La manifestation esthétique 9782336336107, 2336336103

Au terme d'une recherche en quête du sens de l'art au coeur de nos vies, cet essai voudrait revenir sur le poi

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La manifestation esthétique
 9782336336107, 2336336103

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Raymond Court

La manifestation esthétique

Préface de Michel Cornu Note de Jean-Pierre Charcosset

LA MANIFESTATION ESTHÉTIQUE

Raymond COURT

LA MANIFESTATION ESTHÉTIQUE Essai À Renée Moineau. Préface de Michel Cornu Note de Jean-Pierre Charcosset

Du même auteur Le Musical. Essai sur les fondements anthropologiques de l’art, Paris, Klincksieck, coll. Esthétique, 1976. Adorno et la nouvelle musique. Art et modernité, Paris, Klincksieck, coll. Esthétique, 1981. Seconde édition 2007. Sagesse de l’Art. Arts plastiques, musique, philosophie, Paris, Méridiens Klincksieck, coll. Esthétique, 1987. Seconde édition augmentée : Paris, Editions Ereme, 2006. Force et dérive des principes. Réflexions sur la raison moderne en procès, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990. Le Voir et la Voix. Essai sur les voies esthétiques, Paris, Editions du Cerf, 1997. La Vérité de l’Art ? Essai sur la figure et le sacré, Paris, Editions Ereme, 2003.

Illustration de couverture : pastel de Pierre Court (30 x 21 cm)

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-02004-4 EAN : 9782343020044

À mes Maîtres : Henri Jourdan, Gabriel Madinier, Pierre Lachièze-Rey, Maurice Merleau-Ponty, Mikel Dufrenne. À mes collègues et amis : Henri Maldiney, Michel Cornu, Philippe Charru, Jean-Pierre Charcosset, Pierre Guillot, à mon épouse, à Matthieu Guillot pour son sérieux éditorial.

Que Jean-Pierre Charcosset et Pierre Guillot soient sincèrement remerciés pour leur relecture attentive de ce texte.

Préface « Quand tout le monde se laisse entraîner sans réfléchir, par ce que les autres font et croient, ceux qui pensent se trouvent à découvert, car leur refus de se joindre aux autres est patent et devient alors une sorte d’action. » Hannah Arendt, Considérations morales.

A une époque où, trop souvent, le “n’importe quoi” devient valeur de référence, où la domination éhontée du “techno-scientifique” et du positivisme réduit l’œuvre d’art à ce qui doit être explicable (étranges ces peintres qui nous enjoignent avec force mots de regarder ce que nous devons voir), à une époque où l’économisme totalitaire ne considère l’art que comme une marchandise et une source de profit, l’œuvre de Raymond Court est un signal d’alarme qui nous met en garde contre le danger de la perte du sens, est une incitation à sortir de la fausse originalité arrogante se réduisant trop souvent au plagiat, à sortir du “médiatiquement compatible” tout autant que du savoir pour le simple savoir. S’il ne faut surtout pas oublier ce livre important de philosophie politique, Force et Dérive des Principes. Réflexions sur la Raison moderne en Procès (Méridiens Klincksieck, Paris, 1990), il faut cependant entendre l’ensemble de l’œuvre centrale de Raymond Court, du Musical. Essai d’anthropologie esthétique, en passant, entre autres, par Le Voir et la Voix, La Vérité de l’Art ?, jusqu’à cette Manifestation esthétique comme une quête permanente, en une constellation qui s’ouvre et s’élargit de livre en livre, du sens de l’art, de son mystère (ce qui n’implique nul manque de rigueur ni une quelconque 11

faiblesse critique), de sa présence indispensable pour que nous restions des existants éveillés à l’appel de la transcendance et de l’espérance, émerveillés devant le sublime, inquiétés par l’indicible dont la musique, plus que tout autre art sans doute, nous ouvre les portes. La Manifestation esthétique reprend donc les préoccupations majeures de Raymond Court : celles du moment de vérité dans l’œuvre d’art authentique, des conditions de possibilités d’une telle œuvre, celle de la relation entre l’art et le religieux, celle de la chair et du sacré, de l’importance vitale d’un art vivant pour que notre existence puisse être habitée de sens. Pour atteindre son but, Raymond Court met en dialogue et, par là, évite et le pédantisme et l’approximatif, les grandes figures philosophiques qui l’ont accompagné : saint Augustin et la patristique, Kant (plus que tout autre peut-être), mais aussi Rousseau, Adorno, Benjamin, le courant phénoménologique de Husserl à Michel Henry, Jean-Luc Marion, Paul Ricœur et Maurice Merleau-Ponty. Dialogue critique, mais jamais polémique. Musicologue patenté, organiste remarquable, R. Court se réfère sans cesse à la musique qui nous ouvre à ce que le lexical ne saurait dire : Bach, en tout premier, « comme modèle absolu au sommet de la manifestation esthétique la plus exemplaire d’une communication réellement sublime de l’indicible », mais aussi Debussy, Stravinsky, Schönberg (dans La Manifestation esthétique, R. Court introduit une passionnante discussion sur le Moïse et Aaron de Schönberg entre l’interprétation d’Adorno qui voit dans cette œuvre un échec, et celle d’Ernst Bloch qui, au contraire, y trouve une dimension d’espérance). Si la musique est privilégiée pour nous ouvrir à l’indicible, la peinture peut, elle, nous ouvrir à l’invisible. Dans La 12

Manifestation esthétique, R. Court s’appuie fortement sur la peinture chinoise et l’ornement de l’Islam, sur l’icône, sur la peinture du Moyen-Âge et celle de l’âge classique, sur l’art abstrait, sur Klee tout autant que sur Cézanne ; mais c’est toujours la même problématique qui est cernée au plus près, celle de l’au-delà de la représentation pour accéder à la manifestation. Disons-le pour terminer cette trop brève et trop longue préface (Jean-Pierre Charcosset, dans Lecture faite, à la fin de l’ouvrage, indique brillamment ce que nous n’avons pu dire) : comme toute œuvre dont l’exigence première est l’honnêteté et la modestie, celle de Raymond Court est exigeante. La Manifestation esthétique, qui ne connaît à aucun moment ni le bavardage ostentatoire et vide de certains se disant trop rapidement philosophes, ni l’indigeste pédagogisme, ni un certain pédantisme académique, ne se livre pas au premier coup d’œil. Elle donne à réfléchir, elle nous fait la grâce de pouvoir entrer en admiration devant une immense culture vivante, elle nous fait participer en notre chair à cette quête sans clôture et sans fin, qui a nom espérance. Michel Cornu philosophe.

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Avant-propos Traditionnellement la philosophie s’est interrogée sur ce qu’elle nommait « le problème de la connaissance », désignant par celle-ci le mouvement de la pensée vers ce qui apparaît à l’esprit et que désigne la notion de phénomène. La connaissance en ce sens est transcendance, à savoir dépassement vers l’objet. Mais qu’est-ce à dire ? Ce rapport objectif doit-il s’entendre à la manière dont le comprennent les positivistes de stricte obédience, c’est-à-dire sur le modèle de la rationalité moderne scientifique et technique comme ce qui assure à l’homme sa maîtrise sur la nature ? Doit-on dès lors, au nom du dogme positiviste fondamental de sécularisation du phénomène, rejeter comme naïve, irrationnelle, voire superstitieuse toute interrogation qui échappe à la réduction objectiviste précédente et qui renverrait à contrario à l’invisible, au sentiment et à l’intériorité ? Mais ne serait-ce pas renoncer à l’engagement dans l’autre grande voie de recherche qui s’ouvre au génie humain notamment dans les domaines majeurs de l’art et de la religion ? C’est précisément dans cet autre ordre d’activité que nous voudrions porter notre attention pour tenter de cerner la spécificité de l’activité spirituelle qui réussit à conduire à une manifestation phénoménale aussi digne, importante et prodigieuse que celle accomplie par l’homme dans le champ de la rationalité scientifique et technique. Nous délimiterons notre quête en la centrant sur le point précis de la manifestation esthétique et ceci pour trois raisons principales. Premièrement l’instauration des œuvres d’art, par sa technicité suprême et la profondeur de son retentissement spirituel, n’a rien à envier aux réalisations prodigieuses de la Science. Deuxièmement notre décision de nous limiter à l’examen de la manifestation esthétique et ne point aborder le champ proprement religieux n’a rien pour nous d’un rejet ou d’une exclusion parce que nous pensons profondément (et nous en 15

avons la preuve vivante dans la pratique des chefs-d’œuvre) que nous tenons là sans doute la dernière entreprise qui nous relie au sacré dans une climatique nihiliste redoutable comme celle que nous vivons présentement. Au terme de cette recherche je signalerai la référence majeure sans doute au cœur de tout l’essai présent. Il s’agit de la théorie explicite du symbole présentée par Kant à l’avant-dernier paragraphe des pages consacrées au « Jugement esthétique » : § 59 de la Critique de la Faculté de Juger. Ce point central fera ici l’objet du chapitre V. Pages assurément techniques philosophiquement mais capitales. Ce qui m’est occasion d’une remarque finale indispensable pour répondre à l’objection d’excès de technicité. Heidegger, dans Qu’appelle-t-on penser ? (traduction P.U.F., 1959, p. 72), montre comment la réflexion des grands penseurs essentiels de la métaphysique est indispensable à un penser digne de ce nom. Ainsi loue-t-il Nietzsche citant Aristote et il ajoute : « Notre remarque ne veut pas dire que Nietzsche soit dépendant d’Aristote. Un penseur ne dépend pas d’un penseur, mais il s’attache, s’il pense, à ce qui donne à penser, à l’Être. Et ce n’est que dans la mesure où il s’attache à l’Être qu’il peut être ouvert à l’influence de ce qu’ont déjà pensé les penseurs. C’est pourquoi se laisser influencer demeure le privilège exclusif des plus grands penseurs. Les petits au contraire souffrent seulement de leur originalité avortée, et c’est pourquoi ils se ferment à l’influence dont l’origine est lointaine ».

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Introduction Cet essai se voudrait une approche de l’œuvre d’art en général, qu’elle soit plastique, musicale ou poétique et chaque fois prise en sa dimension proprement esthétique, à savoir relevant de l’ordre non d’une simple apparence mais d’une apparition, quel que soit le sensible à travers lequel elle accède à la manifestation. Là en effet trouve son fondement cette expérience spirituelle si précieuse qu’il nous arrive de vivre au contact d’une œuvre qui a le pouvoir de nous ravir dans l’imaginaire et nous y élever parfois jusqu’à un point que nous qualifions justement de sublime. Ce que nous voudrions alors chercher à comprendre c’est comment l’œuvre d’art, tant qu’elle est vive, s’offre ainsi à nous comme un « rayon de présence » opérant une véritable « commutation de la lumière » qui transfigure notre existence et arrache tout à coup ce qui nous entoure à la banalité quotidienne : « Dans ce Poème de l’art, écrit Heidegger, advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude »1. Ainsi, « c’est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vie sur eux-mêmes. Cette vue reste ouverte aussi longtemps que l’œuvre est œuvre, aussi longtemps que le Dieu ne s’en est point enfui ». Qu’est-ce donc que cette chose qui « sans rien de violent » provoque cet « éclatement multiple » autour d’elle et qui, plus purement elle se tient ou « se contient » dans l’ouverture qu’elle a ouverte, nous saisit littéralement pour nous pousser hors de l’ordinaire dans cette ouverture et transformer de manière radicale nos rapports habituels au monde et à l’entourage, notre faire et notre évaluer, bref tout notre ciel étoilé, nous invitant ainsi avec insistance à « séjourner dans la vérité » qui advient grâce à elle et en elle ? Et Heidegger, on le 1

M. Heidegger, Holzwege. Traduction, Gallimard, 1962, p. 32-56 passim.

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sait, nomme « Garde de l’œuvre » la réponse rendue à cet appel que l’œuvre adresse à d’autres hommes et sans laquelle elle ne serait pas elle-même2. Pour saisir à sa source ce lieu d’émergence de sens qui nous ouvre tout grand les horizons merveilleux que nous venons d’évoquer, puis tenter de surprendre dans son principe cette dynamique d’énergie spirituelle qui soulève l’œuvre de l’intérieur, nous commencerons par nous pencher sur la notion de Forme (Gestalt) telle qu’elle a été analysée et méditée par un Paul Klee et, en d’autres temps et lieux, dans l’admirable tradition des peintres chinois. Là en effet nous y apprenons comment, à la confluence de l’espace et du temps dans le rythme, prend forme la forme esthétique, à l’origine première de la surrection d’un sens autre que celui conceptuel propre au signe linguistique. D’où le chapitre I Forme et Figure (p. 23) qui met en place les éléments sémiologiques de base, notamment la Forme (Gestalt) comme facteur fondamental de l’émergence du sens esthétique hors du chaos primitif. Chapitre décisif dans la mesure où, écrit sous le patronage exemplaire des peintres chinois et de Paul Klee, il nous installe d’emblée dans l’univers des œuvres d’art à savoir celui des Formes esthétiques devenues figures au sens fort. Le chapitre II, La figure (figura) à la confluence du platonisme et du christianisme (p. 31) : à partir du texte fondamental d’Erich Auerbach intitulé Figura, ce chapitre se penchera sur l’élaboration historique complexe et tumul2

L’expression heideggerienne de « Gardiens de l’œuvre » nous paraît bien meilleure que celle trop anonyme de public, ou que celle trop ambiguë de contemplateur (la contemplation étant trop souvent comprise comme réceptivité passive) ou enfin de consommateur proposée par Valéry mais vraiment surchargée aujourd’hui d’un sens qui fait injure à la pure relation esthétique. On notera également que, dans Clio, Péguy, à propos de ce qu’il nomme les « générations appelantes », montre très bien comment le sens d’une œuvre est en sursis et sous la dépendance paradoxale mais réelle de ceux qui viendront et sauront ou non en assumer la Garde.

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tueuse (en particulier à propos du statut de l’icône) de la notion de figure (figura). Il rappellera comment cette dernière à travers sa composition en couches successives des héritages platonicien, plotinien, patristique, aristotélicien atteint sa complétude de sens avec les apports décisifs de Tertullien et ultimement de Nicéphore. Histoire complexe au croisement de deux cultures éminentes, grecque et latine, et au cœur d’un complexe philosophico-théologico-esthétique et politique de signification majeure mettant en jeu tout le sens de la culture européenne dans ses racines les plus profondes. Le chapitre III, La grande voie du figuralisme (p. 41), nous transporte jusqu’à ce qui apparaît dans le cadre du prestigieux rationalisme occidental comme un sommet de l’art avec les peintres de la Renaissance italienne, puis ceux des classicismes franco-européens. On assiste alors véritablement à l’apothéose de la figure au sens majeur qui, selon le mot de Pascal, porte « présence et absence » (Pensées, 677), permettant ainsi de dire par figures les mystères inexprimables les plus élevés au travers d’œuvres emblématiques comme celles exemplaires notamment du double figuralisme poétique et musical d’un Dante, ou d’un Bach. Avec ces chapitres II et III, nous avons donc bien l’impression de toucher à un sommet esthétique éminent. Toutefois, sans contester la valeur irrécusable des œuvres ici en question, on ne saurait se défendre d’éprouver un soupçon d’ethnocentrisme de notre part quand par exemple nous évoquons ce cadre rationaliste qui n’est d’ailleurs sans doute pas étranger aux réalisations les plus prestigieuses de cette immense réussite culturelle. Mais nous ne nous engagerons pas sur cette voie critique trop exposée à des dérapages regrettables et qui surtout nous laisse extérieurs à la seule critique de fond qui mérite ici d’être discutée. Le chapitre IV intitulé La figure au défi de l’ornement (p. 51) partira de l’examen de l’ornement islamique car celuici, engageant l’idée même qu’on se fait de la nature du sensible 19

esthétique, nous permet de nous en tenir à une critique immanente de l’art par l’art, c’est-à-dire à une attitude d’ouverture et d’élargissement de la compréhension, et non de rejet et de négation. Ainsi sans doute avons-nous chance d’accorder tout son poids au défi porté à la figure par l’ornement, à savoir l’éventualité de substituer au culte de l’apparition la valorisation de la quête de l’apparence, ce qui implique une véritable rupture du champ esthétique dans sa globalité. La motivation d’une telle révolution dans le cas de l’ornement islamique relève d’un radicalisme théologique mais on peut en trouver une transposition dans un cadre évidemment tout différent en Occident quand triomphe le modern style si bien analysé par Baudelaire et W. Benjamin. En ce dernier cas la motivation ici bien entendue n’est plus positivement religieuse au sens du classicisme, sauf à invoquer le culte de la modernité où nous rencontrons ce que nous nommons le défi de l’ornement. Si la figure, en raison de ses développements historiques très riches et très variés, notamment en Occident, tend à apparaître comme forme en plénitude (ainsi dans le classicisme européen) et si alors le monde de l’ornement paraît au contraire refoulé au second plan, c’est au contraire justement cette hiérarchie qui semble contestée, voire renversée, avec l’apparition des arts d’islam et dans un contexte certes bien différent avec le courant du modern style qui s’est développé de manière importante en Europe à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle. Tend ainsi à se creuser ici comme un fossé entre figure et ornement qui risque de mettre en question l’unité du champ esthétique. Ce dernier serait-il dès lors irrémédiablement brisé ? Nous pensons qu’il n’en est rien.

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Chapitre V. L’autonomie du champ esthétique : l’imagination symbolique selon Kant (p. 61) : Pour refonder cette unité dans sa profondeur nous ferons référence aux deux réflexions majeures de Kant sur le symbolisme et de Walter Benjamin sur l’allégorie qui apparaissent en définitive très proches et déterminantes en dernière analyse. Les pages décisives de ces deux maîtres à penser l’ensemble du champ esthétique ont en effet l’éminent privilège de nous ouvrir des perspectives ultimes à méditer en direction d’une ontologie de la manifestation esthétique. 1) 2) 3) 4) 5) 6)

Figure et schématisme (p. 62) Schématisme et symbolisme (p. 64) Sensible esthétique et pensée figurative (p. 66) Esthétique du sublime et allégorie baroque (p. 69) L’autonomie du champ esthétique : Kant et Gadamer (p. 73) Le privilège de l’expression musicale selon Ernst Bloch et Arnold Schœnberg (p. 78)

Nous tenterons alors en final (dans les chapitres VI à X), sinon d’explorer en détail les voies majeures diverses empruntées par celle-ci, du moins d’en suggérer à la fois la complexité et l’extrême richesse. La manifestation esthétique nous paraîtra finalement comme partagée entre la double postulation du Voir et de la Voix, l’une, d’une part, étant au principe de la fascination grecque pour le côté lumineux des choses et le « souci de voir » (Aristote), l’autre, d’autre part, à la racine de la ferveur sémite envers l’appel de la Parole. Quant à l’interrogation ultime sur une unité originelle possible entre ces deux modes de manifestation esthétique, sans doute faut-il chercher une piste de recherche, comme le suggérait Merleau-Ponty, dans la notion de chair si mystérieuse et si peu analysée. Nous nous bornerons ici à mettre face à face la réflexion de Merleau-Ponty sur l’entrelacs et le « chiasme voyant-visible » (avec l’affirmation du primat charnel 21

de la peinture) et celle de Rousseau sur la « parole vive » (et le privilège expressif de la voix). D’où l’objet des chapitres VI à IX autour des concepts d’Être, de Lumière, de Parole et de Chair. Chapitre VI. Vers une ontologie de la manifestation esthétique (p. 83) : 1) Iconographie et iconologie (Panofsky) (p. 84) 2) La précompréhension ontologique du champ esthétique (Heidegger) (p. 88) 3) Le « miracle grec » : l’attention au « côté lumineux des choses » (p. 90) Chapitre VII. Être et Lumière (p. 95) Chapitre VIII. Être et Parole (p. 101) : 1) Le Logos de Jean : une théophanie de la Parole (la Parole est la vraie lumière) (p. 102) 2) L’espace optique des Byzantins : la vraie lumière est transparence, non fiction (p. 105) 3) La vision et l’écoute (p. 109) Chapitre IX. Vers une ontologie de la chair (p. 113) : 1) La chair selon Merleau-Ponty : l’entrelacs et le chiasme voyantvisible (le primat charnel de la peinture) (p. 113) 2) La « parole vive » selon Rousseau : le privilège expressif de la voix (la présence à autrui) (p. 119) Chapitre X. Le « chaos sacré » ? (p. 123) : I. 1) La « chair iconique » (p. 123) 2) La parole poétique (p. 125) 3) Un « juste silence » (p. 127) II. 1) Le « Chaos sacré » (p. 130) 2) Une « anthropologie rédemptrice » ? (p. 134) 22

I. Forme et Figure La notion de forme est ici prise au sens lourd en tant qu’elle s’applique à toute œuvre d’art véritable dont elle définit le mode d’existence propre. Ainsi Paul Klee parlait de Gestaltung à propos de forme, désignant par cette expression l’autogenèse d’un mouvement autonome à partir d’un rythme fondateur. Focillon de son côté opposait le signe qui « signifie » en tant que médium linguistique transparent se dépassant vers un sens conceptuel désigné comme extérieur et à distance, et la forme qui « se signifie » en tant qu’elle engendre son propre espace-temps intérieur à elle-même à titre de contenu immanent porteur d’un sens lourd de nature symbolique, à la fois solidaire d’une itération originale et engagé dans un matériau spécifique. Ainsi, dans les manuscrits du Moyen-Âge, les « lettrines » nous font assister, par foisonnement intérieur, à la transformation vive de la lettre en forme. La forme s’identifie donc à ce geste un et indivis qui, dans une peinture, maintient ensemble et en tension lignes et couleurs comme les mots entre eux à l’intérieur d’un poème ou les sons en musique. Cet acte, il importe de le souligner, qui est de part en part d’essence rythmique n’appartient point à la sphère de l’entendement. Les Chinois en parlant à ce propos de « souffle » avec aspir/expir vont assurément droit au but pour désigner en son principe l’élan qui donne l’impulsion au mouvement créateur d’un lieu – celui-même du paysage – à l’intérieur duquel s’échangent courants et tensions au point d’atteindre à cette cohérence supérieure de l’œuvre que Kandinsky nommait sa « nécessité intérieure ». Là nous touchons directement, comme le montre l’exemple admirable des peintres chinois, à l’expérience primordiale d’où jaillit la source énergétique, immanente à la tension entre le fond et le motif, qui commande le fonctionnement

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même de l’espace pictural dans son surgissement3. Nous voici alors véritablement à l’origine du regard qui institue une présence à la chose qu’il rend visible dans son invisibilité, en même temps qu’il nous réinsère dans cette nature « en profondeur », selon le dire même de Cézanne, qui s’exprime à la surface à travers « les couleurs » qui « remontent des racines du monde ». Telle est la leçon séculaire chinoise sur l’essence de la peinture que nous rappelle Georges Duthuit : « Le paysagiste Song ou Yuan, au lieu de s’attacher à la définition des corps eux-mêmes, entreprend surtout de rendre l’air qui les entoure. Il suffit de l’épingle d’une barque piquée sur les eaux paisibles, de la pointe d’un pic entouré de lueurs indécises, de l’agrafe entr’ouverte d’un bec d’hirondelle attendant la becquée, ou encore d’une griffe de fougères ; c’est assez d’une traînée légère d’encre, de quelques valeurs vert malachite ou bleu lazuli : l’immensité du vide ou plutôt de l’élément fluide, pourvue d’une qualité sensible, se trouve soudain mise, d’une tache rapide ou d’un trait sûr, à la portée de notre esprit. Le trait ne résume donc pas mais suggère : pouvoir de suggestion qu’il doit à sa valeur colorante, d’une extrême énergie. Energie qui peut à première vue sembler paradoxale puisqu’elle coule et, à l’instar de la couleur, n’a pas à mordre ou à griffer d’abstraites inscriptions pour féconder le champ ingrat de la feuille et de partout l’émouvoir »4. Cette expérience fondamentale est aussitôt 3

Tel est le sens du fameux « point gris » dont parle Klee, « le point qui n’est ni blanc, ni noir ou aussi bien noir que blanc ; gris en ce qu’il n’est ni en haut ni en bas ou aussi bien en bas qu’en haut. Le moment cosmogénétique est là : la fixation d’un point dans le chaos qui, par définition, concentré en soi, ne peut être que gris, confère à ce point le caractère de centre, d’où l’ordre par là-même éveillé, rayonne en toute dimension » (cité par H. Maldiney, Ouvrir le rien, La Versanne, Encre Marine, 2010, p. 318). Ce point d’éclatement de l’espace marque le moment de sortie du chaos par le rythme et rejoint « l’unique trait de pinceau » célébré par Shih Tao. 4 G. Duthuit, Les Fauves, Les Trois Collines, 1949, pp. 34-36.

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généralisable aux autres arts, dès qu’on a compris que le Vide dont il vient d’être question n’est pas néant mais pulsation, donc l’élément moteur initial du rythme qu’on retrouve au principe de toute transmutation esthétique, de toute énergie créatrice de forme, que celle-ci soit picturale, poétique, musicale. Georges Braque déclarait chercher à peindre « ce qui est entre la pomme et l’assiette », le « sujet » de la peinture étant « justement le rapport de ces objets entre eux et de l’objet avec l’entre-deux », c’est-à-dire les intervalles chargés d’énergie qui animent les figures elles-mêmes5. Pour Mallarmé les blancs insérés dans le texte du poème sont « les preuves nuptiales de l’Idée » et « cet artifice de typographie » offre « le repos vocal qui mesure l’élan »6. Le secret du poète consiste ainsi à introduire le Vide, d’une manière ou d’une autre, dans le trop-plein du langage de la banalité quotidienne pour l’enrichir par condensation, le mettre en fête et le faire flamber en métaphore vive. Dans le domaine musical enfin, ellipses et silences ne portent-ils pas tout le mystère des musiques les plus précieuses, comme celle de Debussy par exemple ? En tout art, on le constate donc, « la force interne du style », pour parler comme Flaubert, réside bien en dernière analyse dans l’énergie du non-dit, au cœur de ce vide central où réside la vérité inapprochable et indicible, ce 5 Selon la sagesse chinoise immémoriale, au commencement se trouve le Vide identifié au Souffle fondamental, principe de toute animation, élément dynamique d’où jaillit l’élément rythmique (l’ictus des grégorianisants), silence générateur. C’est le Vide qui fait fonctionner le Plein en distendant les deux pôles cosmicisants, le Yin (femelle) et le Yang (mâle), auxquels correspondent respectivement la Terre et le Ciel, l’Eau et la Montagne. D’où l’art de peindre voué avant tout à revivre de l’intérieur la genèse du paysage à fin de communion avec lui et de célébration du monde. Nulle recherche donc ici de la perspective « scientifique », ni usage de la pâte, mais une restitution du « proche et du lointain » grâce au geste premier du pinceau qui en posant son trait répète le grand jeu du Vide et du Plein et inaugure à l’instant même un espace indivisément calligraphique et pictural. 6 S. Mallarmé, Œuvres complètes, La Pléiade, 1945, p. 387 et 407.

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dont témoigne par symbole le thème inlassablement répété par les poètes et les peintres chinois de l’ermite absent qui, de manière indirecte, nous indique la voie privilégiée vers le comble de la présence. Paradoxe dont vit la sagesse de l’art, mais qui s’éclaire dans la mesure où, redisons-le, le Vide c’est le souffle et le souffle le rythme générateur de la forme, ainsi que le montrent en toute limpidité les deux textes chinois suivants qui concernent respectivement la poésie et la peinture, et résument les analyses précédentes. Han Yu compare le souffle qui poétise les mots à la marée montante dont l’eau soulève les barques échouées et les fait danser dans la lumière : « Le souffle est comme l’eau, et les mots sont comme les objets qui flottent à la surface. Quand la quantité d’eau est suffisante, les objets, grands et petits, peuvent librement se mouvoir : telle est la relation entre le souffle et les mots. Quand le souffle est à sa plénitude, tant la longueur des phrases que leur volume sonore atteignent leur mesure parfaite ». A quoi fait écho pour son art le peintre Fan Chi (fin XVIIIe siècle) : « Il faut en quelque sorte que le Vide soit plus pleinement habité que le Plein. Car c’est lui qui, sous forme de fumées, de brumes, de nuages ou de souffles invisibles, porte toutes choses, les entraînant dans le processus de secrètes mutations. Loin de diluer l’espace, il confère au tableau cette unité où toutes choses respirent comme dans une structure organique » (ces deux textes sont cités par Pierre Ryckmans). Là réside en dernière analyse la différence radicale qui sépare une peinture même figurative d’un vulgaire trompel’œil. Ce dernier, toujours à la remorque du monde extérieur et donc conditionné du dehors, s’ingénie en vain à capturer par imitation un objet étranger qui chaque fois se dérobe à sa prise comme, dans les films de Walt Disney, ces obstacles imaginaires qui, à peine abattus par le héros, ressurgissent aussitôt devant lui au loin, indéfiniment. Une nature morte de Chardin, au contraire, dans son exactitude exemplaire, est 26

elle-même un monde total, elle tisse en son réseau de formes et de couleurs une ambiance entière, un milieu lumineux complet7. Autre exemple, bien différent en apparence mais qui illustre au plus haut niveau cette cohérence, condition de la légalité autonome de l’œuvre : dans le choral de Bach Vor deinen Thron (BWV 668), les quatre séquences du cantus firmus exposées au soprano engendrent grâce aux ressources du contrepoint le plus rigoureux, par une relation en quelque sorte « utérine » (le qualitatif est de Boulez), la structure entière de la pièce, portant au sens ce symbole ultime de mort et d’espérance, à la fois testament et signature du vieux Cantor. Remarquons que ce critère de limitation interne serait à tort considéré comme caractéristique d’un style particulier, en l’occurrence le seul classicisme. L’œuvre peut être, autant qu’on voudra, prodigalité, exubérance, explosion baroque dans une illimitation de l’espace, reste qu’en tant qu’elle déploie, mesure et qualifie son propre espace-temps, elle porte en elle cette limite absolue qui scelle son existence comme forme. Ainsi s’explique l’art nécessaire et inconditionnel des sacrifices. Le vice rédhibitoire du trompe-l’œil, c’est qu’en voulant précisément tout reproduire, selon la remarque de Jeanne Hersch, il ne réussit jamais à produire un tout véritable. Nous touchons en fait ici au cœur de notre problème : pour comprendre que le passage aux « abstraits » ne marque pas une rupture mais la continuation d’une même recherche 7

Pour rendre compte dans la peinture de Chardin de cet échange sans fin des reflets et des couleurs avec tout leur entourage (fond et autres objets), Diderot va, semble-t-il, à l’essentiel en insistant sur le traitement de la couleur en « couches épaisses appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus ». Dès lors la couleur n’est plus enveloppe mais substance. D’où le sentiment qu’on éprouve d’une présence qui se donne et que les choses s’offrent à nous. De là sans doute cette lumière qui vient du dessous de la toile, ce pouvoir d’environnement enveloppant à l’instar des mosaïques à fond d’or de Torcello : en vérité des figures de l’Irreprésentable !

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expérimentale sur l’espace, il faut une fois pour toute dépasser le faux dilemme du figuratif et du non-figuratif. Toute peinture véritable en effet, comme l’a écrit Bazaine, est et a toujours été « abstraite »8, l’abstrait étant ici la forme qui est une certaine pulsation temporelle, à savoir en définitive rythme et donc mouvement vivant. L’abstrait, c’est donc la soumission absolue de tous les éléments du tableau au couple diastole-systole, expansion – unification qui, en un geste indivisible, porte la toile entière dans une unité organique et fait, comme disait Cézanne qu’elle « joint les mains » et « ne vacille pas ». Graphisme et couleurs devenus ainsi figure d’un espace total unifié, le fond rayonne et conspire avec le motif. Ainsi en définitive seule accède à l’existence – et à la dignité – esthétiques l’œuvre qui atteint à la forme. Dès lors une figure s’offrant à nous sans que palpite en elle la vie d’une forme est une figure morte, en clair un vulgaire trompe-l’œil. Or, selon la boutade d’un autre Chinois, Lin Yu-Tang, rapportée par Peter C. Swann, « seul un artiste qui comprend les joies et les émotions d’un saumon franchissant un rapide a le droit de peindre un saumon. Sinon, qu’il laisse le saumon tranquille. Car, si précis que soit son dessin des écailles, des nageoires et des paupières, l’ensemble en paraîtra mort ». Aussi bien, pour toutes les considérations précédentes, nous paraît exemplaire une œuvre telle Le Timbalier de Paul Klee (1940, Fondation Berne). En sa pureté hiéroglyphique sur le thème de l’ictus rythmique (au sens rigoureux précis des grégorianisants), au point de jaillissement même du geste musical, opérant ainsi comme in actu la synthèse entre rythme et abstrait, réussit à surprendre le moment de surrection originaire (Ursprung) fondateur de la forme (Gestaltung). En ce sens une telle œuvre mérite d’être dite une figure de la forme. Il apparaît aussitôt que figure prend alors ici un sens plus fondamental, plus lourd que celui, banal, impliqué dans 8

J. Bazaine, Notes sur la peinture d’aujourd’hui, Seuil, 1953, p. 105.

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l’opposition courante figuratif/non-figuratif. A la lettre il s’agit d’une réelle transfiguration au terme de laquelle, par surdétermination de sens, la forme en sa plénitude est devenue figure (au sens où l’analysera notamment Eric Auerbach), ce qui nous conduit à mesurer l’immense destin du figuralisme notamment dans l’art occidental à la conjugaison de l’hellénisme et du christianisme.

