Là-haut, il n'y a rien - Anthologie de l'incroyance et de la libre-pensée 2763787614, 9782763787619

J'ai conçu la présente anthologie comme une ressource e réunissant des textes et des idées susceptibles d'aide

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Là-haut, il n'y a rien - Anthologie de l'incroyance et de la libre-pensée
 2763787614, 9782763787619

Table of contents :
Table des matières
INTRODUCTION
1
POSITIONS : PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE
1.1 Les variétés d’incroyance. L’incertitude absolue est aussi intenable que la certitude absolue (David Rand)
1.2 Lettre à Hérodote (Épicure)
1.3 Addition aux pensées philosophiques ou objections diverses contre les écrits de différents théologiens (Denis Diderot)
1.4 La philosophie de l’athéisme (Emma Goldman)
1.5 L’agnosticisme (Thomas Huxley)
1.6 Les brights (Richard Dawkins)
2
L’EXISTENCE DE DIEU
2.1 Critique de l’argument téléologique (David Hume)
2.2 Dessein ? Oui. Intelligent ? Non. (Massimo Pigliucci)
2.3 L’argument de l’incohérence (Michael Martin)
2.4 Quelques preuves de l’inexistence de Dieu (Sébastien Faure)
3
EXPLICATIONS ­NATURALISTES
3.1 Les méfaits de la religion et leur remède (Lucrèce)
3.2 Le politique et la religion : la funeste alliance (Jean Meslier)
3.3 L’opium du peuple (Karl Marx)
3.4 L’origine des religions (Michel Bakounine)
3.5 Une illusion et son avenir (Sigmund Freud)
3.6 Sur le miracle (Anatole France)
3.7 Dieu est-il dans notre cerveau ? (Massimo Pigliucci)
3.8 La religion comme produit dérivé (Daniel Baril)
4
MISÈRE ET MÉFAITS DES RELIGIONS
4.1 Un ancien esclave se souvient (Frederick Douglass)
4.2 Massacres au Guatemala (Bartholomé de Las Casas)
4.3 Quand Benoît XVI rédigeait le catéchisme (Jocelyn Bézecourt et Gérard da Silva)
4.4 Le gériniol (Richard Dawkins)
4.5 Les trois impulsions contenues dans la religion sont la crainte, la suffisance et la haine (Bertrand Russell)
4.6 Femmes brisées, journée risible (Taslima Nasreen)
4.7 L’affaire Rushdie et le vrai visage de l’intolérance islamique (Ibn Warraq)
4.8 L’opium hindouiste des intellectuels occidentaux (Talisma Nasreen)
4.9 La circoncision (Siné)
5
LA VEINE ANTICLÉRICALE
5.1 À la niche, les glapisseurs de dieu ! (Tract surréaliste)
5.2 Pater Noster (Jacques Prévert)
5.3 Loi contre le christianisme. Promulguée au jour du Salut, premier jour de l’An Un (le 30 septembre 1888 du faux calendrier) (Friedrich Nietzsche)
5.4 L’anticléricale (Montéhus)
5.5 Adresse au pape (Antonin Artaud)
5.6 Lettre au Dr Laura (Anonyme)
6
L’ÉTHIQUE SANS LA RELIGION
6.1 Le dilemme d’Euthyphron (Platon)
6.2 Lettre à Ménécée (Épicure)
6.3 La morale utilitariste (John Stuart Mill)
6.4 La morale déontologique (Emmanuel Kant)
6.5 La morale arététique (Aristote)
6.6 Les valeurs humaines (Paul Kurtz)
7
LA LAÏCITÉ DANS L’ÉDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC
7.1 Une éducation a-théiste (John Stuart Mill)
7.2 La liberté de l’enseignement (Victor Hugo)
7.3 Aux instituteurs (Jules Ferry)
7.4 Les principes de l’idéal laïque (Henri Pena-Ruiz)
7.5 Déclaration de St.Petersburg
7.6 Science et religion : l’irréductible antagonisme (Jean Bricmont)
8
L’ATHÉISME ET LA LIBRE-PENSÉE… EN VERVE
INTERMÈDE : PAROLES DE CROYANTS
REPRISE DES HOSTILITÉS
Légères difficultés à méditer pour qui veut perdre son temps
Annexe
Acte d’apostasie

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Rien Sous la direction de

J’ai conçu la présente anthologie comme une ressource réunissant des textes et des idées susceptibles d’aider qui le voudra à approfondir sa connaissance d’une riche tradition de pensée et de militantisme, une tradition qui me semble conserver aujourd’hui sa fraîcheur et sa pertinence, tout particulièrement en ces heures de laïcité supposée ouverte et de multiplication des accommodements avec la religion.

Normand Baillargeon Dans cet ouvrage, des penseurs de toutes les époques et de diverses cultures exposent les grandes positions que l’on retrouve au sein de la famille de l’incroyance, les principaux arguments pour et contre l’existence de Dieu, les explications naturalistes des sources de la croyance religieuse, les méfaits de la religion, les éthiques non religieuses et le principe de laïcité dans l’espace public et en éducation. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

Normand Baillargeon collection

Quand la philosophie fait

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il n’y a rien

il n’y a

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Là-haut,

Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

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Normand Baillargeon

Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

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Quand la philosophie fait

Couverture : iStockphoto collection

Quand la philosophie fait

ISBN 978-2-7637-8761-9 Philosophie

Là-haut,

il n’y a

RIEN

Quand la philosophie fait pop ! Exploration philosophique de la culture populaire Collection dirigée par Normand Baillargeon et Christian Boissinot. Philosophie : discipline qui pose depuis plus de 2 500 ans ces grandes et fondamentales questions concernant le sens de la vie, la nature de la vérité, le bien, le beau, etc. ; Culture populaire : désigne cette partie de la culture réservée au peuple, généralement opposée à la culture savante, propre à l’élite ; Faire pop : éclatement des frontières de la philosophie, ouverture à des sujets plus prosaïques, mise à l’écart d’une terminologie trop technique ; L’ambition de cette collection : cerner philosophiquement les aspects de notre condition humaine que nous révèle la culture populaire, en conjuguant accessibilité et humour. Déjà parus dans la même collection Je pense, donc je ris. Humour et philosophie, sous la direction de Normand ­Baillargeon et Christian Boissinot (2010). Raison oblige. Essai de philosophie sociale et politique, Normand ­Baillargeon (2009). La vraie dureté du mental. Hockey et philosophie, sous la direction de Normand ­Baillargeon et Christian Boissinot (2009).

Là-haut,

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RIEN

Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée Textes réunis et présentés par

Normand Baillargeon

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la ­Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Mariette Montambault ISBN 978-2-7637-8761-9 pdf ISBN 9782763707617 © Les Presses de l’Université Laval 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2010 Les Presses de l’Université Laval 2305, rue de l’Université Pavillon Pollack, bureau 3103 Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com

Table des matières

Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

1. POSITIONS : PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 1.1 Les variétés d’incroyance. L’incertitude absolue est aussi intenable que la certitude absolue (David Rand) . . . . . . . . . 17 1.2 Lettre à Hérodote (Épicure). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 1.3 Addition aux pensées philosophiques ou objections diverses contre les écrits de différents théologiens (Denis Diderot). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 1.4 La philosophie de l’athéisme (Emma Goldman). . . . . . . . . . 36 1.5 L’agnosticisme (Thomas Huxley). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 1.6 Les brights (Richard Dawkins). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 2. L’EXISTENCE DE DIEU. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 2.1 Critique de l’argument téléologique (David Hume). . . . . . . 59 2.2 Dessein ? Oui. Intelligent ? Non. (Massimo Pigliucci). . . . . 74 2.3 L’argument de l’incohérence (Michael Martin). . . . . . . . . . . 87 2.4 Quelques preuves de l’inexistence de Dieu (Sébastien Faure). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92 3. EXPLICATIONS ­NATURALISTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 3.1 Les méfaits de la religion et leur remède (Lucrèce). . . . . . . . 104 3.2 Le politique et la religion : la funeste alliance (Jean Meslier) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 3.3 L’opium du peuple (Karl Marx). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

VIII

LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

3.4 L’origine des religions (Michel Bakounine). . . . . . . . . . . . . . 115 3.5 Une illusion et son avenir (Sigmund Freud). . . . . . . . . . . . . 124 3.6 Sur le miracle (Anatole France) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134 3.7 Dieu est-il dans notre cerveau ? (Massimo Pigliucci) . . . . . . 138 3.8 La religion comme produit dérivé (Daniel Baril). . . . . . . . . 144 4. MISÈRE ET MÉFAITS DES RELIGIONS. . . . . . . . . . . . . . . 155 4.1 Un ancien esclave se souvient (Frederick Douglass) . . . . . . . 155 4.2 Massacres au Guatemala (Bartholomé de Las Casas) . . . . . . 162 4.3 Quand Benoît XVI rédigeait le catéchisme (Jocelyn Bézecourt et Gérard da Silva). . . . . . . . . . . . . . . . . 167 4.4 Le gériniol (Richard Dawkins). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 4.5 Les trois impulsions contenues dans la religion sont la crainte, la suffisance et la haine (Bertrand Russell) . . . . . . 180 4.6 Femmes brisées, journée risible (Taslima Nasreen). . . . . . . . 186 4.7 L’affaire Rushdie et le vrai visage de l’intolérance islamique (Ibn Warraq) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 4.8 L’opium hindouiste des intellectuels occidentaux (Talisma Nasreen) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200 4.9 La circoncision (Siné). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 5. LA VEINE ANTICLÉRICALE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205 5.1 À la niche, les glapisseurs de dieu ! (Tract surréaliste). . . . . . 205 5.2 Pater Noster (Jacques Prévert) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 5.3 Loi contre le christianisme. Promulguée au jour du Salut, premier jour de l’An Un (le 30 septembre 1888 du faux calendrier) (Friedrich Nietzsche). . . . . . . . . . . . . . . 211 5.4 L’anticléricale (Montéhus). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212 5.5 Adresse au pape (Antonin Artaud). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214 5.6 Lettre au Dr Laura (Anonyme). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215





Table des matières

IX

6. L’ÉTHIQUE SANS LA RELIGION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 6.1 Le dilemme d’Euthyphron (Platon). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220 6.2 Lettre à Ménécée (Épicure) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 6.3 La morale utilitariste (John Stuart Mill). . . . . . . . . . . . . . . . 230 6.4 La morale déontologique (Emmanuel Kant) . . . . . . . . . . . . 235 6.5 La morale arététique (Aristote). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241 6.6 Les valeurs humaines (Paul Kurtz). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248 7. LA LAÏCITÉ DANS L’ÉDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 7.1 Une éducation a-théiste (John Stuart Mill) . . . . . . . . . . . . . 257 7.2 La liberté de l’enseignement (Victor Hugo). . . . . . . . . . . . . 262 7.3 Aux instituteurs (Jules Ferry). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271 7.4 Les principes de l’idéal laïque (Henri Pena-Ruiz). . . . . . . . . 275 7.5 Déclaration de St.Petersburg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 288 7.6 Science et religion : l’irréductible antagonisme (Jean Bricmont). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290 8. L’ATHÉISME ET LA LIBRE-PENSÉE… EN VERVE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305 Intermède : paroles de croyants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310 Reprise des hostilités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314 Légères difficultés à méditer pour qui veut perdre son temps . . . 325 Annexe Acte d’apostasie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329

Remerciements

P

our réaliser ce livre, j’ai eu le meilleur des accompagnements de la part de M. André Baril, philosophe, qui travaille aux Presses de l’Université Laval. Je le remercie chaleureusement de sa grande patience et de ses précieux conseils. Trouver un titre à cet ouvrage n’aura pas été facile, pour toutes sortes de raisons. C’est finalement Jean Bricmont qui m’a proposé celui qu’il porte : je le remercie de m’avoir offert cette belle trouvaille.

INTRODUCTION Ni Dieu ni maître Mieux d’être Jacques Prévert ***

L

a présente anthologie est consacrée à l’incroyance sous toutes ses formes, à ses penseurs, à leurs idées, à ce qu’ils attaquent et condamnent ainsi qu’à ce qu’ils défendent et célèbrent. Je l’ai conçue comme une ressource réunissant des textes et des idées susceptibles d’aider qui le voudra à approfondir sa connaissance d’une riche tradition de pensée et de militantisme, une tradition qui me semble conserver aujourd’hui encore sa fraîcheur et sa pertinence, tout particulièrement en ces heures de laïcité supposée ouverte et de multiplication des accommodements avec la religion. Mais, avant d’exposer le contenu des huit chapitres qui composent ce livre, je voudrais dire un mot sur ce qui m’a incité à préparer cette anthologie1. *** Alors qu’il séjournait en France, fêté des philosophes, le sceptique écossais David Hume, dont on pourra lire ici plusieurs textes, aurait déclaré, à la table d’un homme dont il était l’invité, qu’il n’avait jamais rencontré d’athée. Son hôte lui aurait alors répondu que, sur les quinze

1.

Quelques paragraphes de cette introduction reprennent des passages de mon chapitre publié ainsi que d’un texte qui était ma contribution à l’introduction de Heureux sans Dieu (Normand Baillargeon et Daniel Baril), Montréal, VLB, 2009.

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

personnes présentes à sa table, treize étaient athées, les deux autres n’ayant pas encore terminé leur réflexion sur la question. Hume, dit-on, en fut déconcerté. Dès lors qu’on se rappelle que tout cela se passait en Europe, au XVIIIe siècle, on peut comprendre que Hume n’eut encore jamais fait pareille rencontre : c’est que l’incroyance en général et l’athéisme en particulier n’étaient pas, à cette époque pas si lointaine, des positions qu’on pouvait sans péril afficher publiquement. Pareil aveu pouvait en effet vous valoir de nombreux désagréments et Hume lui-même, qui fut possiblement athée, était bien placé pour le savoir, puisque des accusations d’incroyance lancées contre lui avaient suffi, par deux fois, à faire écarter sa candidature à un poste de professeur qu’il convoitait. Mais quand on ajoute que cela se passait en France et que l’hôte en question était le baron d’Holbach, on s’étonne aussi de la surprise de Hume de rencontrer pareille assemblée. C’est que le XVIIIe siècle européen, tout particulièrement en France, est celui des Lumières et, partant, le siècle d’un vaste et ambitieux projet politique, économique, social et pédagogique d’émancipation intellectuelle et de construction et de valorisation de l’autonomie rationnelle des sujets. Ce siècle, on le sait, annonce entre autres choses la laïcité, la fin du traitement préférentiel accordé aux religions, la séparation de l’Église et de l’État, ainsi que l’instruction publique gratuite, universelle et laïque. Or, le domicile du baron d’Holbach était précisément un des hauts lieux où germaient de telles idées et c’est là, sans doute plus que nulle part ailleurs en Europe, qu’on avait la chance de rencontrer des athées — mais aussi des incroyants, des agnostiques et des anticléricaux. De ces philosophes naissait, en même temps que l’espérance de la diffusion et du triomphe des idées pour lesquelles ils se battaient, l’espoir raisonnable que viendrait ce moment où la religion serait affaire privée, sans privilège d’aucune sorte entre toutes les autres croyances des êtres humains : dès lors, l’athéisme, l’agnosticisme et l’incroyance seraient des convictions qu’on pourrait sans gêne ni honte avouer devant tous. Des progrès énormes ont été faits sur tous ces plans et nul n’en doute moins que moi. Pourtant, nous sommes encore bien loin de l’idéal visé, notamment en ce qui concerne la place, le statut et l’importance des religions.





Introduction

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C’est ainsi que le moindre regard sur l’actualité laisse voir que la religion et la croyance en un dieu personnel occupent encore, dans bien des endroits du monde, une place prépondérante dans les affaires publiques, et qu’elles sont, l’une comme l’autre, une cause importante de conflits, de tensions, de guerres, de misères et de souffrances, en même temps qu’une source, semble-t-il inépuisable, de croyances délirantes et malsaines et de comportements qui leur sont associés. À qui rappelle ces faits, on rétorque souvent que des croyances religieuses de cette nature et ayant de tels déplorables effets sévissent sans doute, mais que c’est dans des régions particulières du monde et cruellement marquées, outre par la misère économique, par le manque de livres, d’éducation et de culture. C’est en partie exact et l’on trouvera en effet dans ces régions, et en grand nombre, de ces imams, ayatollahs, rabbins, pasteurs, prêtres, et autres chefs spirituels ayant des amis imaginaires et invisibles, profitant de l’ignorance et de la pauvreté de millions de personnes endoctrinées dès l’enfance qui suivent aveuglément leurs souvent déplorables préceptes et diktats. Mais on en trouve encore ici, chez nous, où ils y étaient légion et puissants il n’y a pas si longtemps. De plus, on aurait grand tort, apercevant au loin cette sinistre forêt, de ne pas porter attention à ce qui se passe plus près de nous, par exemple au cœur même de la plus puissante et riche nation du monde, notre voisine, où des millions de fondamentalistes chrétiens attendent, en ­l’appelant de leurs vœux, la fin des temps qu’ils nomment « rapture » ou « armageddon ». Ces formes de la croyance religieuse sont bien entendu extrêmes et, pour ces raisons, faciles à apercevoir et à dénoncer. C’est notamment contre elles que furent inventées la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de conscience. Mais au cœur même des sociétés supposées laïques et des riches démocraties libérales, on assiste, en ce moment même, sinon à un net effritement et à un substantiel recul de l’idéal laïque de neutralité, du moins à son érosion et à la multiplication de certaines formes, subtiles ou moins subtiles, de traitement préférentiel des religions. C’est ainsi que, faisant entorse au principe capital de la liberté d’expression, on entend ici promulguer des lois contre le blasphème ; qu’on n’hésite pas, là, à menacer de censure, voire à réellement censurer, un livre, une caricature, une représentation théâtrale, un film ou quiconque critique la religion avec une dureté qu’on ne remet pas en question quand

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

il s’agit de tout autre objet ; c’est ainsi qu’ailleurs encore on tolère, parce qu’ils sont le fait de représentants d’une foi donnée, des agissements et des paroles qu’on ne tolérerait jamais s’il s’agissait d’autres personnes ; et c’est encore ainsi qu’on accorde, dès lors que des motifs religieux sont invoqués, des privilèges ou des accommodements qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de demander — et encore moins d’accorder — pour tout autre motif ou toute autre croyance. Au Québec, l’idée d’un enseignement culturel des religions a, avec raison, paru aux partisans de la laïcité (et pas seulement aux incroyants) représenter une grave menace à l’idée d’une école laïque et constituer une manière à peine déguisée de continuer à accorder dans l’école un traitement préférentiel aux croyances religieuses. En avril 2008, la ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport expliquait d’ailleurs, sans que cela suscite de vive réaction indignée, que si les rites et les symboles de cinq grandes religions et des spiritualités autochtones seraient enseignées dans ce nouveau programme intitulé Éthique et culture religieuse, on n’y traitera pas de l’athéisme (Le Devoir, 19 avril 2008, page a3), ce terme étant, aux yeux du ministère de l’Éducation et de ses experts, « connoté négativement ». De même, simplement au nom de la laïcité correctement comprise, bien des demandes d’accommodement religieux devraient d’emblée nous paraître absolument irrecevables : leur acceptation, dès lors qu’on n’accorderait pas ces accommodements si un motif autre que religieux était invoqué, témoigne, cette fois encore, de notre propension collective à consentir, parmi l’ensemble des croyances, un traitement préférentiel aux croyances religieuses. Devant tout cela, j’ai donc souhaité, par cette anthologie, rappeler qu’il existe une très longue, très riche et très respectable tradition de pensée incroyante. J’ai voulu montrer, aux Hume d’aujourd’hui qui n’en auraient jamais rencontrés, qu’il existe des incroyants et des athées, qu’il est tout à fait possible de vivre une vie pleine, riche et heureuse en étant incroyant, et que cette position n’a rien de honteux et d’inavouable. Mieux : que les idées que défendent les incroyants sont de celles qui nous aident à mieux vivre et surtout à vivre debout, en faisant lucidement face au monde pour donner un sens à notre vie, en restant à l’abri d’illusions qui sont peut-être réconfortantes, mais qui n’en demeurent pas moins infantilisantes et dangereuses. Pareilles idées, me semble-t-il, méritent amplement d’être connues, discutées et méditées, puisque, osons le dire





Introduction

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sans ambages, bien des reculs des religions sont des avancées pour l’humanité. Le fait est, fort heureusement — et n’en déplaise aux commissaires, aux experts patentés, aux ministres et à leurs fonctionnaires —, que les idées de la grande famille de l’incroyance, qui comprend les athées, les agnostiques, les libres penseurs, les humanistes, les défenseurs de la laïcité et, plus récemment, les brights, sont aujourd’hui de plus en plus connues, discutées, entendues et surtout jugées crédibles. En témoigne par exemple cette intense activité éditoriale qui a récemment produit de nombreux ouvrages, dont certains ont connu d’inattendus mais retentissants succès de librairie. Citons pour mémoire, et entre de très nombreux autres : Pour en finir avec Dieu, de Richard Dawkins, Breaking the Spell, de Daniel Dennett, God is not Great, de Christopher Hitchens, Atheist Universe, de David Mills, God : The Failed Hypothesis : How Science Shows that God does not Exist, de Victor J. Stenger, et Traité d’athéologie, de Michel Onfray. En témoigne aussi, et plusieurs lecteurs, à l’instar de Hume, seront sans doute étonnés de l’apprendre, le grand nombre d’incroyants, d’athées et d’agnostiques qu’on trouve désormais dans plusieurs régions du monde. Certes, de telles données doivent être prises avec des réserves puisqu’on devine aisément qu’il est malaisé de mesurer de tels phénomènes. Néanmoins, toutes les données les plus crédibles dont nous disposons indiquent bien, du moins pour un grand nombre de pays du Nord et dans plusieurs des démocraties libérales, une nette tendance à la progression de l’incroyance. (Les États-Unis, avec des niveaux et des contenus de croyance religieuse qui rappellent ceux des pays les plus pauvres du tiers-monde, sont ici exception.) Il y aurait vraisemblablement, en ce moment, entre 500 et 750 millions de personnes qui ne croient pas en Dieu et on découvrira à la lecture du tableau reproduit à la fin de cette introduction les 50 pays qui sont les premiers de classe de l’incroyance — on notera alors que l’athéisme est presque inexistant en Afrique, en Amérique latine, en Asie et au Moyen-Orient. Commentant ces chiffres, leur compilateur, Phil Zuckerman, a écrit : « Au vu de ces estimations, on peut conclure qu’il y a approximativement 58 fois plus d’athées que de mormons, 41 fois plus d’athées que de juifs, 35 fois plus d’athées que de sikhs et deux fois plus

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

d’athées que de bouddhistes. Enfin, si l’on classe selon leur nombre ­d’adhérents les grands systèmes de croyances, l’athéisme arrive en quatrième position, après le christianisme (2 milliards), l’islam (1,2 milliard) et l’hindouisme (900 millions)2 ». Incroyants de tous les pays, vous êtes très nombreux : sortez fièrement du placard ! *** On a désigné différentes choses par le mot religion et je voudrais distinguer et commenter ses acceptions qui me semblent particulièrement centrales. Pour commencer, on désigne par ce mot, mutatis mutandis, des systèmes de propositions déclaratives qui prétendent décrire le monde et qui placent au cœur de cette description la croyance en un ou des êtres surnaturels qui agissent sur le monde et avec lequel ou lesquels on peut entretenir des relations. Les auteurs dont les écrits sont ici réunis tiennent généralement ces propositions et les systèmes théoriques construits autour d’elles pour faux. Le même mot de religion sert aussi à désigner des institutions et des acteurs qui y tiennent divers rôles et fonctions, ces institutions et ces personnes servant d’interprètes autorisés de l’être ou des êtres surnaturels et ayant à ce titre joué dans l’histoire (et jouant toujours) des rôles sociaux, politiques et économiques, parfois de tout premier plan. Ici encore, le bilan qu’invite à dresser le présent ouvrage est globalement négatif et les auteurs qu’on va lire soutiennent pour la plupart que les diverses religions, entendues en ce sens, ont été des forces plutôt nuisibles et néfastes dans l’histoire. Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’il en ait été ainsi. Le fait qu’elles incluent tant de croyances fausses ou délirantes auxquelles les fidèles adhèrent contre l’évidence le laissait facilement présager, tout comme le fait que ces institutions encouragent chez les croyants la soumission et l’absence de réflexion critique.

2.

P. Zuckerman, « Atheism : Contemporary Rates and Patterns », dans M. Martin, The Cambridge Companion to Atheism, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 55.





Introduction

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Notons qu’on peut aussi vouloir désigner par religion des choses qui n’ont, en bout de piste, et il est crucial de le rappeler, à peu près rien à voir avec ce qui précède et que dès lors parler à leur propos de religion est une bien triste et sinistre imposture. C’est ainsi qu’on pourra vouloir désigner comme religion une certaine attitude intellectuelle face au monde (ce fut, par exemple, très probablement le cas de Spinoza, et très certainement celui d’Albert Einstein, proclamant que « dieu ne joue pas aux dés » pour indiquer qu’il existe un ordre mathématiquement accessible et exprimable de la nature) ; ou encore une certaine attitude émotionnelle face à l’univers — qui est au demeurant accessible à tout le monde, que l’on soit ou non croyant — et à laquelle souscriront volontiers la plupart des incroyants, dès lors qu’elle est compatible avec ces valeurs humanistes et de rationalité qui leur sont chères. Mais parler alors de religion sans plus de qualification est une erreur grave et profondément confusionnelle. À propos justement de cette attitude émotionnelle et de ces valeurs que je viens d’évoquer, je voudrais insister sur un point qui me semble très important et qui distingue quelque peu mon propre athéisme de celui qui est professé en ce moment par certains penseurs renommés pour leur incroyance et leur militantisme. Certes, et comme à eux, le fait de développer une forme ou l’autre de scepticisme et d’incroyance à l’endroit des religions — entendues au sens où je les ai décrites précédemment — me semble une saine et importante attitude à adopter. Mais cela ne constitue à mes yeux qu’une condition, souhaitable sans doute, contributive très certainement, mais ni nécessaire ni encore moins suffisante, à la réalisation d’un programme positif pour l’humanité qui m’importe plus que tout, qu’un préalable, donc, à la possible adoption et défense de certaines valeurs intellectuelles et morales desquelles dépend la réalisation de ce programme — qu’on pourra appeler ici, pour faire court, le programme humaniste. Cela explique pourquoi certains incroyants, partageant pourtant avec moi cette attitude sceptique intellectuelle préalable, mais ayant ensuite adopté des valeurs intellectuelles et morales anti-humanistes, me semblent plus étrangers encore que bien des croyants qui ne partagent évidemment pas mon athéisme, mais qui adhèrent sincèrement à bon nombre des valeurs humanistes que je défends. Je préférerais ainsi mille fois passer une soirée avec un père jésuite se battant en Amérique latine au nom de la théologie de la libération, qu’avec Nietzsche, cet athée antihumaniste qui est, par

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

presque chacune de ses idées politiques, morales et épistémologiques, un être qui m’est entièrement étranger. *** Si l’incroyance n’y conduit pas nécessairement, la religion, de son côté, contribue-t-elle au déploiement de ce programme humaniste ? J’ai déjà indiqué que les incroyants pensent que les religions ont joué un rôle globalement néfaste dans l’histoire humaine. Mais les théistes tendent à rétorquer que la religion, sans laquelle tout serait permis, joue un indispensable rôle de moralisation individuelle et collective. Voici donc un dernier sens du mot religion, utilisé pour désigner, cette fois, d’un point de vue sociologique et fonctionnaliste, le rôle social présumé bénéfique à l’individu et à la collectivité joué par des systèmes de croyance. Émile Durkheim (1858-1917) a exprimé cet influent point de vue de manière exemplaire. Pour lui, la religion ainsi comprise, et quoi qu’il en soit par ailleurs de sa valeur de vérité, joue un rôle positif en ce qu’elle permet la construction de l’identité personnelle et sociale, encourage la participation de l’individu aux valeurs et aux normes qui caractérisent une société donnée et contribue à la formation de sa cohésion morale — jouant ainsi un rôle indispensable, ou du moins prépondérant, dans la moralisation des personnes. C’est sur ces aspects de la religion que je voudrais m’attarder à présent, pour rappeler ce fait crucial que la recherche empirique, depuis de nombreuses années déjà, a accumulé d’importants résultats qui n’étayent aucunement ces prétentions des croyants. Bref, et en d’autres termes, la recherche actuelle donne plutôt raison à la célèbre boutade de Bertrand Russell : « On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit ; je ne l’ai jamais observé. » *** Plusieurs recherches ont été menées depuis les années 1930 sur les relations, chez l’individu, entre croyances religieuses et divers aspects de la moralité. Shermer en rapporte plusieurs et conclut  comme suit sa





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synthèse : « [il est clair] que non seulement la religion ne rend pas nécessairement une personne morale, mais qu’elle peut en outre conduire à plus d’intolérance, de racisme, de sexisme et porte atteinte à bien d’autres valeurs qui sont chères à une société libre et démocratique ». Zuckerman3, dont les travaux, on l’a vu, montrent que l’athéisme et l’incroyance sont en progression dans nombre de pays, avance aussi, dans la synthèse qu’il propose de la recherche la plus crédible, qu’athéisme et incroyance tendent à être positivement et fortement corrélés avec le degré d’éducation des individus4, avec des indices d’égalité entre les sexes, avec le degré de sécurité des sociétés, mais aussi avec de faibles taux de criminalité, d’homicide, de divorce, de pauvreté et de mortalité infantile. Ses conclusions sont encore confirmées par une des plus intéressantes études sur ce sujet parues ces dernières années, une riche méta-analyse publiée dans le Journal of Religion and Society en 20075. L’auteur y montre d’abord qu’on assiste bien, dans les démocraties développées, à « un déclin marqué de la religiosité au profit de la sécularisation ». Mais l’auteur rappelle en outre que de très abondantes données concernant les taux de dysfonctionnement et de santé des sociétés sont désormais disponibles, à l’échelle mondiale, et que ces données sont en fait si abondantes et fiables que les études comparatives concernant les taux de religiosité et les conditions des sociétés qu’elles permettent de réaliser constituent « une expérimentation épidémiologique à grande échelle » permettant justement de tester l’hypothèse voulant que des hauts taux de croyance et d’adoration d’un créateur sont des conditions nécessaires d’un taux élevé de santé sociale. La principale conclusion de l’étude est la suivante : « Les corrélations que permettent d’établir les données montrent qu’à presque tous égards les démocraties fortement sécularisées connaissent de bas taux de dysfonc-

3.

P. Zuckerman, « Atheism : Contemporary Rates and Patterns », dans M. Martin, The Cambridge Companion to Atheism, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 4. Une étude de Larson et Whitham parue dans Nature en 1998 (vol. 394, no 6691, p.  313) rapportait par exemple que 93  % des membres de la National Academy of Science, donc des scientifiques les plus prestigieux, ne croyaient pas en Dieu ou doutaient de son existence. 5. Gregory S. Paul, « Cross-National Correlations of Quantifiable Societal Health with Popular Religiosity and Secularism in the Prosperous Democracies », Journal of Religion and Society, 7 : 1-17 (2005).

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

tionnement social », cela a contrario de la société américaine, qui est justement pro-religieuse — en même temps qu’anti-évolutionniste. On évitera de tirer des conclusions définitives, bien entendu ; et la question causale, très complexe, reste posée. Mais jusqu’à ce que nous ayons plus d’information, entre l’hypothèse selon laquelle la religion cause des dysfonctionnements sociaux et celle selon laquelle la religion fleurit là où existent des dysfonctionnements sociaux, le moins que l’on puisse dire est que ces corrélations sont loin d’être encourageantes pour quiconque souhaite attribuer un rôle social positif et bénéfique à la religion. *** J’ai rappelé plus haut le rôle que l’implantation du nouveau programme Éthique et de culture religieuse a joué dans ma décision de préparer ce livre. C’est avec les principes mêmes qui ont présidé à son élaboration que je suis en fondamental désaccord, parce que j’y décèle la perpétuation d’une attitude envers la religion avec laquelle je pense qu’il est indispensable que notre société en général et notre système d’éducation en particulier opèrent une radicale rupture. Cette attitude, je l’ai évoqué à quelques reprises, consiste à traiter les opinions religieuses de manière différente et préférentielle par rapport aux autres opinions et croyances, par exemple politiques. Je suggère à ce propos qu’un test de laïcité devrait être fait dans tous les cas où un traitement préférentiel est revendiqué : si un accommodement donné nous paraît impossible à accorder s’il est demandé pour des raisons politiques, alors on ne peut l’accorder pour des raisons religieuses. Dans le cas du nouveau programme, le message envoyé aux enfants, et en fait à tout le monde, est qu’il est en quelque sorte normal d’avoir une religion, tandis que le fait de n’en pas avoir ou de juger négativement toutes les religions sans aucune exception est passé sous silence. À la religion et à elle seule, parmi toutes les croyances, est accordé ce privilège de faire à l’école l’objet d’un enseignement particulier. On s’interdit de la sorte de reconnaître que les croyances religieuses, comme les autres croyances, consistent en des opinions dont on pourrait éventuellement, si cela était jugé pertinent, discuter à l’intérieur des autres disciplines enseignées à l’école. Dans cette perspective, qui est la seule qui soit défen-





Introduction

11

dable dans une société laïque, et plus encore dans une société laïque multi-confessionnelle, la part de ce que les religions disent et enseignent dont la connaissance paraîtrait constituer un héritage culturel à transmettre par l’école serait enseignée dans les classes où s’enseignent les seules choses que doit transmettre l’école, c’est-à-dire des savoirs — donc, notamment, en classe de science, d’histoire et de littérature où tout cela serait enseigné en extériorité, à charge ensuite pour chacun de décider comment se situer face à ces informations par lesquelles seront rendues manifestes d’irréductibles contradictions entre certaines croyances religieuses et le savoir accumulé de l’humanité ainsi qu’avec certaines des valeurs communément admises dans notre société. On touche ici à ce qui constitue à mes yeux une des idées les plus importantes défendues dans ce livre et qui concerne le maintien et la propagation des croyances religieuses. Je reconnais sans ambages à tous les adultes tous les droits à leurs croyances qu’on voudra, mais je m’inscris en faux contre l’opinion communément admise selon laquelle des adultes ont un droit que rien ne viendrait tempérer d’imposer ces croyances à leurs enfants. Les Jésuites, ces éducateurs, ne s’y trompaient pas quand ils demandaient seulement qu’on leur confie les enfants, promettant de rendre ensuite à la religion un adulte à sa convenance. Je pense pour ma part que les enfants ont le droit, en matière de religion, à un avenir ouvert, dans lequel ils pourront choisir d’adhérer ou non à une religion ou de ne pas avoir de religion du tout et que c’est précisément le rôle de l’école publique de rendre ce droit effectif et de lui donner de la substance. Le programme Éthique et culture religieuse nous éloigne de cet objectif et je le déplore amèrement. Mais il y a, bien entendu, bien pire et, aujourd’hui encore, on considère dans certains milieux, dans certaines cultures et dans certaines sociétés, qu’il est légitime que des parents envoient leurs enfants à des écoles d’une confession religieuse donnée, ces mêmes enfants étant appelés, au seul motif du hasard de leur naissance, des « petits juifs », des « petits musulmans », et ainsi de suite. Les religions qui existent aujourd’hui n’ont pas toujours existé et, si elles demeurent vivantes et prospères après des temps aussi longs, c’est qu’elles sont particulièrement bien adaptées pour survivre parmi les êtres humains. Pour briser le cycle de leur reproduction, il faudra briser celui de leur propagation d’une génération à l’autre qui est rendue possible par

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

cette terrible idée reçue selon laquelle un enfant a nécessairement une religion et que cette religion est nécessairement celle de ses parents. *** J’en viens à présent à l’exposé de ce qu’on trouvera dans les huit chapitres qui composent ce livre. Le premier est une entrée en matière : il présente les diverses positions qui constituent la grande famille de l’incroyance et en dégage la portée et la signification. Le deuxième se penche sur la question de l’existence de Dieu. Les principaux arguments en sa faveur, que les traditions théologique et philosophique nous ont légués, sont examinés et critiqués ; puis, des arguments contre l’existence de Dieu sont mis de l’avant. Le troisième chapitre rappelle les principales explications naturalistes de la religion et de la croyance religieuse. On y trouve donc les grandes thèses classiques (celles de Freud, de Marx, de Comte et de Bakounine, par exemple), mais aussi des thèses et des idées plus récentes, que je pense profondément éclairantes et qui sont notamment issues de la biologie et de la psychologie évolutionniste et cognitive. Le quatrième chapitre expose certains des méfaits de la religion. Disons simplement que la matière était ici surabondante et que les choix qui ont été faits ont été déchirants. Tout naturellement, le chapitre qui suit donne la parole aux anticléricaux, ces membres parfois virulents, souvent badins, mais indispensables de la grande famille de l’incroyance. Le sixième chapitre s’ouvre sur le dilemme d’Euthyphron, aperçu par Platon, et qui montre que l’éthique est logiquement indépendante de Dieu ; ayant ainsi récusé le sophisme dans lequel des croyants voudraient enfermer les incroyants (quand ils arguent fallacieusement que « si Dieu n’existe pas, tout est permis »), ce chapitre rappelle ensuite quelques grandes traditions d’éthiques non religieuses — utilitarisme, éthique arététique, éthique déontologique et humanisme laïque contemporain. Le septième et avant-dernier chapitre du livre réunit des textes qui précisent et défendent l’idéal de laïcité et en dégage la signification, notamment pour l’espace public et pour l’éducation.





Introduction

13

Finalement, le huitième chapitre de cette anthologie propose une collection d’aphorismes qui expriment, toujours avec verve et le plus souvent avec humour, le large éventail des positions incroyantes. Ce livre a été préparé pour le grand public et j’ai mis énormément de soin à choisir des textes qui sont, sinon toujours facilement accessibles, du moins compréhensibles si l’on consent à fournir un effort minimal. Des présentations, de longueur très variables, précèdent chacun des textes et ont justement pour but d’en faciliter la lecture. Certains des textes retenus sont célèbres et il était indispensable de les présenter ici ; d’autres sont moins connus et ont été moins souvent, sinon jamais, repris dans des anthologies, mais ils sont à mes yeux tout aussi importants et éclairants que les précédents ; d’autres textes, enfin, ont été traduits par mes soins et paraissent pour la première fois en français. Tous les efforts ont été faits pour rejoindre les éventuels détenteurs des droits des textes reproduits et pour obtenir les autorisations nécessaires. Au besoin, prière de communiquer avec notre maison d’édition, Les Presses de l’Université Laval. Tous ensemble, ces écrits, c’est du moins ce que je voulais accomplir en préparant cette anthologie, donnent un vaste et je l’espère fidèle aperçu de la grande famille de l’incroyance. Si des lecteurs et des lectrices trouvaient ici de quoi alimenter une réflexion libre sur la religion, je me trouverais heureux d’avoir pu contribuer à ce qui, en bout de piste, sur ce sujet comme sur tous les autres, est le plus important : penser par soi-même. On trouvera à la fin de l’ouvrage un formulaire d’apostasie  que certains, après réflexion, voudront utiliser : j’espère pour ma part que ces documents et éventuellement d’autres semblables valables pour les autres religions donneront, dans les mois et les années à venir, une énorme charge de travail aux paroisses, aux mosquées, aux synagogues et aux temples de toute sorte.

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

Tableau 1 Les 50 pays comprenant la plus grande proportion d’athées et d’agnostiques

Pays

Suède

Population totale (2004)

Pourcentage d’athées, d’agnostiques et d’incroyants en un dieu personnel (%)

Nombre d’athées, d’agnostiques et d’incroyants

8 986 000

46 - 85

82 690 000

81

Danemark

5 413 000

43 - 80

2 327 590 – 4 330 400

Norvège

4 575 000

31 - 72

1 418 250 – 3 294 000

127 333 000

64 - 65

81 493 120 – 82 766 450

10 246 100

54 - 61

5 328 940 – 6 250 121

5 215 000

28 - 60

1 460 200 – 3 129 000

France

60 424 000

43 - 54

25 982 320 – 32 628 960

Corée du Sud

48 598 000

30 - 52

14 579 400 – 25 270 960

1 342 000

49

82 425 000

41 - 49

33 794 250 – 40 388 250

143 782 000

24 - 48

34 507 680 – 69 015 360

Hongrie

10 032 000

32 - 46

3 210 240 – 4 614 720

Pays-Bas

16 318 000

39 - 44

6 364 020 – 7 179 920

Grande-Bretagne

60 271 000

31 - 44

18 684 010 – 26 519 240

Vietnam

Japon République tchèque Finlande

Estonie Allemagne Russie

4 133 560 – 7 638 100 66 978 900

657 580





Pays

Introduction

Population totale (2004)

Pourcentage d’athées, d’agnostiques et d’incroyants en un dieu personnel (%)

15

Nombre d’athées, d’agnostiques et d’incroyants

Belgique

10 348 000

42 - 43

4 346 160 – 4 449 640

Bulgarie

7 518 000

34 - 40

2 556 120 – 3 007 200

Slovénie

2 011 000

35 - 38

703 850 – 764 180

Israël

6 199 000

15 – 37

929 850 – 2 293 630

Canada

32 508 000

19 - 30

6 176 520 – 9 752 400

Lettonie

2 306 000

20 - 29

461 200 – 668 740

Slovaquie

5 424 000

10 - 28

542 400 – 1 518 720

Suisse

7 451 000

17 - 27

1 266 670 – 2 011 770

Autriche

8 175 000

18 - 26

1 471 500 – 2 125 500

Australie

19 913 000

24 - 25

4 779 120 – 4 978 250

Taiwan

22 750 000

24

Espagne

40 281 000

15 – 24

6 042 150 – 9 667 440

294 000

16 - 23

47 040 – 67 620

3 994 000

20 - 22

798 800 – 878 680

Ukraine

47 732 000

20

9 546 400

Biélorussie

10 311 000

17

1 752 870

Grèce

10 648 000

16

1 703 680

Corée du Nord*

22 698 000

15*

3 404 700

Islande Nouvelle-Zélande

5 460 000

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

Pays

Italie Arménie

Population totale (2004)

Pourcentage d’athées, d’agnostiques et d’incroyants en un dieu personnel (%)

Nombre d’athées, d’agnostiques et d’incroyants

58 057 000

6 - 15

3 483 420 – 8 708 550

2 991 000

14

418 740

Chine*

1 298 848 000

Lituanie

3 608 000

13

469 040

Singapour

4 354 000

13

566 020

Uruguay

3 399 000

12

407 880

15 144 000

11 – 12

1 665 840 – 1 817 280

Estonie

1 342 000

11

122 000

Mongolie

2 751 000

9

247 590

Portugal

10 524 000

4-9

420 960 – 947 160

États-Unis

293 028 000

3-9

8 790 840 – 26 822 520

3 545 000

8

283 600

39 145 000

4-8

1 565 800 – 3 131 600

Kirghizistan

5 081 000

7

355 670

République ­dominicaine

8 834 000

7

618 380

Cuba*

11 309 000

7*

791 630

Croatie

4 497 000

7

314 790

Kazakhstan

Albanie Argentine

8 - 14*

103 907 840 – 181 838 720

*

Ces données ont une validité et une fiabilité très faibles.



(Adapté de : P. Zuckerman, « Atheism : Contemporary Rates and Patterns », dans : M.  Martin, The Cambridge Companion to Atheism, Cambridge University Press, Cambridge, 2007, p. 56-57.) Notez que ces chiffres ne représentent pas nécessairement le nombre d’athées, puisque qu’il comprend des agnostiques et des incroyants et aussi parce que des personnes peuvent affirmer ne pas croire en Dieu, mais ne pas souhaiter se définir comme athées.

1 POSITIONS :   PETITE CARTOGRAPHIE   DE L’INCROYANCE C

e premier chapitre présente les orientations que l’on trouve au sein de la grande famille de l’incroyance, et expose les argumentaires des athées, des agnostiques et des brights sans bien entendu oublier de donner à entendre l’argumentaire rationaliste et naturaliste qui fonde toutes ces positions et au nom duquel se déploie notamment une attitude critique envers les différentes manifestions de la religion.

1.1 Les variétés d’incroyance. L’incertitude absolue est aussi intenable que la certitude absolue (David Rand) Le Québécois David Rand est militant laïque et l’animateur du site Internet Vivre sans religion (http://atheisme.ca/), d’où est extrait ce texte, qui propose un premier et très utile repérage du territoire de l’incroyance. Source : http://atheisme.ca/repertoire/rand_david/agnost_fr.html.

18

LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

2 Parmi les incroyants, il semble plus courant de se dire agnostique, plutôt que de se déclarer ouvertement athée. Les sondages sur l’appartenance religieuse font normalement peu de distinctions entre les différents niveaux d’incroyance. Si l’on voulait faire des distinctions, pour que les résultats soient utiles, il faudrait préalablement des définitions claires des termes utilisés dans les questions. Il conviendrait donc de réfléchir au sens de ces deux étiquettes. Que signifie donc le mot « agnostique » ? Le mot « athée » ? D’abord, partons du principe que le sens générique du mot « athéisme » est « a-théisme », c’est-à-dire « sans théisme », où le « a » est privatif, signifiant l’absence. Le théisme est généralement défini comme la croyance en un dieu personnel, créateur de l’univers ; ce dieu est « distinct du monde mais exerçant une action sur lui » (Petit Robert), donc intervenant dans les affaires humaines. (Le présent article ne traite pas du déisme — croyance en un dieu créateur mais non personnel, rejetant l’intervention divine et la révélation —, ni du panthéisme. L’athéisme se définit donc ici par opposition au théisme.) Cette interprétation du mot « athéisme » n’est pas la seule possible. On peut comprendre le préfixe « a » au sens de la négation, et l’athéisme serait alors la négation de l’existence du dieu théiste, donc l’affirmation de sa non-existence. Mais je préfère nettement la définition « athéisme » = « absence de théisme » car la signification négative s’apparente à l’athéisme fidéiste que j’aborderai plus bas. L’agnosticisme est un terme assez moderne. Selon le Petit Robert, le mot français a été emprunté à l’anglais en 1884. Effectivement, c’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que Thomas H. Huxley1, orateur et célèbre partisan du darwinisme, a conçu le mot « Agnosticism » (la majuscule est de Huxley) pour désigner le sain scepticisme qu’il prônait face à toute idée préconçue ou hypothèse gratuite. Il est signifiant que le terme « agnosticisme » se construit par opposition à « gnostique », indiquant le rejet de la religion mystique.

1.

Thomas Henry Huxley, Agnosticism and Christianity and other Essays, Buffalo, Prometheus Books, 1992.





1. POSITIONS : PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE

19

Foi et raison La grille 1 permet de placer plusieurs termes dans un contexte, faisant ressortir les rapports avec d’autres termes semblables, connexes ou contraires. Ce schéma est inévitablement simpliste, car les nuances d’incroyance et de croyance ne se mettent pas facilement dans de petites boîtes, mais c’est une ébauche informelle. Les croyances et incroyances peuvent s’appuyer sur la foi ou sur l’observation et la raison, ou peuvent être adoptées naïvement, sans réflexion, assimilées passivement du milieu social. C’est cette diversité qui est représentée dans les trois colonnes A, B et C, plaçant la foi et la raison aux pôles. Le théisme s’appuie surtout sur la foi (case A3), mais est souvent adopté par simple conformisme (case B3). Parfois, les théistes essaient d’établir leur croyance sur la base de la raison (case C3). Un exemple de cette dernière approche est celle de Swinburne2, qui tâche de prouver, à l’aide du théorème de Bayes, que la probabilité de l’existence du Dieu chrétien est supérieure à 50 %. Son argumentation est loin d’être convaincante, mais il faut apprécier l’effort. L’axe vertical de ce schéma représente donc la dimension croyanceincroyance ; en montant, on s’éloigne du théisme. L’axe horizontal représente la dimension foi-raison ; en se déplaçant vers la droite, on s’éloigne du fidéisme, que j’associe à une façon absolue de croire ou de ne pas croire.

