La loi naturelle : une enquête personnelle pour un vrai Contrat Social

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La loi naturelle : une enquête personnelle pour un vrai Contrat Social

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La loi naturelle Une enquête personnelle pour un vrai Contrat Social .

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LA LOI NATURELLE

Ouvrages de Robert Ardrey aux Editions Stock

Les Enfants de Caïn ( African Genesis) L'impératif

territorial

Robert Ardrey

La loi naturelle Une enquête personnelle pour un vrai Contrat Social Traduit de l'américain par Claude Eisen Illustrations de Berdine Ardrey

Stock

TITRE

ORIGINAL

THE SOCIAL

:

CONTRACT

(Collins, Londres)

Tous droits de reproduction, traduction, réservés pour tous pays. © 1970, Robert Ardrey 1971, Editions Stock

adaptation

A la mémoire de Jean-Jacques Rousseau

Table

1. Sans déf ense(s) au Paradis

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2. L'accident de la nuit

40

3. Ordre et désordre

84

4. Le poisson alpha

123

5. Le Temps et le jeune babouin

160

6. La mort par stress

201

7. L'espace et le citoyen

247

8. La voie de la violence

291

9. Les lions de Gorongosa

340

10. Le singe vertical

386

Bibliographie

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1. Sans défense(s) au Paradis Une société est un groupe d'êtres inégaux organisés pour faire face à des besoins communs. Dans toute espèce fondée sur la reproduction sexuelle, l'égalité des individus est une impossibilité naturelle. L'inégalité doit donc être considérée comme la première loi des structures sociales, que ce soit dans les sociétés humaines ou dans les autres. La deuxième de ces lois doit être, pour les vertébrés, l'égalité des chances. Les sociétés d'insectes peuvent comprendre des castes génétiquement déterminées ; ce ne peut être le cas chez les vertébrés. Chacun de ceux-ci, sauf dans quelques rares espèces, est doté au départ d'une chance égale de manifester son génie ou d'être un raté. Alors qu'une société d'égaux - qu'il s'agisse de babouins ou de choucas, de lions ou d'hommes - est une impossibilité naturelle, une société juste est un but accessible. Les animaux, à la différence des humains, étant rarement tentés par la poursuite de l'impossible, leurs sociétés sont rarement empêchées d'atteindre cet objectif. La société juste, telle que je la vois, est une société dont un ordre suffisant protège les membres, quelle que soit la diversité de leurs dons, et où un désordre suffisant offre à chaque individu toutes les possibilités de développer ses dons génétiques. C'est cet équilibre entre l'ordre et le désordre, d'une rigueur variant selon les hasards de l'environnement, qui constitue à mes yeux le contrat social - et je crois qu'une

12 étude des espèces montrera à l'évidence que cela est un impératif biologique. La violation des impératifs biologiques a été l'échec de l'homme social. Bien que nous soyons des vertébrés, nous avons ignoré la loi de l'égalité des chances depuis l'aube de la civilisation. Bien que nous soyons des êtres se reproduisant sexuellement, nous prétendons aujourd'hui que la loi de l'inégalité n'existe pas. Et si éclairés que nous puissions être, en poursuivant l'inaccessible nous rendons impossible ce qui ne l'est pas.

2. Ces propositions ne vont pas de soi. Si elles étaient évidentes, je n'aurais pas besoin d'écrire ce livre ni mon lecteur de le lire. Je ne les formule pas non plus dans l'espoir qu'on les accepte ou qu'on les rejette sans examen, voire qu'on s'en nourrisse et les digère immédiatement : elles sont en effet aussi indigestes que le riz cru. Mais au cours de cette enquête, nous y verrons sans doute un peu plus clair et, pour commencer, je suggère que nous nous bornions à allumer le feu sur lequel nous cuirons le riz, c'est-à-dire que nous analysions le rêve qui a fait de notre temps une espèce de maison de fous. La philosophie de l'impossible a été depuis deux siècles le principal moteur des affaires humaines. Nous avons tenté de dominer la nature comme si nous n'étions pas nousmêmes une partie de cette nature. Nous avons tiré vanité de notre pouvoir sur notre environnement physique tout en faisant de notre mieux pour le détruire. Et nous avons poursuivi le rêve de l'égalité humaine comme les hommes des siècles passés poursuivaient celui du Saint Graal. La grande aventure de l'homme contemporain ne laisse pas d'avoir été excitante ou fructueuse. A partir de notre rêve d'égalité, nous avons arraché des masses à la soumission et

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nous en avons conduit de plus grandes encore à l'esclavage. Nous avons donné naissance à de nouveaux héros, de nouveaux mythes, de nouvelles épopées, de nouveaux despotes, de nouvelles prisons, de nouvelles atrocités. Substituant des dieux nouveaux aux anciens, nous avons consacré de nouveaux autels, composé de nouveaux hymnes, mis au point de nouveaux rites, formulé de nouvelles malédictions, érigé de nouvelles potences pour les incroyants. Nous avons rabaissé des sciences au rang de cultes, des hommes sincères au rang de menteurs publics. Nous avons même réduit l'idée fausse mais glorieuse que le xvul" siècle se faisait de l'égalité humaine à une idée plus commode, peut-être réelle mais sans gloire : la médiocrité. Si fondamentale que soit pour cette enquête l'impossibilité naturelle de l'égalité entre les êtres, elle n'est pourtant pas tout. Et si nous voulons entrevoir un contrat social ne conduisant ni à la tyrannie ni au chaos, je préfère la considérer d'abord simplement comme une fraction d'une illusion plus vaste. La philosophie de l'impossible s'appuie sur un article de foi : la souveraineté de l'homme. Les Grecs avaient un mot pour désigner cela : hubris. Lever la tête trop haut, c'est défier les dieux et risquer d'attirer la foudre. Les Grecs, sceptiques, point trop enclins eux-mêmes à s'en remettre aux dieux, cherchaient moins des explications surnaturelles que naturelles à la nature des choses. Pourtant, jamais non plus, depuis les premiers philosophes ioniens, je n'ai trouvé chez eux l'affirmation que l'homme pouvait dominer la nature. Même la célèbre déclaration de Protagoras, selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses, semble avoir eu pour but moins de glorifier l'individu que de nier l'existence de forces plus puissantes que l'homme. Diverses marées, dans la pensée occidentale, ayant balayé cette baie, attaqué ce promontoire ou, en se retirant, dénudé des plages invisibles, nous nous sommes tournés tantôt vers les dieux, tantôt vers Dieu, tantôt encore vers la nature et ses lois pour trouver des réponses satisfaisantes. Notre atti-

14 tude est passée d'une soumission d'esclaves à l'assurance de marins. Au mieux, nous avons cherché des solutions convenant à l'homme ; au pire, nous les avons évitées. Mais jamais, jusqu'aux temps modernes, un nombre appréciable d'hommes n'a postulé une souveraineté humaine beaucoup plus grande que l'ombre projetée de l'homme. Jamais nous n'avons pris le risque de l'hubris grecque, le risque d'être foudroyés. « La conquête de l'espace extra-terrestre » eût semblé au plus entreprenant des Grecs une possibilité aussi dangereuse qu'elle le reste aujourd'hui dans sa fragile réalité, une formule de peu de réalité. La démonstration du fait que la Terre tourne autour du Soleil, alors même qu'elle semblait scandaleuse, n'a jamais impliqué que nous puissions inverser son cours. L'affirmation d'une loi naturelle appelée pesanteur n'impliquait pas que l'homme pût faire tomber des pommes vers le haut et, en fait, ceux qui dessinent des avions supersoniques tiennent toujours compte de la pomme de Newton. Pour les pionniers de la science, la découverte de lois naturelles a signifié simplement que nous avions exploré certaines forces gouvernant les mouvements de l'homme. Mais pour beaucoup de scientistes amateurs et de suiveurs de ces pionniers, ces découvertes signifiaient tout autre chose : l'homnie pouvait dominer la nature. Le rationalisme du XVIII" siècle, en rejetant le surnaturel en tant que force majeure, a laissé un vide que tous les encyclopédistes n'ont pu remplir, de telle sorte qu'il a fait alliance avec l'optimisme du XIX" pour postuler la perfectibilité de l'homme - et l'on a vu apparaître la loi souveraine du matérialisme : l'homme, avec l'aide de la science, pouvait faire n'importe quoi. Les philosophes socialistes ont été aussi matérialistes que les philosophes capitalistes. Nullement embarrassés par les lois naturelles ou divines, nous nous sommes employés à b.âtir le Paradis. Ce Paradis de l'impossible n'est" pas une petite affaire. Si les animaux pouvaient rêver, notre Paradis matériel pour-

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rait bien être celui de leurs rêves. L'hominien à petit cerveau, se traînant au long des millions d'années de notre évolution, pourrait bien avoir aspiré aux supermarchés. Je le soupçonne pourtant d'avoir eu, au oœur de l'hostile nuit africaine, un sentiment de certitude - alors que nous n'en avons aucun. Une philosophie de l'impossible n'est pas une philosophie du tout, et un Paradis sans philosophie est d'un avenir incertain. C'est sans raison valable que nous sillonnons nos autoroutes, que nous donnons ou suivons des cours, que nous avalons nos remèdes ou nos repas devant la TV, que nous nous disputons, que nous forniquons, que nous avons peur de nos enfants, que nous plaignons les malheureux et évitons leur présence, que nous envions les favorisés et cherchons leur appui, que nous travaillons pour oublier l'insignifiance de notre vie, que nous buvons pour oublier notre travail privé de sens, que nous achetons des armes, condamnons toutes les guerres et exaltons la dignité de l'homme. On ne peut pas dire que l'homme, installé dans le Paradis qu'il s'est fait lui-même, ait perdu sa dignité. Le buffle au front étroit, dans la brousse africaine, en a aussi une. On ne peut dire non plus que si nous avons commis des erreurs, nous sommes incapables d'en tirer la leçon. L'amibe, elle aussi, est capable d'apprendre. Dans les années 20, on a effectué une expérience : dans une pièce obscure, un intense rayon lumineux contrariait le déplacement d'amibes. Parmi ces « élèves » sans cerveau, il y en eut un qui n' « apprit » jamais : sans relâche, il tentait de traverser le rayon lumineux. Mais il y en eut un autre qui, après cinq essais, renonça à sa tentative. Non seulement des organismes privés de cerveau ou de système nerveux peuvent « apprendre », mais leurs dons sont très variables. Nous avons notre dignité, qui est la dignité d'êtres vivants. Si nous avons fait des erreurs, il doit bien y en avoir parmi nous qui sont aussi doués que les amibes dont je parlais. Mais qu'est-ce qu'il nous faut apprendre? En d'autres temps,

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nous aurions confié nos problèmes à un prêtre, poussés par la certitude de la foi. Mais la foi est morte et nous manquons de prêtres. L'homme, omniscient et omnipotent, n'a plus personne à qui parler, sauf lui-même. Et, ce qui est pis que tout, c'est ce que nous avons voulu. Qui nous sauvera? Qui nous instruira? Nous nous tournons vers la science, notre unique religion, notre unique faiseuse de miracles. C'est la science qui tranche les rivalités entre nations, qui décide des triomphes économiques, qui décrète les catastrophes. C'est la science qui, avec un mépris total pour la destinée humaine, détermine l'équilibre de la terreur militaire. C'est la science qui ici sauve des vies, en détruit ailleurs, met au point de nouveaux moyens de retarder la mort ou de rendre la vie insupportable. C'est la science qui a assumé le rôle du Dieu Inconnu. Pourtant si j'étais un savant - non pas la Science elle-même mais un savant de chair, souffrant d'indigestion, respecté par tous sauf par ses enfants-, et si l'on me demandait de nous sauver, je crois que je me mettrais une fausse moustache et filerais par la porte de derrière. Mais ce n'est pas si simple. Ce que Dieu a donné, Dieu

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peut le reprendre, et il est au pouvoir de ce dieu d'aujourd'hui, le savant, de retirer à l'humanité l'illusion de souveraineté que la science, associée à des philosophies désuètes, a créée. A condition que ce dieu rebelle ait autant de courage que de savoir ... La loi naturelle a été diversement définie et diversement déformée. On pourrait dire d'elle, par contraste avec la loi divine, qu'elle est une sorte de loi qu'on découvre après l'avoir enfreinte. Telle est la situation de l'Homo sapiens d'aujourd'hui qui, considérant son programme catastrophique, demande : « Qu'ai-je fait? ». Il peut trouver refuge dans une paranoïa sociale du genre de celle qu'aiment tant les jeunes et dire que « c'est la faute de quelqu'un d'autre ». Mais les esprits sérieux doivent pousser leur enquête plus loin. Quelle a été notre erreur ? Notre temps voit apparaître une génération d'hommes de science qui, s'ils en ont le courage, peuvent répondre à cette question. Une loi naturelle est une loi non point décrétée par l'Etat, par l'autorité religieuse ni même par l'homme, mais une loi que la raison humaine peut étudier, reconnaître et démontrer. La « loi naturelle » a été invoquée par beaucoup - et par exemple par des rois, pour justifier leur droit de régner mais sans preuve. La facilité avec laquelle la « loi naturelle » a été mise à caution pour justifier et sanctifier dans beaucoup de cas le statu quo a rendu le terme suspect. Pourtant il existe des lois naturelles, et elles échappent aux décisions des hommes. A la différence d'autres lois, elles considèrent avec impartialité l'homme pensant, le buffle d'Afrique au front étroit - et c'est la science qui devrait pouvoir les discerner pour nous. Et pourtant encore, au grand désarroi du profane, les savants, comme nous le verrons, ne fournissent pas les mêmes réponses. Il n'y a rien de bien neuf dans les divisions passionnées qui opposent entre eux les adeptes d'une religion. Une génération de paléontologistes - Raymond Dart, Robert Broom, L.S.B. Leakey - a démontré que l'évolution de

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l'homme, à partir de quelque ancestral singe des forêts, n'est pas ce qu'on croyait qu'elle était au temps de Darwin. Une générations d'éthologistes - Konrad Lorenz, Niko Tinbergen, C.R. Carpenter - a montré que le comportement des animaux dans la nature n'est pas du tout ce que nous supposions. Une génération de généticiens - Sewall Wright, J.B.S. Haldane, Sir Ronald Fisher - a incroyablement transformé nos anciennes idées sur l'hérédité. Une génération de biologistes - Sir Julian Huxley, George Gaylord Simpson, Ernst Mayr a fait la synthèse entre les découvertes de ce siècle et la théorie darwinienne pour donner naissance à une nouvelle biologie, si révolutionnaire que ses conclusions ont même échappé à certains de ses pionniers. Quelques représentants des sciences naturelles, cependant, voudraient aujourd'hui contester la continuité évolutive de l'homme et du monde naturel ou soutenir que le destin de l'homme est différent de celui de la nature. Il est peut-être difficile de rompre avec les convictions qui ont été celles de deux siècles, et pour certains c'est impossible. Il le faut pourtant, car si la foi en la souveraineté de l'homme nous a conduits à oser et à lutter, elle nous a aussi conduits à l' Age de l' Angoisse. Nous avons édifié des paradis auxquels nous ne croyons pas. Lorsque nous renoncerons à notre hubris, lorsque nous nous tiendrons pour une partie de quelque chose de beaucoup plus ancien et de beaucoup plus vaste que nous-mêmes, lorsque nous verrons en la nature notre associée et non notre esclave, et que les lois s'appliquant à nous s'appliqueront à tous - alors nous verrons notre foi renaître. Nous avons des facultés rationnelles énormes. Nous avons des pouvoirs que n'ont jamais eu des êtres vivants. Mais nous libérerons ces pouvoirs seulement lorsque nous renoncerons à notre arrogance vis-à-vis de la nature et lorsque nous accepterons la philosophie du possible.

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3. Dès lors que nous considérons l'homme comme une pa;rtie de la nature, nous ne devons pas négliger la capacité de mentir. Certains spécialistes du langage humain ont avancé que c'est seulement en raison de la complexité de celui-ci que le mensonge devient possible. Je profite de l'occasion pour affirmer que mentir est un processus naturel et que l'homme a assez de questions à résoudre sans avoir à se préoccuper de celle-là. C'est parmi certaines espèces d'orchidées que l'on trouve quelques-uns des pires menteurs du monde naturel. Rappelons que les plantes ont évolué avant les oiseaux et les insectes volants et s'en sont remises alors au vent et à l'eau pour répandre leur pollen. C'était un système peu efficace et sans beauté, avant l'apparition des fleurs. Mais ensuite vinrent les insectes, et la sensualité devint possible. Les parfums et les couleurs que nous aimons jouèrent le rôle de c signaux » susceptibles d'attirer tel insecte ou tel oiseau. Des associations se formèrent - ce que les zoologues appellent symbiose -, et le fuchsia, par exemple, offrit à l'oiseaumouche son nectar, en échange de quoi le second se chargea de transporter le pollen du premier. Chacun y trouva son compte, mais il y a toujours des menteurs. Certaines espèces d'orchidées ont déconcerté les naturalistes depuis le temps de Darwin. Elles ne semblaient rien offrir aux insectes, et pourtant ceux-ci faisaient leur travail. Enfin, en 1928, Edith Coleman résolut le problème en étudiant une orchidée d'Australie appelée Cryptosylia : son parfum, parfaite imitation de l'odeur de la femelle d'une certaine espèce de mouches, agissait sur le mâle comme un aphrodisiaque. Attiré par la fleur, il y trouvait un pistil qui à son tour imitait à la perfection l'abdomen de sa femelle. C'en était trop pour lui et, dans sa tentative d'accouplement avec l'orchidée, il se

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trouvait couvert de pollen ... Je ne connais pas, dans la nature, de tromperie plus scandaleuse. La tromperie, dans le monde naturel, n'en est pas moins chose courante. Il existe des poissons des grandes profondeurs qui se déplacent dans l'obscurité des mers avec des museaux phosphorescents, de telle sorte que les poissons plus petits, attirés par cette lumière, leur sont des proies faciles. Il existe à Ceylan un serpent venimeux, ressemblant à la vipère, qui est doté d'une queue colorée qu'il peut tortiller comme un ver : les lézards essaient de la manger et sont aussitôt tués d'un coup de dard. En fait, les serpents semblent bien mériter leur vieille réputation de fascinateurs. Un serpent de Madagascar, le La.ngaha nasuta, a sur la tête une excroissance ressemblant à un doigt qu'il fait bouger lentement en approchant de sa victime, laquelle est fascinée par ce spectacle et s'y laisse prendre. Un serpent d'Amérique du Sud, l'Oxybelis, a atteint à une maîtrise totale dans la tromperie. C'est un serpent arboricole dont le corps ressemble à une liane. La partie supérieure de son corps est vert olive, la partie inférieure crème, et sur son flanc est tracée une ligne horizontale noire. Sa langue a exactement la même apparence et lorsqu'elle sort elle paraît être un prolongement du corps. Lorsqu'il est prêt à agir, l'Oxybelis commence par allonger et rétracter son cou agile. Ce spectacle fascine les lézards qui s'approchent, littéralement intrigués, et sont frappés. Toutes les formes de tromperie naturelle ne sont pourtant pas la propriété de « traîtres » et il arrive aussi aux victimes potentielles de « mentir ». C'est ainsi par exemple qu'un poisson tropical appelé Chactodon a de chaque côté de la queue des taches ressemblant à des yeux. li nage lentement, à reculons et, si un ennemi fait mine de l'attaquer, il fuit à toute allure dans la direction opposée. Tout camouflage, en fait, est une forme de tromperie. On a longtemps pensé que le fait, pour les poissons et les oiseaux de mer, d'avoir souvent le ventre blanc était une espèce de camou-

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flage tendant à les faire confondre avec le ciel lorsqu'ils étaient vus d'en bas. Cette hypothèse s'est trouvée confirmée

au cours de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'on améliora les défenses des avions et des patrouilleurs anti-sous-marins britanniques en peignant leur «ventre» en blanc. De même, un étrange animal, le poisson-chat du Nil, qui doit à une malheureuse mutation d'avoir un dos blanc et un ventre foncé, compense cette erreur de la nature en nageant le ventre en l'air. En matière de duplicité, la pie-grièche à dos noir de Ceylan a mis au point un « mensonge » d'une extraordinaire complexité, décrit il y a près de trente ans par W.W.A. Phillips dans la revue d'ornithologie Ibis. Pour installer leur nid, les parents choisissent l'endroit le plus en vue, la fourche découverte d'une branche nue. Ils y placent une minuscule coupe de fibres, garnie extérieurement de mousse et de toiles d'araignée à une distance de quelques décimètres, ce nid de cinq centimètres à peine ressemble parfaitement à un nœud de la branche. Mais ce n'est là qu'un début. .. On a l'exemple, avec la pie-grièche de Ceylan, d'une parfaite coordination évolutive du corps, de la culture et du comportement. Les parents sont noirs et blancs. Les petits sont d'une couleur imprécise qui se confond exactement avec celle du nid. Ces petits sont ordinairement au nombre de trois et, lorsque leurs parents quittent le nid, ils se disposent sur le pourtour de

22 celui-ci, se faisant face, et restent immobiles, les becs levés à angle aigu et se tot,1chant presque. Leur spectacle évoque alors de façon extraordinaire un nœud de bois éclaté ou une branche brisée - et les petits oiseaux ne bougent pas d'un millimètre jusqu'au retour de leurs parents. Il s'agit là d'un étonnant « mensonge social » auquel participe chaque membre de la famille. L'histoire naturelle de la tromperie est infinie. Le langage humain, comme la plupart de nos facultés, n'a fait que mettre au point un très vieux thème. Par l'usage des mots, nous nous trompons mutuellement avec application : nous avons nos méthodes, comme la pie-grièche de Ceylan a la sienne. Ce n'est que sur un seul point que notre capacité de mentir est unique et qu'elle nous est propre : l'homme, à ma connaissance, est le seul animal capable de se mentir à lui-même ... Il est naturel que nous réussissions à nous mentir mutuellement, mais qµe nous réussissions à nous mentir à nousmêmes, voilà un miracle de la nature. Et le fait que les trois sciences essentielles à la compréhension de l'homme - psychologie, anthropologie et sociologie - se mentent continuellement et avec succès à elles-mêmes, se mentent les unes aux autres, mentent à leurs étudiants et au grand public, ce fait doit constituer la plus surprenante merveille d'un siècle scientifique. Si l'on avait une connaissance exacte de leur état, on les considérerait comme des ivrognes sur la voie publique. En d'autres temps nous pourrions nous divertir des miraculeuses contradictions inhérentes aux êtres les plus évolués, mais pas à notre époque. Notre siècle joue ses sombres charades. L'avenir humajn s'approche tel un train de munitions, tous feux éteints. Le soir, nous nous couchons avec malaise et c'est avec malaise que nous nous levons le matin. Nous cherchons à nous rassurer en lisant dans le journal un article affirmant : « La science dit que ... ». Nos enfants partent pour l'école et nous louons Dien qu'ils soient instruits - notre dernier et plus grand espoir. Si le monde

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dure assez longtemps, ils seront plus aptes que nous à ordonner le désordre que nous avons créé. Mais le seront-ils vraiment - ou auront-ils le cerveau mieux lavé? Nous allons au bureau tranquillement, rassurés par la mystique scientifique. Mais la question reste posée : qui est le plus coupable, du savant qui se ment à lui-même ou du citoyen raisonnable qui ne pose pas de questions? J'ai parlé sévèrement des sciences capitales de la compréhension et je le ferai de plus en plus. Il leur appartient de réconcilier l'homme avec l'homme et de fournir à l'humanité en général les commodités qui lui manquent singulièrement. Si elles ne le font pas, il ne faut pas en accuser quelques individus mais toute la communauté scientifique, où règne une sorte de psychologie de temple. J'ai dit de la science qu'elle était notre seule religion offrant un objet de foi, mais le savant répugne à parler contre le savant. Comme dans toute religion, la psychologie du temps prévaut. Tel un prêtre disant la messe en latin, le savant formule ses conclusions dans un jargon que le profane le plus intelligent est incapable de traduire et donc, hélas, de mettre en question. Tel un participant à quelque rituel tribal, le savant dissimule sa personnalité derrière le masque stylisé de son état. Le prêtre novice accepte, en même temps que ses diplômes, les mystères du temple. Il sera touché par la controverse mais il ne s'adressera qu'à ses pairs. Il perfectionnera le dialecte de sa discipline, fréquemment inintelligible, fût-ce pour des représentants de la discipline voisine et en tout cas pour le profane. S'il ne maintient pas la mystique de l'infaillibilité, il sera excommunié - c'est-à-dire qu'il ne sera pas nommé dans une faculté. Je crois que la publication, en 1968, du livre de James D. Watson, The double helix (La double hélice), montre clairement combien rarement sont brisés les vœux du temple. Si Watson n'avait pas reçu le Prix Nobel pour la part qu'il avait prise à la découverte de la molécule d'acide désoxyribonucléique, je doute que cet ouvrage eût été publié. Sa

24 propre université avait refusé de l'éditer. Lorsqu'il parut enfin, il fit un tel bruit qu'il prit immédiatement place parmi les best-sellers, mais je ne suis pas du tout convaincu qu'un livre sur la découverte de l'acide désoxyribonucléique ellemême eût fait un tel bruit. Ce que Watson avait fait, avec une clarté et un courage admirables, c'était raconter l'histoire personnelle du savant, décrire ses faiblesses, ses jalousies, sa profonde humanité - une histoire rarement rapportée. La biologie moléculaire est à cent lieues des sciences humaines que je mets en cause, et pourtant tous les savants doivent accepter la responsabilité de cacher aux yeux du public une image que tant d'entre eux connaissent bien, de telle sorte que soit préservée l'idée de l'infaillibilité scientifique. Cette image, c'est celle de l'anthropologie culturelle, de la psychologie du comportement et de la sociologie de l'environnement, pareilles à trois amis ivres s'appuyant à un bec de gaz, en pleine euphorie, tous trois convaincus qu'ils sont les soutiens de la lumière éternelle, alors qu'en réalité ils ne font que se soutenir l'un l'autre. Chacune de ces disciplines n'est qu'une école scientifique, une partie d'un tout que chacune domine. Toutes trois se fondent sur l'hypothèse que le cerveau humain doit peu ou ne doit rien à l'expérience évolutive. Depuis Durkheim, le sociologue nie toute influence biologique sur nos systèmes sociaux et, dans une paraphrase bâtarde de Protagoras, assure que l'objet d'étude de la sociologie est la sociologie elle-même. Le behaviouriste assure que tout le comportement humain est affaire de réflexe conditionné, que lè nouveau-né vient au monde pareil à une table rase, sans préjugé génétique ni identité innée, mais qu'il agit pourtant comme le chien de Pavlov en répondant de manière prévisible à la crainte d'une punition ou à l'attente d'une récompense. L'homme n'est qu'une espèce d'argile, sans plus (B.F. Skinner, avec sa théorie du renforcement, est aujourd'hui le tzar de cette psychologie-là). Le troisième ivrogne, l'anthropologie culturelle, assure que l'homme n'est que le produit de sa culture. Quant à savoir pourquoi les jeunes

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de notre temps se révoltent contre la culture qui les a engendrés, nos anthropologues se gardent de répondre directement à cette question. Et pourtant ces trois sciences décident de l'instruction de nos enfants, puisqu'elles décident qui recevra le titre de docteur et instruira nos fils. Il existe un véritable establishment, une association d'aide mutuelle pareille aux trois ivrognes sous le bec de gaz. B.F. Skinner s'en prend au plus grand spécialiste du comportement animal, Konrad Lorenz, à propos duquel il écrit : « Le livre de Lorenz l' Agression pourrait faire beaucoup de mal s'il détournait notre attention des variables manipulables de l'environnement normal en faveur de contingences phylogénétiques qui, par leur caractère obscur et lointain, encouragent une attitude de passivité résignée. » Que le lecteur incapable de comprendre ce jargon me croie sur parole si je dis que le psychologue Skinner défend là la sociologie de l'environnement. Dans une attaque contre un de mes livres, Ashley Montagu déclara : « Ce qu'il y a de notable dans le comportement humain, c'est qu'il est appris. Tout ce que fait un être humain, il a dû l'apprendre d'autres êtres humains. » Le Pr Montagu vient ici à l'aide du Pr Skinner. Cette association d'aide mutuelle ne semble pourtant pas invulnérable. Il y a des dissidents. Harry F. Harlow, professeur de psychologie à l'université du Wisconsin, démontre irréfutablement que l'instinct inné d'explorer et d'apprendre existe chez tout nouveau-né. La savante théorie de la récompense et de la punition n'en subsiste pas moins. Les psychologues de l'université de Californie, à Los Angeles, démontrent irréfutablement que, sans espoir de récompense ou crainte de punition, les petits rongeurs sauvages sont capables d'apprendre, d'une manière que pourrait leur envier l'homme, mais cela n'ébranle pas les conclusions de Skinner. Le psychologue Jerry Hirsch, de l'université de l'Illinois, attaque les conclusions de Skinner relatives aux rats de laboratoire en les imputant au fait qu'on a utilisé des animaux consan-

26 guins et domestiqués pour faire des expériences aux résultats inapplicables à l'être humain. A cela, Skinner répond par l'une des déclarations les plus remarquables de la littérature prétendûment scientifique : « Nous nous intéressons essentiellement au plus domestiqué de tous les animaux, l'homme. » Toutes les sciences naturelles définissent pourtant l'animal domestique comme le produit d'un élevage contrôlé - ce que l'homme n'est pas (sauf dans quelques cas rares, temporaires et d'ailleurs sans résultat, durant les périodes d'esclavagisme). Cela n'est pas de la science. Mais alors, lorsque le profane lit : « La science dit que ... », de quoi s'agit-il ? Et qu'enseigne-t-on à son enfant ? L'équivalent actuel des sermons qu'au XIX" siècle l'évêque Wilberforce opposait au disciple de Darwin T.H. Huxley : l'apologie de l'homme en tant qu'être unique, poursuivie grâce à une myriade de rationalisations ; un anti-évolutionnisme, moins la notion de création divine. Les formes de rationalisation varient. Il y a par exemple l'appel à la culture fait en 1960 par Marshall Sahlins, un des jeunes maîtres de l'anthropologie culturelle. En se basant sur un texte de Sir Solly Zuckerman de 1933, lui-même entièrement basé sur le comportement de babouins captifs du zoo de Londres, et selon lequel la société des primates est fondée sur l'attraction sexuelle, Sahlins « démontre » que la société humaine ne l'est pas. Dans un article du Scientific American de septembre 1960, Sahlins formule ainsi son évangile: Il y a une différence quantitative et sur certains points une opposition complète entre la société humaine la plus rudimentaire et la société des J?rimates la plus avancée. Cette discontinuité implique que l'apparition de la société humaine nécessite une certaine répression plutôt qu'une expression directe de la nature de primate de l'homme. La vie sociale humaine est déterminée culturellement, non point biologiquement.

L'évangile de Sahlins n'eut qu'un an d'existence. En 1961,

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S.L. Washburn et Irven de Vore publièrent dans la même revue leur étude désormais classique sur les babouins sauvages. Washburn est professeur d'anthropologie à Berkeley et, bien que je ne sois pas toujours d'accord avec lui, je le tiens pour notre plus grand anthropologue. De Vore, après avoir été son élève, est aujourd'hui professeur à Harvard. Ils avaient observé pendant dix mois des bandes de babouins en Afrique orientale. Pour eux, « nos constatations ne vont guère dans le sens de la théorie selon laquelle la sexualité est le lien essentiel qui unit un groupe de babouins ». Et ils ajoutent, en réponse à Sahlins : « Nos observations nous amènent à assigner à la sexualité un rôle beaucoup moins important, parfois même négatif. » Les nombreuses études consacrées au cours des années 60 aux sociétés de primates, auxquelles nous serons amené dans cette étude à nous référer continuellement, confirment les conclusions de Washburn et de De Vore. L'étude, par J.J. Petter, de diverses espèces de lémuriens de Madagascar, a montré que la brièveté des périodes sexuelles n'empêche pas l'existence de sociétés étroitement soudées. La même chose s'est révélée vraie pour les singes rhésus et les singes du Japon. Les gorilles des montages de Georges Schaller 1, qui vivent en bandes comptant parfois vingt-sept individus sous le contrôle absolu d'un seul mâle, ont une faible activité sexuelle. En 466 heures d'observation, Schaller n'a constaté que deux accouplements, chaque fois pratiqués par des mâles de second rang en présence du « chef » indifférent. En 1965, Jane B. Lancaster et Richard B. Lee ont observé quatorze groupes de primates dans la nature et ils concluent : « Il est évident qu'une attraction sexuelle constante ne peut être la base de l'association permanente des primates. » L'année suivante, les Harlow ont parlé d' « échec de la théorie sexualiste ». Et dans le même temps, qu'est-il advenu de la disconti1. Cf. l.'n an chez les gorilles, par G,B. Schaller (Ed. Stock).

28 nuité entre les sociétés humaine et animale et du corollaire selon lequel « la vie sociale humaine est déterminée culturellement et non biologiquement » ? Rien. La sociologie et l'anthropologie culturelle ont poursuivi leur chemin comme si de rien n'était. Avec la même sérénité, elles ont ignoré les intrusions de la linguistique. Une rationalisation comparable à celle de Sahlins s'appuie sur le langage et la faculté humaine de communication verbale considérés comme une preuve d'indépendance culturelle vis-à-vis de notre passé évolutif. Mais le développement de l'étude des moyens de communication chez les animaux ont renforcé les conclusions révolutionnaires de linguistes tels que Noam Chomsky et Eric Lenneberg, selon lesquelles un enfant ne pourrait apprendre rapidement le langage en l'absence de prédispositions biologiques aussi nécessaires que les prédispositions motrices qui rendent possible la marche. Ces conclusions assimilent notre faculté particulière de parler aux caractéristiques qui nous sont venues par la voie évolutive. Aujourd'hui, une masse de preuves irréfutables détruisent les prémisses essentielles des trois sciences centrales de la compréhension de l'homme et, en particulier, celle selon laquelle il y a discontinuité entre l'homme et les autres animaux. Jusqu'à ces dernières années, j'étais enclin à admettre qu'il existait deux particularités spécifiquement humaines, notre conscience de la mort et notre tendance au rituel. Dans African Genesis 1, tout en exprimant mes doutes touchant l'affirmation des limitations animales, je souscrivais encore à l'opinion dominante selon laquelle aucun animal n'a conscience de la mort. Sur quoi, plus récemment, j'ai eu connaissance à plusieurs reprises de l'histoire de l'éléphant, et j'ai constaté mon erreur. Il est curieux de noter que les quatre animaux occupant le plus de place dans la conscience humaine - le lion, le loup, 1. Les Enfants de Caïn (Ed. Stock).

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l'ours et l'éléphant - sont parmi ceux qu'on a le moins étudiés. Georges Schaller a passé trois ans à observer les lions d'Afrique orientale et ses travaux, qui seront publiés prochainement, devrait constituer la plus importante et la plus passionnante étude jamais consacrée à une espèce animale dans la nature. Mais notre connaissance du loup est partielle, nous ne savons à peu près rien de l'ours et notre connaissance de l'éléphant est tout juste suffisante pour nous faire aspirer au temps où quelqu'un, doté d'une force et d'une ingénuité surhumaines, l'étudiera comme Tinbergen a étudié le goéland argenté. Deux savants, Richard Laws, de Cambridge, et Irven Buss de l'université d'Etat de Washington, sont généralement tenus pour les grands spécialistes des géants gris. Tous deux, cependant, sont des écologistes et ils ont consacré leurs principaux efforts à observer non pas le comportement de l'éléphant mais son indifférence à l'égard de son environnement. En 1963, j'ai rencontré Buss en Ouganda occidental et c'est alors que pour la première fois, j'ai entendu l'histoire de l'éléphant. A l'époque, le savant américain s'employait à déterminer les déplacements des troupeaux d'éléphants, étude rendue particulièrement difficile par la faculté qu'a l'éléphant,

30 malgré sa taille, de s'évanouir dans la nature équatoriale. En fin de saison, accompagné par une équipe de photographes, je rencontrai un troupeau de soixante bêtes au fond d'une vallée de Tanzanie. Il était trop tard pour prendre des photos et nous restâmes donc immobiles au milieu de cette énorme masse, essayant de nous faire remarquer le moins possible et attendant le lever du jour pour opérer. Mais au matin, les éléphants étaient partis : au cours de la nuit, ils avaient escaladé le versant de la vallée, haut de 700 mètres, et avaient disparu. Tel est le genre de problème auquel Buss se heurtait. Il essayait de le résoudre en administrant un tranquillisant à l'un des éléphants, en fixant sur lui un petit émetteur radio puis en suivant les bip-bip dans un petit avion. Si ingénieuse que pouvait sembler cette solution, elle présentait deux difficultés. L'utilisation d'un fusil à fléchettes pour injecter un tranquillisant à un animal sauvage était une technique encore neuve et il fallait décider empiriquement la quantité de drogue nécessaire pour endormir une bête de cette taille. D'autre part, il y avait le problème de la défense sociale. Nous verrons plus loin que la défense est normalement la première fonction de toute société, humaine ou animale. Les éléphants sont parmi ceux qui l'ont poussé le plus loin, et l'une des premières expériences allait tourner mal. Ce que nous tenons pour un troupeau d'éléphants est habituellement un groupe familial composé de plusieurs femelles et de leurs petits. Buss prit pour cible une jeune femelle, flanquée de son petit. Mais dès que son projectile eut pénétré dans le flanc de l'animal, il se rendit compte qu'il avait exagéré la dose. La femelle tomba comme un ballon crevé. Buss et ses assistants disposaient d'un antidote mais ils ne purent s'approcher : face à la troupe furieuse des défenseurs de la femelle abattue, ils ne pouvaient qu'attendre et espérer, Au bout d'une heure trois quarts, elle mourut. Ce n'est pas Buss qui s'en avisa le premier, mais la famille de la victime. En un instant, elle renonça à la défendre et se mit à tourner en rond, sans but, et c'est alors seulement que Buss comprit

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ce qui était arrivé. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. La femelle la plus âgée, peut-être la grand-mère du groupe, entraîna les autres dans la forêt. Le petit, lui, resta près de sa mère morte. La vieille revint en arrière, et, le poussant doucement de sa trompe, le fit rejoindre le groupe. Puis elle revint à nouveau, se mit à arracher des branches et des touffes d'herbe et en couvrit la tête et une partie du corps de la morte. Puis elle rejoignit à son tour la famille et tous les éléphants, silencieusement, s'enfoncèrent dans la forêt. La prise de conscience de la mort était indiscutable. Mais le rituel qui avait suivi était-il simplement une réaction inexplicable d'une vieille femelle originale ? Je racontai cette histoire au cours d'un cocktail, à bord du navire qui me ramenait de Naples à New York. Un Père blanc canadien, membre de l'ordre qui depuis toujours a des missions dans les coins les plus reculés ·de l'Afrique, me dit que, dix-sept ans plus tôt, il avait été appelé pour donner les derniers sacrements à un chasseur noir piétiné par un éléphant. Il était arrivé trop tard : l'homme était mort - mais son cadavre avait été recouvert d'herbe et de branches ... Dans son livre The Deer and the Tiger (Le Daim et le Tigre), George Schaller rapporte un incident dont il fut témoin en Inde, alors qu'il avait attaché un buffle à un poteau pour attirer les tigres. Une tigresse tua le buffle et ses petits commencèrent à le manger mais un éléphant survint, les dispersa et entreprit de couvrir les restes du buffle de branches brisées. Les plus étranges versions de l'histoire de l'éléphant sont peut-être rapportées par George Adamson. Pendant de longues années, il eut la charge de l'immense district fédéral du Nord du Kenya, habité par quelques tribus et une étonnante variété d'animaux. Adamson se rappelle le cas d'une indigène qui, ayant marché longtemps pour rentrer chez elle, était tombée évanouie sur le bord de la route. Lorsqu'elle était revenue à elle, elle avait été terrifiée en se voyant entourée d'éléphants qui la touchaient délicatement de leur

32 trompe. Comme elle restait immobile, pétrif ée, ils l'avaient couverte de branches. Mais le plus étonnant souvenir d'Adamson concerne un éléphant qu'il abattit dans la petite capitale administrative du district fédéral, Isola. Un jour, une femme affolée vint lui dire qu'un éléphant s'était introduit dans son jardin qu'il saccageait en s'efforçant de s'approcher des arbres fruitiers. Adamson devait faire son métier : en soupirant, il prit son fusil et alla tuer l'animal. La viande fut distribuée aux habitants et la carcasse de l'éléphant transportée en camion à plusieurs kilomètres de la petite ville, où les hyènes s'en occuperaient - ce qu'elles firent. Mais quelques jours plus tard, d'autres éléphants firent leur apparition dans le jardin saccagé. L'un d'eux portait l'omoplate du défunt et il la déposa exactement à l'endroit où Adamson avait tué l'éléphant ... Il y a dix ans, de telles histoires auraient suscité des sourires incrédules. Elles ne le font plus. Et le dernier carré des défenseurs du caractère unique de l'homme ne pourront plus ignorer indéfiniment le mystérieux héritage que nous portons en nous.

4. Le lecteur éclairé se demande peut-être pourquoi, un siècle après la publication de La Descendance de l'homme de Darwin, d'autres hommes éclairés contestent ainsi les implications humaines de l'évolution. Il doit y avoir plusieurs raisons, parmi lesquelles je ne crois pas que l'argument religieux occupe encore une place importante. Dans le corps universitaire, on rencontre fréquemment des spécialistes qui ne veulent pas admettre qu'ils ont été formés trop tôt ou qu'ils ont négligé de se tenir au courant des progrès de la biologie. Parmi ceux qui se considèrent comme des intellectuels et pour qui la vie de l'esprit est tout, il doit aussi y en avoir un certain nombre qui éprouvent un dégoût et une humilia-

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tion compréhensibles lorsqu'on leur remontre qu'elle n'est pas tout. J'en suis pourtant arrivé à croire que la principale résistance est le fait de ceux qui, avec les années, ont rejeté un honorable libéralisme en faveur d'un moins honorable dogmatisme et qui dissimulent sous un masque séduisant d'humanitarisme un assez sinistre pharisaïsme. Je ne connais pas de texte illustrant mieux ce qui passe pour une pensée scientifique qu'un certain passage de l'introduction de Sol Tax à Horizons of Anthropology (Horizons de l'anthropologie), un ensemble d'essais rédigés par quelquesuns de nos plus jeunes et de nos plus brillants chercheurs. Tax lui-même est professeur à l'université de Chicago, rédacteur en chef de l'excellente revue Current Anthropology (L' Anthropologie aujourd'hui) et un personnage assez impressionnant dans son domaine. Ce qu'il écrit ressemble pourtant plus à une profession de foi politique qu'à une vue scientifique : Que nous soyons archéologues ou linguistes, spécialistes en art ou en géographie, que nous étudiions le comportement des babouins ou les subtilités de l'esprit humain, nous nous disons tous anthropologues. Il est également évident que nous portons tous en nous la tradition libérale de nos premiers ancêtres. L'espèce humaine est une; nous estimons tous les peuples et toutes les cultures ; nous réprouvon~ toute esRèce de préjugé contre les peuples et l'usage de la force en vue d assurer la domination d'une nation par une autre. Nous croyons à l'autodétermination des peuples libres. Nous détestons, particulièrement le mauvais usage que font de nos connaissances des fanatiques ou des politiciens. En tant que savants, nous ne connaissons jamais toute la vérité : nous devons avancer à tâtons et toujours ap~rendre, mais nous en savons infiniment plus que les racistes verbeux, qu'ils soient des Etats-Unis ou d'Afrique du Sud. Nous sommes égalitaires, non point parce que nous pouvons prouver l'existence d'une égalité a:bsolue mais parce que nous sommes certains que les différences qui peuvent exister au sein de vastes populations sont sans importance sur le plan de la politique des nations. Cette conviction procède de nos connaissances d'anthropologues, mais elle nous satisfait également en tant que citoyens du monde.

Ces propos ne sont pas ceux d'un esprit libre et ils

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n'indiquent pas non plus ce que devrait être la discipline d'une science libre. Il est regrettable que la première phrase de ce chapitre soit de nature à indigner le Pr Tax, mais le regret que j'en ai m'est supportable. A une époque où une grande partie de l'espèce humaine a conscience de la catastrophe qui la menace, l'anthropologie, science de l'homme, ne saurait se contenter de brevets d'autosatisfaction. Il est évident que tous les confrères de Tax ne sont pas d'accord avec lui : cela apparaît dans l'ouvrage même qu'il a préfacé. Mais le plus sévère reproche qu'on ait adressé à son école de pensée scientifique l'a été plusieurs années plus tard par Julian H. Steward, de l'université de l'Illinois, anthropologue culturel comme Tax mais plus conscient que lui des devoirs de l'anthropologue. Dans une lettre adressée à la revue Science, Steward a écrit : A ceux qui proclament que le spécialiste des sciences sociales ne peut séparer sa science de ses sentiments humains, je réponds qu'il le peut et le doit (... ) Le sociologue devrait se donner pour tâche de développer une méthodologie qui aboutisse à des hypothèses prévisionnelles plutôt que de se livrer à des exhortations morales. Les devoirs des sciences humaines à l'égard du bienêtre et de la réconciliation des hommes sont tels que, sans eux, ces disciplines n'auraient pas de raison d'être. Une telle obligation impose à la fois humilité et objectivité. Il importe peu d'être content de soi en tant que citoyen du monde lorsque le monde est en danger. C'est la nécessité de formuler des hypothèses d'une valeur prévisionnelle qui inspire ce livre, comme elle a inspiré mes recherches antérieures. Si les doctrines touchant la souveraineté, le caractère unique et la perfectibilité de l'homme avaient fourni de telles hypothèses, nous devrions être heureux. Mais il m'est difficile de croire que ce siècle aurait connu une telle quantité de massacres, de terreurs, de bonnes intentions frustrées et de mauvaises intentions fructueuses

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si nous n'avions été guidés par l'erreur, tout de même que je ne puis croire que l'héritage que lèguera ce siècle au prochain doive nécessairement comprendre tant de problèmes non résolus. Nous avons mis à l'épreuve la philosophie de l'impossible. Est-il permis de suggérer que nous nous tournions vers une autre ? Le fait qu'une hypothèse inspirée par l'étude de la nature évolutive de l'homme puisse avoir valeur de prédiction se voit en partie confirmée par la déplorable guerre du Vietnam. Dans The Territorial Imperative 1, j'ai étudié l'histoire et la nature d'une force biologique appelée « sens du territoire > et constatée pour la première fois chez les oiseaux par un ornithologue amateur britannique, Eliot Howard. Aujourd'hui, nous pouvons avancer que dans beaucoup d'espèces autres que les oiseaux le mâle défendra son territoire - c'est-à-dire son fragment personnel d'espace dans le monde - contre toute intrusion avec une haute probabilité de succès, même si l'intrus est plus fort que lui. Corollaire à ce que j'ai appelé le complexe amitié-haine : il est vraisemblable qu'un groupe de défenseurs d'un territoire verra ses liens se resserrer et ses efforts se renforcer en face de l'ennemi-intrus. J'ai formulé l'hypothèse que l'homme a un instinct territorial et que si noU:s défendons nos foyers et nos patries c'est pour des raisons biologiques ; non point parce que nous choisissons de le faire mais parce que nous devons le faire. J'écrivais cela au début de 1966, alors que l' « escalade > au Vietnam n'avait qu'un an et que l'optimisme américain était encore intact. Appliquant le principe territorial, je concluais que cette guerre ne pouvait être gagnée. Un envahisseur puissant, non freiné par la réprobation mondiale, peut anéantir en frappant d'un seul coup un défenseur de son territoire, mais une tentative d'échapper à la réprobation morale par une « escalade > graduelle donne au plus faible des défenseurs l'occasion d'accroître ses propres res1. L'impératif

territorial (Ed. Stock).

36 sources biologiques dans des proportions incalculables. Incapables de jouer les Hitler, nous avons sous-estimé les principes de l'évolution. La profonde humiliation de l'Amérique a un aspect ironique. Une connaissance plus sérieuse de la nature évolutive de l'homme eftt révélé que cette guerre était absurde. C'est la foi en la nature rationnelle de l'homme, en la thèse selon laquelle, menacés d'une punition assez sévère ou tentés par une récompense assez séduisante, les hommes feraient montre de raison, qui a encouragé les espoirs mis dans notre politique d' « escalade ». A quoi il nous faut humblement ajouter cette remarque : la décision finale de l' « escalade » et de cette ultime sottise, le bombardement du Nord-Vietnam, fut prise non point par des généraux obtus mais par un groupe de civils, les plus lucides et les plus éclairés dont mon pays puisse tirer fierté. La guerre du Vietnam aura été l'expérience la plus coftteuse jamais conçue pour mettre à l'épreuve une théorie scientifique tenue pour indiscutable par les hommes les plus éclairés. Mais les Vietnamiens, à leur manière, comme les événements devaient le démontrer, n'ont pas réagi comme les rats domestiqués de B.F. Skinner... Il y a dans le cœur humain une jungle où, comme c'est si souvent le cas dans la jungle des bêtes, les thèses des savants sont contredites. Le principe territorial en est une illustration. Alors que, sur certains plans, nous pouvons admettre le principe général selon lequel l'homme, mis devant un choix, optera pour la solution la moins douloureuse et la plus facile, il y a néanmoins un point où ce choix entre le raisonnable et le déraisonnable ne joue plus. Il y a une sagesse trop ancienne dans la loi naturelle pour que la survie de la population et la possession d'un territoire soient soumises aux caprices d'une théorie psychologique. L'équilibre des forces évolutives est beaucoup trop complexe pour se soumettre à des vues rationalistes. Et c'est pourquoi l'Amérique a dft tristement renoncer à se demander : « Quand les Vietnamiens appren-

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dront-ils ? ». Pourtant nous n'en sommes pas encore arrivés à nous poser la vraie question : « Quand apprendronsnous? » Je ne suis pas revenu sur la mésaventure américaine dans le Sud-Est asiatique pour considérer ses données elles-mêmes mais pour mettre en lumière la valeur prévisionnelle des hypothèses concernant notre héritage évolutif, par opposition aux hypothèses fondées uniquement sur le caractère exceptionnel de l'homme. L'Homo sapiens n'est pas un être rationnel. S'il l'était, il faudrait sans cesse récrire !'Histoire. Mais ayant des facultés rationnelles que ne possèdent pas les autres animaux, nous avons celle d'étudier nos propres irrationalismes et leurs sources. Et les dominant, nous retrouvons l'antique sagesse du « Connais-toi toi-même ». C'est I'hubris seule qui affecte nos pouvoirs. Le crépuscule du :xx0 siècle s'étend sur les rues de nos cités, nos autoroutes, les parcs à voitures de nos usines. Il pénètre nos jardins, nos maisons, nos bureaux. Ces enfants sont-ils les nôtres ? Ils nous semblent étrangers. Ces parents sont-ils les nôtres ? Je ne les reconnais pas. Le crépuscule se fait plus sombre et il ne fait pas de discrimination entre riches et pauvres, hommes instruits et illettrés, Soviétiques, Chinois, Français, Américains. Les races ellesmêmes deviennent indistinctes et, si nous voulons nous voir les uns les autres, nous devons faire un énorme effort d'attention. Nous devons rapprocher de nos yeux ce qui est écrit et, même alors, une ombre qui n'est pas naturelle obscurcit sa signification. Pourtant ce crépuscule a quelque chose d'anormal, car si nous pouvions voir le soleil, nous nous apercevrions qu'il est midi. L'horloge tictaque. Jamais nuit ne fut aussi menaçante que celle qui s'annonce, car c'est une nuit que nous avons faite nous-mêmes.

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5. L'homme se trouve devant un précipice. Nous en avons conscience. L'obscurité est sans étoiles. Nous errons, égarés, tel un vieux chien, et la peur est le seul compagnon qui nous res,te. Où est le nord ? Où est le sud ? De quel côté est la montagne et de quel côté l'abîme? Nous ne le savons pas. Nous cherchons une lumière ; il n'y en a pas. Nous tendons la main ; c'est dans la nuit. Nous avançons, parce que telle est notre nature. Mais dans quelle direction ? Et à quelle distance est le précipice ? Nous avons derrière nous trois milliards d'années d'évolution organique. C'est une durée respectable - presque un tiers de l',âge de l'univers. Trois milliards d'années de hasard, d'incessantes tentatives et d'incessantes erreurs, d'échecs oubliés et de succès exaltants ont formé l'être qu'on appelle l'homme. Nous pouvons oublier les erreurs et les échecs de la nature : ils n'ont abouti à rien. Mais sera-t-il dit, dans le grand livre de la vie, qu'après trois milliards d'années l'homme, ce produit de l'expérience suprême, a échoué également?

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L'Histoire, a dit un grand savant, est un ossuaire des espèces. Ce qu'il y a peut-être de vraiment unique chez l'homme, c'est qu'il est le premier animal tragique. Nous sommes, autant que nous le sachions, les premiers à qui il ait été donné de se juger eux-mêmes, de se souvenir de choses depuis longtemps révolues, d'imaginer l'avenir. Nous avons reçu en partage des plaisirs supérieurs à ceux des autres animaux, puisque nous pouvons les goûter par comparaison - et la possibilité exquise de savoir que le moment présent diffère du passé et ne reviendra jamais. Nous avons aussi, et c'est notre ultime liberté, le don de connaître l'existence du précipice, alors même que nous l'avons nous-mêmes creusé. Aux premiers temps de notre histoire a vécu un poète tragique qui raconta le drame d'un roi du passé, et ce drame avait une telle résonance que, depuis, on n'a jamais cessé de l'évoquer. Ce roi, en toute innocence, avait offensé les dieux, et lorsque, enfin, il découvrit la vérité, il se creva les yeux avec horreur. Est-il vrai que nous cherchions notre chemin dans une nuit insondable, ou bien, comme Œdipe, nous sommes-nous rendus aveugles ? Avons-nous, en toute innocence, offensé certains dieux secrets et omnipotents et aujourd'hui, terrifiés par la conséquence de nos actes, refusons-nous de regarder ? Comme nous avons creusé le précipice, avons-nous provoqué l'obscurité ? Ce n'est pas impossible. Notre pied glisse. Nous tombons, nous, Homo sapiens, de façon ignominieuse ; nous essayons de nous accrocher à un sol plus solide. Et quelque part dans le vide noir et sans fond, un rire s'élève. Nous nous soulevons un peu sur les mains et les genoux, scrutant l'impénétrable. Le rire s'estompe, avec des gloussements de dérision. Mais quelque chose, là, nous observe, quelque chose qui peut voir alors que nous ne le pouvons pas. Œdipe, Œdipe, ce ne peut pas être la nuit qui nous entoure ...

2. L'accident

de la nuit

La diversité est la matière même de l'évolution, puisque c'est dans la diversité des êtres que la sélection naturelle fait son choix. Nos dons génétiques diffèrent autant que diffère notre capacité innée de modifier notre environnement ou de nous adapter à lui. Aucune étape, dans le développement de la vie, n'a autant contribué à la diversité que la reproduction en tant que conséquence de l'étreinte sexuelle. La question de l'inégalité peut paraître déplacée, mais il fut un temps, l'ère victorienne, où celle de la sexualité l'était aussi. Si nous avons transféré le tabou de la sexualité à ses conséquences, peut-être n'est-ce là qu'une évolution naturelle de l'esprit puritain. · Plus sommaire est un organisme, plus imperceptible est sa différenciation individuelle et plus lente son avance évolutive. Lorsque nous remontons dans le temps jusqu'aux premières et obscures formes de la vie, nous en arrivons à des êtres qui existaient avant l'apparition de la sexualité. Les plus anciens que nous connaissions ont laissé leurs vestiges fossilisés dans les rochers d'Afrique du Sud il y a un peu plus de trois milliards d'années. Une espèce de vie doit avoir pris naissance peu après la formation de la Terre ellemême. Nos plus anciens ancêtres ont encore aujourd'hui des

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descendants, telles les amibes qui ont découvert un mode de vie si satisfaisant qu'elles n'y ont jamais renoncé. La diversité est apparue à l'ère que nous disons précambrienne, mais elle n'était pas telle que nous la constatons chez les organismes supérieurs. La reproduction s'est effectuée d'abord par division, les cellules « mère » et « fille.» contenant exactement le même matériau génétique. Il y a eu alors apparition d'un clone, c'est-à-dire d'un agrégat d'individus unicellulaires ou peut-être, comme chez les algues, d'une chaîne de cellules connectées, et tous ses membres, descendant par division d'une cellule-mère, commune, étaient faits du même matériau génétique. Des transformations ont pu se produire par hasard, par l'action d'une mutation, lorsque quelque force extérieure accidentelle a remplacé un ancien gène par un nouveau. Et la diversification a pu se manifester lorsque des clones ainsi dotés de capacités nouvelles se sont adaptés à de nouveaux environnements. Peutêtre y eut-il d'autres processus de transformation qui nous sont inconnus et, partant, d'autres voies vers la diversification, La seule chose dont nous puissions être sûrs est que, dans l'ensemble, la transformation fut lente et la diversification insignifiante. Notre connaissance des temps précambriens - c'est-àdire antérieurs à l'apparition d'êtres qui ont laissé des vestiges fossilisés - s'est accrue rapidement au cours de ces dernières années mais elle est encore bien mince. Nous ne savons pas exactement, par exemple, à quel moment les premières formes de reproduction sexuelle ont fait leur apparition. Il y a peut-être plus longtemps que nous ne le pensons. Mais il y a quelque cinq cents millions d'années, en tout cas, la reproduction sexuelle. avait remplacé la division cellulaire. Plusieurs organismes « conservateurs », tout en expérimentant plus ou moins cette nouvelle méthode, restèrent attachés à l'ancienne. Mais l'union de deux individus, par opposition à la division d'un seul, offrait de telles possi-

42 bilités de diversification, donc de chances de survie, que le monde vivant se rallia à la sexualité. Le généticien américain Sewall Wright a montré qu'une modification défavorable de l'environnement pouvait détruire tout entier un clone de membres identiques, alors que son action sur une population d'individus diversifiés ne détruisait que les moins capables d'adaptation, les autres y survivant. Certaines espèces de protozoaires et de rotifères s'en sont tenues à la division cellulaire tant que les conditions ont été favorables puis, lorsque celles-ci ont changé, elles ont opté pour la reproduction sexuelle. Le monde de vase précambrien fut donc un monde où les rejetons tendaient à être identiques et, dans ce sens, égaux. Mais au cours des cinq cents millions d'années que compte la reproduction sexuelle, ils se sont diversifiés et ont connu des possibilités inégales. Et ce monde de la diversité est celui que nous connaissons. C'est ce monde qu'ont étudié Charles Darwin et son contemporain Alfred Russell Wallace. A la question de savoir jusqu'où peut aller la diversité des individus au sens d'une espèce, le F.B.I. apporte aujourd'hui une réponse significative : il n'y a pas deux êtres humains, fussent-ils jumeaux, qui aient les mêmes empreintes digitales. Ni Darwin ni Wallace n'eurent pourtant besoin du F.B.I. pour avoir connaissance d'une vérité que peuvent constater les naturalistes. Darwin trouva d'abord l'inspiration qui devait le conduire à écrire L'Origine des espèces dans l'ouvrage célèbre de Thomas Malthus, Essai sur le principe de population, où l'auteur formulait l'idée selon laquelle le nombre des jeunes, dans une population quelconque, devant augmenter beaucoup plus vite que les ressources alimentaires, celui-là devrait être constamment déterminé par celles-ci. Dès 1839, Darwin en tira une conclusion évidente : confrontés à des ressources alimentaires limitées, les individus doivent nécessairement entrer en compétition, les plus forts et les mieux adaptés à leur environnement laissant une descendance plus nombreuse. Il s'agissait là de la loi de la sélection naturelle,

L'accident de la nuit

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l'une des étapes les plus importantes de l'histoire de la pensée humaine. Darwin n'était pas seulement un perfectionniste mais aussi un temporisateur. A l'exaspération de ses amis, L'Origine des espèces n'était pas encore achevé dix-neuf ans plus tard. Dans le même temps, Wallace travaillait en Extrême-Orient et, en février 1858, dans les Moluques, cloué au lit par la fièvre, il n'avait rien de mieux à faire que de réfléchir. Lui aussi avait lu Malthus, mais il ignorait les vues de Darwin sur la sélection naturelle. Réfléchissant à la question des différences de mortalité, il en arriva également à la conclusion que les animaux les mieux adaptés à leur environnement avaient le plus de chances de survie : « Alors il m'apparut brusquement que ce processus naturel devait nécessairement améliorer la race, parce que dans chaque génération les individus inférieurs étaient inévitablement tués - autrement dit : c'étaient les plus aptes qui survivaient. » Wallace rédigea à la hâte un mémoire qu'il envoya à Darwin, en Angleterre. Darwin le reçut le 18 juin 1858 et eut l'impression que le ciel lui tombait sur la tête. Depuis des années, ses amis intimes lui prédisaient une telle catastrophe. Les mêmes - et en particulier Sir Charles Lyell, le plus grand géologue de son temps - essayèrent de lui remonter le moral. Ils lui dirent que les efforts accomplis par un homme pendant près de vingt ans ne pouvaient être réduits à néant par un éclair d'intuition d'un autre homme et que lui, Darwin, devait aussi rapidement que possible exposer ses vues et publier des extraits de son manuscrit. Au cours de la soirée historique du ter juillet 1858, les deux documents furent présentés au cours d'une réunion de la Société Linné, à Londres. Thomas Bell présidait la séance et, selon la tradition, le secrétaire donna lecture des deux mémoires. Darwin était chez lui, à la campagne, et Wallace était toujours en Extrême-Orient. Il n'y eut aucun débat : pour les uns le sujet était sans doute trop neuf pour qu'ils en saisissent l'importance, pour d'autres il était trop explosif.

44 Il semble que le président Bell n'ait pas éprouvé beaucoup d'émotion, car il écrivait plus tard que « l'année n'a pas été marquée par des découvertes de nature révolutionnaire ». Néanmoins, dans les milieux scientifiques et religieux, se répandirent des bruits annonçant U:Q.ecrise. Wallace ne revendiqua aucun droit de priorité et, près d'un demi-siècle plus tard, il disait : « La seule conséquence importante de mon mémoire de 1858 fut d'inciter Darwin à écrire et à publier L'Origine des espèces. » En effet, un an plus tard, le 24 novembre 1859, paraissait la première édition de l'ouvrage. Elle fut vendue en un seul jour. Et les débats auquel ce livre allait donner lieu - grâce à Wallace - se poursuivent encore aujourd'hui. La sélection naturelle intéressait non seulement la biologie mais tous les aspects de l'étude. des processus de la vie. Elle offusqua beaucoup de gens à l'époque de Darwin et ses implications en offusquent encore beaucoup de nos jours. Pourtant, la première de ces implications mérite qu'on s'y arrête. Darwin, sous l'influence de Malthus, écrivait que « la quantité de nourriture nécessaire à chaque espèce doit, en règle générale, être constante, alors que la progression numérique des organismes tend à être géométrique ». Peu de gens trouvèrent à redire à la dure loi de la famine. Nous-même, si préoccupé que nous soyons par l'explosion démographique, nous mettons rarement en doute l'idée que le nombre des humains s'accroîtra jusqu'à atteindre la limite des possibilités alimentaires. Nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur le fait que Malthus se trompait presque sûrement. Ce qui nous choquait, cependant, ce n'était pas le rôle de la famine mais le rôle de l'accident. Cette idée allait à l'encontre des convictions religieuses du XIXe siècle et elle va à l'encontre des convictions sociales du xx•. Peut-être y a-t-il en nous quelque chose qui trouve insupportable la pensée que nous soyons des accidents d'une création aveugle et non les acteurs de quelque grandiose dessein. Et bien que la sélection naturelle

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soit en elle-même l'expression d'un ordre magnifique, peutêtre une certaine lâcheté, en nous, recule-t-elle devant la corvée de créer éternellement_ l'ordre à partir d'un désordre éternellement recréé. Cela, c'est trop nous demander. Pourtant, l'inévitable et arbitraire diversification des êtres sous-tend la théorie de l'évolution. Darwin ne pouvait expliquer la diversité : il ne pouvait que l'observer. Et dès lors qu'il croyait que les particularité,s des parents devaient se mélanger dans leurs enfants, le fait que la diversification se poursuive allait devenir pour lui un obsédant casse-tête. Il ne pouvait savoir que six ans seulement après la publication de L'Origine des espèces un moine augustin, Gregor Mendel, en étudiant simplement des petits pois qu'il cultivait dans le jardin de son monastère autrichien, ferait part de ses conclusions à la Société d'Etude des Sciences naturelles de Brünn. Celle-ci publia le mémoire de Mendel dans son bulletin local, tout en considérant sans doute le moine comme

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un fou. Lorsque, deux ans plus tard, il devint Supérieur de son monastère, Mendel disparut du monde scientifique aussi discrètement qu'il y était entré. Bien que Mendel ait été assez précis dans sa description des gènes - qu'il appelait « éléments » - dans l'analyse de leur action par paires, reçues chacune d'un des parents, et de la réapparition continue de ces « éléments » par la voie héréditaire, je doute fort qu'il ait compris la portée de sa découverte. En 1900, comme pour faire écho à la coïncidence de 1858, trois savants européens retrouvèrent en même temps le mémoire oublié de Mendel - et ce fut la naissance de la génétique. Mais l'accouchement serait laborieux. A la fin du xix• siècle, la théorie de l'évolution avait connu des jours sombress. Trop de sociologues, suivant Herbert Spencer, avaient jeté l'idée darwinienne de la lutte pour l'existence dans l'arène humaine afin de consacrer « loi naturelle », au nom d'un darwinisme social, les conséquences les plus brutales de la force de l'homme ; et trop de zoologues, incapables de combler les lacunes de la pensée de Darwin, avaient reporté tous leurs soins sur l'interminable tâche de classification des espèces. Sir Julian Huxley a excellemment dit de cette période : « Enivrés par les premiers succès de la philogénie évolutive, ils s'employèrent - comme quelque Commission forestière de la science - à planter de façon désordonnée des arbres généalogiques sur les plus beaux sites de la biologie. » Avec la résurrection de Mendel, la biologie allait connaître une vie nouvelle et sans précédent. La théorie de l'évolution commençait son long voyage qui, du statut de simple spéculation, la conduirait à celui de science moderne. Les zoologues cessèrent de classifier les oiseaux empaillés dans des muséums mal aérés pour planter des primevères, ce qui était beaucoup plus sain. Les expérimentations se multipliaient. En Amérique, Thomas Hunt Morgan fondait le culte de la mouche fruitière, animal peu séduisant mais digne de la dévotion du généticien car elle atteint en dix jours sa matu-

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rité reproductrice. Avec chaque expérience, cependant, apparaissaient de nouveaux problèmes et de nouvelles contradictions. Puis, vers 1930, les trois Sages de la génétique, Fisher, Haldane et Wright, introduisirent l'ordre mathématique dans les problèmes de l'hérédité; et la génétique devint le fondement solide de la théorie évolutionniste moderne. Il y a loin des petits pois de Mendel à la molécule de l'acide désoxyribonucléique. Pourtant, de même que Darwin (en dépit des hypothèses douteuses de Malthus et de sa propre inaptitude à expliquer la diversification) avait vu juste en ce qui concernait la sélection naturelle, de même Gregor Mendel avait, par une chance incroyable, choisi chez ses petits pois des caractéristiques susceptibles de permettre la démonstration de ses théories. S'il en avait choisi d'autres, d'une nature génétique plus complexe - par exemple une caractéristique produite par plusieurs gènes agissant de concert ou plusieurs caractéristiques influencées par un gène unique - ses prévisions auraient échoué, il aurait abandonné ses expériences et on aurait oublié jusqu'à son nom. Mais en dépit de la simplicité de ses prémisses (un gène - une conséquence), à propos de quoi Huxley, avec son sens des formules imagées, a parlé de « génétique de la boule de billard », et en dépit des complexités qu'elle engendrerait par la suite, la loi de Mendel expliquait la diversification des êtres vivants. Le principe est celui de la recombinaison. Dans la conception sexuelle, deux parents dont les gènes sont appariés selon des combinaisons différentes apportent chacun sa contribution à ce qui devient une nouvelle combinaison génétique. L'œuf fécondé - cette nouvelle combinaison des possibilités parentales, déterminée par le hasard - est l'accident de la nuit. Theodosius Dobzhansky, le plus « égalitaire » des généticiens d'aujourd'hui sur le plan philosophique, a exposé ainsi les conséquences théoriques de la loi de Mendel : si les parents ont 5 paires de gènes, il y a 32 nouvelles combinaisons pos-

48 sibles ; s'il en ont 20, les possibilités s'élèvent à 1048576 ; s'ils en ont 32, le nombre de ces possibilités dépasse deux milliards. Or le plus simple des animaux possède des centaines de gènes et l'être humain beaucoup plus de 10 000. Nous n'avons pas de moyens mathématiques permettant de chiffrer l'improbabilité de voir la re-combinaison des gènes engendrer deux êtres humains identiques. Mais nous parlons là de possibilités théoriques. Dans la pratique, les gènes tendent à se re-combiner par groupes, ce qui réduit la part du hasard. Certaines combinaisons sont si inconcevables que la fécondation n'aura même pas lieu. Le philosophe scientifique anglais L.L. Whyte a parlé à ce propos de sélection interne, processus selon lequel les gènes, pareils aux membres d'un club conservateur, s'opposeraient à l'admission d'un nouveau venu trop différent d'eux. II faut aussi compter avec la limitation imposée aux combinaisons éventuelles par l'évolution elle-même, qui tend à réduire les pertes accidentelles en limitant la disparité génétique des parents (nous y reviendrons). Compte tenu de toutes ces réductions des possibilités théoriques, nous devons néanmoins nous rappeler que celles-ci restent énormes. Prenons les frères et les sœurs nés d'un même couple d'adultes. Nous pouvons, bien s-0.r, trouver parmi eux des jumeaux identiques, engendrés par l'union d'un ovule unique avec un unique spermatozoïde. Dans tout autre cas, la chance de voir naître deux rejetons génétiquement similaires est de une sur un trillion. L'accident de la nuit qui détermine pour une si grande part ce que nous serons exclut la similitude. Chaque mois, un nouvel ovule descend dans la matrice de la femelle et jamais deux ovules ne sont identiques. Au moment de l'orgasme, le mâle émet un nombre incalculable de spermatozoïdes, dont jamais non plus deux ne sont identiques. A ce premier stade de la sélection naturelle, rien ne détermine quel spermatozoïde aura la chance ou la force de gagner la course à l'ovule et de le féconder. L'ampleur de cette compétition est

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telle que, si sa conséquence normale sera la naissance d'un seul être humain, une seule cuiller à thé de sperme mâle suffirait à engendrer toute l'humanité d'aujourd'hui, et tous ses membres seraient différents. Chaque être conçu par la recombinaison sexuelle est un accident génétique. Chaque individu est donc un pionnier, une aventure biologique. Il ne peut exister dans notre espèce un seul individu tout à fait pareil à nous. L'hérédité commune peut entraîner des dispositions communes chez des contemporains, ou une ressemblance limitée entre ancêtre et descendant, mais la stratégie sexuèlle exclut la prison de la similitude. Si nous n'avons pas été créés égaux, nous avons pourtant été créés libres.

2. Henry Allen Moe fut pendant plusieurs dizaines d'années directeur de la Fondation Guggenheim. Je l'ai rencontré pour la première fois il y a plus de trente ans, et il me frappa par sa gentillesse, sa sensibilité et son intelligence. Lorsqu'il prit sa retraite, il devint président de la Société philosophique américaine. Un soir de 1965, il prit la parole au Cosmos Club de Washington, pour remercier ceux qui lui avaient décerné leur prix en reconnaissance des services qu'il avait rendus à la science, à la littérature et aux arts américains. Son discours aurait pu être prononcé sur une barricade, car peu d'Américains auraient eu le courage de formuler les hérésies que contenaient les propos de cet homme aimable, sensible et intelligent. Il dit notamment : Dans son Histoire du Droit anglais, F.W. Maitland, le plus lucide des historiens britanniques, cite saint Paul : c Il vaut mieux se marier que brûler ». Sur quoi Maitland a l'audace d'ajouter à cette parole des Ecritures : « Peu d'affirmations ont fait autant de mal que celle-là. »

50 De même, empruntant aux évangiles des Etats-Unis la phrase de Thomas Jefferson : c Tous les hommes sont créés égaux », j'oserai ajouter que ~eu d'affirmations ont nécessité autant d'explications (... ) Il n est pas douteux qu'à l'époque où elle fut formulée elle avait besoin de l'être, et particufièrement dans le contexte de la Déclaration d'indépendance. Néanmoins, j'ose dire tranquillement aujourd'hui que peu de déclarations absurdes ont fait autant de mal que celle-là. Dire que tous les hommes sont créés égaux est le suprême mensonge : tout le monde le sait aujourd'hui et personne n'en doute, mais personne ne le dit ...

Lorsqu'il publia le texte de son discours, Moe souligna dans une note que la phrase de Jefferson, qui allait devenir le premier article de foi de la religion séculière américaine, avait été prononcée en 1776 et que treize ans plus tard, dans la Déclaration des Droits de l'Homme, les penseurs de la Révolution française auraient pris assez de recul pour la formuler autrement : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Le texte français, s'il est faux dans sa prémisse, laisse une certaine marge de manœuvre. La phrase de Jefferson, présentée comme une vérité d'évidence, était fausse et sans restriction. Et c'est ainsi que, depuis près de deux siècles, la pensée américaine a été de plus en plus douloureusement clouée à une croix de propagande révolutionnaire, à un vieux slogan politique que son intelligent auteur eût été le dernier à prendre au sérieux. Nous nous sommes libérés du fanatisme religieux, mais les théoriciens sociaux d'aujourd'hui ne le cèdent en rien, dans leurs dévotions obséquieuses à d'antiques credos, aux multitudes illettrées du passé. La recombinaison sexuelle impose la diversité aux êtres vivants. Dans le contexte de l'environnement, cette diversité devient inégalité. J'ai qualifié chaque combinaison différente de « proposition génétique ». C'est en effet la mise d'un être nouveau et unique à l'épreuve du développement dans un environnement particulier. Cet être, cet œuf fécondé, ce génotype encore à l'abri de l'air pollué ou des serpents, subit sa première épreuve dans la matrice, où il se divise et se

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redivise selon les instructions codées de son matériau génétique. La vie fœtale peut révéler une erreur dans les instructions originelles, auquel cas la « proposition > n'a pas de suite et l'être avorte. Mais si son développement se poursuit et si la « proposition génétique » aboutit à la naissance d'un être indépendant, alors déjà nous avons affaire à une manifestation de supériorité. Les vivants sont supérieurs aux morts ; ceux qui naissent sont supérieurs aux morts-nés. Déjà également nous sommes en présence d'un phénotype, terme d'une grande importance dans le langage du généticien. Le génotype est cet être suprêmement indépendant, l'œuf accidentel, qui ne doit allégeance qu'aux souvenirs génétiques qui se sont combinés pour le créer ; le phénotype, c'est l'g!uf plus l'expérience. La matrice peut avoir échoué à protéger le fœtus contre l'expérience, dans le cas de sous-alimentation, d'intoxication, de fatigue ou peut-être d'alcoolisme de la mère. Même dans la matrice, l'environnement aura alors infligé certaines altérations à la destinée génétique. Le nouveau-né, lui est déjà un phénotype, c'est-à-dire un génotype modifié par l'environnement. Et alors qu'un monde d'expériences nouvelles et diverses s'ouvre devant le nouvel être indépendant, les interactions du déterminisme génétique et de l'environnement imposeront un cours nouveau et de nouvelles couleurs au phénomène de l'existence individuelle. L'accident de la conception fait que deux êtres ne seront jamais génétiquement identiques. De même, les accidents de l'existence font que deux êtres vivants ne suivront jamais des voies identiques. La diversité de nos commencements est complétée par la diversité de notre histoire, mais il y a une différence considérable : tandis que le hasard décide de l'accident de nos origines, il n'y a rien de hasardeux dans les chemins que suivra notre vie, si variés soient-ils. Toute population d'hommes ou de souris, de singes ou de goélands se trouve, dans la nature, en face d'un environnement approximativement identique, offrant approximativement les mêmes conditions, les mêmes risques, les mêmes chances. Une diver-

52 sité des êtres rencontre une unicité de l'être. Le désordre rencontre l'ordre. C'est cette inégalité du terrain de jeu qui fait apparaître l'inégalité des joueurs. Dans une certaine mesure, l'environnement entraîne l'égalité dans l'élimination des moins aptes. Le jeune zèbre qui ne peut suivre sa famille est tué par le lion. Le caribou mal portant est destiné au loup. Tous les survivants ont une chose en commun : ils ont survécu. Dans une certaine mesure aussi, l'environnement entraîne l'égalité dans la formation des phénotypes. Si différents que nous puissions être au départ, nous apprenons nos leçons du même maître. Toutefois, la formation des muscles, des manières et de l'esprit en fonction des mêmes exigences de l'environnement ne va pas plus loin. L'expérience peut compléter ou réduire les possibilités de l'œuf accidentel mais elle ne peut créer ce qui n'existait pas, et nous ne pouvons léguer à nos descendants l'intelligence ou les muscles que nous avons acquis dans les épreuves de la survie : chaque œuf est un recommencement. Comme chacun sait, pour le naturaliste français Lamarck l'évolution signifiait que les caractéristiques acquises pouvaient être transmises. Incapable d'expliquer la différenciation, Darwin fut souvent tenté par cette idée, mais heureusement il résista à la tentation. L'opinion de Lamarck a été maintes fois réfutée sur le plan expérimental. Des générations de souris ont été amputées de leurs queues sans que leurs descendants fussent privés de la leur, et un humoriste a fait observer ironiquement que le sacrifice des queues de souris était inutile, dès lors qu'on savait déjà que la pratique millénaire de la circoncision par les Juifs n'avait nullement entraîné la naissance d'enfants mâles sans prépuce. Malgré quoi les marxistes, aujourd'hui encore, ont la naïveté (entre autres) de croire qu'un nouveau système social engendrera de façon permanente une nouvelle sorte d'homme. C'est là du lamarckisme et on sait que Lysenko, son prophète, connut la gloire sous Staline. Le pouvoir bannit la génétique occi-

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dentale de la science soviétique comme il bannit N.I. Vavilov, l'un des plus grands généticiens du monde, dans un camp de travail de Sibérie, où il mourut en 1943. Lysenko est tombé de son piédestal, mais son influence explique pour une part le retard de l'agriculture soviétique. On peut discuter les idées de Vavilov, mais son souvenir est absent des esprits qui, dans leurs rêveries infantiles, assimilent marxisme et progressisme, compétition (des hommes et des idées) et contrerévolution. On pourrait concevoir qu'un pouvoir temporel fort, créant un environnement implacable, réduisît par la terreur l'œuf lui-même à une médiocrité phénotypique et qu'après sa naissance il cherchât la sécurité dans la conformité. Mais c'est une impossibilité évolutive analysée par Konrad Lorenz dans !'Agression. Selon Lorenz, quelle que soit la pression de l'environnement, tout être luttera contre une telle loi, s'employera à atteindre la non-identification et à réaliser son potentiel génétique particulier par une agressivité innée. La volonté instinctive de nous accomplir et si possible de perfectionner notre potentiel génétique est elle-même inscrite dans notre code génétique. On pourrait dire, dans le contexte de cette enquête, que l'agressivité est la garantie naturelle des espèces contre l'échec du désordre, c'est-à-dire de la richesse des possibilités et de la diversité procédant de la recombinaison sexuelle. Le psychanalyste anglais Anthony Storr, développant brillamment les thèses de Lorenz dans son livre Human aggression (L'agressivité humaine), écrit à propos des enfants : Il y a chez eux le besoin de s'accrocher à la mère, de s'assurer de son affection et de son soutien, mais il y a aussi le besoin d'explorer et de dominer l'environnement, d'agir de manière indépendante (... ) L'une des fonctions importantes de l'agressivité est de faire en sorte q_ue les représentants individuels d'une es:pèce deviennent assez mdépendants pour se défendre euxmemes et ainsi, le moment venu, être capables de protéger et de soutenir les jeunes qu'ils engendreront.