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II. La figure (figura) à la confluence du platonisme et du christianisme 1) L’héritage platonicien Le schéma dominateur dans l’art européen est celui exposé dans le mythe platonicien du Phèdre. Pour l’âme, depuis sa chute dans le corps après sa contemplation originaire des Idées dans le monde intelligible, le Beau demeure désormais la seule Idée visible ici-bas. En sa présence l’âme frémit, éprouve quelque chose qui lui rappelle le monde idéal et sent repousser ses ailes. Se réveille alors en elle un élan vers l’au-delà et les réalités suprêmes que Platon nomme amour. C’est cette thématique platonicienne du Beau et de l’Amour qui, tout à la fois reprise et dépassée par Plotin afin de mieux la fonder conduira finalement à la définition du Beau comme la manifestation sensible de l’Idée et à ériger celle-ci en leitmotiv conducteur pour la tradition dominante des esthétiques et des arts d’Occident9. Il importe en effet de préciser que la dialectique platonicienne de l’amour concernait la beauté naturelle (belles choses ou personnes), seule médiatrice par essence entre le sensible et l’intelligible. Par contre Platon, on le sait, condamnait les beaux-arts en tant qu’ils reposent sur une imitation qui tourne le dos à la Vérité en se détachant de l’Idée pour s’abandonner aux 9

Ainsi Hegel écrit dans son Esthétique (Aubier, I, 1944, p. 26) : « L’art crée des apparences » mais celles-ci ne sont pas de pures illusions : « l’apparence elle-même est loin d’être quelque chose d’inessentiel, elle constitue, au contraire, un moment essentiel de l’essence ». Et p. 27 : « loin d’être, par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie. Ce que nous recherchons dans l’art, comme dans la pensée, c’est la vérité ». Reste que cette forme de pensée demeure néanmoins chez Hegel inférieure à celle proprement « conceptuelle », affirmation sur laquelle nous aurons à revenir.

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« simulacres » (phantasma). Il s’agissait là alors selon lui non plus de l’image-copie (eikôn) à la manière des productions de l’artisan, mais de l’image-apparence (Sophiste, 236c) située à deux degrés de distance par rapport à l’Idée. En l’occurrence Platon visait en ces termes, on le sait, l’art même de son temps, à savoir l’art classique grec. Il accuse notamment ce dernier en architecture de cultiver l’illusion à l’instar du sophiste qui, en pratiquant le jeu dangereux de l’eurythmie, ne respecte pas les dimensions objectives afin d’éliminer les distorsions dues à la perception subjective et atteindre de la sorte à une apparence agréable. Selon Plotin au contraire une telle imitation est loin de correspondre nécessairement à une déviation mal-heureuse dont il faudrait accuser les beaux arts. Les Ennéades montrent en effet comment, en corrigeant les images, la technique même de l’art atteint à cette fonction anagogique réservée selon Platon à la seule dialectique de la beauté naturelle. Dès lors l’écart se creusera entre l’Art et la Nature grâce à cette « image vraie », miroir de l’essence spirituelle à la lumière de laquelle « le monde devient transparent à l’esprit ». D’où la proclamation plotinienne de la « sagesse » de l’art qui « contient le modèle même qu’il imite » (5, 3-4) et le convertit en véritable maître de contemplation spirituelle, ce qui, en nous révélant les mystères des choses visibles, retrouve le sens de l’union divine. On mesure dès lors la profondeur de la révolution concernant l’image ainsi accomplie dans le Traité sur le Beau (Ie Ennéade, 6). (Nous reviendrons sur celle-ci en raison de son importance p. 50-52.) Ce tournant fondamental accompagnera et nourrira toute l’esthétique médiévale et l’art de cette ère chrétienne mais moyennant un troisième apport fondamental après ceux de Platon et de Plotin, celui des Pères de l’Église (auquel il faut joindre également la décisive méditation chrétienne de saint Augustin sur Plotin). Cette troisième composante viendra doubler, en le surdéterminant, le schème néo-platonicien et ainsi édifier dans toute sa profondeur la notion centrale de 32

figure. L’image dès lors ne sera plus ici le simulacre (phantasma ou image-illusion) condamné par Platon, ni même simplement l’image anagogique qui pour Plotin, permet de remonter jusqu’à l’Un, mais, à la lumière du dogme chrétien central de l’Incarnation, la venue à la manifestation sensible (phanérôsis), à savoir une épiphanie entendue comme une présence sensible totale, donc tout le contraire d’une fuite ou d’une évasion. La transmutation de l’image, dirons-nous en paraphrasant un peintre contemporain (Gérard Garouste), de représentation en interprétation, atteint alors ici sa plénitude figurale. Ainsi se trouve ouverte la grande voie herméneutique de la figure entendue dans son sens plénier emprunté à la tradition patristique la plus vénérable et qui, selon le mot de Pascal, « porte présence et absence » (Pensées, Brunschvig 677).

2) L'héritage patristique Dans un article célèbre, Erich Auerbach a retracé l’histoire de la notion de figura à travers l’Antiquité latine puis les Pères de l’Église jusqu’à l’art du Moyen-Âge et au-delà10. Les auteurs latins du 1er siècle avant J.-C. (de Varron à Quintilien en passant par Cicéron) tendent à traduire par forma le grec morphè et eidos (Forme ou Idée qui informe la matière) et par figura le mot skhêma (pure forme perçue par les sens). Tout en enrichissant la notion de nuances multiples ceux-ci demeurent toutefois sur un plan purement descriptif (en particulier grammatical ou rhétorique). Par contre une rupture de sens radicale va apparaître à partir de Tertullien. Dès lors figura sera employé pour traduire plutôt le mot grec tûpos (marques, empreintes) qui désigne dans la tradition patristique la « prophétie en acte ». Ainsi chez saint Paul les juifs au désert sont dits « figures » (tupoi) de nous-mêmes (1 10

E. Auerbach, Figura (traduction française Belin, 1993).

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Cor., 10, 6) et Adam le tupos du Christ (1 Cor., 15, 21). Pour le christianisme en effet la Vérité s’est faite chair et elle est devenue histoire. D’où l’idée chrétienne centrale de préfiguration et d’accomplissement comme vérité. La conjugaison entre cette interprétation historique et réaliste sur laquelle Tertullien met l’accent et l’interprétation plutôt allégorique et éthique d’Origène (qui réintègre ainsi la dimension néo-platonicienne sans pour autant tomber dans l’abstraction allégorique de Philon) aboutit à la figura prise dans sa complétude vivante concrète et spirituelle. Admirable synthèse créatrice de l’hellénisme et du christianisme.

3) Icône, symbole, figure Toutefois ici une précision capitale concernant le statut de l’image doit être apportée. Elle a rapport à la querelle iconoclaste quasi endémique dans l’art chrétien. A l’instar de ce que Nicéphore dénonçait comme « la sottise athée des Hellènes »11, le culte des icônes va se trouver à son tour accusé d’idolâtrie. Accusation gravissime dans la mesure où entre le dogme chrétien de l’Incarnation et la nature prêtée à l’icône il existe un lien essentiel. On sait l’importance et la violence des débats christologiques dans les premiers siècles chrétiens. Le Concile de Chalcédoine (en 451) réussira à fixer durablement la doctrine chrétienne sur ce point central en affirmant la divinité-humanité pleine et entière du Christ, à savoir la dualité de ses natures « sans confusion ni séparation » dans l’unité de sa « personne » singulière. Or la polémique rebondissait à propos du statut de l’image en raison de la tradition platonicienne dominante en Orient sur ce sujet très précis. Dans la mesure où l’image, selon le principe platonicien fondamental de la « participation » 11

Discours contre les iconoclastes, traduction M. J. Mondzain, Klincksieck, 1989, p. 284.

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(météxis) (à distinguer de la simple imitation ou mimésis), est un degré de l’échelle qui permet de s’élever du sensible à l’intelligible, elle est, comme telle, dépositaire d'une présence du divin. Ce schéma apparaît en toute clarté chez saint Jean Damascène dont le Discours contre ceux qui rejettent les images (vers 730) présente une synthèse remarquable sur l’icône au moment même où éclate la grande crise iconoclaste (à partir de 726). Selon en effet un schème d’inspiration néo-platonicienne, dans l’esprit du Pseudo-Denys, grand maître de toute cette théologie orientale, le Damascène place dans l’échelle des degrés de réalité, hiérarchisés selon leur intensité de participation au prototype, les images elles-mêmes peintes sur un tableau (à savoir les icônes proprement dites), tandis qu’au sommet se situe le Fils en personne, icône lui-même du Père. Dès lors au mouvement de procession qui fait que l’icône est « comme remplie d’énergie divine et de grâce » répond le mouvement inverse de conversion qui permet au fidèle de remonter (anagoguè) du sensible à l’intelligible. Se trouve alors fondés, outre la soumission esthétique de l’image à des schèmes fixes au nom de la vérité théologique, le culte proprement dit de l’icône intégré à la liturgie (avec baisements, prosternations...). On comprend alors les scrupules, pour le moins, des iconoclastes à ce propos. Dans le contexte de l’Occident latin le conflit de l’iconoclasme perd sur ce point son aspect dramatique central relatif aux controverses christologiques dans la mesure où il se trouve désarmé dans son principe à la suite notamment des précisions fondamentales apportées par Nicéphore (758829) concernant le statut de l’image. Patriarche de Constantinople et ancien commissaire impérial au concile de Nicée II, celui-ci a repensé de manière radicale le statut de l’image en soulignant avec fermeté que l’icône n’est pas une image « naturelle » du prototype mais une réalité « artificielle » qui n’est pas de la nature du prototype qu’elle ne fait qu’imiter : « l’icône est une réplique de l’archétype, en elle se trouve 35

imprimée la totalité de la forme visible de ce dont elle est l’empreinte, et cela grâce à la ressemblance, et n’étant distincte de son modèle que par la seule différence d’essence qu’elle doit à sa matière. L’image artificielle est une imitation de l’archétype, une copie, et elle diffère alors du modèle par essence et dans son substrat. Elle est une réalisation douée de forme visible à l’imitation de l’archétype, et elle diffère encore du modèle par essence et dans son substrat ». Position proche assurément de celle défendue en Occident par les évêques carolingiens refusant d’accorder aux images un pouvoir de transitus réel par consubstantialité au prototype. Il s’agit là en fait d’une prise de conscience explicite d’une dimension proprement symbolique qui, faute d’être clairement dégagée par eux, condamnait les iconodules à des apories insurmontables et finalement à l’iconolâtrie que leur reprochaient avec force leurs adversaires iconoclastes. Il importe de souligner que la référence ici invoquée explicitement par Nicéphore pour rendre compte de ce statut différent de l’image n’est plus à cet égard platonicienne mais aristotélicienne. Tandis que l’image naturelle désigne la relation consubstantielle du Fils au Père (Aristote parlait de skhésis à propos de la relation intime de l’homme et de la femme), l’image artificielle qui est le propre de l’icône repose sur la relation appelée pros ti par Aristote (Nicéphore sur ce point précis fait référence explicite aux Catégories, 6a, 36-37 ; 6b, 28-29)12. L’erreur dénoncée dès lors par le Patriarche est de s’imaginer « que les copies demeurent en consubstantialité rigoureuse avec les modèles dont elles ne sont que des copies, que l’identité des natures et des substances se maintient purement et simplement entre des éléments qui ne partagent que la ressemblance ». D’où la reconnaissance en ce cas d’une relation que nous nommerons symbolique : « Rendant visible l’absent comme s’il était présent, par la 12

Op. cit., p. 285.

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similitude et la mémoire de la forme, l’icône maintient avec son modèle une relation ininterrompue dans la durée. Par conséquent, la ressemblance formelle est une espèce de relation moyenne qui médiatise les termes extrêmes, j’entends : le semblant et ce qui lui est semblable, en les unifiant par la forme visible et en les reliant, même si ces termes diffèrent par nature, car chacun des deux est une chose et une autre chose par nature »13. Ces remarques décisives de Nicéphore sont précieuses pour renouer avec les analyses fondamentales d’Aristote sur la métaphore : « bien métaphoriser, énonce le Stagirite, dans la Poétique, c’est bien apercevoir les ressemblances » (1459 a 48). Et mimer la nature n’est pas copier servilement mais composer et créer sur fond d’une double tension entre appui sur la réalité et promotion de sens. D’où l’essence de la fonction référentielle constitutive de la métaphore en poésie et faute de laquelle celle-ci se dissiperait dans l’ornement. Ricoeur, rappelons-le, définira ce qu’il nomme la « métaphore vive » à partir de ces analyses aristotéliciennes sur la métaphore qui « fait image » (mot à mot : place sous les yeux) (Rhétorique, III 10, 1410 b 33) et qui « signifie les choses en acte » (o.c. III, 11, 1411 b 2425)14. Quant à Nicéphore, en couplant à la double référence de base 13

Op. cit. p. 285. Op. cit. p. 282. Ce point est souligné par Alain Besançon in L’image interdite (Fayard, 1992, p. 177) : « La peinture se rapporte à la ressemblance ; elle est peinture de l’archétype mais en est séparée, subsiste à part et à un moment donné. La peinture consiste entièrement dans l’appréhension sensible (dans l’aisthésis), dans la monstration ». A noter l’importance de la référence à l’imitation et la ressemblance : « L’art imite la nature et ne s’y identifie pas. Au contraire, il prend la forme visible et naturelle comme modèle et prototype pour en tirer un objet ressemblant, digne de comparaison, comme on peut le constater dans la plupart des productions de l’art » (Nicéphore, op. cit., p. 282). D’autre part, en prolongement de l’allusion à la notion de métaphore vive, nous verrons en conclusion de notre recherche comment l’analyse kantienne du symbolisme peut nous éclairer sur l’ordre du mystère de cette manifestation.

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platonicienne et patristique cette référence aristotélicienne ultime d’essence proprement symbolique et en l’incorporant à la méditation paulinienne (sans doute la plus ancienne tradition chrétienne concernant l’interprétation figurative) sur la figure comme manifestation en énigme du mystère, il donnait à la notion de figure sa plénitude de sens promise au destin historique indivisément spirituel et esthétique qu’on sait. Se trouvaient ainsi d’abord fondés à la fois la distinction libératrice entre vénération et adoration des images, libératrice quant à l’accusation d'idolâtrie, et l’accomplissement chrétien à partir de ce travail de ressemblance recommandé par saint Irénée en référence au texte de la Genèse : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance », ressemblance à développer sans jamais atteindre à l’égalité avec Dieu seule réservée au Fils « de même nature » que le Père. Et l’on mesure par là quelle profondeur de vie spirituelle est portée par cette image qui, loin de se réduire à un tableau, est puissance dynamique soulevant toute notre existence charnelle indivise jusqu’au pur mystère comme vu à travers un miroir au sens de saint Paul, en même temps qu’elle vient à notre rencontre dans l’ordre symbolique et se donne « comme » une grâce. Où nous retrouvons en acte la dimension itinérante (de l’ordre du transfert comme dirait Freud) de la figure telle qu’elle nous a paru s’affirmer à travers une longue tradition épiphanique progressivement enrichie. Cette itinérance marque au cœur du symbolisme sa puissance de médiation qui gouverne le règne paulinien de la similitude et de l’énigme, rend visible l’invisible et, nous le verrons, soulève la pesanteur du sacré (hiéron) en direction du Saint (hagion) comme don gratuit. Mais surtout il faut ajouter – autre conséquence capitale pour notre propos – que la prise de conscience à partir de Nicéphore de la dimension qui appartient en propre au symbolisme, en conduisant à la reconnaissance pleine et entière de l’autonomie esthétique, a été bénéfique à la liberté 38

de l’artiste que l’Occident chrétien n’a pas hésité à revendiquer jusque dans le domaine de l’art sacré. Avec la figure s’accomplit bien réellement en plénitude cette alliance de spiritualité et de sens du réel décrit par Auerbach. Telle est l’essence de ce figuralisme qui a inspiré et nourri, en même temps que la longue postérité qu’on sait de Tertullien à saint Augustin, de Dante à Pascal, la vie profonde de la plupart des arts en Occident pendant plusieurs siècles.

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III. La grande voie du figuralisme La notion de forme telle qu’elle vient d’être analysée et précisée s’applique à toute oeuvre d’art dont elle définit, avons-nous vu, le mode d’exister même. Quant aux notions de figure et de figuralisme, ce serait une erreur de penser, comme nous l’avons souligné également, qu’elles sont réservées au seul domaine des arts plastiques. En réalité elles trouvent leur champ d’application dans tous les arts et, sans doute, nous le verrons, leur lieu d’élection dans l’espace culturel sous domination de la rationalité occidentale. L’approche de ce figuralisme exige, on le conçoit, des démarches tout à fait analogues, mutatis mutandis, à celles mises en oeuvre par les historiens d’art confrontés à des peintures que nous désignerons au sens large de « religieuses » et qui relèvent pleinement de ce genre figuratif. Ces dernières en effet ont pour fin de donner figure à l’invisible dans le visible. Ainsi par exemple pour les peintres d’Annonciation au Quattrocento il s’agit de traduire picturalement le sens du mystère – central dans le christianisme – de l’Incarnation15. Ce défi majeur pour ces peintres de la Renaissance italienne ne saurait être relevé sans recours à cette dialectique intérieure à la figure qu’évoquait déjà Plotin dans une optique néo-platonicienne et qui, pour atteindre ici cette « contemplation » qui « n’est point un spectacle, mais une autre forme de vision, l’extase », implique correction de l’image, jusqu'à y compris le passage à l’ « abstrait » (Ennéades, VI, 9, 11)16. D’où le jeu dans le détail des déplacements, défor15

Saint Bernardin de Sienne, exact contemporain de Fra Angelico, écrivait : « L’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, le Créateur dans la Créature..., l’infigurable dans la figure, l’inénarrable dans le discours, l’inexplicable dans la parole, l’incirconscriptible dans le lieu, l’invisible dans la vision. » (cité par D. Arasse). 16 « Les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ils suppléent aux défauts des choses,

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mations et perturbations à l’intérieur des structures ordinaires de la représentation en vue de dire « autre chose » (par exemple, comme l’a montré Didi-Huberman, chez Fra Angelico le jardin comme lieu marial, figure de Marie, ou les fleurs dans le pré comme stigmates du Christ). Le destin de la figure se joue alors à l’intérieur du champ opératoire tendu entre ce qu’Augustin nommait « signa propria » et précisément « signa translata » (De doctrina christiana, II 10, 15). Et ce défi pour le peintre se retrouve – transposé – pour l’analyste en quête de la manière dont l’œuvre elle-même a réussi à le relever pour son compte. Panofsky a bien montré comment l’enquête de l’historien d’art procède ici par paliers (pré-iconographique, iconographique, iconologique) qui s’impliquent d’ailleurs dialectiquement plutôt qu’ils ne se superposent successivement. Il s’agit là en réalité d’un travail complexe d’exégèse au second degré en tant que critique d’une œuvre, interprète elle même souvent d’un texte. Poussin, on s’en souvient, à propos de son Moïse tiré des eaux (1638, Louvre), recommandait à Chantelou : « Lisez l’histoire et le tableau ». Comment ne pas y découvrir alors les surprises successives du regard sur l’enfant, de la mère d’abord, de la princesse ensuite, du Sphinx songeur enfin face à ce destin à l’échelle de l’histoire de la Rédemption du monde, ultime et divine surprise ? Ainsi, de manière générale, par sélection et recomposition méditées, par construction synoptique aux antipodes d’un récit, par emprunt aux symboles antiques préfigurant la révélation chrétienne où ils trouvaient leur remplissement, ce maître du grand classicisme français opérait la transmutation de la peinture en véritable langue des mystères vouée aux plus sublimes pensées contemplatives, bien au-delà donc de la concinnitas albertienne comme de toute rhétorique mondaine. « J’ai essayé, disait-il, de représenter l’irreprésentable ». parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards » (Ennéades, V, 8, 1).

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En ce XVIIe siècle français si sensible à la tradition exégétique, une toile comme le Souper d’Emmaüs (1664, Gand) de Philippe de Champaigne, par son sujet même, en l’occurrence le discernement par les vrais disciples de la « présence cachée », paraît quasi-prédestinée pour servir d’allégorie à la « figure » qui, selon le mot de Pascal déjà cité « porte présence et absence » (Pensées, Brunschvicg 677). Et sans doute importerait-il ici de comparer de près cette lumière surnaturelle qui émane des peintures de ce grand artiste à celle de Rembrandt et ses peintures que, selon le mot de Claudel, « l’on écoute encore plus qu’on ne les regarde ». Ainsi, dans l’eau forte La Mise au tombeau, citée par Louis Marin, l’ensevelissement dans la nuit du tombeau nous plonge dans une obscurité telle qu’il n’y a littéralement plus rien à voir et qu’il ne nous reste qu’à écouter ce silence. C’est dire que la figure donne autant à entendre qu’à voir, au même titre que, selon Kant, le symbole donne à « penser », un penser, précisons-le, qui n’est pas celui de la pensée conceptuelle. Ce qui nous ramène au figuralisme musical et aux correspondances plus haut évoquées. Sur le plan littéraire déjà une œuvre comme La Divine Comédie de Dante obéit tout entière à ce schème majeur de la figure. Ce poème sacré qui unit la terre et le ciel, le temps et l’éternité à l’aune du Jugement dernier, en constitue l’apothéose médiévale au même titre que les architectures et sculptures romanes et gothiques. En composant ainsi horizontalité historique et verticalité des liaisons de l’événementiel à l’éternel la figure en ce sens majeur conjugue réalisme en ce monde et sublimité transcendante par intégration de chaque existence individuelle à l’ordre divin de la Rédemption étendue à l’échelle de l’humanité entière. Ici, à l’instar de la majesté des grands tympans de l’époque, sont célébrés indivisément la figure en ce monde et son accomplissement dans l’autre. En musique également nous assistons à un déploiement de sens d’une richesse étonnante à la fois par sa complétude 43

et sa clarté. Nous y distinguerons ainsi comme trois figures de la figure entre lesquelles il peut d’ailleurs y avoir opposition ou composition. Figure au sens originel renvoie d’abord au plan de la notation musicale, à savoir au domaine des signes et des chiffres. Telles sont en particulier les figures de notes constitutives de la notation proportionnelle fixée au XIIIe siècle et encore en usage dans notre solfège. Une musique est dite figurée quand elle est agrémentée par superposition de figures mélodiques ou rythmiques variées. Tel est le cas du style polyphonique « fleuri » de la seconde moitié du XVe siècle distinct du style contrapuntique primitif écrit « note contre note » ou encore du choral figuré dans lequel plusieurs voix en style fugué se superposent au cantus firmus traité en augmentation (comme par exemple dans l’œuvre ultime de Bach : Devant ton trône je vais comparaître). Le lien aux chiffres s’opère naturellement ainsi qu’en témoigne l’expression « basse figurée » comme synonyme de « basse chiffrée », à savoir le système de chiffrage surmontant les notes de la basse pour indiquer les accords à réaliser (système apparu en Italie au XVIe siècle et généralisé au XVIIe). Par extension logique de ces procédés d'écriture on passe à un figuralisme dans l’ordre du style qu’on peut désigner à la lettre de symbolique qui atteindra son sommet chez les polyphonistes franco-flamands (un Ockeghem ou un Josquin des Prés notamment) au crépuscule de la musique médiévale. Cette dernière, soucieuse de spéculations sur les nombres dans la vieille tradition pythagoricienne et virtuose en constructions contrapuntiques savantes homologues aux lois cachées du cosmos, est une musique à écouter comme on contemple un beau ciel étoilé ! C’est contre ce stile antico que se définira le stile nuovo représenté par le figuralisme d’essence expressive et dramaturgique d’inspiration baroque et à fondement rhétorique, centré sur la parole et la voix et placé sous le patronage d’Orphée. D’où le second sens de figure qui va émerger à partir de la profonde mutation musicale accomplie à l’âge baroque. 44

Désormais passe au premier plan le souci du mot et du texte et, pour les illustrer, le recours à des groupements de notes désignant autant de figures marquées au sceau du parallélisme entre musique et rhétorique. Révolution inaugurée d’abord par Luther (1483-1546) sur le fond du choral au nom d’une liturgie au service d’une théologie de la Parole et prenant appui sur la langue vernaculaire. De leur côté, les Académies florentines, à partir de 1580, en invoquant le patronage d’Orphée et de la musique grecque vont théoriser ce renversement complet de portée considérable des rapports verbe/musique. D’où l’invention par Caccini du fameux stile rappresentativo dans Le nuove musiche de 1602 : la musique doit servir le mot et se plier aux nécessités de la parole. Ce mouvement, à l’origine de l’opéra et généralisé du domaine vocal au domaine instrumental, s’enrichira aussi de toutes les complexités polyphoniques unies à la volonté d’expression apportées par les œuvres géniales notamment de Monteverdi, puis de Bach. Dès lors, au nom du pacte solidement établi entre musique et rhétorique, se trouvait ouverte la voie royale du figuralisme musical dans toute son ampleur. A partir de la coalescence établie entre mots et musique va ainsi se monter progressivement un répertoire de figures musicales largement codifiées qui s’impose désormais aux compositeurs comme aux auditeurs et qui se perpétuera dans le style classique (notamment chez Mozart). Ainsi au-delà d’une simple « musique à programme » qui a toujours existé (imitation de chants d’oiseaux, portraits ou évocation de paysages) la « musique éloquente » au même titre qu’un véritable discours veut dire quelque chose, notamment « susciter toutes les passions, aussi bien que le meilleur orateur » (Neidthart). Pour nous limiter à un seul exemple mémorable de « figure musicale », on peut citer l’invention par Monteverdi du fameux concitato, à savoir la note répétée expressive (jouer seize fois la même note dans une mesure !) qu’on retrouvera d’ailleurs jusque chez Haendel ou Mozart. Cette « forme d’expression agitée », au dire même du com45

positeur, était destinée dans le Combattimento di Tancredi e Clorinda, cet admirable poème de guerre, de prière et de mort, à traduire et communiquer le sentiment violent de la colère. Reste à aborder un troisième sens, lui aussi tout à fait fondamental et, nous l’allons voir, profondément traditionnel et vénérable. Ainsi Bach qu’on a désigné comme « Luther en musique », le Réformateur si attentif à la dimension charnelle de la langue, partagera avec Monteverdi le même souci d’un langage musical dramatique et corporel. Mais, dans l’esprit de la théologie luthérienne centrée sur la dimension biblique fondamentale de la Parole, le figuralisme de Bach va, sans l’abandonner, transcender le plan de la simple expression des passions pour s’élever à celui d’une véritable exégèse des Ecritures saintes et de ce que saint Augustin nommait leur « admirable profondeur ». Par là Bach renouait avec la grande tradition herméneutique des Pères de l’Eglise qui a inspiré et nourri toute la théologie et l’art du Moyen-Âge, notamment au temps des cathédrales ou, chez Dante, dans La Divine Comédie. Il rejoignait ainsi le sens du mot latin figura pris pour signifier dans l’esprit de saint Paul (lui-même dans l’esprit du Prologue de Jean évoquant Jésus venu pour révéler – « exéger » – le Père) l’idée chrétienne de préfiguration et d’accomplissement qui inspirera, nous l’avons vu, la longue et riche postérité qu’on sait, de Tertullien à saint Augustin, de Dante à Pascal... Moïse par exemple est figure du Christ, figure désignant un sens indissociablement historique et spirituel, signe charnel voué à l’exégèse le conduisant « hors de lui-même » vers le noyau de mystère dont il est porteur. C’est ce que Pascal nomme « parler avec mystère » (Pensées, 691), et qui à ses yeux est indispensable : « Car les choses de Dieu étant inexprimables, elles ne peuvent être dites autrement » (que par figures) (Pensées, 687). Ce sens est par principe déplacement à la fois dans l’ordre de la temporalité historique et dans celui de

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la transcendance17. La figure en cette acception lourde conjugue ainsi qualité de présence et vertu anagogique, d’où en particulier sa vocation liturgique essentielle (si importante pour Bach comme pour Luther). En réussissant à insuffler au cœur même de la « nouvelle musique » semblable dynamique figurative et élan vers un au-delà anagogique (expérience intérieure s’il en est !), on pressent la profondeur spirituelle propre au figuralisme qui définit la « pensée musicale » de Bach. L’œuvre de Bach nous offre l’exemple – sans doute unique dans toute l’histoire des arts – d’un figuralisme total. On y trouve en effet réalisée à la perfection une synthèse transcendante des diverses figures majeures du figuralisme, qui renvoient notamment à trois traditions principales différentes (même si elles se sont souvent recoupées entre elles) : un figuralisme symbolique (au sens littéral du mot), un figuralisme expressif, un figuralisme exégétique. Bach dépassera (au sens hégélien d’aufheben, signifiant à la fois conserver et supprimer) les deux directions musicales opposées du stile antico et du stile nuovo en les unissant dans un équilibre supérieur par intégration dans une musique soulevée tout entière par un élan anagogique vers ce qui pour lui représentait le mystère singulier du christianisme, l’Incarnation. Une telle musique représente ainsi l’essence suprême du figuralisme selon l’éminente tradition patristique chrétienne. Et cet équilibre souverain prend corps jusque dans le détail de l’écriture, à la fois par la fusion parfaite du contrepoint et de l’harmonie et par la vection théologique dominante toujours

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Ce figuralisme, dans sa complétude, conjugue deux courants patristiques, l’un qui renvoie à Alexandrie (3e et 4e siècles), l’autre à Antioche, le premier de tendance allégorique (dégager le sens spirituel qui se cache derrière le sens littéral. Cf. Origène), le second de tendance typologique (en réaction contre un allégorisme jugé trop platonicien et intemporel, dégager le rapport historique entre passé et présent et mettre l’accent sur la notion d’accomplissement).

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fermement tenue, sans concession à un simple figuralisme décoratif comme souvent chez les musiciens français18. Cette synthèse musicale intègre en particulier dans son unité puissante, et avec une virtuosité confondante, la dimension propre au figuralisme symbolique le plus complexe. On a souvent usé – et abusé parfois – de la référence à la symbolique numérique construite à l’instar de la signature du compositeur. Mais plus importante apparaît cette symbolique dans la mesure où elle se révèle ordonnée à l’édification d’une véritable Somme Théologique vouée à l’intelligence de la foi. L’architecture magistrale de l’œuvre de Bach, dans son ensemble comme dans son détail, est à cet égard tout à fait impressionnante. Et c’est là sans doute où la comparaison avec la monadologie de Leibniz se justifierait le mieux et plus encore avec les vastes synthèses des grands Docteurs scolastiques du Moyen-Âge. Notamment le chiffre trois, symbole de la Trinité, mystère central de la foi chrétienne, commande toute la structure du recueil des grands chorals dénommé le Dogme en musique qui compte au total vingt-sept pièces (3 à la puissance 3) dont la première et la dernière sont le Prélude et fugue en Mi bémol majeur (3 bémols, 3 thèmes et triple fugue). Mais cette armature formelle, notamment ce schème ternaire qui, exprimant la logique existentielle du dogme, informe également la structure particulière de chaque choral, n’est là que pour « figurer » la Vie trinitaire elle-même comme altérité d’Amour à laquelle le croyant est invité à participer à travers successivement la liturgie de la Parole (les dix commandements, le Credo, le Notre Père) et la liturgie sacramentelle. Où l’on rejoint le sens fondamental de « figura » (sur lequel a 18

Significatif à cet égard est le traitement « spiritualisé » des agréments. Ceux-ci, au dire de Bukofzer, ne sont plus des ornements extérieurs mais ils font partie intégrante de la structure. Tel est le cas dans le choral « Orne-toi chère âme ». Et là en particulier réside toute la distance entre un Noël de Daquin et la Pastorale de Bach dont toute la troisième partie évoque le mystère de la passion en relation à l’événement de la Nativité.

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insisté justement Eric Auerbach) dans sa signification à la fois patristique et théologique, fondamental en tant qu’il englobe pour les pénétrer de sa finalité ultime à la fois le figuralisme expressif et le figuralisme symbolique19.

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Nous nous bornerons à un seul exemple : le choral consacré au baptême (le premier de la seconde triade des grands chorals consacrés, dans Le Dogme en musique, à la liturgie sacramentelle), Christ notre Seigneur est venu au Jourdain (BWV 684). Il s’agit, il faut le souligner, d’un figuralisme à dominante axée sur la Parole et l’écoute plutôt que sur le voir et une référence picturale. Le texte du cantique, dans le Grand Catéchisme de Luther, dit de Dieu et de l’eau du baptême : strophe 2 sa sainte Parole y est présente avec le riche Esprit sans limites strophe 7 L’œil voit seulement l’eau... la foi dans l’esprit reconnaît la force du sang de Jésus-Christ. Ainsi le syntagme Parole-Foi est au centre de la signification salvatrice du geste baptismal et de sa répétition quotidienne dans la vie du chrétien. Tandis que le huit pieds solo à la pédale chante le cantus au ténor, région médiane symbolisant la fonction médiatrice du Christ, le registre grave du manuel déroule une ligne souple ascendante et descendante. Nous ne sommes donc pas ici dans l’ordre de la représentation picturale – pourquoi en effet le geste d’émersion serait le premier ? – mais dans l’ordre de la symbolique, glorifiant la force salvatrice de la parole baptismale, naissance à la vie nouvelle au même titre que la Résurrection dans le mystère pascal. Le renversement de l’émersion en immersion, souligné dans la seconde partie du choral par l’opposition entre le mot Bad (bain) au plus haut du choral (mesure 26) et la mort Tod (mort) au plus bas (mesure 47), dégage l’enjeu du baptême – non seulement laver le péché mais « noyer la mort même » – fruit de cette « vie nouvelle » conférée par le sacrement au chrétien. Quant au mouvement perpétuel en doubles-croches, il ne faut pas y voir les eaux du Jourdain mais l’entendre comme la Parole divine enjoignant au chrétien la reprise incessante de ce geste de vie. La figure en chiasme au registre supérieur du manuel est le signe de croix trinitaire qui préside au geste baptismal et la longue tenue finale à la pédale figure cette vie nouvelle même suspendue à la foi et à l’espérance. Sur ce lien profond entre la théologie luthérienne et la musique de Bach on se reportera à Philippe Charru et Christophe Théobald, La pensée musicale de J.S. Bach, Editions du Cerf, 1993.

