient fait édifier de belles et vastes résidences qui étaient le signe de leur puis­ sance et constituaient un point de ralliement de leur clientèle (2). Le choix d ’un site d’où le regard se posait sur les sommets, plongeait dans les profondes vallées, puis se portait vers les horizons de la Méditerranée, en soulignait l'agrément, en renforçait le prestige et en faisait d’excellents observatoires. *

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L’économie villageoise se complétait d'une petite activité artisanale dont les produits subvenaient aux besoins locaux, étaient échangés à l’intérieur de la Montagne, et, dans certains cas même, étaient vendus à l'extérieur. Le dévidage des cocons pour livrer des écheveaux, le pressage des olives pour avoir de l'huile (3), étaient accomplis par le culti­ vateur et sa famille, tout comme le traitement du raisin ou le dépiquage des épis sur l’aire pour recueillir le grain; plus spécialisées étaient déjà la fabrication du charbon de bois et la taille des pierres. Des potiers fournissaient les montagnards en jarres, gargou­ lettes et plats de différentes dimensions (4) ; des tanneurs et des cordonniers travaillaient les peaux. Des menuisiers et des forgerons fabriquaient et réparaient les instruments de labour, et les boiseries et ferrures des maisons; un peu de minerai de fer était extrait, et certaines forges avaient une bonne réputation locale, comme celles de Jazzfn pour ses fers à cheval et ses poignards. Les travaux de construction des maisons, surtout quand elles prenaient un peu d’importance, étaient coordonnés par un maître d'œuvre avec lequel le propriétaire passait un contrat (5) ; lorsque l'émir Bachlr rehaussa son prestige en s'adonnant au goût du bâtiment, lui et ses protégés accaparèrent souvent les maçons et les charpentiers (6) ; à la même époque, la chaux qui se préparait dans la Montagne était vendue pour le compte du hâkimy et les muqâta'ajis n'obtenaient la permission d’en faire dans leur district que contre le paiement d’un droit (7). Trois bourgs du mont Liban étaient réputés pour leurs tissages Dayr al-Qamar, B'abdà et Zûq Mkàyil qui produisaient des tissus de soie et coton à rayures (8), et l’habituel1 (1) Sur les différents types de maisons libanaises et leur style, il y a eu beaucoup de journalisme, quelques notes et quelques relevés, mais une solide étude d'ensemble se fait toujours désirer. L'album de H. Y. K alayan et J . L io er -B elair . (Uhabitation au Liban, Beyrouth, 1966) qui fournit quelques docu­ ments utiles dans le premier fascicule, ne comble pas ce vide. (2) Voir pi. XVI. (3) Cf. R. C resswell , « U n pressoir à olives au Liban: essai de technologie comparée», L'homme, janvier-mars 1965, p. 33-63. (4) Cf. R. C resswell , « L a poterie libanaise», Objets et Mondes, t. IV, 1964, p. 187-198; J . Ba r CHiNi, La production artisanale de la céramique actuelle au Liban, thèse de 3e cycle, dactylographiée, Paris, 1965. (5) ADA 6938 (X) et 7175 (X). (6) Voir chap. V III, p. 99. ACG Beyrouth, carton 20, 1836, registre de correspondance tenu par H. Guys, n° 114, 8 avril 1837. (7) H. G uys, Beyrouth II, p. 149-150. (8) AN, AÉ B. III, n° 243, « Rapport sur l'état commercial et politique de la Syrie », par Mazoillier, 1848: les métiers de ces villages «font un tissu de soie et coton pour habillement, appelé Chitara, et un

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manteau de laine, appelé *abât des sédentaires et des nomades du Moyen-Orient arabe (1). Ges fabrications faisaient vivre de nombreux artisans du textile; H. Guys estimait qu’il y avait, en 1834, 140 métiers battant à Dayr al-Qamar, 40 à B'abdâ, 135 à Zûq Mkâyil, et que les bénéfices que ces trois bourgs en retiraient, étaient alors respec­ tivement de 1 million de piastres, 200.000 piastres et 92.370 piastres (2). B‘abdâ et Zûq Mkâyil étaient au contact de la montagne et de la côte; la part de Dayr al-Qamar est peut-être exagérée, mais cette localité avait été la résidence des émirs de la Montagne, et, proche du palais de Bayt ed-Dln, elle profita largement des dépenses faites par l’émir Bachlr et sa suite (3) ; c’était un bourg privilégié et prospère, symbole de l’implantation maronite dans le Liban méridional, fidèle à l’œuvre des Chihâb et notamment de l’émir Bachîr, et qui, pour toutes ces raisons, provoquait la haine des Druzes. • Le monde rural libanais percevait des modifications à travers les charges qu'il sup­ portait, et les conflits auxquels il assistait ou participait. Si l’activité du mont Liban tran­ chait sur la stagnation des campagnes de Syrie, la saturation démographique qui ame­ nuisait les revenus de chacun, aussi bien chez les notables que chez les modestes paysans, cumulait ses effets avec ceux de la fiscalité et des troubles monétaires pour développer une gêne généralisée; tous les indices et toutes les mesures, nécessairement partielles, concordent. Il y avait une disproportion croissante entre l’attitude du notable appauvri qui comptait toujours sur la puissance globale et le prestige de sa famille, et les devoirs des familles paysannes envers une force qui s’éparpillait avec le nombre et dont l’action avait été particulièrement contrainte par l'émir Bachlr. Un début de changement des conditions de travail apparut lorsque des Français installèrent des filatures de soie mo­ dernes dans le mont Liban après 1840 (4). Cette intervention directe, bien que limitée encore, du capital et de la technique de l'Europe pour des besoins européens était une des manifestations du renouvellement de l’action de l’Occident, et elle s’ajoutait à tout ce qui1 autre tissu appelé Boursali, imitant les étoffes de Brousse; dans presque tous les villages on fabrique des étoffes de coton avec lesquelles on fait les vêtements des habitants. Dans quelques endroits on confectionne les abai (vestes) en laine et en soie et coton; il y a des abal qui valent jusqu'à 2.000 piastres chacune. Ges tissus sont d'une grande solidité et procurent un revenu avantageux à la montagne parce qu’ils sont en usage dans toute la Syrie. » (1) R. D ozy , Dictionnaire des noms de vêtements chez les Arabest Leyde, 1845, p. 292-297. (2) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 1 ter, f. 190, rapport de H. Guys sur le commerce de Beyrouth en 1834, 7 mars 1835. (3) Dayr al-Qam ar « compte environ deux mille habitants; ses bazars ne se distinguent que par la quantité de soieries, produits des fabriques du pays, qu'on voit exposées en vente et qui forment sa branche principale de commerce. J e visitai plusieurs ateliers de tisserands, toujours plus étonné qu'avec des métiers simples et grossiers comme ceux qu’ils emploient, ils réussissent à fabriquer des étoffes ouvragées d'un aussi bon goût »; E. B londel , Deux ans en Syrie et en Palestine (1838-1839) >Paris, 1840, p. 87. Les quelques Juifs qui vivaient dans le mont Liban, étaient tous installés à Dayr al-Qam ar où ils exerçaient le métier de cardeur à l'arçon (hallâj) ; ci. J . G oudard , op. cii.t p. 128. Dayr al-Qam ar possédait aussi une fabrique de savon; Mazoillier, rapport cité. « Deir el-Kam ar est peuplé de créatures de l'ancien prince. Deir el-Kam ar vivait de son immense fortune, son palais de Beit ed-Dine où il entretenait un nombre considérable d'hommes de service était pour ainsi dire une succursale de Deir el-K am ar»; AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 302, dépêche de Bourée, 1er janvier 1842. (4) Voir chapitre XIV.

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PRÉLÈVEMENT FOCAL ET PRODUCTION

contribuait à tendre les rapports entre cheikhs et paysans et les rapports entre commu­ nautés confessionnelles. Les revendications et les luttes dont l'occasion fut la tentative de réforme administrative du Liban après la chute de l'émir Bachîr, furent exacerbées par les conséquences locales des grands changements mondiaux, mais elles restèrent à la mesure de la conscience des montagnards et elles se manifestèrent dans le cadre de leurs comportements sociaux et des formes de leur labeur.

CHAPITRE XII

LES HIÉRARCHIES ET LES RÉFORMES OTTOMANES

L'émir Bachir II quitta le mont Liban en octobre 1840, après la retraite des troupes d'Ibrâhîm Pacha. Dès le 3 septembre, un firman du sultan l'avait destitué et remplacé par son parent Bachir Qâsim — Bachir III Chihâb dans la nomenclature d'aujourd'hui — prince médiocrement doué qui avait été recommandé par le consul anglais Richard Wood (1). La Porte faisait acte d'autorité; mais l'influence étrangère était présente. Au jeu des forces traditionnelles s'ajoutait, dans la Montagne, l’opposition des intérêts nou­ veaux. Les chefs druzes qui avaient été écartés par l'émir Bachir II, rentrèrent au mont Liban avec l'intention proclamée de récupérer leurs biens et leur fonction; dans leurs « districts mixtes », ils se heurtaient à la majorité chrétienne de la population qui avait profité du mouvement des terres durant la période écoulée. Tous les muqâta'aji-s intri­ guaient pour garantir leurs privilèges et étendre leur pouvoir; mais le gouvernement turc défendait sa souveraineté en se réclamant des principes de réforme et de centralisa­ tion définis, l’année précédente, dans le Hatt-i Chtrif de Gülhané; il avait inscrit à son programme la suppression de l'affermage des impôts et la diminution des pouvoirs pro­ vinciaux au profit de ses propres décisions. L'Angleterre voulait consolider l'avantage que lui donnait son intervention militaire aux côtés des troupes du sultan, la France rétablir et garantir son crédit mis en difficulté par son alliance avec Mohammad 'Ail, la Russie et l'Autriche (2) trouver des points d'appui pour jouer un rôle. Chacune de ces puissances fondait, ou cherchait à fonder, son action diplomatique sur la protection d’une communauté confessionnelle qui constituait à la fois un ensemble humain suffisamment vaste sur le plan local et une force morale dépassant par ses affinités les horizons régionaux; la transcendance religieuse du cloisonnement social arabe s’accordait avec ce besoin d’englober de la pensée occidentale aussi bien qu’avec sa culture chrétienne. L'expansion européenne renouvelait l'ancienne protection des Chrétiens d'Orient; pour leur part, les réformateurs turcs gardaient les réflexes de leur culture musulmane et entendaient en conserver les valeurs. La passion confessionnelle s'exacerbe dans la rencontre des modifications de l'ordre interne et de l'ordre externe. L'intervention des consuls européens croise l'action du gou­ vernement turc; les esprits du pays sont remués. L'autorité en mutation se dilue; chaque*I. (1) T esta, op. cit., III, p. 83-85. Cf. K. S a u b i , The Modem History qf Lebanon* Londres, 1965, p. 43 sqq. ; I. S milianskaLa, Krilstianskoii dvijeniii o Uoanii o piérvoi polovinié X IX o. (Le mouvement paysan au Liban dans la première moitié du X IX e s.), Moscou, 1965, chap. I l l ; A. I smaIl , Histoire du Liban duX V II*sikleà nos jours, t. IV, « Redressement et déclin du féodalisme libanais », Beyrouth, 1958; Husayn et Yûsuf K hatâr Abû ChaqrA, al-Harakât f l Lubnân ilà 'ahd al-mutafarrißya (Troubles in Lebanon) , Beyrouth, 1371/1952. (2) Une force navale autrichienne avait participé à l'expédition anglo-turque.

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PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

groupe libanais en appelle à sa communauté pour retrouver un pouvoir tout en gardant son âme, pour prendre la mesure de ses forces, pour avoir une conscience du monde qui s’élargit. La chronique des années 1841-1845 est pleine de sang, de pillages, de haine entre les Chrétiens et les Druzes. Les communautés demeurent là où s’effondre l’ancien ordre administratif, mais la crise politique s’anime de leurs différences d’organisation et la crise sociale comprend aussi toutes les inégalités existant entre leurs membres. •



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Bachfr III se montra incapable de maîtriser une situation aussi complexe. Son échec aboutit à la fin du pouvoir des Chihâb, étape essentielle de la décomposition du vieux système de gouvernement. Si la Porte continuait à appeler officiellement Bachlr III « prince de la Montagne des Druzes», elle l’avait déjà nommé comme un fonctionnaire relevant seulement du gouvernement central et en recevant régulièrement son traitement; il était soumis à l’autorité du gouverneur de Sayda dont la résidence fut désormais fixée à Beyrouth — l’importance économique et administrative de ce port n’ayant cessé de croître durant la décennie écoulée. Aucune instance coutumière n’avait été consultée, même pour la forme. Face au nouvel émir qui était chrétien, se dressèrent d’abord les muqâta'aji-s druzes, et notamment Nu‘mân et S aid Junblàf, Husayn Talhûq et Amin Arslân. Après l'exécu­ tion en 1825 de leur père, le cheikh Bachlr, Na'mân et S aid Junblàç s’étaient réfugiés à Constantinople, puis au Caire où Mohammad ‘Ail les traita avec bienveillance, les laissa correspondre avec leurs partisans, et s’en servit ainsi d’otages répondant de la fidélité de l’émir Bachlr II Chihâb; lors de l’expédition anglo-turque de l’été 1840, il les renvoya dans le mont Liban en donnant l'ordre à l’émir Bachlr de leur rendre les vastes possessions confisquées à leur père (1). Lorsqu'ils arrivèrent, l’émir Bachlr et les troupes égyptiennes avaient déjà quitté la Montagne; ils entreprirent de reprendre leurs biens, cette fois-ci avec l’accord de la Porte. Les cheikhs druzes qui avaient été écartés, retrouvaient leurs terres occupées; il ne leur était pas facile de les récupérer, ni d’exercer à nouveau les fonc­ tions de muqâta'aji, La question des terres confisquées et transférées par l’émir Bachir II provoqua bientôt des querelles où les récriminations et les violences s’aggravèrent de la confusion entre le fait de posséder la terre et le droit de prélever l’impôt. Or, face aux Druzes, la cohésion des Maronites était maintenue non par les muqâta'aji-s, mais par le patriarche et son clergé. Yûsuf Hubaych, issu d'une famille notable de moyenne importance (2), occupait le siège patriarcal depuis 1823; il s’appuyait sur un clergé en majorité d ’origine paysanne. Lorsqu’il fut question de remplacer Bachlr III par un homme plus efficace, soit son cousin Salmàn Chihâb, un musulman sunnite mo­ déré, soit l’émir Haydar Ablllama*, maronite et chef de la famille la plus élevée après les Chihâb, il s’y opposa; peut-être espérait-il par là ménager un éventuel retour de Bachlr II ; il remarquait surtout que la diminution du pouvoir des notables augmentait sa propre influence (3). Certes, contrairement à la fonction officielle qu’occupait le patriarche 123 (1) AÉ, Correspondance commerciale, 3, f. 333, dépêche de Bourée, 7 octobre 1841. (2) Sur la famille Hubaych v. p. 88. (3) AÉ, Correspondance commerciale, 3, f. 115, dépêche de Des Méloizes, 8 mars 1841 ; ACG Bey­ routh, carton 28, 1841, dépêche de Des Méloizes, 21 mai 1841.