54 Storr cite également la psychanalyste américaine Thompson qui écrit, sur le même sujet :

Clara

L'agressivité n'est pas nécessairement destructive. Elle procéde d'une tendance innée à grandir et à dominer la vie, qui semble propre à tout ce qui vit. C'est seulement lorsque cette force vitale est contrariée dans son développement qu'elle se charge de colère ou de haine. Nous pouvons dès lors avancer que l'agression engendre ses associées, la rébellion et la compétition. Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à parler, comme Darwin, de « lutte pour l'existence » ou, comme le x1x siècle, de « survie des mieux adaptés » : les choses ne vont pas aussi loin et Lorenz souligne avec raison que les cadavres sont rares sur la scène de la vie animale. L'objectif de l'agressivité n'est pas l'annihilation des ennemis mais la défense de l'individu. Elle implique pourtant la compétition, et Storr note encore : 0

L'expression normale de l'agressivité requiert une opposition. Les parents trop faibles, trop conciliants, n'offrent à l'enfant aucun objet de contestation, aucune autorité contre laquelle se rebeller, aucune justification à son besoin inné d'indépendance. Un enfant ne peut pas mettre sa force naissante à l'épreuve en nageant dans le sirop de sucre. L'agressivité « codée » dans nos gènes favorise le plein développement de l'individu, ce qui est une nécessité naturelle, et la diversité des individus « codés » de façon comparable entraîne la compétition, sans laquelle la sélection naturelle ne pourrait s'effectuer. Enfin, la compétition entre les membres d'une population donnée non seulement amène à maturité, pour le meilleur ou pour le pire, les hasards génétiques de nos origines mais, par un tri incessant, met à leur place des individus inégaux, en fonction des exigences de l'environnement. « L'évolution humaine est basée sur l'injustice », écrivait Sir Arthur Keith il y a un quart de siècle. Je suis rarement en désaccord avec ce grand anthropologue mais en l'occurrence

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il se trompait. L'évolution des hommes, comme celle des alouettes des prés, est basée sur la constatation d'une inégalité et sur un tri adéquat d'individus inégaux. Il n'y a injustice que lorsque la compétition avorte, lorsque la valeur n'est pas reconnue, lorsque l'absence de valeur est récompensée. Si l'injustice peut être considérée comme un trait essentiel de la vie humaine et si elle y atteint des proportions inconnues dans le monde anîmal, ce n'est pas à cause de l'évolution mais de la malice des hommes. En termes de sélection naturelle, l'injustice est un défaut d'adaptation. J'ai avancé que l'égalité des êtres se reproduisant sexuellement est une impossibilité naturelle. J'avancerai avec autant de force que dans l'histoire des vertébrés, qui a abouti à la supériorité de l'homme, l'égalité des chances est une loi naturelle, contrariée non seulement par le totalitarisme mais tout autant par l'égalitarisme. Deux expériences majeures ont éclairé l'évolution au cours des cinq cents millions d'années écoulées. La première a été celle des insectes et de certains de leurs cousins aquatiques, tels que les homards, qui ont tous des corps mous enveloppés d'une surface dure. La seconde a concerné les vertébrés, leurs contraires anatomiques, dont les corps mous enveloppent une ossature interne. Nous nous écartons parfois de ce modèle pour nous doter d'une armure extérieure - comme la tortue ou le tatou - mais c'est dans la colonne vertébrale que réside notre force, depuis les premiers poissons jusqu'au lion, le singe ou l'oiseau. Si les vertébrés en sont arrivés à dominer le monde vivant, leur triomphe est loin d'être absolu. Selon Simpson, parmi le million et quelque d'espèces aujourd'hui en vie, quarante mille seulement sont des vertébrés. Les insectes pourraient, à la faveur d'un désastre futur, nous survivre, mais l'expérience a mis à l'épreuve les divergences de comportement aussi bien que d'anatomie. L'insecte, en fin de compte, a fondé son comportement sur un instinct programmé, le ver-

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tébré sur un savoir programmé, et les bénéfices finaux du succès de l'intelligence n'ont pas encore été comptés. L'insecte, bien sûr, est loin de dépendre entièrement des instructions « codées » dans ses gènes. L'éthologiste hollandais G.P. Baerends a démontré les extraordinaires capacités qu'a la guêpe d'apprendre et de se souvenir. La femelle, normalement, creuse un trou, tue ou paralyse les chenilles, les enterre et pond ses œuf s sur elles. Elle répète l'opération à trois reprises. Dans le même temps, les œufs du premier trou sont éclos et les petits ont entrepris de manger les chenilles. La mère rouvre chaque trou et le remplit à nouveau. On pourrait considérer, à ce stade, qu'il s'agit d'une action entièrement instinctive, mais Baerends, ayant observé que la mère ouvrait les trois trous, le matin, avant de se mettre en quête de chenilles, il intervint avant son apparition, ôta de la nourriture d'un trou et en ajouta dans un autre. Ensuite, il put constater que la mère apportait plus de chenilles là où il en avait ôté et moins là où elle était capable de se rendre compte des besoins de sa progéniture; et durant quelque quinze heures de chasse elle se rappelait les besoins différents de ses différents nids. Niko Tinbergen, pionnier de !'éthologie, a écrit que, si précis que puisse être ce genre de savoir, il est limité et ne concerne qu'une seule activité instinctive. On ne peut pas dire que la guêpe a « appris » à compter. Ce qu'elle fait, c'est compléter par l'expérience un « programme » instinctif remarquablement organisé. Cette faéulté pourrait être la base du système de caste dans la société des insectes. Car les insectes, comme les vertébrés, ont créé des sociétés. Depuis ie début de ce siècle, les entomologistes ont découvert les miracles de l'organisation sociale chez les fourmis, les termites, les abeilles (on connaît, notamment, les travaux de Karl von Frisch sur la communication par la « danse » chez les abeilles). Dans toutes ces sociétés, chaque individu a un rôle particulier (ou une succession de rôles) à remplir dès sa naissance. L'existence des castes nous a révélé combien

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l'évolution des premières sociétés est ancienne. Récemment, on a trouvé dans le New-Jersey un morceau d'ambre dont on a pu déterminer l'âge : cent millions d'années. A l'intérieur, comme en vue du Jugement dernier, il y avait une fourmi ouvrière. L'évolution des systèmes vivants gouvernés par des instincts programmés trouve un avantage sélectif pour la vie soèiale dans l'existence de « classes » spécialisées mais non d'individus spécialisés. En revanche, l'évolution des systèmes vivants basés sur un savoir programmé trouve un avantage sélectif différent dans la supériorité hasardeuse de certains individus et non dans l'existence de castes déterminées. Dans

58 toutes les sociétés de vertébrés on trouve deux rôles biologiquement déterminés : celui du mâle et celui de la femelle. Pour le reste, l'individu est livré à lui-même. Les exceptions à cette règle sont si rares qu'elles méritent d'être considérées. J'ai écrit dans l'impératif territorial les particularités d'un oiseau appelé combattant. Au printemps, les mâles arborent autour du cou un splendide bouclier de plumes !auquel ils doivent leur nom. Ces plumes sont de couleurs si variées qu'aucun combattant ne ressemble à un autre. Làdessus, ils gagnent certaines zones de la côte hollandaise, s'y installent chacun sur un petit monticule, paradent - et se mettent à combattre. Les femelles cèderont ensuite aux vainqueurs. Mais de plus récentes observations ont révélé chez les combattants des subtilités de comportement antérieurement inconnues. Parmi les mâles, il y a deux « classes » : les mâles territoriaux, véritables gladiateurs, et les mâles satellites. Les représentants de la première catégorie sont d'un coloris plus clair et d'une grande agressivité. Les autres, plus foncés, évitent le combat et se tiennent passivement dans le voisinage des premiers. Toléré par le mâle territorial, le satellite se voit occasionnellement autorisé à s'accoupler une ou deux fois. Les observateurs sont arrivés à la conclusion que, comme il y a des yeux bleus ou marron, les classes de combattants sont déterminés génétiquement. Le rapport coloris-comportement est une conséquence du polymorphisme, c'est-à-dire, en langage de généticien, de la détermination de plusieurs caractéristiques par une seule paire de gènes ou un seul groupe de gènes agissant conjointement. La caste du combattant n'est pas héréditaire ; elle est déterminée par le hasard de la recombinaison sexuelle, mais pour chaque génération selon une proportion mathématique régulière. Si cette conclusion est correcte, le combattant nous offre le seul exemple de système de classe génétiquement déterminé que je connaisse dans le monde des vertébrés. Il y a pourtant des exemples de détermination sociale qui rappellent ce qui se passe chez les humains. On les trouve

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notamment chez certaines espèces de singes assez v01smes, les macaques japonais et rhésus. Le macaque japonais est le génie social de la famille des primates. Les sociétés organisées où il vit sont parmi les plus nombreuses qu'aient jamais constituées des primates, humains ou sous-humains, avant que les hommes aient commencé à s'assembler dans des villages. Dans ces colonies, les mâles se divisent eux-mêmes selon un ordre hiérarchique, ce qui est courant chez les singes. Ce qui l'est moins, c'est que cette hiérarchie existe aussi chez les femelles. Et l'observation révèle qu'à moins que la colonie ne devienne trop nombreuse, le fils d'une femelle de rang élevé a une chance beaucoup plus que normale d'accéder à un rang élevé parmi les mâles. Kinji Imanishi est arrivé à la conclusion qu'un petit mâle qui a appris à s'entendre avec une mère de rang élevé sera plus apte que les autres à coopérer avec les mâles supérieurs. Le rhésus indien est le primate qu'on a le plus étudié en laboratoire. Il y a trente ans, C.R. Carpenter, le pionnier de l'étude des primates à l'état sauvage, en transporta un grand nombre sur la petite île de Santiago, au large de la côte portoricaine. La colonie qu'il fonda ainsi subsiste toujours et est toujours étudiée par divers observateurs, qui y ont constaté un mode de comportement comparable à celui que Imanishi avait observé au Japon. Le rhésus, lui aussi, vit en bandes nombreuses et organisées, où les femelles ont un rang hiérarchique. Dans la plupart des bandes, les fils des femelles dominatrices réussissent rapidement à l'emporter sur beaucoup de leurs aînés dans la hiérarchie mâle. Mais Carl Koford a rapporté un fait curieux, qui donne à penser que cette situation est peut-être antinaturelle : il a observé deux jeunes mâles qui, ayant accédé à un rang élevé dans la hiérarchie, renonçaient bientôt à leurs privilèges et abandonnaient la bande pour devenir des solitaires et ultérieurement se joindre à d'autres bandes où ils occupèrent des positions inférieures. Et Koford écrit : « Une haute naissance permet apparemment un rapide avancement dans la hiérarchie

60 sociale, mais elle n'assure commandement. »

pas

l'accession

au poste

de

Nous en saurons plus, un jour, sur ce sujet. Pour l'instant, toutefois, il s'agit là des deux seules espèces vertébrées chez lesquelles j'aie jamais constaté l'existence d'une discrimination sociale, et jamais exceptions n'ont autant confirmé la règle. L'égalité des chances est une loi chez les vertébrés. La hiérarchie des sexes est universelle ; c'est l'expression la plus simple de la division du travail. Mais dans chaque sexe le tri des individus inégaux s'effectue dans des conditions d'entière liberté. La justice animale fut peut-être la première loi naturelle que l'homme civilisé ait commencé à violer systématiquement. Les avantages de la naissance n'offrent aucune garantie de supériorité génétique. Les restrictions de caste, de classe, d'occupation, de pauvreté déforment ou empêchent l'épanouissement phénotypique de l'héritage génétique chez l'individu en voie de développement. Mais l'accident de la nuit, avec toutes ses ressources à la fois riches et hasardeuses, a abouti chez l'homme à un avortement social. Il est exact qu'il y a eu des révolutions, mais l'histoire humaine a beaucoup plus souvent été marquée par le déclin des empires, la disparition de royaumes, l'extinction de peuples génétiquement épuisés par l'injustice de l'ordre. Nous allons considérer les inégalités des populations, mais il nous faut d'abord nous rendre compte que la justice animale traduit l'équité, la liberté et l'ouverture de la compétition des inégaux. Si l'inégalité n'existait pas, la justice n'aurait aucune fonction - et c'est peut-être pour cela que l'idéal égalitaire, niant la· nature même de l'homme, aboutit si facilement à la tyrannie de la pensée et du pouvoir.

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L'accident de la nuit

3. Les généticiens des années trente - Wright, Fisher et Haldane - ont confirmé mathématiquement les principes généraux de l'hérédité mendélienne, mais ils ont fait plus : ils ont créé la science de la génétique des populations. Après eux vint une génération de nouveaux explorateurs du gène - Dobzhansky, Ernst Caspari, C.D. Darlington, Kenneth Mather, C.H. Waddington, J.M. Thoday et beaucoup d'autres - qui ont conduit Èl_ l'explosion moléculaire de James D. Watson et Francis Crick. Dans un remarquable ouvrage, The Language of Life (Le langage de la vie), George et Muriel Beadle 1 écrivent d'entrée de jeu : En traitant de la génétique à l'intention des profanes, nous n'avons pas voulu combler le fossé qui, selon C.P. Snow, sépare les deux formes de la culture mais celui qui existe entre les gens qui ont fait leurs études avant le milieu des années cinquante et les autres. Des personnalités respectées du monde universitaire semblent souvent, lorsqu'elles parlent de sciences naturelles, n'avoir pas fait d'études du tout. Soyons juste : la vérité est qu'elles les ont simplement faites trop tôt. La génétique des populations a bouleversé la biologie. Selon Ernst Mayr, « le remplacement de la pensée typologique par la pensée en termes de population est peut-être la plus grande révolution conceptuelle qui se soit produite en biologie ». Mais cette révolution, telle une explosion nucléaire, a provoqué des retombées bien au-delà des frontières de la biologie. Elle a affecté l'économie et son ancien culte de l'homme économique typique, elle devrait influencer la psychologie du comportement et sa répugnance à accepter la t. Le Dr Beadle, Prix Nobel de génétique, l'université de Chicago.

est l'ancien

président

de

62 notion de variation chez l'homme ; elle doit influencer aussi l'esprit de ce chapitre. La notion de population conteste l'uniformité et s'intéresse à ce qui distingue les individus au sein d'un groupe. Pourtant,

comme l'écrit Dobzhansky, « la postulation de l'unicité ou de l'uniformité psychiques de l'espèce humaine est probablement capitale dans la philosophie d'une majorité d'anthropologues, de psychologues, de sociologues et de plus d'un biologiste ». Mais une telle uniformité est aussi impossible dans le genre humain que la similitude chez les membres d'une troupe de boy-scouts. L'homme « moyen » n'existe pas et personne ne l'a jamais rencontré. La génétique des populations est un enfant sauvage des mathématiques, conçu dans une forêt d'équations impénétrables. Elle a émergé de cette forêt pour envahir toutes les allées de la pensée sous l'aspect d'une philosophie qui parle non de certitude mais de probabilité, qui admet le changement et rejette l'immuabilité, qui accepte que le désordre est le fondement de l'ordre. C'est un mode de pensée de toute évidence plus complexe que notre primitive et primaire dévotion au « type ». Pour elle, nous ne sommes peut-être pas tous égaux, mais c'est une philosophie en accord et non en conflit avec les processus naturels, et c'est pourquoi elle est révolutionnaire. Les conséquences accidentelles de la recombinaison sexuelle ont été un problème pour la nature et pas seulement pour les naturalistes. Les possibilités de diversification sont si nombreuses, nous l'avons dit, que l'union sexuelle, si elle n'avait pas connu de restrictions, eût pu entraîner les êtres vivants dans un voyage au sein du chaos. La première de ces restrictions - l'isolement des espèces - a eu pour effet de limiter raisonnablement l'accidentel. L'union sexuelle entre représ.entants d'espèces séparées donne naissance (normalement mais pas toujours) à des descendants stériles ou d'une fécondité déclinante. Grâce aux « mécanismes d'isolement

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reproductif >, en outre, il est à peu près inconcevable qu'une telle union sexuelle se produise. Ces mécanismes assurant par exemple qu'une chienne ne s'accouplera pas avec un chat sont aussi variés que les espèces elles-mêmes. Certains sont anatomiques, comme c'est le cas pour le macaque arctoïde, dont le pénis est aussi bizarre que le nom. Ce macaque, le macaque mangeur de crabes et le macaque rhésus sont trois espèces très proches, vivant fréquemment dans la même région, et le problème spécifique du premier semble avoir été de n'être pas éliminé, par voie d'hybridation, du fait de ses trop nombreux cousins. La solution de ce problème a été anatomique. Tous les primates mâles, y compris l'homme, ont un pénis d'une apparence assez semblable. Pendant longtemps, cependant, les observateurs se sont étonnés de l'aspect insolite du pénis du macaque arctoïde : son gland est long, mince et pointu comme un doigt d'aristocrate. En outre, l'os du pénis est au moins deux fois aussi long que celui des autres macaques (il faut noter au passage que l'homme, malheureusement pour lui, est l'un des très rares primates inexplicablement privés de ce luxe anatomique ...). On n'a résolu cette énigme du pénis du macaque arctoïde que récemment, en étudiant les organes sexuels de sa femelle : sa vulve est barrée par un obstacle naturel qui empêche sa pénétration par tout autre mâle que ceux de son espèce. Il s'agit en somme d'une ceinture de chasteté sélective, à l'avantage du macaque arctoïde. De tels systèmes d'isolement sexuel existent chez d'autres espèces, mais ils sont d'ordinaire moins efficaces. Dans le nord du Kenya, par exemple, il existe deux espèces de zèbres qui forment parfois des troupeaux communs. Le zèbre commun des prairies d'Afrique orientale, avec ses larges rayures, est celui que connaissent bien les voyageurs, et son nom d'espèce est burchelli. L'autre espèce, grevyi, a des rayures beaucoup plus étroites, il vit dans les terres arides du Nord et parfois, durant les périodes de sécheresse, descent vers le Sud pour trouver de l'eau. C'est alors que les

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deux espèces se mélangent. On n'a pourtant jamais rencontré d'hybrides ni assisté à des tentatives d'accouplement entre représentants des deux espèces. La chose tient apparemment à la conformation différente des croupes des femelles. Des différences de comportement peuvent également séparer les espèces. En 1963, John Hurrell Crook a publié une intéressante étude sur les tisserins. Ces oiseaux vivent en colonie habitant un même arbre. Chaque mâle tisse un nid sphérique suspendu à une branche, ce qui donne l'impression que l'arbre porte une grande quantité de fruits extraordinaires. Le tisserin jaune, Ploceus cucullatus, choisit volontiers un arbre proche de maisons ou d'un village, probablement pour se protéger contre certains prédateurs (comme la genette) et contre les serpents. En Afrique occidentale, où il a étudié les tisserins, Crook a trouvé près de Lagos un tisserin noir, Ploceus nigerrimus, qui se mêle aux tisserins jaunes pour nicher dans les palmiers. La différence de couleur suffit peut-être à empêcher les espèces de se croiser, mais une très nette différence de comportement donne à penser que ce n'est pas si simple. Chose inhabituelle chez les oiseaux, les mâles des deux espèces sont polygames, bâtissent plusieurs nids avant de prendre des locataires femelles et défendent tout l'espace environnant comme leur territoire. Même dans cette défense, leur comportement diffère. Le tisserin jaune s'avance vers l'intrus, lui porte un coup, puis, arrivé à la limite de son territoire, se met à ch.anter et termine par un profond salut. L'intrus jaune fait de même. Là-dessus, à trente centimètres l'un de l'autre sur la même branche, pareils à de chevaleresques épéistes du temps jadis, ils échangent chansons et saluts réprobateurs. Mais lorsque l'intrus est un tisserin noir et le défenseur un tisserin jaune, les choses se passent différemment. Au lieu de chanter et de saluer, le noir se livre à une danse sautillante, mais à cela près le rituel est le même. Une différence comparable de comportement existe chez les femelles des deux espèces. Au moment des amours, le mâle jaune

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s'accroche à l'un des nids, sous son entrée, faisant valoir ses qualités de compagnon et de propriétaire en agitant les ailes. Si une femelle entre dans le nid, la question est réglée ; si elle n'y entre pas, le mâle ne discute pas. Chez les tisserins noirs, toutefois, les choses se passent tout autrement. Lorsque la femelle traverse un territoire, le mâle la poursuit et les autres mâles se joignent à lui, tels des ragazzi romains poursuivant une blonde. Mais s'ils ont jeté leur dévolu sur une femelle qui n'est pas de leur espèce, elle n'a qu'à entrer dans le nid d'un mâle qui ne l'a pas pourchassée pour être assurée de se retrouver avec un compagnon digne d'elle.

Donnons un dernier exemple de différenciation reproductive. Les banlieusards ont souvent l'occasion de voir, la nuit, des escargots s'accoupler sur une pelouse et ils pour-

66 raient se demander comment deux escargots d'espèces différentes peuvent - surtout dans l'obscurité - se rendre compte qu'ils se sont trompés de partenaire. La réponse à cette question légitime est délicate mais simple : l'escargot est doté de ce qu'on appelle un spiculum amoris, ou dard d'amour, qui est un appendice mince et tranchant fait de la même matière calcaire que sa coquille. Au moment de la copulation, il l'enfonce dans la chair du partenaire, provoquant par là une violente excitation sexuelle. Mais il peut en aller autrement : si l'un des représentants de deux espèces différentes, par exemple Cepaea hortensis et Cepaea nemoralis, tentent de s'accoupler, les choses se gâtent. Le Cepaea nemoralis, en effet, possède un dard plus grand et l'enfonce plus vigoureusement, en sorte que la souffrance de l'autre met un terme à l'aventure. L'amour n'est pas aussi aveugle qu'on le dit. La discrimination sexuelle a été un résultat de la sélection naturelle, limitant l'union à des groupes d'animaux, appelés espèces, qui ont en commun un matériau génétique suffisant pour rendre probable la viabilité de leur descendance. Mais si en théorie n'importe quel couple d'une espèce peut s'unir et se reproduire, en fait le choix est plus limité, L'évolution a entraîné une subdivision supplémentaire, la population, pour aboutir a une diversité encore plus ordonnée. Mayr, le plus grand spécialiste de la question des espèces, a adopté la définition de Sewall Wright : « Les espèces sont des groupes au sein desquels toutes les subdivisions se croisent avec succès pour former des populations homogènes partout où elles sont en contact, mais entre lesquelles il y a si peu de croisements que de telles populations ne se rencontrent pas. » En d'autres termes, Wright tient pour la véritable unité évolutive la population qui, jusqu'à un certain point, se croise avec des populations proches d'elle jusqu'à ce qu'on arrive à la frontière de l'espèce où de telles populations ne se rencontrent plus. Mayr, comme Wright, tient pour la définition de l'espèce la relation des populations

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et non des individus. C'est ainsi que nous en arrivons à la notion de population, que Simpson a définie ainsi : « Une population est un groupe d'organismes similaires entre eux et différents des autres organismes avec lesquels ils vivent, descendant d'un ancêtre commun peu éloigné, vivant dans la même région et le même environnement, et présentant dans le temps une continuité de plusieurs générations. » Le psychologue américain John B. Calhoun ajoute à cette définition une dimension supplémentaire : « Par population nous entendons tout groupement localisé d'une même espèce particulière, caractérisé par une continuité à la fois génétique et culturelle s'étendant sur plusieurs générations. » Pour Calhoun, la population est « l'unité majeure où la vie des individus trouve sa réalité ». Ces unités majeures, pour notre espèce, pourraient être les tribus et les nations. Pour rester dans le cadre de notre propos, je crois qu'il suffit de définir une population comme un groupe d'êtres partageant un environnement commun et parmi lesquels un mâle et une femelle ont une chance variable mais probable de se rencontrer, de s'unir et de se reproduire. La limite de la population se trouve là où cette probabilité s'amenuise sérieusement. Prenons deux tribus africaines comme les Kikuyus et les Masaïs, qui vivent dans des régions voisines d'Afrique orientale mais se différencient par la langue, la tradition, les coutumes et la manière de vivre qui distingue un peuple d'agriculteurs d'un peuple pastoral. Un certain croisement a résulté des raids effectués par les Masaïs dans les villages kikuyus, où ils allaient chercher des femmes. Ce sont pourtant des populations distinctes, physiquement et psychologiquement, où l'individu trouve son « unité majeure » de réalité dans la tribu et non dans le pays appelé Kenya. Le grand problème de l'Afrique indépendante a été que la frontière de la population correspond rarement à la frontière d'une population économique. Dans l'espèce humaine, le langage constitue en règle générale la frontière la plus nette entre les populations et c'est

68 pourquoi la frontière linguistique constitue ordinairement la frontière nationale ; c'est pourquoi aussi, à de rares exceptions près, les frontières politiques enfermant des groupes parlant des langues différentes voient souvent ces groupes s'opposer entre eux. Mais même au sein d'une population au langage commun, la religion, la géographie, les coutumes, l'existence de classes économiques différentes, voire le niveau d'instruction tendent à réduire à des groupes plus limités la probabilité effective d'union des individus. La plus petite de ces unités est appelée dème ou isolat. Dobzhansky a avancé que même parmi les peuples d'aujourd'hui les isolats comptent quelques centaines d'individus, rarement plusieurs milliers. Une étude sur le nombre des mariages en France a mis en lumière le fait paradoxal que, dans les régions montagneuses, ces isolats sont en moyenne de 1100 individus alors qu'à Paris, où l'on pourrait s'attendre à un vaste brassage, ils n'en comptent qu'environ 900. L'existence de ces isolats ne peut cependant être expliquée comme une conséquence de notre diversité culturelle, car ils sont souvent de même nature et de même grandeur dans les espèces animales. Les lagopèdes du Wyoming, constitués en isolat par fidélité à un territoire particulier, sont environ 900. Les kobs d'Ouganda sont, de la même manière, divisés en groupes reproducteurs de 1 000 têtes ou moins. George Bartholomew, qui a étudié une colonie de phoques de l'Alaska sur l'île Saint-Paul, y a dénombré 800 femelles et 40 mâles. Deux secteurs séparés de la réserve de Serengeti, en Tanzanie, comptent chacun environ 900 éléments. Wright, Simpson et beaucoup d'autres sont d'accord sur le fait que plus granq.e est la subdivision d'une population en de tels isolats, plus grandes sont les chances de survie de la population tout entière. Chaque isolat, de génération en génération, développe son propre « pool » de gènes de caractère similaire, réduisant ainsi au minimum le risque d'unions défavorables, tandis qu'un nombre suffisant d'individus assure une diversité suffisante. Une éventuelle mutation favo-

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rable aura l'occasion de s'étendre à tous les membres d'un groupe ainsi délimité. De même, une dérivation, c'est-à-dire une transformation génétique graduelle sans cause spécifique, conférera au groupe tout entier un caractère génétique particulier. Quel que soit le destin de l'isolat, l'avantage sélectif pour la population entière est immense. Nous avons vu que la population, en dépit de la mosaïque de ses groupes reproducteurs, affronte un environnement sensiblement uniforme. mais de même que deux individus ne peuvent être tout à fait les mêmes, les « pools » génétiques de deux isolats ne sont jamais identiques. Devant toute modification de l'environnement (provoqué par une sécheresse, une invasion de prédateurs, un déséquilibre nutritif, une épidémie), certains groupes se montreront plus aptes que d'autres à affronter la nouvelle situation. Tandis que les « inférieurs » seront peut-être condamnés, une partie du groupe devrait survivre pour transmettre à la population ses facultés d'adaptation. La véritable originalité de la génétique des populations est le concept de temps, l'idée d'une population survivant non point seulement dans un espace donné et pendant une période donnée, mais dans des conditions changeantes et peut-être une infinité de générations. L'individu peut mourir : par son apport à la population il devient immortel. Des individus peuvent varier : c'est dans l'éventail de leurs variations que résident les ressources de la population. Ils peuvent échouer ou réussir : la somme de leurs réussites signifie la survie du groupe. La vie de l'individu peut être sans intérêt, mais son apport génétique à la population peut, dans des temps différents, se révéler d'une valeur capitale. C'est la population qui évolue, non l'individu. Le « pool » génétique, c'est-à-dire le réservoir des possibilités génétiques d'une population, est aux yeux de Waddington le concept le plus avancé jamais atteint par la pensée évolutionniste. La sélection naturelle a graduellement réduit le « pool » des gènes à ceux qui ont une chance sérieuse de s'accorder entre eux. Néanmoins, il assure ses défenses contre

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les inconnues de l'avenir par différents moyens, comme la diversité des isolats et d'autres assurances secrètes telles que le gène régressif. « Hétérozygotisme » est un mot rébarbatif, mais il nous faut bien l'utiliser puisqu'il n'a pas de synonyme. Il définit une paire de gènes dont l'un est dominant et doté de la caractéristique qu'il transmet, tandis que l'autre est régressif et sans influence. Supposons que vous ayez les yeux bleus. Si vous êtes homozygote, c'est-à-dire si vos deux gènes sont dotés du même caractère dominant, vous aurez des enfants aux yeux bleus. Mais si vous êtes hétérozygote, tout peut arriver. Kenneth Mahler a démontré il y a longtemps que l'homozygotisme détermine la plupart des caractéristiques d'une population adaptée à ses conditions d'existence actuelle, mais que les ressources cachées de l'hétérozygotisme lui assurent plus de chances dans l'avenir. La sélection naturelle a en effet dans ce cas plus de matériaux utilisables, et dans une période difficile pour la population elle sera capable d'en tirer parti. Plusieurs généticiens et J.M. Thoday en particulier soulignent aujourd'hui l'importante modification qu'a subie le vieux cliché de « survie des mieux adaptés ». La génétique des populations exige que nous parlions d'adaptation aujourd'hui et demain. Que nous considérions un groupe d'organismes, un domaine des idées ou un parti politique, nous devons tenir compte non seulement des conditions de sa survie actuelle mais de sa capacité potentielle innée de changement et d'adaptation à des contingences inconnues. L'extinction a été la destinée normale d'espèces ou de populations capables d'une seule « réponse », tout de même que la défaite est le lot normal du général qui n'a qu'un seul plan d'opérations. En revanche, il y a l'individu différent qui semble déplacé dans le climat actuel mais peut nous sauver dans celui de demain, les divers isolats, amoindrissant les risques d'un asservissement de toute la population aux mêmes contingences, le gène régressif caché ici ou là et

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attendant un nouvel environnement pour accomplir l'alchimie sélective en transmuant le plomb en or. La génétique des populations introduit la précision dans l'évaluation du désordre. Ce nouveau mode de pensée fournit de même un instrument de mesure des populations. Depuis Melville Herskovits et son relativisme culturel, il semblait normal de considérer, en anthropologie, toutes les cultures et toutes les populations humaines comme égales. L'argument paraissait convaincant. Du fait que les environnements diffèrent et que chaque population oppose sa propre réponse aux problèmes qu'elle affronte, on peut difficilement faire une discrimination entre les réponses. La tribu la plus primitive peut en effet s'adapter avec plus de succès que la nation la plus avancée aux exigences de l'environnement. Mais le relativisme culturel se fonde sur le concept d'adaptation qui prévalait avant la génétique des populations. Il ne reconnaît qu'une seule règle : l'adaptabilité d'un peuple à sa situation actuelle. Le relativisme culturel ignore la capacité qu'ont un peuple et sa culture d'évoluer avec succès en face du changement. « La variation au sein d'une population constitue la matière première de l'évolution », écrivait Haldane en 1949. Cette possibilité de variation, en un temps de changements de plus en plus rapides, est peut-être la plus grande assurance de la population. Une population doit atteindre un haut degré d'adaptation à son environnement si elle veut survivre dans le présent, et si l'adaptation au présent était le seul critère, le relativisme culturel serait théoriquement justifié. Mais l'adaptation peut être trop parfaite. Lorsque la sélection, au nom de la conformité, s'ést effectuée dans un nombre suffisant de générations, tout peut sembler en ordre, et pourtant la réduction du nombre des « variants » aura affecté le « pool » génétique de la population et réduit ses perspectives de survie demain. Une diversité « sauvage », de nature à rendre hasardeuse la survie immédiate, ou une conformité assei étroite pour

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compromettre l'avenir sont des caractéristiques d'une population génétiquement inférieure. Nous pouvons rejeter ce que Henry Allen Moe appelle l'apothéose de l'erreur, la doctrine selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. Mais nous devons également rejeter comme fallacieuse la proposition selon laquelle toutes les populations humaines, fût-ce par rapport à leur environnement particulier, ont un potentiel égal.

4. Une analyse de l'inégalité humaine ne saurait être complète si elle n'aborde pas le dangereux sujet de la race. Sur ce plan-là, pourtant, la science capitule volontiers. En dépit de toutes nos prétentions, nous ne savons presque rien. Les sciences naturelles peuvent à juste titre considérer l'individu comme une entité biologique, un hasardeux accident génétique mis à l'épreuve par l'environnement. La population aussi est une entité biologique, puisqu'elle possède en commun un « pool » de gènes séparé des autres par une frontière où les croisements sont rares. Individus et populations peuvent dès lors être comparés, en termes de disposition ou de non-disposition à affronter les épreuves présentes

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ou futures d'un environnement. Mais une race est le résultat d'un isolement non point reproductif mais géographique. Une race, ou sous-espèce, est une mosaïque de populations qui a suivi sa propre ligne d'évolution au cours de nombreuses générations et a été séparée d'autres mosaïques du même genre par des barrières naturelles. Au cours de la dernière période glaciaire du pléistocène, par exemple, une espèce d'oiseaux européens fréquentant les zones boisées peut avoir fait retraite devant la glace de la toundra pour gagner d'autres asiles boisés très distincts où l'espèce pouvait survivre. Divisés pendant des dizaines de milliers d'années, affrontant des conditions différentes de sélection naturelle, les groupes séparés ont acquis des coloris distincts· et peutêtre certaines formes distinctes de comportement. Ils sont ainsi devenus des sous-espèces, manifestement différentes mais pas au point d'empêcher le croisement, si elles se retrouvaient en contact. Là-dessus, la glace et la toundra disparaissent, des vallées et des plaines longtemps inhabitables se reboisent. Les oiseaux y reviennent, les contacts se renouent et l'échange de gènes entraîne l'hybridation des groupes marginaux ou frontaliers. Après quelques nouveaux milliers d'années, on pourrait encore trouver un certain degré de pureté raciale dans les groupes centraux, mais des populations hybrides auront refait de l'espèce un tout génétique, sans frontières précises. Les races humaines ont évolué sous le signe de la séparation géographique durant toute une époque, avant la roue et le bateau, avant l'apparition d'armes et d'outils compliqués, avant la domestication des animaux et des cultures, alors que des barrières telles que l'eau, les montagnes ou les distances étaient infranchissables. Mais alors, de même que le recul des glaciers a rapproché les races d'oiseaux dans des régions reboisées, de même les progrès culturels ont réduit ces barrières naturelles et favorisé le mélange des peuples. Des populations hybrides avaient probablement toujours

74 existé le long de minces frontières de contact racial. A présent, elles s'élargissent. Si nous considérons l'Afrique noire, c'est-à-dire la partie du continent qui s'étend au-dessous du Sahara, nous pouvons constater la complexité de cette race, pourtant la plus homogène des races modernes. La migration y a joué son rôle. Jusqu'à l'ère chrétienne environ, la race noire, sous-espèce de l'humanité, était confinée en Afrique occidentale, à la seule exception d'une de ses branches qui semble avoir suivi le bord du Sahara jusqu'au Nil supérieur. Tous ces peuples cultivaient le millet et le sorgho. Et puis, soudain; les choses changent. Le commerce maritime de la Malaisie et de l'Indonésie commence à atteindre la côte orientale de l'Afrique, y apportant d'autres produits végétaux, bananes et ignames, d'une valeur nutritive supérieure mais adaptée à des terres plus humides. Une explosion de population se produit en Afrique occidentale en même temps qu'apparaît la liberté de gagner les régions forestières plus humides. Et ainsi, il y a quelque deux mille ans, une migration vers l'Est et le Sud commence à peupler tout le continent en dessous du Sahara que nous appelons aujourd'hui l'Afrique noire. Et du même coup l'hybridation commence. Nous savons peu de chose des populations pré-nègres d'Afrique. Les bushmen à peau jaune du désert de Kalahari semblent avoir à une certaine époque occupé les terres allant de l'Afrique orientale au Cap. Il y avait probablement d'autres tribus primitives de chasseurs du même genre. Les Noirs migrateurs se sont mélangés ici avec tel peuple, là avec tel autre, pour donner naissance à ce que nous appelons aùjourd'hui les Bantous. Il est incorrect de qualifier de Nègres d'autres tribus que celles de l'Afrique occidentale ou du Nil supérieur. Des tribus telles que les Zoulous ou les Xhosas d'Afrique du Sud, les Kikuyus et les Bagandas d'Afrique orientale sont des peuples hybrides, avec des langues et des caractéristiques physiques distinctes. Si nous les connaissons mal, c'est seulement parce que notre

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commerce d'esclaves a puisé presque exclusivement dans les population nègre d'Afrique occidentale. Les marchands d'esclaves arabes, eux, ont transporté les Bantous vers le monde oriental. Ainsi, la première division de la race que nous disons noire se situe entre Nègres et Bantous, et les origines génétiques des seconds pourraient bien être aussi variées qu'elles sont obscures. Mais une autre migration, en provenance du Nord-Est cette fois, a créé des groupes entièrement neufs. Des peuples hamitiques, d'origine blanche, étaient partis de l'Arabie méridionale pour gagner la Somalie et l'Ethiopie et se mélanger, à des degrés divers, à diverses frontières raciales. Beaucoup étaient des éleveurs et, il y a cinq ou six siècles, ils commencèrent à pousser des pointes vers le Sud. C'est le cas des Masaïs, des Watutsis, peut-être même des Hereros dans la lointaine Afrique du Sud-Ouest. Grands, fiers, guerriers par tradition, ils ont formé des îlots de population dans la mer bantoue. Peut-être doivent-ils leur stature insolite à un ancien mélange avec les grands et purs Nègres du Nil supérieur. Quelles que soient leurs origines, aucune animosité raciale n'égale le mépris avec lequel ces peuples, eux-mêmes produits de l'hybridation, considèrent leurs voisins bantous, qui leur sont pourtant antérieurs. Pourtant, tout cela fait l'Afrique noire. Ce que nous considérons comme une race est une mosaïque compliquée de quelques milliers de tribus, dont chacune est une unité hybride dotée d'une histoire commune mais isolée de ses voisins par la langue, des coutumes et des traditions très différentes, et, en règle générale, par l'hostilité. Quand nous considérons cette diversité africaine, nous sommes tentés de donner raison à Frank Livingstone, de l'université du Michigan, qui intitulait un de ses articles : Sur la nonexistence des races humaines ... Pourtant, nous ne le pouvons pas. Si Livingstone avait raison, le spectateur des Jeux Olympiques devrait ne plus rien comprendre en voyant les représentants de quelque

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7 % à peine de l'espèce humaine quitter le stade en chancelant sous le poids de leurs médailles. L'observation devrait conclure que si les races et les différences génétiques raciales n'existent pas, les récompenses doivent être distribuées d'une façon scandaleusement arbitraire par l'assemblée des Nations Unies... Les succès athlétiques d'une très petite portion de l'espèce humaine (même en comptant les Noirs américains, hybrides possédant du sang blanc, la race noire compte seulement un peu ph.~sde membres qu'il y a de citoyens soviétiques, et moins de la moitié des habitants de l'Inde) rappellent le propos de Fisher selon lequel la sélection naturelle est un moyen d'atteindre un haut degré d'improbabilité. C'est ce qui se passe avec les Noirs. En dépit de toutes les hybridations, de toutes les disparités culturelles, de toutes les variations d'environnement, des traits communs comme la qualité de la denture, la capacité de courir, de sauter mieux que les autres doivent trouver une explication dans quelque complexe génétique hérité de communs ancêtres ouestafricains. Le problème de la race n'est pas qu'il est une fiction mais qu'il n'a jamais été étudié sérieusement. Même en éthologie, les comportements différents des races animales n'ont jamais reçu l'attention qu'ils méritaient - avec pourtant une importante exception, souvent oubliée : l'expérience réalisée en 1950 par Van T. Allen, dont je ne crois pas que le rapport ait même été publié, bien que deux ans plus tard John Calhoun l'ait cité en détail. Il existe une espèce de souris, Peromyscus maniculatus, qui s'est adaptée à tant d'habitats différents qu'en Amérique du Nord elle ne compte pas moins de soixante-six sousespèces, l'emportant de ce point de vue sur l'Homo sapiens lui-même. Deux des races les plus communes sont celle des prairies, Peromyscus maniculatus bairdii, et celle des bois, Peromyscus maniculatus gracilis. La souris de prairie a une queue et des oreilles courtes ; elle refuse d'entrer dans les zones boisées même s'il y a un tapis herbeux sous les arbres.

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Gracilis, au contraire,

a une .queue et des oreilles longues, mais elle est tout aussi attachée à ses bois. Pourtant, aucune différence physiologique ne semble justifier ces préférences en matière d'environnement. Elles se croisent librement en laboratoire mais presque jamais dans la nature, où leur particularisme géographique les divise comme pourrait le faire un océan. Personne n'a jamais soupçonné la souris d'avoir une psychologie très précise, mais Allen voulut s'en assurer par un curieux test. Il avait rassemblé des spécimens des deux races au cours de la fin des années 40 et avait élevé leurs petits en laboratoire, où ils n'avaient évidemment pu acquérir aucune expérience de la prairie ou des bois. Il prépara donc deux salles d'expérience, communiquant entre elles par un tunnel. Dans l'une, il répandit de minces bandes de papier imitant grossièrement l'herbe ; dans l'autre, il plaça des branches d'arbres. Là-dessus, il introduisit les sujets adultes qu'il avait capturés dans la nature et s'étonna déjà de les voir se laisser prendre aux décors qu'il avait composés et se partager en fonction d'eux. Mais ce qui est beaucoup plus surprenant encore, c'est que les petits, nés en laboratoire,

firent le même choix. Calhoun s'interrogea longuement sur le problème esthétique de savoir pourquoi les souris acceptaient une représentation approximative d'un environnement, mais par la suite des étudiants du département de zoologie de l'université du Michigan, où Van T. Allen avait acquis son diplôme de docteur, semblent s'être demandés s'il n'avait pas fait quelque erreur. En 1962, donc, Stanley Wecker s'employa à faire la différence entre ce qui était appris et ce qui était inné dans la psychologie raciale des souris. Il choisit un petit bois de chênes et de noyers au bord d'un champ et il bâtit un enclos large de trois mètres et long de trente, à cheval sur le bois et sur le champ. Il le divisa en dix parties, séparées par de petites barrières en escalier que ses souris pourraient franchir librement, un système d'enregistrement électrique permettant de suivre leurs déplacements. Pour sujets de son

78 expérience, il prit non seulement des souris de prairie capturées dans la nature et leurs petits nés en laboratoire mais aussi des descendants de la même race élevés en laboratoire depuis vingt générations. L'expérience confirma celle de Van T. Allen. Les souris sauvages gagnèrent sans hésiter la partie non boisée de l'enclos, de même que leurs petits nés en laboratoire. Mais ce fut la conduite des descendants des souris de prairie capturées dans les années 40 qui révélèrent les subtilités du comportement inné. La première expérience, effectuée avec treize d'entre eux, ne révéla aucune préf érence particulière de leur part. Il semblait donc évident qu'après vingt générations de vie en laboratoire, les tendances innées s'étaient effacées. Mais là-dessus Wecker bâtit deux petits enclos distincts, l'un dans le bois, l'autre dans le champ, où il pourrait élever de nouveaux petits. Les parents furent choisis parmi les descendants de la race de prairie, qui euxmêmes n'avaient manifesté aucune préférence. Lorsque les petits élevés dans le champ furent assez grands pour être transportés dans le grand enclos mixte, ils adoptèrent tous la partie non boisée. Mais lorsque les petits élevés dans le bois furent mis à leur tour à l'épreuve, ils restèrent aussi indifférents que leurs parents et ne se prononcèrent pas. Qu'est-ce que cela signifiait ? On doit conclure, avec Wecker, qu'une expérience précoce, renforçant une tendance innée bien que non manifestée depuis vingt générations, suffit à rendre à cette tendance sa force originelle, mais qu'une expérience précoce identique, qui (comme c'était le cas pour les petits nés dans le bois) va à l'encontre de l'histoire évolutive de la race, n'a que des conséquences hasardeuses. En d'autres termes, le savoir est acquis plus facilement par ceux qui ont un passé évolutif approprié que par ceux pour qui un environnement n'a pas une signification évolutive particulière. Nous ne pouvons évidemment appliquer aux races humaines ce qui est vrai pour des races de souris, mais nous pouvons rappeler certains commentaires formulés sur le

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savoir animal par nos évolutionnistes les plus notoires. Irenaus Eibl-Eibesfeldt, parlant des mécanismes innés, les a définis comme « les réactions et les états de l'animal dont dépendent le conditionnement et le savoir ». S.L. Washburn et David Hamburg : « L'évolution, par la sélection, a établi la base biologique qui fait que beaucoup de comportements sont facilement et presque inévitablement appris. » René Dubos : « L'action de tout organisme vivant dans une situation donnée est bien entendu conditionnée par les forces de l'environnement. Mais ces caractéristiques sont déterminées par les possibilités et les limitations que l'organisme a acquises et conservées de son passé évolutif et expérienciel. » Sir Julian Huxley : « Les psychologues du comportement oubient que même la capacité d'apprendre quoi que ce soit, d'apprendre une sorte de choses plutôt qu'une autre, d'apprendre plus ou moins rapidement, doit avoir certaines bases génétiques. » Nous pouvons aussi rappeler le soupir du grand neurologue Karl Lashley vers la fin de sa carrière : « J'ai parfois le sentiment, en reconsidérant les preuves de la localisation du souvenir, qu'il faut conclure qu'il est tout simplement impossible d'apprendre. » Que reste-t-il de toutes ces affirmations? En face d'un environnement donné, la supériorité de l'individu, de la population, de la race, au stade actuel de l'histoire humaine, doit se fonder pour une bonne part sur la capacité d'apprendre. Mais cette capacité, dont nous pouvons dire qu'elle est, chez l'Homo sapiens, à peu près égale pour toutes les populations humaines, est aujourd'hui fondée sur des bases biologiques variant par sélection naturelle en fonction des divers environnements où ont évolué les races modernes. Les pressions sélectives affectant les tribus d'Afrique tropicale ne peuvent avoir été les mêmes que celles auxquelles ont eu à faire des nomades des steppes d'Asie centrale. Et la sélection n'a pas varié seulement en fonction des environnements naturels mais aussi - au moins depuis dix mille ans - en fonction de systèmes culturels très diff é-

80 rents qui sont devenus partie intégrante de notre environnement. Toutes ces pressions se sont combinées pour créer des bases biologiques légèrement owlargement variables selon les différents peuples du monde. Aucune variation ne peut avoir été plus importante ou plus anciennement enracinée que dans ces groupes isolés que nous appelons les races. Il nous est permis, bien sûr, de ne tenir compte que de facteurs intellectuels et d'écarter l'histoire biologique en lui contestant toute influence sur l'intelligence. Mais si nous substituons au terme subjectif d' « intelligence » la formule plus objective et plus mesurable de « capacité d'apprendre », nous nous rapprocherons davantage des réalités de la condition humaine. La capacité, la direction, la facilité et les objectifs de la connaissance doivent élargir et compléter la base génétique appelée à favoriser la survie dans un environnement donné. De même que les qualités biologiques, les qualités cognitives doivent varier. Tout au long de ce chapitre, nous nous sommes intéressés à l'inégalité hasardeuse des individus et des populations. L'inégalité procède du caractère accidentel de la re-combinaison sexuelle, de la mutation et de la dérivation génétique des groupes. L'inégalité des races, si elle existe, doit être systématique. Elle doit se fonder sur des facteurs perceptibles dans la sélection naturelle différente qui s'exerce sur le méli-mélo de mosaïques humaines à quoi nous donnons le nom de « race ». La science, aujourd'hui, ne connaît pas ces facteurs. Nous savons seulement que des différences existent. Pour ce qui concerne la petite race noire - que je soupçonne, vu son nombre, d'être la plus jeune des races - nous avons de telles preuves de supériorité anatomique et de coordination neurologique qu'elle doit être considérée comme une subdivision distincte de l'Homo sapiens. Si une distinction raciale sur les terrains de sport est hors de question, peut-il exister des bases théoriques permettant de nier cette distinction sur le plan de l'école ? Aux Etats-Unis, l'évidence

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d'une capacité d'apprendre inférieure est aussi indiscutable qu'une capacité supérieure en matière sportive. Mais la question de l'intelligence reste non résolue. En 1966, une importante étude menée au niveau fédéral faisait état des résultats obtenus par 600 000 étudiants des écoles américaines. Ce rapport Coleman disparut presque aussitôt de la circulation. En ayant obtenu un exemplaire, je compris pourquoi, en étudiant ses quelque 700 pages de statistiques : les Noirs, dans les écoles américaines, avaient catastrophiquement échoué, sans que la chose pût être discutée ni expliquée. Il était normal que ce document ne circulât pas librement dans des zones électorales où la question noire jouait un rôle important... Je dis « les Noirs » mais méfions-nous de la pensée typologique. Un étudiant noir peut surclasser cent de ses camarades blancs dans ses études, mais les statistiques révèlent à peu près les mêmes courbes : d'une façon générale, 15 % des étudiants noirs arrivent aux mêmes résultats que 50 % des étudiants blancs les plus doués. La différence n'est pas sensible s'il s'agit d'écoles intégrées ou non, et le niveau socio-économique familial ne joue guère non plus. Il est plus significatif encore que les Américains d'origine orientale, qui sont soumis à une discrimination aussi sévère que les Noirs, obtiennent des résultats égaux et parfois supérieurs à ceux des étudiants blancs. A la suite du rapport Coleman, on a fait beaucoup de bruit, autour de l'étude d'Arthur Jensen, publiée dans la Harvard Educàtional Review, et selon laquelle l'intelligence génétique des Noirs serait inférieure à celle des Blancs. Ce document était si convaincant que certains ne trouvèrent rien de mieux pour y répondre que de menacer la vie de Jensen. Ce texte doit néanmoins être considéré avec prudence. Y est-il question d'intelligence ou de capacité d'apprendre en fonction des exigences de l'environnement matérialiste américain ? Le rapport Coleman est clair en ce qui concerne la nature des tests effectués :

82 Ces tests ne mesurent pas l'intelligence, ni les attitudes, ni les qualités de caractère. En outre, ils ne se veulent pas indépendants de toute considération culturelle. Ce qu'ils mesurent, ce sont les aptitudes les plus importantes dans notre société en vue de l'obtention d'un bon emploi, d'une promotion sociale, d'une pleine participation à un monde de plus en plus technique. Le rapport Coleman n'apporte pas tellement d'eau au moulin des racistes convaincus, puisqu'il montre que 15 .% de tous les étudiants noirs réussissent mieux que la moitié de tous les étudiants blancs. Mais ses chiffres concernant les Américains d'origine orientale sont de nature à réconforter aussi peu ceux qui considèrent l'échec des Noirs comme un simple résultat de la discrimination. Et il n'apporte aucun argument à tous ceux, Blancs ou Noirs, qui sont convaincus que l'égalité des chances devrait être offerte à tous les membres d'une société de vertébrés. Celui qu'il devrait surprendre le moins est le babouin, dont l'imagination n'a jamais pu envisager le transfert de quelques millions d'êtres humains d'un environnement continental où ils avaient survécu avec succès dans un autre ·environnement n'offrant pas les mêmes garanties ... La vérité la plus claire, c'est que nous ne savons rien sur la race. Nous savons qu'au sein d'une population déterminée - les Suédois, les Anglais, les Américains blancs ou même, probablement, les singes rhésus - l'accident de la nuit entraîne une diversité d'intelligence telle que de 3 à 3,5 % des individus doivent être dits simples d'esprit. Il y a entre six et sept millions d' Américains mentalement déficients. Mais l'occupation d'une unique région géographique ou écologique par deux populations de sous-espèces différentes, rare dans la vie humaine, presque inconnue dans la nature, est une situation provoquée par l'homme et appelant des réponses formulées par l'homme. Et en attendant que le savant, sans voir sa vie menacée, soit libre d'explorer en toute liberté les différences raciales et de prouver les inégalités systématiques de l'intelligence ou leur inexistence, un

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observateur des sciences n'aura pas grand-chose à proposer, pas plus d'ailleurs que les avocats du racisme ou de l'égalitarisme. Nous pouvons nous réjouir que le sujet de cette étude ne soit pas !'Américain, mais l'Homo sapiens. Mais dès lors que les Américains confondent trop fréquemment les deux et que je suis moi-même américain, peut-être cela m'oblige-t-il quand même à me poser une question embarrassante : pourquoi ai-je choisi de vivre et de travailler en Italie ?...

3. Ordre et désordre La solitude de l'homme est la solitude de l'animal. Nous avons besoin les uns des autres. Le babouin tient à sa bande, le comptable à ses compagnons de bureau, le buffle à son troupeau, le maçon fatigué aux copains qu'il retrouve au bistrot, la hyène à son clan, le fermier à la présence de sa femme lorsqu'il rentre à la maison - tous pour la même raison : nous ne pouvons survivre sans les autres.

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L'animal ne peut rester seul. Lorsque Frank Fraser Darling, naturaliste écossais, exprima cette idée simple il y a moins de vingt ans, ses implications ne parurent guère révolutionnaires. Pourtant, jusqu'à cette époque, nous avions été enclins à considérer les sociétés d'animaux comme accidentelles, volontaires ou inorganisées. Nous parlions d'instinct grégaire. En revanche, nous voyions les sociétès humaines dans un éclairage différent, comme une nécessité particulière de la vie humaine, dotée de structures et de fonctions propres aux besoins de l'homme. Mais à mesure que progresse l'étude des sociétés animales, nous en venons à voir dans tous les rassemblements d'hommes ou d'animaux des mécanismes du même ordre, car tous tendent à satisfaire le même besoin : celui qu'un individu a des autres. J'ai proposé de définir une société comme un groupe d'êtres inégaux organisés pour satisfaire des besoins communs. Il y a des situations animales où ni le groupement ni l'organisation ne sont évidents pour l'observateur humain. Lorsque Charles Darwin, au cours de son célèbre voyage, fit une longue halte en Uruguay, il y consigna une observation dont l'explication est demeurée incertaine. Dans une vaste estancia, il rencontra un troupeau de bêtes à cornes de plus de dix mille têtes. Pour un œil non averti, il s'agissait d'un agglomérat de bêtes non organisé mais, d'après tous les gardiens, cette multitude de bêtes était subdivisée en groupes de cinquante ou cent têtes chacun. Une nuit se produisit une série impressionnante d'orages. Les bêtes, prises de panique, se mélangèrent, se dispersèrent dans l'obscurité et fuirent dans toutes les directions. Au matin, on eût dit qu'un jeu de dix mille cartes aurait été battu durant toute la nuit. Il fut impossible aux gardiens de les regrouper, mais dans les vingt-quatre heures qui suivirent toutes les bêtes avaient retrouvé leurs compagnons habituels et repris leur vie normale. Aujourd'hui, on dirait que ces bêtes avaient été amenées à se retrouver par l'effet de la xénophobie animale, par la

86 crainte et la répugnance à rester en compagnie d' « étrangers ». Peu de forces sont plus répandues dans les groupement animaux ou plus proches du comportement humain. Il s'agit d'une forme fondamentale de structure sociale, assurant l'intégrité du groupe, et je n'en vois aucune autre qui puisse aussi efficacement avoir réorganisé un troupeau de dix mille têtes. Ce n'est pourtant là qu'un des mécanismes structurels qui rendent possible la vie sociale. Une conception aussi superficielle de l'instinct grégaire, que l'on trouve encore dans la littérature sociologique, ne rend pas compte des subdivisions infinies qui se manifestent dans la masse et reflètent pourtant la réalité sociale. En se référant au troupeau de Darwin, on pourrait rejoindre d'autres naïvetés plus récentes, comme par exemple la théorie selon laquelle, en Afrique noire, ce que nous considérons comme un énorme troupeau indifférencié de gens à peau noire serait enclin à s'unifier à des fins rationnelles. Nous nous apercevons aujourd'hui, avec désillusion, des réalités sous-jacentes que constituent le langage, le territoire, la tribu. Et nous y verrions sans doute plus clair si nous nous référions à l'étude des animaux. De même que le groupement et la structure des sociétés animales peuvent ne pas être immédiatement apparents à l'observateur, la fonction sociale du problème des inégalités peut paraître obscure. J'y reviendrai plus longuement ultérieurement. Mais le grand ornithologue anglais David Lack nous a laissé la relation d'un cas qui, bien qu'extrême, n'en éclaire pas moins la question. Elle concerne un vieux pélican blanc aveugle qui se trouvait mêlé à une colonie. Les pélicans pêchaient dans un lac africain d'une manière rigoureusement organisée. Depuis des jours et probablement des années le vieux pélican aveugle était incapable de participer à ces opérations. Comment avait-il survécu ? Les autres l'avaient nécessairement nourri. L'inégalité du vieux pélican était phénotypique et la société des pélicans l'avait sauvé. Mais au-delà des contraintes de l'ordre social on découvre, plus

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profondes encore que les mésaventures occasionnelles de l'expérience vécue, les aventures de l'accident de la nuit. Le désordre des génotypes - c'est-à-dire la loi naturelle selon laquelle la conception sexuelle doit produire des individus aux possibilités diverses - est la loi qui dicte l'ordre phénotypique qu'on appelle société. En d'autres termes, dans les espèces vertébrées l'ordre social commence à se manifester après la naissance. De même que la matrice est le berceau de l'œuf, de même la société est le berceau de l'individu vivant, où se manifesteront diversement les possibilités dont à l'origine il a été doté par accident. La société est l'invention évolutive qui influencera les nécessités de l'ordre et du désordre. Mais c'est essentiellement un facteur agissant en faveur des plus vulnérables. La vie solitaire, pour autant qu'elle existe, est une fleur rares dans le jardin de la nature. Le léopard en est un exemple. Doté à la fois d'armes naturelles et d'astuce, il n'a pas besoin d'aide pour chasser. Doté de force et d'agilité, il n'a pas besoin de partenaires pour l'aider à tuer. Lorsque - rarement - on l'aperçoit dans la brousse africaine, il est ordinairement endormi dans un arbre, avec p~ès de lui les restes d'une de ses victimes. Aucun lion, aucune hyène ne peut l'atteindre pour lui arracher sa proie : c'est l'animal le plus indépendant que l'on connaisse. Il est libre et nous pouvons l'envier. Pourtant, lorsque la femelle est en chaleur, il ne résiste pas à la tentation de la chercher. Et bien que sa vie sociale se limite à quelques heures occasionnelles d'accouplement, aucun léopard ne peut se permettre de vivre trop loin des autres. Peu d'entre nous ont sa chance. Il y a bien sûr d'autres espèces assez bien armées pour affronter les exigences de la vie de telle façon qu'avec un minimum de concessions sociales leurs représentants puissent suivre la voie qu'elles ont choisies. Il y a le blaireau, la martre, le vison. Nous pouvons envier aussi quelques reptiles, comme le caméléon ou le serpent. Il y en a une que nous ne sommes pas du tout

88 enclins à envier : c'est la mante religieuse, un insecte à la fois délicat et vorace, dont les pattes de devant imitent hypocritement le geste de la prière. Cette espèce a fait le compromis minimum entre la reproduction sexuelle et l'antagonisme social. Le dilemme évolutif de la mante religieuse procède de la tendance de la femelle à dévorer n'importe quoi, y compris son mâle. Laissons aux psychiatres le soin de résoudre ce problème. L'évolution, cependant, y propose une réponse assez effrayante mais valable. La femelle a une vue beaucoup moins bonne que le mâle et ne voit celui-ci que lorsqu'il bouge, mais lui a un œil d'aigle quand il s'agit de savoir ce qu'elle fait. Au moment des amours, elle l'attire, mais la longue histoire de l'espèce a doté le mâle d'inhibitions en ce qui concerne les particularités les moins séduisantes de sa compagne. Attiré par elle, il s'approche. Lorsqu'elle tourne la tête vers lui, il se fige et a la faculté de rester immobile pendant une heure ou plus, en sorte qu'il reste invisible à ses yeux. Tôt ou tard, elle cesse de s'intéresser à lui et reprend ses occupations, sur quoi il se décide enfin à bouger. Leur accouplement n'en reste pas moins un jeu dangereux. Dès les années 30, un zoologue nommé Karl Rœder étudia de près les dispositifs neurologiques qui rendent possible la survie de l'espèce. Si le mâle, d'un dernier bond, réussit à sauter sur le dos de la femelle, sans qu'elle le remarque, pour s'accoupler avec elle, il n'est pas sauvé pour autant, car elle peut apercevoir son mouvement au dernier moment, l'attraper avec ses pattes de devant et entreprendre de le dévorer. Elle commence toujours par lui arracher la tête. N'ayant plus, au sens propre, sa tête à lui, il cesse d'avoir peur. Or Rœder a découvert que le centre de ses inhibitions se trouve dans le cerveau du mâle tandis que son instinct sexuel a son centre dans l'abdomen. Sans tête, livré à son instinct, il s'arrache à l'étreinte mortelle, monte sur le dos de la femelle, où elle ne peut le voir, et l'accouplement a lieu. Sur quoi il perd ses forces, relâche sa prise, meurt et,

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lorsqu'il tombe sur le sol, elle le voit à nouveau et achève de le dévorer. Je ne connais aucune espèce où la loi sexuelle ait entraîné un mécanisme aussi dramatique pour le mâle. En général, la reproduction sexuelle, qui conduit à la sélection naturelle le désordre de la diversité génétique, a créé un certain degré d'ordre entre les sexes, si bref soit-il. Il y a une famille de mouches appelées Empidae où le mâle offre aux instincts cannibales de la femelle un présent, un morceau de nourriture enveloppé dans une toile d'araignée et, pendant qu'elle se repaît, il s'accouple avec elle. Il y a même une espèce où le mâle, que ce soit par paresse ou par cynisme, néglige de mettre de la nourriture dans le « colis » qu'il offre à la femelle, et le truc réussit quand même. Si nous considérons les léopards, les blaireaux, les mantes religieuses ou les mouches dont j'ai parlé, on pourrait dire qu'il s'agit là de la forme élémentaire de sociabilité qu'impose la sexualité. Elle ne correspond toutefois pas à ma définition du groupe organisé en fonction de besoins communs. Une population d'animaux solitaires doit exister dans un voisinage raisonnable, de manière à permettre les contacts nécessaires à la reproduction sexuelle. Mais il s'agit là de la population ou du dème tels que les définit la génétique, c'est-à-dire d'un groupement isolé ou semi-isolé d'individus aux gènes suffisamment adaptés pour présenter une probabilité raisonnable de rejetons viables. Son organisation est purement génétique et ce que nous observons est, simplement l'expression du « pool » génétique. Ce n'est pas une société. Il y a d'autres groupements que je ne qualifierai pas de « sociétés » car ils manquent d'organisation. Plus nous étudions des troupeaux, moins nous trouvons des subdivisions vraiment socialisées. Peut-être les grands troupeaux de bisons qui habitaient jadis l'Ouest américain étaient-ils de simples rassemblements d'indivdus ; nous n'en savons rien. Les immenses troupeaux de zèbres que l'on rencontre dans l'Afrique du Sud-Ouest sont aussi trompeurs que le bétail

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observé par Darwin : ce sont des assemblages de groupes familiaux. De nombreux bancs de poissons, maquereaux ou harengs, manquent (autant que nous le sachions) d'organisation. Il est évident qu'ils ont dans une certaine mesure besoin les uns des autres, sans quoi ils ne se rassembleraient pas, mais la nature de ce besoin et la fonction du banc nous sont inconnus. Il ne s'agit toujours pas de ce que j'appelle ici des sociétés. Et pourtant, de même que les bancs de poissons offrent une apparence de nécessité sociale, une telle apparence se manifeste chez des êtres qui existaient avant la reproduction sexuelle. W.C. Allee, notre premier grand spécialiste des sociétés animales, a été frappé, dans ses laboratoires de Chicago, par la tendance des protozoaires asexués, inintelligents, monocellulaires, à prospérer le mieux en groupes de « nombre optimum ». Allee vit là une forme primitive de vie sociale. Il découvrit qu'en présence d'une substance toxique, l'argent colloïdal, le taux de survie des protozoaires était beaucoup plus élevé chez les groupes que chez les « individus» isolés. Il ne fut pas plus capable d'expliquer la chose que Darwin le comportement de ses bêtes à corne, mais il en conclut que « la sociabilité n'est pas un accident apparaissant sporadiquement chez quelques animaux hautement évolués mais un phénomène normal et fondamental. » Le besoin que nous avons les uns des autres est peut-être aussi mystérieux que celui des protozoaires ou des maquereaux, aussi évident que le besoin qu'ont les jeunes rougesgorges de deux parents pour les nourrir. C'est peut-être le même besoin qui fait s'assembler la meute de loups ou la bande de lions, incapables de chasser efficacement s'ils ne sont pas en groupe, ou le besoin de protection qu'éprouvent les jeunes pingouins. Notre besoin de sociabilité est peut-être aussi complexe que celui des babouins, qui se groupent non seulement pour la défense des individus mais pour aider les jeunes à grandir et à apprendre à subsister. Quelle que soit la nature de ce besoin, la vraie société, humaine ou animale,

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comporte des structures d'organisation favorisant le développement de ses membres diversement doués et remplissant des fonctions que l'individu ne peut accomplir seul. Nous pouvons tous aspirer à une autonomie anarchique, et certains individus, au sein des espèces les plus sociables, peuvent avoir la capacité de subsister seuls. On peut rencontrer dans la haute région volcanique du Congo oriental, un puissant gorille mâle se frayant tout seul une voie dans les fourrés de bambous, ou un énorme éléphant, goûtant de façon permanente ou temporaire sa vie solitaire sur les rives du Limpopo, mais nous ne trouverons jamais une femelle d'éléphant ou de gorille menant ce genre d'existence. Sa vulnérabilité ou celle de son petit la fera chercher la sécurité dans le groupe social. Sous l'impulsion de ce besoin d'autrui nous formons nos alliances, nous repoussons nos tentatives, nous acceptons des compromis, nous obéissons de plus ou moins bon gré aux règles de l'ordre social. L'être humain, en observant l'espèce, prend conscience de sa condition. L'ordre du « pool » génétique est suffisant pour le génotype, avec son exigence de diversité. Mais pour le développement du phénotype confronté avec l'environnement, un tel ordre est rarement suffisant. Et c'est ainsi que l'évolution nous a dotés de sociétés organisées, système de survie pour les plus vulnérables. Nous verrons, je le crois, que l'homme - le piéton de l'espace, le prétendu maitre de la nature - est en réalité la créature la plus vulnérable que cette nature ait jamais engendrée.

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2. La défense absorbe la plus grande partie de la plupart des budgets nationaux, comme elle absorbe la plus grande partie de l'énergie de la plupart des sociétés animales. L'obligation, pour le groupe, de protéger l'individu est si fondamentale que le signal d'alarme, dans presque toutes les espèces, devient le critère même de la société. S'il manque d'un système d'alarme alertant ses membres en danger, le groupe animal, à de très rares exceptions près, n'est pas une société mais un simple agrégat. Le signal d'alarme peut agir simplement comme une alerte ou il peut mettre en branle les actions défensives les plus complexes. Nous connaissons bien les envols massifs d'étourneaux et la capacité qu'ils ont de manœuvrer avec ensemble. Nous ne savons pas, en revanche - et nous ne saurons peut-être jamais - comment les oiseaux communiquent entre eux pour diriger ces manœuvres. Mais Niko Tinbergen, pionnier - avec Konrad Lorenz - de !'éthologie, a expliqué par la sélection naturelle la manière dont les oiseaux ont

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acquis cette capacité. Le plus dangereux ennemi de !'étourneau est le faucon pèlerin. A la différence de l'autour, qui fond sur sa proie lorsqu'elle est au sol, le .faucon l'attaque en plein vol. Cette façon d'agir est si particulière que le corbeau, occupé à piller un champ nouvellement semé, s'envole dès qu'il aperçoit un autour mais s'immobilise lorsqu'il voit un faucon. Pour la bande d'étourneaux, on pourrait croire qu'il n'existe pas de défense contre le faucon, mais le système d'alarme fait des miracles. Le vol en piqué du faucon atteint parfois la vitesse incroyable de 200 km à l'heure. Il est en outre doté de pattes et de serres puissantes, mais sa vulnérabilité n'en est pas moins évidente. A une telle vitesse, si le faucon « vise » mal et touche sa proie de l'aile, celle-ci risque de se briser. Aussi, au cours des temps, les étourneaux ont-ils mis au point une technique particulière de défense. Lorsqu'il aperçoit un faucon, le plus vigilant des étourneaux donne immédiatement le signal d'alarme et toute la bande commence son imprévisible manœuvre. Il n'y a pas de chef. Tous semblent avoir en commun le sens des mouvements à effectuer. Le faucon, dès lors, ne se risque pas à attaquer : la défense commune des étourneaux est si parfaite qu'une attaque équivaudrait pour le prédateur à un suicide. Il attend en planant le bon moment, et c'est là que la sélection naturelle joue son rôle. Si l'un des innombrables oiseaux groupés est plus faible que les autres ou ne suit pas le mouvement général, il se trouve séparé de ses compagnons et devient la proie du faucon. Ainsi, !'étourneau « inégal » ne laissera pas de descendant susceptible de déséquilibrer le « pool » génétique de la bande. La défense des étourneaux met en lumière la notion de société pour un groupe d'individus inégaux. Dans une situation dangereuse, un membre du groupe, qu'il soit d'une vigilance supérieure ou simplement plus chanceux que les autres, sera le premier à prendre conscience de la menace, et avec le signal d'alarme, la perception du premier devient commune

94 à tout le groupe. Lorsqu'il repère un aigle, un chien de pra1r1e du Wyoming pousse un cri particulier et tous ses compagnons s'empressent de plonger dans leur terrier. S'il voit un coyote, son signal d'alarme sera différent, et les autres s'immobiliseront où ils sont, prêts à toute éventualité. Le signal d'alarme est le mécanisme social qui assure que tous, sauf les moins doués ou les plus insouciants, seront prêts à agir en fonction du bien commun. Alors que dans beaucoup de cas de ce genre, comme dans celui des étourneaux ou des chiens de prairie, l'alerte n'expose l'individu à aucun danger particulier, dans d'autres cas il peut comporter un grand risque. Les animaux gagnant à se cacher, par exemple, abandonnent leur position lorsqu'ils donnent l'alerte, notamment pour se camoufler. Il y a quelques années, en compagnie du jeune savant rhodésien C.K. Brain, je cherchais des macaques samangos dans les hautes forêts des monts Vumba, entre la Rhodésie et le Mozambique. Le samango est un singe arboricole, brun, assez grand, dont la figure triste et ridée rappelle celle d'un vieux Juif. A une certaine distance, une bande de samangos n'est pas trop difficile à repérer, le poids de leurs corps faisant bouger les branches des arbres. Lorsqu'un intrus s'approche, pourtant, tous s'immobilisent et il devient beaucoup plus difficile de les distinguer. Le silence n'est plus troublé que par un occasionnel « twit-twit » d'oiseaux. Mon compagnon, plus averti que moi, m'a assuré que ce « twit-twit » était le signal d'alarme camouflé du samango. Le camouflage des éléphants est encore plus subtil. Lorsque j'ai commencé à observer les animaux, je me suis fréquemment demandé comment ma présence pouvait attirer simultanément l'attention de tous les membres d'un groupe d'éléphants. Il semblait n'y avoir aucun signal d'alarme, audible ou visible, et autant que je pusse m'en rendre compte la conduite d'aucun des éléphants n'était dictée par celle des autres. Je constatai plus tard que ce problème avait intrigué de moins innocents que moi. Irven Bun en trouva la réponse

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dans un zoo européen. Un gardien l'y invita à toucher la gorge d'une femelle. Buss n'entendit rien, mais il sentit une vibration pareille à un ronronnement de chat. Dans une forêt de l'Ouganda, les membres d'un groupe d'éléphants émettent tous ce ronronnement, qu'ils peuvent entendre mais pas nous. Lorsque se produit un fait insolite, ce ronronnement s'interrompt. Autrement dit, le signal d'alarme des éléphants est le silence ... Quelques rares espèces ont mis au point de telles méthodes, mais beaucoup en ont adopté des variantes. L'avocette a un certain cri pour signaler la présence du goéland, son plus dangereux ennemi, et un cri différent pour tous les autres. Le moineau a trois signaux d'alarme différents, le daim quatre. En dépit de la théorie personnelle de B.F. Skinner, selon laquelle « un animal doit émettre un cri au moins une fois pour une raison quelconque avant qu'on puisse le considérer comme un signal d'alarme », les signaux d'alerte semblent bien être innés. Les petits merles affamés, piaillant dans leur nid, deviennent silencieux lorsque leurs parents donnent l'alarme. Tinbergen a démontré qu'un bébé goéland, encore enfermé dans l'œuf, émet de petits cris qui s'interrompent lorsque la mère le prévient d'un danger. Si l'alarme est bénéfique pour l'individu, elle est, dans un sens, la propriété du groupe. Le fait que l'impulsion à donner l'alarme ait un caractère inné devient tout à fait évident lorsque l'individu qui le fait réduit par là ses propres chances de survie. Un incident dont ma femme et moi avons été témoins au cours de l'été 1968 illustre bien ce fait qui, pour beaucoup de biologistes, constitue un paradoxe de la sélection naturelle. L'impala est une antilope un peu plus grande que la gazelle. En dehors du fait que c'est un des plus beaux animaux d'Afrique, c'est aussi l'un des plus désarmés. Les cornes du mâle, en forme de lyre, sont impressionnantes mais sans efficacité. En Afrique méridionale, l'impala est la proie favorite du lion, assez grande pour lui assurer un bon repas, assez petite pour ne lui imposer qu'un

96 minimum d'efforts. Les impalas se rassemblent toujours en troupeaux dont tous les membres peuvent être alertés par le signal d'alarme donné par le premier d'entre eux à sentir le danger. Mais cet avertissement, une sorte de long reniflement, implique un risque volontairement consenti. Un après-midi, alors que nous venions de dépasser une bande de vingt ou vingt-cinq impalas en train de brouter, nous vîmes, à quelques centaines de mètres de là, une· lionne endormie sous un arbre. Notre approche la réveilla. Elle se leva et pour la première fois les impalas s'avisèrent de sa présence. Nous pûmes entendre au même instant le signal d'alarme émis par l'un d'eux. La lionne s'éloigna tranquillement, en quête d'un autre arbre au pied duquel elle pût se rendormir. Immédiatement, deux impalas se détachèrent du troupeau et se dirigèrent vers la lionne, tout en continuant d'alerter leurs compagnons. Ce fut seulement lorsqu'ils furent assurés qu'elle s'était rendormie qu'ils rejoignirent leurs frères, qui n'avaient pas cessé de brouter. On ne peut avancer que les deux impalas avaient pris un risque suicidaire en suivant une lionne à moitié endormie, mais ce risque n'en était pas moins réel... La gazelle de Thomson, appelée « Tommie » dans toute l'Afrique orientale, enchante les touristes. Il en existe un nombre incalculable, au moins un demi-million dans les plaines de Serengeti. Plus petite que 'l'impala, elle pèse rarement plus de cinquante livres. Elle a de grands yeux noirs, qui rappellent ceux des enfants peints par Marie Laurencin. Sa chair est délectable, même pour les humains, ce qui fait d'elle la victime d'élection des prédateurs de la savane, y compris le lion, et il est miraculeux que cela ne l'ait pas empêchée de prospérer en si grand nombre. Elle le doit peut-être à une forme particulière de comportement qui consiste, pour avertir ses compagnes de l'approche d'un ennemi, à sautiller sur place sur ses quatres pattes à la fois. Ce signal d'alarme n'est pas sans danger et on est tenté de le considérer comme stupide ou suicidaire. S'il s'agissait d'un

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être humain, nous serions enclins à parler d'héroïsme, mais ce concept anthropomorphique ne peut s'appliquer à des gazelles. Qu'est-ce donc qui pousse ainsi un animal à réduire ses chances de survie, même si, ce faisant, il augmente celles du groupe? Cette question remet en cause les vieilles hypothèses concernant la sélection naturelle, hypothèses défendues aujourd'hui encore par beaucoup de biologistes. Depuis Darwin, nous avons considéré la sélection comme un processus de partage entre les individus, favorable aux mieux adaptés. De ce point de vue, une gazelle se comportant comme nous l'avons dit se sacrifierait instinctivement et la tendance innée à adopter ledit comportement disparaîtrait de l'espèce. Pourtant, celle-ci prospère magnifiquement et la tendance en question, loin de s'estomper, est devenue un trait spécifique de toute l'espèce. L'ancienne conception de la sélection naturelle, formulée avant la naissance de la génétique des populations, ne peut donc être ici invoquée. Il y a un siècle qu'Alfred Russell Wallace énonça la notion de sélection du groupe, c'est-à-dire l'idée que la sélection naturelle, en dernière analyse, opère entre les groupes. Wallace, cependant, parlait des groupes humains, dans lesquels des qualités telles que l'altruisme, l'héroïsme, l'esprit de sacrifice, la fidélité mutuelle seraient les attributs d'une tribu particulièrement bien adaptée. Le problème des animaux resta entier jusqu'en 1962, lorsque V.C. Wynne-Edwards publia son ouvrage révolutionnaire, Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour (La dispersion des animaux dans ses rapports avec le comportement social). Ce gros livre suscita autant de controverses que les théories de Konrad Lorenz, lorsque celui-ci énonça ses idées sur l'instinct devant un monde de psychologues hostiles. A la différence de Lorenz, toutefois, Wynne-Edwards s'en tenait au domaine de la biologie. Il disait notamment :

98 Dans le cas d'un caractère de groupe social, ce qui est transmis des parents aux descendants est le mécanisme qui permet à chaque mdividu de réagir correctement dans l'intéret de la communauté (et non dans son propre intérêt individuel), dans chaque situation sociale. La sélection, en d'autres termes, peut intervenir à un niveau individuel de la compétition quotidienne, mais elle intervient aussi à un niveau communautaire, favorisant ce qui bénéficie à la survie de la communauté. Nous pouvons imaginer une bande de babouins subissant une attaque et ses chefs risquant volontairement leur vie pour défendre la bande. Nous pouvons aussi imaginer une nation envahie par un ennemi plus puissant qu'elle et ses jeunes hommes prenant les plus grands risques pour défendre le territoire. C'est dans cette optique et dans cette optique seule que le signal d'alarme des gazelles peut être interprété comme le produit d'un processus évolutif. Il s'agit, encore une fois, d'une affaire concernant à la fois le « pool » génétique, pareil à la semence invisible sous le sol d'un champ cultivé, et la société, cette moisson visible mûrissant ou se fanant au soleil. Tout au long des temps qu'a duré la compétition entre gazelles et prédateurs, comme entre la moisson et les saisons, une autre compétition, invisible celle-là, c'est poursuivie entre les troupeaux de gazelles. Certains ont produit une semence supérieure, et les populations où l'instinct inné de donner l'alerte s'est le plus développé en ont acquis bien évidemment une capacité supérieure de survie. Une qualité qui fut peut-être un jour particulière à quelques rares populations seulement s'est affirmée, grâce à cette compétition de groupe, pour devenir aujourd'hui la propriété de toute l'espèce. La société est le banc d'essai du « pool » génétique. Avec un beau mépris pour le destin individuel, la sélection naturelle doit chercher dans la compétition des groupes les manifestations phénotypiques des possibilités génétiques. Et si, au premier abord, nous pouvons être effrayés par la cruauté des

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dieux, à mieux regarder nous pourrions entrevoir dans notre miroir l'image de l'immortalité.