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IV. La figure au défi de l’ornement Au terme des analyses précédentes, – et le dernier exemple cité est à cet égard prégnant –, on ne saurait éviter un questionnement qui risque de nous rejeter en pleine mer. Celui-ci est relatif à l’enjeu final du figuralisme et partant à son sens – ou non sens – esthétique ultime. La figure saisie, comme nous avons tenté de le faire, dans son essence n’aurait-elle pas parti lié à un art asservi à une fin extraesthétique, donc étrangère ? Tel serait le défi adressé à une esthétique de la médiation attachée à la « figure » qui, selon Pascal cité plus haut, « porte absence et présence » et face à laquelle s’opposerait une esthétique des apparences enfin émancipée de toute référence transcendante ou réaliste, c’est-à-dire radicalement a-figurative (par rejet de la figure au sens lourd ici analysé). Que cette interrogation radicale sur la portée de la figure mette à la question toute notre culture esthétique dans sa tradition spécifiquement européenne, nous en avons la contre-épreuve pertinente dans l’art musulman. Celui-ci, au nom même de la transcendance la plus absolue, écarte le figuralisme et à contrario affirme avec force le primat de l’ornement… Et le paradoxe ici apparent d’une telle affirmation radicale de transcendance couplée à la reconnaissance d’un sensible esthétique pur en solution de continuité avec la précédente est en fait très significatif20. La figure dans 20

C’est évidemment la négation explicite du schème néo-platonicien, dominateur dans l’art d’Occident (Plotin, Ie Ennéade, Traité 6, intitulé Sur le Beau) selon lequel l’Un transcendant, puissance d’illumination et vrai don de soi, est le simple portant en soi sa qualité axiologique qui est beauté pure (cf. plus haut p. 27 avec la citation de Hegel). Par contre c’est ce schème néo-platonicien de liaison entre sensible et transcendance – avec le double mouvement de « procession » et de « conversion » – que retrouvera un certain courant mystique iranien en évoquant « le monde imaginal ».

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sa prétention – soit prométhéenne, comme dans la peinture classique occidentale, à saisir la prétendue essence des choses dans un souci de domination ou de création, soit religieuse, comme dans l’icône byzantine, à s’unir à une présence transcendante incarnée dans le sensible est dans ces conditions par principe suspecte d’idolâtrie pour une conscience musulmane. L’ornement au contraire, détaché de la chose comme de l’idée, surtout s’il est parent de l’arabesque en perpetuum mobile, est de l’ordre du reflet comme chatoiement des apparences ou des images virtuelles dans un miroir et dont l’évanescence même, à l’opposé de toute théophanie ou hypostase, prouve négativement qu’ « Allah est le seul permanent »21. Nulle intention figurative donc ici, au sens anagogique ou métaphorique, ne traverse pour l’animer cette surface esthétique pure d’une beauté libre parfaite reposant sur un simple jeu de formes en mouvement. Nulle invitation non plus au spectateur (ou à l’auditeur) à vivre une expérience intérieure comme dans la prédication baroque ou 21

Détaché de tout langage iconographique attaché à transmettre un message, à la différence de l’ornementation classique romaine, à la lettre « décorative », qui apparaît comme figure sur un fond, l’ornement pur joue sur le simple contraste entre lumière et ombre, sur les motifs inversés en miroir, sur un développement indéfini en surface, sur l'incessante mobilité des points de vue, sur la non-permanence sans cesse réitérée (voir l’analyse des critères de l’ornement par Oleg Grabar dans La formation de l’art islamique, Flammarion, 1987). A titre d’exemple citons l’art de la céramique hispano-mauresque dont les reflets d’or et de cuivre glissent sur un fond immatériel et quasi-irréel comme un rêve. On sait aussi le contraste saisissant éprouvé face à Sainte Sophie et la Suleymanié, – d’un côté, un lieu d’incarnation et de présence réelle, pénétré par la grâce dont la Lumière illumine tout homme, – de l’autre, la lumière d’un pur reflet renvoyant à un ailleurs sans figure. Duthuit, à la suite de Massignon, souligne comment l’icône chrétienne opère une transfiguration des couleurs par les fonds d’or qui s’y incarnent comme la nature divine dans la nature humaine. Dans l’art musulman au contraire il n’y a pas de mariage des deux natures. L’or, comme la souveraine transcendance du Dieu unique, plane avec sérénité dans les hauteurs audessus des couleurs tel un arc-en-ciel irréel.

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même, comme dans la peinture chinoise, à suivre un itinéraire spirituel tracé dans le paysage. Et s’il y a des paysages, des personnages, des animaux et des végétaux dans la miniature persane, située d’ailleurs au confluent entre Chine et Islam, la figure est alors automatiquement « ornementisée » par inanimation et exténuation des motifs à fin d’indexation sur ce monde imaginaire, irréel, suspendu, en apesanteur, flottant dans un univers de rêverie à mille lieues de toute présence réelle22. Avec l’ornement ainsi compris on bascule ainsi dans un continent esthétique tout autre que celui de notre Occident marqué si fondamentalement au sceau de la Grèce et du 22 Dès lors, comme le dit Youssef Ishaghpour (La Miniature persane, Verdier, 2009, p. 37), « si l’Islam a écarté la figuration, c’est à l’ornement qu’il a accordé toute sa puissance. L’ornement consiste en la forme pure : il ne renvoie ni à un objet, ni à une signification. Ainsi, il n’obéit à rien d’extérieur et son bonheur consiste à suivre, disait Kant, sa propre loi, car c’est ce qu’il y a de plus profondément et authentiquement artistique : le libre jeu de l’imagination, qui, dans sa légèreté et sa clarté, réalise l’essentiel de la beauté : la finalité sans fin ». L’auteur montre aussi très bien comment, dans cet art, l’image n’est pas au service du texte pour l’illustrer, pas plus d’ailleurs que le texte n’est un commentaire de l’image : « le texte libère l’image de la nécessité de “signifier”. La coexistence du texte met l’image “à distance” et donne à toute image un aspect imaginaire. Ayant préexisté à l’image, le texte n’en devient pas le commentaire, au contraire, c’est l’image qui en est l’ornement » (p. 24). Par contre la référence précédente de l’auteur ici à Kant appelle une importante réserve. Certes l’auteur de la Critique pour qui le propre de « la pure beauté » est « la finalité sans fin », dans son analyse de la « beauté libre », cite de manière explicite comme exemples ce que nous nommons des « ornements » : « Ainsi les dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés ». Dans le § 14, p. 68, Kant distingue la simple parure de l’ornement proprement dit qui seul « consiste… en une belle forme ». Et il ajoute, ce qui soulève un point difficile et très important, parce qu’il engage – nous le verrons – le statut même de la musique et sur lequel nous aurons donc à revenir (cf. p. 65) : « On peut encore ranger dans ce genre tout ce que l’on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte ».

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christianisme. Il s’agit alors, nous l’avons souligné, d’un tournant fondamental qui marque une révolution radicale dans le statut de l’image. En effet, s’il est vrai, comme nous l’avons analysé dans le chapitre II, § 1, à propos de l’héritage platonicien, que le schéma dominateur dans l’art européen est celui exposé dans le mythe du Phèdre puis repris et transformé par Plotin dans son Traité sur le Beau (Ie Ennéade, 6), celui-ci désormais accompagnera et nourrira toute l’esthétique médiévale et l’art de cette ère chrétienne dans son développement par rapport au classicisme grec. A quoi il convient d’ajouter également (comme nous l’avons indiqué) que le dogme chrétien central de l’Incarnation, à travers la réflexion des Pères de l’Eglise et notamment la décisive méditation plotinienne de saint Augustin, viendra doubler, en le surdéterminant, ce schème néo-platonicien et ainsi édifier dans toute sa profondeur la notion centrale de figure plus haut analysée23. La figure, telle qu’en plénitude elle se trouve finalement ainsi constituée, apparaît alors comme un arc bandé entre chose et Idée, sensible et intelligible, et partant à l’origine d’une double postulation, celle du réalisme et celle de la mystique. Celles-ci peuvent soit diverger, soit confluer mais entre ces deux pôles se déploie tout l’espace culturel propre aux arts d’Occident. Nous avons mis l’accent dans les exemples précédemment cités sur l’élan vers les hauteurs jusqu’au sublime et de manière plus générale sur la démarche anagogique si caractéristique de la figure24. Nous soulignerons 23

Nous reviendrons sur ce nouveau renversement de l’image accompli chez saint Augustin par rapport à Plotin, une dimension de don venu d’en haut – mouvement proprement épiphanique – complémentaire du procès anagogique seul souligné par Plotin. Voir chapitre V l’importance de ces considérations sur cette profonde transfiguration (à la lettre) de l’image pour un passage à ce que nous nommerons un art d’incarnation par opposition à un art de « fuite dans la chère patrie ». 24 De même que François Jullien, constatant l’absence du nu dans l’art chinois, en cherche à contrario ses conditions de possibilité en Occident dans la quête de l’essence et du canonique (qui a rapport étroit à la figure

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maintenant plutôt l’aspect mimésis propre à l’autre pôle de la figure souvent d’ailleurs en conjugaison étroite avec le premier. Et ce n’est pas le moindre paradoxe que, dans l’art occidental et dans le cadre de la figure, cette réhabilitation de la mimésis ainsi retrouvée et sauvée par rapport à la condamnation platonicienne25. A rebours de la suspicion musulmane à l’égard d’une volonté de maîtrise et de possession des formes dégénérant en idolâtrie de création anthropomorphique, ce n’est donc pas un hasard si l’Occident, notamment à l’âge des Lumières, s’est passionné pour le mythe de Pygmalion, le sculpteur amoureux de la statue à laquelle il a par son art réussi à donner vie. Toute notre histoire de la peinture en particulier témoigne d’un effort de conquête et d’appropriation des choses et des êtres au moyen de figures (portraits, paysages, natures mortes…) construites selon des artifices divers. La diversité de ces derniers est grande depuis les fameux canons définissant les schèmes des proportions humaines selon les espaces égyptien, grec, byzantin ou renaissant, jusqu’à la grande passion conquérante de la perspective au Quattrocento, sans oublier les multiples et riches aventures des modernes dans cette quête indéfinie du réel au point d’aller chercher, comme F. Bacon, par exemple, la Figure au-delà de la figuration 26. telle que nous venons de l’analyser), on peut s’interroger de manière analogue sur la catégorie de sublime. (Sur l’importance de cette thématique du sublime dans l’esthétique kantienne, voir ch. V). Faut-il rappeler la dimension anagogique essentielle à cette catégorie du sublime et, en ce sens, étrangère à la pensée chinoise ? 25 C’est le thème central du grand ouvrage d’Erich Auerbach, Mimésis (la représentation de la réalité dans la littérature occidentale), Gallimard, Tel, 1977. 26 Pour Bacon figuration signifie illustratif et narratif tandis que la Figure désigne la sensation (au sens de Cézanne) comme appartenant à la fois au corps et au monde, donc comme synonyme de chair, à savoir en cet entrelacs voyant/visible qui selon Merleau-Ponty est au cœur de l’énigme de la peinture. D’où la formule de Bacon : « la Figure s’oppose à la figuration ».

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Toutefois dans ce souci fondamental de réalisme existentiel, l’exemple le plus frappant, sans doute le plus typique parmi tous les arts (en attendant la venue du cinéma), est celui du roman en littérature. Certes un tel réalisme a été long à s’affirmer, en gros pas avant seulement le XIXe siècle avec Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, puis au XXe siècle avec Proust, Dostoiëvsky, Kafka, Joyce, Musil entre autres. Mais, à condition de souligner l’hégémonie de la « vérité romanesque » sur le « mensonge romantique » (pour reprendre un titre célèbre) et en dépit de quelques ajouts ludiques, on peut affirmer avec Kundera que « saisir le monde réel fait partie de la définition même du roman » et qu’en tant que tel cet art est le plus européen par son esprit profond et sa capacité d’ « éclairer le mystère des situations humaines ». A ce titre l’Europe serait donc la « société du roman »27. On mesure en tout cas combien nous sommes loin ici de l’univers de l’ornement si ce dernier est bien, dans son antinaturalisme de principe, voué à la seule apparence (le pur paraître à l’exclusion de l’apparaître) et donc situé aux antipodes de l’ordre de la vérité ou du révélé28. Ainsi, détaché de toute volonté de possession de la forme par souci mimétique ou mystique, l’art de la miniature persane, contemporain de celui de Masaccio, au lieu de chercher à maîtriser le monde, se borne à en épouser la beauté. Par refoulement des images trop lourdes de substance et par transsubstantialisation irréalisante du monde nous est ainsi ouvert un pur imaginaire de fascination « dans l’entre-deux d’une surface et 27 Dans cette voie du réalisme, des correspondances se présentent dans les autres arts, notamment en musique (les exemples de Janacek et Berg sont patents à cet égard). 28 Où l’on assiste au renversement de la hiérarchie établie par Platon dans le Sophiste (236c) à l’intérieur de la mimétique entre simulacre (phantasma) et copie (eikôn) au sein du genre image (eidôlon), le simulacre précisément étant déconnecté de la vérité (alètheia) de l’imitation (mimésis). La promotion de l’apparence à travers l’ornement, n’est-ce pas à contrario la réhabilitation du simulacre ?

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d’un ailleurs lointain ». Et si l’anthropomorphisme de la religion esthétique des Grecs comme le dogme chrétien de l’Incarnation ont constitué, chacun à leur manière, la demeure idéale de la figure et son schème anagogique, l’ornement relève d’une autre conduite esthétique qui a trouvé ses lettres de noblesse incontestables en Orient. On peut toutefois en trouver des traces en Occident. Une musique comme celle du conte de Ravel (le musicien des Miroirs !) dans « le jardin féerique » de Ma Mère l’Oye (jardin paradisiaque purement esthétique et a-religieux, magique et non plus sacré au sens traditionnel de la transcendance) ou dans la nuit enchantée de L’Enfant et les sortilèges avec son orchestration immatérielle de couleurs pures et impalpables peut sans doute nous permettre d’approcher la tonalité impondérable de ce monde immémorial de mirage et de songe, univers à la lettre merveilleux, assurément aux antipodes du figuralisme baroque mais bien proche de la poésie du jardin magique persan. Dans l’ordre pictural de manière analogue n’assiste-t-on pas, avec G. Klimt par exemple, au cœur d’une climatique narcissiste mortifère, à des figures qui tendent, comme Narcisse en son reflet dans l’eau, à se défaire en fleurs et feuillages pour se métamorphoser en ornements ?29 Ainsi le style 1900 dans son ensemble, nommé Jugendstil en Allemagne, Art Nouveau ou modern style en France, Sezessionstil en Autriche représentet-il l’essence même de la modernité dont Baudelaire s’est fait le 29

On sait l’insistance à la fois chez Mallarmé, Debussy et Klimt sur la thématique de la chevelure avec sa double connotation érotique et mortifère liée au mouvement de chute. Ainsi, dans les deux vers suivants de Mallarmé, l’image de la chevelure joignant la multiplicité statique et stellaire des bijoux et la multiplicité fluente de l’onde nous fait assister à l’évanouissement de la figure en ornement : Et le splendide bain de cheveux disparaît Dans les clartés et les frissons, ô pierreries ! Sur toute cette référence au modern’style on se reportera à Jean Lacoste, “Vraie et fausse modernité selon Walter Benjamin” in : L’aura et la rupture, Ed. Maurice Nadeau, 2003, p. 83-99.

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poète pour en dégager la nouveauté et sa beauté éclatante (avec son exubérance végétale, ses vierges en fleurs, ses lignes serpentines...), mais en même temps ses ambivalences non dépourvues d’une certaine perversité et surtout le risque majeur de sombrer dans la répétition infernale du même. Et c’est là qu’intervient la lecture rédemptrice de Benjamin relayant Baudelaire par Proust à travers une psychanalyse historique dégageant par anamnèse le contenu de vérité de l’œuvre nouvelle à comprendre (par exemple le cubisme à partir de l’art nègre ou Matisse à partir de l’art byzantin comme chez Georges Duthuit). Au demeurant nous chercherons si, à partir de cette lecture de Benjamin qui est, nous le verrons, proprement allégorique, nous ne sommes pas désormais en mesure de surmonter cette tentation si forte de notre modernité esthétique qui, nous l’avons décrite dans toute cette quatrième partie, serait d’incliner vers un art se proclamant enfin libre de tout service – chose ou Idée – donc pleinement autonome dans un style d’immanence totale et de fiction pure comme dans le miroir d’Igitur, sans ailleurs ni Au-delà autres que ces Images, de l’ordre du reflet et de la réminiscence, qui dans la musique debussyste (autre exemple très singulier dans notre Occident) précipitent en songes émerveillés mais demeurent décidément irréductibles à des figures.30

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Ne rejoindrait-on pas ainsi une intuition ultime de Nietzsche retournant la thèse hégélienne de la philosophie succédant à l’art pour celle de l’art qui, nous délivrant des fausses « vérités » philosophiques, succède à la philosophie ? Quant à la musique chinoise qu’évoque François Jullien dans son Eloge de la fadeur (Ed. Ph. Picquier, 1998), il semble bien qu’elle appartienne à un univers esthétique non seulement étranger au nôtre mais quasi inverse. Totalement immanente au sensible, elle est, comme l’a bien compris John Cage, retour au silence en cette frange limite où le son naît et se perd, un silence qui n’a rien de mystique – ni à fin de communication, ni pour rejoindre un Autre – mais de l’ordre du Vide au principe des éléments cosmicisants Yin/Yang qui

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C’est pourquoi – tel est le défi de l’ornement – en effet on est en droit de se demander si ne se trouve pas ainsi remis en question le sens ultime de la phénoménalité esthétique telle qu’elle a été mise en forme en Occident, dominée, sous le signe de la Grèce et du christianisme, par la figure et marquée de manière indélébile, en vertu de la dimension verticalisante fondamentale de cette dernière, au sceau d’une expérience bien déterminée du sacré. C’est cette manière de postuler le rapport de l’art au sacré qu’il s’agit sans doute d’élucider et de repenser pour en légitimer le fondement, quitte à envisager son extension jusque dans l’ordre de la pure immanence à la limite extrême de l’ornement au sens fort du virtuel et du reflet, donc hors figure. Et pourquoi en effet se priverait-on par exemple de goûter l’admirable atmosphère de rêverie et d’ambivalence d’une œuvre comme les Symphonies d’instruments à vent offerte par Stravinsky à Debussy en guise de tombeau à la mémoire du musicien ?

animent Terre et Ciel, Eau et Montagne, rien que le monde comme paysage: L’esprit en repos – des sons fades : Il n’y a plus ni passé ni présent.

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V. L’autonomie du champ esthétique : l’imagination symbolique selon Kant Se trouve dès lors posée la question de la délimitation exacte du champ esthétique à la fois dans sa spécificité propre et dans sa diversité éventuelle. Il s’agit de savoir s’il est possible d’échapper au dilemme qui, sur la base de la polarité figure–ornement, a dressé l’une face à l’autre une esthétique de la médiation et une esthétique des apparences. Or c’est cette antinomie fondamentale au cœur de la modernité qui semble être au centre de la réflexion esthétique de Walter Benjamin, notamment quand, au fil de ses lectures baudelairiennes, il s’est penché sur la question du modern’style dans ses ambivalences afin de dégager la modernité authentique dans sa jeunesse et sa créativité novatrice à l’instar de l’éternel retour nietzschéen pensé en vérité comme arrachement aux promesses fallacieuses de l’ornement devenu la proie de la mode et tombé au sein du kitsch dans la répétition infernale du même... Dès lors Benjamin est amené à confronter sa lecture baudelairienne au thème de l’éternel retour selon Nietzsche pour s’échapper à la fausse modernité. Reste à montrer comment cette longue et tortueuse méditation benjaminienne en écho à l’allusion sous-jacente, quasi allégorique, implicite dans tous ces textes, en référence au sens ontologique de l’éternel retour (qui annonce les Thèses de 1940) jointe à l’analyse du symbole par Kant paraît décisive pour surmonter une telle antinomie dans la mesure où elle permet de définir en toute rigueur l’autonomie du champ esthétique pris dans toute son extension, une et diverse, c’est-à-dire à la fois et de manière complémentaire, comme figure et ornement. La clé de cette problématique fondamentale au fondement de l’allégorisme baroque de Walter Benjamin se trouve dans les textes essentiels sur schématisme et symbolisme consacrés par Kant dans La Critique du jugement au rôle crucial de l’imagination notam61

ment dans l’ordre esthétique. Nous en résumerons d’abord l’essentiel.

1) Figure et schématisme A l’origine de la figure il y a le schématisme. Heidegger, dans Kant et le problème de la métaphysique31, insiste avec force, dans la lignée kantienne, sur l’activité de l’imagination transcendantale comme pouvoir d’ouverture de l’horizon de visibilité pure, à savoir à la lettre « ce qui rend visible ». L’imagination « forme » (bildet) cette visibilité grâce au schématisme qui opère précisément la transposition sensible des concepts purs dans l’horizon même où s’engendre la possibilité effective du sensible. De là cette mise en image originelle qui confère à un étant la vue qui le rend accessible à l’intuition, c’est-à-dire le rend « sensible ». Les pages centrales de la Critique de la raison pure sur le schématisme analysent les rôles respectifs de l’espace et du temps dans cette opération fondamentale de l’imagination transcendantale. En ce qui concerne le rôle de l’espace Kant insiste sur le fait que la catégorie a besoin de l’intuition spatiale pour s’incarner et atteindre à la réalité objective, par exemple une permanence dans l’espace pour le concept de substance, un changement dans l’espace (mouvement) pour le concept de causalité etc… Ainsi « pour comprendre la possibilité des choses en vertu des catégories, et pour démontrer par conséquent la réalité objective de ces dernières, nous avons besoin non pas simplement d’intuitions mais même toujours d’intuitions externes »32. Le temps lui-même, qui n’est cependant pas un objet d’intuition externe, ne peut être représenté sans référence à l’espace, « sans tirer une ligne droite (qui doit être la représentation externe figurée du 31 32

Ed. Gallimard, 1953. Ed. Alcan, 1927 (trad. Tremesaygues et Pacaud), p. 248.

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temps) »33. Kant en effet le répète : « le temps en lui-même ne peut être perçu »34, ce qu’il explique de la façon suivante : « la raison particulière en est que tout changement présuppose quelque chose de permanent dans l’intuition, même pour être perçu seulement comme changement, et qu’il ne se trouve absolument pas d’intuition permanente dans le sens interne »35. C’est pourquoi « pour que nous puissions concevoir des changements internes, il nous faut nous représenter, d’une manière figurée, le temps, considéré comme la forme du sens interne, par une ligne et le changement interne par le tracé de cette ligne (par le mouvement), par suite aussi l’existence successive de nous-mêmes en différents états par une intuition externe » (d’où le refus kantien du privilège accordé au « sens interne » par l’idéalisme). Telle est dégagée de la manière la plus nette la fonction transcendantale de l’espace. Mais n’en demeure pas moins au cœur du schématisme, comme le souligne l’interprétation heideggerienne profonde de ces textes, le primat du temps sur l’espace : le temps est « la condition de possibilité de tout acte formateur de représentation, c’est-à-dire qu’il rend manifeste l’espace pur »36. Il y a à ceci deux raisons. La première repose sur le fait que, si le processus d’objectivation ne peut s’achever que par et dans l’espace (le temps lui-même, nous l’avons vu, ne peut être perçu que spatialisé), par contre l’espace ne peut être engendré qu’à partir du temps, non le temps représenté et objectivé, mais le temps identifié au dynamisme opératoire de l’imagination transcendantale dans son activité de synthèse. Le texte célèbre sur la triple synthèse au cours de laquelle est construite la représentation de l’objet dans l’espace montre très bien le rôle transcendantal joué par le temps37. Appré33

Ibid,. p. 154, 156. Ibid,. p. 202, 207. 35 Ibid,. p. 149. 36 Heidegger, op. cit., p. 254. 37 Ibid., p. 131-136. 34

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hender les termes un à un, les reproduire pour les lier entre eux, les reconnaître dans l’unité d’une même visée implique le surgissement indivisible des trois dimensions du temps : présent, passé et avenir. On peut donc conclure avec Heidegger que « l’imagination transcendantale est le temps originel »38. La seconde raison, plus décisive encore, en faveur du primat du temps sur l’espace, est que le temps est à la fois au principe de l’acte de projection de l’horizon que s’objecte l’esprit (la constitution de cet horizon exigeant d’ailleurs pour s’achever l’intervention de l’espace) et ce qui permet, en tant que « sens interne » proprement dit, la réception de cet horizon. Là réside en définitive le fondement ultime du privilège du temps par rapport à l'espace : être à la fois ce qui affecte et ce qui est affecté. Et, là encore avec Heidegger, on peut affirmer que c’est bien le temps qui « prête d’emblée à l’horizon de la transcendance le caractère d’une offre percep39 tible » . Si le propre de la figure est de réaliser une présentification sensible grâce à une image, l’imagination identifiée au temps apparaît bien comme la condition transcendantale d’une telle connaissance finie sensible joignant spontanéité créatrice de l’horizon qui permet aux étants d’apparaître et réceptivité à l’égard de cet horizon qu’elle s’oppose.

2) Schématisme et symbolisme Reste maintenant à insister sur l’essentiel pour notre propos, à savoir comment s’opère le passage du plan figuratif banal que nous nommerons primaire au plan du figuralisme proprement esthétique qui relève, nous le verrons, de l’ordre métaphorique (au sens de la « métaphore vive » selon Ricœur). L’analyse kantienne du symbolisme (C. J. § 59) 38 39

Op. cit., p. 242. Op. cit., p. 166.

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apparaît alors tout à fait décisive pour cerner la nature propre du sensible esthétique irréductible à toute fonction de connaissance (empirique ou intellectuelle). Selon le mode schématique, l’imagination présente directement le concept, – un concept saisi par l’entendement, donc déterminé – en fournissant un schème qui réalise son incarnation intuitive. L’imagination travaille ici sous la législation de l’entendement et c’est par là que se caractérise le jugement de connaissance au sens précis du terme, à savoir une des deux formes du jugement déterminant (l’autre étant le jugement pratique). Selon le mode symbolique, l’imagination présente indirectement « un concept que la raison seule peut penser et auquel aucune intuition sensible ne peut convenir », et cela, par la médiation d’une analogie. Celle-ci consiste à conférer à une Idée (un concept indéterminé de la raison) qu’on ne peut par définition schématiser (c’est-à-dire présenter par une intuition qui lui corresponde directement) le schème d’un autre concept choisi de telle sorte qu’il y ait ressemblance entre les règles de réflexion les concernant tous deux. Par exemple, pour représenter symboliquement l’Idée d’Etat despotique gouverné par une volonté singulière absolue, on évoquera une simple machine, soit un moulin à bras. L’opération de la faculté de juger est ici double. En premier lieu on a appliqué le concept (indéterminé) à un objet sensible qui n’a rien à voir directement avec lui : il ne s’agit donc pas du schème de ce concept ; mais cet objet n’a pas été choisi au hasard, car on s’aperçoit (et c’est le deuxième moment de l’opération) qu’en réfléchissant sur cet objet, notre imagination est entraînée dans une sorte de mouvement ascendant (tel est le propre du jugement réfléchissant) à partir de cette intuition sensible singulière jusqu’au concept indéterminé (donc non schématisable directement) d’Etat despotique, car la forme, sinon le contenu, dégagée par la réflexion (et c’est le propre du rapport d’analogie) entre le mode de fonctionnement des deux objets est identique. En d’autres termes, s’il n’y a aucune ressemblance entre un Etat despotique et un moulin, 65

par contre, il y en a une, dégagée par la réflexion, entre leur causalité : le moulin à bras est donc le symbole de l’Etat despotique. Une telle analyse du symbolisme permet de dégager la forme spécifique d’imagination qui s’épanouit d’une façon pleinement autonome dans l’expérience esthétique. En cette dernière la présentification indirecte à partir du jugement réfléchissant devient la règle. Ainsi au contact vécu avec les belles formes (d’abord naturelles selon Kant qui évoque « le sentiment pour la belle nature » qui a pour fonction de « rapprocher la nature de nous ») s’éveille en nous l’activité du symbolisme, ce pouvoir de rêverie poétique avec lequel se déploie pour notre ravissement toute la « richesse de l’imagination en sa liberté sans loi » (§ 50). Il en résulte ce « langage chiffré par lequel la nature nous parle symboliquement dans ses belles formes » de sorte que sons et couleurs deviennent « une langue qui rapproche la nature de nous et qui paraît posséder une signification plus haute », à savoir symboliser les Idées de la raison. Quant au symbolisme de l’art, qui pour nous tend à constituer le champ esthétique proprement dit, il puise en dernière analyse son dynamisme énergétique dans le symbolisme de la nature dans la mesure où la puissance créatrice de l’art jaillit grâce à la médiation du génie, « favori de la Nature » par lequel « la Nature donne les règles à l’art ».

3) Sensible esthétique et pensée figurative On saisit dès lors en toute clarté ce qui constitue le caractère spécifique de la phénoménalité esthétique dans la mesure où la puissance créatrice de l’art est l’œuvre de l’imagination symbolique. L’essentiel d’une telle production si remarquable repose précisément sur cette propriété d’une présentation sensible qui donne à penser au-delà de tout concept déterminé et élargit esthétiquement ce dernier 66

jusqu’à l’infini : tel est le secret de l’augmentation iconique qui est, nous le verrons, au principe de la manifestation esthétique. Aussi bien, ajoute Kant, il y a symbole poétique même lorsque le poète peint « des choses dont on trouve au vrai des exemples dans l’expérience mais en les élevant alors au-delà des bornes de l’expérience, grâce à une imagination qui s’efforce de rivaliser avec la raison dans la réalisation d’un maximum, en leur donnant une forme sensible dans une perfection dont il ne se rencontre point d’exemple en la nature » (§ 49). Peut-on donner plus rigoureuse définition de la figure ?40 Kant affirme donc ici avec force l’existence autonome d’un sensible esthétique et de ce qu’on peut nommer au sens propre la pensée figurative. Le jugement dont il est question ici n’est pas un jugement de connaissance, mais il est senti : il ne comporte pas de concept et n’est pas l’œuvre du schématisme, mais il se confond avec le mouvement de l’imagination, qui en réfléchissant la forme de l’objet, symbolise au sens très précis du mot, de sorte que l’esprit, dans cet acte même, éprouve un sentiment de plaisir tout à fait original (c’est en effet dans l’activité symbolique de l’imagination que s’identifient sentiment et réflexion). Il convient de souligner le caractère révolutionnaire de la position kantienne relative au statut de la pensée figurative. A première vue Hegel semblera reconnaître une place tout à fait considérable à cette dernière dont il suivra le développement non seulement dans l’ordre esthétique mais aussi notamment dans celui de la religion (alors que pour Kant dénonçant l’ « illusion transcendantale » la religion ne saurait 40

« Lorsqu’on place sous un concept une représentation de l’imagination, qui appartient à sa présentation, mais qui donne par elle-même bien plus à penser que ce qui peut être compris dans un concept déterminé, et qui par conséquent élargit le concept lui-même esthétiquement d'une manière illimitée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des Idées intellectuelles (la raison) afin de penser à l’occasion d’une représentation bien plus... que ce qui peut être saisi en elle et clairement conçu » (§ 49).

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déborder le champ de la « raison pratique » sous peine de tomber dans l’illuminisme de la Schwärmerei). Mais en fait chez Hegel il n’y a pas autonomie de la Vorstellung par rapport à la pensée spéculative. En dépit de sa positivité la première demeure inadéquate en dernière analyse à la seconde. En clair le mode spéculatif proprement dit de la pensée n’est pas extrinsèque au mode figuratif spécifique (au sens du sensible esthétique) car il se trouve au principe même du dynamisme interne de cette dernière, même si finalement semble demeurer ouverte dans l’hégélianisme la question d’un dépassement ultime de la pensée figurative dans et par la pensée conceptuelle. Aussi bien reste en tout cas que sur le plan esthétique Hegel n’analyse jamais le comment de l’apparition propre à ce type d’expression (ce que nous nommons manifestation esthétique). Il ne connaît comme mode de manifestation que la négativité inhérente au travail du concept ouvrant l’horizon de l’objectivité. Nulle référence donc à l’imagination symbolique distincte du schématisme et nulle reconnaissance non plus d’une révélation inhérente au sentiment. Ce dernier se réduit à quelque chose d’empirique à évoquer de l’extérieur et à tâtons dans l’approximation aveugle du « symbolique » renvoyé à une phase primitive et encore grossière de l’évolution de l’art. Ce qui ne va pas sans conséquence grave sur le plan esthétique comme on peut le vérifier sur le cas crucial de l’art musical. Le sentiment demeurant en effet pour Hegel « dans la nuit de l’indétermination », la musique qui y puise son contenu se trouve dès lors condamnée à l’écartèlement entre soumission aux paroles ou réduction à un vain jeu de constructions formelles41. Par opposition on se reportera au 41 En soulignant que l’œuvre d’art porte dans son matériau, comme des stigmates, les traces du combat qui l’a arrachée à la Terre, Heidegger dégage de manière admirable le privilège de la manifestation esthétique par rapport aux autres modes de dévoilement de la Vérité, celui d’être la manifestation de la manifestation. Mais faute d’analyser l’imagination dans sa fonction particulière de symbolisme, il ne saurait rendre compte

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jugement final de Kant sur la musique qui, en dépit de force réserves et même contradictions, touche néanmoins à l’essentiel en évoquant cette « langue des affections » qui « va des sensations aux Idées propres de la beauté libre » dans laquelle « la liberté de l’imagination qui joue en quelque sorte dans la contemplation de la figure » n’est plus limitée comme dans la « beauté adhérente » assujettie au concept de la perception de l’objet, Kant, comme nous l’avons rappelé (p. 49), à côté de dessins qui « ne représentent rien », cite à titre de « libres beautés » la musique improvisée « et même toute la musique sans texte » (§ 16). Nous reviendrons plus loin (p. 67, note 42) sur la référence capitale très significative à ce dernier exemple. En l’occurrence il nous suffit ici de souligner l’insistance de Kant sur le rôle de l’imagination symbolique.