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orthodoxe à Constantinople depuis la conquête, le patriarche maronite n'avait eu qu'un rôle mineur et officieux à la tête de sa petite communauté. L'essentiel était que l’organi­ sation ecclésiastique ne laissait pas cette communauté chrétienne démunie de cadres capables de réunir les différents groupes; entre les familles notables affaiblies et les paysans en quête d’une direction, le patriarche, responsable de son unanimité spirituelle, se pré­ senta comme le garant de son destin. Il prit l'initiative d'une convention qui fut conclue le 29 mars 1841 (1), pour main­ tenir les Maronites comme « une seule main », selon la formule traditionnelle des ententes. Il inclut dans cet accord deux conditions préalables: 1° l'observation des préceptes de la religion, 2° la soumission au sultan et « aux chefs délégués par lui pour nous gou­ verner », mais en les priant d'être équitables et justes dans leur administration. La pre­ mière clause ne rappelait pas seulement aux fidèles l'indispensable respect de l'union et de l’obéissance; elle sous-entendait l'attachement au Christianisme romain, et, par là, à tout un arrière-plan de relations. La seconde était conforme à la nouvelle option du gouvernement turc réformateur; mais elle poussait aussi le patriarche à être l'intercesseur de son groupe communautaire auprès des représentants de la Porte, et ainsi à se substituer, au moins partiellement, aux émirs et aux cheikhs qui avaient été les intermédiaires entre le souverain et les sujets. Sans modification de la conception des rapports humains, les respon­ sabilités se déplaçaient dans le sens d'un unique regroupement au niveau communautaire. La convention insistait ensuite sur la nécessité de ne pas léser les intérêts communs des Maronites et de ne pas altérer leur union — ceci afin de garantir les privilèges de la communauté. En conséquence, elle réclamait que les impôts, prélevés «pour le bien général », fussent répartis d'une manière équitable sur tous, et elle annonçait, en voilant à peine la menace, que les Maronites s'opposeraient à l'oppression; c'était à la fois re­ prendre la grande revendication des montagnards, que l'émir Bachir II avait utilisée pour abaisser les muqâta'aji-s mais qui s'était finalement retournée contre lui, et rappeler l’exemple du récent soulèvement contre la domination égyptienne. Après cette exigence fiscale et cette menace, venait une clause sur les rapports avec les émirs et les cheikhs: ceux-ci seraient respectés selon leur rang, mais ils auraient eux-mêmes des égards pour la population, notamment en la protégeant contre l'oppression. C'était reconnaître leur supériorité sociale et leur capacité à diriger, mais en limitant leur action par leurs devoirs envers les villageois. Ils étaient liés comme les autres membres de la communauté par cet accord, et il y était précisé que si quelqu'un ne le respectait pas, tous ne devaient faire qu’ « un seul corps » contre lui. Pour défendre les intérêts généraux faisant l'objet de cette convention, une dernière clause prévoyait que des délégués seraient choisis dans tous les districts parmi les habitants les plus respectables et d'une équité reconnue. Ce texte n’est donc pas sans rappeler, dans sa forme, cette sorte d’entente que passaient entre eux les muqâta'aji-s pour l’administration de leur district, et qui a été analysée au début du chapitre X ; mais, cette fois-ci, elle était élargie à tous les groupes familiaux de la communauté en la personne de leurs représentants les plus en vue. Le chef de l'Église maronite cherchait à se placer à la tête de ces groupes en s'assurant le concours de tous ceux qui avaient acquis quelque notabilité. D'après le consul français (2),12 (1) A GG Beyrouth, carton 28, 1841, document joint à la dépêche du 25 avril 1841 (adressée à la Direction politique). CHiDYÀq, op. cit., p. 617. (2) Id.

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les prêtres informaient le patriarche de ce qui se passait dans chaque village, et menaçaient d’excommunication ceux qui ne respecteraient pas cette convention; des Grecs-catholiques y auraient aussi apposé leurs cachets. En fait, elle n'est pas devenue une charte de la communauté maronite; ce texte, comme d'autres pétitions et accords temporaires de ces années troublées, était bien plus une proclamation de principes et de revendications, un programme en quelques sorte; c'est en tant qu’expression d'ambitions nouvelles (qui puisaient leur force dans de très vieilles responsabilités) qu’il est particulièrement inté­ ressant, et c'est ainsi qu’il était compris. Les muqâta'aji-s druzes perçurent tout ce que la désignation de délégués comportait de danger pour leur pouvoir, surtout que la communauté maronite dont la supériorité dé­ mographique était si visible, en fournirait la majorité. Dans le même esprit, ils s'oppo­ sèrent au projet de Bachir III qui, suivant des suggestions des autorités ottomanes, avait proposé de s'entourer d ’un conseil de douze membres représentant les principales com­ munautés. En juin 1841, les chefs druzes adressèrent une requête à la Porte pour protester de leur fidélité immémoriale à son égard et à l’égard de l’Islam, pour rappeler qu'ils avaient toujours été mieux considérés que les Chrétiens, et pour accuser l’émir Bachir III d'une conduite tyrannique qu'ils dénonçaient comme profitable aux «infidèles»; aussi réclamaient-ils qu'un des leurs fût désigné comme leur chef, tout en assurant qu’ils se soumettraient aux principes proclamés par le Hatt-i Cherif de Gülhane concernant la répartition de l’impôt; ils refusaient, ajoutaient-ils, d'être humiliés par des Chrétiens, et ils demandaient l'aide de Dieu et de la Sublime Porte pour résister à leur nombre (1). Ils n'étaient pourtant pas insensibles, eux aussi, à d'autres avances. Les missionnaires protestants américains qui cherchaient un appui occidental et un secteur communautaire d’influence, notamment par l’éducation, leur soufflaient de s'adresser à l’Angleterre; les agents de cette puissance avaient d'ailleurs déjà commencé à « travailler » ce milieu confessionnel sans attache occidentale. Par l'entremise du pasteur Thomson, représentant en Syrie de l'American Board of Commissioners for Foreign Missions, un cheikh du Haurân fit savoir au consul général britannique, le colonel Hugh Rose, que les Druzes souhaitaient bénéficier de la protection de l'Angleterre; le cheikh Nu‘mân Junblàt montrait aussi des dispositions favorables à cette puissance ; mais les Druzes demeuraient fidèles à leur doctrine, et les espoirs mis dans leur conversion réelle restaient plus que problématiques. Rose exposa à Palmerston l’intérêt qu’il y aurait pour l'Angleterre à protéger la communauté druze, de même que la France le faisait pour les Maronites et la Russie pour les Grecs-orthodoxes (2). Dans sa réponse, Palmerston modéra l'im pa­ tience de son agent; le gouvernement britannique, écrivait-il, serait heureux d'établir de bonnes relations avec les Druzes, mais avant tout pour protéger la souveraineté du sultan; il proposait, par exemple, que l'action britannique se manifestât par des inter­ ventions à Constantinople en faveur des Druzes (3). Quant à l'Église maronite, elle relevait de Rome; le patronage de la France appar­ tenait à son patrimoine; pour elle, c'était un appui plus que jamais nécessaire. Pourtant,123 (1) T esta, op. a/., III, p. 87-88. Sur le mépris des chefs druzes pour Bachir I II v. chap. V III, p. 99. (2) PRO , FO 195/187, dépêche de Rose (n° 39), Beyrouth, 22 mai 1841. Pour Werry, consul britan­ nique à Damas, le Liban était « la clé de la Syrie d'un point de vue politique et m ilitaire»; PRO, FO 78/447, dépêche de Werry, Damas, 7 août 1841. (3) PRO, FO 195/187, dépêche de Palmerston, Foreign Office, 15 juillet 1841.

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sa « fidélité » fut un moment gênée par le soutien français à l’Égypte, bien que, de son poste de Beyrouth, le consul Bourée eût préconisé une politique de consolidation des liens privilégiés avec la communauté maronite. En 1840, U avait proposé la création d’une principauté chrétienne au Liban, et il n’avait contrarié qu’avec la plus grande circons­ pection le soulèvement anti-égyptien des Maronites; mais Thiers, mécontent de cette temporisation, l'avait rappelé (1). Guizot, devenu ministre, raviva les contacts de foi et de fidélité. Au début de 1841, le gouvernement français alloua 10.000 francs qui furent employés à distribuer du blé aux nécessiteux du Kesruwân (2), puis 30.000 francs pour la réparation des églises ayant souffert des hostilités (3), auxquels vinrent s’ajouter 75.000 francs donnés par l’Œuvre de la Propagation de la Foi dont le conseil central siégeait à Lyon (4). Les missionnaires lazaristes, rivaux des jésuites et dévoués à la politique française, furent chargés de distribuer 45.000 francs de ces 115.000 francs (5). Bourée réintégra son poste; « mon retour en Syrie, écrivit-il à Guizot, a été interprété [par les Maronites] comme il était à désirer qu’il le fût» (6). Deux constatations principales s’imposaient au consul de France: Io L'autorité du clergé, à défaut de celle de l'émir, maintenait une sorte d'ordre dans la partie maronite de la Montagne, alors que des troubles sévissaient dans d’autres provinces syriennes; le patriarche bénéficiait de la perte de puissance des émirs et des cheikhs, mais il ne pouvait consolider cette situation de fait sans une aide extérieure. 2° Le patriarche maronite était « le plus puissant soutien » de l’influence française, mais il laissait entendre que sa confiance n’était pas exempte de doutes sur la volonté de la France d’en donner des «preuves efficaces» (7). La nécessité de lui fournir des garanties était d’autant plus urgente que le représen­ tant de l’Autriche avait profité de l’éclipse relative de la France pour faire des ouvertures*2 (1) Dans sa dépêche du 21 mai 1840 (AÉ, Correspondance politique, Beyrouth, 1, 1840; cf. aussi AÉ, Turquie, Mémoires et documents, 43 (6), Syrie et Liban, 1753-1847, f. 22), Bourée soulignait la diffi­ culté d ’être, dans le mont Liban, en même temps les soutiens du gouvernement « abhorré » de Mohammad 'Al! et les protecteurs des Chrétiens qui en subissaient le « joug»; il signalait les exactions et l’oppression des autorités égyptiennes qui ne respectaient pas les privilèges concédés par les capitulations, mais qui surtout, en ruinant et en décimant les populations amies de la France, détruisaient l’influence de la France dans cette région. Aussi faisait-il la proposition suivante: «Ces dangers ne disparaîtraient-Us pas par ^indépendance reconnut du prince du Liban, par la création enfin d'une principauté catholique indépendante ou seulement tenue à quelques actes de vasselage. » Il avait déjà soumis, continuait-U, ce plan à Bachîr II, en présence du P. Ryllo, jésuite polonais alors connu pour son action anti-égyptienne; mais l’émir lui avait fait remarquer que le Liban ne pourrait être indépendant sans un port de mer, et sans la plaine de la Biqâ* « pour appro­ visionner de grains la montagne qui en manque »; U restait surtout sceptique sur la bonne volonté des grandes puissances à l’égard d ’un tel projet. Thiers, quant à lui, le désavoua, et Bourée lui répondit le 2 août 1840: « Il résulte de la dépêche de votre Excellence que notre influence en Syrie et notre action protectrice ne sont que secondaires à la grande question d'O rient»; ACG Beyrouth, carton 25, 1840, dépêche de Bourée, 2 août 1840. Dès le 29 juillet 1840, Thiers avait décidé son rappel. (2) ACG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Des Méloizes, 13 mars 1841. (3) ACG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Guizot, Paris, 24 février 1841. (4) ACG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Des Méloizes, 30 juin 1841. (5) Id. ; « Le Délégué apostolique a eu l’idée de fonder avec les nouveaux secours un Mont-de-piété pour porter remède à l'usure qui est la ruine du peuple. » (6) ACG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Bourée, 2 août 1841. (7) AÉ, Correspondance Commerciale, Beyrouth, 3, f. 184 sqq., dépêche de Bourée, 19 août 1841.