3. Dans une communauté animale, ce sont les jeunes, en dernier ressort, qui doivent être défendus. Une bande de babouins en quête de nourriture se déplace comme un convoi naval à travers la savane et dans la brousse pleine de dangers, les mères et leurs petits à proximité des mâles adultes les plus puissants, pareils à d'anciens cuirassés de combat, tandis que les destroyers : les jeunes mâles, patrouillent autour d'eux. Un glapissement d'alarme incitera les grands mâles, les babines retroussées, à affronter le danger, quel qu'il soit. La prodigieuse réussite évolutive des babouins, pourtant, ne tient pas seulement à cette remarquable organisation défensive, mais aussi à la rapidité et à la souplesse de leur intelligence. L'éléphant, qui nous a déjà étonnés, nous offre un autre exemple d'une organisation sociale qui, chez certaines espèces, peut l'emporter sur l'importance de la défense. Il y a les groupes de mâles, bien sûr, auxquels se joignent les jeunes mâles lorsqu'ils ont atteint la maturité sexuelle. Ces groupes sont d'une composition variable. Mais les femelles et leurs petits forment les groupes de douze, quinze ou vingt individus que l'on considère comme un troupeau normal d'éléphants. On y reconnaît les mâles, mais qu'on ne s'y laisse pas tromper : ce sont ordinairement des adolescents, bien qu'ils puissent être énormes, qui obéissent encore à la loi de leur mère, et cette loi est sévère. Lorsque nous parlerons du « poisson alpha », nous étudierons de plus près la discipline stricte, inviolable des femelles dans une famille d'éléphants : un Marine américain ne l'envierait guère. Pourquoi un tel ordre ? se demandera-t-on. Supposons que vous vous trouviez brusquement à proximité d'un trou-

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peau d'éléphants. Tandis que vous faites virer votre voiture (il n'y a en Afrique aucun chauffeur professionnel qui, se trouvant en présence d'éléphants, ne changera de direction ou, au moins, ne s'assurera qu'il peut s'éloigner rapidement), les éléphants se réorganisent également. Les jeunes disparaissent derrière un rempart d'adultes. La vue des éléphants étant basse, les trompes se dressent pour vous sentir. Si les défenses se dressent également, le mieux est de prendre le large. On se demandera de quoi l'éléphant a peur. Bien sûr, l'homme a chassé l'éléphant depuis au moins cinq mille ans pour l'ivoire de ses défenses, mais une telle précision du

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signal d'alarme et un tel ordre social ne peuvent s'être développés en un laps de temps relativement aussi court. Dans un lointain passé, le grand tigre à dents de sabre, aujourd'hui disparu, a pu être une menace pour les jeunes, mais aujourd'hui aucun tueur autre que l'homme ne s'en approchera. Si la défense avait été le facteur sélectif dans l'évolution de la société des éléphants, ces grosses forteresses mobiles, fonçant à travers la pénombre de la forêt africaine telles des montagnes partant en guerre, devraient être beaucoup plus nerveuses qu'elles n'ont choisi de le paraître aux observateurs superficiels. Il faut en conclure que la défensive, tout en étant parfaitement au point, n'est qu'une fonction secondaire dans la vie sociale de l'éléphant et que le besoin d'ordre qui régit le troupeau n'a pas seulement pour objet la protection mais aussi l'éducation des jeunes. Comme dans beaucoup d'autres espèces d'animaux supérieurs - et particulièrement celles où les petits grandissent lentement - le besoin d'apprendre l'emporte peut-être sur le besoin de défendre, si les groupes veulent survivre. Lorsque le budget national d'un groupe humain ne suffit pas à satisfaire les exigences de l'instruction, nous pouvons être sûrs que la compétition de groupe jouera son rôle. On ne connaît que depuis ces dernières années le rôle primordial que joue l'instruction, pour beaucoup d'espèces, en tant que facteur sélectif : si l'accumulation des connaissances n'était pas d'une importance capitale pour la survie de l'adulte, la lenteur de la croissance serait un défaut d'adaptation, un boulet pour le groupe ou l'espèce. L'éléphant a une durée de vie comparable à celle de l'homme. Le mâle a près de vingt ans lorsqu'il échappe à la discipline du système matriarcal. Mais alors, sous la férule des femelles les plus âgées et les plus sages, il a appris des choses qu'il n'oubliera plus, des choses qui pourront lui servir dans les circonstances les plus périlleuses, et ces périls sont parfois mortels, car la vulnérabilité de l'éléphant réside dans son volume même. Si la sécheresse menace de le priver de sa

102 ration journalière de verdure et d'eau, il lui faut parfois parcourir des centaines de kilomètres, le long d'anciennes pistes - les « routes des éléphants » du folklore africain pour assurer sa subsistance. La mise sur pied, par l'homme, de réserves d'éléphants peut nous faire oublier cette vieille loi, mais l'éléphant, lui, a retenu la leçon de jadis. Le grand et regretté spécialiste des primates K.R.L. Hall fut l'un des premiers à montrer que l'éducation des primates s'inscrit dans un contexte social. Le jeune animal apprend non point parce qu'on l'instruit, non point parce que, comme dans les laboratoires américains, on le punit s'il n'apprend pas et on le récompense s'il réussit, mais parce qu'une nécessité intérieure le pousse à observer et à se souvenir. Il apprend beaucoup de sa mère et on a pu dire qu'un jeune singe rhésus en sait, à un an, aussi long que sa mère. Toutefois, le grand réservoir de savoir et d'expérience, dépassant ceux de chaque individu, réside dans le groupe lui-même. Hall, alors qu'il étudiait les babouins dans une réserve du Cap de Bonne-Espérance, libéra une femelle amenée des hauteurs du Transvaal. La nourriture, dans le Sud, était différente de celle à laquelle elle avait été habituée et elle ne savait pas très bien ce qui était comestible et ce qui ne l'était pas. La considérant comme une « étrangère », les autres babouins la tenaient à l'écart. Elle serait morte de faim si Hall ne l'avait pas nourrie. Là-dessus, une bande commença enfin à tolérer sa présence. Deux jours plus tard, elle n'ignorait plus rien du « menu » local. Nous commençons seulement aujourd'hui à apprendre ce qu'est la transmission du savoir. A l'université de Californie, le psychologue iconoclaste J. Lee Kavanau a construit un labyrinthe comprenant 427 mètres de couloirs linéaires, 1 205 tournants à 90 degrés et des ouvertures donnant sur 445 impasses occupant plus de 50 % de la surface totale. Il y introduisit non point des animaux domestiqués, produits de multiples croisements, mai~ des souris récemment capturées. Sans menace de privation ou de punition, sans espoir

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de récompense, elles apprirent en deux ou trois jours à trouver leur chemin dans. tout le labyrinthe. Kavanau écrivit à ce propos : « Ces activités apparaissent comme l'expression de tendances innées à l'exploration et au développement d'activités motrices très prononcées. Ces performances remarquables ne donnent vraisemblablement qu'une faible idée des capacités des animaux. » L'imposant édifice de l'éducation, en Amérique et ailleurs, a été bâti avant que nous ayons la moindre connaissance du comportement exploratoire des animaux. Et aujourd'hui, de même que la psychologie conteste le principe de l'agressivité innée chez l'homme, elle nie en même temps qu'il existe une impulsion innée à apprendre et à maîtriser les problèmes de l'environnement. Washburn et Hamburg ont écrit : « Une jeunesse prolongée n'aurait aucun avantage, si l'inclination innée à l'activité ne conduisait à la connaissance et au savoirfaire. » Ils parlaient des singes. Mais si cette inclination innée chez les singes et les souris est susceptible d'être prouvée, la chose doit avoir aussi une certaine signification en ce qui concerne l'homme, cet élève par excellence. La crise de notre système d'éducation est plus importante que nos éducateurs, nos élèves ou nos parents perplexes ne le croient. Notre espèce acculée assiste à des manifestations d'étudiants, des défilés de protestation, des actes de violence ou de vandalisme sur les campus, qui échappent à toute explication. En réalité, il ne s'agit pas seulement du soulèvement d'une nouvelle jeunesse mais aussi de la mise en question des orthodoxies figées d'éducateurs aussi ignorants des progrès de la théorie du savoir que l'était l'homme de Néanderthal de la culture de la terre - et les spécialistes de l'environnement font de leur mieux pour protéger cet environnement d'ignorance. Aux Etats-Unis, les recherches les plus intelligentes sur les primates ont été menées par Harry Harlow, à l'université du Wisconsin. Harlow fut le premier à démontrer l'existence, chez le chimpanzé, de ce que tous les éthologistes considèrent

104 comme un comportement exploratoire. Il est désormais impossible d'ignorer les conclusions de Harlow, mais on s'est arrangé pour en tenir compte le moins possible. Une première victoire a été remportée dans le domaine de la sexualité. Pour les théoriciens de l'environnement, niant l'existence de toute contrainte innée chez les humains, l'instinct sexuel est un problème particulièrement épineux. Or, en 1958, William A. Mason publia une étude d'où il ressortait que la sexualité, elle aussi, est apprise. L'expérience à laquelle Mason s'était livré avait eu pour sujets six singes rhésus élevés dans un isolement total et un rhésus sauvage capturé à vingt mois, alors qu'il n'avait pas encore atteint la maturité sexuelle. Aucun des singes isolés (et donc privés de tout contact extérieur) n'avait atteint cette maturité, tandis que le dernier l'avait fait normalement. Le rapport de Mason marqua une date dans la pensée environnementaliste : la doctrine selon laquelle l'homme n'est que ce qu'il apprend s'appliquait même à la sexualité. En dépit de tout ce qui s'est passé depuis 1958, le rapport Mason est toujours cité. Aucun de nous - en tout cas pas moi ni, j'en suis sûr, Mason lui-même - n'a compris à l'époque ce que Hall allait définir comme l'instruction dans un contexte social. Mais quelque chose paraissait déroutant. En 1960, au cours d'une visite à Kampala, je discutai de ce mystère avec Niels Bolwig, à l'époque professeur de zoologie à l'université Makerere, en Ouganda. Bolwig haussa les épaules. Lui-même avait élevé ensemble, depuis leur naissance, deux babouins, un mâle et une femelle. Ils n'avaient eu aucun contact avec les adultes et pourtant, le moment venu, ils s'étaient accouplés tout naturellement. Où donc était la pierre d'achoppement ? L'année suivante, Harry et Margaret Harlow publièrent dans Natural History un long rapport sur leurs travaux, qui semblait confirmer les conclusions de Mason. La colonie de rhésus des Harlow avait été créée en 1953. On avait mis dans des cages isolées cinquante-cinq petits singes nés moins de

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douze heures plus tôt et on les avait traités comme des bébés humains. Ils avaient si bien prospéré que leur taux de mortalité était moins élevé que celui des singes élevés par leur mère. Les Harlow avaient l'intention de les mêler aux autres membres de la colonie, mais le résultat fut décevant : pas un seul d'entre eux ne se reproduisit. Quatre-vingt-dix autres jeunes rhésus, élevés avec de pseudo-mères (des substituts mécaniques de telle ou de telle sorte) évoluèrent un peu mieux, bien que très peu d'entre eux allassent jusqu'à se reproduire. La clef du mystère semblait résider dans quelque lien affectif entre mère et petit, lien qui serait la base d'une évolution sexuelle normale. Les environnementalistes n'en demandaient pas plus, les freudiens non plus, et les conclusions des Harlow furent abondamment citées. On ne pouvait cependant s'empêcher d'être obsédé par les babouins sans mère de Bolwig. Là-dessus, en novembre 1962, les Harlow publièrent un document qui, du point de vue « social » où nous nous plaçons, peut être considéré comme capital. L'importance de la mère, apparemment essentielle pour le développement affectif du petit, avait dominé leur précédent rapport. A présent, et à partir d'une autre expérience, apparaissaient toutes les erreurs d'interprétation qui avaient été commises. La mère continuait à jouer un rôle certain mais non capital : ce rôle, c'était la société qui le jouait. Le groupe de singes élevés par les Harlow dans l'isolement, c'est-à-dire ceux qui avaient confirmé, à la satisfaction des environnementalistes, que même la sexualité est apprise, avaient à présent de cinq à huit ans - et tous présentaient des caractères névrotiques. Ils vivaient dans l'apathie et manifestaient des tendances masochistes : certains se pinçaient au même endroit des centaines de fois par jour, se mordaient eux-mêmes ou se déchiraient la peau. En 1960, les Harlow avaient essayé de pratiquer sur eux une thérapeutique de groupe en plaçant dix-neuf des sujets dans un zoo du Wisconsin. La chose avait donné lieu d'abord à de

106 sérieuses batailles mais, avec le temps, cela s'était arrangé et on avait assisté à une c intégration » sociale relativement normale. Lorsque les sujets avaient été ramenés au laboratoire, pourtant, l'amélioration de leur comportement avait disparu. Au bout de deux nouvelles années, les Harlow avaient conclu que les effets de l'isolement des jeunes singes étaient irréversibles et que la thérapeutique n'avait pas de valeur durable. Dans le même temps, leur expérience capitale avait porté ses fruits. Quatre bébés rhésus avaient été élevés avec leurs mères, de telle manière qu'ils aient entre eux des rapports normaux. Comme il était prévisible, dès le début les petits avaient eu des relations sociales actives et s'étaient livrés aux jeux de leur âge. Dès les six premiers mois, ils avaient manifesté certaines curiosités sexuelles et, vers la fin de la première année, celles-ci étaient devenues plus fréquentes et proches de celles des adultes. Au cours de la deuxième année, bien que les jeunes singes n'eussent pas encore atteint la maturité, leur comportement sexuel était celui d'adultes. Rappelons qu'ils continuaient à vivre avec leurs mères. Mais l'expérience portait aussi sur deux ,groupes de quatre petits chacun, tous privés de mère. Dès leur naissance, ils n'avaient eu aucun contact avec des adultes, ni par conséquent aucune possibilité de les imiter. Les Harlow les avaient placés dans un cadre reproduisant artificiellement l'environnement normal des rhésus et comportant des appareils où ils pouvaient grimper ou se balancer, une échelle, des jouets et même un arbre artificiel. Chaque jour, pendant 23 heures et 40 minutes, chaque petit était isolé, en compagnie d'une pseudo-mère faite de fil de fer et de tissu, pareille à celle qui n'avait pas réussi à favoriser le développement de jeunes normaux. Pendant les vingt autres minutes, ils étaient autorisés à avoir accès, par groupe de quatre, à la « salle de jeux », et donc à avoir des contacts entre eux. Pendant deux mois, ils passèrent le plus clair de leur temps à se tenir serrés les uns contre les autres ou à ne se déplacer qu'en groupe. Puis,

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graduellement, leurs relations se détendirent et leur développement se mit à ressembler à celui des petits qui vivaient avec leur mère. Lorsqu'ils eurent un an, leurs rapports et leur comportement sexuel ne différait plus de ceux du groupe de contrôle : « Aucun membre du groupe, écrivaient les Harlow, ne semble affecté par l'absence de mère. » L'exemple des adultes n'avait offert à ces singes aucun modèle à imiter : « Il semble possible et même vraisemblable que le système affectif mère-petit ne soit pas indispensable, tandis que les rapports entre jeunes est la condition sine qua non d'une adaptation ultérieure à toutes les conditions de la vie des singes. » En d'autres termes, le contexte social, comme l'a indiqué Ronald Hall, est indispénsable à la formation des primates. Et, comme les Harlow l'ont démontré, cette formation se développe spontanément, même dans un environnement reproduit artificiellement et lorsque les contacts sociaux quotidiens sont limités à vingt minutes par jour. Le savoir, comme l'oxygène, est une chose qui fait partie de l'atmosphère où l'on vit. En tant qu'êtres vivants, nous devons chercher, trouver, mettre à l'épreuve dans notre environnement les informations « codées » dans le génotype, et pour une espèce sociale cet environnement est constitué pour une bonne part par nos semblables. Nous pouvons tirer profit de l'expérience de nos aînés, prendre notre part du savoir commun de notre société. Bien sûr, un certain conditionnement s'effectuera à mesure que nous apprendrons à éviter ce qui est douloureux et à chercher ce qui est agréable. De même, il ne saurait être question de nier l'influence favorable ou défavorable des parents. Mais nous ne sommes pas seulement le produit de relations parentales, comme l'avancent les freudiens, ni les entités simplistes et identiques que voudraient faire de nous les behaviouristes. Nous sommes des êtres au départ inégaux, qui apprennent à tirer le meilleur ou le pire de leurs dons. Une société organisée, si elle est juste, fournit un contexte

108 de chances égales en vue de cet apprentissage. Sir Arthur Keith a écrit que l'éducation des enfants est la première industrie de toutes les espèces, et si cette industrie échoue, l'espèce tend à disparaitre. L'échec peut nous être imposé par l'injustice, l'erreur, l'incurie ou l'apathie, mais de même qu'une société incapable de se défendre est perdue, une société incapable de favoriser le plein développement de sa jeunesse le sera demain. Avant d'aborder la troisième des grandes fonctions de la société, revenons un instant sur ce que la biologie moderne nous a apporté. Il y a les forces du désordre. Il y a la diversité de nos origines, limitée seulement par les potentialités du « pool » génétique de notre population. Il y a l'agressivité « codée » dans nos origines génétiques (comme toutes nos autres caractéristiques) et qui met en valeur notre diversité originelle en nous poussant à développer nos dons particuliers. Mais cette agressivité - qui parfois atténue et plus souvent accroît l'inégalité des êtres - fait peser la menace du chaos et de l'annihilation sur les espèces sociales où les individus dépendent les uns des autres. Ainsi entre en jeu le mécanisme social, avec ses forces d'ordre équilibrantes. Le plus doué ou le plus agressif doit sacrifier une partie de sa souveraineté au groupe si lui-même veut survivre. Le groupe offre la protection du nombre, mais de telle manière que les dons supérieurs de quelques-uns deviennent la garantie de survie des autres. Et finalement, d'une façon qui varie selon les espèces mais qui est capitale pour l'homme, il y a l'éducation. Elle peut consister en une participation à l'expérience passée de la société tout entière, elle peut inclure la prévision d'une expérience future, mais dans une société juste elle est accessible à tous ses membres. Et c'est une force d'ordre, car elle introduit dans le désordre des êtres inégaux la loi de l'égalité des chances, propre aux vertébrés.

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En tant qu'écologiste, Wynne-Edwards se préoccupe principalement des rapports de l'animal avec son environnement. C'est pourquoi le thème essentiel de son ouvrage Animal Dispersion est la capacité qu'a la société d'adapter le nombre des animaux aux ressources de l'habitat. C'est un sujet si vaste que je ne l'aborderai pas ici. Mais, je relève dans le livre de Wynne-Edwards cette définition saisissante : « Une société peut être définie comme un groupe d'individus se disputant des victoires conventionnelles par des moyens conventionnels. » Dans L'impératif territorial, j'écrivais que cette définition était, provisoirement, si difficile à comprendre qu'il valait peut-être mieux la laisser mûrir un peu. Quatre ans ont passé et peut-être pouvons-nous y revenir. Je rappelle encore une fois ma propre définition de la société en tant que groupe d'êtres inégaux organisés en vue de satisfaire des besoins communs. Et puisque nous en sommes aux définitions, je voudrais en citer une autre encore, qui est de Stuart Altmann, un Canadien, l'un des plus jeunes explorateurs des terrae incognitae du comportement évolutif. Altmann a fait ce que je n'ai pas encore tenté de faire : établir une nette distinction entre population et société. Il

110 définit une population au sens classique comme un groupe dont les frontières apparaissent là où les croisements sont soudain réduits au minimum. Appliquant le même principe à la société, il définit celle-ci comme un groupe d'êtres où la communication entraîne la compréhension, et la frontière sociale apparaît donc là où la communication (c'est-à-dire la compréhension mutuelle) est réduite à son minimum. Il ressort de la pensée d' Altmann que population et société peuvent coïncider, mais pas nécessairement. Ce qui apparait comme une société unique peut être divisé, par des frontières raciales, religieuses ou tribales, en deux ou plusieurs populations. Aussi longtemps qu'elles parlent le même langage (au sens figuré plus encore qu'au sens propre), aussi longtemps qu'elles comprennent les mêmes signaux, poursuivent les mêmes buts, acceptent les mêmes règles, tout va bien pour la société. Mais s'il n'y a plus communication, si un fossé d'incompréhension se creuse le long des frontières des populations, de telle sorte que les signaux, les symboles, les gestes, les mots, les phrases ou les sons n'ont plus une signification universelle, ce fossé peut devenir un abîme où toute la société risque de disparaître. Loin d'être incompatibles, la définition d'Altmann et celle de Wynne-Edwards s'éclairent l'un l'autre, car lorsque l'écologiste écossais parle de « victoires conventionnelles », il parle d'objectifs compris et admis par tous. Pour le rougegorge il peut s'agir d'un territoire personnel à défendre contre toute intrusion. Pour le choucas, la notion de territoire n'a pas de sens, mais le but à atteindre peut être le rang le plus élevé au sein de la bande. Pour la femelle du rougegorge, ce but sera un mâle et son territoire, et pour la femelle du choucas ce sera le mâle doté du plus haut statut. Tous, mâles ou femelles, ont des objectifs compris par tous, mais les victoires à remporter sont conventionnelles en ce qu'elles sont des symboles de valeur. Le territoire du rouge-gorge offre par exemple certaines facilités de ravitaillement et le statut du choucas fait de lui un compagnon respecté. Tou-

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tefois la compétition n'a pas pour objet la nourriture ou le compagnon, mais des victoires conventionnelles dont la société reconnaît le prix. Wynne-Edwards parle de victoires recherchées « par des moyens conventionnels». La société proscrit certains moyens de compétition dangereux pour sa propre survie. La plus connue de ces proscriptions : « Tu ne tueras point », n'est pas particulière à la morale judéo-chrétienne, elle est un des commandements de toutes les communautés humaines. Le contrat social des singes et des loups, des mouettes et des hyènes contient une clause comparable, non écrite mais comprise par tous. Elle a été interprétée par les armées de Josué sous une forme un peu différente : « Tu ne tueras point - sauf les membres d'autres sociétés. » Selon la définition de Wynne-Edwards, la compétition des êtres devient la prémisse essentielle. La compétition doit se manifester, et elle le fera à tous les niveaux de la vie. De la compétition des spermatozoïdes dans le système génital femelle à la compétition des vieux luttant contre l'oubli, de la compétition des enfants se disputant l'attention de leurs parents à celle des sportifs sur le stade, de la compétition des femmes sur le plan de la beauté et de l'élégance à celle des hommes sur le plan du pouvoir et du prestige, nous avons affaire au même et éternel processus commun à toutes les espèces. Il ne saurait en être autrement, ce processus s'appuyant sur la diversité naturelle des êtres et sur la force instinctive qui nous pousse à réaliser les diverses possibilités dont nous sommes détenteurs. Les utopistes peuvent nier que la compétition soit la condition nécessaire de l'homme, mais s'il en était autrement nous n'aurions jamais émergé de la forêt primitive du miocène. A partir de cette notion de compétition entre les êtres se reproduisant sexuellement, nous pouvons comprendre les vues de Wynne-Edwards et d' Altmann. Par le moyen de la compréhension mutuelle, un groupe organise la compétition entre ses membres de telle sorte qu'ils recherchent des vie-

112 toires symboliques selon des règles théoriquement équitables pour tous. Au-delà de la frontière où la communication cesse d'exister, le sens de ces victoires échappent à la compréhension d'autrui. Pour les Masaïs d'Afrique orientale, la possession d'un troupeau symbolise un statut élevé, tandis que, pour leurs voisins kikuyus, ce qui. compte c'est le pouvoir politique et la possession de grosses voitures noires. Chacune de ces tribus semble un peu folle aux yeux de l'autre. La victoire à remporter pour une société sera symbolisée tantôt par le nombre des épouses, tantôt par le nombre des hectares de terre, tantôt encore par le montant d'un compte en banque. Toutes ces victoires conventionnelles ont un sens pour nos partenaires sociaux ; ces ambitions, ces rivalités, ces envies constituent le ciment même de la société, mais elles doivent être réalisées ou manifestées dans le cadre de conventions reconnues par tous. Et voilà la troisième fonction sociale - aboutissant à la formule-cliché « la loi et l'ordre » qui tient la compétition pour inévitable mais assure, par le moyen des conventions, le degré d'ordre indispensable à la survie du groupe. La fonction de la société en tant que terrain de jeu régi, comme dans tous les autres sports, par des règles et des buts précis peut sembler moins attirante pour l'individu que les fonctions de défense et d'éducation. Pourtant, ce sont ces règles qui le protègent contre ses compagnons, comme la fonction défensive le protège contre les autres. Il y a plus encore et peut-être pourrions-nous ici revenir à une hypothèse que j'ai esquissée dans L'impératif territorial, celle des besoins innés. J'ai avancé que chez tous les animaux supérieurs, y compris l'homme, il y a un besoin inné et fondamental de trois choses : l'identité, la stimulation et la sécurité. Je les ai définies par leurs contraires : l'anonymat, l'ennui et l'angoisse. Leur hiérarchie n'est pas uniforme : le besoin de sécurité, par exemple, est de toute évidence plus grand chez la femelle que chez le mâle. De même, les prédispositions et l'expérience de l'individu déter-

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minent l'importance qu'a pour lui tel ou tel besoin. Il est pourtant surprenant de constater que le besoin de sécurité est celui qui se manifeste le moins et que plus il est satisfait, plus nous sommes disposés à le sacrifier à la stimulation. Aussi longtemps que nous vivons dans un milieu matériellement défavorisé, nous avons l'illusion que la sécurité est ce qui compte le plus, et beaucoup des erreurs de la philosophie sociale découlent de là. Mais qu'un minimum de prospérité remplace la privation et ses exigences, et voilà que la sécurité engendre l'ennui et le désir d'y échapper. En revanche, dans la hiérarchie des besoins, celui de l'identité occupe une place particulièrement élevée. Savoir qui l'on est, affirmer son existence aux yeux de ses partenaires sociaux, éprouver le sentiment de son caractère unique : voilà, me semble-t-il, ce qui obsède le plus l'individu. Combien y a-t-il de gens qui, àyant le choix entre la gloire et la fortune, ne préféreront pas la première? Considérons pour l'instant cette triade des besoins innés comme une hypothèse et rien de plus - je crois que nous aurons l'occasion de la vérifier plus loin. A ce stade de notre enquête, contentons-nous donc d'étudier la fonction psychologique de la société en ce qui concerne la satisfaction du besoin individuel, car je maintiens qu'une société conçue de telle manière qu'elle offre à ses membres des chances égales d'acquérir identité, stimulation et sécurité survivra aux épreuves de la sélection de groupe, tandis qu'une société incapable d'accomplir sa fonction psychologique sera, à long terme, éliminée de la compétition. La protection de l'individu contre ses ennemis de l'extérieur, la protection, par l'éducation, du droit de chacun à une chance égale de développer ses possibilités, enfin la protection des membres du groupe l'un contre l'autre tout en les laissant chercher par la compétition la satisfaction psychologique de leurs besoins innés : telles sont les trois fonctions de l'ordre que toute société doit assurer à ses membres si les individus et la société veulent survivre. Elles

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sont aussi vraies dans le cas des sociétés d'animaux supérieurs et en particulier de primates que dans celui du primate supérieur, l'homme. Dans les sociétés non humaines, elles s'imposent d'elles-mêmes, par l'action d'un contrôle instinctif puissant. Dans les sociétés humaines, c'est moins évident. Depuis les temps les plus reculés nous avons eu conscience de la nécessité d'une défense extérieure et d'un ordre interne. Ces exigences sont les plus proches de nos origines évolutives. Dans les temps les plus récents de progrès technologique, nous avons pris conscience ou commencé à prendre conscience de la nécessité impérative de l'éducation et de l'évidence du fait que la société la plus forte et la plus durable sera fondée sur le développement maximal de ses membres. Mais même aujourd'hui nous n'avons pas encore commencé à prendre conscience de la fonction psychologique, à entrevoir, fût-ce obscurément, que l'accroissement de la sécurité entraîne celui de l'anonymat et de l'ennui. Les victoires de la productivité, qui promettent aujourd'hui d'éliminer l'angoisse matérielle des préoccupations humaines, ont ignoré ou réprimé les autres besoins innés de l'individu. Et nous ne savons pas ce que nous faisons. Aucun désastre contemporain n'est comparable à la banqueroute de la raison humaine dans ses rapports avec la réalité humaine : le théâtre élizabéthain, il y a près de cinq siècles, voyait plus clair dans la nature de l'homme. Nous voyons avec un étonnement incompréhensif la violence se manifester dans la rue. Nous constatons avec angoisse le taux de criminalité atteindre en Amérique un niveau sans précédent et nous imputons le fait à nos problèmes raciaux, sans nous rendre compte que le même phénomène se produit dans des pays où il n'y a pas de question raciale - ou alors nous en accusons la pauvreté, oubliant que dans les années 30 une pauvreté beaucoup plus répandue n'entraînait pas les mêmes conséquences. Nous cherchons gravement des explications à la révolte des jeunes, aux progrès de l'alcoolisme, des drogues hallucinogènes, de la pornographie, et ces explications tombent en poussière dès

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que nous les touchons. Pourquoi notre raison est-elle aussi aveugle? L'esprit affamé a remplacé le ventre affamé.

5. Au début des Confessions, Jean-Jacques

Rousseau se pré-

116 sente comme un homme différent de tous ceux qu'il a connus et son dessein, dit-il, est de montrer en quoi, afin que son lecteur puisse décider si la nature a bien fait ou mal fait en « brisant le moule où elle l'a formé ». Que tous les hommes soient différents, que la nature, par la re-combinaison sexuelle, brise tous les moules dans lesquels les hommes sont formés, cela n'ôte rien à sa profonde originalité. Son autobiographie, l'un des livres les plus passionnants qu'on ait jamais écrits, confirme au contraire son assertion. Rousseau fut un génie méprisé, humilié, persécuté, un solitaire dont l'influence pourtant ne peut être comparée à celle que de rares hommes depuis le Christ - et son influence sur notre temps ne peut être comparée à celle d'aucun. Rousseau se livra à ses méditations passionnées un siècle avant Darwin, et pourtant il vit en l'homme, avec une égale lucidité, un être enraciné dans la nature. Il se méfiait de la démocratie, et pourtant il légua au monde le principe selon lequel le gouvernement est au service des gouvernés. Il n'était pas athée, et pourtant il détrôna Dieu et mit la destinée humaine entre les mains de la société, ce qui lui valut la haine des Eglises catholique et protestante. Il s'éleva contre la tyrannie, se fit le défenseur de la souveraineté de l'individu plus qu'aucun de ses contemporains, et pourtant son Contrat social a pour thème la soumission de l'individu au groupe. Lorsque Dobzhansky écrit : « La philosophie des démocraties modernes, que ce soit à l'Ouest ou à l'Est, est la doctrine de l'égalité, de la bonté naturelle et de la perfectibilité illimitée de l'homme », il fait du pur rousseauisme, à un détail près : la notion de perfectibilité est un apport du x1x• siècle. Mais de même que l'image de Dieu peut être conçue de mille manières, l'image de Rousseau domine notre époque. Cette image pourrrait également inspirer l'avenir. Si l'on en doutait, qu'on relise ce résumé qu'en proposent les Durant1 : 1. In Rousseau and Revolution,

New York 1967.

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Avant tout, bien sftr, il fut le père du mouvement romantique. Mais qu'entendons-nous par « mouvement romantique »? La révolte du sentiment contre la raison, de l'instinct contre l'intellect, du sentiment contre l'objet, de la solitude contre la société, du mythe et de la légende contre l'Histoire, de l'expression des émotions contre les contraintes conventionnelles, de la liberté individuelle contre l'ordre social, de la jeunesse contre l'autorité, de la démocratie contre l'aristocratie, de l'homme contre l'Etat. Ce catalogue de révoltes, qui est une image de Rousseau, constitue une liste de références permettant de mesurer son influence sur l'esprit de la jeunesse contemporaine. Cet esprit, tel que le résument les Durant, procède pour une bonne part du Discours sur l'inégalité, que Rousseau publia en 1754. Il y considère les hommes comme naturellement égaux et bons, les droits à la propriété comme la source de l'inégalité, et la société comme l'instrument de la perpétuation de cette inégalité. En 1762, il allait énoncer dans Le Contrat social les fondements d'une société révolutionnaire dans laquelle, la propriété étant abolie, les individus abdiqueraient toute souveraineté en faveur de la « volonté générale », retrouvant par là, autant qu'il fût possible, l'amitié et l'égalité de leurs origines. Ce principe devait réapparaître comme la mystique, sinon la réalité, de l'Etat totalitaire.

Le Contrat social de Rousseau fut publié un siècle avant La Descendance de l'homme de Darwin et mon propre ouvrage paraît tout juste un siècle après. Si j'ai repris le titre de Rousseau 1 et si j'ai dédié ce livre à sa mémoire, c'est pour mettre en lumière ce que les sciences naturelles ont apporté à notre compréhension de l'homme et du groupe. A beaucoup d'égards, Rousseau fut un esprit remarquablement moderne. Il concevait l'homme, je l'ai dit, comme une partie de la nature. Il a cherché dans les origines de l'humanité une meilleure compréhension du destin humain. Tout donne à penser que sa réflexion a porté également sur l'aventure animale et l'on doit rendre hommage à ce visionnaire qui, 1. Le titre original

du présent ouvrage est The Social Contract (N.d.T.).

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un siècle avant la naissance de l'éthologie, a entrevu ce qu'elle pourrait signifier. Dans un sens, il a posé toutes les questions, mais il les a posées trop tôt. Faute d'avoir pour guide la théorie de l'évolution, faute des conclusions· formulées au siècle dernier en matière de sciences naturelles, et plus particulièrement faute des découvertes de ces deux ou trois dernières décennies, qui ont fait de la biologie une science nouvelle, Rousseau n'a pu se fonder que sur son intuition pour définir la nature, d'où la fausseté de ses supputations. Dans son Discours sur l'inégalité, il imagine l'homme primitif errant dans les forêts, sans domicile, ignorant la parole, la communication et la guerre, sans besoin d'autrui ni désir de lui nuire, voire sans conscience de l'individualité de qui que ce fût. Or cinquante poules dans une cour de ferme se connaissent individuellement - et qu'on se rappelle les vaches de Darwin ... Pour Rousseau, mâles et femelles s'unissaient au hasard des rencontres et des circonstances, l'homme assouvi n'avait plus besoin d'une femme en particulier (ni réciproquement), les deux partenaires d'un moment se séparaient et s'oubliaient très vite mutuellement. Or les couples de mouettes pillardes, dans la longue nuit de l'Antarctique, parcourent séparément le continent mais finissent par se retrouver et se reconnaître lorsque la nuit d'hiver vient à son terme. Pour Rousseau, il était impossible que l'homme primitif eût plus besoin d'un compagnon qu'un singe ou un loup. Cette idée qu'il se fais ait de l'homme primitif en tant qu'être associai fut sa grande erreur de base. Il ne pouvait savoir qu'aucune espèce de la famille des primates - la nôtre - n'a jamais mené une vie solitaire. Il ne pouvait savoir que la vie en sociétés organisées est si caractéristiquement animale qu'elle est pratiquement universelle. Il ne pouvait savoir que la xénophobie est aussi répandue dans la nature que le groupement des semblables. Au début du Contrat social, Rousseau constate que l'homme est né libre mais que pourtant nous le voyons par-

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tout enchaîné. Plus significative, toutefois, est la prem1ere phrase de l'Emile, publié la même année et que son auteur tenait pour plus important : « La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société la déprave et le rend misérable. » Cette affirmation inaugurait ce que j'appellerai l'Ere de l' Alibi : la nature m'a fait heureux et bon et, si je ne le suis pas, c'est la faute de la société ... C'était là sa seconde erreur, procédant directement de la première, citée plus haut. Je crois. pourtant qu'il faut souligner qu'en son temps Rousseau avait toute raison de se tromper. Comment aurait-il pu savoir que les hommes ont été créés inégaux, ou que leur bonté originelle est aussi peu vraisemblable que leur originelle égalité ? Comment aurait-il pu savoir que l'institution de la propriété privée, comme celle de la société, est une invention de l'évolution, de loin antérieure à l'homme et à toute la famille des primates? Comment aurait-il pu savoir, avant Dart, que l'homme descend des primates prédateurs qui tuaient pour vivre ? Darwin lui-même l'ignorait ... Ce qui est dramatique, ce n'est pas que Rousseau se soit trompé mais que deux siècles plus tard nous continuions de le faire ; que les progrès accomplis par la biologie depuis Darwin n'aient pas influencé notre manière de penser; que les modes de pensée d'aujourd'hui procèdent des erreurs de Rousseau comme si les sciences naturelles n'avaient jamais existé. Dans son essai sur Rousseau, le philosophe allemand Ernst Cassirer écrivait : Toutes les luttes sociales contemporaines ont toujours la même origine. Elles procèdent de la conscience de la responsabilité de la société, que Rousseau fut le premier à avoir et qu'il a léguée à la postérité. Cette notion est en effet celle du Contrat social. Pour Rousseau, nous ne pouvons revenir à l'état de l'homme primitif ; nous devons accepter la société comme un état de fait. Mais nous pouvons créer une société abolissant la propriété et ses méfaits, une société à laquelle chaque homme s'aban-

120 donne librement et totalement, atteignant par là l'égalité. La « volonté générale » doit gouverner notre conduite. Mais qui interprétera la volonté générale ? Les plus sages, dans la mesure où ils gouverneront en fonction du bien-être de la multitude et non de leur propre intérêt. Et quid du gouvernement du peuple par le peuple ? La démocratie conviendrait à une notion de dieux, mais un tel gouvernement ne saurait convenir aux hommes ... II est difficile de considérer Rousseau comme un utopiste : il me semble que sa conception du contrat social tendait surtout à tirer le meilleur du pire. Un Karl Marx formulera plus tard l'idée de perfectibilité, à partir de laquelle une société bien conçue produirait une nouvelle espèce d'homme. Pour Rousseau la société elle-même est une malédiction, et son contrat social ne ferait qu'y remédier dans une certaine mesure. La réalité de la philosophie de Rousseau est son pessimisme, et il semble qu'on l'ait trop peu compris. L'homme est un être déchu. Rouvrons I'Emile : « L'homme qui médite est un animal dépravé. » On a parfois tenu cette affirmation pour négligeable parce que excessive. Pourtant, dans une lettre écrite cinq ans après Le Contrat social, nous lisons presque la même chose : « Je suis sûr que mon cœur n'aime que le bien. Tout le mal que j'ai pu faire dans ma vie a été le résultat de la réflexion, et le peu de bien que j'ai été capable de faire a été le résultat de l'impulsion. » Le principe essentiel de la vie de Rousseau fut sa loi inébranlable dans la bonté naturelle de l'homme, y compris dans la sienne propre. Le fait que cette idée l'ait entraîné aux pires hypocrisies, comme il le rapporte dans Les Confessions, n'est pas d'une importance énorme : ces hypocrisies sont la conséquence naturelle d'une telle présomption. Plus significatifs sont le désabusement, le pessimisme et la paranoïa qu'entraîne nécessairement une telle conception de la nature humaine. Je n'ai pas besoin de dire ici que ma propre dévotion au

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rationalisme humain est loin d'être sans limites, mais je ne saurais contester le pouvoir qu'a la raison d'expliquer l'homme et, par la compréhension, de devenir une force du bien. La conception de l'homme comme un ange déchu est à mes yeux la plus désespérée de toutes les philosophies. La foi en notre bonté originelle laisse l'homme que nous connaissons aussi incompréhensible qu'à jamais désarmé. Nous devenons alors d'inexcusables monstres et nous devons accepter le verdict de Rousseau selon lequel l'homme qui pense est un animal dépravé. Pour un tel être il n'y aurait peut-être d'autre solution que le contrat social tel qu'il le définit : un ordre total. Ce que Rousseau a apporté à l'homme moderne, c'est évidemment la philosophie de l'impossible, et ce qui est décourageant c'est qu'après deux siècles de démentis, depuis la Révolution française jusqu'à l'occupation de Prague, nous n'avons pas encore reconnu cette philosophie pour ce qu'elle est. Je crois pourtant que le débat reste ouvert. Est-ce vraiment la société qui corrompt l'homme ou est-ce l'homme qui corrompt la société ? N'y a-t-il rien d'autre à opposer à l'ordre total de Rousseau que le rêve adolescent d'un désordre total? Je crois pour ma part que l'évolution elle-même, nous imposant des lois dont nous ne saisissons pas la portée, fournit la réponse. L'ordre et le désordre sont étroitement entremêlés. Sans l'ordre, que seule la société peut créer, l'individu vulnérable périt. En revanche, sans un certain désordre permettant et favorisant le plein développement de la diversité de ses membres, la société s'étiole et se désagrère dans les compétitions de la sélection de groupe. Ce que la pensée évolutionniste contemporaine peut apporter à la philosophie sociale, c'est le besoin démontrable d'un désordre structuré au sein des structures plus larges de l'ordre. J'ai dit que Le Contrat social de Rousseau n'était pas vraiment un contrat mais qu'il impliquait la soumission totale du désordre à l'ordre. Le fait qu'il viole la loi naturelle appa-

122 raît dans son incapacité de devenir une réalité sociale sans le soutien des armes et de la police. En fait, l'individu a des devoirs envers l'individu : c'est un contrat d'équité. Nous examinerons ces devoirs de plus près, mais d'abord constatons ce paradoxe : au cœur du vrai contrat, c'est l'individu qui, pour exister, doit pouvoir compter sur le désordre de la diversité. La tyrannie n'est pas le fait d'un accident et la liberté n'est pas protégée par hasard par la constitution du groupe. Un contrat équitable, tenant compte des besoins fluctuants qu'engendrent les contingences de l'environnement, est le fluide vital d'un ordre social durable. Nous ne sommes pas des dieux et Jean-Jacques avait raison. Nous sommes une partie de la nature, il l'a dit aussi. Mais la différence capitale entre mon contrat social et celui de Rousseau réside dans le fait que le sien était un accord passé entre des anges déchus tandis que le mien l'est entre des singes évolués. Son contrat était une charte pour des êtres à bout de course, le mien reste un pacte conclu entre des êtres en état de croissance. Son contrat avait pour but d'empêcher une dégradation absolue. Le mien est un contrat qui, acceptant l'être humain tel qu'il est, accepte également un avenir que nous ne pouvons connaître et tente, avec une foi fragile mais réelle, de le rendre meilleur.

4. Le poisson

alpha

Un certain après-midi d'hiver, à New York, dans l'hôtel où j'étais descendu, une femme me raconta l'histoire que je vais rapporter. C'était une psychiatre, attachée à un hôpital de Long Island, et comme beaucoup d'autres banlieusards de New York elle aimait particulièrement, en hiver, nourrir les oiseaux. Elle avait ainsi pris en affection un petit groupe de sept mésanges, qui venaient chaque jour, dans sa cour, lui manger dans la main. Or, un matin, il s'était passé quelque chose de bizarre. Il faisait froid et le sol était couvert de neige. Une demi-douzaine de mésanges attendaient ma visiteuse, mais elles ne s'approchèrent pas d'elle comme d'habitude, bien qu'elles eussent sûrement faim. Leur amie se demanda ce qui expliquait leur soudaine réticence. Elle mit la nourriture dans une assiette et s'éloigna, mais rien n'y fit. Et soudain, dans le bosquet enneigé, il y eut un bruissement d'ailes, et la septième mésange apparut. Elle vint

124 se poser sur le bord de l'assiette et, aussitôt, toutes les autres se joignirent à elle pour prendre leur petit déjeuner. L' « alpha » était arrivé. On définit souvent la psychanalyse comme la science de l'inconscient. La découverte, par Freud, de forces inconscientes intervenant systématiquement dans les décisions humaines, peut être considérée - quelle que soit l'opinion que l'on ait sur Freud lui-même - comme l'un des événements majeurs de la science. En 1908 (l'année de ma naissance ...) Freud et plusieurs de ses disciples se retrouvèrent à Salzbourg. A partir de là, ce qui avait été l'œuvre d'un seul esprit devint la préoccupation de beaucoup. Tous souscrivaient au principe des forces inconscientes, mais bientôt les pionniers allaient se diviser, et certains disparaître. La réalité de l'inconscient est indiscutable. Mais quels sont ses ingrédients ? Freud, surtout en ces lointaines années, voyait dans la sexualité la force primordiale dirigeant ou déformant nos processus cachés. Pour Carl Jung et Alfred Adler, c'était lui attacher trop d'importance. Jung, en particulier, contestait la théorie freudienne selon laquelle la charge sexuelle des relations du très jeune enfant avec ses parents avait des conséquences sur sa vie entière. Pour Jung, l'enfance est dominée par l'imagination, par des fantasmes dont les archétypes trouvent leur expression dans tous les mythes et toutes les religions de l'humanité, et l'adolescence est la période critique où le monde intérieur de l'imagination doit faire la paix, plus ou moins difficilement, avec plus ou moins de succès, avec le monde extérieur de la réalité. Alfred Adler, lui, emprunta une voie différente, bien à lui - sur laquelle il fut bien près de disparaître. Il nous a, il est vrai, légué une formule : « complexe d'infériorité », mais il ne fut ni un penseur aussi profond que Jung ni un avocat aussi persuasif que Freud. Peut-être aussi sa psychologie a-t-elle de plus en plus rebuté les défenseurs de l'idéal égalitaire. Quoi qu'il en soit, il est passé de mode au même titre que les chapeaux garnis de plumes d'autruche. Et pourtant,

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si nous voulons mieux comprendre le « poisson alpha », nous devons revenir à Adler. Pour lui, l'important n'était pas la sexualité mais la volonté de puissance. Jung et Freud peuvent dans une certaine mesure être réconciliés ; Adler et Freud, non. La conception freudienne du déplaisir comme un état de tension croissante et du plaisir comme une détente de cette tension n'est pas conciliable avec la « poussée vers le haut » adlérienne. L'importance croissante attachée par Freud à la lutte de la force vitale contre le désir de mort est, de même, très loin de celle accordée par Adler à la volonté de puissance. N'oublions pas non plus le thème capital de la sexualité et de la famille, qui allait fasciner les freudiens. Pour Adler, tout se passe dans un contexte social. Il a écrit qu' « il n'y a pas de problèmes dans la vie qui ne puissent être ramenés à trois catégories principales : la profession, le social, la sexualité ». Dans son livre sur les névroses, il écrivait : « Le but de chacun est la supériorité, mais pour ceux qui perdent courage et confiance en soi, elle n'est plus recherchée dans les formes utiles de la vie, mais dans ses formes inutiles. » En 1932, il exposa sa thèse centrale avec la plus grande force : « Quel que soit le nom que nous lui donnions, nous trouverons toujours chez les êtres humains ce mobile essentiel : la lutte en vue de passer d'une position inférieure à une position supérieure, de la défaite à la victoire, de l'endessous à l'au-dessus. Cette lutte commence dans notre petite enfance et se poursuit jusqu'à notre mort. » Adler parlait uniquement de l'être humain et du moteur principal de nos forces inconscientes. Le point de vue évolutionniste lui était étranger. Je me permets de renvoyer ici le lecteur aux chapitres précédents de cet ouvrage, où j'ai parlé de l'agressivité innée qui pousse tout organisme à réaliser son potentiel génétique dans ses réactions à un environnement : nous trouvons chez l'animal la même force qu' Adler analyse chez l'homme. Les études du comportement animal et particulièrement

126 des primates, études qui se sont multipliées depuis dix ans, tendent à infirmer les vues de Freud. La sexualité n'est pas ce que nous croyions qu'elle était dans la vie des animaux ni ce que Freud croyait qu'elle était dans la nôtre. L'étholo-, giste hollandais Adriaan Kortlandt a écrit : « On se rend de plus en plus compte que la doctrine freudienne classique est un produit typique d'une société de fin de siècle. Le grand problème de notre temps n'est plus la sexualité mais l'agressivité et la peur. » Ce propos de Kortlandt, formulé il y a quinze ans, prend un caractère prophétique quand on réfléchit à ce qui s'est passé ces dernières années. Bien qu'Alfred Adler n'ait jamais eu le talent de Freud, j'ai l'impression qu'à mesure que l'on étudiera de plus près la nature évolutive de l'homme, nous le verrons remis à l'honneur. Adler propose des réponses (correctes ou fausses) aux questions qui nous obsèdent, alors que Freud parle pour des temps moins dangereux. Surtout, ce n'est pas Freud mais Adler dont les conclusions concernant l'homme sont aujourd'hui confirmées par l'étude du monde naturel dont l'homme n'est qu'une partie. Si nous étudions le « poisson alpha» (qu'il soit poisson, oiseau, vache, éléphant, singe, lézard, rat, loup, criquet, lion, ou homme) en tant que phénomène quasi universel dans les espèces sociales, le complexe d'Œdipe ne nous sera pas d'un grand secours, mais la thèse centrale d' Adler, que j'ai citée, pourrait avoir été formulée par Konrad Lorenz dans L' Agression. La poussée « vers le haut », le désir de passer d'une position inférieure à une position supérieure, de l'en-dessous à l'au-dessus, a pour produit final l'alpha. Il y a certaines espèces sociales ·(ordinairement celles qui se rassemblent en grands nombres, comme les étourneaux ou les harengs) où la supériorité individuelle est impossible et où cette lutte ne se produit pas. Occasionnellement les hommes se comportent comme un troupeau sans chef, mais ce comportement est anormal. Il faut aller loin pour trouver une société humaine sans président ou sans roi, sans chefs ou sans « anciens »,

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sans généraux ou sans capitaines, sans oracles ou sans prophètes, bref sans individus exerçant une plus grande influence que leurs compagnons. Claude Lévi-Strauss a mis en doute le fait que le profit matériel puisse toujours expliquer pourquoi certains êtres essaient d'être des chefs. Il y a des chefs, dit-il, ...parce que, dans tout groupe humain, il y a des hommes qui, à la différence de leurs compagnons, aiment le prestige pour lui-

même, éprouvent un puissant désir de responsabilité, et pour lesquels le fardeau des affaires J>Uhliiquesporte en lui sa propre récompense. Ces différences individuelles sont certainement soulignées et exploitées par les différentes cultures, et à des degrés inégaux. Mais leur existence évidente dans une société aussi peu compétitive que celle des Nambiguaras m'incite fortement à penser que leur origine elle-même n'est pas culturelle. Elles font plutôt partie des matières premières psychologiques dont est faite toute culture particulière. Le « poisson alpha » est partout où il existe une société organisée, qu'il prenne la forme d'un glorieux koudou mâle ou d'un singe rhésus dressant la queue pour indiquer son caractère alpha. Comme dans les civilisations humaines, la lutte pour la supériorité peut varier (elle est peu prononcée chez les chimpanzés, très nette chez les babouins) et elle peut même varier à l'intérieur des sociétés d'une espèce donnée, mais l'homme ne l'a pas inventée et c'est d'elle que procède l'ordre hiérachique dont dépend parfois notre vie. Peut-être devrions-nous reconsidérer son histoire. En 1920, l'ornithologue anglais Eliot Howard introduisit dans les sciences naturelles le concept de territoire tel qu'il se manifeste dans les affaires animales. Deux ans plus tard, un savant norvégien, T. Schjelderup-Ebbe publiait en Allemagne son étude sur la psychologie sociale du poulailler. Elle était fondée sur la découverte que son auteur avait faite de la « hiérarchie du coup de bec » chez les poules. Il y a, dans un groupe de poules, une hiérarchie qui va de l'alpha à l'oméga. Chaque pouli~ a le droit de donner des coups de bec à celles qui lui sont inférieures dans la hié-

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rarchie, mais celles-ci n'ont pas le droit de lui rendre la pareille. Conséquemment, l'alpha a le droit de s'en prendre à toutes les autres, tandis qu'aucune ne peut s'en prendre à elle, et l'oméga, bien entendu, la dernière par le rang, subit les coups de bec de chacune des autres sans pouvoir en donner à aucune. En l'espace de deux ans, donc, les principes jumeaux du territoire et de la domination, c'est-à-dire

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les concepts actuellement les plus importants pour l'étude du comportement animal, avaient été formulés. Howard, bien qu'il ait étudié d'innombrables espèces d'oiseaux, s'en était tenu à ce monde qu'il connaissait bien. Après lui, Schjelderup-Ebbe continua à étudier les moineaux, les fais ans, les canards, les oies, les perroquets, les cacatoès et les canaris, mais il en tira des conclusions plus générales. « Le despotisme, écrivait-il, est l'idée fondamentale sur laquelle repose le monde. Elle est indissolublement liée à toute vie. » Et encore : « Il n'est rien au monde qui ne soit soumis à un despote. La tempête est le despote de l'eau, l'éclair celui du roc, l'eau celui de la pierre qu'elle dissout. » Il rappelait même un proverbe selon lequel Dieu est le despote du Démon. La modestie de Howard eut pour conséquence immédiate que personne n'entendit parler de territoire pendant des années, mais il n'est pas douteux que Schjelderup-Ebbe, quant à lui, se laissa emporter un peu trop loin par sa découverte concernant les poules et ne réussit qu'à la rendre irritante. Lorsque, les années suivantes, !'éthologie commença à prendre forme, Konrad Lorenz seul semble avoir été frappé par l'importance de la domination dans la structure sociale et certaine des plus remarquables histoires rapportées dans son Anneau du Roi Salomon nous instruisent sur le rôle de la lutte pour la supériorité dans la vie du choucas. Pourtant, lorsque son confrère Niko Tinbergen publia son Comportement social chez les animaux, en 1953, il y consacra moins d'une page à la « hiérarchie du coup de bec », et il semble y avoir vu une obsession bizarre de la science américaine. Il est d'ailleurs exact que, dans les années 30, l'étude de la domination avait traversé l'Atlantique et était devenue la chasse réservée de trois Américains. C'est G.K. Noble, du Muséum américain d'histoire naturelle, qui nous donne la définition du territoire : « toute zone défendue». Et bien que je n'en sois pas sûr, ce pourrait bien être aussi de ses travaux que nous avons hérité la formule

130 passe-partout de« poisson alpha>. Noble avait fait beaucoup d'expériences avec des poissons, notamment des petis poissons combattants des Tropiques. Il avait constaté que les mâles étaient à ce point obsédés par la hiérarchie que, lorsque l'eau de leur aquarium était refroidie au point qu'ils perdissent tout intérêt pour les femelles, ils continuaient néanmoins, inlassablement, à se battre entre eux pour affirmer leur supériorité. Ce fut là l'une des premières expériences - dont les conclusions seraient confirmées plus tard pour des centaines d'espèces - démontrant que ce n'est pas nécessairement l'amour qui fait tourner le monde. Dans le même temps, les travaux de C.R. Carpenter sur les primates en liberté révélaient non seulement le rôle du territoire dans la vie sociale des primates mais aussi, chose qui allait devenir encore plus importante pour beaucoup d'observateurs, le rôle du statut, du rang. Carpenter réussit à mesurer les degrés de domination chez les gibbons de Thaïlande, dans les bandes de macaques hurleurs qu'il avait étudiés dans une forêt de Panama et dans la colonie de rhésus indiens qu'il avait fondée sur la petite île de Santiago, au large de Porto-Rico. Les observations de Carpenter l'amenèrent à des conclusions plus nuancées que celles de Schjelderup-Ebbe sur les poules de basse-cour. Il découvrit que le rang consistait en des tendances variables d'un animal à s'assurer privilège et domination par rapport à un autre. Bien qu'occasionnellement le bêta l'emportât sur l'alpha, le contraire était beaucoup plus fréquent et le rang de l'alpha en était confirmé. La principale observation de Carpenter concernait la diversité des manifestations de domination. Chez le rhésus, elle était très nette et Carpenter parla à son propos de « gradient élevé de domination >. Le hurleur arboricole, en revanche, a un gradient peu élevé : il a un rang, mais il le fait rarement prévaloir. De toutes ces études découlèrent deux idées générales qui ont été confirmées depuis : 1) dans toute société de petits ou de grands singes il y a une hié-

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rarchie parmi les mâles et il y a toujours un ou plusieurs individus doté d'une influence plus grande que les autres ; 2) dans ces sociétés, les adultes dominent toujours les adolescents et les mâles dominent toujours les femelles. Les gibbons sont la seule espèce connue où la femelle est presque l'égale de son compagnon mâle. Si Noble étendit l'étude de la domination aux poissons et aux reptiles et Carpenter aux primates, ce fut pourtant W.C. Allee qui, dans les années 30, poussa le plus loin cette étude de la découverte de Schjelderup-Ebbe. Ce que celui-ci avait constaté chez les poules, Allee le constata chez les moineaux, mais pour d'autres espèces - que ce soient les pigeons ou les singes de Carpenter - la chose est moins systématique. Le pigeon « inférieur > peut rendre les coups de bec qu'il reçoit, bien qu'avec de faibles chances de gagner. Toute société a pour structure fondamentale une hiérarchie de membres inégalement prédisposés. Dans sa Vie sociale des animaux, Allee commente d'une manière passionnante les études effectuées par un groupe de chercheurs de l'université de Toronto sur les quintuplées Dionne. Celles-ci étaient identiques, en ce sens qu'elles étaient nées de la fécondation d'un unique ovule. Pourtant, très tôt se manifesta parmi elles une hiérarchie sociale qui devait peu varier avec le temps. Cette hiérarchie déterminait par exemple qui pouvait bousculer l'autre et qui pouvait répliquer, qui prenait l'initiative de certains actes et qui la suivait. Et s'il est vrai que la Dionne alpha obtint toujours les meilleurs résultats à l'épreuve de tests intellectuels, la plus grande et la plus forte ne dépassa jamais le troisième rang dans la hiérarchie. Allee écrit : « Quelle qu'en soit la raison, nous en sommes arrivés à une conclusion intéressante et, je crois, importante : des animaux ayant exactement la même hérédité peuvent néanmoins manifester, dès un très jeune âge, des différences de rang qui montrent que l'un n'est pas exactement l'égal de l'autre. > Mais alors, qu'est-ce donc que le caractère alpha ?

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2. Le mystère de la personnalité humaine ne peut pas plus qu'un orage d'été être enfermé dans la prison de la logique. Ni l'assemblage des gènes dans leurs chromosomes, ni la compréhension des lois de l'environnement, ni des aveux faits sur un divan de psychanalyste, ni la conjonction des planètes n'expliqueront jamais tout à fait pourquoi vous êtes vous et pourquoi je suis moi. Une feuille morte tombe silencieusement d'un arbre, en octobre ; un enfant se retourne dans son lit ; des traces de pas s'inscrivent sous une fenêtre ; une dernière étincelle s'éteint dans l'âtre : peut-être sommesnous le produit de la combinaison de toutes ces choses. Ne pouvant les connaître, nous ne pouvons les expliquer, ne pouvant les prévoir, nous ne pouvons les arranger. L'utopiste peut joyeusement tourner le dos à la vie. L'eugéniste peut tristement contempler son nombril. La tasse du mathématicien se vide. Il se peut que la vie soit beaucoup plus grande que nous ou que nous soyons beaucoup plus grands qu'elle : même de cela nous ne pouvons être sûrs. Il y a des mystères qui, pour quelque espèce à venir, seront peut-être aussi clairs que des mots écrits sur un mur, mais vous et moi, messagers humains, nous écrivons des poèmes que nous ne comprendrons jamais tout à fait. Nous pouvons les lire, peser leurs mots, en débattre, reconnaître leur mystère, les répéter comme des histoires au coin du feu, mais quelque chose nous échappera toujours, et peut-être est-ce aussi bien ainsi. Tel est le mystère du « poisson alpha ». D'où vient-il ? Qu'est-ce qui le fait ce qu'il est ? Nous pouvons le reconnaître, le suivre, l'applaudir, en faire l'usage le plus utile, mais si beaucoup ont tenté de le décrire, très peu ont été assez présomptueux pour tenter de l'expliquer. Konrad Lorenz, observant des petits choucas, a donné de la domination chez les oiseaux une définition qui en vaut

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bien une autre : « Non seulement la force physique mais aussi le courage personnel, l'énergie et même la confiance en soi de chaque oiseau pris individuellement sont décisifs dans le maintien de l'ordre hiérarchique. » Il y a dans ce propos quelque chose qui, au premier abord, peut sembler anthropomorphique au lecteur ; je suis pourtant certain que presque tous les spécialistes de l'étude des animaux seront d'accord avec Lorenz. Dans toute description de l'alpha, il faut faire sa place à ce qu'un seul mot désigne : le « caractère ». C'est cela qui frappa Fraser Darling au cours de sa longue observation des cerfs écossais. Deux mâles ne lutteront ensemble que s'ils sont égaux et ils ne le f etont qu'après s'être longuement mesurés, jaugés. Selon Darling, la décision finale (de combattre ou d'y renoncer) est d'ordre psychologique plutôt que physique. Nous avons hérité notre conception sommaire de l'animal « supérieur » du bon vieux dix-neuvième siècle, mais elle n'a pas réponse à tout. C.K. Brain, ayant rassemblé en Rhodésie une bande de singes vervets, constata que son alpha était plus petit et de deux ans plus jeune que l'oméga. Les caractéristiques les plus évidentes de l'alpha étaient la confiance et un regard assuré. Lorsque Brain introduisit dans la bande un mâle plus âgé et plus fort, celui-ci, en quelques jours, dut capituler, démoralisé par les coups qu'il avait reçus, et dont il mourut. Le cas des vervets illustre bien la règle selon laquelle la taille et la force ne suffisent pas à garantir la domination. Après avoir observé, en 1966, les célèbres colonies de singes du Japon, C.R. Carpenter m'en décrivit une où l'un des trois mâles du plus haut rang avait trente-cinq ans et ne s'était pas battu depuis dix ans. Kortland observa une situation similaire chez une bande de chimpanzés du Congo oriental : le mâle alpha incontesté, auquel se soumettaient les plus forts, avait au moins quarante ans. L'ancienneté est peut-être une qualité spécifique de l'alpha, en dépit des infirmités de l'âge, simplement parce que le groupe s'est habitué à sa domination. Mais une étude

134 remarquable sur l'être humain, publiée il y a quelques années par William D. Altus, sans rien ôter aux vertus de l'ancienneté, devait ajouter beaucoup à son mystère. Depuis l'époque de Sir Francis Galton se sont accumulées les preuves du fait que les hommes éminents tendent à être des fils aînés, des premiers-nés. Personne n'y prêta beaucoup d'attention : on disposait de trop d'explications, par exemple les lois de la primogéniture. Mais un jour Lewis Terman publia une étude portant sur mille enfants « doués ». Par « doués », Terman entendait des enfants dont le quotient intellectuel atteignait ou dépassait 140 et qui représentaient 1 % de la population. Cette fois encore, il fallait bien constater la prépondérance, parmi eux, de fils aînés. Nous savons que le test du quotient intellectuel, destiné à mesurer l'intelligence innée, est affecté dans une certaine mesure par des influences environnementales telles que les pressions familiales et culturelles. Les constatations de Terman n'en étaient pas moins troublantes, mais des psychologues tels qu'AJtus durent attendre jusqu'en 1964 pour obtenir un plus large échantillonnage et déterminer des critères plus objectifs permettant d'explorer des mystères qui, d'ailleurs, resteront longtemps encore inexpliqués. En 1964, donc, des examens eurent lieu dans tout le pays en vue de l'attribution de ce qu'on appela la Bourse du Mérite national et, parmi les diplômés des écoles secondaires - ceux-là mêmes qu' Adler eût considéré comme les meilleurs dans la lutte « vers le haut» - 1 618 furent finalement retenus. Nous ne traitons pas ici du quotient intellectuel, qui peut se discuter, ni de la réussite des adultes, appuyée ou non par la fortune, le nom, la position sociale. Nous traitons, autant qu'il est humainement possible, d'une compétition démocratique, ouverte à tous, entre représentants d'une population humaine de 200 millions d'individus. Or il en ressortit que, sur 568 enfants de familles qui en comptaient deux, 66 % étaient des premiers-nés. Sur 414 enfants de familles qui en comptaient trois, 52 % étaient des premiers-nés. Et parmi

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les étudiants appartenant à des familles de quatre enfants, 59 % étaient également des premiers-nés. Il faut, bien sûr, considérer ces chiffres avec le scepticisme auquel invitent toutes les statistiques. Il faut admettre, par exemple, que le premier-né peut avoir eu plus de chances que ses cadets de faire ses preuves, et il faut se rappeler l'argument des environnementalistes selon lequel l'enfant le plus âgé a pour lui l'avantage d'avoir bénéficié pendant des années des attentions, des ambitions et de la fierté sans partage de ses parents. Cela dit, il faut bien constater que les pourcentages indiqués plus haut s'appliquent uniquement aux 1 618 finalistes. Quid de l'énorme nombre d'étudiants qui s'étaient présentés aux examens et qui devaient, comme les autres, avoir été affectés par les influences et les avantages dont nous avons parlé ? Est-ce dès lors l'intelligence qui est marquée par le fait que l'individu est un premier-né ? Où est-ce, par-delà l'intelligence, une certaine qualité alpha, la poussée vers le haut, le besoin de réussir ? Altus conclut : « On a pu montrer que la position ordinale à la naissance a un rapport avec des paramètres sociaux significatifs, mais les raisons de ce rapport sont encore inconnues ou, au mieux, vaguement entrevues. » La priorité de l'âge, comme. }'intelligence elle-même, a quelque chose à voir avec le caractère alpha, bien que nous ne sachions pas exactement quoi. Adler qualifiait le fils aîné d' « affamé de puissance » et il se peut bien que ce soit vrai. Ellen Cullen, une des plus brillantes élèves de Tinbergen à Oxford, a étudié les mouettes tridactyles, une espèce particulière qui niche sur les falaises de la côte occidentale de l'Angleterre. La femelle pond, en règle générale, deux œuf s, deux jours de suite, et les couve dans le même ordre. L'aîné (d'un jour) des deux petits exerce en général sur l'autre une domination évidente. Dans des troupeaux de trente ou quarante buffles africains, la priorité d'âge joue un rôle dans la hiérarchie. L'alpha, cependant, n'est pas nécessairement le plus âgé.

136 Bien entendu, lorsque nous avons cherché des réponses dans le domaine sexuel, la virilité a été considérée comme un attribut essentiel de domination, et une première expérience sur les pigeons ramiers sembla confirmer la chose. On prit deux bandes, une de mâles, l'autre de femelles, dotées chacune de sa hiérarchie. Dans la bande des femelles, on injecta à l'oméga du testostérone, une hormone mâle : en huit jours elle prit la place de l'alpha. Dans la bande des mâles, l'oméga, après une injection similaire, s'éleva jusqu'à la deuxième place. La virilité semblait donc être un facteur incontestablement déterminant. A partir de telles observations et du fait de la domination normale du mâle sur la femelle dans toutes les espèces, on serait donc tenté de conclure que la masculinité, ou même une touche de masculinité, assure la prédominance. Et s'il y eut jamais une espèce pour renforcer cette tentation et renforcer ces conclusions, c'est bien celle de cette créature étrange et admirable, grotesque et impénétrable - non, je ne pense pas à l'être humain ... - la hyène, tant calomniée. Depuis Hérodote, son nom a été synonyme de lâcheté. Nous l'avons même à une certaine époque qualifiée d'hermaphrodite, et ce n'est qu'au cours de ces dernières années que ces légendes ont été réduites à néant. Un autre élève de Tinbergen, l'éthologiste hollandais Hans Kruuk, a consacré ses jours et ses nuits, des années durant, à observer les hyènes, et il a découvert, entre autres choses, que loin d'être lâche la hyène est un des plus redoutables prédateurs qui soient. Mais ici, c'est sa vie sexuelle qui nous intéresse, car si l'on a depuis longtemps cessé de croire à l'hermaphrodisme du canard, il y a encore certains aspects de la sexualité de la hyène qui sont de nature à troubler l'observateur. L'une des particularités des hyènes est que la femelle est non seulement plus grande que le mâle, mais qu'elle le domine. La chose est si rare dans le monde des vertébrés qu'on est amené à l'imputer à quelques facéties de l'évolution, à une ancienne mutation qui, bien que n'ayant aucun

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sens, ne se révéla pas nuisible à la survie de l'espèce. Un accident de cette sorte est arrivé aux phalaropes : c'est la femelle qui a un plumage éclatant et qui défend le territoire, tandis que le malheureux mâle couve les œufs... Les conséquences sociales de la domination de la hyène femelle sont peu évidentes mais ses conséquences anatomiques sont frappantes. Kruuk lui-même a parfois de la peine à distinguer le mâle de la femelle à une distance de douze ou quinze mètres. La seconde a un clitoris pendant de plusieurs centimètres que l'on pourrait prendre pour un pénis, et à l'emplacement des testicules du mâle elle a une sorte de boule graisseuse qui imite parfaitement un scrotum. Des observations de ce genre, qu'elles portent sur les pigeons ramiers ou les hyènes, tendraient à indiquer qu'il existe un lien étroit, quelle que soit sa nature, entre le caractère alpha et l'hormone mâle. Mais nous nous heurtons immédiatement à des contradictions. Le rat, le choucas et beaucoup d'autres s'organisent hiérarchiquement alors qu'ils n'ont pas encore atteint la maturité sexuelle. Les poissons-lunes verts entrent en compétition alors qu'ils sont encore si jeunes que leur sexe ne peut être déterminé que par la dissection. Même si l'on admet que l'hormone mâle peut être active à cet âge, nous connaissons aussi d'innombrables espèces où femelles et petits forment leurs propres groupes sociaux, dont les mâles sont exclus, et qui vivent dans un monde dominé par les femelles. Les cerfs d'Ecosse, les moutons des Montagnes Rocheuses d'Amérique, les éléphants de l'Ouganda, les koudous des étendues désertiques de l'Afrique du Sud-Ouest, tous ont leur hiérarchie femelle, leurs alphas femelles, sans que celles-ci manifestent la moindre masculinité. A l'inverse, rien ne prouve qu'un instinct sexuel exceptionnel chez le mâle favorise sa promotion au rang d'alpha ; il semble même que ce soit plutôt le contraire. Le singe bêta peut ne manifester aucun intérêt particulier pour les femelles, mais si l'alpha meurt, cependant, et que le bêta prend sa place, on le verra devenir brusquement un coureur invétéré.

138 Il entre tant de variables dans la détermination du caractère alpha qu'on se trouve en face d'une équation insoluble. La force, l'intelligence, la virilité, le courage, la santé, l'obstination, l'ambition, la confiance : tout cela entre en ligne de compte. Allee y a même ajouté la chance, facteur négligé mais probablement important. Toutefois, la qualité la plus remarquable, mais dont seul s'avisera l'observateur le plus attentif, est la subtilité politique. Les matériaux accumulés par !'éthologie sont encore si dispersés qu'on ne peut juger dans quelle mesure la capacité politique contribue à faire des chefs parmi les animaux. La chose n'a été étudiée que chez les primates et peut-être dans aucune espèce autre que la nôtre, avec toute sa complexité, cette qualité n'est-elle un tel avantage sélectif qu'il en soit résulté une discrimination particulière. Chez les primates, l'aptitude politique des babouins a retenu l'attention d'Eugène Marais, naturaliste sud-africain qui a vécu avec une bande de babouins sauvages au début de ce siècle. Ce n'est qu'en 1969, cependant, avec la publication de son manuscrit retrouvé, The Soul of Ape (L' Ame du singe), que les travaux de Marais ont éveillé l'intérêt. Auparavant, l'étude définitive de Washburn et De Vore, en 1961, sur la vie sociale des babouins avait non seulement donné le branle à une observation de plus en plus systématique des primates, mais attiré l'attention sur une aptitude particulière de ceux-ci. La bande de babouins · comprend un groupe central de mâles alphas qui non seulement défendent la bande tout entière mais y maintiennent l'ordre. Washburn et De Vore en conclurent que la capacité de s'accorder avec ses compagnons doit être une nécessité pour le mâle alpha. Il s'agit ici non pas d'animaux aussi doux que les singes samangos ou colobus, mais des citoyens les plus belliqueux du monde des primates non humains. Chez eux, le caractère alpha doit inclure la capacité de refuser tout compromis et d'affirmer un individualisme prononcé. Pourtant les trois ou quatre mâles du groupe central préfèrent la compagnie de leurs

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pairs, agissent toujours de concert, ne se disputent jamais entre eux et relèvent en commun tout défi lancé à l'un d'eux. Si fort, si intelligent, si ambitieux que soit un mâle, s'il est incapable d'accepter ces conditions d'existence essentiellement politiques, il ne saurait être un babouin alpha. En 1962, Stuart Altmann fut le premier à observer la capacité de coalition chez le macaque rhésus. Parmi les rhésus mâles, toutefois, ces coalitions ne se constituent pas entre égaux. La hiérarchie est très nette et l'alpha est un individu qui doit prendre sur lui de garder son rang, bien qu'il commande un groupe d'animaux à peine moins agressifs que les babouins. Dans ces conditions, de véritables « combines » politiques ont leur valeur. Alpha, menacé par bêta, conclura une alliance temporaire avec gamma, ou bien gamma, guignant la place de bêta, recherchera les bonnes grâces d'alpha. Les pires conflits se produisant entre individus de rang voisin, ces alliances temporaires peuvent se conclure à tous les niveaux sociaux. Thomas Struhsaker, en étudiant les vervets du Kenya, a constaté que 20 % des contacts entre mâles entraînaient des coalitions temporaires. A partir d'une étude assez large des exemples animaux, nous pouvons nous faire une certaine idée des qualités du « poisson alpha », mais non en déduire des principes généraux. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que la hiérarchie existe et que l'acquisition d'un rang dans l'ordre social est une des « victoires conventionnelles poursuivies par des moyens conventionnels » dont parlait Wynne-Edwards. Si nous considérons les armées, les gouvernements, les mouvements politiques ou religieux, les corporations professionnelles ou les facultés universitaires, nous trouverons la même domination des alphas que dans les bandes de primates ou les troupeaux d'éléphants. Dans l'organisation de toute société d'êtres inégaux, l'évolution a favorisé le mécanisme hiérarchique. Mais en dépit de sa présence universelle dans l'ordre social de toutes les espèces, nous ne savons toujours pas ce qu'est un poisson alpha ...

140 Nous avons étudié la hiérarchie du haut en bas. Nous avons considéré l'alpha comme un phénomène individuel. Mais le dominateur ne peut exister sans les dominés, le chef sans ceux qui le suivent. Peut-être, en inversant notre point de vue, pénétrerons-nous mieux le mystère. Si nous regardons la coque du navire du point de vue du poisson, peutêtre apercevrons-nous le capitaine ?

3. Pour beaucoup d' Américains qui étaient alors en âge de voter, il y eut peu de moments aussi exaltants que celui qui se produisit un soir de 1952 lorsque, rassemblés autour de nos récepteurs de TV, nous entendîmes Adlaï Stevenson accepter de poser sa candidature à la présidence des EtatsUnis. Des larmes coulèrent, des mains se serrèrent cl.ans la pénombre. C'était comme si, de l'autre côté du continent américain, un homme avait frappé une cloche cachée, éveillant des milliers d'échos et faisant naître un grand mouvement d'espoir. A cette époque, je vivais encore à Hollywood. Je venais de publier un roman qui n'avait pas eu de succès et j'avais accepté de collaborer à un film pour payer mon erreur. Mon contrat était somptueux. Quelques jours plus tard, prétextant diverses maladies, je le résiliai pour me joindre au « mouvement Stevenson » et, avec beaucoup d'autres fous de mon espèce, me lançai dans la campagne électorale. J'étais devenu un Suiveur. Le sentiment d'être un suiveur est-il particulièrement gri-

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sant ? On pense à des enfants jouant à suivre-le-chef, au passage d'éléphants en une file silencieuse, prédisposition qui les fait si facilement s'adapter au cirque. On pense aux élans du Wyoming, se déplaçant au crépuscule en une longue procession, aux poissons-aiguilles des eaux de Floride suivant leur chef, aux énormes mantas, dans les mêmes eaux, tournant en rond comme des chauves-souris devenues folles. William Beebe, au large d'Acapulco, crut un jour avoir découvert une anguille géante et inconnue : c'était une procession de poissons se déplaçant en se touchant, l'un derrière l'autre. Les éthologistes connaissent bien ce qu'ils appellent la « réaction de suite ». Le caneton nouveau-né répond au cri de sa mère et, en la suivant, apprend qui elle est. C'est la base innée de la fameuse imprégnation de Lorenz, un processus d'apprentissage qui joue à certaines heures critiques de la vie du petit être. Il peut avoir des conséquences fâcheuses. Portielje, qui dirigea pendant de nombreuses années le zoo d'Amsterdam, éleva lui-même un butor mâle sud-américain qui, à force de le suivre, devint incapable de se dissocier de lui. Lorsque le butor grandit, il manifesta une vive hostilité à l'égard des femelles et c'est seulement après avoir été longtemps enfermé avec l'une d'elles qu'il en fit sa compagne, mais même alors, chaque fois que Portielje apparaissait, le butor chassait sa femelle du nid et attendait manifestement que l'homme prît sa place. La réaction en question n'est pas toujours innée. Chez les babouins hamadryas d'Ethiopie, la femelle suit si naturellement le mâle qu'on est tenté de croire qu'il s'agit d'une réaction instinctive, voulue par la sélection naturelle. En réalité, elle est apprise. L'hamadryas mâle a un .harem de quatre ou cinq femelles qui doivent le suivre à moins de trois mètres. Si l'une d'elles s'écarte, il saute sur elle et la punit en la mordant au cou. Le fait que la « réaction de suite » n'est pas innée mais peut-être apprise au cours de l'adolescence a été démontré dans les conditions suivantes :

142 une femelle, élevée en captivité, fut remise en liberté en Ethiopie, où un mâle se l'attacha rapidement ; mais si cruellement qu'il la mordît, elle ne le suivait pas, car elle ne savait pas pourquoi elle aurait dû le faire. Ne nous occupons pas ici des exemples de « réaction de suite > provoquée chez les humains par des techniques proches de celles de l'hamadryas. Ce qui nous intéresse, c'est la subordination acceptée et parfois recherchée, selon des comportements variés qui vont de la mauvaise humeur à la docilité et de la docilité à l'enthousiasme, voire à l'extase, car il est possible que cette réaction de subordination éclaire, si elle ne le définit pas, le caractère de l'alpha. Wynne-Edwards écrivit un jour qu'une « impulsion héréditaire à la soumission » doit être la véritable clef de l'organisation sociale. Si aucun individu n'acceptait de ne pas être un alpha, la société deviendrait inconcevable. Mais une telle impulsion innée ne peut procéder d'un héritage direct. Dès lors que dans la plupart des groupes animaux les alphas, par le privilège du rang, n'ont pas seulement plus de droits sur les femelles mais suscitent chez elles un désir sexuel plus vif, ils doivent, après un certain nombre de générations, laisser des descendants beaucoup plus nombreux qu'euxmêmes. Dans ce cas, si l'hérédité jouait à coup sûr, la capacité de subordination dispaitrait bientôt de l'espèce, ce qui n'est pas le cas. Qu'il s'agisse de souris ou d'hommes, la proportion d'alphas et de subordonnés reste à peu près la même dans chaque génération. La répartition des tendances, concluait Wynne-Edwards, doit donc être contrôlée par la sélection de groupe, se produisant au hasard dans tout « pool » génétique : « La tendance à la soumission est renouvelée dans chaque génération. » Il y a donc en nous une force nous poussant « vers le haut » qui recherche la compétition, lutte pour la supériorité et qui, dans une société normale de vertébrés, donne à tout individu, par l'égalité des chances, l'occasion de démontrer qu'il est un alpha. Mais si cette force était la seule, une

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société organisée serait impossible et nous connaîtrions l'anarchie. Il semble donc y avoir une force de nature opposée, une inclination à se soumettre, à accepter la subordination et - pour la majorité des individus - à accepter sa situation dans la vie comme une récompense satisfaisante de ses efforts. La « réaction de suite » n'est-elle pas un aspect de cette acceptation ? N'y a-t-il pas une identification avec l'alpha qui expliquerait la satisfaction de la soumission? La pensée éthologique s'intéresse de plus en plus, ces temps derniers, à l'attrait exercé par le « poisson alpha ». Le groupe de « durs » qui dirige une bande de babouins est peut-être craint, mais sa séduction est telle qu'aucun jeune ne cherche à s'y soustraire : le magnétisme des chefs suffit à assurer l'unité de la bande. On peut se référer ici à la remarquable étude, par George Schaller, du gorille des montagnes 1. Schaller a observé dans les forêts et les buissons de bambous de la chaine des volcans Virunga, à l'est du Congo, plus de 190 gorilles, dont presque tous appartenaient à l'un de neuf groupes distincts. Chaque groupe, pour trouver sa nourriture, se déplaçait dans une zone de plusieurs kilomètres carrés. Occasionnellement, un mâle quittait son groupe pour quelques jours, ou encore une mère et son petit s'y joignaient, mais les groupes conservaient une unité à peu près constante. Cette unité avait pour centre un alpha incontesté, un mâle à dos argenté (le gorille des montagnes est noir, mais à l'âge de dix ans, au sommet de sa maturité physique, son dos prend des nuances argentées). Dans le groupe le plus important observé par Schaller, et qui comptait 27 membres, il y avait quatre dos argentés, mais un seul faisait fonction de chef. Lorsqu'il s'arrêtait pour se reposer, tout le groupe s'assemblait autour de lui, les adolescents à dos noir se tenant fréquemment à la périphérie. Tous semblaient suivre les mouvements du chef et lui obéir. Les éthologistes admettent généralement qu'il faudra 1. Un an chez les gorilles (Ed. Stock).

144 reviser et élargir le concept de domination pour expliquer à la fois la crainte et l'attirance provoquées par l'alpha. En 1967, M.R.A. Chance s'y employa dans une étude sur les « structures d'attention ». Son intérêt avait été éveillé par les travaux de Hans Kummer sur les hamadryas et en particulier sur l'intense attention accordée par la femelle aux actions de son seigneur et maître, attention qui s'explique si nous nous rappelons qu'en cas de distraction elle est punie par une morsure au cou. Mais dans le cas des gorilles, il n'y a ni punition ni menace de ce genre, et pourtant l'attention est aussi grande. « D'une façon générale, écrivait Chance, la domination est aujourd'hui considérée comme la particularité du comportement d'un animal qui lui permet d'atteindre un objectif quand il est en compétition avec un autre. Peutêtre vaudrait-il mieux y voir le fait qu'un individu domine lorsqu'il est le centre d'attention de ceux qui occupent une situation subordonnée au sein du groupe. » En d'autres termes, ce qui est important chez le gorille, ce n'est pas tant que le chef gouverne mais que les autres le suivent. Nous considérons ici le poisson alpha du point de vue des poissons eux-mêmes, et peut-être pouvons-nous commencer à comprendre pourquoi il est si difficile de définir le caractère alpha simplement en termes d',âge, d'intelligence, de force physique, d'obstination et de volonté. Si nous pénétrons plus profondément dans le mystère de la personnalité, n'apparait-il pas que le véritable caractère alpha a pour fondement la capacité d'attirer et de satisfaire des suiveurs ? En 1969, lorsque l'anthropologue canadien Lionel Tiger publia son important ouvrage Men in Groups (Les Hommes en groupe), il introduisit dans la sociologie le principe du lien mâle, de la propension des mâles, durant toute l'histoire de l'Homo sapiens, à se rassembler en groupes d'où sont exclues les femelles. Tiger observait le relatif échec des femmes à occuper de hautes fonctions politiques, à moins que leur vie n'ait été associée à celle d'hommes ayant antérieurement réussi à le faire. En dépit de tous les progrès du fémi-

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nisme et de l'importance de l'électorat féminin, les ·choses n'ont guère changé. Immédiatement après que le droit de vote eut été accordé aux femmes japonaises, par exemple, trente-cinq femmes occupèrent des postes politiques importants; elles ne sont plus que onze. Au Canada et aux EtatsUnis, les femmes votent beaucoup moins volontiers pour d'autres femmes que pour des hommes. Aucun parlement ne compte plus de 5 % de femmes. Le Soviet Suprême en compte 17 %, mais il n'exerce pas de pouvoir effectif, et son Presidium en a rarement compté une seule. Tiger écrit : « Le fait que des femmes ne dominent que très rarement les structures du pouvoir pourrait traduire leur incapacité sous-jacente d'affecter le comportement des subordonnés. » La faculté incontestée de la femme à attirer l'attention dans un contexte sexuel ne rend que plus frappante son incapacité de faire de même dans un contexte politique. Pourquoi en est-il ainsi ? Le « lien mâle » est-il assez fort pour expliquer cet échec ? Rares sont les espèces de primates où il l'est, et pourtant les sociétés de petits ou de grands singes n'acceptent pas un commandement femelle. Est-il possible que la biologie ait fait en sorte que la vulnérable femelle primate, avec son petit à croissance lente, soit normalement conditionnée pour ne suivre que le mâle ? Quelle que soit la réponse, le principe organisateur du véritable caractère alpha semble bien être la « structure d'attention » de Chance et le besoin de suivre. Et nous découvrons du même coup un critère de l'échec social. Pensons, par exemple, à toutes ces sociétés de vertébrés où, avec les quelques exceptions que j'indiquais dans un chapitre précédent, l'occasion de devenir un alpha est offerte à tous les mâles. Or la stabilité de l'ordre social animal, contrairement à ce qui se passe chez les humains, est une caractéristique presque universelle. La compétition s'y poursuit, avec d'occasionnels échanges de rang, mais il ne s'y produit presque rien qui ressemble à une révolution chez les humains. Dans le passé, nous aurions négligé ce fait en y voyant une

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simple différence entre les animaux et les hommes, mais aurions-nous eu raison ? Dans une société où les chances sont vraiment égales, la probabilité veut que l'alpha le plus qualifié du groupe assume son rôle, car il sera l'animal doté du plus grand pouvoir d'attraction sur les autres, de la plus grande capacité de se faire suivre par tout le groupe, avec, pour conséquence, la stabilité que nous disions. Mais pensons aux sociétés humaines, avec leur naturelle inégalité des chances. Le véritable alpha peut s'y imposer ou il peut rester dans l'ombre de l'anonymat. Et à sa place peut apparaître le pseudo-alpha, manquant de toute capacité sérieuse de se faire suivre. Il a acquis son autorité, il doit la maintenir et, pour assurer la stabilité sociale, il doit l'exercer par l'intrigue et la force. Or rien ne conduit aussi sûrement à la ruine que l'absence de coïncidence entre l'autorité et le caractère alpha. Je reviendrai sur cette idée dans le chapitre suivant, lorsque nous parlerons de l'oméga, et en particulier du malheur d'être jeune. Mais avant de no.us laisser assourdir par les cris d'en-bas, assurons-nous que le « poisson alpha » a pour l'homme la valeur que lui veut l'évolution.

4. Les études contemporaines sur les primates en liberté ont commencé au Japon au début des années 50. La science occidentale n'en sut pas grand-chose. Les quelques documents traduits du japonais attirèrent peu l'attention. La science japonaise était tellement en avance que les singes n'étaient pas encore à la mode. Mais lorsque, dix ans plus tard, le comportement des primates attira soudain - comme la minijupe - l'attention du monde occidental, le Centre japonais d'étude des singes avait déjà accumulé les découvertes. Il possède aujourd'hui la documentation la plus complète et la plus systématique qui existe sur la terre en ce qui concerne les primates dans la nature.

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Le singe japonais macaca fuscata est un proche parent du rhésus indien. Comme celui-ci, il vit en bandes nombreuses et hautement organisées, passe le plus clair de son temps sur le sol et s'adapte aux environnements les plus divers, du nord au sud du Japon. A la différence du rhésus, il a un visage rose et une queue courte. Son étude systématique a débuté sur une petite île chaude appelée Kashima où, en 1952, deux savants japonais, Junichiro Itani et Masao Kawai, s'avisèrent qu'ils pouvaient amener une bande de quelque 70 macaques à manger des patates douces. Alors que, pour le reste, le groupe conservait son indépendance, il se présentait régulièrement pour « toucher » sa ration de patates douces et, de cette façon, il se révéla possible de l'étudier. L' « approvisionnement » devint la base de la technique japonaise. L'année suivante, les deux savants de l'université de Kyoto appliquèrent cette méthode à la plus grande bande de singes du Japon. Elle vivait dans les forêts du mont Takasakiyama, au-dessus du Pacifique, et en descendait pour gagner la station de ravitaillement installée près d'un groupe de temples. Les singes n'en demeuraient pas moins sauvages, mais par le seul artifice de l'approvisionnement, les savants japonais avaient rendu possible l'étude de l'individualité dans des groupes par ailleurs naturels. C'est ainsi qu'ils purent constater la révolution dont je vais parler. J'ai dit combien rarement l'ordre est perturbé, dans les sociétés animales, par une révolution venant d'en-bas. Peutêtre la révolution du Takasakiyama, en 1959, fut-elle en partie une conséquence de l'approvisionnement décrit cidessus et d'une croissance anormale de la population. A cette époque, la colonie avait atteint le nombre inhabituel de 700 membres. Ses structures étaient ordonnées. Elle comportait deux cercles concentriques. Au centre, il y avait six mâles alphas, occupant chacun un rang précis mais, comme dans l'oligarchie des babouins, tout se passait dans la coopération, selon une action concertée et sans querelles. Avec eux, il y avait des femelles et les petits, ainsi que des femelles plus

148 âgées mais sans enfants. Une partie du rôle des alphas était d'éviter les querelles parmi elles, une autre partie de tenir les jeunes mâles à l'écart du cercle intérieur. Le cercle extérieur, leur domaine, était dominé par dix sous-chefs plus jeunes dont chacun, comme les alphas supérieurs, avait un rang individuel. Cette structure complexe assurait l'ordre social et réduisait au minimum les combats. Mais en 1958, on remarqua une tension croissante, et, l'année suivante, l'explosion se produisit. L'alpha le plus élevé en grade du groupe central se nommait Jupiter. Un jour, il fut attaqué par un jeune alpha du groupe périphérique, appelé Hoshi. On peut penser que la réussite de cette scandaleuse attaque bouleversa l'ordre social car, le lendemain, Hoshi et 250 « suiveurs » fondèrent une nouvelle bande, démontrant le « territorialisme » latent du macaque japonais. En effet, alors que précédemment il n'y avait eu qu'une seule colonie, il y en avait désormais deux, séparées par une nouvelle frontière sur laquelle, pendant un certain temps, la guerre fut continuelle. Hoshi semblait avoir assez de pouvoir pour que plus d'un tiers du groupe le suivît. Mais le vieux Jupiter, en dépit de sa défaite, vit lui rester fidèle la plus grande partie du groupe original jusqu'à sa mort, quelques années plus tard. Peu après celle-ci, le groupe toujours croissant se divisa à nouveau, en sorte qu'il y en eut trois sur les pentes vertes du Takasakiyama avec, chacun, son territoire exclusif. Lorsque Carpenter se rendit sur les lieux, les relations s'étaient pacifiées et la belligérance territoriale s'était réduite pour l'essentiel à un rituel. Il arrivait encore qu'un mâle agressif grimp.ât sur un arbre pour secouer ses branches, dans un geste de défi et d'avertissement, mais sans plus. C'est dans le domaine de l'apprentissage social que les Japonais ont fait les découvertes les plus intéressantes. J'ai dit déjà que la capacité d'apprendre, fonction essentielle sur le plan de la société, rend la supériorité individuelle accessible à tous. Lorsqu'on avait commencé à nourrir les singes

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sur la petite île de Kashima, il y avait une femelle de dixhuit mois seulement qui ne manifestait aucune intelligence particulière. Non loin de l'endroit de la plage où les patates douces étaient habituellement déposées, un petit ruisseau, courant dans le sable, allait sè jeter dans la mer. Très vite, la femelle en question prit l'habitude d'aller y laver ses patates avant de les manger. Syunzo Kawamura, qui avait observé son manège, vit bientôt un mâle du même âge faire comme elle et, peu à peu, la pratique se répandit, mais sans jamais être adoptée par les mâles plus âgés, qui n'avaient pas de rapports avec les jeunes. Cette observation donna des idées aux savants. Itani imagina de proposer une nouvelle nourriture à la colonie, qui constituait encore un seul groupe. Il opta pour des caramels. L'adoption de ce curieux aliment se répandit lentement, exactement comme la pratique du lavage de patates douces : les jeunes furent les premiers à en faire l'expérience, les mères et les autres petits suivirent et les nouveau-nés apprirent la chose de leur mère. Cette fois encore, aucun adulte ou sous-adulte sans contact avec les jeunes n'acquit le goût des caramels. Kawamura tenta alors une autre expérience du même genre, en utilisant cette fois du blé, et les conséquences en furent surprenantes. Les Japonais en étaient arrivés à penser qu'ils avaient découvert chez les jeunes le processus normal de propagation d'une innovation culturelle. Kawamura était attaché à l'université d'Osaka et il y a, près d'Osaka, un ravin appelé Minoo, où deux bandes de macaques avaient leur territoire traditionnel. Kawamura choisit la seconde de ces bandes pour se livrer à son expérience, et voilà que toutes les conclusions précédentes se trouvèrent remises en question. Cette fois, en effet, le mâle du rang le plus élevé - le « poisson alpha » par excellence - se mit immédiatement à manger le blé, rapidement imité par la femelle alpha. Et alors qu'il avait fallu un an et demi pour que la moitié du groupe du Takasakiyama s'habituât aux caramels

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d'I tani, en quelque quatre heures toute la bande de Minoo mangeait du blé ... L'adoption du bJé par les laveurs de patates douces de Kashima suivit le processus normal, mais là aussi il se produisit un phénomène cu.rieux. Le blé était répandu sur la plage et les singes ramassaient patiemment les grains dans le sable. Mais la même petite femelle qui, à dix-huit mois, avait commencé à laver les patates douces (elle avait été baptisée Ito et avait à présent quatre ans), ne manifesta pas la même patience. Elle se mit à ramasser le blé mélangé au sable et, utilisant le procédé classique des chercheurs d'or, alla au ruisseau où elle laissa le courant emporter le sable entre ses doigts, ceux-ci retenant les grains de blé. Lorsque Carpenter alla à Kashima, en 1966, elle était devenue vieille mais elle lavait toujours son blé de la même manière et beaucoup d'autres avaient appris à faire comme elle. Mieux encore : de jeunes singes avaient appris à repêcher les grains de blé qui avaient échappé à ses doigts. Le fait que l'humble macaque japonais fasse paraître stupide le glorieux chimpanzé a peut-être une explication.