2.

Richard Swinburne, The Existence of God (édition révisée), Oxford, Clarendon Press, 1991.

20

LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

A Absolu ou fidéiste

B Naïf ou pratique

C Rationnel ou raisonnable

1. Athéisme

Athéisme fidéiste : « J’ai la certitude absolue qu’aucun dieu n’existe ni ne peut exister. »

Athéisme pratique : « La croyance en Dieu m’est complètement inutile ; je vis ma vie sans jamais y penser. »

Athéisme rationnel : « Je n’ai aucune croyance en Dieu. »

2. Agnosticisme

Agnosticisme symétrique : « L’existence et l’inexistence de Dieu sont également indémontrables et indécidables. »

Agnosticisme indifférent : « Je ne suis ni croyant ni incroyant ; je ne sais pas. »

Agnosticisme rationnel : « Je n’ai aucune croyance en dieu. »

3. Théisme

Théisme fidéiste : « J’ai une foi absolue en Dieu, mon Dieu. »

Théisme conformiste : « Je crois en Dieu comme tout le monde. »

Théisme rationnel : « L’existence de Dieu se constate ou se prouve de par Sa création et Ses œuvres. »

Agnosticisme absolu ou symétrique À la case A2 se trouve la variante d’agnosticisme que j’appelle « symétrique », car il accorde à la croyance et à l’incroyance des parts égales. Appliqué au théisme, l’agnosticisme symétrique part du constat du manque de preuves absolues dans les deux sens pour conclure que l’existence et l’inexistence de « Dieu » ont la même probabilité. De toute évidence, cette attitude n’est pas raisonnable, car elle ne tient pas compte de la vraisemblance de chacune des deux hypothèses. Si l’on applique cette forme d’agnosticisme partout, l’absence de preuves absolues impliquerait une incertitude complète dans tous les domaines, et toute conclusion et toute connaissance deviennent impossibles. On arrive donc à un scepticisme absolu, à un relativisme fort, au tout-se-vaut. On est très loin de l’agnosticisme de Huxley.





1. POSITIONS : PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE

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Les certitudes absolues n’existent qu’en mathématiques, en logique pure et... dans les dogmes religieux. Dans le vrai monde, nous devons nous contenter de connaissances plus ou moins certaines ou, au mieux, ayant une certitude hors de tout doute raisonnable. Mon dernier cours de thermodynamique date de très loin, mais, si ma mémoire est bonne, il n’est pas absolument impossible que la surface d’un lac soit couverte de glace épaisse par une journée d’été de 35 °C. Mais la probabilité de cette éventualité est tellement petite qu’elle est négligeable, et nous pouvons dire, avec une certitude raisonnable, que cela n’arrivera jamais. Si nous adoptons une attitude de scepticisme absolu et admettons que l’existence (ou non) de Jéhovah est indécidable, il faudrait admettre aussi que l’existence (ou non) du père Noël est indécidable. Cette comparaison entre un dieu et un mythe enfantin n’est pas frivole ; elle éclaire la futilité de l’agnosticisme symétrique.

Théisme L’agnostique symétrique adopte donc une attitude équivoque face au théisme. Pourtant, le théisme est intenable pour plusieurs raisons. D’abord, malgré toute l’ambiguïté qu’il peut y avoir dans les dogmes, chaque théisme propose néanmoins un dieu personnel et un monde bien particulier, avec des caractéristiques invraisemblables et souvent contradictoires. Avec chaque particularité ajoutée à la sauce (un messie par-ci, un ange par-là, etc.), le résultat devient de plus en plus invraisemblable. Tout cela s’appuie sur des hypothèses entièrement gratuites tandis que, suivant le principe célèbre des sceptiques Carl Sagan et David Hume, les affirmations extraordinaires exigent des preuves extraordinaires. Il incombe aux théistes de prouver la véracité de leurs dogmes, pas aux incroyants de prouver le contraire. De plus, nous savons que les théismes sont des mythologies dont les origines se trouvent dans l’imaginaire le l’humanité préscientifique. La fausseté des théismes est la conclusion raisonnable. (Noter que cette discussion ne porte pas sur une éventuelle valeur pragmatique de la pratique religieuse, mais seulement sur la véracité ou la fausseté des énoncés religieux.) Même si nous faisons abstraction de l’invraisemblance de ses dogmes, il reste un autre niveau à franchir avant qu’un théisme soit crédible, celui de l’autorité. Les porte-parole de tout théisme s’expriment au nom de leur divinité, prétextant une connaissance privilégiée de sa volonté. Or, cette prétention est aussi invraisemblable, car comment peut-on affirmer

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qu’un pape ou un ayatollah aurait une meilleure connaissance de la volonté du créateur qu’aurait Britney Spears ou un paysan vietnamien ? Le produit de deux probabilités infinitésimales est une quantité encore plus négligeable.

Athéisme fidéiste L’athéisme fidéiste (case A1) consiste à s’appuyer sur la foi pour rejeter le théisme. C’est un peu comme tuer une mouche avec de la dynamite. L’aspect fidéiste est de trop. Il est inutile de dire « j’ai la foi absolue que la terre n’est pas plate », car la non-platitude de la terre est une conclusion dont nous pouvons être raisonnablement certains. Nul besoin de la foi. De la même manière, il serait inutile de dire « j’ai la foi absolue qu’il n’y a aucun monstre invisible et intangible dans mon salon », car, même en l’absence de preuves, il est raisonnable de rejeter cette hypothèse arbitraire. De même pour les théismes. Nul besoin de la foi pour les abandonner. Il est intéressant de noter que Huxley rejetait l’athéisme, qu’il assimilait apparemment à sa variante fidéiste. Mais son agnosticisme, bien ancré dans la colonne C, était loin d’être symétrique !

Agnosticisme et athéisme raisonnables Dans la grille 1, le séparateur entre les cases C1 et C2 est presque absent, car, à force d’appliquer une attitude raisonnablement sceptique aux théismes, l’athée et l’agnostique arrivent à des conclusions sensiblement identiques. En effet, la principale distinction entre les deux est le choix de l’étiquette. Les deux rejettent les théismes, et pour des raisons semblables. Les théismes sont des mythologies dont la fausseté est raisonnablement certaine. Pour résumer : l’agnosticisme non fidéiste aboutit inévitablement à l’athéisme ou, en d’autres mots, l’athéisme (non fidéiste) n’est que le résultat de l’application du doute au théisme. En s’éloignant du fidéisme, il y a, à mon avis, convergence entre agnosticisme et athéisme.





1. POSITIONS : PETITE CARTOGRAPHIE DE L’INCROYANCE

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Les porte-parole de l’au-delà Il y a quelques années, j’ai fait la connaissance d’un sympathique monsieur qui croyait que le monde de Star Trek existait réellement dans un avenir concret et que les gens de ce monde pouvaient communiquer avec nous par des ondes qui se transmettaient à travers le temps, du futur au passé, jusqu’à notre présent. À part un petit sourire, ma seule réaction a été de hausser un peu les épaules pour indiquer que je n’en étais pas tout à fait convaincu. Mais ce serait différent si des millions de gens croyaient la même chose, et ce serait plus inquiétant encore si certains de ces croyants avaient la prétention de pouvoir capter personnellement ces ondes « trekkiennes » et devenir par ce fait porte-parole de l’avenir, avec toute l’autorité qu’un tel privilège impliquerait. Cette secte « trekkienne » deviendrait nettement dangereuse si de plus ses porte-parole affirmaient que la connaissance acquise au moyen de ces transmissions était nécessaire pour bien vivre et que, par conséquent, il fallait se méfier de tous ceux — les « atrekkiens » — qui restaient en dehors de la secte et n’écoutaient pas les rapports de transmission. Or, c’est à peu près cela qui se passe avec les grands théismes. Des millions de gens ont une croyance semblable, cette croyance se basant sur des hypothèses gratuites. Des porte-parole — les autorités religieuses chrétiennes, musulmanes ou juives (ou, pour prendre un exemple polythéiste, hindoues) — se sont établis, ayant la prétention de parler au nom de l’agent hypothétique qui est au centre de cette croyance. Et ces autorités ont aussi la prétention de déclarer que la connaissance ainsi acquise est nécessaire afin de vivre moralement. Ce n’est que dans l’histoire récente que quelques-unes de ces autorités, les plus modérées, évitent de faire cette dernière déclaration trop souvent ou trop ouvertement. Quoique incapable de prouver que mon ami trekkie avait tort, j’ai quand même décidé que son hypothèse était fausse, et ce, avec une certitude raisonnable, car j’estimais que la probabilité de vérité était infinitésimale, c’est-à-dire négligeable. Je pourrais toujours nuancer ou modifier ma conclusion dans l’éventualité (que j’estimais extrêmement peu probable) que de nouvelles données viennent un jour la mettre en cause. Je ne me suis pas dit — comme se dirait un agnostique symétrique —, « Ah ! C’est indécidable, car je n’en ai ni la preuve ni la preuve du contraire. » Or, c’est précisément ce que beaucoup de critiques de l’athéisme proposent : rester indécis devant les théismes, ces vieilles

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mythologies héritées du passé préscientifique de l’humanité, encore moins vraisemblables que le « trekkianisme » de mon ami.

Conclusion L’athéisme se définit par opposition au théisme. Des mots comme « athée » et « athéisme » existent dans les langues humaines depuis très longtemps, puisque les origines du théisme sont très anciennes. Par contre, il n’y a pas de mot comme « anastrologue » pour indiquer une absence de croyance en astrologie. Si le théisme était aussi marginal que l’astrologie l’est aujourd’hui (à moins que je ne sous-estime son importance), il ne serait plus nécessaire de se dire athée, car un athéisme pratique et par défaut serait la norme, la toile de fond. Le mot « athéisme » ne serait plus utilisé que dans des discussions savantes et abstraites. Mais nous ne sommes pas encore rendus là.

1.2 Lettre à Hérodote (Épicure) (Traduction anonyme)

Épicure (env. -341 — env. -270) a d’abord reçu l’enseignement d’un platonicien, mais l’a rejeté. Il découvre ensuite l’atomisme de Démocrite (460-370), qui devient la composante centrale de sa propre pensée matérialiste et naturaliste, laquelle comprend tout à la fois une métaphysique, une épistémologie, une physique, une psychologie et une morale. On ne conserve d’Épicure que des fragments et trois lettres. Celle qui a été adressée à Hérodote, dont un extrait est reproduit ici, présente les principes généraux de la physique épicurienne. Épicure y a d’abord exposé sa conception atomiste de l’univers, puis sa théorie de la perception et sa psychologie. Au moment de conclure, il insiste pour écarter les mythes et les dieux des moyens d’expliquer les mouvements des corps célestes et se lance dans une hardie et fondamentale défense d’une attitude rationnelle face au monde et un vibrant rappel des bienfaits psychologiques et moraux qu’on en retirera. L’apport d’Épicure, qui adopte résolument sur ces questions une libératrice posture rationaliste et naturaliste, est resté fondamental pour toute critique ultérieure des mythes et des religions. Source : Traduction anonyme.





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2 […] En ce qui concerne les corps célestes, il ne faut pas croire que leurs mouvements, leurs changements de direction, leurs éclipses, leurs levers et leurs couchers, et tous les autres phénomènes du même genre soient dus à l’action d’un être qui les règle, ou qui les a réglés, et qui jouirait en même temps de la félicité absolue et de l’immortalité. Car les occupations et les soucis, les colères et les faveurs ne s’accordent pas avec la félicité, mais sont liés à la faiblesse, à la peur et à l’état de dépendance de nos semblables. Il ne faut pas croire non plus que les corps célestes, formés de feu conglobé, soient en possession de la félicité et qu’ils exécutent tous ces mouvements en vertu de leur volonté propre. Mais il convient de garder tout le respect à ces idées, conformément aux termes ou aux dénominations qu’on leur applique, si toutefois il n’y a rien en eux qui paraisse y être contraire. Si on ne le fait pas, le contraste portera le plus grand trouble dans les âmes. C’est pourquoi il faut supposer que c’est depuis l’origine, suivant les répartitions de ces masses agglomérées au moment de la formation du monde, que s’accomplit avec nécessité ce mouvement périodique. Il faut ensuite se pénétrer de l’idée que c’est la tâche de la physique de rechercher avec soin la cause des faits principaux, que notre félicité consiste dans la connaissance des phénomènes célestes et dans la détermination de leur nature, ainsi que de tous les phénomènes semblables dont l’étude exacte contribue au bonheur. Il n’est pas, en outre, permis de soutenir que toutes ces choses pourraient s’expliquer de diverses façons ou qu’elles pourraient être autres qu’elles ne sont, car il n’y a absolument rien, dans la nature immortelle et bienheureuse, qui soit capable d’engendrer la discordance ou le désordre. Il est facile de saisir par l’intelligence qu’il en est réellement ainsi. En ce qui concerne l’étude du coucher et du lever des astres, des solstices et des éclipses, et de tous les phénomènes analogues, elle ne contribue en rien à la félicité qui est attachée à la connaissance, car ceux qui savent cela, mais qui ignorent la nature et les causes principales des choses, éprouvent autant de craintes que s’ils ne le savaient pas. Peut-être même en éprouvent-ils de plus grandes, si l’étonnement résultant de la connaissance de ces faits n’arrive pas à se dissiper en présence de l’ordonnance des faits principaux. C’est pourquoi nous pouvons imaginer

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plusieurs causes pour les couchers et les levers des astres, les solstices et les éclipses, et les autres phénomènes du même genre, comme on le constate dans les phénomènes particuliers. Et il ne faut pas croire que la question concernant ces choses n’ait pas été étudiée avec le soin qu’il est nécessaire pour qu’elle nous procure la tranquillité de l’âme et la félicité. En observant de combien de manières un même fait se manifeste autour de nous, nous devrons ensuite chercher la cause des phénomènes se produisant dans les régions supérieures et de tout ce qui est encore inconnu. Il ne faut avoir aucune estime pour ceux qui méconnaissent ce qui existe ou se produit d’une seule manière et ce qui arrive de plusieurs manières, qui ne tiennent pas compte de l’illusion due aux distances et qui, de plus, ignorent dans quels cas il n’est pas possible de jouir de la tranquillité d’âme et dans quels cas il est possible d’en jouir. Si donc nous croyons possible qu’un phénomène se manifeste de telle ou telle manière, le fait de savoir qu’il pourrait se manifester de plusieurs autres manières ne nous empêchera pas de jouir de la même tranquillité d’âme que dans le premier cas. Après toutes ces considérations, il faut se mettre dans l’esprit que le plus grand trouble est engendré dans les âmes humaines par le fait qu’on regarde ces corps célestes comme des êtres bienheureux et immortels, et qu’on leur attribue en même temps des propriétés opposées, telles que des désirs, des actes et des motifs ; parce qu’on attend ou qu’on suspecte, en croyant aux mythes, quelque torture éternelle et qu’on craint même l’insensibilité de la mort, comme si elle avait quelque rapport avec nous ; et, enfin, parce que toutes ces affections ne proviennent pas d’une opinion philosophique, mais d’un sentiment irréfléchi, de sorte que, faute de délimiter ce qui est à craindre, on éprouve un trouble aussi grand ou même plus grand que si l’on avait une opinion bien fondée là-dessus. La tranquillité d’âme n’est possible que si l’on s’est affranchi de tout cela et qu’on garde constamment dans la mémoire les principes généraux de l’ensemble des choses. C’est pourquoi il faut fixer notre esprit sur les affections présentes et les sensations, sur les communes quand il s’agit de quelque chose de commun, et sur les individuelles quand il s’agit de quelque chose d’individuel, ainsi que sur la parfaite évidence inhérente à chaque critère. Car, en nous attachant à l’examen attentif de toutes ces choses, nous parviendrons à découvrir les motifs véritables du trouble et de la peur et, en





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déterminant la cause des phénomènes célestes et des autres événements, nous serons délivrés de ce qui effraie à l’extrême les autres hommes. Voici, cher Hérodote, brièvement résumées, les idées principales sur la nature de l’univers. Notre doctrine peut de la sorte être comprise avec exactitude, et je suis persuadé que celui qui la suivra, tout en ne pénétrant pas le détail de toutes choses, aura une incomparable supériorité sur les autres hommes. Car il éclaircira de lui-même beaucoup de sujets que nous avons étudiés minutieusement dans notre œuvre et ces idées, une fois gravées dans la mémoire, lui seront d’un secours constant. Elles sont, en effet, d’une nature telle que ceux-là mêmes qui ont déjà exploré, d’une manière suffisante ou complète, les choses dans leurs détails poursuivront leurs recherches en s’appuyant sur ces notions. Et ceux qui ne sont pas des chercheurs accomplis pourront, sans être instruits de vive voix, acquérir pour leur apaisement, par leur seule pensée, un aperçu des vérités fondamentales.

1.3 Addition aux pensées philosophiques ou objections diverses contre les écrits de différents théologiens (Denis Diderot) Dans ce texte concis paru en 1763 et qui fait suite aux Pensées philosophiques de 1745, Denis Diderot (1713-1784), à cette date devenu athée et matérialiste, lance contre la religion une mordante et incisive critique. Il souligne en particulier l’irréductible antagonisme de la raison et de la foi, condamne l’obscurantisme religieux, critique la religion du point de vue moral et scripturaire avant de suggérer que le Dieu chrétien abolit la notion même d’amour paternel : « Il n’y a point de bon père qui voulût ressembler à son père céleste. » Véritable compendium de l’argumentaire des Lumières contre l’infâme, ce texte contient plusieurs sentences devenues classiques. Par exemple, celle-ci : « Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien. » Source : Denis DIDEROT, œuvres complètes, éd. Assézat-Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1875, tome 1, p. 158-170.

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2 I. Les doutes, en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme de bonnes œuvres, lorsqu’ils sont d’un homme qui reconnaît humblement son ignorance, et qu’ils naissent de la crainte de déplaire à Dieu par l’abus de la raison. II. Admettre quelque conformité entre la raison de l’homme et la raison éternelle, qui est Dieu, et prétendre que Dieu exige le sacrifice de la raison humaine, c’est établir qu’il veut et ne veut pas tout à la fois. III. Lorsque Dieu de qui nous tenons la raison en exige le sacrifice, c’est un faiseur de tours de gibecière qui escamote ce qu’il a donné. IV. Si je renonce à ma raison, je n’ai plus de guide : il faut que j’adopte en aveugle un principe secondaire, et que je suppose ce qui est en question. V. Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. VI. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique, et qui n’existe point dans la nature. VII. Pascal, Nicole et autres ont dit : « Qu’un dieu punisse de peines éternelles la faute d’un père coupable sur tous ses enfants innocents, c’est une proposition supérieure et non contraire à la raison. » Mais qu’est-ce donc qu’une proposition contraire à la raison, si celle qui énonce évidemment un blasphème ne l’est pas ? VIII. Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit :« Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. » Cet inconnu est un théologien. IX. Si ma raison vient d’en haut, c’est la voix du ciel qui me parle par elle ; il faut que je l’écoute. X. Le mérite et le démérite ne peuvent s’appliquer à l’usage de la raison, parce que toute la bonne volonté du monde ne peut servir à un aveugle pour discerner des couleurs. Je suis forcé d’apercevoir l’évidence où elle est, et le défaut d’évidence où l’évidence n’est pas, à moins que je ne sois un imbécile ; or, l’imbécillité est un malheur et non pas un vice.





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XI. L’auteur de la nature, qui ne me récompensera pas pour avoir été un homme d’esprit, ne me damnera pas pour avoir été un sot. XII. Et il ne te damnera pas même pour avoir été un méchant. Quoi donc ! N’as-tu pas déjà été assez malheureux d’avoir été méchant ? XIII. Toute action vertueuse est accompagnée de satisfaction intérieure ; toute action criminelle, de remords ; or l’esprit avoue, sans honte et sans remords, sa répugnance pour telles et telles propositions ; il n’y a donc ni vertu ni crime, soit à les croire, soit à les rejeter. XIV. S’il faut encore une grâce pour bien faire, à quoi a servi la mort de Jésus-Christ ? XV. S’il y a cent mille damnés pour un sauvé, le diable a toujours l’avantage, sans avoir abandonné son fils à la mort. XVI. Le Dieu des chrétiens est un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants. XVII. Ôtez la crainte de l’enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance. XVIII. Une religion vraie, intéressant tous les hommes dans tous les temps et dans tous les lieux, a dû être éternelle, universelle et évidente ; aucune n’a ces trois caractères. Toutes sont donc trois fois démontrées fausses. XIX. Les faits dont quelques hommes seulement peuvent être témoins sont insuffisants pour démontrer une religion qui doit être également crue par tout le monde. XX. Les faits dont on appuie les religions sont anciens et merveilleux, c’est-à-dire les plus suspects qu’il est possible, pour prouver la chose la plus incroyable. XXI. Prouver l’Évangile par un miracle, c’est prouver une absurdité par une chose contre nature. XXII. Mais que Dieu fera-t-il à ceux qui n’ont pas entendu parler de son fils ? Punira-t-il des sourds de n’avoir pas entendu ? XXIII. Que fera-t-il à ceux qui, ayant entendu parler de sa religion, n’ont pu la concevoir ? Punira-t-il des pygmées de n’avoir pas su marcher à pas de géant ?

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XXIV. Pourquoi les miracles de Jésus-Christ sont-ils vrais, et ceux d’Esculape, d’Apollonius de Tyane et de Mahomet sont-ils faux ? XXV. Mais tous les juifs qui étaient à Jérusalem ont apparemment été convertis à la vue des miracles de Jésus-Christ ? Aucunement. Loin de croire en lui, ils l’ont crucifié. Il faut convenir que ces juifs sont des hommes comme il n’y en a point ; partout on a vu les peuples entraînés par un seul faux miracle, et Jésus-Christ n’a pu rien faire du peuple juif avec une infinité de miracles vrais. XXVI. C’est ce miracle-là d’incrédulité des juifs qu’il faut faire valoir, et non celui de sa résurrection. XXVII. Il est aussi sûr que deux et deux font quatre, que César a existé ; il est aussi sûr que Jésus-Christ a existé que César. Donc il est aussi sûr que Jésus-Christ est ressuscité, que lui ou César a existé. Quelle logique ! L’existence de Jésus-Christ et de César n’est pas un miracle. XXVIII. On lit dans la vie de M De Turenne, que, le feu ayant pris dans une maison, la présence du Saint-Sacrement arrêta subitement l’incendie. D’accord. Mais on lit aussi dans l’histoire qu’un moine, ayant empoisonné une hostie consacrée, un empereur d’Allemagne ne l’eut pas plus tôt avalée qu’il en mourut. XXIX. Il y avait là autre chose que les apparences du pain et du vin, ou il faut dire que le poison s’était incorporé au corps et au sang de JésusChrist. XXX. Ce corps se moisit, ce sang s’aigrit. Ce dieu est dévoré par les mites sur son autel. Peuple aveugle, Égyptien imbécile, ouvre donc les yeux ! XXXI. La religion de Jésus-Christ, annoncée par des ignorants, a fait les premiers chrétiens. La même religion, prêchée par des savants et des docteurs, ne fait aujourd’hui que des incrédules. XXXII. On objecte que la soumission à une autorité législative dispense de raisonner. Mais où est la religion, sur la surface de la terre, sans une pareille autorité ? XXXIII. C’est l’éducation de l’enfance qui empêche un mahométan de se faire baptiser ; c’est l’éducation de l’enfance qui empêche un chrétien de se faire circoncire ; c’est la raison de l’homme fait qui méprise également le baptême et la circoncision.





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XXXIV. Il est dit dans saint Luc que Dieu le père est plus grand que Dieu le fils, pater major me est. Cependant, au mépris d’un passage aussi formel, l’Église prononce anathème au fidèle scrupuleux qui s’en tient littéralement aux mots du testament de son père. XXXV. Si l’autorité a pu disposer à son gré du sens de ce passage, comme il n’y en a pas un dans toutes les Écritures qui soit plus précis, il n’y en a pas un qu’on puisse se flatter de bien entendre, et dont l’Église ne fasse dans l’avenir tout ce qu’il lui plaira. XXXVI. Tu es Petrus, et super hunc petram aedificabo ecclesiam meam3. Est-ce là le langage d’un Dieu, ou une bigarrure digne du seigneur des accords4 ? XXXVII. In dolore paries. Tu engendreras dans la douleur, dit Dieu à la femme prévaricatrice. Et que lui ont fait les femelles des animaux, qui engendrent aussi dans la douleur ? XXXVIII. S’il faut entendre à la lettre, pater major me est, JésusChrist n’est pas Dieu. S’il faut entendre à la lettre, hoc est corpus meum, il se donnait à ses apôtres de ses propres mains ; ce qui est aussi absurde que de dire que saint Denis baissa sa tête après qu’on la lui eut coupée. XXXIX. Il est dit qu’il se retira sur le mont des Oliviers, et qu’il pria. Et qui pria-t-il ? Il se pria lui-même. XL. Ce Dieu, qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu, est un mot excellent du baron de La Hontan. Il résulte moins d’évidence de cent volumes in-folio, écrits pour ou contre le christianisme, que du ridicule de ces deux lignes. XLI. Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. XLII. L’homme est comme Dieu ou la nature l’a fait ; et Dieu ou la nature ne fait rien de mal. XLIII. Ce que nous appelons le péché originel, Ninon De L’Enclos l’appelait le péché original. 3. 4.

« Tu es Pierre, et sur cette pierre, je fonderai mon Église. » Estienne Tabourot : les bigarrures et touches du seigneur des Accord avec les apophtegmes du sieur Gaulard, 1re édit., 1752, recueil plein de joyeuseté en même temps que de véritable science. Souvent réimprimé (note de Jules Assézat).

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XLIV. C’est une impudence sans exemple que de citer la conformité des évangélistes, tandis qu’il y a dans les uns des faits très importants dont il n’est pas dit un mot dans les autres. XLV. Platon considérait la divinité sous trois aspects, la bonté, la sagesse et la puissance. Il faut se fermer les yeux pour ne pas voir là la trinité des chrétiens. Il y avait près de trois mille ans que le philosophe d’Athènes appelait Logos ce que nous appelons le Verbe. XLVI. Les personnes divines sont ou trois accidents, ou trois substances. Point de milieu. Si ce sont trois accidents, nous sommes athées ou déistes. Si ce sont trois substances, nous sommes païens. XLVII. Dieu le père juge les hommes dignes de sa vengeance éternelle : Dieu le fils les juge dignes de sa miséricorde infinie : le SaintEsprit reste neutre. Comment accorder ce verbiage catholique avec l’unité de la volonté divine ? XLVIII. Il y a longtemps qu’on a demandé aux théologiens d’accorder le dogme des peines éternelles avec la miséricorde infinie de Dieu ; et ils en sont encore là. XLIX. Et pourquoi punir un coupable, quand il n’y a plus aucun bien à tirer de son châtiment ? L. Si l’on punit pour soi seul, on est bien cruel et bien méchant. LI. Il n’y a point de bon père qui voulût ressembler à notre père céleste. LII. Quelle proportion entre l’offenseur et l’offensé ? Quelle proportion entre l’offense et le châtiment ? Amas de bêtises et d’atrocités ! LIII. Et de quoi se courrouce-t-il si fort, ce Dieu ? Et ne dirait-on pas que je puisse quelque chose pour ou contre sa gloire, pour ou contre son repos, pour ou contre son bonheur ? LIV. On veut que Dieu fasse brûler le méchant, qui ne peut rien contre lui, dans un feu qui durera sans fin ; et l’on permettrait à peine à un père de donner une mort passagère à un fils qui compromettrait sa vie, son honneur et sa fortune ! LV. Ô chrétiens ! Vous avez donc deux idées différentes de la bonté et de la méchanceté, de la vérité et du mensonge. Vous êtes donc les plus absurdes des dogmatistes, ou les plus outrés des pyrrhoniens.





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LVI. Tout le mal dont on est capable n’est pas tout le mal possible : or, il n’y a que celui qui pourrait commettre tout le mal possible qui pourrait aussi mériter un châtiment éternel. Pour faire de Dieu un être infiniment vindicatif, vous transformez un ver de terre en un être infiniment puissant. LVII. À entendre un théologien exagérer l’action d’un homme que Dieu fit paillard, et qui a couché avec sa voisine, que Dieu fit complaisante et jolie, ne dirait-on pas que le feu ait été mis aux quatre coins de l’univers ? Eh ! Mon ami, écoute Marc-Aurèle, et tu verras que tu courrouces ton dieu pour le frottement illicite et voluptueux de deux intestins53. LVIII. Ce que ces atroces chrétiens ont traduit par éternel ne signifie, en hébreu, que durable. C’est de l’ignorance d’un hébraïste, et de l’humeur féroce d’un interprète, que vient le dogme de l’éternité des peines. LIX. Pascal a dit : « Si votre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie ; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse. » Un imam en peut dire tout autant que Pascal. LX. Que Jésus-Christ qui est Dieu ait été tenté par le diable, c’est un conte digne des mille et une nuits. LXI. Je voudrais bien qu’un chrétien, qu’un janséniste surtout, me fît sentir le cui bono de l’incarnation. Encore ne faudrait-il pas enfler à l’infini le nombre des damnés si l’on veut tirer quelque parti de ce dogme. LXII. Une jeune fille vivait fort retirée : un jour elle reçut la visite d’un jeune homme qui portait un oiseau ; elle devint grosse : et l’on demande qui est-ce qui a fait l’enfant ? Belle question ! C’est l’oiseau. LXIII. Mais pourquoi le cygne de Léda et les petites flammes de Castor et Pollux nous font-ils rire, et que nous ne rions pas de la colombe et des langues de feu de l’Évangile ?

5.

M. de Joly, traducteur timoré de Marc-Aurèle, s’est retranché, pour cette phrase, derrière la version italienne du cardinal François Barberine, neveu du pape Urbain VII. La voici : l’amour est un « diletico dell’intestino e con qualche convulsione una egestione d’un moccino » (Pensées de l’empereur Marc-Aurèle, Paris, 1770, p. 214. C’est à peu près la définition du professeur L’allemand de Montpellier : « l’amour n’est que l’attraction de deux muqueuses » (note de Jules Assézat).

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LXIV. Il y avait, dans les premiers siècles, soixante Évangiles presque également crus. On en a rejeté cinquante-six pour raison de puérilité et d’ineptie. Ne reste-t-il rien de cela dans ceux qu’on a conservés ? LXV. Dieu donne une première loi aux hommes ; il abolit ensuite cette loi. Cette conduite n’est-elle pas un peu d’un législateur qui s’est trompé, et qui le reconnaît avec le temps ? Est-ce qu’il est d’un être parfait de se raviser ? LXVI. Il y a autant d’espèces de foi qu’il y a de religions au monde. LXVII. Tous les sectaires du monde ne sont que des déistes hérétiques. LXVIII. Si l’homme est malheureux sans être né coupable, ne seraitce pas qu’il est destiné à jouir d’un bonheur éternel, sans pouvoir, par sa nature, s’en rendre jamais digne ? LXIX. Voilà ce que je pense du dogme chrétien : je ne dirai qu’un mot de sa morale. C’est que, pour un catholique père de famille, convaincu qu’il faut pratiquer à la lettre les maximes de l’Évangile sous peine de ce qu’on appelle l’enfer, attendu l’extrême difficulté d’atteindre à ce degré de perfection que la faiblesse humaine ne comporte point, je ne vois d’autre parti que de prendre son enfant par un pied, et que de l’écacher6 contre la terre, ou que de l’étouffer en naissant. Par cette action il le sauve du péril de la damnation, et lui assure une félicité éternelle ; et je soutiens que cette action, loin d’être criminelle, doit passer pour infiniment louable, puisqu’elle est fondée sur le motif de l’amour paternel, qui exige que tout bon père fasse pour ses enfants tout le bien possible. LXX. Le précepte de la religion et la loi de la société, qui défendent le meurtre des innocents, ne sont-ils pas, en effet, bien absurdes et bien cruels, lorsqu’en les tuant on leur assure un bonheur infini, et qu’en les laissant vivre on les dévoue, presque sûrement, à un malheur éternel ? LXXI. Comment, monsieur de La Condamine ! Il sera permis d’inoculer son fils pour le garantir de la petite vérole, et il ne sera pas permis de le tuer pour le garantir de l’enfer ? Vous vous moquez.

6.

Écraser, broyer.





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LXXII. Satis triumphat veritas si apud paucos, eosque bonos, accepta sit ; nec ejus indoles placere multis7. ADDENDA (Les deux pensées qui suivent sont souvent publiées avec ce qui précède.) Anciennement, dans l’île de Ternate, il n’était permis à qui que ce soit, pas même aux prêtres, de parler de religion. Il n’y avait qu’un seul temple ; une loi expresse défendait qu’il y en eût deux. On n’y voyait ni autel, ni statues, ni images. Cent prêtres, qui jouissaient d’un revenu considérable, desservaient ce temple. Ils ne chantaient ni ne parlaient, mais dans un énorme silence ils montraient avec le doigt une pyramide sur laquelle étaient écrits ces mots : Mortels, adorez Dieu, adorez Dieu, aimez vos frères et rendez-vous utiles à la patrie. Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l’avaient plongé dans la misère. Pénétré d’une haine et d’un mépris profond pour l’espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne. Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment, il disait : « Les pervers ! Que ferai-je pour les punir de leurs injustices, et les rendre tous aussi malheureux qu’ils le méritent ? Ah ! S’il était possible d’imaginer... de les entêter d’une grande chimère à laquelle ils missent plus d’importance qu’à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s’entendre !... » À l’instant il s’élance de la caverne en criant : « Dieu ! Dieu ! » Des échos sans nombre répètent autour de lui : « Dieu ! Dieu ! » Ce nom redoutable est porté d’un pôle à l’autre et partout écouté avec étonnement. D’abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s’interrogent, se disputent, s’aigrissent, s’anathématisent, se haïssent, s’entr’égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l’histoire d’un être toujours également important et incompréhensible.

7.

C’est assez pour la vérité que de l’emporter parmi une minorité qui a raison : car il n’est pas dans sa nature de plaire à la multitude.

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1.4 La philosophie de l’athéisme (Emma Goldman) Paru dans le journal Mother Earth en février 1916, ce texte est signé d’Emma Goldman (1869-1940), une anarchiste américaine née en Russie. Il est sans doute une des plus belles et des plus puissantes défense de l’athéisme jamais composée, de l’athéisme comme inévitable et salutaire réaction contre le despotisme et l’oppression que représente la religion. Le texte converge tout entier vers la phrase qui le clôt : « Dans son déni des dieux, l’athéisme est aussi la plus puissante affirmation de l’homme et, à travers l’homme, un oui éternel à la vie, à la détermination et à la beauté. » Le militantisme passionné et inébranlable de Goldman (elle conseille à des chômeurs, dans un discours célèbre : « Demandez du travail : s’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain ; s’ils ne vous donnent ni pain ni travail, prenez le pain »), son antimilitarisme et son pacifisme, tout cela lui vaut d’être déportée en Russie, en 1919. Témoin privilégiée, elle sera une virulente critique de l’URSS et c’est entre autres à des textes comme My Disillusionment in Russia, suivi de My Further Disillusionment in Russia, qu’elle fait paraître à la suite de son séjour chez les Bolcheviks, que les anarchistes devront d’être restés critiques et lucides devant la désastreuse expérience soviétique. Source : Ce texte a été traduit par Joanne Rondeau. 2 Pour présenter un exposé correct sur la philosophie de l’athéisme, il faudrait entrer dans l’historique des changements qu’a connus la croyance en un Dieu depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Cela n’est pas inclus dans le présent article. Il n’est toutefois pas impertinent de mentionner au passage que le concept de Dieu – de pouvoir surnaturel, d’esprit, de déité ou de quelque autre terme dans lequel l’essence du théisme ait pu trouver à s’exprimer – est devenu moins nettement défini et plus obscur au fil du temps et du progrès. En d’autres termes, l’idée de Dieu devient plus impersonnelle et nébuleuse, et de façon directement proportionnelle, à mesure que l’esprit humain apprend à comprendre les phénomènes naturels et dans la mesure où la science progresse en corrélation avec la vie humaine et sociale.





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Dieu ne représente plus aujourd’hui les mêmes forces qu’au début de son existence pas plus qu’il ne dirige la destinée humaine avec la même poigne de fer que jadis. Plutôt, l’idée de Dieu exprime une sorte de stimulus spiritualiste pour satisfaire aux modes et aux caprices de toutes les nuances de la faiblesse humaine. Tout au long du développement de l’humain, l’idée de Dieu a dû s’adapter à chaque phase des affaires humaines, ce qui convient en toute cohérence à l’origine elle-même de l’idée. La conception des dieux est née dans la peur et la curiosité. Tourmenté par les phénomènes de la nature et incapable de les comprendre, l’homme primitif voyait, dans chacune de leurs terrifiantes manifestations, quelque force sinistre dirigée expressément contre lui ; et, puisque l’ignorance et la peur sont les parents de toute superstition, l’imagination troublée de l’homme primitif tissa l’idée de Dieu. Avec à-propos, l’anarchiste et athée mondialement reconnu Michael Bakunin déclare, dans son important travail God and the State (Dieu et l’État) : « Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par l’imagination pleine de préjugés d’hommes qui n’avaient pas atteint le plein développement ni la pleine possession de leurs facultés. En conséquence, le paradis religieux n’est rien que le mirage dans lequel l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, a découvert sa propre image agrandie et inversée – c’est-àdire divinisée. L’histoire des religions, de la naissance, de la magnificence et du déclin des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine n’est rien, donc, que le développement de l’intelligence collective et de la conscience de l’humanité. Au fur et à mesure que [les hommes] découvraient, au cours de leurs avancées historiques progressives, soit en euxmêmes, soit dans la nature externe, une qualité ou même n’importe quel grand défaut, ils l’attribuaient à leurs dieux, après l’avoir exagéré et amplifié outre mesure, à la manière d’enfants, par un acte de leurs caprices religieux. Avec tout le respect qui est dû, donc, aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l’idée de Dieu implique l’abdication de la raison humaine et de la justice ; elle est la négation la plus décisive de la liberté humaine et aboutit nécessairement à l’esclavage de l’humanité, tant en théorie qu’en pratique. » Ainsi, l’idée de Dieu, ravivée, réajustée et élargie ou rapetissée selon la nécessité du moment, a dominé l’humanité et continuera de le faire jusqu’à ce que l’homme offre son visage au jour ensoleillé, sans crainte, et

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avec une conscience éveillée de sa propre volonté. Proportionnellement, à mesure que l’homme apprend à se réaliser et à donner forme à sa destinée, le théisme devient superflu. Jusqu’où l’homme saura-t-il trouver sa relation avec ses pairs dépendra entièrement de combien il pourra grandir et se défaire de sa dépendance envers Dieu. Déjà, on remarque des indications selon lesquelles le théisme, qui est la théorie de la spéculation, se voit remplacé par l’athéisme, la science de la démonstration ; l’un s’accroche aux nuages métaphysiques de l’audelà, tandis que l’autre prend fermement racine dans le sol. C’est la terre, non pas le ciel, que l’homme doit secourir s’il doit vraiment être sauvé. Le déclin du théisme est un spectacle fort intéressant, surtout tel qu’il se manifeste dans l’angoisse des théistes, quelle qu’en soit la marque. Ils réalisent, à leur grand désarroi, que la masse devient chaque jour plus athée, plus antireligieuse ; qu’elle est tout à fait disposée à laisser le grand au-delà et le domaine des cieux aux anges et aux moineaux, parce que, de plus en plus, la masse devient absorbée par les problèmes de son existence immédiate. Comment ramener les masses vers l’idée de Dieu, de l’Esprit, de la cause première, etc. ? – voilà la question la plus urgente pour tous les théistes. Si métaphysiques que ces questions puissent paraître, elles reposent pourtant sur une base physique très marquée dans la mesure où la religion, la « Vérité divine », la récompense et la punition sont les marques de commerce de la plus vaste, de la plus corrompue et de la plus pernicieuse, de la plus puissante et de la plus lucrative industrie au monde, sans excepter l’industrie de la fabrication des armes à feu et des munitions. C’est l’industrie vouée à embrouiller l’esprit de l’humain et à suffoquer son cœur. Puisque la nécessité ne connaît aucune loi, la majorité des théistes sont contraints de se saisir de tous les sujets, même s’ils n’ont aucun rapport avec une déité ni une révélation ni le grand au-delà. Peutêtre sentent-ils que l’humanité devient lasse des mille et une marques de Dieu. Comment ressusciter ce défunt degré de croyance théiste devient réellement une question de vie ou de mort pour toutes les confessions. D’où leur tolérance ; mais c’est une tolérance née non pas de la compréhension mais de la faiblesse. Peut-être cela explique-t-il les efforts, nourris par toutes les publications religieuses, pour combiner diverses philosophies religieuses et théories théistes contradictoires en un cartel confessionnel. De plus en plus, les différents concepts du « seul véritable Dieu,





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du seul Esprit pur, de la seule vraie religion » sont dissimulés dans un effort frénétique pour établir un terrain commun où secourir la masse contemporaine de l’influence « pernicieuse » des idées athées. Il est caractéristique de la « tolérance » théiste qu’il n’importe pas à qui que ce soit de savoir à quoi les gens croient, simplement de savoir qu’ils croient ou feignent de croire. Les méthodes les plus grossières et les plus vulgaires sont utilisées pour arriver à cette fin. Des réunions pour l’éveil et le renouveau de la foi avec Billy Sunday en guise de champion – des méthodes qui doivent faire outrage aux sens affinés et qui, dans leurs effets sur les ignorants et les curieux, tendent souvent à créer un léger état de démence non peu fréquemment accompagné d’érotomanie. Tous ces efforts affolés trouvent approbation et soutien de la part de toutes les puissances terrestres : du despote russe au président américain, de Rockefeller et Wanamaker jusqu’à l’homme d’affaires le plus insignifiant. Ils soutiennent que le capital investi dans Billy Sunday, le YMCA, Christian Science et diverses autres institutions religieuses rapportera d’énormes profits de la part du peuple soumis, docile et engourdi. Consciemment ou non, la plupart des théistes voient, dans les dieux et les démons, dans le paradis et l’enfer, dans la récompense et le châtiment, une cravache pour fouetter le peuple jusque dans l’obéissance, l’humilité et le contentement. Mais, en vérité, le théisme aurait perdu pied bien avant, n’eût été du soutien combiné du dieu Argent et du pouvoir. La mesure de son manque de moralité se démontre aujourd’hui dans les tranchées et sur les champs de bataille de l’Europe. Les théistes n’ont-ils pas dépeint leur déité comme un dieu d’amour et de bonté ? Pourtant, après des milliers d’années de ces prédications, les dieux demeurent sourds devant l’agonie de la race humaine. Confucius ne se soucie guère de la pauvreté ni de la misère sordide des Chinois. L’indifférence philosophique de Bouddha n’est pas perturbée par la famine des hindous indignés ; Yahvé continue de ne pas entendre le cri amer d’Israël alors que Jésus refuse de se lever d’entre les morts contre ses chrétiens qui se massacrent entre eux. La charge de tout chant et de toutes louanges au « Très Haut » a toujours été que Dieu représente la justice et la miséricorde. Pourtant, l’injustice entre les hommes est toujours en croissance, les outrages commis envers les masses en ce pays seulement semblent suffisants pour inonder le paradis lui-même. Mais où sont les dieux pour mettre un terme à ces horreurs, à ces torts, à cette inhumanité envers l’homme ?

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Non, ce ne sont pas les dieux mais l’HOMME qui doit se dresser dans sa puissante colère. Lui, berné par toutes les déités, trahi par leurs émissaires, lui-même doit entreprendre d’introduire la justice sur la terre. La philosophie de l’athéisme exprime l’expansion et la croissance de l’esprit humain. La philosophie du théisme, si l’on peut l’appeler philosophie, est statique et figée. Même la moindre tentative pour percer ses mystères représente, du point de vue théiste, une non-croyance en l’omni­ présente toute-puissance et même un déni de la sagesse des pouvoirs divins extérieurs à l’homme. Heureusement, toutefois, l’esprit humain n’a jamais été et ne peut jamais être lié par la fixité. Ainsi, il continue de foncer devant lui dans sa quête insatiable de connaissance et de vie. L’esprit humain comprend « que l’univers n’est pas le résultat d’une ordonnance créative émanant de quelque intelligence divine, venu du néant, produisant un chef-d’œuvre chaotique en une opération parfaite », mais qu’il est le produit de forces chaotiques opérant depuis des temps incommensurables, de chocs et de cataclysmes, de répulsion et d’attraction se cristallisant, en vertu du principe de la sélection, en ce que les théistes appellent « l’univers guidé vers l’ordre et la beauté ». Comme le démontre bien Joseph McCabe dans Existence of God : « Une loi de la nature n’est pas une formule dressée par un législateur mais un simple résumé de faits observés – un “paquet de faits”. Les choses n’agissent pas d’une certaine façon parce qu’il existe une loi, mais nous énonçons cette “loi” parce qu’elles agissent de cette façon. » La philosophie de l’athéisme représente une conception de la vie sans au-delà métaphysique ni régulateur divin. C’est le concept d’un monde bien réel, avec ses possibilités de libération, de croissance et de beauté, au contraire d’un monde irréel qui, avec ses esprits, ses oracles et son contentement mesquin, a maintenu l’humanité dans une impuissante dégradation. Cela peut sembler être un curieux paradoxe, mais c’est une pathétique vérité que ce monde réel et visible et que notre vie ont été pendant si longtemps sous l’influence de la spéculation métaphysique plutôt que sous celle de forces physiques démontrables. Sous le coup de fouet de l’idée théiste, cette terre n’a été rien de plus qu’une étape temporaire pour tester la capacité de l’homme à s’immoler devant la volonté de Dieu. Mais aussitôt que l’homme a tenté d’établir la nature de cette volonté, on lui a dit qu’il était totalement futile pour une « intelligence humaine





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limitée » de tenter de dépasser la volonté infinie toute-puissante. Sous le terrible fardeau de cette omnipotence, l’homme s’est trouvé courbé jusque dans la poussière – une créature sans volonté, brisée, suant dans l’obscurité. Le triomphe de la philosophie de l’athéisme est de libérer l’homme du cauchemar des dieux ; elle signifie la dissolution des fantômes de l’au-delà. Encore et encore, l’éclairage de la raison a dissipé le cauchemar théiste, mais la pauvreté, la misère et la peur ont recréé les fantômes – anciens ou nouveaux, peu importe leur forme extérieure, ils ne différaient que peu dans leur essence. Par contre, dans son aspect philosophique, l’athéisme refuse l’allégeance non seulement à un concept défini de Dieu, mais il refuse également toute servitude à l’idée de Dieu et s’oppose au principe théiste comme tel. Dans leur fonction individuelle, les dieux sont beaucoup moins pernicieux que le principe du théisme, qui représente la croyance en une puissance surnaturelle et même omnipotente régnant sur la terre et sur l’homme qui l’habite. C’est contre l’absolutisme du théisme, son influence pernicieuse sur l’humanité, son effet paralysant sur la pensée et sur l’action que l’athéisme lutte de toutes ses forces. La philosophie de l’athéisme prend ses racines dans la terre, dans cette vie, et son but est l’émancipation de la race humaine face à tous les chefs-dieux, soient-ils judaïques, chrétiens, mahométans, bouddhistes, brahmaniques ou quoi que ce soit d’autre. L’humanité a été punie longtemps et lourdement pour avoir créé ses dieux ; le lot de l’homme n’a été que douleur et persécution depuis le commencement des dieux. Il n’y a qu’une seule façon de corriger cette erreur : l’homme doit briser les fers qui l’ont enchaîné aux portes du ciel et de l’enfer afin de pouvoir réveiller et illuminer sa conscience pour commencer à former un monde nouveau sur cette terre. Ce ne sera qu’après le triomphe de la philosophie de l’athéisme dans les cœurs et les esprits des hommes que la liberté et la beauté se réaliseront. Comme cadeau des cieux, la beauté n’a été d’aucune utilité. Elle deviendra toutefois l’essence et l’élan de la vie quand l’homme apprendra à voir la terre comme étant le seul paradis digne de l’humanité. Déjà, l’athéisme aide l’homme à se libérer de sa dépendance envers le compteur d’aubaines célestes pour les pauvres d’esprit que sont la punition et la récompense. Tous les théistes n’insistent-ils pas sur le fait qu’il ne peut y avoir aucune morale, aucune justice, aucune honnêteté ni fidélité sans la

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croyance en une puissance divine ? Une telle morale construite sur la crainte et l’espoir a toujours été un produit ignoble, imbu d’une part de pharisaïsme et d’une part d’hypocrisie. Quant à la vérité, à la justice et à la fidélité, quels êtres ont été leurs braves représentants et leurs hardis proclamateurs ? Presque toujours des êtres sans dieux : les athées ; ils ont vécu, se sont battus et sont morts pour elles. Ils savaient que la vérité, la justice et la fidélité ne sont pas déterminées au paradis, mais qu’elles sont liées et entremêlées aux immenses changements qui s’opèrent dans la vie sociale et matérielle de la race humaine ; qu’elles ne sont pas fixes ni éternelles mais changeantes, comme la vie elle-même. Quels sommets la philosophie de l’athéisme peut-elle atteindre ? Nul ne peut le prédire. Mais une chose peut d’ores et déjà être annoncée : rien d’autre que son feu régénérateur ne saura purger les relations humaines des horreurs du passé. Les gens qui savent réfléchir commencent à réaliser que les préceptes moraux imposés à l’humanité à travers la terreur religieuse sont devenus stéréotypés et ont donc perdu toute vitalité. Un seul regard sur la vie d’aujourd’hui, sur sa dégradation, sur ses intérêts conflictuels et leurs haines, leurs crimes et leur cupidité suffit à prouver combien la moralité théiste s’avère stérile. L’homme doit se retrouver avant de pouvoir apprendre à connaître sa relation avec ses pairs. Prométhée, enchaîné à sa montagne, est condamné à demeurer la proie des vautours de l’obscurité. Libérez Prométhée et vous chassez la nuit et ses horreurs. Dans son déni des dieux, l’athéisme est aussi la plus puissante affirmation de l’homme et, à travers l’homme, un oui éternel à la vie, à la détermination et à la beauté.