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au haut clergé maronite et grec-catholique, et à l'émir Bachlr III. « On nous discute, on nous pèse, on nous compare » ; en tirant cette conclusion, Bourée confirmait à son ministre le besoin de rétablir rapidement la position française auprès des Maronites pour prévenir l’action de l’Autriche, et pour contrebalancer les efforts anglais auprès des Druzes et l'activité russe parmi les Grecs-orthodoxes. Un nouveau don français de 90.000 francs fut remis au patriarche maronite en septembre (1); les secours publics et privés que la communauté maronite avait reçus de la France depuis le début de 1841, s’élevaient donc à 205.000 francs. Guizot fixa ainsi sa ligne de conduite au consul : « Vous avez très bien compris qu’en soutenant avec zèle et fermeté la cause des populations catholiques de la Syrie, vous deviez éviter tout ce qui pouvait blesser sans nécessité la susceptibilité des Turcs, que pour eux comme pour leurs sujets nous devions être autant que possible des amis, des protecteurs, des conciliateurs, et que cette double position, plus difficile aujourd'hui qu’à d’autres époques, doit pourtant être maintenue avec d'autant plus de soin que, de tout temps, elle a été le principe et la base de notre influence en Orient » (2). Les rivalités entre les deux gouvernements, anglais et français, puisaient à de communs facteurs de l'expansion de l’Europe occidentale; il n'est donc pas surprenant qu’il y ait eu aussi entre eux une parenté d’idées sur la voie à suivre dans un même contexte inter­ national. Palmerston disait: «just influence»; Guizot: «protecteurs», «conciliateurs». Dans cette conception, la protection d’une communauté fournissait un appui solide pour se poser, au-delà, en guide et en médiateur vis-à-vis du gouvernement turc. Cependant, les montagnards ne connaissaient les principes européens que par l’action qu’ils inspiraient, et cette action n'était elle-même comprise que par rapport aux réalités internes et à l'échelle des valeurs propres à la société. O r les niveaux d’approche étaient différents; tandis que les Anglais prenaient contact avec les Druzes par l’intermédiaire de leurs notables, les Français s’adressaient d ’abord au clergé maronite et, par lui et avec l'argu­ ment de la tradition, ils touchaient à l’unanimité d’une communauté à travers sa sensi­ bilité religieuse. Les deux politiques, de la France et de l’Angleterre, liaient leur avenir à des situations libanaises qui, de leur côté, en subissaient l’impact; malgré le désir des ministres européens, les interventions étrangères ne diminuaient nullement les tensions intérieures, bien au contraire. * Des heurts sanglants s'étaient produits dès le début de 1841 ; à la suite d'un incident de chasse mineur, des Maronites de Dayr al-Qamar attaquèrent des Druzes du village voisin de B'aqltn, et en auraient tué dix-sept. Le patriarche dépêcha des cheikhs maronites Khâzen et Hubaych pour négocier avec les cheikhs Junblât et Abû Nakad la 12 (1) AGG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Bourée. A cette époque la diplomatie française intervenait aussi en faveur des prêtres grecs-catholiques qui réclamaient à la Porte le droit de porter la même toque (qalûsé) que les prêtres grecs-orthodoxes, ces derniers étant soutenus dans leur reñís par la Russie; cette affaire de coiffure donna lieu à une correspondance diplomatique aussi abondante et à des démarches aussi nombreuses qu'était vive la rivalité entre ces deux communautés chrétiennes. LouisPhilippe fit un don de 2.000 francs à l'évêque grec-catholique de Za^lé, et, avec sa sœur, M adame Adélaïde, un don de 2.000 francs au couvent grec-catholique de Saint-Sauveur; ù/., carton 30, 1842, lettres de l'agent du ministère des A. É. à Marseille, l #r avril, 8 avril, l*r octobre 1842. Les Grecs-catholiques recherchèrent aussi l'appui de l'agent autrichien; R abbath , Doamunts..., t. I I , p. 151. (2) AGG Beyrouth, carton 28, 1841, dépêche de Guizot, Paris, 28 octobre 1841.

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punition des coupables et « l’oubli» de cet accrochage; ce fut obtenu, mais les morts de B'aqlln laissaient plus que de la méfiance. Alors qu’ils avaient donné les chefs à la Montagne, les Druzes s’y jugeaient main­ tenant les victimes des Chrétiens. Ils se voyaient submergés par la population chrétienne. Les cheikhs druzes accusaient les Chrétiens d’avoir bénéficié des spoliations que leur avait fait subir l'émir Bachlr II ; les paysans druzes les rejoignaient pour accuser les Chrétiens d’être responsables de leur appauvrissement et de l’affaiblissement de leur communauté; la terre leur apparaissait comme l’enjeu d’une récupération ou d’un abandon. Se sentant menacés, les paysans druzes firent corps avec leur muqâUfaji-%. A un regroupement com­ munautaire maronite s’opposa un regroupement communautaire druze; mais, tandis que le clergé animait le premier, les liens de famille et de clientèle de Panden « gouver­ nement des Druzes » réglaient le second. Dans ce face à face, les chefs druzes s’inquié­ taient de la direction confessionnelle de la communauté maronite parce qu’elle se déve­ loppait hors et contre le système de gouvernement et sa hiérarchie sociale qui dans le passé avaient fait leur force (1); pour eux, Bachlr III qui s’opposait à leur action et en avait fait arrêter, représentait la soumission aux intérêts confessionnels des Maro­ nites, et ils reportaient sur lui la haine envers les GhihÂb qui les avaient amoindris. Les Druzes s'armèrent et se regroupèrent secrètement; ceux de Dayr al-Qamar firent pénétrer chez eux des coreligionnaires. Des contingents druzes venant du Hauràn et de l’Anti-Liban arrivèrent dans le Chûf (une solidarité et un chemin qui n’ont pas été oubliés jusqu’à nos jours). L’écho de ces bruits d’armes parvint à travers toutes les intrigues qui se nouaient alors. A la demande du patriarche maronite, le consul de France alla à Btàter, au début d’octobre 1841, pour voir les cheikhs ‘Abd al-Malek, auxquels s’étaient joints leurs voisins, les Talhûq; le but de la manœuvre était de diviser les Druzes en usant de la vieille hostilité du parti yazbald contre le parti junblàd (2). Les *Abd al-Malek et les Talhûq se contentèrent de dire que l’union est le premier bien, et qu’ils ne participaient pas au rapprochement de Nu'màn Junblàf avec les Anglais (3). L’émir Bachlr III convoqua pour le 13 octobre 1841 les chefs druzes à Dayr al-Qamar, afin d’examiner les conditions de la perception de l'impôt que ceux-ci différaient. Ils arrivèrent suivis d’une nombreuse escorte armée; informé, Bachir III tenta de les retar­ der et de les écarter en leur proposant de tenir la réunion dans un autre lieu. Sous la conduite des cheikhs Abû Nakad, muqâta'aji-s du Manàsif où se trouvait Dayr al-Qamar, les Druzes de la ville donnèrent alors le signal de l’attaque contre les Chrétiens, du pillage de leurs maisons et de leurs boutiques (4). Bachlr III s’enferma dans son sérail (5). Quatre jours de combats firent quelques dizaines de tués des deux côtés, dont un cheikh Abû Nakad. L’intervention du colonel Rose sépara les adversaires; mais ces événements en­ flammèrent la région entière. Les Maronites des districts centraux et septentrionaux se1 (1) En septembre 1841, des paysans du M atn s’étaient assemblés avec l'approbation du patriarche maronite pour contester, dans le nouveau taux du mûi, la part revenant aux frais d'administration de la Montagne; v. chap. IX , p. 120-121. (2) Voir p. l i n . 4, p. 14, passim, (3) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 230-232, dépêche de Bourée, 11 octobre 1841. Les dépêches des 14 et 22 octobre 1841 relatent et commentent les événements de Dayr al-Qamar. (4) Voir chap. X I, p. 155. (5) Sa rela tio n dans T xsta, op. cit., III, p . 93-95.

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mobilisèrent à l’appel du patriarche (1), et s’assemblèrent à Ba‘bdâ, à proximité de Beyrouth, au nombre de 4 à 8.000 (2). Les clameurs unanimes de cette troupe cachaient son manque d’homogénéité; les notables maronites songeaient à leurs intérêts, et avaient des intelligences avec les notables druzes. Leur principal chef, l’émir Mulhim Chihàb, ne fit rien pour porter secours à son cousin Bachlr III, toujours assiégé dans son sérail par les Druzes, car il espérait lui succéder, et, d’autre part, négociait avec les cheikhs druzes la restitution de revenus qu’il estimait lui appartenir dans la Biqâ‘ (3); l’émir Haydar Abîllama‘ qui venait en importance aussitôt après lui, était surtout préoccupé du projet turc de diviser l’administration de la Montagne en deux parties, et intriguait pour que la partie chrétienne lui fût confiée. Ce ne fut donc pas vers Dayr al-Qamar que marcha cette armée plus soucieuse de cris et de rodomontades que d’affrontements véritables, mais contre le bourg voisin de Chuwayfât où vivaient des Druzes et des Grecsorthodoxes qui, jusque là, avaient gardé la neutralité. La première attaque échoua; lors de la seconde, les Maronites se débandèrent devant les Druzes avant qu’un seul homme fût tué. Personne ne vint en aide à Bachlr III, lorsque, au début de novembre 1841, les Druzes se saisirent de lui à Dayr al-Qamar, et le traitèrent fort rudement. Le pillage de villages chrétiens isolés, d’églises et de couvents, se poursuivit dans le Liban méridional. En revanche, quand des Druzes de Râchayyâ, dans l’Anti-Liban, rejoints par des hommes du Hauràn et du Chûf, se portèrent contre Zahlé qui commandait l’accès du Liban chrétien et était peuplée en majorité de Grecs-catholiques, les habitants de la ville, sou­ tenus par des renforts, les repoussèrent (4). Au milieu de novembre, 500 paysans maro­ nites allèrent au secours de Zahlé sous le commandement d’un des leurs, Abû Samra Ghànem, qui s’était fait remarquer par sa bravoure depuis le soulèvement contre les Égyptiens. Cette «prom otion», fort discutée par les notables, souligne le clivage qui traversait la communauté maronite; le soulèvement populaire maronite contre l’armée d ’Ibrâhîm Pacha, puis le rassemblement contre les Druzes dirigés par leurs cheikhs, étaient aussi une menace pour les muqâta'aji-s chrétiens. La crise au cours de laquelle les Druzes et les Chrétiens s’opposèrent à la fin de 1841, est ainsi révélatrice des tendances superposées du monde montagnard; elles s’expriment dans une chronique fertile en complots, défections, conciliabules, manœuvres croisées, missions secrètes... Les muqâta'aji-s qui étaient pris par l’action de leur camp communau­ taire, se concertaient cependant pour la défense de leurs intérêts, et ils retrouvaient alors les divisions socio-familiales traditionnelles, notamment les partis junblât! et yazbakl.1234 (1) ADA 7485 (IV-1), lettre du patriarche maronite, 2 novembre 1841. (2) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 251 sqq., dépêche de Bourée, 6 novembre 1841. « Les Chrétiens réunis à Babda étaient au nombre variable de quatre à huit mille hommes. A les entendre, au lieu de ce chiffre, il fallait lire vingt mille, et aujourd’hui les Druzes vainqueurs affirment avoir eu affaire à trente-six mille hommes... Toute cette foule est restée douze jours à Babda vivant de l’argent récemment donné par l’Autriche et gardé à cet usage et dans cette prévision par le Patriarche. » (3) Sur cette affaire qui était jugée à Damas et qui l’opposait aux cheikhs Talhûq pour la perception de l’impôt et la prise de la récolte de terres situées près de ‘Anjar dans la Biqâ‘ : ACG Beyrouth, carton 29, 1841, lettre de l’émir Mulhim Chihâb; carton 50, 1854, lettre du consul général à Beyrouth au consul à Damas, 16 janvier 1854 (pour demander une intervention en sa faveur auprès des «A utorités», en raison du « vif intérêt » qu’il lui porte). (4) V. chap. V, p. 57.

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Ils cherchaient cTautant plus à affirmer leur prééminence sociale et leur contrôle économique que leur abaissement et leur appauvrissement se conjuguaient au mouvement populaire et à la polarisation confessionnelle pour menacer leur position; leur pouvoir restait lié à la perception de l’impôt, mais les projets de réforme mettaient en cause son avenir. Les puissances étrangères s’adressaient aux communautés; les représentants du gouvernement turc dont le but était de restaurer l’autorité de la Porte en la réformant, les utilisèrent eux aussi en montrant des préférences. Il y avait trop de commune sensi­ bilité entre les Turcs et les Druzes, trop de commune hostilité à l’intervention des « infi­ dèles » et à leurs soutiens locaux, pour que Salim Pacha, gouverneur de Sayda résidant à Beyrouth, ne ménageât un groupe communautaire qui résistait aux Chrétiens. Les troupes turques n’intervinrent pas; elles étaient d’ailleurs mal entraînées, mal payées, peu nombreuses, et il était difficile au pacha de les engager sans être accusé de favoriser une communauté contre l’autre, et sans susciter par conséquent de nouvelles difficultés intérieures et internationales aux dépens de l’audience déjà fragile de son gouvernement. Cependant, à la suite d’une intervention des ambassadeurs des grandes puissances à Constantinople, le ministre de la guerre, le ser'asker Musfafà Pacha, fut envoyé par la Porte à Beyrouth; il y arriva à la mi-novembre. Les troubles lui donnèrent l’occasion de se poser en arbitre entre les Chrétiens et les Druzes; pour limiter l’influence du patriarche maronite et de son clergé, il rechercha l’appui de certains notables; il utilisa la menace des Druzes pour faire valoir aux Chrétiens que la Montagne ne pourrait retrouver le calme et la sécurité que sous l’autorité directe du sultan. Il profita enfin de ce que le pou­ voir de Bachir III avait terminé de se dissoudre dans l’humiliation. Au milieu de janvier 1842, l’émir fut appelé à Beyrouth, destitué, puis envoyé à à Constantinople. Les Chihâb furent déchus du gouvernement de la Montagne. Le croate *Umar Pacha (1), officier de la suite de Muçtafâ Pacha, en fut nommé gouverneur. * * ♦ Par cet acte, la Porte montra sa volonté d’exercer directement son autorité sur le mont Liban, et ‘Umar Pacha s’installa au palais de Bayt ed-Dîn. Le gouvernement turc reprenait ainsi à son compte le rassemblement de la Montagne auquel avaient travaillé les Chihâb; mais, en même temps, il voulait contrôler le regroupement des communautés en désignant lui-même un responsable pour les Chrétiens et un autre pour les Druzes (2), et, par là, user de leurs rivalités pour les neutraliser. Aux yeux de l’Occident libéral, il ne pouvait y avoir que duplicité dans cette politique turque qui unissait un territoire mais en divisait les habitants; elle correspondait pourtant au vieux principe selon lequel chaque communauté jouissait de son statut particulier. La vraie ambiguité était peut-être ailleurs, entre cette tradition juridique des États musulmans qui se maintenait parce12*

(1) Michel Lattas, né en 1806, prit le nom de ‘Umar lorsqu'il se convertit à l’Islam; dans le mont Liban, il fut appelé 4Umar Pacha al-Namsâwî, «l'A utrichien». (2) Cf. ci-dessus p. 164, sur l'attitude de l'émir Haydar Abîllama'. Bourée informait son gouverne­ ment du projet turc dans ses dépêches du 6 novembre 1841 et du 27 décembre 1841 (AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 292).