4) Esthétique du sublime et allégorie baroque L’importance accordée par l’esthétique kantienne au symbolisme se manifeste tout particulièrement dans la distinction entre le beau et le sublime. Tandis que dans la contemplation calme de la beauté l’imagination prend son élan d’ascension réflexive vers les Idées esthétiques à partir de figures et formes de la nature ou de l’art, dans l’expérience du sublime quelque chose d’informe ou d’écrasant vient pour ainsi dire violer l’imagination et mettre en mouvement notre esprit « qui nous rend [...] intuitionnable (anschaulich) la supériorité de la destination rationnelle de notre faculté de connaître sur le pouvoir le plus grand de la sensibilité » (§ 27). La puissance du symbolisme est ici alors à son sommet dans la mesure où elle « nous oblige à penser subjectivement la nature elle-même en sa totalité comme présentification de quelque chose de supra-sensible, sans de la puissance qu’il prête à l’art de « transformation des choses vers l’intériorité et l’invisible ».

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pouvoir objectivement réaliser cette présentation »42. Ainsi, à la limite, c’est en l’occurrence la nature entière qui est traitée « comme un schème » pour l’effort de l’imagination symbolique à s’élever jusqu’à « l’infini, qui est pour elle un abîme » (§ 29). Et dans le cas de l’art Kant va jusqu’à déclarer redouter plus que tout « l’enthousiasme » impatient de chercher pour les Idées « du secours dans des images et dans un appareil enfantin ». Par contre il penche pour « un mode de présentation… abstrait » propre au « sentiment du sublime », « l’abstraction »… comme « présentation de l’infini qui… ne peut jamais être qu’une représentation négative, une représentation qui cependant élargit l’âme ». Et d’ajouter : « Peut-être n’y a-t-il aucun passage plus sublime dans l’Ancien Testament que le commandement : Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses. »43. (Cette réflexion de Kant n’évoquerait-elle pas une analogie possible entre sublime et théologie négative ?) Ce qui est sûr, c’est qu’au fil de ce développement sur l’abstrait et le non-figuratif, Kant se trouve conduit jusqu’aux limites du domaine de l’ornement et, dans son analyse de ce qu’il appelle la « beauté libre », à citer explicitement, comme nous l’avons rappelé p. 49 note 20, « ce que nous nommons des ornements » : « Ainsi les dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés ». Kant définit donc parfaitement l’essence de l’ornement (comme nous l’avons rappelé plus haut p. 49 note 20 avec le commentaire de Youssef Ishaghpour). Toutefois, à l’inverse de ce dernier, il est capital de souligner une différence fondamentale qui subsiste entre la conception de l’ornement selon l’Islam et celle de Kant, à savoir précisément l’importance signalée explicitement par celui-ci de l’imagination 42 43

Remarque générale… p. 105. Idem, p. 110-111.

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symbolique, bref du symbolisme, dans l’art musical, analogue à ce qui se passe dans le cas du sublime (l’ornement ainsi compris étant à cet égard d’autant plus signifiant qu’il est abstrait – cette notation, il faut le souligner, étant essentielle pour cerner et définir la profondeur et la puissance de manifestation de l’expression musicale)44. Or c’est ce rôle médiateur du symbolisme par rapport à la transcendance des Idées esthétiques qui est tu, sinon nié ou du moins refoulé, dans l’ornement selon l’Islam. A l’opposé il y a donc chez Kant une ferme affirmation de la présence de la manifestation dans la totalité du champ esthétique grâce à cette analyse du symbole qui inclut à la fois figure et ornement. C’est pourquoi il est faux de prétendre, comme le fait Youssef Ishaghpour, que toute la critique kantienne du jugement esthétique reposerait par elle-même sur une énorme antinomie entre l’affirmation de « la finalité sans fin » de la « pure beauté » (la « beauté libre » du § 16) et l’affirmation « de la beauté comme symbole de la moralité » du § 59, en dépit de la coupure épistémologique rigoureuse opérée entre esthétique et éthique (ou, a fortiori, métaphysique). Ainsi l’attention portée au symbolisme permet de réfuter cette accusation et de rendre justice à l’œuvre de Kant dans l’établissement de la reconnaissance de l’autonomie esthétique pleine et entière, à la fois, répétons-le, dans l’ordre de l’ornement comme de la figure. On sait la résurgence en plein règne du Grand classicisme français au XVIIe siècle de la notion de sublime (de Boileau à 44

Sur le symbolisme dans la musique, cf. C. F. J. § 53, p. 155-156, notamment p. 155 : « La musique ne parle que par pures sensations sans concept et par conséquent ne laisse point comme la poésie, quelque chose à la réflexion, elle émeut cependant l’âme d’une manière plus diverse, et... plus intime... dans la modulation qui est en quelque sorte une langue universelle des affections..., seule la forme de la composition de ces sensations (harmonie et mélodie)... sert à exprimer l’Idée esthétique de l’ensemble harmonieux d’une indicible plénitude de pensées qui convient à un certain thème, qui constitue l’affection dominante dans le morceau » (La Pléiade, t. II, 1985, p. 1115-1116).

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Bouhours). Les textes pascaliens sur les deux infinis et le roseau pensant consonnent également en profondeur avec l’analyse kantienne du sublime. Mais sans doute a-t-il fallu attendre l’âge critique qui date précisément de Kant et signe la modernité esthétique pour tirer toutes les conséquences de la déconstruction de l’allégorisme du Moyen-Âge déjà inaugurée par le naturalisme hylémorphique de saint Thomas d’Aquin avant d’être accomplie de manière radicale avec la révolution galiléenne. En effet avec la fin du règne du symbole lumineux cher au Moyen-Âge et prolongé dans la beauté classique, on assiste au détachement de l’allégorie par rapport au symbole pris au sens banal, à ne pas confondre avec le symbole kantien qui renvoie en fait à l’allégorie baroque véritable telle que l’analysera Walter Benjamin, à ne pas confondre elle-même avec l’allégorie logicisée des néo-classicismes comme encore chez Hegel. Dès lors, à rebours d’une esthétique de la totalité organique et de la beauté paisible, on assiste désormais à la libération, à la lettre fantastica, de l’imaginaire qui renvoie à la tension fiévreuse entre éléments brisés de sorte que, par l’élan vertigineux qu’elle suscite ainsi vers les hauteurs infinies, l’allégorie baroque appartient en définitive de plein droit à une esthétique du sublime. De là ces « images dialectiques » évoquées par Walter Benjamin et dont le privilège est de transgresser l’interdiction de l’image sans retomber dans l’imagerie de la réification et ainsi de permettre à l’art de redevenir la figure du Nom. Telle est assurément la grande descendance kantienne, l’ouverture de la grande voie baroque, celle du champ imaginaire en sa plénitude grâce à la promotion de l’allégorie, alors qu’on peut se demander à propos de Hegel, dans la mesure où pour lui l’art dans sa fonction religieuse est finalement supplanté par la pensée pure, si celui-ci dès lors, faute de ne plus posséder cette « destination suprême » en rapport à

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l’absolu, ne subsiste plus désormais, enfin désidéologisé, que comme pure jouissance esthétique45.

5) L’autonomie du champ esthétique : Kant et Gadamer Dès lors il apparaît que l’analyse kantienne du symbolisme telle que nous venons de la dégager comme étant au principe et au fondement de l’imagination esthétique dans sa fonction essentielle permet ainsi de marquer la différence entre les positions respectives de Kant et de Hegel concernant la question centrale du sens de l’art. Or une conclusion analogue semble s’imposer par rapport à la pensée de HansGeorg Gadamer confrontée à celle de Kant sur ce point précis décisif. Ainsi, dans Vérité et Méthode46, Gadamer a pour souci fondamental de dégager l’ontologie de l’art afin d’établir la signification herméneutique de celui-ci. Pour atteindre ce but il n’a de cesse dès lors de combattre ce qu’il nomme « la distinction esthétique », à savoir le refoulement de l’art dans l’irréel de la pure jouissance esthétique, hors donc de toute venue de la Vérité. Mais il échoue, semble-t-il, dans ce projet essentiel faute d’une analyse rigoureuse exacte du symbolisme (entendu à la manière de Kant).

45 Précisons toutefois que chez Hegel la question du destin ultime de l’art (comme d’ailleurs de la pensée figurative en général, la Vorstellung) demeure ouverte. Certes la mort des dieux païens (dont témoigne à titre de « figure » la comédie antique) scelle la fin de la religion esthétique des Grecs qui identifiait art et religion (comme encore « l’âge d’or du MoyenÂge avancé »). Mais par ailleurs Hegel n’exclut pas que l’art puisse entretenir des rapports avec le christianisme, « religion absolue » qui, en tant que religion de l’Incarnation, a « besoin » de l’art afin de rendre « la vérité religieuse plus sensible et plus accessible à l’imagination » (Esthétique, Aubier, I, p. 135). Sur la religion de l’art comme « une chose passée », id. p. 30. A retenir le lien essentiel ici affirmé entre Incarnation et figuralisme (médiation figurative). 46 Ed. du Seuil, 1978, trad. Pierre Fruchon, 1e partie, pp. 17-187.

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Certes il affirme bien la nécessité de distinguer entre d’un côté la pure copie qui est simple apparence et d’autre part l’image véritable qui est apparition d’un supplément de sens (comme on parle de « supplément d’âme ») et, comme telle, ayant valeur ontologique. Ainsi le portrait qui accède à la dignité esthétique d’œuvre d’art ne se réduit pas à la banalité d’une ressemblance du type de celle d’une photo d’identité ou d’un vulgaire trompe l’œil mais il porte à la manifestation sensible un rayonnement ontologique propre à l’œuvre d’art et qui échappe au regard profane. Gadamer cite à cet égard un exemple qu’on peut qualifier de crucial. Il s’agit de La Reddition de Breda, tableau de Vélasquez : « Sacrement militaire » a-t-on dit à son propos, à savoir quelque chose qui s’accomplit comme un sacrement »47. Ainsi, commente Gadamer, « ce qui dans le portrait vient à l’existence n’est pas déjà contenu dans ce que les familiers voient dans le personnage figuré. Les bons juges d’un portrait ne sont jamais les proches et encore moins le sujet représenté luimême. Car un portrait ne vise absolument pas à restituer l’individualité qu’il représente, telle qu’elle est vivante aux yeux de l’un ou l’autre de ses proches. Au contraire, il révèle nécessairement une idéalisation qui peut parcourir une infinité de degrés depuis ce qui est le plus proche du représentatif jusqu’au plus intime » de sorte que « l’individualité dont c’est le portrait puisse être dégagée de l’accidentel et du privé et élevée à l’essentiel de sa manifestation reconnue »48. Gadamer a incontestablement raison de « faire valoir contre le nivellement esthétique le rang ontologique des œuvres des beaux-arts » et de souligner qu’ « une œuvre d’art a toujours quelque chose de sacré […] et recèle à plus forte raison quelque chose qui s’insurge contre la profanation »49. Et ceci vaut pour toute œuvre d’art véritable, même si elle 47

Op. cit., p. 168. Id., p. 167. 49 Id., p. 168-169. 48

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n’a pas un contenu religieux explicite comme c’est le cas dans l’exemple cité. Par contre risque de paraître contestable la manière dont Gadamer entend la manifestation esthétique qui est au cœur du sujet. Sans doute peut-il dire de l’œuvre d’art qu’elle est comme un sacrement mais non pas à la lettre qu’elle est un sacrement car ceci reviendrait à retomber dans la confusion avec la présence réelle ou « substantielle » au sens des Pères byzantins et faire retour à avant la réflexion décisive de Nicéphore sur la dimension proprement symbolique de l’art (cf. plus haut p. 29-33). Or certaines formules de Gadamer, faute de cette précision essentielle, on doit en convenir, appellent des réserves explicites (ainsi par exemple : « l’image est processus ontologique : en elle l’être vient à la manifestation sensible », « elle est incarnation en image »50). Et ce d’autant plus que Gadamer, dans sa théorie explicite du symbole réduit celui-ci à la simple « fonction de tenir lieu » sans se confondre toutefois, ajoute-t-il avec le signe51, ce qui paraît bien insuffisant. Seule en définitive une analyse de l’imagination symbolique telle que l’expose magistralement Kant dans sa théorie du symbolisme permet de fonder la valeur ontologique propre à l’image et partant d’expliciter l’essence de la manifestation esthétique sans prêter flanc à l’objection iconoclaste. Tel est le point fondamental qui nous est apparu essentiel dans la réflexion kantienne pour notre recherche. Le paradoxe du sublime, avons-nous vu, est de présenter des Idées, à savoir quelque chose qui est supra-sensible, donc par principe irreprésentable objectivement (à savoir empiriquement). Il importe ici de citer le texte essentiel dans lequel Kant expose le travail de l’imagination dans le symbolisme qui paradoxalement réussit à opérer une exposition de l’inexposable. Celui-ci se trouve dans le paragraphe de La Critique de la faculté de juger intitulé : Remarque générale sur l’exposition des

50 51

Op. cit., p. 158-162. Id., p. 172-173.

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jugements esthétiques réfléchissants52 : « A strictement parler et d’un point de vue logique, on ne peut présenter des idées. Mais si, pour l’intuition de la nature, nous allons jusqu’à étendre notre faculté empirique de représentation (mathématiquement ou dynamiquement), la raison s’y adjoint aussitôt en tant qu’elle est la faculté, pour la totalité absolue, d’être indépendante, et elle déclenche bien qu’il soit vain l’effort de l’esprit qui tend à rendre la représentation des sens adéquate aux idées. Cet effort et le sentiment que les idées sont inaccessibles par le truchement de l’imagination sont eux-mêmes une présentation de la finalité subjective de notre esprit dans l’usage qui est fait de l’imagination en vue de la destination supra-sensible de l’esprit ; ils nous contraignent à penser subjectivement la nature elle-même, dans sa totalité, en tant que présentation de quelque chose qui est supra-sensible, sans qu’on puisse accomplir objectivement une telle présentation ». Texte bien remarquable où semble décrit au plus près le mystère de la présence esthétique, ce rayonnement ontologique de l’œuvre d’art, ce ravissement qui nous investit tout entier, tel qu’il nous était apparu au point de départ de notre réflexion (cf. Introduction). Nous notions cette expérience vécue d’une œuvre qui bouleverse notre expérience quotidienne, depuis notre horizon familier jusqu’à notre ciel étoilé et nous enveloppe dans son habiter. Assurément il ne s’agit pas d’une copie du réel mais de la création d’un monde inédit avec son style singulier, son humeur à la fois particulière et communicable universellement (ce que Ricœur propose de traduire par l’anglais mood), non plus une représentation mais une manifestation expressive. Or cette expérience vive ressentie au départ par le créateur de l’œuvre, cette singularité essentielle dans l’ordre du sentir nous est offerte (au sens où Bach parle d’Offrande musicale) dans son universalité singulière à travers cette refiguration symbolique si génialement analysée 52

Œuvres complètes, Ed. de la Pléiade, p. 1039-1040.

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par Kant et qui réussit à communiquer ce vécu indicible par l’augmentation iconique due au jugement réfléchissant. Pour aider à l’approche de ce texte kantien difficile, je me permettrai d’invoquer au préalable quelques remarques de philosophes contemporains qui me paraissent aller dans la même direction que nous tentons d’éclaircir. Je les rapprocherai d’abord de ce « sentir originaire » que Michel Henry définit comme « chair ». Celui-ci, précise de son côté J.-Luc Marion, n’est plus de l’ordre d’un donné objectivable mais de cette « pure donation » d’ordre esthétique qui est plutôt de l’ordre « de la grâce et de l’appel », à l’inverse donc du point de vue du Spectateur-Roi des Ménines, symbole même de la représentation classique. J’évoquerai également, toujours pour essayer d’expliciter un peu mieux ce point difficile, ce que Lévinas nomme « figure » et qui selon lui ne serait jamais l’objet de l’intentionnalité mais son origine ou encore « cette quasi-éternité de l’œuvre » qui pour Merleau-Ponty se confond avec « la quasi-éternité de l’existence incarnée »53. Autant de références diverses aptes sans doute à suggérer, comme le remarque Marion, cette « sur-abondance intuitive qui ne s’expose plus dans des règles mais les submerge et rend visible au-delà du concept, non point par défaut mais par excès de lumière »54. Enfin je renverrai encore aussi à Benjamin et à ses textes aussi difficiles et porteurs de sens profond que ceux de Kant, à savoir ces fragments de pensée remontant à des périodes différentes marqués par des ruptures et des reprises, concernent le sens de l’art et la conception de la critique esthétique et qu’un fil rouge domine depuis la première Thèse sur le romantisme allemand jusqu’à s’affirmer finalement dans une esthétique du sublime et le couronnement théologico-politique des Thèses, l’œuvre ultime scellée par une mort tragique. 53

Signes, Gallimard, 1960, p. 67. Cité par P. Ricœur in La critique et la conviction, Hachette/Pluriel, 2002, chap. “L’expérience esthétique”.

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Reste toutefois qu’en dépit de l’intérêt des références précédentes, nous ne sommes pas encore au terme de notre quête concernant l’essence de la manifestation esthétique. En effet, au-delà de l’analyse kantienne fondamentale du symbolisme, elle-même prolongée à travers la réflexion herméneutique de Gadamer évoquée plus haut, s’impose je crois un détour ultime décisif par la musique qui, au dire de Bloch en affinité profonde de pensée avec Schœnberg, serait l’art par excellence (sinon le seul ?) apte à franchir les apparences pour atteindre à une véritable apparition. Sur ce point l’apport capital accompli par Ernst Bloch en union profonde avec la pensée et l’œuvre de Schœnberg se situe au cœur de notre propos central.

6) Le privilège de la musique selon Ernst Bloch et Arnold Schœnberg L’originalité de Bloch est d’aller au-delà, en les unissant, d’une part de la voie ouverte par Benjamin (notamment à propos de l’allégorie baroque) et d’autre part de la reconnaissance explicite par Gadamer de la spécificité de l’expression musicale. L’apport premier de Benjamin est d’avoir montré que le propre de l’allégorie baroque (cf. plus haut p. 69 bas) est de transgresser l’interdiction de l’image sans retomber dans l’imagerie mais au contraire en s’élevant par la voie des symboles (au sens de Kant) à une altérité mystérieuse. Or ceci correspond précisément à la fois à l’ouverture infinie du champ imaginaire tel que l’analyse Kant à propos du symbolisme musical (cf. plus haut : imagination symbolique et sublime p. 65 § 4) et à la fonction utopique d’espérance apocalyptique reconnue à la musique par Bloch rejoignant ici Schœnberg en profondeur. L’apport capital spécifique de Bloch, me semble-t-il (et grâce à sa référence précise à Schœnberg) est alors de réfuter avec plus de force que Gadamer la thèse de « l’illusion esthétique » (reprise 78

d’ailleurs, on le notera, par Lévinas quand, pour des raisons éthiques, il dénonce « le mensonge de l’art »). Bloch défend fermement la puissance singulière de la musique comparée à la limite des arts du regard. Position donc, on le notera, exactement inverse de celle notamment de Merleau-Ponty privilégiant la peinture par rapport à la musique (cf. plus loin p. 109-112). Bloch dénonce ici l’illusion née d’une quête de stabilité spatiale pour privilégier l’homme de sa vulnérabilité temporelle. Or ceci revient en fait, estime-t-il, à demeurer encore esclave de la magie des images assujettie au règne des apparences, c’est-à-dire de la thèse même de « l’illusion esthétique » (dénoncée par Gadamer). Et Merleau-Ponty succomberait à cette illusion faute justement d’avoir aperçu le privilège de la musique « seule… susceptible de se mouvoir directement là où le sublime se dégage de l’imagerie superficielle des apparences pour laisser apparaître et rejoindre “ce fond pur gardé entrouvert mais resté mystérieux” », comme le voulait Kant à propos de l’expression musicale. Bloch montre alors très précisément comment, à la condition essentielle de corriger les corrosions du temps musical grâce à l’art de l’harmonie nouvelle promue par Schœnberg, la musique réussit à déployer une authentique capacité d’élargissement de l’expérience jusqu’aux abords des régions de la transcendance. En effet, explique Bouretz, la mélodie, selon Husserl, étant à la fois « rétention » et « attente prévoyante », assure une « persistance de l’antérieur 55 dans l’actuel » . D’autre part, l’expérience du contrepoint permet d’entendre davantage que ce que sait expliquer le concept, à savoir, sous le discours musical, une plénitude adressée à « un nouveau Moi, pour qui l’audition soit espérance »56. Ici Bloch nous livre alors « le dernier secret » selon lui de la puissance de la musique, à savoir « le fait 55 56

E. Bloch, L’esprit de l’utopie, Gallimard, 1977, p. 160. Idem p. 170.

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qu’elle représente l’accès le plus sûr qui soit vers une herméneutique des affects d’attente sans lesquels nous percevons ici nettement comment le son n’ira nulle part si nous ne l’accompagnions pas »57. C’est ainsi, en plongeant dans les profondeurs de l’intériorité à partir d’une mise en œuvre du temps musical, que, selon Schœnberg commenté par Bouretz, s’ouvre pour la musique la capacité d’une ouverture à un monde lointain aux abords des régions de la transcendance. Et ici nous rejoignons au plus profond l’inspiration maîtresse de Moïse et Aaron58. Cette œuvre répond en effet à la volonté d’invoquer le Nom qui répond à la Transcendance plutôt que de se perdre dans la contemplation illusoire des idoles. La finalité ultime de cet opéra avec sa formule finale célèbre : « ô Mot qui me manques ! » réside en effet dans l’affrontement de la musique à l’inexprimable au-delà des images et, pour ce faire, à une recherche à la lettre fondamentale sur l’écriture musicale. D’où en particulier l’importance de cette interrogation centrale sur le contrepoint évoquée plus haut dans la lignée royale de J.-S. Bach et poursuivie jusqu’au cœur des créations contemporaines de la seconde Ecole de Vienne. Bloch évoque à ce propos « un temps agissant et son mouvement vers l’inconnu qui anime le mouvement contrapuntique d’une fugue, assure la perception d’un élan de l’histoire par delà la clôture de chaque époque sur elle-même, oriente enfin le cheminement d’une éthique de

57

E. Bloch, Le principe espérance III, Gallimard, 1991, p. 189 (cité par Bouretz p. 1102, note 122). 58 On se reportera à l’ensemble de l’analyse très rigoureuse de Pierre Bouretz in Témoins du futur (Gallimard, 2003, p. 592-611) sur l’entrecroisement si profond, dans l’esprit du judaïsme, entre les pensées d’Ernst Bloch et d’Arnold Schœnberg (comme sur la lecture à contrario qu’en fait Adorno). Pour approfondir la fondation phénoménologique de ce privilège de la musique, je me permets de renvoyer, en complément, à mon article sur “Temps et musique. Esquisse phénoménologique”, in (coll.) Phénoménologie et esthétique, La Versanne, Encre Marine, 1998, p. 211.

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l’intériorité »59. Le sens se trouve alors désormais en chemin et tel est bien l’esprit authentique de la nouvelle musique. Là assurément, comme le note Bouretz, Bloch retrouve Schœnberg « sur un terrain où la libération vis-à-vis des contraintes de l’harmonie s’interprète moins directement en termes de bouleversement radical de l’espace musical que par le souci d’un nouvel aménagement du temps… Les harmonies de Schœnberg basculent elles-mêmes volontiers dans le contrepoint lors-qu’elles s’enhardissent. L’essentiel est sans doute que la tonalité flottante ou suspendue puisse libérer de nouveaux horizons, toujours mieux dévoués à la puissance d’élargis-sement de l’expérience du mode propre à 60 la musique depuis J.-S. Bach au moins » . Et c’est pourquoi Bloch parle avec raison à ce propos d’un « iconoclasme bien compris ».61 L’opéra de Schœnberg se situe donc alors 59

L’esprit de l’utopie, p. 160, cité par P. Bouretz, p. 610, note 139. Rappelons également la confidence fondamentale de Schœnberg: « De Bach j’ai appris l’esprit du contrepoint, l’art de bâtir une œuvre entière à partir d’un élément unique, l’art de s’affranchir des temps forts de la mesure » (Le style et l’idée, Buchet/Chastel, 1977, p. 139). 60 Si privilège il y a en dernière analyse de la musique sur la peinture, il se joue là, à savoir face au défi surmonté ou non par rapport à l’épreuve de l’iconoclasme (Bouretz, op. cit., p. 602). Sans doute peut-on évoquer ici en parallèle la postulation de Schœnberg et « le doute de Cézanne » analysé si profondément par Merleau-Ponty comme interrogation incessante sur l’énigme de la visibilité et soupçon de l’échec de la peinture à conjurer l’illusion des images afin d’atteindre un monde primordial et rejoindre « la nature à son origine ». Tel est assurément le point de recoupement crucial entre peinture et musique à discuter et qui constitue assurément l’enjeu central à la fois musical et religieux de l’opéra de Schœnberg (les intentions profondes de Schœnberg sur ce point ne font pas de doute). 61 P. Bouretz, op. cit., p. 599. La confrontation entre l’interprétation d’Adorno et celle de Bouretz sur ce point est capitale pour le sens ultime qu’on doit reconnaître à la musique. Adorno, en première analyse du moins, dans le cadre d’une dialectique des Lumières auquel il se réfère, conclut à l’échec de Schœnberg dans son opéra à surmonter l’antinomie entre une Idée réactionnaire typiquement bourgeoise et une écriture révolutionnaire typiquement moderne (d’où l’inachèvement de l’œuvre). Bloch au contraire, en référence à l’aura, à la fois le proche et le lointain

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assurément au point nodal de cette révolution qui marque de manière essentielle (sinon unique), l’entrée de la musique dans le XXe siècle (et il est en effet indispensable, je pense, de faire référence ici également à Debussy).

de Benjamin (« l’unique apparaître d’un lointain ») qui est un appel et non un tranquillisant, loue la musique de Schœnberg qui est par excellence « le langage de l’attente » d’un temps comblé (donc eschatologique et messianique pour la spiritualité juive) de sorte que « l’audition soit espérance ». A noter qu’ultérieurement (dans “Un fragment sacré”) Adorno sera beaucoup plus nuancé jusqu’à parler d’opéra sacré à propos de Moïse et Aaron. Bouretz de son côté signale par ailleurs également le respect de Bloch pour Gustav Mahler, « représentant le judaïsme en musique » et il rappelle la référence de Schœnberg à deux voies légitimes de la musique. Il ne s’agit donc pas d’excommunier Aaron par principe ! (op. cit., p. 609 ).

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VI. Vers une ontologie de la manifestation esthétique L’analyse précédente nous a montré que c’est finalement dans la foulée de la réflexion kantienne sur l’imagination symbolique (et le sublime) que nous avons chance de trouver une voie pour approcher le mystère de la manifestation esthétique. Cette voie nous paraît conduire à ce que nous désignerons, en nous inspirant de Heidegger, comme une pré-compréhension ontologique du champ esthétique. Au cours de notre quête pour cerner au plus près le mystère du sens esthétique celui-ci nous est apparu irréductible à ce qui appartient en propre aux langages verbaux au point qu’à la lettre on peut le qualifier de non-signifiant. Ce qui n’autorise aucunement à conclure à sa nature purement ludique ou formelle (comme l’a cru une certaine modernité) mais nous a conduit tout au contraire à rechercher un sens plus originel que celui de la fonction linguistique, un sens que nous qualifierons de charnel, à savoir en rapport de parenté avec la dimension rythmique qui, au dire de Leroi-Gourhan, caractérise les « mythogrammes », un sens finalement tissé dans cet imaginaire qui, selon Binswanger, est en prise sur les « dimensions primitives » de l’existence. Ce sens de nature sensible, et donc en tant que tel, irréductible à l’univers conceptuel du langage verbal, appartient à un champ que l’on peut désigner, en paraphrasant ce que dit Proust des idées musicales comme celui des « idéalités charnelles ». Là gît précisément tout le mystère de l’expression esthétique. C’est pourquoi on est en droit de parler en ce cas de « pensée figurative », à condition d’entendre celle-ci ni comme opposée à l’ « abstrait » (déjà présent par exemple dans l’art préhistorique), ni non plus comme limitée à une acception purement picturale (comme nous l’avons vérifié sur le cas exemplaire à plusieurs titres du figuralisme dans la musique de Bach). 83

Pour aborder l’approche d’un tel sens, nous tenterons d’abord de faire référence à un mode d’analyse tout à fait analogue à celui pratiqué par Erwin Panofsky dans le domaine des arts plastiques sous le nom d’ « iconologie ».

1) Iconographie et iconologie (Panofsky) Selon l’auteur des Essais d’iconologie62, comprendre une œuvre d’art consiste à progresser en elle par degrés à travers trois niveaux d’interprétation : préiconographique, iconographique, enfin iconologique avec lequel est atteint le « sens immanent » ou « contenu intrinsèque » de celle-ci. C’est seulement à ce niveau ultime que les motifs organisationnels de la forme prise dans un sens phénoménal immédiat, par exemple la représentation de douze hommes à table peints selon un schème de perspective parfaitement maîtrisé, puis les thèmes dégagés à partir des sources littéraires, ici la Cène de Léonard de Vinci selon le récit évangélique, atteignent leur sens plein et total définissant le contenu intrinsèque de l’œuvre. Celui-ci est à entendre comme expression de la culture d’une nation ou d’une époque, en l’occurrence la civilisation de la Renaissance à son apogée avec son mode particulier de sensibilité religieuse réfractée d’ailleurs selon la personnalité de l’artiste. Chacun de ces niveaux d’interprétation ne prend son juste sens qu’à l’intérieur du système global qui ne trouve luimême sa cohérence interne et sa vérité, au sens spinoziste du « verum index sui » que par son ajustement final au niveau iconologique. Comme le dit très bien Pierre Bourdieu à ce propos : « Les actes inférieurs de déchiffrement diffèrent essentiellement selon qu’ils sont le tout de l’expérience esthétique ou qu’ils sont intégrés dans une appréhension unitaire (que l’analyse brise artificiellement), parce qu’ils 62

E. Panofsky, Essais d’iconologie, Gallimard, 1967.

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reçoivent alors leur signification pleine de l’acte de niveau supérieur qui les englobe et les dépasse dans une interprétation plus adéquate et plus spécifique : c’est seulement à partir d’une interprétation iconologique que les arrangements formels et les procédés techniques et, à travers eux, les propriétés formelles et expressives, prennent leur sens et que se révèlent du même coup les manques d’une interprétation pré-iconographique et pré-iconologique63 ». A titre d’illustration et en regard de la fresque de Léonard, nous ferons référence à la Sainte Cène de Saint Apollinaire-leNeuf (vers 520). Celle-ci, première évocation directe connue de ce thème, s’y présente selon une ferme arabesque en demi-cercle avec Jésus à un bout et Judas à l’autre, les regards des onze apôtres se partageant à égalité entre les deux pôles, et le tout se détachant sur un vaste fond d’or, alors que sur la table eucharistique sont déposés deux poissons, ixtus, on le sait, étant chez les premiers chrétiens l’anagramme du Christ. Cette puissante abstraction symbolique, en ce qui concerne les signes ainsi que l’iconographie, qui inspirera directement le Moyen-Âge, notamment par exemple à Sant’Angelo in Formis en Campanie dont les fresques de l’abside datent de la seconde moitié du XIe siècle, est typique de l’art ravennate dans sa propension à tourner le dos à la perspective classique (gréco-romaine) pour nous faire pénétrer dans l’intériorité du mystère en 64 nous élevant à une vision intelligible selon l’esprit de Plotin . 63

E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Editions de Minuit, 1967, postface de P. Bourdieu, p. 139-140. 64 Cette manière d’articuler iconographie et iconologie constitue bien en fait l’originalité profonde des analyses de Panofsky, notamment sur l’art gothique et la pensée scolastique, par rapport aux travaux d’Emile Mâle sur l’art du Moyen-Âge. En effet au risque de se limiter à une pratique de l’allégorie réduite à la simple traduction sensible d’un concept effectuée par un créateur individuel en toute conscience réflexive, il est légitime d’opposer une démarche iconologique se proposant de dégager des schèmes de pensée, en principe inconscients, communs à une certaine culture et propres ici par exemple à mettre en lumière des homologies

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Dans le domaine musical le principe de la méthode de Panofsky peut s’appliquer, mutatis mutandis et notamment la référence à la dimension iconologique y retrouve toute sa portée. Certes, dans le cas de toute musique, qu’elle soit instrumentale ou vocale, comme d’ailleurs dans le cas d’une peinture « non figurative » (au sens courant du mot), on ne saurait parler de sens pré-iconographique ». En revanche on rejoint bien, semble-t-il, quelque chose qui rappelle le « sens iconographique » quand on cherche à éclairer les motifs formels d’une pièce, par exemple le traitement contrapuntique et harmonique d’un cantus firmus dans les préludes de choral de Bach, à partir des paroles sous-jacentes comme le conseillait Schweitzer à Widor qui l’interrogeait sur ce point. Et même si le cas en question paraît privilégié, on remarquera que, même dans la musique la plus « pure » ou la peinture la plus « abstraite », la référence au verbe, bien que des plus lointaines et des plus ténues, demeure cependant toujours présente et que celui qui contemple l’œuvre ne peut jamais s’y dérober complètement. Quant au plan iconologique qui nous intéresse avant tout, sa prégnance, à l’opposé, structurales pertinentes entre pensée scolastique, sommes théologiques, cathédrales gothiques, voire compositions graphiques des manuscrits. Il convient d’autre part d’éviter de rabattre après coup ces analyses sur un plan étroitement sociologique, notamment en surévaluant l’importance de l’institution scolaire quant à la transmission de ces habitus de pensée et d’action, et dans le même temps, en sous-évaluant l’importance des références philosophiques ou théologiques, comme celles de Suger à la « métaphysique de la lumière » du Pseudo-Denys et de Jean Scot Erigène, sous prétexte qu’il s’agirait de simples « rationalisations » (comme dirait Pareto) pour voiler les « réalités » économiques, politiques, psychologiques, voire psychanalytiques. Ce serait oublier que l’institution scolaire est tout autant portée que porteuse quant à une certaine vision du monde et que cette dernière est à part entière une dimension fondamentale du « fait social total » (Mauss) en prise existentielle sur lui sans que l’on puisse invoquer ici une quelconque causalité à sens unique. Finalement on peut se demander si ce que Panofsky désigne par niveau iconologique ne serait pas à rapprocher de la quête allégorique du « contenu de vérité » selon Benjamin.