1.5 L’agnosticisme (Thomas Huxley) Le biologiste et philosophe britannique Thomas Henry Huxley (1825-1895) a été appelé le « bouledogue de Darwin », en raison de sa défense passionnée de la théorie de l’évolution contre ses innombrables détracteurs. On lui doit également la description d’une position qui appartient à la grande famille de l’incroyance, et par laquelle on fait l’aveu de son inaptitude à trancher devant les grandes questions religieuses, en particu-





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lier devant la question de l’existence de Dieu. Huxley a nommé cette position l’agnosticisme (a- sans et gnosis, savoir). Dans le texte qui suit, il raconte comment cette idée lui est venue et expose plus précisément ce qu’il a voulu désigner par ce terme, promis à un riche avenir. Source : Thomas HUXLEY, Science et religion, J.-B. Baillière et fils, Paris, 1893. Traduction de H. de Varigny. Pages 229-240. 2 En me reportant cinquante ans en arrière, je me vois, jeune garçon dont l’éducation a été interrompue, et qui a été livré, intellectuellement, à ses propres idées pendant plusieurs années. J’étais, alors, un liseur vorace et omnivore, un rêveur de première force, bien doué de ce courage magnifique pour attaquer tout sujet qui est la bienheureuse compensa­ tion de la jeunesse et de l’inexpérience. Entre tous les livres et essais sur toutes sortes de sujets, depuis la métaphysique jusqu’au blason, que j’ai lus à cette époque, deux ont laissé en moi des impressions indélébiles. L’un était l’Histoire de la civilisation de Guizot, l’autre, l’essai de Sir William Hamilton On the Philosophy of the Unconditioned, que je rencon­ trai, par hasard, dans un volume dépareillé de l’Edinburgh Review. Le dernier était, assurément, une lecture étrange peur un jeune garçon, et il ne m’a pas été possible de comprendre beaucoup8 ; néanmoins, je le dévorai avidement, et il imprima dans mon esprit la profonde conviction que, même dans la question la plus solennelle et la plus importante de toutes, les hommes sont sujets à accepter pour réponse des phrases bien tournées, et que la limitation de nos facultés, dans un grand nombre de cas, rend de vraies réponses à de telles questions, non seulement tout à fait impossibles, mais inconcevables même en théorie. La philosophie et l’histoire, s’étant emparées de moi de cette manière excentrique, n’ont plus jamais lâché prise. Je ne prétends aucunement être expert en ces matières, mais le goût pour la lecture d’ou­vrages de philosophie et d’histoire qui me rendit Hamilton et Guizot si attrayants, n’a pas seulement rempli beaucoup d’heures de loisir légitime, et encore 8.

J’ai pourtant dû saisir la moelle de la question, car, bien des années après, quand on publia les Conférences Bampton du doyen Mansel, il me sembla que je savais déjà tout ce que cet éminent penseur agnostique avait à dire.

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plus d’heures d’insomnie, du repos que donne un changement d’occupation mentale, mais a, souvent, disputé le temps de travail dû à ma dame souveraine, la science naturelle. De cette manière, j’ai trouvé pos­sible de faire bonne route sur le territoire de la philo­sophie, et cela d’autant plus facilement que je ne me suis jamais préoccupé des opinions de A ni de celles de B, mais que j’ai plutôt cherché à savoir quelle réponse il avait à donner aux questions que je lui posais, celle de la limitation de la connaissance possible étant la principale. L’examinateur ordinaire, avec son « Exposez-moi les idées d’un tel », m’aurait refusé d’emblée ; mais, s’il avait dit : « Que pensez-vous de tel problème ? », je crois que je m’en serais assez bien tiré. Le lecteur qui aura eu la patience de suivre l’égoïsme involontaire, mais, qui s’impose, de cette histoire vraie (si surtout ses études l’ont mené dans la même direction), verra maintenant comment il se fait que mon esprit fait gravité vers les conclusions de Hume et de Kant, si bien exposées par ce dernier dans une phrase que j’ai citée ailleurs. « L’utilité la plus grande, et peut-être la seule de toute philosophie de la raison pure, est, après tout, uniquement négative, puisqu’elle ne sert pas d’organon pour l’extension (de la connaissance), mais de dis­cipline pour sa délimitation, et, au lieu de décou­vrir la vérité, n’a que le modeste mérite d’empêcher l’erreur9 » Quand j’eus atteint la maturité intellectuelle et commençai à me demander si j’étais athée, déiste ou panthéiste, matérialiste ou idéaliste, chrétien ou libre penseur, je découvris que plus j’apprenais et réfléchissais, et moins j’étais prêt à répondre ; enfin j’arrivai à la conclusion que je n’avais rien de commun avec toutes ces dénominations, sauf avec la dernière. La seule chose sur laquelle la plupart de ces bonnes gens étaient d’accord était précisément la seule où je différais d’avec eux. Ils étaient très sûrs d’avoir atteint une certaine « gnosis », ils avaient tous, avec plus où moins de succès, résolu le problème de l’existence, tandis que j’étais très sûr de ne pas l’avoir fait, et que j’avais la conviction assez forte que le problème ne pouvait se résoudre. Et, avec Hume et Kant de mon côté, je ne pouvais me taxer de présomption en tenant à mon opinion. Comme Dante : Nel mezzo del cammin di nostra vita Mi ritrovai per una selva oscura, 9.

Kant, Kritik der Reinen Vernunft. Edit. Hartenstein, p. 256.





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mais je ne puis ajouter, comme lui : Che la diritta via era smarrita10.

Au contraire, j’avais, et j’ai encore, la plus ferme conviction que je n’ai jamais abandonné la « verace via » — la voie droite — et que cette route ne mène nulle part ailleurs que dans les sombres profondeurs d’une forêt sauvage et enchevêtrée. Et, bien que j’aie rencontré des léopards et des lions dans le chemin, bien que j’aie fait ample connaissance avec le loup affamé, et bien qu’aucun spectre ami ne m’ait encore offert de me servir de guide, j’étais, et je suis encore d’avis, d’aller droit de l’avant jusqu’à l’autre extrémité du bois ou jusqu’à ce que j’aie trouvé qu’il n’existe pas d’autre côté que je puisse atteindre. Telle était ma situation lorsque j’eus la bonne fortune de trouver une place parmi les membres de cette remarquable confraternité d’adversaires, morts depuis longtemps, mais dont la mémoire est encore florissante et honorée, la Société métaphysique. Là, toutes les variétés d’opinions philosophiques et théologiques étaient représentées et s’exprimaient avec une entière franchise ; la plupart de mes collègues étaient des istes d’une espèce quelconque, et, si bons et aimables qu’ils pussent être, moi, l’homme que ne couvrait pas la moindre étiquette, je ne pouvais manquer d’avoir quelques-uns des sentiments d’inquiétude qui ont dû envahir le renard de la fable, qui, après avoir laissé sa queue dans le piège, se présenta devant ses compagnons doués de leur appendice normal ! Je me mis donc à penser, et j’inventai la qualification, que je croyais appropriée, d’« agnostique ». Elle me vint à l’esprit comme antithèse du « gnostique » de l’histoire de l’Église, qui prétendait en savoir si long sur les choses que j’ignorais, et je saisis la première occasion d’en faire parade à notre société, pour montrer que, moi aussi, j’avais une queue tout comme les autres renards. À ma grande satisfaction, le terme fit fortune, et, quand le Spectator lui eut servi de parrain, tout soupçon que la connaissance de sa généalogie eut pu éveiller dans l’esprit des gens respectables fut, naturellement, complètement assoupi. C’est là l’histoire de l’origine des termes « agnostiques » et « agnosticisme », et l’on voit qu’elle ne s’accorde pas précisément avec l’assertion pleine de confiance du révérend principal du King’s College, que « l’adoption du terme agnostique n’est qu’une tentative pour éviter de conclure, 10. Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure (Dante, Divine Comédie, Enfer, Chant 1).

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et que c’est un simple faux-fuyant à l’égard de l’Église et du christianisme11 ». La dernière objection […] repose, je regrette de le dire, sur une question de moralité. « C’est, et ce doit être, déclare d’un air autoritaire ce représentant officiel de la morale chrétienne, c’est une autre chose désagréable pour un homme d’avoir à dire clairement qu’il ne croit pas en Jésus-Christ. » La chose dépend, j’imagine, beaucoup du fait qu’un homme a été élevé ou non dans une famille chrétienne. Je ne vois pas pourquoi il serait « désagréable » à un mahométan ou à un bouddhiste d’affirmer cette croyance. Mais dire  « qu’il doit être » désagréable à un homme quelconque d’affirmer une chose qu’il croit sincèrement, après mûr examen, voilà à mon sens une proposition du caractère le plus profondément immoral. Je crois réellement que le grand bien qui a été effectué dans le monde par le christianisme a été grandement annihilé par la doctrine néfaste sur laquelle ont insisté toutes les Églises, savoir qu’une honnête incroyance en leurs symboles plus ou moins étonnants est une offense contre la moralité, et un péché de la couleur la plus noire, qui mérite et implique la même rétribution, dans l’avenir, que le meurtre et le vol. Si nous pouvions seulement voir, d’un seul coup, les torrents d’hypocrisie et de cruauté, les mensonges, les massacres, les violations de toutes les obligations de l’humanité, qui ont pris là leur source pendant tout le cours de l’histoire des nations chrétiennes, nos pires imaginations de l’enfer pâliraient à côté de cette vision. Non, mille fois non, il ne devrait pas être désagréable de dire ce que l’on croit ou ce que l’on ne croit pas, loyalement. C’est un obstacle assez grand au progrès de l’humanité dans cette qualité, la plus précieuse de toutes, de l’honnêteté dans les paroles et dans les actes, qu’il soit, si constamment, pénible de ce faire, sans qu’on élève ce triste concomitant de la faiblesse humaine au rang d’une chose à admirer et à chérir. Le plus brave des soldats, souvent, très naturellement « trouve désagréable » d’aller au feu ; mais une cour martiale faisant son devoir jugerait vite l’officier qui proclamerait la doctrine que les hommes devraient trouver leur devoir désagréable.

11. Report of the Church Congress. Manchester, 1988, p. 252.





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Je sais fort bien, ainsi que la plupart des gens réfléchis de notre temps, que rompre avec des anciennes croyances est extrêmement désagréable, et je suis très disposé à croire que l’encouragement, la consolation et la paix que donnent aux croyants les mêmes pires formes du christianisme sont pour eux d’un grand avantage pratique. Je n’ai pas ici, maintenant, à examiner quelles diminutions de ce gain résultent du mal fait au citoyen par le surnaturalisme ascétique du christianisme logique ; au souverain, par la haine, la malice et le manque de charité de la bigoterie sectarienne ; au législateur, par l’esprit exclusif et dominateur de ceux qui se croient des piliers d’orthodoxie ; au philosophe, par les restrictions à la liberté d’apprendre et d’enseigner que chaque Église exerce dès qu’elle est assez forte ; à l’âme consciencieuse, par la recherche introspective de péchés du type de la menthe et du cumin, la crainte de l’erreur théologique et la terreur accablante de la perdition possible qui ont accompagné toutes les Églises comme leur ombre ; je n’ai pas à les examiner, dis-je, mais, à coup sûr, elles ne sont pas de médiocre importance. Si les agnostiques perdent beaucoup d’un côté, ils gagnent beaucoup de l’autre. Les gens qui parlent des consolations de la foi semblent en oublier les désagréments ; ils négligent le fait que le christianisme des Églises est quelque chose de plus que la foi en la personnalité idéale de Jésus, qu’ils créent pour eux-mêmes, plus tout ce qu’on peut mettre en pratique, sans désorganiser la société civile, des maximes du Sermon sur la montagne. Si vous faites un faux pas en moralité ou en doctrine (surtout en doctrine) sans repentir ou rétractation, ou si vous manquez à vous faire baptiser convenablement avant de mourir, un plébiscite des chrétiens d’Europe, s’ils sont fidèles à leur foi, affirmera votre damnation éternelle à une immense majorité. Les prédicateurs, orthodoxes et hétérodoxes, nous carillonnent aux oreilles que le monde ne saurait se passer d’une foi quelconque. C’est, dans un certain sens, évidemment et éminemment vrai ; mais, dans un autre, c’est faux et le sens vrai, sans s’en douter. Il est parfaitement vrai que le motif de chacune de nos actions et la validité de tous nos raisonnements reposent sur le grand acte de foi, qui nous conduit à prendre l’expérience du passé comme guide sûr de notre conduite dans le présent et l’avenir. Il est évident, par la nature de la ratiocination, que les axiomes sur lesquels elle est basée ne peuvent être démontrés par la ratiocination. C’est aussi un fait banal d’observation que, dans les affaires de la vie, nous adoptons constamment une ligne de conduite sur des preuves d’un caractère complètement insuffisant. Mais il est sûrement clair que la foi n’est pas nécessairement en droit de se

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passer de ratiocination parce que celle-ci peut se dispenser de la foi comme point de départ ; de ce que nous sommes souvent obligés, sous la pression des événements, d’agir d’après de très mauvaises preuves, il ne s’ensuit pas qu’il soit convenable d’agir selon ces preuves lorsque la pression fait défaut. Ainsi, si l’homme peut trouver un ami, l’hypostase de toutes ses espérances, le miroir de son idéal moral, dans le Jésus d’un ou de tous les Évangiles, qu’il vive par la foi en cet idéal. Qui saura ou pourra le lui défendre ? Mais qu’il ne se fasse pas l’illusion que sa foi est une preuve de la réalité objective de ce en quoi il croit. Pareil témoignage ne s’obtient qu’en employant les méthodes de la science, telles qu’on les applique à l’histoire et à la littérature, et jusqu’ici ce témoignage est maigre. Il paraît que M. Gladstone, il y a quelque temps, demanda à M. Laing de lui dresser un court résumé de la croyance négative ; un corps de propositions négatives, qui sont aux négatifs ce que le Credo des apôtres et d’autres sont aux positifs. M. Laing a immédiatement donné à M. Gladstone les articles désirés — au nombre de huit. Si quelqu’un m’avait adressé cette requête, j’aurais répondu que, s’il s’agissait des agnostiques, ils n’ont pas de credo et, par la nature de leur position, n’en peuvent avoir. L’agnosticisme, en réalité, n’est pas une confession de foi, mais une méthode, dont l’essence git dans l’application rigoureuse d’un seul principe. Le principe est d’une grande antiquité ; il est aussi ancien que Socrate et aussi ancien que l’écrivain qui disait : « Essayez toutes choses, retenez ce qui est bon. » C’est le fondement de la réformation qui a, simple­ment, mis en action l’axiome que chaque homme doit savoir rendre compte de sa foi ; c’est le grand principe de Descartes ; c’est l’axiome fondamental de la science moderne. On peut exprimer positivement le principe comme suit : dans les choses de l’intelligence, suivez votre raison aussi loin qu’elle vous mènera sans regar­der à aucune autre considération. Et négativement : dans les choses de l’intelligence, ne prétendez pas que les conclusions soient certaines avant de savoir qu’elles sont démontrées ou démontrables. C’est là ce que j’appelle la foi agnostique ; si un homme la garde entière et sans souillure, il n’aura pas honte de regar­der l’univers en face, quoi que l’avenir puisse lui réserver. Les résultats de l’œuvre du principe agnostique varieront selon la connaissance et la capacité person­nelles, et selon la condition générale de





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la science. Ce qui n’est pas prouvé aujourd’hui peut être prouvé, à l’aide de nouvelles découvertes, demain. Les seuls points négatifs fixes seront les négations qui décou­lent de la limitation démontrable de nos facultés. Et la seule obligation qu’on accepte est d’avoir l’esprit toujours ouvert à la conviction. Ceux qui ne manquent jamais de suivre leurs principes sont, je le crains, aussi rares parmi les agnostiques qu’ailleurs. Mais, si vous veniez à rencontrer un tel phénix, et à lui dire que vous avez découvert que deux et deux font cinq, il vous demanderait, patiemment, de vouloir bien exposer vos raisons de cette condition, et se déclare­rait prêt à accepter votre avis s’il les trouvait satisfaisantes. L’injonction apostolique de « souffrir patiem­ment les maux » devrait être la règle de vie d’un véritable agnostique. J’ai profondément conscience de mon insuffisance à atteindre cet idéal, mais c’est ainsi que je conçois, personnellement, celui des agnostiques.

1.6 Les brights (Richard Dawkins) Né en 1941, Richard Dawkins est un éthologiste et un éminent biologiste néo-darwinien. En 2005, en guise de clin d’œil à l’expression « le bouledogue de Darwin », que l’on avait appliquée au XIXe siècle, on l’a vu, à Thomas Huxley (1825-1895), le magazine Discover l’a baptisé « le rottweiler de Darwin ». La boutade touche juste, en ce sens que Dawkins est bien un fervent défenseur du darwinisme, une théorie à laquelle il a apporté d’importantes contributions. Il s’est d’ailleurs fait connaître en 1976 par un livre aujourd’hui devenu un classique, The Selfish Gene, dans lequel il défend une conception réductionniste de l’évolution centrée sur les gènes. C’est dans cet ouvrage qu’il introduit le concept de mème, devenu fameux, et qui permet, sur le modèle de l’explication par les gènes, d’expliquer la propagation d’idées et plus généralement de phénomènes culturels. Mais on doit à Dawkins de nombreux autres ouvrages de biologie, entre autres, The Blind Watchmaker, 1986, Climbing Mount Improbable, 1997 (réédition en 2006) et Unweaving the Rainbow, 1998. Dawkins est en outre un intellectuel bien connu pour ses fréquentes interventions dans certains grands débats de société — en particulier contre le créationnisme. Il est également un vulgarisateur scientifique réputé ; et, depuis 1995, le premier titulaire, à l’Université d’Oxford,

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d’une chaire vouée à faire connaître la science auprès du grand public (The Charles Simonyi Chair in the Public Understanding of Science). Parallèlement à ces activités, Dawkins est aussi un ardent défenseur de l’humanisme, de la laïcité et, plus généralement, de l’athéisme et de la libre-pensée. Il signe notamment une percutante chronique régulière dans le magazine Free Inquiry, l’organe du Council for Secular Humanism des États-Unis. Il a, à de nombreuses reprises, exprimé ses convictions athées et sa passionnelle adhésion au mouvement des brights. Il est bien connu aussi pour ses sévères critiques à l’endroit de la religion. Le texte qui suit définit justement ce concept de bright, dont Dawkins s’est fait le défenseur. Source : Ce texte est paru dans le quotidien The Guardian et dans la revue Free Inquiry, vol. 22, no 4. Il a ensuite été abondamment reproduit sur Internet, sur de très nombreux sites. Il a été traduit par Normand Baillargeon. 2 […] Les féministes nous ont beaucoup appris en matière de conscientisation. Il fut un temps où je souriais à ces « lui ou elle » et « personne de lettres » (plutôt qu’homme de lettres) ; et, pour des raisons d’élégance stylistique, j’essaie encore aujourd’hui de les éviter. Mais je reconnais la force et l’importance de la conscientisation. Et à présent je sursaute devant une expression comme « un homme, un vote ». J’ai été conscientisé. Vous aussi, sans doute, et cela a de l’importance. Il m’est arrivé de déplorer que mes amis athées américains soient à ce point attachés à ce que je trouvais être des combats symboliques. Ils voulaient, de manière obsessive, faire retirer le passage « unie en Dieu » (Under God) dans le serment d’allégeance — on l’y a inséré en 1954 —, alors que, pour ma part, j’étais bien plus préoccupé par le fait préalable de prêter serment à un drapeau, ce qui est désagréablement chauvin. Ces amis biffaient « In God we trust » sur tous les billets qui leur passaient entre le mains (cela n’a été inséré qu’en 1956), tandis que, pour ma part, je m’inquiétais de ces dollars non imposables amassés par ces télévangélistes à la coiffure bouffante, dépouillant de vieilles dames crédules des économies de toute une vie. Mes amis s’opposaient à ce que l’on mette





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sur les murs de la classe une affiche avec les dix commandements et ils prenaient ce faisant le risque de se voir ostracisés dans leur propre quartier. Je leur faisais des remontrances : « Mais ce ne sont que des mots. Pourquoi s’acharner sur de simples mots quand il y a tant d’autres choses à faire ? » Mais à présent j’ai des doutes. Les mots ne sont pas innocents. Ils sont importants parce qu’ils conscientisent. Je mène moi-même un effort de conscientisation sur un sujet qui me tient plus que tout autre à cœur et dont j’ai parlé très souvent — ce dont je ne m’excuse pas, puisque la conscientisation exige la répétition du message. Une expression comme « un enfant catholique », « une enfant musulmane » devrait faire résonner des cloches de protestation dans les consciences, exactement comme lorsque nous entendons « un homme, un vote ». Les enfants sont trop jeunes pour avoir leurs propres opinions religieuses. De la même manière qu’on ne peut voter avant 18 ans, on devrait être libre de choisir sa cosmologie et son éthique à l’abri de cette impertinente présomption sociale selon laquelle on hérite automatiquement de celles de ses parents. Nous serions consternés si on nous parlait d’un enfant léniniste, d’un enfant néo-conservateur ou d’une enfant hayekien-monétariste. Si c’est le cas, n’est-ce pas aussi une forme de maltraitance d’enfant que de parler d’une enfant catholique ou d’un enfant protestant ? Et tout spécialement en Irlande du Nord et à Glasgow où de telles étiquettes, transmises de génération en génération, divisent des quartiers depuis des siècles et peuvent même signifier une condamnation à mort ? Enfant catholique ? On tressaille. Enfant protestant ? On sursaute. Enfant musulman ? On frémit. Tout le monde devrait en être à ce point de conscientisation. Parfois, il nous faudra user d’un euphémisme. Je suggère : « Enfant de parents juifs (etc.) ». Car en bout de piste, c’est bien de cela et uniquement de cela qu’il s’agit. […] les enfants devraient entendre parler d’eux en termes « d’enfants de parents chrétiens » et non en termes « d’enfants chrétiens ». Cela, déjà, les conscientiserait et les aiderait à se faire leur propre idée sur la religion, puis, éventuellement, à en choisir une ou à choisir de ne pas en avoir une, plutôt que de tenir pour acquis que religion veut dire « les mêmes croyances que ses parents ». J’imagine sans mal que cette liberté de choix inscrite dans la langue pourrait conduire des enfants à choisir de ne pas avoir de religion du tout. […]

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Un grand succès de conscientisation a été remporté par les homosexuels, quand ils ont détourné le mot « gai ». Il m’est arrivé de déplorer la perte de ce que je considère toujours être le véritable sens de ce mot. Mais du bon côté (attendez : ça s’en vient), ce « gai » a été ma source d’inspiration pour un détournement semblable qui constitue le point culminant de cet article. Le mot gay est bref, stimulant, positif : c’est un mot valorisant, alors qu’homosexuel est dévalorisant et que pédé, pédale ou tante sont des insultes. Ceux d’entre nous qui n’adhèrent à aucune religion, ceux qui appréhendent le monde en termes naturels et non surnaturels ; celles d’entre nous que réjouit la vérité et qui méprisent le faux confort de l’irréel, à tous ceux-là, il faut un mot, un mot à nous, un mot comme « gai ». Vous pouvez dire « je suis athée », mais cela fait au mieux vieux jeu et au pire entretient les préjugés (comme : « je suis homosexuel »). Paul Geisert et Mynga Futrell, de Sacramento en Californie, ont donc cherché un nouveau mot. Un mot comme « gai ». Il fallait, comme c’est le cas pour « gai », que ce soit un nom tiré d’un adjectif et qu’on en ait changé, mais pas trop, la signification. Il fallait un mot accrocheur, il fallait un mème accrocheur, comme l’est « gai ». Et comme lui, ce devait être un mot positif, chaleureux, joyeux et brillant. Brillant ? Bright ? Oui : bright. Voilà le mot, le nouveau nom. Je suis un bright. Vous êtes un bright. Nous sommes des brights. Le temps n’est-il pas venu de le déclarer à la face du monde ? Celui-là est-il un bright ? Je ne peux imaginer tomber en amour avec une femme qui ne soit pas une bright. Le site Internet http://www.celeb-atheists.com donne à penser que bien des intellectuels et des personnes célèbres sont des brights. Soixante pour cent des scientifiques américains sont des brights et, remarquablement, 93 % des scientifiques assez bons pour être élus à la sélective National Academy of Sciences (l’équivalent de Fellows of the Royal Society) sont des brights. Voyez le côté bright des choses : même s’il ne peuvent aujourd’hui le dire publiquement et être tout de même élus, le Congrès des États-Unis doit être rempli de brights tapis dans des garderobes ! Et comme pour les gais, plus il en sortira de gens, plus ce sera facile pour les autres, de plus en plus nombreux, d’en sortir. Des gens qui hésiteraient à déclarer publiquement qu’ils sont athées pourraient bien être à l’aise de se dire brights. Geisert et Futrell insistent pour dire qu’il s’agit d’un nom et qu’il ne soit pas être utilisé comme adjectif. « Je suis bright » est arrogant. « Je suis





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un bright » est trop étrange pour être arrogant : la phrase est énigmatique, déconcertante et laisse perplexe. Elle suscite la question : « Mais qu’est-ce donc qu’un bright ? » À vous de jouer, alors : « Un bright est un personne qui a une vision du monde exempte d’éléments surnaturels ou mystiques. L’éthique et le comportement d’un bright sont fondés sur une vision naturaliste du monde. » « Vous voulez dire qu’un bright est un athée ? » « Eh bien, certains brights se définissent comme athées ; d’autre brights se définissent comme agnostiques. D’autres se définissent comme humanistes, d’autres comme libre-penseurs. Mais tous les brights ont une vision du monde exempte de surnaturel et de mysticisme » « Je comprends. C’est un peu comme « gai ». En ce cas, quel est le contraire de bright ? Comment appelle-t-on une personne religieuse ? » « Que proposez-vous ? » Bien entendu, même si nous, les brights, insistons pour que notre mot soit scrupuleusement utilisé comme un nom, s’il se propage, il y a des chances qu’il réapparaisse, à l’instar de gai, comme un nouvel adjectif. Quand cela arrivera, on pourra finalement, qui sait, avoir comme président quelqu’un qui soit bright. On peut se déclarer un bright en s’identifiant à : http://www.thebrights.net/.

2 L’EXISTENCE DE DIEU L

a question de l’existence ou de l’inexistence de Dieu est centrale dans toute réflexion sur la religion et pour toute vision du monde. Les textes réunis dans cette deuxième partie examinent justement des arguments qui sont typiquement invoqués en faveur de l’existence de Dieu, avant de déployer des argumentaires contre son existence.

Dans La Somme théologique, Thomas d’Aquin (1225-1274) avait distingué ce qu’il appelait des « voies », par lesquelles l’existence de Dieu pouvait selon lui être démontrée. Il en dénombrait cinq, que la tradition philosophique ultérieure, à la suite de Kant, a ramené à trois catégories d’arguments. Les premiers ambitionnent de tirer l’existence de Dieu du fait que le monde existe de telle ou telle manière ; les deuxièmes, du fait qu’il présente ordre et finalité ; finalement, les troisièmes, de la notion même de Dieu. Les preuves que nous déployons selon le cas se nomment respectivement les preuves cosmologiques, téléologiques et ontologiques de l’existence de Dieu. Une preuve cosmologique typique procède comme suit — c’est l’argument dit du premier moteur : dans le monde, tout ce qui change ou est mû est changé ou mû par une cause motrice de ce changement ou de ce mouvement ; ce quelque chose est lui-même mû ou en mouvement ; et ainsi de suite ; ce processus ne peut se poursuivre infiniment ; il doit

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donc y avoir un premier moteur non mû et indépendant de tout ce qui existe par ailleurs : c’est là ce que chacun entend par Dieu. Contre tout argument de ce type (il en est d’autres, mais ils sont tous structurellement semblables), on a soulevé de nombreuses et décisives objections. David Hume, pour commencer, a nié qu’il soit cohérent de vouloir étendre la notion de causalité (ou de moteur ou de changement), légitime au sein de notre expérience du monde, au monde lui-même dans son ensemble et à sa création, dont nous n’avons nulle expérience. On a aussi fait remarquer que chaque fois la conclusion atteinte (l’existence d’une cause première, d’un moteur non mû) contredit une des prémisses du raisonnement (qui affirme que tout ce qui existe a une cause ou que tout mouvement exige un moteur). On a aussi fait valoir qu’il n’y avait rien d’incohérent à admettre que la chaîne de relations de cause à effet puisse remonter indéfiniment. Enfin, quand bien même un argument cosmologique s’avérait valable, rien ne nous autorise à conclure que ce à quoi il aboutit (la première cause ou le moteur non mû) soit le Dieu des monothéismes, voire quelque divinité que ce soit. Cette première cause pourrait, pourquoi pas, être le big bang ou un démon. L’argument ontologique, quoique philosophiquement plus intéressant, a lui aussi fait l’objet de décisives critiques. Ce type d’argument, contrairement aux deux autres, se déploie a priori, donc sans recourir ni au monde ni à aucune de ses propriétés et prétend tirer l’existence de Dieu de sa seule définition ou de son concept. Si les preuves ontologiques sont valides, dès lors que l’on comprend ce que signifie Dieu, son existence s’ensuivrait. Ce type de preuve a d’abord été suggéré par saint Anselme (1033-1109), un moine, dans un ouvrage appelé Proslogion. C’est sa version que nous examinerons ici. Anselme commence par poser que Dieu est, par définition, « quelque chose tel que rien de plus grand ne peut être conçu ». Mais, poursuit-il en citant La Bible (Psaumes, XIII, 1) : « L’Insensé dit dans son cœur : il n’y a pas de Dieu. » Ce faisant, l’Insensé nie que puisse exister cet Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu et dont il a l’idée : il nie qu’existe en réalité ce qui existe en sa pensée. Mais si cet être n’est pas en réalité, Il ne peut être tel que rien de plus grand ne peut être conçu : puisque le même être existant en réalité serait plus grand encore, puisqu’il posséderait une propriété (l’existence) que l’autre, qui n’existe qu’en





2. L’EXISTENCE DE DIEU

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pensée, n’a pas et qui Le rendrait plus grand que lui. Anselme conclut que Dieu, sitôt qu’on en comprend le concept qui est celui d’un Être tel que rien de plus grand ne peut être conçu, existe nécessairement. Gaunilon de Marmoutier, un moine contemporain d’Anselme, a formulé une première et forte objection à cet argument. Il fait valoir que le raisonnement d’Anselme permet de conclure à l’existence de n’importe quoi de parfait — Gaunilon prend l’exemple d’une île parfaite. J’ai l’idée d’une île parfaite ; si elle n’existe que dans mon esprit, elle est moins parfaite que si elle existait aussi en réalité ; cette île parfaite existe donc. On aura deviné que le même raisonnement vaut pour tout ce qu’on voudra qui serait conçu comme parfait : chaque fois, manifestement, la conclusion à laquelle on aboutit est absurde. La raison en est qu’il n’est pas rationnel de passer du concept à l’être, d’une idée à l’existence de ce qu’on a conçu. Anselme a répondu que, de Dieu et de Lui seul, on peut tirer l’existence de l’idée, puisque cette idée, et elle seule, est celle d’un Être dont la perfection est une caractéristique essentielle, tandis que la perfection des autres choses, comme les îles, en est une caractéristique accidentelle : les îles peuvent être ou non parfaites ; elles peuvent aussi être plus ou moins parfaites. Il reviendra à Kant de formuler la critique décisive de l’argument ontologique. Essentiellement, Kant rappelle que l’existence n’est pas une propriété, un attribut qui s’ajouterait aux autres que peut posséder un objet donné. Ronde, rouge, tendre et goûteuse sont bien des propriétés de la tomate ; exister signifie qu’un objet dans le monde correspond à ces propriétés et n’ajoute rien à notre concept. Cent thalers (il s’agit de la monnaie ayant cours en Prusse à l’époque), dans votre imagination, dit Kant, sont en tous points pareils aux cent thalers dans votre poche, à ceci près que seuls les deuxièmes existent et qu’ils ne peuvent surgir dans votre poche à partir de votre imagination. Aucune existence, conclut Kant, pas même celle de Dieu, ne peut donc se décider par la seule analyse d’un concept. La force des critiques adressées aux arguments cosmologiques et ontologiques est telle que peu de gens ont aujourd’hui recours à eux. Il n’en va pas de même pour l’argumentaire téléologique en faveur de l’existence de Dieu, qui n’a cessé de réapparaître sous différentes formes. William Paley (1743-1805) lui a donné sa forme classique en imaginant qu’on trouve tour à tour une pierre et une montre sur le sol : l’explication de la présence de la deuxième demandera qu’on invoque un artisan. Dans

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Les cabales (1772) Voltaire lui a donné la formulation suivante : L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer /Que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger. Cette section s’ouvre sur la critique faite par Hume de l’argument téléologique. La théorie de dessein intelligent étant la forme contemporaine sous laquelle il apparaît aujourd’hui le plus souvent, le texte suivant en fait une puissante critique scientifique et philosophique. A contrario de ces arguments en faveur de l’existence de Dieu, les incroyants ont, de tout temps, invoqué des arguments pour soutenir que l’existence de Dieu est improbable et à toutes fins utiles impossible. Le problème du mal ou de la souffrance est un des plus importants de ces arguments. Il consiste à faire remarquer la contradiction entre, d’une part, un dieu présumé infiniment bon (omnibénévolent), qui peut tout (omnipuissant) et qui sait tout (omniscient) et, d'autre part, la présence, avérée et indéniable, de toute la souffrance humaine et animale. Le philosophe Épicure, dans l’Antiquité, avait présenté ce problème d’une manière restée célèbre : « De deux choses l’une : ou bien Dieu veut abolir le mal, et il ne peut pas. Ou bien il peut, mais il ne le veut pas. S’il le veut mais qu’il ne le peut, il est impuissant. S’il le peut mais ne le veut pas, alors il est cruel. S’il ne le peut ni ne le veut, alors il est à la fois sans pouvoir et méchant. Mais si, comme ils le disent, Dieu veut abolir le mal — et Dieu veut réellement le faire —, alors pourquoi y a-t-il du mal dans le monde ? » Il conviendrait d’ajouter, pour être complet : la présence du mal vient de ce que Dieu voudrait et pourrait parfaitement éliminer le mal, si seulement il connaissait son existence ; mais il l’ignore : en ce cas, il n’est pas omniscient. Ainsi présenté, le problème du mal est un problème logique, qui fait ressortir une contradiction qu’on résout en niant qu’un tel Dieu puisse exister. Nombre de philosophes et de théologiens ont cependant voulu aborder la question d’un point de vue différent, empirique plus que logique, en tentant de montrer que la souffrance réellement observable dans le monde était compatible avec l’idée traditionnelle de Dieu. Leurs efforts portent le nom de théodicées. Typiquement, ces théodicées expliquent le mal ou bien par le libre arbitre humain ou bien par les vertus rédemptrices de la souffrance. Les incroyants jugent ces explications pathétiques, notamment parce qu’elles ne rendent compte ni de la





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q­ uantité de souffrance observée, ni de sa distribution, ni de la souffrance animale. Les incroyants, on l’a vu, jugent l’idée traditionnelle de Dieu incompatible avec certains aspects du monde et ils ont aussi fait souvent valoir qu’elle est en outre incohérente en elle-même. Le troisième texte de ce chapitre offre des exemples de tels argumentaires. Le chapitre se ferme sur un texte de Sébastien Faure qui propose, radicalement, quelques preuves de l’inexistence de Dieu.

2.1 Critique de l’argument téléologique (David Hume) La science empirique et expérimentale, qui se développe en Europe au XVIIe siècle, est, en raison de son matérialisme et de son réductionnisme, perçue par beaucoup comme conduisant au scepticisme, voire à l’athéisme, donc comme une redoutable menace à la foi et à la religion. D’autres, cependant, prennent appui sur cette philosophie naturelle pour déployer une religion et une théologie dites naturelles. Si la religion institutionnelle et révélée est à l’évidence impossible à croire, argue-t-on ici, la science permet de découvrir, dans l’ordre même du monde qu’elle dévoile, un Dieu omnipotent, infiniment bon et sa providence qui veille sur le monde. Cette position est bien rendue par cette blague de l’époque, qui met en scène le déiste Voltaire. Passant devant un crucifix, celui-ci se met aussitôt à genoux et dit avec humilité : « Je crois en Toi, je crois en Toi. » Puis il se relève, essuie son pantalon, remet son chapeau et dit : « Quant à monsieur votre père et à madame votre mère, c’est une autre histoire ! » C’est précisément cette religion naturelle que prend pour cible le philosophe sceptique écossais David Hume (1711-1776) dans ses célèbres Dialogues Concerning Natural Religion. L’ouvrage, qui circulait abondamment dans certains milieux intellectuels et parmi les amis du philosophe, ne sera cependant publié, à sa demande, qu’après sa mort. Si Hume a cru agir sagement en faisant cette demande, c’est que ouvrage est en effet une véritable machine de guerre contre une des ultimes tentatives de défense rationnelle de la religion en Occident : il va, à ce titre, susciter des réactions très hostiles.