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qu’adaptée à des réalités humaines et culturelles, et ce désir de centralisation et d'égali­ sation des règles administratives qui s'inspirait de l'exemple des États européens modernes. Gomme le patriarche maronite, approuvé par le consul de France (1), nourrissait le projet de faire revenir l'émir Bachír II, dans l'espoir de limiter aussi bien les nouvelles ambitions ottomanes que les vieilles responsabilités des muqâta*aji-s druzes, le but de MusÇafà Pacha et de ‘Umar Pacha fut d'empêcher tout rétablissement d’un membre de la famille Chihàb; mais, s'ils se heurtaient à la direction confessionnelle de la communauté maronite, ils entendaient, eux aussi, restreindre les anciennes prérogatives des muqâta'qji-s pour y substituer leur propre autorité. Ce fut pourtant sur les notables que ‘Umar Pacha s'appuya d'abord pour tenter de toucher la population groupée en clientèles; les structures socio-familiales s'imposaient toujours au nouveau gouverneur de la Montagne dans le choix d'une ligne de conduite. ‘Umar Pacha prit des conseillers parmi les notables des deux communautés, dans les familles ‘Irnad et Arslàn du côté druze, chez les Dahdàh du côté maronite. Gomme l’émir Haydar Ablllama*, prudent, se dérobait à ses avances, il utilisa son parent Bachlr Ahmad Ablllama*, druze récemment converti au christianisme, pour être son porte-parole parmi les populations chrétiennes; il s'assura également le concours de certains cheikhs maronites des familles Khàzen, Hubaych et Dahdàh dans le Kesruwân et le Futûh. Grâce à ces notables dont la fidélité était encouragée par de l'argent et des promesses voilant des menaces (2), des pétitions approuvant la politique de la Porte circulèrent dans le Liban central. Les Turcs se heurtèrent, cependant, à deux oppositions majeures; d'abord celle du patriarche maronite qui mobilisa son clergé contre la campagne de pétitions (3), et la dénonça aux consuls européens à Beyrouth; ensuite, celle des muqâta'afi-s druzes qui, tel Sa‘îd Junblât (4), agissaient pour retrouver ou garder leurs droits, et pour rester les intermédiaires entre le gouvernement et les villageois qui dépendaient d'eux. Mais ces deux oppositions, l’une maronite à direction confessionnelle, l'autre druze, conduite par les muqâta'aji-s, ne fusionnèrent pas, malgré quelques tentatives de négocia­ tions qui inquiétèrent ‘Umar Pacha. Le problème des terres aggrava même les divergences au cours du premier semestre de 1842. La nomination de ‘Umar Pacha avait été inter­ prétée par les Druzes comme une approbation de leurs réclamations. Dans le Ghûf, ce ne furent pas seulement des cheikhs — Sa‘îd Junblât donnait encore l’exemple — qui1234 (1) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 301, dépêche de Bornée, 1er janvier 1842. (2) Au début de mai, neuf cheikhs du Kesruwân auraient reçu 10.000 piastres de Muttafà Pacha; pour obtenir leur approbation, des Chrétiens auraient été également menacés d’être privés des indemnités à réclamer aux Druzes pour leurs pillages, ou de ne pas trouver la possibilité de réclamer les terres que leur prenaient les Druzes; ACG Beyrouth, carton 31, 1842, dépêches de Bourée, 7 mai 1842 et 24 mai 1842. Les autorités turques étaient également accusées de faire graver de faux cachets pour en couvrir les péti­ tions; exemple de pétition dans T esta, op. cit., III, p. 119-121. Dans un bm/ûnddt (ordre), M uftaÜ Pacha avait menacé de destituer les émirs ou les cheikhs qui ne dénonceraient pas les individus critiquant le gouvernement du sultan; ACG Beyrouth, carton 27, 1840. (3) Aux accusations contre les autorités turques, rapportées dans la note précédente, en répondaient d'autres contre le clergé maronite : les curés, avec quelques notables, rédigeaient des lettres contre 'U m ar Pacha au nom de la population, alors que celle-ci n'en aurait pas approuvé les termes si elle n’avait été tenue dans l'ignorance; ADA 6839 (IV-1), requête adressée au str'asktr. (4) Sa'îd devint chef de la famille Junblât, &Ia place de son frère aîné Nu'm ân qui pratiqua la sagesse druze; ACG Beyrouth, carton 30, 1842, dossier «S ayda», lettre de Conti à Bourée, 12 février 1842.

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exigèrent des Chrétiens la remise des titres, hujja-t, par lesquels ils avaient acquis sous l’émir Bachlr II la possession de parcelles; des notables de village, tels les *Abd al-§ amad à 'Ammâ{ûr, procédèrent pareillement, malgré, semble-t-il, les conseils de modération que leur donnaient parfois les cheikhs (1). Au printemps, les Druzes des districts mixtes s’oc­ cupèrent de recueillir la soie produite sur les terrains qu'ils avaient repris aux Chrétiens, ou bien ils se saisissaient de force des récoltes et des chèvres, notamment sur les terres des couvents (2). Si les deux oppositions, maronite et druze, n’avaient pu se conjuguer, les manœuvres turques pour rapprocher les Chrétiens de la Porte ou les Druzes de l'Islam n’aboutirent qu’à les exaspérer, chacune de leur côté. La ruse et la contrainte furent donc employées. Au début d'avril 1842, ‘Umar Pacha prétexta d'une consultation pour convier les prin­ cipaux chefs druzes à Bayt ed-Din, les faire arrêter puis conduire à Beyrouth; Nu'mân et Sa*!d Junblàt, Ahmad et Amin Arslân, Nâsîf Abû Nakad, Husayn Talhûq et Dâwûd *Abd al-Malek se retrouvèrent en prison. En juin, une tentative d'enlèvement du patriar­ che maronite échoua. Les oppositions druze et maronite, bien que divisées, rassemblèrent cependant les consuls contre la politique suivie par les Turcs dans le mont Liban. Ce troisième front, si dangereux pour la Porte, fut constitué lonque le colonel Rose ajouta sa protestation à celles de ses collègues, et notamment à celle du consul de France. Rose ne cessait de négocier avec les notables et, au début de 1842, l'installation devant Beyrouth d'une station navale française, destinée à contrebalancer celle que maintenait le gouvernement britannique, lui fournit un nouvel argument pour dévelop­ per ces relations; mais il se heurtait à l’hostilité croissante des fonctionnaires et des officiers turcs à l’égard des interventions anglaises en Syrie (3). A Constantinople, l'am ­ bassadeur britannique, Sir Stratford Canning, qui encourageait l’action des réformateurs turcs (4) et entretenait des relations suivies avec le ministre des Affaires étrangères, Sarlm Efendi, joignit aussi sa voix à celles de ses collègues. Lors d’une conférence tenue à la fin de mai, les ambassadeurs des grandes puissances opposèrent leurs informations sur les vœux des montagnards à celles fournies par les ministres turcs; le vrai débat était que les uns considéraient cette question comme internationale, les autres comme purement1 (1) ACG Beyrouth, carton 30, 1842, dosier «S ayda», détails fournis avec une grande partialité par l'agent consulaire Joseph Conti. (2) ACG Beyrouth, carton 30, 1842, dépêches de Bourée, 4 avril 1842 et 30 mai 1842. (3) A l'autom ne 1841, le colonel Churchill qui avait pris contact avec les Druzes du IJaur&n sans en référer aux autorités turques (PRO, FO 78/447, dépêche du consul Werry à Palmerston, Damas, 19 juillet 1841), fut accusé d'avoir violé une musulmane de Damas; il s'en suivit un procès au cours duquel l'activité de cet officier anglais en Syrie fut mise en cause; PRO , tout le volume FO 226/30. A la fin de novembre 1841, les Turcs ne cachèrent pas leur satisfaction lorsque le corps expéditionnaire britannique reçut l'ordre d'évacuer la Syrie; AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 3, f. 274 sqq. et 280, dépêches de Bourée, 28 novembre 1841 et 5 décembre 1841. Au début de janvier 1842, l’armée turque présenta à Jérusalem une parodie anti-anglaise au cours de laquelle furent notamment montrés le ridicule, la dé­ bauche, les exigences et la dureté d'un général anglais (PRO, FO 195/195); à la même époque, Rose se plaignait de l'intolérance croissante des Musulmans à l'égard des Chrétiens, et de leur jalousie des Euro­ péens (PRO, FO 195/194, dépêche de Rose, Beyrouth, 16 janvier 1842). De son côté, ‘U m ar Pacha dem anda aux cheikhs druzes de ne pas permettre aux Anglais de s'établir dans la Montagne et d'y ouvrir des écoles. (4) Cf. A. C unninoham , « Stratford Canning and the Tanztmat », dans W. P olk et R. C hambers, Beginnings q f Modernization in ihe Middle East, Chicago, 1968, p. 245-264.

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intérieure (1). A Beyrouth, MuftafÛ Pacha et Salfm bey, un nouvel envoyé de la Porte, réunirent les consuls en août pour leur dire que les pétitions témoignaient de la satisfaction donnée à toute la population par le gouvernement de ‘Umar Pacha, et ils se plaignirent des interventions étrangères dans les affaires du pays. L’activité diplomatique se pour­ suivit donc pour que fût trouvée une solution acceptable par la Porte et les puissances, et, en septembre, un haut dignitaire turc, As‘ad Pacha, fut nommé gouverneur de Sayda pour appliquer une politique de compromis dans la Montagne (2). A la fin d’octobre et en novembre, la nécessité en fut rappelée par une brusque recrudescence de l’agitation, due à la prolongation d’une situation trouble. Chubll al-‘Aryân, chef druze du Hauràn qui s’était illustré en 1838 par sa résistance à Ibrâhîm Pacha, souleva des Druzes du Hauràn et du Wâdl al-Taym, pénétra dans le Chûf, bloqua la route de Beyrouth à Damas, et occupa les hauteurs surplombant Bayt ed-Dîn. Il fit des avances à des chefs chrétiens, et entama des négociations avec As‘ad Pacha; les pre­ mières n’eurent pas de résultat, les secondes traînèrent. Chubll al-‘Aryân réclamait la libération des chefs druzes détenus à Beyrouth, l’exonération fiscale pendant trois ans et l’exemption de la conscription, la restauration du gouvernement traditionnel de la Montagne. As'ad Pacha s’assura la neutralité des Chrétiens; puis, par des promesses et une action militaire, il obtint la soumission de Chubll al-‘Aryân et le retrait de ses forces. Au début de décembre 1842, il rappela ‘Umar Pacha. Le 7 décembre 1842, Sarim Efendi informa les ambassadeurs européens que la Porte avait décidé de nommer un caïmacam chrétien à la tête des Chrétiens et un caîmacam druze à la tête des Druzes, l’un et l’autre étant placés sous l’autorité du gouverneur de Sayda résidant à Beyrouth. Ce projet avait connu des variantes depuis plus d’un an que le gouvernement turc le mûrissait ; tel quel, il apparut aux négociateurs comme un com­ promis entre le désir de la France de protéger les droits de la communauté maronite avec un prince chrétien, et la volonté de la Porte d’exercer sa souveraineté dans le mont Liban. Le gouvernement autrichien avait défendu cette solution; ceux de la Russie, de la GrandeBretagne (3), et de la France s’y rallièrent dans un esprit d’apaisement (4). Mais l’appli­ cation pratique de ce système, à première vue assez simple, rencontra d'énormes diffi­ cultés parce que chaque mesure fût, dans son interprétation, l'occasion d’affrontements entre des conceptions, des intérêts, des expériences historiques et sociales, qui étaient propres à chaque partie, tant de l’Occident que du Levant. Pendant plus de trois ans, les affaires du Liban prirent une grande place dans les pourparlers et les correspondances diplomatiques; à Paris, l’opposition légitimiste et catholique en profita pour critiquer la politique de Guizot lors de houleux débats parlementaires. L'idée de Croisade brûlait encore à l'éveil de l'esprit industriel (5); il s'écrivit en Europe, très souvent avec la1 (1) T esta, op. eit., III, p. 113-119, procès-verbal de la séance du 27 mai 1842. (2) Id., p. 123-126, instructions de Sartm Efendi au premier interprète de la Sublime Porte, 27 septembre 1842. (3) Stratford Canning fut chaleureux dans son approbation; id., p. 126, note de Stratford Canning à Sarim Efendi, 15 décembre 1842. (4) Tout en approuvant, Guizot réserva les droits de la famille ChihÂb; id., p. 127, dépêche de Guizot au baron de Bourqueney, 6 janvier 1843. (5) La confusion des deux dans L amartine , op. cit., Paris, 1875, L III, p. 22: « L’Europe ne sait pas assez quel puissant levier elle a, dans ces populations chrétiennes, pour remuer l'O rient le jour où elle