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apparaît tout à fait décisive en musique, et c’est le point auquel nous nous attacherons. Sans doute est-il facile de montrer que des habitus et des « schèmes de pensée », analogues à ceux auxquels fait allusion Bourdieu, structurent le champ culturel qui appartient en propre à tout l’univers luthérien où a éclos l’œuvre de Bach et qu’en retour celle-ci a marqué si profondément de son empreinte. L’institution ecclésiale avec ses assises pédagogiques solidement établies permet en particulier de comprendre comment une musique aussi savante a pu trouver accès auprès de fidèles dont la vie entière était rythmée en profondeur par les grands moments du temps liturgique. A cet égard les thèmes de choral relatifs aux fêtes de Noël, Pâques, Pentecôte, célébrant la naissance, la passion, la résurrection du Christ, la venue de l’Esprit Saint, les moments d’affliction et de joie, étaient parfaitement connus et fonctionnaient comme de véritables leitmotive, instruments d’articulation dans son unité et sa diversité d’un affect en prise directe sur la structure de la temporalité vécue la plus quotidienne. Mais ces quelques remarques ne sauraient épuiser la quête iconologique. Cette musique en rapport étroit, nous venons de le constater, avec l’organisation cultuelle et plus largement culturelle qui l’ont suscitée et qu’elle a façonnée en profondeur, a été marquée elle-même selon l’esprit de Luther, au sceau d’une théologie aux caractères propres bien affirmés. Il revient alors à une analyse de type iconologique de montrer ce qui en résulte quant à la nature du figuralisme ici mis en jeu. Il ne s’agit nullement d’ailleurs, à propos de ce dernier, de la simple traduction d’un contenu spéculatif, mais bien plus profondément, de quelque chose qui touche au mode de manifestation esthétique selon certains schèmes fondamentaux particuliers. Et si l’art est en vérité le domaine de l’apparaître dans sa plénitude sensible, nous voici alors transportés à un niveau proprement ontologique. Nous n’en abandonnons pas pour autant le champ culturel, mais nous 87

ne nous limitons pas non plus à sa surface, même abordée de manière structurale. Notre propos, ici avoué sans avoir la prétention d’y atteindre, serait de comprendre comment telle culture dans le domaine de l’art – mais aussi dans le domaine de l’intellect (science et philosophie) et celui des mœurs (morale et politique) qui forment une totalité concrète avec le précédent – renvoie à certains a priori historiques qui régissent et portent à l’expression ses conditions et modes d’exister et de créer.

2) La précompréhension ontologique du champ esthétique (Heidegger) Avec cette référence à l’iconologie prise ainsi dans toute sa portée en compréhension, nous voici sans doute en mesure de mieux comprendre pourquoi et comment nous nous trouvons conduits à aborder des considérations de ce type. « Ontologie » est pris ici en un sens à la fois très proche et très éloigné de celui où l’entend Heidegger. Pour l’auteur de Sein und Zeit, l’Être est cette Ouverture qui permet à la chose d’apparaître en la portant au sens. Une telle capacité de dévoilement de l’étant, fondée sur la précompréhension de l’Être, définit en propre la vocation de l’homme et ce rapport à l’Être est constitutif de son étant même. L’homme en effet est cet étant qui, grâce au langage, est médiateur par rapport aux autres étants, c’est-à-dire dévoile leur vérité en disant leur être parce que, par nature, il a accès à l’Être défini comme Ouverture. C’est pourquoi en toute œuvre humaine, notamment technique, politique, philosophique ou esthétique, la Vérité vient à nous. Mais, dans le texte sur L’Origine de l’œuvre d’art (dans Holzwege), Heidegger dégage de manière admirable ce qui constitue le caractère privilégié de la révélation proprement esthétique de la Vérité. Ce privilège, l’Art le doit à son matériau et à l’usage qu’il en fait. Au lieu de l’user au fil d’une finalité pragmatique, comme dans l’objet 88

fabriqué où il disparaît dans l’utilité, l’œuvre d’art au contraire l’exalte dans sa nature éclatante de matériau et réussit par là même à déceler l’indécelable. Car seule la matière portée ainsi à la luminiscence ou à la sonorescence, matière véritablement en état de transfiguration, est apte à porter les rêves de la Nature. L’objet fabriqué est bien le produit d’un combat entre un monde qu’il installe et la Terre, mais ce combat il ne le manifeste pas, précisément parce qu’il fait venir la Terre en abusant d’elle au lieu de la libérer. L’œuvre d’art, au contraire, en raison de sa solidité – à savoir cette sorte d’adhérence originaire à la terre dont l’appel silencieux monte en elle et par elle jusqu’à nous, nous rend sensible l’effectivité de ce combat. Il en résulte la singularité d’une lutte au cours de laquelle il n’y a pas destruction d’un des partenaires, comme c’est hélas trop souvent le cas à l’égard de la Nature dans l’édification d’un monde technique, mais exaltation réciproque des deux parties adverses qui alors s’élèvent l’une l’autre dans l’affirmation de leur propre essence. Et si un objet peut être beau par surcroît, c’est dans la mesure où, renonçant à violer la Nature, il la respecte en s’insérant en elle comme pour prolonger le geste profond qu’elle semble suggérer, et parvient ainsi à libérer ses qualités de fond. L’Art est donc bien le contraire même d’une évasion vers l’irréel, mais l’avènement d’une forme de Vérité parmi les plus hautes ; et l’expression esthétique se distingue de toutes les autres formes d’expression humaine en tant que le propre de l’œuvre d’art est de porter dans sa matière, à la manière de stigmates, la trace du combat Terre-Monde d’où jaillit la Vérité. En définitive le privilège de l’Art est d’être la manifestation de la manifestation elle-même. Analyse assurément décisive à l’égard de laquelle nous prendrons cependant une distance sur un point essentiel dans la mesure où, dans sa recherche sur cette question de l’Être comme Ouverture, Heidegger met l’accent en priorité quasi absolue, selon un schème proprement grec, sur l’Être 89

appréhendé comme puissance de visibilité, comme articulation d’ombre et de lumière qui arrache les étants à la nuit, bref comme ce pouvoir d’illumination qui, en procédant à un double mouvement de prospection et de rétrospection au sein de la présence, s’identifie au temps comme temporalisation. On s’interrogera dès lors sur la limitation éventuelle d’une telle ontologie pour penser une réflexion esthétique, autant d’ailleurs qu’une réflexion théologique, axées également sur la Parole et l’écoute, sur l’événement et l’avènement de la rencontre avec l’Autre en tant qu’autre, et où l’Ouverture dès lors est à aborder moins comme catégorie du voir et du face-à-face que comme capacité à être interpellé et à entrer dans une relation que nous nommerons « dialogale ». Il y va en tout cas, pour la question qui est la nôtre, de la compréhension même du champ esthétique dans toute sa richesse qualitative multiple. Il s’agit alors moins de récuser ou de rejeter cette ontologie que de la relativiser. Force en tout cas est d’admettre que telle est bien la question qui commande une attention pleinement compréhensive à la diversité radicale de sens que nous révèle l’analyse iconologique des œuvres.

3) Le « miracle grec » : le côté lumineux des choses Impossible certes de ne pas reconnaître l’éclosion mémorable en Asie Mineure autour du VIe siècle de notre ère, d’une culture qui, se retournant sur elle-même, se surmonte comme « spécimen anthropologique » (l’expression est de Husserl dans la Krisis), s’étonne d’elle-même et du monde, inaugurant une libre réflexion qui prétend à l’universalité. Il est juste de saluer à ce propos l’invention (au sens de découverte) du concept et de sa rigueur qui fondent la responsabilité de cette pensée à l’égard des autres cultures et son effort pour les comprendre. Sommes-nous pour autant autorisés à évoquer, selon l’expression de Hegel, « le lever du soleil de 90

l’Esprit » au titre de Raison intemporelle, universelle et absolue ? Ce serait ne pas tenir compte de la sage et profonde leçon husserlienne si bien formulée par MerleauPonty : « notre problème philosophique est d’ouvrir le concept sans le détruire »65. Or cela vaut a fortiori, mutatis mutandis, sur le plan de la « pensée » esthétique. Ainsi est-on amené à dégager comme typiquement grec un mode d’apparaître, à la fois dans le domaine de la spéculation et dans celui de l’art, dominé par une prégnance certaine du voir. On peut suivre, à l’aide de travaux comme ceux notamment de J.-P. Vernant, la formation et l’édification de la pensée grecque à travers le long cheminement qui conduit de la réflexion mathématique de Pythagore au logos d’Héraclite unifiant le conflit des contraires jusqu’à l’affirmation ontologique parménidienne décisive de l’Être, immuable et identique, « principe même de la pensée rationnelle objectivée sous la forme du logos » (désigné dans le singulier « to on »). Mais alors que chez le père de l’Éléatisme, cet « Être purement intelligible, excluant la pluralité, la division, le changement, se constitue en opposition avec le réel sensible, et son perpétuel devenir », toute la réflexion platonicienne visera au contraire à surmonter l’antinomie, quitte à commettre le parricide à l’égard du père de l’ontologie. Ainsi le Théétète renverra dos à dos les Éléates qui bloquent l’Être dans l’Un immobile et les Héraclitéens qui le dissolvent dans la confusion changeante de l’universel devenir. Et tandis que le Parménide réfutera par l’absurde une interprétation statique des Idées pour démontrer à contrario la mise en mouvement de la pensée, Le Sophiste dégagera explicitement le schème générateur de la dialectique comme cette opération de tissage entre l’être et le non-être relatif qu’est l’altérité (omnis determinatio est negatio). Penser revient donc à poser cette 65

M. Merleau-Ponty, « L’Orient et la philosophie », dans Les Philosophes célèbres, Mazenod, 1956, p. 17.

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relation, à savoir juger, dont le nerf est la négativité comme condition transcendantale de la manifestation de l’Être ou de l’Être comme manifestation. Sous cette forme exemplaire du platonisme, nous touchons assurément au point le plus central et le plus profond du mode de penser grec, voué entièrement à une intelligibilité placée sous le signe conjoint du Même et de la Lumière. D’où le sens de notre interrogation. Et d’abord le triomphe du logos grâce au travail du négatif dans le cercle du Même ne se solde-t-il pas finalement chaque fois par la subordination du multiple à l’UN et l’incorporation de l’Autre à l’identité du Même ? Il en résulte une ontologie dominée par une Raison qui ne reçoit que ce qu’elle donne et qui pourrait adopter comme devise la formule kantienne selon laquelle on ne trouve dans l’objet que ce qu’on y a introduit. Telle est la longue tradition illustrée par la maïeutique socratique et le petit esclave du Ménon, où tout sort du moi comme mémoire : régime de l’anamnèse entendue comme procession du Même66. On se demandera ce que devient alors la vertu de dialogue comme échange réel avec l’autre et parole vive au sens de mise en question par l’autre. Dès lors tout se passe comme si, en scellant le privilège quasi exclusif du voir, ce logos occultait totalement le domaine de l’écoute et, enfin libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux de l’aveugle, portait en fait à son achèvement ce qui se révèle être une des constantes de l’histoire spirituelle de la Grèce, à savoir le culte de la Lumière. Le modèle légendaire le plus ancien du Sage que caractérise « une faculté exceptionnelle de voyance au-delà des apparences sensibles » n’est-il pas « l’être exceptionnel qui a la puissance de voir et de faire voir l’invisible »67 ? Et n’est-ce pas ce don d’époptie (époptéia), de vision, dont héritera la philosophie naissante dans son registre propre du logos et avec cette anamnèse qui 66

Ce questionnement, on le sait, est au centre de la pensée de Lévinas (notamment dans Totalité et infini). 67 J. P. Vernant, Œuvres complètes, II, Le Seuil, 2007, p. 108.

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telle la réminiscence platonicienne reconnaissant les vérités éternelles contemplées par l’âme dans une vie antérieure, marque la découverte de l’a priori de la connaissance ? Une telle ontologie fondamentale ne saurait être demeurée étrangère à la manière même dont les Grecs ont abordé le champ esthétique. Pour en mesurer l’incidence exacte, il nous faut revenir plus en détail sur le thème dominant de la Lumière. Hegel nous en offre un écho bien remarquable, quand, tout en estimant que la statuaire grecque, en reproduisant, l’aspect extérieur de l’œil, n’a point atteint cependant au « regard vivant, exprimant le fond de l’âme », il n’en demeure pas moins fondamentalement grec en déclarant : « C’est dans l’œil que l’âme se trouve concentrée, elle ne voit pas seulement à travers l’œil, mais s’y laisse voir à son tour… L’art a pour tâche de faire en sorte qu’en tous les points de sa surface le phénoménal ne devienne l’œil, siège de l’âme et rendant visible l’esprit »68. Significative définition, s’il en est, de la manifestation esthétique !69 Nous sommes ainsi amené à citer le texte majeur de Platon qui donne à cette Weltanschauung, polarisée sur la Lumière, tout son poids ontologique. La République (VI, 508e) compare le Bien au Soleil qui donne à l’œil le pouvoir de vision et à l’objet la possibilité d’être vu (la visibilité) : « ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la faculté de connaître… c’est l’idée du Bien » ; il s’ensuit cette ontologie entièrement dominée par l’instance du voir et la métaphore de la Lumière, cette dernière qui, en tant que médium nécessaire à l’exercice effectif de la vue, 68

Hegel, Esthétique, Aubier, t. III, 1e partie, p. 132 et t. I, p. 190. S’il existe un caractère tout à fait typique de l’ethos grec, c’est bien celui, semble-t-il, qu’on peut décrire sous la forme d’une sensibilité émerveillée pour la clarté du jour et des idées qui imprègnent, on l’a souvent montré, jusqu’aux racines profondes de la langue. (Cf. R. Court, Le Voir et la Voix, Cerf, 1997, p. 100-101). Voir également la formule de Michel Foucault citée par Deleuze : « Il y a chez Heidegger un côté rénanien, l’idée de la lumière grecque, du miracle grec ».

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scelle, selon Platon, le privilège de ce sens (507c), avant d’être érigée elle-même, dans un second temps, à la dignité de symbole de l’Être. Sans la lumière (phôs) en effet, qui a sa source dans le soleil, ni la vue (opsis), qui réside dans l’œil, ne voit, ni la couleur (chroma) répandue sur l’objet n’est visible. De manière analogue dans le monde intelligible, le Bien est la source de la vérité comme illumination qui rend connaissable l’objet et connaissante la raison (noûs) dans l’âme. Ainsi de même que la lumière renvoie au soleil, de même la vérité renvoie à la transcendance du Bien qui est au-delà de l’essence et de l’existence : « le Bien n’étant point essence mais quelque chose qui dépasse de loin l’essence en majesté et puissance (épekeina tès ousias )» (509b). L’idée du Bien, non représentable en elle-même en tant que foyer de lumière, est posée au principe même de l’ouverture du champ transcendantal entendu comme lieu d’apparition des choses (ta onta) : « dans le monde sensible, c’est elle qui a créé la lumière et le dispensateur de la lumière ; et, dans le monde intelligible, c’est elle qui dispense et procure la vérité et l’intelligence (alèteian kai noûn paraskoménè) » (VII, 517e).

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VII. Être et Lumière Inutile d’insister sur l’énormité du poids culturel qu’a représenté la génialité de la tradition artistique grecque jointe à la profondeur de la réflexion philosophique de ses penseurs (Platon notamment). D’où le recul nécessaire à prendre (auquel nous faisions allusion plus haut) par rapport à la tendance à porter à l’absolu cette lumière grecque haussée au rang de régime ontologique marqué au sceau du voir. Or nul n’a mieux dégagé ce point, semble-t-il, que Heidegger. En témoigne cette formule où se concentre toute la problématique de l’Être : « l’étant apparaît dans la lumière de l’Être, voilà ce qui étonna les Grecs, et eux d’abord, et eux seuls »70. Il est impossible de ne point être frappé par les affinités électives patentes qui existent entre certaines pages de Sein und Zeit sur ce point central et les textes de Platon plus haut cités, et ce, en dépit des critiques que le philosophe allemand adressera au philosophe grec quant à l’ « oubli de l’être », dont celui-ci aurait été, avec Socrate, un des premiers responsables en Occident par réduction de l’être à l’étant. Il importe donc au premier chef, en serrant au plus près l’analyse heideggérienne en raison de sa pertinence, d’examiner les présupposés, les implications, les titres d’une ontologie liée de manière si fondamentale à toute notre histoire et notamment dans le domaine esthétique. Nous partirons de l’analyse qui, dans Sein und Zeit (SZ), significativement gravite autour des deux concepts jumeaux de « phénomène » et de « logos », ceux-là mêmes qui composent le mot « phénoménologie » (SZ 27 s.)71. Heidegger 70

M. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », Questions II, Gallimard, 1968. 71 Le texte de Sein und Zeit de la neuvième édition publiée en 1960 par Max Niemeyer (Tübingen) reproduit le texte originel qui date de 1927, paru comme tome VIII du Jahrbuch de Husserl. (La pagination de Sein und Zeit renvoie au texte allemand original placé en marge des diverses

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rappelle que phainomenon signifie « ce qui se montre », de l’infinitif phainestai, « mettre au jour », « placer dans la lumière », la racine pha – parente de phôs, la lumière – désignant ce dans quoi quelque chose peut devenir manifeste, visible en lui-même. Le phénomène est donc ce qui peut être amené à la lumière (tel est le sens positif et original de phainomenon à distinguer de la simple apparence en tant que modification privative du phénomène). Entre le terme « phénomène » et celui de « logos », il existe une relation intime de signification. Logos, pris au sens fondamental, ne signifie discours que si l’on entend par là non pas simplement énoncé ou jugement, mais l’acte de rendre manifeste (dèloûn) ce dont il est discouru dans le discours. Le logos fait voir (phainestai) le contenu du discours à celui ou à ceux qui discourent. Ainsi « phénoménologie » (apophainestai ta phainomena) veut dire : faire voir ce qui se manifeste, et, en conséquence, implique un retour aux choses elles-mêmes (SZ 34). Le logos est donc ce mode de rendre manifeste qui mène à la vue par le langage, c’est-à-dire par le mot : « Le logos est phônè, notification vocale, dans laquelle quelque chose est donné à voir » (SZ 32-33). On sera attentif en l’occurrence à cette tendance de l’analyse heideggerienne à replier la voix sur le voir en conformité profonde d’ailleurs au génie grec pour lequel effectivement léguein est « un acte qui fait voir » (SZ 44). Là gît en profondeur le rapport du logos à la vérité, bien différent de la prétendue « adéquation » mise en avant traditionnellement : « L’être-vrai du logos comme alètheuein signifie que ce logos retire de l’obscurité l’étant dont il parle, par le leguein comme apophainestai ; il le fait voir, le découvre comme dévoilé (alètès) » (SZ 33). Cette remarque est tout à fait capitale, il faut le souligner, pour définir en toute rigueur en quoi consiste, selon Heidegger, le « privilège du voir ».

traductions en français utilisées ici tour à tour, notamment celle de Boehm et de Waelhens, hélas partielle (Gallimard, 1964) et celle de E. Martineau (Authentica, 1985)).

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Celui-ci est à appréhender essentiellement sur le plan « existential » comme mode d’accès en général à l’étant, dévoilé tel qu’il est en lui-même. Loin donc de se limiter à « la perception par les yeux du corps », il s’étend non seulement à « ce que réalise chacun des sens à l’intérieur de la région de découvrement qui lui est propre », mais aussi à « l’appréhension pure et extrasensible », toute « vue » se fondant en dernière analyse sur la « compréhension » inhérente au « pouvoir-être » de l’être-là et définissant sa possibilité ontologique essentielle. C’est en ce sens que Heidegger peut reprendre Aristote affirmant au début de la Métaphysique (A, I, 980a, 21) que « le souci de voir est essentiel à l’être de l’homme » (SZ 171). Et ce faisant, l’auteur de Sein und Zeit entend bien demeurer fidèle à la tradition de la philosophie grecque et à la référence originelle à la lumière comme révélation du « là » : « la philosophie a dès son début et traditionnellement privilégié le voir comme mode d’accès à l’étant et à l’être » (SZ 147). Il reste à mesurer la portée exacte de cette interprétation du voir. La référence à la vision est-elle seulement analogique comme ce semble être le cas dans le texte cité de saint Augustin sur la « concupiscence des yeux » ? Dès lors voir, désignant « tout accès en général » à l’étant, serait en fait synonyme d’ouverture. Et si celle-ci peut être dite « ce qui rend toute visibilité effective », ce serait donc au sens large de « ce qui rend manifeste l’étant ». D’ailleurs, quand Heidegger revenant sur le « dire » comme « rendre visible », aborde explicitement le thème du langage dans son rapport au discours, il va jusqu’à déclarer que « l’ouïr et le silence sont des possibilités de la parole du discours » (SZ 44) et « ces phénomènes permettent seuls une explicitation complète du rôle fonctionnel qui remplit le discours pour l’existentialité de l’existence » (SZ 161). Un peu plus loin, il ajoute une remarque qui doit requérir toute notre attention : « L’ouïr est constitutif du discours… L’ouïr est l’ouverture existentiale de l’être-là vis-à-vis d’autrui, en tant que l’être-là est être97

avec-autrui… Ce savoir-ouïr originel et existential rend possible une action comme celle d’écouter, qui est elle-même et phénoménalement plus originelle encore que ce que le psychologue détermine ordinairement comme étant l’ouïe, c’est-à-dire la sensation de sons et la perception de bruits » (SZ 163). A la lecture de ce texte, comment ne point s’interroger à la fois sur ce que devient l’affirmation du privilège du voir et sur la question – centrale pour notre propos – relative à l’orientation fondamentale de l’ontologie ici engagée ? En clair, est-il possible d’interpréter le texte précédent dans le sens de la reconnaissance d’une ontologie de l’écoute et de la parole, pour laquelle ouverture signifie d’abord capacité d’accueil à l’interpellation de l’autre en tant qu’autre ? L’examen attentif de ce paragraphe 34 de Sein und Zeit montre que l’on doit répondre par la négative et que tout se passe comme si Heidegger rejetait, de manière implicite mais avec détermination, une telle ontologie à laquelle demeure fondamentalement étrangère celle qui correspond au logos grec. Il faut en effet mesurer exactement les implications de la formule plus haut citée, selon laquelle « l’ouïr est constitutif du discours ». En tant que l’ouïr est défini par « une possibilité existentiale qui relève de l’essence même du discours », l’écoute se trouve aussitôt rabattue sur la « compréhension », en l’occurrence ici l’entendre au sens de comprendre : « l’être-là ouït parce qu’il comprend » (idem). L’ouïr en tant que tel désigne alors l’articulation signifiante de la structure compréhensible de l’être-au-monde dont l’être-avec-autrui est inséparable sous le mode de l’être-en-commun et d’une préoccupation commune (SZ 160). On retrouve là ce « discours en commun » si familier aux Grecs dans leur existence quotidienne et particulièrement dans leur conduite de citoyen. L’accent est donc mis non sur la dimension d’altérité de l’autre dans sa verticalité abrupte, mais sur « ce dont traite le discours », tout discours étant « discours sur », manière d’être pour 98

l’être-là « toujours déjà hors de soi de par cela même qu’il comprend ». La conclusion dès lors s’impose : « le discours et l’ouïr se fondent dans la compréhension… Seul celui qui a déjà compris peut écouter »72 (SZ 165). Tel est donc, selon Heidegger, le statut de cette « ouïe attentive et mutuelle, qui institue l’être-avec-autrui » (SZ 163) et grâce à laquelle « nous sommes d’emblée et déjà avec l’autre auprès de l’étant dont il est parlé », condition première pour que s’accomplisse « une compréhension commune et préalable de ce qui est dit » et que puisse se constituer le discours « à partir de la compréhension de son objet tel que l’être-avec-autrui l’a déjà en partage ». On peut ainsi conclure que, de manière magistrale, Heidegger réussit à greffer ses propres présupposés ontologiques sur une ontologie typiquement grecque et que se trouve alors décidément scellée l’occultation de ce qui apparaît comme le domaine de l’écoute et de la parole. Il ne s’agit pas là, soulignons-le, d’une simple prise de position intellectuelle sans conséquence sérieuse, mais d’un fait existentiel total qui com72

Cf. ce passage essentiel : « Parlant de « vue » au plan existential, on ne vise que ce privilège du voir qui lui fait rencontrer l’étant accessible tel que, dévoilé, cet étant est en lui-même. C’est, il est vrai, ce qui réalise chacun des « sens » à l’intérieur de la région de découvrement qui lui est propre » (idem). Puis Heidegger répète le même raisonnement « pour cette autre possibilité essentielle du discours, le silence : « celui qui, en un dialogue, se tait peut… contribuer davantage au développement d’une compréhension, que celui auquel les mots ne font jamais défaut », comme dans le bavardage (SZ 164). Le dernier Heidegger (Unterwegs Zur Sprache, Acheminement vers la parole, trad. Beaufret, Gallimard, 1976, p. 33) n’abandonnera pas cette position de fond. Quand il désigne « le Dire de l’Être » (Ursprache) comme le « résonner du silence » (Gelaüt der Stille), cette voix « silencieuse » de l’Être est accueillie et recueillie dans le discours sonore (poétique pour Heidegger plutôt que proprement musical : Heidegger, rappelons-le, fait référence principalement à Hölderlin, Rilke, Trakl, trois héros, parmi les plus éminents, d’une poésie « historiale ») qui porte le silence à la lumière (au lieu de le perdre et de le dissiper dans le bavardage du On). On remarquera que toute référence ici à autrui ne ferait donc que traduire une retombée sur le plan inauthentique du On (SZ 278).

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mande tout un style ou un régime de vie et qui en particulier concerne à ce titre le champ esthétique, notamment, nous le constaterons, par rapport à sa dimension charnelle qui est, nous le verrons, fondamentale.

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VIII. Être et Parole Cette autre ontologie, pour être approchée, exige qu’on se transporte dans un autre univers spirituel, celui du monde judéo-chrétien, vis-à-vis duquel l’auteur de Sein und Zeit semble éprouver une profonde réaction de rejet. Pour Israël et la Bible en général, dès la Genèse et avec insistance dans la tradition prophétique, l’accent est mis d’emblée sur l’efficience de la Parole divine (amar : Dieu dit), au principe à la fois de la création de l’univers et de l’histoire humaine prises ensemble dans l’unité indivise d’un plan de salut Quel est l’auteur de cette geste ? Sinon celui qui appelle les générations dès l’origine, (Isaïe 41, 4)73: Dans cet appel à faire alliance, le maître mot est ici le « Toi, aime-moi » de l’Amant à l’Amante dans le Cantique des Cantiques car l’exigence d’amour se trouve bien au-delà de la Loi énoncée dans le Décalogue. Dans cet horizon de spiritualité marqué au sceau de la proximité avec l’Autre, l’être de cet étant qu’est l’homme, pour parler comme Bultmann transposant ici la terminologie heideggerienne, réside dans cette capacité d’être interpellé par l’Autre, Dieu ou cette voix prophétique, verticale et transcendante, parole d’ailleurs qui ouvre une temporalité eschatologique. Le texte d’Isaïe ne fait que prolonger deux textes que nous qualifierons de fondateurs quant à ce nouvel univers spirituel : celui de Genèse I, 3-4, où explicitement la Parole créatrice précède la lumière et la vision : « Dieu dit : « Que la lumière soit », et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres » ; et celui du 73

Cité par Evode Beaucamp, Les Grands Thèmes de l’Alliance, Ed. du Cerf, 1988, p. 26.

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Deutéronome 4, 12-13, où la voix de l’Autre invisible appelle à l’alliance, c’est-à-dire à la lettre, à la responsabilité : « Yahvé vous parla alors du milieu du feu ; vous entendiez le bruit des paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix. Yahvé vous révéla son alliance, qu’il vous ordonna de mettre en pratique, les dix Paroles qu’il inscrivit sur deux tables de pierre ». Ainsi dans l’injonction du « buisson ardent », c’est la voix et non la vue qui proclame la Révélation. Tout est là : la transcendance ou la relation à l’altérité irréductible, l’initiative de l’appel à la responsabilité, ou l’invitation à l’écoute et au dialogue. En écho on se reportera notamment au récit de la Transfiguration (Luc, 9, 28-36) : « Et de la nuée, une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils, celui que j’ai choisi, écoutez-le ». Quand la voix eut retenti, on ne vit plus que Jésus seul ». La question est alors de savoir comment et dans quelle mesure ce contenu ontologique si révolutionnaire a réussi à se transmettre et se réfléchir sur le plan théologique et philosophique à travers un hellénisme en situation de dominance culturelle par sa langue érigée en koinè jointe à la haute technicité de sa pensée. On doit reconnaître qu’en fait cette acculturation a eu lieu et qu’elle fut une pleine et grandiose réussite au point de constituer une part considérable de notre patrimoine occidental sur le plan intellectuel (et spirituel) comme sur le plan artistique. C’est sur ces deux points qu’il nous faut insister car ils concernent directement notre propos central concernant la manifestation esthétique.

1) Le Logos de Jean : une théophanie de la Parole (la Parole est la vraie lumière) Et d’abord au niveau métaphysico-théologique sur lequel on ne saurait faire l’impasse car il commande les autres plans et notamment le champ esthétique, il importe de remonter au principe, à la lettre fondateur, de la symbiose entre 102

christianisme et hellénisme, à savoir le Logos de Jean. Si la Parole originelle qui unit l’histoire et l’univers est très concrètement et très charnellement le « souffle de la bouche du Très-Haut » (Si 24)74, il est bien certain que le prologue du quatrième évangile, en évoquant le Logos (traduit en latin par Verbum qui, comme en grec, signifie à la fois pensée et parole) use d’un mot qui appartenait alors au vocabulaire de la philosophie alexandrine et cherche ainsi à mettre à la portée de la culture grecque les vérités biblique et chrétienne essentielles : la Parole de Dieu aux juifs par la bouche des prophètes et, pour les chrétiens, le Verbe incarné qui est Jésus. A la proclamation première de la Parole subsistante succède aussitôt la référence à la lumière, connotation hellénique, même si cette dernière se trouve ici nettement infléchie dans le sens biblique du salut comme espérance d’Israël et passage de la mort à la vie pour ceux qui ont su l’accueillir et répondre par leur engagement à cet appel. L’opposition lumière-ténèbres du prologue : « La lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l’ont pas accueillie », reprend un leitmotiv biblique (Isaïe 5, 20 ; Job 30, 26) où la lumière du matin au lever du soleil est associée à la Justice signifiant la condition de la paix (shalom comme plénitude de la vie)75. Ce côté existentiel très immédiat nous conduit assez loin du Soleil platonicien, image du Bien en tant que principe de connaissance et ouverture du champ transcendantal du voir, vers un tout autre univers assurément, si l’on songe par exemple (il faut le noter) qu’il n’y a pas de mot grec pour désigner le « péché » entendu au sens fondamental de rupture de l’Alliance (ainsi toujours revient l’altérité omniprésente !). C’est précisément pour porter à la manifestation le riche contenu de vérité de cette ambivalence relative à la Parole/ lumière du Logos que se sont édifiées les théophanies qui ont fleuri dès le début de l’ère chrétienne et, à la suite de la 74 75

Cité par E. Beaucamp, op. cit., p. 42. Cité par E. Beaucamp, op. cit.

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grande lignée byzantine et ravennate, durant tout le MoyenÂge, avec les styles roman et gothique, jusqu’à Suger et bien au-delà. Très significative en particulier y apparaît la référence insistante à la Parole au-delà du visible, la Parole qui est la vraie lumière de vie, en personne « le Logos qui nous a illuminés », selon le mot de Clément d’Alexandrie. En témoignent le Christ enseignant de la chapelle Saint-Aquilin en la basilique Saint-Laurent de Milan (fin IVe-début Ve siècle), tenant à la main gauche le Livre avec, devant lui, à ses pieds, des rouleaux de l’Ecriture, ou, plus nettement encore, l’image de l’étimasie, du trône vide avec le seul livre des Evangiles comme aux conciles d’Ephèse et de Nicée II, ou avec la Croix, signe de la victoire du Christ sur la mort (à Sainte-Pudentienne à Rome ou au baptistère des ariens à Ravenne)76. Avec ces théophanies nous abordons ainsi assurément le point limite d’un art dont le « contenu de vérité » est que Dieu se manifeste par la Parole qui est la vraie lumière. Ainsi 76

Ces exemples sont rapportés par J. M. Tézé : Théophanies du Christ, Desclée, 1988, p. 42-43, 63 s. On retiendra également de cette histoire, parmi les cas les plus remarquables de ces théophanies de la lumière : à Ravenne Galla Placidia avec son Bon Pasteur, nouvel Orphée, resplendissant de jeunesse et de beauté et la croix victorieuse qui embrasse l’univers entier dans la nuit lumineuse ; Saint-Apollinaire-le-Neuf et sa vision extatique de la liturgie céleste, si musicale par sa pulsation rythmique et toute baignée de la lumière du jour avec ses verts et ses fonds d’or ; Saint-Apollinaire-in-Classe dont la lumière de la Transfiguration dans l’abside fait de nous des époptes (voyants) ; à signaler aussi, bien sûr Sainte-Sophie et son Pantocrator, le plus attaché au paradigme solaire dans l’esprit de Platon relu par le Pseudo-Denys, le logos au principe de l’ordre de l’univers avec, dans sa main gauche, un livre ouvert sur la maxime : « Ayez la paix, je suis la lumière du monde » ; enfin le Christ de Vézelay, entièrement possédé par la torsion rythmique, à la fois ecclésial et cosmique, assurément le plus évangélique de tous. Au contraire, c’est une toute autre théophanie de l’image et de la représentation, et non plus de la lumière intelligible – qui s’annonce dès l’apparition des Jugements derniers romans et gothiques, puis des Couronnements de la Vierge qui suivent, enfin des cycles de la Vie de Jésus jusqu’aux images douloureuses de la Passion et du Crucifié.