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Ces dialogues mettent en scène Déméa, un représentant d’une religiosité dogmatique, Philo, un philosophe sceptique, et Cléanthe, un adepte de la religion naturelle. Hume met en cause, de manière fondamentale, le raisonnement qui prétend inférer l’existence de Dieu de l’observation de l’ordre du monde. Il rappelle notamment qu’un tel raisonnement, analogique, n’est aucunement concluant, mais seulement probable ; il repose en outre sur une analogie plus que douteuse entre les œuvres des hommes et celle présumée de Dieu : ne voyant que ce qui les rapproche, il pourrait fort bien occulter ce qui les distingue, comme il arrive quand de tels raisonnements nous font errer ; il remarque finalement ce qui confirme notre hypothèse, en négligeant ce qui la discrédite : c’est ainsi que si nous voyons bien les bienfaits des récoltes, nous ne voyons pas les sécheresses, les inondations et les famines. Source : D. HUME, Dialogues sur la religion naturelle, 2e partie, passim et 5e partie, passim. La traduction est celle qui est proposée par M. Philippe Folliot, sur le site des Classiques des sciences sociales : http://classiques. uqac.ca/. 2 II Je dois avouer, dit Déméa, que rien ne peut davantage me surprendre que la lumière sous laquelle vous avez mis cet argument tout au long de votre discours. Vu le sens général de ce discours, on aurait imaginé que vous défendiez l’existence de Dieu contre les arguties des athées et des infidèles et qu’il fallait que vous deveniez le champion de ce principe fondamental de toute religion. Mais, je l’espère, ce n’est en aucune façon une question à débattre entre nous. Aucun homme, aucun homme sensé du moins, j’en suis persuadé, ne nourrit de soupçons à l’égard d’une vérité aussi certaine et aussi évidente par elle-même. La question ne concerne pas l’existence de Dieu mais sa nature. Cette dernière, vu la faiblesse de l’entendement humain, nous est entièrement inconnue et incompréhensible. L’essence de cet Esprit suprême, ses attributs, son mode d’existence, la nature même de sa durée, ces particularités et toutes celles qui regardent un Être aussi divin sont mystérieuses pour l’homme. Créatures finies, faibles et aveugles, nous devons nous humilier devant





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son auguste présence et, conscients de notre fragilité, nous devons adorer en silence ses infinies perfections que l’œil n’a jamais vues, que l’oreille n’a jamais entendues et que le cœur humain n’a jamais conçues. Elles sont cachées à la curiosité humaine par un épais nuage. Tenter de pénétrer ces obscurités sacrées, ce serait les profaner et, proche de la négation impie de son existence, on trouve la téméraire volonté de sonder sa nature et son essence, ses décrets et ses attributs. Mais, de peur que vous ne pensiez que ma piété l’a emporté sur ma philosophie, j’appuierai mon opinion, si du moins elle en a besoin, sur une très grande autorité. Je pourrais citer tous les théologiens qui, depuis la fondation du christianisme, ont traité de ce sujet ou d’autres sujets théologiques, mais je me contenterai à présent de citer un auteur aussi célèbre pour sa piété que pour sa philosophie. C’est le père Malebranche qui, je m’en souviens, s’exprime ainsi : « On ne doit pas, dit-il, appeler Dieu un esprit pour exprimer positivement ce qu’il est mais pour signifier qu’il n’est pas matière. Il est un Être infiniment parfait, de cela nous ne pouvons douter. Mais, de la même manière, nous ne devons pas nous imaginer, même en le supposant corporel, qu’il est vêtu d’un corps humain, comme les anthropomorphistes l’affirmaient parce que cette forme est la plus parfaite. Nous ne devons pas non plus nous imaginer que l’Esprit de Dieu a des idées humaines ou qu’il ressemble à notre esprit parce que nous ne connaissons rien de plus parfait qu’un esprit humain. Nous devons plutôt croire que, de même qu’il comprend toutes les perfections de la matière sans être matériel […], il comprend aussi toutes les perfections des esprits créés sans être esprit à la façon dont nous concevons l’esprit. Son véritable nom est : Celui qui est ou, en d’autres termes, l’Être sans restriction, tout Être, l’Être infini et universel. » Après une aussi grande autorité, reprit Philon, que celle que vous avez produite, Déméa, et mille autres que vous pourriez produire, il semblerait ridicule que j’ajoute mon sentiment ou que j’exprime mon approbation pour votre doctrine. Mais, certainement, quand des hommes raisonnables traitent ces sujets, la question ne saurait jamais être celle de l’existence de Dieu mais elle est celle de sa nature. La première vérité, comme vous l’avez bien remarqué, est indubitable et évidente par ellemême. Rien n’existe sans une cause et la cause originelle de l’univers (quelle qu’elle soit), nous l’appelons Dieu et, pieusement, nous lui attribuons toutes les espèces de perfection. Quiconque doute de cette vérité fondamentale mérite tous les châtiments qui puissent être infligés chez les philosophes, à savoir le ridicule, le mépris et la désapprobation. Mais,

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comme toute perfection est entièrement relative, nous ne devons jamais imaginer que nous comprenons les attributs de cet Être divin ou supposer que ses perfections ont quelque analogie ou quelque ressemblance avec les perfections d’une créature humaine. Nous lui attribuons justement la sagesse, la pensée, le dessein, la connaissance parce que ces mots sont honorables chez les hommes et que nous n’avons pas d’autre langage ou d’autres conceptions pour exprimer notre adoration. Mais gardons-nous de penser que nos idées correspondent en aucune façon à ses perfections ou que ses attributs aient quelque ressemblance avec les qualités humaines. Il est infiniment supérieur à nos vues et à notre compréhension limitées et est davantage un objet de culte dans le temple qu’un objet de dispute dans les écoles. En réalité, Cléanthe, continua-t-il, il n’est nul besoin d’avoir recours à ce scepticisme affecté qui vous déplaît tant pour en venir à ce jugement. Nos idées ne dépassent pas notre expérience et nous n’avons aucune expérience des attributs et des opérations de Dieu. Je n’ai pas besoin de conclure mon syllogisme, vous pouvez tirer l’inférence vous-même. Et c’est un plaisir pour moi (et pour vous aussi, j’espère) que le juste raisonnement et la saine piété concourent ici à la même conclusion et établissent tous les deux l’adorable, mystérieuse et incompréhensible nature de l’Être suprême. Pour ne pas perdre du temps dans des circonlocutions, dit Cléanthe s’adressant à Déméa, encore moins pour répondre aux pieuses déclamations de Philon, j’expliquerai brièvement comment je conçois la chose. Regardez le monde autour de vous, contemplez le tout et toutes ses parties. Vous trouverez qu’il n’est rien qu’une grande machine subdivisée en un nombre infini de plus petites machines qui, de nouveau, admettent des subdivisions jusqu’à un degré tel que les sens et les facultés de l’homme ne peuvent les découvrir et les expliquer. Toutes ces diverses machines, et même leurs parties les plus minuscules, sont ajustées les unes aux autres avec une précision qui ravit d’admiration tous les hommes qui les ont contemplées. La curieuse adaptation des moyens aux fins dans toute la nature ressemble exactement, mais en beaucoup plus grand, aux productions des artifices humains, aux produits du dessein humain, de la sagesse et de l’intelligence humaines. Puisque donc les effets se ressemblent, nous sommes conduits à inférer, par toutes les règles de l’analogie, que les causes se ressemblent aussi et que l’Auteur de la nature est en quelque façon semblable à l’esprit de l’homme, même s’il possède des facultés beaucoup plus grandes et proportionnées à la grandeur de





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l’ouvrage qu’il a exécuté. Par cet argument a posteriori et par cet argument seul, n’avons-nous pas prouvé en même temps l’existence de Dieu et sa similitude avec l’esprit et l’intelligence de l’homme ? Je prendrai la liberté, Cléanthe, dit Déméa, de vous dire que, depuis le début, je ne puis approuver votre conclusion sur la similitude de Dieu et des hommes, encore moins puis-je approuver les moyens par lesquels vous tentez de l’établir. Quoi ! Pas de démonstration de l’existence de Dieu ! Pas d’arguments abstraits ? Pas de preuves a priori ! Ces preuves sur lesquelles les philosophes ont tant insisté jusqu’ici sont-elles toutes fausses et sophistiques ? Dans ce sujet, ne pouvons-nous pas aller au-delà de l’expérience et de la probabilité ? Je ne dirai pas que c’est trahir la cause de Dieu mais, certainement, par cette candeur affectée, vous donnez des avantages aux athées qu’ils n’obtiendraient jamais par la seule force de l’argumentation et du raisonnement. Ce qui me fait surtout hésiter sur cette question, ce n’est pas tant que tous les arguments religieux soient réduits par Cléanthe à l’expérience, mais c’est qu’ils ne paraissent même pas être les plus certains et les plus irrécusables que puisse offrir ce genre inférieur de raisonnement. Qu’une pierre tombe, que le feu brûle, que la terre soit solide, nous l’avons observé mille et mille fois et, quand un nouvel exemple de cette nature se présente, nous tirons sans hésitation l’inférence habituelle. L’exacte similitude des cas nous donne une parfaite assurance sur un événement identique et nous ne désirons ni ne cherchons ensuite d’évidence plus forte. Mais, quand vous vous écartez, tant soit peu, de la similitude des cas, vous diminuez proportionnellement l’évidence et vous pouvez finalement la ramener à une très faible analogie qui, de l’aveu général, est susceptible d’erreur et d’incertitude. Après avoir fait l’expérience de la circulation du sang dans les créatures humaines, nous ne doutons pas de sa réalité chez Titius et chez Mævius. Mais, en faisant l’expérience de la circulation chez les grenouilles et les poissons, c’est seulement une présomption, même si elle est forte, venant de l’analogie, qu’elle ait lieu aussi chez les hommes et les autres animaux. Le raisonnement analogique est encore plus faible quand nous inférons la circulation de la sève chez les végétaux de notre expérience de la circulation du sang chez les animaux ; et ceux qui ont hâtivement suivi cette analogie imparfaite ont été trompés, ce qu’ont montré des expériences plus précises. Si nous voyons une maison, Cléanthe, nous conclurons avec la plus grande certitude qu’il a fallu un architecte ou un entrepreneur du

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b­ âtiment parce que nous avons fait l’expérience que cette sorte d’effet provient de cette sorte de cause. Mais, sûrement, vous n’affirmerez pas que l’univers est si ressemblant à une maison que nous pouvons avec la même certitude inférer une cause semblable et que l’analogie est ici entière et parfaite. La dissimilitude est si frappante que vous ne pourrez ici prétendre qu’à une supposition, une conjecture, une présomption sur une cause semblable. Et comment cette prétention sera-t-elle reçue dans le monde, je vous le laisse imaginer. Elle serait certainement très mal reçue, reprit Cléanthe, et je mériterais d’être blâmé et haï si j’avouais que les preuves de Dieu ne s’élèvent pas au-delà de suppositions ou de conjectures. Mais l’entier ajustement des moyens aux fins dans une maison et dans l’univers ont-ils si peu de ressemblance ? Et l’économie des causes finales ? Et l’ordre, la proportion et l’arrangement de toutes les parties ? Les marches d’un escalier ont été manifestement faites de telle façon que les jambes humaines puissent les utiliser pour monter, et cette inférence est certaine et infaillible. Les jambes humaines sont aussi faites pour marcher et monter ; et cette inférence, je l’avoue, n’est pas aussi totalement certaine à cause de la dissimilitude que nous remarquez. Mais cela mérite-t-il donc les simples noms de présomption ou de conjecture ? Mon Dieu, s’écria Déméa, l’interrompant, qui sommes-nous ? Des défenseurs zélés de la religion avouent que les preuves de Dieu n’atteignent pas la parfaite évidence ! Et vous, Philon, sur qui je me reposais totalement pour prouver le mystère adorable de la nature divine, donnezvous votre assentiment aux opinions extravagantes de Cléanthe ? En effet, quel autre nom puis-je leur donner ? Pourquoi ménagerais-je ma censure quand de tels principes sont avancés et soutenus devant un homme aussi jeune que Pamphile ? Vous ne semblez pas comprendre, répondit Philon, que j’argumente selon la propre façon de Cléanthe et que, en lui montrant les dangereuses conséquences de sa thèse, j’espère le ramener à notre opinion. Mais ce sur quoi vous vous bloquez surtout, c’est sur la représentation que Cléanthe a faite de l’argument a posteriori et, comme vous trouvez que cet argument a des chances d’échapper à votre prise et de s’évanouir dans les airs, vous le pensez si déguisé que vous ne pouvez guère croire qu’il a été exposé sous sa véritable lumière. Or, quoique je puisse être à d’autres égards en désaccord avec les dangereux principes de Cléanthe, je dois avouer qu’il a assez bien présenté l’argument et je vais m’efforcer de vous





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l’exposer d’une façon telle que vous n’aurez plus d’hésitation à son égard. Si un homme faisait abstraction de tout ce qu’il connaît ou a vu, il serait totalement incapable, simplement par ses propres idées, de déterminer quel spectacle doit être l’univers ou de donner la préférence à un état des choses sur un autre. En effet, comme rien de ce qu’il concevrait clairement ne serait jugé impossible ou comme impliquant contradiction, toutes les chimères de sa fantaisie seraient à égalité et il ne pourrait fournir aucune bonne raison d’adhérer à une idée ou un système et de rejeter tous les autres qui sont également possibles. De même, après avoir ouvert les yeux et contemplé le monde tel qu’il est réellement, il lui serait impossible, dans un premier temps, d’assigner une cause à un événement, encore moins à l’ensemble des choses de l’univers. Il pourrait laisser divaguer sa fantaisie qui l’amènerait à une infinie variété de rapports et de représentations. Ces représentations seraient toutes possibles mais, étant toutes également possibles, il ne pourrait jamais, par lui-même, donner une explication satisfaisante de sa préférence pour l’une plutôt que pour d’autres. L’expérience seule peut lui indiquer la vraie cause d’un phénomène. Or selon cette méthode de raisonnement, Déméa, il s’ensuit (et c’est en vérité admis tacitement par Cléanthe lui-même) que l’ordre, l’arrangement ou l’ajustement des causes finales ne sont pas en eux-mêmes des preuves d’un dessein mais seulement dans la mesure où l’on a fait l’expérience qu’ils procèdent de ce principe. En effet, pour autant que nous puissions savoir a priori, la matière, tout comme l’esprit, peut contenir en elle-même, originellement, la source, le ressort de l’ordre ; et il n’est pas plus difficile de concevoir que les différents éléments venant d’une cause interne et inconnue tombent dans le plus délicat arrangement que de concevoir que leurs idées dans le grand esprit universel, idées venant d’une cause interne et inconnue, tombent dans cet arrangement. L’égale possibilité de ces deux hypothèses est accordée. Mais, par expérience, nous trouvons (selon Cléanthe) qu’il y a une différence entre elles. Jetez en même temps plusieurs morceaux d’acier sans figure ni forme, elles ne s’arrangeront jamais d’elles-mêmes en retombant pour composer une montre. La pierre, le mortier et le bois ne peuvent d’eux-mêmes, sans un architecte, construire une maison. Mais les idées dans l’esprit humain, nous le voyons, par une économie inconnue et inexplicable, s’arrangent d’elles-mêmes pour former le plan d’une montre ou d’une maison. Donc,

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l’expérience prouve qu’il y a un principe originel d’ordre dans l’esprit humain, pas dans la matière. D’effets semblables, nous inférons des causes semblables. L’ajustement des moyens aux fins est le même dans l’univers que dans une machine inventée par l’homme. Les causes doivent donc être ressemblantes. Je fus depuis le début scandalisé, je dois le reconnaître, par cette ressemblance qui a été affirmée entre Dieu et les créatures humaines et je pense nécessairement qu’elle implique une telle dégradation de l’Être suprême qu’aucun véritable théiste ne la supportera. Avec votre aide, Déméa, je vais donc m’efforcer de défendre ce que vous appelez justement l’adorable mystère de la divine nature et je vais réfuter ce raisonnement de Cléanthe pourvu qu’il admette que j’en ai fait une assez bonne représentation. Quand Cléanthe eut donné son accord, Philon, après une brève pause, procéda de la manière suivante. Que toutes les inférences, Cléanthe, concernant les faits soient fondées sur l’expérience et que tous les raisonnements expérimentaux soient fondés sur l’hypothèse que des causes semblables prouvent des effets semblables et des effets semblables des causes semblables, je n’en discuterai pas beaucoup avec vous pour l’instant. Mais observez, je vous prie, avec quelles extrêmes précautions tous les bons raisonneurs transfèrent l’expérience aux cas semblables. À moins que les cas ne soient exactement semblables, ils ne donnent pas leur entière confiance à l’expérience passée en l’appliquant à tout phénomène particulier. Tout changement de circonstances produit un doute sur l’événement et il faut de nouvelles expériences pour prouver avec certitude que les nouvelles circonstances sont sans importance et sans conséquences. Un changement de masse, de situation, d’arrangement, d’âge, de disposition de l’air et des corps environnants, toutes ces particularités peuvent s’accompagner des conséquences les plus inattendues. À moins que les objets ne nous soient parfaitement familiers, il est excessivement téméraire d’attendre avec assurance, après l’un de ces changements, un événement semblable à celui que nous avons antérieurement observé. Le pas lent et délibéré du philosophe, ici plus que nulle part, se distingue de la marche précipitée du vulgaire qui, entraîné par la plus petite similitude, est incapable de discernement et de réflexion. Mais croyez-vous, Cléanthe, avoir conservé votre philosophie et votre flegme habituels quand vous avez fait un pas aussi large en compa-





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rant à l’univers les maisons, les bateaux, les meubles et les machines et que, à partir de leur similitude sur certains points, vous avez inféré une similitude des causes ? La pensée, le dessein, l’intelligence que nous découvrons chez les hommes et d’autres animaux ne sont rien que des ressorts et des principes de l’univers comme la chaleur et le froid, l’attraction et la répulsion ou une centaine d’autres qui tombent sous l’observation quotidienne. C’est une cause active par laquelle certaines parties particulières de la nature produisent – nous le voyons – des changements dans d’autres parties. Mais une conclusion peut-elle, sans impropriété, être transférée des parties au tout ? La grande disproportion n’interditelle pas toute comparaison et toute inférence ? En observant la croissance d’un cheveu, pouvons-nous apprendre quelque chose sur la génération de l’homme ? La façon dont pousse une feuille, même si elle était parfaitement connue, nous offrirait-elle une instruction sur la végétation d’un arbre ? Mais, en admettant que nous devions prendre les opérations d’une partie de la nature sur une autre pour le fondement de notre jugement sur l’origine du tout (ce qui ne saurait être jamais admis), pourquoi alors choisir un principe aussi petit, aussi faible et aussi borné que la raison et le dessein des animaux sur cette planète ? Quel privilège particulier cette petite agitation du cerveau que nous appelons pensée a-t-elle pour que nous devions ainsi en faire le modèle de tout l’univers ? Cette partialité en notre faveur nous présente d’ailleurs ce modèle en toute occasion, mais la saine philosophie doit soigneusement se garder d’une illusion aussi naturelle. Bien loin d’admettre, continua Philon, que les opérations d’une partie puissent nous offrir une juste conclusion sur l’origine du tout, je n’admettrai pas qu’une seule partie forme une règle pour une autre partie si cette dernière est très éloignée de la première. Y a-t-il quelque motif raisonnable de conclure que les habitants des autres planètes possèdent la pensée, l’intelligence, la raison ou d’autres choses semblables aux facultés des hommes ? Quand la nature a diversifié d’une manière si extrême ses modes d’opération sur ce petit globe, pouvons-nous imaginer qu’elle se copie sans cesse à travers tout l’univers ? Et si la pensée, comme nous pouvons bien le supposer, se borne à ce seul coin étroit de l’univers et qu’elle a, même ici, une sphère d’action si limitée, pouvons-nous sans impropriété la considérer comme la cause originelle de toutes les choses ? Les vues étroites d’un paysan qui ferait de son économie domestique une

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règle pour le gouvernement des royaumes formeraient en comparaison un sophisme pardonnable. Mais, même si nous étions pleinement assurés qu’une pensée et une raison ressemblant à celles de l’homme se trouvent ailleurs dans l’univers et si leur activité était largement plus grande et plus importante que ce qu’on voit sur le globe, je ne vois pourtant pas pourquoi les opérations d’un monde constitué, arrangé, ajusté pourraient être étendues à un monde qui est à l’état embryonnaire et qui s’avance vers cette constitution et cet arrangement. Par observation, nous savons quelque chose de l’économie, de l’action et de la nutrition d’un animal entièrement formé, mais c’est avec beaucoup de précautions que nous devons transférer cette observation à la croissance d’un fœtus dans le ventre du parent femelle et encore davantage à la formation des animalcules dans les reins du parent mâle. La nature – nous le voyons même dans notre expérience limitée – possède un nombre infini de ressorts et de principes qui se découvrent sans cesse à chaque changement de sa position et de sa situation. Quels principes nouveaux et inconnus la mettraient en action dans une situation aussi nouvelle et inconnue que celle de la formation d’un univers, nous ne saurions, sans la plus extrême témérité, prétendre le déterminer. Une très petite partie de ce grand système, durant un temps très court, nous est découverte très imparfaitement. De là, allons-nous nous prononcer de façon décisive sur l’origine du tout ? Admirable conclusion ! La pierre, le bois, la brique, le fer et le cuivre ne sont pas actuellement, sur ce petit globe terrestre, ordonnés ou arrangés sans l’art et les inventions de l’homme. L’univers ne pouvait donc pas originellement atteindre un ordre et un arrangement sans quelque chose de semblable à l’art humain. Mais une partie de la nature est-elle une règle pour une autre partie très éloignée de la première ? Est-elle une règle pour le tout ? Une très petite partie est-elle une règle pour l’univers ? La nature dans une situation est-elle une règle certaine pour la nature dans une autre situation largement différente de la première ? Pouvez-vous me blâmer, Cléanthe, si j’imite ici la prudente réserve de Simonide à qui, selon l’histoire connue, Hiéron demanda ce qu’était Dieu. Il demanda un jour pour réfléchir, puis deux et, de cette manière, prolongea le terme sans jamais apporter une définition ou une description. Pourriez-vous même me blâmer si j’avais tout de suite répondu que je ne savais pas et que j’avais conscience que ce sujet se trouvait largement



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au-delà de la portée de mes facultés ? Vous pourriez crier au sceptique et au railleur autant qu’il vous plairait mais, ayant remarqué, pour tant d’autres sujets beaucoup plus familiers, les imperfections et même les contradictions de la raison humaine, je ne pourrai jamais espérer réussir par ses faibles conjectures dans un sujet aussi sublime et aussi éloigné de la sphère de notre observation. Quand deux espèces d’objets ont toujours été observées liées l’une à l’autre, je puis inférer, par accoutumance, l’existence de l’une quand je vois l’existence de l’autre et cela s’appelle un argument d’expérience. Mais comment cet argument peut-il intervenir quand les objets, comme dans le cas présent, sont uniques, individuels, sans équivalent, sans ressemblance particulière, il peut être difficile de l’expliquer. Et me dira-t-on d’un air sérieux qu’un univers ordonné doit naître d’une pensée ou d’un art semblables à la pensée et à l’art humains parce que nous en avons l’expérience. Pour rendre certain ce raisonnement, il serait requis que nous ayons eu l’expérience de l’origine des mondes et il n’est sûrement pas suffisant que nous ayons vu des bateaux et des cités naître de l’art et de l’invention des hommes. V Mais pour vous montrer de nouveaux inconvénients dans votre anthropomorphisme, continua Philon, ayez la bonté d’examiner encore vos principes : les mêmes effets supposent des causes pareilles. C’est là, ditesvous, un argument fondé sur l’expérience. Et vous ajoutez que la théologie n’a pas d’autre argument. Il est certain, à présent, que plus il y a de ressemblance dans les effets que l’on voit et dans les causes que l’on déduit, plus l’argument devient fort. À proportion que l’on cède de part et d’autre, la probabilité diminue, et l’expérience devient moins décisive. Vous ne sauriez douter du principe, vous ne devez donc pas rejeter la conséquence. Toutes les nouvelles découvertes en astronomie, tendant à prouver l’immense grandeur et la vaste magnificence des ouvrages de la nature, sont autant de nouveaux arguments de la Divinité, d’après le système du théisme ; mais suivant votre hypothèse de théisme expérimental, elles se changent en objections, en transportant l’effet à un plus grand éloignement de ressemblance avec les effets de l’art et de l’industrie de l’homme. Car si Lucrèce pouvait s’écrier, en suivant l’ancien système du monde : Quis regere immensi summam, quis habere profundi Indie manu validas potis est moderanter habenas ?

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Quis pariter cœlos omnes convertere ? Et omnes Ignibus Aetheriis suffire feraces ? Omnibus inque locis esse omni tempore praesto ? 1

Si le fameux Cicéron regardait ce raisonnement comme assez plausible pour le mettre dans la bouche d’un Épicurien : « Quibus enim oculis animi intueri potuit vester Plato fabricam illam tanti operis, qua construi a Deo atque aedificari mundum facit ? Quae molitio ? Quae ferramenta ? Qui vectes ? Quae machinae ? Qui ministri tanti muneris fuerunt ? Quemadmodum autem obedire et parère voluntati architecti aer, ignis, aqua, terra potuerunt2 ? » Si cet argument, dis-je, avait quelque force dans les premiers siècles, combien doit-il en avoir davantage à présent que la sphère de la nature est si fort agrandie et qu’une scène si magnifique s’ouvre à nos yeux ? Il est encore moins raisonnable de former nos idées sur une cause si peu limitée, d’après l’expérience que nous avons du cercle étroit dans lequel sont renfermés les ouvrages du génie et du dessein de l’homme. Les découvertes faites par le microscope, en nous découvrant un nouvel univers en petit, seraient encore des objections selon vous, et des preuves selon moi. Plus nous poussons nos recherches sur cette matière, plus nous avons raison d’inférer que la cause universelle de tout a peu de ressemblance avec l’espèce humaine, ni avec aucun autre objet à la portée de l’expérience et des observations de l’homme. Et que dites-vous des découvertes faites dans l’anatomie, la chimie, la botanique ? Ce ne sont sûrement pas des objections, répliqua Cléanthe : elles nous découvrent seulement de nouveaux effets de l’art et de l’industrie. C’est une nouvelle image de l’esprit que d’innombrables objets réfléchissent sur nous. Ajoutez, d’un esprit semblable à l’esprit humain, dit Philon. 1.

2.

De Rerum Natura, livre IX, chapitre 2. Qui donc pourrait régir l’ensemble de cette immensité ; qui pourrait tenir d’une main assez ferme les fortes rênes capables de gouverner l’infini ? Qui donc pourrait faire tourner de concert tous les cieux, échauffer des feux de l’éther toutes les terres fertiles ? Qui peut être présent en tous lieux, en tout temps ? Cicero, De Natura Deorum, livre I, chapitre 8. En effet, par quels yeux de l’âme votre Platon a-t-il pu percevoir la manière dont, selon lui, Dieu aurait construit et édifié le monde ? Quelle construction ? Quels outils ? Quels leviers ? Quelles machines ? Quelles aides lui furent apportées pour une telle tâche ? Comment l’air, le feu, l’eau, la terre ont-ils pu obéir et se plier à la volonté de l’architecte ?





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Je n’en connais point d’autre, répliqua Cléanthe. Et plus la ressemblance est grande, meilleure elle est, insista Philon, Sans doute, dit Cléanthe. À présent, Cléanthe, dit alors Philon, d’un air joyeux et triomphant, remarquez les conséquences. D’abord, avec cette méthode de raisonner vous ne devez plus prétendre qu’il y ait rien d’infini dans aucun des attributs de la Divinité. Car la cause devant être proportionnée à l’effet, et l’effet, autant qu’il nous est connu, n’étant pas infini, quel droit avons-nous, d’après vos suppositions, d’attribuer cette perfection à l’Être suprême ? Vous persisterez à dire qu’en le plaçant si loin de toute ressemblance avec les créatures humaines, nous donnons dans l’hypothèse la plus arbitraire et affaiblissons en même temps toutes les preuves de son existence. En second lieu, vous n’avez, d’après votre théorie, aucune raison d’attribuer la perfection à la Divinité, même dans ce qu’Elle peut faire de fini, ni de supposer qu’il y a dans ses projets ni erreur, ni méprise, ni incohérence. Il est dans la nature beaucoup de difficultés inexplicables. Il serait aisé de les résoudre en prouvant que leur Auteur est parfait, par le progrès des êtres à l’infini. Ce ne sont alors que des difficultés apparentes, à raison de la sphère étroite des facultés de l’homme, qui ne saurait tracer des rapports à l’infini. Mais, d’après vos raisonnements, ces difficultés deviennent réelles, et seront peut-être proposées comme de nouveaux traits de ressemblance avec l’art et l’industrie de l’homme. Au moins devez-vous reconnaître qu’il nous est impossible de dire, d’après nos vues bornées, s’il y a de grands défauts dans ce système et s’il mérite de grands éloges, comparé à tous les autres systèmes possibles ou réels. Un paysan pourrait-il, à la lecture de L’Enéide, prononcer que ce poème est absolument sans défauts, ou, s’il n’avait jamais vu d’autre poème, lui assigner le rang qu’il mérite d’avoir parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Mais quand le monde serait une production aussi parfaite, il serait encore incertain, si l’on a droit d’attribuer les beautés de cet ouvrage à l’ouvrier. En examinant un navire, quelle idée sublime ne devons-nous pas avoir des talents du charpentier qui a su construire une machine si compliquée, si utile et si belle ? Mais quel ne doit pas être notre étonnement, quand nous ne voyons dans cet homme qu’un manouvrier qui n’a fait qu’imiter et copier un art qui, après une longue suite de siècles, après

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beaucoup d’épreuves, de méprises, de corrections, de délibérations et de contestations, s’est perfectionné par degrés ? Bien des mondes ont dû être mal combinés, réparés pendant une éternité, avant que le système présent puisse se développer ; il y a eu bien des épreuves qui ont manqué, et des progrès lents, mais continus, ont, après une infinité de siècles, perfectionné l’art de faire des mondes. Dans de pareils sujets, qui peut décider où gît la vérité ? Il y a plus : qui peut conjecturer où se trouve la probabilité, à travers un grand nombre d’hypothèses que l’on peut proposer et un plus grand nombre encore que l’on peut imaginer ? Et, quel argument spécieux, continua Philon, pouvez-vous alléguer pour prouver, d’après votre hypothèse, l’unité de Dieu ? Un grand nombre d’hommes se réunissent pour construire une maison ou un navire, pour élever une cité, pour former une république. Pourquoi plusieurs Dieux ne se joindraient-ils pas ensemble pour imaginer et former un monde ? La ressemblance ne s’en rapprocherait que davantage des choses humaines. En partageant l’ouvrage entre plusieurs, nous pouvons plus facilement fixer les attributs de chacun, et n’être plus embarrassés de cette puissance et de ces lumières si vastes qu’il faut supposer en un seul Dieu, et qui ne serviraient, selon vous, qu’à affaiblir la preuve de son existence. Et si des êtres aussi imbéciles, aussi vicieux que l’homme, ne laissent pas de pouvoir se réunir pour former un plan et l’exécuter, à combien plus forte raison se réuniront ces Dieux ou ces démons que nous pouvons supposer plus parfaits de plusieurs degrés ? Il est sans doute contraire à la saine philosophie de multiplier les causes sans nécessité, mais ce principe n’est pas applicable au cas actuel. Si votre théorie prouvait nécessairement une Divinité douée de tous les attributs qu’exige la construction de l’univers, il serait non pas absurde mais inutile, je l’avoue, de supposer l’existence d’une autre Divinité. Mais, lorsqu’il est seulement question de savoir si tous ces attributs sont réunis dans un sujet ou partagés entre plusieurs êtres indépendants, quel phénomène dans la nature nous donnerait droit de décider sur ce sujet ? Quand nous voyons un corps s’élever dans une balance, nous sommes sûrs qu’il y a dans l’autre bassin, quand même nous ne le verrions pas, un autre poids qui occasionne l’équilibre ; mais il est encore permis de douter si ce poids est un assemblage de plusieurs corps distincts ou une seule et même masse. Et si le poids qui est requis surpasse de beaucoup tout ce que nous avons vu rassemblé dans un corps simple, la première supposition en devient plus probable et plus naturelle. Un corps intelli-





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gent qui aurait la puissance et les qualités nécessaires pour construire un univers, ou pour parler le langage de l’ancienne philosophie, un animal aussi prodigieux est au-dessus de toute analogie et même de toute intelligence. D’ailleurs, Cléanthe, les hommes sont sujets à la mort et perpétuent leur espèce par la génération : tel est le sort de tous les êtres vivants. Le monde, dit Milton3, est animé par deux grands sexes, le mâle et la femelle. Pourquoi ne trouverait-on pas une particularité si universelle dans ces divinités nombreuses et limitées ? Vous voyez donc la théogonie4 des anciens se renouveler parmi nous. Pourquoi ne pas assurer que la Divinité ou les Divinités sont corporelles, et qu’elles ont des yeux, un nez, une bouche, des oreilles, etc. ? Épicure soutenait que la raison, cette admirable faculté, n’avait jamais été trouvée que sous les traits de l’homme. Les Dieux doivent donc avoir la figure humaine ; et cet argument, que Cicéron a si bien et si justement tourné en ridicule, devient, d’après votre système, également solide et philosophique. En un mot, Cléanthe, un homme qui suit votre hypothèse est, peutêtre, en état d’assurer ou de conjecturer que l’univers est le résultat de quelque chose de semblable à un dessein ; mais il ne pourrait pas, au-delà de cette supposition, établir une seule circonstance, et n’a plus ensuite d’autre règle sûre pour chaque dogme de sa croyance théologique, que la faculté la plus étendue d’imaginer et de supposer. Le monde, autant qu’il peut le connaître, est rempli de défauts et d’imperfections, comparé à un modèle supérieur. Il n’est que l’essai grossier de quelque Dieu, encore enfant, qui l’a ensuite abandonné, honteux de n’avoir produit qu’un ouvrage ébauché ; il n’est que la production de quelque divinité inférieure et dépendante. Les Dieux supérieurs en font un objet de risée. C’est l’ouvrage de la vieillesse, c’est le fruit du délire d’un Dieu qui radote et, depuis qu’il est mort, cette production a couru de grands périls, après la première impulsion qu’elle a reçue de lui. Je vous vois, Déméa, reculer d’effroi à ce tableau : vous avez raison d’être pénétré d’horreur de ces étranges suppositions. Ces suppositions et mille autres de la même espèce sont cependant les résultats les plus naturels du système de Cléanthe, et non pas du mien. Dès que l’on suppose un moment que les attributs de 3. John Milton (1608-1674) : poète anglais du XVIIe siècle, auteur du Paradis perdu. 4. Théogonie : récit mythique relatif à la naissance des Dieux.

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Dieu sont limités, toutes ces suppositions peuvent se faire ; quant à moi, je pense qu’il vaudrait mieux, à tous égards, n’avoir aucun système de théologie que d’en avoir un qui est si étrange et si incohérent. — Je désavoue absolument ces suppositions, dit Cléanthe. Elles ne sauraient cependant me pénétrer d’horreur, surtout quand elles sont proposées de la manière vague avec laquelle elles sortent de votre tête. Au contraire, elles me font plaisir, en voyant qu’en donnant une libre carrière à votre fertile imagination, loin de pouvoir vous débarrasser de l’hypothèse de l’univers formé d’après un dessein, vous êtes obligé d’y revenir à tout moment. Je reste certainement attaché à cette hypothèse que vous accordez, et je la regarde comme un fondement suffisant pour élever l’édifice de la religion.

2.2 Dessein ? Oui. Intelligent ? Non. (Massimo Pigliucci)5 Scientifique renommé dont les recherches ont plusieurs fois été récompensées par des prix prestigieux, Massimo Pigliucci a une double formation de biologiste et de philosophe. Professeur d’écologie et évolution à la State University de New York, il est également professeur de philosophie au Lehman College. Pigliucci est membre de l’American Association for the Advancement of Science, et du Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal. Il signe régulièrement des articles dans les magazines ­Skeptical Inquirer et Philosophy Now. Dans le texte qui suit, il s’en prend aux idées de Michael Behe, de William Dembski et d’autres créationnistes qui défendent le « dessein intelligent » et soutiennent que la science devrait être ouverte aux explications surnaturelles et que celles-ci devraient avoir leur place dans le curriculum universitaire et dans le système public d’éducation. Pigliucci montre que les prétentions de cette version contemporaine de l’argument téléologique ne sont pas fondées et reposent sur une mauvaise compréhension aussi bien de l’ordre dans la nature que de la théorie néo-darwinnienne de l’évolution.

5.

J’ai traduit ici le mot designer par concepteur.



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Source : Massimo PIGLIUCCI, « Design Yes, Intelligent No : A Critique of Intelligent Design Theory and Neocreationism », Skeptical Inquirer, 25 : 5, septembre-octobre 2001. Ce texte a été traduit par Normand Baillargeon. La version originale est accessible sur Internet à http://www.csicop.org/si/2001-09/design.html. 2 Au cours des dernières années, on a vu apparaître une nouvelle variété de créationnisme. Ces « néo-créationnistes », comme on les appelle, tendent en général à ne pas croire à l’idée selon laquelle la Terre serait toute jeune, ni à adhérer à une interprétation trop littérale de la Bible. Ils sont certes motivés par des visées religieuses et financés par des institutions chrétiennes, comme la Templeton Foundation et le Discovery Institute mais le défi intellectuel qu’ils posent est assez complexe pour mériter qu’on s’y arrête attentivement (voir : Edis 2001 ; Roche 2001). Parmi les principaux représentants de cette nouvelle forme de créationnisme appelée théorie du dessein intelligent (DI), on trouve William Dembski, mathématicien et philosophe et auteur de The Design Inference (1998a). Dans cet ouvrage, il s’efforce de montrer qu’il doit exister un concepteur intelligent responsable de phénomènes naturels comme l’évolution et l’origine du monde (consulter Pigliucci, 2000, pour une critique détaillée de ces idées). L’argument de Dembki est que la science moderne, depuis Francis Bacon, a commis l’erreur de mettre de côté et de cesser de prendre en considération deux des quatre célèbres types de causes distinguées par Aristote. La science est dès lors incomplète : mais la théorie du dessein intelligent corrigera cette déplorable situation, pour autant que les évolutionnistes bornés laissent Demsbki et compagnie faire leur travail.

Les quatre causes d’Aristote et la science Aristote distinguait la cause matérielle (ce dont quelque chose est fait), la cause formelle (la structure de la chose ou du phénomène), la cause efficiente (l’activité immédiate produisant le phénomène ou l’objet), et la cause finale (le but de l’objet que nous considérons). Supposons par exemple que nous voulions étudier les « causes » du pont de Brooklyn. Sa cause matérielle comprendra tous les matériaux physiques

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qui sont entrés dans sa construction. Sa cause formelle est le fait qu’il s’agit d’un pont au-dessus d’une étendue d’eau et pas des pièces réunies au hasard ou un autre type de structure ordonnée — comme un gratteciel, par exemple. Les causes efficientes sont les plans dessinés par les ingénieurs et le travail des humains et des machines qui ont assemblé les matériaux et les ont disposés au bon endroit. La cause finale du pont de Brooklyn, c’était qu’on voulait pouvoir franchir deux masses de terre sans se mouiller. Selon Dembski, Bacon et ses successeurs ont mis de côté la cause formelle et la cause finale (les deux causes dites « téléonomiques », parce qu’elles répondent à la question de savoir pourquoi une chose existe), et cela, afin de libérer la science de la spéculation philosophique et de la fonder solidement sur des énoncés empiriquement vérifiables. Il se peut que ce soit le cas, mais les choses ont sans l’ombre d’un doute changé depuis les travaux de Charles Darwin (1859). Darwin a abordé une question scientifique complexe d’une manière inédite : il a reconnu que les organismes vivants sont à l’évidence faits pour survivre et se reproduire dans le monde qu’ils habitent ; et cependant, en tant que scientifique, c’est dans le cadre naturaliste qu’il a travaillé à comprendre ce fait. La réponse qu’il a trouvée est sa célèbre théorie de la sélection naturelle. Celle-ci, combinée avec le processus fondamental de la mutation, rend possibles l’ordre de la nature et l’apparence de dessein qu’on y trouve, sans le recours à une explication surnaturelle, et cela, en raison du fait que la sélection est indibutablement nonaléatoire et qu’elle a donc une capacité « créative », bien qu’inconsciente. Ce fait est en général mal compris des créationnistes, qui croient que la sélection ne peut qu’éliminer les moins adaptés ; mais le coup de génie de Darwin est d’avoir compris que la sélection est aussi un processus cumulatif qui peut avec le temps construire des choses, du moment que les étapes intermédiaires sont elles aussi avantageuses. Darwin a permis de réintégrer les quatre causes dans la science. Par exemple, si vous demandez quelles sont les causes des dents d’un tigre, nous pouvons, dans un cadre darwinien, vous répondre de la manière suivante. La cause matérielle est donnée par les composantes biologiques qui font la dent ; la cause formelle, ce sont tous ces rouages génétiques et





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développementaux qui font qu’une dent de tigre est distincte de toute autre structure biologique ; la cause efficiente, c’est la sélection naturelle qui a privilégié quelque variante génétique de l’ancêtre du tigre plutôt que de ses compétiteurs ; la cause finale est donnée par ceci qu’en ayant des dents structurées de telle manière fait en sorte que le tigre peut plus facilement s’emparer de ses proies, donc survivre et se reproduire — et ce sont là les seuls « buts » de tout être vivant. On le voit : l’idée de dessein est bel et bien une composante de la science moderne, à tout le moins quand il faut expliquer une structure qui en apparence est la résultante d’un dessein — comme un organisme vivant. Chacune des quatre causes d’Aristote est pleinement replacée au sein de la recherche scientifique et la science n’est pas mutilée par l’ignorance qui serait la sienne de certaines des causes agissant dans le monde. Que reste-il, dès lors, de l’argumentaire de Dembski et des autres partisans du DI ? Comme Wiliam Pakey (1831) bien avant eux, ils commettent l’erreur de confondre dessein naturel et dessein intelligent, d’exclure la possibilité du premier et de conclure que tout dessein doit donc, par définition, être intelligent. En bout de piste, on ne peut s’empêcher de penser que Dembski manque de perspicacité en ce qui concerne la philosophie ancienne. Il est par exemple très clair qu’Aristote lui-même n’a jamais pensé que ses causes téléonomiques impliquaient un quelconque dessein intelligent dans la nature (Cohen 2000). Son propre mentor, Platon, dans le Timée, avait déjà conclu que le concepteur de l’univers ne pouvait pas être un Dieu omnipotent mais, au mieux, ce qu’il appelait un démiurge, un moindre dieu qui, à l’évidence, agit gauchement avec l’univers et obtient des résultats très inégaux. Aristote pensait que la sphère d’influence de Dieu était plus limitée encore — il le voyait essentiellement comme un premier moteur de l’univers, qui n’avait ensuite plus d’interaction directe avec sa création : en d’autres termes, Aristote a été un des premiers déistes. Dans sa physique, là où il présente ses quatre causes, Aristote envisage la nature comme un artisan, mais il est clair que cet artisan est dépourvu de préméditation et d’intelligence. Un tigre se développe pour devenir un tigre parce qu’il est dans sa nature de le faire et cette nature provient de quelque essence physique que lui a transmise son père (nous dirions : son ADN) et qui démarre le processus.

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Aristote est très clair sur le fait qu’il rejette Dieu comme cause finale quand il explique que les causes ne sont pas extérieures à l’organisme (comme le serait un artisan) mais lui sont internes (ce que montre clairement la biologie développementale). En d’autres termes, la cause finale d’un organisme n’est pas un but, une intention ou une finalité, mais est simplement intrinsèque aux transformations et au développement de cet organisme. Cela signifie qu’Aristote, en ce qui concerne les êtres vivants, assimilait les causes finales et les causes formelles. Aristote, à l’instar des biologistes modernes, rejetait le hasard et la chance, mais, contrairement à ce que soutient Dembski, il n’invoquait pas un concepteur intelligent pour les remplacer. Il aura fallu attendre Darwin pour dépasser la conception d’Aristote de la cause finale des organismes vivants et il aura fallu attendre la biologie moléculaire moderne pour parvenir à comprendre leur cause formelle.

La complexité irréductible Deux autres arguments sont avancés par les théoriciens du DI pour démontrer qu’il existe un dessein intelligent dans le monde : le concept de « complexité irréductible » et le critère de « spécification de la complexité » (« complexity-specification » criterion). L’expression « complexité irréductible » a été proposée par le biologiste moléculaire Michael Behe dans son ouvrage Darwin’s Black Box (1996). L’idée est que la différence entre un phénomène naturel et un concepteur intelligent tient au fait que l’objet conçu est planifié et est le résultat d’une préméditation. Un agent intelligent n’est pas restreint à un processus évolutif qui procède pas à pas, tandis que la nature, elle, qui n’a pas la capacité de planifier, ne peut procéder que par un tel processus évolutif (on pourrait appeler cela la complexité incrémentielle). La complexité irréductible survient quand toutes les composantes d’une structure doivent être simultanément présentes et fonctionnelles pour que la structure puisse fonctionner — ce qui indiquerait, selon Behe, que la structure a été conçue et ne peut avoir été graduellement construite par sélection naturelle. Son exemple d’un objet d’une complexité irréductible est une souricière. Si vous retirez n’importe laquelle des composantes, même minuscules qui la font fonctionner, elle ne fonctionne plus ; d’un autre côté, on





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ne peut pas assembler graduellement une souricière à partir d’un phénomène naturel, parce qu’elle ne fonctionnera pas tant que la dernière pièce ne sera pas assemblée. La préméditation, donc un dessein intelligent, est nécessaire. Et c’est tout à fait exact. Après tout, les souricières sont achetées dans les quincailleries et sont bien des produits humains ; on sait qu’elles ont été conçues par une intelligence. Mais qu’en est-il des structures biologiques ? Behe assure que, si l’évolution peut expliquer une grande partie de la diversité observable parmi les organismes vivants, elle ne suffit plus dès lors qu’on en arrive au niveau moléculaire. La cellule et plusieurs de ses composantes fondamentales et biochimiques sont, selon lui, irréductiblement complexes. Le problème, c’est que cette affirmation est contredite par ce que nous apprennent les études comparatives en microbiologie et en biologie moléculaire — que Behe, c’est bien commode, n’a pas pris le temps d’étudier (Miller 1996). C’est ainsi que les généticiens ne cessent de nous montrer que les parcours biochimiques sont en partie redondants. Cette redondance est une caractéristique commune aux organismes vivants, où différents gènes sont engagés dans les mêmes fonctions ou dans des fonctions qui se chevauchent partiellement. Cela pourra sembler du gaspillage : pourtant, les modèles mathématiques montrent que l’évolution par sélection naturelle doit produire de la redondance moléculaire, puisque, lorsqu’une nouvelle fonction est nécessaire, celle-ci ne peut être accomplie par un gène qui accomplit une autre fonction sans la compromettre. D’un autre côté, si les gènes sont dupliqués (par mutation), une copie se trouve libérée des contraintes immédiates et peut lentement diverger structurellement de l’original et pourra éventuellement assumer de nouvelles fonctions. Ce processus conduit à la formation de « familles », de groupes de gènes, qui sont à l’évidence issus d’une unique séquence d’ADN qui est leur ancêtre commun et qui se sont diversifiés et accomplissent des fonctions variées (par exemple, les globines, depuis ces protéines qui contribuent à la contraction des muscles, jusqu’à celles qui jouent un rôle dans l’échange d’oxygène et de dioxyde de carbone dans le sang). Une conséquence de cette redondance est que, contrairement aux prédictions de la complexité irréductible, des mutations peuvent démanteler des composantes individuelles des parcours biochimiques sans compromettre la fonction de l’ensemble.

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(On notera que les créationnistes, qui n’en ratent pas une, ont également essayé de soutenir que la redondance est une preuve de plus en faveur du dessin intelligent, arguant qu’un ingénieur fabriquerait des systèmes de secours de manière à minimiser les échecs catastrophiques dans l’éventualité où les composantes primaires cesseraient de fonctionner. Cet argument est très habile, mais, une fois de plus, il témoigne de l’ignorance de la biologie : la majorité des gènes dupliqués finissent en pseudo-gènes, qui sont, littéralement, des déchets moléculaires qui éventuellement ne servent plus à rien d’un point de vue biologique [Max, 1986].) Il existe bien entendu plusieurs cas où les biologistes n’en savent pas assez sur les constituants fondamentaux de la cellule pour être en mesure de démontrer leur évolution graduelle ou de faire des hypothèses à ce sujet. Mais cette ignorance ne constitue pas un argument en faveur de la complexité irréductible. William Paley a avancé exactement le même argument pour soutenir qu’il était impossible d’expliquer l’apparition de l’œil par des moyens naturels. Les biologistes, aujourd’hui, connaissent pourtant plusieurs exemples de formes intermédiaires de l’œil et on dispose de preuves que cette structure a évolué de manière indépendante à plusieurs reprises durant l’histoire de la vie sur Terre (Gehring et Ikeo, 1999). La réponse à la question que posent traditionnellement les créationnistes : « À quoi bon un demi-œil ? » est : « C’est bien mieux que pas d’œil du tout ! ». Il reste que Behe dit quelque chose de sensé à propos de la complexité irréductible. Car il est exact que certaines structures ne peuvent tout simplement pas s’expliquer par le lent et cumulatif processus de la sélection naturelle. Depuis la souricière jusqu’à la montre de Paley et au pont de Brooklyn, la complexité irréductible est en effet associée à un dessein intelligent. Le problème, pour la théorie du dessein intelligent, est qu’à ce jour rien ne permet de conclure qu’il y ait de la complexité irréductible chez les organismes vivants.

Le critère de spécification de la complexité L’approche utilisée par William Dembski pour défendre ses idées créationnistes est similaire à celle de Behe, en cela que lui aussi veut démontrer que le dessein intelligent est nécessaire pour expliquer la complexité de la nature. Ce qu’il propose est cependant à la fois plus général et plus profondément erroné.





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Dans son ouvrage The Design Inference (Dembski 1998a), il affirme qu’il existe trois types essentiels de phénomènes dans la nature : réguliers, aléatoires et conçus (designed) — et il assume que cela signifie intelligent. Un phénomène régulier serait par exemple une simple répétition qu’on peut expliquer par les lois fondamentales de la physique — comme la rotation de la Terre autour du Soleil. Le lancer d’une pièce de monnaie est l’exemple type d’un phénomène aléatoire. Le design entre en jeu quand deux conditions sont satisfaites : complexité et spécification (Dembski 1998b). Ce schéma parfait cache plusieurs difficultés. Pour commencer, et en mettant de côté pour l’instant la question du design, les options qui restent ne se limitent pas à la régularité et au hasard. La théorie de la complexité et la théorie du chaos ont établi l’existence du phénomène de l’auto-organisation (Kauffman 1993 ; Shanks et Joplin 1999), qui renvoie à des situations où un ordre apparaît spontanément comme propriété émergente des interactions complexes entre les composantes d’un système. Et ces phénomènes, loin de n’être qu’un produit de la spéculation mathématique comme le pense Behe, sont bien réels. C’est ainsi que certains phénomènes météorologiques comme les tornades ne sont ni réguliers ni aléatoires, mais sont la résultante de processus d’autoorganisation. Mais revenons à la spécification de la complexité et examinons de plus près ces deux critères fondamentaux qui permettraient, dit-on, d’établir l’action d’une intelligence dans la nature. Pour emprunter un exemple à Dembski, dans l’éventualité où des chercheurs travaillant sur le programme Search for Extraterrestrial Intelligence (SETI ou recherche d’intelligence extraterrestre) recevraient un très court signal qui pourrait s’interpréter comme un encodage de trois premiers nombres premiers, il est probable qu’ils ne se précipiteront pas pour publier cette information. La raison en est que, même si l’on peut interpréter ce signal comme émanant d’une sorte d’intelligence, il est tellement bref qu’on peut tout aussi bien expliquer son occurrence par le hasard. Pressé de choisir, un scientifique raisonnable aura recours au rasoir d’Occam et conclura que ce signal ne peut être accepté comme preuve de l’existence d’une intelligence extraterrestre. Toutefois, et toujours selon Dembski, si le signal était assez long pour encoder tous les nombres premiers de 2 à 101, les chercheurs du SETI sabreraient le champagne et feraient la fête toute la nuit. ­Pourquoi ?