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complicité de Chrétiens d'Orient, les histoires les plus invraisemblables sur cette Montagne et ses habitants; heureusement, parmi les documents qui s’amoncelaient, il y avait aussi des enquêtes sérieuses (1). Aucune décision n’échappa à l’équivoque. Les caîmacams devaient être des fonction­ naires appointés; mais ils furent choisis dans les familles les plus notables. As(ad Pacha nomma l'émir Haydar Abfllama* caimacam des Chrétiens; cette désignation du chef de la famille la plus éminente après les Chihâb, qui de surcroît entretenait de bonnes relations avec le patriarche maronite, se fit naturellement, bien qu'une partie des notables maronites s’opposât à lui. Chez les Druzes, la puissance des Junblât et leurs amitiés bri­ tanniques inquiétaient; d’autre part, ils n’étaient pas les premiers par le rang; aussi l’émir Ahmad Arslàn, homme de peu de caractère issu d’une illustre famille alors déchue, fut-il sorti de sa prison de Beyrouth pour devenir caïmacam des Druzes. Il subordonna sa propre acceptation à l'assentiment de ses pairs. Or, ceux-ci, de leur prison, ne donnèrent leur agrément qu’après avoir élaboré une convention analogue à ces accords que tradi­ tionnellement les notables établissaient lorsqu’une charge était confiée à l’un ou plusieurs d’entre eux (2). Ils soumettaient leur obéissance à la Porte à l’envoi d’un membre de chaque famille notable auprès du caimacam, et ils demandaient que celui-ci ne pût agir sans leur accord, qu’il défendit leurs droits et leur rang conformément aux usages, et qu’il prit ses cavaliers parmi eux; ils ajoutaient que les familles, en cas de différend, se consulteraient plutôt que de recourir au tribunal, et que le traitement servi par le gou­ vernement serait partagé à égalité entre eux comme les autres revenus pris sur le pays. Autrement dit, ils entendaient adapter aux structures qui avaient garanti leur prééminence, la nouvelle fonctionnarisation que voulait imposer la Porte. Cette attitude avait du poids car les autorités turques — outre qu’elles concevaient mal le système fiscal français dont s’inspiraient en principe les réformateurs — ne pouvaient encore se passer des muqâta'aji-s pour percevoir le mfrf, quoique le Hatti-Cherif de Gülhane eût théorique­ ment condamné leur fonction en annonçant la suppression de l’affermage des impôts. voudra y porter ses regards et rendre à ce pays, qui touche à une transformation nécessaire et inévitable, la liberté et la civilisation dont il est si capable et si digne. Il est temps, selon moi, de lancer une colonie européenne dans le coeur de TAsie, de reporter la civilisation moderne aux lieux d’où la civilisation antique est sortie et de former un empire immense de ces grands lambeaux de l’empire turc qui s’écroule sous sa propre masse et qui n’a d ’héritier que le désert et la poudre des ruines sur lesquelles il s’est abîmé. Rien n'est plus facile que d ’élever un monument nouveau sur ces terrains déblayés et de rouvrir à de fécondes races humaines ces sources intarissables de populations, que le mahométanisme a taries par son exécrable administration. » L’affirmation du second dans J.B. S ay , Traité d*économie politique, Paris, 1841, p. 332-333. Cet écono­ miste propose la création de « colonies indépendantes dans les contrées équinoxiales les plus voisines de l’Europe », pour aboutir ¿ une baisse des denrées dites coloniales dont il attend « un grand développement d’industrie, et de nouvelles voies offertes à la fortune». Et, à propos de l’Afrique du Nord, il ajoute en note: «U n e politique plus éclairée se gardera de mettre obstacle à l’établissement d'états indépendants d ’origine européenne dans la partie habitable de l'Afrique ; car de pareils établissements sont dans l'intérêt de toutes les nations. Elles seront heureuses de trouver sur les côtes de Barbarie, au lieu de peuples féroces, ennemis nés des Européens et vivant de brigandages, des nations essentiellement pacifiques et commer­ çantes, comme les États-Unis, mais beaucoup plus rapprochées de nous et sous un plus riche climat. La Méditerranée ne sera plus alors qu’un vaste lac sillonné en tous sens par les industrieux habitants qui peupleront ses rives. » Cf. chap. X III, p. 183, et p. 203, n. 3. (1) V. Livre II. (2) Texte (d’après la traduction du drogman du consulat de France) dans A. I smaII, p. 212-214.

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Une autre ambiguïté surgit à propos du pouvoir des caïmacams. Les muq&ja'a-* du Liban méridional qui étaient contrôlées par des familles notables druzes, devaient être toutes placées sous l’autorité du caïmacam druze; il avait été prévu, en effet, que le caïmacam druze se verrait attribuer les territoires situés au sud d’une limite marquée en gros par la route de Beyrouth à Damas (1), et que le caïmacam chrétien aurait les territoires situés au nord de cette limite. Par cet arrangement, l’un était censé adminis­ trer des populations druzes, et l’autre des populations chrétiennes, alors que, en réalité, les Chrétiens étaient majoritaires dans le Liban méridional dominé par les muqâta'aji-s druzes, et que des Druzes vivaient dans le M atn dominé par la famille Abillama* (2). Le vrai problème n’était d’ailleurs posé, dans toute sa gravité, que par la disproportion numérique qui existait en faveur des Chrétiens dans les régions contrôlées par les muqâta'aji-s druzes. Comme la communauté confessionnelle avait traditionnellement formé un ensemble humain légal, les Chrétiens d’obédience romaine qui étaient installés dans le Sud de la Montagne, demandèrent à relever du caïmacam chrétien. Au contraire, les chefs druzes, soutenus par les membres de leur communauté, exigèrent que tous les habi­ tants de leurs districts restassent dans leur clientèle. Les années 1843 et 1844 se passèrent en pourparlers où l’interprétation de ces rapports humains et administratifs traditionnels fut d’autant plus confuse que les Occidentaux ne comprenaient bien que l’idée de regrou­ pement territorial. La communauté maronite trouvait appui auprès du consul de France, des notables druzes auprès de celui de Grande-Bretagne. Les Turcs qui étaient eux-mêmes pris entre leur passé et leur devenir, jouaient sur les divisions, les anciennes comme les nouvelles. La négociation sur l’étendue des responsabilités des caïmacams se doubla d’un marchan­ dage sur les indemnités à payer aux Chrétiens du Liban méridional, pour les dédommager des pillages commis par les Druzes en 1841. L'importance sociale que conservaient les Druzes dans cette partie de la Montagne, s’opposait à une plus grande extension des pouvoirs du caïmacam chrétien dans cette direction, surtout que la suprématie chrétienne était consacrée sur le plan administratif et gouvernemental dans le Liban central. Aussi les Maronites et les Grecs-catholiques réclamèrent-ils d'énormes indemnités — jusqu'à 90.000 bourses! — qu'ils finirent par abaisser jusqu’à 13.400 bourses devant les réticences druzes (3). La Porte prit alors deux décisions: 1° le montant des indemnités fut fixé à 14.000 bourses; 2° les Chrétiens habitant le Liban méridional seraient soumis à la ju ri­ diction du caïmacam druze. Les Chrétiens acceptèrent de recevoir cette somme, mais refusèrent d’être administrés par le caïmacam druze. Q uant aux Druzes qui s’estimaient1 (1) Cette route n ’était pas carrossable, mais, comme toutes celles du pays, seulement accessible aux piétons et aux animaux de selle ou de bât. La représentation linéaire de la frontière avait été retenue par les négociateurs européens; à la même époque, ja n n û s Chidyâq définissait toujours les muqâfa'a-ê par les villages qu'y contrôlait une famille notable. Voir pi. VI et V II. (2) V. chap. IV et V, et pi. VI. (3) AGG Beyrouth, carton 28, 1841 ; d’après deux listes, les « pertes essuyées par le clergé catholique du Liban pendant les événements de 1841 » et « des Chrétiens auxquels le Consulat de France s’intéresse» s’élevaient à 495.918 piastres, et les «pertes essuyées par les couvents catholiques» à 4.340.311 piastres, soit en tout un peu plus de 9.690 bourses. Cette somme ne comprend qu’une partie des pertes villageoises, mais, dans ce qu’elle dénombre, elle est certainement déjà forcée et, par conséquent, elle permet d’apprécier les prétentions des Chrétiens. Pour y répondre, les Druzes soutinrent que leurs propres pertes s’élevaient à 126.000 bourses. Les chiffres sont ici des symboles. Sur toute cette affaire: AÉ, Correspondance commer­ ciale, Beyrouth, 4.

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victimes de la concurrence agressive des Chrétiens, ils protestèrent contre ce qu’ils considéraient comme une avanie (bals), et dirent qu’ils ne pourraient donner au plus que 3.000 bourses, et encore par simple souci d’apaisement et à condition que les Chrétiens respectassent l’autorité des muqâta'aji-s druzes. Enfin, les autorités turques voulaient déduire des indemnités les impôts dûs par les Chrétiens, et avant tout en soumettre le paiement à l’application effective du nouveau statut de la Montagne, c’est-à-dire à un règlement d’ensemble. Les responsabilités du caïmacam chrétien lui-même étaient mises en cause dans les districts chrétiens. A l’exemple des Maronites et des Grecs-catholiques du Sud, les Grecsorthodoxes, soutenus par le consul russe Bazili (1), réclamèrent aussi pour eux un caïma­ cam de leur confession, car l'émir Haydar Ablllama*, maronite, était d’obédience romaine. D'autre part, vers le Nord, l'étendue de sa juridiction était mal définie, et par conséquent contestée. En décembre 1842, As'ad Pacha avait confié à un de ses officiers l’administra­ tion du «territoire de Jebayl» (2), qui, en droit, faisait toujours partie du pachalik de Tripoli. Il y eut une vigoureuse protestation des Maronites de cette région, et leur porteparole le plus véhément fut le cheikh Bufrus Karam d'Ehden (3) ; dans ce Liban septen­ trional dégagé depuis le siècle précédent de la tutelle des cheikhs chiites du nord de la Biqâ* à la suite de l’action des Chihâb, et non soumis à de grandes familles locales comme dans le centre et le Sud, il était un de ces cheikhs villageois qui voyaient leur rôle croître grâce à l’expansion de leur communauté, à l’appui de la France, et aux modifications admi­ nistratives et sociales d’alors (4). A l’exemple de ce qui avait été fait auparavant pour les émirs Chihâb, la Porte accepta finalement que l’émir Haydar perçût le tribut du « territoire de Jebayl » ; mais les sommes que celui-ci réclama, provoquèrent l'opposition de villageois et de leurs cheikhs— et parmi ces derniers encore le remuant Bufrus K aram —, qui lui reprochèrent de leur demander une quote-part et un rappel plus forts que dans les districts du centre (5). A la fin de 1844, l’émir Haydar destitua plusieurs cheikhs, dont Bufrus Karam; au début de 1845, certains d’entre eux complotèrent pour que l’administration du Liban septentrional fût remise au gouverneur musulman de la cir­ conscription de Dannlya (6). Toute cette agitation rappelait l'originalité historique et1 (1) Sur la personnalité et la politique de Bazili, I.M . SiouanskaIa , «K.M .Bazili, rossiyskiy diplomat i istorik Sirii », OtchUrki po Istorü rousskogo oostokoviédiémya, Moscou, 1959, t. IV, p. 52-78, et K.M . Bazili , Siriya i Palestina, éd. I.M . Smiliamkaïa, Moscou, 1962 ( I ra éd., Odessa, 1862). (2) Comprenant les districts de Zâwya, Kûra, Quwyta*, Jibba Bcharrt, BilAd al-Batrûn, Bilâd Jebayl, Jibb a al-M unaytra, Futûh; v. p. 63 et pi. VI. (3) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 4, f. 15, dépêche de Bourée, 8 novembre 1842. Le cheikh Bufrus Karam « est en état d'arrestation à cause de son influence dans le district de Bécharré. Le jugement à porter sur cet acte du gouvernement est subordonné à l'opinion de Votre Excellence sur la lutte engagée entre les Montagnards défendant la conservation de leurs anciens privilèges, et les Turcs qui en poursuivent la destruction » ; Bourée considérait pourtant que l'arrestation de Butrus Karam était f&cheuse, car, après sa réception du prince de Joinville, « son dévouement pour nous est devenu proverbial » chez les Maronites. (Le voyage du prince de Joinville eut lieu en 1836.) (4) AÉ, Turquie, Mémoires et documents, 122, Syrie et Liban, 1840-1863, f. 141-143, «N ote sur la famille K a n m » , 3 décembre 1860. Cf. chap. I, p. 12. (5) ACG Beyrouth, carton 35, 1845, dossier «T ripoli», lettre du vice-consul Bambino à Eugène Poujade, Tripoli, 12 décembre 1844; ADA 6035, lettre du patriarche maronite à l'émir liaydar, 5 sep­ tembre 1844. (6) ACG Beyrouth, carton 36, 1845, dossier «T ripoli», lettre de Pérétié, Tripoli, 19 juillet 1845; ADA 6033, lettre de Bkhâra al-Kh&zen.