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voué à la lumière il tend à transcender le visible à l’intérieur même du visible en récusant un figuralisme primaire77. A cet effort pour symboliser une présence que l’image est impuissante à montrer répond l’instauration d’un espace tout à fait original dont il revient à l’analyse iconologique de dégager les fondements ontologiques, en même temps que le mode de manifestation spécifique impliqué en lui.

2) L’espace optique des Byzantins : la vraie lumière est transparence, non fiction La dialectique complexe dont nous venons de suivre les grandes lignes au sein d’une ontologie de la lumière se retrouve en jeu (playing) au niveau des structures profondes de l’espace esthétique. Rien n’est plus étonnant que cette torsion qui s’opère au point le plus central du platonisme, à savoir à propos de la lumière. Elle concerne le destin de l’art dans un horizon platonicien qui déborde de loin Platon luimême, en même temps que s’opère le passage qui conduit de l’espace grec classique à l’espace « optique » des Byzantins. Le canon grec des proportions humaines (canon de Polyclète), comme l’a montré Panofsky dans une étude célèbre, procède par division du tout en un système de 77

Certes viendra un moment – déjà perceptible dans les exemples cités à la fin de la note précédente mais qui s’affirmera pleinement avec l’avènement de l’ « art nouveau » à la Renaissance – où s’opérera un retournement en faveur du langage des images et d’un certain réalisme avec la promotion d’un espace voué à la conquête de la perspective. Ce mouvement, sur le plan de l’art religieux, s’autorisera de l’exigence de l’Incarnation entendue d’une manière élargie. Sera invoqué le texte dans lequel saint Jean affirme : « Le Verbe s’est fait chair… et nous avons vu sa gloire » (Jean I, 14). Théodore le Studite déclarera de son côté : « Si l’art ne pouvait représenter le Christ, cela signifierait qu’il ne s’est pas incarné. ». La représentation des deux autres personnes divines, en revanche, sera autrement problématique, on le sait (voir François Boespflug, Dieu dans l’art, Ed. du Cerf, 1984).

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fractions exprimant chaque partie en fonction de la figure globale. Ce faisant, il vise à reproduire fidèlement les apparences objectives telles qu’elles apparaissent à la vue du spectateur, donc « au gré de la vision » (apo tès kata tèn oracin phantasias, « à partir de l’image visuelle »), selon l’expression même de Diodore de Sicile78. Cet art classique grec est donc un art d’imitation (mimésis) dont la finalité esthétique, à prétention normative, consiste dans la quête, au travers des apparences sensibles, d’une beauté définie par la symmetria, à savoir l’articulation organique des parties entre elles et au tout, jointe à l’8, celle-ci corrigeant les dimensions réelles pour les ajuster à la position de l’œil et aux modulations relatives aux mouvements du modèle. On aboutit alors, et tel sera (nous l’avons vu) le sens de la condamnation mémorable de cet art par Platon, à une véritable technique d’illusion, analogue à celle du sophiste sur le plan du discours : « Ainsi les artistes donnent congé à la vérité, et travaillent de façon à prêter à leurs figures non pas les proportions qui sont véritablement harmonieuses, mais celles qui paraissent l’être »79. Il faudra attendre Plotin pour que soit consommée la rupture avec cette esthétique classique. Le principe de la beauté se trouve dès lors reporté au-delà de la composition selon la symétrie jusqu’à l’éminente simplicité d’une lumière intelligible qui est l’Un transcendant, puissance d’illumination et vrai don de soi, ce Bien même invoqué par Platon comme principe suprême conférant, nous le savons, à l’œil le voir et aux choses la visibilité. Une esthétique nouvelle apparaîtra alors. Présentant des affinités électives remarquables avec les tendances anti-classiques qui se développent dans l’art de l’époque, elle trouvera son apogée dans l’art byzantin, lieu privilégié pour la transmutation chrétienne de 78

Cité par Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations, Gallimard, 1969, p. 69. 79 Platon, Le Sophiste, 235e-236a.

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la lumière. Le canon dit du « mont Athos », « à neuf longueurs de face », abandonne la théorie fractionnelle pour celle de la multiplication d’un module unique, ce qui ne signifie nullement un retour au canon égyptien ou à l’art grec archaïque. En réalité, en ce canon, gouverné à la fois par une mystique des nombres (selon les correspondances numériques et musicales chères à la tradition pythagoricienne et platonicienne) et par une symbolique du visage (faccia, viso) siège de l’expérience spirituelle, tout répond à une démarche anagogique (de anagoguè), remontée, ici en direction du principe suprême). Cette anagogie est en vérité une illumination et ce qui en rend possible la manifestation réside très précisément dans ce qu’Aloïs Riegl a nommé « espace optique », c’est-àdire en quelque sorte l’apothéose du voir ou sa transmutation spirituelle. Cet espace qui a tant hanté nos modernes (de Cézanne à Matisse notamment) n’est plus celui de la Grèce classique vouée à la « belle apparence » à travers la fiction ordonnée au « paraître » et qui conduira, après le long détour du haut et bas Moyen-Âge, à la grande aventure de la quête de la « vraie perspective » et au triomphe de la « représentation ». L’espace optique naît d’une sorte de prolifération du fond refoulant progressivement le caractère dominateur de la figure et réussissant enfin à se libérer pour devenir ambiance lumineuse totale qui littéralement « rend visible » choses et êtres, et d’où jaillissent les formes, ce mystère même de la peinture qui illumine de l’intérieur une toile de Chardin par exemple. Tel est l’espace déployé dans la mosaïque byzantine à partir de la dialectique de la lumière (l’or) et des couleurs (dont le contraste est modulation, à ne pas confondre avec le modelé asservi à la perspective). Les couleurs, irradiant une lumière venue d’en haut et immanente au fond d’or, celle même qui, selon l’inscription ravennate, « ici captive, règne libre », se transforment alors en la substance des êtres et des choses comme auréolés désormais d’une présence intelligible. 107

Par ce traitement des couleurs et la mise en œuvre de l’ « espace optique » l’art byzantin se distingue tout autant de l’art égyptien, auquel on peut joindre le début de l’art grec, que de l’art de la Grèce classique. Tandis que d’un côté la couleur, devenue en quelque sorte atmosphérique, a pour fonction essentielle de lier, de l’autre au contraire elle délimite et sépare, comme s’il s’agissait d’éviter toute contamination des choses l’une par l’autre, en particulier l’action sur elles, en elles et à travers elles, de la lumière, ce qui donne lieu à l’espace « haptique » (de aptikos, « à tâter du regard »), typiquement égyptien, caractéristique d’une vision proche insérant la figure dans une ligne-découpe pour la souder solidement au fond immobile. Quant à l’espace grec classique, s’il prend ses distances envers le pur espace haptique, c’est, nous l’avons vu, pour s’ouvrir à la quête des apparences et à ce qui annonce déjà la fiction de la perspective ou tout au moins en ouvre la voie. Sa pratique des déformations à fin d’imitation et d’illusion n’a rien à voir avec un art qui déforme en direction de l’abstrait pour mieux s’élever à l’intelligible et où la déformation n’est plus mimétique mais anagogique. Comment alors un tel art de transfiguration n’aurait-il pas vocation première à devenir lieu théophanique ? Si l’espace optique est transparence, ce n’est pas en effet sur le modèle de la fenêtre invoqué pour illustrer l’artifice de la perspective (voir à travers), mais bien plutôt sur celui de la vision intelligible évoquée par Plotin en laquelle s’abolissent toute opacité et toute séparation entre les choses ou les êtres comme entre le voyant et le vu. Il s’agit dès lors de la transparence d’un espace qui n’est pas celui des simulacres et cesse d’être illusionniste pour s’adonner entièrement à la manifestation d’un mystère qui nous dépasse, à quelque chose comme cette apparition unique d’un lointain dans le proche, qui, selon Benjamin, définissait l’aura et la valeur rituelle qu’il y joignait. En effet, dans la mesure où cet espace cesse d’être devant nous à la manière d’une scène de théâtre, il n’est plus 108

un espace que nous voyons mais où nous voyons ; de là résulte son caractère englobant qu’on peut qualifier de « liturgique », comme le suggère l’étymologie du mot renvoyant à ce qui scelle l’union de l’œuvre et du public : ergonleitos. Ni projection, ni fascination, totalement étranger aux feux de la rampe, il vient à notre rencontre et se donne à nous. Pénétrant êtres et choses, il les convie à la communion, et à quelque chose comme un dialogue silencieux. Cet espace se trouve ainsi accordé à un art d’intériorité, comme en témoignent, contemporains de l’émergence du portrait, ces visages si personnalisés et portant en eux quelque chose de plus grand qu’eux, ces visages de voyants vraiment à l’écoute.

3) La vision et l’écoute Cet art byzantin en lequel se composent admirablement hellénisme et christianisme inaugure ainsi, en corrélation avec l’ « espace optique », un tout autre régime de la lumière, qui régente tout le champ culturel, donc porteur d’un autre régime de vie en même temps qu’il se déploie sur le plan esthétique. Ce qui n’est plus grec alors, au sens classique du terme, c’est, à travers cette mutation, l’apparition d’une manière différente de vivre le rapport à autrui. L’art de Byzance, nous venons de le voir, est en effet un art d’intériorité. Tandis que manquait aux Grecs, ainsi que le soulignait justement Hegel, le « regard vivant, exprimant le fond de l’âme », comment à l’opposé ne point être sensible, en particulier quand on contemple certains visages des mosaïques de Ravenne ou de Sainte-Sophie, à ce regard de voyant si profondément fraternel qui plonge dans le nôtre et, au demeurant, si différent du don d’époptie, caractéristique traditionnelle du Sage en Grèce ? De même on ne saurait négliger que va dans le même sens que l’évolution précédente le renouvellement prodi109

gieux de la musique qui s’accomplit à cette époque dans le contexte de révolution religieuse dû à l’instauration du culte chrétien. Ainsi la musique « dans l’esprit de saint Augustin », dont on sait l’importance pour tout le Moyen-Âge (et bien au-delà), en tant que, selon l’auteur du De musica, elle « participe des sens et de l’intelligence » par son rapport aux « nombres » entendus comme rythmes, permet à l’âme à la fois de goûter l’ordre tel qu’il règne pour la vue dans le monde sensible et de s’élever jusqu’au principe, intérieur et supérieur, de l’ordre qui est la loi même de la Création. Ainsi maîtresse de vie spirituelle, la musique est approche de l’extase qui est à entendre, dans une relecture complète de Plotin, à la fois comme sortie hors de soi et don de Dieu, c’est-à-dire amour vrai dans la rencontre avec Dieu, « interior intimo meo, superior summo meo », selon la formule fameuse des Confessions. Saint Bernard résume en une maxime décisive cette rencontre illuminante entre vision et écoute : « Tu désires voir, écoute ; l’audition est un degré vers la vision » ; une vision initiée par l’écoute et transmutée en rencontre avec l’Autre : en vérité une transfiguration charnelle de la lumière80. 80

Saint Bernard, Sermon XXVIII sur le Cantique des Cantiques : « De la noirceur et de la beauté de l’époux. Dans les choses de la foi et pour connaître le vrai, l’ouïe est supérieure à la vue ». Si la foi vient de l’écoute et si donc « l’ouïe découvre ce qui échappe à la vue », ouïe et écoute en ouvrant notre cœur à la vérité purifient nos yeux et les préparent à la vision bienheureuse. Saint Bernard cite et commente Marc (15, 39) : « Voyant qu’il venait d’expirer en poussant un grand cri, le centurion qui se tenait en face de lui, s’écria : Vraiment cet homme était le fils de Dieu. C’est donc à la voix et non à la face qu’il reconnut le Fils de Dieu. Il était donc sans doute de ces brebis dont le Bon Pasteur dit qu’elles écoutent sa voix » (Jean 10, 14). Et il ajoute : « L’oreille s’ouvre la première à la vie, parce qu’elle fut la première porte de la mort » (allusion au « canal où fut introduit le venin du serpent »), et il conclut que « la vision béatifique doit être la récompense d’une ouïe attentive » (Saint Bernard, Œuvres mystiques, préface et traduction A. Béguin, Ed. du Seuil, 1953, p. 337, 340-341 ; référence communiquée par Ph. Charru). Comment ne pas évoquer ici, dans la Cantate 106 Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (Actus tragicus) de Bach,

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En conclusion on peut donc affirmer, semble-t-il, que cette double expérience esthétique mémorable dans les arts de la vue et de l’ouïe porte témoignage irrécusable du dépassement d’une ontologie de la lumière en ce que nous nommerons une ontologie de la chair. Encore faut-il, pour prendre toute la mesure de cette mutation profonde, cerner exactement ce que désigne désormais cette notion de chair dont Merleau-Ponty nous dit que jusqu’alors elle n’avait de nom dans aucune philosophie81.

l’admirable dialogue sur la croix entre le bon larron et Jésus : « Aujourd’hui même tu seras au paradis. » ? 81 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Gallimard, 1964, p. 183.

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IX. Vers une ontologie de la chair

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1) La chair selon Merleau-Ponty : l’entrelacs et le chiasme voyant-visible (le primat charnel de la peinture) Il est très significatif que Merleau-Ponty engage cette approche phénoménologique de la chair à partir d’une analyse de l’espace des Byzantins qui nous a précisément retenu dans les pages précédentes. Il nous semble que l’auteur de L’Œil et l’Esprit a assurément raison quand il affirme la portée ontologique de ce débat mais nous contesterons les conclusions qu’il en tire concernant le chiasme voyant-visible et l’affirmation du primat charnel de la peinture. Merleau-Ponty part en effet de ce qu’il nomme la grande leçon cézanienne, à savoir, selon lui, la référence à « cette peinture moderne qui nous tient sous le regard, lequel, comme le montrait déjà Plotin en se référant au champ sphérique des Anciens, se fait du milieu des choses et donne à voir ». Il faut convenir qu’il s’agit alors d’une peinture bien différente, voire totalement opposée, à celle qui se veut soumise à l’œil géométrique dont la trajectoire objectivante, en refoulant l’épaisseur et la “volumosité” du perçu latéral, projette le « tableau de perspective » qu’invoque Descartes dans sa Dioptrique. Comment donc, ajoute-t-il, ne pas reconnaître qu’une telle interrogation sur le sens ultime de la peinture en rapport à la visibilité, selon en particulier que le monde est ou n’est pas devant le peintre (et nous-même) « par représentation » engage toute une ontologie ? Et sans doute on doit reconnaître qu’en cautionnant la perspective 82

Pour ce qui suit nous renvoyons passim à M. Merleau-Ponty, Le Visible… pp. 168, 173, 178, 179, 190, 201, 203, 204 et nous revenons sur Le Voir et la Voix, Le Cerf, 1997, chapitre V, p. 115 sq.

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« artificielle » des Renaissants contre la perspective « naturelle » des Anciens, Descartes conjurait ainsi toute promiscuité du voyant et du visible et « exorcisait par le fait même la puissance de l’icône ». Mais encore faudrait-il-il reconnaître cette dernière en sa plénitude alors que Merleau-Ponty la rabat en quelque sorte sur son immanence et dès lors porte atteinte à son pouvoir de manifestation. Certes il est parfaitement juste de dénoncer chez les Cartésiens le rejet de « l’espace optique » des Byzantins, un espace qui, venant en avant de nous pour nous envelopper d’une ambiance lumineuse totale, nous fait « voyants » en même temps qu’il rend toutes choses visibles par la magie des couleurs dont le rayonnement émane d’une lumière venue de plus haut. Il est également exact que c’est alors ignorer une profondeur qui n’est point cette profondeur de fuite en trompe l’œil propre à la perspective, mais plutôt une profondeur de l’ordre de celle à laquelle pensait Giacometti quand il disait que « Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie ». Toutefois il n’en demeure pas moins que Merleau-Ponty, dans son interprétation de l’espace des Byzantins, procède à ce que nous nommerons une réduction ontologique. On accordera qu’effectivement avec l’espace optique la « solidité des choses » n’est point « celle d’un objet pur que survole l’esprit » mais qu’ « elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu’elles communiquent à travers moi comme chose sentante », il en résulte alors, conclut Merleau-Ponty, que « l’Être n’étant plus devant moi, mais m’entourant et, en un sens, me traversant, ma vision de l’Être « ne se fait pas d’ailleurs, mais du milieu de l’Être »83. Ainsi se formerait le pli du voyant sur le visible, incommensurable à la pure dualité réflexive du sujet et de l’objet comme au double solipsisme du moi et d’autrui. Nous toucherions là dès lors précisément à une ontologie de la chair dont le propre selon notre auteur serait de nous ouvrir à un 83

L’Œil et l’esprit, Gallimard, 1964, p. 69 et Le Visible… p. 153, 154.

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monde où s’entrelacent le sentant et le sensible en même temps que les corps entre eux. La chair entendue en ce sens désigne ainsi « la déhiscence du voyant en visible et du visible en voyant » et cette réversibilité du visible et du voyant est pour Merleau-Ponty « la vérité ultime » dans la mesure où, en même temps qu’elle constitue l’énigme de mon corps voyant-visible, elle scelle le rapport charnel de ce dernier à la profondeur de l’Être. Seul en effet un voyant qui a un corps peut renvoyer à une telle profondeur, à savoir à ce naturant où prennent origine à la fois le monde et l’êtredans-le-monde. Pour désigner ce nexus du voyant et du visible coexistant dans le même monde (opposé à l’antithèse absolue en soi-pour soi et pour soi-pour autrui propre à l’ontologie sartrienne), Merleau-Ponty parle d’entrelacs et de chiasme afin de retrouver, à l’encontre de toute tentative de survol, le regard lui-même comme incorporation du voyant au visible, ce regard que nous restitue de manière privilégiée la peinture et le pouvoir de celle-ci « d’aller au cœur des choses, en me faisant monde et en le faisant chair »84. D’où l’affirmation ultime du primat charnel de la peinture qui atteint la sensation selon l’expression de Cézanne, laquelle appartient à la fois au corps et au monde tandis que la musique cède aux tentatives de survol et ne saurait dès lors « figurer autre chose que des épures de l’Être ». On accordera à Merleau-Ponty tout son effort pour montrer, comme le disait Valéry, que le peintre « apporte son corps », celui-ci étant entendu comme « entrelacs de vision et de mouvement », et que force est de reconnaître à la peinture, prise ainsi dans le tissu du monde, son inhérence au sol brut du sens. Toutefois ceci suffit-il pour affirmer que nous avons dès lors affaire non à un tableau comme représentation du monde, mais à une icône ? Car suffit-il de définir cette dernière comme présentification charnelle du visible, « un visible à la seconde puissance », au point que « je 84

Le Visible… p. 178.

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vois selon lui ou avec lui plutôt que je ne le vois »85 ? C’est là précisément qu’il nous paraît y avoir risque de réduction par rapport au pouvoir de manifestation dans sa plénitude de l’icône proprement dite comme de l’espace optique luimême. D’autre part en ce qui concerne la musique, dans Le Visible et l’Invisible, Merleau-Ponty, en dépit de son mutisme complet sur la question fondamentale abordée magistralement par Ernst Bloch concernant la spécificité privilégiée de l’expression musicale (cf. plus haut, ch. V, § 6), ne semble pas par contre conduit à infléchir son jugement antérieur dans la mesure où il souligne explicitement que l’audible, avec le visible et le tangible, appartient au même monde et donc participe au même titre à la réversibilité de la chair. Mais il ne semble guère cependant pousser sur ce point son analyse au-delà de ce que Maine de Biran avait dégagé en profondeur, à savoir que, si l’oreille par elle-même n’est nullement mobile à la manière de la main et de l’œil, cependant le couple formé par l’ouïe et la phonation dans l’expérience « charnelle » du « s’entendre » fonctionne effectivement comme articulation porteuse du dédoublement réflexif où trouvent leur origine le parler et le penser. On aurait souhaité cependant voir explorer davantage par l’éminent phénoménologue le champ phénoménologique de la voix et de l’ouïe, notamment sur deux points essentiels. D’une part il s’agirait de montrer que la musique n’a rien à envier à la peinture quant à la profondeur de ses fondations charnelles. Il nous suffit en effet de rappeler ici qu’en tant qu’articulation et phrasé, rythme et motricité inviscérés charnellement dans la pulsation cardiaque et, au-delà, dans les rythmes infinis de la nature, la voix qui est primitivement chant et que rejoint le langage poétique, est présence à soi dans le souffle et la respiration. Ne retrouve-t-on pas alors là dans la musique cette épaisseur du corps qui contredit 85

L’Œil… p. 20-22.

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radicalement une soi-disant évasion vers quelque « épure de l’Être » ? D’autre part, quand après avoir évoqué une réflexibilité des mouvements de phonation et de l’ouïe, Merleau-Ponty ajoute que cette expérience marque comme « le lever de la parole sur le monde »86, reste alors à savoir comment on entend au juste ce rapport à la parole dans le phénomène musical central de la voix et ce qui en résulte quant au contenu même de la notion de chair, et si l’on a épuisé celuici quand on a évoqué la mise en équation du corps et du monde, l’un renvoyant à l’autre indéfiniment comme endroit et envers à tour de rôle. Avec la vocalité nous pénétrons en effet dans le monde de l’écoute et, ce faisant, nous touchons à la dimension d’altérité qui apparaît fondamentale pour une approche, pleine et entière, de la chair. Or, à cet égard, on est en droit de se demander si Merleau-Ponty, en dépit de son insistance, dans Le Visible et l’Invisible, sur le thème central de la chair, va en réalité, dans cette direction, au-delà de l’analyse de Heidegger, lequel d’ailleurs, il faut le souligner, ne fait pas intervenir la notion de chair, ce qui, selon ses prémisses, est parfaitement logique87. La chair pour Merleau-Ponty n’est pas le corps propre à la manière biranienne comme masse interne et espace subjectif, mais désigne l’entrelacement du monde et du corps, une « mondanisation » du corps propre corrélative d’une appropriation charnelle de ce monde, ce qui sert de support à l’ « appariement » avec le corps d’autrui et partant entre l’ego et l’alter ego. Sur ce point Merleau-Ponty assurément paraît finalement très fidèle à l’analyse de Husserl dans les Méditations cartésiennes où la chair est ainsi décrite comme le lieu de toutes les « synthèses passives » (notamment la précédente, si remarquable, relative à l’appariement) sur lesquelles s’édifient les « synthèses actives ». Quoi qu’il en soit, on doit recon86 87

Le Visible… p. 190, 203. Voir sur ce point R. Court, Le Voir et la Voix, op. cit., p. 104-107.

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naître que Merleau-Ponty n’en demeure pas moins enfermé dans la logique de la constitution d’autrui à travers l’appréhension du monde comme tissé dans le réseau de l’intersubjectivité. Ainsi que le remarque Lévinas on n’échappe pas alors à la priorité absolue du Même. Sartre à cet égard ne s’y trompera pas en proclamant avec force, même si la dialectique des regards qu’il invoque ne résout rien : « On rencontre autrui, on ne le constitue pas ». En définitive il importe donc de souligner qu’on ne saurait parler de chair en sa plénitude sans insister sur ce rapport fondamental à l’autre (évoqué par Sartre comme par Lévinas). Ce dernier est irréductible au rapport horizontal que nous décrivent Merleau-Ponty et Heidegger dans l’esprit d’Aristote, sous la forme de l’être-avec-l’autre sur le mode du partage de l’être-en-commun ou d’une « préoccupation commune ». Par contre on doit le qualifier de vertical en tant qu’il renvoie à une irruption interpellante de l’autre dans sa transcendance, ce que Lévinas nomme « la droiture du faceà-face ». En ce qui concerne la position de Heidegger relative à ce débat sur la chair, il est juste d’ailleurs de reconnaître que celle-ci est finalement sans doute beaucoup plus cohérente que celle de Merleau-Ponty. Alors même que Sein und Zeit substitue la structure englobante de l’être-dans-le-monde au problème de la constitution d’un monde dans et par la conscience, et joint dans le même existential l’affection (Befindlichkeit), l’être-jeté-là (Verfallen) et la tâche d’avoir à être, tout se passe ici comme si l’on assistait au refoulement du thème de l’incarnation et au refus de réinterpréter la notion husserlienne de « chair » (Leib). En réalité la raison profonde pour laquelle cette analytique du Dasein se détourne farouchement de tout ce qui peut évoquer le vertige que représente la chair prise dans son sens plein renvoie aux présupposés les plus profonds, sinon les plus cachés, de l’ontologie heideggerienne. Cette ontologie est assurément accordée de façon privilégiée à une spiritualité du théorétique sous le magistère de la « lumière naturelle », 118

mais non à une spiritualité de la proximité à l’Autre dans la lignée d’Israël et de la Bible88. C’est ce thème de la proximité à l’autre et de la rencontre qu’il nous faut tâcher maintenant d’explorer. Nous le ferons en prenant pour guide Rousseau et sa méditation magistrale sur la voix.

2) La « parole vive » selon Rousseau : le privilège expressif de la voix (la présence à autrui) Nous reviendrons d’abord sur l’analyse du couple phonèouïe. Au lieu de nous borner à réduire celui-ci au dédoublement réflexif qui nous fait pénétrer dans la zone de l’entendement et de la pensée, nous chercherons en tout premier lieu à ne pas refermer cette expérience charnelle du s’entendre sur un « discours solitaire » et nous tenterons au contraire d’y chercher le véritable a priori qui rend possible l’accueil de l’autre, bref le fondement même de la capacité d’ouverture à l’interpellation par l’autre. Faute en effet d’un a priori qui fonde en nous la possibilité de l’écoute, on ne voit pas (notamment chez Lévinas) comment le mouvement parti de l’autre, et sur lequel Totalité et infini insiste par ailleurs si justement, atteindrait le terme de sa trajectoire, à savoir son retentissement en moi, sans lequel il ne saurait y avoir d’écoute attentive et partant d’accueil possible à la parole d’autrui. La voix s’entend parler : telle est l’auto-affection originaire 88

Il est significatif également que Foucault ne reprenne pas non plus à son compte la notion de chair. Ce dernier parle sans cesse de pli à propos du dedans comme doublure du dehors, mais nullement de chair, celle-ci, affirme-t-il, dans son sens essentiel, étant chrétienne (nous dirions judéochrétienne). Cette notation nous semble assurément décisive : en effet pour les Grecs il y a les corps, il n’y a pas la chair. Celle-ci , dans la pensée sémitique, implique essentiellement, d’une part le refus du dualisme grec de l’âme et du corps au profit d’une existence humaine appréhendée dans sa réalité indivisément physique et spirituelle, d’autre part la définition de l’être de l’homme à partir de sa relation originaire à Dieu.

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constitutive de l’intériorité, entendue comme affectivité pure. Cette dernière, loin de pouvoir s’expliquer comme un mode de la « transcendance » (ainsi chez Heidegger, à partir de l’ « extase » du passé), doit être définie en tant qu’immanence (selon l’expression de Michel Henry), c’est-à-dire sentiment de soi au sens d’autorévélation du moi à lui-même, donc l’essence même de l’ipséité et le fondement inévitable de tout mouvement de retour à soi. Ainsi pas de retentissement sans possession originaire de soi, mais en ajoutant aussitôt que celle-ci, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, n’est jamais présence totale, immédiateté au-delà de toute médiation. Marquée au sceau de la scissiparité propre au couple phonè-écoute, elle en appelle en permanence à un approfondissement indéfini, en quoi par principe elle est ouverture à une transcendance, non seulement celle d’une objectivation sensible se changeant en chiffre de l’intériorité, mais aussi et surtout celle qui marque l’irruption de l’autre en moi et qui est à l’origine des bouleversements les plus radicaux de l’intériorité89. Ainsi ce pouvoir d’accueil dans sa dualité originaire, tout en nous appartenant en propre puisqu’il est de l’ordre de l’a priori, ne s’éveille en nous que par l’intervention première et nécessaire de l’autre90. Nous voici dès lors en mesure de déterminer en quoi consiste le véritable privilège de la voix sans sacrifier pour autant celle-ci au mythe de la subjectivité absolue. D’où la réponse à l’objection développée par Derrida à l’encontre du « phonologisme » traditionnel selon lui en Occident et 89

Ce qui n’est pas sans évoquer, sans doute peut-on remarquer, la seconde preuve de l’existence de Dieu dans les Méditations métaphysiques de Descartes, où la prise de conscience de ma finitude comme distance sans cesse renaissante entre moi et moi-même serait impossible sans une certaine présence première de l’Infini par rapport à mon existence. 90 Confirment cette analyse le phénomène de compétence évoqué par Chomsky à propos de l’apprentissage de la langue chez l’enfant, le paradoxe d’une altérité constitutive du « soi » souligné par Ricœur, et maintes remarques de Winnicott ou d’Arendt (cf. Le Voir et la Voix, op. cit., p. 127).

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prégnant notamment chez Rousseau qui conduirait à l’affirmation d’une auto-affection pure comme parfaite et complète « présence à soi » dans le maintenant-présent (en clair le « s’entendre soi-même » réduit à un présent clos sur luimême). Or à nul mieux qu’à Rousseau, si averti quant au phénomène musical, on doit une analyse décisive du phénomène de la vocalité comme touchant à la fois au lieu natal du rythme et au point d’origine du rapport à autrui. Tel est le sens profond de l’admirable analyse de toute cette dialectique de la voix conduite à partir de ce qu’il nomme la « parole vive ». Et d’abord il n’y a de la part de l’auteur du Dictionnaire de musique nulle réduction à une présence sans différence, comme on le lui a reproché sous prétexte de rejeter en bloc phonocentrisme et phénoménologie. Personne sans doute mieux que lui n’a insisté sur l’accent proprement rythmique qui, articulant « les différences du mode du chant », est au principe de l’articulation constitutive du phrasé musical et donc au fondement de l’alliance entre subjectivité et temporalité91. Dans la mesure où d’autre part, l’expression musicale consiste précisément à « animer l’accent », définissant ainsi ce que Rousseau nomme l’ « énergie de la langue » ou « énergie d’expression », là alors, en dernière analyse, réside immanente à la « voix parlante » ou à la « parole passionnée », la force du sentir et de sa communication, bref l’acte même de la voix comme organe de l’intériorité et du rapport à autrui 92. 91

L’exemple du chant permet à Augustin, on s’en souvient, de réussir à dégager la structure fondamentale de la temporalité, indivisément une et trine : l’avenir comme élan, le passé comme retombée et appui, le présent comme distention vécue entre attente et mémoire. 92 On se reportera dans L’Essai sur l’origine des langues à l’évocation « des premiers rendez-vous des deux sexes » autour des fontaines, « le plaisir et le désir » sentis ensemble, « la passion qui cherche à se communiquer », les « accents passionnés » de la voix. En vérité « du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour ». Comment dire plus

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Quand, dans l’article « Imitation » du Dictionnaire de musique, Rousseau note que la peinture « ne peint que les objets soumis à la vue » tandis que « la musique peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l’œil dans l’oreille », cette dernière formule, assurément étonnante doit être correctement interprétée. Elle ne signifie pas le primat de la vue sur l’ouïe, comme si la prééminence du voir se trouvait transportée jusqu’au cœur de l’écoute, mais bien au contraire la subordination de l’œil à l’oreille dans la mesure où l’origine première de l’expression est dans la voix, cette « parole vive » comme rapport immédiat à autrui. Le texte suivant de l’Essai sur l’origine des langues ne laisse à cet égard aucun doute ; « la voix annonce un être sensible ; il n’y a que les corps animés qui chantent… On voit par là que la peinture est plus près de la nature, et que la musique tient plus à l’art humain. On sent que l’une intéresse plus que l’autre, précisément parce qu’elle rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos semblables ; sitôt que des signes vocaux frappent votre oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’âme ; et s’ils vous peignent aussi la solitude, ils vous disent que vous n’y êtes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante ; et l’on ne peut entendre ni chant, ni symphonie, sans dire à l’instant : un autre être sensible est ici ». En cette page sublime Rousseau ne nous conduit-il pas à la racine ultime de la manifestation, à cet esprit d’écoute qui appartient en propre à l’homme et qui, né de la parole, va à la parole, comme en témoigne l’épisode évangélique de la guérison du sourd-muet : « Ephata : ouvre-toi ! Et ses oreilles s’ouvrirent et aussitôt le lien de sa langue se dénoua et il parlait correctement » (Marc 7, 34) ?

poétiquement la rencontre, qui est d’abord celle de la chair et de la vocalité ?