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Un jour, au cours d'une conversation à Londres, Kenneth Oakley a émis une hypothèse que je n'ai jamais vu reprendre dans la littérature. Oakley, spécialiste de l'anthropologie au British Museum, est avec Bernard Campbell, de Cambridge, l'une de nos plus hautes autorités en ce qui concerne l'homme fossile. Nous discutions de l'importance considérable que les anthropologues attachent au volume du cerveau du point de vue de l'évolution humaine et Oakley contestait cette importance. Chez les animaux sociaux, selon lui, l'intelligence devait être mesurée en termes de communication et d'organisation sociale. Si l'homme de Néanderthal - qui avait souvent un cerveau plus volumineux que ses successeurs (nous) - a échoué et s'est éteint, il faudrait en chercher l'explication dans une organisation sociale défectueuse. En d'autres termes, la puissance cérébrale ne représenterait pas seulement l'organisation efficace de vos neuf milliards de cellules (si vous êtes un être humain), mais la circulation efficace des ressources cérébrales au sein de la communauté dont vous faites partie. Si cette communauté est divisée, peu soucieuse d'organisation.- incapable de communication, le pouvoir du cerveau individuel ne peut plus être mesuré en tant que ressource neurologique. La réussite du macaque japonais ne procèderait donc pas de son cerveau peu développé mais de son aptitude remarquable à la vie sociale. Il se soumet à l'autorité mais il est capable de faire la révolution lorsque les choses vont mal. En dépit de la rigidité de la hiérarchie, l'égalité des chances des vertébrés est telle qu'une femelle supérieure mais sans maturité - très proche en somme de l'oméga - peut apporter sa contribution à l'intelligence commune des macaques japonais présents et à venir. Le fait que sa leçon soit limitée et ne touche pas des adultes indifférents est sans importance si nous pensons en fonction des générations futures. Ce qui est important pour toute génération présente et doit être considéré comme la principale découverte des savants japonais, c'est l'expansion spectaculaire de l'appren-

152 tissage social lorsque coïncident innovation et caractère alpha. Il avait fallu aux omégas du Ta.kasakiyama dix-huit mois pour que 51 % d'entre eux acquièrent le goût des caramels; il n'avait fallu que quatre heures aux alphas de Minoo pour communiquer à toute la bande le goût du blé. Si nous continuions à concevoir le caractère alpha en termes de force, de pouvoir de despotisme, la chose serait inexplicable. Mais si nous le considérons en fonction de la « structure d'attention » de Chance ou de la « réaction de suite », la valeur de l'alpha pour chaque membre du groupe social devient alors évidente. L'oméga n'éveille l'attention que de ses intimes. Le véritable alpha attire l'attention de tout le groupe et, par une sorte de magnétisme géant, fait une chose normale de ce qui, autrement, serait un miracle. En va-t-il autrement sur le plan humain? Ce qu'a apporté à une Angleterre en guerre un Winston Churchill, la tragédie pour l'Amérique en paix que fut la mort d'un John F. Kennedy, nous disent la valeur de l'alpha pour le dernier des omégas. Un quotient alpha élevé est rare et nous nous en rendons compte lorsque de tels alphas disparaissent. Mais Adolf Hitler était, lui aussi, un incontestable alpha ... Ni l'auteur ni le lecteur ne sont pourtant encore en mesure de juger les faits de la vie sociale, que nous avons seulement commencé à accumuler. Je suis moi-même plein de reconnaissance pour le savant japonais qui, dans un ravin proche d'Osaka, a fait une découverte dont j'ai dit l'importance - mais je ne connais même pas son prénom. Kawamura l'avait chargé de l'expériencede Minoo, il se nommait Yamada et son rapport, à ma connaissance, n'a jamais été traduit. Il en est fait mention, toutefois, dans la contribution de Kawamura au précieux ouvrage de Charles H. Southwick, Primate Social Behaviour (Le Comportement social des primates). Le fait que de tels dévouements anonymes, en des point éloignés du globe, permettent à la science de nous éclairer sur l'homme donne à réfléchir ...

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5. Au printemps 1967, alors que je commençais une série de conférences à l'université d'Etat de Pennsylvanie, je passai le week-end de Pâques avec Carpenter. Nous étions plongés dans les photos et les films qu'il avait pris, l'été précédent, des macaques japonais quand, je ne sais pourquoi, nous nous mîmes à discuter de la vie d'un singe au sein d'une société de 700 membres. Et le psychologue Carpenter se livra alors à une remarquable analyse du pouvoir de décision chez le singe. - Vous êtes un singe, dit-il, et vous suivez un sentier entre les rochers. Soudain, vous vous trouvez face à face avec un autre animal. Avant même de savoir si vous allez l'attaquer, le fuir ou l'ignorer, il vous faut prendre une série de décisions. Est-ce un singe ou non ? Si ce n'en est pas un, est-il amical ou hostile ? Si c'est un singe, est-il mâle ou femelle ? Si c'est une femelle, est-elle intéressée ? Si c'est un mâle, est-ce un adulte ou un jeune? Si c'est un adulte, est-il de votre groupe ou d'un autre groupe ? S'il est de votre groupe, est-il d'un rang supérieur ou inférieur au vôtre ? Il vous faut trancher toutes ces questions en un cinquième de seconde environ, sans quoi vous pourriez être attaqué ... Je n'ai jamais entendu formuler un hommage plus éloquent et plus réaliste aux capacités de l'intelligence animale. Dans tout groupe social hiérarchisé, chaque animal doit connaître individuellement chaque autre animal et savoir qu'il est lui-même au centre de rapports variables. Ainsi, par la hiérarchie sociale, la sélection naturelle accorde une prime à l'intelligence, car l'animal trop stupide pour affronter la compétition formulée par Carpenter et pour prendre la décision qui s'impose sera probablement éliminé. La hiérarchie apporte plus d'une contribution à l'organisation réussie d'êtres inégaux confrontés à des besoins

154 communs. Elle réduit les combats. Une fois que l'ordre des présences est établi, l'agression devient rare car chaque membre connaît ses propres capacités par rapport à son voisin. La hiérarchie, par la compétition, trie les inégaux, mettant aux postes de commande ceux qui y ont le plus de dispositions. Ensuite, par l'apprentissage social et la « réaction de suite », elle fait en sorte que leur action profite à tous les membres, jusqu'au dernier. Elle a aussi des conséquences génétiques, puisque dans la plupart des espèces la séduction sexuelle des supérieurs favorise une plus grande contribution des plus doués au « pool » des gènes. Enfin, la hiérarchie favorise même, de la plus curieuse manière, une justice animale, comme nous allons le voir. Mais sa contribution la plus importante peut-être à l'espèce dans son ensemble et à l'évolution dans sa longue poussée vers le haut est le rôle qu'elle donne à l'intelligence. Lorsque Konrad Lorenz, en 1927, éleva sa première bande de choucas, l'une de ses premières surprises fut de voir que, dès son plus jeune âge, chacun reconnaissait les autres individuellement. Les choucas s'apparient au cours du premier printemps suivant leur naissance et ne s'accouplent pas avant l'année suivante. Mais longtemps avant la formation du couple, les jeunes mâles ont déjà pris conscience du rang qui sera probablement le leur pour le reste de leur vie. Les femelles le savent aussi, car au moment de la formation du couple chacune adopte le rang de son mâle et sait à quelles autres femelles elle doit se soumettre ou peut imposer son autorité. Bien que la première bande de Lorenz ne comp~t que quatorze oiseaux, ce qu'il avait constaté s'est vu confirmé un millier de fois et dans des groupes plus importants. Il y a, chez les vaches laitières, une hiérarchie respectée dans 95 % des cas. Chez les loutres de mer également : ces animaux ont l'habitude de se voler de la nourriture l'un à l'autre, mais chacun sait qui il peut et qui il ne peut pas voler. Glen McBride, de l'université de Brisbane, qui a étudié les poules de basse ..cour, a conclu que toute société hiérarchisée

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doit compter un nombre maximum d'individus pour que se manifeste la capacité de l'animal de faire la distinction entre eux. Pour les poules, ce nombre est d'environ cinquante. S'il augmente, le groupe est menacé'de désordre et d'une agressivité accrue, à cause de l'affaiblissement du contrôle social. Le fait de vivre en liberté et d'autres facteurs, tels que les ressources alimentaires, peuvent réduire ce nombre, mais le facteur principal reste l'intelligence. Ainsi, les bandes de babouins d'Afrique orientale comptent en moyenne de quarante à cinquante membres, mais dans la réserve de Gorongosa, en Mozambique, où la nourriture est abondante, j'ai vu des groupes parfaitement intégrés de plus de deux cents babouins, dont l'intelligence était capable d'une telle identification. Dans un sens, la théorie de McBride sur les limites de l'identification individuelle confirme la définition d' Altmann de la frontière sociale, selon laquelle celle-ci serait la ligne où la communication cesse de se produire. L'idée d' Altmann est plus générale, en ce qu'elle s'applique à tout groupe dont les membres réagissent au même signal d'alarme, tandis que McBride parle uniquement de groupes dotés d'un ordre social organisé, mais le problème reste celui de la communication. L'alpha ne peut déclencher la « réaction de suite» du groupe que dans la mesure où les membres de ce groupe sont capables de l'identifier, et il ne peut exercer ses responsabilités que dans la mesure où il est capable d'identifier ses subordonnés. La responsabilité de l'alpha est difficile à comprendre car, dans beaucoup d'espèces, tout se passe comme si l'alpha, en échange de ses privilèges, assumait des obligations précises. Lorsque Lorenz eut élevé sa deuxième bande de choucas, il se retrouva avec un grand nombre d'oiseaux plus ou moins âgés. Un jour, une importante bande de choucas et de corneilles migrateurs se posa dans un pré avoisinant, et tous les plus jeunes oiseaux de Lorenz se joignirent immédiatement à elle. Lorenz en fut consterné, car il lui sembla

156 évident que lorsque les migrateurs s'en iraient, ses jeunes les suivraient sans qu'il pût les retenir. Mais c'était ne pas compter avec la responsabilité ou les ressources de ses oiseaux plus âgés et de haut rang. Ceux-ci avaient commencé par se tenir à l'écart des nouveaux venus. Mais ensuite ils prirent leur vol, reconnurent un à un leurs jeunes compagnons parmi les centaines d'oiseaux qui s'étaient posés dans la prairie (Lorenz lui-même en eût été incapable) et, en volant bas, les incitèrent à les suivre et à revenir chez eux. Deux seulement manquèrent à l'appel. La défense du groupe est la fonction naturelle de l'alpha. J'ai parlé du petit groupe qui se trouve à la tête d'une bande de babouins et qui, au moindre signal d'alarme, va immédiatement faire front à l'ennemi. Dans un groupe de rhésus en captivité, à Calcutta, Southwick introduisit toutes sortes d'étrangers. Tous furent attaqués, mais lorsqu'il s'agissait de jeunes, 70 % des attaques étaient l'œuvre d'autres jeunes, l'alpha restant à l'écart. Lorsque Southwick introduisit des femelles, presque toutes les attaques furent l'œuvre d'autres femelles. Deux mâles étrangers furent attaqués à la fois par le mâle bêta et les femelles. Dans tous les cas, l'alpha évita l'affrontement. Mais lorsqu'un homme voulut s'emparer d'un des singes, il fut aussitôt et victorieusement attaqué par l'alpha. Southwick en conclut que c'était une menace extérieure au groupe qui faisait intervenir le chef. Les observations de Hall sur les patas d'Ouganda donnent à penser que la fonction de l'alpha est essentiellement une fonction de sentinelle et de gardien. Le patas mâle est grand et d'une couleur si voyante qu'on l'appelle parfois « singehussard ». Vivant au sol dans la savane, il est le coureur le plus rapide de tous les primates. Les groupes de patas ne comprennent qu'un mâle et une demi-douzaine au moins de femelles avec leurs petits. Le mâle est si occupé à surveiller la savane, guettant le danger, que les mouvements du groupe sont généralement conduits par une femelle. Mais si un danger se manifeste, le mâle réagit aussitôt. Un jour, Hall

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surprit un groupe. A sa grande surprise, le mâle fonça vers lui à une telle vitesse que Hall crut qu'il allait l'attaquer. Au dernier moment, pourtant, le mâle changea de direction et Hall s'aperçut alors que, pendant qu'il effectuait ce mou-

158 vement de diversion, les femelles avaient disparu dans la savane. Si, dans un village de chiens de prairie des plaines américaines, un subordonné se prend de querelle avec un membre d'un clan voisin, l'alpha l'écarte et se substitue à lui dans la bagarre. Lorsque des cerfs d'Ecosse sont dérangés, n'importe lequel peut donner l'alerte mais ensuite c'est la femelle alpha qui prend, si j'ose dire, l'affaire en mains et couvre la retraite de la bande. J'ai observé la même chose dans le Parc Krüger, en Afrique du Sud, en y rencontrant un soir une bande de koudous effrayés. Comme chez les cerfs, les mâles de cette superbe espèce d'antilopes vivent de leur côté tandis que les mères et les jeunes forment leur propre groupe. Pendant une long moment, après que celles que j'avais surprises dans la brousse eurent disparu, une dernière femelle - l'alpha, je présume - resta au bord de la route, guettant un éventuel lion. La défense sociale n'est pas toujours le rôle des seuls alphas mais, comme chez les macaques japonais, elle peut impliquer une classe combattante de jeunes mâles périphériques. Mais ce que j'ai appelé la justice animale est invariablement du ressort des mâles de haut rang, et son administration est étonnamment simple. Il y a des moments où même les savants les plus rigoureux se laissent aller à l'anthropomorphisme. Des hommes tels que Niko Tinbergen et David Lack n'ont pu s'empêcher de qualifier de « juste » le comportement d'un propriétaire de territoire menacé par un intrus. De même, il est très malaisé d'éviter l'adjectif « aristocratique » lorsqu'on veut définir l'alpha. Il se tient à l'écart, comme le rhésus de Southwick. Il peut se chamailler avec son bêta mais, comme le choucas alpha de Lorenz, il évitera toute discussion avec ses inférieurs. Il ne se querellera avec personne s'il appartient à l'oligarchie des babouins. Le gorille à dos argenté, en dépit de son pouvoir incontesté, regardera avec indiff érence un de ses subordonnés s'accoupler près de lui, et il en

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va de même pour le vervet alpha ou le chef d'un troupeau d'élans. Le lion ira dormir pendant que son frère alpha règle une situation. Lorsque le rhésus alpha se déplace, les autres se tiennent à une distance respectueuse de lui, distance que Chance et Altmann ont mesurée : elle est de 2,50 m, tant dans la nature qu'en captivité. L'aristocrate se tient donc à l'écart de ses inférieurs et évite toute action déplacée. Mais de même que dans la plupart des espèces il a la responsabilité de la défense, dans beaucoup aussi il a l'obligation de faire régner l'ordre. Si une bataille se déclenche « dans le rang>, il s'interpose pour la faire cesser et, ce faisant, il se range toujours du côté du plus faible. C'est aussi vrai pour le coq ramenant la paix parmi les poules que pour le babouin remettant à sa place un jeune agressif. Peut-être la justice animale est-elle sans mystère, si curieux que cela puisse paraître. Les présidents et les rois en appellent au peuple dans leurs conflits avec les barons. Les pères doivent défendre leurs enfants les plus insupportables s'ils veulent sauver la famille. Lorsque l'ordre est essentiel pour la survie des êtres, alpha et oméga doivent savoir faire des compromis, même désagréables, des concessions et des sacrifices, même s'ils les dégoûtent, prendre des risques, même dangereux, conclure des alliances, fussent-elles temporaires. Les animaux y réussissent, en partie parce que l'instinct ne permet pas un choix réel, en partie parce que leur intelligence n'est pas obscurcie par une fausse instruction. Mais l'homme partagé entre des édits vieux de trois milliards d'années et un point de vue de nouveau riche 1, entre la plus antique sagesse et un mélange de savoir et d'ignorance, l'homme est un animal à l'avenir douteux.

1. En français dans le texte (N. d. T.).

5. Le Temps et le jeune babouin Au cours de la seconde moitié du xx.0 siècle, la révolte des jeunes a donné lieu parmi les adultes à des débats aussi passionnés que, jadis, les conflits entre chrétiens et musulmans, les. désaccords sanglants entre protestants et catholiques, l'horreur de l'aristocratie devant la bourgeoisie, la terreur de la bourgeoisie devant le prolétariat ou la réaction des impérialistes devant les revendications des colonisés. Il y a pourtant une différence : ces anciens affrontements ont été limités dans le temps, alors que la révolte des jeunes semble à certains, dont je suis, devoir être probablement un trait permanent du paysage social de l'avenir. Un examen des relations entre les jeunes et leurs aînés

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effectué du point de vue évolutif, peut soulager un peu notre agitation temporaire, mais il peut surtout faire beaucoup pour nous éclairer. On peut prendre pour point de départ l'œuvre d'un homme nommé Gene Sackett, du laboratoire expérimental de Harlow, dans le Wisconsin. Son étude fut publiée en 1966 dans la revue Science et il me semble que les sceptiques auraient dû avoir, depuis, le temps et l'occasion de reviser leur scepticisme. Ils ne l'ont pas fait. Cette étude mettait en lumière une ligne de partage et d'antagonisme entre jeunes et vieux. Sackett avait élevé de jeunes macaques rhésus depuis leur naissance dans un isolement complet et nous avons vu que la chose avait engendré des névroses. Harlow lui-même, cependant, avait démontré qu'un simple contact journalier de vingt minutes entre égaux suffisait à assurer leur développement normal. Sackett imagina de modifier les conditions de ce contact en remplaçant une des parois de la cage par un écran transparent sur lequel on projetait des images de nature à stimuler les réactions sociales. Et cela se révéla efficace. Aucun de ces sujets ne devint névrotique. Ces stimuli visuels quotidiens suffirent à assurer leur équilibre, comme les ombres projetées sur le mur d'une grotte avaient suffi à occuper Platon. L'expérience commença alors que les petits singes n'avaient que quatorze jours. Elle dura plusieurs mois. On leur projeta dix séries d'images, aux thèmes très différents. Neuf de ces séries concernaient directement les singes : elles représentaient des mères et leurs petits, des adultes s'accouplant, un adulte à l'attitude menaçante, des petits en train de jouer, des attitudes de soumission ou de peur. Une dixième série représentait de jolies filles ou des meubles. L'apparition d'une image provoquait un certain degré d'excitation, mais celles qui ne représentaient pas des singes n'entraînèrent jamais qu'un minimum de réaction. Et bien que cette question ne fût pas l'objet de l'expérience, on peut se demander comment ces singes savaient qu'ils étaient des singes ...

162 Le but de Sackett était évidemment d'étudier les diverses réactions de macaques non avertis aux différentes sortes de comportement d'autres macaques. Toutes les images projetées provoquaient diverses sortes de vocalisations, d'activités, de stimulations, voire d'examen de l'écran ; mais à l'exception de deux séries, il n'y avait pas une grande variété de réactions. Tous les sujets étaient intéressants, pour autant qu'ils concernassent des singes. Mais l'observateur n'avait sans doute pas prévu les deux situations qui galvaniseraient l'attention de tous : ce furent d'une part les images de petits en train de jouer, d'autre part l'image d'un mâle adulte dans une attitude menaçante. Les hommes et les grands singes menacent en fronçant les sourcils mais, comme beaucoup de macaques, le rhésus menace en ouvrant les yeux tout grands. On pourrait penser que la menace de l'adulte est apprise par l'expérience. Il apparut que non. La vue de l'adulte menaçant provoquait des cris, des tentatives de se blottir les uns contre les autres, de se mettre à l'abri, qui ne ressemblaient à aucune autre réaction. La menace d'un adulte déclenche chez le rhésus innocent une réaction innée de terreur. Cette réaction atteint son point maximum vers trois mois, puis elle s'estompe graduellement. Rien de grave ne suivant la projection de l'image menaçante, on peut penser que les jeunes macaques finissaient par s'y habituer. La réaction suscitée par la vue de petits en train de jouer était aussi caractéristique mais moins durable. Je me demandais plus haut comment ces petits singes isolés savaient qu'ils étaient de jeunes singes ? Le fait est pourtant qu'au spectacle que j'ai dit ils manifestaient une excitation qui traduisait à l'évidence le désir de se mêler à leurs pareils. Bref, la peur de l'aîné et le désir de jouer avec ses pareils sont apparemment innés chez le jeune rhésus. Considérant nos jeunes humains et le fossé qui se creuse entre les générations, il n'est pas mauvais que nous étudiions les rapports alpha-oméga dans les autres espèces. Nous

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n'avons pas besoin pour cela de nous limiter à des primates comme les rhésus ou à des expériences de laboratoire. Dans presque toute société animale, la ligne de tension maximale passe entre les mâles tendant à la maturité et les adultes en place. Les variations de cette ligne - rarement plaisantes du point de vue des jeunes - dépendent pour une bonne part du fait qu'on peut se passer du mâle et parfois, lorsque le taux des naissances est assez élevé, de n'importe qui. Les petits castors sont rejetés par leurs parents à l'âge de deux ans, sans considération de leur sexe. Il y a à cela une bonne raison, bien qu'elle puisse échapper aux intéressés. Un couple de castors investit un important capital d'énergie dans la construction d'un barrage, dans la transformation de quelque cours d'eau canadien en un étang et dans l'édification de tanières. Ils établissent un territoire défendu autour de l'étang pour assurer leur approvisionnement en bois, mais il ne peut être grand, car il nécessiterait alors des efforts qui épuiseraient l'énergie de la famille. La population est donc limitée. Les parents n'hésitent pas à exploiter leurs petits, de sorte que jusqu'à deux ans les jeunes castors, habitués à travailler dur et ignorant leur destin, fournissent des efforts considérables. Ensuite naît une nouvelle portée et ceux qui ont deux ans sont chassés. Ils sont voués à errer, à rencontrer tantôt des renards, tantôt la famine. Les plus heureux découvriront peut-être un bon endroit pour construire un nouveau barrage, et ils recommenceront. Une mère d'écureuils d'Amérique chasse ses petits de son territoire deux semaines après qu'ils ont quitté le nid. W.H. Burt, qui a dirigé le département de zoologie du Michigan, a constaté que les souris des bois, les campagnols, les souris à pattes blanches, les taupes connaissaient tous des moments très difficiles lorsque, jeunes encore, ils étaient chassés de leur terrain familier, de leurs cachettes rassurantes. Peu nombreux, nota-t-il, étaient ceux qui mouraient de vieillesse. Ainsi en va-t-il pour les jeunes des espèces auxquelles la loi du nombre assure suffisamment de sur-

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vivants et où la pitié n'a donc pas place. Dans la plupart des espèces, pourtant, prévaut un préjugé favorable à la préservation des femelles. Je ne sais pas si le souci humain de sauver d'abord les femmes et les enfants procède de la courtoisie ou du désir de protection de l'espèce, mais dans beaucoup d'espèces c'est du second, le mâle passant au second plan. Les lions mâles sont exclus de la famille à trois ans. La lionne se chargeant presque toujours de la chasse, le mâle n'est guère autre chose qu'un objet de luxe doté d'un énorme appétit. On ne peut, bien sûr, négliger sa valeur ornementale et un ou deux grands mâles à longue crinière sont conservés, ne serait-ce que pour séduire les touristes. Il est vrai également que l'appétit sexuel de la lionne est tel que les mâles ne peuvent être entièrement éliminés. Au cours des trois ans qu'il a passés à étudier les lions de Serengeti, en Tanzanie, George Schaller a fait là-dessus des constatations intéressantes. Il y a, dans la réserve de Serengeti, un groupe doté de deux mâles que les visiteurs connaissent bien. Schaller a observé qu'alors qu'une lionne était en chaleur, les deux mâles alphas s'employaient à la satisfaire à tour de rôle. Le premier, en deux jours et demi, s'accoupla 170 fois avec l'exigeante lionne, tandis que le second dormait. Lorsque, pour des raisons compréhensibles, il déclara forfait et disparut dans la brousse, son compagnon sortit de son sommeil et prit sa suite. Les capacités alphas dans la société des lions sont peutêtre aussi décourageantes pour le jeune lion en voie de maturité que les ressources alphas pour le jeune humain. Je ne sais pas si le lion de trois ans s'éloigne parce qu'il se sent étranger, par dégoût de ses aînés, à cause d'un complexe d'infériorité adlérien ou simplement parce qu'on le chasse, mais toujours est-il qu'il devient un nomade. Et à mesure qu'il vieillit, qu'il devient plus lourd et plus lent, ses chances de survie diminuent, à moins qu'il ne trouve des femelles qui séduites par son caractère alpha, le prennent en charge.

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Le mâle mûrissant de quelque espèce que ce soit n'a pas la partie belle. Un éléphant atteignant la maturité doit quitter sa mère et se joindre à la bande des mâles où, la hiérarchie étant déjà établie, il se retrouvera oméga. La « castration psychologique », formule inventée par le zoologue américain A.M. Guhl, est un fait courant dans certaines espèces. Le buffle alpha exerce ses prérogatives sexuelles tandis que ses compagnons restent indifférents. Le jeune kob d'Ouganda rejoint également le troupeau des mâles ; s'il s'assure un statut assez élevé, il jouira de divers privilèges, notamment sexuels, mais sur 500 kobs mâles, 15 seulement, environ, connaissent ce sort enviable. Les autres semblent goûter la vie, mais ils sont psychologiquement châtrés. Il en va de même dans presque toutes les espèces d'antilopes. Les gnous omégas, quant à eux, sont particulièrement humiliés par les mâles territoriaux, qui se réservent les meilleures pâtures. Les femelles et les petits du troupeau sont autorisés à y brouter, mais les mâles improductifs doivent se contenter des restes. On peut entrevoir un grand dessein dans les injustices de l'évolution. Ce dessein semble avoir impressionné l'éthologiste John Hurrel Crook, de l'université de Bristol, dont j'ai rapporté les observations sur les tisserins. Il a également étudié le babouin hamadryas d'Ethiopie et le gelada, cet intermédiaire entre le babouin et les autres macaques. Tous deux, comme le patas de Hall, ont adopté la formule de la société composée d'un seul mâle entouré d'un harem. Crook a observé ses geladas - de gros singes dotés d'une crinière, comme l'hamadryas alors que des groupes familiaux se déplaçaient, mangeant ensemble, tandis que les mâles périphériques, psychologiquement châtrés, étaient condamnés comme les gnous, à se contenter des restes. Et il lui vint à l'esprit, comme à celui de son collègue J.S. Gartlan, que dans tout le monde des primates on ne connaît que trois espèces où un mâle monopolise toutes les femelles. Toutes trois vivent dans cette immense région africaine qui va des zones désertiques et

166 sèches du nord de l'Ouganda au Soudan, en passant par l'Ethiopie - et probablement jadis jusqu'à l'Egypte. Les petits et les grands singes vivent ordinairement, comme les hommes riches, dans des banlieues verdoyantes, mais ces trois espèces-là, s'étant adaptées à un environnement aride, pauvre en nourriture, ont suivi le même chemin dans l'évolution de leurs sociétés. La solution était simple : il fallait écarter les mâles inutiles ... C'est ainsi que nous trouvons ces groupes de primates polygames dans les régions arides. Un mâle alpha prend en charge autant de femelles qu'il peut en attirer, féconder et protéger. Pour toute épouse, un autre mâle devient superflu. Tel un paria, il mène une existence marginale, voué à la castration psychologique et à la sous-alimentation. Dans ces espèces, l'institution des mâles alphas offre peu de chances à qui que ce soit, sinon aux jeunes les plus exceptionnels. Peut-être peut-on dire que, dans les espèces dont j'ai parlé, une ligne de tension visible existe entre les individus qui ont atteint la maturité et ceux qui tendent vers elle. Cette ligne est effacée par l'exclusion des jeunes mâles ou de tous ceux pour lesquels on n'a pas d'emploi. Si séduisant que soit ce système, il est inapplicable à l'Homo sapiens. Si vous appartenez à une espèce où l'on a besoin des jeunes mâles bien portants et forts pour chasser, pour défendre les frontières, pour vaincre les voisins ou pour monter la garde, la nuit, quand rôdent les léopards, une solution aussi simple ne fera pas l'affaire. Un arrangement, si désagréable soitil, doit être trouvé entre l'establishment et les candidats, mais il est rare qu'une espèce y arrive sans qu'existe la ligne de tension, le problème reste toujours le même. Tous les adolescents sont des omégas, du fait que tous les adultes dominent tous les jeunes. De ce fait, le « problème > du mâle adolescent est son caractère oméga. Mais il y a un abîme entre le psychisme de l'oméga adulte et celui de l'oméga adolescent. Dans toute société animale, le mâle adulte qui s'est installé dans une situation inférieure l'a fait

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faute des qualités qui caractérisent l'alpha. Quelles que soient ses déficiences - manque de force, de vitalité, de courage, de détermination - il est improbable qu'il ait d'autre ambition que celle d'exister. Il s'est accommodé de son état. Mais l'adolescent doit seulement son infériorité à sa jeunesse. C'est une infériorité justifiée, puisque, si la société à laquelle il appartient doit survivre, il faut qu'il ait atteint une plénitude de développement garantissant sa responsabilité lorsqu'il prendra place dans la hiérarchie. Ce caractère oméga l'empêche également, tandis qu'il mûrit, de participer aux compétitions des adultes. Mais c'est un caractère oméga « de classe » et, bien que ses ambitions s'affirment, que ses muscles se renforcent, que son intelligence s'aiguise, il lui faut accepter cette situation humiliante jusqu'au jour où la maturité fera de lui, aux yeux de l'establishment, un intrus auquel tous s'opposeront. Les jeunes n'ont pas la partie belle. La jeunesse, protégée par son caractère oméga, peut se laisser aller à ses emportement insouciants, mais la jeunesse est affaire de temps et elle ne peut durer toujours. Si vous êtes un mâle en voie de maturité dans une espèce où les jeunes mâles sont indispensables, lorsque votre heure de vérité approche vous n'aurez qu'une consolation : le fait que chacun connaîtra les mêmes ennuis que vous. Je ne connais qu'une seule espèce où l'adaptation des adultes est assez spectaculaire pour éliminer tout problème, mais c'est une espèce où le caractère indispensable des jeunes adultes prend lui-même des proportions tragiques. Le lycaon, ou chien africain, appelé jadis chien chasseur du Cap, est peut-être le prédateur le plus accompli qui soit au monde, l'homme mis à part. Ce n'est d'ailleurs pas du tout un chien, ni même un membre de la famille des canidés. Il a quatre doigts à chaque patte, des oreilles ressemblant à des raquettes de ping-pong et il porte le nom scientifique de Lycaeon pictus. Il ressemble pourtant à un petit chien et pèse une vingtaine de kilos. Ses dons de chasseur tiennent essentiellement au fait qu'il court plus vite

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que n'importe quel autre animal d'Afrique et à la magnifique coordination de sa meute. En dépit de sa réussite - ou à cause d'elle - le lycaon est devenu rare. Depuis les débuts de la colonisation du Cap, il y a trois cents ans, sa réputation a été telle que les hommes l'ont chassé et même exterminé par le poison, comme de la vermine. Il n'effraie pas seulement les hommes. J'ai observé des gazelles de Thomson brouter à deux cents mètres d'un guépard affamé, mais en 1966, alors qu'avec Eliot Elofson j'ai eu la chance de photographier pendant trois jours une bande de lycaons de l'aube au crépuscule, aucune antilope ne s'est approchée d'eux, fût-ce de loin. Nqus avions devant nous une plaine dénudée de plusieurs kilomètres carrés. Sur ses bords, divers animaux broutaient. A un moment donné, quatre zèbres passèrent à plusieurs centaines de mètres, mais c'était aussi au moment où la bande de lycaons dormait.

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Lorsque je retournai à la réserve de Serengeti, deux ans plus tard, Kruuk et Schaller avaient réussi à ràssembler plus de renseignements sur cette communauté de prédateurs et, bien qu'ils soient encore en grande partie inédits, je suis autorisé à en faire état ici. Je voudrais donc décrire une de leurs chasses, du point de vue des rapports entre adultes et jeunes, rapports d'une étonnante amabilité. Schaller, en 1968, avait suivi vingt-deux meutes. Un aprèsmidi, il vint me chercher vers quatre heures, ayant repéré une meute qui, d'après lui, allait se mettre en chasse ve'rs cinq heures trente. A quatre heures et demie, nous la découvrîmes, endormie au milieu d'une plaine rendue aride par la sécheresse et le feu. Il y avait dix adultes et quatorze petits. Schaller avait repéré la meute six mois plus tôt, à la naissance des petits. Deux seulement étaient morts entre temps. C'était là un taux de mortalité si bas qu'il était presque incroyable. Nous vîmes enfin trois adultes s'éveiller et réveiller les autres. Tous se mirent à jouer avec les petits, en poussant de petits cris excités. - C'est la danse de guerre, dit Schaller. Cela ressemblait en effet à un rituel, car lorsque les chiens furent suffisamment excités, tous se mirent debout. Les trois chefs prirent la conduite des opérations, suivis par les autres adultes, les petits, et enfin par un adulte handicapé qui marchait sur trois pattes. Il était exactement cinq heures et demie, sans que je puisse dire s'ils avaient un horaire bien établi ou si Schaller leur avait enjoint d'être à l'heure ... La meute se mit en route en file indienne. Celle-ci s'étendait sur près de quatre cents mètres. Ils prirent le trot. Le lycaon - comme l'albatros, l'éléphant de mer et quelques rares autres espèces - n'a aucune peur de l'homme et on peut les accompagner en voiture sans susciter le moindre intérêt. Le compteur de vitesse de notre Land-Rover nous indiqua qu'ils se déplaçaient à près de 25 km/h. Les petits suivaient le train sans effort, tout de même que l'adulte infirme. Là-dessus, les chefs accélérèrent le train jusqu'à

170 quelque 37 km/h et, bientôt, les adultes prirent une certaine avance sur les petits. Le gibier fuyant la zone où une meute se déplace, la tactique consiste pour celle-ci à atteindre à vive allure une hauteur, avec l'espoir de surprendre sa proie de l'autre côté. Les trois chefs, à ce moment-là, couraient à plus de 60 km/h. Lorsque nous atteignîmes nous-mêmes la hauteur, ils s'étaient arrêtés, les autres les rejoignaient et, de l'autre côté, des gazelles de Thomson s'enfuyaient à sept ou huit cents mètres de là : l'alerte avait été donnée. Les lycaons tuent par surprise, dans les dix ou quinze minutes, ou alors il leur faut se livrer à une longue battue dans une zone ou leur présence a été signalée. Pourtant 85 % des chasses observées par Schaller avaient été couronnées de succès, record de nature à humilier un lion. Les chefs que nous avions suivis repartirent, à une allure modérée, dans une nouvelle direction, et leur suite se reforma derrière eux. Puis les premiers se mirent à nouveau à galoper et nous vîmes, sur notre gauche, s'enfuir trois gros phacochères. Je les perdis bientôt de vue, mais j'assistai à une remarquable manœuvre de leurs poursuivants. Les phacochères n'ayant pas fui en ligne droite, chacun des lycaons prit une direction différente, de telle sorte que la meute se mit à ressembler à une roue aux rayons rapprochés. Ils ne suivaient pas leur proie : cela, c'était l'affaire des chefs. Ils couraient de manière à intercepter les fuyards dans leur parcours probable. Cela ne semblait plus nécessaire, les phacochères ayant disparu, du moins à nos yeux. Mais les chefs, en fait, avaient attrapé le dernier par ses pattes de derrière et nous l'entendions crier. Il est difficile d'oublier une mise à mort effectuée par des lycaons, car ils ne tuent pas d'abord mais dévorent leur proie vivante. L'horreur de la chose tient en réalité au fait qu'ils ne peuvent pas tuer : ils sont petits et ils ont de petites dents, au nombre de quarante-deux, faites pour déchiqueter mais non pour tuer. Seuls les félins ont des dents meurtrières. Le

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loup, lorsqu'il attaque un caribou ou un élan, procède comme le lycaon. Mais je dois dire que, quelles que soient les explications naturelles de la chose, le spectacle n'est rien moins qu'agréable. Bref, à présent, les entrailles du phacochère étaient déchiquetées et, bien qu'il criât encore, il était perdu. Là-dessus, les quatorze petits arrivèrent pour prendre part au festin, et, à leur arrivée, les adultes s'écartèrent, se contentant d'un morceau de chair. Ils étaient manifestement affamés, car leurs flancs étaient maigres. Mais durant les soixantequinze minutes que nous passâmes à observer le spectacle, aucun adulte ne fit mine de réclamer sa part : leur proie était exclusivement réservée aux petits ... Quelle loi de la sélection naturelle avait donc imposé aux adultes cet effacement devant les petits ? Seul un taux de mortalité très élevé chez les premiers avait pu donner une telle valeur sélective à l'accession des jeunes à la maturité. Dans une famille de lions, les lionceaux mangent les derniers et, si la chasse est maigre ou nulle, ils restent sur leur faim, mais il est vrai que le lion adulte est presque invulnérable. Le lycaon, petit et relativement fragile, doit connaître un taux élevé de pertes lorsqu'il s'attaque à des proies plus redoutables que le phacochère. Il faut compter aussi avec la maladie, comme me le fit observer Schaller. Lorsque l'obscurité tomba, nous partîmes .. Six mois plus tard, Schaller m'écrivit que la maladie, en effet, avait décimé la meute, ne laissant que neuf survivants. Lorsque les jeunes sont ainsi favorisés, il y a toujours une raison ...

2. Le groupe d'âge est un des éléments les plus communs de la vie sociale des animaux et, à notre époque de mutations, c'est un des phénomènes les plus mal compris de la société humaine. Lorsqu'on lit sous la plume de Frank Fraser Dar-

172 ling que, chez les cerfs, les mâles adultes du même âge tendent à rester ensemble, ou lorsqu'on apprend que dans un immense banc de maquereaux ceux que l'on capture dans une zone donnée tendent à être de la même taille, on peut commencer à s'interroger sur ce qui se passe chez les hommes. Dans un kibboutz israélien, les enfants du même âge jouent ensemble, vont à l'école en groupe, entrent à l'armée et combattent en groupe et seront probablement, leur vie durant, plus attachés les uns aux autres par ce lien d'âge que par toute autre affinité. Il en va de même pour les groupes d'âge de beaucoup de tribus africaines. On retrouve un peu de cela dans le fait que la mobilisation des armées s'effectue par tranches d'âge ou dans l'attachement des anciens étudiants pour leurs compagnons de promotion. Nous comprendrons toujours mieux ceux qui sont nos contemporains. Aucun trait hum,ain ne pourrait sans doute être plus facilement considéré comme un produit du conditionnement ou de la culture, mais il nous faut ici rappeler Sackett et ses jeunes macaques rhésus. Si, dans une espèce de primates aussi hautement évoluée, aussi sociable, aussi capable de résoudre des problèmes complexes de laboratoire que celle des rhésus il existe un besoin inné de contact avec ses pairs, pouvons-nous écarter les vestiges d'un tel besoin chez l'homme ? Un schéma culturel humain n'est souvent que l'application d'un schéma biologique sous-jacent. A mon avis, nous ne commencerons à comprendre l'irrationalisme et la fréquente absurdité de la révolte estudiantine des années 60 que si nous discernons ses antiques et irrationnelles fondations. Il existe dans la plupart des sociétés animales, je l'ai dit, une ligne de tension entre adolesents et adultes. Elle est encore plus visible dans les sociétés humaines d'aujourd'hui. Si un manque de communication trop profond se produit entre adultes et adolescents et si en même temps nous voyons s'organiser contre les aînés une alliance des jeunes, au sein de laquelle la communication semble parfaite et presque

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magique, nous pouvons déplorer cette situation explosive, mais nous n'avons le droit de nous en étonner que dans la mesure où nous nous berçons des réconfortantes illusions du caractère unique de l'homme et de la souveraineté de la raison, illusions qui ont si magnifiquement contribué à l'avènement social où nous vivons. L'adulte songeur et troublé se demandera : c Mais pourquoi aujourd'hui? Ce n'était pas ainsi quand j'étais jeune ... » Je lui accorde qu'il n'en était pas ainsi en 1930. Mais, depuis, nous avons tous été envotîtés. L'intronisation freudienne de la sexualité en tant que moteur essentiel de la vie a atteint son apogée (chez nous comme chez les jeunes) alors même que !'éthologie commençait à prouver que la chose n'était rien moins que certaine. Le second dogme freudien était que la famille est depuis longtemps l'élément essentiel des affaires humaines, que les attachements et les conflits de la petite enfance sont les agents déterminants de la vie. Jung fut plus sage, qui éclaira la crise de l'adolescence et le conflit entre l'imagination et la réalité d'une lumière plus adaptée à notre temps. Nous ferions bien de relire Jung et Adler ... Nous assistons aujourd'hui à la désintégration de cette famille dont on nous avait enseigné qu'elle était universelle et éternelle, alors qu'elle n'est ni l'un ni l'autre. La famille n'a jamais été cette chambre sans fenêtres qu'y voyaient les freudiens, sauf dans certains systèmes isolés et instables de l'Homo sapiens. Elle n'a pas non plus été éternelle. Sa signification était floue, à mon avis, avant que l'agriculture ne l'emporte, il y a dix mille ans, sur la chasse. L'adulte qui demande : « Pourquoi ce qui se passe arrive-t-il aujourcf hui? » devrait se rappeler que c'est seulement depuis la deuxième guerre mondiale que les progrès de la technologie et l'organisation de vastes empires technologiques ont réduit l'unité familiale à une échelle microscopique. Les jeunes ont découvert son insignifiance. C'est notre faute, mais nous n'y avons pas pris garde. Et de même que nous avons été envotîtés par notre conception de la famille impérissable,

174 nous avons été leurrés par le déterminisme économique. Le capitalisme et le commissaire du peuple, en parfait accord, considèrent le bien-être matériel comme le but ultime de l'homme. Et tandis que le défenseur le plus apoplectique de la libre entreprise s'agenouille dans le confessionnal marxiste, la jeunesse regarde ailleurs. Nous sommes victimes, après dix mille ans, de l'abondance. La famille, cette union coopérative dans la guerre contre le besoin, se désintègre faute de raison d'être. Et le père de famille, surpris, soupire : « Je lui ai pourtant donné tout ce que j'ai pu ... » L'une des vertus de l'étude des sociétés de primates est qu'elle nous amène à étudier des organisations sociales qui non seulement rappellent le passé humain mais font peutêtre entrevoir l'avenir humain. Laissons de côté pour l'instant le problème de l'abondance et la question de savoir pourquoi un fils élevé dans le luxe et qu'attend un avenir de sécurité matérielle s'adonne à la drogue ou à la contestation. Cette question peut attendre. Ce qui nous intéresse ici, c'est le pouvoir du groupe d'âge dans la mesure où il remplace le pouvoir de la famille. Il est significatif que, chez les primates, la société soit rarement organisée autour d'unités familiales. A moins que la foudre nucléaire s'abatte sur nous, replaçant les rares survivants dans les conditions difficiles qu'ont connues les pionniers de notre passé, il semble que tel sera vraisemblablement l'avenir humain. En 1961, j'écrivais que la famille est le fondement de la vie sociale des primates ; c'était là une hypothèse basée sur les maigres informations dont on disposait à l'époque. Celles-ci se sont multipliées et ont montré que je me trompais. Dans aucune des grandes sociétés de primates - qu'il s'agisse des babouins, des rhésus ou des macaques japonais - on ne trouve trace d'unité familiale, et tout donne à penser que jamais, dans le passé, il n'en fut autrement. Les lémuriens sont des prosimiens, primates antérieurs au singe, vieux de cinquante millions d'années et appartenant à

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l'éocène. Au cours de ses recherches sur les lémuriens noirs qui subsistent encore à Madagascar, Jean-Jacques Petter a trouvé des mères rejetant leurs petits à l'âge de six mois, après quoi ceux-ci forment rapidement des groupes d',âge. Des deux grandes espèces de macaques du Vieux et du Nouveau Monde, l'espèce américaine semble être la plus primitive. Dans ses recherches sur les macaques hurleurs et les singes-araignées rouges de Panama, C.R. Carpenter n'a pas trouvé trace de vie familiale. Le lien entre mère et petit se rompt peu après la naissance du second, qui entre bientôt dans le monde des jeunes. Les espèces du Vieux Monde que j'ai mentionnées : les babouins, les rhésus et les macaques japonais, ainsi que d'autres, tels que le vervet africain ou le langur asiatique, suivent le même processus : c'est le groupe d'.âge et non la famille qui est le milieu naturel des jeunes. Dira-t-on que l'homme technologique retourne au mode de vie du singe? Je crois préférable de dire que, pour nous comprendre nous-mêmes, nous ferions bien d'étudier la destinée du singe. En Afrique orientale et méridionale, les grandes bandes de babouins sont difficiles à dénombrer car elles occupent des surf aces étendues. Pourtant, en suivant l'une d'elles, je me suis souvent demandé si l'on ne pourrait pas arriver à une estimation arithmétique approximative de toute la population en comptant simplement les jeunes de même ,âge et de même taille. Ils restent si obstinément ensemble que si l'on en trouve quatre, six ou neuf, il est hautement probable qu'il n'y en ait pas d'autres. Et s'il est certain que, durant une saison donnée, il peut y avoir une certaine variation dans le nombre des nouveau-nés ou dans leur taux de survie, la présence de neuf individus du même âge indique presque à coup sûr l'existence d'une bande très importante. Quelle que puisse être la nature de la fascination qui les unit, le jeu est sa fonction sociale. Et chez l'animal, le jeu est un mode d'éducation. Les victoriens tels que Herbert Spencer inclinaient à

178 mépriser le jeu, voyant en lui ce que des êtres irresponsables font de leur excès d'énergie. Emile Durkheim lui-même, fondateur de la sociologie moderne, se contentait de dire que le monde n'est pas un jeu. Personne ne semble lui avoir attaché de signification théorique avant 1896, lorsque le psychologue Karl Groos avança que le jeu avait une valeur du point de vue de la survie, du fait qu'il prépare les jeunes aux tâches de la maturité. Depuis lors, nous avons fait beaucoup de chemin. En 1934, Carpenter constata chez ses singes hurleurs que le jeu venait immédiatement après la mère en tant qu'instrument d'un développement normal, opinion confirmée par les expériences de Harlow sur les orphelins rhésus. Washburn et Rensch ont chacun conclu que la lente croissance des jeunes primates serait un désavantage sélectif pour l'espèce si elle n'offrait l'occasion de jouer et d'apprendre plus longtemps. Nous partageons aujourd'hui les vues de J.M. Burghers, selon lequel le jeu est un mode de rapports avec l'environnement, préparant l'organisme à son avenir en l'incitant à prendre des décisions qui, lorsqu'elles sont erronées, ne sont pas trop lourdement pénalisées. La préparation aux exigences de la vie adulte est profondément enracinée dans le jeu. Les jeunes patas peuvent parcourir près de cinquante kilomètres en un jour en courant : la vitesse, lorsqu'ils seront grands, sera leur plus sûr moyen de défense. Les petits chats et les lionceaux passent leurs journées à se pourchasser et à s'attaquer les uns les autres, se préparent ainsi à leurs chasses futures. Bien que les chimpanzés de forêt nichent, la nuit, dans les arbres, s'il y a un danger ils cherchent à y échapper au sol ; or les jeunes jouent rarement dans les arbres. Les babouins, au contraire, trouvent la sécurité dans les arbres et s'en éloignent rarement; or les jeunes babouins sont toujours dans les branches, s'y pourchassent ou jouant à « suivre le chef ». J'ai émis dans un autre ouvrage l'opinion que si les enfants humains jouent avec des pistolets ou des carabines, il

l.,e Temps et le jeune babouin ne s'agit probablement sociale.

pas seulement

177 là d'une corruption

Mais le jeu est aussi plus qu'un apprentissage d'actes essentiels. William McDougall y voyait une préparation à la compétition des adultes. N.E. Collias a découvert que même dans les combats simulés, les participants apprennent à coopérer, à « jouer le jeu». Altmann a inventé le mot « métacommunication » pour désigner le signal initial qui indiquera que tous les cris ou les hurlements qui le suivront ne devront pas être pris au sérieux. Le clin d'œil des adultes humains peut être interprété comme une métacommunication. Les règles, les lois et leur acceptation interviennent dans le jeu. Le grand psychiatre suisse Jean Piaget, spécialiste de l'enfance, contestant l'idée selon laquelle les enfants essaient de se soustraire aux règles, écrit : « Loin de se limiter aux règles formulées par les parents et les professeurs, l'enfant se soumet à toutes sortes de règles dans toutes ses formes d'activité et particulièrement dans le jeu. » Par le jeu nous vient un sens de la justice : lorsqu'un enfant est accusé de ne pas respecter les règles du jeu, il s'agit d'une espèce de délit. J'ai été frappé en lisant l'étude de Suzanne Ripley sur les langurs gris de Ceylan et son analyse de l'inhibition chez le singe. Il arrive que les bandes de langurs soient trop peu nombreuses pour compter assez de jeunes du même âge, susceptibles de former un groupe de jeu, et qu'un singe plus âgé se mêle à eux. Dans ce cas, il s'imposera lui-même certains handicaps pour adapter sa force et sa violence aux capacités de ses cadets. Stuart Altmann, en observant les descendants des rhésus de Carpenter transplantés aux Antilles, constata le même comportement chez les moins jeunes, dans les groupes de jeu mixtes. Mieux encore, il observa que les groupes de jeu tendent à être instables, à moins que n'y règne le «-fair-play » et qu'une chance à peu près égale ne soit offerte à chacun de poursuivre et d'être poursuivi, de gagner et de perdre.

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En pénétrant plus profondément dans l'univers ludique des animaux et en le considérant avec les yeux du jeune animal lui-même, nous découvrons non seulement l'importance du jeu mais l'importance de la parité d'âge. Comme l'enfant humain, le jeune animal vit dans le faux-semblant. C'est par des individus égaux en âge et en expérience que sont le mieux partagés des signaux secrets, des règles secrètes, des compréhensions secrètes. Dans cette conspiration, le groupe d'âge complète le fantasme qu'est le monde ludique. Mais le monde fantasmatique de l'enfance, qu'il s'agisse d'êtres humains, de babouins ou de rhésus, rencontre pour la première fois la réalité adulte lorsque s'annonce la poussée sexuelle. L'enfance est terminée, l'adolescence commence.

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Rares pourtant sont les espèces de primates qui, comme l'homme, ont fait de ce passage un « problème ». Et il se peut que, de même qu'avec le déclin de l'influence de la famille humaine nous en arrivions à la solution des primates, le groupe d'.âge, de même certains d'entre nous au moins recourent aux solutions des primates pour résoudre ou nier le problème de la sexualité adolescente. Que ce soit chez les chimpanzés ou les babouins, chez les gorilles ou les vervets, la femelle en chaleur accueille qui se présente. Ce n'est pas qu'elle ne fasse point de discrimination : elle incline à accueillir d'abord les jeunes, puis les subordonnés ; ensuite, peut-être le cinquième ou le sixième jour de sa période de chaleur, elle aura une relation exclusive mais brève avec l'alpha. Il est possible que la sélection naturelle ait pris conscience d'une union subtile des relations physiologiques et sociales bénéfique à l'espèce : l'ovule semble descendre et être fécondé, le plus souvent, durant la période où la femelle s'accouple avec l'alpha. S'il en est ainsi, il y a quelque chose de miraculeux dans l'ingéniosité des primates. La promiscuité qui règne dans presque toutes les espèces de primates ne peut être considérée comme un progrès évolutif que par contraste avec ce qui se passe pour les mâles subalternes dans beaucoup d'espèces inférieures de mammifères. Selon la formule de Guhl, ils sont psychologiquement châtrés. Tout se passe comme si, dans les espèces de primates, dotées de sociétés de plus en plus complexes et d'une diversité individuelle de plus en plus accusée, un marché avait été conclu. Les mâles de haut rang renoncent au monopole sexuel et à la jalousie sexuelle, tandis qu'en retour les mâles atteignant à la maturité, en échange de cette liberté sexuelle, acceptent sans trop de récriminations les exigences de l'ordre social. Il s'agit là d'un compromis entre les uns et les autres : d'un contrat social. Et bien que de toute évidence ni les lointains prosimiens ni l'évolution ne songeaient à lui lorsque la sexualité des primates a pris le départ, il est inter-

180 venu, en tant qu'innovation sociale, pour préserver l'ordre dans les espèces sexuellement exubérantes, et il a préservé l'individu, ce que la castration psychologique ne faisait pas. Le jeune babouin qui atteint l'adolescence devient de plus en plus partie intégrante de la société. C'en est fini de jouer. Les petits du même âge, qui se pourchassaient dans les arbres en marge de la société, devenus des sous-adultes occupent à peu près la même place mais, cette fois, au sol. Ils deviennent la première ligne de défense et, s'ils continuent à se pourchasser loin des mères et des nouveau-nés, ils n'en seront que mieux placés pour détecter le danger. Washburn et De Vore ont écrit qu'un groupe mixte d'impalas, dotés d'un odorat exceptionnel, et de babouins, dotés d'une vue exceptionnelle, est pratiquement impossible à surprendre. Et ce sont ordinairement les adolescents « périphériques :. qui verront les premiers le danger. C'est à la même périphérie qu'on trouve le rhésus de quatre ans, en voie d'intégration mais toujours sous-adulte. John Kaufman, au cours d'une autre étude sur les descendants des macaques transplantés de Carpenter, a observé un groupe d'âge égal, alors que le moment étajt venu pour ses membres de s'introduire dans la partie centrale de la hiérarchie. Ils n'avaient aucun rang, bien entendu, mais seulement le caractère oméga de la jeunesse. Au sein de tout groupe d'âge et tout au long de sa croissance, cependant, des différences se font jour et les plus aptes auront nécessairement l'avantage lorsque viendra le moment de prendre place dans la hiérarchie officielle. Néanmoins, les sept candidats, lorsqu'ils se heurtaient à une opposition, se déf endaient de concert. Leur introduction dans le groupe avait eu lieu en mars. L'été suivant, ils agissaient toujours ensemble, mais l'inégalité commençait à entrer en jeu. L'un des jeunes gravissait rapidement les échelons de l'échelle sociale et ses compagnons ne pouvaient le suivre. Plusieurs s'installèrent dans une situation hiérarchique intermédiaire et, en septembre, le groupe d'âge s'était dissout, les moins doués s'étant

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fondus dans la masse des omégas. Ils avaient combattu côte à côte, mais une justice invisible avait fait le reste. Celui qui s'était élevé le plus haut était un jeune prince, le fils d'une femelle alpha. Il mourut deux ans plus tard. La jeunesse humaine, se détournant de la famille en voie de désintégration pour trouver contacts et consolations dans sa propre génération, doit compter avec des facteurs connus et inconnus dans le monde des singes. L'être humain et l'animal sont nécessairement obligés, un jour, de s'intégrer à la société. Tous deux, si l'individu veut survivre, doivent consentir à des compromis qui font partie du contrat social et rendent la survie possible. Le jeune garçon ou le babouin, assuré d'une chance égale de manifester sa valeur, doit être disposé à accepter la place pour laquelle il est fait. Il n'y a rien de neuf, chez les singes pas plus que chez les hommes, en matière d'inégalité. Mais la jeunesse humaine, rejetant la famille qu'elle estime sans fonction, ne peut lui substituer un groupe également inutile. Le jeune primate conteste, rivalise avec les autres, joue le jeu et apprend. Il se prépare à l'avenir qui l'attend dans un contexte qui n'est pas celui de la famille. Si l'abondance a voulu que les jeunes humains préfèrent instinctivement la compagnie de leurs pairs à celle de leurs aînés, ils doivent - et j'espère qu'ils le feront - accepter d'apprendre, comme l'ont fait tous les animaux. Les aînés, bien sûr, doivent créer un monde qui vaille qu'on se batte pour lui. Notre jeunesse a le droit de réfléchir par elle-même. Mais cela ne lui donne pas le droit de se retirer du jeu.

3. Si l'on est jeune, la difficulté réside dans le fait qu'on en sait moins qu'on ne le croit. Cette ignorance peut inciter la jeunesse à porter un Hitler au pouvoir, à se laisser manipuler

182 par un Mao, et à entraîner tout le monde dans la catastrophe. Elle peut exalter l'anarchie au nom du romantisme et conduire à sa ruine la société la plus avancée. Le pouvoir montant du groupe d'âge, avec son autonomie croissante, fait songer à un monstrueux camion aux freins cassés, dévalant une longue pente montagneuse en écrasant sans discrimination tout ce qui se trouve sur son passage. Mais si le mâle en voie de maturité en sait moins qu'il ne le croit, ce peut être aussi le cas pour le mâle « arrivé ». Si l'ignorance est une caractéristique des jeunes, l'accoutumance est une caractéristique des adultes. Nous sommes enclins à considérer que les chemins du passé seront ceux de l'avenir. Nous consultons de vieilles cartes routières alors que les routes ont depuis longtemps disparu. Nous ne regardons pas plus loin que la surface des choses auxquelles nous sommes habitués. Nous acceptons les mensonges familiers tout en sachant que ce sont des mensonges et nous nous rendons sourds à des vérités insolites bien que nous sachions (ou devrions savoir) qu'elles sont vraies. Le changement peut nuire aux intérêts des gens en place, mais pas plus que le désastre social, car ce sont les gens en place qui ont le plus à perdre. Si nos sociétés étaient des mécanismes parfaits, nous pourrions, pour les défendre, recourir à tous les moyens afin d'imposer la loi et l'ordre. Il y en a peut-être, parmi nous, qui croient effectivement à cette perfection et qui estiment que le monde est en mesure de trouver assez de policiers pour tenir la jeunesse à l'œil. Il est pourtant difficile de croire que beaucoup aient cette naïveté ou n'aient au moins vaguement conscience que quelque chose ne tourne pas rond dans les sociétés humaines, quelque chose qui ne se limite pas aux frontières nationales, quelque chose à quoi ne remédient ni la prospérité (quand elle existe) ni les idéologies ou les systèmes politiques. Dans le domaine scientifique, nous cherchons des principes organisateurs comme le profane cherche une lanterne

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pour éclairer ses sombres pressentiments. Mais les maladies des gouvernements et des hommes sont si diverses - que ce soit en U.R.S.S., en Italie, en Angleterre, en France, en Amérique, en Tchécoslovaquie, en Chine ou au Japon - qu'on ne saurait vraisemblablement leur trouver un remède commun. Une coïncidence, pourtant, si elle est assez frappante, peut parfois donner à réfléchir. Cette coïncidence existe : l'inclination des jeunes à la révolte est aussi universelle que le malaise social, aussi internationale, aussi apolitique, aussi distincte des degrés de pauvreté ou d'abondance. Y aurait-il là un signe, un indice ? Les jeunes sauraient-ils quelque chose que nous ignorons ? Poser cette question aux jeunes eux-mêmes est une perte de temps, car ils répondront : « Tout ! » et nous lanceront à la tête un siècle de clichés éculés, sans rien démontrer ni résoudre. Si la coïncidence dont je parlais implique l'existence d'une cause commune aux maux dont nous souffrons, d'un microbe universel, pourquoi les jeunes seraient-ils mieux placés que nous pour les discerner ? A la fin de 1968, je reçus une lettre d'un Hollandais nommé Willem James, directeur d'une importante raffinerie de pétrole à Rotterdam. Il avait introduit dans son entreprise une nouvelle méthode d'organisation, avec des conséquences si heureuses qu'il ne se les expliquait pas et en était arrivé à se demander si le principe territorial n'y était pas pour quelque chose. J'étais mal placé pour en juger, mes travaux me mettant plus souvent en rapport avec des zèbres et des antilopes qu'avec des raffineries de pétrole. Quelques semaines plus tard, pourtant, je rencontrai William James à Rome, où l'avaient amené ses affaires. Nous eûmes un long entretien et il me mit sous les yeux de nombreux rapports. En l'écoutant, j'eus l'impression d'entendre un conte de fées. Mais en étudiant ses rapports et, ultérieurement, en les rapprochant d'autres documents que j'avais fait venir des EtatsUnis, je dus reconnaître que, loin d'avoir écouté un conte de fées, il m'avait été donné de commencer à entrevoir ce que

184 je n'avais encore jamais vu : l'ébauche de l'identité du troisième homme du :xxesiècle. Je vais résumer l'histoire. Depuis beaucoup plus longtemps que notre jeunesse ne le croirait, les dirigeants de nos industries se posent des questions. A l'usine de Hawthorne (Illinois) de la Western Electric, on imagina de se livrer avec et sur les ouvriers à une expérience qui allait devenir célèbre. Précédemment, on avait fait des efforts variés pour accroître la production d'appareils téléphoniques, mais sans résultat appréciable : augmentations de salaire, ateliers plus spacieux et mieux éclairés, rien n'y avait fait, là-dessus intervint un groupe de chercheurs de Harvard, sous la direction d'Elton Mayo. Ils isolèrent quelques secteurs de l'usine, n'y introduisirent pas de changements spectaculaires, mais ils firent entendre aux ouvriers qu'il s'agissait d'une expérience à laquelle ils participaient. La production fit un bond en avant. Pourquoi? Cela se passait en 1927. On parla beaucoup de l'expérience de Hawthorne mais, chose curieuse, très peu de gens s'interrogèrent sur ses facteurs psychiques et les choses en restèrent là. Comme je l'ai déjà avancé, les capitalistes et les marxistes ont en commun la même idée fixe : pour les uns comme pour les autres, l'homme travaille exclusivement pour des raisons de déterminisme économique. Or les ouvriers de Hawthorne avaient été « motivés » non par l'argent mais par la notion d'identité, par le fait d'être différents. Ce qui les rendait incompréhensibles. Enfin, en 1960 - et c'est ici que Willem James va entrer en scène - un professeur de relations industrielles de l'Institut de technologie du Massachusetts, Douglas McGregor, écrivit un livre intitulé The Human Side of Entreprise (L' Aspect humain de l'entreprise). Dans le monde entier et en dehors de tout contexte politique, disait-il, la gestion des entreprises se fonde sur une hypothèse erronée, selon laquelle l'homme est paresseux, redoute le travail, fuit les responsabilités et ne remplit ses obligations que pour éviter d'être

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puni par une privation matérielle. C'est la peur qui rend obéissant et c'est ainsi que devient possible la direction des hommes. MoGregor baptisa cette thèse « Théorie X ». Une telle généralisation peut nous troubler. Se pourrait-il que toute entreprise industrielle, quelle que soit la part de bienveillance ou d'inhumanité qui s'y manifeste, que toutes les tentatives socialistes ou comunistes se fondent sur de tels principes ? Quid des fêtes de Noël, des pauses-café, des congés payés sur la Mer Noire ? Tout cela ne serait-il qu'un décor artificiel ? On songe à l'importance accordée par les environnementalistes à la notion de sécurité, aux thèses des économistes selon lesquelles l'homme n'aurait de besoins que matériels. On se rappelle avec accablement les chiens de Pavlov et les rats de Skimmer. Si nous agissions comme nous le faisons, ce serait donc uniquement pour nous assurer une récompense et pour éviter une punition ? En d'autres termes, la « Théorie X » serait-elle correcte ? Non, répondait McGrégor. Bien sûr, son application était efficace, sans quoi l'économie américaine n'aurait pu se fonder sur le produit national annuel brut que nous connaissons. Mais McGregor assurait que ce système était imparfait, et il formula sa « Théorie Y ». Pour atteindre à une définition plus large des besoins humains, il se tourna vers l'un des héroïques outsiders de la psychologie, Abraham Maslow, de l'université de Brandeis. Maslow, dans son livre Motivation and Personality, avait proposé une hiérarchie des besoins humains. Au bas de l'échelle se trouvaient les besoins physiologiques, qui étaient les plus fondamentaux, puis dans l'ordre ascendant, venaient la sécurité, l'amour ou le sentiment d'appartenance, la réputation ou l'estime de soi-même, et enfin, lorsque tous les autres besoins étaient satisfaits, celui de se « réaliser » : c'est-à-dire le besoin qu'a un homme de réaliser ce qu'il est potentiellement. A partir de là, feu McGregor bâtit sa « Théorie Y » de la gestion industrielle, selon laquelle, sa sécurité étant assurée, le travailleur devait être consulté, écouté, dé-spécialisé, doté du plein contrôle

186 de son propre travail, encouragé à en apprendre d'autres, à s'identifier avec le résultat final de ses efforts. La « Théorie Y » impliquait la mort de la plus sacrée des institutions, la chaîne de montage. Qui prendrait le risque d'appliquer un tel système ? Un homme le fit, en Californie. Il se nommait Arthur H. Kuriloff, il était vice-président d'une petite entreprise d'électronique produisant des instruments de haute précision et il voyait sortir de sa chaîne de montage trop d'appareils défectueux. Il décida d'adopter la « Théorie Y». La gestion de son entreprise fut réorganisée, des responsabilités déléguées aux travailleurs de rang subalterne. Les ouvriers de la chaîne de montage, qui avaient chacun appris et accompli une petite tâche particulière, furent regroupés en équipes de sept, chaque équipe ayant la responsabilité de produire un appareil complet, la répartition des tâches étant déterminées par accord mutuel. D'abord, tout marcha de travers. Puis les plus experts instruisirent ceux qui l'étaient moins, les plus habiles formèrent les moins doués. Un peu plus de deux ans plus tard, Kuriloff était en mesure d'annoncer que la productivité horaire de chaque travailleur avait augmenté de 30 % et que le nombre des appareils défectueux avait diminué de 70 %. L'absentéisme était tombé à la moitié de la moyenne locale. Je ne sais pas quel intérêt on accorda à l'expérience de Kuriloff. Partout ailleurs dans le monde, on continua à s'en tenir à la « Théorie X », rien ne changea et les industriels continuèrent à se faire des soucis. Certes, l'usine californienne était de petite importance et très spécialisée. Il était difficile de tirer des conclusions générales d'une expérience aussi particulière. Mais c'est alors, en 1964, que Willem James « sauta le pas » à Rotterdam. Il est difficile d'imaginer une entreprise moins « personnalisée » qu'une raffinerie de pétrole. Celle de James était importante : elle traitait quotidiennement 80 000 barils de pétrole brut. James n'était satisfait ni de la productivité ni

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des bénéfices réalisés. Il visita des raffineries américaines, étudia l'expérience de Kuriloff, les théories de McGregor et conclut à la nécessité d'une réorganisation totale. La « Théorie Y » n'étant pas applicable telle quelle aux activités d'une raffinerie, il l'adapta à sa façon, remplaçant le salaire horaire par un salaire mensuel et supprimant tout contrôle de l'absentéisme pour raison de maladie. Une raffinerie n'ayant pas de chaîne de montage, partout où la chose était possible on forma des groupes qui se virent désigner un objectif précis mais laissés libres de l'atteindre par leurs propres moyens, la direction devenant moins un patron qu'un conseiller. Le travail était la responsabilité du groupe. Chose plus importante encore dès qu'un homme était accoutumé à une tâche, on l'encourageait à en apprendre une autre. Plus il en faisait, plus il gagnait de l'argent, mais cela ne semblait pas être le plus important aux yeux des intéressés. A Rome, James me dit : - Les chiffres ne le montrent pas et cela peut sembler ridicule, mais nous sommes maintenant une raffinerie où l'on est heureux. Les hommes viennent travailler parce que cela leur plaît. ..

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Les chiffres n'en étaient pas moins éloquents. La maind'œuvre avait été réduite de 49 %, la productivité individuelle avait augmenté de 172 % entre 1962 et 1967. Et au cours des mêmes années, les démissions étaient tombées de 10 à 2 %... Quand j'étais jeune, j'ai eu la chance de rencontrer Henry Ford, l'homme qui a inventé le travail à la chaîne que Willem James a supprimé. Ford fut un Lénine de l'industrie américaine : il payait ses ouvriers non point en fonction des exigences du marché du travail mais de manière qu'ils pussent acheter ce qu'il produisait. Et pourtant le principe de la chaîne de montage allait à l'encontre de besoins innés. Je me rappelle aussi avoir passé, il y a vingt ans, trois semaines dans une usine d'aviation du Texas. Elle employait sept mille ouvriers. C'était une gigantesque chaîne de montage, produisant des avions de combat. Un jour, je demandai au directeur du personnel : - Comment avez-vous pu trouver au Texas sept mille ouvriers aussi experts ? Sa réponse mérite réflexion : - Parce que, me dit-il, il n'y a chez nous que deux cents emplois qui nécessitent plus de six semaines d'apprentissage. Voilà le principe du travail à la chaîne, ses exigences limitées et ses satisfactions non moins limitées. Il en va de même dans tous les domaines, tant intellectuels que manuels : on apprend un travail, et on le fait. Voilà ce que conteste la « Théorie Y ». Les idées de McGregor retiennent aujourd'hui de plus en plus l'attention, mais l'expérience de Willem James à Rotterdam a prouvé qu'elles sont applicables. On parle de « synergie », après Maslow et Ruth Benedict, pour désigner l'identité de buts existants entre l'individu et son groupe. C'est ce qui s'est passé à Rotterdam, où la « Théorie Y » s'est révélée efficace. Qu'en sortira-t-il ? Peut-être rien, malgré toutes les conférences de direction. La « Théorie Y » est efficace, mais les syndicats, serviteurs de la

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cause de la médiocrité humaine, s'opposent à tout changement et les intellectuels égalitaires se joignent au chœur. Pourtant, comme le spectacle, dans un télescope, d'une planète et de ses satellites, le spectacle d'une raffinerie de pétrole de Rotterdam devrait nous faire réfléchir. Je n'ai pas raconté cette histoire pour me faire l'avocat d'une conception progressiste du management. Je n'ai pas de compétence particulière en ce domaine. J'ignore si quelques-unes, beaucoup ou la plupart des entreprises qui « consomment » un tiers des heures de la vie de l'homme normal sont susceptibles de se voir appliquer la « Théorie Y ». Je ne sais même pas si quelques-uns, beaucoup ou la plupart des peuples ont atteint un niveau de sécurité permettant la satisfaction de besoins plus profonds. Mais ce que je me crois autorisé à avancer, dans les limites de mes compétences, c'est qu'une seule expérience, bien conçue et réussie, peut démolir une théorie. Et la « Théorie X », bien qu'elle soit universellement appliquée, a été battue en brèche en Californie et démolie à Rotterdam. D'un point de vue évolutif, je préfère ma propre triade de besoins innés, applicable à tous les animaux supérieurs, à la hiérarchie des besoins humains formulés par mon ami Maslow, mais elles aboutissent à peu près à la même affirmation : la recherche de la sécurité n'est satisfaisante que si l'on n'a pas cette sécurité, et la possession de la plus mince parcelle de celle-ci nous incite à chercher autre chose, à poser d'autres questions, à aspirer à une dignité humaine supplémentaire. Je crois que c'est là ce que la jeunesse, dans son ignorance, sait, et ce que, prisonniers de l'accoutumance, nous ne savons pas. Est-ce là, dès lors, le principe organisateur de la triple coïncidence du malaise international, de la révolte internationale des jeunes et de l'inclination internationale à voir dans le rat de laboratoire le modèle des aspirations humaines ? Mais voici qu'apparait brusquement une quatrième coïncidence : la prospérité relative. C'est chez les peuples et dans

190 les sociétés libérés des liens de la pauvreté qu'en plus du malaise des adultes se font entendre les cris les plus aigus des jeunes. Nous en avons conscience. Nous parlons de révolution des espérances montantes. Nos esprits conditionnés, pourtant, ne voient dans ces espérances que l'expression de désirs matériels.· Or le soulèvement des jeunes a correspondu exac.tement à la diminution des pressions exercées par le besoin de sécurité matérielle. A mon avis, la conception d'une organisation humaine motivée par les besoins matériels s'est détruite elle-même et, si nous n'élargissons pas l'idée que nous nous faisons des besoins innés de l'homme, nos sociétés finiront dans l'apathie ou éclateront dans l'anarchie. Un management acculé ou un idéaliste hébété m'objectera peut-être que cette hypothèse est acceptable mais ajoutera que l'être humain ne consentira jamais à des sacrifices matériels en faveur de profits immatériels. Il n'est pas question de sacrifices matériels : l'expérience de Rotterdam en est une preuve éclatante, puisque la raffinerie dont j'ai parlé est en voie de tripler sa production, ce qu'elle n'eût jamais fait autrement. Si nous acceptons l'hypothèse de travail que j'ai formulée, nous pouvons commencer à comprendre beaucoup des manifestations des jeunes, leur souci passionné de l'individu et leur hostilité tout aussi passionnée à l'égard de l'organisation, leur mépris égal pour les syndicats et pour les privilèges de l'establishment, leur égal désenchantement devant des structures politiques. Nous pouvons même commencer à comprendre pourquoi, si souvent, ce sont les jeunes les plus intelligents, les individus les plus capables d'entrevoir la dégradation que la « Théorie X » leur imposera lorsqu'ils auront atteint la maturité, qui tiennent la violence et l'attaque des institutions sociales pour la seule solution, ou qui se tournent vers la licence sexuelle, la drogue ou autres moyens d'évasion, goûtent une musique trop assourdissante pour permettre la pensée ou admettant l'autodestruction de ceux qui se retirent de la société.

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Si nous acceptons, toujours, mon hypothèse selon laquelle nos besoins sont innés et d'origine animale, nous pouvons également comprendre pourquoi les jeunes n'ont pas besoin

192 de savoir ce qu'ils font pour agir comme ils le font. Leurs pulsions instinctives ont leur origine dans l'expérience d'espèces disparues et elles peuvent être aussi obscures pour les combattants que pour les assiégés. Pris entre l'insuffisance de la sagesse naturelle et l'insuffisance de l'opinion des adultes, le porte-parole le plus doué des jeunes peut nous affliger par son ignorance, nous consterner par son enfantillage, et il y a une ironie douloureuse dans le fait que la seule de nos opinions qu'il accepte soit fausse : l'égalité naturelle des hommes. Deux siècles de bonnes paroles sur une doctrine à laquelle personne n'a jamais vraiment cru ont, finalement, produit une génération de vrais croyants qui préparent leur propre castration en se condamnant euxmêmes à la « Théorie X ». Mais y croient-ils vraiment ? Ma foi dans l'impératif évolutionniste m'oblige à en douter. De même que la jeunesse se soulève instinctivement pour défendre l'individu, ce moteur de la suprématie des primates, de même veux-je croire que le lavage des cerveaux humains n'est pas et n'a jamais été totalement victorieux. Pour aborder sous un autre angle les aspirations confuses des jeunes, je vais me tourner vers la vie du babouin. Je sais que l'entreprise n'est pas flatteuse et qu'elle n'est pas sans danger, car nous ne sommes pas des babouins, mais l'ignorance des jeunes et l'accoutumance de leurs aînés ne sont peut-être pas sans équivalents dans le monde d'une autre espèce que la nôtre ... Quelque part à la périphérie de la bande de babouins, le jeune mâle oméga pousse un glapissement. Les grands alphas vont voir ce qui se passe. Un grand guépard maigre est aux aguets, et il nous regarde. Nous aussi, nous ferions bien d'aller voir ce qui se passe, là où nos jeunes attirent notre attention, étant bien entendu, bien sûr, que tout est plus facile lorsqu'on est un babouin, jeune ou vieux, qui ne se berce pas de l'illusion qu'il pourra survivre sans sa bande, et que tout est plus facile aussi pour l'alpha et l'oméga s'ils

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ne sont pas dotés d'un cerveau qui vaille la peine d'être « lavé » ...