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sociale du Nord de la Montagne par rapport au centre et au Sud. La tendance en fut soulignée, à la même époque, par l'esprit d'insubordination à l'égard du patriarche que manifesta une faction de moines maronites du couvent de Saint-Antoine de Qozhayyà, le plus riche du Liban septentrional (1). Mais, de même qu'il y avait dans le territoire de Jebayl un parti de notabilités en faveur du caimacam, de même il y en avait un de moines en faveur du patriarche. Ce fut au cours de cette crise que mourut le patriarche Yûsuf Hubaych; il fallut bien des tractations pour élire son successeur; l’évêque Yûsuf al-Khâzen, de la célèbre famille notable du Kesruwân, fut finalement choisi. Le consul de France, Poujade, qui jugea que c'était le candidat le plus apte à concilier tous les intérêts de la communauté maronite, s’attribua le succès de cette élection (2) ; en réalité, elle fut surtout l'œuvre des jésuites — avec lesquels Poujade entretenait des relations cordiales — dont le but était de mieux plier les Églises orientales à la discipline romaine (3). En tout cas, ces deux interventions caractérisaient le climat international des affaires de la communauté maronite. Durant l'été 1844, le gouvernement turc avait envoyé à Beyrouth une escadre com­ mandée par Khalil Pacha, espérant que cette manifestation de force aiderait As'ad Pacha à régler les affaires du Liban (4). Sur avis donné par la Porte, les deux pachas annoncèrent, en septembre 1844, que les Chrétiens du Liban méridional seraient soumis au caimacam druze, mais que des délégués (wakîl-s) chrétiens seraient nommés dans chaque district pour veiller aux intérêts de leurs coreligionnaires; un arrangement semblable devait assurer une autonomie à Dayr al-Qamar, la vieille capitale du «gouvernement des Druzes » qui était habitée par une majorité de Maronites. Cette solution rencontra une double opposition; d'une part, les Chrétiens refusèrent d’être administrés par les notables druzes, et certains déclarèrent même préférer l’émigration à cette sujétion: d'autre part, les muqâta'aji-s druzes s'insurgèrent contre une organisation qui portait atteinte à leurs prérogatives et favorisait le regroupement communautaire des Maronites. Le colonel Rose trouva que l’émigration des Chrétiens du Sud serait une bonne solution, et il se posa en défenseur du droit des muq&a'aji-s, qu’ils fussent druzes ou maronites (5) ; quant 1 (1) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 2*3 et f. 16, dépêches de Poujade, 2 et 10 janvier 1845. Dans la dépêche du 2 janvier 1845, le consul indique que les moines trouvent un appui auprès des cheikhs du district qui sont débiteurs envers le couvent de Saint-Antoine de Qozhayyâ, et « aussi un soutien dans un certain Mikhaïl Tobia, riche négociant des environs de B atroun»; sur Mîkhâ’îl Tûbîyà voir p. 204-205. (2) E. P oujade , Le Liban et la Syrie, 1845-1860, Paris, 1860, p. 185. E. Poujade avait occupé le poste de Beyrouth pendant le congé de Bourée que Guizot avait, en outre, envoyé à Londres en juin 1845 pour exposer le point de vue du gouvernement français à lord Aberdeen. (3) B.O., Archives provinciales, Ms Abougit, analyse des lettres au Gesù, f. 342, lettre du P. Planchet au P. général, Beyrouth, 8 septembre 1845; le P. Planchet a été « envoyé par le Délégué pour veiller à ce que l'élection fut canonique; il a pu faire cesser la division des évêques et en obtenir l'unanimité pour l'évêque Joseph Gazen, désiré par le Propagande, et pour apaiser la sédition du peuple contraire à cette élection. Nouvel éloge du consul français, qui va rentrer en France ». V. chap. XV. (4) Le 1er juillet 1844, As'ad Pacha l'annonça dans deux proclamations différentes; l'une était adressée « à tous les émirs, cheikhs, notables, ainsi qu’aux chefs des villages, aux paysans et à tous les habi­ tants du mont Liban à partir du district de Jaffa jusqu'à l'extrémité du M atn », l'autre « à tous les chré­ tiens de la Montagne en général depuis Jibba Bcharrî jusqu'à Jû n y é » ; c'était distinguer significativement le district relevant du pachalik de Sayda, d ’une part, de la région relevant du pachaük de Tripoli d'autre part; T esta, op. et/., III, p. 150-151. (5) Rose disait que Poujade feignait d'ignorer les droits des muqâfa*aji-& même lorsqu'ils étaient chrétiens; PRO, FO 195/250, dépêche de Rose à Stratford Canning, Beyrouth, 14 février 1845. Pour

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au consul Poujade, il proposa de généraliser le système des délégués afin de limiter l’au­ torité des chefe druzes et de promouvoir l’initiative de la population chrétienne. En février 1845, les notables druzes se consultèrent à Mukhtâra; des chefs populaires, tels que Abû Samra Ghânem et Yûsuf al-Chantlrl, et des notables de moindre rang prenaient la tête de rassemblements maronites. Là où les populations des deux commu­ nautés se trouvaient en contact, les coups de main et les pillages reprirent dans une atmos­ phère d’exaltation collective que quelques meurtres suffisaient à entretenir, et au milieu des rivalités traditionnelles des familles (1) et des partis yazbakl et junblâtf, des conci­ liabules entre notables druzes et maronites (2), des intrigues pour restaurer un Chihàb avec l’aide française (3), du rapprochement entre les Druzes et les Grecs-orthodoxes, et de l’action de missionnaires pour soutenir le combat des Maronites (4). Le consul de France protesta contre l’assassinat à ‘Abayy d’un capucin, le P. Charles, par le cheikh druze Hammûd Abû Nakad, tandis que le consul d’Angleterre accusait les missionnaires, les commerçants, et les filateurs français d ’intervenir directement dans les affaires de la Montagne (5).1 maintenir une présence chrétienne dans toute la Montagne, Guizot, dans sa dépêche à Bourqueney du 16 juillet 1845, se déclara hostile à tout projet d’émigration — d’ailleurs chimérique — des Chrétiens soumis au caïmacam druze; AÉ, Turquie, Mémoires et documents, 122, Syrie et Liban, 1840-1863, f. 434; sur la politique tracée par Guizot v. p. 168 n. 4 et p. 177 n. 3; sur le projet de coloniser l’Algérie avec les Maronites, v. p. 38, n. 1. (1) Par exemple la rivalité sanglante qui opposait les Dahdàh et les Hubaych depuis 1841; PRO, FO 195/195, Rose à Stratford Canning, Beyrouth, 15 septembre 1842; Correspondance Relative to the Affairs q f Syria, Londres, 1845, p. 68; ADA 6041; v. p. 88-89. (2) ADA 6038 et 6051. (3) AGG Beyrouth, carton 36, 1845, lettre de l’émir Amin Chihàb au curé Hannà Stanbûlî, 23 fé­ vrier 1845; son argument est que le retour des Chihàb est indispensable puisque les Druzes ne peuvent gouverner les Chrétiens. Certains avaient, en effet, pensé faire appel non plus au vieil émir Bachir, mais à son fils l’émir Amin; cependant, le ralliement de celui-ci à la foi musulmane compliquait la situation. De nombreux muqâfa'aji-i, aussi bien druzes que maronites et appartenant à la tendance junblatf, étaient très hostiles au rétablissement des Chihàb. De son côté, le caïmacam chrétien, l'émir Haydar Abîllama', se sentit directement menacé par un tel projet, et il s’était lui aussi tourné vers le colonel Rose; il en avait déjà reçu une aide en 1844, lorsque le mécontentement des Maronites du Liban septentrional avait trouvé un écho dans le Kesruwân et que des contestataires s'étaient regroupés sous la direction du cheikh M a n jû r Dahdâh; ADA 6037, 6044, 6045, 6048. (4) ACG Beyrouth, carton 36, 1845, dossier «Religieux», lettre du vice-préfet des lazaristes au consul de France, ’AynÇûrâ, 11 avril 1845: «Les premières troupes que le Quesrouan a envoyées contre les Druses ont fait leur devoir. Déjà tout le pays du Meten est conquis, il n’y reste plus, dit-on, un seul druse. Comeil, Salima, Arsoun, Ras el Meten et tous les villages adjacents ont été réduits et on n’y a pas laissé subsister une seule maison des ennemis. Encouragés par les succès de leurs frères, les gens de ce pays ont fait une nouvelle levée qui voudrait se mettre demain en marche pour aller aider ou relever les pre­ miers. Mais le peu de munitions qu’ils ont, ne peut leur suffire pour deux jours de combat; ils sont venus demander avec instance de vous faire parvenir leur supplication pour obtenir de votre générosité le même service que vous avez rendu aux troupes de l’Émir Haydar, c’est à dire des munitions en poudre et en plomb. Si vous pouvez leur rendre cet important service, il sera apprécié, je crois, et il influera considérable­ ment sur leur prédilection pour notre gouvernement. » Il informe aussi que le Délégué apostolique appuie cette demande et fait « annoncer qu’hier au soir il a ressenti une vraie jouissance en voyant arrivé du coté de Gébaïl une troupe d'environ quatre cents hommes qui avaient arboré le drapeau français; c’est là, ajoute t-il, une preuve de plus contre les Russes et les Anglais qui prétendent à l’influence sur ce pays ». (5) PRO, FO 195/251, dépêche de Rose à Stratford Canning, Beyrouth, 22 juin 1845. Cf. C.H. C h u r c h il l , The Druzes and ¡he Maronites under the Turkish Rule, from 1840 to 1860, Londres, 1862.

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As*ad Pacha fut rappelé, et remplacé au gouvernement du pachalik de Sayda par Wajihl Pacha, en avril 1845; Khalll Pacha quitta Beyrouth en mai, sa mission ayant échoué. Les autorités turques obtinrent, le 2 juin, un engagement des muqâta'aji-s druzes et maronites prévoyant la cessation des affrontements, et l’intervention des troupes gou­ vernementales dans les villages pour que fussent poursuivis, selon les coutumes de la Montagne (1), les responsables des vols et des meurtres. La tension sociale et confes­ sionnelle n'en subsista pas moins, et le gouverneur adopta une attitude dilatoire en face des consuls qui lui demandaient de punir les « coupables » ; au consul de France qui lui reprochait d’être favorable aux Druzes, il écrivait: «Je ne puis dire que les Maronites soient insoumis et que les Druzes soient obéissants. Les uns et les autres ont des torts réci­ proques, sont très coupables, et ont rivalisé d'une manière évidente aux troubles et à l'agitation» (2). A la demande des puissances européennes, la Porte envoya alors au Liban son mi­ nistre des Affaires étrangères, Ghakib Efendi. 11 arriva à Beyrouth le 14 septembre 1845, et agit aussitôt conformément à un programme qu'il avait fait connaître avant son départ aux ambassadeurs de France, de Grande-Bretagne, de Russie, d’Autriche et de Prusse. 11 réunit les consuls pour les inviter à ne plus se mêler des affaires de la Montagne, et à en rappeler leurs ressortissants, en déclinant toute responsabilité concernant leur sécurité; cette décision provoqua une réaction du gouvernement français car elle touchait essen­ tiellement ses nationaux (3). Puis, Ghakib Efendi remplaça Ahmad Arslân par son frère Amin comme calmacam des Druzes; le 15 octobre, il convoqua les principaux muqâta'aji-% maronites et druzes au palais de Bayt ed-Dln et les fit arrêter, y compris les deux calmacams. Avec l'aide des troupes du nouveau corps d'armée de l’Arabistan, il fit alors procéder au désarmement de la Montagne, non sans que des brutalités et des inégalités de traite­ ment aux dépens des Chrétiens ne fussent dénoncées; de son côté, il protesta contre l'envoi à Jûnyé d'un bâtiment de guerre français, sur ordre de Poujade, pour délivrer le drogman du consulat qui avait été arrêté par les soldats turcs à Ghazlr (4). La Porte compléta ces mesures en prohibant l’importation des armes en Syrie (5). Ghakib Efendi décida enfin1 (1) T bmta, op. cii., I II , p. 181-183. Cf. chap. V I, p. 75-76. (2) ACG Beyrouth, carton 36, 1845, dow er «Autorité* locales», note du 30 juin 1845. Voir a u n sa note du 5 mai 1845 aux consuls d’Autriche, de France, de Grande-Bretagne et de Prusse à Beyrouth; T esta , op. cit., III, p. 175-178. (3) ACG Beyrouth, carton 37, 1845, protestation du baron de Bourqueney, ambassadeur à Cons­ tantinople, transmise par le consul à Beyrouth, 4 octobre 1845:... « C’est pour le soussigné un devoir de déclarer dès aujourd'hui qu’en ce qui concerne les Religieux et négociants français établis dans la M on­ tagne, si un seul d ’entr’eux a été contraint par la force d ’évacuer les lieux qu’il habitait, la Porte répondra au gouvernement du Roi de la violation des privilèges à l’abri desquels ils avaient formé leurs établisse­ ments. » V. aussi sur cette affaire T esta , op. cii., III, p. 194-200. (4) AGG Beyrouth, cartons 36 et 37, 1845, correspondance entre Poujade et R om , puis entre Bourée et Ghakib Efendi, octobre et novembre 1845; la protestation de Ghakib Efendi répond aux plaintes du consul de France à la suite de violences commises par les troupes turques contre des religieux et des reli­ gieuses de Ghazlr et de 'Ayntûrâ. Le cheikh Ham m ûd Abû Nakad qui avait été arrêté en juin 1845, fut relâché en septembre, après l’arrivée de Ghakib Efendi à Beyrouth. (5) « Mémorandum du 27 janvier 1846, adressé par la Sublime Porte à MM . les chefs des missions étrangères à Constantinople, et portant défense d’importer des armes en Syrie afin d ’empêcher l’armement des montagnards et d ’assurer ainsi la tranquillité du Liban »; Archives du Commerce, X X X V II, 1846, p. 210. « Mais l’on écrit des lieux mêmes que quelques négociants étrangers introduisent des fusils dans les ports de la Syrie pour les vendre aux montagnards. »