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Parce qu’un tel signal serait à la fois trop complexe pour qu’on puisse l’expliquer par le hasard et qu’il serait spécifiable, par quoi il faut entendre qu’il n’est pas simplement une séquence aléatoire de nombres, mais un message intelligible. Si le critère de la spécification doit être ajouté, c’est que la seule complexité est une condition nécessaire mais non suffisante pour pouvoir parler de dessein (Roche, 2001). Pour le comprendre, imaginez que l’équipe du SETI reçoive un longue mais aléatoire séquence de signaux. Cette séquence pourrait être très complexe en ce sens qu’il faudrait beaucoup d’information pour la constituer ou la reproduire (il vous faudrait savoir où sont tous les 1 et tous les 0), mais elle ne serait pas spécifiable parce qu’elle serait sans signification. Dembski a absolument raison en disant qu’un grand nombre d’activités humaines comme le SETI, les enquêtes sur des allégations de plagiat, ou l’encryptage, dépendent de la capacité à détecter une intelligence à l’œuvre. Là où il se trompe, c’est quand il présume qu’il n’y a qu’une sorte de design. Pour lui, design égale intelligence et, malgré le fait qu’il ait reconnu que cette intelligence pourrait être celle d’une civilisation extraterrestre, il préfère parler d’un dieu, vraisemblablement de la variété chrétienne. Le problème est que la sélection naturelle, qui est un processus naturel, satisfait elle aussi le critère de spécification de la complexité, et démontre par là qu’il peut y avoir du dessein non intelligent dans la nature. Les organismes vivants sont en effet complexes. Il sont également spécifiables, en ce sens qu’ils ne sont pas des assemblages aléatoires de composantes organiques, mais sont à l’évidence faits d’une manière qui augmente leur chance de survivre et de se reproduire dans un environnement complexe et en transformation. Qu’est-ce qui distingue ces organismes du pont de Brooklyn ? Ils satisfont tous au critère de spécification de la complexité de Dembski, mais seul le pont est irréductiblement complexe. Cela a d’importantes conséquences pour le design. En réponse à certaines de ces critiques, Dembski (2000) a affirmé que dessein intelligent ne signifie pas dessein optimal. C’est que l’argument du dessein sous-optimal a souvent été avancé par des évolutionnistes qui demandent comment Dieu a pu, avec la création, faire un travail à ce point bâclé que même un simple humain ingénieur est capable





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d’en repérer les défauts. Par exemple, pourquoi les humains ont-ils des hémorroïdes, des veines variqueuses, des maux de dos et de pieds ? Si vous postulez que nous avons été intelligemment conçus, la réponse doit être que le concepteur était plutôt incompétent — une idée qui ne plaira pas à un créationniste. La théorie évolutionniste, de son côté, est en mesure de répondre à toutes ces questions : ce n’est que très récemment qu’est apparu dans l’évolution le bipédisme des êtres humains, qui les fait marcher en position droite : et la sélection naturelle n’a pas encore complètement adapté notre corps à cette nouvelle condition (Olshansky et autres, 2001). Nos plus proches parents — chimpanzés, gorilles et autres — sont mieux adaptés à leur mode de vie et sont donc moins « imparfaits » que nous ! Dembski a bien entendu raison de dire que dessein intelligent ne signifie pas dessein optimal. Le pont de Brooklyn est sans doute une merveille de l’ingénierie, mais il n’est pas parfait, par quoi il faut entendre qu’il a été construit en tenant compte des contraintes et des limitations imposées par les matériaux et la technologie disponibles et qu’il est soumis aux lois de la nature et à la détérioration. La vulnérabilité du pont aux grands vents et aux tremblements de terre, le fait qu’il ne puisse supporter un volume de circulation plus grand que celui pour lequel il a été conçu, tout cela peut être rapproché du mal de dos occasionné par notre récente histoire évolutive. Toutefois, l’imperfection des organismes vivants, qu’avait déjà notée Darwin, nous dispense de l’idée qu’ils ont été créés par un créateur omnipotent et omnibénévolent qui, comment en douter, ne saurait être limité par les lois de la physique qu’au demeurant il a créées à partir de rien.

Les quatre types fondamentaux de design et comment les reconnaître Compte tenu de ce qui précède, j’aimerais proposer un système qui inclut les suggestions de Behe et de Dembski et qui, en même temps, montre pourquoi ils ont tous deux tort de conclure que nous avons des preuves d’un dessein intelligent dans l’univers. La figure 1 résume ma proposition. Pour l’essentiel, je pense qu’il existe quatre types de dessein dans la nature et qu’avec les catégories de phénomènes réguliers et aléatoires de Dembski, ainsi que celles de phénomènes chaotiques et autorégulés, on trouve tous les cas de figure qui nous sont connus. La science reconnaît les phénomènes réguliers, aléatoires et auto-régulés ainsi que

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Figure 1 : Les quatre types fondamentaux de design et comment les reconnaître

Type de design

Non-intelligent et naturel • n’est pas irréductiblement complexe • présente des indices d’un processus historique • n’est pas optimal

par exemple, la sélection naturelle

Intelligent et naturel • est irréductiblement complexe • n’est pas optimal

par exemple, les humains, des intelligences extraterrestres (?)

Intelligent, surnaturel, peu soigné • est irréductiblement complexe • n’est pas optimal

par exemple, un dieu mineur ou malfaisant

Intelligent, surnaturel, parfait • est irréductiblement complexe • est optimal

par exemple, un Dieu omnipotent et omnibénévolent

La loi de Clarke les deux premiers types de dessein décrits dans la figure 1. Les deux autres types de dessein sont possibles en principe, mais je soutiens que nous n’avons ni preuve empirique ni argument logique pour penser qu’ils se produisent effectivement. Le premier type de dessein est non intelligent et naturel et la sélection naturelle dans la biosphère terrestre (et possiblement ailleurs dans l’univers) nous en fournit un exemple. Les produits de ce type de dessein, comme les organismes vivants sur la terre, ne sont pas irréductiblement complexes, ce qui signifie qu’ils peuvent être produits avec le temps par des changements incrémentiels et continus — mais pas nécessairement graduels. Deux autres raisons militent fortement pour qu’on attribue à la nature ces objets : ils ne sont jamais optimaux (au sens de l’ingénierie) et ils sont à l’évidence le résultat de processus historiques. C’est ainsi que des déchets, des parties non utilisées ou sous-utilisées y abondent et qu’ils ressemblent à des objets similaires contemporains ou étant apparus autrefois (voir par exemple les restes fossiles). Notez que des scientifiques et des philosophes sont mal à l’aise de parler ici de « dessein » pour la raison que ce terme implique selon eux « intelligence ». Mais rien ne me paraît





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justifier une telle restriction. Si quelque chose est façonné avec le temps — peu importe par quels moyens — de manière à accomplir une certaine fonction, alors cette chose est conçue (designed) et la question est alors simplement de savoir comment ce dessein s’est matérialisé. Les dents du tigre sont clairement conçues (designed) pour trancher de manière efficace la chair de sa proie et ainsi promouvoir la survie et la reproduction de tigres porteurs de telles dents. Le deuxième type de dessein est intelligent-naturel. Ces objets sont usuellement irréductiblement complexes, comme une montre conçue par un être humain. Ils sont de plus non optimaux, ce qui signifie qu’ils sont clairement le résultat de compromis entre différentes solutions possibles à des problèmes et qu’ils sont soumis aux contraintes qu’imposent les lois physiques, les matériaux disponibles, l’expertise du concepteur et ainsi de suite. Il se pourrait que les êtres humains ne soient pas les seuls à produire de tels objets : ceux que produiraient un civilisation extraterrestre entreraient dans la même catégorie. Il est difficile, sinon impossible, de distinguer le troisième type de dessein, que j’appelle intelligent-surnaturel-bâclé, du deuxième. Fondamentalement, on ne peut distinguer les objets ainsi créés des artefacts humains ou extraterrestres, sauf qu’ils seraient le produit de ce que les Grecs appelaient un démiurge, c’est-à-dire un petit dieu aux capacités limitées. D’un autre côté, ils pourraient être l’œuvre d’un dieu malfaisant et tout-puissant qui s’amuse à la création de ces produits imparfaits. La raison pour laquelle le dessein intelligent-surnaturel-bâclé est impossible à distinguer de certaines instances (mais pas toutes) de dessein intelligent et naturel est donnée par la célèbre troisième loi d’Arthur C. Clarke : pour une civilisation moins avancée technologiquement, la technologie d’une civilisation très avancée ressemble à s’y méprendre à de la magie (comme le monolithe de son 2001 : A Space Odyssey). Je serais très intéressé par toute proposition d’une manière de contourner cette loi. Finalement, il y a le dessein intelligent-surnaturel-parfait, qui résulte de l’activité d’un Dieu omnipotent et omnibénévolent. Ses produits seraient à la fois irréductiblement complexes et optimaux. Ils ne seraient pas soumis aux lois de la nature que Dieu, après tout, a lui-même créées. Tel est bien le genre de Dieu auquel croient bien des fondamentalistes chrétiens (même si certains d’entre eux omettent l’omnibénévolence) ; il est évident, compte tenu de l’existence du mal en l’homme, des catastrophes naturelles et des maladies, qu’un tel Dieu n’existe pas. Dembski

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reconnaît cette difficulté et, comme je le rappelais plus haut, il admet que son dessein intelligent pourrait être le fait d’une civilisation extraterrestre très avancée et non d’une entité surnaturelle (Dembski 2000).

Conclusions En résumé, il me semble que les principaux arguments des théoriciens du dessein intelligent ne sont ni nouveaux ni convaincants. 1. Il n’est tout simplement pas vrai que la science, dès lors qu’il faut expliquer un dessein, ne peut traiter des quatre causes aristotéliciennes. 2. Bien que la complexité irréductible soit bien un critère valide pour distinguer entre dessein intelligent et dessein non intelligent, ces deux possibilités ne sont pas les seules et les organismes vivants ne sont pas irréductiblement complexes (voir : Shanks et Joplin 1999). 3. Le critère de spécification de la complexité est, de fait, satisfait par la sélection naturelle et ne peut donc nous permettre de distinguer entre dessein intelligent et dessein non intelligent. 4. Si un dessein surnaturel existe (mais, en ce cas, où sont les faits ou les arguments convaincants ?), il n’est certainement pas d’un genre tel que la plupart des personnes religieuses souhaiteraient y donner leur assentiment et il est impossible à distinguer de la technologie d’une civilisation très avancée. Pour toutes ces raisons, les prétentions de Behe, de Dembski et des autres créationnistes (Johnson, 1997) selon lesquelles la science devrait s’ouvrir aux explications surnaturelles et que ces dernières devraient être introduites dans le curriculum universitaire et dans celui des écoles sont sans fondement et reposent sur une mauvaise compréhension à la fois du design dans la nature et de la théorie néo-darwinienne de l’évolution (Mayr et Provine, 1980).





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Références BEHE, M.J., Darwin’s Black Box : The Biochemical Challenge to Evolution, Free Press, New York, 1996. COHEN, S.M., The four causes, 2000 (consulté le 16 mai 2000 à : www.faculty. washington.edu/smcohen). DARWIN, C. (1859), The Origin of Species by Means of Natural Selection : Or, the Preservation of Favored Races in the Struggle for Life, A.L. Burt, New York, 1910. DEMBSKI, W.A., The Design Inference, Cambridge University Press Cambridge, UK, 1998a. —— « Reinstating design within science », Rhetoric and Public Affairs, 1 : 503-518, 1998b. —— « Intelligent design is not optimal design », 2000 (consulté le 2 mars 2000 à www.meta-list.org). EDIS, T., « Darwin in mind : Intelligent Design meets artificial intelligence », Skeptical Inquirer, 25(2) : 35-39, 2001. GEHRING, W.J., et K. IKEO, « Pax 6, mastering eye morphogenesis and eye évolution », Trends in Genetics, 15 : 371-377, 1999. JOHNSON, P., Defeating Darwinism by Opening Minds, InterVarsity Press, Downers Grove, Illinois, 1997. KAUFFMAN, S.A., The Origins of Order, Oxford University Press, New York, 1993. MAX, E.E., « Plagiarized errors and molecular genetics : Another argument in the evolution-creation controversyx, Creation/Evolution, 9 : 34-46, 1986. MAYR, E., et W.B. PROVINE, The Evolutionary Synthesis : Perspectives on the Unification of Biology, Harvard University Press, Cambridge, 1980. MILLER, K.R., The Biochemical Challenge to evolution, 1996 (consulté le 30  novembre, 1999 à : www.biomed.brown.edu/faculty/M/Miller/Miller. html). Olshansky, S.J., A.C. BRUCE et R.N. BUTLER, « If humans were built to last », Scientific American, mars 2001, p. 50-55. PALEY, W., Natural Theology : Or, Evidences of the Existence and Attributes of the Deity, Collected from the Appearances of Nature, Gould, Kendall, and Lincoln, Boston, 1831. Pigliucci, M., « Chance, necessity, and the new holy war against science. A review of W.A. Dembski’s The Design Inference », BioScience 50(1), p. 79-81, janvier 2000. ROCHE, D., « A bit confused : creationism and information theory », Skeptical Inquirer, 25(2) : 40-42, 2001. SHANKS, N., et K.H. JOPLIN, « Redundant complexity : A critical analysis of intelligent design in biochemistry », Philosophy of Science, 66 : 268-282, 1999.

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2.3 L’argument de l’incohérence (Michael Martin) Michael Martin (né en 1932) est un philosophe travaillant dans la tradition analytique. Il est professeur émérite à la Boston University. Martin a consacré de nombreux articles et ouvrages à la défense philosophique de l’athéisme. Dans le texte qui suit, il présente divers argumentaires contre l’existence de Dieu, tous fondés sur l’incohérence de cette idée. Source : Ce texte est accessible sur Internet à http://www.infidels.org/ library/modern/michael_martin/fernandes-martin/martin1.html. Il a été traduit par Normand Baillargeon. 2 On trouvera une bonne raison de ne pas croire en Dieu dans l’incohérence du concept de Dieu. Le concept de Dieu est en effet comme celui d’un cercle carré ou du plus grand nombre. On peut formuler ­l’argument de l’incohérence de deux manières. Selon une première formulation, certaines des propriétés attribuées à Dieu dans la Bible sont inconsistantes6. Par exemple, on dit que Dieu est invisible (Col. 1 : 15, ITi 1 : 17, 6 : 16), un être qui n’a jamais été vu (John 1 : 18, IJo 4 : 12). Et pourtant plusieurs personnes dans la Bible disent avoir vu Dieu : par exemple Moïse (Ex 33 : 11, 23), Abraham, Isaac et Jacob (Ge. 12 : 7, 26 : 2, Ex 6 : 3). Dieu est réputé avoir dit : « Tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre (Ex 33 : 20) ». Pourtant, Jacob a vu Dieu et continua à vivre (Ge 32 : 30). En certains passages, Dieu est décrit comme miséricordieux7 mais en d’autres comme manquant de miséricorde8 ; en certains passages, il est un être qui se repent et qui change d’idée9 mais en d’autres comme un être qui   6. Je suis ici redevable à un manuscrit non publié de Ted Drange : Nonbelief and Evil, pages 37-38.   7. ] Ps 86 : 5, 100 : 5, 103 : 8, 106 : 1, 136 : 2. 148 : 8-9 ; Joel 2 : 13 ; Mic 7 : 18 ; Jas 5 : 11.   8. De 7 : 2,16,20 : 16 -17 ; Jos 6 : 21, 10 : 11, 19, 40, 11 : 6-20 ; ISa 6 ;19. 15 : 3 ; Na 1 : 2 ; Jer 13 : 14 ; Mt 8 : 12, 13 : 42, 50, 25 : 30, 41, 46 ; Mk 3 : 29, 2Th 1 : 8-9 ; Re 14 : 9-11, 21 : 8.   9. ] Ge 6 : 6 ; Ex 32 : 14 ;1Sa 2 : 30-31, 15 : 11,35 ; 2Sa 24 : 16 : 2Ki 20 : 1-6 ;Ps 106 : 45 ; Jer 42 : 10 ; Am 7 : 3 ; Jon 3 : 10.





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ne se repent jamais et qui ne change jamais d’idée10 ; en certains passages, il est un être qui trompe et fait le mal11 et en d’autres un être qui ne le fait jamais12 ; en certains passages, il punit les enfants pour le mal fait à leurs parents13, tandis qu’en d’autres on dit qu’il ne le fait jamais14. Selon une deuxième formulation de l’ADI, des attributs de Dieu mis de l’avant par diverses analyses philosophiques sont ou bien en conflit les uns avec les autres ou en eux-mêmes inconsistants. Dans mon ouvrage Atheism, je consacre trente pages à une analyse détaillée des incohérences liées aux concepts d’omniscience, d’omnipotence et de liberté divine. Dans ce qui suit, je me contenterai de présenter schématiquement mon argumentaire à propos de l’omniscience. En un sens important, dire que Dieu est omniscient, c’est dire que Dieu sait tout. Et dire que Dieu sait tout implique qu’il possède tout le savoir qui existe. Les philosophes ont communément distingué trois types différents de savoirs : le savoir propositionnel, le savoir procédural ou savoir-faire et le savoir par familiarité (knowledge by acquaintance). En un mot, le savoir propositionnel (ou encore factuel) est de savoir que quelque chose est bien le cas et peut être analysé comme une sorte d’opinion vraie. Par contre, le savoir procédural ou « savoir comment » est une sorte d’habileté et ne se réduit pas au savoir propositionnel. Enfin, le savoir par familiarité est celui de la perception immédiate d’un objet, d’une personne ou d’un phénomène. Par exemple, dire « Je connais M. Jones » implique que l’on n’a pas seulement un savoir propositionnel à propos de M. Jones, mais qu’on a une certaine familiarité acquise par perception de M. Jones. De même, dire « Je connais la pauvreté » implique, outre un savoir propositionnel sur la pauvreté, une expérience directe de cet état. Dire que Dieu est omniscient, c’est donc dire qu’il possède tout le savoir — et cela inclut le savoir propositionnel, le savoir procédural et le savoir par familiarité. Mais les théistes n’ont pas aperçu ce qu’implique cette caractérisation pour l’existence de Dieu. Son omniscience est en 10. Nu 23 : 19 ; ISa 15 : 29, Eze 24 : 14 ; Mal 3 : 6 : Jas1 : 17. 11. Ge 11 : 7 ; Jg 9 : 23 ; 1Sa 16 : 14 ; La 3 : 38 ; 1Ki 22 : 22-23 ; Isa 45 : 7, Am 3 : 6 ; Jer 18 : 11,20 : 7 ; Eze 20 : 25, 2 Th 2 : 11. 12. De 32 : 4 ; Ps 25 : 8, 100 : 5, 145 : 9 ; ICo 14 : 33. 13. Ge 9 : 22-25 ; Ex 20 : 5, 34 : 7 ; Nu 14 ;18 ; De 5 : 9 ; 2Sa 12 : 14 ; Isa 14 : 21, 65 : 6-7. 14. De 24 : 16 ; 2Ch 25 : 4 ; Eze 18 : 20.

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conflit avec son incorporalité. Si Dieu est omniscient, Il posséderait tout le savoir, y compris celui de savoir nager. Pourtant seul un être possédant un corps peut avoir un tel savoir au sens procédural du terme et réellement posséder cette habileté et, par définition, Dieu n’a pas de corps. L’incorporalité de Dieu et son omniscience sont donc en conflit l’une avec l’autre. De sorte que, si Dieu est à la fois omniscient et incorporel, il n’existe pas. Et puisque Dieu est à la fois omniscient et incorporel, il n’existe pas. La propriété de tout savoir entre également en conflit avec certains attributs moraux qui sont habituellement reconnus à Dieu. Si Dieu possède l’omniscience, il connaît par familiarité tous les aspects du désir et de l’envie. Mais un aspect du désir et de l’envie est de ressentir du désir et de l’envie. Pourtant le concept de Dieu comprend l’idée qu’Il est moralement parfait et la perfection morale exclut de ressentir de tels sentiments. En conséquence, il y a une contradiction dans le concept de Dieu. Dieu, parce qu’Il est omniscient, doit savoir par expérience ce que sont les sentiments de désirs et d’envie. Mais Dieu, parce qu’Il est moralement parfait, ne saurait le faire. En conséquence, Dieu n’existe pas. Qui plus est, l’omniscience de Dieu est en conflit avec Son omnipotence. Dieu étant omnipotent, Il ne peut faire l’expérience de la peur, de la frustration ou du désespoir, car pour cela, il faut croire que notre pouvoir est limité. Mais puisque Dieu sait tout et est tout-puissant, il sait que son pouvoir est sans limites. En conséquence, il ne peut avoir une complète connaissance par familiarité de tous les aspects de la peur, de la frustration et du désespoir. Mais, si Dieu est omniscient, il devrait posséder ce savoir. On peut bien entendu imaginer diverses objections à ces trois arguments. Mais ces objections peuvent être réfutées et l’on trouvera des réfutations élaborées dans mon ouvrage15. Mais la plus courante de ces objections doit être rappelée ici. On peut objecter que le savoir de Dieu ne devrait pas comporter le savoir par familiarité et tout le savoir-faire puisqu’il est logiquement impossible à Dieu de les posséder. Le savoir de Dieu devrait donc être limité au savoir propositionnel. Cependant, le problème de cette réponse est qu’elle conduit à soutenir que Dieu ne peut logiquement posséder du savoir qu’il est logiquement possible aux 15. Le lecteur est renvoyé à mon Atheism : A Philosophical Justification, Philadelphie, Temple University Press, 1990, chapitre 12.





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êtres humains de posséder. Une telle conclusion est à tout le moins paradoxale. On admet généralement comme vrai ce qui suit : (1) Si la personne P est omnisciente, alors P possède du savoir que ne possède aucun non-omniscient. De plus, on suppose généralement que ce qui suit est vrai : (2) Si Dieu existe, Il possède tout le savoir que possèdent les êtres humains. Mais (1) et (2) sont faux compte tenu de la restriction du savoir de Dieu au savoir factuel. Toutefois, même en limitant le savoir de Dieu au savoir factuel, le concept de Dieu demeure incohérent. Je me contenterai ici de rappeler un argument qu’on peut invoquer pour montrer qu’il est logiquement impossible que Dieu soit omniscient même en ce sens16. Considérez l’argument suivant, dû à Roland Puccetti17 et qu’on a hélas oublié. Je le reconstruis de la manière suivante : Si P est omniscient, alors P connaît tous les faits du monde. Appelons cette totalité des faits Y. En ce cas, si P est omniscient, alors P connaît Y. Un des faits contenus dans Y est que P est omniscient. Mais, pour savoir que P est omniscient, P devrait savoir quelque chose en sus de Y. P devrait savoir : (Z) Il n’existe pas de faits inconnus de P. Mais comment Z peut-il être connu ? Puccetti soutient que Z ne peut être connu parce qu’il est une proposition existentielle négative illimitée. Il reconnaît qu’il est possible de connaître la vérité à propos de propositions existentielles négatives restreintes dans l’espace et le temps. Mais Z est une proposition existentielle négative sans aucune restriction. Savoir que Z, dit Puccetti, serait comme savoir qu’il est vrai qu’il n’existe pas et qu'il n’a jamais existé de centaures, nulle part.

16. On trouvera un autre argument dans Atheism, op. cit., p. 293-297. 17. R. Puccetti, « Is Omniscience Possible ? », Australasian Journal of Philosophy, 41, 1963, p. 92-93.

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Mais pourquoi donc Dieu, avec son pouvoir infini, ne pourrait-Il pas rechercher dans tout l’espace et dans tout le temps et conclure qu’il n’existe pas de centaures ? De même, pourquoi ne pourrait-Il pas rechercher dans tout l’espace et dans tout le temps et conclure qu’il n’y a pas de savoir propositionnel qu’il pourrait acquérir ? Puccetti n’est pas aussi clair qu’il aurait pu l’être à ce sujet, mais on peut supposer qu’il répondrait à ces questions en disant que Dieu ne pourrait exhaustivement chercher dans l’espace et le temps parce qu’ils sont infinis. Peu importe la durée de sa recherche, il resterait plus de temps et d’espace à investiguer. En conséquence, il est impossible à Dieu de savoir qu’il connaît tous les faits situés dans l’espace et le temps et, puisque l’omniscience implique la possession de ce savoir, l’omniscience est impossible. On pourra arguer que Dieu saura que Z parce qu’il est seul créateur de la totalité des faits (autres que Lui). Mais une telle réponse présume la question résolue. Comment Dieu pourrait-il savoir qu’Il est le seul créateur de la totalité des faits à moins de savoir aussi Z ? Mais puisque Z ne peut être connu, Dieu ne peut savoir qu’il est le seul créateur de la totalité des faits. Cette reconstruction de l’argumentaire de Puccetti repose sur l’assomption factuelle que l’espace et le temps sont infinis. Mais certains scientifiques soutiennent que l’espace est fini mais sans être illimité. Que le temps soit infini est également une assertion controversée. Au mieux, donc, l’argument démontre que, si l’espace et le temps sont infinis, alors Dieu n’est pas omniscient. Mais puisque Dieu est par définition omniscient, Il ne peut exister si l’espace et le temps sont infinis. Il existe cependant un domaine de savoir qui, et cela ne prête pas à controverse, est infini. Si Dieu est omniscient, il connaît tous les faits mathématiques et il sait qu’il n’existe pas de faits mathématiques qu’il ignore. Mais, pour connaître tous les faits mathématiques, il est nécessaire d’investiguer toutes les entités mathématiques ainsi que les relations qu’elles entretiennent. Mais le nombre des entités mathématiques et de leurs relations est infini. Même Dieu ne peut pas terminer une telle investigation. On peut donc conclure qu’étant donné l’existence d’un nombre infini d’entités mathématiques, Dieu n’est pas omniscient ; il s’ensuit que, si l’omniscience est un attribut de Dieu, Il n’existe pas ; et puisque l’omniscience est un attribut de Dieu, Il n’existe pas.



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2.4 Quelques preuves de l’inexistence de Dieu (Sébastien Faure) Sébastien Faure (1858-1942) était un militant, un théoricien et un pédagogue anarchiste. Ses Douzes Preuves de l’inexistence de Dieu, dont des extraits sont cités ci-après, ont été souvent rééditées (récemment encore, aux Éditions Libertaires). L’ouvrage accomplit une tâche qui demeure importante aux yeux des anarchistes, puisque après tout ce n’est pas parce que Dieu n’existe pas qu’il ne faut pas s’en débarrasser. 2 Il y a deux façons d’étudier et de tenter de résoudre le problème de l’inexistence de Dieu. La première consiste à éliminer l’hypothèse Dieu du champ des conjectures plausibles ou nécessaires par une explication claire et précise par l’exposé d’un système positif de l’univers, de ses origines, de ses développements successifs, de ses fins. Cet exposé rendrait inutile l’idée de Dieu et détruirait par avance tout l’échafaudage métaphysique sur lequel les philosophes spiritualistes et les théologiens la font reposer. Or, dans l’état actuel des connaissances humaines, si l’on s’en tient, comme il sied, à ce qui est démontré ou démontrable, vérifié ou vérifiable, cette explication manque, ce système positif de l’univers fait défaut. Il existe, certes, des hypothèses ingénieuses et qui ne choquent nullement la raison ; il existe des systèmes plus ou moins vraisemblables, qui s’appuient sur une foule de constatations et puisent dans la multiplicité des observations sur lesquelles ils ont édifié un caractère de probabilité qui impressionne ; aussi peut-on hardiment soutenir que ces systèmes et ces suppositions supportent avantageusement d’être confrontés avec les affirmations des déistes ; mais, en vérité, il n’y a, sur ce point, que des thèses ne possédant pas encore la valeur des certitudes scientifiques et, chacun restant libre, somme toute, d’accorder la préférence à tel système ou à tel autre qui lui est opposé, la solution du problème ainsi envisagée apparaît, présentement du moins, comme devant être réservée.

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Les adeptes de toutes les religions saisissent si sûrement l’avantage que leur confère l’étude du problème ainsi posé qu’ils tentent tous, et constamment, de ramener celui-ci à ladite position […]. Toutefois, camarades, il y a une seconde façon d’étudier et de tenter de résoudre le problème de l’inexistence de Dieu. Celle-là consiste à examiner l’existence du Dieu que les religions proposent à notre adoration. Se trouve-t-il un homme sensé et réfléchi, pouvant admettre qu’il existe, ce Dieu dont on nous dit, comme s’il n’était enveloppé d’aucun mystère, comme si l’on n’ignorait rien de lui, comme si l’on avait pénétré toute sa pensée, comme si l’on avait reçu toutes ces confidences : Il a fait ceci, il a fait cela, et encore ceci, et encore cela. Il a dit ceci, il a dit cela, et encore cela. Il a agi et parlé dans un tel but et pour telle autre raison. Il veut telle chose, mais il défend telle autre chose ; il récompensera telles actions et il punira telles autres. Et il a fait ceci et il veut cela, parce qu’il est infiniment sage, infiniment juste, infiniment puissant, infiniment bon ? À la bonne heure ! Voilà un Dieu qui se fait connaître ! Il quitte l’empire de l’inaccessible, dissipe les nues qui l’environnent, descend des sommets, converse avec les mortels, leur confie sa pensée, leur révèle sa volonté et donne mission à quelques privilégiés de répandre sa doctrine, de propager sa loi et, pour tout dire, de le représenter ici-bas, avec pleins pouvoirs de lier et de délier, au ciel et sur la terre ! Ce Dieu, ce n’est pas le Dieu force, intelligence, volonté, énergie, qui, comme tout ce qui est énergie, volonté, intelligence, force, peut être tour à tour, selon les circonstances et par conséquent indifféremment, bon ou mauvais, utile ou nuisible, juste ou inique, miséricordieux ou cruel ; ce Dieu, c’est le Dieu en qui tout est perfection et dont l’existence n’est et ne peut être compatible, puisqu’il est parfaitement juste, sage, puissant, bon, miséricordieux, qu’avec un état de choses dont il serait l’auteur et par lequel s’affirmerait son infinie justice, son infinie sagesse, son infinie puissance, son infinie bonté et son infinie miséricorde. Ce Dieu, vous le reconnaissez ; c’est celui qu’on enseigne, par le catéchisme, aux enfants ; c’est le Dieu vivant et personnel, celui à qui l’on élève des temples, vers qui monte la prière, en l’honneur de qui on accomplit des sacrifices et que prétendent représenter sur la terre tous les clergés, toutes les castes sacerdotales. Ce n’est pas cet « inconnu » cette force énigmatique, cette puissance impénétrable, cette intelligence incompréhensible, cette énergie inco-





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gnoscible, ce principe mystérieux : hypothèse à laquelle, dans l’impuissance où il en est encore à expliquer le comment et le pourquoi des choses, l’esprit de l’homme se plaît à recourir ; ce n’est pas le Dieu spéculatif des métaphysiciens, c’est le Dieu que ses représentants nous ont abondamment décrit, lumineusement détaillé. C’est, je le répète, le Dieu des religions, et, puisque nous sommes en France, le Dieu de cette religion qui, depuis quinze siècles, domine notre histoire : la religion chrétienne. C’est ce Dieu-là que je nie, et c’est de celui-là seulement que je veux discuter et qu’il convient d’étudier, si nous voulons tirer de cette conférence un profit positif, un résultat pratique. Ce Dieu, quel est-il ? Puisque ses chargés d’affaires ici-bas ont eu l’amabilité de nous le dépeindre avec un grand luxe de détails, mettons à profit cette gracieuseté de ses fondés de pouvoirs ; examinons-le de près ; passons-le à la loupe : pour bien le discuter, il faut bien le connaître. Ce Dieu, c’est lui qui, d’un geste puissant et fécond, a fait toutes choses de rien, celui qui a appelé le néant à l’être, qui a, par sa seule volonté, substitué le mouvement à l’inertie, la vie universelle à la mort universelle : il est Créateur ! Ce Dieu, c’est celui qui, ce geste de création accompli, bien loin de rentrer dans sa séculaire inaction et de rester indifférent à la chose créée, s’occupe de son œuvre, s’y intéresse, intervient quand il le juge à propos, la gère, l’administre, la gouverne : il est gouverneur ou providence. Ce Dieu, c’est celui qui, tribunal suprême, fait comparaître chacun de nous après sa mort, le juge selon les actes de sa vie, établit la balance de ses bonnes et de ses mauvaises actions et prononce, en dernier ressort, sans appel, le jugement qui fera de lui, pour tous les siècles à venir, le plus heureux ou le plus malheureux des êtres : il est justicier ou magistrat. Il va de soi que ce Dieu possède tous les attributs et qu’il ne les possède pas seulement à un degré exceptionnel ; il les possède tous à un degré infini. Ainsi, il n’est pas seulement juste : il est la justice infinie ; il n’est pas seulement bon : il est la bonté infinie ; il n’est pas seulement miséricordieux : il est la miséricorde infinie ; il n’est pas seulement puissant : il est la puissance infinie ; il n’est pas seulement savant : il est la science infinie. Encore une fois, tel est le Dieu que je nie […]

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DEUXIEME SÉRIE D’ARGUMENTS PREMIER ARGUMENT Le gouverneur nie le créateur […] Je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l’existence d’un créateur parfait ; je conçois que, à la rigueur, on puisse croire à l’existence d’un gouverneur nécessaire ; mais il me semble impossible qu’on puisse raisonnablement croire à l’un et à l’autre, en même temps : ces deux êtres parfaits s’excluent catégoriquement ; affirmer l’un, c’est nier l’autre ; proclamer la perfection du premier, c’est confesser l’inutilité du second ; proclamer la nécessité du second, c’est nier la perfection du premier. En d’autres termes, on peut croire à la perfection de l’un ou à la nécessité de l’autre ; mais il est déraisonnable de croire à la perfection des deux : il faut choisir. Si l’univers créé par Dieu eût été une œuvre parfaite, si, dans son ensemble et dans ses moindres détails, cette œuvre eût été sans défaut, si le mécanisme de cette gigantesque création eût été irréprochable, si tel et si parfait eût été son agencement qu’il n’eût point été à redouter qu’il se produisît un seul détraquement, une seule avarie, bref, si l’œuvre eût été digne de cet ouvrier génial, de cet artiste incomparable, de ce constructeur fantastique qu’on appelle Dieu, le besoin d’un gouverneur ne se serait nullement fait sentir. Le coup de pouce initial une fois donné, la formidable machine une fois mise en branle, il n’y avait plus qu’à l’abandonner à elle-même, sans crainte d’accident possible. Pourquoi cet ingénieur, ce mécanicien, dont le rôle est de surveiller la machine, de la diriger, d’intervenir quand il le faut et d’apporter à la machine en mouvement les retouches nécessaires et les réparations successives ? Cet ingénieur eût été inutile, ce mécanicien sans objet. Dans ce cas, pas de gouverneur. Si le gouverneur existe, c’est que sa présence, sa surveillance, son intervention sont indispensables. La nécessité du gouverneur est comme une insulte, un défi jeté au créateur ; son intervention atteste la maladresse, l’incapacité, l’impuissance du créateur. Le gouverneur nie la perfection du créateur.



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DEUXIÈME ARGUMENT La multiplicité des dieux atteste qu’il n’en existe aucun. Le Dieu gouverneur est et doit être puissant et juste, infiniment puissant et infiniment juste. Je prétends que la multiplicité des religions atteste qu’il manque de puissance et de justice. Négligeons les dieux morts, les cultes abolis, les religions éteintes. Celles-ci se chiffrent par milliers et par milliers. Ne parlons pas des religions en cours. D’après les estimations les mieux fondées, il y a, présentement, huit cents religions qui se disputent l’empire des seize cents millions de consciences qui peuplent notre planète. Il n’est pas douteux que chacune s’imagine et proclame que, seule, elle est en possession du Dieu vrai, authentique, indiscutable, unique, et que tous les autres dieux sont des dieux pour rire, de faux dieux, des dieux de contrebande et de pacotille, qu’il est œuvre pie de combattre et d’écraser. J’ajoute que, n’y eut-il que cent religions au lieu de huit cents, n’y en eut-il que dix, n’y en eut-il que deux, mon raisonnement garderait la même vigueur. Eh bien ! Je dis que la multiplicité de ces Dieux atteste qu’il n’en existe aucun, parce qu’elle certifie que Dieu manque de puissance ou de justice. Puissant, il aurait pu parler à tous aussi aisément qu’à quelques-uns. Puissant, il aurait pu se montrer, se révéler à tous sans plus d’efforts qu’il ne lui en a fallu pour se révéler à quelques-uns. Un homme — quel qu’il soit — ne peut se montrer, ne peut parler qu’à un nombre limité d’hommes ; ses cordes vocales ont une puissance qui ne peut excéder certaines bornes ; mais Dieu !... Dieu peut parler à tous — quelle qu’en soit la multitude — aussi aisément qu’à un petit nombre. Quand elle s’élève, la voix de Dieu peut et doit retentir aux quatre points cardinaux. Le verbe divin ne connaît ni distance, ni obstacle. Il traverse les océans, escalade les sommets, franchit les espaces sans la plus petite difficulté.

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Puisqu’il lui a plu — la religion l’affirme — de parler aux hommes, de se révéler à eux, de leur confier ses desseins, de leur indiquer sa volonté, de leur faire connaître sa loi, il aurait pu parler à tous sans plus d’effort qu’à une poignée de privilégiés. Il ne l’a pas fait, puisque les uns le nient, puisque d’autres l’ignorent, puisque d’autres, enfin, opposent tel Dieu à tel de ses concurrents. Dans ces conditions, n’est-il pas sage de penser qu’il n’a parlé à aucun et que les multiples révélations ne sont que de multiples impostures ; ou encore que, s’il n’a parlé qu’à quelques-uns, c’est qu’il n’a pas pu parler à tous ? S’il en est ainsi, je l’accuse d’impuissance. Et, si je ne l’accuse pas d’impuissance, je l’accuse d’injustice. Que penser, en effet, de ce Dieu qui se montre à quelques-uns et se cache aux autres ? Que penser de ce Dieu qui adresse la parole aux uns et qui, pour les autres, garde le silence ? N’oubliez pas que les représentants de ce Dieu affirment qu’il est le Père et que, tous, au même titre et au même degré, nous sommes les enfants bien-aimés du Père qui règne dans les cieux. Eh bien ! Que pensez-vous de ce père qui, plein de tendresse pour quelques privilégiés, les arrache, en se révélant à eux, aux angoisses du doute, aux tortures de l’hésitation, tandis que, volontairement, il condamne l’immense majorité de ses enfants aux tourments de l’incertitude ? Que pensez-vous de ce père qui se montre à une partie de ses enfants dans l’éclat éblouissant de Sa Majesté, tandis que, pour les autres, il reste environné de ténèbres ? Que pensez-vous de ce père qui, exigeant de ses enfants un culte, des respects, des adorations, appelle quelques élus à entendre la parole de Vérité, tandis que, de propos délibéré, il refuse aux autres cette insigne faveur ? Si vous estimez que ce père est juste et bon, vous ne serez pas surpris que mon appréciation soit différente. La multiplicité des religions proclame donc que Dieu manque de puissance ou de justice. Or, Dieu doit être infiniment puissant et infiniment juste ; les croyants l’affirment ; s’il lui manque un de ces deux attributs : la puissance ou la justice, il n’est pas parfait ; s’il n’est pas parfait, il n’existe pas. La multiplicité des Dieux démontre donc qu’il n’en existe aucun.





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TROISIÈME ARGUMENT Dieu n’est pas infiniment bon : l’enfer l’atteste. Le Dieu gouverneur ou Providence est et doit être infiniment bon, infiniment miséricordieux. L’existence de l’enfer prouve qu’il ne l’est pas. Suivez bien mon raisonnement : Dieu pouvait — puisqu’il est libre — ne pas nous créer ; il nous a créés. Dieu pouvait — puisqu’il est tout-puissant — nous créer tous bons ; il a créé des bons et des méchants. Dieu pouvait — puisqu’il est bon — nous admettre tous dans son paradis, après notre mort, se contentant de ce temps d’épreuves et de tribulations que nous passons sur la terre. Dieu pouvait enfin — parce qu’il est juste — n’admettre dans son paradis que les bons et en refuser l’accès aux pervers, mais anéantir ceux-ci à leur mort plutôt que de les vouer à l’enfer. Car, qui peut créer peut détruire ; qui a le pouvoir de donner la vie a celui d’anéantir. Voyons : vous n’êtes pas des dieux. Vous n’êtes pas infiniment bons, ni infiniment miséricordieux. J’ai, pourtant, la certitude, sans que je vous attribue des qualités que vous ne possédez peut-être pas, que, s’il était en votre pouvoir, sans qu’il vous en coûtât un effort pénible, sans qu’il en pût résulter pour vous ni préjudice matériel ni dommage moral, si, dis-je, il était en votre pouvoir, dans les conditions que je viens d’indiquer, d’éviter à un de vos frères en humanité une larme, une douleur, une épreuve, j’ai la certitude que vous le feriez. Et cependant, vous n’êtes ni infiniment bons ni infiniment miséricordieux ! Seriez-vous meilleurs et plus miséricordieux que le Dieu des chrétiens ? Car enfin, l’enfer existe. L’Église l’enseigne ; c’est l’horrifique vision à l’aide de laquelle on épouvante les enfants, les vieillards et les esprits craintifs, c’est le spectre qu’on installe au chevet des agonisants, à l’heure où l’approche de la mort leur enlève toute énergie et toute lucidité. Eh bien, le Dieu des chrétiens, Dieu qu’on dit être de pitié, de pardon, d’indulgence, de bonté, de miséricorde, précipite une parité de

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ses enfants — pour toujours — dans ce séjour peuplé des tortures les plus cruelles, des supplices les plus indicibles. Comme il est bon ! Comme il est miséricordieux ! Vous connaissez cette parole des Écritures : « Il y aura beaucoup d’appelés, mais fort peu d’élus » ? Cette parole signifie, si je ne m’abuse, qu’infime sera le nombre des élus et considérable le nombre des damnés. Cette affirmation est d’une cruauté si monstrueuse qu’on a tenté de lui donner un autre sens. Peu importe : l’enfer existe et il est évident que des damnés — en grand ou en petit nombre — y endureront les plus douloureux tourments. Demandons-nous à qui peuvent être profitables les tourments des damnés. Serait-ce aux élus ? Évidemment non ! Par définition, les élus seront les plus justes, les vertueux, les fraternels, les compatissants, et l’on ne saurait supposer que leur félicité, déjà inexprimable, serait accrue par le spectacle de leurs frères torturés. Serait-ce aux damnés eux-mêmes ? Pas davantage puisque l’Église affirme que le supplice de ces malheureux ne finira jamais et que, dans des milliards et des milliards de siècles, leurs tourments seront intolérables comme au premier jour. Alors ?... Alors, en dehors des élus et des damnés, il n’y a que Dieu, il ne peut y avoir que lui. C’est donc à Dieu que seraient profitables les souffrances des damnés ? C’est donc à lui, ce père infiniment bon, infiniment miséricordieux, qui se repaîtrait sadiquement des douleurs auxquelles il aurait volontairement voué ses enfants ? Ah ! s’il en est ainsi, ce Dieu m’apparaît comme le bourreau le plus féroce, comme le tortionnaire le plus implacable que l’on puisse imaginer. L’enfer prouve que Dieu n’est ni bon ni miséricordieux. L’existence d’un Dieu de bonté est incompatible avec celle de l’enfer.



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Ou bien il n’y a pas d’enfer, ou bien Dieu n’est pas infiniment bon. […] CONCLUSION Tel est pourtant le Dieu que, depuis des temps immémoriaux, on a enseigné et que, de nos jours encore, on enseigne à une multitude d’enfants, dans une foule de familles et d’écoles. Que de crimes ont été commis en son nom ! Que de haines, de guerres, de calamités ont été furieusement déchaînées par ses représentants ! Ce Dieu, de quelles souffrances il a été la source ! Quels maux il engendre encore ! Depuis des siècles, la religion tient l’humanité courbée sous la crainte, vautrée dans la superstition, prostrée dans la résignation. Ne se lèvera-t-il donc jamais le jour où, cessant de croire en la justice éternelle, en ses arrêts imaginaires, en ses réparations problématiques, les humains travailleront, avec une ardeur inlassable, à l’avènement, sur la terre, d’une justice immédiate, positive et fraternelle ? Ne sonnera-t-elle donc jamais l’heure où, désabusés des consolations et des espoirs fallacieux que leur suggère la croyance en un paradis compensateur, les humains feront de notre planète un Éden d’abondance, de paix et de liberté, dont les portes seront fraternellement ouvertes à tous ? Trop longtemps, le contrat social s’est inspiré d’un Dieu sans justice ; il est temps qu’il s’inspire d’une justice sans Dieu. Trop longtemps, les rapports entre les nations et les individus ont découlé d’un Dieu sans philosophie ; il est temps qu’ils procèdent d’une philosophie sans Dieu. Depuis des siècles, monarques, gouvernants, castes et clergés, conducteurs de peuples directeurs de consciences traitent l’humanité comme le vil troupeau, tout juste bon à être tondu, dévoré, jeté aux abattoirs. Depuis des siècles, les déshérités supportent passivement la misère et la servitude, grâce au mirage décevant du ciel, et à la vision horrifique de l’enfer. Il faut mettre fin à cet odieux sortilège, à cette abominable duperie. Ô toi qui m’écoutes, ouvre les yeux, regarde, observe, comprends. Le ciel dont on te parle sans cesse, le ciel à l’aide duquel on tente d’insensibiliser ta misère, d’anesthésier ta souffrance et d’étouffer la plainte qui,

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malgré tout, s’exhale de ta poitrine, ce ciel est irréel et désert. Seul ton enfer est peuplé et positif. Assez de lamentations : les lamentations sont vaines. Assez de prosternations : les prosternations sont stériles. Assez de prières : les prières sont impuissantes. Redresse-toi, ô homme ! Et, debout, frémissant, révolté, déclare une guerre implacable au Dieu dont, si longtemps, on imposa à tes frères et à toi-même l’abrutissante vénération. Débarrasse-toi de ce tyran imaginaire et secoue le joug de ceux qui se prétendent ses chargés d’affaires ici-bas. Mais souviens-toi que, ce premier geste de libération accompli, tu n’auras rempli qu’une partie de la tâche qui t’incombe. N’oublie pas qu’il ne te servirait à rien de briser les chaînes que les Dieux imaginaires, célestes et éternels, ont forgées contre toi, si tu ne brisais aussi celles qu’ont forgées contre toi les dieux passagers et positifs de la terre. Ces Dieux rôdent autour de toi, cherchant à t’affamer et à t’asservir. Ces Dieux ne sont que des hommes comme toi. Riches et gouvernants, ces dieux de la terre ont peuplé celle-ci d’innombrables victimes, d’inexprimables tourments. Puissent les damnés de la terre se révolter enfin contre ces scélérats et fonder une cité où ces monstres seront, à tout jamais, rendus impossibles ! Quand tu auras chassé les dieux du ciel et de la terre, quand tu te seras débarrassé des maîtres d’en haut et des maîtres d’en bas, quand tu auras accompli ce double geste de délivrance, alors, mais seulement alors, ô mon frère, tu t’évaderas de ton enfer et tu réaliseras ton ciel !

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es textes de cette section s’efforcent tous de penser la religion dans une perspective naturaliste et plus particulièrement de rendre compte, en termes naturalistes, de son origine, de sa persistance ainsi que de certaines de ses manifestations les plus caractéristiques. Héritier d’Épicure et du matérialisme atomiste de l’Antiquité, le poète Lucrèce est le premier auteur convoqué : ce qui n’est que justice puisque Épicure et lui font ici figure de pionniers d’une approche explicative du phénomène religieux qui s’avérera immensément influente, émancipatrice et féconde. Le curé Meslier, qui écrit en plein siècle des Lumières, explique ensuite qu’à ses yeux la religion est un mensonge instrumentalisé par le politique pour garantir l’exploitation de faibles par les puissants et maintenir les privilèges qu’ils usurpent ainsi. Au siècle suivant, Karl Marx et Michel Bakounine donnent tous deux une explication de la religion en termes de déterminisme sociologique et historique. Au XXe siècle, Freud l’examine comme illusion, cette fois en termes de déterminisme psychique.

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Le texte qui suit, d’Anatole France, met malicieusement en avant et en œuvre le principe d’une explication naturaliste des miracles et montre la grande fécondité de cette approche. C’est sur l’expérience religieuse et notamment sur les expériences mystiques que se penche ensuite Massimo Pigliucci, en montrant comment nous disposons désormais d’un grand nombre d’hypothèses naturalistes extrêmement crédibles pour en rendre compte. Poursuivant dans cette voie, Daniel Baril recense enfin quelquesunes des grandes explications naturalistes de la religion que permettent aujourd’hui d’avancer divers travaux de biologie et de psychologie évolutionniste.