4. Le contrat social des babouins d'Afrique orientale et méridionale est le plus sévère qui existe dans le monde des primates sous-humains. De même que le citoyen d'une petite nation en guerre sacrifiera un maximum de ses droits civils à l'ordre dont il espère le salut, de même le babouin, éternellement en guerre, sacrifie un maximum de sa liberté à l'ordre social qui permet sa survie. Mais il sacrifie peu de son individualité. Le babouin est le plus grand des macaques, et ce qui le distingue le plus manifestement des grands singes, c'est qu'il a une queue. Sa taille, cependant, est la première cause de sa vulnérabilité. Tous les macaques sont voués à être mangés, mais la plupart sont trop petits pour intéresser d'autres prédateurs que les serpents, les chacals et les aigles. Ils sont appétissants, mais aussi extrêmement agiles. La taille du babouin, si elle offre peu de tentation à des tueurs sociaux (comme le lion) qui doivent nourrir de nombreuses bouches, correspond presque parfaitement aux besoins du guépard ou du léopard. Partout où les hommes ont exterminé les léopards, on a assisté à une explosion démographique chez les babouins. Le deuxième point faible du babouin est le fait qu'il vit au sol. Les spécialistes des primates sont de plus en plus unanimes à estimer que la vie au sol a entraîné une agressivité accrue chez les primates et une organisation plus stricte de la société. La vie au sol (et l'on devine ce que cela implique du point de vue de l'évolution du primate humain) présente des risques sans commune mesure avec ceux de la vie dans les arbres. Un macaque vivant au sol souffre d'un tel désavantage, sur le plan de la survie, qu'on se demande comment

194 quelqu'un a jamais pu adopter ce mode de vie, pourtant les babouins l'ont fait, comme l'ancêtre de l'homme et beaucoup d'autres. Nous nous demanderons pourquoi plus tard ; pour l'instant, bornons-nous à en observer les conséquences. A quelque moment qu'il ait cédé à la tentation de vivre au sol, l'appétissant babouin est devenu une cible tentante pour les carnassiers. De son troisième point faible, le babouin est seul responsable : il ne peut s'empêcher de voler les biens d'autrui. Au cours des premiers millénaires de son évolution, le fait qu'il fût comestible était déjà un problème suffisant. Mais ensuite vint l'homme, avec ses armes. Dans beaucoup de tribus africaines primitives, les jeunes prouvaient leur virilité en tuant un animal dangereux, par exemple un grand félin. Le babouin aurait donc dû saluer l'homme comme un sauveur, au lieu de quoi il le traita comme un « pigeon » à plumer. Le babouin ne put résister à la tentation que constituaient les champs de maïs des cultivateurs africains tout de même que, plus tard, il ne résisterait pas à celle que représentaient les vergers de l'homme blanc. Et à l'appétit des léopards et des guépards, de moins en moins nombreux, se substitua la colère des hommes, de plus en plus nombreux. Le babouin est en guerre avec le monde, et il l'a été depuis des temps immémoriaux. Attaqué sur tous les fronts, depuis une éternité comparé à laquelle le siège de Léningrad semble n'avoir duré qu'une seconde, le babouin a adopté comme système de défense l'ordre et la coopération de tous. L'autorité et la responsabilité de quelques-uns, le loyalisme et l'obéissance du nombre ont, par la sélection de groupe, mis au point un contrat social efficace. Contre toute vraisemblance, il y a aujourd'hui en Afrique orientale et méridionale plus de babouins que d'êtres humains. Si le contrat social des babouins est sévère, c'est qu'il ne pouvait en être autrement. La règle de l'oligarchie alpha ne saurait être mise en question et le châtiment des délinquants est dur. La loi veut que les malades et les infirmes sur-

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montent leur handicap pour suivre la bande dans ses déplacements, car rester en arrière signifie que l'on servira de dîner au prédateur le plus proche. Telle est la vie du babouin. Pourtant, sur tous les plans de la personnalité (vigilance, diversité, agressivité, ingéniosité), l'individualité des babouins reste intacte. Comment y ont-ils réussi ? Revenons à ma triade des besoins innés, communs, selon moi, aux hommes et à tous les animaux supérieurs : le besoin d'identité, opposée à l'anonymat ; le besoin de stimulation, opposée à l'ennui ; le besoin de sécurité, opposée à l'angoisse. Le fait que la bande de babouins ait assuré une sécurité suffisante à l'individu est prouvé par la survie de l'espèce. Pourtant la sécurité est celle du groupe, et celle de l'individu procède de son identification au groupe. En face de l'imprévisible, toute survie dépend des ressources individuelles : la vigilance des jeunes, le consentement de l'alpha à prendre des risques, l'attachement de la mère à son petit. Washburn et De Vore disaient qu'un babouin séparé de sa bande est un babouin mort, et tout se passe comme si, dans le subconscient du babouin, cette vérité était toujours présente. La sécurité du groupe devient une stimulation pour l'individu. Identité, stimulation et sécurité sont étroitement liées dans le contrat social des babouins. On ne peut se sentir menacé aussi longtemps qu'on s'identifie à la bande et on ne peut guère s'ennuyer si la responsabilité en face du danger incombe à chacun comme à tous. Le contrat implique à l'évidence (mais pas plus évidemment que chez l'homme) la prise de conscience de ce qui arrive à un babouin séparé de sa bande. C'est ainsi que les besoins innés sont satisfaits par le comportement en face du danger. Mais la vie n'est pas faite que de dangers, et l'intégrité du groupe comme de l'individu subsiste dans les conditions de vie moins menaçantes de la réserve protégée. Là, l'homme cesse d'être un ennemi. La vie quotidienne consiste à manger, à jouer, à faire la toilette l'un de l'autre, à faire la sieste, à s'adonner occasionnellement

196 au plaisir sexuel, à se chercher occasionnellement une querelle que les alphas interrompront et, le soir, à aller dormir sur une hauteur ou dans un arbre. Apparemment, cela n'est guère palpitant. Pourtant, même dans une zone protégée, il existe pour le babouin des ennemis plus anciens que l'homme et il n'est pas question de renoncer à sa vigilance. Une nuit, alors que nous campions près du lac Manyara, dans une merveilleuse réserve de Tanzanie, nous fûmes réveillés par le vacarme que faisaient des babouins. Le versant de la vallée au pied duquel nous nous trouvions était haut de quelque 700 mètres et une bande avait l'habitude de dormir dans les rochers. Les glapissements que nous entendions donnaient à penser que la présence d'un léopard avait été signalée. En utilisant le phare portatif, nous scrutâmes le versant de la vallée. Nous ne vîmes d'abord aucun rôdeur, mais la lumière de notre phare se refléta dans deux paires d'yeux phosphorescents : exceptionnellement, deux léopards chassaient ensemble. Les babouins, à la différence des chimpanzés, ne cherchent pas à se réfugier dans l'obscurité, le silence et à assurer leur sécurité personnelle. Les nôtres se mirent à faire de plus en plus de bruit. Nous perdîmes de vue les yeux verts. Au bout d'un long moment, le vacarme s'apaisa et ce fut à nouveau le silence, soit que les léopards, découragés, se fussent retirés, soit qu'ils eussent réussi à attraper un ou deux babouins. Nous ne pûmes le savoir; les babouins non plus, peut-être. Tout le monde, nous compris, se rendormit. Telle est une nuit d'Afrique. Telle également sera la vie du babouin jusqu'à ce que les chasseurs clandestins aient tué le dernier léopard pour en faire un manteau de fourrure. Que deviendra-t-il, alors, au cœur d'une zone protégée et riche, dans un monde sans danger ? Ses besoins innés seront-ils néanmoins satisfaits ? Je le crois. Et le secret de sa réussite résidera dans son cerveau simpliste, qui ne saurait être « lavé >. Le babouin ne se persuadera jamais que l'agressivité est une conséquence de la frustration. Les jeunes n'imputeront

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jamais leurs échecs au manque d'amour parental durant leur petite enfance, pas plus que les adultes, vraisemblablement, n'interdiront aux jeunes de jouer dans les arbres. Si l'idée que la compétition est une erreur devait venir aux babouins, leurs petits cerveaux ne la comprendraient pas. Si quelque babouin mutant et idéaliste insistait dans ce sens, il verrait devant lui des sourcils levés non point en signe de surprise mais en signe de menace. L'affirmation que les babouins, dans leur état originel, étaient heureux et bons ferait se moquer d'ancêtres aussi stupides. L'affirmation que la société a entraîné la chute du babouin serait accueillie par un concert de protestations, car, sans la société, comment qui que ce soit pourrait-il apprendre ne fût-ce que la manière de se nourrir ? Le mutant idéaliste, en dépit des regards menaçants, s'obstinerait-il à réclamer une Déclaration de l'égalité naturelle des babouins, il éveillerait alors l'antique vacarme réservé jadis au léopard en tant qu'ennemi naturel de l'espèce. Car qui veut de ce qu'il propose? Le jeune babouin? li réclame la liberté d'affirmer si possible sa supériorité naturelle. Les mères ? Elles ont assez à faire avec leurs petits, ne veulent pas d'autre responsabilité, et elles verraient d'un mauvais œil leur avenir sexuel s'il ne leur offrait l'excitante perspective d'une aventure avec un puissant alpha. Les omégas estimeraient que la vie d'un non-égal est beaucoup plus confortable. Les mâles de la classe moyenne se demanderaient par quelles distractions remplacer les querelles de rang. Quant aux alphas, ils se contenteraient de soupirer, de se retirer derrière un buisson et de jouer aux cartes ... Les babouins, peut-être à cause de leurs limites intellectuelles et très certainement à cause de leur incapacité de se tromper eux-mêmes, ne renonceront probablement jamais à une société qui satisfait leurs besoins innés. L'exigence fondamentale de sécurité sera satisfaite aussi longtemps que la bande agira de concert. Mais la sécurité ne peut se transformer en ennui aussi longtemps que la compétition libre, mais soumise à des règles identiques pour tous, domine l'acti-

198 vité et les jeux des petits, les espérances du mâle proche de la maturité, les querelles de préséance entre le n° 8 et le n ° 9, les ambitions sexuelles de la femelle en chaleur s'employant à gravir les échelons de l'échelle sociale. La stimulation, c'est-à-dire l'excitation de la victoire acquise selon les règles du jeu, est inscrite en clair dans les objectifs de la société des babouins, comme elle le serait dans une société (malheureusement inexistante) d'hommes qui ne se laisseraient pas abuser. C'est l'identité (ce que Maslow appellerait la réalisation de soi-même) qui lance le défi le plus aigu à l'esprit humain enfoncé dans l'habitude. Qui suis-je ? Où suis-je ? Me suis-je réalisé ? Me suis-je singularisé en fonction de mon potentiel génétique ? Ce qui fait qu'un pin atteint sa hauteur maximum, qu'un poulet lutte pour atteindre le rang le plus élevé qui lui soit permis dans la hiérarchie, qu'un homme sacrifie la fortune à la gloire, que le garçon qui aspire à être le chef d'une bande de jeunes commet les pires imprudences pour garder sa place, qu'un criminel s'enorgueillit d'actions que personne d'autre n'aurait osé accomplir, tout cela représente autant de moyens d'atteindre à l'identité, à ses propres yeux et aux yeux d'autrui. Mais l'identité ne nécessite pas des qualités d'alpha. Ni vous ni moi, j'imagine, n'aspirons désespérément à devenir président des Etats-Unis. Comme beaucoup d'autres individus d'un rang moins élevé, nous regardons avec étonnement, avec soulagement, et parfois avec stupeur les efforts insensés que déploient certains de nos compatriotes pour occuper ce poste. Si nous avons un espoir personnel, c'est que l'alpha qui sera élu saura provoquer une « réaction de suite » de notre part. Car c'est là un autre ingrédient puissant de l'identité, un autre moyen de répondre à l'éternelle question « Qui suis-je ? » : avoir le privilège de montrer avec orgueil un homme du doigt en disant « Voilà mon mari », ou « Voilà mon patron », ou encore de faire partie

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d'un groupe, peut-être armé de couteaux, en disant « Voilà ma bande». Mais l'identité ne s'arrête pas là, car la hiérarchie en ellemême fournit de puissants moyens d'identification, et c'est peut-être une des raisons pour lesquelles le rang a constitué une telle réussite évolutive. On n'a pas besoin d'être un alpha pour savoir qui on est. Le n ° 6 le sait aussi. Chaque échelon de l'échelle sociale est un facteur d'identification et celui qui s'y tient est d'un échelon supérieur à quelqu'un d'autre. Il y a toujours l'oméga, bien sûr, mais il se soucie rarement d'être ce qu'il est : comme l'idiot du village ou le pochard du quartier, il a lui aussi son identité. Si l'oméga n'est pas satisfait, c'est qu'il y a probablement quelque chose de faussé dans le système. Il y a beaucoup d'autres moyens d'acquérir une identité. Il y a l'identification à un lieu particulier, comme le perchoir favori d'un moineau, l'endroit où le topi fait ses besoins, le territoire du chevreuil nordique, du gibbon d'Asie, de la bande de vervets africains (le territoire procure en outre la stimulation défensive et souvent des ressources alimentaires, c'est-à-dire la sécurité). Le lieu joue un rôle important dans l'identification : qu'on songe au Sudiste ivre qui pleure dans son verre aux accents de Dixie, au chien revenant à la maison d'où son maître l'a chassé, au saumon du Pacifique revenant, après avoir passé des années en mer, au petit ruisseau où il est né, ou encore au peintre Leonardo prenant le nom de sa ville natale, Vinci. Des manies étranges, des religions étranges, des amours étranges, des vêtements étranges peuvent renforcer notre plaisir de nous sentir exceptionnels. Nous cherchons l'identité comme nous cherchons le soleil; nous craignons l'anonymat comme nous craignons l'obscurité. Le jeune babouin grandit avec l'assurance qu'il trouvera dans sa société naturelle une place unique et bien à lui. Les jeunes humains n'ont pas cette assurance. Telle une monstrueuse baleine dévorant des ares de plancton, l'organisation de la vie moderne dévore l'individu. La spécialisation le

200 réduit aux dimensions d'une aiguille perdue dans la botte de foin du xx• siècle. La classification le range parmi toutes les fèves de même volume. Ouvrier, son syndicat lui déniera le droit de se faire valoir. Organisateur, il sera requis de déposer ses plus secrètes richesses dans le coffre-fort de la compagnie. Sa vie est tracée au cordeau. Sortant d'une maison anonyme, dans une banlieue anonyme, il montera dans un train anonyme pour se rendre à un bureau anonyme où il fera la même chose que la veille, mangera le même sandwich que la veille, refoulera les mêmes ressentiments que la veille, puis, par le même train anonyme, il regagnera le foyer anonyme où il boira le même apéritif que la veille, aura les mêmes querelles que la veille et regardera les mêmes images télévisées que la veille. Sur quoi il ira se coucher. Un matin viendra où il ne se lèvera pas. Sa vie aura, bien sûr, été une vie de sécurité, et il faut reconnaître que, dans une certaine mesure, une société artificielle aura conféré à ses membres une certaine dose d'artificielle égalité. La jeunesse humaine a conscience que quelques-uns accèdent à l'identité, mais c'est une minorité de plus en plus restreinte, alors que la jeunesse augmente en nombre. Et c'est pourquoi, parmi les jeunes, il y en a - quelques-uns aujourd'hui, davantage demain - qui professent que, si cela ne change pas, ils démoliront une maison où la vie ne mérite pas d'être vécue. Il n'y a rien d'insolite, dans la recherche de l'identité, à voir certains rejeter avec mépris la dernière offre de sécurité.

6. La mort par stress En 1932, le directeur de l' Aquarium de New York, C.M. Breder Jr, et son collègue C.W. Coates réalisèrent avec de petits poissons appelés guppies une expérience qui n'ébranla pas le monde. Ils publièrent leurs conclusions dans ue revue scientifique peu lue, Copelia, et peu de gens en entendirent parler. Pourtant, les cinquante et un guppies qui participèrent à l'aventure devraient se voir un jour élever un monument, car non seulement ils ont discrédité un pape mais ils ont mis en pièce une doctrine scientifique moins contestée qu'aucune autre à notre époque. Nous connaissons bien le guppy, petit poisson d'aquarium très répandu. Les guppies se multiplient généreusement et il naît deux femelles pour un mâle. Breder installa deux aquariums de la même taille, dotés chacun d'une abondante réserve de nourriture et d'une excellente aération. Dans l'un, il mit cinquante guppies, artificiellement répartis en un tiers de mâles, un tiers de femelles et un tiers de petits. Dans l'autre, il mit une seule femelle gravide, c'est-à-dire porteuse d'œufs déjà fécondés. J'ignore à quoi il s'attendait, mais ce qui arriva défia toute prédiction et reste inexplicable. Une guppy femelle gravide a pour particularité qu'une

202 seule fécondation peut provoquer chez elle jusqu'à trois séries de naissances, à vingt-huit jours d'intervalle les unes des autres. La femelle solitaire dont j'ai parlé donna naissance à vingt-cinq petits. Pourtant, au bout de six semaines, il ne restait que six poissons dans son aquarium : elle avait mangé les jeunes en surnombre... Dans le même temps, l'autre aquarium avait été le théâtre d'un massacre cannibalesque si rapide qu'on s'en était à peine aperçu : au bout de six semaines, les survivants n'étaient plus que neuf. Dans chaque aquarium, il restait trois mâles et six femelles - proportion traditionnelle chez les guppies ... Charles Darwin et Alfred Russell Wallace ont trouvé l'inspiration de leur théorie de la sélection naturelle dans la doctrine malthusienne, doctrine dont il faudra bien un jour ou l'autre reconnaître qu'elle était en partie fausse. Thomas Malthus était un économiste anglais qui, dans son Essai sur le principe de population (1798), entendit démontrer que les populations humaines s'accroissent selon une progression géométrique tandis que les ressources de nourriture ne peuvent s'accroître que selon une progression arithmétique et que, par conséquent, un moment doit arriver où la population est trop nombreuse par rapport aux ressources alimentaires. A ce stade, la population atteint sa limite. Darwin et Wallace virent dans la doctrine malthusienne une loi naturelle qui devait s'appliquer à toutes les espèces, et ils en déduisirent que, par le fait de la compétition engendrée par des ressources alimentaires limitées, la sélection devait s'effectuer entre les plus aptes et les moins aptes. La logique malthusienne semblait inattaquable et nous savons qu'elle explique le pessimisme avec lequel beaucoup considèrent l'explosion démographique actuelle. Il est indéniable que les ressources alimentaires imposent une limite théorique au nombre des animaux, de même qu'il doit y avoir des cas où une nourriture insuffisante en qualité ou en quantité a le même effet limitatif. Pourtant, la nouvelle biologie ne fournit aucune proposition plus démontrable que celle de

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l'auto-régulation du nombre des animaux. Rares sont les populations qui se soient jamais développées au point d'atteindre les limites de leurs ressources alimentaires. Rares sont les individus qui luttent pour la nourriture. Une infinie variété de mécanismes d'auto-régulation, physiologiques et psychologiques, font en sorte que le nombre des animaux - mis à part le cas de catastrophe naturelle - ne dépasse jamais les possibilités de subsistance offertes par un environnement. Le contrôle des naissances est la loi des espèces. Lorsque Paul VI, en 1968, condamna la contraception, il commit une erreur fa tale. Si ses conseillers et lui-même s'étaient bornés à formuler leur condamnation au nom de la doctrine de l'Eglise, aucun spécialiste de l'évolution n'aurait pu protester. Mais la contraception fut aussi condamnée comme une violation de la loi naturelle - et, quel que soit le sens que le Vatican puisse donner à la formule de « loi naturelle », son invocation ouvre la porte à un sérieux débat. Si l'on se réfère en effet aux faits prouvés par la nouvelle biologie, c'est au contraire la contraception· qui apparaît comme une violation de la loi naturelle, et, quel que soit mais la condamnation papale qui viole cette loi. En termes de contrat social, nous pouvons dire que, de même que la société doit donner aux jeunes la liberté de développer leur potentiel génétique, de même les adultes ne doivent pas imposer à la société plus de jeunes que le groupe ne peut en utiliser. Ces deux propositions s'équilibrent, et le mépris de l'une ne peut qu'entraîner l'annulation de l'autre. Cinquante et un guppies, contrôlant leur nombre par un mélange de cannibalisme et d'infanticide qui doit leur sembler normal, peuvent difficilement être considérés comme un argument suffisant pour servir de base à la condamnation d'un Malthus ou d'un pape ou à l'élaboration d'un contrat social, mais il en est d'autres. En passant ~n revue les travaux accomplis par des centaines de savants au cours de ces dernières décennies, leurs découvertes et leurs échecs, je crois que nous les trouverons. Et, du même coup, nous

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participerons à une des meilleures histoires de détective que la science nous ait jam ais proposées.

2. Immédiatement après la première guerre mondiale, on assista à une explosion d'originalité. La guerre des tranchées et l'horreur de la mort collective avaient peut-être éveillé dans l'esprit humain un besoin d'audace individuelle. On sait ce qu'il en fut dans la littérature, avec Joyce, Hemingway, Fitzgerald et le surréalisme. Le théâtre américain connut son âge d'or et le jazz franchit toutes les barrières du langage. Les sciences, elles aussi, se mirent à faire montre d'originalité. A Chicago, le psychologue John B. Watson créa le behaviourisme en se fondant sur les principes du réflexe conditionné de Pavlov. On peut déplorer sa contribution à la confusion scientifique mais on ne peut nier son audace. Moins ostensiblement, Eliot Howard, en Angleterre, nous proposa le concept du territoire, tandis qu'en Norvège Schjelderup-Ebbe ouvrait, avec Howard la voie de !'éthologie. Dans le même temps, Carveth Read, de l'université de Londres, publiait son livre L'Origine de l'homme, où il prédisait que l'ancêtre des humains, lorsqu'on le découvrirait, se révélerait plus proche par son style de vie du loup carnivore que du grand singe des forêts, cet inoffensif végétarien. Et toujours dans le même temps, au lointain Transvaal, Raymond A. Dart découvrait cet ancêtre prédateur, annoncé par Read, en la personne de I'Australopithecus africanus. La plupart de ces explosions d'originalité d'il y a près d'un demi-siècle firent peu parler d'elles pendant des décennies, mais au qui écarte toute menace de famine mais suffit à tirer le maximum de profit de l'environnement. Ce nombre est maintenu par diverses traditions : infanticide, avortements provoqués, cannibalisme, sacrifices humains, meurtres rituels, tabous prononcés contre l'inceste ou les rapports sexuels pendant la période de lactation. Les dimensions de l'environnement sont maintenues constantes, soit par une défense résolue du territoire, soit par un attachement traditionnel à une zone familière, que traduit chez certaines tribus aborigènes la conviction que cette zone est habitée par les esprits des ancêtres. Anticipant sur

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la théorie de sélection de groupe de Wynne-Edwards, CarrSaunders écrivait : Les groupes pratiquant les coutumes les plus bénéfiq_ues ont un avantage, dans la lutte constante entre groupes voisms, sur ceux qui ne le font pas ..Peu de coutumes sont plus bénéfiques que celles qui limitent un groupe au nombre de membres souhaitable. Avec la venue, il y a 10 000 ans, de la révolution agricole, toutes ces forces traditionnelles qui avaient sévèrement limité le nombre des individus dans les anciennes bandes de chasseurs se virent remises en question. On avait désormais besoin d'une main-d'œuvre nombreuse. Pourtant, même dans une tribu moderne de cultivateurs on trouve des coutumes tendant spécifiquement à codifier le comportement sexuel et la reproduction. Peu de gens savent qu'avec son livre Facing Mount Kenya (En face du Mont Kenya), écrit alors qu'il était étudiant à l'université de Londres, Jomo Kenyatta a apporté une importante contribution à la littérature ethnologique. Anthropologue d'une espèce rare, puisqu'il appartenait aux tribus dont il parlait, il introduisit dans son analyse son expérience personnelle. Il confirme notamment le rapport existant entre la répartition de la population et le territorialisme, en observant que, si les Kikuyus défendaient collectivement leur pays, « il n'en restait pas moins que chaque pouce du territoire kikuyu avait son propriétaire et des limites bien fixées, chacun respectant celles de son voisin ». Ce que nous retiendrons surtout, c'est la description que faisait Kenyatta des traditions résolvant le problème des instincts sexuels des adolescents. Au moment de la puberté, le garçon est circoncis et la fille amputée de son clitoris, ce qui réduit sa capacité d'excitation sexuelle. Jusqu'alors, la masturbation est tolérée comme une pratique normale pour un gamin et, si elle est considérée comme indécente en présence d'aînés, à l'intérieur d'un même groupe d'âge elle peut même être un sujet de compétition. Après le rituel d'initiation, cependant, elle est considérée comme infantile. A ce moment-là se substitue

240 à elle le ngwecko, une forme limitée de rapports sexuels que Kenyatta décrit comme « un acte sacré qui doit être accompli d'une manière systématique et bien ordonnée ». Le ngwecko a pour cadre dans une hutte spéciale, la thingira, lieu de rendez-vous pour les garçons d'un certain groupe d'âge que les filles peuvent aller retrouver n'importe quand. Ils y boivent et mangent, et si les garçons sont en majorité, chaque fille peut choisir son compagnon, bien que ce soit de sa part un signe d'égoïsme que de choisir toujours ses amis les plus intimes. Lorsque les partenaires sont d'accord, le garçon se met nu mais la fille garde son mwengo, une sorte de petit tablier de peau souple qu'elle place soigneusement entre ses cuisses. Normalement le ngwecko permet aux deux partenaires d'assouvir leurs désirs sexuels, bien que ceux-ci soient sans doute moins grands chez la fille circoncise. Ce qui est « tabou », c'est d'écarter le mwengo, et toute grossesse accidentelle est sévèrement punie par la loi tribale. En outre, si la fille en âge de se marier se révèle n'être plus vierge, sa valeur en est sérieusement diminuée. Tout cela nous montre la subtilité de traditions qui, tout en acceptant la sexualité, limitent les conséquences de son exercice. Mais l'effondrement actuel de la discipline tribale doit entraîner la disparition de coutumes de cette sorte, et une dégénérescence culturelle conduisant à l'explosion démographique. Dans un certain sens, ce n'est pas la révolution industrielle du xv1ue siècle mais le triomphe culturel simultané de l'humanisme qui a le plus sûrement détruit les vieilles institutions biologiques encore plus anciennes. Le respect humaniste pour la dignité de l'homme et la conception humaniste selon laquelle toute vie humaine est sacrée, tout en étant parmi les forces les plus puissantes qui aient jamais servi le bien-être des hommes sur certains plans, ont eu sur d'autres plans des conséquences ambiguës. Dans tout un monde de sociétés primitives, missionnaires et colonisateurs ont réagi avec la même horreur devant des institutions telles que le cannibalisme ou les sacrifices

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humains. On a réprimé, particulièrement en Afrique, les guerres tribales et l'infanticide. Bien que la destruction des jumeaux, coutume répandue dans toute l'Afrique noire et qui réduit la population de 2,5 %, ait continué à être pratiquée jusqu'à aujourd'hui en dépit des autorités, presque toutes les méthodes tribales incompatibles avec les principes humanistes ont été réduites mais non remplacées. Lorsque j'étais moi-même au Kenya en 1955, observateur terrifié du mouvement Mau-Mau, j'en vins avec réticence à admettre une de ces méthodes. Mais si le monde entier fut informé des revendications des Kikuyus concernant la terre, on ne parla guère - peut-être parce que ce n'était pas « convenable » - de la résistance des Kikuyus contre les efforts britanniques tendant à interdire la circoncision des filles. La victoire suprême de l'humanisme a peut-être consisté à transformer le sentiment du péché contre Dieu en un sentiment de péché contre l'homme. Mais là encore, les conséquences ont été ambiguës. Avec la médecine et la biochimie modernes, notre respect de la vie humaine, considérée comme sacrée, a reçu des outils miraculeux. Le taux de mortalité infantile est tombé comme une pierre dans un puits. La vie a été à ce point prolongée qu'on a vu apparaître une nouvelle classe sociale, les citoyens âgés. Dans les pays les plus avancés, les jeunes mères ont cessé de mourir en accouchant. Assez bizarrement, dans les mêmes pays et pour des raisons de nutrition, l'apparition de la menstruation et de la fécondité a été avancée de trois ans en moins d'un siècle, dans le même temps qu'on réprimait l'avortement. Et convaincus, toujours, de notre mission sacrée, nous avons étendu à tous les peuples, avancés ou non, le bénéfice (?) de ces nouvelles possibilités de reproduction. Les religions ont rarement un caractère humain, et l'humanisme ne fait certes pas exception à la règle. La faute de l'humaniste a été de sacrifier la qualité humaine à la quantité : la voie doit être prolongée, quelles que soient les souffrances des mourants ; un enfant handicapé physique-

242 ment ou mentalement doit être sauvé dans la mesure du possible, et il pourra se reproduire ; restreindre les droits à la reproduction d'individus génétiquement anormaux serait un acte de discrimination, etc. Il n'est pas impossible qu'une société qui se préoccupe du destin des malades et non des bien-portants soit elle-même une société malade ... Nous saurons un jour si, comme beaucoup de biologistes le craignent, une protection excessive de l'être humain comme l'absence de prédateurs dans l'île Saint-Paul - n'a pas pour conséquence un effondrement génétique dans les populations les plus soucieuses de charité. S'il en est ainsi, ce sera une conclusion biologique appropriée à une philosophie mal appliquée. Mais ce ne sera peut-être pas si simple : les affaires humaines sont rarement aussi nettes. Nous devrions chercher des solutions plus adéquates. Il est suffisamment prouvé, je crois, que Malthus s'est trompé et que le nombre des humains ne dépassera jamais les limites tolérées par les ressources alimentaires : longtemps avant qu'une telle situation ne se présente, d'autres facteurs auront réduit notre nombré. Et si nous prenons la nature pour modèle, les solutions sont au nombre de deux, la première étant le contrôle des naissances. Il est suffisamment prouvé aussi, je crois, que le Pape n'aurait pas dû condamner la contraception comme une violation de la loi naturelle. Le contrôle des naissances, quelle que soit sa forme, est un substitut culturel aux mécanismes biologiques qui jouent dans le monde naturel. Notre problème de population ayant une cause culturelle, nous disposons d'un moyen culturel de le résoudre, mais cette solution doit être impérative. J'ai dit que l'individu, en tant que partie prenante du contrat social, n'a pas le droit d'attendre que la société offre des chances égales à plus de jeunes que le groupe ne peut en compter. Nous avons vu que dans les espèces animales le nombre des jeunes n'est pas déterminé par un choix des parents. De même, nous devrions chercher des moyens de contraception obligatoire, qu'il s'agisse d'un

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impôt frappant les familles trop nombreuses, voire d'un permis de procréation remplaçant ou complétant le permis de mariage. L'avortement devrait être autorisé en cas de grossesse non souhaitée. Dans les relations internationales, bien sûr, tout aide matérielle devrait être refusée, à mon avis, aux peuples qui, par ignorance, préjugé ou aveuglement politique, ne limiteraient pas le nombre des naissances. Ce programme peut sembler plus impressionnant qu'il ne le serait dans la pratique. L'immense majorité des hommes acceptent de bon gré la réglementation de la circulation parce que nous avons conscience de sa nécessité. La conscience, elle aussi, a le moyen d'assimiler ce qui a commencé par une pression extérieure, ou de rendre volontaire ce qui a d'abord été obligatoire. La mode elle-même peut faire en sorte que ce qui est socialement inacceptable devienne simplement quelque chose qui ne se fait pas. Et n'oublions pas, car c'est ce qui permet le plus d'espoir, qu'une institution culturelle, comme la propriété privée, échoue rarement lorsqu'elle est en accord avec la loi naturelle. L'autre solution n'est ni raisonnable ni humaine : c'est la mort par stress. Mais si nous admettons que c'est la densité de population et non les ressources alimentaires qui limite principalement le nombre des animaux, et si nous admettons aussi qu'aucune population ne peut s'accroître indéfiniment, dans ce cas, si peu séduisante que puisse être cette autre solution, nous devons admettre qu'elle est normale et même l'applaudir. Le nombre croissant des accidents de voiture est un assez bon exemple d'une forme de contrôle de la population mathématiquement déterminée par la densité de cette population. Dans la mesure où nous avons préféré une solution déraisonnable à une solution raisonnable, nous devons voir dans l'automobile, dont les victimes les plus nombreuses sont les jeunes, un excellent instrument de limitation de la population. Il y a un autre facteur qui frappe durement les jeunes : la drogue. Bien que nous ne puissions encore affirmer qu'elle

244 affecte leur potentiel de reproduction, nous devrions avoir la sagesse de le présumer et d'encourager la toxicomanie chez les jeunes. L'inconvénient des maladies cardiaques et d'autres maladies de stress est qu'elles tendent surtout à réduire le nombre de ceux qui ont passé l'âge de procréer. Nous savons néanmoins qu'elles frappent beaucoup plus les omégas que les alphas et, en conséquence, nous devrions encourager dans les affaires, par exemple, ce qui tend à réduire le nombre des alphas immunisés et à multiplier à l'infini les omégas. Si la vie dans les grandes villes est peu favorable aux familles nombreuses, peut-être par une imposition plus lourde des propriétés rurales et des résidences secondaires pourrait-ont décourager la fuite vers les banlieues et ramener les familles de la classe moyenne dans les cités, où l'on a moins tendance à se reproduire. Nous n'aurions en tout état de cause rien à y perdre, puisque la sur-concentration de la vie urbaine entraîne plus de stress, plus de divorces, plus de cas d'impuissance due à l'alcoolisme, plus de crimes, et qu'elle augmente le nombre des couples illégitimes qui évitent de faire des enfants. N'oublions pas l'homosexualité, qui réduit déjà de 4 ou 5 %, en Amérique, le nombre des procréateurs. Elle est à encourager également, toujours dans la mesure où nous refusons la solution raisonnable indiquée plus haut. Il y a encore le suicide : en ce domaine aussi, où nous venons loin derrière des peuples avancés comme les Suédois ou les Suisses, nous pourrions faire un effort... Les suicides d'étudiants augmentent rapidement en nombre. A mesure que le stress et la surpopulation s'accroîtront, je pense que le suicide, particulièrement chez les jeunes et les découragés, entraînera une réduction sensible de notre population procréatrice. Ce que nous ne devons jamais perdre de vue lorsque, tels des lièvres de mars en proie au délire logique, nous examinons les perspectives de la mort par stress, c'est que si toute réduction numérique est une victoire, elle doit, pour

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avoir un sens, frapper surtout le groupe reproducteur des jeunes. Le lecteur se demandera peut-être pourquoi je n'ai pas parlé jusqu'ici de la guerre. C'est qu'à mon sens la guerre, en tant qu'instrument de limitation numérique, est dépassée. Son impopularité croissante auprès de ceux qui sont appelés à se battre pourrait bien sûr passer de mode, mais la guerre, désormais, entraîne plus la destruction de machines coûteuses que, comme elle le fais ait jadis, le massacre d'hommes peu coûteux. En bref, les guerres ne tuent plus assez de gens. Un conflit nucléaire, bien sûr, pourrait d'un coup résoudre tous les problèmes de population. Mais même une guerre qui a fait autant de bruit que la guerre du Vietnam aura tué moins d'Américains que n'en tue en un an ce magnifique engin de destruction qu'est l'automobile. Nous devrions donc imaginer des instruments plus efficaces que la guerre pour liquider le nombre énorme des hommes qui, un jour ou l'autre, devront mourir par stress. Je suis sûr qu'un jour on comprendra la signification d'une énigme qui, aujourd'hui, nous semble incompréhensible : le suicide massif des lemmings. Lorsque notre population aura doublé, lorsqu'il n'y aura plus d'eaux non polluées, lorsque les problèmes que pose aujourd'hui la circulation apparaîtront comme des jeux d'enfants, lorsque le désordre social aura remplacé de façon permanente la guerre, lorsque l'air des villes sera devenu irrespirable et qu'il n'y aura plus de campagnes, lorsque la criminalité aura pris de telles proportions qu'aucun citoyen ne sortira plus sans être armé, lorsque la fureur et la frustration seront devenues les seuls sentiments que connaîtront les hommes et les femmes, alors peutêtre, oui, les jeunes comprendront-ils les lemmings ... Bien sûr, ce jour pourrait ne jamais arriver. Il se pourrait qu'entre-temps nous ayons opté pour la contraception obligatoire. Mais comment le prédire avec certitude? L'Homo sapiens, plus fou que les plus fous des lièvres et que tous les lemmings, pourrait aussi aller jusqu'au bout de la route sans motif plus logique que celui de découvrir ce qu'il y a au-delà,

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la hauteur de la montagne, la profondeur du fleuve. Qui, en fin de compte, pliera le genou et s'avouera vaincu ? Nous ou notre monde ? Accepterons-nous la logique de la limitation numérique, comme les éléphants et les souris, ou défieronsnous les dieux jusqu'au bout ? Il n'est pas possible de le dire. La tragédie et la grandeur de l'Homo sapiens procèdent de la même vérité : notre espèce, parmi les espèces animales, est la seule qui refuse d'écouter la voix de la raison.

7. L'espace et le citoyen L'épinoche à dix épines, comme son nom l'indique, est un poisson qui possède sept épines de plus que l'épinoche à trois épines. J'ai parfois eu le sentiment que Desmond Morris, le célèbre auteur du Singe nu et du Zoo humain, lorsqu'il était étudiant à Oxford, il y a quelque vingt ans, et qu'il choisit d'étudier l'épinoche à dix épines, voulait en réalité se

248 singulariser. Son maître, Niko Tinbergen, avait consacré une partie démesurée de sa carrière à étudier l'épinoche à trois épines; Morris prenait simplement sept épines d'avance. Ensuite, lorsque son travail fut publié, le jeune zoologue, avec ce génie des titres qu'il confirmerait plus tard, l'intitula Homosexuality in the ten-spined stickleback (l'Homosexualité chez l'épinoche à dix épines). Au début de mes propres recherches, je tombai, en parcourant une bibliographie, sur une référence au travail de Desmond Morris, et au cours de mon premier séjour à Londres je me précipitai à la bibliothèque du British Museum pour découvrir par moi-même ce qui s'était passé à Oxford, sous l'égide de Tinbergen. Ce n'était nullement négligeable : parti d'une expérimentation relative à la surpopulation et à ses rapports avec l'agressivité, Desmond Morris avait abouti à des observations qu'aucun savant bien-pensant n'aurait pu prévoir ... En dehors du fait qu'ils ont des épines, les représentants des deux espèces d'épinoches ont une manière différente de se reproduire. L'épinoche à trois épines creuse un nid dans le sable de quelque ma~e peu profonde, après quoi, usant de l'irrésistible séduction de son ventre rouge, elle y attire une femelle afin qu'elle y ponde ses œufs, que le mâle fécondera. L'épinoche à dix épines, elle, est plus sophistiquée. Au fond de la mare, elle construit au moyen de plantes aquatiques un nid sphérique percé d'un tunnel. L'espace environnant est son territoire. Au début de la saison du frai, les mâles - comme tous les épinoches - sont enclins à se battre. Mais comme le veut la coutume chez les animaux territoriaux, lorsque les frontières sont bien délimitées les voisins font la trève pour construire leurs nids et faire le joli oœur auprès des femelles. Le malicieux Morris avait à dessein choisi, pour se livrer à son expérience, un aquarium juste assez grand pour abriter deux territoires, et il y avait mis cinq mâles. Trois d'entre eux, comme il se devait, furent vaincus et se réfugièrent tristement dans les coins de l'aquarium. Les vainqueurs, eux,

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ayant construit leurs nids, attendaient à présent des compagnes. La vie sexuelle de l'épinoche à dix épines a des aspects sinistres, même quand tout va bien. Si une femelle porteuse d'œufs traverse un territoire, le propriétaire l'attaque comme il attaquerait tout intrus. Si elle est prête à lui céder, elle ne fuit pas et si son ventre est suffisamment gros pour enflammer l'intérêt du mâle, il se livre alors à une petite danse de séduction, qui consiste en une succession de mouvements plongeants incitant la femelle à entrer dans son nid. Si elle hésite, il la mord. Dans ce cas, ou bien elle s'enfuit et il en cherche une autre, moins farouche, ou bien elle est conquise par son insistance et pénètre dans le tunnel, dont n'émerge plus que sa queue. Le mâle, se plaçant derrière elle, lui donne de petits coups de tête qui l'incitent à pondre ses œuf s et à poursuivre son chemin, sur quoi il entre à son tour dans le tunnel et féconde lesdits œufs au passage. Cela fait, il chasse la femelle et c'est lui, par la suite, qui élèvera les petits. Telles sont les relations sexuelles normales chez les épinoches à dix épines. Mais Morris, je l'ai dit, avait créé dans son aquarium surpeuplé une situation anormale, par la présence d'un surplus de mâles. Aussi, lorsqu'il vit un mâle omega se glisser à travers les plantes aquatiques jusqu'au cœur d'un territoire dont le propriétaire était occupé à séduire une femelle, il crut d'abord que l'intrus essayait de s'approprier le nid. Il n'en était rien. Lorsque la femelle s'enfuit, le mâle omega prit immédiatement sa place. Le propriétaire, probablement aveuglé par le désir, ne parut pas s'apercevoir qu'il avait à faire à un simulateur. Il recommença sa danse de séduction et la pseudo-femelle se dirigea vers le nid. Une vraie femelle eût peut-être hésité un moment à y entrer. L'homosexuel lui, pénétra dans le tunnel et accueillit les petits coups de tête du propriétaire comme l'eût fait une femelle, pendant les quelque quarante secondes qu'elle eût mis pour pondre s.es œufs - sur quoi il s'en alla,

250 laissant le père potentiel sur sa faim puisque, en pénétrant à son tour dans le nid, il n'y trouva pas d'œufs à féconder. Ce curieux incident ne semble pas avoir été le fait d'une épinoche dépravée : Morris l'observa à plusieurs reprises. Dans un cas, les trois mâles en surnombre essayèrent en même temps de se substituer à une femelle effarouchée pour recevoir les hommages du propriétaire débordé. Constatons que si des expériences ultérieures effectuées en laboratoire sur la surpopulation ont pu aboutir à des résultats saisissants, celle de Desmond Morris, en 1952, reste la plus curieuse ... J'ai déjà parlé des recherches de John Calhoun, effectuées au début de sa carrière, sur la régulation numérique naturelle dans une population de rats. Ultérieurement, à l'Institut national de Santé mentale de Washington, Calhoun allait se pencher sur le problème de la surpopulation et, à cette fin, il se livra à une expérience dont on a beaucoup parlé. II installa quatre enclos communiquant entre eux. Le premier et le dernier n'avaient qu'une entrée, susceptible d'être gardée par un mâle résolu. Les deux enclos du milieu, dotés chacun de deux issues, ne pouvaient être gardés de cette façon et ils devinrent donc le lieu d'une activité sociale libre. A mesure que la population augmenta, cette activité devint littéralement infernale. Dans chaque enclos il y avait une nourriture abondante, de l'eau, ce qu'il fallait pour construire des nids et des terriers artificiels pour accueillir les futures mères. Chacun était assez vaste pour assurer le confort à un groupe de douze rats adultes, nombre normal d'une population naturelle. Mais lorsque les rats commencèrent à se multiplier, rien de ce qui etlt paru normal ne se passa. Au début de l'expérience, les _mâles se livrèrent comme de juste à un combat de préséance et les deux plus puissants alphas prirent chacun possession d'un des enclos à une seule issue, près de laquelle ils s'installèrent pour monter la garde et faire régner l'ordre dans leur enclos. Les femelles des deux harems firent leur nid sans être dérangées. Les deux alphas,

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quant à eux, dormaient près de l'entrée et ne prêtaient aucune attention aux allées et venues de leurs femelles, mais si un autre mâle apparaissait, ils s'assuraient de sa qualité et ne le laissaient entrer que s'il acceptait sa domination. Les mâles inférieurs dormaient fréquemment dans l'enclos des alphas, mais ils ne s'occupaient pas des femelles et n'essayaient pas de s'accoupler avec elles. En général, les femelles du harem faisaient de bonnes mères. Mais si l'ordre régnait dans les deux enclos en question, dans les deux autres c'était le chaos. Il y avait, là aussi, une classe de mâles dominateurs mais sans territoire, et les batailles étaient fréquentes.

La hiérarchie se modifiait selon les victoires et les défaites. Il s'était également constitué une classe moyenne, fréquemment attaquée par les alphas mais rarement vindicative. Les mâles avaient une activité sexuelle mais semblaient incapables de faire la différence entre les femelles en chaleur ou non, voire entre femelles et jeunes. Il y avait enfin des omégas totalement soumis qui, selon Calhoun, se comportaient « en véritables somnambules », ignorant les autres et ignorés par tous. C'étaient parfois les plus gras et ceux qui avaient le plus beau poil. Ils ne participaient pas aux combats. C'étaient les en-dehors, les rebuts. Jusque-là, une telle structure hiérarchique dans une population nombreuse pouvait sembler normale. Mais lorsque la population augmenta encore, une classe imprévue apparut. Ses membres étaient subordonnés mais actifs. Ils formaient un groupe essentiellement « criminel ». Ils se déplaçaient parfois par bandes. Attaqués par un supérieur, ils ne résistaient pas mais ils ne semblaient non plus jamais découragés. Ils ne participaient pas aux combats de préséance mais étaient les mâles les plus actifs de la colonie. Ils avaient une activité sexuelle intense et s'adonnaient aussi à l'homosexualité, voire au cannibalisme. Ce qu'il y avait de plus étonnant, c'était leur inclination au viol. Comme l'épinoche, le rat normal a un rituel amoureux. S'il poursuit une femelle jusqu'à son terrier, il attend, à l'entrée, qu'elle en sorte et accepte ses avances,

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sans jamais entrer de son propre chef. Or les rats dont nous parlons méprisaient tout rituel, pénétraient dans les terriers, y piétinaient et y tuaient les petits, mangeaient parfois les morts après s'être assouvis sexuellement. Ce désordre dans les enclos centraux bouleversait la vie des femelles plus que celle des mâles. Elles renoncèrent d'abord à faire des nids, puis les nouveau-nés furent abandonnés et dévorés. Alors que le taux de mortalité des petits était de 50 % dans les enclos protégés, il s'éleva à 96 % dans les autres. La moitié des femelles elles-mêmes moururent d'accidents de grossesse ou à la suite d'agressions sexuelles. L'expérience de Calhoun, avec tout ce qu'elle impliquait d'horrifiant du point de vue humain, suscita de nombreux commentaires. L'un de ses aspects les plus significatifs passa pourtant presque inaperçu. Les rats aimaient le désordre des enclos centraux et les femelles, en particulier, semblaient incapables de résister à l'excitation sociale qui y régnait. Lorsqu'elles étaient en chaleur, les femelles des harems protégés gagnaient ces lieux de débauche sans que leurs seigneurs et maîtres les en empêchassent. Leur comportement n'y était pas différent de celui des autres femelles et la seule sécurité de leurs petits était la paix et l'ordre des enclos protégés. Mais si les alphas qui régnaient sur ceux-ci ne les

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quittaient jamais, 3 % de leurs femelles seulement résistèrent à l'attirance de la foule. Les peuples et les époques peuvent se transformer, mais toute analyse des rapports existant entre l'espace et le citoyen doit tenir compte de cette vérité historique : si les gens ont eu tendance à s'entasser dans les villes, c'est parce qu'ils aimaient cela ...

2. L'évolutionniste doit aborder les problèmes des hommes des villes avec prudence : la cité est une invention humaine. Le problème de l'auto-régulation numérique a des précédents dans la nature. Celui de la révolte des jeunes aussi, comme ceux du commandement, du poisson alpha et des luttes qu'engendre la hiérarchisation. Dans chacun de ces domaines, nous ne manquons pas de références au monde animal. Ce sont des situations que l'on retrouve dans la nature et nous pouvons espérer trouver dans la nature des points de repère, des lumières, des avertissements, parfois des lois. Mais la cité est l'œuvre de l'homme ... Nous la connaissons depuis longtemps, avec ses temples, ses marchés, ses plaisirs. Dans une ville des montagnes de Turquie, vieille de plusieurs milliers d'années, il y avait même un quartier étranger réservé aux envoyés et aux marchands venus du lointain Euphrate. Si ancienne qu'elle soit, la ville telle que nous la connaissons a été inventée par l'homme et si, en observant un village de chiens de prairie nous y découvrons une espèce d'ébauche de la cité humaine, l'analogie ne va pas loin : un tel village n'est pas Paris, pas plus qu'une colonie de macaques japonais ne ressemble à Tokyo. Il y a, dans la concentration urbaine, quelque chose de nouveau sous le soleil, quelque chose d'imprévu et qui n'est comparable à rien, sinon peut-être à la termitière, mais celle-ci est gouvernée par des lois biologiques et géné-

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tiques, et nous ne sommes pas soumis aux directives génétiques des insectes, pas plus que nous n'avons avec eux un terrain évolutif commun. Si nous pouvons vivre dans nos villes comme des fourmis dans une fourmilière, en tant que vertébrés nous ne sommes pas génétiquement préparés à une telle situation. La concentration urbaine est un problème capital du monde contemporain. Selon la grande tradition de l'homme moderne, nous contrarions la nature, nous soumettons notre environnement, mais, victimes à notre tour des tours de la nature, nous sommes menacés par l'environnement urbain que notre hubris a créé. Lorsqu'il parle de la ville, l'évolutionniste doit se borner à parler de l'homme, car il ne dispose d'aucun autre élément de référence. C'est peut-être le moment d'ajouter un article à notre contrat social : le groupe doit assurer à tous ses membres inégaux une chance égale de développer leur potentiel génétique, mais en retour l'individu doit, par coercition ou spontanément, renoncer au droit d'engendrer des jeunes en nombre plus grand que la société ne peut le tolérer, sans quoi l'accomplissement individuel sera étouffé par le nombre. Dès lors, partant de l'équité du contrat, nous en arrivons à une garantie qui doit venir de la société : l'utilisation de l'espace doit être telle que le développement des membres de cette société soit le moins possible contrarié ou inhibé, psychologiquement ou physiologiquement. Mais que peut-être cette utilisation de l'espace ? Et dans quelle mesure le surpeuplement nous aff ecte-t-il ? L'ambivalence de l'attitude des animaux à l'égard de l'espace complique notre enquête. Nous aspirons à l'espace, mais nous nous employons aussi à le détruire. Les rats de Calhoun aimaient l'atmosphère excitante des enclos centraux. Si la paix et l'ordre avaient été leurs seuls objectifs, leur comportement eût été différent. Et nous pouvons dire qu'aucune solution des problèmes urbains ne sera jamais trouvée par des hommes tournant volontairement le dos à la

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vie urbaine. Des solutions humaines doivent être cherchées dans le contexte de nos besoins innés et le surpeuplement lui-même doit être étudié avec prudence. Notre obsession de la dynamique des populations engendre un nouveau romantisme scientifique qui explique tous les maux humains par le surpeuplement, ainsi qu'il apparaît dans le récent ouvrage des Russell, Violence, Monkeys and Men (La violence, les singes et les hommes). Ce livre a un grave défaut : ses auteurs n'ont pas tenu compte du fait que les hommes et les autres primates ont, depuis au moins vingt millions d'années, connu une évolution différente. Les pressions sélectives auxquelles nous avons survécu ont été d'un ordre très différent de celles qu'ont subies les grands singes. L'ouvrage des Russell souffre aussi de réduire aux dimensions d'un bref appendice la question capitale du passé de l'homme en tant que chasseur et de l'incidence qu'ont eue sur notre présent violent les nécessités de notre évolution. Les auteurs écrivent que c'est seulement depuis cinquante mille ans que l'homme « a vécu dans une large mesure de la chasse » : ils n'essaient même pas de prouver cette affirmation et ils font bien, car cette preuve n'existe pas. Néanmoins, leur exposé est convaincant par le choix qu'ils font des faits indiquant que la violence est une conséquence du surpeuplement et par la prudence avec laquelle ils laissent de côté les indications contraires. On peut se référer à de nombreuses études pour illustrer les conséquences violentes entraînées par une forte densité de population. Je ne sais pas pourquoi les Russell n'ont pas rapproché trois études différentes relatives au langur indien, car elles sont saisissantes. Le langur est un macaque qui se nourrit de feuilles. Il vit en bandes de quelque vingt individus. On le rencontre dans des régions très différentes de l'Inde, ses conditions d'existence y sont également différentes, et ce sont les variations de la densité de population qui rendent significatives les études comparatives auxquelles je faisais allusion.

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Les premières observations concernant les langurs ont été effectuées par Phyllis Joy dans certaines forêts de l'Inde centrale, où ils sont assez rares. Chaque bande dispose donc d'un vaste espace et a peu de contacts avec les autres. Comme elles tendent à s'éviter, il n'y a pas de conflit lorsque ces contacts se produisent. Il n'y a pas non plus de territoires défendus ni de frontières précises entre les groupes. Au sein de la petite société, les mâles obéissent à une hiérarchie rigide et ne se disputent presque jamais. La seule apparence d'agressivité se manifeste lorsqu'un mâle de haut rang, au moment de l'accouplement, est entouré par un groupe d'adolescents qui l'agacent. Les langurs de l'Inde centrale pouvaient donc apparaître comme des créatures de légende, idéales, heureuses et sans agressivité et l'étude de Phyllis Joy, publiée en 1959, fit beaucoup pour renforcer les arguments de certains spécialistes des primates selon lesquels les macaques ne se battent jamais, ne défendent pas leur territoire et se conduisent finalement beaucoup mieux que des enfants dans une cour d'école. Mais là-dessus, Suzanne Ripley se mit à étudier les langurs de Ceylan. Leurs bandes étaient à peu près de la même importance, mais elles disposaient d'un espace beaucoup moins vaste. Or, à Ceylan, non seulement les langurs avaient des territoires âprement défendus, aux frontières précises, mais ils recherchaient le combat. Comme le macaque hurleur, le langur est un singe bruyant. Le matin, au sommet d'un arbre, s'élevaient des cris belliqueux qui éveillaient des échos chez les voisins et entraînaient une mobilisation à la frontière territoriale. Les choses n'allaient pas toujours plus loin, mais il arrivait que se déclenchent de vraies batailles. Il est important de noter qu'aucune pénurie alimentaire n'était à l'origine de ces conflits : les zones les plus arides des forêts de Ceylan peuvent assurer la subsistance de bandes beaucoup plus nombreuses. D'autre part, cet état de guerre continuelle ne provoquait pas non plus de grands dommages. En dépit d'un comportement incontestablement violent, un

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maximum d'excitation, selon la meilleure tradition territoriale, entraînait un minimum de dégâts physiques. Enfin, l'agressivité tournée vers l'extérieur n'affectait pas du tout les relations au sein du groupe. Bien que dans tous les groupes étudiés par Suzanne Ripley il y eût au moins deux mâles adultes (l'un d'eux en comptait même six), l'harmonie y était presque parfaite. Les femelles elles-mêmes participaient avec leurs mâles aux batailles territoriales. On ne devait pas retrouver ce modèle d'harmonie interne dans la troisième étude, effectuée en Inde par Yukimara Sugiyama, de l'Université de Kyoto. C'est peut-être par hasard que Sugiyama choisit le langur pour sujet d'étude et la forêt de Dharwar, en Inde occidentale, pour théâtre d'opérations. Toujours est-il qu'il s'y trouva en présence d'une situation qui ressemblait énormément à celle des rats de Calhoun. On avait pu reprocher à celui-ci d'utiliser pour son expérience des rats de laboratoire, dont le comportement était donc sujet à caution. Les observations de Sugiyama réduisirent cette objection à néant. Dans la forêt en question, la densité de la population était beaucoup plus élevée que dans les cas précédents : Joy avait compté moins de 20 langurs par mile carré, Ripley environ 150. Sugiyama en compta près de 300. Le désordre était spectaculaire. Il y avait des territoires, mais ils étaient mal déf endus et leurs frontières imprécises. Lorsque deux bandes se rencontraient, les chefs se battaient sans l'aide de leurs compagnons. La hiérarchie était floue. Conséquemment peutêtre, presque toutes les bandes ne comptaient qu'un seul mâle adulte pour six ou dix femelles adultes. Sugiyama en déduisit que, faute d'une hiérarchie régulatrice, les querelles devaient être si sérieuses qu'un seul mâle l'emportait sur les autres, ceux-ci allant former ailleurs leurs propres groupes. Comme nous l'avons vu, l'existence de bandes de mâles vaincus n'a rien d'extraordinaire et les groupes de macaques patas d'Afrique, composés d'un mâle unique et de son harem, ressemblent beaucoup à ceux des langurs de

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Sugiyama. Mais il y a pourtant une différence importante l'organisation des patas est spécifique à leur espèce et l'évolution de leur société a fait en sorte que les mâles surnuméraires soient psychologiquement châtrés. Une telle évolution n'a pas préparé les langurs à la situation pathologique de la forêt de Dharwar : là, les mâles rejetés n'étaient pas plus psychologiquement châtrés que des gangsters humains. A la saison des amours, une bande de mâles s'attaquait à un groupe comprenant des femelles, tuait ou chassait les chefs et tous les mâles sous-adultes, après quoi les membres du gang se battaient entre eux pour affirmer leur souveraineté sexuelle. Et loin de pleurer la perte de leur seigneur et maître, les femelles manifestaient une excitation sexuelle qui les amenait à s'accoupler immédiatement avec l'envahisseur. Les nouveau-nés étaient négligés et toute l'affaire finissait dans le sang, ledit envahisseur tuant tous les jeunes à coups de dents. Nous avons là un type de comportement violent sans égal dans le monde des primates et il semble être une conséquence directe du surpeuplement. Sur les neuf bandes observées par Sugiyama, quatre furent décimées en une seule saison par de telles émeutes. Le massacre des innocents, il est vrai, peut constituer une forme de contrôle de la population, mais je doute qu'il ait été en l'occurrence autre chose qu'un résultat secondaire du désordre social, d'une agressivité débridée et incontrôlée. On a observé des situations similaires chez des animaux en captivité. Dans un autre ouvrage, j'ai parlé des babouins de Zuckerman qui, au zoo de Londres, avaient déchiqueté des femelles, et des rhésus de Carpenter parmi lesquels, au cours de leur transfert de l'Inde aux Antilles, on avait vu des mères se battre avec leurs petits. Mais s'agissait-il seulement d'un phénomène dû au surpeuplement ? Feu K.R.L. Hall m'a un jour rapporté un déchaînement de violence qui s'était produit au zoo de Bloemfontein. Dans un unique enclos, 17 babouins vivaient depuis longtemps en parfait accord. Deux

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étrangers, un mâle et une femelle, furent introduits parmi eux. Pendant deux jours, il ne se passa rien et l'on ne peut pas dire que la densité de la population avait été notablement accrue. Là-dessus, des tensions se manifestèrent. On ignore quelle étincelle mit le feu aux poudres mais, après la bataille, il ne 'restait que deux survivants, si gravement blessés qu'il fallut les achever. L'histoire des langurs est frappante mais incomplète, car deux études effectuées sur les macaques vervets d'Afrique ont abouti à des conclusions exactement contradictoires. La première fut entreprise il y a quelques années par un élève de Hall, J.S. Gartlan, sur l'île Lolui, dans le Lac Victoria. Tous les habitants humains de cette île avaient été évacués au début du siècle pour être soustraits à la maladie du sommeil, qui y régnait de manière endémique. Les vervets s'y reproduisirent en toute liberté et, lorsque Gartlan entreprit son étude, ils étaient quinze cents. L'île était bordée de forêts, c'est cette zone boisée que les vervets avaient divisée en petits territoires, occupés chacun par un groupe de quinze ou vingt membres. Ils vivaient dans des conditions presque semblables à celles qu'ils eussent connues dans un zoo. Pourtant, l'ordre et la paix régnaient parmi eux. Gartlan m'a dit que les frontières territoriales étaient si précises qu'on eût pu les dessiner à la chaux. Il n'y avait presque jamais d'intrusion. Lorsque, très rarement, quelques individus se trouvaient sur le territoire de leurs voisins, ou bien ils en étaient aussitôt chassés ou bien ils s'en allaient d'eux-mêmes dès qu'ils se voyaient découverts. Il n'y avait jamais non plus de bataille. Là-dessus, Thomas Strushaker publia, en 1967, sa remarquable série d'études sur les vervets de la réserve d' Amboseli. Dans cette immense zone du Kenya, il n'y avait aucune limitation de l'espace. Les groupes de singes étaient à peu près de la même importance qu'à Lolui, mais leurs territoires étaient de dix à cent fois plus vastes. Pourtant, ils envahissaient délibérément celui des autres, se défendaient collectivement et se battaient avec un plaisir manifeste. Ces vervets

260 des grands espaces étaient aussi agressifs qu'étaient pacifiques leurs frères de l'île surpeuplée ... L'habitant humain de cette île de plus en plus surpeuplée qu'est la Terre, se battant pour un peu d'espace dans des métros à l'air trois fois respiré ou dans des rues embouteillées où l'air est devenu un produit industriel, et rentrant chez lui le soir en espérant qu'il ne sera pas victime d'une agression, a raison de chercher partout des éléments d'information relatifs à ses problèmes, mais au stade où en est une étude des animaux en plein développement, il doit se méfier des simplifications scientifiques. Le surpeuplement est, sans aucun doute, une des causes du comportement violent de certaines populations de langurs indiens. En revanche, chez les vervets de l'île Lolui, il a contribué à faire régner la paix et l'entente. Il faut donc chercher plus avant. Nous savons que le phénomène de l'espace influence profondément notre existence, beaucoup plus profondément que nous ne le pensions jadis. Mais méfions-nous des simplifications hâtives, si impressionnantes qu'elles se veuillent, et essayons d'en apprendre le plus possible par nous-mêmes et pour nous-mêmes.

3. L' Australien Glen McBride, de l'Université de Queensland, s'est livré à des recherches sur le comportement animal qui s'imposent de plus en plus à l'attention. Il a travaillé surtout pour le bénéfice des éleveurs de bétail et de volaille d' Australie, mais de même que Schjelderup-Ebbe a découvert le principe de la hiérarchie dans une vulgaire basse-cour de Norvège, les intelligentes recherches de McBride sur le comportement de vulgaire animaux de ferme pourraient bien nous mettre sur la voie de principes généraux concernant l'espace personnel. McBride, qui assiste de temps à autre à un cocktail, avait été frappé par la façon dont les humains se disposent dans

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une pièce surpeuplée. Presque jamais deux personnes engagées dans une conversation ne se font face (à deux exceptions près : 1) s'il s'agit d'un homme et d'une femme en train de flirter, 2) si nous avons à faire à un mâle agressif qui nous accule au mur pour nous forcer à l'écouter). En revanche, si nous sommes assis côte à côte sur un divan, quelle que soit la foule qui nous enserre nous parlons librement et sans contrainte et, si nous sommes debout, nous nous arrangeons pour former avec notre interlocuteur un angle approximatif de quarante-cinq degrés. Si l'un des deux est obligé de se déplacer pour laisser passer un plateau de petits fours, l'autre se déplacera aussi, inconsciemment, pour que cette disposition soit respectée. McBride se mit un jour à prendre des photos de poules dans une basse-cour fortement peuplée, et il découvrit que les poules, lorsqu'elles picoraient dans une même casserole, adoptaient la même attitude que les humains. Elles formaient un angle de quarante-cinq degrés. Si l'une bougeait, l'autre faisait de même. Seul un volatile dominateur - tel le parleur agressif dans un salon - faisait directement face à une autre poule, auquel cas d'ailleurs celle-ci s'empressait de se détourner. Tel fut le point de départ des théories de McBride sur l'espace personnel. Autour de chaque individu, il y a un territoire mobile dont la partie la plus importante se trouve devant lui. De même que le rouge-gorge menacera et attaquera tout intrus s'engageant sur son fragment d'espace bien limité, de même sommes-nous hostiles à toute intrusion dans notre espace personnel. Les dimensions de celui-ci varient selon les espèces. Il y en a - comme les hippopotames - qui ne revendiquent aucun espace personnel, mais nous ne sommes pas de celleslà. L'espace varie aussi selon le sexe ou le rang hiérarchique. Il peut varier selon la saison, l'activité, voire l'heure - mais son exigence est toujours là. Le fait que l'espace exigé soit le plus important devant l'individu (McBride parle à ce sujet de « champ de force social ») a été confirmé de façon saisis-

262 sante : McBride, ayant enfermé une bande de dindes dans un enclos insupportablement surpeuplé, il constata que chaque fois que la chose était possible les dindes faisaient face à la clôture en grillage, comme pour se donner l'illusion que l'espace extérieur leur appartenait. Lorsque j'ai écrit l'impératif territorial, mon dessein était de formuler le principe territorial tel que les biologistes l'ont observé et défini dans ses rapports avec une zone délimitée d'espace défendu. Je ne me suis laissé aller qu'à quelques modestes spéculations concernant l'application de ce principe à des zones moins concrètes que le territoire réel, considérant que de telles spéculations risquaient d'affaiblir la rigueur des .conclusions de la biologie. Il était pourtant évident qu'en raison des facultés conceptuelles de l'esprit humain, la tendance impérative à défendre un territoire ne se manifeste pas seulement par l'installation de clôtures, de poteaux et de portes verrouillées. Les emplois, les secteurs d'une entreprise, les juridictions syndicales, les zones d'influence, que ce soit en politique ou dans le monde criminel, sont aussi jalousement défendus que le territoire d'un oiseau. Lorsque je parlai pour la première fois du sujet de mon livre à C.R. Carpenter, il fut surpris : pourquoi me préoccuper ainsi des animaux ? Pourquoi ne pas passer plutôt quelques semaines à l'Université d'Etat de Pennsylvanie et observer ce qui s'y passait ? Il faut bien constater - avec tristesse - que personne n'obéit autant à l'impératif terri.torial qu'un professeur de sociologie contestant la gênante hypothèse de la biologie selon laquelle l'homme est un animal territorial ... Aucune réflexion sur les problèmes de l'espace humain n'aboutira à rien si nous nions les tendances territoriales de l'homme. Si l'homme était infiniment malléable, comme tant de gens voudraient nous le faire croire, la concentration urbaine n'E).urait rien d'inquiétant : nous saurions nous adapter à tout, même à la vie des inseçtes. Mais c'est là une proposition que peu de gens accepteraient. Le principe territorial a été l'instrument le plus efficace de l'évolution en matière

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de distribution de l'espace. Et si l'homme est un être biologiquement doté du sens territorial, alors du moins avons-nous une hypothèse de travail, un point de départ. L'urbanisation est une « déterritorialisation ». Mais peut-être le territorialisme a-t-il des substituts conceptuels ou prend-il des formes symboliques capables de préserver notre équilibre biologique? De toute manière, il est certain que nous devons d'une façon ou d'une autre respecter et faire respecter certains panneaux disant DEFENSE DE PASSER. McBride, en traitant de la plus subtile des manifestations du principe territorial, l'espace personnel, a montré comment même cette zone inviolable se prête à des accommodements, dans une basse-cour ou un cocktail, où l'on évite les affrontements. Ses observations sur l'homme étaient, bien sûr, « impressionnistes ». Mais dans le même temps, un psychologue américain, Robert Sommer, travaillait sur un problème presque identique, non point dans une basse-cour mais dans des hôpitàux et dans un hospice de vieillards. Il y constata une préférence manifeste des gens pour les petites tables carrées, leur permettant de s'asseoir à angle droit : « Ils souhaitent se voir mais de telle manière que le contact visuel ne soit pas inévitable ». Dans une bibliothèque de collège, meublée de longues tables, le premier arrivé s'asseyait au bout d'une table, le deuxième prenait le siège le plus éloigné du premier, à angle droit. A mesure que l'on occupait les tables, diverses manifestations d'hostilité apparaissaient, chacun étalant ses objets personnels, comme une gazelle de Thomson répartit ses matières fécales pour repousser les intrus. Lorsque ces objets ne servaient plus, les coudes ou les pieds entraient en jeu. L'homme, qui est ingénieux, a imaginé des méthodes ingénieuses pour défendre son intimité biologique. Les observations de Sommer m'ont rappelé la technique subtile d'un ami californien, grand voyageur, qui savait s'arranger, dans des avions surpeuplés, pour que le siège voisin du sien restât vide. Il lui suffisait parfois d'y poser sa serviette ou son man-

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teau, ce qui décourageait les passagers sans expérience. Lorsqu'il avait affaire à des compagnons de voyage plus nombreux ou moins naïfs, il procédait autrement. Par exemple il restait debout et défendait son espace personnel en feignant de ne point finir de disposer ses affaires. Lorsqu'il ne restait plus qu'un ou deux sièges libres, sa méthode consistait à occuper le moins de place possible mais à feindre d'être malade et à tenir ostensiblement en main le récipient accroché à chaque siège à l'intention des voyageurs atteints de nausées. Cela suffisait presque toujours à décourager ceux qui avaient envisagé de s'asseoir à côté de lui. La défense de l'espace personnel ne requiert pas nécessairement des techniques aussi inavouables. Il y suffit parfois

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de lunettes noires. En abritant ses yeux derrière un mur transparent mais sombre, on crée un espace correspondant au « champ de force social » de McBride. Le fait que le port de lunettes noires, même dans les boîtes de nuit les plus sombres, ait été adopté d'abord par les vedettes de Hollywood traduit la détermination des alphas à s'assurer le maximum d'espace personnel. Et le fait que cette coutume ne procède pas seulement d'une mode est confirmé par Robert Mutphy dans son livre sur les Touaregs, Social Distance and the Veil (La distance sociale et le voile). Il est évidemment hautement improbable que les « hommes bleus», ces nomades du Sahara, aient été influencés par une mode hollywoodienne. Pourtant, le voile qui couvre son visage protège l'espace personnel du Touareg alpha exactement comme les lunettes noires protègent celui de l'alpha occidental. Il signifie : « Je vous vois mais vous ne me voyez pas. » Nous commençons seulement à entrevoir ce qu'est l'intimité biologique. Elle existe, mais dans nos conditions d'extrême surpeuplement nous savons peu de chose à son sujet. Irwin Altman, comme Sommer, est un de nos rares psychologues qui s'emploient à étudier ce qui importe vraiment. La marine des Etats-Unis, qui s'intéresse évidemment à ce qui concerne les hommes confinés dans les espaces restreints, s'est adressée à lui. Altman et ses collaborateurs, avec un plaisir sadique, ont imaginé une série de chambres de « torture spatiale » où il serait possible d'enfermer des volontaires. Il s'agissait de pièces de trois mètres sur trois environ, dans lesquelles on enfermait deux marins pendant des périodes allant jusqu'à trois semaines. En général, chacun y établissait rapidement son territoire : cette couchette-ci, ce siège-là, ce côté de la table. Plus vite cette délimitation de l'espace personnel était fixée, plus il y avait de chances de voir s'établir des relations normales entre les hommes. Mais on avait choisi les sujets et on avait étudié leurs réactions émotionnelles avant de les soumettre à l'expérience. Ce qui était prévisible se trouva confirmé : lorsqu'il s'agissait de

266 deux hommes du type nettement dominateur, ils ne supportaient pas la cohabitation pendant plus de quelques jours. Dans un espace restreint, la cohabitation de deux individus est conditionnée par le consentement de l'un des deux à accepter un rôle de subordonné (c'est peut-être aussi vrai lorsqu'il s'agit d'un homme et d'une femme). Les expériences d' Altman se poursuivent et il serait prématuré de vouloir en tirer toutes les conclusions. Il en va de même pour les recherches actuellement effectuées dans les hôpitaux psychiatriques de l'Etat de New York par Aristide H. Esser, qui est un aventurier de la psychiatrie, montant à l'assaut des inhibitions de la psychologie occidentale comme Attila s'attaqua jadis aux bastions de l'empire romain. Il y a un demi-siècle, Eugène Marais avançait la thèse qu'avec la démence et la réduction du contrôle des actions d'un individu par le cortex cérébral se produit un retour à un comportement animal sans inhibition. Esser a découvert que, dans les salles des hôpitaux psychiatriques, les patients forment rapidement des hiérarchies peu différentes de celles des primates. Au sommet de ces hiérarchies on trouve des malades libres de leurs mouvements, sûrs d'eux-mêmes, capables d'occuper des postes de confiance. Plus bas dans la hiérarchie, on constate une tendance à se retirer dans un petit territoire où le patient passera au moins les trois quarts de son temps et qu'il considérera comme son espace personnel. En tenant compte du comportement des individus dans cette perspective de domination et de territoire, on peut arriver à créer une situation présentant le maximum de confort pour tous les malades mentaux. Esser s'est aussi intéressé aux enfants déficients mentaux si gravement atteints qu'ils ont dû être hospitalisés. Le problème de l'agressivité chez ses enfants a soulevé maints débats. La réprimande et la punition réduisent-elles ou augmentent-elles cette agressivité ? L'expérience ne semblait pas permettre de répondre à la question, mais Esser a trouvé la réponse : les enfants en cause sont presque toujours teITitoriaux. A l'intérieur de son territoire, l'enfant

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réprimandé sera deux fois moins agressif et le plus déficient sera capable d'apprendre certaines choses relatives à un lieu qu'il considère comme sien. Mais ce que nous commençons seulement à entrevoir en ce qui concerne la signification, pour l'homme, de l'espace personnel procède presque entièrement des observations de Heini Hediger, qui formula le premier le concept de « distance individuelle ». Un jour de mars 1938, au zoo de Zurich, Heidiger remarqua des mouettes à tête noire perchées sur le parapet bordant le lac. Elles s'étaient disposées très régulièrement, à égale distance l'une de l'autre. Sa curiosité éveillée, Hediger se mit à observer d'autres espèces et constata que les flamants se tenaient à une soixantaine de centimètres l'un de l'autre, tandis que les hirondelles se contentaient de quinze centimètres. Ces espèces et beaucoup d'autres ont besoin de distance ; il en est, en revanche, qui ont la tendance inverse et qui ont besoin de contact. J'ai parlé dans un autre ouvrage des hippopotames. Les tortues, certains macaques, certains lémuriens, particulièrement au repos, et même les hibous ou les hérissons aiment s'entasser les uns sur les autres, mais ces espèces-là sont minoritaires. La « distance individuelle » de Hediger correspond à ce que j'ai appelé l'espace personnel ou le teITitoire mobile. La distance qu'un animal entend maintenir entre lui-même et son ennemi est d'une sorte particulière. Appelée « distance de fuite », elle est propre à chaque espèce, proportionnelle à la taille de l'animal, mais aussi déterminée par certaines conditions extérieures. Dans une réserve africaine, normalement, des babouins ne s'enfuiront pas avant que vous ne soyez à vingt mètres d'eux, tandis que dans une région non protégée ils le feront lorsque vous serez à cent mètres. Ce qu'on appelle apprivoisement n'est pas autre chose que la réduction de la distance de fuite. Elle est égale à zéro chez l'animal familier. Lors de la préparation d'un numéro de cirque, avec des lions par exemple, le dompteur n'a pas intérêt à pousser trop loin la domestication de ses bêtes. Il

268 s'employera plutôt à réduire la distance de fuite à un espace critique prévisible. En pénétrant seulement de quelques centimètres dans cet espace, il oblige le lion à reculer, en utilisant un fouet ou une chaise, mais lorsque la bête ne peut plus reculer elle gronde ou rugit de manière impressionnante. Si, à ce moment-là, le dompteur reste à l'intérieur de l'espace critique, la fuite se transformera en attaque. Le dompteur qui connaît son métier s'arrange pour que le lion qui va l'attaquer doive, pour ce faire, surmonter un obstacle, par exemple un piédestal. A l'instant où l'animal est sur le piédestal, le dompteur recule à son tour, sortant de l'espace critique, et tout le monde et content, y compris le public. L'éminent psychiatre Augustus Kinzel, de l'Université Columbia, dans une étude sur les détenus d'une prison f édérale, a montré que l'on retrouve exactement dans le comportement humain ces traits observés dans le comportement des animaux. Kinzel choisit, parmi les prisonniers, huit hommes coupables d'actions particulièrement violentes et six délinquants moins avérés. Il mit successivement chacun d'eux au centre d'une pièce nue, au sol couvert de dalles symétriques permettant une rapide estimation des distances, et il s'avança vers lui lentement, pas à pas, en venant de différentes directions. Le sujet avait été invité à crier « Stop ! » lorsqu'il estimait que Kinzel s'approchait trop près de lui. En répétant ce test, l'expérimentateur put établir une carte de l'espace personnel de chacun. Il apparut que les non-violents se contentaient d'un espace qui ne dépassait pas quelque dix pieds carrés et que, comme chez les poules, cet espace était plus grand devant eux. Les violents, eux, eurent une réaction beaucoup plus spectaculaire : ils crispaient les poings et criaient « Stop ! » quatre fois plus vite que les autres. Mais il y avait mieux encore : l'espace personnel des violents était plus grand derrière eux que devant. En d'autres termes, les détenus coupables des actions les plus agressives étaient plus sensibles que les autres à une menace venant par-derrière. Quoi que cela signifie, l'expérience de Kinzel a confirmé

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la réalité pour l'homme de l'espace personnel ; elle a permis de mesurer cet espace comme le dompteur peut mesurer l'espace de son lion ; elle a montré l'existence d'une hostilité innée contre l'intrus; enfin elle a révélé une différence entre le besoin d'espace des violents et celui des autres. Pourquoi certains hommes tuent-ils et d'autres pas ? Lorsque nous approchons d'un inconnu dans une rue obscure, nous pouvons nous poser la question : sa distance personnelle est-elle approximativement la même que la nôtre ou est-elle diff érente ?

4. L'intérêt de la science pour le comportement spatial des animaux est si nouveau qu'on n'a pas encore trouvé une

270 terminologie acceptable pour tous. La « distance individuelle » de Hediger est devenue « espace personnel » et, nous l'avons vu, ses dimensions peuvent varier avec les individus. Elles peuvent varier aussi avec les saisons. Les vanneaux et les pinsons se rassemblent en petites bandes très serrées en hiver, mais avec la venue de la saison des amours ils se dispersent pour occuper des territoires relativement plus grands et opiniâtrement déf ~ndus, où leur besoin d'espace atteint son point maximum. En ce qui concerne les humains, nous avons un vocabulaire pour définir les contacts individuels, mais non pour parler des contacts de groupes. En dehors de la « distance individuelle », Hediger utilise la formule de « distance sociale » pour définir le point le plus éloigné qu'atteindra un animal lorsqu'il s'écarte de son groupe. La distance sociale d'un groupe, en d'autres termes, peut être considérée comme une mesure de sa dispersion. Une bande de babouins qui s'éparpille pour manger atteint le point maximum de sa distance sociale - mais au crépuscule cette distance diminue rapidement, jusqu'à ce que tous les babouins s'endorment dans quelques arbres rapprochés. La distance sociale est donc une mesure du besoin qu'éprouve l'animal de retrouver ses familiers, et nous pouyons accepter ce terme également. Mais je n'en connais aucun qui s'applique à cette force sociale inverse et probablement plus puissante : le rejet des étrangers. Je n'aime pas ajouter des formules au vocabulaire scientifique établi, la chose me semblant prétentieuse, mais la présente discussion ne pouvant être poursuivie sans un tel terme, je propose d'utiliser celui de « xénophobie animale ». Et de même que l' « espace personnel » désigne le territoire mobile entourant un individu, je propose d'appeler « espace social » le territoire mobile entourant la société. Si cet espace social est une région permanente, aux frontières précises et défendues, c'est un territoire au sens classique. Tel est le cas pour l'espace social des langurs de Ceylan ou des vervets d' Amboseli. Si c'est une région permanente,

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dont les frontières, qu'elles soient clairement ou vaguement définies, n'ont pas besoin d'être défendues parce qu'elles ne sont jamais violées - comme c'est le cas pour les vervets de Gartlan ou pour les babouins de la savane - l'éthologiste se demandera s'il peut ou non parler de territoire. Le problème de l'espace social est ici d'ordre sémantique, puisque dans les deux cas le groupe a son domaine fixe et exclusif. Mais il arrive aussi que l'espace social, comme l'espace personnel, soit mobile. Les bandes de rhésus indiens se déplacent de temps en temps, mais elles manifestent une violente agressivité à l'égard de toute bande ou de tout individu étrangers qui s'approchent d'elles, violant leur espace social. Southwick a même constaté cet antagonisme entre deux bandes nées de l'éclatement d'un groupe initial. Enfin, comme nous l'avons vu chez les langurs des forêts du centre de l'Inde observés par Jay, l'espace naturel peut être assez vaste pour que l'antagonisme ne soit pas nécessaire et pour qu'il suffise aux groupes de s'éviter mutuellement pour assurer leur autonomie. Si nous pensons en termes d'espace social, beaucoup des questions que se posent les spécialistes perdent de leur importance. Une espèce est-elle territoriale ou non ? Si le comportement territorial procède d'une exigence innée, pourquoi - chez les langurs ou les vervets par exemple - constatons-nous une telle diversité dans ses manifestations ? L'exigence innée tend à préserver l'espace social, et la population locale trouve dans son patrimoine génétique le type de comportement qui lui assurera cet espace social. La xénophobie animale est un trait extrêmement répandu dans les espèces sociales et les raisons de son apparition abondent. Il y a des raisons génétiques dont nous avons déjà parlé : si les groupes se mêlaient librement, tout progrès génétique serait réduit à néant dans le « pool » des grands nombres. Mais le problème de l'ordre et du désordre nous intéresse ici davantage. Les membres d'un groupe limité de familiers, dont beaucoup ont peut-être des liens de parenté,

272 se connaissent mutuellement en tant qu'individus. Chacun a appris à savoir ce qu'il peut attendre de son voisin, et dans de tels groupes l'ordre est aisément maintenu. Mais « l'étranger » pose un problème : très rarement son admission sera tolérée. Si elle l'est cependant, il sera probablement relégué à un rang inférieur dans la hiérarchie, là où il représentera le minimum de risques pour l'ordre social. La xénophobie assure l'intégrité du groupe et le minimum possible de risques de désordre. On a peu écrit sur la xénophobie et je laisserai la question en suspens jusqu'à ce que nous en arrivions à discuter des origines de la violence humaine. Ce que nous étudions pour l'instant, c'est la thèse selon laquelle la xénophobie, animale ou humaine, assure la séparation de groupes socialement intégrés. Que cette séparation soit rendue effective par une défense territoriale active, par la reconnaissance des droits territoriaux, par des antagonismes de groupe ou, comme c'est le cas dans un troupeau, par l'indifférenciation, l'identité du groupe est assurée et l'espace social affirmé. C'est une règle chez les animaux et elle a ses raisons. Nous pourrions bien constater que c'est également une règle chez les humains. On pourrait penser que toutes les études effectuées sur les quartiers surpeuplés laissent peu de chose à découvrir. Pourtant deux observateurs, Edward Hall, attaché au département d'anthropologie de l'Université du Nord-Ouest, et Gérard Suttles, sociologue attaché à l'Université de Chicago, ont au cours de ces toutes dernières années découvert et relevé d'invisibles frontières territoriales. Les secteurs Sud et Ouest de Chicago, où un observateur superficiel pourrait voir une géométrie monotone et indivisible - effrayante pour qui, comme moi, y a grandi - apparaissent quand on y regarde de plus près comme une mosaïque de territoires aussi peu visibles que ceux des langurs de Ceylan, et ils contribuent au maintien de l'ordre social. Hall s'est notamment intéressé aux quartiers noirs. Comme il est blanc et que nous vivons des temps difficiles, les observations sur le terrain ont été

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effectuées par ses étudiants noirs. Ils ont constaté l'existence de territoires dont chacun, en général, englobait deux blocs d'immeubles adjacents. Les frontières se trouvaient au centre des rues qui les entouraient, on pouvait avoir un ami dans une maison ou une rue voisine, mais non sur le trottoir d'en face. Les habitants de chaque territoire se connaissaient plus ou moins entre eux. Tout adulte avait le droit de punir un enfant qui se conduisait mal, à quelque famille qu'il appartînt. Si un indésirable essayait de s'installer à l'intérieur du territoire, il était sournoisement découragé de le faire ; s'il y réussissait néanmoins, on s'employait - moins sournoisement parfois - à le convaincre de s'en aller. Le groupe avait une structure d'autorité précise bien que non officielle : un ou plusieurs individus, respectés par tous, arbitraient les querelles et prenaient les· décisions. Ce ghetto noir surpeuplé était en réalité fait d'une série de villages indépendant. A un moment donné, la ville de Chicago entreprit de remplacer les taudis malsains et surpeuplés par des appartements modernes et hygiéniques. Les collaborateurs de Hall constatèrent alors que ces immeubles à appartements, en détruisant la vieille structure sociale et territoriale, étaient en fait des foyers de désordre. Les adultes ne pouvaient plus forcer à l'obéissance les enfants des voisins : à présent, les jeunes se répandaient dans les rues pour former des bandes échappant au contrôle des parents. Les rapports subtils entre voisins, les bavardages qui servaient de moyen de communication, l'intervention d'autorités officieuses, tout cela était noyé dans l'anonymat et l'isolement des grandes ruches de béton. Les conclusions de Hall furent si nettes que la ville de Chicago envisagea de renoncer à son entreprise. Suttles, de son côté, publia en 1968 un ouvrage intitulé Social Order of the Sium (l'Ordre social du bas-quartier), un des livres les plus riches du maigre catalogue de la littérature sociologique. Il avait choisi le district connu sous le nom de Zone Addams, parce qu'il englobe notamment le célèbre ensemble immobilier fondé par Jane Addams vers la fin du

274 siècle dernier. La Zone Addams a des frontières prec1ses. Elle compte quelque 30.000 habitants entassés dans ses taudis croulants et, à la différence des quartiers choisis par Hall, sa population se compose de groupes ethniques mélangés : Italiens, Mexicains, Portoricains et Noirs. Mais un ghetto s'y est constitué. Peu après la dernière guerre, un grand ensemble a remplacé plusieurs blocs d'immeubles. Bien qu'il compte quelque mille appartements, il est aujourd'hui habité exclusivement par des Noirs, les omégas du district, et ils n'en sortent guère. Suttles souligne la tristesse qui y règne, son uniformité, l'isolement de ses habitants (causée par la méfiance), son homogénéité oppressante, l'impossibilité pour des amis et des parents, de s'installer à proximité les uns des autres et de créer « un petit monde moral protégé contre les intrusions d'une communauté plus vaste ». Suttles constate que « parmi les Noirs de cet ensemble se multiplient les actes de violence sans objectif matériel concret ». Pourtant, les Noirs en question ne représentent que 14 % de la population de la Zone Addams. Suttles écrit encore, confirmant les conclusions de Hall : « Dans les bas-quartiers, la constitution de territoires est plus importante, d'une façon générale, que n'importe quelle structure sociale commune, lorsqu'il s'agit d'assurer des relations bien ordonnées. » Et il voit dans la moralité de ces quartiers une conséquence de l'attachement territorial. Nous sommes enclins à voir dans l'existence de zones à forte densité de population, comme les bas-quartiers, la cause du relâcheme:Q.t des mœurs, alors que nous nous gardons d'y voir un phénomène particulier à la classe moyenne et à la classe supérieure. Suttles, qui a vécu trois ans dans la Zone Addams, au milieu des années 60, parle du point d'honneur et de la discrétion que les bandes de garçons, organisées territorialement, y mettent à protéger une fille qui a commis un « faux pas » bien compréhensible. Ce faisant, ils défendent les possibilités qu'elle a de se marier. Selon Suttles, sur les quelques 30.000 habitants entassés dans la Zone Addams,

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il n'y a pas plus d'une douzaine de filles qui se soient fait une réputation de facilité. Une autre de ses observations, qui ne surprendra pas le spécialiste du comportement évolutif, pourrait être de nature à étonner le lecteur habitué à considérer l'être humain comme exceptionnel. Dans un autre ouvrage, j'ai analysé le complexe amitié-hostilité, phénomène qui rassemble et renforce les énergies des défenseurs communs d'un territoire. La Zone Addams est une mosaïque de petits territoires normalement réservés à des groupes ethniques, mais il y a un territoire plus vaste, qui est la Zone Addams elle-même, et les parents défendent à leurs enfants d'en sortir. Il existe une xénophobie animale qui se manifeste à l'encontre de ceux qui vivent au-delà de la frontière spatiale, et sa conséquence est une forme d'intégration. Bien que les Noirs méprisés soient confinés dans le grand ensemble dont j'ai parlé, on les tient pourtant pour « meilleurs » que les Noirs d'ailleurs. Quels que soient les antagonismes et les intolérances qui divisent les différentes petites enclaves ethniques, il existe pourtant certains accords tacites. Un voleur exercera probablement sa coupable industrie en-dehors de la Zone. Une bande de blousons noirs mexicains s'attaquera beaucoup plus volontiers à une bande d'un autre secteur. « Mieux encore, écrit Suttles, on a le sentiment, sinon la certitude, que tous les groupes, à l'intérieur du territoire commun, pourraient s'unir en dehors de toute considération ethnique. En posant en fait que l'unité résidentielle implique une collaboration sociale, les habitants de cette ville dans la ville contribuent peut-être à créer la situation qu'ils imaginent. » Le lecteur de Gerald D. Suttles et d'Edward T. Hall trouvera dans leurs travaux une mine de vérités urbaines très éloignées des dogmes habituels de la sociologie. De même qu'au cours d'un cocktail nous appliquons une stratégie inconsciente pour préserver notre espace personnel, de même, dans un district urbain surpeuplé, nous appliquons une stratégie également inconsciente pour préserver notre espace

276 social. Même dans les conditions d'existence les plus humiliantes des bas-quartiers, une certaine dignité et un certain ordre subsistent tant qu'il reste possible de créer des territoires. C'est lorsque l'espace social ne peut plus être défini et défendu qu'apparaît la terreur.