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X. Le chaos sacré ? En conclusion de notre recherche sur la manifestation esthétique nous tenterons de remonter aux sources vives d’où jaillit ce qui nous apparaît comme le suprême mystère des œuvres d’art. Dans une première approche nous prendrons appui sur trois expériences esthétiques empruntées successivement à la peinture, à la poésie et à la musique pour nous interroger dans un second temps sur les rapports entre l’Être et le sacré. I

1) La « chair iconique » Quand Cézanne parle de « la vérité de la peinture », il désigne par là l’idéal qu’il a poursuivi toute sa vie dans sa quête esthétique, à savoir ce projet fou de transfigurer ce qui nous entoure « dans un monde autre et cependant tout réel ». Aussi bien lui-même d’ailleurs n’hésite pas ici à faire référence au sacré : la peinture, disait-il, opère « le miracle du monde changé en peinture » comme l’eau en vin aux noces de Cana. Et quand il affirme sa volonté de « dégager la religion du paysage », le Maître d’Aix veut signifier qu’il ne s’agit plus pour lui de peindre objectivement la nature, mais bien plutôt, comme l’a très bien souligné Merleau-Ponty, « au lieu de se borner à la restitution diversement intense du visible », d’annexer « la part de l’invisible aperçu occultement ». Ce qui revient à « dire finalement que le propre du visible est d’apercevoir une doublure d’invisible au sens strict qu’il rend présent comme une certaine absence ». Joachim Gasquet nous éclaire ici, je crois, en profondeur, en nous faisant comprendre comment l’art de Cézanne a réussi à atteindre cette plénitude de l’image qui se lie (ce qui renvoie à l’étymologie courante sinon exacte du mot religion), réalisant 123

alors en vérité le comble de l’expression : « Tous les tons se pénètrent, tous les volumes tournent en s’emboîtant » et, rejoignant une remarque profonde de Diderot à propos de la peinture de Chardin, il ajoute : « Au fond, j’en suis sûr, ce sont les dessous, l’âme secrète des dessous, qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l’ensemble ». En définitive on peut se demander si cet art n’accomplit pas alors à la perfection cela même qu’énoncera Paul Klee dans sa Théorie de l’art moderne : les « réalités de l’art élargissent les limites de la vie telle qu’elle apparaît d’ordinaire. Parce qu’elles ne reproduisent pas le visible avec plus ou moins de tempérament, mais rendent visible une vision secrète » . Aussi bien, à la lumière de ce rapprochement, sans doute avons-nous chance de rejoindre au plus profond la passion cézanienne dans sa quête picturale fondamentale. Au travers des Sainte-Victoire dans leur surgissement et accomplissement cosmique comme des portraits de la Vieille au chapelet ou du jardinier Vallier accordés dans une plénitude de paix à leur entourage de vie, semble s’accomplir hic et nunc cette relation charnelle du visible et de l’invisible opérant la coalescence de la sensation et du sens. N’atteignions-nous pas alors cette plénitude de l’image qui n’est ni le concept relevant de l’intelligible ni le simulacre appartenant à l’irréel imageant, mais qui définit la figure au sens fort comme ce qui nous donne à voir l’invisible au cœur du visible ? Aussi bien, pour mieux comprendre ce dont il s’agit, il n’est peut-être pas anachronique d’évoquer, en écho à la pensée de Klee, ce qu’écrivait avec grande rigueur, au VIIe siècle de notre ère, Maxime le Confesseur : « Ce qui est invisible devient visible dans ce qui apparaît, et le sens de ce qui est visible est livré par ce qui n’apparaît pas grâce à l’interprétation symbolique »93 ? A l’instar du Verbe incarné dans sa double nature indivisément divine et humaine, on peut en effet, comme nous y invite la pensée 93

Mystagogie, Migne, 2005, p. 50. Cette œuvre a été écrite vers 630 dans le contexte d’une défense du concile de Chalcédoine (451).

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patristique, par transposition analogique au plan de l’existence esthétique, parler de chair iconique pour désigner cette plénitude de présence propre à la vérité picturale que poursuivait Cézanne au-delà de la dicho-tomie des sens et de l’intelligence, à savoir le sens incarné dans le sensible avant toute dissociation. Rien d’étonnant dès lors à l’affirmation parfois avancée qu’en nous montrant un paysage la peinture nous dit le sacré.

2) La parole poétique Or une telle quête de sens à vocation ontologique se retrouve en poésie. Et rien ne le montre mieux que la rencontre profonde sur ce point entre le penseur Heidegger et le poète Hölderlin. Et d’abord ici, comme d’ailleurs sur le plan pictural, la condition première posée au préalable pour une approche de « l’essence de la poésie », est de ne pas réduire celle-ci à un objet littéraire à traiter scientifiquement (y compris dans une perspective structuraliste). Il importe au contraire d’appréhender le poétique comme une attitude existentielle, à savoir une certaine manière d’être-au-monde qui n’est plus celle de la banalité utilitaire commune mais un séjour à habiter. En effet, grâce au poème (et cela vaut aussi pour toute œuvre d’art véritable), « advient qu’au beau milieu de l’étant éclôt un espace d’ouverture où tout se montre autrement que d’habitude […], [et qui] nous saisit littéralement pour nous pousser hors de l’ordinaire dans cette ouverture et transformer de manière radicale nos rapports habituels au monde et à l’entourage […], [et] tout notre ciel étoilé »94. N’est-ce pas cela même qu’on a désigné comme l’aura ? Mais, s’interroge l’auteur de L’Origine de l’œuvre d’art, sur quoi repose une telle puissance de transformation des choses 94

Holzwege, op. cit., p. 56.

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qui opère « ce retournement de la conscience vers l’invisible intime de l’espace du cœur » que Rilke nomme « la dimension de profondeur de notre intérieur » ? Sur la parole, mais pas n’importe laquelle ! L’homme, dit Heidegger, a par nature, grâce au langage, accès à l’Être défini comme Ouverture à tout ce qui l’entoure et dont, en le nommant, il dévoile la vérité. Cependant, si toute vérité vient à nous par le langage comme dévoilement, seule la parole poétique (à prendre au sens large qui s’étend à tous les arts) a pouvoir d’atteindre à l’invisible et à l’intériorité. Celle-ci tient ce privilège – et l’analyse heideggerienne est sur ce point tout à fait décisive – à sa manière de traiter son matériau avec respect dans sa lutte amoureuse avec lui. L’œuvre d’art, au lieu d’user son matériau au fil d’une finalité pragmatique, comme dans l’objet fabriqué où il disparaît dans l’utilité, l’exalte au contraire dans sa nature éclatante de matériau et réussit par là même à déceler l’indécelable. Car seule la matière portée ainsi à la « luminiscence » ou à la « sonorescence », matière véritablement en état de transfiguration, est apte à porter les rêves de la Nature. Et si un objet technique peut être beau par surcroît, c’est dans la mesure où, renonçant à violer la Nature, il la respecte en s’insérant en elle comme pour prolonger le geste profond qu’elle semble suggérer et parvient ainsi à libérer ses qualités de fond. L’art est donc le contraire même d’une évasion vers l’irréel. Ainsi une telle parole, libérée du carcan consumériste, réussit à libérer les puissances de fond de la Nature. On comprend alors que Heidegger et, à sa suite, les poètes René Char et Paul Celan, aient attendu du poétique (que nous prenons ici au sens large) une alternative au nihilisme auquel conduit l’ubris positiviste à la poursuite de l’objectivation inconditionnée de tout par l’homme95. La 95

Je laisse de côté la question de savoir si, à partir de 1934, sa rencontre avec Hölderlin a marqué pour Heidegger une victoire personnelle sur le nihilisme et partant son dégagement par rapport au nazisme qui en est l’expression politique. A noter aussi, maintenant mieux connu, le lien

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poésie qui est assurément, comme dit Yves Bonnefoy, « acte de vérité », devient alors, au sens fort, principe de libération. En un temps, selon la formule citée plus haut, marqué au sceau des dieux enfuis ou du défaut de Dieu, on peut se demander en effet si n’apparaît pas indispensable une méditation sur l’art et le sacré pour trouver un autre rapport au monde et un autre séjour, à savoir un séjour à habiter grâce à la dimension poétique. En tout cas rien mieux que l’évocation du « site » d’où parle le poète ne saurait nous acheminer dans le sens du sacré.

3) Un « juste silence » Notre troisième exemple sera emprunté à la musique de Stravinsky. Le Sacre du printemps (1911-1913) représente ce que nous nommerons une musique sacrale pure, avec tout le sacré à l’état sauvage : fulgurance de la fête primitive dans la fusion de la danse, du sexe et du rite sacrificiel (la mort de l’Elue), et – à contrario – la Messe (1948) nous offre le modèle d’une musique liturgique totalement rigoureuse, distincte à la fois de la musique qualifiée de « pure », à savoir en fait sécularisée, de la Missa solemnis beethovénienne et de la pseudo-religiosité paganisante wagnérienne. Toutefois, en dépit de ce contraste archétypal entre le Sacre et la Messe – et c’est ce qui constitue un point essentiel pour notre réflexion présente sur le sacré – Stravinsky n’en conclut pas pour autant, comme le fait Lévinas, à l’affirmation d’une polarité antinomique radicale entre le sacré et le saint qui plus tardif de Celan avec Heidegger. Et l’on sait qu’à l’encontre de l’affirmation d’Adorno sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz, pour Celan la parole poétique doit demeurer en veille, debout face à la mémoire de l’extermination et, comme le suggère le poème du 23 mai 1961, intitulé Mandorle, dire le divin qui se tient dans l’amande (allusion sans doute à la figure du Christ en la Chapelle de Berzé-la-Ville). Cf. Choix de poèmes, Gallimard, 1999, p. 193.

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s’excluraient comme captation magique du divin et ouverture à une exigence inconditionnée. Stravinsky en effet, sans céder sur ce point au moindre confusionnisme ou réductionnisme, maintient la conjugaison charnelle entre ce qui lui apparaît comme deux dimensions humaines fondamentales. En témoigne justement, de manière éclatante, le troisième modèle emprunté à son œuvre, à savoir Noces, sans doute l’ « œuvre-clé »96 pour toute l’esthétique stravinskienne marquée au sceau du rituel97. La musique ici, au dire même du compositeur, veut « présenter plutôt que décrire », ce qui signifie, commente Boucourechliev, exposer « une action rituelle comme le prêtre des processions russes montre une icône à la foule… selon un cérémonial inflexible ». Surtout, ainsi qu’il a été remarqué plus haut, l’intérêt principal de cette œuvre est de présenter en prise directe entre eux le sacré et le religieux et d’offrir par là même un thème de réflexion particulièrement précieux pour une réflexion sur l’articulation concrète entre ces deux dimensions humaines fondamentales. Car, comme le souligne Roger Caillois98 à la suite des ethnologues et anthropologues, « le sacré apparaît comme la catégorie sur laquelle repose l’attitude religieuse », même lorsque celle-ci tend à revendiquer en un second temps sa pureté spirituelle spécifique. Noces se déroule ainsi, rappelons-le, en quatre séquences où s’entrelacent intimement cette double dimensionalité. D’abord l’épisode de la Chevelure, symbole sexuel de la virginité. Puis la bénédiction du marié par les parents et l’invocation des Saints. Ensuite la « conduite » (le départ) de la mariée évoquée en écho au sacrifice de l’Elue dans Le Sacre. Eclate enfin dans toute sa violence paroxystique et 96

P. 139. « Le thème peut être religieux ou profane, écrit Pierre Souvtchinsky, la musique de Stravinsky célèbre toujours, d’une manière profondément intérieure et mystérieuse, un rite sacral » (cité par A. Boucourechliev, Igor Stravinsky, Fayard, 1982, p. 17). 98 Dans L’homme et le sacré, Folio Essais, 1988, p. 18. 97

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incantatoire le tableau final du repas rituel, point ultime de déchaînement orgiaque et de tension érotique croissante en direction du lit et du mariage consommé jusqu’à l’extinction finale de l’ivresse de la fête « tandis que résonne le glas funèbre qui scelle », nous dit Boucourechliev99, « l’identité de l’amour et de la mort ». La cloche, instrument du sacré s’il en est, donne la dernière note de l’œuvre qui résonne longuement dans le silence100. Le timbre ici, commente encore Boucourechliev, « alliage rarissime, unique dans l’histoire de la musique, formé par les harmonies des quatre pianos et par les métaux en vibration d’une cloche et de deux crotales… suspend le son dans un lieu qui aurait bien pour nom éternité et que le silence peu à peu envahit »101. Ce pur lieu ne serait-il pas le sacré lui-même dont Heidegger, dans sa Lettre sur l’humanisme, nous parle comme du « seul espace essentiel qui ouvre une dimension pour les dieux et le dieu » en nous permettant, ajoute-t-il précisément, de retrouver « un juste silence »102 ? Au seuil même du profond silence jusqu’où nous guide ici la musique en sa pureté abstraite, serait-il alors présomptueux d’apercevoir une promesse d’unité enfin entrevue à la rencontre du sacré et du saint ?

99

P. 148. Il faudrait analyser dans le détail comment prend corps ce langage du sacré si personnel à Stravinsky (p. 186). Le travail du timbre incorporé à celui du rythme est assurément essentiel, notamment par rapport à la langue, ici le russe avec ses phonèmes (d’où l’importance de la version originale en russe de Noces). Importerait également de souligner l’emploi dominant du principe antiphonal solo-chœur, l’emprunt au hiératisme du chœur antique alternativement spectateur et acteur, le recours aux dires populaires ancestraux dans toute leur verdeur (par exemple : « Aime-la comme une âme, secoue-la comme un prunier »). 101 P. 152. 102 In Questions III, NRF-Gallimard, 1966, p. 122. 100

129

II

1) Le « Chaos sacré » Aussi bien est-ce en prenant appui sur ce que nous suggère ce dernier exemple musical qui prolonge et précise nos références précédentes à la peinture et à la poésie que, dans un second temps de notre propos, nous pouvons évoquer ce qui oppose philosophiquement Heidegger et Lévinas sur cette problématique du sacré. L’opposition entre les deux penseurs est sur ce point radicale. On sait le combat mené par l’auteur de Totalité et infini contre ce qu’il nomme « un paganisme du lieu » ne connaissant qu’un sacré anonyme, à savoir un divin avec des dieux, mais en réalité sans Dieu, le seul vrai Dieu, véritablement Saint, étant le Dieu de l’Alliance, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Car la sainteté en l’homme, insiste-t-il, ce n’est pas une immanence aux choses et aux êtres, mais l’invitation présente à une exigence transcendante. D’où l’appel répété du judaïsme à une désacralisation et à un désensorcellement du religieux. S’exprime donc ici un courant de pensée attaché à opposer le sacré au saint et à dénoncer tout retour à un néo-paganisme. Tout en reconnaissant dans sa profondeur l’exigence de pureté religieuse authentique dont témoigne avec force l’attitude de Lévinas, je suivrai ici Derrida dans sa défense de Heidegger. Ce dernier affirme dans la Lettre sur l’humanisme : « Ce n’est qu’à partir de la vérité de l’Être que se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce n’est que dans la lumière de l’essence de la divinité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot Dieu »103.

103

P. 133-134.

130

Point difficile mais essentiel et décisif pour notre questionnement. Afin d’en entrevoir l’enjeu il convient de rappeler que selon Heidegger « la dignité propre de l’homme » trouve son fondement dans le fait qu’au lieu de demeurer comme l’animal emprisonné dans son milieu comportemental, il se situe dans « l’éclaircie de l’Être » qui est ouverture du monde104. Sur fond de cette ontologie fondamentale sans doute avons-nous chance alors de trouver quelque lueur dans notre questionnement sur le sacré. Si l’Être ainsi compris comme Ouverture est bien à l’origine du monde, ne faut-il pas en effet reconnaître réciproquement que le monde, à travers la parole des poètes notamment, redevient le lieu de l’éclaircie de l’Être et qu’en ce sens le poète « dit le sacré » ? Et si cette éclaircie est l’Être lui-même, ce que Heidegger nomme ainsi l’Être coïncide alors avec l’expérience du sacré. Quant à cette expérience, elle consiste concrètement selon Heidegger à opposer à la poursuite mortelle de la domination planétaire du monde (source d’angoisse qui n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui au cœur de l’homme !) l’attention au surgissement même de l’Être par retour au fondement de notre enracinement dans le monde et du langage lui-même dans la parole poétique hors de tout consumérisme publicitaire. Il s’agit donc de susciter un nouveau regard sur le monde à rebours de la soumission à l’ubris de ce qu’il nomme « l’essence de la technique ». Enfin il importe de souligner,

104

Ainsi « l’homme déploie son essence dans la projection de l’Être » estil écrit dans la Lettre sur l’humanisme, et le principe de cette production, comme l’a montré Sein und Zeit dans un esprit très augustinien, est le temps. Le présent en effet n’est pas l’instant qui passe mais le surgissement extatique au travers duquel passé et futur se rejoignent (Jean Beaufret cite à ce propos le vers de Mallarmé : « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui »). Aussi bien la réponse à ce que Heidegger nomme la question du sens de l’Être est-elle à chercher dans « l’éclaircie du temps ». De là l’exigence première de penser l’Être « sous l’horizon du temps » et non, à l’inverse, comme chez Platon, le temps à partir de l’Être et de l’éternité.

131

comme l’affirme catégoriquement la Lettre sur l’humanisme105, – et là nous sommes aux antipodes de la pensée de Lévinas –, que cet espace du sacré est en-deçà de la foi et de l’athéisme car tous deux le présupposent comme, ajouterons-nous, leur socle charnel. Ainsi le sacré constitue la base fondamentale sur laquelle s’édifient des mondes esthétiques aux significations les plus diverses, voire opposées, aussi bien à signification païenne qu’en rapport intime à la sainteté. On peut en outre noter ici que, ce faisant, Heidegger écarte le risque bien présent dans la position de Lévinas de ressusciter le vieux débat iconoclaste éternellement renaissant. Ainsi par exemple quand celui-ci tend à réduire le sacré anonyme (c’est-àdire selon lui sans référence à la transcendance de l’Autre) à ce qu’il nomme la neutralité du lieu, ceci revient, semble-t-il, à nier toute la spécificité de la sacralité sauvage qui est tout sauf neutre (ce que d’ailleurs il concède implicitement lorsqu’il loue la technique de « nous arracher au ravissement magique du lieu »). Force est alors à contrario de constater chez Heidegger l’honneur rendu au sacré. En témoigne l’admirable texte sur le « Chaos sacré » dans la Lettre sur l’humanisme, invitation pressante à penser à partir de l’éclosion des choses et pour cela l’invocation au Chaos sacré. Il convient de méditer sur cette coalescence entre chaos et sacré. Le nom Chaos n’est pas ici à prendre au sens antique de pure confusion. Il s’agit plutôt de la béance qui s’ouvre pour se saisir de tout. « Chaos signifie avant tout le Béant, la faille qui se creuse, l’Ouvert tel qu’il s’ouvre d’abord pour se saisir de tout. La faille refuse tout appui dans l’étant pour n’importe quoi qui prétende, en se différenciant, s’y fonder. C’est pourquoi, pour toute expérience qui ne connaît que le médiat, le Chaos paraît être indifférencié et ainsi la confusion pure. Le Chaotique, pris en ce sens, n’est cependant que le dévoiement de ce que veut dire 105

Cf. p. 133.

132

Chaos. Pensé à partir de l’éclosion des choses (physis), le Chaos demeure cette faille béante d’où s’ouvre l’Ouvert pour accorder à tout étant différencié sa présence entre des limites. C’est pourquoi Hölderlin nomme le “Chaos” et sa “sauvagerie” : sacrés. Le Chaos est le sacré lui-même. Il n’est rien d’autre qui précède cette béance où rien ne fait jamais qu’entrer. Tout ce qui apparaît est à chaque fois devancé en elle »106. Où l’on retrouve la grande voie du sacré qui plonge dans les origines immémoriales du genre humain et toujours si vivante jusqu’au cœur de l’art moderne. Il suffit de rappeler ici le mot de Francis Ponge sur Braque : « Il reconstitue le chaos natif ou naïf… Le chaos, mot grec, signifiait paradoxalement, à l’origine, ouverture et abîme, c’est-à-dire libération. Par la grâce de Braque, nous voici revenus à l’origine du regard. Au lieu de reculer dans la perspective, les choses avancent vers le regardeur. Les forces naturelles sont rendues à leur ancien mystère, avant leur décryptation ». On connaît aussi le propos de Paulhan à l’égard du cubisme : « Avec un peu de chance, nous saurions enfin grâce aux tableaux modernes ce qu’est le sacré ». Et en effet une peinture comme celle de Braque, en rendant la chose à la profondeur de son mystère et au fond dont elle surgit, rejoint la magie naturelle de l’objet sacré pour le primitif en retrouvant son opacité et son invisibilité ultime et on peut dès lors conclure avec lui : « L’art est une besogne sacrée ou il n’est rien ». Tous ces propos sont en consonance profonde avec ce « retour à la source profonde » (Retour amont dit René Char) évoquée par Heidegger et son propos rapporté par Jean Beaufret d’avancer sur son « chemin de Cézanne ».

106

Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, cité par Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, Ed. de Minuit, 1973, p. 45-46.

133

2) Une « anthropologie rédemptrice » ? Cette convergence ou concordance autour de la notion de sacré entre l’analyse ontologique de Heidegger et les courants les plus prestigieux de la modernité esthétique apparaît bien remarquable. Elle l’est d’autant plus qu’elle s’opère par référence à une origine ou à une source première qui n’ont rien d’historique mais qui sont de l’ordre du mythe et qu’elles renvoient à ce que force est pour nous aujourd’hui de dénommer hors chronologie et in abstracto : arts premiers. Ce qui nous conduit à un nouveau rapprochement à première vue surprenant mais en fait, je crois, bien fondé, entre ontologie et anthropologie. Certes, quoi de plus opposés, semble-t-il, que l’univers heideggerien d’ontologie fondamentale et une recherche comme celle de Lévi-Strauss sur les phénomènes sociaux qui aspire à la positivité la plus rigoureuse ? Et pourtant une rencontre étonnante peut être dégagée entre ces deux pensées éminentes autour précisément là encore de la notion de sacré. Nous avons vu que « l’ontologie fondamentale » selon Heidegger consiste à penser l’Être sous l’ouverture du temps comme ce moment d’éclosion universelle d’où jaillit un monde où tout prend sens de sorte que le penseur qui dit l’être et le poète qui dit le sacré peuvent se répondre en écho. Et on sait tout le questionnement de l’auteur de la Lettre sur l’humanisme pour redonner sens au mot humain en une « période d’indigence » livrée à ce qu’il nomme l’essence de la technique. Cette expression n’implique de sa part aucun mépris d’une telle forme admirable du génie humain mais elle désigne la menace de l’obsession du rendement qui risque de recouvrir l’existence humaine et de réduire l’homme à un rouage jusqu’à sa soumission à l’Etat totalitaire. Le texte cité plus haut sur le Chaos divin illustre admirablement ce souci insistant de l’auteur pour conjurer ce qu’il nomme l’oubli de l’Être et qui est en profondeur 134

désacralisation. Le chaos (entendu comme ouverture et non pure confusion) touche au fond de l’expérience ontologique et il est le sacré à l’état naissant. C’est pourquoi Heidegger n’hésite pas à affirmer : « Ce chaos est le sacré lui-même ». Et si l’on relève, toujours dans le même texte, la référence à la « sauvageté » attribuée par Hölderlin à ce « qu’il nomme le Chaos », il n’apparaîtra sans doute pas incongru de souligner que cette insistance pour retrouver une proximité à l’origine n’est pas sans rejoindre dans son intention fondamentale première la démarche ethnographique de Lévi-Strauss. Celle-ci se veut en effet explicitement une quête de la base inébranlable de la société à l’intérieur de laquelle prend corps ce que Mauss nomme le fait social total comme ensemble de relations symboliques pluridimensionnelles (familial, économique, artistique, religieux...). Et Lévi-Strauss se trouve alors finalement conduit au cours de cette recherche, par réflexion sur la notion indigène de Mana signalée à la fin de l’Essai sur le don, jusqu’à ce qu’il nomme le signifiant flottant 107. Le « mana » (comme nous disons « truc » ou « machin ») « n’est que la réflexion subjective de l’exigence d’une totalité non perçue »108 et représente précisément le signifiant flottant. Cette expression, en référence au modèle linguistique, désigne la fonction symbolique à l’état pur, à savoir la puissance synthétique de la raison inhérente à la pensée humaine. Et si Lévi-Strauss la conçoit, à la différence de la « participation sentie » de Lévy-Bruhl, comme n’étant pas d’ordre affectif mais d’ordre pleinement rationnel, elle est bien pour lui au principe de nos relations de sens au monde et aux autres. Le mérite de cette expression est de souligner cette surrection première de sens qui vise d’emblée une totalité virtuelle de signifiant que viendront remplir progressivement une succession de signifiés sans d’ailleurs jamais parvenir à 107 108

In Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, PUF, 1950, p. XLIX. Id., p. XLVI.

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combler l’écart suscité par la tension entre totalité signifiante et détail indéfini des signifiés. Ainsi, faute de pouvoir achever (c’est-à-dire de conduire à son terme) le travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié, il en résulte pour la pensée humaine l’existence d’ « une inadéquation – résorbable pour l’entendement divin seul – entre… une surabondance de signifiant et les signifiés sur lesquels elle peut se poser »109. Aussi bien Lévi-Strauss voit-il dans ce « signifiant flottant » la marque de la « servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique), bien que la connaissance scientifique soit capable, sinon de l’étancher, au moins de le discipliner partiellement »110. Quelle que soit la volonté de Lévi-Strauss, par souci de stricte orthodoxie rationaliste et intellectualiste, de maintenir hors toute contamination affective et scorie irrationnelle cette fonction symbolique suprême, celle-ci constitue finalement pour lui au même titre que la présence de l’Être à la pensée humaine pour Heidegger la marque de l’éminente dignité de l’homme. D’où le caractère d’intense densité existentielle et le ton d’extrême humanité qu’on ressent à la lecture de la méditation nostalgique de l’auteur de Tristes Tropiques quand il se laisse aller à prolonger celle de son « maître et frère » Rousseau. L’enquête ethnographique lui offre alors, confesse-t-il, « l’image expérimentale la plus proche » de cette « société naissante » dont il rêve avec l’auteur de l’Essai sur l’origine des langues. « A cet âge du mythe certes l’autorité de l’homme sur la nature restait très réduite mais il se trouvait protégé et – dans une certaine mesure affranchi – par le coussin amortisseur de ses rêves ». Ainsi par exemple l’analyse de la signification de la maison des hommes n’est pas sans évoquer le thème heideggerien de 109 110

Id., p. XLIX. Id.

136

l’habiter et de la dimension du sacré : « La structure du village… résume et assure les rapports entre les hommes et l’univers, entre la société et le monde surnaturel, entre les vivants et les morts »111. A signaler également l’allusion aux risques pour l’homme des envers de la mécanisation. Et Lévi-Strauss estime donc que Rousseau « avait sans doute raison de croire qu’il eût, pour notre bonheur, mieux valu que l’humanité tînt “un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre”, que cet état était “le meilleur à l’homme” et que, pour l’en sortir, il a fallu “quelque funeste hasard” où l’on peut reconnaître ce phénomène doublement exceptionnel parce qu’unique et parce que tardif – qui a consisté dans l’avènement de la civilisation mécanique »112. Ce qui n’est pas sans recouper, nous venons de le noter, certaines remarques de Heidegger. Et, conclut alors Lévi-Strauss, ce que l’étude de ces sauvages lui a apporté de plus précieux est que « si les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous », l’âge d’or n’étant ni derrière ni devant nous, mais en nous Aussi bien, en nous présentant notre image, la plus pauvre tribu nous permet ainsi d’acquérir un sens concret de la fraternité humaine113. Tristes Tropiques c’est en vérité pour Lévi-Strauss sa lettre sur l’humanisme. D’où le paradoxe de cet auteur se revendiquant non religieux mais hanté au cœur intime de sa recherche scientifique par l’idée proprement théologique du mal dans la civilisation. A l’encontre d’un humanisme de la conquête et de la possession sous prétexte que l’homme est au centre de la Création, Lévi-Strauss, à partir de sa découverte des cultures indigènes ravagées par le colonialisme, 111

Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, 1955, p. 267. Id., p. 468-469. 113 Id., p. 471. 112

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dénonce ce qui représente pour lui « le péché originel de l’Occident ». A quoi il oppose un humanisme qui étend sa reconnaissance en dignité et sa commisération à tous les êtres humains à travers leurs diversités culturelles et, à la limite, à l’univers entier des êtres vivants114.

114

On se reportera à ce que Wiktor Stoczkowski a nommé Anthropologies rédemptrices (Hermann, 2008). Resterait à s’interroger sur les dernières pages troublantes de Tristes Tropiques qui évoquent une explosion du sens et « la découverte de l’absence de sens » avec référence à « cette grande religion du non-savoir » qu’est le bouddhisme, mais ce serait l’objet d’un autre développement. Note. Ce dernier chapitre X Le chaos sacré reprend en partie un article paru dans la Revue Études de mai 2009 intitulé « L’art et le sacré ».

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Lecture faite Il est probable qu’à première lecture les pages qui précèdent paraissent d’une extrême voire excessive densité. A bien y regarder, il ne s’agit pourtant pas d’une synthèse. Les analyses sont là, qu’il s’agisse des analyses conceptuelles ou surtout des analyses d’œuvres d’art, mais le plus souvent présentées à l’état d’esquisses ou parfois d’allusions. Il suffit, pour qui ne voudrait pas s’en contenter, de se reporter à la quatrième de couverture pour savoir où aller chercher d’autres précisions, d’autres développements. De quoi s’agit-il donc ici ? De quelque chose comme d’une récapitulation. Raymond Court a éprouvé le besoin de revenir sur l’ensemble de son travail pour en recueillir l’essentiel. Il importe, à cet égard, de remarquer avec quelle précision il met en place les moments (logiques) de son parcours. Là où certains verront des sinuosités, mieux vaudrait prêter attention à ce qui articule rigoureusement l’ensemble. Pour ce faire, Raymond Court avait donc la possibilité de multiplier les références à ses propres livres et autres publications. Il faut croire que ce n’est pas son genre : la discrétion lui va mieux que la médiatisation. En revanche, il tient manifestement à rappeler avec insistance d’une part les auteurs dont la lecture a été pour lui décisive, y compris d’abord, celle des philosophes, d’autre part les œuvres dont la découverte ne cesse de le marquer. Son livre peut donc se lire comme l’aboutissement d’une enquête commencée depuis plus d’un demi-siècle. Il peut également se lire comme une suite de reconnaissance de dettes. Au cours d’une enquête, il y a sans doute des indices qui la lancent et la relancent, mais il y a aussi des témoins qui nous aident à nous y retrouver. Raymond Court ne fait pas comme ceux qui font mine d’avoir tout inventé tout seuls (les « créateurs » !), il sait et dit avec précision ce qu’il a reçu de chacun. 139

Mais cette enquête témoigne plus secrètement d’une quête. Académiquement la question est sans doute de savoir ce que l’art nous donne à penser, et plus encore ce que (parmi les arts) la musique est seule à nous apprendre. Mais ce qui pour l’enquêteur n’est qu’une énigme, Raymond Court lui donne finalement le nom de mystère. La quête prend alors une dimension religieuse. L’esthétique, comme son nom l’indique, nous renvoie à ce qui est de l’ordre du sentir. Mais dès l’instant où l’on accepte de reconnaître que sentir, c’est toujours ressentir, surgit la question de savoir si ce n’est pas, plus encore, pressentir. Ce que Raymond Court propose d’appeler la manifestation esthétique peut-il donc avoir, à sa manière, valeur de révélation ? Parce qu’il a lu Kant (attentivement), Raymond Court ne se précipite pas dans les réponses merveilleuses qui réjouissent les Schwärmer (enthousiastes à tout propos), pas davantage il n’est de ceux qui trouvent dans l’art une forme distinguée de religiosité : il cherche en toute lucidité à quelles conditions, sa quête peut ne pas être vaine. Là où il insiste sur l’importance des analyses kantiennes du sublime, on pourrait rappeler la formule de Saint Jean de La Croix : « Pour toute la beauté jamais je ne perdrai, mais pour ce je ne sais quoi qu’on atteint d’aventure ». Difficile d’expliciter avec les mots de la philosophie ce « je ne sais quoi », mais plus difficile encore de faire comme si il n’y avait pas à penser une forme de grâce, là où « d’aventure » quelque chose nous est donné. La manière dont Raymond Court procède nous oblige à souligner ce qu’il y a chez lui de fidélité. La manière dont il se rapporte à ceux qui l’ont formé est particulièrement révélatrice. Il a garde d’oublier tout ce qu’il doit à l’enseignement de Pierre Lachièze-Rey : il est vrai qu’on ne pouvait guère trouver meilleure initiation à Kant qu’auprès de lui. Il se réjouit d’avoir suivi l’enseignement du jeune Merleau-Ponty, cela ne l’empêche pas de débattre avec lui quand il s’agit d’examiner de près les rapports de la peinture et de la 140

musique. Cette fidélité est donc fidélité à soi et à sa quête singulière. Mais, comme disait Péguy, « Parlez-moi surtout d’une certaine fidélité à la réalité, que je mets au-dessus de tout ». Si elle caractérise la phénoménologie, c’est tant mieux. Encore ne suffit-il pas de se réclamer d’un « mouvement » pour avoir le monopole de ses qualités prétendues. Toujours est-il que le rapport que l’art et la pensée de l’art entretiennent précisément avec la réalité est en rupture complète avec tout ce qui aujourd’hui surtout réduit la réalité à la positivité. La pensée de Raymond Court est, à cet égard, résolument polémique à l’égard de toutes les formes régnantes de positivisme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles entretiennent le « désenchantement du monde ». Chercher à savoir ce qu’il en est de l’art, c’est chercher à savoir en dernier lieu ce qu’il nous est permis d’espérer. Le lecteur de l’essai de Raymond Court ne peut pas deviner les obstacles que son auteur a dû surmonter pour le mener à bien. Il ne peut pas davantage savoir qu’il arrive souvent à Raymond Court d’en parler comme de son Testament philosophique. Le terme peut émouvoir. Mais il s’agit d’abord d’entendre que Raymond Court a quelque chose d’important à nous léguer. Tout ce qu’il dit sur la voix et sur l’écoute doit alors nous inquiéter. Sommes-nous en effet assez attentifs, comme il a su l’être lui-même à l’égard des auteurs auxquels il se réfère, pour accueillir et recueillir ce legs ? En tout cas, pour qu’un testament soit valable, il faut – paraît-il – un témoin. C’est à ce seul titre que, pour ma part, je persiste et signe. Jean-Pierre Charcosset ancien professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse et en Classes préparatoires à Lyon.

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Annexe Rien ne permet mieux sans doute d’illustrer cette puissance expressive extraordinaire de la musique, que la réflexion kierkegaardienne sur le Don Giovanni de Mozart. Le texte qui suit a d’abord été une conférence, prononcée en novembre 2003 au Centre Eric Weil de l’Université Lille-3, lors d’un colloque consacré à Sören Kierkegaard. Il a paru dans les actes, titrés Sören Kierkegaard : Pensée et problèmes de l’éthique, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, éd. A.-C. Habbard et J. Message. Il est ici donné dans sa version révisée. M. G. ***

Mozart entre Kierkegaard et Lévinas. Au-delà du « subjectivisme pur du moi » par la musique ?