3.1 Les méfaits de la religion et leur remède (Lucrèce) Poète et philosophe latin, Lucrèce (98-55 av. J.-C.) déploie dans son œuvre unique, l’immensément célèbre poème De la Nature (De natura rerum), un matérialisme naturaliste fondé sur la doctrine atomiste d’Épicure (341-270 av. J.-C.). Ce matérialisme permet de connaître, justement, la « nature des choses » et ce savoir émancipateur permet à son tour aux êtres humains de se libérer des superstitions. L’ouvrage s’ouvre sur un hommage à l’œuvre jugée prométhéenne d’Épicure, libérateur de l’humanité en ce qu’il l’émancipe des religions, de la peur qui les fait naître et qu’elles entretiennent et des superstitions qu’elles engendrent. Ces idées sont demeurées centrales dans toutes les interprétations naturalistes ultérieures de la religion. Et c’est avec raison que Cicéron écrira, dans De la nature des dieux (livre I, XLIII) : « Épicure a extirpé de l’âme humaine jusqu’à la racine du sentiment religieux quand il a enlevé aux dieux leur caractère d’êtres secourables pouvant accorder aux hommes leur faveur. » Source : Lucrèce, De la nature, Livre 1. 2 Désormais, loin des soucis, prête une oreille libre et un esprit sagace à la doctrine véritable ; les présents, que mon soin fidèle a disposés pour toi, ne les dédaigne pas, ne les rejette pas, sans les avoir compris.





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Car, pour toi, je vais commencer à expliquer l’organisation suprême du ciel et des dieux, je vais te révéler les principes des choses : d’où la nature crée toutes choses, les développe, les nourrit ; à quelle fin la nature les détruit à nouveau et les résorbe. Ces éléments, au cours de l’exposé de notre doctrine, nous avons l’habitude de les appeler « matière », « corps générateurs », « semences des choses », éléments que nous considérons aussi comme les « corps premiers », puisque tout dérive de ces éléments premiers. Jadis, quand on voyait les hommes traîner une vie rampante sous le faix honteux de la superstition, et que la tête du monstre leur apparaissant à la cime des nues, les accablait de son regard épouvantable, un Grec, un simple mortel, osa enfin lever les yeux, osa enfin lui résister en face. Rien ne l’arrête, ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni les menaces du ciel qui gronde ; loin d’ébranler son courage, les obstacles l’irritent, et il n’en est que plus ardent à rompre les barrières étroites de la nature. Aussi en vient-il à bout par son infatigable génie : il s’élance loin des bornes enflammées du monde, il parcourt l’infini sur les ailes de la pensée, il triomphe et revient nous apprendre ce qui peut ou ne peut pas naître, et d’où vient que la puissance des corps est bornée et qu’il y a pour tous un terme infranchissable. La superstition fut donc abattue et foulée aux pieds à son tour, et sa défaite nous égala aux dieux. Mais tu vas croire peut-être que je t’enseigne des doctrines impies, qui sont un acheminement au crime ; tandis que c’est la superstition, au contraire, qui jadis enfanta souvent des actions criminelles et sacrilèges. Pourquoi l’élite des chefs de la Grèce, la fleur des guerriers, souillèrentelles en Aulide l’autel de Diane du sang d’Iphigénie ! Quand le bandeau fatal, enveloppant la belle chevelure de la jeune fille, flotta le long de ses joues en deux parties égales, quand elle vit son père debout et triste devant l’autel, et près de lui les ministres du sacrifice qui cachaient encore leur fer, et le peuple qui pleurait en la voyant, muette d’effroi, elle fléchit le genou et se laissa aller à terre. Que lui servait alors, l’infortunée, d’être la première qui eût donné le nom de père au roi des Grecs ? Elle fut enlevée par des hommes qui l’emportèrent toute tremblante à l’autel, non pour lui former un cortège solennel après un brillant hymen, mais afin qu’elle tombât chaste victime sous des mains impures, à l’âge des amours, et fût immolée pleurante par son propre père, qui achetait ainsi l’heureux départ de sa flotte : tant la superstition a pu inspirer de barbarie aux hommes !

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Toi-même, cher Memmius, ébranlé par ces effrayants récits de tous les apôtres du fanatisme, tu vas sans doute t’éloigner de moi. Pourtant ce sont là de vains songes ; et combien n’en pourrais-je pas forger à mon tour qui bouleverseraient ton plan de vie et empoisonneraient ton bonheur par la crainte ! Et ce ne serait pas sans raison ; car, pour que les hommes eussent quelque moyen de résister à la superstition et aux menaces des fanatiques, il faudrait qu’ils entrevissent le terme de leurs misères : et la résistance n’est ni sensée, ni possible, puisqu’ils craignent après la mort des peines éternelles. C’est qu’ils ignorent ce que c’est que l’âme ; si elle naît avec le corps, ou s’y insinue quand il vient de naître ; si elle meurt avec lui, enveloppée dans sa ruine, ou si elle va voir les sombres bords et les vastes marais de l’Orcus ; ou enfin si une loi divine la transmet à un autre corps, ainsi que le chante votre grand Ennius, le premier qu’une couronne du feuillage éternel, apportée du riant Hélicon, immortalisa chez les races italiennes. Toutefois il explique dans des vers impérissables qu’il y a un enfer, où ne pénètrent ni des corps ni des âmes, mais seulement des ombres à forme humaine, et d’une pâleur étrange ; et il raconte que le fantôme d’Homère, brillant d’une éternelle jeunesse, lui apparut en ces lieux, se mit à verser des larmes amères et lui déroula ensuite toute la nature. Ainsi, si l’on gagne à se rendre compte des affaires célestes, des causes qui engendrent le mouvement du soleil et de la lune, des influences qui opèrent tout ici-bas, à plus forte raison faut-il examiner avec les lumières de la raison en quoi consistent l’esprit et l’âme des hommes, et comment les objets qui les frappent, alors qu’ils veillent, les épouvantent encore, quand ils sont ensevelis dans le sommeil ou tourmentés par une maladie ; de telle sorte qu’il leur semble voir et entendre ces morts dont la terre recouvre les ossements.

3.2 Le politique et la religion : la funeste alliance (Jean Meslier) Jean Meslier (1664-1729) a été curé d’Étrépigny (Ardennes) de 1689 à sa mort. Après s’être fait tancer pour avoir eu à son service des femmes trop jeunes et pour s’être porté à la défense des paysans, il y exerce modestement ses fonctions, demeurant jusqu’à son décès dans l’ombre et en retrait.



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À sa mort, cependant, on trouvera trois exemplaires d’un lourd ouvrage de plus mille pages où le curé livre le fond de sa pensée sur la religion, les prêtres, l’Église. Il s’ouvre sur ces mots : « Mes très chers amis, comme il ne m’aurait pas été permis et qu’il aurait été d’une trop dangereuse et trop fâcheuse conséquence de dire ouvertement pendant ma vie ce que je pensais de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs, j’ai résolu de vous le dire après ma mort. Ce serait bien mon inclination de vous le dire de vive voix avant que je meure, si je me voyais proche de la fin de mes jours et que j’eusse encore pour lors l’usage libre de la parole et du jugement. Mais je ne suis pas sûr d’avoir dans ces derniers jours ou dans ces derniers moments-là tout le temps ni toute la présence d’esprit qui me seraient nécessaires pour vous déclarer alors mes sentiments ; c’est ce qui m’a fait maintenant entreprendre de vous les déclarer ici par écrit et de vous donner en même temps des preuves claires et convaincantes de tout ce que j’ai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard, et autant qu’il serait en moi, des vaines erreurs dans lesquelles nous avons eu tous tant que nous sommes le malheur de naître et de vivre. » L’ouvrage, Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier (on l’appelle parfois Le Testament), on l’aura deviné, est incendiaire. Meslier y professe un matérialisme conséquent, un athéisme militant et rêve d’un communisme libérateur : tous ces traits font de lui un précurseur des Lumières. Voltaire, sans doute scandalisé et craintif devant le livre, n’en fera paraître que des fragments expurgés, en 1762. Il faudra attendre 1864 pour qu’il soit intégralement édité. Le passage qui suit présente le dessein de l’auteur et la thèse chère à Meslier de la funeste alliance du politique et du religieux, de la complicité de l’abrutissement religieux avec la tyrannie politique, y est exemplairement développée. Source : Jean MESLIER, Le testament de Jean Meslier, préface de Rudolf Charles, Librairie Étrangère, R.C. Meijer, Amsterdam, 1864, p. 7-18. 2 La source donc, mes chers amis, de tous les maux, qui vous accablent et de toutes les impostures, qui vous tiennent malheureusement captifs dans l’erreur et dans la vanité des superstitions, aussi bien que sous les

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lois tyranniques des grands de la terre, n’est autre que cette détestable politique des hommes, dont je viens de parler ; car les uns voulant injustement dominer sur leurs semblables et les autres voulant acquérir quelque vaine réputation de sainteté et quelquefois même de divinité, ils se sont les uns et les autres adroitement servis, non seulement de la force et de la violence mais ont encore employé toutes sortes de ruses et d’artifices pour séduire les peuples, afin de parvenir plus facilement à leurs fins, de sorte que les uns et les autres de ces fins et rusés politiques abusant ainsi de la faiblesse de la crédulité et de l’ignorance des plus faibles et des moins éclairés, ils leur ont facilement fait accroire tout ce qu’ils ont voulu, et ensuite leur ont fait recevoir avec respect et soumission, de gré ou de force, toutes les lois, qu’ils ont voulu leur donner et, par ces moyens, les uns se sont fait honorer et respecter ou même adorer comme des divinités, ou autrement comme des personnages d’une sainteté extraordinaire et spécialement députés de quelques divinités, pour faire connaître leur volonté au reste des hommes, et les autres se sont rendus riches, puissants et redoutables dans le monde, et s’étant les uns et les autres, par ces sortes d’artifices rendus assez riches, assez puissants, assez vénérables ou assez redoutables pour se faire craindre ou obéir, ils ont ouvertement et tyranniquement assujetti leurs semblables à leurs lois. À quoi leur ont grandement servi aussi les différends, les querelles, les divisions et les animosités qui naissent souvent entre les particuliers, car la plupart des hommes se trouvent fort souvent d’humeur, d’esprit et d’inclination fort différents les uns des autres, ils ne sauraient s’accommoder longtemps ensemble sans se brouiller et sans se diviser. Et lorsque ces troubles et ces divisions arrivent pour lors, ceux qui se trouvent les plus forts, les plus hardis et peut être même aussi les plus méchants, ne manquent point de profiter de ces occasions pour se rendre plus facilement les maîtres absolus de tous. Voilà mes chers amis la vraie source et la véritable origine de tous les maux qui troublent la société humaine et qui rendent les hommes malheureux dans la vie. Voilà la source et l’origine de toutes les erreurs, de toutes les impostures, de toutes les superstitions, de toutes les fausses divinités et de toutes les idolâtries qui se sont malheureusement répandues par toute la terre. Voilà l’origine et la source de tout ce que l’on vous propose comme de saint et de plus sacré dans ce que l’on vous fait appeler pieusement religion. Voilà la source et l’origine de toutes ces prétendues saintes et inviolables lois que l’on veut, sous prétexte de piété et de religion, vous faire si étroitement observer, comme des lois qui viennent de





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la part de Dieu même. Voilà la source de toutes ces pompeuses mais vaines et ridicules cérémonies que vos prêtres affectent de faire avec faste dans la célébration de leurs faux mystères et de leur faux culte divin. En un mot, voilà la source et l’origine de tout ce que l’on vous fait respecter et adorer comme des divinités ou comme des choses toutes divines. Voilà aussi l’origine et la source de tous ces superbes titres et noms de seigneur, de prince, de roi, de monarque et de potentat, qui tous, sous prétexte de vous gouverner en souverains, vous oppriment en tyrans, qui sous prétexte de bien public vous ravissent tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur et qui, sous prétexte d’avoir leur autorité de quelque suprême divinité, se font eux-mêmes obéir, craindre et respecter comme des dieux. Et enfin, voilà la source et l’origine de tous ces autres vains noms de nobles, de gentilhommes, de comtes, etc., dont la terre fourmille, comme dit un auteur, et qui sont presque tous comme des loups pillards1 qui, sous prétexte de vouloir jouir de leurs droits et de leur autorité, vous foulent, vous maltraitent, vous pillent et vous ravissent ce que vous avez de meilleur. Voilà pareillement la source et l’origine de tous ces prétendus saints et sacrés caractères d’ordre et de puissance ecclésiastique et spirituelle que vos prêtres et vos évêques s’attribuent sur vous qui, sous prétexte de vous conférer les biens spirituels d’une grâce et d’une faveur toute divine, vous ravissent finement des biens qui sont incomparablement plus réels et plus solides que ceux qu’ils font semblant de vouloir vous conférer ; et qui, sous prétexte de vouloir vous conduire au ciel et vous y procurer un bonheur éternel, vous empêchent de jouir tranquillement d’aucune véritable félicité sur la terre et qui enfin, sous prétexte de vouloir vous garantir dans une autre vie des peines imaginaires d’un enfer qui n’est point, non plus que cette autre vie éternelle dont ils entretiennent, vainement pour vous mais inutilement pour eux, vos craintes et vos espérances, vous réduisent à souffrir dans cette vie qui est la seule que vous ayez à prétendre les peines réelles d’un véritable enfer. Et comme la force de ces sortes de gouvernements tyranniques ne subsiste que par les mêmes moyens et les mêmes principes qui les ont établis, et qu’il est dangereux de vouloir combattre les maximes 1.

Meslier emploie ici ravissans, qui est l’ancienne graphie de ravissants. Mais, à l’évidence, ses loups ne sont pas ravissants au sens où l’on emploie ce mot aujourd’hui — des loups jolis, agréables et amènes ; ils sont ravissans au sens du XVIIIe siècle, ce qui veut dire qu’ils sont des ravisseurs, qui s’emparent d’une personne ou de ses biens par la ruse. C’est pourquoi j’ai utilisé ici le mot pillard, qui me semble traduire assez exactement sa pensée. (Note de N.B.)

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f­ ondamentales d’une religion aussi bien que d’ébranler les lois fondamentales d’un État ou d’une république, il ne faut pas s’étonner si les personnes sages et éclairées se conforment aux lois générales de l’État si injustes qu’elles puissent être, ou s’ils se conforment au moins en apparence à l’usage et à la politique d’une religion qu’ils trouvent établie quoiqu’ils en reconnaissent suffisamment les erreurs et la vanité parce que telle répugnance qu’ils puissent avoir à s’y soumettre, il leur est néanmoins beaucoup plus utile et avantageux de vivre tranquillement en conservant ce qu’ils peuvent avoir, que de s’exposer volontairement à se perdre eux-mêmes en voulant s’opposer au torrent des erreurs communes ou en voulant résister à l’autorité d’un souverain qui veut se rendre maître absolu de tout : [ajoutons] d’ailleurs que dans de grands États et gouvernements comme sont les royaumes et les empires, étant impossible que ceux qui en sont les souverains puissent seuls par eux-mêmes pourvoir à tout et maintenir leur puissance et leur autorité dans de si grandes étendues de pays, ils ont soin d’établir partout des officiers, des intendants, des gouverneurs et quantité d’autres gens qu’ils paient largement aux dépens du public pour veiller à leurs intérêts pour maintenir leur autorité, de sorte qu’il n’y a personne qui osât se mettre en devoir de résister, ni même de contredire ouvertement une autorité si absolue sans s’exposer en même temps à un danger manifeste de se perdre. C’est pourquoi les plus sages et les plus éclairés sont contraints de demeurer dans le silence, quoiqu’ils voient manifestement les abus et les désordres d’un gouvernement si injuste et si odieux. […] Et voilà comme les abus, les erreurs, les superstitions et la tyrannie se sont établis dans le monde. Il semblerait […] que la religion et la politique ne devraient pas s’accommoder et qu’elles devraient […] se trouver réciproquement contraires et opposées l’une à l’autre puisqu’il semble que la douceur et la piété de la religion devraient condamner les rigueurs et les injustices d’un gouvernement tyrannique ; et qu’il semble d’un autre côté que la prudence d’une sage politique devrait condamner et réprimer les abus, les erreurs et les impostures d’une fausse religion. Il est vrai que cela devrait se faire ainsi, mais ce qui devrait se faire ne se fait pas toujours. Ainsi, quoiqu’il semble que la religion et la politique dussent être si contraires et si opposées l’une à l’autre dans leurs principes et dans leurs maximes, elles ne laissent pas néanmoins de s’accorder assez





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bien ensemble lorsqu’elles ont une fois fait alliance et qu’elles ont contracté amitié ensemble : on pourrait dire qu’elles s’entendent pour lors comme deux coupeurs de bourses, car elles se défendent et se soutiennent mutuellement l’une l’autre. La religion soutient le gouvernement politique, si méchant qu’il puisse être, et à son tour le gouvernement soutient la religion, si sotte et si vaine qu’elle puisse être. D’un côté les prêtres, qui sont les ministres de la religion, recommandent sous peine de malédiction et de damnation éternelle d’obéir aux magistrats, aux princes et aux souverains comme étant mis en place par Dieu pour gouverner les autres ; et les princes, de leur côté, font respecter les prêtres, leur font donner de bons appointements et de bons revenus et les maintiennent dans les fonctions vaines et abusives de leur faux ministère, contraignant le peuple de regarder comme saint et comme sacré tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils ordonnent aux autres de croire ou de faire sous ce beau et spécieux prétexte de religion et de culte divin. Et voilà encore un coup comme les abus et comme les erreurs, les superstitions, les illusions et la tromperie se sont établis dans le monde et comme ils s’y maintiennent au grand malheur des pauvres peuples qui gémissent sous de si rudes et si pesants jougs. Vous penserez peut-être, mes chers amis, que, dans un si grand nombre de fausses religions qu’il y a dans le monde, mon intention serait d’excepter au moins de ce nombre la religion catholique, dont nous faisons tous profession et laquelle nous disons être la seule qui enseigne la pure vérité, la seule qui reconnaît et adore comme il faut le vrai dieu, et la seule qui conduit les hommes dans le véritable chemin du salut et d’une éternité bienheureuse ; mais désabusez-vous, mes chers amis, désabusez-vous de cela et généralement de tout ce que vos pieux ignorants ou vos moqueurs et intéressés prêtres et docteurs s’empressent de vous dire et de vous faire accroire sous le faux prétexte de prétendue sainte et divine religion. Vous n’êtes pas moins séduits ni moins abusés que ceux qui sont les plus séduits et abusés. Vous n’êtes pas moins dans l’erreur que ceux qui y sont les plus profondément plongés. Votre religion n’est pas moins vaine, ni moins superstitieuse qu’aucune autre ; elle n’est pas moins fausse dans ses principes, ni moins ridicule et absurde dans ses dogmes et maximes ; vous n’êtes pas moins idolâtres que ceux que vous blâmez et que vous condamnez vous-mêmes d’idolâtrie. Les idées des païens et les vôtres ne sont différentes que de nom et de figure. En un mot, tout ce que vos docteurs et vos prêtres prêchent avec tant de zèle et d’éloquence touchant la grandeur, l’excellence et la sainteté des mystères qu’ils vous

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font adorer, tout ce qu’ils vous racontent avec tant de gravité de la certitude de leurs prétendus miracles et tout ce qu’ils vous débitent avec tant de zèle et d’assurance, touchant la grandeur des récompenses du ciel et touchant les effroyables châtiments de l’enfer, ne le sont dans le fond que des illusions, des erreurs, des mensonges, des fictions et des impostures inventées premièrement par des fins et rusés politiques, continuées par des séducteurs et des imposteurs et ensuite reçues et crues aveuglément par des peuples ignorants et grossiers, et puis enfin maintenues par l’autorité des grands et des souverains de la terre, qui ont favorisé les abus, les erreurs, les superstitions et les impostures et qui les ont autorisés par leurs lois afin de tenir par là le commun des hommes en bride et de faire d’eux tout ce qu’ils voudraient. Voilà mes chers amis comment ceux qui ont gouverné ou qui gouvernent encore maintiennent les peuples, abusent présomptueusement et impunément du nom et de l’autorité de Dieu pour se faire craindre et respecter eux-mêmes, plutôt que pour faire adorer et servir le Dieu imaginaire de la puissance duquel ils vous épouvantent. Voilà comment ils abusent du nom spécieux de piété et de religion, pour faire accroire aux faibles et aux ignorants tout ce qu’il leur plaît ; et voilà enfin comment ils établissent par toute la terre une détestable misère de mensonges et d’iniquités au lieu qu’ils dévaient s’appliquer uniquement les uns et les autres à établir partout le règne de la paix de la justice et de la vérité, qui rendrait tous les peuples heureux et contents sur la terre. Je dis qu’ils établissent partout un misère d’iniquité parce que tous ces ressorts cachés de la plus fine politique aussi bien que les maximes et les cérémonies les plus pieuses de la religion ne sont effectivement que des mystères d’iniquité. Je dis mystères d’iniquité pour tous les pauvres peuples qui se trouvent misérablement les dupes de toutes ces ­momeries-là, aussi bien que les jouets et les victimes malheureuses de la puissance des grands : mais pour ceux qui gouvernent ou qui prennent part au gouvernement des autres, et pour les prêtres, qui gouvernent les consciences, ou qui sont pourvus de quelques bons bénéfices, ce sont comme des mines ou des toisons d’or ; ce sont comme des cornes d’abondance qui leur font venir à souhait toutes sortes de biens : et c’est ce qui donne à tous ces beaux messieurs le moyen de se divertir et de donner agréablement toutes sortes de bons temps, pendant que les pauvres peuples abusés par les erreurs et par les superstitions de la religion gémissent tristement, pauvrement et paisiblement néanmoins sous l’oppression des grands, pendant qu’ils souffrent patiemment leurs peines, pendant qu’ils s’amusent





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v­ ainement à prier des dieux et des saints qui ne les entendent point, pendant qu’ils s’amusent à des dévotions vaines, pendant qu’ils accomplissent dévotement les pénitences et les mortifications, qui leur ont été enjointes après la vaine et superstitieuse confession de leurs péchés, et enfin pendant que ces pauvres peuples s’épuisent jour et nuit au travail en suant sang et eau pour avoir chétivement de quoi vivre pour eux, et pour avoir de quoi fournir abondamment aux plaisirs et aux contentements de ceux qui les rendent si malheureux dans la vie. Ah ! Mes chers amis, si vous connaissiez bien la vanité et la folie des erreurs dont on vous entretient sous prétexte de religion, et si vous connaissiez combien injustement et combien indignement on abuse de l’autorité que l’on a usurpée sur vous sous prétexte de vous gouverner, vous n’auriez certainement que du mépris pour tout ce que l’on vous fait adorer et respecter, et vous n’auriez que de la haine et que de l’indignation pour tous ceux qui vous abusent, qui vous gouvernent si mal, et qui vous maltraitent si indignement.

3.3 L’opium du peuple (Karl Marx) Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895) sont notamment les créateurs d’un ambitieux système philosophique appelé le matérialisme historique. Ils suggèrent que c’est dans l’infrastructure économique des modes de production qui se succèdent dialectiquement dans l’histoire qu’on trouvera l’explication de leurs successives incarnations et de leur développement. La superstructure de ces modes de production comprend quant à elle les rapports juridiques, mais aussi les différentes formes de la conscience. Cette superstructure idéologique est tout à la fois le masque et le reflet de l’infrastructure économique. C’est dans ce contexte que doit se comprendre l’analyse de la religion que propose ici Marx. Celle-ci appartient à la superstructure, donc à la sphère idéologique d’un mode de production et « la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle ». Marx la définit en outre comme « le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est, dit-il, l’opium du peuple ». Source : Karl MARX, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843. Passim.

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2 Pour l’Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique. L’existence profane de l’erreur est compromise, dès que sa céleste oratio pro aris et focis a été réfutée. L’homme qui, dans la réalité fantastique du ciel où il cherchait un surhomme, n’a trouvé que son propre reflet ne sera plus tenté de ne trouver que sa propre apparence, le nonhomme, là où il cherche et est forcé de chercher sa réalité véritable. Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé a une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais





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pour qu’il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par la suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. L’histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s’est évanouie, d’établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie, qui est au service de l’histoire, consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. […] Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dés qu’elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu’elle procède par des démonstrations ad hominem, et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme luimême. Ce qui prouve jusqu’à l’évidence le radicalisme de la théorie allemande, donc son énergie pratique, c’est qu’elle prend comme point de départ la suppression absolument positive de la religion. La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême.

3.4 L’origine des religions (Michel Bakounine) Michel Bakounine (1814-1876) est un des plus illustres théoriciens de l’anarchisme. Dans l’extrait cité, il s’interroge sur l’origine des religions et adopte, selon son habitude, une perspective naturaliste et s’efforce, avec des outils nettement inspirés de la dialectique hégélienne, d’en penser l’origine et le développement ainsi que la place qu’elle occupe dans la culture et les systèmes de pensée.

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Bakounine reprend bon nombre des thèses que nous avons croisées jusqu’ici. C’est ainsi qu’il écrit : « Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel. » Mais il ajoute à ce tableau d’incomparables accents libertaires. Source : Michel BAKOUNINE, Dieu et l’État, Genève, 1882. Passim. 2 Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette grande, cette fondamentale et cette décisive vérité : oui, le monde social, le monde proprement humain, l’humanité, en un mot, n’est autre chose que le développement dernier et suprême — suprême pour nous au moins et relativement à notre planète —, la manifestation la plus haute de l’animalité. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes ; et c’est précisément cette négation aussi rationnelle que naturelle, et qui n’est rationnelle que parce qu’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde, c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées. Oui, nos premiers ancêtres, nos Adam et nos Ève, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter. Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement positif de l’animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.





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La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois très profond, lorsqu’on le considère comme l’une des plus anciennes manifestations, parvenues jusqu’à nous, de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d’une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n’avait posé à cette complète jouissance qu’une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l’arbre de la science. Il voulait donc que l’homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l’éternel révolté, le premier libre-penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l’émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l’humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science. On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, qui constitue une de ses divines facultés, aurait dû pourtant l’avertir de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan, l’homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire lui-même dans sa création propre, comme font les enfants lorsqu’ils se mettent en colère ; et, non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c’est monstrueusement inique et absurde ! Puis, se rappelant qu’il n’était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d’amour, après avoir tourmenté l’existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste et, pour le sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde, comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu’il fût tué par les hommes. Cela s’appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Et encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde

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humain ! Mais non ; dans le paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c’est formellement annoncé, il n’y aura que fort peu d’élus. Le reste, l’immense majorité des générations présentes et à venir, grillera éternellement dans l’enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume Ier, des Ferdinand d’Autriche et des Alexandre de toutes les Russies. Tels sont les contes absurdes qu’on raconte et telles sont les doctrines monstrueuses qu’on enseigne, en plein XIXe siècle, dans toutes les écoles populaires de l’Europe, sur l’ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples ! N’est-il pas évident que tous ces gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ? Je me suis laissé entraîner loin de mon sujet par la colère qui s’empare de moi toutes les fois que je pense aux ignobles et criminels moyens qu’on emploie pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tondre, sans doute. Que sont les crimes de tous les Troppmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s’appeler les tuteurs et les pères des peuples ? Je reviens au mythe du péché originel. Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan n’avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l’acte de désobéissance qu’il les avait induits à commettre : car aussitôt qu’ils eurent mangé du fruit défendu Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de Nous, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu’il ne devienne pas immortel comme Nous. » Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et c­ onsidérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair. L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué comme homme : il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée. Le système des idéalistes nous présente tout à fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes les expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente





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humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si unanimement reconnue, que deux fois deux font quatre jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n’admettant d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience ou par l’observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines. On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l’intelligence historiquement progressive, tant individuelle que sociale, de l’homme, dans ce monde. C’est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut ou de l’inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi. Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d’accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis spécialement humain ; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, les penseurs idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu’ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l’éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue ; de la pensée à l’Être, ou plutôt de l’Être suprême dans le Néant. […] Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère. De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des Messies y ont cherché la vie, et n’y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphinx antique, il les a dévorés, parce qu’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon jusqu’à Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles

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et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu’il l’avait été avant eux. Mais, puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, l’un après l’autre pendant trente siècles au moins, ayant entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu’il nous sera dévoilé, aujourd’hui, par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction, historiquement explicable sans doute, entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ? Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est-à-dire qu’il est absurde, parce que l’absurde seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison et, retournant s’il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie : « Je crois en ce qui est absurde. » Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais alors s’élève aussitôt une autre question : « Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ? » Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements, qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions les plus essentielles de leur propre puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.





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Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c’est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l’organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l’on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d’en sortir ; mais pour cela il n’a que trois moyens, dont deux fantastiques, et le troisième réel. Les deux premiers, ce sont le cabaret et l’église, la débauche du corps ou la débauche de l’esprit ; le troisième, c’est la révolution sociale. D’où je conclus que cette dernière seule, beaucoup plus, au moins, que toutes les propagandes théoriques des libres-penseurs, sera capable de détruire jusqu’aux dernières traces des croyances religieuses et des habitudes débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées qu’on ne le pense ; et que, en substituant aux jouissances à la fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que réelles de l’humanité pleinement accomplie dans chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises. Jusque-là le peuple, pris en masse, croira, et, s’il n’a pas raison de croire, il en aura au moins le droit. Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité. Prêtres, monarques, hommes d’État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la soupape de sûreté. Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d’âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n’ont pas le courage, ni la force ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros. Elles aban-

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donnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l’absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l’existence de Dieu. Leur Dieu n’est point l’Être vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la théologie. C’est un Être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire que, quand on croit le saisir, il se transforme en Néant : c’est un mirage, un feu follet qui ne réchauffe ni n’éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils croient que, s’il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n’appartenant ni au présent ni à l’avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne se sentent la force ni de penser jusqu’à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre et ils perdent leur temps et leur peine en s’efforçant toujours de concilier l’inconciliable. […] J’ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd’hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant, chez elles, une aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du cœur. C’est la protestation instinctive et passionnée de l’être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d’une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n’est qu’un seul remède : c’est la révolution sociale. […] Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux, et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; en conséquence de quoi le ciel religieux n’est autre chose qu’un mirage où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en euxmêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité ou même un grand défaut quelconque, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants,





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par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l’humanité et la terre devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l’arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l’homme, son vrai créateur, après l’avoir tirée du néant à son insu, s’agenouilla devant elle, l’adora et se proclama sa créature et son esclave. Le christianisme est précisément la religion par excellence parce qu’il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l’appauvrissement, l’asservissement et l’anéantissement de l’humanité au profit de la divinité. Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l’homme est le mensonge, l’iniquité, le mal, la laideur, l’impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux-là une fois reconnus comme les représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l’humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, ils doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance illimitée et passive, car contre la raison divine il n’y a point de raison humaine, et contre la justice de Dieu il n’y a point de justice terrestre qui tienne. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Église et de l’État en tant que ce dernier est consacré par l’Église. Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même les antiques religions orientales, qui d’ailleurs n’ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d’embrasser l’humanité tout entière ; et voilà ce que, de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. […] N’en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l’idée de Dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation la plus décisive de l’humaine liberté et aboutit nécessairement à l’esclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique.

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À moins donc de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les momiers, les piétistes ou les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. […] Si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant, qu’on choisisse. Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, ce principal instrument de l’émancipation humaine, et les réduisent à l’imbécillité, condition essentielle de leur esclavage. Elles déshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine dans leur sein, faisant toujours pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine. Elles tuent l’humaine fierté et l’humaine dignité, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le cœur des peuples tout sentiment d’humaine fraternité en le remplissant de divine cruauté. Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang, car toutes reposent principalement sur l’idée du sacrifice, c’est-à-dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur cœur — et, sinon dans le cœur, dans leur imagination, dans l’esprit — quelque chose de cruel et de sanguinaire. […] Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l’humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis : « Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître. »

3.5 Une illusion et son avenir (Sigmund Freud) Sigmund Freud (1856-1939) est le fondateur de la psychanalyse, une discipline qu’il a présentée comme étant à la fois une méthode ainsi que des procédés permettant l’analyse et l’étude de processus mentaux



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autrement à peu près entièrement inaccessibles, un ensemble de méthodes thérapeutiques qui en dérivent et qui visent le traitement de désordres névrotiques et, enfin, tout un ensemble de théories concernant le psychisme humain et susceptibles d’être étendues, au moins à titre d’hypothèses, à l’étude de larges phénomènes culturels comme la religion, la magie, la morale et ainsi de suite. L’avenir d’une illusion, un ouvrage paru en 1927, appartient clairement à cette dernière catégorie, la seule par laquelle, à mon avis, la psychanalyse peut prétendre conserver un certain intérêt. Freud y déploie l’hypothèse selon laquelle la religion est une forme de projection de l’image du père et de névrose infantile dont l’adulte devra guérir pour devenir sain. Source : Sigmund FREUD, L’avenir d’une illusion. Passim, chapitres III et VI. Traduction française de Marie Bonaparte, revue par l’auteur, 1932. Un document a été produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, dans la collection « Classiques des sciences sociales ». Site Web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences _sociales/index.html. 2 En quoi réside la valeur particulière des idées religieuses ? Nous venons de parler de l’hostilité contre la civilisation, engendrée par la pression que celle-ci exerce, par les renonciations aux instincts qu’elle exige. S’imagine-t-on toutes ses interdictions levées, alors on pourrait s’emparer de toute femme qui vous plairait, sans hésiter, tuer son rival ou quiconque vous barrerait le chemin, ou bien dérober à autrui, sans son assentiment, n’importe lequel de ses biens ; que ce serait donc beau et quelle série de satisfactions nous offrirait alors la vie ! Mais la première difficulté se laisse à la vérité vite découvrir. Mon prochain a exactement les mêmes désirs que moi et il ne me traitera pas avec plus d’égards que je ne le traiterai moi-même. Au fond, si les entraves dues à la civilisation étaient brisées, ce n’est qu’un seul homme qui pourrait jouir d’un bonheur illimité, un tyran, un dictateur ayant monopolisé tous les moyens de coercition, et alors lui-même aurait toute raison de souhaiter que les autres observassent du moins ce commandement culturel : tu ne tueras point.

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Mais quelle ingratitude, quelle courte vision que d’aspirer à l’abolition de la culture ! Ce qui resterait alors serait l’état de nature, et celui-ci est de beaucoup plus difficile à supporter. Il est vrai, la nature ne nous demande pas de restreindre nos instincts, elle leur laisse toute liberté, mais elle a sa manière, et particulièrement efficace, de nous restreindre : elle nous détruit froidement, cruellement, brutalement, d’après nous, et cela justement parfois à l’occasion de nos satisfactions. C’est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rapprochés et avons créé la civilisation qui, entre autres raisons d’être, doit nous permettre de vivre en commun. À la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d’être essentielle est de nous protéger contre la nature. On le sait, sur bien des chapitres, elle s’acquitte déjà fort bien de cette tâche et plus tard elle s’en acquittera évidemment un jour encore bien mieux. Mais personne ne nourrit l’illusion que la nature soit déjà domptée, et bien peu osent espérer qu’elle soit un jour tout entière soumise à l’homme. Voici les éléments, qui semblent se moquer de tout joug que chercherait à leur imposer l’homme : la terre, qui tremble, qui se fend, qui engloutit l’homme et son œuvre, l’eau, qui se soulève, et inonde et noie toute chose, la tempête, qui emporte tout devant soi ; voilà les maladies, que nous savons depuis peu seulement être dues aux attaques d’autres êtres vivants, et enfin l’énigme douloureuse de la mort, de la mort à laquelle aucun remède n’a jusqu’ici été trouvé et ne le sera sans doute jamais. Avec ces forces la nature se dresse con­tre nous, sublime, cruelle, inexorable ; ainsi, elle nous rappelle notre faiblesse, notre détresse, auxquelles nous espérions nous soustraire grâce au labeur de notre civilisation. C’est un des rares spectacles nobles et exaltants que les hommes puissent offrir que de les voir, en présence d’une catastrophe due aux éléments, oublier leurs dissensions, les querelles et les animosités qui les divisent pour se souvenir de leur grande tâche commune : le maintien de l’humanité face aux forces supérieures de la nature. Pour l’individu comme pour l’humanité en général, la vie est difficile à supporter. La civilisation à laquelle il prend part lui impose un certain degré de privation, les autres hommes lui occasionnent une certaine dose de souffrance, ou bien en dépit des prescriptions de cette civilisation ou bien par l’imperfection de celle-ci. À cela s’ajoutent les maux que la nature indomptée — il l’appelle le destin — lui inflige. Une anxiété constante des malheurs pouvant survenir et une grave humiliation du narcissisme naturel devraient être les conséquences de cet état. Nous





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savons déjà comment l’individu réagit aux dommages que lui infligent et la civilisation et les autres hommes : il oppose une résistance, proportionnelle à sa souffrance, aux institutions de cette civilisation, une hostilité contre celle-ci. Mais comment se met-il en défense contre les forces supérieures de la nature, du destin, qui le menacent ainsi que tous les hommes ? La civilisation le décharge de cette tâche et elle le fait de façon semblable pour tous. Il est d’ailleurs remarquable que presque toutes les cultures se comportent ici de même. La civilisation ne fait pas ici halte dans sa tâche de défendre l’homme contre la nature, elle change simplement de méthode. La tâche est ici multiple et le sentiment de sa propre dignité qu’a l’homme, et qui se trouve gravement menacé, aspire à des consolations ; l’univers et la vie doi­vent être libérés de leurs terreurs ; en outre la curiosité humaine, certes stimulée par les considérations pratiques les plus puissantes, exige une réponse. Le premier pas dans ce sens est déjà une conquête. Il consiste à « humaniser » la nature. On ne peut aborder des forces et un destin impersonnels, ils nous demeurent à jamais étrangers. Mais si au cœur des éléments les mêmes passions qu’en notre âme font rage, si la mort ellemême n’est rien de spon­tané, mais un acte de violence dû à une volonté maligne, si nous sommes environnés, partout dans la nature, d’êtres semblables aux humains qui nous entourent, alors nous respirons enfin, nous nous sentons comme chez nous dans le surnaturel, alors nous pouvons élaborer psychiquement notre peur, à laquelle jusque-là nous ne savions trouver de sens. Nous sommes peut-être encore désarmés, mais nous ne sommes plus paralysés sans espoir, nous pouvons du moins réagir, peut-être même ne sommes-nous pas vraiment désarmés : nous pouvons en effet avoir recours contre ces violents surhommes aux mêmes méthodes dont nous nous servons au sein de nos sociétés humai­nes, nous pouvons essayer de les conjurer, de les apaiser, de les corrompre et, ainsi les influençant, nous leur déroberons une partie de leur pouvoir. Ce remplacement d’une science naturelle par une psychologie ne nous procure pas qu’un soulagement immédiat, il nous montre dans quelle voie poursuivre afin de dominer la situation mieux encore. Car cette situation n’est pas nouvelle, elle a un prototype infantile, dont elle n’est en réalité que la continuation. Car nous nous sommes déjà trouvés autrefois dans un pareil état de détresse, quand nous étions petit enfant en face de nos parents. Nous avions des raisons de craindre ceux-

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ci, surtout notre père, bien que nous fussions en même temps certains de sa protection contre les dangers que nous craignions alors. Ainsi l’homme fut amené à rapprocher l’une de l’autre ces deux situations, et, comme dans la vie du rêve, le désir y trouve aussi son compte. Le dormeur éprouve-t-il un pressentiment de mort, qui cherche à le transporter dans la tombe, l’élaboration du rêve sait choisir la condition grâce à laquelle cet événement redouté devient la réalisation d’un désir, et le rêveur se trouvera par exemple transporté dans un tombeau étrusque, dans lequel il se croira descendu plein de joie de pouvoir enfin satisfaire ses intérêts archéologiques. De même l’homme ne fait pas des forces naturelles de simples hommes avec lesquels il puisse entrer en relation comme avec ses pareils — cela ne serait pas conforme à l’impression écrasante qu’elles lui font — mais il leur donne les caractères du père, il en fait des dieux, suivant en cela un prototype non pas seulement infantile mais encore phylo­génique, ainsi que j’ai tenté de le montrer ailleurs. Au cours des temps, les premières observations révélant la régularité et la légalité des phénomènes de la nature font perdre aux forces naturelles leurs traits humains. Mais la détresse humaine demeure et avec elle la nostalgie du père et des dieux. Les dieux gardent leur triple tâche à accomplir : exorciser les forces de la nature, nous réconcilier avec la cruauté du destin, telle qu’elle se manifeste en particulier dans la mort, et nous dédommager des souffrances et des privations que la vie en commun des civilisés impose à l’homme. Mais, entre ces trois fonctions des dieux, l’accent se déplace peu à peu. On finit par remarquer que les phénomènes de la nature se déroulent d’eux-mêmes suivant des nécessités internes ; certes les dieux sont les maîtres de la nature, ce sont eux qui l’ont faite telle qu’elle est et maintenant ils peuvent l’abandonner à elle-même. Ce n’est qu’en de rares occasions que les dieux interviennent dans le cours des phénomènes naturels, lorsqu’ils font un miracle, et cela, comme pour nous assurer qu’ils n’ont rien perdu de leur pouvoir primitif. En ce qui touche aux vicissitudes du destin, un sentiment vague et désagréable nous avertit qu’il ne saurait remédier à la détresse et au désemparement du genre humain. C’est surtout ici que les dieux faillent : s’ils font eux-mêmes le destin, alors il faut avouer que leurs voies sont insondables. Le peuple le plus doué de l’Antiquité soupçonna vaguement les Moires d’être au-dessus des dieux et les dieux eux-mêmes d’être soumis au destin. Et plus la nature devient autonome, et plus les dieux s’en retirent, plus toutes les expectatives se concentrent sur leur troisième tâche, plus la moralité devient leur réel





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domaine. Alors la tâche des dieux devient de parer aux défauts de la civilisation et aux dommages qu’elle cause, de s’occuper des souffrances que les hommes s’infligent les uns aux autres de par leur vie en commun, de veiller au maintien des prescriptions de la civilisation, prescriptions auxquelles les hommes obéissent si mal. Une origine divine est attribuée aux prescriptions de la civilisation, elles sont élevées à une dignité qui dépasse les sociétés humaines, et étendues à l’ordre de la nature et à l’évolution de l’univers. Ainsi se constitue un trésor d’idées, né du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifié avec le matériel fourni par les souvenirs de la détresse où se trouvait l’homme lors de sa propre enfance comme aux temps de l’enfance du genre humain. Il est aisé de voir que, grâce à ces acquisitions, l’homme se sent protégé de deux côtés : d’une part, contre les dangers de la nature et du destin, d’autre part, contre les dommages causés par la société humaine. Tout cela revient à dire que la vie, en ce monde, sert un dessein supérieur, dessein dont la nature est certes difficile à deviner, mais auquel participe à coup sûr un perfectionnement de l’être de l’homme. Probablement la partie spirituelle de l’homme, l’âme, qui s’est séparée si lentement et si à contrecœur du corps, au cours des temps, sera-t-elle l’objet de cette exaltation. Tout ce qui a lieu en ce monde doit être considéré comme l’exécution des desseins d’une intelligence supérieure à la nôtre, qui, bien que par des voies et des détours difficiles à suivre, arrange toutes choses au mieux, c’est-à-dire pour notre bien. Sur chacun de nous veille une Providence bienveillante, qui n’est sévère qu’en apparence, Providence qui ne permet pas que nous deve­nions le jouet des forces naturelles, écrasantes et impitoyables ; la mort elle-même n’est pas l’anéantissement, pas le retour à l’inanimé, à l’inorganique, elle est le début d’une nouvelle sorte d’existence, étape sur la route d’une plus haute évolution. Et, en ce qui regarde l’autre face de la question, les mêmes lois morales sur lesquelles se sont édifiées nos civilisations gouvernent aussi l’univers, mais là une cour de justice plus haute veille à leur observation avec incomparablement plus de force et de logique. Le bien trouve toujours en fin de compte sa récompense, le mal son châtiment, si ce n’est pas dans cette vie-ci, du moins dans les existences ultérieures qui commencent après la mort. Ainsi toutes les terreurs, souffrances, cruautés de la vie seront effacées ; la vie d’après la mort, qui continue notre vie terrestre, comme la partie invisible du spectre s’adjoint à la visible, nous apportera toute la perfection, tout l’idéal, qui nous ont

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peut-être fait défaut ici-bas. Et la sagesse supérieure qui préside à ces destinées, la suprême bonté qui s’y manifeste, la justice qui s’y réalise sont les qualités des êtres divins qui ont créé et nous et l’univers. Ou plutôt de l’Être divin unique en lequel, dans notre civilisation, tous les dieux des temps primitifs se sont condensés. Le peuple qui réalisa le premier une pareille concentration des qualités divines ne fut pas peu fier d’un tel progrès. Il avait mis au jour le nucleus paternel, dissimulé mais présent dans toutes les figures divines ; c’était un fond, un retour aux débuts historiques de l’idée de Dieu. À présent que Dieu était l’unique, les relations de l’homme à lui pou­vaient recouvrer l’intimité et l’intensité des rapports de l’enfant au père. Qui avait tant fait pour le père voulait aussi en être récompensé ; au moins être le seul enfant aimé du père, le peuple élu. […] Les idées religieuses qui viennent d’être résumées ont naturellement subi une longue évolution et ont été adoptées à leurs diverses phases par les diverses civilisations. J’ai choisi ici une seule de ces phases évolutives, celle qui correspond à peu près à la phase finale que présente la civilisation chrétienne actuelle des races blanches occidentales. Il est aisé de voir que les pièces de cet ensemble ne s’accordent pas toutes également bien, qu’il n’ait pas répondu à toutes les questions les plus pressantes, et que les contradictions qu’implique l’expérience quotidienne ne peuvent être levées qu’à grand-peine. Mais, telles qu’elles sont, ces idées — les idées religieuses au sens le plus large du mot — sont considérées comme le plus précieux patrimoine de la civilisation, la plus haute valeur qu’elle ait à offrir à ses participants, valeur estimée plus haute que tout l’art d’arracher ses trésors à la terre, de pourvoir à la subsistance des hommes ou de vaincre leurs maladies, etc. Les hommes pensent qu’ils ne pourraient supporter la vie s’ils n’attribuaient pas à ces idées la valeur à laquelle on prétend qu’elles ont droit. Et à présent la question se pose : que sont ces idées au jour de la psychologie, d’où dérive la haute estime où on les tient ? Nous nous hasarderons même à le demander : quelle est leur valeur réelle ? […] Je pense que la réponse à nos deux questions a été suffisamment préparée. Nous la trouverons en tournant nos regards vers la genèse psychique des idées religieuses. Ces idées, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la





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détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé — protégé en étant aimé —, besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. L’angoisse hu­maine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres de temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes — la genèse de l’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel — s’élaborent suivant les prémisses du système religieux. Et c’est un formidable allégement pour l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés du complexe paternel — conflits jamais entièrement résolus —, lui être pour ainsi dire enlevés et recevoir une solution acceptée de tous. Quand je dis tout cela, ce sont des illusions, il me faut délimiter le sens de ce terme. Une illusion n’est pas la même chose qu’une erreur, une illusion n’est pas non plus nécessairement une erreur. L’opinion d’Aristote, d’après laquelle la vermine serait engendrée par l’ordure — opinion qui est encore celle du peuple ignorant —, était une erreur ; de même l’opinion qu’avait une généra­tion antérieure de médecins, et d’après laquelle le tabès aurait été la consé­quence d’excès sexuels. Il serait impropre d’appeler ces erreurs des illusions, alors que c’était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d’illusion l’assertion de certains nationalistes, assertion d’après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d’après laquelle l’enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l’illusion, c’est qu’elle est dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l’idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l’on ne tient pas compte de la structure compliquée de l’idée délirante. L’idée délirante est essentiellement — nous soulignons ce caractère — en contradiction avec la réalité ; l’illusion n’est pas nécessairement fausse, c’est-à-dire irréalisable ou en contradiction avec la réalité. Une jeune fille de condition modeste peut par exemple se créer l’illusion qu’un

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prince va venir la chercher pour l’épouser. Or cela est possible ; quelques cas de ce genre se sont réellement présentés. Que le Messie vienne et fonde un âge d’or, voilà qui est beaucoup moins vraisemblable : suivant l’attitude personnelle de celui qui est appelé à juger de cette croyance, il la classera parmi les illusions ou parmi les équivalents d’une idée délirante. Des exemples d’illusions authentiques ne sont pas, d’ordinaire, faciles à découvrir ; mais l’illusion des alchimistes de pouvoir transmuter tous les métaux en or est peut-être l’une d’elles. Le désir d’avoir beaucoup d’or, autant d’or que possible, a été très atténué par notre intelligence actuelle des conditions de la richesse ; cependant la chimie ne tient plus pour impossible une transmutation des métaux en or. Ainsi nous appelons illusion une croyance quand, dans la motivation de celle-ci, la réalisation d’un désir est prévalente, et nous ne tenons pas compte, ce faisant, des rapports de cette croyance à la réalité, tout comme l’illusion elle-même renonce à être confir­mée par le réel. Ces explications données, revenons aux doctrines religieuses. Nous le répéterons : les doctrines religieuses sont toutes des illusions, on ne peut les prouver, et personne ne peut être contraint à les tenir pour vraies, à y croire. Quelques-unes d’entre elles sont si invraisemblables, tellement en contra­diction avec ce que nous avons appris, avec tant de peine, sur la réalité de l’univers, que l’on peut les comparer — en tenant compte comme il convient des différences psychologiques — aux idées délirantes. De la valeur réelle de la plupart d’entre elles il est impossible de juger. On ne peut pas plus les réfuter que les prouver. Nous savons encore trop peu de chose pour pouvoir les aborder de plus près, du point de vue critique. L’énigme de l’univers ne se dévoile que lentement à notre investigation, il est beaucoup de questions auxquelles la science ne peut pas encore aujourd’hui répondre. Cependant le travail scientifique est le seul chemin qui puisse nous mener à la connaissance de la réalité extérieure. C’est de nouveau une illusion que d’attendre quoi que ce soit de l’intuition ou de l’introspection ; l’intuition ne peut nous donner que des indications — difficiles à interpréter — sur notre propre vie psychique, jamais le moindre renseignement relatif aux questions auxquelles la doctrine religieuse trouve si aisément des réponses. Il serait sacrilège de vouloir combler la lacune d’après son propre arbitraire et de juger d’après son sentiment personnel si telle ou telle partie du système religieux est plus ou moins acceptable. Ces questions sont trop importantes, on voudrait dire trop saintes.