5. Au cours de ces dernières années, certains des observateurs les plus sérieux du comportement animal et humain en sont venus à admettre que le territoire et la hiérarchie sociale sont deux aspects d'une même force innée, le besoin de domination. Dans L'impératif territorial j'ai défini ces deux aspects comme les faces opposées d'une médaille. Cela n'explique pas tout à fait leur rapport. La domination exercée sur une partie d'espace, le territoire, serait plutôt le point de départ d'un long processus conduisant à la domination exercée sur ses semblables. La souveraineté absolue du rougegorge sur son petit territoire aboutirait, en d'autres termes, au despotisme absolu de la poule alpha dans la hiérarchie rigide de la basse-cour, et, entre ces deux extrêmes, il y aurait place pour beaucoup de formes de relations. Deux de nos plus éminents penseurs (il se trouve que tous deux ont un penchant pour la physiologie) ont, séparément, étudié cette idée. L'un est l' Américain David E. Davis, de l'Université d'Etat de la Caroline du Nord; l'autre est !'Allemand Paul Leyhausen, de l'Institut Max Planck. Les nombreux travaux de Davis sur les conséquences physiologiques du surpeuplement l'ont amené à avancer que les expressions de la domination sont en grande partie une question d'espace. Plus vaste est l'environnement, plus il est probable que l'ordre sera établi par l'espacement territorial ; plus dense est la population, plus il est probable que la société verra dans la hiérarchisation un principe organisateur. Leyhausen, inspiré peut-être par sa propre expérience de prisonnier de

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guerre, s'est intéressé aux implications humaines et plus particulièrement politiques du problème. Pour lui, la domination exercée sur un territoire garantit les droits et la liberté de l'individu, en sorte que le comportement territorial, chez l'homme, sert la démocratie. Mais avec une densité croissante de la population, le rôle d'une hiérarchie absolue s'accroît proportionnellement. Jusqu'à un certain point, la hiérarchie est toujours nécessaire en tant qu'instrument essentiel de la loi ; mais finalement « des conditions de surpopulation sont pour la vraie démocratie un danger qu'on ne saurait sousestimer. » Nous avons passé en revue dans ce chapitre assez d'exemples animaux et humains pour savoir que la densité de la population seule n'entraîne pas la perte de la souveraineté territoriale. La faculté d'adaptation - qui est une sorte de bon sens animal, si j'ose dire - peut améliorer une situation qui serait sans cela insupportable. Les vervets entassés sur l'île Lolui comme les humains entassés dans la Zone Addams ont maintenu l'intégrité territoriale en renonçant à se disputer à son sujet. Si des singes ou des hommes, vivant dans de telles conditions, tentaient de se disputer des frontières, il ne leur resterait pas assez d'énergie pour goûter d'autres plaisirs, ceux de la table ou de l'amour par exemple. Par le respect de l'espace social du voisin, la liberté et l'ordre sont assurés. Que de tels accommodements soient aussi inconscients chez l'homme que chez les autres animaux, la chose est attestée par les difficultés qu'a rencontrées Suttles lorsqu'il a voulu amener les habitants de la Zone Addams à lui expliquer le « système » : on lui répondit simplement que cela était « naturel », que c'était dans « l'ordre des choses». Le fait que certains accommodements allègent la pression du surpeuplement ne modifie pas pour autant la valeur de la notion d'espace telle que nous l'avons formulée, pas plus qu'il n'affaiblit le sombre pronostic de Leyhausen selon lequel, chez les humains, le surpeuplement entraînera l'apparition

278 graduelle d'une élite qui, en s'appuyant sur un pouvoir politique et policier, en viendra à contrôler la plus grande partie de l'espace social et à refuser de le partager, laissant vivre la grande majorité dans des conditions comparables à celles que supportent les moutons. C'est même à peine un pronostic : en U.R.S.S. cette séparation est en cours depuis des décennies et l'on sait le contraste qui existe entre les datchas de l'élite politique et les logements surpeuplés des travailleurs. Pendant la même période, les Américains ont fui les villes pour s'installer dans les banlieues ; ce n'est peut-être qu'un début, en attendant le temps où il faudra faire appel à la protection de la police pour défendre son droit à l'espace. L'ingéniosité, les traditions sociales, les accommodements culturels peuvent de diverses manières nous défendre contre la pression dont je parlais. Hall parle avec humour de la capacité qu'ont les Japonais de lutter contre le bruit, simplement en se concentrant. Il faut pourtant bien dire que pour l'occidental, habitué aux murs relativement épais et insonorisés, une nuit passée dans un hôtel japonais aux murs de papier, pendant qu'une soirée bat son plein, laisse un souvenir difficile à oublier. Ayant longtemps vécu à Rome, je dois dire aussi que le goût des Italiens pour les décibels m'a amené à penser soit qu'une membrane spéciale protège les tympans romains, soit que c'est moi qui ne suis pas normal. Nous essayons de nous protéger nous-mêmes, mais finalement ni les tympans italiens ni la concentration japonaise ne peuvent nous défendre contre la tyrannie du nombre. Nous pouvons enseigner à nos enfants à aimer la foule, mais, comme dit amèrement Leyhausen, nous pourrions aussi leur apprendre à aimer l'alcool et la drogue ... Que l'acceptation de la foule, sa recherche, le fait de s'y abandonner soient ou non, chez l'Homo sapiens, une forme d'adaptation sélective, c'est là une question à laquelle l'évolution apportera une réponse sans recours. Ce qu'il nous faut examiner maintenant, c'est l'idée, actuellement étudiée par !'éthologie, selon laquelle toutes les organisations de l'espace reflètent le goût de l'indi-

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vidu ou du groupe pour la puissance, au sens le plus adlérien du terme. La domination a longtemps été considérée comme ce qui arrive quand deux animaux quelconques visent à atteindre le même but : l'un réussit à l'emporter sur l'autre, qui devient son subordonné, et leurs rapports sont établis une fois pour toutes sur ces bases. Mais des recherches plus récentes ont fait apparaître un comportement animal toujours plus complexe, toujours plus proche du nôtre. De même qu'un homme peut être dominateur dans son foyer, subordonné à son bureau, populaire au café du coin et obscur militant de base dans son parti, de même la notion de rôle a sa place dans la vie des animaux sociaux. Le singe alpha peut laisser à un autre le commandement du groupe lorsqu'il s'agit de chercher de la nourriture, diriger ou non une bataille territoriale, tolérer les activités sexuelles d'un subordonné ou encore laisser à d'autres le soin d'éloigner les étrangers. Fréquemment, cela traduit simplement l'attitude distante de l'alpha, que nous avons analysée dans un précédent chapitre, mais souvent aussi il s'agit d'un net partage des rôles : l'animal dominateur dans un rôle social peut ne pas l'être dans un autre. De l'étude de ces diverses formes de domination ressort une très nette variable : la relation entre domination et espace. L'étourneau n'est pas territorial, mais il domine tous ses frères dans le voisinage de son nid. Des grillons qui se battent ne défendent pas un territoire, mais presque toujours le vainqueur sera celui qui est le plus près de son logis. Leyhausen, qui a beaucoup étudié les chats, a constaté que le matou vaincu retrouve sa confiance en lui lorsqu'il regagne sa maison. En Australie, une garenne est divisée en territoires de groupes comprenant chacun de cinq à huit adultes et dotés d'une hiérarchie précise. L'alpha peut mettre tant de conviction à défendre son territoire qu'il ira jusqu'à tuer l'intrus, mais si lui-même pénètre à l'intérieur d'un autre territoire, il devient un subordonné. Ces observations ont fait dire à l'américain William Etkin que si un proprié-

280 taire se comporte comme un alpha sur son propre territoire, il se comporte comme un oméga partout ailleurs. Tout cela a amené à formuler l'hypothèse qu'un territoire est la conséquence de la domination sur un morceau d'espace. La volonté de puissance est satisfaite par la propriété du terrain et la domination des individus qui se trouvent audelà de ses frontières n'intéresse pas le propriétaire. Si cette hypothèse est correcte, nous pouvons comprendre pourquoi les dimensions du territoire sont d'une importance mineure, et les implications de la chose en matière de problèmes urbains sont considérables. Une mouette est tout autant un alpha dans son nid, au milieu d'une colonie surpeuplée, que des gnous mâles séparés par soixante ou cent mètres. On voit aussi par là que, dans les systèmes territoriaux, il y a autant d'alphas que de territoires et que tous possèdent ce qu'on pourrait appeler l'égalité politique. Pour revenir à l'homme, on peut faire siennes les appréhensions de Leyhausen concernant la démocratie. La paix rurale, qui nous inspire si facilement de la nostalgie, tenait il n'y a pas si longtemps encore à une organisation de l'espace rendant possible la coexistence d'un nombre maximum d'alphas humains. Que les fermes fussent grandes ou petites, tous leurs propriétaires étaient sur un pied d'égalité psychologique approximativement identique. Mais en même temps que les territoires s'agrandirent, leur nombre diminua, entraînant une réduction du nombre des alphas. Par suite aussi de la mécanisation, la nouvelle classe des omégas ruraux émigra vers les villes. Et si la ville tolérait et encourageait les arrangements territoriaux, ceux-ci étaient qualitativement d'un ordre très düf érent. De même que la domination du rouge-gorge sur son petit territoire aboutit à la hiérarchie de la basse-cour, de même, chez les humains, la concentration urbaine a abouti à transformer la domination sur un certain espace en une domination sur les hommes. C'est celle-ci qui est devenue la victoire symbolique, le prix conventionnel : le territoire n'est plus

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une réalité concrète mais un symbole de réussite. Nous souhaitons habiter un grand appartement par souci de confort, mais s'il ne s'agissait que de confort nous ne nous préoccuperions pas de savoir s'il est situé dans un quartier à la mode. De même, les dimensions du bureau qu'occupe un homme peuvent n'avoir d'autre importance que symbolique, dans la mesure où elles sont l'expression de son rang. Il s'agit de dominer moins un espace donné que, presque toujours, ses semblables. Et l'automobile ... Une voiture, dans la vie urbaine, est de toute évidence un territoire mobile, ainsi que le confirme la résolution de le défendre que manifestent aussi bien son conducteur que son chien. Les frontières territoriales que constituent ailes et pare-chocs isolent les propriétaires de voitures au point que même dans un banal embouteillage on voit apparaître une mosaïque de territoires dont les propriétaires, quand ils ne se mettent pas en colère, s'ignorent ostensiblement les uns les autres. Peut-être la voiture est-elle un doux souvenir subconscient d'un temps où nous nous promenions sous des arbres bien à nous. Et pourtant, dans la vie urbaine, la voiture est une monstruosité : si elle assure à son propriétaire une minuscule zone d'intimité spatiale et un tapis volant sur lequel il peut rêver, elle le met aux prises dans la ville, avec la pire densité humaine. En tant que « prix » territorial valant d'être gagné, elle n'existe pas. Seule sa valeur de symbole fait de cette prison mobile une image de la réussite. J'ai souligné à maintes reprises déjà que le comportement territorial est un mécanisme évolutif de défense. Je le souligne une fois encore. Il est agressif en ceci que le propriétaire, mis au défi, se battra. Mais presque jamais nous ne trouvons dans le principe territorial la notion de conquête, telle que nous, êtres humains, la concevons. J'ai résisté, en dépit de nombreuses tentations, à étendre le concept territorial à ces symboles humains qui apparemment y correspondent, l'argent et la situation, et je me réjouis aujourd'hui

282 de ne l'avoir pas fait : la notion de domination telle que l'ont formulée Davis et Leyhausen révèle la différence entre une possession qui défend l'intégrité individuelle et une possession qui empiète sur l'intégrité des autres. A partir de l'espace, des arrangements territoriaux permettent l'existence d'un individu invulnérable. Dépossédé de l'espace qui lui appartient, en propre, l'homme « déterritorialisé » perd aussi son invulnérabilité. Et tel est le fondement du problème urbain. De même que j'ai résisté à la tentation que je disais plus haut, il me faut ici résister à celle de m'écarter trop du domaine du contrat social. Il est tentant en effet de se laisser obséder par les horreurs technologiques de l'environnement matériel urbain. La pollution de l'air, le vacarme produit par trop d'hommes et de machines, les bousculades à l'heure du déjeuner, le fonctionnement aberrant du téléphone, les files d'attente de Londres ou les mêlées de Rome, le scandale des transports sont un aspect du problème urbain dont nous avons tous conscience et qui apparaît lorsque la machine, qui a été une esclave consentante de notre domination de la nature, se retourne contre nous et nous domine à son tour. Mais ce livre n'a pas pour objet les problèmes de la technologie, et celui de la ville a un autre aspect. De même que l'homme « déterritorialisé » perd graduellement l'espace exclusif qui jadis le protégeait, de même il s'engage graduellement sur le champ de bataille urbain. Nous perdons notre allié, l'espace, pour entrer dans une arène où l'homme affronte l'homme et où les alliances sont rares. Cet espace perdu, on ne retrouve sa notion que dans le romantisme qui voit dans le cottage ou la villa de vacances, occupés un mois par an, une récupération du territoire. L'environnement urbain exige que nous intégrions nos corps, nos mouvements, nos matières fécales, nos gaz, nos agressions, nos saouleries, notre tapage, nos querelles conjugales ou familiales, nos aventures sexuelles, nos ambitions, nos frustrations, nos amours ou nos haines personnelles, nos sympathies

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ou nos aversions politiques dans un ensemble urbain qui ressemble approximativement à l'ordre social. Si j'ai raison de voir dans le contrat biologico-social un équilibre entre l'ordre nécessaire et le désordre nécessaire, le défi urbain doit être défini euphémiquement comme un ordre supérieur. Ici, une parenthèse. Pour résoudre le problème matériel de la ville, tout est virtuellement possible, et il doit bien y avoir des solutions technologiques aux problèmes technologiques, si écrasants soient-ils, qui se posent aux sociétés prospères. Les hommes des villes, poussés un peu plus chaque année au désespoir, peuvent et doivent trouver la volonté qui leur a déjà permis d'aller sur la Lune. Nous en avons la faculté, mais pour ce qui concerne la solution des problèmes de notre environnement émotionnel, rien n'autorise le même optimisme. L'espace - non point celui qui sépare la Terre et Mars mais celui qui sépare les hommes - reste aujourd'hui aussi mystérieux que le feu et l'eau l'étaient pour les anciens. Je suis d'accord avec l'hypothèse éthologique selon laquelle la diminution de l'espace signifie un accroissement de la tyrannie ; mais peut-être est-ce un prolongement de cette hypothèse qui me trouble. Nous sommes en compétition, selon la formule de Wynne-Edwards, pour des prix conventionnels. Mais à mesure que s'accroit la densité de la population, ces prix se raréfient. Chaque territoire a un propriétaire, un alpha qui a gagné son prix conventionnel. Bien sûr, même dans la société rurale des vergers, des jardins, des épiceries de village, tous les hommes ne deviennent pas propriétaires. Les alphas y sont pourtant nombreux et les prix à gagner demeurent réels. Mais à mesure que croît la concentration urbaine et que la compétition n'a plus pour objet la domination d'un morceau d'espace mais celle de notre semblable, nous assistons non seulement à l'apparition d'une hiérarchie du despotisme, contre laquelle l'homme territorial était en grande partie protégé, mais aussi à la disparition des alphas. Il y a de plus en plus d'organisations de masse, corporations,

284 syndicats, groupes politiques, rassemblements de contribuables mécontents - et plus ces organisations prennent de l'importance, plus rares deviennent les alphas. J'ai parlé précédemment de la condition des jeunes, toujours habités par le besoin de s'affirmer en tant qu'individus, en face de l'énormité d'organisations où l'individu risque d'être annihilé. Il nous faut maintenant aborder le phénomène sous un tout autre angle, celui de la réduction du nombre des alphas. Alors que, à une époque plus simple et plus ... spacieuse, un millier de boutiques signifiaient pour la société un millier d'alphas, à présent une chaîne de grands magasins n'en compte aucun. Nous sommes des dindes dans un enclos d'Australie, debout contre la clôture, le cou tendu, regardant avidement cet espace extérieur qui ne sera plus jamais le nôtre. Et même en tant que dindes nous sommes dupés, car aucune dinde n'a jamais connu une situation où le but de l'alpha devient une invention de l'imagination des dindes. Vous et moi, il est vrai, nous trouvons des accommodements. Nous inventons des organisations marginales où nous puissions briller : associations de parents et de prof esseurs, clubs de lecteurs, sociétés de collectionneurs de papillons ou de vieilles voitures, mouvements politiques, marcheurs arpentant la campagne, voyageurs qui rapportent d'endroits impossibles des photos invraisemblables de nature à épater les omégas ... Mais pour qui est né alpha, des satisfactions de ce genre ne sont pas suffisantes. J'ai indiqué qu'au sein de toute population normale, la diversité des individus fait que, dans un groupe donné, de 3 à 3,5 % de ses membres doivent être considérés comme mentalement déficients. En termes de quotient intellectuel, cela signifie un chiffre de 70 ou moins, et tous les tests donnent à peu près le même résultat. On peut discuter la part du quotient intellectuel qui est génétique et celle qui est déterminée par l'environnement, mais il n'en reste pas moins qu'un quotient intellectuel de 70 est si bas que même un environnement amélioré ne saurait l'élever au-dessus

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de 80. Et il est si bas également qu'on peut tenir pour assuré que l'individu en cause restera toujours un oméga. A l'autre bout de l'échelle, on trouve bien sûr 3 ou 3,5 % d'individus doués, dont le quotient intellectuel est si élevé (au-dessus de 130) que même un environnement défavorable ne saurait les empêcher d'être des alphas en puissance. En étudiant le « poisson alpha », j'ai avancé que l'intelligence n'est nullement un facteur décisif de l'accession à un rang élevé. C'est néanmoins un facteur très important, car il est improbable qu'un gorille inintelligent devienne jamais le mâle à dos argenté qui régit la bande ou qu'un éléphant stupide devienne le chef de la file qui se déplace silencieusement dans la forêt. Bien qu'à ma connaissance on n'ait jamais étudié ce problème, je ne crois pas trop m'avancer en estimant, à partir du pourcentage connu des déficients et des doués, que 5 % de toute population humaine sont des omégas et 5 % des alphas en puissance. Ce qui revient à dire qu'en Amérique il y aurait dix millions de gens pour qui il devrait y avoir place au bas de l'échelle et dix autres millions qui devraient pouvoir s'élever au sommet. Si vous êtes un alpha potentiel, grandissant aux Etats-Unis, cela signifie que lorsque vous serez arrivé à maturité vous devrez rallier les rangs de dix millions d'autres alphas potentiels en compétition pour un nombre décroissant de rôles d'alphas. Votre potentialité agressive ne peut être contenue au sein d'une société qui lui offre de moins en moins d'occasions de se manifester sans dommage. Mais la situation de l'oméga n'est pas moins grave. Lorsque les hommes bêchaient la terre, pelletaient du charbon, fauchaient le foin, portaient sur leur dos, le corps avait sa dignité, même si le cerveau était imparfait. Dans une société hautement organisée et hautement technologique, de tels travaux ont presque disparu, et de même que l'occasion de s'affirmer est refusée à l'exigeant alpha, de même il n'y a plus de refuge pour l'oméga condamné. Les frustrations de la société urbaine font éclater en pleine

286 lumière ce que nos anciennes sociétés rurales pudiquement : l'inégalité innée des hommes.

masquaient

Les injustices infligées aux doués ne sont guère moins lourdes que les injustices infligées aux non-doués. La poursuite de l'égalité, cette impossibilité naturelle, condamne les premiers à la médiocrité. L'attente d'un statut inaccessible condamne les non-doués à la frustration. La ville, telle que nous la connaissonss aujourd'hui, en ne reconnaissant pas l'inégalité innée des hommes, n'offre aucun terrain de compétition normale à des citoyens condamnés à l'étouffement par la masse. En termes de contrat social, c'est la concentration urbaine qui, en juxtaposant des inégaux au sein d'un environnement surpeuplé et sans la protection de l'espace, engendre la nécessité incontestable d'une conception non romantique de l'homme. C'est la concentration urbaine qui exige une remise en question des idées sociales. Dans l'évolution de l'Homo sapiens, la ville est peut-être l'équivalent d'un obstacle dans un steeple-chase : la survie n'est pas possible si cette haie ou ce fossé ne sont pas franchis. Notre philosophie de l'impossible, de la même manière, rend à peu près inévitable la chute dans le fossé urbain. Je ne sais pas ce que sera notre avenir. Il n'y a, dans l'histoire animale, aucun précédent au problème urbain, pas plus qu'il n'y a, dans l'histoire de l'homme, de précédent permettant de prévoir l'avenir d'un Tokyo ou d'un New York. Vous et moi, pareils à des molécules en mouvement au sein d'une microscopique portion d'espace, devons inventer des adaptations, des alliances, des tolérances, des buts communs, des défenses communes, de nouvelles règles au jeu que nous jouons tous, de nouvelles sanctions pour ceux qui les violeront, de nouvelles compensations pour les victimes, de nouveaux rêves, de nouvelles terreurs, de nouveaux héros incontestés, de nouveaux rebuts incontestés. La ville nous oblige à mobiliser toute la raison dont l'homme est

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capable. Ainsi irons-nous de l'avant. ptérodactyle, nous disparaîtrons.

Ou alors, comme

le

6.

La civilisation a commencé dans la ville. Elle pourrait bien y finir. Les problèmes qui se poseront à elle au cours des dernières décennies du xx siècle semblent si complexes, si prévisible est en revanche la puissance dévorante de la ville et si irréversibles semblent être les forces qui ont acculé l'homme urbain à un découragement croissant, que le désespoir est permis. Je trouve pourtant le pessimisme absolu irréaliste, car il ne tient pas compte de notre volonté animale de survivre. Si nous désespérons de la ville, nous devons désespérer aussi de l'espèce qui l'a créée, et cela me semble, malgré tout, prématuré. La ville est une invention culturelle imposant au citoyen la connaissance de sa propre nature. Nos craintes doivent donner à penser que nous sommes des êtres agressifs s'aban0

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donnant facilement à la violence. Notre intelligence, si nous en avons une, doit nous faire comprendre que nous cheminons ensemble moins parce que nous le souhaitons que parce que nous y sommes forcés, et que la fraternité des hommes est à peu près aussi illusoire aujourd'hui qu'il y a deux mille ans. La ville, cette invention déraisonnable, proclame d'une voix de tonnerre que le domaine de la raison est petit et que si la prévoyance humaine était ce qu'elle est censée être, nous ne serions pas dans le pétrin où nous sommes. La juxtaposition d'êtres serrés les uns contre les autres montre à l'évidence que nous n'avons jamais été créés égaux et que, si l'homme est perfectible, il met bien de la timidité à le démontrer. Ce sont là des considérations que l'espace nous épargnerait de faire, et l'on comprend Rousseau condamnant Paris et aspirant aux promenades solitaires au cours desquelles le rêve reste possible. La ville est une galerie de miroirs. De quelque côté que nous nous tournions, nous voyons un visage et ce portrait ne nous plaît pas. Nous fuyons, mais dans la ville l'espace est rare et les miroirs sont nombreux. Nous proclamons alors que ce reflet est faux, qu'il doit être celui de quelqu'un d'autre. Nous nous aveuglons au moyen de doctrines dépassées, nous nous abusons au moyen de rassurantes berceuses que quelqu'un, un jour, nous a chantées. Mais la ville est toujours là et elle est plus grande que nous. Elle nous prend dans ses bras géants et, comme dans un cauchemar d'enfant, nous pousse toujours plus près du miroir. Et un jour nous devrons dire : c'est bien moi. Dans les cités de !'Euphrate, du Nil, de l'empire des Mayas, des îles grecques et des collines italiennes, un mode de vie civilisée est apparu - et nous savons seulement que les pressions urbaines du :xxesiècle devraient aboutir à un nouvel effort de compréhension humaine, sans lequel et sans laquelle nous ne pourrions survivre. Le mensonge, à tout prendre, est un luxe. L'illusion romantique concernant la nature de l'homme est peut-être une agréable compagne de

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promenade dans les bois, mais la nuit, dans les rues des villes, c'est un étrangleur. Paradoxalement, plus nous nous enrichissons, moins nous pouvons nous offrir une telle maîtresse. Les problèmes de l'environnement urbain devraient, je l'ai dit, être susceptibles de recevoir une solution humaine. De même, une surpopulation incontrôlée ne devrait pas nous mettre dans l'impossibilité de trouver cette solution. Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, le nombre des membres d'une population ne croît pas indéfiniment et, en tout cas, le problème urbain ne procède pas de ce nombre lui-même mais de la concentration des masses. Le Japon a mis au point un contrôle de la population irréprochable et pourtant Tokyo continue d'être un enfer. Aux Etats-Unis, il suffit d'aller d'une côte à l'autre en survolant l'immensité du pays pour se rendre compte que le problème urbain est le résultat d'un choix humain. La ville n'est pas un camp de concentration. La plus grande partie d'entre nous, sauf les plus infortunés, ne sont pas des esclaves ou des prisonniers de la ville mais des volontaires. Comme les rats de Calhoun choisissent librement de manger dans les enclos centraux et d'y créer la situation que j'ai décrite, nous gagnons librement la ville et, confrontés à des conditions de surpeuplement insupportables, nous sommes libres d'en partir. Notre départ pourrait nous être matériellement coûteux~ mais cela aussi est affaire de choix. Le surpeuplement est un état de fait volontaire auquel chacun de nous participe, dont il s'accommode ou qu'il lui est loisible de refuser librement. Ce n'est pas le surpeuplement qui entraîne le désastre urbain mais l'effondrement des structures sociales. L'exemple le plus significatif en est la violence et la peur qui envahissent la vie urbaine américaine : cet état de choses est aussi réel dans une ville relativement peu peuplée, comme Kansas City, qu'à Chicago ou New York. Si la cause en était le surpeuplement, il n'en serait pas ainsi. Ce à quoi nous assistons, c'est à l'écroulement d'une structure sociale fondée sur une

290 philosophie inadéquate. Nous nous mentons à nous..:mêmes et nous nous complaisons dans nos mensonges. L'espace laisse de la place pour les menteurs, la ville non. Nous y vivons parce que nous y sommes forcés. Le tête à tête continuel de la ville, tel un verre grossissant, nous fait voir notre semblable tel qu'il est et la galerie des glaces nous fait nous voir tels que nous sommes. En ville nous concluons avec nos frères des traités équitables fondés sur une réalité humaine, nous défendons et nous perfectionnons un contrat social applicable, ou bien nous échouons, nous perdons tout et nous acceptons les décisions du despote. La ville telle que nous la connaissons aujourd'hui et telle qu'elle sera dans les décennies qui viennent constitue un test géant créé par l'homme civilisé, une épreuve que sa civilisation doit surmonter si elle ne veut pas échouer. Il n'y a aucune raison de croire que nous traverserons victorieusement cette épreuve, ni d'ailleurs que nous échouerons.

8. La voie de la violence Le Guardian britannique (l'ancien Manchester Guardian) est non seulement le journal de langue anglaise le mieux écrit mais aussi, de l'avis général, le plus ferme porte-parole de la conscience libérale. Cette conscience a donné de la voix au cours de l'été 1969, lorsque l'Irlande du Nord, telle un volcan verdoyant, a connu une éruption de haines religieuses. Le Guardian a étudié la complexité incroyable des griefs en cause, les a tous admis mais a conclu que l'Ulster donnait le spectacle d' « une société profondément névrosée » dont les problèmes relevaient plus du psychologue que du soldat ou du politicien. Dans un éditorial intitulé L'homme est un animal agressif, le journal parlait des « minorités para-

292 noïdes > qui apparaissent qui secouent le monde :

si fréquemment

dans les conflits

Au cours de ces dernières années, l'étude de l'agressivité humaine et de l'agression dans la société a suscité un intérêt croissant (... ) Savoir comment les m·écanismes d'agression se déclenchent dans la société humaine ne suffit pas à empêcher les explosions, mais du moins avons-nous plus de chances d'éviter

un conflit si nous savons ce qui le provoque. En fait, nous avons tous été trop insouciants en ce qui concerne les imprévus de notre agressivité innée. C'est là une question que les Nations Unies pourraient très bien prendre pour sujet d'un vaste travail de recherche internationale.

Ni l'explosion démographique, ni la densité des populations urbaines, ni une catastrophe nucléaire, ni l'agitation désordonnée de la jeunesse ne constituent pour l'avenir de notre civilisation une menace aussi grave que la propension de l'homme à la violence, et pourtant aucun aspect du comportement humain n'est aussi mal compris ni aussi déformé, dans les discussions, par l'amertume et les préjugés. Le Guardian a eu le courage, en réclamant un libre et nouvel examen de ce problème, d'avouer que nous ne savons pas vraiment ce qu'est la violence. Quels sont au juste ses ingrédients ? Nous pouvons avoir nos petites idées là-dessus, mais nous devons les examiner de plus près. Nous pouvons aussi nous en tenir aux dogmes, mais dans ce cas il nous faut faire la preuve de leur validité - ou alors les rejeter. Si nous voulons réussir à nous y retrouver dans les chemins inquiétants de notre histoire, nous devons commencer par admettre non seulement que nous pouvons savoir où ils nous conduiront mais que nous ne savons même pas avec certitude où ils commencent. Si le contrat social représente un subtil équilibre entre la dose d'ordre nécessaire à la survie de l'individu et la dose de désordre que la société doit tolérer pour assurer la satisfaction de ses divers membres, il en résulte qu'une poussée importante de violence, d'où qu'elle vienne, tend à remettre

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le contrat en cause. L'équilibre, alors, doit être maintenu par la force, et le sera. Une victoire du désordre ne peut être que temporaire. Lorsqué l'ordre a été détruit par une force, il sera restauré par une autre force. Il y a quelques années, l'éminent journaliste et historien Theodore H. White publia une pièce intitulée Caesar at the, Rubicon (César sur le Rubicon). Tandis que Rome sombrait dans l'anarchie, Jules César, après avoir attendu avec sa puissante armée de l'autre côté du fleuve, décida enfin, non sans avoir hésité, de rompre l'accord conclu, de marcher sur Home et de prendre le pouvoir. C'est le sujet de la pièce de White, qui s'achève par une réplique qui devrait figurer sur les pièces de monnaies de toutes les démocraties : « Si des hommes ne peuvent se mettre d'accord pour se gouverner eux-mêmes, quelqu'un d'autre doit les gouverner. » Telle est l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tous les peuples libres. La violence, pour paraphraser WynneEdwards, est la poursuite de victoires conventionnelles par des moyens non conventionnels. Lorsque des partenaires sociaux n'acceptent plus les mêmes règles du jeu, la violence devient inévitable. Et le paradoxe est que plus la violation des règles est couronnée de succès, plus son échec final est certain. L'ordre doit l'emporter, si les hommes eux-mêmes ne veulent pas périr. Mais une telle restauration du contrat social se fait souvent aux dépens de la liberté. Il serait sage d'étudier la violence maintenant, pendant que notre contrat social permet encore la diversité des opinions - sans quoi nous risquons d'attendre trop longtemps, notre contrat sera perdu et nous n'aurons plus, violateurs et victimes, qu'à nous incliner ensemble, en silence, devant une force plus grande, invulnérable. Alors, il n'y aura plus que l'ordre.

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2. Konrad Lorenz et moi, bien que nous ne fussions pas tout à fait les seuls à avancer l'idée que l'agressivité est un trait inné que l'on retrouve chez tous les êtres vivants, avons été particulièrement en butte aux attaques agressives des environnementalistes. Il me semble donc opportun que l'un de nous s'emploie à définir certains termes. Sans vouloir parler au nom de Lorenz, il me semble hautement improbable qu'il ait jamais affirmé que la guerre, la piraterie, le meurtre, les voies de fait, le chantage, le vol à main armée et le massacre des étrangers soient des activités essentielles ou louables de l'espèce humaine. Je ne crois pas non plus que tous nos distingués adversaires aient cyniquement déformé nos propos pour nous discréditer. Il me semble plutôt qu'une confusion sincère existe dans beaucoup d'esprits entre agressivité et violence. Je considère d'ordinaire le recours au dictionnaire comme une solution de facilité, mais peut-être, pour une fois, devrions-nous commencer par là pour simplifier les choses. Le dictionnaire Webster nous dit que l'agressivité implique « l'inclination à dominer, parfois par indifférence à l'égard des droits des autres mais plus souvent par volonté acharnée d'atteindre ses propres fins ». D'autre part, à « violent », nous lisons : « Agissant ou caractérisé par la force physique, particulièrement par une force extrême, soudaine ou injuste. » Le Webster définit « agression » d'une façon un peu plus ambiguë : « Attaque ou acte d'hostilité non provoqués ; action d'attaquer ou d'empiéter. » Dans l'agression, donc, l'accent est mis sur l'impulsion non provoquée, mais il n'y est pas question de force. L'agressivité est l'inclination à dominer, à atteindre ses fins par la force ou non ; la violence, elle, se traduit exclusivement par des actes caractérisés par la force physique. Lorsque

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Lorenz écrit sur l'agression, il traite du besoin inné (non provoqué) de dominer. Lorsque, dans ce chapitre, je parle de violence, je ne songe qu'à des actions accomplies par la voie de la force physique. Mais on verra mieux jusqu'où peut aller la confusion en lisant ces lignes de Leonard Berkowitz, un de nos psychologues les plus en vue : Une agression animale « spontanée » se produisant avec une relative rareté dans la nature (et il est :possible que même ces cas peu fréquents puissent être imputés a des frustrations ou à la conscience antérieurement acquise de l'utilité d'un comportement hostile), beaucoup d'éthologistes et de biologistes expérimentaux en déduisent qu'il existe :peut-être chez les animaux un système d'auto-stimulation agressive. Une leçon importante à déduire de ces études est qu'il n'y a pas, chez l'homme, d'impulsion instinctive à la guerre. Berkowitz, avec un minimum de mots, réussit là à mésuser de presque tout le vocabulaire de l'agression, à abuser le lecteur quant aux conclusions de !'éthologie et à couronner le tout d'une allusion à la guerre, cette forme particulière de violence, qui n'a aucun rapport avec le reste. Dans son livre Human Aggression (L' Agression humaine), Anthony Storr, commentant ce passage, écrit qu' « un tel point de vue ne peut être défendu que si l'on néglige une importante partie des preuves fournies par les études éthologiques et anthropologiques ». Notons en passant que ledit point de vue n'est même pas défendu par le dictionnaire. Je voudrais ici tenter de faire une discrimination aussi claire que possible, entre trois sortes de conflits : l'agressivité, qui naît de la compétition des êtres sans laquelle la sélection naturelle ne pourrait jouer ; la violence, forme d'agressivité qui emploie ou menace d'employer la force physique ; enfin la guerre, forme particulière de violence organisée qui met aux prises des groupes. Les hommes n'essayent pas de l'emporter les uns sur les autres pour de l'argent, pour de l'espace, pour des femmes ou pour une place au Paradis. Nous obéissons à une loi qui,

296 autant que nous le sachions, est peut-être aussi ancienne que la vie sur cette planète. Nous cherchons à nous accomplir. Dans les limites et selon les instructions de notre héritage génétique individuel, nous cherchons à atteindre un état de satisfaction qui nous dise pourquoi nous sommes nés. Nous n'avons pas de choix véritable. La force qui nous pousse est aussi puissante que tous les processus vitaux et, s'il n'en était pas ainsi, la vie retournerait au marécage d'où elle est sortie. S'il est un espoir pour les hommes, c'est parce que nous sommes des animaux. Telle est l'agressivité que beaucoup voudraient nier. C'est la force innée qui pousse le noyer blanc d'Amérique, cherchant le soleil, à s'élever au-dessus de ses compagnons. C'est la force qui incite le jeune éléphant à grandir, la petite étoile de mer à grossir, le petit serpent mamba à s'allonger. C'est la force implacable qui pousse l'enfant normal à s'éloigner de l'ombre protectrice de sa mère et à participer à l'aventure humaine. L'agressivité qui nous commande tous, noyers ou êtres humains, doit, dès le moment où la semence éclate et où s'ouvre la poche fœtale, nous inciter à surmonter les obstacles. Le premier commandement de toute vie indépendante nous dit de nous accorder avec notre environnement et nous dicte nos premie:r:s gestes, qui expriment notre besoin de dominer. Mais les obstacles ne sont pas nécessairement matériels. Que nous soyons lions ou lemmings, si nous appartenons à une espèce qui naît par portées, nous nous trouverons dès la naissance en compétition avec nos semblables, et la sélection naturelle commencera, et il est probable que le moins agressif d'entre nous sera éliminé. Si nous appartenons à une espèce dont les petits naissent un à un, comme c'est normalement le cas pour les singes et les humains, la vraie compétition ne commencera que plus tard. Pendant un certain temps, une vigilance maternelle non divisée nous protégera. Mais compétition et conflit viendront, que ce soit avec nos frères, nos parents ou, très certainement, avec nos pairs.

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Nous cherchons le soleil. Nous poursuivons le vent. Nous a:tteignons le sommet de la montagne et là, au milieu des étoiles, nous nous disons : « Maintenant je sais pourquoi je suis né ». Nous gagnons un Grand Prix 1 ou une partie de ballon, 01,1 encore nous accédons à une vision transcendante du Ciel, de la Terre ou de Dieu. Nous nous asseyons devant une pile de vieux livres et découvrons avec ravissement dans un passé poussiéreux l'image éclatante de nous-mêmes. Tout est agression. Nous. vivons pour conquérir une certaine portion d'espace, réelle ou symbolique, petite ou grande, glorieuse ou obscure, parfois incompréhensible pour autrui mais pour nous d'une importance capitale et dans cette conquête - ou même dans la fugitive perception d'un sommet impossible à conquérir - nous nous accomplissons. Rarement, toutefois, notre objectif nous est particulier. Si le brillant zoologue de Harvard E.O. Wilson peut nier que la compétition soit chose courante dans le monde des vertébrés, c'est qu'il parle seulement de celle qui a pour objet nourriture ou ressources limitées. Une naturaliste aussi sensible que Sally Carrighar écrit sans doute que « rien ne favoriserait autant le comportement combatif de l'homme que la conviction selon laquelle l'agressivité est inscrite dans nos gènes » - mais c'est qu'elle se laisse aller, elle aussi, à la confusion que j'ai dénoncée entre agressivité et violence. Un éthologiste pour lequel j'ai la plüs grande estime, l' Anglais John Hurrell Crook, fait de même lorsque, mettant en doute le caractère inné de l'agressivité, il écrit qu' « un comportement agressif est normalement une réaction à des stimuli particuliers inspirant l'aversion, et il cesse lorsque ceux-ci prennent fin ». Crook a peut-être raison s'il pense à un comportement violent, mais s'il pense à un comportement agressif, il ramène le processus de l'évolution à des incidents circonstanciels. L'agressivité est le principal garant de la survie. Bien que, comme tout autre trait génétiquement déterminé sur le plan 1. En français

dans le texte (N. d. T.).

298 mental ou physique, l'agressivité individuelle soit sans doute diversement prononcée, son degré quantitatif général doit être suffisant pour assurer la survie des populations et des espèces. Nous pouvons même accepter les « stimuli d'aversion » de Crook ; c'est le caractère inné du potentiel agressif qui garantit que les obstacles seront attaqués, les jeunes défendus, que de nouvelles ressources alimentaires seront trouvées, que l'orthodoxie cédera la place à l'innovation quand l'environnement l'exigera, qu'une transformation sociale se produira lorsque les traditions tomberont en désuétude. L'idée que sans l'agressivité, force innée, la survie serait impossible est au centre du principe de Lorenz, tout de même d'ailleurs que l'idée selon laquelle cette survie impose des limites à l'agression. Sans lois régissant la circulation, l'agressivité est un chauffard ivre conduisant dans une nuit mortelle. De même qu'aucune population ne pourrait survivre si la compétition poussait ordinairement à des extrémités mortelles. En sorte que, dans toutes les espèces, s'est constitué un ensemble de règles d'une infinie variété qui, tout en encourageant l'agressivité, décourage la violence. Le problème de l'homme, notre problème, n'est pas que nous soyons agressifs, mais que nous enfreignions les règles. Toute espèce risque l'extinction lorsque l'agressivité n'est plus limitée et qu'elle se complaît dans la violence, mais ce sont les espèces sociales qui courent le plus grand risque. Lorsque les êtres deviennent biologiquement dépendant du groupe et lorsque l'existence est impossible sans la coopération, la solution violente du désaccord naturel devient une forme de suicide aussi spectaculaire que la migration des lemmings. Aucune personne au fait de l'histoire humaine ne contestera que l'homme manifeste une propension à la violence qu'on ne trouve chez aucune autre espèce de vertébrés, mais encore faut-il considérer cette propension avec soin, et commencer par faire la distinction entre deux sortes de violence, dont l'une est soumise aux lois de l'inhibition évolutive et l'autre non.

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Le désordre social, c'est-à-dire le recours à la force physique en tant que dernier arbitre des désaccords entre partenaires sociaux, est réprouvé par l'évolution depuis qu'il y a des groupes sociaux. Un· environnementaliste aussi convaincu que Geoffrey Gorer, spécialiste anglais de l'anthropologie culturelle, écrit : « Toutes les sociétés connues font la distinction entre le meurtre, c'est-à-dire le fait de tuer un membre de son propre groupe, et le fait de tuer des étrangers à ce goupe. » Gorer parle là des sociétés humaines, mais il met en lumière sans le savoir la continuité évolutive qui existe entre morale animale et morale humaine, car il n'y a pas de société animale qui ne fasse pas la même distinction. On a abusé du cliché qui veut que seuls les hommes et les rats tuent leurs frères. Nous avons vu, chez le langur indien, ce qui se passe lorsque l'ordre social est incapable de refréner l'agressivité des primates : les jeunes, pour des raisons rien moins qu'évidentes, sont systématiquement tués. Nous avons vu ce qui est arrivé au zoo de Bloemfontein lorsque deux babouins étrangers ont été introduits dans une société stable : un véritable massacre. Southwick, au cours de sa grande expérience de Calcutta, n'a pu sauver la vie de deux rhésus étrangers qu'en les soustrayant à l'antagonisme d'une société également stable. Pourquoi, dans la nature, des êtres qui ne sont ni des hommes ni des rats ne s'entretuent-ils pas, dans des conditions normales ? Je dois de pouvoir proposer une réponse à cette question à mon ami David Hopcraft qui, dans sa ferme du Kenya, a étudié pendant de longues années la possibilité d'élever des ongulés africains pour en faire de la viande supérieure à celle du bétail. Il y avait un problème d'enclos, la plupart des antilopes étant capables de franchir tous les obstacles. Hopcraf t entoura donc un grand terrain d'une clôture dont eût pu s'enorgueillir n'importe quel camp de concentration, et il commença ses expériences avec le petit animal le plus inoffensif de la savane africaine, la gazelle de Thomson. Il en captura une demi-douzaine, qu'il mit dans

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son enclos. En dix minutes. un mâle tua deux femelles. Bientôt il n•y eut plus un survivant. C'est que Hopcraft avait pris ses sujets dans deux troupeaux différents ... Aujourd•hui. une centaine de gazelles cohabitent pacifiquement dans l'enclos. Hopcraft n•a pas répété son erreur. et en outre. il a introduit ses mâles lentement. de telle manière que chacun puisse se doter d•un territoire dont la défense polarise son agressivité. Dans un monde naturel. c'est l'action d•arrangements naturels qui minimise le comportement violent. et non des dispositions naturellement inoffensives. Le territoire est peutêtre le suprême pacificateur. Tinbergen nous dit que de jeunes goélands. s•égarant en dehors du territoire familial. seront certainement attaqués à coups de bec et souvent tués par des voisins territoriaux. La violence latente est là. Les mouettes pillardes de l'Antarctique font leur proie des œufs et des jeunes de leurs voisins. ce qui entraîne une puissante défense territoriale des parents. La distribution de l'espace et la séparation des animaux, qu•u s•agisse d•individus ou de groupes. ne sont peut-être qu•un des mécanismes réduisant les occasions de violence dans le monde naturel. mais il est en tout cas bien léger de dire que seuls les hommes et les rats tuent les représentants de leur propre espèce. Autre cliché trop souvent accepté comme vérité. même par les éthologistes : plus dangereux est l'animal, plus il se montrerait enclin à ritualiser et à contenir ses agressions. Des observations impressionnantes tendent à le confirmer. Eibl-Eibesfeldt. par exemple. a montré que. dans le combat. des serpents venimeux n•utilisent jamais leurs crochets. Une étude effectuée sur des loups en captivité a démontré que le loup vaincu n'a qu'à montrer son ventre à son vainqueur pour que l'attaque cesse. Mais le doute est quand même permis, comme on va voir. Les serpents ont eu des millions d'années pour mettre au point le rituel de leurs rapports. Pourtant Arthur Loveridge a fait en Floride une curieuse observation concernant le

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comportement de deux· serpents corail (la plus dangereuse des espèces américaines). Un de ses amis, qui en possédait déjà un dans son vivarium, lui donna un compagnon. Voulant les montrer à Loveridge, il constata que l'un des deux, le plus petit, avait disparu : il avait été entièrement avalé par l'autre, qui ne mesurait pourtant que quinze centimètres de plus que lui. La victime, dégorgée, était intacte, à ceci près qu'elle était morte. Nous savons trop peu de choses sur les loups en liberté. Il n'est pas douteux que la ritualisation soit chez eux un comportement naturel. Des étudiants de l'université Purdue ont pourtant, plusieurs hivers durant, observé d'un avion léger une horde de loups sur l'Ile Royale du Lac Supérieur, au point d'en connaître tous les membres, y compris le chef. Un jour, ils virent celui-ci boiter et, peu après, il disparut. Les étudiants atterrirent, examinèrent la zone où la horde avait passé et trouvèrent des traces de sang et quelques poils. Des buissons piétinés attestaient qu'il y avait eu une bataille. Bien qu'elle ne fût pas affamée, la meute avait tué et mangé son chef. J'emportai mes doutes en Afrique lorsque, au cours de l'été 1968, j'allai y étudier les communautés de prédateurs. Les lycaons tuent et mangent tout membre de leur bande blessé au combat et devenu infirme. C'est peut-être ce qui s'était passé chez les loups de l'ile Royale. Mais Hans Kruuk et George Schaller, nos plus éminents spécialistes des grands prédateurs africains, repoussent tous deux l'hypothèse selon laquelle plus dangereux est un animal, plus il ritualiserait ses agressions. Kruuk a été témoin, dans le cratère de Ngorongoro, de guerres territoriales entre des clans voisins de hyènes, guerres opposant des nombres importants d'animaux chez lesquels rien ne permettait de distinguer les violents des agressifs. Les hyènes mangeant n'importe quoi mais n'aimant pas le goût de la chair de hyène, les survivants laissaient les dépouilles des morts au soleil pendant quelques jours, après quoi, probablement, elles ne sentaient plus la hyène ...

302 Schaller considère comme improbable une explosion de violence au sein d'une bande de lions, non point à cause du rituel mais simplement parce que les lions connaissent trop bien les capacités de leurs compagnons pour les mettre à l'épreuve. Les rapports entre membres de différents groupes sont pourtant une tout autre question. Normalement, une stricte territorialité empêche le contact ; mais si celui-ci se produit, le seul « rituel » auquel recourt le plus faible sera la fuite ... Non loin de Seronera, le cottage de la réserve de Serengeti, il y a deux bandes de lions bien connues des visiteurs. Chacune a un territoire de quelque 125 kilomètres carrés. L'une s'enorgueillit - ou plutôt s'enorgueillissait - de compter deux grands mâles et neuf femelles adultes, l'autre trois mâles et sept femelles. Toutes deux ont de nombreux jeunes. Au cours de la première des trois années du séjour de Schaller, celui-ci fut le témoin d'une querelle de frontière. Dans la zone disputée, une lionne de la première bande, un jour, tua un zèbre. Un de ses deux seigneurs, selon la tradition, s'empara de sa victime tandis qu'elle se retirait en attendant qu'il fût rassasié. Là-dessus, deux mâles de l'autre bande apparurent. La lionne sagement, s'enfuit. Moins sagement, son mâle fit front. Les autres le tuèrent. Un peu plus tard, ils revinrent sur les lieux et trouvèrent les trois lionceaux d'une autre lionne. Ils les tuèrent. Un des mâles en dévora un sur place. L'autre emporta le sien « comme un trophée », selon la formule de Schaller. Le troisième lionceau mort fut laissé sur place. Schaller attendit. La mère revint, le trouva et le mangea. Dans toute l'Afrique, je ne trouvai pas uneréserve de gros gibier qui n'eût pas enregistré une histoire de ce genre. Si l'on peut considérer celle de Schaller comme un épisode de guerre tribale, un récent incident survenu à Nairobi est une véritable affaire de meurtre, puisqu'il met en cause des membres d'une même bande. Un mâle doté d'une magnifique crinière était depuis longtemps le héros du Parc. Pour des

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raisons inconnues, il tua une lionne, puis une autre, après quoi il fut décidé de le châtrer. L'opération fut effectuée sous le contrôle de mon ami Anthony Harthroon, professeur de physiologie à l'université de l'Afrique Orientale, qui a mis au point le système consistant à endormir les animaux au moyen de fléchettes porteuses d'un produit « tranquillisant ». Le grand lion châtré perdit peu après sa belle crinière, mais un an plus tard il tua encore une lionne, et on le supprima. On est bien obligé de constater que la propension au crime existe chez d'autres dangereux prédateurs que nous. Je ne sais pas ce qui a incité le lion de Nairobi à tuer, mais une question aussi troublante s'est posée dans la réserve d'Etosha, en Afrique du Sud-Ouest, l'une des plus vastes du monde et certainement la moins visitée. Il ne peut être question d'imputer l'incident que je vais dire à la surpopulation, les lions y étant relativement rares. Le lac Etosha lui-même rappelle un peu le lac de Genèvre par sa forme et ses dimensions, bien qu'il ne soit qu'à moitié rempli d'eau durant la saison

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des pluies. Le parc qui l'entoure a exactement la même superficie que la Suisse et, bien qu'aucune montagne ne s'y dresse, c'est une merveille touristique. Auprès d'innombrables points d'eau, on peut observer des espèces rares, difficiles à trouver ailleurs, gemsboks, dikdiks, koudous. Un cadre aussi vaste, aux habitants aussi éparpillés, ne se prête pas à l'existence d'importantes bandes d'animaux de proie, comme on en trouve à Serengeti. Les lions sont donc peu nombreux. Néanmoins, pendant plusieurs années, Etosha s'enorgueillit d'une bande dominée par deux énormes mâles qui ne se séparaient presque jamais, en sorte que, comme il était prévisible, on les avait baptisés Castor et Pollux. Là-dessus, un jour Castor tua Pollux. Personne, à Etosha, ne fut capable de dire pourquoi. Schaller m'a assuré que la jalousie sexuelle n'est jamais une cause de conflit entre mâles d'une même bande, et d'ailleurs aucune lionne n'était en chaleur. La violence des lions est aussi mystérieuse que la violence des hommes. Avant de rentrer en Europe, je m'arrêtai à Pretoria, où les responsables du Parc Krüger m'apprirent qu'un combat de lionnes avait eu lieu la veille de mon arrivée, sous les yeux de dizaines de spectateurs stupéfaits. Huit ou neuf lionnes y avaient pris part. Il y avait une morte et plusieurs blessées graves. On ignorait ce qui avait provoqué cette bataille. Les lionnes défendant leur territoire contre d'autres lionnes, jamais contre des mâles, on pouvait penser qu'il s'agissait d'un incident territorial, mais j'ai appris à me méfier des déductions trop faciles... Dans Les Enfants de Caïn 1 , j'ai rapporté un combat qui avait mis aux prises, trois ans plus tôt, deux gorilles géants sur le Mont Mukavuru, à l'ouest de l'Ouganda, alors que, nqus assure-t-on, le grand singe n'est jamais agressif et moins encore violent. Cette bataille dura douze jours et ne se termina qu'avec la mort d'un des deux antagonistes. Il n'avait pas été grièvement blessé mais il mourut apparemment de sa défaite, comme le rat de 1. Ed. Stock.

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Glasgow. Comme le combat ne pouvait avoir aucune cause d'ordre sexuel, je l'imputai, non sans quelque scepticisme, à un conflit d'ordre territorial - mais les études auxquelles Schaller se livra par la suite, dans la même région volcanique, sur les gorilles des montagnes 1 ne lui permirent de constater chez ceux-ci aucune tendance à la défense territoriale. J'ignore donc pourquoi ces gorilles se battirent comme j'ignore pourquoi se battirent les lionnes du Parc Krüger, pourquoi Castor tua Pollux, pourquoi les lions de Serengeti tuèrent trois lionceaux ou pourquoi le lion de Nairobi se prit un jour pour Jack !'Eventreur. Tout cela est peut-être compréhensible pour des lions mais pas pour moi, être humain. On me dira que ces manifestations de violence chez les animaux dangereux sont isolées et, par le fait, sans grande signification. Mais elles ont été constatées parmi un nombre relativement faible d'animaux constamment observés, et il me semble que le taux des actions violentes chez des lions connus correspond assez bien au taux de la criminalité dans nos villes ... En disant cela, je ne songe nullement à revenir à la conception de la nature « aux dents et aux griffes rouges » du XIX siècle, mais le mythe doucereux qui devient aujourd'hui à la mode me semble tout aussi peu acceptable. Certains animaux sont dits « dangereux » parce qu'ils le sont, et si nous voulons étudier la propension à la violence chez la plus dangereuse de toutes les espèces, la nôtre, nous ne pouvons pas non plus prétendre, par une interprétation inversée du caractère exceptionnel de l'homme, que nous seuls, dans la nature, soyons parfois incapables de résister à la tentation de la violence. Une telle attitude revient à remplacer les simplifications excessives du xix• siècle par les simplifications excessives du XX 8 • Là-dessus, ayant versé au dossier les cas que je connais de combats mortels entre représentants d'espèces ayant meil8

1. G.B. Schaller

: Un an chez les gorilles (Ed. Stock).

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leure réputation que la nôtre, je crois le moment venu de m'intéresser à deux expressions très différentes de la violence humaine : les batailles entre groupes de partenaires sociaux et les batailles entre sociétés organisées. Considérant la guerre comme la moindre des deux menaces pesant sur l'avenir de l'humanité, c'est d'elle que je parlerai d'abord.

3. Au cours de l'été 1945, peu avant la naissance de notre actuelle génération d'étudiants, des avions américains lâchèrent des bombes nucléaires sur deux villes japonaises. L'explosion qui rasa celles-ci ébranla le monde sur le plan émotionnel, mais passé le premier choc, la première réaction d'horreur et de sentiment de culpabilité, beaucoup d'esprits imaginatifs se mirent à réfléchir. Les destructions et les morts provoquées à Hiroshima et à Nagasaki n'avaient guère dépassé celles qu'avaient causées le précédent et terrible bombardement de Tokyo par les Américains ou l'impardonnable destruction de Dresde par les forces alliées opérant de concert. Aucune de ces actions, pourtant, n'avait mis fin à une guerre ni indigné la conscience mondiale. Ce n'était pas ce qui s'était passé à Hiroshima qui nous avait secoués mais l'idée que nous nous en faisions. Aucune action imaginable, quelle que fût son horreur, n'aurait pu nous ébranler aussi profondément, l'histoire humaine, depuis ses origines, nous ayant habitués au pire : ce qui nous avait ébranlés, c'était l'inimaginable. L'idée de Hiroshima était trop nouvelle pour nous. Au cours de l'année qui suivit, tandis que certaines imaginations en venaient lentement à digérer cette idée, j'entendis beaucoup de gens avancer que ce qui s'était passé au Japon avait sans doute signifié la fin de l'idée même de guerre générale. Les combats terrestres, qui depuis l'aurore de la civilisation avaient procuré à l'espèce humaine sa

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principale stimulation, étaient désormais dépassés. La destruction de Dresde, l'incendie de Tokyo avaient montré à quels désastres conduisait la guerre. Mais l'anéantissement de deux villes japonaises, si terrible que fût le crime, avait donné naissance à une idée qui découragerait les rêves de tout futur agresseur : ni vainqueur ni vaincu ne pourrait survivre à l'utilisation d'une telle arme. Bref, le prix qu'avait payé le Japon en valait la peine. De telles spéculations cessèrent vite d'être de mode. Peutêtre la conscience mondiale - si elle existe - condamnaitelle des calculs aussi simples ou peut-être la guerre froide, la confrontation des super-puissances et l' « équilibre de la terreur » nous faisaient-ils trop peur ? C'est seulement quinze ans après Hiroshima, alors que je finissais• d'écrire Les Enfants de Caïn, que le problème se posa à nouveau à moi. A cette époque, pourtant, une autre question me préoccupait : « Comment pourrons-nous nous passer de la guerre ? » Et j'écrivais : « C'est la seule question se rapportant à l'avenir qui ait un peu de sens aujourd'hui, car si nous ne réussissons pas à éviter la guerre, il n'y aura pas plus de problèmes humains à résoudre dans cet avenir que d'hommes pour les poser. » J'envisageais les possibilités d'un cataclysme nucléaire et les repoussais soit comme improbables, soit comme étant d'un intérêt purement académique. Un cataclysme n'est pas un état de guerre, puisqu'il n'y a pas de différends entre les morts, tandis que la guerre et la victoire des armes ont, durant toute notre histoire, été les ultimes arbitres dans les querelles des peuples. J'écrivais : Aucun homme ne peut considérer la voie de la guerre comme bonne. Elle a simplement été notre voie. Aucun homme ne peut voir dans l'éternelle lutte armée autre chose qu'un gaspillage et une folie. Elle a simplement été notre seul moyen d'arbitrer nos querelles. N'importe quel homme est capable de proposer des solutions raisonnables qui ne soient pas fe Jugement des armes. Mais nous ne sommes des êtres de raison qu à nos propres yeux ... Je concluais

que, selon les plus hautes

probabilités,

la

308 solution de facilité que constituait le cataclysme ne serait pas celle que nous choisirions, et que nous devrions d'une manière ou d'une autre choisir une existence sans guerre. Je comparais l'homme au gorille qui, privé par la sécheresse du pliocène de ses forêts et des branches qui avaient été le but de son existence, était descendu vers ces fourrés de bambous auxquels il était si mal adapté. L'homme pourrait-il survivre sans ses guerres et ses armes? Qu'on me permette de me citer encore : Privé de la lutte armée, l'homme devra adopter un nouveau mode d'existence, trouver de nouveaux rêves, une nouvelle dynamique, de nouvelles expériences pour l'occuper, de nouveaux moyens de résoudre ses problèmes et de protéger ce qu'il considère comme bon. Et il les trouvera, ou alors c'est lui qui sera perdu. Lentement, ses gouvernements perdront leur force et ses sociétés leur intégration. L'ordre éthique, protégé tout au long de !'Histoire par le jugement des armes, tombera en miettes. Des querelles msolubles déchireront des peuples jadis unis par le sens du territoire. Des conflits sans issue diviseront des nations jadis unies par un rêve commun. L'anarchie, ultime ennemie de l'homme social, fera proliférer ses cellules cancéreuses dans le corps de notre espèce. Des nations-bandits feront de la volonté humaine un otage, assurées qu'aucune force supérieure ne protégera la victime. Des gan~s imposeront leur loi au monde social, assurés que l'ordre décimant ne trouvera pas le moyen de se 'protéger. Chaque soir, nous referons avec nostalgie notre nid famihal, en hommage à des souvenirs ancestraux. Chaque jour nous reprendrons notre lutte inégaJe contre l'extinction. C'est la voie la plus rude, dont le terme est un geignement. Dix ans après avoir écrit ces lignes, je ne vois rien qui les contredise. Il me semble aussi que, durant ces dix années qui ont vu décroître la peur de la guerre et du cataclysme qu'elle entraînerait, une autre prédiction s'est trouvée confirmée : la violence humaine, jadis assouvie sur le champ de bataille, cherche aujourd'hui à s'assouvir dans les rues des villes. Mais il y a là un paradoxe. La guerre organisée, bien qu'elle fftt dans le monde des vertébrés le triste et exclusif privilège des hommes, trouvait en réalité des justifications dans la loi naturelle, tandis que la violence sociale, par

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laquelle l'humanité tend à la remplacer, brise toutes les règles des espèces. Quelque insupportables que puissent être les dommages causés par la guerre, ils unissaient pourtant les sociétés, renforçaient le contrat social et donnaient à la xénophobie animale un moyen de se manifester. Si nous voulons comprendre le sabotage, l'émeute, les enlèvements et les assassinats politiques, il nous faut étudier de plus près le concept d' « étranger ». J'ai parlé du caractère universel de la xénophobie animale. L'étranger est chassé de l'espace social d'un groupe et physiquement assailli s'il insiste. Le macaque hurleur ... hurle pour alerter ses compagnons de clan ; le singe araignée aboie ; le lion attaque sans autre forme de procès. La xénophobie, animosité à l'égard des étrangers, existe dans tout le monde animal. Qu'est-ce qui fait un « étranger » ? On a observé jadis des cailles de vallée, qui vivent en bande, sans attaches territoriales. Elles se supportent les unes les autres, pourvu que soit respecté leur espace social. Toute intrusion dans cet espace se heurte à une résistance immédiate. Les observateurs ont remarqué que, si un oiseau est séparé de son groupe et y est ramené dans les huit jours, il est reconnu comme un familier, mais s'il reste éloigné pendant cinq semaines, à son retour il sera accueilli comme un étranger : on l'a oublié. De même, un étranger qui, pendant le même laps de temps, aura vécu à la périphérie de l'espace d'un groupe finira par être accepté comme un familier. On pourrait s'attendre à ce que des primates, doués de perceptions plus aiguës que la caille de vallée, mettent moins de temps à reconnaître et à accueillir une nouvelle recrue, mais ce n'est pas le ca,. Carpenter a observé jadis les efforts déployés par un macaque hurleur solitaire pour entrer dans un groupe. Il fut d'abord et comme de bien entendu accueilli par des cris et chassé, voire mordu. Mais il s'obstina et, peu à peu, l'hostilité à son égard se fit moins vive. Lorsque Carpenter s'en alla, quatre mois s'étaient écoulés depuis le premier contact et l' « étranger » n'en était encore qu'à pou-

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voir se tenir à la périphérie du groupe : il était devenu un familier mais n'avait toujours pas obtenu sa naturalisation ... Au cours de sa récente étude des vervets de la réserve d' Amboseli, au Kenya, Struhsaker a observé un fait similaire : un mâle adulte, ayant quitté son groupe pour des raisons inconnues, essaya d'en rallier un autre. Sa première tentative (mal accueillie) eut lieu en novembre. Fin décembre, sa présence était tolérée, bien qu'ignorée, et il fallut encore un mois pour qu'il fût autorisé à participer à la défense du territoire de son nouveau groupe. La plupart des observateurs s'accordent sur ce point : dans un groupe harmonieux, tous les membres doivent se connaître individuellement. La xénophobie devient alors une force assurant que des partenaires sociaux seront des familiers. Même lorsque l'immigration est autorisée, ce n'est qu'au terme d'un long processus de familiarisation, et lorsqu'un familier a un comportement imprévu, la réaction peut être aussi violente que s'il s'agissait d'un étranger. Lorsqu'il étudiait les goélands argentés, Niko Tinbergen utilisait un filet pour capturer les oiseaux qu'il marquait. Cette capture posait des problèmes, car l'approche de Tinbergen faisait donner l'alarme dans une colonie et tous ses membres s'envolaient. il imagina donc un piège. D'abord, il dérangea les œufs dans un nid, en l'absence des parents ; puis il s'éloigna d'une vingtaine de mètres et se cacha, en tenant à la main la ficelle qui déclencherait son piège. Il comptait que, lorsque le père ou la mère reviendrait au nid, son premier soin serait d'y mettre de l'ordre, sur quoi, lui, Tinbergen, n'aurait qu'à faire fonctionner son piège. C'est effectivement ce qui se passa, mais la suite fut inattendue : les autres goélands, voyant leur compagnon se débattre sous le filet, l'attaquèrent tous ensemble, parce qu'il avait un comportement étrange, c'est-àdire un comportement d'étranger ... Le souci qu'eut Tinbergen de sauver la vie de la victime l'empêcha d'étudier ses assaillants de plus près, mais pour lui l'attaque de celui qui se comporte « étrangement » a de vastes implications. Il écrit :

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Dans la société humaine, qu'elle soit « :primitive » ou « civilisée », une réaction instinctive similaire existe incontestablement et elle est très forte. On peut distinguer peut-être trois stades dans l'attitude de défense sociale de la masse. Le premier consiste à rire d'un individu qui se comporte d'une fa~on insolite, ce rire tendant à le forcer à rentrer dans la norme, c est-à-dire à adopter un comportement conventionnel. La deuxième réaction est une réaction de retrait : l'individu en cause s'est rendu « impossible » et ses compagnons l'ignorent, ce qui, considéré du point de vue de sa signification biologique, représente pour la personne « anormale » une incitation encore plus forte à se comporter normalement. La troisième réaction, Ia plus violente, consiste à manifester une hostilité ouverte qui fera de l'individu un paria, et aboutira même, dans les sociétés primitives, à sa mise à mort. Rappelons ici que le goéland argenté, vivant en colonies bruyantes et nombreuses, appartient à une espèce où les limitations imposées au comportement agressif atteignent une quasi-perfection. Par le sens territorial, les attitudes de soumission et diverses activités de compensation, tout combat véritable est pratiquement évité. Mais devant ce qui est étrange, il n'y a plus de règle qui tienne : le comportement agressif devient aussitôt violent. Le rejet de l'étrange, qu'il soit incarné par celui qui se comporte étrangement ou par le véritable étranger, se combine avec la « distance sociale » de Hediger - la distance maximum à laquelle un membre d'un groupe social s'écartera de ses compagnons familiers - pour cimenter l'intégrité sociale dans les groupes animaux. Comme nous l'avons vu, ce rejet ne se traduit pas nécessairement par un recours à des moyens énergiques, comme la défense du territoire, ou par des manifestations d'antagonisme telles que nous en avons observées chez le rhésus. La xénophobie peut très bien s'exprimer, entre les groupes, par le simple fait de s'éviter mutuellement, comme font les langurs des grandes forêts d'Inde centrale ou les macaques proboscidiens à grand nez des marais de Bornéo. Ici, l'espace n'est pas tellement vaste. Dans une zone de quelque vingt kilomètres carrés, on a pourtant longuement observé huit bandes de près de vingt

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membres chacune sans jamais remarquer de conflit. Une nuit, deux bandes dormirent à proximité l'une de l'autre ; elles se séparèrent le lendemain matin sans avoir eu le moindre contact, grâce à une forme passive de xénophobie. Certaines espèces n'ont même pas besoin de s'éviter mutuellement et de s'assurer un espace social exclusif pour exprimer leur xénophobie. Les langurs de Phyllis Jay se rencontraient parfois à des trous d'eau ; il leur suffisait de s'ignorer pour défendre leur espace psychologique. Les babouins font de même. Les groupes familiaux de zèbres semblent se fondre dans la savane africaine, en troupeaux innombrables mais, chaque groupe vit à sa façon, comme les buffles africains. Chez ceux-ci, bien qu'un unique alpha exerce un monopole sexuel au sein d'un groupe et bien que les groupes soient si étroitement mêlés que le profane pourrait n'y voir qu'un troupeau, un mâle ne quitte presque jamais son groupe pour essayer de se joindre à un autre.

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Le puissant attrait de ce qui est familier s'associe avec la crainte de ce qui est étrange ou étranger. Le fait que les sociétés animales soient fermées et qu'elles restent séparées par la méfiance et l'antagonisme a beaucoup tracassé les utopistes convaincus de la fraternité de tous les hommes. Pour ceux-là, un article publié en 1966 dut faire l'effet d'un tranquillisant prescrit par un médecin respecté. Il s'intitulait Le·s groupes ouverts dans l'évolution des hominiens et avait pour auteur un spécialiste anglais des primates, Vernon Reynolds, qui avait étudié avec sa femme les chimpanzés de la forêt de Bugondo, en Ouganda. Reynolds, dans son article, résumait l'évolution humaine en remontant jusqu'à la séparation des hominiens et des grands singes, il y a quelque vingt millions d'années. Il n'y a rien à redire à son diagnostic des sociétés humaines d'aujourd'hui : L'homme moderne est territorial et agressif, hostile et intolérant à l'égard des étrangers. Il vit au sein d'une structure sociale autoritaire où l'affirmation de soi et la. compétition en vue de la domination caractérisent le mâle victorieux. Reynolds avance ensuite un argument indiscutable : de telles sociétés sont d'origine récente et déterminées culturellement. Pour appuyer sa conclusion, il décrit l'organisation sociale des grands singes, nos plus proches parents. Selon lui, les chimpanzés ne connaissent' ni xénophobie ni hiérarchie. Leur société est « ouverte » et les étrangers y sont accueillis cordialement, voire avec plaisir. La vie du chimpanzé se rapproche plus que celle d'aucun autre primate de l'existence arcadienne que nous prêtions jadis à l'ancêtre de l'homme. Mais le chimpanzé n'est pas notre ancêtre ... La thèse de Reynolds a été accueillie avec enthousiasme mais un peu hâtivement. Ne venait-elle pas étayer la doctrine de l'anthropologie culturelle selon laquelle les erreurs humaines, étant culturellement déterminées, peuvent être culturellement corrigées? Cette thèse a un autre avantage : elle ne choque aucun disciple de Rousseau. Mais il y a des

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points faibles dans sa logique. Le gorille est aussi étroitement lié à l'homme que le chimpanzé, et sa société est plus autoritaire qu'aucune autre dans le monde des primates. Bien que les échanges entre groupes s'y produisent plus fréquem- . ment que chez les petits singes, Schaller a montré que sa structuration, au niveau du noyau, change peu. La société des gorilles ne peut être qualifiée d' « ouverte ». De l'orangoutan, nous savons peu de chose. Les orangs semblent être des solitaires, évitant tout le monde. Les mâles évitent même les femelles. Notre connaissance du chimpanzé s'appuie aujourd'hui sur trois excellentes études dont les auteurs sont Jane van Lawick Goodall, Adriaan Kortlandt et les Reynolds euxmêmes. Aucune des trois ne confirme la thèse de la société ouverte. Le fait que Jane Goodall ait pu identifier les deux tiers des chimpanzés qu'elle rencontra au cours des longues années qu'elle a consacrées à leur étude donne à penser qu'elle a observé une société unique divisée en sous-groupes de composition variable. Tous étaient des familiers les uns pour les autres. Dans une plantation de bananes située aux confins de la forêt congolaise, Kortlandt a observé une société indubitablement discrète, divisée en un groupe de mères et de jeunes et en sous-groupes variables de mâles, d'adolescents et de femelles sans petits. Les Reynolds eux-mêmes, dans un compte rendu antérieur de leurs observations, effectuées dans un environnement forestier ressemblant à celui de Kortlandt, rejoignaient les constatations de Jane Goodall et dudit Kortlandt. Il en ressort que la « distance sociale », chez le grand singe, est assez grande. Un individu peut s'éloigner beaucoup de ses familiers, mais il y a quelque part une frontière qu'il ne franchit pas et qui sépare les unes des autres des bandes entières. Peut-être la mémoire du grand singe, supérieure à celle du macaque, n'exige-t-elle pas un rappel constant. Il y a encore d'autres considérations qui récusent les parallèles qu'on pourrait être tenté de tracer entre le grand

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singe et l'homme. Le premier est puissant. Sa dépendance à l'égard de la société en matière de protection est si réduite que Schaller n'a pu croire que les derniers gorilles mâles du Mont Muhavuru aient été tués, comme on l'avait dit, par des léopards. Or l'hominien, notre ancêtre dans l'évolution pesait rarement plus de quarante kilos. Les grands singes ont des relations cordiales certes, et si le gorille n'est pas égalitaire, le chimpanzé n'est pas loin de l'être. Mais Jane Goodall a observé que lorsqu'il s'agit de viande - lorsque, par exemple, un chimpanzé prend et tue un macaque ou un chevreuil - la domination du tueur est absolue : tous les autres s'asseyent autour de lui d'un air suppliant et, en accordant parfois une faveur, il mange dans le plus pur style alpha, ignorant ses inférieurs. Mais le chimpanzé ne tue pas souvent alors que nos ancêtres tuaient pour vivre. Nous arrivons au dernier argument de Reynolds. L'homme et le grand singe arboricole ont été séparés du point de vue de la sélection naturelle, depuis une bonne vingtaine de millions d'années. Le chimpanzé se trouve au bout d'une route et nous au bout d'une autre. Vingt millions d'années, c'est long, même en termes d'évolution, et mettre sur le même pied deux espèces aussi distinctes est une complaisance un peu facile. Mais un barrage plus infranchissable encore se dresse sur la route du romantisme : parmi près des deux cents espèces de la famille des primates on trouve peu d'échecs évolutifs comparables à ceux du gorille, du chimpanzé et de l'orangoutan. Leur faculté d'adaptation est limitée, ce qui les confine à de petites provinces du domaine terrestre. Si puissants qu'ils soient du point de vue musculaire, si intelligents qu'ils soient dans l'optique des tests de laboratoire, les grands singes approchent tous de l'extinction. Le Siècle de l' Alibi nous dit que cet échec est dû seulement à l'action de l'homme, mais le babouin a résisté à une hostilité humaine que le grand singe n'a jamais connue. Son cerveau est plus petit, mais l'intégration de toutes les intelligences de babouins en

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un seul esprit social a été une réussite que le grand singe n'a jamais approchée. De même qu'on ne peut comparer la vie du babouin à celle des grands singes, on peut moins encore comparer l'histoire de l'Homo sapiens, le plus accompli des primates, à celle des grands singes, ces « ratés » particulièrement saisissants. Une survie supérieure a été, pour les babouins, comme pour nous, une condition d'un meilleur contrat social. Si Reynolds voyait juste dans son analyse de la société ouverte du grand singe, il n'en décrirait pas moins un trait d'un échec évolutif, par opposition à une réussite évolutive. Mais il ne faut pas pour autant négliger son article car, quoi que de futures recherches puissent confirmer ou démentir, il représente la défense la plus solide d'une thèse absolument opposée à la mienne. Si je le récuse, je ne l'ignore pas. Je crois que l'ensemble des faits connus vient à l'appui de l'idée que la xénophobie animale est un facteur de la vie de toutes les sociétés organisées, et que la société ouverte n'existe certainement pas dans la famille des primates. L'étranger est nécessaire et l'antagonisme à son égard a une hase biologique incontestable. L'hostilité donne l'assurance que le groupe ne sera constitué que de familiers ; elle unit ce groupe par le processus que j'ai appelé « complexe amitié-inimitié ». Si une société animale est fondée sur un territoire, la défense commune de ce territoire contre l'intrusion d'un étranger non seulement exalte l'énergie mais entraîne confiance et sacrifice communs, de même qu'un groupe humain défendant sa patrie a rarement des difficultés avec son contrat social. Est-il étonnant que la guerre, satisfai~ant des besoins aussi naturels, soit aussi ancienne que l'histoire de l'humanité ? Est-il étonnant que l'homme, comme les autres animaux sociaux, porte en lui un double code de comportement ? Comme l'a dit Gorer, il doit y avoir peu de groupes humains qui ne fassent pas de différence entre la mise à mort d'un de leurs membres et celle d'un- étranger. La première est un

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meurtre et peut entratner la pendaison; la seconde entraine diverses distinctions, du genre médaille militaire. Washburn écrit : « Quelle que soit l'origine de ce comportement, il a eu des effets profonds sur l'évolution humaine et il est presque certain que toutes les sociétés humaines ont regardé la mise à mort de membres de certaines autres sociétés humaines comme souhaitable. » Ni Gorer ni Washburn ne se réfèrent spécifiquement à la guerre organisée mais plutôt à l'acceptation sociale d'un comportement violent, aussi longtemps qu'il est dirigé vers l'extérieur. La guerre telle que nous l'avons connue n'est rien de plus qu'une institution culturelle, comme le foyer ou le marché, fournissant de multiples satisfactions à diverses exigences biologiques, propres aux espèces sociales. Il me semble invraisemblable qu'une institution aussi efficace ait jamais pu être abolie, sauf par le caractère de la guerre ellemême, mais cela, c'est ce qui s'est produit de notre temps. Le fait que la guerre soit devenue impraticable et démodée prouve qu'en tant qu'institution elle n'est pas, en soi, une expression génétique. Ce qui est inscrit dans notre héritage génétique, c'est le rejet des étrangers et probablement la propension à la violence. Ces goûts-là n'ont pas été abolis. Tout ce qui tend à disparaître de la scène humaine, c'est l'institution qui, jadis, a permis de les satisfaire sans dommage pour l'intégrité de la société. Et c'est ainsi que subconsciemment, nous apportons une réponse à la question : comment nous passons-nous de la guerre? Nous transférons des énergies jadis dirigées vers l'extérieur dans une action dirigée vers l'intérieur, la violence sociale. Mais cette action pose un problème de taille, car il nous faut alors inventer des « étrangers ».

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4. L'avenir de la violence défie l'imagination. Il se peut que le patriote à l'ancienne mode soupire en évoquant les temps où l'honneur national et parfois la survie nationale incitaient les jeunes gens à aller, parfois très loin, couler des navires de guerre, à revenir (ou à ne pas revenir) après avoir bombardé des villes, débarqué audacieusement sur des îles aux noms imprononçables, ravagé les champs d'autrui avec leurs chars d'assaut, après s'être battu à la baïonnette dans les

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ruines fanatiquement défendues de ce qui avait été des cités, après avoir blessé ou de préférence tué un maximum d'étranges sous-hommes qu'ils ne connaissaient même pas et, pardessus tout, après avoir apporté un peu d'excitation dans ce monde habituellement ennuyeux. Mais le patriote à l'ancienne mode est un individu en rut; il manque d'imagination. Je crois avoir rendu suffisamment hommage à la guerre en tant que soupape d'échappement pour les enthousiasmes violents. Elle a été l'amusement le plus populaire de l'homme civilisé, mais elle n'a jamais, comme tel, été parfaite. La guerre avait deux graves défauts : d'abord, elle était invisible ; ensuite, elle n'était pas démocratique. La guerre était invisible en ceci que, pour l'immense majorité des peuples qui y étaient impliqués, l'action se déroulait ailleurs. Il faut reconnaître que, pendant la Deuxième Guerre mondiale, le bombardement massif des villes a en partie pallié ce défaut. Mais malgré de légers progrès de ce genre, la guerre est restée, jusqu'à ces derniers jours, en grande partie invisible. Elle n'a jamais non plus, été démocratique. Au temps jadis, elle était le privilège d'une petite classe de professionnels. Plus tard, ceux-ci se révélant insuffisants, des civils choisis goûtèrent le privilège de participer à l'entreprise, mais la discrimination continua à jouer. Il arrivait qu'un général vieillissant, jouant avec des pistolets à crosse d'ivoire, apparût occasionnellement sur les lieux de l'action, mais dans l'ensemble, le privilège de recevoir une balle dans la tête ne fut accordé qu'à une classe d'élite, les jeunes mâles. Il est peut-être exact que les enthousiasmes violents des jeunes dépassent ceux de tout autre sous-groupe de la société ; néanmoins la propension à la violence, qu'elle soit ou non d'origine génétique, existe chez tous. Le goût de la violence, comme celui des fraises, peut varier beaucoup d'un individu à l'autre ; il n'en est pas moins vrai que nier son existence chez tous les groupes humains - mâles, femelles, vieux, jeunes - est une attitude discriminatoire scand:dellse. Le

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fait que la guerre tendît à rester invisible était déjà grave, mais le fait de n'autoriser ses plaisirs qu'à une seule classe était une restriction antidémocratique impardonnable. Il n'y a pas lieu de regretter beaucoup que les guerres résiduelles de ces dernières années, comme celle du Viet-nam, soient impopulaires, irréelles, sans objet et surtout impossibles à gagner : les nouvelles expressions de la violence ne seront, elles, ni invisibles ni antidémocratiques. La violence se déchaînera sur votre seuil. Que vous soyez vieux, jeune, mâle ou femelle, le caractère égalitaire du désordre civil vous offrira les mêmes occasions de goûter l'excitation des dispositions violentes. Vous n'aurez plus à savourer ces plaisirs hypocritement ni à jalouser le monopole de la jeunesse sur les débouchés violents. Vous pourrez participer en personne à ces joutes que la guerre classique vous interdisait. Qui que vous soyez, vous pourrez goûter personnellement le plus délectable des supplices de Tantale, et vous dire, en vous levant le matin, que vous pourriez être mort le soir. L'ennui aura disparu pour tous, et non plus seulement pour une jeune élite ... Les manifestations les plus effectives de la violence civile s'appuyant sur les antagonismes des sous-groupes, commençons par nous pencher sur ceux-ci. Le phénomène des sous-groupes existe dans toute société animale, à moins qu'elle ne soit très petite. Dans un chapitre précédent j'ai parlé longuement du groupe des pairs (les jeunes-d'un-certain-âge), qui, lorsqu'il approche de la maturité, doit trouver les moyens de s'intégrer aux rangs de('!mâles confirmés. J'ai dit ma conviction qtie, dans la société humaine d'aujourd'hui, le groupe des pairs remplace la famille en tant qu'unité fondamentale de la structure sociale. Nous en revenons aux dispositifs typiques de presque toutes les sociétés de primates. Le sous-groupe familial, centré sur les parents, a occupé une place honorable et honorée dans l'histoire humaine. En ce qui concerne les primates, cependant, il apparait rarement

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et même chez les premières espèces de pros1m1ens on n'en trouve qu'une expression occasionnelle. La famille, normalement polygame, semble n'être un groupement habituel que chez des mammifères,· plus lointainement reliés à nous, comme le cheval et le zèbre, certains rongeurs, certains prédateurs (le lion). Les oiseaux paraissent très attachés à la famille monogame, mais ils sont fort éloignés de notre ligne évolutive. Tout permet de penser que, dans l'aventure humaine, la famille a été une tard-venue. On rencontre beaucoup plus souvent, dans toutes les espèces, la bande de mâles telle qu'elle existe chez les éléphants, la plupart des antilopes, des cervidés et, nous l'avons vu, les chimpanzés. Lionel Tiger a souligné son importance, nonobstant l'influence de la famille, dans toute l'histoire humaine et presque toutes les cultures humaines. La bande de mâles est un '8ous-groupe naturel que nous ne devrons pas négliger en étudiant la violence civile. On sous-estime fréquemment le groupement des femelles, qui exerce souvent aussi une influence subtile mais forte, comme c'est le cas chez les macaques hurleurs et les patas. Le groupe mères-enfants, tel qu'il existe chez les rennes ou les chimpanzés, n'a peut-être pas une signification très importante (on peut n'y voir que la conséquence du refus des mâles de prendre leur part des responsabilités domestiques), mais dans de grandes sociétés de primates, comme les babouins et les rhésus, il existe une très nette tendance de certaines femelles à former entre elles des groupes préférentiels, même si l'ensemble de la société est mixte. Une action féminine concertée - à supposer que nous prenions au sérieux un livre comme The Feminine Mystique de Betty Friedan - pourrait être dans l'avenir une source inattendue de comportement violent. Ce que démontrent les sociétés animales, c'est la nécessité structurale des sous-groupes. Si une société veut remplir ses obligations envers ses membres, si elle veut assurer éducation aux jeunes, protection contre les ennemis extérieurs, relations

322 ordonnées parmi ses membres et satisfaction psychologique de certains besoins innés, elle tendra, comme toute organisation, à une certaine décentralisation, et l'intégration des sous-groupes est facilitée non seulement par des facteurs tels que la xénophobie et la distance sociale mais par une parfaite communication. Chacun comprend ce que dit n'importe quelle autre personne. Les signaux animaux, qu'ils soient vocaux ou gestuels, sont en grande partie innés, en sorte que leur signification ne peut être mal comprise. Certains chants d'oiseau sont appris, mais si un macaque gelada lève les sourcils, personne ne s'y trompe : c'est un signe de menace. Si un loup ou un rhésus dresse la queue, tous les autres savent ce que cela signifie : c'est un alpha. Si un macaque samango, au sommet de son arbre, pépie comme un oiseau, tous les autres sont aux aguets, car cela signifie qu'il y a peut-être du danger. Les signaux animaux sont sans doute limités et sans nuances, mais ils sont précis et ne peuvent prêter à malentendu. Les énormes possibilités du langage humain, considérées par beaucoup comme la base de la réussite humaine, n'ont pas ce pouvoir intégrateur. C'est un truisme de dire que la diversité des langues et des dialectes oppose plus d'obstacles à la simple compréhension que toute la diversité des « pools » génétiques que l'hérédité peut constituer. Nous exaltons volontiers la communication ; pourtant, la non-communication pourrait apparaitre à un anthropologue babouin comme un trait caractéristique de notre espèce. Nous n'avons pas de moyen plus rapide d'identifier un « étranger » que par sa langue, son dialecte ou son accent. Dans la société humaine, le fait de parler le même langage sert, comme dans n'importe quelle société animale, à intégrer les sous-groupes, mais une langue humaine donnée est si subtile que les différences d'inflexions, de construction, voire de vocabulaire, servent autant à les séparer qu'à les rapprocher. Le premier facteur de l'avenir de la violence civile devra être l'invention d'« étrangers», et le premier facteur de cette

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invention sera la non-communication entre ceux qui parlent la même langue. La nécessité de créer des étrangers parmi nous est un besoin si drastique que, s'il n'était pas satisfait, la violence pourrait échouer. Le double code qui nous commande n'est pas d'origine humaine et il échappe probablement à tout veto humain. La charité à l'égard de nos partenaires sociaux pourrait finalement saper notre impitoyable détermination au point que le chaos social se révélerait aussi impossible que l'utopisme lui-même. Pour réussir, nous devons avoir parmi nous des étrangers, de ces sous-groupes éveillant la xénophobie au point que la sympathie devienne impossible et que s'imposent le mépris et l'antagonisme. Mais pour créer des étrangers nous avons besoin de la non-communication. Laissons de côté pour l'instant des sociétés heureuses, comme celles des Canadiens ou des Belges, déjà divisées par des langues différentes : leur avenir est assuré, ou du moins le point de départ de cet avenir. Il incombe à l'ingéniosité humaine de créer la non-communication entre les sousgroupes d'une même société parlant une même langue. Nous pouvons faire confiance à l'infinie imagination de cet être supérieur, l'homme. Déjà, sans savoir ce qui lui arrive ni ce qu'il fait, il explore le terrain ... Les étudiants et leurs professeurs, par exemple, n'auraient jamais pu mener à bien, dans les universités, fût-ce leurs timides entreprises de violence et de destruction si ces deux groupes n'avaient été largement capables de non-compréhension mutuelle. Les universités constituent effectivement un excellent exemple puisque là, en principe, on parle le même langage, avec facilité, autorité et précision. Pourtant, sur beaucoup de campus, ce handicap a été surmonté si brillamment que la non-communication s'épanouit et que le nombre des « étrangers » répond largement aux demandes de la violence. Cette réussite des universités a été, de l'avis général, favorisée par la désagrégation du foyer. Quelques rares

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familles à l'ancienne mode s'efforcent sans doute encore de faire subsister un certain degré d'affection, d'amour et de tolérance mutuelle, mais comme nous le savons tous la compréhension entre parents et enfants est depuis longtemps en déclin. Ce que veulent les parents devient aussi mystérieux pour les jeunes que l'est, pour les parents, ce que veulent les jeunes. Le groupe de pairs se veut isolé, partage ses secrets, compare ses frustrations, exalte ses ignorances, amalgame ses hostilités. Les parents, eux, sont des étrangers. Ils partagent entre eux leurs colères et leurs sentiments de culpabilité, mais ils ne constituent pas un vrai sous-groupe et leur destin est un peu celui des solitaires. L'une des rares failles que je voie dans l'avenir cristallin du désordre civil est l'improbabilité d'une violence organisée entre parents et jeunes. Bien que l'incompréhension mutuelle puisse atteindre à une quasi-perfection, que la création d'étrangers ait déjà été couronnée de succès, bien que l'hostilité soit florissante et que les conditions d'une franche inimitié soient parfois établies, il manque pourtant quelque chose. Je crois que c'est parce que les jeunes, organisés en légions en fonction de leur groupe d'.âge, voient dans ces étrangers, les parents, des objets trop méprisables, trop désarmés, trop désorientés pour mériter qu'on les attaque. Père ou mère, ils sont de pâles vestiges d'un autre temps, où le règne de la famille interdisait des liens étroits avec d'autres qu'eux. On pouvait avoir des amis, des frères, des sœurs, des cousines, mais le rôle biologique de la famille indépendante empêchait, en fait, la formation d'une classe de parents. En sorte que, aujourd'hui, ne comprenant rien à leurs enfants et se comprenant aussi peu les uns les autres, les parents font piteuse figure : vieilles épaves flottant sur des mers nouvelles, ils attirent peu de coups de canon. Bien sûr, il se peut que je sois mauvais prophète, que la redoutable bande de mâles trouve de nouvelles forces dans la désintégration de la famille et offre aux jeunes un prétexte à violence. Pour ce qui concerne le proche avenir, pourtant, la

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seule contribution marquante des parents consiste à engendrer des animosités qui, consolidées par le groupe d'âge, sont susceptibles d'être retournées contre les policiers, l'université ou d'autres cibles plus satisfaisantes. Je suis enclin à être d'accord avec ceux qui voient dans notre capacité de communication un élément important du triomphe humain et ce qui distingue le plus nettement notre espèce des autres. Mais je crois aussi qu'on pourrait démontrer que notre capacité de non-communication est tout aussi remarquable et tout aussi importante si, par la violence, nous voulons arriver à cette réussite finale : la destruction sociale. Il y a pourtant un autre élément sans lequel, probablement, nous échouerions. L'intrication des sous-groupes dans les sociétés humaines est bien entendu hors de portée pour les autres espèces. Les différences religieuses ne peuvent jouer aucun rôle dans la vie animale, tout de même que les divisions raciales sont rendues impossibles par la séparation géographique. Mais beaucoup plus complexe encore est la formation de sous-groupes provoquée par la division du travail. Ces sous-groupes sont en nombre incalculable : marins-pêcheurs et éleveurs de bétail, camionneurs et professeurs, médecins et soldats, prêtres et charpentiers, acteurs, postiers, criminels, etc. Dans chacun de ces groupes, comme dans le groupe d'âge ou dans la bande de mâles, les membres qui le constituent ont plus de choses en commun qu'ils n'en ont avec l'ensemble de la communauté. Les divisions spectaculaires de la société humaine, associées à l'art croissant de la non-communication, offrent de grands espoirs à la violence sociale. Au cours des années 60, nous avons pu observer avec étonnement la violence latente libérée par les différences religieuses en Ulster ou en Inde, l'hostilité entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis ou - avec plus d'indifférence - entre Noirs et Indiens en Afrique équatoriale, entre Noirs et Arabes dans le sud du Soudan, ou encore le massacre des Chinois en Indonésie. L'homme se laisse facilement aller aux hostilités religieuses ou raciales. Cette

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forme de non-communication est pratiquement intrinsèque à nos rapports mutuels et l' « étranger » est identifiable dès sa naissance. Je crois pourtant que ce sont des conflits de groupes très différents qui nous attendent dans l'avenir. Rappelons-nous que l'agressivité, naturelle à tous les êtres vivants, est la recherche résolue de la satisfaction de ses propres intérêts et qu'elle ne devient violence qu'avec la menace ou l'agression physiques. N'oublions pas non plus que la violence civile (je laisse de côté les manifestations personnelles, comme le fait de battre sa femme ou de casser ses meubles) met toujours en cause une minorité, un sousgroupe-par-définition. Ou bien une minorité (comme les Noirs américains) recourt à la violence pour atteindre ses fins, ou bien une majorité (comme les Indonésiens en face de leurs Chinois) s'en prend à un sous-groupe pour l'empêcher de le faire. Un sous-groupe peut vivre en paix avec ses voisins, mais quelle est la société idéale où n'existent pas de conflits d'intérêt ? Je ne crois pas que l'ultime vulnérabilité de la société humaine ait quelque chose à voir avec l'existence de sous-groupes raciaux ou religieux. Les rébellions seront écrasées ou bien l'on trouvera des accommodements. Les conflits insolubles procèdent de la division du travail. En Amérique, Blancs et Noirs, parents et jeunes, étudiants et facultés ont démontré l'exploitation possible de la noncommunication et de la création d' « étrangers » - mais de même que le babouin apprend rapidement ce que sa bande mange, de même nous apprenons rapidement des méthodes mises au point par nos amis ou nos ennemis - et il m'est difficile de croire que, parmi les innombrables sous-groupes créés par la division du travail, il n'y en ait pas certains qui apprennent rapidement leurs leçons. Si la grève est un acte d'agressivité du fait d'un sous-groupe poursuivant ses buts, elle n'est pas en soi un acte de violence, mais les cas-limite deviennent pourtant de plus en plus fréquents. Lorsque les pompiers, les policiers ou les médecins se mettent en grève, leur action laisse toute la société aussi vulnérable à des dom-

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mages physiques que s'il s'agissait d'une attaque concertée. Lorsque, en Angleterre, une centaine d'ouvriers d'usine décident une grève sauvage sans l'accord de leur syndicat, privant de travail des dizaines de milliers de leurs camarades, ceux-ci souffrent plus que les patrons. Comment douter, en pareil cas, que la non-communication fait son chemin et que le camarade de travail devient un étranger aux yeux du petit sous-groupe ? Dans le passé, alors qu'existait encore une communication, fût-elle imparfaite, nous avons eu d'innombrables occasions de mettre sur pied des institutions, du genre tribunaux du travail, capables de régler des différents de ce genre, sans recours à la grève. A l'exception de quelques très rares petites sociétés, nous avons échoué. A présent, la grande société est de plus en plus à la merci d'un nombre infini de sous-groupes sans les services desquels elle ne peut survivre. Le temps n'est plus où le sous-groupe avait encore assez de compassion pour limiter des actions trop dommageables. C'était aussi le temps où la menace d'ennemis extérieurs nous unissait et où la guerre offrait un débouché aux dispositions violentes. A présent, la violence est tournée vers l'intérieur, la non-communication empêche la compassion à l'égard de notre partenaire social et il est déraisonnable de croire que l'inhibition empêchera longtemps encore la déchirure violente de notre tissu social. La vulnérabilité suprême de toute société - d'autant plus vulnérable qu'elle est plus avancée - est la division du travail. De ce point de vue, les pays sous-développés, qui ne connaissent pas encore l'extrême spécialisation, ont un avantage très net, du moins pour l'instant. Bien que les conflits tribaux ou religieux puissent y causer de nombreux morts, une société plus primitive, dans son ensemble, survit. C'est la société industrielle, irréversiblement soumise à l'interdépendance des hommes, qui réagit comme une organisation unique aux coups de la violence civile.