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de faire distribuer 2.000 bourses aux Chrétiens, et d’indemniser les franciscains de Salima et de ‘Abayy, et les jésuites de Ghazlr pour les pertes qu’ils avaient subies, afin de neutra­ liser la pression du gouvernement français; de même, la Porte dut renoncer à faire évacuer les étrangers de la Montagne (1). Une fois prises ces mesures de rigueur et d’apaisement, Chaklb Efendi put promulguer un statut administratif pour la Montagne. Ce « règlement de Chaklb Efendi » (2) — ainsi fut-il appelé dans les chancelleries — reprenait et précisait les principes arrêtés en décembre 1842. L’administration du mont Liban était territorialement partagée entre un caimacam maronite et un caimacam druze qui dépendaient du gouverneur turc résidant à Beyrouth — un nouveau gouverneur fut alors nommé; selon des dispositions déjà prévues, le district du Sàhel fut partagé entre les deux calmacams, et le bourg de Dayr al-Qamar bénéficia d’un statut particulier. Chaque caimacam était assisté d’un conseil (majlis) «comme ceux qui existent déjà sur tous les points de l’Empire ». Les membres de ces conseils et les juges devaient être choisis parmi les notables les plus respectables de chaque communauté; les notables, a'yon, ainsi consi­ dérés n’étaient pas seulement les membres des familles de muqâta*aji-$, mais tous ceux qui, dans la population, avaient acquis quelque notoriété; un tel élargissement s'adaptait à la fois au renouvellement social et à la cristallisation communautaire. Le délégué choisi devait « ne s'être jamais trouvé au service des agents étrangers, n'avoir jamais prétendu à une protection étrangère pour cause d’association avec un étranger, et enfin ne pas faire partie des habitants dont la patrie ou le domicile est en dehors de la Montagne » (3). Le caimacam, son substitut et les membres de son conseil étaient des fonctionnaires rece­ vant un traitement mensuel et devant consacré tout leur temps aux affaires publiques. Les attributions générales des conseils étaient ainsi définies: «Art. 1. — L’affaire la plus importante et la plus considérable dont doivent se préoccuper les deux conseils est de répartir annuellement, sur le pied de la plus parfaite justice, les impôts de la Montagne, impôt dont la perception et le recouvrement sont confiés aux calmacams, aux muqâta'aji-s et aux wakil-s... « Art. 2. — Les affaires tenant le second rang dans la mission des deux conseils sont les différends, et les procès qu'ils sont chargés de régler d'après les usages locaux, et con­ formément à la justice et à l’équité ». Un même réalisme conciliait le programme de la réforme ottomane aux pratiques locales dans les dispositions de détail. Le principe d'égalité devant la loi qui, à l'imitation 1 (1) Les franciscains qui avaient été attaqués par les Druzes, reçurent 70.000 piastres (AÉ, Corres­ pondance commerciale, Beyrouth, 5, dépêches des 8 et 26 novembre 1845), et les jésuites qui avaient eu à souffrir des troupes turques à Ghazlr, 29.500 piastres (& , dépêche du 2 janvier). La maison Rostand, reçut 9.500 piastres pour les dégftts causés A sa filature de Ghazlr (td., dépêche du 26 janvier 1846). V. aussi Archives du Commerce, X X X V I, 1845, p. 541-542. (2) Texte dans T esta , op. cii.t III, p. 200-207. (3) Id., p. 201 : « A l’égard des membres du conseil, les habitants du mont Liban, étant divisés en différentes sectes qui toutes doivent participer aux bienfaits de la bienveillance impériale, ces membres seront tirés des plus respectables parmi les notables de chacune de ces sectes qui en fournira un à chaque conseil, outre les juges pris dans chacune de ces sectes, et qui, siégeant avec les membres susdits, sont chargés d ’entendre et de juger, d ’après leur croyance religieuse, les différends de leurs coreligionnaires respectifs. Ainsi... chaque conseil sera composé de la manière suivante: un substitut du caimacam, un juge et un conseiller musulmans, un juge et un conseiller maronites, un juge et un conseiller grecs, un juge et un conseiller grecs catholiques, et enfin pour les Mutualis, un seul conseiller, vu que le juge des musulmans leur est commun. »

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de l'Occident, avait été proclamé dans le Hatti-Cherif de Gülhane, se transforma en une notion d'équité du sultan pour tous ses sujets, de participation de tous « aux bienfaits de la bienveillance impériale», car c'était le statut des communautés et des groupes qui s'imposait en Orient, et non les droits de l'individu. Dans une atmosphère complexe de tradition intégrée ou tolérée et d'influence occidentale cherchée ou combattue, l’admi­ nistration de la Montagne par les deux caimacams aboutissait à un compromis entre les règles passées et présentes de l'action gouvernementale ottomane, et entre la fonction de la hiérarchie socio-familiale dans les muqâto'a-s et la participation communautaire dans les conseils. Le gouvernement turc dotait le mont Liban d'un nouveau type d'administration, et, même s'il harmonisait celle-ci avec ce qu’il cherchait à réaliser dans les autres parties de l'Empire, il lui reconnaissait une situation particulière; cette constitution, d’un incon­ testable modernisme, organisait une représentation confessionnelle qui est restée, jusqu'à nos jours, un des fondements de la vie publique libanaise. L'introduction du confession­ nalisme coïncida avec le dynamisme des Chrétiens, le servit donc, bien que ce ne fût pas le but poursuivi par les autorités turques. Cependant, la nouvelle administration ne faisait que se superposer à l'ancienne, dont la conservation avait été imposée par les nécessités pratiques de la fiscalité et son rôle politique et social; les muqâta'aji-s restaient les collec­ teurs de l'impôt, et les anciennes familles notables entendirent en user comme par le passé. Elles défendirent leurs attributions avec une âpreté aiguisée par la menace; mais, déjà, les muqâta'aji-s commençaient à être désignés dans le langage officiel par le titre de mâmûrtn, « commis de l’État ». Sous l’effet des transformations internes et externes, la vieille société montagnarde vivait une mutation de son droit, mais avec ses cadres de regroupement humain; le meilleur signe en était bien la nouvelle division du mont Liban. Toutes les tensions de l'époque rendaient précaire ce compromis entre des forces contraires. • • * Par un curieux transfert psychologique des données européennes sur les situations orientales, les représentants du cabinet de Londres manifestèrent un goût certain pour « l'aristocratie » de la Montagne, alors que les agents du gouvernement français se mon­ trèrent hostiles à ce qu’ils concevaient comme ses « privilèges féodaux ». En France même, le corollaire de l'attitude de Guizot et de ses « disciples » était démontré par l'opposition catholique et légitimiste qui associait l'idée de Croisade à sa fidélité monarchique, et voyait dans les notables maronites une noblesse féodale à la façon d'un moyen âge occi­ dental plus ou moins romantique; pour cette opposition qui projetait ses objectifs intérieurs en politique étrangère, il s’agissait de combattre à la fois le Turc et l’Anglais, le Musulman et le Protestant, car la « noblesse » qu’elle affectionnait était maronite, tandis que les Anglais cherchaient d'abord leur modèle chez les Druzes. En y ajoutant leurs propres confusions, des Chrétiens du Liban finirent par s'expliquer en fonction de ces opinions mythiques que l’on avait d'eux, et la légende des Maronites sur leur histoire à l'époque des Croisades — légende élaborée à la fin du XVe siècle et au début du X V Ie siècle — rejoignit au X IX e siècle les illusions européennes nées d'une interprétation « féodale » et de l'esprit de Croisade (1). Toutes ces logiques, malgré leur fantasmagorie, avaient des effets pratiques.1 (1)

Cf. chap. II, p. 16-17, et chap. I l l , p. 36-37.

h i é r a r c h i e s s o c ia l e s e t

réfo rm es ottom anes

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Elles sont singulières ces longues dépêches à leur ministre où le consul général de France et le consul général de Grande-Bretagne se prêtent mutuellement bien des intrigues imaginaires. Certes, il y avait aussi du vrai; Bourée montrait de l'indulgence à l'égard d'un cheikh druze reconnu coupable de meurtres, Nàçîf Abû Nakad, car il était yazbakl et servait de contrepoids à l'influence croissante de Sa‘ld Junblât (1), l’allié de la GrandeBretagne, pendant que le colonel Rose maintenait des relations intéressées avec l'émir Haydar Abillama* et avec des membres de la famille Khâzen, dans l'espoir de parvenir à une grande entente de l'aristocratie (2). Maintenant que le nouveau régime libanais était établi, c'était, en effet, son avenir qui les intéressait; l’un y cherchait la promotion de la communauté maronite, l’autre la conservation du pouvoir des familles notables pour s'appuyer sur les Druzes. Bourée définissait ainsi la position officielle française: « A mesure que les Mokatagis s’abaisseront, les conseils s'élèveront, et avec eux le haut clergé, car ce sont les évêques chrétiens qui nomment la majorité des conseils: il y a donc toutes les raisons de poursuivre la question de l'impôt avec ténacité; une fou cette question résolue, l'avenir pourra être envisagé en toute confiance» (3). Cette «question de l'im pôt» était soulevée, dans la Montagne, par les opérations cadastrales que la Porte comptait faire effectuer pour assurer une répartition plus équi­ table de la contribution annuelle de 3.500 bourses (4). Bien sûr, l'intention des réforma­ teurs turcs était de porter, par la même occasion, un nouveau coup aux anciens pouvoirs locaux des muqâta'aji-s. En outre, alors que les ressources de ces notables étaient déjà fortement atteintes, le recensement des terres menaçait aussi les bases juridiques de leur pouvoir économique à une époque où, sous la pression directe ou indirecte de l'Europe, à travers les principes de la réforme ottomane sur la justice fiscale ou la sécurité des biens et leur libre disposition par leur propriétaire, la notion du droit de propriété était en train d ’évoluer dans l'Empire ottoman, surtout dans les régions les plus soumises aux consé­ quences de l’action économique occidentale (5). Gela ne donnait que plus de poids aux protestations des Chrétiens contre les récupérations brutales auxquelles s’étaient livrés*1

(1) Le cheikh Nâjîf Abû Nakad qui était accusé d’avoir massacré des Grecs-orthodoxes à Hâjbayya en 1844, s'imposa peu à peu comme un des principaux chefs du parti yaz bald; les autorités turques et Bourée voulaient l'utiliser pour neutraliser l'influence de Sa'îd Junblât et du colonel Rose; les consuls d'Angleterre et de Russie réclamaient son exil, et il dut s'enfuir en août 1847. Nombreuses dépêches où il est question de lui en 1846 et 1847, du côté français dans AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, et du côté anglais dans PRO , FO 78/712 et 195/274. (2) ADA 7600 (IV -2) et 7603 (IV-2), lettres du colonel Rose à l'ém ir ^ ay d ar, 17 juillet 1847 et 11 novembre 1848; A D A 6869 (XI-1), aide financière anglaise à des Khâzen. (3) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 216, dépêche de Bourée, 29 août 1846. En janvier 1846, Guizot avait rappelé à la tribune de la Chambre des Pairs dans quel esprit le gouvernement français avait accueilli, depuis décembre 1842, la nomination de deux caîmacams: « Nous n'avons accepté ce système qu 'à titre d'expérience provisoire, en maintenant notre idée à nous (l'administration unique et chrétienne), en soutenant que c’était la seule bonne, et en annonçant deux choses, l'une que nous tirerions de la transaction proposée tout ce qu'elle comportait d'avantages en faveur des Chrétiens, l'autre que nous ne laisserions passer inaperçu aucun de ses défauts, que nous les signalerions à l'instant même, pour montrer que notre système était le seul qu'on eût dû adopter, celui auquel on devait inévitablement revenir»; L$ Moniteur, 13 janvier 1846. (4) V. chap. IX , p. 119-121. (5) V. Livre V. 12

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PRÉLÈVEMENT FISCAL ET PRODUCTION

les Druzes, et au mécontentement général contre les redevances exigées par les muqâta'aji-* et leur habitude de faire payer aux métayers l’impôt de leurs terres. Les habitants de la Montagne et les observateurs étrangers comprirent rapidement que le nouveau cadastre sanctionnerait l’avilissement matériel et administratif des grandes familles notables. Le projet, lancé par As‘ad Pacha en 1844, arrêté par Chaklb Efendi avant son départ en 1846, provoqua l’espoir des villageois chrétiens, soutenus par l’am ­ bitieux clergé maronite, et la défiance des notables, y compris des caimacams; il fut encou­ ragé par le consul général de France, et contrarié par le consul général d’Angleterre (1). Ce ne fut pas avant mai 1847, que les conseils, après de vives discussions (2), décidèrent qu’un nouveau cadastre serait le meilleur moyen de parvenir à une plus juste répartition de l’impôt, et avant décembre 1847 qu’un capitaine prussien au service de la Porte, M ali­ nowski, arriva pour en diriger les travaux (3). Il fallut encore que les deux conseils nom­ massent une commission où chaque communauté était représentée; puis un débat s’en­ gagea pour savoir si la méthode traditionnelle d’évaluation qui permettait d’obtenir assez rapidement une estimation du rendement des terres cultivées, serait préférée à un relevé cartographique que l’officier prussien, écoutant les consuls d’Angleterre et de Russie, proposait d’exécuter en douze ans (4). Finalement, un commissaire de la Porte, Amin Efendi, arriva à la fin de mai 1849 pour prendre en main les opérations; il décida de faire faire les travaux selon les procédés pratiques et éprouvés que connaissaient la population et le fisc ottoman (5), et de commencer par les districts mixtes. Des conflits surgirent1 (1) « Je compte... sur le succès de la réforme à laquelle résistent les mokatagis», écrivait encore Bourée, AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 209, dépêche du 16 août 1846. Q uant au colonel Rose, il dénonçait les injustices qu’avait permises l’ancien registre de l’émir Bachîr, et il déconseillait de faire un nouveau cadastre qui, disait-il, serait une nouvelle source d'abus et n’était désiré que par ceux qui voulaient un bouleversement de l’ordre existant; il faisait enfin valoir aux autorités ottomanes le risque qu'il y aurait à voir les deux conseils se grouper en un, parce qu'ainsi se réuniraient des populations tur­ bulentes aux dépens des intérêts de la Porte; PR O , FO 78/712, lettre de Rose à Kâmil Pacha, Beyrouth, 2 avril 1847. (2) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 315, dépêche de Bourée, 26 mai 1847: « L'évêque Tobie [Tûbîyâ ‘Awn, évêque m aronite de Beyrouth] m ’a été d'un très grand secours, et Rome devrait lui en savoir gré autant que nous. » F. 323, dépêche de Bourée, 16 juin 1847 : informe que le délégué apostolique a enfin reçu l'ordre de s’entendre avec le patriarche pour confirmer la nomination de l'évêque Tûbtyâ ’Awn à Beyrouth; cette affaire durait depuis trois ans, notamment en raison de l'hostilité des jésuites à cet évêque; le consul général de France se montre très satisfait de cette solution. (3) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 403, dépêche de Bourée, 12 décembre 1847. Dans une lettre du 7 octobre 1847, le baron de Bourqueney, ambassadeur à Constantinople, rappelait à Bourée, à propos du cadastre, « la nécessité de rendre une sécurité complète aux Chrétiens qui ont perdu leurs titres de propriété dans le cours des dernières guerres civiles... J ’ai facilement convaincu la Porte que la justice, aussi bien qu'une saine politique lui conseillait de faire cesser cet état de chose. Moustapha Pacha [le gouverneur du pachalik] est autorisé en conséquence à délivrer aux propriétaires de cette caté­ gorie de nouveaux titres de propriétés»; ACG Beyrouth, carton 40, 1847, dossier «Ambassade». (4) AÉ, Correspondance commerciale, Beyrouth, 5, f. 503 sq., dépêche de Pérétié, 26 janvier 1848, et f. 510 sqq., dépêche du 26 mars 1848. AÉ, Correspondance politique, Beyrouth, 9, f. 107 sq., dépêche de Pérétié à l'ambassadeur à Constantinople, 13 mars 1848. (5) Sur les méthodes traditionnelles d ’évaluation, v. chap. X, p. 137-138. «L'essai qui vient d'être tenté a été de démontrer l'excellence du système d'évaluation des experts du pays comparé au système de mesurage mathématique des ingénieurs européens. L ’excessive division de la propriété dans le Liban rend pour ainsi dire impraticable un cadastre effectué par les procédés européens... Les experts du pays arrivent à l'évaluation de la valeur du terrain par un procédé qui leur est propre»; AÉ, Correspondance commer­ ciale, Beyrouth, 6, f. 187-188, dépêche de Jag er-Schmidt, 14 décembre 1849.