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Soyons préparés à entendre ici cette objection : « Ainsi, si même les scep­tiques endurcis avouent que les assertions religieuses ne sauraient être réfutées à l’aide de la raison, pourquoi n’y devrais-je pas croire, puisqu’elles ont tant d’arguments en leur faveur : la tradition, le consentement universel des hommes et tout ce qu’elles recèlent de consolateur ? » Et, en effet, pourquoi pas ? De même que personne ne peut être contraint à croire, personne ne peut l’être à ne pas croire, mais qu’on ne s’en impose pas à soi-même en s’imaginant que l’on suit ainsi le chemin du penser correct. S’il fut jamais un argument que l’on puisse flétrir du nom d’échappatoire, c’est bien celui-ci. L’ignorance est l’ignorance. Nul droit à croire quelque chose n’en saurait dériver. Aucun homme raisonnable ne se comporterait aussi légèrement en d’autres matières, ni ne se contenterait d’aussi pauvres raisons de ses jugements, de ses prises de parti ; ce n’est qu’en les choses les plus hautes et les plus saintes qu’on se permet cette attitude. En réalité, ce ne sont là qu’efforts destinés à se faire accroire à soi-même et aux autres qu’on tient encore ferme à la religion, alors que depuis longtemps on s’est détaché d’elle. Dès qu’il s’agit de religion, les hommes se rendent coupables de toutes sortes d’insincérités et de bassesses intellectuelles. Les philosophes étendent le sens des mots jusqu’à ce que ceux-ci ne possèdent presque plus rien de leur signification originelle ; ils appellent Dieu quelque vague abstraction qu’ils se sont fabriquée et se posent alors en déistes, en croyants, devant l’univers ; ils peuvent même se vanter d’avoir atteint à une conception de Dieu plus élevée, plus pure, bien que leur Dieu ne soit plus qu’une ombre sans consistance et n’ait plus rien de la personnalité puissante de la doctrine religieuse. Les critiques persistent à appeler « profondément religieux » tout homme qui avoue le sentiment de l’insignifiance de l’homme et de l’impuissance humaine en face de l’univers, bien que ce ne soit pas ce sentiment qui constitue l’essence de la religiosité, mais bien plutôt la démarche qui s’ensuit, la réaction à ce sentiment, réaction qui cherche un secours contre lui. Qui ne va pas plus loin, qui humblement acquiesce au rôle minime que joue l’homme dans le vaste univers, est bien plutôt irréligieux au sens le plus vrai du mot. Prendre parti pour ou contre la valeur en vérité des doctrines religieuses ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Il nous suffit de les avoir reconnues, d’après leur nature psychologique, pour des illusions. Mais nous n’avons pas à cacher que cette découverte influe puissamment sur notre attitude envers la question qui doit à beaucoup sembler la plus

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importante. Nous savons à peu près à quelle époque et par quelle sorte d’hommes les doctrines religieuses ont été créées. Si nous apprenons encore en vertu de quels motifs elles le furent, le point de vue d’où envisager le problème religieux subira un déplacement notable. Nous nous dirons : il serait certes très beau qu’il y eût un Dieu créateur du monde et une Providence pleine de bonté, un ordre moral de l’univers et une vie future, mais il est cependant très curieux que tout cela soit exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes. Et il serait encore plus curieux que nos ancêtres, qui étaient misérables, ignorants, sans liberté, aient justement pu arriver à résoudre toutes ces difficiles énigmes de l’univers.

3.6 Sur le miracle (Anatole France) Anatole France — c’est le pseudonyme de François-Anatole Thibault (1844-1924) — est un écrivain français auteur d’une œuvre abondante et qui aborde différents genres — roman, nouvelle, poésie, journalisme, théâtre, histoire et critique littéraire. Le charmant petit texte qui suit expose les raisons (souvent très proches de celles, plus connues, avancées par David Hume sur le même sujet) du scepticisme de l’auteur devant les allégations de miracles. Le texte est tiré du Jardin d’Épicure, un ouvrage paru en 1895 et qui réunissait de courts essais, la plupart préalablement parus dans des journaux ou des revues. Source : Anatole FRANCE, Le jardin d’Épicure, 1895. 2 Il ne faut pas dire : le miracle n’est pas, parce qu’il n’a pas été démontré. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler une instruction plus complète. La vérité, c’est que le miracle ne saurait être constaté ni aujourd’hui ni demain, parce que constater le miracle, ce sera toujours apporter une conclusion prématurée. Un instinct profond nous dit que tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme à ses lois ou connues ou mystérieuses. Mais, quand bien même il ferait taire son pressentiment, l’homme ne pourra jamais dire : « Tel fait est au-delà des frontières de la nature. » Nos explorations ne pousseront jamais jusque-là. Et,





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s’il est de l’essence du miracle d’échapper à la connaissance, tout dogme qui l’atteste invoque un témoin insaisissable, qui se dérobera jusqu’à la fin des siècles. Le miracle est une conception enfantine qui ne peut subsister dès que l’esprit commence à se faire une représentation systématique de la nature. La sagesse grecque n’en supportait point l’idée. Hippocrate disait, en parlant de l’épilepsie : « Ce mal est nommé divin ; mais toutes les maladies sont divines et viennent également des dieux. » Il parlait en philosophe naturaliste. La raison humaine est moins ferme aujourd’hui. Ce qui me fâche surtout, c’est qu’on dise : « Nous ne croyons pas aux miracles, parce qu’aucun n’est prouvé. » Étant à Lourdes, au mois d’août, je visitai la grotte où d’innom­ brables béquilles étaient suspendues, en signe de guérison. Mon compagnon me montra du doigt ces trophées d’infirmerie et murmura à mon oreille : —— Une seule jambe de bois en dirait bien davantage. C’est une parole de bon sens ; mais philosophiquement la jambe de bois n’aurait pas plus de valeur qu’une béquille. Si un observateur d’un esprit vraiment scientifique était appelé à constater que la jambe coupée d’un homme s’est reconstituée subitement dans une piscine ou ailleurs, il ne dirait point : « Voilà un miracle ! » Il dirait : « Une observation jusqu’a présent unique tend à faire croire qu’en des circonstances encore indéterminées les tissus d’une jambe humaine ont la propriété de se reconstituer comme les pinces des homards, les pattes des écrevisses et la queue des lézards, mais beaucoup plus rapidement.  » C’est là un fait de nature en contradiction apparente avec plusieurs autres faits de nature. Celle contradiction résulte de notre ignorance, et nous voyons clairement que la physiologie des animaux est à refaire, ou, pour mieux dire, qu’elle n’a jamais été faite. Il n’y a guère plus de deux cents ans que nous avons une idée de la circulation du sang. Il y a un siècle à peine que nous savons ce que c’est que de respirer. Il y aurait, j’en conviens, quelque fermeté à parler de la sorte. Mais le savant ne doit s’étonner de rien. Disons, d’ailleurs, qu’aucun d’eux n’a jamais été mis à pareille épreuve et que rien ne fait craindre un prodige de ce genre. Les guérisons miraculeuses que les médecins ont pu constater s’accordent toutes très bien avec la physiologie. Jusqu’ici les sépultures des saints, les fontaines et les grottes sacrées n’ont jamais agi que sur des malades atteints d’affections ou curables ou susceptibles de rémission instantanée. Mais vit-on un mort ressusciter, le miracle ne serait prouvé

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que si nous savions ce que c’est que la vie et la mort, et nous ne le saurons jamais. On nous définit le miracle : une dérogation aux lois de la nature. Nous ne les connaissons pas ; comment saurions-nous qu’un fait y déroge ? —— Mais nous connaissons quelques-unes de ces lois ? —— Oui, nous avons surpris quelque rapport des choses. Mais, ne saisissant pas toutes les lois naturelles, nous n’en saisissons aucune, puisqu’elles s’enchaînent. —— Encore pourrions-nous constater le miracle dans ces séries de rapports que nous avons surpris. —— Nous ne le pourrions pas avec une certitude philosophique. D’ailleurs, ce sont précisément les séries qui nous paraissent les plus fixes et les mieux déterminées que le miracle interrompt le moins. Le miracle n’entreprend rien, par exemple, contre la mécanique céleste. Il ne s’exerce point sur le cours des astres et jamais il n’avance ni ne retarde une éclipse calculée. Il se joue volontiers, au contraire, dans les ténèbres de la pathologie interne et se plaît surtout aux maladies nerveuses. Mais ne mêlons point une question de fait à la question de principe. En principe, le savant est inhabile à constater un fait surnaturel. Cette constatation suppose une connaissance totale et absolue de la nature qu’il n’a point et n’aura jamais, et que personne n’eut au monde. C’est parce que je ne croirais pas nos plus habiles oculistes sur la guérison miraculeuse d’un aveugle, qu’à plus forte raison je ne crois pas non plus saint Mathieu et à saint Marc qui n’étaient pas oculistes. Le miracle est par définition méconnaissable et inconnaissable. Les savants ne peuvent en aucun cas attester qu’un fait est en contradiction avec l’ordre universel, c’est-à-dire avec l’inconnu divin. Dieu même ne le pourrait qu’en établissant une pitoyable distinction entre les manifestations générales et les manifestations particulières de son activité, en reconnaissant qu’il fait de temps en temps des retouches timides à son œuvre, et en laissant échapper cet aveu humiliant que la lourde machine qu’il a montée a besoin à toute heure, pour marcher cahin-caha, d’un coup de main du fabricant.





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La science est habile, au contraire, à ramener aux données de la science positive des faits qui semblaient s’en écarter. Elle réussit parfois très heureusement à expliquer par des causes physiques certains phénomènes qui passèrent longtemps pour merveilleux. Des guérisons de la moelle furent constatées sur le tombeau du diacre Paris et dans d’autres lieux saints. Ces guérisons n’étonnent plus depuis qu’on sait que l’hystérie simula parfois les lésions de la moelle épinière. Qu’une étoile nouvelle ait apparu à ces personnages mystérieux que l’Évangile appelle les Mages (je suppose le fait historiquement établi), c’était, certes, un miracle pour les astrologues du Moyen Âge, qui croyaient que le firmament, cloué d’étoiles, n’était sujet à aucune vicissitude. Mais, réelle ou fictive, l’étoile des Mages n’est plus miraculeuse pour nous qui savons que le ciel est incessamment agité par la naissance et par la mort des univers, et qui avons vu, en 1866, une étoile s’allumer tout à coup dans la Couronne boréale, briller pendant un mois, puis s’éteindre. Cette étoile n’annonçait point le Messie ; elle attestait seulement qu’à une distance infinie de nous une conflagration effroyable dévorait un monde en quelques jours, ou plutôt l’avait autrefois dévoré, car le rayon qui nous apportait la nouvelle de ce désastre céleste était en chemin depuis cinq siècles, et peut-être depuis plus longtemps. On connaît le miracle de Bolsène, immortalisé par une des « Stance » de Raphaël2. Un prêtre incrédule célébrait la messe ; l’hostie, quand il la brisa pour la communion, parut couverte de sang. Les Académies, il y a seulement dix ans, eussent été fort embarrassées d’expliquer un fait si étrange. On n’a même pas tenté de le nier depuis la découverte d’un champignon microscopique dont les colonies, établies dans la farine ou dans la pâte, ont l’aspect du sang coagulé. Le savant qui l’a trouvé, pensant avec raison que c’étaient là les taches rouges de l’hostie de Bolsène, appela le champignon micrococcus prodigiosus. Il y aura toujours un champignon, une étoile ou une maladie que la science humaine ne connaîtra pas, et c’est pour cela qu’elle devra toujours, au nom de l’éternelle ignorance, nier tout miracle et dire des plus grandes merveilles, comme de l’hostie de Bolsène, comme de l’étoile des Mages, 2.

Dans la Messe de Bolsène, de Raphaël, on voit ce miracle allégué qui se serait déroulé en 1263 : célébrant sa messe, un prêtre vit couler des gouttes de sang d’une hostie, ce qui le persuada de la véracité de la transubstanciation. (Note de N.B.)

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comme du paralytique guéri : ou cela n’est pas, ou cela est et, si cela est, cela est dans la nature et par conséquent naturel.

3.7 Dieu est-il dans notre cerveau ? (Massimo Pigliucci) Dans le texte qui suit, Massimo Pigliucci, que nous avons déjà rencontré (chapitre II, section 2), évoque deux séries d’expérimentations qui invitent à naturaliser les expériences mystiques et il explique pourquoi une telle explication, naturaliste, de ces expériences lui semble adéquate. Les expériences que rapporte Pigliucci s’ajoutent à d’innombrables autres qui, conjointement, donnent désormais de la crédibilité à l’hypothèse d’une base neurologique et naturelle aux expériences religieuses et mystiques. Sur son site (http://www.rationallyspeaking.org/), il en évoque quelques-unes et je reprends ici, brièvement, quelques éléments de son propos avant de lui laisser la parole. On sait par exemple que l’augmentation de l’éthylène dans l’organisme permet de faire l’expérience de véritables moments mystiques et que c’est justement ce que provoque la respiration pratiquée par les yogis ou encore… une faille géologique située à Delphes, en Grèce, précisément le lieu où vivaient et s’exprimaient de célèbres oracles ! Par ailleurs, il est bien connu que des drogues comme la mescaline ou l’acide lysergique provoquent des hallucinations visuelles ou auditives que des cultures préscientifiques pourront aisément interpréter — et ont de fait interprété — en un sens surnaturel. Des déficiences importantes en vitamines C et B, qui étaient communes au Moyen Âge, alors que les fruits frais étaient rares, peuvent provoquer des maladies qui causent des hallucinations. Le fait de se flageller fait produire aux plaies suppurantes des toxines hallucinogènes ; le fait de jeûner a le même effet sur l’organisme. Par la prière et la méditation, on atteint un état de privation de stimuli sensoriels qui semble produire diverses expériences mystiques ou religieuses : mais l’expérience montre que des cuves de privation sensorielle dans lesquelles les sujets flottent dans l’eau provoquent le même effet et de manière plus forte encore.





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Source : http://www.skepticfriends.org/forum/showquestion.asp ?faq= 5&fldAuto=122. Ce texte a été traduit par Normand ­Baillargeon. Avant le texte de Pigliucci, il m’a semblé utile de donner à lire la description d’une expérience mystique, telle que la rapporte Thérèse d’Avila (1515-1582), mystique catholique :

« Je reviens à la relation de ma vie. J’étais, comme je dit, sous le poids de cette affliction causée par tant de peines, et l’on priait beaucoup pour moi, afin qu’il plût au Seigneur de me conduire par un autre chemin, puisque celui où je marchais était, disait-on, si suspect. De mon côté, je le demandais instamment à Dieu, et j’eusse voulu éprouver le désir d’être conduite par une autre voie. Mais, à dire vrai, à la vue du progrès si sensible de mon âme, ce désir m’était impossible, quoiqu’il fût constamment l’objet de mes demandes ; il n’avait quelque entrée dans mon cœur qu’en certains moments, où j’étais accablée de ce qui m’était dit et des craintes qu’on m’inspirait. Je voyais le changement complet qui s’était opéré en moi : l’unique chose en mon pouvoir était de m’abandonner entre les mains de Dieu ; il savait ce qui me convenait, je le conjurais de disposer absolument de moi selon sa sainte volonté. Je voyais que par cette voie j’allais au ciel, et qu’auparavant j’allais en enfer ; quel motif avais-je donc d’en désirer une autre, et de croire que j’étais sous l’influence du démon ? Pour avoir ce désir et cette persuasion, il n’était pas d’efforts que je ne fisse, mais toujours en vain. J’offrais à Dieu, dans cette vue, mes bonnes œuvres, si j’en accomplissais quelqu’une ; je priais les saints, auxquels j’avais une dévotion particulière, de me défendre contre le démon. Je faisais des neuvaines ; je me recommandais à saint Hilarion et à l’archange saint Michel ; ma confiance en ce dernier data même de cette occasion ; j’importunais plusieurs autres saints pour que Notre Seigneur daignât manifester la vérité. Or, au bout de deux ans, pendant lesquels je n’avais cessé, de concert avec d’autres personnes, de demander au Seigneur ou qu’il me conduisît par un autre chemin, ou qu’il daignât, puisqu’il me parlait si souvent, faire connaître la vérité, voici ce qui m’arriva. Le jour de la fête du glorieux saint Pierre, étant en oraison, je vis, ou pour mieux dire, car je ne vis rien ni des yeux du corps ni de ceux de l’âme, je sentis près de moi Jésus-Christ, et je voyais que c’était lui qui me parlait. Comme j’ignorais complètement qu’il pût y avoir de semblables visions, j’en conçus une grande crainte au commencement, et je ne faisais

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que pleurer. À la vérité, dès que Notre Seigneur me disait une seule parole pour me rassurer, je demeurais, comme de coutume, calme, contente, et sans aucune crainte. Il me semblait qu’il marchait toujours à côté de moi ; néanmoins, comme ce n’était pas une vision imaginaire, je ne voyais pas sous quelle forme. Je connaissais seulement d’une manière fort claire qu’il était toujours à mon côté droit, qu’il voyait tout ce que je faisais, et, pour peu que je me recueillisse ou que je ne fusse pas extrêmement distraite, je ne pouvais ignorer qu’il était près de moi. J’allai aussitôt, quoiqu’il m’en coûtât beaucoup, le dire à mon confesseur. Il me demanda sous quelle forme je le voyais. Je lui dis que je ne le voyais pas. « Comment donc, répliqua-t-il, pouvez-vous savoir que c’est Jésus-Christ ? » Je lui dis que je ne savais pas comment, mais que je ne pouvais ignorer qu’il fût près de moi ; je le voyais clairement, je le sentais ; le recueillement de mon âme dans l’oraison était plus profond et plus continuel ; les effets produits étaient bien différents de ceux que j’éprouvais d’ordinaire : la chose était évidente. J’avais recours à diverses comparaisons pour me faire comprendre ; mais, à mon avis, il ne s’en trouve certainement aucune qui ait beaucoup de rapport avec une vision de ce genre. J’ai su depuis qu’elle est de l’ordre le plus élevé. C’est ce qui m’a été dit par un saint homme, fort spirituel, le frère Pierre d’Alcantara, dont je parlerai plus au long dans la suite, et par d’autres grands savants ; ils ont ajouté que, de toutes les visions, c’est celle où le démon peut avoir le moins d’accès. Ainsi, rien d’étonnant que de pauvres femmes sans science, comme moi, manquent de termes pour l’exprimer ; les doctes, sans nul doute, en donneront plus facilement l’intelligence. Que si je dis que je ne vois Notre Seigneur ni des yeux du corps ni de ceux de l’âme, attendu que la vision n’est point imaginaire, on me demandera sans doute comment je puis savoir et affirmer qu’il est près de moi, avec plus d’assurance que si je le voyais de mes propres yeux. Je réponds que c’est comme quand une personne, ou aveugle, ou dans une très grande obscurité, ne peut en voir une autre qui est auprès d’elle. Toutefois ma comparaison n’est point exacte, elle n’exprime qu’un faible rapport ; car la personne dont je parle acquiert par le témoignage des sens la certitude de la présence de l’autre, soit en la touchant, soit en l’entendant parler ou se remuer. Dans cette vision, il n’y a rien de cela : point d’obscurité pour la vue ; Notre Seigneur se montre présent à l’âme par une connaissance plus claire que le soleil. Je ne dis pas qu’on voie ni soleil ni clarté, non ; mais je



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dis que c’est une lumière qui, sans qu’aucune lumière ne frappe nos regards, illumine l’entendement, afin que l’âme jouisse d’un si grand bien. Cette vision porte avec elle de très précieux avantages. Ce n’est pas comme une présence de Dieu qui se fait souvent sentir, surtout à ceux qui sont favorisés de l’oraison d’union et de quiétude ; l’âme ne se met pas plus tôt en prière qu’elle trouve, ce semble, à qui parler ; elle comprend qu’on l’écoute, par les effets intérieurs de grâce qu’elle ressent, par un ardent amour, une foi vive, de fermes résolutions et une grande tendresse spirituelle. Cette grâce est sans doute un grand don de Dieu, et ceux qui la reçoivent doivent extrêmement l’estimer, parce que c’est une oraison très élevée ; mais ce n’est pas une vision. Les effets seuls indiquent la présence de Dieu ; c’est une voie par laquelle il se fait sentir à l’âme. Mais dans la vision dont je parle, on voit clairement que JésusChrist, fils de la Vierge, est là. » Source : THÉRÈSE D’AVILA, Autobiographie, chapitre XVII. 2 Imaginez que vous êtes sur le point de vivre une expérience mystique. Vous êtes peut-être en train de prier, absorbé par cette activité dans le silence de votre chambre ; ou alors vous êtes en train de méditer et, favorisé en cela par le fait que peu de choses viennent solliciter vos sens, vous êtes sur le point de ressentir un sentiment d’unification avec le monde, une expérience qui va renforcer votre conviction qu’il y a bien un autre monde quelque part et que ce que nous appelons la réalité n’est qu’un pâle reflet de la vraie réalité. Une question se pose : que se passe-t-il dans votre cerveau tandis que tout cela se produit ? Est-ce que vos pouvoirs mentaux vous permettent, ne serait-ce que provisoirement, d’avoir accès à un vue supérieure de l’univers ? Ou est-ce plutôt que votre cerveau fonctionne anormalement en raison de circonstances particulières et vous joue des tours ? Dans le texte qui suit, je présente du mieux que je peux ce que nous savons à ce propos ; après quoi, vous pourrez examiner les faits plus attentivement et décider par vous-mêmes de la réponse à donner. Andrew Newberg et Eugene D’Aquili, deux chercheurs qui s’intéressent à la neurobiologie des expériences mystiques, ont réalisé des expériences bien intrigantes. Ils ont demandé à des bouddhistes pratiquant la

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méditation et à des sœurs franciscaines isolés dans une pièce de leur laboratoire d’essayer d’atteindre un stade de profonde méditation ou de prière. Les sujets étaient branchés à un scanner qui permettait de voir les régions de leurs cerveaux qui étaient anormalement actives ou inactives. Les résultats ont été très semblables dans les deux cas. Pour commencer, et cela n’est pas surprenant, les parties des cerveaux des sœurs ou des moines associées à une intense concentration étaient activées : prier ou méditer sont des activités intellectuelles qui demandent au cerveau de fournir un effort. Ce qui est toutefois plus intéressant, c’est le fait que Newberg et D’Aquili ont constaté qu’une région des cerveaux de leurs sujets devenait presque complètement morte : le lobe pariétal postérosupérieur. Or cette zone est responsable de la détermination des limites de notre corps, une tâche essentielle de tout organisme vivant puisqu’on lui doit de pouvoir nous mouvoir dans un monde tridimensionnel complexe sans autre accident que de renverser un café à l’occasion. Nous savons que le lobe pariétal postéro-supérieur joue ce rôle particulier parce qu’il y a des patients qui ont subi des dommages à cette région précise et qui, littéralement, ne peuvent se déplacer sans trébucher : ils ratent la chaise sur laquelle ils voulaient s’asseoir et ont généralement une idée confuse de l’endroit où finit leur corps et où commence l’univers. C’est une de ces terribles conditions qui ont tant appris aux neurobiologistes sur le fonctionnement interne du cerveau humain. Il est intéressant de constater que les sujets de Newberg et de D’Aquili ont décrit leur expérience mystique d’une manière très semblable à ce que rapportent les patients ayant subi des dommages au cerveau : au point suprême de leur prière ou de leur méditation, ils ont eu la sensation de « faire un avec l’univers » et ressenti la dissolution de leur corps dans la totalité du réel. Les scans de leurs cerveaux ont corroboré leur interprétation de ce qui se passait : en raison de la faible intensité de la stimulation sensorielle (les expériences étaient menées dans des salles sombres et silencieuses), le cerveau ne recevait que peu d’information sur le monde extérieur et mettait simplement en veille les régions correspondantes — possiblement pour économiser de l’énergie : métaboliquement parlant, le cerveau est, de loin, l’organe le plus coûteux que nous ayons. La question est de savoir si les sœurs franciscaines et les bouddhistes qui méditaient accédaient réellement à une autre réalité ou s’ils étaient plutôt simplement en train de vivre un étrange effet qui survient lorsqu’ils





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font faire à leur cerveau l’expérience d’être placé dans certaines circonstances particulières. Michael Persinger est un neurobiologiste canadien et, tout comme Newberg et D’Aquili, il s’intéresse à l’étude scientifique des expériences mystiques. Son point de départ est le fait bien connu que des patients souffrant de lésions aux lobes temporaux sont sujets à avoir des hallucinations visuelles ou auditives qu’ils interprètent fréquemment comme des expériences mystiques. Certains de ces patients sont persuadés qu’ils ont parlé à Dieu et qu’ils ont ainsi acquis une lucidité cosmique particulière à propos de la réalité, de la conscience et du sens de la vie. Persinger a entrepris de littéralement reproduire ces expériences dans les conditions contrôlées d’un laboratoire. Il a construit un casque qui produit dans le cerveau de petits champs magnétiques intenses et continus de manière à provoquer des micro-lésions qui ne causent aucun dommage permanent. Selon la bonne vieille tradition victorienne, le bon docteur a expérimenté sur lui-même et découvert que des micro-lésions au lobes temporaux induisent bien le même genre d’hallucinations et d’expériences mystiques rapportées par les patients. Cette fois encore : que se passe-t-il donc ? Le casque de Persinger est-il une machine qui peut mettre tout le monde en contact direct avec Dieu, ou montre-t-il plutôt que bon nombre d’expériences mystiques sont en fait causées par des lésions et résultent d’un mauvais fonctionnement du circuit normal du cerveau ? Nous voici parvenus là où finit le domaine des faits et où commence celui de la théorie. D’un point de vue strictement logique, deux interprétations sont possibles : celle qui assure qu’on est en présence d’un cerveau au fonctionnement défectueux en raison de circonstances particulières et celle qui soutient qu’il s’agit bien d’une expérience mystique induite. Nous sommes libres d’adhérer à celle qui s’harmonise le mieux avec notre perspective générale sur de telles questions. Je pense toutefois que l’explication la plus simple et la plus raisonnable des faits est bel et bien l’explication naturaliste : c’est-à-dire que nous sommes ici devant un dysfonctionnement temporaire du cerveau suscité par des conditions anormales comme une faible simulation sensorielle ou des lésions. Pourquoi ? Premièrement, cette interprétation cadre avec tout ce que nous savons à propos du cerveau, des hallucinations et même de la tendance humaine à inventer des explications en présence de données des sens inhabituelles. Deuxièmement, si Dieu a réellement voulu communiquer

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avec nous de la sorte et incorporé dans notre cerveau cette faculté, pourquoi a-t-Il choisi de rendre l’atteinte de cet état de grâce très facile à certains et impossible à d’autres ? Finalement, il est intéressant de noter que des sujets différents interprètent leur expérience différemment en fonction de leurs cultures et de leurs croyances religieuses, ce qui, cette fois encore, cadre mieux avec l’explication naturaliste qu’avec un plan subtil d’un être surnaturel. Mais quoi qu’il en soit, il vous faudra utiliser votre cerveau pour parvenir à une conclusion : mais comment saurez-vous que vous ne souffrez pas d’une lésion qui fausse votre jugement ? Le cerveau humain est indéniablement une chose merveilleuse à laquelle et avec laquelle penser.

3.8 La religion comme produit dérivé (Daniel Baril) Anthropologue, Daniel Baril est également journaliste et essayiste et milite au sein du Mouvement laïque québécois, dont il a été président. Il a fait paraître en 1995 Les mensonges de l’école catholique (VLB) et, en 2006, La grande illusion ; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (Éditions Multimondes). Toujours en 2006, il a été le récipiendaire du prix Condorcet, remis annuellement par le Mouvement laïque québécois. Dans le texte qui suit, Baril rappelle certaines des plus fécondes hypothèses biologiques et naturalistes récentes quant à l’origine de la religion. Source : Daniel BARIL, « La religion comme produit dérivé », Religiologiques, no 30, automne 2004. 2 […]

L’algorithme darwinien de l’altruisme réciproque Chez les humains, l’hypothèse de l’intelligence sociale a reçu certaines confirmations expérimentales. Cosmides (1989) et Cosmides et Tooby (1989), respectivement psychologue et anthropologue cognitivistes, ont





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montré que les processus cognitifs à la base de l’attention, de la communication, de la mémoire, de l’apprentissage, du raisonnement, de la reconnaissance de soi et des autres semblent être particulièrement adaptés à solutionner des problèmes sociaux (reconnaître les individus, savoir qui fait partie du groupe et qui est un étranger, se rappeler des rapports déjà établis avec les autres, saisir les intentions et les émotions des autres), puisque c’est dans un contexte de contrat social qu’ils sont les plus performants. L’intelligence sociale (ou théorie du contrat social) est gouvernée, selon Cosmides et Tooby, par un « algorithme darwinien », c’est-à-dire un module neurologique de gestion des contrats sociaux, plus spécifiquement destiné à gérer les comportements de coopération (ou d’altruisme réciproque3), à soutenir des attitudes du type « donnant donnant », à évaluer les rapports coûts/bénéfices et à détecter les « tricheurs » (ceux qui prennent sans donner ou sans assumer le coût du bénéfice). Cet ensemble d’éléments est fondamental pour toute société (humaine ou animale) puisqu’il ne peut y avoir d’altruisme réciproque sans mécanisme de détection des tricheurs et qu’il ne peut y avoir de société étendue sans coopération. Les habiletés psychocognitives en cause sont considérées comme innées et leurs caractéristiques prédictibles par la théorie de la sélection naturelle. […] Si les relations sociales sont régies par un tel « algorithme » neuro­ psychologique prédisposant à l’altruisme réciproque et si ce mécanisme conditionne la façon dont l’être humain interagit avec son milieu, que se passe-t-il lorsqu’une personne doit interagir avec des facteurs non sociaux comme les éléments de la nature ? À qui doit-elle payer sa part ou qui doit-elle remercier si elle a eu ou veut avoir une bonne récolte ou faire 3.

Le terme altruisme réciproque désigne des comportements apparemment coûteux pour ceux qui les posent mais rentables lorsqu’ils sont accomplis par tous les membres d’un groupe et à l’endroit des autres membres du même groupe. L’épouillage chez les singes est un exemple d’altruisme réciproque. Selon ce concept darwinien, l’altruisme pur n’aurait pas pu être retenu par la sélection naturelle parce qu’il est trop coûteux et parce que les « égoïstes » sont toujours gagnants sur les altruistes. Mais dans un contexte où le besoin de coopération sociale est élevé, l’altruisme réciproque est avantageux par rapport à l’égoïsme, comme le montre la « théorie des jeux » basée sur le dilemme du prisonnier (Trivers, 1971). Toute l’œuvre de Mauss (1973 [1950]) sur le don est en fait l’observation de l’altruisme réciproque chez l’humain, décrit dans les termes de l’anthropologie sociale.

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une bonne chasse ? Avec qui doit-elle transiger pour s’assurer protection, survie, descendance ? Que doit-t-elle faire (coût à payer) pour éviter la maladie (sanction du tricheur, ou « salaire du péché ») ? Le mécanisme de l’altruisme réciproque conduit de façon irrépressible à créer des interlocuteurs surnaturels ; il en va de la satisfaction intellectuelle du primate humain qui répugne à être un tricheur (ne serait-ce qu’en façade). Si un bien est déjà obtenu, il faut rendre grâce au donateur, sinon le bénéfice pourra être retiré. Et si une règle est enfreinte, quelqu’un devra payer. Ce déterminisme incite l’être humain à rechercher, derrière ce que la nature lui livre, un donateur à solliciter et à remercier. Le rituel religieux – qui consiste pour l’essentiel à faire des offrandes aux divinités afin d’obtenir leur aide ou les remercier pour faveurs obtenues – est en fait un échange basé sur l’altruisme réciproque et qui répond à ce besoin du cerveau transactionnel. La religion, c’est-à-dire la création de surnaturel et ce qui l’entoure, apparaît donc comme un épiphénomène ou un produit dérivé de nos dispositions sociales retenues par la sélection naturelle pour leur avantage adaptatif lié à la vie en groupe. Le seul élément considéré comme propre à la religion – le surnaturel – n’en n’est plus véritablement un.

Le surnaturel contre-intuitif L’analyse du contenu des croyances religieuses permet également de constater que le surnaturel émerge de nos dispositions cognitives. L’anthropologue cognitiviste Pascal Boyer (1997, 2001) a tenté de distinguer les processus cognitifs à l’œuvre dans la fonction de symbolisation religieuse. Première constatation ; on ne trouve pas n’importe quoi dans les croyances religieuses : elles répondent à des lois. Le monde surnaturel et les êtres qui le peuplent obéissent entre autres à nos attentes intuitives à l’égard du monde qui nous entoure (compréhension naïve innée des lois physiques, biologiques, mathématiques et psychosociales). Mais les croyances surnaturelles comportent aussi une part d’éléments contre-intuitifs (qui défient notre compréhension intuitive du monde). Par exemple, les esprits ont des organes pour communiquer avec nous (psychologie intuitive), mais n’ont pas de corps (élément contre-intuitif ). Les défunts ne mangent pas, mais leur âme est vivante et les êtres vivants mangent ; on fait donc des offrandes aux morts.





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Pour Boyer, il n’existe pas de croyance totalement contre-intuitive du genre « cette statue disparaît quand quelqu’un pense à elle ». Ce serait un cul-de-sac cognitif dont notre cerveau transactionnel et analytique ne pourrait rien tirer. Les propriétés surnaturelles demeurent d’ailleurs contraintes par nos attentes intuitives, ce qui assure au monde surnaturel imaginaire un minimum de cohérence. Autrement dit, le surnaturel est subordonné au naturel. Illustrons cette loi à l’aide de la croyance chrétienne en la virginité de Marie. Pour les chrétiens, Jésus est né sans géniteur mais il a eu besoin d’une mère physique ; l’inverse serait totalement contre-intuitif, donc inimaginable. Le fait d’envisager une naissance sans père est acceptable à l’esprit humain puisque le rôle du mâle dans la reproduction n’est pas immédiatement perceptible. Malgré toutes les transgressions possibles de l’ordre des choses, un élément universel, selon Boyer, se trouve dans toutes les croyances surnaturelles et n’est jamais transgressé : les êtres surnaturels ont toujours un intellect. Ils pensent et agissent comme des humains, même s’ils sont tout-puissants. En fait, on pourrait inverser cette observation : notre intellect se percevant comme un esprit indépendant de notre corps, il est normal que d’autres esprits sans corps existent et qu’ils aient les mêmes attributs que nous. Contraintes et balisées par les passerelles reliant nos différents modules cognitifs (détection d’agents, établissement de relations causales, attribution d’intentionnalité), les habiletés contre-intuitives des êtres surnaturels permettent, en bout de ligne, de comprendre les phénomènes naturels en matière de relation causale. Et l’intellect du primate humain, dont l’établissement de relations causales est l’une des forces, n’en est que plus satisfait, même si les éléments des relations causales échappent à l’observation. Pour Boyer, il n’y a pas de mécanisme cognitif proprement religieux ; les croyances religieuses apparaissent comme une façon naturelle de percevoir la réalité. Elles sont, selon ses termes, des « parasites » de nos mécanismes cognitifs (Boyer, 2002).

Sélection sexuelle et différences intersexes Une troisième façon d’étayer l’interprétation de la religion comme épiphénomène peut être tirée de la théorie darwinienne de la sélection sexuelle et de l’investissement parental (Trivers, 1971). Sur la base de

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cette théorie, la psychologie évolutionniste s’attend à observer des comportements sexuellement différenciés là où les hommes et les femmes ont eu à solutionner des problèmes adaptatifs différents liés à leurs fonctions respectives dans la reproduction (Buss, 1995). Pour les évolutionnistes, les comportements sociaux fondamentaux ont tous été modelés, au fil de l’évolution, par ces fonctions de reproduction. Si la religion émerge de nos dispositions sociales, on devrait donc s’attendre à y observer des différences intersexes puisque les rôles reproductifs de l’homme et de la femme et les rôles sociaux qui en découlent sont différents. La différence intersexe dans la religion est effectivement l’une des observations les mieux attestées en psychologie de la religion (Francis, 1997). Une différence intersexe est en effet toujours observable dans tous les marqueurs de la religion (croyance en Dieu, pratique, prière, religiosité intérieure, croyance en la vie après la mort, mysticisme, croyances paranormales) et elle va toujours dans le sens d’une plus forte religiosité de la part des femmes4. L’écart moyen d’environ 10 % varie en fonction de nombreux facteurs comme l’âge, l’époque, la confession, la scolarité, les conditions socioéconomiques, la laïcité de la culture publique et l’instrument utilisé, mais persiste toujours et de façon statistiquement significative lorsque l’effet de ces facteurs est retranché (Baril, 2002, 2003). Cela a été observé dans des pays aussi divers que les États-Unis, la Russie, la France, la Nouvelle-Zélande, la Turquie, le Japon, l’Albanie et bien sûr le Québec, pour n’en nommer que quelques-uns. Des données empiriques attestant le phénomène couvrent une période allant de 1928 à 2003 et concernent le christianisme, l’islam, le bouddhisme, le judaïsme, le mysticisme et le paranormal. L’étendue du phénomène et sa constance à travers les époques, les cultures, les âges et les conditions sociales, ne peuvent être attribuables à des valeurs sociales passagères. Sa persistance malgré la variabilité des conditions n’a pas reçu jusqu’ici d’explication satisfaisante de la part des psychologues et des sociologues. En regard d’une approche évolution4.

Un profil psychologique affichant un décalage vers le pôle féminin tel qu’il est mesuré par le Bem Sex Role Inventory est un meilleur prédicateur de religiosité forte que le fait d’être de sexe féminin. Cela n’invalide pas la pertinence d’une interprétation « intersexe » puisque les différences comportementales entre hommes et femmes ne sont que des différences de degré pouvant varier selon le profil psychologique de l’individu.





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niste, c’est plutôt l’absence de différence intersexe qui aurait été inattendue et inexplicable. On peut en effet expliquer cet écart par les mêmes causes qui expliquent la persistance de la religion, c’est-à-dire par nos habiletés psychosociales retenues par la sélection naturelle et la sélection sexuelle. Ces habiletés étant sexuellement différenciées, il est normal que leur expression à travers les institutions culturelles affiche aussi une différence intersexe persistante. Fait intéressant à souligner, l’écart intersexe est habituellement moins grand dans les marqueurs de la croyance que dans ceux de la pratique. Un exemple parmi de nombreux autres : dans l’étude de Bibby (1988) sur la religion des Canadiens (faite à partir des données de Statistique Canada), l’écart intersexe est de 9 % pour la croyance en Dieu et de 17 % pour la pratique de la prière. La constance de cette différence entre les deux types de marqueurs n’avait jamais été mise en évidence avant notre recherche (Baril, 2002). Cela fait à nouveau ressortir l’aspect composite de ce qui est appelé religion et montre que différentes habiletés sont à l’œuvre. Il paraît donc fondé de proposer un nouveau regroupement des marqueurs, soit ceux de type cognitif (qui concernent les croyances) et ceux de type comportemental (qui concernent le rituel). À la lumière de l’interprétation évolutionniste proposée plus haut, la variabilité de l’écart intersexe observée entre ces deux catégories de marqueurs était prévisible et a été mise au jour à l’aide cette approche. Il n’y a en effet aucune raison de s’attendre à des différences intersexes marquées dans les processus cognitifs déduits par Humphrey (1976) et étudiés par Boyer (2001) et par Cosmides et Tooby (1989). Ces auteurs ne font d’ailleurs état d’aucune différence intersexe dans leurs travaux. Les hommes et les femmes ayant le même niveau de conscience et devant gérer des relations sociales d’un même niveau de complexité, leurs modules neurologiques destinés à ces usages sont identiques et la production de surnaturel qui en découle (croyance en l’au-delà) varie peu. Par contre, les habiletés comportementales liées à la sélection sexuelle varient considérablement d’un sexe à l’autre. Les principales composantes comportementales du Bem Sex Role Inventory (outil utilisé pour faire ressortir l’androgynie psychologique : Bem, 1974) — soit l’empathie, l’anxiété, les comportements à risque et le leadership — présentent des écarts intersexes importants dans toutes les cultures et à toutes les périodes où cet instrument a été utilisé. Les marqueurs comportementaux de la religion (la pratique de rituels ou modes de transaction avec l’au-delà)

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qui prennent appui sur ces habiletés affichent donc un écart intersexe plus marqué que ceux de la croyance au surnaturel.

La danse de la pluie ou le religiopithèque Si le surnaturel émerge de notre conscience d’exister (conscience fonctionnelle et états altérés) et prend forme à travers nos habiletés psychosociales, on peut se demander ce qu’il en est chez nos cousins primates les plus rapprochés. La question n’a rien d’incongru dans notre approche. Des indices tendent en effet à montrer que les chimpanzés, avec lesquels nous partageons plus de 98 % de nos gènes, sont capables de représentation « animaliste » de la nature. Le meilleur exemple de cette capacité est montré par ce que les primatologues ont appelé la « danse de la pluie ». Lorsque les chimpanzés sont face à un violent orage, ils saisissent des branches ou des bâtons, les brandissent dans les airs comme des armes, frappent violemment sur les troncs d’arbres, courent en martelant le sol et en poussant des cris. Seuls les mâles adultes agissent ainsi, alors que les femelles et les jeunes demeurent dans les arbres. Ce comportement est en fait le même que la charge livrée par les mâles lorsqu’ils cherchent à effrayer un prédateur. Le comportement a été décrit pour la première fois il y a plus de 30 ans par Jane Goodall à Gombe en Tanzanie (van Lawick-Goodall, 1971). Il est maintenant considéré comme courant dans cinq des sept principaux sites d’observation de chimpanzés en Afrique, alors qu’il est considéré comme habituel dans un sixième site et semble absent dans le septième (Whiten, 2001). Des réactions de peur semblables ont également été observées chez des chimpanzés en captivité auxquels on montrait des épouvantails immobiles ne ressemblant à aucun animal connu (Köhler, 1948 [1927]). Köhler a comparé cette réaction à la « frayeur religieuse » suscitée chez les humains par des formes évoquant des fantômes ou des spectres. Pour Laughlin et McManus, ces exemples indiquent que les chimpanzés ont adopté un « rituel de danger » à partir de comportements efficaces contre les prédateurs et qu’ils transposent sur des dangers apparents ou de source inconnue.





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Nous sommes ici en présence d’un rituel culturel : les chimpanzés se comportent, face à un événement matériel, comme s’il s’agissait d’un événement social. Autrement dit, ils transigent avec la nature (face à une situation affolante) comme s’ils étaient en présence d’un être doté d’une intention, en l’occurrence un prédateur, bien qu’il n’y ait aucun prédateur présent. L’attitude paraît comparable à celle du primate humain qui anthropomorphise son environnement. Hewes (1994), dans son étude comparative des comportements humains et de chimpanzés, classe la danse de la pluie et la peur des épouvantails sous la rubrique « religion », avec les mises en garde nécessaires. Puisque la danse de la pluie varie selon les communautés de chimpanzés, il s’agit donc d’un comportement appris (et non d’un comportement réflexe) faisant partie, au même titre que la pêche aux termites, de ce que les primatologues appellent la culture des chimpanzés (Whiten et Boesch, 2001). Ce qui est important ici de saisir, c’est que ce comportement culturel n’apporte aucun avantage adaptatif aux individus qui agissent de la sorte : cela ne fait pas d’eux de meilleurs chasseurs ou cueilleurs, les prédateurs ne les épargnent pas davantage que les autres et ils n’ont sans doute pas plus de succès reproducteur que ceux qui n’adoptent pas ce comportement. Et la foudre ne les épargne pas davantage. Et pourtant ils le font. Cela montre qu’il n’est pas nécessaire de chercher un avantage adaptatif spécifiquement relié à la religion (faussement considérée comme une réalité distincte), mais que les avantages se trouvent dans les fonctions comportementales et cognitives « séculières » des habiletés à l’œuvre dans la sphère du religieux. L’exemple de la danse de la pluie chez les chimpanzés appuie l’interprétation de la religion en tant que produit dérivé de nos dispositions sociales. […]

Le silence qui effraie et la parole qui rassure Si le surnaturel et le rituel qui l’accompagne sont des produits dérivés de nos habiletés sociales, on comprend maintenant mieux pourquoi les interprétations religieuses de la vie sont plus satisfaisantes à l’esprit humain. Interpeller la vie par le seul moyen de la pensée rationnelle laisse tout le reste des outils cognitifs insatisfaits. Les questions de sens demeurent sans réponse alors que l’approche spiritualiste nous met en présence

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d’un agent intelligent, intentionné et qui, de surcroît, nous répond. Le silence des espaces infinis qui effrayait Pascal est remplacé par une certitude réconfortante lorsque tous nos mécanismes cognitifs sont mis à contribution et qu’ils le sont de la façon pour laquelle ils ont été sélectionnés, c’est-à-dire en mode transactionnel. Berger (2001) ne croyait sûrement pas si bien dire lorsqu’il écrivait que « faire disparaître le besoin de Dieu exigerait un bouleversement qui ressemblerait à une mutation de l’espèce ». Dans le contexte de son affirmation, cela constituait une résignation plutôt que l’aboutissement d’une analyse darwinienne. Et pourtant, son affirmation pourrait être prise à la lettre.