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Le Guardian, dans l'excellent éditorial que j'ai cité, qualifiait !'Ulster de « société névrosée » et les minorités en colère de « paranoïdes ». Je ne suis pas certain d'être tout à fait d'accord avec lui. Une certaine paranoïa est inévitable si les membres d'un sous-groupe entendent se mesurer avec la majorité et risquer leur existence alors qu'ils ont toutes les chances contre eux. Le sentiment de l'injustice, à un certain stade, rend ce risque acceptable - mais je doute que de telles actions sociales doivent être considérées comme névrotiques, car c'est négliger un fait essentiel : la jeunesse, lorsqu'elle brandit des pavés, s'amuse. Nous aimons la violence. Lorsqu'un accident se produit, ce n'est pas pour nous rendre utiles que nous nous précipitons, ni pour l'éteindre que nous courons sur les lieux d'un incendie, ni pour y mettre un terme que nous nous rassemblons lorsqu'une bagarre se déclenche. Malgré les profonds et indiscutables griefs des Noirs américains, il n'y a pas eu un soulèvement racial, depuis Watts, qui n'ait été marqué par un certain caractère de kermesse. Si je n'ai pas beaucoup de goût pour les cocktails Molotov, ce n'est pas parce que je suis bon mais parce que je suis timoré. Suttles, au cours de son étude sur les gangs de jeunes dans les bas-quartiers de Chicago, s'aperçut qu'il était possible de prévoir dans quelle mesure leurs membres participeraient à une action : un vol en attirait un certain nombre mais la perspective d'une bagarre les mobilisait presque tous. Peu d'études sur les crimes violents ou les bandes indiquent que la névrose soit une motivation importante. Si nos sociétés étaient vraiment malades, la violence à mon avis pourrait être plus facilement contenue ; c'est parce que nous sommes sains que nous avons des ennuis. L'action et la destruction sont amusantes. L'observateur qui ne l'admet pas fait montre d'hypocrisie, et il est peu probable que le fait de considérer le goût de la violence comme une perversion humaine aide beaucoup à contenir cette violence. De même, l'observateur qui cherche des moti-

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vations sérieuses à l'émeute ou à la pyromanie et les cherche seulement dans l'environnement ou l'injustice - qui, en d'autres termes, cherche dans les actions de la majorité les motivations de la minorité - se fait le plus sûr allié de la violence. Le Temps de l' Alibi, en manifestant plus de sympathie pour le violateur que pour le violé, nous a préparés à subir le maximum de dommages lorsque nous aurons à faire au maximum de désordre civil. Une philosophie qui, depuis des décennies, nous a incités à croire que les fautes humaines sont toujours imputables à autrui, que la responsabilité d'un comportement antisocial doit invariablement être imputée à la société elle-même, que les êtres humains naissent non seulement perfectibles mais identiques, de telle sorte que toute divergence déplaisante est nécessairement le résultat d'un environnement déplaisant, que l'idée d'une responsabilité individuelle des membres de la société ou du sousgroupe qu'ils représentent est rétrograde, réactionnaire, calviniste, une telle philosophie a préparé le terrain aux autojustifications des minorités violentes et aux sentiments de culpabilité de ceux à qui elles s'en prennent. Lorsque nous considérons les perspectives de violence qui attendent l'homme contemporain, il n'est que trop facile de conclure que nous sommes condamnés. Les hommes ne peuvent vivre ni avec les autres ni sans eux. L'extinction de notre espèce est concevable, mais cette conclusion est superficielle. Le contrat social est un arrangement biologiquement valable. Comme l'instinct sexuel ou la diversité humaine il tend, en équilibrant ordre et désordre, à préserver l'espèce. Ce qui est en question aujourd'hui, ce n'est pas la survie de l'homme mais la survie de la plus « payante » des inventions humaines, la démocratie. Rappelons-nous le propos de White : lorsqu'un peuple n'est pas capable de se gouverner lui-même, quelqu'un d'autre le fait pour lui. Il y a dans toute la nature une tendance visible en faveur de l'ordre. Nous n'avons aucun moyen de l'expliquer, nous ne

330 l'aurons peut-être jamais, mais elle existe. Un certain ordre régit le mouvement des étoiles au sein des galaxies, des galaxies entre elles, l'orbite des planètes autour de leur soleil, des lunes autour de leur planète. L'ordre régit tous les processus vivants. L'évolution et la sélection naturelle ne sont que des noms que l'on a donnés à ces processus que n'importe qui peut observer dans l'histoire des espèces. Le fait que les traités animaux soient honorés, que les babouins ne se livrent pas entre eux à des guerres suicidaires, que les mouettes défendent leurs nids et élèvent leurs petits, que les lions et les éléphants réduisent leur nombre pour ne pas épuiser les ressources d'un habitat donné, que les lemmings entreprennent des voyages-suicides lorsqu'ils sont trop nombreux, que des espèces meurent lorsqu'elles ne sont plus capables d'affronter les exigences d'un environnement, toutes ces transactions animales attestent l'existence d'un ordre naturel. Nos récentes recherches concernant la démocratie n'ont été que des expériences. Même si la tentation humaine de céder à la violence, quelle que soit son origine, échappe à tout contrôle volontaire, nous pouvons être assurés que l'anarchie ne sera pas le vainqueur. L'ordre s'imposera au désordre et nous reviendrons à des systèmes politiques plus primitifs, où le citoyen se soumettra à des règles violentes qu'il lui sera impossible de contester et restera en paix parce qu'il le devra.

5. Si une approche évolutionniste de nos divers problèmes humains n'aide pas à les résoudre, elle devient un exercice de pessimisme systématique. Mais si la conception de l'homme en tant qu'animai évolué conduit à des hypothèses prédictionnelles plus intéressantes que celles que nous formulions antérieurement, il nous est permis d'espérer voir enfin s'ouvrir certaines portes. Et même si les hypothèses évolu-

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tionnistes nous choquent, nous ne pouvons leur appliquer le principe souffrance-plaisir, selon lequel nous les écartons si elles nous font mal et nous les acceptons si elles nous font plaisir. Si douloureusement qu'une hypothèse bouscule nos conceptions habituelles, il est légitime de poser la question : est-elle valable ou non ? Je ne vois rien de choquant dans l'hypothèse selon laquelle, au sein d'une société démocratique, toute tolérance de la violence (quelle que soit à l'origine sa justification) qui conduit à la prolifération de cette violence, conduit selon toute probabilité à la mort de la démocratie. C'est là une proposition qui n'a guère besoin d'être soutenue par des arguments évolutionnistes. Quiconque, par exemple, a connu les grèves de 1969 en Italie a non seulement éprouvé la crainte de l'anarchie mais constaté son caractère impraticable en tant que mode de vie. Cela dit, lorsque les gardiens du zoo de Rome, au début de 1970, se mettent en grève le jour de !'Epiphanie et recommencent à Pâques, l'observateur s'interroge : quelles sont au juste les limites de la non-communication? Voilà un peuple qui, plus qu'aucun autre, adore les enfants, et ce sont pourtant certains de ses membres qui font une grève qui frappe essentiellement les enfants. J'ai dit que l'hypothèse formulée plus haut n'a pas besoin de confirmation évolutionniste. Platon aurait pu la faire, comme le peut tout observateur sensé des événements contemporains. Pourtant, chose curieuse, c'est l'environnementaliste honnête qu'elle devrait le plus attrister. Aucune amélioration de l'environnement n'ayant jusqu'ici été accompagnée par autre chose qu'un accroissement de la violence criminelle et civile, l'avenir devrait lui apparaître sans espoir. C'est seulement si l'on considère cette hypothèse du point de vue de la psychologie évolutive que l'on commence à espérer. Parler de psychologie évolutive, c'est baptiser un enfant avant sa naissance. Néanmoins, dans L'impératif territorial, j'ai déjà formulé l'hypothèse des besoins innés communs aux hommes et à tous les animaux supérieurs et, par deux fois

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dans le présent ouvrage, j'y ai eu recours. Je crois qu'elle a valeur de diagnostic si nous l'appliquons au problème de la violence. Je me répéterai brièvement. Il y a trois besoins innés qui exigent satisfaction. Le premier, le plus élevé, est le besoin d'identité, par opposition à l'anonymat. Le deuxième est le besoin de stimulation, par opposition à l'ennui. Le troisième est le besoin de sécurité, par opposition à l'angoisse. Les trois constituent une triade dynamique. La conquête de la sécurité et la libération de l'angoisse engendrent l'ennui. C'est le processus psychologique le moins apprécié par nos planificateurs sociaux, car il engendre la société qui s'ennuie, décrite par Desmond Morris dans Le Zoo humain. Cette société-là ne serait pourtant pas réalisable si nous étions autre chose qu'une société anonyme dépouillée en grande partie de ses possibilités de chercher l'identité. L'égalitarisme, cette utopie dont rêvent les jeunes, et les institutions qu'ils méprisent tant contribuent également à faire échouer la quête de cette identité, en sorte que la frustration qui en résulte, autant que la recherche de la sécurité, pousse le membre de la société contemporaine vers un ennui insupportable. Nous sommes écrasés, comme dans un étau, entre la sécurité et l'anonymat. Où trouver la stimulation ? Pornographie et agitation sociale ont ceci en commun qu'elles sont des moyens de stimulation offerts à divers appétits. Ce n'est pas par coïncidence que nous les avons vu apparaître simultanément sur la scène d'une société qui s'ennuyait. Les exhibitions de manifestants, qui font monter la tension artérielle de leurs participants serrés, et les exhibitions du corps féminin, qui font monter la tension artérielle du passant mâle, ont un attrait identique. Les émotions clandestines du voyeur 1 qui regarde ses photos venus du Danemark et les hallucinations du « voyage » psychédélique sont, elles aussi, de même nature. Les aventures sexuelles des adolescents, les adultères sans lendemain de leurs aînés fati1. En français

dans le texte (N. d. T.).

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gués, l'envahissement des écrans et des scènes de théâtre par la nudité et les accouplements, les vols avec effraction pratiqués par des bandits prospères, la débauche de décibels de la musique électronique, paralysant le cerveau de ses auditeurs, les serveuses à seins nus excitant des messieurs timides qui seraient pétrifiés par la terreur s'ils devaient passer à l'action, l'étalage public des amours de gens célèbres, l'exhibition de pieds sales à laquelle se livrent des jeunes gens vêtus avec extravagance et incapables d'imaginer autre chose, l'usage de mots obscènes par des écrivains également incapables d'imagination, tout cela est une source de stimulation, à la fois pour ceux qui choquent et pour ceux qui sont choqués, dans une société qui s'ennuie et qui ne sait que faire d'autre. Les palais silencieux des plaisirs antiques, envahis par la mauvaise herbe, montrent la futilité ultime de ce genre d'excitations, et pourtant la violence est de même nature : elle aussi est excitante. Elle stimule à la fois le violateur et

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le violé, en éveillant chez l'un une haine joyeuse et chez l'autre une rage craintive. Une émeute à Chicago vaut bien tous les jeux du cirque des empereurs de jadis. Et comme tous les plaisirs sensuels, la violence, pour garder son pouvoir de stimulation, doit chercher des formes d'expression toujours plus fortes et toujours nouvelles. L'être humain, cet animal qui s'adapte, s'habitue trop facilement à tout. Le spectateur de cinéma, excité cette année par des images d'accouplement normal, réclamera l'an prochain des images de fellation. Le manifestant, exalté cette année par ses défilés de masse, cherchera l'an prochain à affronter la police. Les postiers en grève, qui se contentent aujourd'hui de paralyser les communications, descendront demain dans la· rue pour y paralyser la circulation. L'escalade dans la stimulation n'est pas seulement le fait de ceux qui agissent mais aussi celui de ceux qui subissent, de la facilité avec laquelle nous nous habituons aux choses. Le défilé pacifique ne nous excite plus, le nu n'attire plus notre attention, la boîte aux lettres vide ne nous arrache plus qu'un soupir mécontent. L'escalade dont je parle exige, dans un sens, la coopération de toutes les parties en cause. Mais son aboutissement sépare de façon drastique le sensualiste du violent. La faiblesse du choc sensuel réside en ceci qu'à un certain stade il cesse de stimuler, alors que la violence ne connaît pas de telles limites. Je crois que, lorsque nous parlons de la triade des besoins innés, nous devons préciser la différence existant entre des actions apparemment de même nature. Nous sommes poussés vers la stimulation par un ennui qui a lui-même été engendré par la sécurité et l'absence d'identité. Mais de nouvelles sensations satisfont seulement notre besoin de stimulation, alors que la violence tend à satisfaire de surcroît notre besoin d'identité. Celui qui participe à quelque nouvelle aventure sensuelle y trouve peut-être l'impression fugitive d'être différent, le jeune qui découvre la drogue se sent peut-être supérieur à des camarades plus sages et, sans aucun doute,

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à des aînés réprobateurs mais cette acquisition d'une identité ne dure qu'aussi longtemps que le stimulus reste exceptionnel. Lorsque les drogues deviennent d'usage courant, le jeune en question n'est qu'un intoxiqué de plus. Il se peut qu'il garde une identité à ses propres yeux embués, mais elle n'est apparente aux yeux de personne d'autre. Les violents, eux, sont applaudis et, que les applaudissements traduisent l'enthousiasme de leurs collaborateurs ou la condamnation de leurs antagonistes, ils sont reconnus, identifiés, délivrés de l'anonymat. Alors que le sensualiste n'acquiert d'identité qu'à ses propres yeux, les violents y atteignent publiquement. Excitation et reconnaissance ne font qu'un. Même si le monde de la violence reste clandestin, qu'il soit celui d'une mafia ou celui d'une conspiration politique, la ;menace qu'il représente est reconnue et crainte par toute la société - et au sein de la sombre principauté de la violence (unie, notons-le en passant, par le complexe amitiéhostilité) les individus sont redoutés, admirés, haïs, aimés, et ils ont un rang hiérarchique. Bref, ils ont atteint à l'identité. La violence dont je parle ici crée, par la menace ou l'attaque physiques, de petits mondes obscurs à l'image de la société dont ils font partie et contre laquelle ils agissent. De tels mondes ont leurs propres valeurs, défendent leurs territoires, établissent leurs propres lois, estiment leurs alphas, méprisent ou ignorent leurs omégas, punissent leurs traîtres. Quelle que soit la nature de ce petit monde de conspirateurs criminels ou politiques, de gangsters juvéniles, de vieux membres de l'establishment, d'activistes en révolte, nous retrouvons en gros les mêmes facteurs particuliers au sousgroupe : la non-communication, qui élimine la compassion sociale ; la xénophobie, née de la non-communication et tendant à voir des ennemis dans la majorité de nos partenaires sociaux ; l'illusion d'occuper une position centrale, qui justifie nos objectifs et condamne ceux des autres, entraînant un.e certaine paranoïa. Des fins justifiées autorisent l'emploi des moyens les plus violents. Et au sein de ce petit monde

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irrationnel un nouveau compagnonnage se forme, une nouvelle communication se manifeste, l'anonymat disparaît, l'identité, à nouveau, devient possible. Le fait qu'ouvertement ou secrètement, consciemment ou non, nous applaudissions le triomphe de la violence ne peut être expliqué que par la déraison humaine et le péché originel. Toujours est-il que nous applaudissons. Et comme si nous étions secrètement conscients de notre faiblesse, nous admirons la violence comme une nouvelle invention, attestant l'ingéniosité de l'homme lorsqu'il s'agit de satisfaire ses besoins animaux innés, trop rarement reconnus. Le sousgroupe a transposé les attraits de la guerre de jadis sur une scène sociale contemporaine, où la réplique nucléaire est impossible. Mais l'invention en question l'est tout autant. Nous savons que l'image rousseauiste d'un monde originel où l'homme solitaire était bon, aimable, sans besoins, sans animosité à l'endroit de son voisin, n'a jamais existé et n'existera jamais. Nous savons que n'a jamais existé et n'existera jamais non plus le monde originel de Hobbes, où chaque homme faisait la guerre à tous les autres. Ni Rousseau ni Hobbes ne se rendaient compte que l'impératif social a toujours pesé et pèsera toujours sur nous. Et cet impératif n'a jamais été aussi contraignant qu'aujourd'hui. Le sous-groupe de violents n'a pas d'existence autonome. L'étudiant dépend du facteur s'il veut recevoir le chèque que lui envoient ses parents. Le facteur dépend du laitier s'il veut que son bébé survive. Le laitier dépend du dentiste, à moins qu'il ne s'accommode d'avoir mal aux dents. Le dentiste dépend du téléphone si le facteur veut prendre rendez-vous. Le téléphone dépend de Dieu sait qui, Blanc ou Noir. Le Noir dépend aussi du téléphone s'il veut organiser une émeute qui ne soit pas un geste d'amateur - et ainsi de suite. L'intrication des sous-groupes dans une société moderne et développée nous révèle notre plus grande vulnérabilité, mais la toile d'araignée de l'interdépendance devrait être tout aussi décourageante pour les petits mondes de la

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violence. L'animal ne peut pas subsister seul et moins encore, entre tous les animaux, l'homme moderne. Il serait ridicule cependant de croire qu'à une époque de non-communication toujours plus grande une affirmation d'une logique aussi élémentaire soit de nature à influencer ou à freiner les actions d'un animal moins réputé pour sa raison que pour son caractère querelleur. Revenons donc aux jeux et aux règles de l'évolution. Les gouvernements peuvent tomber; les sociétés subsisteront. Il n'y a pas d'autre solution. Un nouveau César franchira un nouveau Rubicon, et l'Italie continuera. Le progrès technologique, tout en satisfaisant le besoin de sécurité économique de majorités croissantes, les condamne à l'anonymat, mais la quête d'une identité ne cessera pas. Le sous-groupe violent, si justes que soient ses exigences ou ses protestations, cherche d'abord à satisfaire ce besoin inné. La violence conduit à des victoires immédiates mais à un échec final. Le sous-groupe belliqueux, en niant les besoins sociaux de tous les autres, nie finalement les siens. Le cours de l'évolution est, en fait, un impératif. Nous en sommes venus à traduire la sécurité uniquement en termes de satisfaction des besoins matériels, mais traverser (à pied) une ville balayée par la tempête pour aller travailler, alors que les conducteurs de métro ou d'autobus sont en grève, ce n'est pas la sécurité. Ne pas pouvoir téléphoner au médecin lorsque votre enfant est malade (ou même craindre de ne pouvoir le faire), non plus. Etre incapable de toucher votre chèque mensuel (que vous soyez charpentier, chauffeur d'autobus ou employé du téléphone) parce que les employés de banque sont en grève, ce n'est pas la sécurité si vous avez à payer votre loyer. Et vous demander pourquoi votre mari n'est pas encore rentré de son travail ou ce que signifient ces pas dans la rue, est-ce la sécurité? Ou encore apprendre que votre concurrent en affaires a fait faillite parce qu'il était incapable d'augmenter sa production, alors que vous vous en savez tout aussi incapable que lui et que

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vous avez huit cents employés qu'une grève de cinquante d'entre eux pourrait priver de travail ; assister, à la télévision, à une émeute - le sang, les cris, la férocité déchaînée en vous demandant si votre fils n'y participait pas ; vous demander pourquoi, depuis trois longs mois, vous êtes sans nouvelles de votre fille, qui est à l'université dans. une autre ville ; tout cela, est-ce la sécurité ? Et pendant ce temps, votre mari, bloqué depuis deux heures dans un embouteillage provoqué par une centaine de manifestants « non violents » se prend à s'interroger sur les vertus de l'Etat policier ... Ce tableau que je brosse est modéré. Il est à l'image de ce que nous connaissons tous les jours. Je n'y fais place à aucune anticipation de la violence, des ravages massifs ou des représailles massives auxquels nous pourrions assister demain. J'ai voulu simplement montrer que les vieilles insécurités matérielles ont été remplacées par les nouvelles angoisses de la violence. Les actions de l'anarchie font renaître dans tout le corps social l'obsession du plus élémentaire des besoins innés, celui de la sécurité. Alors que, hier, nous nous demandions où nous trouverions notre prochain repas, demain nous pourrions nous demander où tombera le prochain coup. La désintégration de la sécurité peut prendre deux voies. La première est celle dont j'ai parlé ; c'est la voie de la peur, de l'angoisse, la terreur de ce qui pourrait nous arriver. Mais il y a aussi une autre possibilité : c'est que l'anarchie démantèle peu à peu notre énorme organisation technologique. L'immense complexe industriel et agricole qui a banni ou qui peut bannir de nos vies l'insécurité économique s'appuie, autant que tout autre institution sociale, sur l'interdépendance. Il ne peut fonctionner sans un niveau élevé d'ordre. C'est-à-dire que nous pourrions nous retrouver devant des situations que nous croyions révolues : banqueroute, diminu;. tion de la productivité et des exportations, baisse des salaires, chômage massif. Il n'y a rien là d'impossible. On ne saurait prédire de quelle manière on sera exécuté,

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que ce soit par pendaison ou par un peloton d'exécution. Nous semblons aujourd'hui avoir choisi l'une des deux, mais comment se fier au choix d'une espèce aussi réputée que la nôtre pour ses inconséquences? Jusqu'où va notre propension à la violence? Jusqu'à quel point peut-on tabler sur notre capacîté de prévision ? L'Histoire nous le dira, si les plus jeunes d'entre nous vivent assez vieux pour cela. Quelque imprévisible poussée de bon sens sauvera-t-elle l'Homo sapiens ? C'est improbable, mais ce n'est pas impossible. L'évolutionniste pèut nourrir un certain optimisme concernant l'homme, dans la mesure où celui-ci est un animal. Ce n'est pas un optimisme qu'il faille prendre très au sérieux. Toutefois, celui qui étudie· rordre et le désordre a de bonnes raisons de. prédire que longtemps, bien longtemps avant que ne se produisent les calamités que j'ai laissé entrevoir, la décision nous aura été retirée. Que nous soyons ou non assez lucides pour le voir, il est là, sur l'autre rive du fleuve. Il attend, comme il a toujours attendu. Ni grand ni petit, ni gros ni maigre, d'un aspect quelconque, il porte un curieux couvrechef et, au côté, une très vieille épée. Si nous n'agissons pas à temps, lui le fera.

9. Les lions de Gorongosa La chasse est le mode de comportement majeur de l'espèce humaine. C'est l'activité organisatrice qui a intégré les aspects morphologiques, physiologiques, génétiques et intellectuels

des individus et des populations qui composent notre espèce. C'est essentiellement la chasse qui a transformé un grand singe bipède en homme fabriquant et utilisant des outils, communiquant avec ses semblables par la parole et expri-

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mant une culture complexe du nombre infini de façons que nous connaissons aujourd'hui. Ces vues, William S. Laughlin, professeur d'anthropologie à l'université du Wisconsin, les a formulées en 1968. L'année précédente, S.L. Washburn avait déjà écrit : La chasse humaine est rendue possible par les outils, mais elle est beaucoup plus qu'une technique ou m~me qu'un ensemble de techniques. C'est un mode de vie, et la réussite de l'adaptation à la chasse (dans ses aspects sociaux, techniques et psycbologiques) a dominé le cours de l'évolution humaine pendant des centaines de milliers d'années. Au sens propre, notre intelligence, nos intérêts, nos émotions et notre vie sociale élémentaire sont des produits évolutifs de cette réussite.

Cette enquête sur le contrat social ne serait pas complète si nous ne nous penchions pas sur le passé de la chasse, car c'est la période de l'évolution humaine qui a fait s'écarter notre route de celle du singe, généralement végétarien. Si l'inclinaison de l'homme à la violence a des origines évolutives, notre longue histoire de chasseurs ne peut être négligée par une référence simpliste au chimpanzé non violent. Si l'organisation sociale de l'humanité diffère autant de celle des primates sous-humains, nous devons en chercher les causes possibles dans ce passé de chasseurs. Mais beaucoup de questions se posent et nos spécialistes ont sur elles des opinions contradictoires. Si celles de W ashburn et de Laughlin sont assez proches, les propos du premier sont les plus restrictifs, en ce que leur auteur parle des « centaines de milliers d'années » durant lesquelles la chasse a dominé notre évolution. Le volume du cerveau humain s'est brusquement développé il y a un peu plus d'un demi-million d'années ; Wasburn parle donc de l'homme véritable. Avant cela, il y eut le temps de l'hominien, cet être qui nous ressemblait presque en tout point mais dont le cerveau ne représentait qu'un tiers du nôtre. Laughlin, lui, lorsqu'il parle de la transformation d'un singe bipède en un homme fabricant des outils, ne parle pas seu-

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lement d'un caractère de l'homme mais de sa naissance effective. Telle fut la thèse pour la première fois soutenu par Raymond A. Dart dans son célèbre article de 1953 sur le passage du singe à l'homme. J'ai raconté dans Les Enfants de Caïn la découverte faite par Dart en 1924 de l'Australopithecus africanus, cet être disparu d'Afrique du Sud, au petit cerveau. J'ai dit que Dart avait vu en lui un hominien carnivore, chasseur, qui disposait d'armes longtemps avant la venue de l'homme à gros cerveau. La vive controverse qui en résulta n'est pas encore terminée. L'un des points sur lesquels elle portait a pourtant été éclairci. En 1967, l'éminent paléontologue Alfred S. Ramer pouvait déclarer que « l'australopithèque et ses semblables sont de toute évidence morphologiquement antérieurs à l'homme et, à une ou deux exceptions près, tous les spécialistes de la question estiment aujourd'hui que les australopithèques du début du pléistocène sont les vrais ancêtres de l'homme». En ce domaine de la science, le plus passionnant et le plus passionné qui soit, où chaque année qui passe voit s'affronter de nouvelles découvertes et de vieux préjugés, la devise de l'amateur comme du professionnel devrait être : « Publie et baisse la tête ». Une question pourtant a été tranchée et une autre a été traitée par la science de telle manière que n'importe qui peut désormais y répondre sans avoir à baisser la tête. Cette question, c'est : « Il y a combien de temps ? ». Les laboratoires de physique ont contribué de façon décisive à l'étude du lointain passé. Si le physicien nucléaire a mis l'espèce humaine en face de problèmes effrayants, il a aussi fourni à l'anthropologie divers moyens de « dater » des fossiles, des couches de laves et même de vieux ossements. Le carbone 14, le potassium-argon et d'autres techniques s'appuient sur le principe selon lequel certaines particules radiogéniques instables atteindront, par re-disposition atomique, la stabilité à des stades donnés. Le potassium, par exemple, a un isotope instable qui, à un rythme infiniment

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lent, se transforme en argon, élément qui n'apparaîtrait pas naturellement dans une ancienne roche volcanique. Par un procédé délicat de laboratoire, la quantité d'argon peut être mesurée, de telle sorte que nous connaissons avec le minimum possible d'erreur l'âge de cette roche. C'est par de telles méthodes que nous sommes en mesure de « dater» les cailloux rapportés de la Lune. Elles ont, depuis dix ans, révolutionné notre connaissance du passé humain. Pour illustrer les Enfants de Caïn, ma femme a dessiné un tableau des hommes fossiles et de ce que nous savions en 1961 de nos ancêtres. A ma demande, elle y a situé l'Australopithecus africanus de Dart il y a 800.000 ans. Seul un amateur téméraire pouvait oser une approximation aussi lointaine dans le temps. Nous savons pourtant aujourd'hui que la couche fossile sud-africaine est au moins deux fois aussi vieille et Clark Howell, de l'université de Chicago, a découvert récemment, dans les gisements du fleuve Omo, en Ethiopie méridionale, des vestiges d'australopithèques deux fois aussi vieux. Pour Kenneth Oakley, ces vestiges remonteraient à quelque 3.500.000 ans. Depuis dix ans aussi, deux questions qui donnaient lieu à de vives controverses ont été tranchées : la parenté de l'homme avec l'australopithèque et l'époque où vivait cet ancêtre. De plus, il est généralement admis qu'il était carnivore. Mais selon la meilleure tradition de l'antropologie africaine, de nouvelles découvertes ont déclenché de nouvelles controverses, de vieux préjugés ont donné lieu à de nouveaux éclats de mauvaise humeur, de nouvelles questions se sont posées, qui n'ont pas trouvé de réponse. De quelle importance pour la survie des hommes ou de presque-hommes fut la consommation de viande ? Avons-nous vraiment chassé ou avons-nous été des charognards ? Si l'homme à gros cerveau a, depuis un demi-million d'années, tué des animaux plus grands que lui, ses ancêtres hominiens à petit cerveau l'ont-ils fait aussi ? Et si la chasse a autant contribué qu'on l'assure à l'évolution humaine, à quand remonte-t-elle?

344 Cette décennie qui a encouragé certains à poser de nouvelles questions m'a donné le temps de réfléchir. Alors que, précédemment, je me préoccupais du rôle joué par les armes dans la survie de la famille des australopithèques, je me préoccupe tout autant aujourd'hui du rôle qui y a joué la dépendance sociale. Ne fut-ce pas une nécessité, pour les premiers hommes et leurs prédécesseurs hominiens, que de chasser de concert, en bandes qui constituèrent la première forme des sociétés actuelles ? Au sein de ces sociétés, la division du travail entre les mâles chasseurs et les femelles restant au foyer avec leurs petits à croissance lente - à la différence de ce qui se passe dans la plupart des espèces de primates - ne fut-elle pas à l'origine d'un schéma social qui est toujours le nôtre ? Ces deux nécessités sélectives - la coopération d'un petit groupe de mâles et la séparation mais l'interdépendance des deux parties du sorps social - n'ontelles pas donné une base biologique à diverses conséquences, le besoin du langage par exemple ? C'est là une hypothèse qu'il est vain de considérer si la consommation de viande n'avait aucune signification du point de vue de la survie, ou si nous avons chassé des animaux dont la petite taille n'imposait pas la coopération des chasseurs, ou si nous nous sommes contentés d'être des charognards, activité peu différente de celle des singes, qui chapardent en solitaires. Commençons donc par examiner cette question du besoin de viande.

2. On lit souvent aujourd'hui que, durant 99 % de son histoire, l'homme a été un chasseur. Cette affirmation s'appuie sur la plus simple arithmétique. Il y a quelque dix mille ans, l'homme a commencé à contrôler ses ressources alimentaires, et d'abord - probablement au Moyen Orient - en apprenant à cultiver le blé et l'orge, puis, un peu plus tard, à domestiquer par un élevage sélectif certains animaux comme les

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vaches et les moutons. Notre intérêt s'est tourné vers les champs et les pâturages. Nous avons commencé à vivre dans des villages, puis, grâce à un surplus de nourriture, dans de petites villes. Le processus a pourtant été lent. Pendant plusieurs milliers d'années les premiers fermiers ont continué à dépendre pour une grande part de la chasse. On peut dire que c'est seulement il y a cinq mille ans qu'une partie importante de l'humanité s'est libérée d'elle. Néanmoins, si l'hypothèse de Washburn, de Laughlin et de tant d'autres est exacte, c'est à son savoir-faire de chasseur que l'homme véritable a dû sa survie pendant le demi-million d'années de son histoire. Le mode de vie que nous considérons aujourd'hui comme normal et sur lequel nous avons bâti des civilisations ne représente donc que 1 % de notre histoire, et c'est pendant cette courte période que les cultures actuelles se sont divisées et subdivisées, qu'elles ont acquis leurs particularités locales. Antérieurement, il n'y avait qu'une civilisation, celle du chasseur, et son caractère était déterminé non seulement par l'homme mais aussi par les animaux qu'il chassait ou avec lesquels il était en compétition. Quelques-uns, sans doute, se livraient à d'autres activités, qui consistaient par exemple à déterrer des coquillages - mais ils étaient rares. Lorsque l'anthropologue moderne affirme que l'unité essentielle du genre humain se fonde sur la chasse, il parle du demi-million d'années moins cinq mille durant lesquelles nous avons tué des animaux assez grands pour nous nourrir, nous et nos enfants. Cette hypothèse est contredite non seulement par des assertions aussi hasardées que celles de William et Claire Russell pour qui nous n'avons chassé que pendant cinquante mille ans, mais également par l'argument beaucoup plus ser1eux de nombreux anthropologues qui minimisent l'importance de la viande dans le régime alimentaire des peuples de chasseurs d'aujourd'hui. Pour eux, 80 % de la nourriture de ces groupes primitifs auraient consisté en

346 plantes sauvages, récoltées d'ordinaire par les femmes et les enfants. En d'autres termes, nous n'aurions jamais été tellement tributaires de la chasse. Mais c'est là négliger au moins deux points essentiels. L'ethnologie a sans doute un rôle à jouer dans la reconstitution de notre passé ancestral, mais il faut traiter ses données avec une extrême prudence. Le fait que l'hominien et l'Homo aient indu des aliments végétaux dans leur régime est probablement incontestable, mais l'inclination végétarienne des chasseurs d'aujourd'hui est contredite par les recherches de Richard Lee : sur vingt-quatre populations de chasseurs d'Afrique et d'Amérique du Sud, il n'en a trouvé qu'une seule dont le régime alimentaire fût constitué pour 80 % de végétaux : les Hazdas d'Afrique orientale. Mais si nous nous référons à l'étude de James Woodburn consacrée aux Hazdas, nous constatons que ce pourcentage a été calculé en poids et non en calories. Si un homme veut vivre longtemps, il y a une différence appréciable entre une livre de bœuf et une livre de laitue ... Bien que nous ne soyons pas en mesure de calculer en calories les autres chiffres cités par Lee, nous constatons que sur les vingt-quatre populations de sa liste, cinq autres seulement tirent des végétaux plus de 60 % de leur nourriture. Et si nous nous tournons vers les populations d'Amérique du Nord vivant au-dessus de la latitude de New York, comme les Esquimaux, les Chipawayans ou les Chinooks, nous nous apercevons que quatre sur trente seulement ont des régimes alimentaires où les plantes sauvages entrent pour plus de 50 % . Ce sont pourtant là les seules populations modernes de chasseurs dont les besoins en protéines puissent être comparées à ceux de l'homme primitif qui a survécu à un demi-million d'années de période glaciaire en Europe et en Asie. La chaude Afrique, où le besoin de protéines était moins grand, a été le cadre de l'évolution encore plus ancienne des hominiens, et Lee lui-même nous a apporté à ce sujet un

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document intéressant. Les bushmen 1 Kungs vivent à proximité d'une série de points d'eau de l'Afrique du Sud-Ouest. Lee a constaté que 70 % de leur régime alimentaire (en calories et non en poids) proviennent non de la chasse mais de la cueillette. Mais il faut préciser que la région favorisée où vit ce groupe particulier de bushmen est une vaste forêt où poussent les noix dites mongongos, riches en protéines. Leur coque est si dure qu'elles peuvent rester sur le sol pendant un an sans pourrir - et le raisonnable bushmen préfère les ramasser plutôt que de pourchasser des animaux dans le désert du Kalahari... Les Kungs sont un peuple heureux : sur les 2140 calories qu'un bushman absorbe quotidiennement, 190 seulement proviennent d'aliments autres que la viande et les noix. Ce régime lui réussit, puisque Lee a constaté que 10 % de la population ont dépassé soixante ans. En revanche, Henri Vallois, du Musée de l'Homme de Paris, a découvert que sur 382 restes fossilisés d'hommes du pléistocène, dix seulement étaient ceux d'individus ayant dépassé la cinquantaine au moment de leur mort : « Rares étaient les individus qui dépassaient quarante ans (...) Si la période qui va de vingt à trente ans est considérée comme celle de la fécondité maximale d'un couple, il est évident que lorsque les membres les plus âgés d'une famille atteignaient l'âge adulte, leur mère était déjà morte et leur père n'était pas loin de sa fin. » Les heureux bushmen de Lee ont peut-être atteint, grâce à leurs noix mongongos, une certaine prospérité et même un grand âge, mais nos ancêtres n'ont pas eu cette chance. Il y a beaucoup à apprendre de ces fossiles vivants, les peuples contemporains qui rejettent les méthodes modernes. Le fait que tous possèdent une très subtile connaissance du monde naturel dont ils dépendent est à l'honneur de notre espèce. Le fait qu'aucun peuple vivant, si primitif soit-il, ne parle un langage grammaticalement moins complexe que le 1. Habitants

de la brousse (N. d. T.).

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nôtre en dit long au linguiste sur la probable ancienneté de la communication entre les humains. De telles observations prennent encore plus d'importance lorsque nous nous rappelons que les rares populations marginales de chasseurs existant aujourd'hui sont des perdants au jeu de l'évolution et que nous les comparons à ces premiers vainqueurs dont les gènes allaient ensemencer les . continents. Mais les pièges tendus sous les pas de l'ethnologue sont nombreux, et il faut relever une deuxième erreur. Même si nous déduisions de faits contemporains que nos ancêtres chasseurs n'étaient pas, en réalité, tellement assujettis au besoin de viande, nous aurions à compter avec une objection de taille : nos chasseurs d'aujourd'hui ne sont pas aussi primitifs ; aucun n'ignore l'usage du feu ou des ustensiles culinaires ; rares enfin sont les aliments naturels autres que la viande (par exemple le miel et les noix) que l'homme puisse digérer sans les cuire. Toutefois le feu et, a fortiori, les ustensiles culinaires doivent être considérés, dans l'optique de la préhistoire, comme des inventions récentes. Les céréales n'ont pu être incorporées au régime alimentaire de l'homme avant que celui-ci n'eût le moyen de les faire cuire. Moissons et marmites sont apparues comme étroitement associées dans la révolution agricole, et cela s'est passé il y a tout juste dix mille ans. Dès lors que nous possédions le feu, la cuisson était théoriquement possible, et l'usage du feu est beaucoup plus ancien que cela. L'homme de Pékin, il y a 400.000 an~, avait déjà des foyers à Choukoutien, et on en a trouvé de plus anciens encore en Hongrie et dans le sud de la France. Dans le Nord, la domination du feu remonte aux périodes glaciaires. En ces temps-là, le feu servait-il à la cuisson des aliments ou seulement au chauffage ? Si l'homme, très certainement, devait avoir découvert que certains tubercules et certaines racines devenaient comestibles s'ils étaient exposés à la chaleur du feu et si l'on a même trouvé à Choukoutien des restes de baies carbonisées, il n'en reste pus moins que le feu servait essentiellement à se réchauffer. En

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effet, en Afrique - où se posaient de nombreux problèmes mais non celui de se défendre contre un froid mortel - nous n'avons pas trouvé d'indices d'un usage aussi ancien du feu. Dart crut, un moment, que ses australopithèques de la vallée de Makapan avaient utilisé le feu, mais il a été démontré que non. Chose curieuse, on a relevé des indices d'usage du feu à moins de deux kilomètres de là, dans la même vallée, comme d'ailleurs dans la grotte Montagu, en Afrique du Sud, et aux Chutes du Kalambo, en Zambie - mais en aucun cas ces indices ne remontent à plus de 50.000 ans. Si la transformation de végétaux en aliments était une nécessité vitale pour l'homme en voie d'évolution, il devient impossible d'expliquer pourquoi le feu apparaît si tard en Afrique. Nous devons conclure, je crois, que le goût de ces aliments végétaux n'était pas très vif chez nos ancêtres - et que nos propres enfants, boudant les légumes, ne font que se conformer à une vieille tradition. Conséquemment, je crois fausse l'analogie ethnologique. Les peuples primitifs de chasseurs qui subsistent aujourd'hui sont plus tributaires de la chasse qu'on ne l'admet généralement, et ces peuples, qui utilisent tous le feu, ont pourtant à leur disposition beaucoup plus d'aliments végétaux que n'en avaient nos ancêtres. La viande n'a jamais été un luxe, comme elle l'est pour le chimpanzé ou le babouin - mais nous ne pouvons pas pour autant en conclure que, parce que la consommation de viande était indispensable à la survie de l'homme en évolution, la bande de chasseurs opérant de concert était une nécessité sociale. Après tout, il était possible de capturer au piège et au collet de petits animaux. Peu d'anthropologues nieront qu'au cours du demi-million d'années écoulé l'homme à gros cerveau a chassé et tué de grands animaux. Les grottes de Choukoutien, découvertes en Chine dans les années 30, attestent une présence humaine remontant de 200.000 à 400.000 ans d'ici. L'homme de Pékin, connu sous le nom d'Homo erectus, fut une première version de l'Homo sapiens et, comme son cousin de Java, le Pithecan-

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tropus,, il avait un cerveau d'un tiers plus petit que le nôtre. Ses plus anciens vestiges sont pourtant entourés d'os de rennes, ceux-ci étant de toute évidence son aliment principal. Le fait que son cerveau n'ait été que de 1.000 centimètres cubes ne met pas en cause son statut d' Homo : le cerveau d'Anatole France n'était pas plus gros - et bien que l'auteur du Crime de Sylvestre Bonnard ait porté le plus petit chapeau de Paris, personne ne songe à lui contester le titre de grand écrivain ... Pour ce qui concerne deux contemporains de l'homme de Pékin, l'homme de Java et un crâne récemment découvert dans la gorge d'Olduvai, en Tanzanie, nous ne savons pas avec certitude s'ils chassaient, mais nous savons que tous deux sont vieux de 495.000 ans. Cependant, un site remarquable du Kenya, à peine plus récent, nous fournit toutes les précisions souhaitables : on n'a pas de vestiges de son occupant, mais nous possédons ses armes et des restes de ses proies. Olorgesaillie se trouve à moins d'une heure de voiture de Nairobi. Ce lac (ou cette série de lacs) asséché fut découvert par L.S.B. Leakey et remarquablement décrit par Glynn Isaac, qui le fait remonter à 400.000 ans, c'est-à-dire, notons-le en passant, 350.000 ans avant l'apparition du feu en Afrique. Pendant des millénaires, cet antique bassin fut tour à tour rempli par les pluies et vidé par la sécheresse, engouffrant ou révélant l'histoire de ceux qui vivaient sur ses rives. C'étaient sans aucun doute de vrais hommes, mais étaient-ils de l'espèce erectus ou de l'espèce sapiens ? La nature de leurs armes plaide en faveur de la seconde hypothèse, car ce sont des haches du type paléolithique, en forme d'amande, bien taillées, mais leur quantité défie toute explication. Il y a 400.000 ans, les grands animaux étaient nombreux, eux aussi. Leurs fossiles, à Olorgesaillie, vont du cochon géant à l'hippopotame, en passant par le cheval. On a retrouvé également d'innombrables dents de Simopithe·cus, un babouin aujourd'hui disparu, probablement quatre fois aussi grand que le babouin que nous connaissons - lequel

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donne déjà pas mal de souci à l'homme moderne, doté d'armes modernes. Comment nos ancêtres faisaient-ils pour tuer ces primates monumentaux? On pourrait penser qu'ils en étaient incapables et qu'ils se contentaient des restes laissés par de plus puissants prédateurs, mais quel est le félin qui pouvait tuer de tels babouins ? Il est improbable qu'il pût s'agir du tigre à dents de sabre, énorme mais lent. Je suis tenté de conclure qu'un tel exploit nécessitait l'action concertée d'un groupe de chasseurs, opérant la nuit, mais laissons la question en suspens. Nous y reviendrons après avoir examiné le problème des charognards, dans la troisième partie de ce chapitre. Pour l'instant, bornons-nous à admettre que, depuis un demi-million d'années, l'homme véritable a laissé des indices du fait qu'il se nourrissait d'animaux beaucoup plus gros et plus dangereux que lui - et considérons un autre problème : est-ce seulement à l'époque de l'Homo que nous voyons ces vestiges fossiles associés aux restes d'animaux plus grands que nous et que nous avons pu les tuer - si nous les tuions effectivement nous-mêmes grâce aux efforts conjugués d'une bande de chasseurs ? Remontons encore un peu plus loin dans le temps. Dans Les Enfants de Caïn j'ai qualifié la lointaine et sèche gorge d'Olduvai, en Tanzanie, de Grand Canyon de !'Evolution humaine. En 1961, Louis et Mary Leakey ont confirmé mes vues : ils y ont trouvé, en plus d'un nombre énorme d'outils et d'armes en pierre, un seul fossile d'hominien, que Leakey a baptisé Zinjanthropus. A mon regret, le Dr Leakey n'a pas très bien accueilli mon hypothèse, selon laquelle le Zinjanthro pus était une variété d'Australopithecus robustus, luimême cousin végétarien de l'africanus de Dart, découvert par Robert Broom en Afrique du Sud de nombreuses années plus tôt. C'est pourtant ainsi que le zinjanthrope est aujourd'hui classé. Le robustus, avec ses molaires volumineuses faites pour mâcher et son régime en grande partie végétarien, ne peut avoir été un ancêtre de l'homme : il appartenait à un lignage parallèle. Là-dessus, pourtant, plusieurs années après

352 la publication de mon livre, Leakey annonça la découverte de ce qu'il appelait I'Homo habilis, carnivore à petites dents, sans crête crânienne et ressemblant à I'africanus de Dart. Son cerveau était un peu plus gros, ses caractéristiques anatomiques plus proches de celles de l'homme. Il apparaissait donc comme l'être le plus proche de l'ancêtre humain que l'on pût espérer découvrir. Les Leakey l'avaient trouvé au fond de la gorge d'Olduvai et les tests au potassium-argon permettaient de lui attribuer près de deux millions d'années ! L'Homo habilis était un hominien, quatre fois plus ancien que les plus vieux vestiges de l'homme véritable et doté d'un cerveau qui représentait moins de la moitié du volume du nôtre : cette découverte produisit un choc dont l'anthropologie ne s'est jam ais remise ... Les discussions allèrent bon train. Leakey niait que !'habilis fut un australopithèque. Aujourd'hui, presque tous les spécialistes (Le Gros Clark, Oakley, Campbell, Robinson, Howell) sont en désaccord avec lui. L'habilis était en réalité à mi-chemin sur les pentes évolutives de l'ascension vers l'homme. Que nous l'appelions ou non Homo est une question purement sémantique, dès lors que nous ne contestons pas qu'il était un membre évolué de la famille de I'africanus de Dart, mais la question de savoir s'il était ou non un chasseur de grands animaux n'a rien à voir avec la sémantique. S'il ne capturait que des tortues, ne prenait aux pièges que des rongeurs et des oiseaux, ne s'en prenait - comme les babouins d'aujourd'hui - qu'aux petits des gazelles, le groupe de chasseurs n'était pas nécessaire. La réponse à cette question nous éclairerait sur l'm;ganisation sociale des anciens hominiens à petit cerveau. Nous savons aujourd'hui que les plus vieux vestiges d'Olduvai sont antérieurs d'au moins un million d'années aux premières traces que nous ayons de l'existence de l'homme véritable à gros cerveau. Presque tous ces vestiges ont été trouvés sur les lieux où vivaient les hominiens, lors des fouilles effectuées par les Leakey. Les outils ou armes de pierre

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sont l'ouvrage d'un être dont le cerveau était au moins deux fois plus petit que le nôtre et il ne s'agit pas seulement de cailloux grossièrement taillés mais de produit d'une véritable industrie de la pierre. L'habilis n'était pas un novice en la matière. L'était-il alors en matière de chasse ? C'est ainsi que le présentèrent les premiers commentaires suscités dans la presse par sa découverte, et dans beaucoup d'esprits qui devraient se montrer plus circonspects subsiste l'impression qu'avant l'apparition de l'homme véritable, l'hominien tuait seulement de petits ou de très jeunes animaux. Pourtant, au cours des années qui suivirent la découverte d'Olduvai, on y trouva des restes fossilisés d'animaux dont la taille était comparable à celle du lion. Le fait qu'ils furent mangés est confirmé par la découverte de nombreux ossements écrasés à coups de pierre pour en extraire la moelle. Rien en revanche ne vient à l'appui de l'hypothèse selon laquelle !'habilis se contentait de tuer des tortues, des rongeurs et des oiseaux, et l'absence d'ossements de petits animaux donne au contraire à penser que les hominiens chassaient en bandes. Chez les animaux, seuls les chasseurs solitaires, comme le léopard ou le guépard, tuent régulièrement des proies plus petites qu'eux-mêmes. Le mâle solitaire n'a que lui à nourrir, la femelle solitaire elle-même et ses petits : une antilope de petite taille, leur suffit. Mais les chasseurs sociaux ont beaucoup de bouches à nourrir, en sorte que la horde de loups s'en prendra au caribou ou à l'élan, la hyène au zèbre ou au gnou, et la bande de lions prendra même le risque de s'attaquer au buffle. Lorsque les temps sont durs, bien entendu, on se contentera de ce qui se présente et les loups mangeront des souris, mais ce n'est pas leur régime normal. La chasse en commun rend possible, exige même le gros gibier. Quoi qu'il en soit, il y a deux millions d'années, un hominien pesant quatre-vingts livres et dont le cerveau était au moins deux fois plus petit que le nôtre tuait des animaux aussi grands que les plus grands que nous connaissions aujourd'hui, alors qu'il ne disposait que d'armes rudimen-

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taires. Cet exploit eût été impossible si !'habilis et les autres parents de l'australopithèque n'avaient chassé en bandes bien organisées, et même dans ce cas la chose semble si difficile que nous ne pouvons écarter l'hypothèse selon laquelle ils ne tuaient pas eux-mêmes mais s'emparaient de proies tuées par d'autres. Tournons-donc vers la communauté je crois, nous apportera une réponse.

des prédateurs,

qui,

3. La réserve de Gorongosa est un Eden animal, situé près de la côte sud-est de l'Afrique, là où le chaud Océan Indien fait souffler chaque année son humide mousson. A la différence de la plupart des réserves africaines, sèches, ouvertes, de haute altitude, Gorongosa est un jardin tropical, avec des palmeraies et des rivières en crue pendant la saison des pluies qui laissent, en se retirant, de vastes pâturages. La nourriture y est donc abondante. Nulle part ailleurs les zèbres n'ont un pelage plus luisant, les hippopotames ne sont plus gros, les buffles plus stupides, les babouins ou les antilopes plus nombreux, les lions plus heureux. Mais ce qu'il y a peut-être de plus appréciable à Gorongosa, du point de vue animal, c'est que, jusqu'il y a quelques siècles, les hommes ne s'y étaient jamais manifestés. Même aujourd'hui, on n'en voit pas beaucoup. Le Mozambique a un peu la forme de la Californie et de l'Oregon réunis, elle est plus vaste et d'un accès plus difficile. Son parc géant, qui s'étend jusqu'aux montagnes, se trouve à quelque 150 kilomètres du port de Beira, mais comment atteindre Beira ? Si l'on veut s'y rendre en partant de Lourenço-Marquès à des centaines de kilomètres plus au sud, c'est gagner Lourenço-Marquès qui pose un problème. Bref, !'obstiné qui finit par arriver à Gorongosa ne risque pas d'y être gêné par

356 la circulation, et le lion qu'il y rencontrera le regardera à son tour comme un animal rare, sans importance et sans intérêt. Les lions de Gorongosa ont la vie belle. Le gibier est si abondant qu'ils n'ont qu'à tendre les griffes. Il y a quelques années, les Portugais, un peu naïfs en ces matières, ont construit un ensemble de cottages pour les touristes, trop près de la zone des crues d'été. Les lions s'y sont installés et, si vous passez par-là en voiture, une lionne installée à une fenêtre, pareille à une grand-mère d'un village de montagne en Italie, vous suivra des yeux en baîllant. Gorongosa est un lieu de loisir, luxuriant et tranquille, ressemblant sans doute beaucoup à cet autre Eden de l'Afrique orientale où, il y a vingt millions d'années, le premier ancêtre de l'homme prit la décision irréversible de devenir un peu plus qu'un singe. Le visiteur de Gorongosa, comme de toute autre réserve africaine, espère toujours qu'il verra un lion tuer une proie. Cet espoir est un rappel de notre passé de chasseurs. Que ce visiteur soit un clergyman ou un soldat, une ménagère ou un écolier, c'est toujours la même chose. Jung dirait qu'il y a là un écho fantasmatique de notre expérience universelle. L'homme s'identifie au lion, et c'est pourquoi le lion, du point de vue humain, est le plus important des animaux. Les chimpanzés, les rats, les macaques rhésus ont leur place dans nos laboratoires, mais c'est le lion qu'on trouve sur nos pièces de monnaie, nos porches, nos marches de musées, nos génériques de films, dans nos métaphores et nos légendes. Ses capacités cérébrales sont dérisoires, mais c'est son nom que nous aimons. Sa paresse dépasse celle de la tortue, mais nous lui envions son rugissement. Le despotisme du lion mâle est pire que celui d'un Staline, mais dès que nous entrons dans une réserve nous espérons le voir tuer. Même lorsque nous nous rendons compte que le grand mâle est trop paresseux pour le faire et laisse le plus souvent ce soin aux femelles, nous restons fidèle à l'image inscrite depuis des millénaires dans notre mémoire collective : les lions incarnent la puissance. C'est Adler plus Jung.

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Cette image est justifiée, car le lion est la bête que nous affrontions face à face avant l'apparition d'armes capables de tuer à distance. La légende qui veut que le lion ait peur du feu a été battue en brèche par George Adamson, depuis de longues années en activité dans le District Nord du Kenya. Bien que les lions mangeurs d'hommes soient rares, l'une des fonctions d' Adamson consiste à les trouver et à les tuer lorsqu'on signale leur présence à proximité de quelque village indigène. J'ai demandé à Adamson comment il reconnaissait un mangeur d'hommes. C'est très simple, me répondit-il : il suffit de s'installer aux abords du village, la nuit, d'allumer un feu et d'attendre, le fusil sur les genoux. Le lion qui n'est pas un mangeur d'hommes restera à l'écart, car le feu est le signe d'une présence humaine, tandis que le mangeur d'hommes, lui, s'approchera pour la même raison. La méthode est pleine de risques, mais elle prouve que ce n'est pas le feu qui effraie le lion : c'est l'homme. Comme la plupart des animaux, il a appris à respecter l'homme et ses armes qui tuent à distance ; et ce respect, aujourd'hui, est probablement inné. Mais si d'aventure il a goûté à la chair humaine et si son attrait est plus puissant que la peur, le feu ne l'éloigne pas, au contraire. L'idée que le feu effraie par lui-même les prédateurs est un mythe anthropologique. Nous pouvons même nous demander s'il n'y a pas là une explication du long retard apporté à l'usage du feu en Afrique : avant que nous ne possédions des armes à longue portée, comme l'arc et la flèche, les grands félins n'avaient aucune raison de nous craindre ou de voir en nous autre chose que des proies - et dans ces conditions le feu n'était pas notre ami. Nous avons de bonnes raisons de craindre et d'adorer le lion, de l'appeler le roi des animaux. Nous l'avons emporté sur lui grâce à nos armes et aujourd'hui, à Gorongosa, il nous ignore. Mais si nous avons été des chasseurs, pendant des millions d'années nous avons fait partie de la même communauté de prédateurs. Dans la grande mosaïque des espèces,

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nous étions des compagnons et des concurrents, et au sein de la communauté de prédateurs (guépard, léopard, lycaon, loup, hyène, tigre à dents de sabre), le lion était le roi. Notre connaissance récemment acquise de cette communauté éclaire beaucoup de questions et contredit beaucoup d'hypothèses. Jusqu'à aujourd'hui, nous ne connaissions presque rien des plus dangereux prédateurs et notre ignorance était un handicap aussi lourd que notre ignorance des primates il y a dix ans - mais les travaux définitifs de George B. Schaller et Hans Kruuk, même s'il n'ont pas encore trouvé d'échos dans la presse, nous apportent les données dont nous avions besoin. L'une de leurs principales conclusions est que toutes les espèces de prédateurs tuent et que toutes s'en prennent aux proies tuées par d'autres. La compétition en ce domaine est telle qu'elle n'a dû laisser que peu de place au petit carnivore mal adapté qu'était notre ancêtre. Kruuk a montré quel redoutable chasseur peut être la hyène, bien qu'elle passe pour lâche. Kruuk a entrepris ses observations en 1964 dans le cratère de Ngorongoro, en Tanzanie. Il y a deux millions d'années, alors que les australopithèques ou leurs proches fréquentaient la gorge d'Olduvai, le Ngorongoro était un gigantesque volcan. Par la suite il

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s'éteignit, pour devenir ce que les géologues appellent une caldeira de cent miles carrés. Envahie par la végétation, celleci devint un Eden animal qui a attiré l'une des populations de hyènes les plus denses de toute l'Afrique. Kruuk a observé qu'il n'y avait pas assez de lions dans la région pour fournir de la viande aux hyènes - ni aux lions eux-mêmes. Les bandes de hyènes devaient tuer elles-mêmes, et pourtant il y avait peu de signes de la chose. Quand le faisaient-elles ? Kruuk trouva la réponse en suivant des bandes de hyènes la nuit, en voiture et sans lumière. Je me demande comment il a fait pour ne pas se tuer lui-même, mais il a découvert le secret des hyènes. Celles-ci ont une étonnante acuité visuelle dans l'obscurité, plus grande que celle de la plupart de leurs proies, en sorte que le zèbre ou le gnou, capables de leur échapper en plein jour, ne le peuvent pas la nuit, et que les hyènes, par une action concertée, peuvent attraper et tuer pratiquement tout ce qu'elles veulent. Au cours de nombreuses observations, tant à Ngorongoro que dans la plaine de Serengeti, Kruuk a constaté que dans plus de 80 % des cas elles mangeaient des proies qu'elles avaient tuées elles-mêmes. Les hyènes, pourtant, ont un « problème » émotionnel : dans l'excitation de la curée, la bande fait un vacarme inf ernal qui informe les lions, à des kilomètres à la ronde, que le couvert est mis ... Kruuk a enregistré sur bande ce tapage, suffisant pour attirer dans le quart d'heure qui suit tous les lions du voisinage. A Ngorongoro, ceux-ci se donnent à peine le mal de chasser et se contentent de vivre du travail des hyènes. Pour compléter les observations de Kruuk, Schaller a constaté à Serengeti, où les hyènes sont plus rares et où les lions doivent se donner plus de mal, que 25 % de leurs victimes supposées étaient en fait tuées par quelqu'un d'autre. Les hyènes sont sans doute assez redoutables pour qu'une bande puisse tenir tête à deux ou trois lions, mais grâce au renfort d'un ou deux amis, ceux-ci sont en mesure de l'emporter. Il y a quelques années, De Vore et Washburn ont déclaré

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que les preuves manquaient pour appuyer l'hypothèse formulée plus haut et que l'homme n'avait pu commencer à s'emparer des proies des autres carnivores que lorsqu'il était devenu lui-même un chasseur assez redoutable pour les éloigner de leurs victimes. Cette opinion était particulièrement valable, s'agissant du petit hominien, mal armé, et Schaller s'y rallia. En 1969, fasciné par ce problème, Gordon Lowther et lui-même se transformèrent en hominiens et, à pied et sans armes, ils se rendirent dans la réserve de Serengeti pour voir s'ils étaient capables d'y assurer leur subsistance. Ils capturèrent un petit zèbre malade et abandonné et une jeune girafe qui se révéla aveugle. Ils en conclurent que des chasseurs très primitifs avaient pu s'assurer ainsi un certain apport de viande - et, en fait, comme nous l'avons vu, l'élimination des animaux infirmes ou en mauvaise condition est une fonction normale des prédateurs. Mais bien que ce fut une période marquée par de très nombreuses naissances chez les gazelles, Schaller et Lowther ne réussirent à prendre que peu de petits. En suivant le vol des vautours, ils trouvèrent un buffle qui était manifestement mort de maladie ou de vieillesse. Bien que les charognards fussent passés avant eux, sa carcasse portait encore une bonne quantité de viande, mais selon Schaller cette découverte était pure affaire de chance et la chose ne devait pas être fréquente. Les restes des victimes des lions étaient sans intérêt : ils ne leur offraient que quelques livres de cervelle, protégées par des crânes que ni les lions ni les hyènes n'avaient été capables de briser. Schaller en conclut que seul la chasse systématique et en commun a pu fournir à l'hominien des ressources alimentaires suffisantes. Tant que nous nous faisions de la hyène l'image d'un animal lâche, image qui a prévalu depuis Hérodote, nous pouvions imaginer aussi nos ancêtres faisant fuir la bande affamée pour s'emparer des restes abandonnés par le lion mais considérant ce que nous savons aujourd'hui, nous devons conclure que la hyène, tout à fait capable de tuer des

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gnous adultes, l'était aussi de nous tenir à distance. Le léopard, qui n'est pas en mesure de tenir tête aux lions et aux hyènes, a d'excellentes raisons d'emporter sa proie dans un arbre, comme il fait, et l'hominien était moins redoutable que le léopard. En dépit de féroces compétitions, Schaller a démontré que l'hominien, avec un peu de chance, pouvait se livrer à quelques larcins, mais les entassements d'os que l'on trouve dans les lieux que j'ai dits étaient en grande partie des produits de la chasse. Plus avisés que les hyènes, nous n'informions pas nos concurrents de nos victoires, mais nous emportions nos proies et nous nous taisions ... La chasse en commun apparaît donc comme une évidence. Sans elle, nous n'aurions pu tuer de grands animaux. La bande de chasseurs avait aussi une signification défensive, car nous aussi nous étions comestibles et nous étions une proie aussi attirante que le babouin, dont nous n'avions pas la ressource et la capacité de chercher refuge dans les arbres. Nous chassions - et nous étions chassés. Je ne m'attarderai pas à contredire l'idée saugrenue, soutenue par certains, selon laquelle les grands carnivores nous auraient craint tout autant qu'aujourd'hui avant que nous ne disposions d'armes redoutables. En revanche, une étude remarquable, publiée en 1970 et prouvant que les carnivores mangeaient les australopithèques, mérite d'être citée, ne futce que pour son ingèniosité scientifique. Lorsque C.K. Brain revint de Rhodésie au Museum du Transvaal, il décida de s'intéresser de plus près à un lieu habité jadis par des australopithèques, appelé Swartkrans et situé à une heure de voiture de Johannesbourg. Il avait été découvert par Robert Broom. A la différence de la grande caverne de Makapan de Raymond Dart, qui avait été occupée seulement par l'africanus, Swartkrans ne contenait que des vestiges de robustus. Ce lieu posait une énigme. Broom et, après lui, John Robinson y avaient trouvé de nombreux restes de robustus et de milliers d'animaux. Si, comme Robinson l'avait démontré, le robustus était surtout végétarien, pour-

362 quoi une telle boucherie ? Là-dessus, il y a pas mal d'années, un fabricant de pâte dentifrice, qui cherchait de la chaux, ravagea Swartkrans au point que les savants renoncèrent à en percer le mystère. Brain, lui, n'abdiqua pas, et il trouva une explication : Swartkrans n'avait jamais été une caverne, mais une fosse d'écoulement naturelle, où se déversaient les eaux de la surface. Dans cette espèce d'égoût s'était déposé de la chaux contenant les ossements emportés par les eaux. L'analyse et la classification par Brain et sa femme de quatorze mille fossiles révéla une limitation précise de la taille des animaux : à quelques rares exceptions près, aucun n'atteignait celle des grandes antilopes ou des zèbres. Brain se rendit ensuite au Parc Kruger et y étudia des victimes de léopards. Leur taille était la même, la limite étant fixée par le poids qu'un léopard pouvait emporter dans un arbre. L'Australopithecus robustus était plus grand et plus fort que I'africanus, il était, comme l'attestent ses petites canines, armé comme lui pour se défendre, mais il était aussi susceptible que les animaux dont on avait retrouvé les restes à Swartkrans de constituer une proie de léopard ... Il restait pourtant un problème à résoudre : pourquoi les léopards avaient-ils choisi cet endroit comme théâtre d'opération ? Brain étudia le terrain, presque dépourvu d'arbres, et consulta des botanistes. Il y avait toujours eu, à proximité de la fosse de Swartkrans, un petit bouquet d'arbres, dont la pousse avait été favorisée par le drainage de l'eau - et les léopards, pour soustraire leur proie aux charognards, les y avaient emportées pendant des dizaines de milliers d'années. Les carcasses, tombées sur le sol, avaient été emportées par les eaux ; là était la clef du mystère : ces léopards avaient mangé force hominiens mais aussi des hommes, car il y avait, parmi les ossements retrouvés, ceux d'au moins un Homo erectus. Cette reconstitution du passé prouve surtout notre vulnérabilité au temps de l'apparition de l'hominien. Elle confirme aussi l'hypothèse que j'ai formulée plus haut : si nous tuions, nous étions également tués. On dira peut-être que l' Australo-

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pithecus robustus végétarien devait avoir meilleur goût que l'africanus carnivore mais Kruuk a observé à Ngorongoro un léopard qui se nourrissait presque exclusivement de chacals, et il ne faut pas oublier la hyène, plus redoutable que le léopard et qui mange n'importe quoi, y compris ses semblables. Notre vulnérabilité est ce qui ressort le plus clairement de l'étude de Brain - mais il y a autre chose. La différence est totale entre la composition des fossiles de Swartkrans, en grande partie vestiges de l'action de tueurs solitaires, et celle des fossiles de Makapan. Parmi les soixante-dix ou quatre-vingt mille fossiles de Makapan rassemblés par Dart, Kitching et leur équipe, il y a une majorité d'ossements d'antilopes de taille moyenne ou grande, qui ne peuvent avoir été tuées par des léopards. Ils nous amènent à conclure que dès les premiers temps de l'africanus nous étions déjà des chasseurs opérant en bandes et qui, en dépit du danger, choisissaient de préférence des proies de grande taille. Nous étions des lions parmi les lions bien que, vulnérables comme nous l'étions, nous ne pussions faire montre de leur indolence. Comme pour les lions, en revanche, le courage et la coopération étaient les facteurs de notre future royauté. Au cours d'un récent séjour à Gorongosa, j'ai constaté à deux reprises que des lions avaient tué un hippopotame. Il y a dix ou vingt ans encore, la chose eût 'été considérée comme impossible. Sans doute les lions de Gorongosa sont-ils énormes et certains se réunissent-ils en groupes de chasse d'une douzaine - mais l'hippopotame, lui aussi, est énorme (il peut peser jusqu'à 2.500 kilos) et il est capable, avec ses mâchoires de bulldozer, de tuer un lion comme un chien croque un petit chat. C'est donc une proie redoutable. On sait pourtant comment les lions opèrent : en appliquant la même tactique concertée que nous, au temps où nous étions des chasseurs. Mais on peut légitimement se demander pourquoi ils le font, alors qu'ils ont à leur disposition, en abondance, un gros gibier moins dangereux. On peut poser la même question à

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propos de l'Homo habilis, qui n'avait ni crocs ni griffes, ni la force du lion. Si nous trouvons jamais une réponse satisfaisante, nous en saurons infiniment plùs sur les lions et sur les hommes.

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Au temps où nos années étaient des brefs moments, les millénaires de longs jours, au temps où même un million d'années n'était ponctué que par le lent cycle des pluies et des sécheresses, la sélection naturelle, avec une divine absence de sentimentalité, encourageait ou décourageait l'être qui deviendrait finalement l'homme. C'était le temps des échecs imperceptibles et des victoires dérisoires. Nous vivions. Nous respirions. Nous faisions de notre mieux, en accord avec des lois aussi vieilles que l'amibe. Nous élevions nos petits comme fait l'éléphant - parce qu'ils étaient là. Nous saluions la vie comme l'alouette salue le matin - sans raison valable. Nous mourions à regret, comme meurt le sanglier d'Afrique - sans raison plus appréciable. Nous escaladions les montagnes. Pourquoi? Nous nous languissions dans les vallées. Pourquoi ? Nous faisions de notre mieux et nous obéissions, ce faisant, aux mêmes lois que le lion ou le singe, le kob d'Ouganda ou le mince impala. L'hominien ancestral, au petit cerveau et au corps fragile, se soumettait sans protester aux ordres de la nature. Il vivait, mourait, aimait, se dressait, s'agenouillait, luttait sans merci, acceptait son sort, conduisait l'inconscient pèlerinage humain dans les strictes frontières que la survie lui imposait. Il n'avait pas conscience de nous préparer la voie, et pourtant nous devons voir en lui une partie de nous-mêmes. Si nous sommes doués de prévoyance, c'est qu'il a connu des nécessités qui ont donné à la prévoyance une valeur sélective. Si nous avons conscience de nous-mêmes, c'est qu'il a connu de faibles lueurs de lucidité, les étonnements, les vagues prémonitions qui ont abouti à cette conscience. Si nous pouvons parler, c'est plus que probablement qu'il a connu une ébauche de langage. Mais il y a davantage : il a mis au point un groupe social plus solide qu'aucun autre dans le monde des vertébrés et dont les liens doivent avoir été si forts, le nombre si bien fixé, que nous nous conformons toujours à son modèle. On peut estimer que le groupe de chasseurs était fait de neuf, dix ou onze mâles adultes ou sous-adultes, pour une

366 société de quelque cinquante personnes. Les peuples chasseurs d'aujourd'hui vivent en sociétés moins nombreuses, de quelque vingt-cinq personnes, mais leurs armes leur permettent de tuer à distance et les tueurs ont moins besoin les uns des autres. Il y a un peu plus de dix mille ans, hommes véritables ou hominiens, nous devions tuer de près. La massue de bois ou d'os, la hache, la pierre jetée étaient nos seules armes. Nous tendions certainement des pièges et des collets. Un nombre trop restreint de chasseurs eût été incapable d'encercler le gibier ou de préparer une embuscade ; un nombre trop élevé eût impliqué une communauté de femmes et d'enfants qu'il eût été impossible de nourrir. Le groupe de chasse était presque sûrement composé uniquement de mâles. Chez les lions, le mâle, à la fois paresseux et lourd, laisse volontiers aux femelles le soin de chasser. Chez les hyènes (dont j'ai souligné le curieux dimorphisme sexuel), les loups, les lycaons et les autres grandes espèces de chasseurs, le groupe de chasse est mixte, mais l'hominien primate évolué, pâtissait du fait que la nature ne l'avait pas destiné à être un chasseur. Nous manquions non seulement de force, de vitesse et d'armes ou d'accessoires mortels, mais aussi, comme tous les grands singes, d'enfants grandissant rapidement. Aussi bien, probablement dès le début de notre existence de carnivores, nos ancêtres du deuxième sexe ontelles compris que leur place. était au foyer. A moins d'un an, le jeune lion acquiert une indépendance telle qu'il n'a plus besoin des soins des adultes. Le petit lycaon est presque capable, à six mois, de suivre la meute. Le jeune d'aucun primate supérieur, chimpanzé, gorille ou hominien, n'est aussi rapidement indépendant de sa mère. Conséquemment, le groupe social des hominiens connaissait une ségrégation fonctionnelle. Il y avait la bande des mâles adultes ou sous-adultes qui allait à la chasse, et il y avait le groupe familial, composé des femmes, des nouveaunés, des garçons trop jeunes pour chasser et des filles trop jeunes pour se reproduire. La fonction des membres du

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second groupe était de recueillir fruits et plantes comestibles dans les environs du « foyer », de prendre au piège un lapin ou un oiseau, voire de capturer un ou deux faons. Il y avait donc le monde de l'homme et le monde de la femme, avec leurs obligations respectives. Sur près de deux cents espèces de primates vivants, nous sommes la seule où chacun en nourrit d'autres au-delà du temps du sevrage. Avec la consommation de viande apparurent la division du travail et l'obligation, pour le chasseur, de ravitailler ceux qui ne pouvaient pas chasser. Lorsque ses jeunes sont petits, le lycaon, après s'être gorgé, rapporte de la nourriture qu'il régurgite non seulement à leur intention mais à l'intention de ceux qui sont restés près d'eux pour les garder. Cela aussi annonce la division du travail. Les gardiens en question ne sont pas nécessairement les mères ni même des femelles ; il y a un tour de garde qui change constamment. C'est avec la société hominienne que débuta la première division sociale permanente, basée sur une contribution fonctionnelle à l'ensemble de la société. Et avec elle apparurent l'interdépendance et la responsabilité forcée. Si la bande de chasseurs oubliait ses obligations, ne rentrait pas au foyer ou s'attardait trop dans quelque « bistrot » de la savane, la société risquait de périr rapidement. La sélection naturelle, intervenant au niveau des groupes, fit de la responsabilité sociale une condition de survie. Cette obligation sociale est née dans la savane africaine longtemps avant l'apparition du gros cerveau. La bande de chasseurs tuait non seulement pour son compte mais pour le groupe, et la nécessité quotidienne ou fréquente de rapporter de la viande à l'habitat commun eut d'autres conséquences. Laisser de la viande dans la savane, c'était l'abandonner non seulement à nos rivaux de la communauté des prédateurs mais aussi aux vautours omniprésents. C'est cette nécessité de rentrer au « foyer » qui imposa une limite au rayonnement des chasseurs et, conséquemment, à l'importance numérique du groupe. La zone de chasse était probablement plus limitée

368 au temps des hominiens qu'au temps de l'homme véritable. John Napier, en étudiant les os des pieds de l'habilis, a conclu qu'à ce stade de notre évolution nous étions capables de courir mais moins bien doués pour de longues marches. C'est peut-être cette limitation de la zone de chasse qui a été pour le primate chasseur à l'origine du principe territorial des frontières fixes et de l'usage exclusif d'un espace donné. Le territoire, nous l'avons vu, existe de façon sporadique chez le primate végétarien. C'est de toute évidence une forme de comportement de tous les primates mais qui ne s'exprime pas toujours. Pour le chasseur social, handicapé par l'impossibilité de parcourir de longues di$tances, il était indispensable de posséder un territoire de chasse exclusif et protégé, sans quoi des bandes rivales d'hominiens se seraient emparées de son gibier. Même le loup, le lion et la hyène se partagent un espace de chasse. Seule la meute de lycaons, si redoutable qu'elle fait fuir d'une zone donnée tout le gibier, n'est pas territoriale et doit sans cesse gagner de nouvelles zones pour ne pas être gênée par sa réputation. Nous n'étions pas aussi redoutables, et nos limitations anatomiques ont dti très vite rétrécir notre champ d'action et accroître notre besoin d'espace exclusif. Le comportement territorial, à mon avis, fut très tôt un impératif pour nos ancêtres chasseurs, mais je crois également que, tant que des populations en expansion ne revendiquèrent pas des zones de chasse plus favorables, la compétition ne fut pas trop sérieuse. Comme beaucoup d'espèces, nous nous partagions l'espace en nous évitant. Nous avions sans aucun doute des disputes et des inimitiés, mais nous avions tous assez de soucis pour aller plus loin que d'occasionnels échanges de cris avec nos voisins. C'est la communication non pas avec ces vo1sms mais entre nous qui doit retenir notre attention, car la chasse en commun a dti par elle-même favoriser le développement d'un langage rudimentaire. Parmi nos rivaux, le lion est celui qui a mis au point la chasse tactique la plus perfec-

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tionnée. Un groupe de lionnes évalue l'importance d'une proie et sa localisation, tire parti des obstacles, cours d'eau ou marais, laisse parfois à une ou deux d'entre elles le soin d'attirer l'attention tandis que les autres disparaissent pour se mettre en embuscade, puis, comme on tend un piège, la proie est poussée vers les tueuses cachées. George Schaller m'a soumis une série de croquis inspirés par ses observations : ils font étrangement penser à des parties de football américain. Pourtant, les lions échouent fréquemment, à cause d'une synchronisation imparfaite : ne se voyant pas mutuellement, il y en a souvent un qui n'est pas où il faudrait lorsque le piège se referme. La capacité de communiquer par signaux vocaux a dû être un avantage sélectif pour la bande de chasseurs hominiens, mais je doute que la chasse ellemême ait été le berceau du langage : des signaux à peine plus élaborés que ceux du babouin ou du rhésus auraient suffi. Selon moi, si le vrai langage a constitué un facteur de survie, c'est en permettant l'accumulation d'informations sur le plan social et l'éducation des jeunes. J'ai dit, dans un chapitre précédent, que dans la plupart des sociétés animales l'éducation venait immédiatement après la défense. Plus tardive est la maturité des jeunes dans une espèce donnée, plus grande est la nécessité d'une éducation poussée, sans quoi la lenteur de la croissance serait un désavantage sélectif. Nous pouvons dès lors penser que l'éducation avait une place de choix parmi les valeurs sociales de l'hominien. Pourtant celui-ci, vulnérable comme il l'était, était aussi un chasseur. On ne l'imagine pas emmenant son petit garçon à la chasse. Comment, dès lors, les jeunes apprenaient-ils à chasser ? Rappelons-nous la ségrégation de la société des chasseurs. Le foyer était un concept précis, comme l'atteste le caractère bien délimité des lieux de séjour. L'existence de ceux-ci n'implique pas qu'ils étaient occupés toute l'année. Il devait y avoir des déplacements saisonniers, justifiés par ceux du gibier. Les territoires eux-mêmes devaient se déplacer, mais

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où que campât la société, deux idées étaient sans doute gravées dans nos esprits en évolution. La première était celle du « foyer » où les femmes mettaient leurs enfants au monde, où les jeunes formaient des groupes d'âge et « jouaient » à chasser, où les hommes rentraient, fatigués, avec leur butin. L'autre était celle du terrain d'action, le monde du chasseur, la brousse menaçante, le point d'eau, la savane sans limite défiant le pied encore imparfait. Ce monde-là était celui de la vigilance, de la découverte, des projets, de la camaraderie, de l'action violente, du danger permanent. C'est cette nature dualiste de la société hominienne (caractérisée par la ségrégation fonctionnelle, la séparation physique, la différence du style, des occupations et des buts) qui, à mon avis, fut le berceau du langage tel que nous le connaissons. Des choses devaient être dites. Un chasseur était blessé, un enfant malade. Des chasseurs rentrant les mains vides avaient à s'expliquer. Les femmes devaient parler des léopards menaçant le « foyer », dire leur nombre, les localiser sur la carte pour que le groupe pût être défendu. Pour affirmer sa place dans la hiérarchie et son caractère d'alpha, le chasseur devait pouvoir se vanter de ses exploits, avec force détails (il en est toujours ainsi aujourd'hui...). Il fallait, dans l'intérêt sélectif du groupe, que les enseignements de la chasse soient transmis aux générations futures. En gros, la différence entre le langage animal et le langage humain réside dans la faculté de raconter des histoires. Des explorateurs des frontières linguistiques comme Noam Chomsky, Eric Lenneberg ou Thomas Sebeok estiment impossible que les enfants apprennent rapidement à parler s'ils y sont seulement poussés par le désir de faire plaisir à leurs parents ou d'éviter de leur déplaire. Il y faut une base biologique, comme le démontre l'enseignement de la grammaire : il doit exister un besoin inné qui incite à apprendre non seulement des mots mais aussi leur association. Je vois l'origine de la grammaire dans ces histoires racontées il y a si long-

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temps qu'elles ont précédé le développement du cerveau humain et favorisé son organisation. Le langage animal décrit ou définit une situation réelle, pour mettre en alerte, avertir, inciter à l'action ou au plaisir, demander, menacer ou apaiser. Le langage humain rappelle une situation, établit des rapports de cause à effet, prédit l'avenir. Il raconte une histoire, en tire la morale. La bande de chasseurs hominiens qui, même au niveau le plus rudimentaire, disposait d'un tel instrument, marquait une victoire sélective sur les autres prédateurs, ses rivaux. Non seulement les informations pouvaient être emmagasinées mais, comme la loi des rois ou la richesse des marchands, elles pouvaient être transmises aux générations suivantes car les jeunes garçons écoutaient. Ainsi se créèrent lentement l'arme sans pareille de la communication humaine et les moyens de préparer les jeunes et les faibles à la chasse au buffle et au lion. Si je regarde en arrière, par-delà l'immense mer qui nous sépare de ces temps lointains, il me semble hors de notre pouvoir d'évaluer, comme on ferait des biens d'un défunt, ce que nous a légué l'hominien. Qu'est-ce qui avait le plus de valeur ? Qu'est-ce qui en avait le moins ? Qu'est-ce qui a alimenté les espoirs de l'homme civilisé et qu'est-ce qui nous a été nuisible ? Pendant deux millions d'années, nous avons continuellement eu à compter sur l'arme que nous tenions à la main pour assurer notre survie de primate peu favorisé par la nature. Sans l'invention de cette arme, nous n'existerions pas. Mais en même temps nous mettions au point, grâce à un instrument culturel dont nous savons qu'il est devenu un legs discutable, la coopération, l'obligation sociale, la responsabilité de l'individu à l'égard du groupe, et cela à un point qu'aucun autre primate n'a jamais atteint. Tout s'est passé comme si certains schèmes, certaines propensions biologiques, perfectionnés ou exploités par les premiers hominiens, avaient contribué à faire travailler les neuf milliards de neurones du futur cerveau de l'homme. C'est

372 ainsi que les histoires qu'ils racontaient ont peut-être fourni une base biologique à ce que nous appelons la grammaire et, de même que l'arme a assombri certaines pages de l'histoire humaine, le langage y a apporté la lumière que nous savons. L'influence, sur le cerveau moderne, de la bande de chasseurs mâles est moins immédiatement apparente. Aux tout premiers jours, bien sftr, la savane africaine dut être, comme dit Kortlandt, « un paradis de boucher ». Peu experts à la chasse, nous avions peur des animaux de proie. N'oublions pas non plus qu'en ces temps-là, longtemps avant l'apparition de l'Homo habilis, nos pieds étaient encore mal adaptés, notre station debout maladroite, nos armes dérisoires et tenues par des mains sans expérience. Souvenons-nous enfin qu'un animal blessé est un animal furieux et que notre capacité de fuite devait être bien limitée. La chasse était donc une entreprise dangereuse. Par ailleurs, en même temps que notre savoir-faire et notre adaptation anatomique, évoluaient aussi la circonspection et les défenses de nos proies. Le fait que nous ayons réussi quand même est à l'honneur de l'intelligence du primate, que n'égalait celle ni de ses proies ni de ses concurrents, les autres prédateurs. Si une horde de loups, chassant en commun sur l'ile Royale du Lac Supérieur, est capable d'apprécier la taille et la force d'un élan, de décider qu'il est une proie trop redoutable et, en conséquence, de renoncer à l'attaquer, nos capacités de concertation et de décision doivent certainement avoir été plus grandes. Mais le sens critique d'un primate ne pouvait suffire à un prédateur aussi vulnérable que nous l'étions. Il y avait plus : notre connaissance intime les uns des autres, notre conscience du fait que notre voisin, s'il était fort, était aussi un peu stupide ; notre acceptation des décisions d'un chef alpha qui en savait plus long que nous sur le comportement du gnou ; notre admiration pour le jeune compagnon qui, bien que sans expérience, avait déjà manifesté son audace ... Nous vivions et nous mourions dans la confiance mutuelle. Et l'intégrité

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sociale de notre petit groupe était notre seule assurance de survie. 11 est certains faits de la vie moderne qu'il ne faut pas négliger, même si le rapprochement semble hasardé. Nos jurys (américains) comptent onze membres et un premier juré. Dans l'armée traditionnelle, un peloton compte onze hommes et un officier. Il y a, aux Etats-Unis, neuf Cours suprêmes de Justice. Rares sont les gouvernements où, malgré la prolifération des ministères, plus de neuf, dix ou onze ministres détiennent un pouvoir réel. Rares aussi sont les équipes sportives qui comptent moins de neuf joueurs ou plus de onze. En U.R.S.S., le Politburo compte onze membres. Et quelqu'un m'a dit un jour que Jésus, lorsqu'il a choisi ses apôtres, en a pris un de trop ... Or j'ai montré pourquoi la bande de chasseurs hominiens devait être composée de neuf à onze adultes et sous-adultes. Les faits que je viens d'énumérer indiqueraient-ils l'existence, chez le mâle, d'une propension héritée de notre passé de chasseurs ? Il serait audacieux de l'affirmer. S'agit-il alors d'une simple coïncidence ? Les lois du hasard incitent à en douter. En fait, nous ne le savons pas, nous ne pouvons le savoir et nous ne le saurons jamais. Le nombre 11 correspond peut-être pour le mâle humain à une règle évolutive, comme le funeste nombre 13 est peut-être dans notre histoire un feu rouge ayant valeur d'avertissement. Tout ce qu'on peut dire avec certitude c'est que, dans les organisations de mâles fondées sur la confiance et la compréhension mutuelles, les groupes limités d'hommes à gros cerveau sont restés, numériquement, du même ordre de grandeur que chez nos ancêtres à petit cerveau. Nous pouvons même aller plus loin et estimer que, si la capacité du cerveau humain a triplé depuis l'époque du petit africanus, il y a plus de trois millions d'années, malgré tous nos progrès techniques notre comportement social est resté à peu près le même. Lionel Tiger a mis avec raison en lumière ce qu'il appelle « le lien mâle », c'est-à-dire la préférence que manifestent

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les hommes à rester entre eux - chose que l'on peut vérifier au cours de n'importe quelle réunion mondaine. Tiger voit là l'épine dorsale de toutes les sociétés humaines. Nous savons que si les groupes de mâles existent dans beaucoup d'espèces, ils répondent rarement à une fonction sociale ou à un désir précis d'organisation. Il s'agit là d'un mécanisme évolutif, propre à un primate particulier, devenu chasseur et qui, s'inspirant de la tradition « ségrégationniste » des mâles, l'a appliqué au sein d'un sous-groupe assez puissant pour que sa structure subsiste encore aujourd'hui. Bref, les industriels contemporains sont habilités à réfléchir - comme l'a fait McGregor en élaborant sa Théorie Y - sur l'efficacité, la coopération et les satisfactions émotionnelles du petit groupe de travailleurs. C'est ainsi que depuis des millions d'années

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ont été satisfaits nos besoins innés d'identité, de stimulation et de sécurité. Le sociologue, considérant les méfaits des « gangs » juvéniles, peut également se laisser aller à de telles réflexions. Architectes et urbanistes, en face du développement sauvage des villes, peuvent se rappeler avec désespoir la « règle de 11 », quelle que soit sa validité. Les dirigeants d'institutions pénitentiaires ou psychothérapiques peuvent y trouver des indications d'une valeur pratique plus concrète. L'éducateur peut soupirer : « Très intéressant. .. Et maintenant, qu'est-ce que je fais ? » L'hôtesse, elle aussi, peut s'en souvenir, en se disant que les hommes peuvent goûter le commerce d'autres hommes pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'homosexualité ... Le petit groupe de mâles fut un facteur de notre existence, et, en dépit de l'expansion du néocortex humain, il reste un facteur de satisfaction dans la vie moderne. Nous devons pourtant garder présent à l'esprit le fait que la bande de chasseurs a été créée et s'est perf ectionhée par la sélection naturelle sur un terrain d'action violente.