HIÉRARCHIES SOCIALES ET RÉFORMES OTTOMANES

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aussitôt à propos de l’attribution des terres, car les Chrétiens, outre les indemnités qu’ils avaient touchées (1), entendaient se faire confirmer leurs possessions ou les reprendre aux Druzes. La contestation à l’égard de Sa‘îd Junblât qui contrôlait des territoires si étendus, prenait force de symbole, et, de son côté, ce chef druze mêlait la défense de ses propres intérêts à ceux de sa communauté, soit qu’il fit pression sur sa propre clientèle chrétienne, soit qu’il intervint auprès du calmacam druze; il cherchait aussi à protéger ses droits de muqâta*aji en s'entendant avec des cheikhs maronites Khâzen qui se sentaient pareillement menacés, et qui intervinrent auprès du patriarche maronite, leur parent, pour qu’il calmât ses ouailles des districts mixtes. Les oppositions n’en restaient pas moins vives, notamment dans de gros centres comme Jazzln où les prêtres se faisaient les porteparoles des habitants (2). Au printemps de 1850, les Chrétiens du district de Jazzln refu­ sèrent de payer les impôts de Sa‘ld Junblât, tandis que les Druzes se montraient de plus en plus exaspérés par le recensement des terres. En décembre 1850, le commissaire de la Porte regagna Constantinople (3) ; les travaux du cadastre qui n'avaient pu être ter­ minés dans le Liban méridional, furent alors suspendus. • Les difficultés sociales que rendaient perceptibles les interventions étrangères, la nouvelle présence ottomane, les différences de nombre et la question des terres, abou­ tissaient à une confrontation où chaque communauté se sentait menacée par l'autre. Les uns se savaient « minoritaires » dans un monde immobile, les autres se voyaient re­ foulés par un monde en formation; en ce milieu du X IX e siècle, ils ressentaient plus ou moins confusément les effets d ’une rupture que provoquait l’hégémonie technique et économique de l'Europe. La crise que connaissaient les muqâktaji-s, s'aggravait du re­ nouveau de l’activité marchande. Dans la société ainsi touchée, le dénouement des luttes internes ne pouvait plus être de même nature que par le passé.1

(1) AÉ, Correspondance commerciale, 6, f. 13, dépêche de Pérétié, 16 juin 1848. « L e m ontant des indemnités avait été fixé à 10.000 bourses (cinq millions de piastres) ; un premier à compte de 2.000 bourses fut donné par Chékib Efendi ; Mustapha Pacha, le Muchir actuel de Beyrouth, apporta avec lui l'année dernière une nouvelle somme de deux mille bourses qui fut également distribuée. Enfin le sultan vient de décréter par un Hatti-Schérif que les 6.000 bourses qui restent dues seront acquittées immédiatement sur les revenus du Pachalik... La répartition en est faite de la manière la plus équitable par les évêques et le mejlis qui vient d'être convoqué à cet effet. » A ces sommes, versées grâce aux interventions diplomatiques, il faut ajouter les dons que les communautés chrétiennes recevaient de France ou d'Autriche, et qui étaient également remis au clergé. (2) ACG Beyrouth, carton 43, 1849, dossier «S ayda», et carton 44, 1850, dossier «S ayda», nom ­ breuses lettres de l'agent consulaire à Sayda, Aumann, sur ce sujet. Dans sa lettre du 20 octobre 1849, il relate une visite que le consul anglais Moore fit à Jazz in pour engager les Chrétiens de ce bourg à s'en­ tendre avec Sa'îd Ju n b lât; selon Aumann, le drogman de Moore, Fransîs Misq, aurait employé pour les convaincre les arguments suivants: « 1° le cadastre entraînera des frais énormes qui devront être supportés par les habitants; 2° il fera connaître les véritables ressources de la Montagne; 3° il détruira l'idée de misère qu'on se fait en Europe de ces contrées et empêchera les aumônes d'arriver. » V. aussi AÉ, Corres­ pondance commerciale, Beyrouth, 6, dépêches des 20 mars 1850, 5 juillet 1850, et 5 août 1850. (3) ACG Beyrouth, carton 44, 1850, dossier «Politique», dépêche de Lesparda, 5 décembre 1850; et carton 45, 1851, dossier «Politique», dépêche de Lesparda, 1er novembre 1851.

L IV R E V

DÉVELOPPEMENT OCCIDENTAL ET CRISE ORIENTALE

«T out pays massivement producteur cesse, de ce fait, d’être négligeable; tout pays dont la production stagne longtemps, ou dont la production relative «’effondre, est menacé de crises internes et d'interventions extérieures qui à leur tour seront nocives à l’économie. D’autre part, plus un pays produit, plus il consacre sans gêne excessive une part de son produit à ses activités “ de puissance” . L'inverse est vrai. Tout excès de prélèvement à ce titre peut dangereusement atteindre soit la consommation, soit l’investissement, soit les deux à la fois» (1). «L e cours des relations entre unités politiques est influencé, de multiples manières, par les événements à l’intérieur des unités... L'excès de faiblesse n’est pas moins redoutable pour la paix que l'excès de force » (2). L'ampleur du malaise que traverse, au milieu du X IX e siècle, la société de culture très élaborée du Moyen-Orient arabe, est à la mesure de la confrontation de ses structures pré-industrielles aux conséquences des mutations européennes de l’ère industrielle. Le mont Liban participe à un mouvement global; il y réagit suivant ses tendances particulières. L’évolution de l’activité marchande crée de nouvelles situations sociales, rythme les crises, tandis que se cristallisent les oppositions dans la Montagne et que s’ac­ centuent les déséquilibres entre cette face méditerranéenne de la Syrie et l’intérieur.1

(1) P. V il a r , «Croissance économique et analyse historique», Première conférence internationale d'his­ toire économique (Stockholm, août I960), Paris-La Haye, 1961, p. 66-67. (2) R. A r o n , Paix et guerre entre Us nations, Paris, 1962, p . 20.

CHAPITRE XIII

LA CONFRONTATION AUX NOUVEAUTÉS DE L’ÉCONOMIE EUROPÉENNE

La révolution des transports maritimes. Les effets de la révolution industrielle sur les transports maritimes augmentèrent les possibilités et le rythme des contacts entre l'Europe et l'Empire ottoman. Jusqu'aux années 1830, les liaisons sont assurées exclusivement par des voiliers. Les négociants marseillais y distinguent traditionnellement « la grande navigation» qui assure les opérations directes entre les ports européens et la Méditerranée orientale, et « la navigation de caravane», c'est-à-dire le grand cabotage, que font principalement des navires français ou italiens entre les différentes échelles du Levant, et qui porte pour une bonne part sur le transport des marchandises locales. Les goélettes des marins de Ruwàd qui imitent les navires occidentaux, se mêlent quelque peu à cette activité, tandis que le petit cabotage est effectué par des barques à voile latine que montent des marins musulmans ou grecs. La durée des traversées n'a pas changé depuis l'Antiquité romaine (1). De Livourne, un commerçant français écrit le 23 juin 1833 au consul de France à Beyrouth: «Après 34 jours de voyage de Chypre ici, je me procure la satisfaction de vous écrire de ma prison sanitaire... Ma quarantaine fixée à 25 jours se termine le 12 prochain; je n’aurai que peu de jours à rester ici pour passer à Gênes et de là me rendre à Marseille pour arriver s’il se peut le 22 à Beaucaire » (2). Les formalités, les aléas climatiques et la mauvaise saison, le pillage en cas de naufrage sur les côtes orientales, constituent autant d'occasions de retards et de dangers; l’état des marchés, leurs possibilités, leurs besoins, ne sont connus que lentement. Le volume des échanges est également restreint par la capacité des voiliers de commerce qui ne jaugent en général que de 100 à 200 tonneaux. Ces conditions sont donc encore celles de la production et du commerce des X V IIe et X V IIIe siècles.1 (1) Hermine de S aussure,« De la marine antique à la marine moderne », Revu* Archéologique, juilletseptembre 1937, p. 90-105. (2) ACG Beyrouth, carton 15, 1833, dossier «Particuliers», lettre de A. Pourri ère à H. Guys, Livourne, 23 juin 1833. Archivio di Stato, Livomo, Sanità 718, 721, 727, 731, 738, 739, 744, Protocollo degli arrivi 1820, 1824, 1827, 1828, 1829, 1835, 1837, 1844, 1845, 1850: l a temps de navigation de Bey­ routh à Livourne sont généralement de 50 à 75 jours, avec deux ou trois escala dont presque toujours une à Chypre; dans la concurrence d a an n é a 1840, il y a d a «records» de 25 à 40 jours, l a voyaga se faisant en droiture ou ne comportant qu’une seule escale à Chypre.

LA CONFRONTATION A L’ÉCONOMIE EUROPÉENNE

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Le X IX e siècle industriel impose ses moyens et ses exigences. Les Anglais sont les premiers à établir, à partir de 1835, des lignes de navigation à vapeur vers la Méditerranée orientale. Le trajet entre Beyrouth et Alexandrie où un relais pour Liverpool est assuré, devient plus rapide et régulier; les nouveaux paquebots sont petits, le fret y est très élevé, mais ils sont aussitôt appréciés pour le transport de la correspondance, des marchandises de valeur, des monnaies et des métaux précieux. En France, une loi votée en 1835 autorise l’ouverture de crédits pour soutenir l’établissement d’une correspondance par bateaux à vapeur entre Marseille et Constantinople, entre Marseille et Alexandrie; le 1er mai 1837, le Scamandre appareille pour Constantinople (1). Dans le Journal des Dibats du 10 décembre 1838, Michel Chevalier précise que ces paquebots ont été lancés pour « établir entre l’Orient et nous des liens solides, des liens politiques et moraux sans doute, mais aussi des liens matériels, des liens d'intérêts et d’affaires, les seuls dont fasse cas notre siècle démesurément positif ». Le même esprit anime le rapport que le comte de Gasparin lit le 2 juin 1841 à la Chambre des pairs: « Le Levant dépouillé de merveilleux est entré dans le domaine du positif; il ne fournira plus désormais de sujets de poème, il ne produira plus que des statistiques... Le commerce recevra une vive et salutaire influence de la fréquen­ ce de ces communications... L’activité de la correspondance doublera les négociations » (2). Une loi votée le 14 juin ouvre un « crédit extraordinaire de 5.923.500 francs, pour les frais de construction de six paquebots à vapeur de la force de deux cent vingt chevaux chacun, destinés à établir une communication directe entre Marseille et Alexandrie » (3). La ligne Marseille-Beyrouth par Malte et Alexandrie est ouverte en 1845 (4). A partir de 1839, les chantiers autrichiens de Trieste lancent aussi des « pyroscaphes » qui touchent les principaux ports de la Méditerranée orientale et font diminuer de 25 % le fret sur les tissus et les objets de valeur. La compétition est engagée entre l’Angleterre, la France et l'Autriche; 76 bâtiments à vapeur naviguent en Méditerranée dès 1841 (5). En 1840, l'officier allemand Jochmus a noté que le transport à vapeur est « un moyen incomparable» qui a facilité le débarquement des troupes anglaises dans la baie de Jûnyé, au nord de Beyrouth, malgré la supériorité numérique de l'armée égyptienne (6).1 (1) J . J u l l ia n y , Essai sur le commerce de Marseille, Marseille-Paris, 1842, 2* éd., t. I, p. 192 sqq. AGG Beyrouth, carton 19, 1836, dossier «Com m erciale», dépêche de Thiers, Paris, 16 avril 1836; carton 21, 1837, dossier «Com m erciale», circulaire du ministère des Affaires étrangères, Paris, 25 avril 1837. (2) Archives du Commerce et de CIndustrie agricole et manufacturièret 1841, X V III, p. 103-104. (3) /