(Le point de départ de ma réflexion est le contraste chez Kierkegaard entre son admiration géniale pour Don Giovanni et sa condamnation sévère de la Flûte enchantée. Pourquoi, de son côté, chez Lévinas, cette dénonciation radicale de « l'illusion esthétique » de l'art en général et de la musique en particulier, incapables d'atteindre à la profondeur de la démarche éthico-religieuse hantée par la transcendance de l'Autre ? L'opéra mozartien entier ne témoigne-t-il pas avec force en acte à l'encontre de cette limitation du « pouvoir de la musique » décrétée par nos deux penseurs ?)

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On connaît les pages célèbres où, dans l'Alternative, Kierkegaard, au cours de son analyse du stade esthétique, fait référence au Don Giovanni de Mozart. Le rôle éminent reconnu ainsi à l'art musical semble bien à première vue s'inscrire au cœur du projet profond du philosophe de l'existence qui, à l'opposé de l'affirmation hégélienne relative à « l'absence de substantialité de la musique », souligne au contraire avec force le « saut qualitatif » accompli par celle-ci hors de l'univers du concept. Aussi en revanche est-il bien difficile de ne point être surpris, voire déçu, quand dans le même texte est portée une condamnation sévère de La Flûte enchantée au nom même de la musique, sous prétexte que l'amour conjugal serait rebelle par principe à cet art. Cette position kierkegaardienne fait d'autant plus question quant au statut exact de la musique qu'elle implique, qu'apparaissent manifestes des affinités entre le contenu de vérité de cet opéra mozartien et les analyses du philosophe danois concernant l'ordre éthico-religieux. A titre de contre-épreuve, afin de mieux approfondir cette confrontation majeure entre expérience existentielle et expérience musicale, je ferai intervenir en contrepoint, à la manière d'une troisième voix, une pensée comme celle d'Emmanuel Lévinas. D'une part en effet ces deux philosophes, en dépit de différences d'approche relatives à leur diversité d'origines intellectuelle et spirituelle, partagent une passion commune pour défendre la subjectivité humaine face à l'emprise totalitaire du Système115. D'autre part Lévinas, dans son combat véhément pour la subjectivité au-delà de l'essence au nom de l'éthique juive de la justice et de la charité et contre l'ontologie, dominante de Ionie à Iéna, n'a pas hésité 115

Même si Lévinas, comme hanté par l'objection hégélienne à l'encontre de la conscience malheureuse close dans son intériorité, présente des réserves (injustes) à l'égard du penseur danois : à une conception égocentrique de la subjectivité (un « subjectivisme pur du moi ») il oppose en effet un moi qui ne se produit que face à l'Autre, là où se fait entendre l'exigence de l'Infini.

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à dénoncer « l'illusion esthétique », celle de l'art en général et plus particulièrement de la musique (ce qui est plus surprenant de la part d'un juif). Or – là encore –, comme à propos de Kierkegaard, on ne saurait manquer de s'étonner dans la mesure où le sens profond de la dimension éthico-religieuse se trouve à la fois si profondément analysée par Lévinas et si merveilleusement présente dans les formes les plus hautes de la musique (et notamment dans celle de Mozart). N'est-on pas alors conduit à contrario à s'interroger sur ce pouvoir étonnant de la musique célébré si hautement – au nom même de l'amour le plus pur – dans l'hymne final qui couronne cet opéra sacré qu'est La Flûte enchantée ? Ainsi Mozart, évidemment dans son ordre propre qui est celui de la pensée musicale, n'irait-il pas plus loin que chacun de nos deux philosophes et au-delà dans leur direction singulière même de recherche ?

Le Don Giovanni de Mozart selon Kierkegaard Nous rappellerons d'abord le portrait si juste que Kierkegaard, dans L'Alternative (Ière Partie), nous trace du Don Giovanni de Mozart qui n'est ni l'esprit fort selon Molière, ni le héros romantique d'E.T.A. Hoffmann116 mais comme le désir en personne, à savoir le désir sans loi ni limite117. Ainsi le personnage mozartien s'identifie à « la puissance même de la sensualité », contemporaine de la dissonance introduite par le christianisme entre les sens et 116

L'interprétation psychanalytique proposée par P.-J. Jouve – Don Giovanni épris de l'image de sa mère en Anna et celle-ci amoureuse de son père à travers l'image de celui-là – est encore ici plus intenable. 117 A signaler à contrario que l'éminent mozartien Alfred Einstein parle des « divagations de Sören Kierkegaard sur Don Juan » (Mozart, Gallimard, Tel, 1991, p. 544). Rappelons aussi que la création de Don Giovanni eut lieu à Prague le 29 octobre 1787 en présence de Casanova âgé (idem, p. 553).

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l'esprit. Cette dernière, soulignons-le, ne saurait être confondue avec le dualisme platonicien de l'âme et du corps qui entraîne la dévaluation des sens au profit de l'esprit (cf. le sôma sèma). Nul refoulement donc de l'éros en principe dans la dissonance chrétienne mais, à son fondement, la substitution du souci d'autrui au « souci de soi » propre à la sagesse grecque (ce qui fait dire à Kierkegaard que « dans l'hellénisme l'âme est toujours à l'unisson du sensuel »). Pour cette dernière en effet, si la sexualité implique un sujet de plaisir, elle ignore par contre le sujet désirant comme reconnaissance réciproque amoureuse interpersonnelle et donc engagement éthique de responsabilité à l'égard de l'autre118. Dès lors on peut conclure que « le sexe » au sens des auteurs spirituels, entendu comme ce qui soude le désir à la loi et supporte la dialectique de la « chair » et de « l'esprit » (ce qui implique les catégories de faute et de péché) n'existe pas en Grèce. La « dissonance » chrétienne trouve en définitive sa formulation dans la distinction paulinienne entre vivre « dans » la chair (én sarki) qui est normal et vivre « selon » la chair (kata sarka) qui est péché au sens d'une chair qui se replie sur elle-même. Aussi bien Don Giovanni, en tant même qu'il revendique hautement et sans remords ce vivre « selon » la chair, « appartient au christianisme » où l'esprit entre en lutte avec la « chair » (Baudelaire parlera de « double postulation »). Non pas qu'en lui-même le personnage de Mozart, nous l'avons dit, se sente le moins du monde pécheur. Bien au contraire, il exulte de vitalité avec une telle insolence en clamant haut et fort sa terrible liberté qu'il apparaît comme l'incarnation quasi innocente d'une plénitude de chair déployée dans la joie et l'allégresse (par exemple dans la scène 3 de l'Acte I, n°12, cet hymne haletant au plaisir : Fin ch'han dal vino avec son rebond perpétuel). Et dans la fameuse 118

On sait combien Lévinas de son côté souligne la force d'une altérité qui m'enjoint à la responsabilité.

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scène du festin (Acte II, scène 5), avec courage et en toute lucidité, il opposera un refus ferme et déterminé à l'invitation de la statue au repentir. Tel est ce que Kierkegaard nomme, en le distinguant du démoniaque « spirituel » faustéen, le « démoniaque dans la sensualité » caractéristique surtout de l'indifférence propre à l'esthétique, là même où gît en vérité le scandale pour l'esprit. La sensualité une fois érigée ainsi en principe autonome, l'Eros se transforme en séduction. Désir désirant, Don Juan est, comme tel, séducteur, et, aussitôt qu'il l'illumine en beauté de sa libido irrésistible, il fait flamber l'être aimé. Etranger à toute ruse ou machination, il lui suffit donc de désirer pour séduire : « il est expéditif, et il faut toujours le penser absolument victorieux ». Ainsi « Don Juan est essentiellement séducteur. Son Eros ne relève pas de l'âme, mais des sens et, suivant son concept, l'amour sensuel n'est pas fidèle, mais infidèle absolument ; il n'aime pas une seule personne mais toutes, c'est-à-dire qu'il les séduit toutes ». Et ce qu'exprime génialement la musique de Mozart, c'est ce pur désir bondissant sans cesse vers de nouvelles conquêtes (cf. l'air du « catalogue », Acte I, sc. 2, n°4 B). Le séducteur ne connaît pas l'interdit mais seulement des obstacles à surmonter jusqu'à la rencontre de celui, cette fois absolu, sur lequel il se brisera : la mort. Une mort, il faut le préciser, qui est échec absolu et non pas celle que décrit Mozart dans sa dernière lettre à son père comme cette « véritable et parfaite amie de l'homme... vraiment très apaisante et consolante », et qui, selon sa conviction la plus profonde, donne sens à la vie119. Le drame de Don Juan est d'ignorer le véritable sens du mot « aimer ». Il n'aime jamais une personne singulière, avec sa richesse et sa pauvreté, tout ce qui en fait une personne unique et qui définit, pour Mozart comme pour Kierkegaard, l'amour dans sa richesse et sa plénitude. « Don 119

Nous y reviendrons plus loin à propos de la mort du Commandeur (Acte I, scène 1), situation-limite, nous le verrons.

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Juan n'a pas le temps de discriminer ; tout n'est pour lui qu'affaire du moment ». Tout va alors très vite : voir et aimer une femme « c'est une seule et même chose, mais dans le moment ; au même moment, tout est fini et l'aventure se répète à l'infini ». Ainsi Don Juan séduit et abandonne. Toutefois il n'y a chez lui nul sadisme : « Toute sa joie est de séduire, et non d'abandonner ». Il n'est ni Valmont ni la Merteuil et tout sauf « regard froid » ou calculateur rationnel. Mais le propre de l'amour sensuel est de passer outre indéfiniment : tandis que « l'amour qui relève de l'âme est durée dans le temps, l'amour sensuel est évanouissement dans le temps ». Or c'est ce rapport singulier au temps qu'un art comme la musique selon l'auteur de l'Alternative excelle à traduire : « Don Juan ne peut s'exprimer que par la musique ». Et c'est à l'image même de ce personnage que Kierkegaard semble s'être forgé l'idée qu'il a de la musique.

Le « caractère musical de Don Juan » et le sens de la musique selon Kierkegaard Don Juan, nous l'avons vu, représente « la sensualité en sa toute puissance »120. A la différence de « l'harmonieuse individualité » de l'hellénisme (p. 94), il est « l'incarnation des sens en guerre à mort avec l'esprit ». Chez lui l'esprit a déserté l'esprit charnel de la sensualité de sorte que – notation capitale – « le langage n'y a point son asile » (p. 95). Là réside en effet le principe de sa force séductrice. Sa séduction ne repose pas en effet sur « la puissance de la 120

Pour Adorno (Minima Moralia, Payot, 2003, p. 122), « lorsque Kierkegaard affirme qu'il [Don Juan] incarne la sensualité en tant que principe, il touche au secret même de la sensualité ». Et, ajouterons-nous, l'originalité du christianisme soulignée par Kierkegaard est dans la prise de conscience de la sensualité comme repli sur soi c'est-à-dire précisément en tant que principe.

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parole » (p. 100), c'est-à-dire qu'elle ne relève pas de l'âme mais, nous l'avons noté, des sens. Or ce renoncement au langage (p. 99), n'est-ce pas aussi le secret même de la musique au point que « dès que nous la lui donnons (la parole à Don Juan), il cesse de relever de la musique » (idem) ? A cette première note décisive aux yeux de Kierkegaard pour caractériser la musique – être en dehors ou au-dessus du langage ou de la parole – s'en ajoutent deux autres complémentaires en rapport natif au personnage de Don Juan. Et d'abord celui-ci n'aime pas l'autre en tant qu'autre (p. 98-99) : « il est expéditif », « il n'a pas le temps de discriminer » (p. 98), et alors que Faust ne séduit qu'une jeune fille, Don Juan en collectionne des centaines, et pour lui s'effacent les différences individuelles face à la « féminité », l'odor di femina, comme dit crûment le livret de Da Ponte. En d'autres termes il aime la femme « dans toute l'abstraction du terme » et c'est là, estime Kierkegaard, un objet privilégié pour la musique dans la mesure où celle-ci est un lieu d'abstraction (de nature sentimentale) opposée au langage. Enfin – et c'est la troisième note décisive – n'est-ce pas également dans ce même lieu d'abstraction que s'exprime le mieux « l'évanouissement » de l'amour sensuel « dans le temps » (p. 99) ? D'où le privilège remarquable de l'art musical quant à l'expression de ce rapport singulier au temps qu'incarne Don Giovanni. Cet art « en création constante et vibration incessante » est donc bien à l'image même de ce personnage qui est « un individu en création constante » comme « le bruit des flots » (p. 96) et qui, « dans le domaine de la musique », n'est « plus un homme précis, mais une force de la nature qui se lasse ou cesse aussi peu de séduire que le vent de souffler, la mer de se bercer, ou la cascade de se précipiter de la cime » (p. 97). Tel est en définitive ce que Kierkegaard entend par « le caractère musical de Don Juan » et lui permet, par opposition à « la plastique silencieuse et muette » de l'Antiquité, de définir la musique comme art chrétien en tant que foyer 149

de la passion sensuelle (p. 99). Et c'est pourquoi, semble-t-il en dernière analyse, ébloui par cette complicité si profonde qui lie Don Juan à la musique, Kierkegaard décrète de limiter le pouvoir de la musique à l'expression du seul amour sensuel au point d'aller jusqu'à une condamnation sévère de La Flûte enchantée. Aussitôt, estime-t-il, que paraît l'éthique, « Don Juan est tué, la musique se tait » et force est alors de reconnaître que « l'amour conjugal est rebelle à l'art ». Telle serait donc « l'erreur de La Flûte enchantée. L'amour déterminé par l'éthique ou amour conjugal est posé comme but du développement et c'est là le vice radical de l’œuvre ».

« L'illusion esthétique » selon Lévinas Ainsi selon Kierkegaard, si la musique excelle à exprimer le « démoniaque dans la sensualité » défini comme repli sur soi, oubli et refus de l'autre, par contre, comme tout art, elle se heurte à un échec complet si elle prend pour objet l'amour comme union profonde à l'autre, par exemple l'amour conjugal. Et sans doute n'est-il pas alors excessif d'affirmer que Lévinas rejoint ici d'une certaine manière les conclusions de Kierkegaard, par son refus de reconnaître non seulement à l'art en général, mais aussi à la musique, un quelconque pouvoir d'expression quant à la profondeur d'une dimension éthico-religieuse hantée par la transcendance de l'Autre. Tout au plus concéderait-il à la musique, dans le cadre commun aux autres arts et leur paganisme de fond, un accès à la sensualité esthétique, ce qui n'est pas sans rapport avec l'analyse kierkegaardienne. L'auteur de Totalité et Infini, on le sait, défend une position iconoclaste radicale visant une déconstruction systématique de « l'illusion esthétique ». L'art en général est par essence vision limitée à ne délivrer de soi que des images et, comme tel, condamné à demeurer étranger à cette transcendance vraie dont il ne saurait y avoir révélation en dehors de la parole. 150

Seule cette dernière, en introduisant la relation à l'Autre, serait authentique révélation. Aussi bien, conclut Lévinas, « l'œuvre d'art subjugue par sa grâce comme magie, mais ne révèle pas ». Evoquer une prétendue « révélation esthétique » est alors proprement idolâtrique et revient à sacrifier aux impuretés du sacré. Mais le paradoxe, nous semble-t-il, pour un juif, est d'étendre cette critique de l'image à la musique. Paradoxe toutefois ici qui n'est qu'apparent dans la mesure où il se fonde dès le départ chez l'auteur sur la réduction drastique de la vocalité au son. Comme l'a noté Guy Petitdemange, pour Lévinas « l'image est “musicale”. La musique est comme la voix des choses ; la voix de l'autre n'est pas musique »121. Ce qui, il importe de le souligner, rejoint l'analyse heideggerienne qui rabat systématiquement la voix sur le voir, mais à cette différence capitale près que chez ce dernier, à l'inverse de chez Lévinas, cette réduction s'exerce au service de son rejet du judéo-christianisme par fidélité à la Grèce lumineuse. De manière significative Heidegger cite le passage suivant d'une lettre de Mozart : « En imagination je n'entends nullement les parties les unes après les autres dans l'ordre où elles devraient se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois... le plus beau c'est d'entendre ainsi tout à la fois ». Le philosophe en déduit aussitôt qu'entendre tout à la fois et voir le tout d'un seul regard sont un seul et même acte. Et il conclut : « Entendre, c'est voir »122. Reste qu'on est en droit 121

G. Petitdemange, “L’art, ombre de l’être ou voix vers l’autre ?”, Revue d'Esthétique n° 36, 1999, p. 81. 122 Lévinas ici, dans sa pente esthétique d'ensemble, se situe aux antipodes de la théologie luthérienne de la musique pourtant si ancrée dans l'esprit biblique et qui chez J.-S. Bach atteindra les plus hauts sommets de la musique. Sur cette question centrale de la voix et sa capacité à briser la circularité de l'être rivé à soi, Rousseau paraît tout à fait fondamental (on peut douter que l'analyse du visage chez Lévinas réussisse à se substituer ici à l'expérience vive de la vocalité). Tenons-nous ici présentement à concéder à Lévinas le mérite de nous mettre en garde, notamment dans le cas crucial de la musique plongée dans les ambivalences de la chair,

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de se demander si chez Lévinas cette priorité musicale accordée au son, au détriment, nous semble-t-il, de la voix, ne va pas sans recouper en dernière analyse la position kierkegaardienne sur la musique réduite à l'expression de la sensualité au fil d'une temporalité entendue comme succession purement panoramique et sans intériorité. Don Juan, c'est finalement la vie dans l'extériorité pure, l'extraversion parfaite. Et la preuve décisive de la convergence réelle existant sur ce point entre les deux philosophes me paraît être dans l'acharnement de Kierkegaard à réduire la musique à n'être que le lieu de l'instant esthétique et à méconnaître qu'elle puisse également, comme on le constate à l'évidence dans la musique mozartienne, devenir la demeure par excellence de l'instant comme « atome d'éternité ».

De l'instant esthétique à l'instant « atome d'éternité » Pour Kierkegaard la musique est l'art apte par excellence à exprimer la sensualité qui « n'est l'affaire que d'un instant ». Aussi bien l'esthète, tel le galet qui court sur les flots et tout à coup s'enfonce (c'est le destin même de Don Juan), ignore la répétition véritable qui est mûrissement dans le temps. S'il demeure donc étranger à la dimension de l'instant comme « atome d'éternité », par contre il relève de l'instant esthétique qui par renversement du cours du temps transforme l'espérance en souvenir (comme chez Proust le désiré replié sur le passé remémoré ou dans l'Image debussyste comme reflet dans le temps). Et, en opérant une telle transmutation dans l'ordre de l'imaginaire et de la rêverie, il s'enferme ainsi dans une idéalité au-delà du temps, étrangère à la vie et à la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre. L'esthète est donc contre le risque majeur de magie, de participation, d'ensorcellement, d'immersion dans l'anonymat de l'enfermement collectif « sans don ni consentement ».

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par principe dans une fausse relation avec le temps, d'où cette nostalgie du souvenir et cette aspiration pleine de mélancolie qu'exprime si bien la musique de Mozart (par exemple avec Chérubin). Mais on peut s'étonner à juste titre, de la part surtout de Kierkegaard, de cette volonté de limiter le pouvoir de la musique à l'expression du seul amour sensuel. Pourquoi ne pas donner toute son extension au privilège incomparable de la musique touchant l'expérience du temps vécu ? Du fait qu'elle est par excellence le sanctuaire du rythme, la musique (et là encore tout particulièrement celle de Mozart, rythmicien accompli au témoignage de Messiaen), mieux que tout autre art, ne nous permet-elle pas de pénétrer au cœur de l'existence comme temporalité dans sa plénitude ? Ce que l'Alternative nomme une « sphère d'existence », à quelque « stade » qu'elle se situe de la vie de l'esprit, esthétique, éthique ou religieux, c'est en effet concrètement une modalité chaque fois singulière de la subjectivité en rapport à une conduite temporelle bien spécifiée, une structure de temporalité qui définit une certaine manière de tisser entre eux, à même le vécu, temps et existence. En particulier l'instant que Kierkegaard nomme « atome d'éternité » et qu'il analyse comme « cet ambigu... où le temps interrompt constamment l'éternité, et où l'éternité pénètre sans cesse le temps » (Le concept d'angoisse, ch. III) nous transporte bien au-delà de ce qu'il nomme le stade esthétique jusque dans la sphère du religieux, celle de la « répétition véritable », à savoir l'accès à une modalité d'être différente soustraite à l'usure du temps et où la vie se maintient sans cesse en se rajeunissant à tout instant : « Le concept central du christianisme, ce qui rend toutes choses nouvelles, c'est la plénitude du temps, laquelle est l'instant conçu comme l'éternel » (idem). Nous sommes ici au cœur de la problématique majeure de l'éthico-religieux. Et quand Lévinas insiste sur l'intégration de l'éthique dans le religieux en soulignant la rupture de l'immanence au nom de la 153

transcendance de l'Autre, ne rejoint-il pas le sens profond de la méditation kierkegaardienne sur Abraham où l'éthique suspendue est non perdue mais transmutée au-dessus du respect de l'autonomie de la loi universelle dans la reconnaissance de la singularité absolue de l'Autre, c'est-à-dire à l'écoute d'une voix pure venue d'ailleurs. Ainsi, au cœur même de la pensée de Lévinas, on retrouve cette insistance cruciale sur la verticalité de l'instant, ce point de rupture où se brise l'immanence pour laisser place à l'ouverture sur l'autre. Où il rejoint ce que Kierkegaard nomme le « paradoxe » qui « est précisément la protestation qui s'élève contre l'immanence » (O. C. xvi, p. 150). Sans doute touchons-nous là au point central le plus profond de convergence entre les deux penseurs. Or ce qui est sûr précisément c'est que Mozart, au plus intime de son expérience musicale, est ici au parfait diapason de ce qui, au sommet même de l'analyse commune des deux philosophes, concerne ce qu'ils désignent comme l'éthicoreligieux au-delà de toute conception égoïste du sujet et de repli sur soi, échappant ainsi l'un et l'autre au « subjectivisme pur du moi » pour accéder « au devenir soi-même par l'Autre ».

La « puissance de la musique » et le mystère de l'amour Comment en particulier oublier dans la musique mozartienne la présence tout à fait étonnante de ces moments de contemplation où l'action semble se rompre et s'arrêter pour un brusque passage à un autre ordre de réalité en réalisant ainsi un véritable « saut qualitatif » dans l'absolument Autre ? (Ce point a été admirablement mis en lumière par J.V. Hocquard). Trois exemples cruciaux empruntés à Don Giovanni nous suffiront à illustrer cette verticalité de l'instant « atome d'éternité ».

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Le fameux Trio des Masques (finale du Ier Acte, sc. 5, n°14) est particulièrement significatif à cet égard. Avant de pénétrer dans la fête illuminée à laquelle Don Juan les a conviés, Anna, Elvire et Ottavio s'arrêtent et se recueillent. Moment d'intense intériorité. « En une brusque modulation de deux mesures (par les cordes qui céderont ensuite la place aux vents) le fa M. vire en si b. M. ; le rythme ternaire du menuet passe à un 4/4, à l'aide de ïambes impressionnants ; le tempo s'élargit de l'allegro jusqu'à l'adagio. Les trois dominos s'avancent sur le proscenium et lèvent leurs masques. Et, a cappella, le trio commence », « stupéfiante mutation musicale qui nous transporte soudain aux cimes de la spiritualité la plus pure », commente J.V. Hocquard. Avant de pénétrer dans la fête de Don Juan, les trois personnages, soutenus par les seuls instruments à vent (ici le souffle même des instrumentistes exprime le pneuma même allégé du fardeau des sens représenté par les cordes), éprouvent le besoin d'élever leur âme à Dieu dans une admirable prière pour passer de la vengeance à la paix. Second exemple non moins significatif de cette rupture vécue dans l'instant, celui du Sextuor dans la scène 2, n° 20 de l'Acte II. Là encore on assiste à un changement brusque de niveau dans l'action qui saute sans transition du mélodramatique au sublime le plus pur. Stupéfaits (stupida resto) à la découverte de Leporello travesti en Don Juan, les cinq personnages s'élèvent d'une réaction véhémente de frustration jusqu'à une soudaine plage de sérénité intense dans un quintette purement a cappella (dont Leporello est exclu). G. de Saint-Foix a raison de dire que les personnages alors sont « comme hors du temps et de l'espace » jusqu'au retour avec le récitatif à l'action extérieure. Ces quelques mesures d'écriture polyphonique vocale sont la preuve irréfutable qu'on a parlé à juste titre ici d'opéra sacré. On mesure en particulier sur cet exemple la signification spirituelle transcendante des ensembles dans l'opéra mozartien. Ceux-ci réussissent à concilier la distinction maintenue des voix dans 155

leur altérité et leur rassemblement dans l'unité pour dire « nous » et l'espérance d'une harmonie à venir (en langage religieux, cela se nomme la rédemption). Le dernier exemple nous est offert dès le début de l'opéra (Acte I, scène 1) : il s'agit, comme dit Hocquard, du « prodigieux moment de la mort du Commandeur ». L'entrée précipitée dans l'action dramatique violente (poursuite de Don Juan par Anna puis duel expéditif du premier avec le père) est vite interrompue par la chute mortelle du vieillard. Succède alors, après une brusque modulation en fa mineur, la montée soudaine d'une impression bouleversante de recueillement, aura étonnante de lumière et de paix qui rejoint cette présence « très apaisante et très consolante » de la mort évoquée par Mozart dans la lettre à son père déjà citée et qui, dans sa conviction profonde, donne sens à la vie. Mystère si profond que Don Giovanni lui-même se trouve envahi d'un sentiment de commisération pour sa victime : « Ah! Le malheureux succombe ; il gémit dans l'agonie ; je vois, de sa poitrine, l'âme errante qui s'exhale ». Or le plus surprenant est que ce moment musical si intense semble rejoindre en profondeur de manière frappante un texte cité par Adorno où s'exprime la théologie kierkegaardienne de l'amour à l'égard des morts : « En vérité, si tu veux t'assurer de ce qu'est l'amour en toi ou chez un autre, prête seulement attention au comportement à l'égard d'un défunt »123. En effet le mort c'est le pauvre, absolu, quelle qu'ait été sa vie antérieure. Puissante anamorphose comme dans Les Ambassadeurs d'Holbein ! Et Kierkegaard rejoint ici la sagesse du Cantique des Cantiques : « L'amour est fort comme la mort » (VIII, 6), tous deux convergeant dans l'expérience commune de l'échappée à soi et de l'ouverture à un autrement d'être. Thème assurément prégnant de cet étonnement face au 123

Extrait du discours intitulé Comment dans l'amour nous évoquons la mémoire des défunts. Le texte d'Adorno où se trouvent ces références s'intitule La doctrine kierkegaardienne de l'amour, et il est traduit par Eliane Escoubas chez Payot en annexe à Adorno, Kierkegaard, 1995, p. 275.

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surgissement de l'Essentiel dans l'instant, car on le retrouve chez Tolstoï cité cette fois par Ernst Bloch (Le Principe Espérance III, p. 494). A propos de Karenin au chevet d'Anna mourante, il écrit : « La proximité de la mort peut, dans sa force concentrée, renfermer le Carpe aeternitatem in momento, avec cette soudaineté qui transperce tout de sa lumière »124. Mais il faut ajouter, ce qui n'est pas indifférent à notre propos, c'est que pour Ernst Bloch, à la différence de Lévinas, le champ esthétique ne se retourne pas contre le champ théologique. Et pour lui, la musique surtout, par prééminence accordée à la voix sur le voir, est par excellence élévation vers le sublime qui se dégage de l'illusion des images. Aussi bien Bloch louera-t-il « le radicalisme ontologique » de Schoenberg et parlera-t-il à son propos d' « un iconoclasme bien compris »125. Il est en tout cas évident que même l'opéra mozartien privilégié par Kierkegaard est loin de se limiter à la seule sphère de l'amour sensuel (à savoir « le démoniaque dans l'indifférence propre à l'esthétique ») et donc du seul exister de l'esthète. En réalité on y trouve déjà l'annonce et la préfiguration de ce qui aboutira à l'apothéose finale du couple idéal dans La Flûte, au terme d'une longue succession d'épreuves ascendantes, là où très précisément la musique de Mozart touche à cette répétition vivante identifiée par Kierkegaard à l'instant comme « atome d'éternité ». Le « stade » de l'amour atteint et chanté par Pamina et Tamino est celui même d'un temps qui est espérance et, parce qu'en rapport dialectique avec l'éternité, ouvert sur l'avenir. Dès lors, quand, dans le tableau final de La Flûte, les deux amants s'avancent « par la puissance de la musique », en chantant le bonheur de leur amour et la victoire « sur la sombre nuit de 124

A noter que Lévinas commente ce passage même de Bloch dans La mort et le temps, L’Herne, 1991, p. 66-67. 125 Rappelons que pour Kant la musique sans parole (donc de l'ordre de l'ornement pur) est apte « à exprimer l'Idée esthétique. . . d'une indicible plénitude de pensées » (C. J. § 54).

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la mort », comment prétendre encore que cet amour serait « anti-musical » ? On peut alors se demander si Mozart ne serait pas, dans son registre propre de la pensée musicale, plus kierkegaardien que Kierkegaard lui-même et plus lévinassien que Lévinas lui-même… Depuis Les Noces jusqu'à La Flûte enchantée, l'opéra mozartien, avec une passion sans cesse renouvelée, interroge l'Eros sous toutes ses formes et toutes ses dimensions, à tous ses « stades » pourrait-on dire en termes kierkegaardiens. Pour Mozart homme et femme sont égaux dans leur faiblesse (la parité dans la misère !) et avec une infinie tendresse il se penche sur la faillibilité et la fragilité de leurs amours. Mais au fil du spectacle des couples qui se font, se défont, se refont, se poursuit une quête incessante de la fidélité par la foi en l'autre à travers l'acceptation nécessaire des limites de chacun et l'accession de leur amour à une autre dimension d'existence : tel est le sens profond autant de Cosi que des Noces. Cet opéra – un pur joyau en vérité – dont le livret fut considéré d'abord comme immoral puis comme stupide (« une musique futile sur une histoire inepte », selon Wagner !) atteint une suprême perfection dans l'équilibre sublimé entre buffa et seria, cet art, digne de Shakespeare et de Monteverdi, de passer du très léger au très sérieux et au très profond. Et la leçon de l'opéra, car leçon il y a de la part de Mozart, c'est que l'acceptation dans l'humilité de ces contingences toujours très réelles (y compris les défauts d'assortiment) est la condition de l'amour vrai qui n'a rien à voir avec l'illusion romantique. Pour Mozart la musique, sans rien ignorer des luttes, drames et conflits nés ici-bas à la fois de l'hybris et de la vulnérabilité humaine, est ascension vers la lumière invisible d'un monde supérieur de beauté et d'amour et, comme telle, maîtresse de vie spirituelle. J.V. Hocquard a donc parfaitement raison quand il écrit : « La Flûte est le sommet de la dialectique ascendante de la vie musicale tout entière », et qu'elle nous conduit au seuil de la paix recueillie 158

dans l'espérance sur laquelle débouche le Requiem, ou à ces moments mozartiens de luminosité pure, tels « l'absolu musical » de l'Et incarnatus est de la Messe en ut mineur si proche de l’Aria en sol mineur de Pamina126.

126

Citons entre autres exemples de cette pénétration intérieure entre Eros et Sacré si fréquente chez Mozart la musique du fameux monologue de la Comtesse dans les Noces qui est la même que celle du début de l'Agnus Dei dans la Messe du Couronnement.

159

Table des matières Préface par Michel Cornu

p. 11

Avant-propos

p. 15

Introduction [avec table détaillée]

p. 17

Chapitre I. Forme et Figure

p. 23

Chapitre II. La figure (figura) à la confluence du platonisme et du christianisme

p. 31

Chapitre III. La grande voie du figuralisme

p. 41

Chapitre IV. La figure au défi de l’ornement

p. 51

Chapitre V. L’autonomie du champ esthétique : l’imagination symbolique selon Kant p. 61 Chapitre VI. Vers une ontologie de la manifestation esthétique

p. 83

Chapitre VII. Être et Lumière

p. 95

Chapitre VIII. Être et Parole

p. 101

Chapitre IX. Vers une ontologie de la chair

p. 113

Chapitre X. Le « chaos sacré » ?

p. 123

Lecture faite par Jean-Pierre Charcosset

p. 139

161

Annexe : Mozart entre Kierkegaard et Lévinas. Au-delà du « subjectivisme pur du moi » par la musique ?

162

p. 143

Raymond Court, Bourg-en-Bresse, août 1995. (cliché Matthieu Guillot)

163

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La manifestation esthétique Au terme d’une longue recherche en quête du sens de l’art et de son mystère au cœur de nos vies, ce bref essai voudrait revenir sur le point central de jointure entre apparence et apparition qu’on peut désigner sous l’expression de manifestation esthétique. Interrogation ultime que soulève tout grand créateur d’une œuvre d’art digne de ce nom, à savoir porteuse d’un contenu de vérité authentique. Ainsi du doute de Cézanne hanté au dire de Merleau-Ponty par le soupçon de l’échec de la peinture à conjurer l’illusion des images – ou encore de l’angoisse de Schoenberg à la poursuite d’une musique qui soit espérance messianique (ce que J. S. Bach déjà avait poursuivi au sommet toute sa vie). Question éminemment philosophique méditée depuis toujours par les plus grands penseurs. Ainsi, au confluent du néo-platonisme et du christianisme, la lecture augustinienne de Plotin ; en plein âge baroque, l’analyse kantienne décisive du sublime au principe de l’imagination esthétique, et, à l’aurore de notre modernité du xxe siècle, l’invocation de Walter Benjamin à « l’aura, l’unique apparaître d’un lointain ». Raymond COURT a enseigné la philosophie à l’Université Jean Moulin (Lyon III) et l’esthétique musicale (musicologie) à l’Université Claude Bernard (Lyon II). Il a publié Le Musical (Klincksieck, 1976), Adorno et la nouvelle musique (Klincksieck, 1981), Sagesse de l’Art (MéridiensKlincksieck, 1987), Le Voir et la Voix (Ed. du Cerf, 1997), La Vérité de l’Art ? (Ed. Ereme, 2003).

Illustration de couverture : pastel de Pierre Court (30 x 21 cm)

14,50 €

ISBN : 978-2-343-02004-4