5. La réussite de l'adaptation à la chasse comme l'a écrit Washburn, a effectivement affecté « notre intellect, nos · préoccupations, nos émotions et les fondements de notre vie sociale » en tant que produits de l'évolution. Mais nous ne devons pas oublier que cette adaptation s'est accomplie il y a beaucoup plus de quelques centaines de milliers d'années, longtemps avant la période de formation au cours de laquelle notre cerveau s'est développé. Nous ne pouvons pas oublier non plus qu'à la différence du gorille ou du chimpanzé, adaptés à la forêt et à un régime végétarien, ce à quoi nous nous sommes adaptés, quant à nous, fut la savane hasardeuse et une vie d'action violente. Il est plus curieux qu'important de savoir à quelle époque

376 cette adaptation s'est effectuée. Nous pouvons être sûrs qu'il y a deux millions d'années la gorge d'Olduvai était habitée par des chasseurs. En termes d'évolution, cela représente déjà pas mal de temps. Pourtant, le savoir-faire de ces êtres sur le plan de la chasse et de la fabrication d'outils et d'armes de pierre atteste une histoire encore plus ancienne, et les australopithèques du même type, découverts par Howell en Ethiopie, remontent à plus d'un million d'années avant cela. Plus frappante encore est la découverte par Leakey, à Fort Ternan (Kenya), d'un être beaucoup plus primitif, doté pourtant de beaucoup de caractéristiques de I'Australopithecus af ricanus et considéré par tous les spécialistes comme un hominien dont l'évolution s'était déjà différenciée de celle du grand singe. Son .âge : 14 500 000 ans l Nous qui vivons quelque soixante-dix ans, nous ne sommes guère capables de concevoir ce que représentent deux millions d'années, encore moins près de quinze millions, mais cet être, sans aucun doute, fut notre ancêtre. Leakey l'a baptisé Kenyapithecus. D'autres, comme Elwyn Simons, de Yale, ont contesté ce nom et démontré qu'un fossile trouvé en Inde au cours des années 30 et appelé Ramapithecus était approximativement son contemporain. Des spécialistes compétents étant d'accord avec Simons, nous devons, selon l'usage scientifique et malgré nos réticences, adopter ce nom. Cette confusion a estompé l'importance de ce qui pourrait être la plus remarquable découverte du grand savant qu'est Leakey. Son hominien de Fort Ternan prouve que notre chemin s'était déjà séparé de celui du grand singe il y a quinze millions d'années. Elle donne également à penser - sans le prouver - qu'alors déjà nous étions des chasseurs armé~ En 1960, un an avant de faire sa découverte, Leakey m'a montré des photos de l'endroit, en disant simplement : « On n'a jamais vu aµtant d'ossements ». Ce lieu, d'une étendue limitée, ressemble exactement au fond de la gorge d'Olduvai. L'année suivante, les Leakey rassemblèrent 1200 fossiles, en même temps que les restes de l'hominien. Deux

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ans plus tard, j'eus l'occasion de les étudier, à Nairobi. Les fossiles étaient si bien conservés qu'il était difficile de croire qu'ils fussent aussi anciens. Ils avaient été recouverts par une coulée de cendres volcaniques et on eût pu penser que la chose s'était produite huit jours plus tôt. Nombreux étaient les ossements et les cornes d'antilopes. La coulée de cendres avait été si rapide que certains os étaient encore fixés à l'articulation. On était en présence d'un Pompéi animal et l'on éprouvait le même sentiment d'irréalité qu'à Olorgesaillie devant ce passé inimaginablement lointain. Les restes de l'hominien ressemblaient de façon frappante à ceux de !'habilis d'Olduvai et de I'africanus de Makapan. Les parties fracturées de la mâchoire étaient saines. Les molaires n'attestaient presque aucune trace d'usure due à un régime végétarien et les canines n'étaient pas plus grandes que les miennes. J'ai parlé de l'importance des canines dans Les Enfants de Caïn. Tous les singes alors connus, grands et petits, ont de redoutables canines de combat. Si vous tâtez vos gencives au-dessus de vos propres canines, vous sentirez une racine hors de proportion avec la taille de la dent : c'est un vestige, un souvenir du temps où nous avions, nous aussi, des dents de combat. Mais nous n'aurions pu survivre, faute de telles dents pour nous défendre, si nous n'avions recouru aux armes manuelles. Les canines réduites sont un signe distinctif de l'homme véritable et de tous les australopithèques, et Dart voyait là un argument majeur en faveur de la thèse selon laquelle ceux-ci étaient armés. Washburn lui-même, en 1958, dans le célèbre ouvrage collectif Behaviour and Evolution (Comportement et Evolution), a démontré avec force mensurations à l'appui que, les canines des singes mâles étant beaucoup plus longues que celles des femelles, leur taille ne peut s'expliquer par un régime alimentaire végétarien, « les femelles mangeant la même chose que les mâles et ceux-ci ne leur procurant pas leur nourriture (...) Ces grandes canines sont en rapport avec la domination au sein du groupe et la protection de celui-ci,

378 deux fonctions qui ont été remplacées, dans les sociétés humaines primitives, par des outils ». En utilisant ce terme, Washburn se conformait à la tradition anthropologique qui évite de parler d'armes. L'argument, indiscutable en ce qui concerne l'homme, ne put guère être contesté lorsque, dans les années 60, éclata la grande controverse concernant les australopithèques. Auparavant déjà, en 1953, les écologistes G.A. Bartholomew et J.B. Birdsell avaient démontré, sur des bases théoriques, qu'aucun hominien dépourvu de dents de combat n'eût pu survivre sans armes. Or l'hominien de Fort Ternan, découvert par Leakey, n'avait pas de telles dents. Etait-il possible qu'il y a quinze millions d'années l'ancêtre de l'homme ait déjà eu des armes ? Elwyn Simons, qui avait ramené des Indes deux spécimens, montra que les canines réduites étaient une caractéristique d'espèce et que le ramapithèque de Fort Ternan n'était pas un monstre. Mais en même temps une autre interprétation des canines réduites était proposée dont il nous faut dire un mot, le problème étant d'importance. Très récemment, au début de 1970, on a publié deux études concernant un grand singe disparu, le Gigantopithecus, dont les restes ont été retrouvés en Chine et en Inde. C'était une créature de cauchemar, d'une taille de quelque 2,75 m, pesant près de trois cents kilos et qui apparut il y a quelque six millions d'années, en pleine période de sécheresse du pliocène, alors que les forêts avaient presque disparu. Le Gigantopithecus s'était adapté à la vie des plaines en se nourrissant de graines, de petites racines et de tiges végétales - ce qui n'était pas rose, s'agissant d'un animal aussi énorme. Or ce géant, bien qu'il fût singe, n'avait pas de dents de combat. Ses canines étaient de même dimension que ses molaires. Il constitue une exception parmi les primates. On a donc avancé que la réduction des canines chez le ramapithèque pouvait avoir pour origine un régime alimentaire similaire. Nous ne pouvons trancher la question, car nous en savons encore trop peu sur nos ancêtres du miocène,

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mais l'argument est difficilement défendable. Ecologiquement, il ne l'est pas du tout. Le Gigantopithecus date, je l'ai dit, d'un temps où la sécheresse du pliocène posait des problèmes cruciaux à tous les habitants des forêts. Notre monstre, physiquement invulnérable, réussit à s'adapter à la vie dans les plaines, mais les petits ramapithèques, beaucoup plus vulnérables et de près de dix millions d'années plus vieux, datent, eux, du miocène, la période la plus luxuriante que le monde ait connue. Il y avait alors des forêts là où il n'y a, aujourd'hui, que des déserts. Un collègue de Simons à Yale a décrit l'environnement indien de cette époque comme un décor de rivières paresseuses, de forêts tropicales, avec peutêtre quelques savanes parsemées d'arbres. Pourquoi un primate vivant dans ce cadre-là se serait-il mis à manger des graines ? Le haut Kenya constituait lui aussi un paradis pour les primates, avec plus de savanes et d'animaux de prairie, comme l'antilope, mais des vallées envahies par les forêts. Le 11 mars 1968, Louis S.B. Leakey, ce Christophe Colomb de l'anthroplogie, apporta au débat un élément décisif. A Fort Ternan, de nouvelles fouilles lui permirent de découvrir des cr.ânes et des os de pattes d'antilopes qui avaient été brisés pour en extraire la cervelle ou la moelle. Les fractures ne pouvaient être le fait de hyènes ou d'autres carnivores. On retrouva même un morceau de lave aux bords ébréchés qui avait probablement été utilisé à cette fin, et qui pourrait bien être le premier outil connu. Dès lors que, pour démontrer l'ancienneté de la chasse, nous n'avons pas besoin de remonter jusqu'au miocène, laissons là ce qui pourrait devenir l'objet d'une future et violente controverse. Tous ceux qui croient à l'innocence première de l'homme, à son manque d'agressivité innée, tous ceux qui nient que la violence fait partie de notre nature et croient qu'elle est uniquement déterminée par les contingences de l'environnement, tous ceux-là soutiendront que nos lointains ancêtres se nourrissaient de graines, comme les pinsons. Il se peut qu'ils aient raison. Ce qui me fascine

380 davantage, c'est une question plus philosophique que scientifique et qui bat en brèche une de mes hypothèses favorites ... Dans Les Enfants de Caïn, j'ai avancé que nos ancêtres s'étaient mis à manger de la viande au plus fort de la sécheresse du pliocène, alors que les forêts avaient à ce point « rétréci » que nous ne pouvions plus disputer ce qui restait de fruits aux grands singes mieux adaptés. Chassés de l'Eden, disais-je, nous avions gagné la savane et nous étions devenus des chasseurs. C'était une belle hypothèse, séduisante, pour l'imagination, et elle fut bien accueillie, mais Leakey l'a réduite à néant. .. Pourquoi, au cœur du luxuriant miocène, dont les forêts, les fruits, les pousses, les bourgeons avaient de quoi enchanter n'importe quel primate arboricole, pourquoi avions-nous choisi la vie au sol, les hasards et les aléas de la chasse ? Mon hypothèse touchant le pliocène était une réponse d'environnementaliste, du genre « la pauvreté engendre le crime » et, comme tant de réponses environnementalistes, elle pouvait effectivement se révéler fausse. Mais alors, qu'est-ce qui avait bien pu, en des temps d'abondance, nous inciter à abandonner le confort et la sécurité de la vie arboricole du primate et à leur préférer les dangers de la chasse et de la compétition avec des prédateurs plus expérimentés ? Je me rappelle une conversation que j'ai eue à Londres avec Kenneth Oakley, avant la publication des Enfants de Caïn. Nous envisagions déjà la possibilité que l'émergence humaine se soit produite non point pendant l'aride pliocène mais plus tôt, pendant l'opulent miocène. - Pourquoi avons-nous fait cela? demandai-je. Et Oakley, le plus rigoureux mais aussi le plus imaginatif des savants, haussa les épaules et répondit à ma question par une autre question : - Par goût de l'aventure ? Pourquoi l'homme est-il un homme? Nous avons examiné dans ce chapitre certaines propensions humaines qui sem-

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blent avoir leur origine dans notre long passé de chasseurs. Nous avons parlé de la bande de chasseurs mâles et de la marque qu'elle a peut-être laissée sur nous en dépit de l'apparition du gros cerveau. Nous avons parlé du territoire de chasse, préfiguration évidente du territoire du voyageur de commerce. Nous avons envisagé les origines possibles du langage. Nous avons parlé de la coopération et de la confiance mutuelle, nécessaires à l'ordre si voulaient survivre ces petites sociétés. Et j'ai délibérément laissé de côté jusqu'ici l'examen de cette conséquence probable qui, aujourd'hui, nous préoccupe : notre propension à la violence, tout au long de notre histoire. Si les découvertes de Leakey sont correctement interprétées, la violence ne nous a pas été imposée : nous l'avons choisie. L'environnementalisme peut expliquer le Gigantopithecus et la consommation de graines, mais non le fait que notre ancêtre hominien du miocène ait quitté ses arbres et leurs fruits pour s'adonner à la chasse hasardeuse et au régime carnivore. Tout ce que je sais des besoins innés me donne à penser que le primate ancestral a grimpé à l'échelle qui conduit à la stimulation, à l'excitation, à l'identité - en un mot : à l'aventure. Quiconque a observé les singes, petits ou grands, sait leur inclination innée à explorer. Malgré toutes les réprimandes, les menaces, les punitions, ils s'obstineront à explorer et à mettre joyeusement en pièces le lieu qu'ils explorent. Lorsque l'aventureux primate du miocène, poussé peut-être par la seule curiosité, s'engagea sur la voie des prédateurs, il associa cette tendance atavique à l'exploration aux joies violentes du prédateur. Si telle fut la cause, l'être humain apparaît comme sa conséquence ultime. Que le goût de l'aventure ait ou non été à l'origine de l'histoire humaine, depuis des millions d'années nous avons trouvé dans la violence notre satisfaction quotidienne. Nous attaquions ou nous mourions de faim. Nous osions ou nous étions éliminés. Nous nous sommes adaptés à la chasse, ana-

382 tomiquement et physiologiquement. Nos fesses musclées, à la différence de celles de tout autre primate, nous ont donné la force de lancer, de frapper, d'écraser. Nos pieds aplatis nous ont donné la vitesse et l'endurance. Les glandes qui, auparavant, incitaient le timide primate à fuir, ont modifié leur chimie pour inciter l'hominien à l'attaque. Nous sommes devenus des êtres à tous égards adaptés aux excitations de l'action violente. Jusqu'à il y a cinq mille ans nous n'avions pas d'autres moyens de survivre, et si c'est alors seulement que la guerre organisée est devenue un divertissement humain majeur, peut-être faut-il voir en elle un substitut à la chasse ancestrale. Ceux qui considèrent la propension humaine à la violence comme sans rapport avec notre passé de chasseurs ont le don de m'agacer. Si nous tenons notre adaptation pour une conséquence de notre appétit et notre capacité d'action violente, nous voyons pourquoi l'homme poursuit l'homme avec autant d'ardeur que, jadis, le gibier - et aussi pourquoi, depuis cinq mille ans, cet appétit ne nous a pas quittés. Je suis presque aussi agacé par l'argument selon lequel c'est l'arme tuant à distance qui, en libérant l'homme de la nécessité de voir de près les conséquences macabres de son geste, aurait rendu possible le meurtre. Aucun chapitre de l'histoire ne nous dit que le massacre et la brutalité doivent être accomplis à distance, et la préhistoire, elle non plus, ne vient pas à l'appui de cette opinion. J.B. Birdsell demanda un jour à Raymond Dart combien de ses australopithèques avaient connu une fin violente, Dart répondit tristement : - Tous ... Il exagérait peut-être, mais si nous considérons tous les fossiles que nous possédons, nous constatons que beaucoup portent les marques d'une mort violente. L'Homo habilis luimême est mort d'une fracture du crâne. Comme il a fini au bord d'un lac, il faut en déduire qu'il a été tué d'un coup - ou alors que le ciel lui est tombé sur la tête. On a trouvé dans les cavernes de Chou:k.outien quarante cr.ânes et très peu d'autres ossements. Tout donne à penser que I'Homo erectus

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était un chasseur de têtes et qu'il rapportait seulement celles-ci au foyer. Les crânes dont je parlais avaient été ouverts à leur base pour en extraire la cervelle, ce qui indique qu'il était aussi cannibale. Chez les hommes de Néanderthal, le meurtre (peut-être le meurtre rituel) était de pratique courante. Un exemple entre autres : l'Homo sapiens le plus ancien que l'on connaisse, l'homme de Verteszôllôs, découvert près de Budapest en 1965, qui avait un cerveau de la taille du nôtre, vivait il y a 350 000 ans et utilisait des armes de pierre similaires à celles qu'on a trouvées en Afrique orientale, a été tué au moyen d'une de ces armes. La propension à la violence n'est guère nouvelle dans notre espèce et, si nous la considérons simplement comme une conséquence de notre adaptation à l'action violente exigée par la chasse, beaucoup d'aspects de notre époque s'éclairent. Non seulement le meurtre mais l'émeute, le vandalisme, la brutalité, la destruction des biens matériels peuvent alors être tenus pour des actes violents satisfaisant un appétit sans lequel, à une certaine époque, nous n'aurions pu survivre mais qui ne trouve guère l'occasion de s'assouvir de façon normale dans la société d'aujourd'hui. Et s'éclaire aussi l'attitude que nous devrions adopter en face d'une force intérieure tendant à notre propre destruction. Si l'interprétation la plus optimiste de tout cela est la bonne - je veux dire celle selon laquelle ce qui fait partie de notre héritage évolutif est moins le besoin de l'action violente que le besoin d'aventure qu'elle satisfait - nous pouvons alors entrevoir notre destin, que nous ayons ou non la volonté de le suivre. Inconsciemment, avec insouciance mais systématiquement, les sociétés modernes détruisent toutes les possibilités d'aventure qui peuvent exister. La jeune femme enceinte a devant elle une grande aventure qui ne manque ni d'aléas ni de récompenses - mais la féministe décrie la maternité, y voit une ambition féminine sans valeur et dévalorise cette expérience. Le jeune homme qui fait son entrée dans le monde affronte une conspiration intellectuelle qui

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lui dit que la compétition est dégradante, et une autre aventure est dévalorisée. Encore plus étouffante est notre dévotion au Produit National Brut. Aussi longtemps que les valeurs matérielles l'emporteront sur toutes les autres et que l'efficience matérielle sera considérée comme notre morale suprême, l'organisation dévorante aura raison de nous et l'aventure individuelle ne sera plus faite que de souvenirs presque oubliés de gladiateurs, de voiliers, de romanciers du passé, du Pôle Nord, de vierges polynésiennes, de pionniers de toute sorte. Je ne sais pas si le chemin que nous avons pris est définitü, ni d'ailleurs si notre besoin d'aventure est au cœur des choses. Il est peut-être moins hasardé de nous borner à constater que nous sommes enclins à la violence, sans en chercher l'explication dans l'évolution. C'est ainsi que nous sommes et que nous serons toujours. Il faut nous faire à cette idée. Si nous sommes convaincus que tout nouveau-né humain porte en lui un incendiaire, un vandale, un assassin en puissance, nous devrions élever nos enfants différemment. Si notre philosophie éducative tient la responsabilité individuelle - et non la culpabilité sociale - comme le facteur déterminant de toute conduite, il faudrait modifier sérieusement notre enseignement. Si nous nous mettions d'accord, en tant que corps social, pour ne plus applaudir les violents, pour ne plus être indulgents à l'égard des violateurs tout en ignorant leurs victimes, alors pourrait se produire un événement très simple : la violence, quelles que soient ses tentations, pourrait passer de mode. Cette idée semblera peut-être utopique - mais des attitudes sociales ont eu raison d'autres menaces sociales. Il n'est pas un peuple au monde qui ne considère l'inceste comme tabou, et pourtant l'inceste doit être une tentation dans toute famille humaine. Par un tabou du même ordre - je ne vois pas d'autre moyen - nous devrions dompter le démon de la violence qui est en chacun de nous.

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De même qu'un peuple a, normalement, le gouvernement qu'il mérite, de même une société subit moralement les punitions qu'elle appelle. Aussi longtemps que nous choisirons de vivre au Temps de l' Alibi, nous devrons accepter de vivre au Temps de l' Angoisse .. Il y a, bien st1r, une limite à tout, et le moment vient où, pour subsister, l'ordre social recourt à des moyens violents pour réprimer le désordre violent. Nous devrions assister alors à la floraison des camps de concentration, des exécutions capitales, des.châtiments publics et de la dictature policière. C'est là, sans doute,. l'issue la plus probable.

10. Le singe vertical Des millions d'années ont passé, aussi impossibles à distinguer les unes des autres que des galets sur une plage ou des buissons d'épines dans une savane écrasée de soleil. Deux branches de notre antique famille de ramapithèques ont émergé. Les rivières paresseuses et les forêts tropicales de l'Inde ont disparu. Sur les hauteurs de la paradisiaque Afrique orientale, où des pâturages verts couronnaient jadis les collines et où des forêts luxuriantes envahissaient les vallées, les pluies sont devenues moins régulières, quand elles n'ont pas cessé de tomber. Nous avons tenu. Pour un millier de générations, la modification de l'environnement a été si lente qu'elle est peut-être passée inaperçue. Puis, il y a quelque dix ou douze millions d'années, ce fut l'infernal pliocène. Le monde se dessécha, sans que personne sache pourquoi - et ce fut la fin de l'Eden.

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Ensuite, les années passèrent comme une procession de pleureuses. La branche indienne de l'expérience humaine échoua et disparut. Peut-être (peut-être ...) n'avait-elle pas accepté de devenir carnivore, et, avec la disparition de la forêt, s'est-elle éteinte - nous ne pouvons le savoir. Notre lignée africaine, elle, résista, et cela, nous le savons, car sans cela ni vous ni moi ne serions là. Nous nous sommes adaptés à la prairie et à son abondante population de proies. Si peu à la hauteur, voire si ridicules que nous soyons peutêtre apparus aux yeux des prédateurs naturels, nous avons survécu à la sécheresse. Aucun esprit d'aujourd'hui n'est capable d'imaginer cette époque d'épreuves. Tel petit groupe fut réduit en poussière, tel autre a persévéré. Qu'est-ce qui les différenciait ? A mon avis, l'ordre social. Nous avons abordé le pliocène africain en ramapithèques, sans même - autant que nous le sachions - avoir adopté une démarche de bipèdes. Plusieurs millions d'années plus tard, nous sommes devenus un australopithèque anatomiquement développé mais dont le cerveau était toujours à peine plus gros que celui du singe. Nous étions des hommes - jusqu'au cou seulement. Mais je ne crois pas que cette amélioration anatomique ait été le facteur principal de notre survie ; ce fut plutôt notre capacité sociale d'agir en commun, comme un seul corps. Dans le contrat social de ces temps-là, l'ordre l'emportait de loin sur le désordre. Sir Julian Huxley a écrit un jour que nous sommes « de loin la plus diversifiée des espèces sauvages connues > et je crois qu'il avait raison. L'hominien, cependant, peut ne pas avoir connu une telle diversité génétique. L'accouplement devait être limité à quelques sociétés voisines et les croisements de petites populations, au sein d'un environnement inchangé, sur des périodes infiniment longues, aurait tendu à réduire la variabilité des individus. Pourtant, comme nous le savons, une diversification hasardeuse se serait toujours produite et c'est elle que l'ordre social a sans doute découragée. Un environnement sévère, prévisible, impo-

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s.ant de répondre aujourd'hui aux épreuves de demain, donnait une faible valeur sélective au c déviant>, à l'innovateur. Et la société devint l'instrument de la nature en orientant la diversité génétique de ses membres en fonction d'un sort commun. Les faibles, les déficients mentaux, étaient éliminés par l'infanticide : l'hominien ne pouvait s'en accommoder. Les rebelles, s'il y en avait, étaient voués à la solitude et à la mort. Peut-on imaginer la jeunesse contestataire d'aujourd'hui en un temps où un point d'eau était une question de vie ou de mort ? Une nation d'hommes en guerre, luttant pour survivre, renforce son contrat scial,ne tient pas compte des exigences individuelles, existe en tant que groupe uni. Les sociétés hominiennes, durant tout le pliocène, ont constitué de minuscules nations biologiques luttant pour survivre, et la condition de cette survie était non point la personnalité de l'individu mais la qualité du groupe, la coopération, l'obéissance, la conformité. En un mot, la sélection jouait en faveur des médiocres. Je ne vois aucune autre explication convaincante à l'incapacité de la branche hominienne de faire autre chose que survivre. Notre besoin essentiel d'ordre social élimina pratiquement le désordre nécessaire à l'affirmation individuelle. Lorsque le pliocène s'achève enfin et que viennent les pluies du pléistocène, nous trouvons I'Homo habilis au fond de la gorge d'Olduvai. Lui possédait enfin, il est vrai, des outils et des armes de pierre - mais 12 500 000 ans s'étaient écoulés depuis Fort Ternan et, pour le reste, son mode de vie ne semble pas avoir été très différent. Là-dessus, allait se produire un mystère encore plus grand. Pourquoi le gros cerveau humain apparut-il soudainement et pourquoi son apparition a-t-elle si peu marqué notre vie ? Les Leakey ont trouvé à Olduvai un autre spécimen beaucoup plus tardif d'habilis, âgé d'un million d'années et doté d'un cerveau un peu plus petit. D'autre part, nous avons I'Homo sapiens hongrois, vieux de 350 000 ans et nous savons

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que son cerveau était pareil au nôtre. Que s'est-il passé, en un peu plus de 500 000 ans, qui ne s'était pas passé auparavant ? Et pourquoi l'apparition de ce nouvel organe a-t-elle si peu transformé la marche de l'humanité? Nous étions désormais de vrais hommes. Nous faisions, avec un cerveau de 1 400 centimètres cubes, des armes un peu meilleures que !'habilis n'en avait fait avec ses 650 centimètres cubes - mais son cerveau lui avait suffi. Nous apprenions à maîtriser le feu en Europe et en Asie, mais longtemps après seulement en Afrique. Nous chassions, en gros, les mêmes animaux et peut-être nous entretuions-nous plus fréquemment. Mais si l'on est en droit de penser que le cerveau a achevé de se développer il y a quelque 500 000 ans, il lui fallut certes bien longtemps pour accomplir des miracles. Je voudrais avancer ici une hypothèse : ce fut seulement avec l'invention de l'arc et de la flèche que l'individu fut libéré de l'ordre social imposé par la bande de chasseurs opérant en commun. Dans l'histoire humaine, ce fut l'arme agissant à distance qui rendit possible l'invention de l'individu. Notre antique prison de conformité ouvrait ses portes et le singe vertical prenait son essor. L'histoire de l'arc et de la flèche est mal connue et peutêtre l'obstination de l'anthropologie à considérer l'arme comme un outil parmi d'autres a-t-elle minimisé son importance. Il est significatif, par exemple, qu'il y a quelques années encore, au colloque géant de Chicago sur l'homme et la chasse, aucun exposé, aucune discussion ne traitèrent du rôle, dans notre histoire, de l'apparition de l'arme agissant à distance. Selon mon ami Kenneth Oakley, l'arc et la flèche furent inventés dans la région de l'Atlas, en Afrique du Nord, à une époque où le Sahara était aussi riche en gibier que l'est aujourd'hui la savane africaine. Dans ce paradis perdu des chasseurs, il y a quelque vingt-cinq ou trente mille ans, il y avait encore une population néanderthalienne dotée d'une culture propre. L'Europe, de l'autre côté de la Méditerranée,

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n'était alors rien moins qu'un paradis, écrasée qu'elle était par le dernier grand glacier du pléistocène. L'homme de Néanderthal y avait été partout remplacé par des hommes de notre espèce et certains commençaient déjà à gratter et à barbouiller les parois des cavernes, préparant la voie aux premières manifestations artistiques du magdalénien. Dans le même temps, au vert Sahara, le dernier néanderthalien mettait au point ce qu'il lèguerait au monde : la mort à distance. L'invention était simple. Personne encore n'avait taillé des armes de pierre avec une base susceptible d'être attachée à un manche. Les Français ont baptisé ces objets pièces pédonculées 1• Ils ressemblent beaucoup aux pointes de flèches des Indiens d'Amérique. Certains étaient grands ; fixés à un manche, ils donnaient une lance de jet très efficace. Mais la plupart étaient petits et étaient sûrement des pointes de flèches. Nous ne savons pas quel chemin ont parcouru ces chasseurs néanderthaliens, mais des chercheurs espagnols ont trouvé des pointes de flèches à Parpallo, près de Valence. Plus tard, c'est également en Espagne que l'arc et la flèche apparaissent pour la première fois dans des peintures rupestres. A cette époque, victime de déficiences que nous ne comprenons pas complètement, l'homme de Néanderthal avait probablement disparu, mais son héritage était resté. Ces peintures représentent couramment des hommes chassant - mais l'une d'elles, à Castellon, représente des hommes combattant sauvagement entre eux. Selon Oakley, l'arc et la flèche ne se sont pas répandus très loin et n'ont pas remplacé la lance avant le recul de la couche glaciaire dite de Würm. Ce recul se produisit soudainement il y a 11 000 ans. Mille années plus tard, nous commencions à cultiver la terre au Moyen-Orient. L'homme moderne était en marche. Je crois que l'invention de l'arc et de la flèche a eu autant 1. En français

dans le texte (N. d .. T .) .

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d'importance pour l'homme préhistorique que l'invention de l'arme nucléaire pour l'homme moderne. Nos rapports avec l'environnement en furent irrévocablement modifiés. jusqu'alors, et même après l'apparition du gros cerveau, nous avions vécu comme une espèce animale parmi les autres. Nous étions des prédateurs supérieurs - supérieurs par notre esprit, notre sens social, notre faculté de communication, notre capacité d'accumuler du savoir par le moyen de la tradition sociale - mais nous chassions d'une manière qui différait peu de celle du loup ou du lion. Nos armes étaient de simples substituts aux crocs et aux griffes du prédateur naturel. Il semble douteux que les proies animales nous aient craints plus qu'elles ne craignaient nos rivaux, et il semble plus qu'improbable que ceux-ci aient eu peur de nous. Mais lorsque l'arc, la flèche et la lance de jet, tuant à distance, firent leur apparition, les hommes, pour la première fois, se détachèrent des autres animaux. Aux yeux de ceux-ci nous devînmes des êtres mystérieux, des êtres redoutables. Un monde nouveau commençait. Nouveau, ce monde l'était aussi pour les hommes. A présent le chasseur solitaire pouvait tuer du gibier avec un minimum de risque pour lui-même. Bientôt, peut-être, comme le Pygmée ou le bushman, il utiliserait des flèches empoisonnées. La chasse en groupe n'était plus une obligation. Nous n'avions plus le même besoin les uns des autres, que ce fût pour chasser avec succès ou pour assurer notre sécurité lorsque nous étions chassés. Aussi bien, aujourd'hui, peu de peuples chasseurs opèrent-ils en bandes, comme jadis, et leurs groupes sont plus limités. Colin Turnbull a parlé des Pygmées Mbuti qui vivent dans la forêt congolaise d'Ituri et observent, en matière de chasse, deux traditions : il y a les archers, armés de flèches empoisonnées, qui chassent à deux ou trois et vivent en petits groupes, et il y a les chasseurs à filets, obligés d'être plus nombreux pour manier ceux-ci, et qui vivent en groupes plus nombreux. J'estime que c'est avec l'arc et la flèche que l'individu est

392 né en tant que possibilité humaine. Peut-être la famille telle que nous l'avons connue est-elle également apparue alors, car au temps de la chasse en bandes, s'il existait une famille, sa signification en tant qu'unité sociale ne pouvait être que très réduite. Mais à présent un ou deux hommes étaient en mesure de subvenir aux besoins d'épouses et d'enfants sans dépendre de la bande. Et si nous vivions encore, par nécessité, en groupes sociaux, un contrat social entièrement nouveau s'établit. La sélection naturelle, pendant si longtemps hostile aux « déviants », pouvait désormais encourager la diversité, la recherche de valeurs autres que la conformité et la médiocrité ; elle pouvait aussi favoriser des groupes sociaux qui, dans le cadre de leur contrat, feraient une certaine place au désordre. Je ne sais pas s'il y a un rapport entre la chasse et les révolutions agricoles, mais il se pourrait bien que ce soit la nouvelle sorte d'hommes, capables d'inventions, qui ait inventé la ferme. Cela expliquerait une coïncidence qui n'a jamais été éclairée de manière satisfaisante, à savoir : pourquoi la culture de plantes comestibles, après une si longue attente, est apparue indépendamment et presque simultanément au Moyen-Orient, dans le Sud-Est asiatique et dans les Amériques. Autant que nous le sachions, l'arc et la flèche l'ont partout précédée. Mais nous n'avons pas besoin de pousser si loin la spéculation. Ce qui semble évident, c'est que le gros cerveau eut à peine plus de valeur que le petit tant que nos armes manuelles imposèrent la chasse en commun. L'ordre, alors, était tout, avec la capacité de se conformer à la suprême valeur sélective. Avec l'invention de l'individu et la création d'un nouveau contrat social, le cerveau fut libéré de ses chaînes sociales. L'humanité fit un pas en avant. Pourquoi le cerveau lui-même se développa tant de centaines de milliers d'années plus tôt, c'est bien stîr une autre question, que nous allons aborder.

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2. Il existe à ce sujet une hypothèse si délirante que quiconque a une réputation à sauver hésitera à la formuler, mais elle est par ailleurs si savoureuse qu'il serait criminel d'en priver le lecteur. Aussi bien, ayant l'habitude de perdre ma réputation aussi régulièrement qu'un chêne perd ses feuilles, je la présenterai ici sous l'étiquette de Théorie d' Ardrey sur l'Homme en tant qu' Accident Cosmique - étant bien entendu que je n'en crois pas un mot moi-même. Il y a 700 000 ans, la Terre a été heurtée par un objet céleste dont le diamètre était peut-être de 300 mètres ... Ce n'est point là une invention de mon fait. Cet objet, probablement, un petit astéroïde, a pénétré dans notre atmosphère à un point inconnu mais il semble avoir éclaté quelque part à l'ouest de l'Australie. On en a retrouvé des fragments, vitrifiés par la chaleur intense, du Japon à Madagascar. Les géologues les appellent tektites et leur zone de dispersion est de 6 000 à 9 000 kilomètres. En même temps, les pôles terrestres se sont inversés. Autrement dit, il y a plus de 700 000 ans une boussole eût indiqué le Sud alors que, depuis, elle indique le Nord. Des renversements antérieurs du champ magnétique terrestre se sont produits, à intervalles irréguliers, aussi loin que les géologues peuvent remonter. Pourquoi ? nous n'en savons rien, les sciences ne s'intéressant à ce problème que depuis quelques années, il est déjà surprenant que nous connaissions l'existence du fait. Des prélèvements effectués au fond des mers indiquent cependant que, dans le cours de tels renversements, la terre reste durant quelque cinq mille ans sans champ magnétique du tout - or c'est ce champ magnétique qui la protège contre les rayons cosmiques. En 1963, Robert Uffen, président du Bureau de recherches du ministère de la Défense canadien, formula l'hypothèse que

394 ces périodes de renversement, durant lesquelles la Terre était exposée à un bombardement cosmique, pouvaient avoir été des temps de mutations rapides, d'apparition de nouvelles espèces et d'extinction d'espèces anciennes. Il est à noter qu'il existe dans l'histoire de l'évolution beaucoup de telles périodes inexpliquées. On n'a jamais expliqué de façon satisfaisante la soudaine disparition de reptiles à la fin du crétacé et, au milieu du miocène, coïncidant avec l'émergence hominienne, il y eut une nette et générale transformation de certaines espèces, affectant même des citoyens d'aussi vieille dat~ que les mollusques et les coraux. L'hypothèse de Robert Uff en était déjà saisissante. Mais un groupe de géologues de l'Observatoire Lamont, à l'université Columbia, conduits par J,D. Hays et N.D. Opdyke, l'ont poussée plus loin. Leur spécialité était l'étude de ces êtres microscopiques qu'on appelle radiolaires et dont les dépouilles mortelles s'entassent au fond des mers. Des prélèvements effectués dans l'Antarctique ont permis à nos chercheurs d'établir un dossier biologique des cinq derniers millions d'années. Quatre zones distinctes, séparées par des couches de radiolaires, correspondent à des renversements magnétiques. Depuis le dernier, qui s'est produit il y a 700 000 ans, on a à faire à des espèces récentes. Ce jalon de 700 000 ans est très précis. Des physiciens se sont vivement dressés contre l'hypothèse en question. Selon certains, l'absence de champs magnétiques n'aurait pas entraîné un accroissement important de l'action des rayons cosmiques. Selon d'autres, ces rayons n'auraient pas une influence tellement sensible sur le taux des mutations - et les récents voyages de nos cosmonautes au-delà du rideau protecteur du champ magnétique terrestre semblerait leur donner raison (encore qu'il faille tenir compte du fait que les cosmonautes ont été peu nombreux et n'ont pas été absents pendant cinq mille ans ...) Quoi qu'il en soit, ce problème des rayons cosmiques n'est pas gênant pour la Théorie d' Ardrey. Ce qui s'est passé il y a 700 000 ans et qui

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fait songer au livre de Velikovsky Worlds in Collision (La Collision des Mondes), c'est incontestablement notre collision avec un objet volumineux. Il se peut qu'un renversement magnétique se soit produit simultanément, par pure coïncidence, mais cela est hautement improbable. Personne, en tout cas ne met en doute la collision elle-même, le moment où elle a eu lieu et la chaleur qu'elle a engendrée. Rappelons à ce propos et à titre de comparaison la chute d'une météorite dans la forêt sibérienne du Tunguska, en 1908. L'objet ne devait pas être plus gros qu'une ou deux salles de bains. Lui aussi devint incandescent en pénétrant dans l'atmosphère terrestre. Il rasa et brûla la forêt dans une zone de plus de 35 km de diamètre, tuant des rennes jusqu'à la périphérie de celle-ci. On a estimé que l'énergie libérée par sa chute était équivalente à celle qui, en 1883, détruisit l'île volcanique de Krakatoa. Dans toute la forêt dévastée on trouva ensuite les mêmes petites tektites. Mais Glass et Heezen, du groupe Lamont, ont calculé que l'objet qui heurta la Terre il y a 700 000 ans devait peser 250 millions de tonnes ... Nous considérons comme « impensables » les conséquences d'une guerre nucléaire. On pourrait dire la même chose du cataclysme qui se produisit quelque part dans l'Océan Indien il y a 700 000 ans. Si l'énergie libérée par la météorite de Sibérie est comparable à celle du Krakatoa, que doit avoir été celle que 1 béra l'explosion de ce monstre de 250 millions de tonnes ? t de quel ordre de grandeur fut l'élévation subséquente de la température terrestre ? Il y a un quart de si· le, Raymond Cowles a étudié les effets de températures a ormaies sur la cellule germinale mâle. Le froid empêche temporairement la formation du sperme, mais une chaleu excessive a un double effet : elle réduit la fécondité du m • le et augmente en même temps les variations. Haldane, dans ses Causes de l'évolution, cite des preuves du fait que, si la chaleur tend à tuer la plupart des ovules, elle favorise un ux élevé de mutations chez ceux qui restent. Une prolifér tion de variations dans le sperme

396 mâle et une pléthore de mutations dans l'œuf femelle : sans même tenir compte des effets des rayons cosmiques, ces conséquences auraient-elles été celles de ce qui s'est passé un jour d'il y a 700 000 ans ? Le cerveau humain fut-il un accident ? J'ai dit que je n'en crois pas un mot - et il y a d'ailleurs de puissantes objections. Une transformation aussi radicale de l'hominien aurait dû s'accompagner de changements tout aussi radicaux dans d'autres espèces animales, et notre information en ce domaine demeure assez imprécise. Par ailleurs, l'explication dite « fonctionnelle > du développement du cerveau humain ne m'a satisfait, comme elle

satisfait la plupart des gens, que jusqu'au jour où Leakey apporta la preuve que le ramapithèque de Fort Ternan était

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déjà carnivore. Pourquoi, pendant quinze millions d'années, pratiqua-t-on probablement la chasse, les exigences de la chasse en commun en ce qui concerne un cerveau mieux adapté étant dès lors logiques, et pourquoi rien ne se produisit-il jusqu'à il y a un million d'années ? Et pourquoi, alors, ce qui se produisit le fit-il si soudainement ? La nécessité fonctionnelle est certaine, en tant qu'avantage sélectif pour ces groupes ou ces populations de chasseurs possédant un meilleur cerveau. Le caractère hasardeux d'une mutation et la nécessité d'attendre qu'une transformation se produisit le sont aussi. Mais nous avons attendu terriblement longtemps, et lorsque, enfin, nous fut donné ce cerveau, pourquoi cela se produisit-il aussi brusquement ? Il est certain que nous avions besoin d'une meilleure coordination de l'esprit et de la main pour fabriquer des armes et des outils, que nous avions besoin d'une meilleure mémoire pour progresser en tant que chasseurs, que nous avions besoin surtout de centres nerveux pour une communication que l'hominien à petit cerveau ne pouvait connaître - mais le fait que, lorsque nous possédâmes un gros cerveau, il se soit passé si peu de chose défie la logique et l'explication fonctionnelle. Il faut nous faire à cette vérité humiliante : l'apparition de cet organe géant, auquel nous attribuons la suprématie humaine, n'eut pas plus d'effet sur notre mode de vie qu'une banale augmentation de salaire ... Si ces miraculeuses mutations qui se combinèrent pour nous doter de notre cerveau nous donnèrent un avantage sélectif considérable, il leur fallut un bon demi-million d'années pour porter leurs fruits. J'ai déjà formulé mon opinion là-dessus : jusqu'au jour où la sélection naturelle donna naissance à l'individu, notre gros cerveau ne servit pas à grand-chose - ce qui revient à dire que l'évolution inventa la charrette avant le cheval où, si l'on préfère, la Rolls-Royce avant l'essence. Effectivement, l'apparition du gros cerveau fait songer à celle d'une superbe Rolls au cœur du pléistocène. Nous l'avons admirée, j'en suis sftr1 n.ou.~avons apprécié sa

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carrosserie brillante et ses sièges confortables. Nous l'avons un peu poussée, nous émerveillant qu'elle bougeât, nous nous y sommes assis, tout en nous demandant à quoi elle pouvait bien servir. Mais ce fut seulement après l'invention du carburant - l'individu - que nous l'avons compris. Pourquoi le gros cerveau ? Il défie toutes les théories de la sélection naturelle, selon lesquelles des êtres supérieurs, en faisant immédiatement la preuve de leur supériorité, survivront en plus grand nombre que leurs prédécesseurs inf érieurs. Le pléistocène ne nous révèle rien de tel. Il y a bien l'idée de pré-adaptation, selon laquelle une transformation peut se produire sans que sa signification soit immédiatement apparente, mais en ce qui concerne une transformation aussi énorme cette notion évolutive est aussi arbitraire que la théorie d' Ardrey formulée plus haut. Il y a aussi une -conception du progrès évolutif beaucoup plus sérieuse du point de vue scientifique, qui découle des travaux d'un généticien génial, Sewall Wright. Selon Wright, des populations nettement distinctes, comme celles du pliocène, peuvent avoir chacune un « pool » génétique parfaitement adapté aux canditions locales. Si, à la suite de certaines modifications de l'environnement, ces populations longtemps séparées entrent en contact, il peut en résulter une « explosion » génétique. Telle était exactement la situation lorsque les pluies du pléistocène amenèrent les populations humaines prisonnières du pliocène à se déplacer. A partir de là, selon Wright, tout pouvait arriver. Bref, si vous voulez faire un pari raisonnable, misez sur Wright. Si vous préférez mettre votre argent sur un cheval sauvage, héritier bâtard de gènes inconnus, misez sur la théorie d'Ardrey de !'Accident Cosmique. Je répète que je n'y crois pas moi-même, mais après tout elle est à peu près aussi sensée que nous le sommes nous-mêmes ...

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3. Arthur Koestler a émis tristement l'opinion qu'il doit y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond dans le cerveau humain. J'y souscrit volontiers, comme doivent le faire tous ceux qui lisent les journaux. Le singe vertical ne manifeste que trop souvent des signes de confusion mentale, s'agissant de savoir dans quelle direction il va - vers le haut ou vers le bas. Comme l'a dit un jour Konrad Lorenz, l'Homo sapiens est toujours à mi-chemin entre le singe et l'être humain ... Mais je ne suis pas aussi pessimiste que Koestler, peut-être parce que je ne suis pas un Hongrois doté d'un ancêtre qui, après avoir espéré pendant un demi-million d'années, ne doit plus être aujourd'hui qu'un fossile extrêmement déçu. Je suis, quant à moi, un nouveau 1 barbare, descendant d'ancêtres écossais qui, il y a un siècle et demi, n'aimaient rien tant que de s'entretuer, et en ce bref laps de temps ont tout de même fait certains progrès en matière de civilisation. Si ce qui est arrivé aux Ecossais peut arriver en NouvelleGuinée, il y a de l'espoir pour les Papous ... Koestler a également compris, avec sa lucidité aiguë, que quelles qu'en soient les causes évolutives l'homme a reçu son cerveau trop rapidement : c L'évolution procède par tâtonnements. Nous ne devrions donc pas être surpris s'il se révélait que certaine malfaçon dans les circuits que nous portons sous notre crâne explique l'incroyable désordre qui caractérise notre histoire. > Une malfaçon de cette sorte ne serait pas étonnante. Combien de millions d'années nous a-t-il fallu pour adopter la station verticale ? Elle reste pourtant, pour beaucoup, une malédiction. Pendant combien de millions d'années avons-nous couru sur deux pieds? L'affaissement de la voûte plantaire reste pourtant chose courante. 1. En français

dans le texte (N. d. T.).

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Nous sommes des expériences évolutives et, à mes yeux, la merveille n'est pas que nous nous soyons si mal comportés mais que nous nous soyons comportés si bien ... Les travaux de Paul MacLean ont fait progresser plus que ceux de quiconque notre compréhension de ce qui est arrivé au cerveau humain durant le pléistocène. MacLean est un neurophysiologue et, comme John Calhoun, il travaille à l'Institut national de la Santé mentale des Etats-Unis. Il s'intéresse moins au néocortex qu'au plus ancien sous-cerveau qui n'a guère été affecté par la « révolution > du pléistocène. Nous sommes trop enclins à considérer le cerveau comme un organe simple, pareil au cœur ou au foie. MacLean fait sienne la conception évolutionniste selon laquelle le développement du cerveau humain s'est fait en trois étapes, ce qui revient en somme à nous doter de trois cerveaux. La partie la plus ancienne et la plus centrale est celle qu'il appelle le cerveau reptilien. C'est lui qui commença à c programmer > certains modes de comportement. « Il semble jouer un rôle essentiel, écrit MacLean, dans certaines fonctions instinctuelles, telles que l'établissement d'un territoire, la recherche d'un abri, la chasse, l'accouplement, la reproduction, la formation de hiérarchies sociales, le choix de chefs, etc. > Ce faisant, il se réfère principalement à des précédents : « Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure la partie reptilienne du cerveau de l'homme détermine son obéissance à des précédents en matière de cérémonies rituelles, d'actions légales, de convictions politiques et religieuses. > C'est notre impossibilité de comprendre que le cerveau humain n'est pas fait seulement d'un cortex rationnel et actif qui explique que beaucoup récusent l'animal qui est nous. La faiblesse de ce « vieux > cerveau reptilien était sa maladresse à affronter des situations nouvelles. L'évolution s'employa donc à y remédier. Mais l'économe nature, comme dit MacLean, ne jette rien. Le cerveau reptilien nous est resté,

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conservant des schémas prêts à être utilisés pour modifier, en bien ou en mal, le comportement humain. Le mammifère, en évoluant, n'apporta pas seulement au monde naturel des bébés, un système pileux, un système de chauffage central et de nouvelles dispositions de la denture mais aussi un c nouveau > cerveau. C'était un lobe de cortex primitif, entourant le cerveau reptilien originel. On le trouve chez tous les mammifères, et il date peut-être d'une centaine de millions d'années, c'est-à-dire qu'il eut tout le temps de mettre au point ses connexions avec son prédécesseur. Cette adjonction du cortex primitif des mammifères entraîna des capacités plus grandes d'apprendre, d'adapter de vieux comportements à de nouvelles conditions d'environnement, de sentir et d'exprimer des émotions plus vives et plus nuancées. L'odorat, si important pour tous les mammifères autres que les primates évolués, devint étroitement associé aux activités sexuelles, à l'identification, à diverses actions d'auto-protection allant de la peur à la nutrition. L'hypothalamus, héritage reptilien servant en quelque sorte de « standard > et de médiateur émotionnel, a établi avec le cortex des connexions nerveuses si fortes que certains faisceaux de nerfs sont aussi gros qu'une mine de crayon. Il n'existe pas de connexions de cette sorte avec le néocortex ·: certaines liaisons sont si imperceptibles qu'on n'a jamais repéré les nerfs qui les assurent. Nous n'avons pas eu le temps ... Le mammifère a eu une centaine de millions d'années ou plus pour effectuer à force de tâtonnements évolutifs l'intégration des deux anciens cerveaux animaux. Le néocortex, troisième de ces cerveaux, est apparu comme un trait distinctif des singes et c'est lui qui s'est lentement développé jusqu'au temps de !'habilis et des autres australopithèques. C'est aussi de cette nouvelle structure qu'est né l'homme. Nous avons eu tout juste un demimillion d'années pour mettre au point ses connexions avec l'héritage cérébral que nous a légué l'animal. Comme si le problème neurologique ne suffisait pas, Mac-

402 Lean en révèle un autre. Le nouveau cerveau parle une langue que l'ancien ne comprend pas. Avec les immenses ressources en neurones du néocortex humain sont devenus possibles la prévision et la mémoire, le langage symbolique, la pensée conceptuelle et la conscience de soi, mais le cerveau animal ne connaît pas ce langage. Le vieux cerveau peut communiquer avec le nouveau sur le plan des émotions et des humeurs, mais nous ne pouvons lui répondre que très difficilement, car cela revient exactement à parler à un animal. Et c'est pourquoi, par exemple, nous pouvons comprendre parfaitement la cause d'une affection psychosomatique sans être pour autant capables d'y remédier. Nous disons alors que nous agissons « à l'encontre de notre jugement», que « nous laissons nos pires impulsions l'emporter » ou que « nous ne pouvons nous contrôler». C'est la chirurgie du Dr Paul MacLean qui a découvert le vieil animal qui nous .habite encore. Comme toute bonne chirurgie, ayant mis au jour le mal, elle prépare la voie au traitement. Les animaux, nous le savons, peuvent être apprivoisés au moins jusqu'à un certain point. Pour ceux qui s'obstinent à nier les influences évolutives qui ont marqué le comportement humain, il y a vraiment peu d'espoir. L'animal qui est en nous, dont l'existence est niée, dont les mœurs sont ignorées ou dont la présence, si elle est soupçonnée, est secrètement haïe ou crainte, reste un animal sauvage. Mais l'animal qui est accepté, dont nous apprenons le comportement, à qui nous parlons sa langue plutôt que la nôtre, peut devenir un animal apprivoisé - de la même manière que le dompteur de Hediger, grâce à sa compréhension profonde de la conduite du lion, réussit à dominer son redoutable compagnon. Nous ne pouvons pas plus nier l'animal qui est en nous que nous ne pouvons ignorer la présence du loup dans l'enclos. Pourtant le loup peut être apprivoisé, même s'il ne faut pas trop lui faire confiance. Qui sait si, après quelques

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milliers de générations de rapports affectueux et compréhensifs, il ne deviendra pas un chien ? C'est là, assurément, un espoir qui relève sans doute de l'utopie et qui, en tout cas, offre peu de réconfort, dans l'immédiat ou le proche avenir, à l'homme aux prises avec ses angoisses. Nous sommes toujours l'espèce sauvage dont parlait Huxley. La compréhension et l'apprivoisement de l'animal qui est en nous, quel que soit leur effet, restent un caractère acquis et ne pouvant être transmis à nos descendants. Il faut recommencer à zéro avec chaque génération qui nait. Mais si nous nions le loup, nous n'aurons même pas de point de départ.

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4. En passant en revue les effets de la pensée évolutionniste du xx.esiècle sur nos philosophies sociales antérieures mais encore révérées, je m'avise d'un bouleversement particulièrement notable. Au xvur siècle, nous ne pouvions concevoir des formes d'ordre social prévalant dans la nature. Que nous souscrivions aux vues de Rousseau (l'homme originel flânant seul et paisiblement dans la forêt) ou à celles, encore plus anciennes, de Hobbes (selon leqùel, aux premiers âges, chaque homme était en lutte avec tous les autres), nous considérions l'individu comme la réalité première et la société comme une invention humaine. II est pourtant indiscutable aujourd'hui que la société, pour presque tous et depuis toujours, a été le berceau naturel. L'ordre social, avec ses règles et ses lois, ses alphas et ses omégas, ses territoires et ses hiérarchies, ses compétitions et ses xénophobies, a été la voie de l'évolution. Et si mes vues sont justes, c'est l'individu tel que nous le connaissons qui a été une invention humaine. Aurions-nous pu, il y a seulement quinze mille ans, qualifier l'homme de singe vertical ? Eh bien, oui - car il y avait déjà, à cette époque, ces grandioses réussites que sont les peintures rupestres de Lascaux, par exemple. Et si, comme Desmond Morris l'a montré 1, le talent des chimpanzés n'est pas négligeable, aucun n'aurait pu nous laisser les taureaux de Lascaux. II y avait aussi ces hommes de N éanderthal, disparus à jamais dans le Sahara verdoyant, mais qui nous ont laissé en héritage le moyen de tuer à distance. A partir de là, la route était ouverte aux assassins et aux Shakespeare, mais on ne peut pas dire qu'il se soit passé grand-chose depuis. Le singe s'est élevé, mais pas très haut. L'homme est effectivement né hier. L'ordre social est 1. Cf. Biologie de l'art, par Desmond Moni:s (Ed, Stock) (N. d. T.),

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contenu dans notre passé animal et il est inscrit dans les schémas de notre sous-cerveau animal. L'individu est la créature de l'avenir humain et nous ne savons pas encore très bien que faire de lui. Arthur Koestler écrit avec lucidité : Ce que j'essaie de montrer, c'est que les tendances agressives d'affirmation de soi qui font partie de la vie émotionnelle de l'individu sont moins dangereuses pour l'espèce que ses tendances transcendantes ou intégrantes. La plupart des civilisations ont assez bien réussi à apprivoiser l'a~ressivité individuelle et à apprendre aux jeunes à sublimer les impulsions qui les poussent à s'affirmer. Mais nous avons tragiquement échoué dans notre tentative parallèle de sublimer et de canaliser les émotions qui se transcendent elles-mêmes. Le nombre des victimes des crimes individuels commis à quelque époque que ce soit de l'Histoire est insignifiant si on le compare à celui des masses joyeusement sacrifiées ad majorem gloriam, par dévotion aveugle à la vraie religion, à une dynastie ou à un système politique.

Ce propos est audacieusement hérétique, car Koestler nie que le Mal suprême procède de l'égoïsme et de la cupidité de l'individu et il voit, dans ce que nous considérons comme des vertus désintéressées, enracinées dans l'action sociale, des forces dévorantes que nous n'avons jamais contrôlées. Cette hérésie mérite d'être examinée avec attention, car si les mécanismes sociaux sont une partie de notre héritage animal nous comprendrons mieux pourquoi ils sont difficiles à contrôler. Et si l'individu est malléable, c'est parce qu'il est une invention humaine. Lorsque nous lui parlons dans la langue du néocortex, c'est un langage qu'il comprend. Pensons à la foule. Qu'est-ce qui la stimule, sinon le langage animal : des cris, des rythmes, des gros mots, des gestes de défi, le symbole brûlant d'une croix, une swastika, un mannequin pendu en effigie ? Une foule transcende ses chefs, devient une chose sauvage et heureuse satisfaisant son besoin d'identité et de stimulation, son désir de « suivre >, exprimant sa xénophobie, la joie qu'éprouve l'australopithèque à chasser et à tuer - une chose qui, par une délirante autosatisfaction sociale, rejette toute inhibition néocorticale.

406 Il est erroné de dire qu'une foule est sous-humaine : ceux qui la composent cessent simplement de se comporter en individus. Il est également erroné de la considérer comme une tempête de désordre, car une foule est un phénomène humain aussi ordonné que n'importe quel autre : qu'une seule voix discordante mais rationnelle s'élève en son sein, vous verrez ce qui arrivera au dissident. La foule peut être définie comme un monstre. Que son objectif soit le lynchage d'un Noir, la destruction d'un bâtiment universitaire ou le massacre, au nom du Christ, d'autres chrétiens, sa nature est reptilienne. Et si Koestler rappelle les crimes de l'histoire humaine alors que, dans ce livre, je m'intéresse à la violence civile présente ou à venir, nous parlons en fait du même phénomène : il s'agit dans les deux cas des méfaits, incontrôlables par la raison individuelle, qu'entraînent les vieilles réactions sociales du sous-cerveau. Nous nous soucions ici de l'individu en extrême péril, car c'est lui et non la foule qui peut apprendre. C'est lui, l'habitant post-néocortical de notre crâne, qui possède la capacité de conclure des alliances quand elles lui sont profitables, d'accepter des compromis quand ils sont avantageux, d'inhiber l'action violente quand la violence risque de finir par le détruire. C'est lui qui, bien que tenté d'attaquer la société, continuera à se demander comment survivre sans elle. La foule reptilienne ne possède pas cette capacité. L'individu peut et doit lutter contre l'animal qui est en lui. Comme l'a écrit Anthony Storr, « bien que nous reculions avec horreur lorsque nous lisons dans un journal ou dans un livre d'histoire les atrocités commises par l'homme à l'encontre de l'homme, nous savons dans nos cœurs que chacun de nous porte en lui c~s mêmes impulsions sauvages qui conduisent au meurtre, à la torture et à la guerre >. L'individu, avec sa conscience de soi post-néocorticale, peut le savoir, l'accepter, s'en défendre. La foule reptilienne ne le peut pas. L'individu parle le langage des hommes. Il ne se soumet

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peut-être pas à la raison mais il peut l'écouter. Un mot peut avoir un sens différent pour vous et pour moi, mais nous pouvons en débattre. Si je parle le zoulou et vous le suédois, nous pouvons prendre un interprète et nos processus logiques se révéleront n'être pas tellement différents. Parents et enfants, parlant en fonction d'expériences aussi distantes l'une de l'autre que les étoiles d'une galaxie, peuvent néanmoins discuter et trouver des solutions - si la foule ne s'en mêle pas. La foule, elle, ne parle pas un langage humain. C'est à nos risques et périls que nous réprimons l'individu. Nous faisons d'états monolithiques une gigantesque imitation de la bande de chasseurs hominiens, nous faisons jouer la sélection, comme dans un lointain passé, en faveur de la survie des médiocres, mais nous n'avons pas le temps évolutif nécessaire pour que cette entreprise aboutisse, en sorte qu'aucun état de ce genre ne peut exister sans une force policière capable d'imposer la conformité à l'individu. Nous encourageons l'organisation, restreignant toujours davantage le rôle de l'individu, la souveraineté pour laquelle les individus pourraient lutter, la dignité, l'indépendance et la confiance qu'un homme a connues un jour en saisissant son arc ·et ses flèches. C'est l'individu qui a créé nos civilisations. Après des millions d'années de répression sociale, l'individu, libéré, a permis au grand cerveau de s'exprimer. Il y avait, il y a très longtemps, un Egyptien nommé Imhotep, qui fut le premier architecte du monde. Il a édifié notre plus ancienne construction en maçonnerie, la pyramide de Saqqara, et cinq mille ans plus tard elle domine encore le sable. Ce sont des individus qui nous ont donné non seulement des pyramides mais des poèmes, des philosophies, des rébellions, la science des étoiles et des atomes, des traîtres, des héros, des marchands de mort et de rêves, des Iago et des Othello, les souvenirs nostalgiques d'un Proust, les anticipations hasar., deuses d'un Platon, les victoires d'un César, les sombres ambitions d'un Hitler, les doutes d'un Dostoïevsky, le prag-

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matisme d'un Lincoln, la foi ardente d'un saint Paul. C'est l'individu qui nous a apporté le meilleur et le pire de ce qu'on appelle la civilisation. A quelle hauteur au-dessus des sables de l'Amérique s'élèvera la General Motors dans cinq mille ans? Nous devons trouver des compromis. La société reconnaîtra, comme l'exige le contrat social, que l'individu est la seule et unique source d'accomplissement humain. De même qu'un gouvernement est le serviteur du peuple, l'organisation se considérera comme le serviteur de l'individu, sans le génie duquel elle ne serait qu'un filet de pêcheur dans l'espace intersidéral. Nous devons, à n'importe quel prix, faire sa place à l'individualité. Mais l'individu acceptera lui aussi des compromis, car il devra renier la foule et admettre que les hommes sont créés inégaux ...

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George Bernard Shaw - oui, George Bernard Shaw ... a écrit dans sa préface à Androclès et le lion : « Gouverner est impossible sans une raligion. » Il entendait par là un ensemble de principes acceptés par tous - et puisqu'il parle de gouvernement, nous pouvons parler de société. Il n'y a pas de société animale naturelle qui n'accepte pas certaines règles et certaines lois, certaines actions considérées par tous comme nécessaires ou comme interdites. Aucun mâle sans territoire ne s'attend aux faveurs d'une antilope ; en conséquence de quoi il écarte de son esprit toute préoccupation sexuelle. Aucun buffle africain n'ayant pas rang d'alpha n'espère attirer l'attention d'une femelle ; il accepte la loi de son espèce. Aucun babouin alpha, lorsque la bande est menacée par un prédateur, ne recule devant le danger d'un combat inégal. Tel est l'ordre des choses. Aucun rouge-gorge n'hésitera à s'épuiser pour nourrir ses petits, aucun kob d'Ouganda ne contestera le fait que la femelle qui se trouve sur le territoire de son voisin appartient à ce voisin ; aucun lycaon ne se soustraira à l'obligation de régurgiter une partie de son repas pour nourrir ceux, mâles ou femelles, qui ont gardé les petits pendant qu'il chassait. Il n'y a pas de société animale sans religion, c'est:à-dire sans un ensemble de dogmes acceptés par tous, sans discussion. Pour des raisons qui me paraissent compréhensibles, nous manquons de telles religions. Peut-être, depuis le temps où nous peignions les cadavres d'ocre rouge, avons-nous accepté que la mort soit l'ultime réunion des hommes. L'espoir et la peur nous ont fait créer un rituel pour nous rappeler l'union sociale. Au temps de la sorcellerie, des oracles et des prêtres, nous avons atteint à l'intégration sociale par la peur, que ce soit celle des sorcières, de la malédiction, du Diable ou, plus tard, par la foi en un Dieu personnel. Ces croyances ne pouvaient être que temporaires. Le néocortex humain, avec ses facultés de conscience et de prévoyance, ne pouvait ignorer que le Dieu personnel que chacun priait devait écouter également les autres. Les astronomes arabes, au temps de la

410 grandeur de l'Islam, devaient se demander tout bas combien de temps Allah pouvait avoir à nous consacrer, alors qu'Il avait à s'occuper de tant d'autres mondes. Et puis un jour, le rationalisme du xvm• siècle et la révolution scientifique du x1x_e cessèrent de considérer que ces images de Ciel et d'Enfer, de dieux et de démons étaient suffisantes pour nous unir dans la foi ou dans la peur. D'ailleurs, nos dieux avaient toujours été géographiques, territoriaux, tribaux, intolérants à l'égard des autres. Nous n'avons jamais connu une « religion :. comparable à celle des animaux, acceptée sans discussion par toute une espèce. Certains d'entre nous, bien sûr, ont fait tout leur possible dans ce sens. Depuis le XVIII" siècle, nous avons cherché une foi à la mesure de l'homme. Dans sa Déclaration d'indépendance, Thomas Jefferson proclama que les hommes étaient égaux. S'agissant d'unir les plus stupides et les plus doués des colonisés américains révoltés contre leurs maîtres, cette assertion fut de bonne propagande. Resterait à savoir si quelqu'un y crut jamais, à commencer par son auteur - mais avec le temps l'égalité naturelle et innée des hommes devint ce que nous avons connu de plus proche d'une religion universelle. Elle avait, bien sûr, un inconvénient : aucun homme doté d'un minimum d'expérience humaine ne pouvait accepter au fond de lui une doctrine aussi éthérée, sauf une masse d'inégaux ou une poignée d'intellectuels n'ayant pas les pieds sur terre et prêts à retourner leur veste si d'aventure le pouvoir leur était donné. Nous fîmes quand même de notre mieux. L'homme du x1x• siècle, devenant lui-même riche, s'employa à combiner égalité naturelle et matérialisme. Lorsque nous aurions tous assez d'argent, dit-il, l'égalité innée se manifesterait. Une religion du besoin matériel n'était pas exactement une forme de la vie de l'esprit, mais aussi longtemps que presque tout le monde serait défavorisé, qui pourrait le prouver ? Dans le même temps, les riches devenaient plus riches, et les

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haines se multipliaient, et les inégalités étaient de plus en plus apparentes. Nous sommes une espèce à laquelle manque une religion. Nous sommes les membres de sociétés manquant de convictions communes. Nous sommes des banqueroutiers philosophiques. Un sentiment de culpabilité nous accable. Qu'avonsnous fait de mal ? Car ce doit être notre faute ... L'angoisse nous habite. De quoi demain sera-t-il fait ? Aucune philosophie n'indique un point lumineux dans l'espace et ne nous dit que là est le Nord, comme le fait le chariot de la Grande Ourse. Nous sommes des êtres temporels dans un univers écrasant. Plus nous savons de choses, plus nous avons douloureusement conscience de notre insignifiance personnelle, de notre impuissance, de notre caractère éphémère. Nous nous tournons vers la science, qu'en tant qu'espèce nous en sommes venus à considérer comme le temple d'aujourd'hui, malgré le désaccord des prêtres. La science, pour l'immense majorité des hommes, est le temple de Delphes. Nous nous prosternons devant elle, nous consultons ses oracles, nous attendons d'elle des miracles. Lorsque des hommes marchent sur la Lune, nous saluons. Que les prêtres soient d'accord ou non, I'Homo sapiens ne connaît plus qu'un seul temple et en attend des réponses qu'il ne reçoit pas. Ce temple existe et il est le lieu d'où pourrait émerger un ensemble de convictions communes - mais il ne faut pas trop attendre du savant lui-même, car il est un spécialiste. Si sa spécialité est la molécule, son autorité est moins sûre en ce qui concerne la cellule. Si sa spécialité est la cellule, son autorité est moins sûre en ce qui concerne le corps. Si sa spécialité est le corps, il peut être tout aussi déconcerté que nous en ce qui concerne l'espèce humaine. Et si sa spécialité est la société, son ignorance peut être totale en ce qui concerne la cellule. Ce qui nous manque, c'est une philosophie évolutive. Pendant trop longtemps le philosophe a été à notre table le

412 convive qu'on n'avait pas invité. Pendant trop longtemps, dans la vie d'aujourd'hui, le philosophe est resté un excentrique farfelu et plutôt embarrassant. Voilà l'une des raisons pour lesquelles nous manquons d'une philosophie. A mesure que notre savoir augmente, notre compréhension diminue. Il y en a parmi nous qui ont acquis la connaissance de la double hélice, il y en a quelques-uns qui ont atteint à une compréhension évolutive de la double nature de l'homme, mais ce ne sont pas les mêmes. Le spécialiste - que sa spécialité soit la construction de voitures ou la fabrication d'enzymes, l'étude des origines du cosmos ou des névroses a réagi à l'égard du philosophe comme n'importe quel propriétaire de territoire réagit à l'égard d'un intrus. Je suis un observateur des sciences et je ne puis parler au nom du Temple, mais il m'est permis d'avancer qu'il y a une union du Visible et de l'invisible et qu'elle apparaît dans la nature évolutive de l'homme. Il y a cet être visible, l'homme qui s'assied devant nous, peut-être mal à l'aise parce qu'il a trop bu hier soir, brillant, ambitieux, douloureusement conscient du fait que ses préoccupations et ses ambitions privent sa femme d'une vie sexuelle normale et néanmoins surpris d'être aussi attiré par sa secrétaire, laquelle, comme une femelle babouin, s'offre sans cesse à lui, mal assuré que ses ambitions le conduiront quelque part et néanmoins décidé à ce qu'il en soit ainsi, aspirant continuellement à vivre à la campagne, où il est né, plutôt que dans la ville désinfectée où il est obligé de vivre. C'est là un portrait en raccourci d'un homme - et pourtant cet être assis en face de nous est aussi le phénotype du généticien, un être doté d'un acquis génétique, plus ou moins bien adapté à son environnement. Il n'est pas une créature statique, mais un être obéissant, sans cesse, dynamiquement, aux édits de son patrimoine génétique et aux conditions de son environnement. Il est le Visible. C'est avec lui que vous prenez un verre. L'évolutionniste, pareil à un homme ivre qui voit double, doit voir chaque individu sous son double aspect, visible et

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invisible. Il y a l'homme, qui se trouve devant lui, le Visibl~ le phénotype, mais il y a aussi son ombre, produit de l'union d'un spermatozoïde et d'un ovule, l'accident de la nuit, avec son schéma génétique qui s'est réalisé ou non, peut-être tout aussi accidentellement, au cours de ses rapports avec l'environnement. Cette double vision de l'évolutionniste n'est pas toujours facile à unifier. Pourtant, malgré cette difficulté, une philosophie fondée sur les données de la science nous amène à l'essence de toutes les religions, humaines ou animales. Nous voyons le Visible, mais nous pouvons discerner l'invisible, et celui-ci diffère peu de ce nous appelions jadis l'âme. Par ses conséquences inégales, l'accident de la nuit nous divise, mais en même temps il nous unit. Nous naissons et nous mourons en tant qu'individus vulnérables, mais nous portons en nous ce lien génétique, .notre participation au c pool > génétique d'une population donnée. L'invisible est notre communauté et notre éternité. Et tandis que le patrimoine génétique distingue les populations et les races l'une de l'autre, nous n'avons pas besoin de remonter très loin dans l'histoire de notre espèce pour découvrir le temps où ces populations et ces races n'en faisaient qu'une. Le Visible existe dans trois dimensions, l'invisible dans quatre. La haine, à son point extrême, est un antagonisme entre Visibles ; l'amour, à son point le plus élevé d'accomplissement, une union d'invisibles. La dépréciation mutuelle est une acceptation de l'instant considéré comme un tout. Le respect mutuel est une acceptation de !'Histoire. Le fait que vous et moi soyons ici, maintenant, est une attestation de ce que j'appelle l'invisible. Le fait que vous et moi puissions céder à l'hubris est peut-être la conséquence actuelle d'un tri opéré par la sélection naturelle entre des inégaux - entre ceux qui acceptent la nature quadridimensionnelle de l'être et qui dès lors survivront, et ceux qui ne le font pas et qui, finalement, périront. La nature évolutive de l'homme représente, à mes yeux,

414 un sujet de réflexion pour le nouveau philosophe et le nouveau théologien. Un ensemble de convictions communes, d'objectifs communs, d'assurances, de règles et de lois communes, même si l'on tient compte des limitations de I'Homo sapiens, reste possible. Bien que toutes nos petites convictions aient été entamées par les sciences, une religion inattaquable par celles-ci reste un objectif digne d'être aujourd'hui poursuivi. Mais nous ne pouvons nous mentir à nous-mêmes ; c'est la règle pour les animaux comme ce doit être la règle pour les hommes. Nous devons poursuivre nos discussions tant que la sélection nous le permettra, nous livrer à des expériences en matière de contrat social jusqu'à ce que la loi biologique intervienne, nous laisser aller aux manifestations d'hubris que l'intellectuel ou la foule décideront. Finalement, nous devrons nous soumettre et accepter la seule conciliation évolutive qui soit : la philosophie du possible. La vie que nous connaissons, si nous écoutons attentivement sa musique, proclame le fait évolutif. Des lois inconnues d'un Jean-Jacques Rousseau, malgré son génie investigateur, déterminent l'aventure humaine. Des lois naturelles indiscutables, bien qu'elles soient aujourd'hui mises en question par la science, devraient aboutir, quand on les connaîtra suffisamment, à une affirmation de l'invisible, des échos d'un temps immémorial, des conséquences d'une expérience dont nous n'avons aucun souvenir, d'une sagesse née au temps de l'opulent miocène, renforcée par l'austère pliocène, mise en question et rejetée par le frivole pléistocène, jusqu'à ce que l'homme ait entrepris sa marche en avant. Le rythme de tambours, venu de l'autre rive d'anciens lacs, inspire nos corps. Des chœurs de voix antiques, mystérieusement venus d'au-delà des collines géologiques investissent notre être social. Pourtant c'est la trompette, la claire sonnerie de clairon proclamant l'apparition et la suprématie de l'individu, qui annonce l'être humain tel que nous le connaissons. Notre cœur bat plus vite. L'invisible investit

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le Visible. Nous répondons, et c'est tout ce que nous savons. Le clairon annonce avec fracas le matin, dit plaintivement que la journée est finie ou atteste tragiquement la mort de l'homme. Lugubre sera le matin où nous nous réveillerons et où les léopards ne seront plus là, où des bandes de moineaux ne bavarderont plus dans les platanes, où le matou solitaire ne rentrera plus de ses aventures nocturnes, où les rouges-gorges ne lanceront plus leur cri de défi en direction des buissons au-delà de la pelouse, où il n'y aura plus d'alouettes dans le ciel ni de lapins dans les fourrés, où les faucons cesseront de tourner en rond et où les rochers ne résonneront plus du cri des mouettes, où la diversité des espèces n'éclairera plus l'aurore et où la diversité des hommes aura disparu. Si tel est le matin qui nous attend, plaise à Dieu que je meure dans mon sommeil ! Et pourtant, tel est le matin que, sciemment ou non, nous préparons, vous, moi, capitalistes, socialistes, blancs, jaunes ou noirs. C'est le matin que les professeurs et les policiers réclament, que les philosophes ont exalté depuis deux siècles, le matin de l'uniformité, du réflexe conditionné, de la réalité égalitaire, du meilleur des mondes, de l'ordre absolu, de la réalité égalitaire, de la grisaille, de la réaction uniforme à un stimulus uniforme, le matin où une cloche qui tintera fera prendre aux moutons le chemin du pâturage. Puissé-je ne jamais m'éveiller ... C'est aussi le matin pour la venue duquel nous prions dans nos organisations industrielles, dans nos fermes collectives, dans nos conciles ecclésiastiques, dans nos systèmes de gouvernement, dans nos rapports entre états, dans nos nobles demandes d'un gouvernement mondial. C'est le matin auquel nous aspirons lorsque nous formulons la prière d'être un jour tous les mêmes. C'est le matin contre la venue duquel, qu'ils le sachent ou non, les jeunes élèvent leur protestation. Et c'est un matin, il faut l'espérer, qui ne viendra jamais. De même que la vie est plus grande que l'homme, elle est

416 plus sage que nous. De même l'évolution a rendu notte existence possible, elle aura le dernier mot. De même que la sélection naturelle nous a intronisés, elle nous éliminera si notre hubris devait l'emporter. Mais ce matin gris ne viendra jamais, car des lois qui nous dépassent, impartiales et irrévocables, à quelque tribunal nocturne de l'obscure histoire de l'homme, nous condamneront en tant qu'espèce à l'extinction - ou, plus probablement, nous appliqueront les lois de toute chair.

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