Bibliographie Baril, Daniel, 2001, « Un animal dénaturé. Débat entre Jean-Didier Vincent et Luc Ferry aux Belles Soirées », Forum, vol. 36, no 9, p. 9. ——, 2002, Sélection sexuelle et différence intersexe dans la religiosité, mémoire de maîtrise, Département d’anthropologie, Université de Montréal. ——, 2003, « Différence intersexe et religion : une interprétation évolutionniste », Dire, vol. 12, no 2, 11-12. Bem, S. L., 1974, « Measurement of Psychological Androgyny », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 42, no 2, p. 155-162. Berger, Peter, 2001, Le réenchantement du monde, Paris : Bayard, 184 p. Bibby, Reginald W., 1988,. La religion à la carte, Montréal, Fides, 382 p. Boyer, Pascal, 1997, La religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 333 p. ——, 2002, « Expliquer les croyances religieuses », La recherche, no 351, p. 87-89. ——, 2001, Et l’homme créa les dieux. Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 360 p. Buss, David, 1995, « Psychological Sex Differences ; Origins through Sexual Selection », American Psychologist, vol. 50, no 3, p. 164-168. Cosmides, Leda et John Tooby, 1989, « Evolutionary Psychology and the Generation of Culture, Part II. Case Study : A Computational Theory of Social Exchange », Ethology and Sociobiology, no 10, p. 51-97. Cosmides, Leda, 1989, « The Logic of Social Exchange : Has Natural Selection Shaped how Humans Reason ? Studies with the Wason Selection Task », Cognition, no 31, p. 187-276. Francis, Leslie J., 1997, « The Psychology of gender Differences in Religion : A Review of Empirical Research », Religion, no 27, p. 81-96.





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Hewes, Gordon W., 1994, « The Baseline for Comparing Human and Nonhuman Primate Behavior », dans Duane Quiat et Junichiro Itani (ed.), Hominid Culture in Primate Perspective, Niwot, University Press of Colorado, p. 59-93. Humphrey, Nicholas K., 1976, « The social Function of Intellect », dans P. P. G. Bateson et R. A. Hinde (dir.), Growing Points in Ethology, Cambridge University Press, p. 303-317. Köhler, Wolfgang, 1948 (1927), The Mentality of Apes, London, Routledge & Kegan Paul, 336 p. Mauss, Marcel, 1973 (1950), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. Trivers, Robert, 1971, « The Evolution of Reciprocal Altruism », Quaterly Review of Biology, no 46, p. 35-36. van Lawick-Goodall, Jane, 1971, In the Shadow of Man, Boston, Houghton Mifflin, 297 p. Whiten, Andrew et Christophe Boesch, 2001, « Les cultures des chimpanzés », Pour la science, no 281, p. 87-103. Wynn, Karen, 1990, « Children’s understanding of counting », Cognition, no 36, p. 155-193.

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a liste des torts causés à l’humanité par les délirantes croyances des religions est sans fin. Et ces torts ont été accentués, d’une part, par la collusion des grandes religions avec les puissances politiques et économiques « terrestres » et, d’autre part, par l’institution d’un canon et de ses interprètes autorisés, qui tend à mettre fin à toute possibilité de libre discussion. Très vite, cette autorité déploie des moyens coercitifs afin de contraindre à l’obéissance les hérétiques ou, à défaut, de les exclure. Tel est le sort qu’ont connu, entre de très nombreux autres et à diverses époques, les païens, les impies, les athées, les Bogomiles, les Cathares, les Vaudois et de nombreux autres groupes. Et tout cela ne représente en fait que la pointe de l’iceberg des méfaits causés par les religions dans l’histoire humaine, une pointe dont les textes qui suivent ne parviennent même pas à faire le tour.

4.1 Un ancien esclave se souvient (Frederick Douglass) Frederick Douglass (1818-1895) est l’une des plus fortes et attachantes personnalités de l’histoire des États-Unis.

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Né au sud du pays dans le plus abject des esclavages, il apprend à lire, en grande partie par lui-même, s’évade au Nord en 1838 et devient un des plus importants orateurs de la cause abolitionniste. C’est justement pour établir, contre des contradicteurs qui niaient qu’un homme aussi éloquent puisse être un esclave en fuite, la véracité de son statut qu’il rédige Narrative of the life of Frederick Douglass, written by himself, qui paraît en 1845, dont est tiré le texte qui suit. Douglass connaîtra après 1845 une vie riche et mouvementée, participant à tous les combats de son temps. (Il s’agit en fait de l’appendice de l’ouvrage dans lequel il revient sur la religion et sa place dans la société esclavagiste sudiste.) Dans cet extrait de ses Mémoires d’un esclave, il revient sur la religion du Sud et sur son rôle dans la perpétuation de l’univers concentrationnaire esclavagiste. Source : F. DOUGLASS, Mémoires d’un esclave, Lux, Montréal, 2004 et 2007. Traduit par Normand Baillargeon et Chantal Santerre. 2 En relisant les pages qui précèdent, je remarque qu’en plusieurs passages j’y ai parlé de la religion d’une manière et sur un ton qui pourraient laisser croire, à ceux qui ignorent mes positions sur la question, que je suis un ennemi de toute religion. Afin de m’épargner de devoir porter le fardeau d’une telle méprise, j’ai cru souhaitable d’ajouter à mon ouvrage les brefs éclaircissements qui suivent. Ce que j’ai dit contre la religion, je l’ai dit à propos de la religion esclavagiste de ce pays et absolument pas à propos de la chrétienté ellemême : je considère en effet qu’il y a toute la différence du monde entre la chrétienté de ce pays et la véritable chrétienté, une différence tellement énorme que quiconque perçoit la première comme bonne, pure et sainte ne peut manquer de remarquer que la deuxième est mauvaise, corrompue et méchante. Être l’ami de l’une, c’est nécessairement être l’ennemi de l’autre. J’adore la chrétienté pure, pacifique et impartiale du Christ : je déteste donc la chrétienté corrompue, partiale et hypocrite de ce pays, celle qui possède des esclaves, celle qui fouette des femmes, celle qui pille les berceaux. À la vérité et à moins d’avoir l’intention de tromper, il est impossible d’appeler chrétienne la religion de ce pays. L’appeler ainsi,





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c‘est se moquer du monde, c’est commettre la plus énorme des fraudes et la plus épouvantable diffamation. Jamais il n’y eut meilleur exemple de « kidnapping des serviteurs de la cour céleste pour les forcer à travailler pour le diable1 ». Et devant la pompe, l’artifice et les horribles contradictions qui m’entourent, je suis empli d’un indescriptible dégoût. Chez nous, des voleurs d’hommes sont ministres du culte, des batteurs de femmes sont missionnaires, des pilleurs de berceaux sont membres de l’Église. L’homme qui durant la semaine brandit le fouet ensanglanté se retrouve le dimanche sur la chaire et de là il se proclame ministre au service de l’humble et modeste Jésus. Le chef de classe que je retrouve chaque dimanche, et qui prétend m’apprendre comment il faut vivre et m’indiquer le chemin du salut, est le même homme qui me vole mes gains à la fin de chaque semaine. Celui qui se présente comme champion de la vertu est le même qui vend ma sœur pour en faire une prostituée. Celui qui déclare que lire la Bible est un devoir religieux m’interdit d’apprendre à lire le nom de ce Dieu qui m’a fait. Celui qui défend le mariage religieux prive des millions d’êtres humains de son influence sacrée et les abandonne aux ravages de la pollution nocturne. L’ardent défenseur de la famille et des liens sacrés qui s’y nouent est la même personne qui disperse des familles entières et qui, en séparant maris et femmes, parents et enfants, frères et sœurs, laisse la hutte vide et le foyer éteint. On voit le voleur prêcher contre le vol, l’adultère prêcher contre l’adultère. Des hommes sont vendus pour bâtir des églises, des femmes sont vendues pour financer la prêche, et des bébés sont vendus pour acheter des Bibles À CES PAUVRES PAÏENS ! POUR LA GLOIRE DE DIEU ET LE SALUT DES ÂMES ! La cloche du vendeur d’esclaves et celle de l’église carillonnent ensemble et les pleurs amers de l’esclave au cœur déchiré sont noyés dans les clameurs religieuses des pieux maîtres. Le renouveau de la foi va de pair avec la reprise des affaires pour les marchands d’esclaves. La prison d’esclaves n’est jamais bien loin de l’église et l’on entend simultanément le grincement des fers et le bruit des chaînes dans les prisons et les hymnes pieux et les prières solennelles dans les églises. Les marchands d’âmes et de corps humains construisent leurs boutiques en présence des hommes de la chaire et ils s’aident mutuellement. Le marchand donne à l’autre de l’or ensanglanté pour financer la chaire ; l’homme d’église, en retour, jette le voile de la chrétienté sur son démo-

1.

Révérend Robert Pollock (1827), The Course of Time, livre 8, lignes 616-618. « He was a man/ Who stole the livery of the court of Heaven/ To serve the Devil in. »

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niaque commerce. Et c’est ainsi que la religion et le brigandage s’appuient mutuellement, ainsi que des démons revêtent des robes d’ange et que l’enfer se présente comme s’il était le paradis. Dieu de miséricorde ! Ils seraient donc tels Eux qui parlent en Ton Nom, Dieu très juste sur l’autel Ces hommes qui, par leurs prières et leurs bénédictions Touchent de leurs mains l’Arche de Lumière d’Israël Quoi ! Prêcher puis kidnapper des hommes ? Rendre grâce puis voler tes enfants démunis ? Évoquer ta glorieuse liberté puis cadenasser La porte du pauvre captif ? Quoi ! Ceux-là seraient des serviteurs de Ton Fils miséricordieux Qui est venu racheter et sauver Les sans-abri, les rejetés, les exclus Les esclaves éprouvés et pillés Pilate et Hérode amis ! Les prêtres et les puissants s’alliant comme hier Dieu juste et saint, est-ce bien ton Église Celle qui donne de la force à ceux qui te renient2 » ? La chrétienté de l’Amérique est semblable dans sa ferveur à celle des anciens scribes et pharisiens : « Ils lient des fardeaux pesants, et les mettent sur les épaules des hommes, mais ils ne veulent pas les remuer du doigt. Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes […]. Ils aiment la première place dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues […] et à être appelés par les hommes, Rabbi, Rabbi. […] Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux, vous n’y entrerez pas vous-mêmes, et vous n’y laissez pas entrer ceux qui veulent entrer. […] Parce que vous dévorez les maisons des veuves, et que vous faites pour l’apparence de longues prières ; à cause de cela, vous serez jugés plus sévèrement. Parce que vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte ; et, quand il l’est devenu, vous en faites un fils de la géhenne deux fois plus que vous. […] Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et que vous laissez ce 2.

John Greenleaf Whittier, (1836) « Clerical Oppressors », lignes 1-16. On trouvera ce poème à l’annexe V du présent ouvrage.





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qui est important dans la loi, la justice, la miséricorde et la fidélité : c’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans négliger les autres choses. Conducteurs aveugles ! qui éliminez le moucheron, qui avalez le chameau. Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, alors qu’au dedans ils sont pleins de rapine et d’intempérance. […] Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au-dehors, et qui au-dedans sont pleins d’ossements de morts, et de toute espèce d’impuretés. Vous de même, au-dehors, vous paraissez justes aux hommes, mais au-dedans vous êtes plein d’hypocrisie et d’iniquité3. » Aussi sombre et terrible que soit ce portrait, je soutiens qu’il décrit très exactement la très immense majorité de ceux qui, dans ce pays, se disent chrétiens. Ils éliminent le moucheron et avalent le chameau. Y a-t-il à propos de nos églises quelque chose de plus vrai ?  Ils seraient horrifiés à l’idée d’admettre un voleur de MOUTONS dans leur assemblée ; mais, au même moment, ils embrassent à la communion un voleur d’HOMMES, et m’accusent d’être un infidèle si je fais remarquer cette contradiction. Ils mettent une austérité toute pharisienne à se conformer aux dehors de la religion et, au même moment, négligent toutes les questions de fond relatives à la loi, au jugement, au sacrifice, au pardon et à la foi. Ils sont toujours disposés à immoler, très rarement à pardonner. Eux qui professent aimer Dieu qu’ils n’ont jamais vu, haïssent leur frère qu’ils voient pourtant. Ils aiment les païens de l’autre côté du globe : ils prient pour eux, donnent de l’argent pour qu’on leur fournisse des Bibles et des missionnaires pour les instruire ; mais ils méprisent et ignorent complètement les païens à leurs portes. Telle est, en peu de mots, mon opinion sur la religion de ce pays ; et afin qu’aucune ambiguïté ne naisse de l’emploi de termes aussi généraux, j’entends par religion de ce pays ce qui est révélé par les mots, les actions et les gestes de ces institutions, qui, au Nord comme au Sud, s’appellent elles-mêmes des églises chrétiennes et qui s’unissent pourtant aux propriétaires d’esclaves. C’est contre la religion telle qu’elle est incarnée dans ces institutions que j’ai cru qu’il était de mon devoir de témoigner.

3.

Matthieu, 23 : 4-28. Passim.

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Je conclurai ces remarques en recopiant ici ce portrait de la religion du Sud (qui est aussi, par communion et assemblée, celle du Nord), portrait dont je maintiens qu’il est parfaitement fidèle, sans caricature ou exagération. On dit qu’il a été composé plusieurs années avant que ne se mette en branle l’actuelle agitation anti-esclavagiste, par un pasteur méthodiste qui, pour avoir résidé un temps dans le Sud, eut l’occasion d’observer de ses propres yeux la moralité de propriétaires d’esclaves, leur piété ainsi que leurs bonnes manières. « Ne châtierais-je pas ces choses-là, dit l’Éternel, Ne me vengerais-je pas d`une pareille nation ?4 » La communion des Saints (Une parodie5) Approchez-vous, justes et pécheurs, venez apprendre Comment ces prêtres dévots fouettent Lise et Alexandre Comment il achètent des femmes et vendent des enfants Menacent tous les pécheurs d’un enfer effrayant Tout en chantant la communion des Saints Ils ressemblent à des chèvres, ils bêlent et ils chevrotent Ils mastiquent avec soin mangeant leur mouton noir Puis revêtent fièrement un joli manteau noir Ils saisissent ensuite leur nègre par la veste Et serrent fort en chantant la communion des Saints Ils te font des sermons si tu bois un seul verre Ils te damnent si tu voles ne serait-ce qu’un agneau Mais ils volent eux-mêmes le vieux JacK, Paul et Peter Leur enlèvent et leurs droits et leur pain et leur eau C’est la communion des Saint des bandits, des voleurs Ils chantent à tue-tête les louanges du Christ Font pour mettre son image un cadre des plus jolis Puis ils frappent et ils cinglent de leur fouet maudit Avant d’aller vendre leurs frères devant le Christ Qu’ils conduisent menottés à la communion des Saints 4. 5.

Jérémie, 5 : 9. Douglass s’apprête ici à parodier Heavenly Union, un hymne du Sud célèbre à l’époque..





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Puis ils lisent et ils chantent un cantique vénérable Ils récitent haut et fort une longue prière Vont enseigner ce qui est bien avant de faire le mal Font s’abattre sur leurs frères et leurs sœurs comme des pierres Des mots qui leur parlent de communion des Saints On se demande comment peuvent chanter ces saints hommes Comment ils peuvent chanter les louanges du Seigneur Eux qui rugissent, eux qui fouettent, eux qui frappent et qui grognent Eux qui du veau d’or restent les adorateurs Et parlent en bonne conscience de communion des Saints Ils font pousser du maïs, du tabac et du seigle, Ils contraignent, ils volent, ils trichent et ils mentent Et à mesure qu’ils frappent, à mesure qu’ils fouettent Leurs trésors s’empilent, montent très haut dans le ciel Vers une promesse de communion des Saints Ils fracassent le crâne d’un pauvre homme très vieux Quand ils prêchent ils rugissent, sont comme un animal Comme des ânes qui braient et ne font que le mal Puis ils saisissent le Vieux Jacob par les cheveux Et tirent fort pour qu’advienne la communion des Saints Un méchant enragé soucieux de sa personne Qui mangeait du mouton, et du bœuf et du veau N’aurait jamais songé donner un seul morceau Aux personnes de couleurs que lui-même emprisonne Mais il parlait beaucoup de communion des Saints « Il ne faut pas aimer le monde », disait le prêtre Puis il fit un clin d’œil et secoua la tête Il s’empara de Tom, de Dick et de Fernand Il leur coupa les vivres, les priva de vêtements Ce grand amoureux de la communion de Saints Un autre de ces prêtres raconte en pleurnichant À quel point pour les pauvres pêcheurs son cœur saigne Puis il s’empare de grand-mère et l’attache à un chêne Et à chaque coup qu’il porte il fait jaillir le sang Pendant qu’il prie fort pour la communion des Saints

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Deux autres ouvrent des mâchoires de fer et des pattes Qui leur servent surtout à enlever des enfants Si les leurs peuvent vivre dans le luxe et la ouate C’est sur le dos des nègres que papa bat souvent Pour que ses petits goûtent la communion des Saints Un autre vole à Jake tout ce qu’il peut voler Et il mène de la sorte une vie dépravée Il est richement vêtu et ce serpent visqueux S’empiffre de gâteaux en lançant vers les cieux : Encore un dernier pour la communion des Saints * Avec l’espoir sincère et fervent que ce petit livre pourra aider à faire la lumière sur le système esclavagiste américain et qu’il aidera à rapprocher, pour mes millions de frères enchaînés, le jour de la libération ; ne pouvant, pour que mes humbles efforts soient couronnés de succès, compter que sur la force de la vérité, de la justice et de l’amour ; moi, le soussigné, je renouvelle ici solennellement le vœu de me consacrer à cette cause sacrée, Frederick Douglass Lynn, Massachusetts, 28 avril 1845

4.2 Massacres au Guatemala (Bartholomé de Las Casas) L’extrait qui suit est tiré d’un ouvrage de Bartholomé de La Casas (1474-1566), Très brève relation de la destruction des Indes, immensément célèbre à la Renaissance et qui exercera une influence tout à fait considérable sur l’histoire des idées, en particulier sur cette conception du bon sauvage qui prévalut au XVIIIe siècle et dont la pensée de Rousseau sera grandement tributaire. Montaigne l’a évidemment lu et cela transparaît dans un essai qu’il consacre au Nouveau Monde (Essais, livre III, chapitre VI). De Las Casas naît à Séville dans une famille qui fréquente les Colomb ; son père a même été du second voyage du célèbre navigateur.





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Bartholomé lui-même suit d’abord cette voie et part chercher fortune aux « Indes », notamment à Cuba. Pendant dix ans, de 1502 à 1512, il profite du système dit de « l’encomienda » qui accorde aux colons le droit d’exploiter sans retenue terres, mines, hommes, femmes et enfants aux seules fins de s’enrichir. Puis, soudainement, c’est la conversion : de Las Casas se rend compte du caractère « injuste et tyrannique » des comportements des Européens à l’endroit des Indiens et commence à militer en leur faveur. Ordonné prêtre, revêtu de l’habit dominicain, il n’arrêtera pas de combattre pour la cause des Indiens et d’œuvrer à leur évangélisation. Il eut le courage de soutenir l’idée de la liberté naturelle de tous les hommes contre son temps qui ne voyait dans les Indiens que des esclaves par nature et de refuser le concept de « juste guerre », concocté par des intellectuels et des théologiens pour clamer la « légitimité des guerres de conquête » et masquer l’horreur et le caractère indéfendable de ses crimes. De retour en Espagne, en 1547, de Las Casas fait paraître illégalement sa Très brève relation de la destruction des Indes, qui connaît aussitôt un succès retentissant, ainsi qu’une monumentale Histoire des Indes. Ces livres et ses autres textes demeurent une référence capitale et quasi unique sur le génocide qui fut commis lors de la découverte du Nouveau Monde. Entre tant d’autres choses, c’est par de Las Casas, qui a eu accès aux papiers personnels de Christophe Colomb, qu’on apprend comment des dizaines de milliers d’Indiens furent massacrés par le navigateur et ses troupes, en seulement deux ans, dans l’île d’Haïti. Que de Las Casas soit un nom largement méconnu tandis qu’on vénère encore souvent — et notamment dans les écoles ! — celui de Colomb est un fait qui mérite d’être médité. Le passage qui suit raconte certaines des exactions commises par les Européens dans le royaume de Guatemala. Sa toile de fond en est la controverse de Valladolid qui vit s’affronter au sein de l’Église, sur la question de savoir si les Indiens avaient ou non une âme, de Las Casas et le philosophe Sepúlveda, le premier répondant oui à la question, le deuxième non. Pendant ce temps, des millions d’habitants du Nouveau Monde furent exterminés, comme ceux que décrit ci-après de Las Casas. Jamais

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peut-être, dans toute l’histoire de l’humanité, tant de massacres ne furent commis avec autant de charité, de dévotion et de sainteté. Il n’est pas sans intérêt de noter ici que, le 17 mars 2007, lors d’un discours prononcé devant des évêques de l’Amérique latine et des Caraïbes à la fin d’un voyage au Brésil, le pape a affirmé que l’Église ne s’était pas imposée aux peuples indigènes des Amériques et que, « s’ils ont à l’époque de la Conquête accueilli les prêtres européens, c’est qu’en silence ils désiraient ardemment les christianisme ». (Reuters, lundi 14 mai 2007, 1 : 14 edt ; source : In a speech to Latin American et http:// www.reuters. com/article/latestCrisis/idUSN14287992) Exactement, en somme, comme ces populations de l’Amérique latine qui, plus tard, abandonnées par un Vatican qui condamnait la théologie de la libération, désiraient ardemment les régimes dictatoriaux qu’on leur imposait. Source : Bartolomé de LAS CASAS, Très brève relation de la destruction des Indes. Ed. LDI, La Découverte, Paris, 1991, p. 88-92. 2 Dès son arrivée dans le royaume, ce capitaine fit un grand massacre. Malgré cela, le plus grand seigneur vint le recevoir. Porté sur une litière, au son des trompettes, et des timbales, en grande fête, il était accompagné de nombreux autres seigneurs de la ville d’Altatlán, capitale de tout le royaume. Les Indiens offrirent aux Espagnols tout ce qu’ils avaient ; en particulier ils leur donnèrent à manger parfaitement et firent tout ce qu’ils purent. Cette nuit-là, les Espagnols logèrent hors de la ville parce qu’elle leur paraissait fortifiée et qu’ils craignaient d’être en danger à l’intérieur. Le lendemain, le capitaine fait appeler le plus grand seigneur et beaucoup d’autres. Ils viennent comme de douces brebis ; le capitaine les fait tous prisonniers et leur ordonne de lui donner telle quantité d’or. Ils répondent qu’ils n’en ont pas, parce que leur terre ne contient pas d’or. Alors il les fait brûler vifs, sans qu’ils aient commis de faute, sans procès ni jugement. Quand les seigneurs de toutes ces provinces virent que leurs seigneurs suprêmes avaient été brûlés pour la seule raison qu’ils n’avaient pas donné d’or, ils fuirent tous leurs villages, se réfugièrent dans les forêts et ordonnèrent à leur peuple d’aller trouver les Espagnols, de les servir comme des seigneurs, mais de ne pas leur dire où ils s’étaient cachés.





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Tous les habitants du royaume viennent dire qu’ils veulent obéir aux Espagnols et les servir comme des seigneurs. Ce pieux capitaine répondait qu’il ne voulait pas les recevoir, et qu’il allait les tuer tous s’ils n’indiquaient pas où se trouvaient leurs seigneurs. Les Indiens disaient qu’ils ne savaient rien mais qu’ils étaient prêts, eux, leurs femmes et leurs enfants, à servir les Espagnols ; que ceux-ci les trouveraient chez eux, où ils pourraient les tuer ou faire d’eux ce qu’ils voudraient. Les Indiens firent cette offre à plusieurs reprises. Et il se passa cette chose étonnante que les Espagnols allaient dans les villages y trouver ces pauvres gens qui travaillaient tranquillement à leurs tâches avec leurs femmes et leurs enfants ; et là ils les tuaient à coups de lance et les mettaient en pièces. Les Espagnols entrèrent ainsi dans un village très grand et très puissant (où les habitants étaient moins méfiants qu’ailleurs, sûrs qu’ils étaient de leur innocence) et ils le dévastèrent en moins de deux heures, passèrent les enfants, les femmes, les vieillards au fil de l’épée, avec tous ceux qui ne purent pas s’enfuir. Quand les Indiens virent qu’avec tant d’humilité, d’offres de service, de patience et de souffrance ils ne pouvaient ni ébranler ni émouvoir des cœurs aussi inhumains et aussi sauvages ; quand ils virent que sans la moindre raison ils se faisaient mettre en pièces par pure hostilité et qu’ils devaient mourir d’une manière ou d’une autre, ils décidèrent de se rassembler, de se réunir tous et de mourir à la guerre, en se vengeant comme ils pourraient d’ennemis aussi cruels et aussi infernaux. Car ils savaient bien que non seulement sans armes mais nus, à pied et faibles, ils ne pouvaient gagner contre une troupe aussi féroce, à cheval et aussi bien armée ; ils ne pouvaient, finalement, qu’être détruits. Ils inventèrent alors de creuser des trous sur les chemins pour y faire tomber les chevaux ; ces trous étaient remplis de pieux aiguisés et durcis au feu pour pénétrer dans le ventre des chevaux, puis recouverts de gazon et d’herbes pour ne rien laisser voir. Une ou deux fois seulement des chevaux tombèrent dans ces trous, car les Espagnols surent les éviter ; mais, pour se venger, les Espagnols décrétèrent que tous les Indiens pris vivants, quel que fût leur âge ou leur sexe, seraient jetés dans ces trous. Ils y jetaient ainsi les femmes enceintes ou qui venaient d’accoucher, les enfants et les vieillards, et tous les hommes qu’ils pouvaient prendre. Les trous étaient remplis d’Indiens transpercés par les pieux ; c’était une grande pitié de les voir, surtout les femmes et leurs enfants. Ils tuaient tous les autres à coups de lance et à coups de couteau, les jetaient aux chiens féroces qui les déchiquetaient et les mangeaient. Et, quand ils rencontraient un seigneur, ils le brûlaient

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pour la gloire dans de hautes flammes. Ils pratiquèrent ces boucheries tellement inhumaines pendant près de sept ans, de 1524 à 1531. Que l’on estime ici le nombre d’Indiens qu’ils ont massacrés. Parmi l’infinité d’actes horribles commis dans ce royaume par ce malheureux, ce malencontreux capitaine et ses frères (car ses capitaines et ses soldats n’étaient pas moins misérables et insensibles que lui), il en est un particulièrement notable. Il eut lieu dans la province de Cuzcatán, à peu près là où se trouve actuellement la ville de San Salvador. C’est une terre très heureuse, dotée de toute la côte de la mer du Sud, qui s’étend sur quarante-cinq lieues. Dans la ville de Cuzcatán, qui était la capitale de la province, les Espagnols furent somptueusement reçus ; plus de vingt ou trente mille Indiens les attendaient, chargés de poules et de nourriture. Après être arrivé et avoir reçu les présents, le capitaine ordonna que chaque Espagnol prenne sur cette grande quantité de gens autant d’Indiens qu’ils en voudrait pour se servir d’eux durant le temps nécessaire et se faire apporter ce dont il aurait besoin. Chaque Espagnol en prit cent ou cent cinquante, ou le nombre qui lui paraissait suffisant pour être très bien servi. Les innocents agneaux durent supporter ce partage et ils servaient les Espagnols de toutes leurs forces ; il s’en fallait de peu qu’ils ne les adorent. Entretemps, le capitaine demanda aux seigneurs de lui apporter beaucoup d’or, car c’était surtout cela que les Espagnols cherchaient. Les Indiens répondent qu’ils veulent bien donner tout l’or qu’ils ont, et ils ramassent une très grande quantité de haches de cuivre doré (qu’ils possèdent, dont ils se servent) qui ont l’air d’être en or parce qu’elles en contiennent un peu. Le capitaine fait passer les haches à la pierre de touche, et quand il vit que c’était du cuivre il dit aux Espagnols : « Que ce pays aille au diable ! Partons, puisqu’il n’y a pas d’or. Que chacun mette aux fers les Indiens qui le servent et je les ferai marquer comme esclaves. » C’est ce qu’ils font, et ils marquent comme esclaves au chiffre du roi tous ceux qu’ils ont pu enchaîner. J’ai vu marquer le fils du plus grand seigneur de la ville. À la vue d’une telle cruauté, les Indiens qui ont pu s’échapper et les autres, de toute la région, se mettent à se réunir et à s’armer. Les Espagnols se livrent sur eux à des ravages et des massacres considérables et retournent au Guatémala où ils ont construit une ville. Celle-ci a été maintenant détruite à juste titre par la justice divine qui a envoyé en même temps trois déluges : l’une d’eau, l’autre de terre, et un troisième





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de pierres plus grosses que dix ou vingt bœufs. Quand tous les seigneurs et tous ceux qui pouvaient faire la guerre furent tués, les Espagnols imposèrent aux autres l’infernale servitude habituelle et leur demandèrent un tribut d’esclaves. Les Indiens donnaient leurs fils et leurs filles, car ils ne possédaient pas d’esclaves, et les Espagnols en chargeaient des navires pour les envoyer vendre au Pérou. Par d’autres massacres et d’autres ravages encore dont je n’ai pas parlé, les Espagnols ont détruit et dévasté un royaume de plus de cent lieues carrées, l’un des plus fertiles et des plus peuplés qui soient au monde. Le tyran lui-même a écrit qu’il était plus peuplé que le royaume de Mexico et il a dit vrai. Lui, ses frères et les autres ont tué plus de quatre ou cinq millions d’habitants en quinze ou seize ans, de 1524 à 1540. Aujourd’hui, ils tuent ceux qui restent, et ils continueront à tuer. Quand il allait faire la guerre à certains villages ou à certaines provinces, ce capitaine avait l’habitude d’emmener avec lui autant d’Indiens déjà soumis qu’il pouvait pour qu’ils fassent la guerre aux autres. Et, comme il ne donnait pas à manger aux dix ou vingt mille hommes qu’il emmenait, il leur permettait de manger les Indiens qu’ils prenaient. Il y avait ainsi dans son camp une impressionnante boucherie de chair humaine ; en sa présence on tuait des enfants et on les rôtissait ; on tuait un homme pour n’en garder que les mains et les pieds, qui étaient considérés comme les meilleurs morceaux. Tous les autres habitants des autres régions qui entendaient parler de ces actes inhumains étaient si épouvantés qu’ils ne savaient où se cacher.

4.3 Quand Benoît XVI rédigeait le catéchisme (Jocelyn Bézecourt et Gérard da Silva) Jocelyn Bézecourt et Gérard da Silva ouvrent l’impitoyable réquisitoire qu’ils ont dressé contre Benoît XVI en 2006 sur un rappel du contenu du catéchisme publié quelques années auparavant sous sa direction, alors que, sous le nom de cardinal Ratzinger, il était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, l’ancienne Inquisition. Ce texte limpide se passe de tout commentaire. Source : Jocelyn BÉZECOURT et Gérard da SILVA, Contre Benoît XVI. Le Vatican, ennemi des libertés, Éditions Syllepse, Paris, 2006. Passim, p. 17-31.

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2 S’il est un texte qui constitue la ligne idéologique de Benoît XVI, c’est bien le catéchisme publié en 1992 sous sa direction. Commandé en 1986 à une commission de douze cardinaux et évêques, le catéchisme est « une norme sûre pour l’enseignement de la foi6 ». Il édicte des règles à observer, des interdits auxquels se soumettre, des condamnations sans appel. Le catéchisme étant la norme à suivre en tout point de la planète, une version allégée, en nombre de commandements mais pas en rigueur, a été publiée en juin 2005. Organisé comme un système mécanique de questions et réponses, le texte ne présente aucune innovation. Un format de poche a été adopté pour mieux aider, en toute circonstance, à résister aux péchés7. Benoît XVI souhaitait que ce résumé accompagne les participants aux Journées mondiales de la jeunesse (catholique) de Cologne en août 20058. Rien de tel que la consultation du catéchisme, à la veillée autour d’un feu de camp, pour déterminer le licite et l’illicite dans les tentations quotidiennes offertes dans ce genre de rassemblement festif. Comme la théologie se moque du réel pour lui préférer les chimères célestes, les théologiens ont élaboré un arsenal de sentences implacables envers les comportements impies. Les textes de la Congrégation pour la doctrine de la foi et le catéchisme de l’Église catholique constitueront donc ici le matériau premier pour examiner l’exécration du christianisme pour l’autonomie individuelle.

Le mariage Dans une méconnaissance, officiellement absolue, du sujet, la congrégation des chastes célibataires romains s’est arrogée le droit de décider du comportement sexuel de chacun, catholique ou pas. La classification est aussi rapide qu’aveugle : le seul comportement autorisé, et encouragé, est celui d’un acte sexuel entre un homme et une femme, mariés ensemble selon le rite catholique, sans rendre impossible la procréation. Un coup de semonce est administré promptement aux contrevenants : « L’acte sexuel doit prendre place exclusivement dans le mariage ; en dehors de celui-ci, il constitue toujours un péché grave et exclut de la communion sacramentelle9. » Le mariage chrétien a une 6. 7. 8. 9.

Ce pape est un don de Dieu, Plon, 2001. Jean-Paul II, Catéchisme de l’Église catholique, Mame Plon, 1992. AFP, 28 juin 2005. Catéchisme, 2390.





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ambition double : « Le bien des époux eux-mêmes et la transmission de la vie10. » L’acte sexuel peut ne pas avoir systématiquement la procréation comme finalité (il peut être pratiqué en dehors des périodes de fécondité) pourvu que les vertus de la « chasteté conjugale » soient observées. La chasteté reçoit d’ailleurs un réceptacle bien singulier pour s’exprimer dans « l’amitié du prochain11 ». Si elle est souvent le prélude au mariage, elle conduit toujours à « la communion spirituelle » et est « promesse d’immortalité », stratagème astucieux pour parer d’une aura mystique ce qui demeure une violence faite au corps. Toutefois, cette tolérance timide sur la « chasteté conjugale » ne s’étend pas aux fiancés qui, eux, devront patienter jusqu’au passage devant monsieur le curé pour goûter aux « manifestations de tendresse spécifiques de l’amour conjugal12 ». Pour être plus clair et concret : « Les fiancés sont appelés à vivre la chasteté dans la continence. » « Il s’agit, comme toujours dans le catholicisme, d’une épreuve pour mesurer la solidarité du renoncement au plaisir et, par là, l’attachement à la foi chrétienne faite de mortification et de discipline. Ils verront dans cette mise à l’épreuve une découverte du respect mutuel, un apprentissage de la fidélité et de l’espérance de se recevoir l’un et l’autre de Dieu. » Pour un couple marié, l’impératif de la perpétuation de l’espèce humaine provient d’une injonction divine, alibi commode pour atténuer les frustrations de la clique de gourous qui siègent à Rome. Le lien entre l’union et la procréation est un lien indissoluble « que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative13 ». La procréation ellemême obéit à une mission divine : « Appelés à donner la vie, les époux participent à la puissance créatrice et à la paternité de Dieu14. » Ainsi, l’enfant sera à son tour un sujet de la divinité chrétienne dont la « paternité » s’étend à l’ensemble de l’humanité. Le corps humain acquiert une nature intrinsèquement religieuse et, dans son discours sur la famille du 6 juin 200515, Benoît XVI en avait précisé la composante théologique : « Le corps de l’homme et de la femme revêt donc également, pour ainsi dire, un caractère théologique. »

10. 11. 12. 13. 14. 15.

Catéchisme, 2363. Catéchisme, 2347. Catéchisme, 2350. Catéchisme, 2366. Catéchisme, 2367. 8 juin 2005. (Zenit est l’agence de presse des Légionnaires du Christ, www.zenit.org.)

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Loin de constater, dans les mœurs de ses contemporains, la victoire du mariage chrétien, Benoît XVI critique sans relâche ce qu’il interprète comme des formes de « dissolution du mariage », niant qu’une union sincère et forte puisse exister en dehors du mariage chrétien. Les diverses formes actuelles de dissolution du mariage, comme les unions libres ou le « mariage à l’essai », jusqu’au pseudo-mariage entre personnes du même sexe, sont au contraire l’expression d’une liberté anarchique, qui se fait passer à tort pour la véritable liberté de l’homme16. La seule liberté autorisée par le catholicisme réside dans l’obéissance à des préceptes castrateurs forgés par une assemblée de puritains. Benoît XVI plagie en fait Ratzinger qui fustigeait le « laïcisme radical », coupable « d’assimiler au mariage les différents types d’union17 ».

L’union libre Les imprécations trop générales contre tout ce qui se distingue du mariage catholique ne suffisent pas. Le catéchisme étant un manuel de prêt-à-penser, les cas particuliers d’unions d’un autre type sont examinés avec une minutie qui n’a d’égale que la fermeté du jugement. L’union libre est de ceux-là et le catéchisme s’attache d’abord à dénoncer l’appellation ; quand le concept dérange, on attaque sa formulation. Le texte nie le caractère « libre » de cette union sous prétexte qu’il n’y aurait pas de confiance mutuelle, manipulation inacceptable ou méconnaissance absolue de la situation de la part de la hiérarchie. « L’expression est fallacieuse : que peut signifier une union dans laquelle les personnes ne s’engagent pas l’une envers l’autre et témoignent ainsi d’un manque de confiance, en l’autre, en soi-même, ou en l’avenir18 ? » Avec un mépris abject des individus qui ont choisi de vivre en union libre, le catéchisme décrète que les différentes formes d’unions libres « détruisent l’idée même de la famille », « affaiblissent le sens de la fidélité » et « sont contraires à la loi morale19 ». L’autoritarisme du jugement est sidérant quand on sait que les curés sont, en principe, incapables de connaître les situations qui sont l’objet de leurs condamnations et que, en pratique, nombreux sont ceux qui en ont fait l’expérience réjouie. De façon plus générale, tout acte sexuel hors mariage, qu’il y ait vie commune ou pas, est considéré 16. 17. 18. 19.

Discours sur la famille, 6 juin 2005. Zenit, 2 décembre 2004. Catéchisme, 2390. Catéchisme, 2390.





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comme de la « fornication » et « est gravement contraire à la dignité des personnes et de la sexualité humaine naturellement ordonnée au bien des époux ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants ». Morale, dignité, nature, autant de récupérations de termes évoquant la « normalité » pour en orner un catholicisme castrateur.

La sexualité ou la reproduction La finalité reproductrice de toute sexualité n’est pas née dans les cerveaux frustrés de quelques prêtres qui, désespérés par leur situation, font partager, de force, leurs propres vices à autrui. Si partager le malheur ne le diminue pas, il comble cependant le puritain moraliste en créant chez ses brebis une culpabilité très intime. La phobie du plaisir sexuel est en fait inscrite dès le début de la Bible, avec l’invention du péché originel20. Croquer la pomme n’est pas un simple délit de gourmandise. C’est d’abord l’accession à l’arbre de la connaissance, chose insupportable pour des sectes dont la pérennité ne repose que sur l’ignorance et la soumission. C’est aussi la répression de toute forme de plaisir, d’un hédonisme selon lequel la vie n’est pas une vallée de larmes mais une œuvre à construire pour le bien-être de chaque individu en harmonie avec la cité. La souffrance est belle et la jouissance, insupportable. Une pratique sexuelle intentionnellement orientée vers la recherche du seul plaisir et, pour cela, empêchant la procréation, est donc à proscrire : « Le plaisir sexuel est moralement désordonné, quand il est recherché pour luimême, isolé des finalités de procréation et d’union21. » Séparer la sexualité de la reproduction irait contre les desseins d’un dieu absent. La contraception et, pire, l’avortement sont donc condamnés à longueur de pages dans les textes officiels, les déclarations de presse et les ouvrages de Benoît XVI.

La contraception Le catéchisme, dont il faut louer la clarté, édicte qu’il est interdit de se soustraire à la procréation par le recours à « toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou

20. Voir aussi le chapitre « L’éternel retour de la misogynie ». 21. Catéchisme, 2351.

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comme moyen de rendre impossible la procréation22 ». En clair, préservatifs, pilules et autres moyens de contraception actifs sont interdits en tant que moyens artificiels et délibérés d’empêcher la procréation. Comme les époux peuvent, parfois, ne pas être animés d’intentions mauvaises et qu’il serait donc exagéré de les accabler gratuitement, c’est la morale (catholique) qui est appelée à la rescousse pour, encore, fustiger, empêcher, inter­dire : « La légitimité des intentions des époux ne justifie pas le recours à des moyens moralement irrecevables (par exemple la stérilisation directe ou la contraception)23. » Par contre, « la continence périodique, les méthodes de régulation des nais­sances fondées sur l’autoobservation et le recours aux périodes infécondes sont conformes aux critères objectifs de la mora­lite24 », une « moralité » très catholique naturellement. Quant à l’État, il « n’est pas autorisé à favoriser des moyens de régulation démographiques contraires à la morale25 ». On notera ici que, d’une part, l’Église catholique s’érige en représentante vertueuse de la morale et que, d’autre part, sans aucune légitimité démocratique, elle entend dicter aux États ce qui relève de leur politique intérieure. Mais les justifications de l’Église sont plus profondes et ne se limitent pas à la phobie du sexe. Dans les mythes monothéistes, l’idée d’un dieu omnipotent ne laisse aucune place à l’autonomie de l’individu, à la libre disposition de son corps, de sa vie, de sa mort, aucun espace décisionnel où affirmer sa différence. Décider de la fin de sa propre vie par le suicide ou l’euthanasie est insupportable, la planification des bébés aussi. Ratzinger rejette la possibilité que le couple décide seul de ce qui relève d’une décision divine, la naissance étant voulue par la divinité catholique à la date choisie par celle-ci. La planification familiale est une insulte à la notion de Dieu, une usurpation de ses attributions. Dans Le Sel de la terre26, le père Joseph expulse sa phobie de l’ère technologique où « l’un des grands dangers qui nous menacent » est de « vouloir maîtriser notre condition humaine par la technique », et la contraception s’inscrit dans cette technicité, chimique ici. Mieux vaut « ne pas prétendre régler de 22. 23. 24. 25. 26.

Catéchisme, 2370. Catéchisme, 2399. Catéchisme, 2370. Catéchisme, 2372. Joseph Ratzinger, entretiens avec Peter Seewald, Paris, Flammarion/Cerf, 1997, p. 198.





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grands problèmes moraux par le simple moyen des techniques, de la chimie, mais chercher à les résoudre moralement, par un mode de vie ». Ici encore, le christianisme façonne une morale qui est convoquée pour conserver à l’autorité religieuse son pouvoir sur les individus et la charge de culpabilité sexuelle qui les salit d’une tache indélébile. Dans une société qui, pour être pleinement reli­gieuse, se devrait d’être immuable, la révolution des com­portements produite par la diffusion de la contraception a laissé le puritanisme catholique dans la froideur des sacris­ties. La nouvelle relation au corps, désormais débarrassé de toute culpabilité imaginaire, brise les chaînes imposées par des siècles de catholicisme : le corps n’est plus méprisable.

L’avortement Après l’interdit sur la contraception, l’interruption volontaire de grossesse est, on s’en doute, honnie avec violence. Au motif que « Dieu » serait créateur de toutes choses, l’être humain, sa créature, son sujet. Sa marionnette n’a pas autorité à défaire ce qu’il aurait façonné. La condamnation est d’autant plus cinglante qu’il s’agit de contrer la révolte d’un sujet qui revendique une puissance imparable par son maître. La vexation de voir son œuvre défaite par la médecine s’accompagne d’une autre justification, mensongère celle-là : l’Église serait contre la peine de mort, et l’avortement, qu’elle assimile à une sentence de mort prononcée contre l’embryon, tomberait alors sous le coup de cet humanisme opportun. Le cardinal vainqueur du scrutin du 19 avril s’en était exprimé dans Le Sel de la terre avec sa froide clarté habituelle : « Dans la peine de mort, quand elle est appliquée de droit, on punit quelqu’un qui s’est rendu coupable de crimes très graves prouvés, et qui représente aussi un danger pour la paix sociale ; c’est donc un coupable qui est puni. Tandis que, dans le cas de l’avortement, la peine de mort frappe quelqu’un d’absolument innocent27. » Pourtant, l’opposition supposée de l’Église catholique à la peine de mort relève d’une lecture sélective : la peine capitale demeure en fait autorisée quand la société est en danger. Dans Ecclesia in America (janvier 1999), Jean-Paul II déclare que « les cas d’absolue nécessité de supprimer le coupable sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexis­ tants ». « Pratiquement » n’est pas « absolument ». De même, dans 27. Ibid. p. 199.

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­l’encyclique Evangelium Vitœ de 1995 : « Il est clair que la mesure et la qualité de la peine doivent être attentivement évaluées et déterminées ; elles ne doivent pas conduire à la mesure extrême de la suppression du coupable, si ce n’est en cas de nécessité absolue, lorsque la défense de la société ne peut être possible autrement. » Et l’on sait le genre d’abus auxquels « la défense de la société » peut conduire, comme le Patriot Act voté aux États-Unis d’Amérique à la suite des attentats du 11 septembre 2001. La peine de mort est donc interdite au Vatican sauf quand elle est autorisée : sommet de la théologie catholique ! Le catéchisme condamne l’avortement comme une « malice morale [...] gravement contraire à la loi morale28 ». L’avis n’a pas changé depuis les premiers temps du christianisme. Sans surprise, « la coopération formelle à un avortement constitue une faute grave29 » et les contrevenants encourent l’excommunication. Ratzinger, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, avait rappelé en 2002 cette obligation pour tout catholique de refuser la pratique d’un avortement dans une Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique. Le texte s’adresse en premier lieu aux évêques mais vise spécialement les politiciens catholiques. Les élus ayant la charge d’élaborer les lois, il convenait de rappeler les exigences du catholicisme sur, entre autres sujets, l’avortement. Injonction leur est donc donnée de ne pas cau­tionner la mise en place de lois favorables à l’interruption volontaire de grossesse car « est en jeu l’essence de l’ordre moral ». La crispation de Ratzinger est d’autant plus marquée que l’heure est grave, et rares sont les signes annonciateurs d’une reconquête catholique des sociétés d’Europe de l’Ouest. L’Irlande, qui en est pourtant l’un des bedeaux les plus sages, a commis le sacrilège de refuser un durcissement de la loi sur l’avortement. Le référendum du 6 mars 2002 n’a cependant pas été un raz-de-marée, tout au plus une onde légère, et l’interdiction de l’avortement est encore loin d’être remise en question. L’enjeu du vote était plus modeste. Il s’agissait pour le gouvernement de droite et l’Église de rendre le recours à l’avortement définitivement impossible, même dans les cas les plus dramatiques. Le texte prévoyait de refuser l’avortement dans le cas où la femme enceinte menace de se suicider. Les Irlandais ont rejeté cette aggravation d’une loi qui est pourtant la plus stricte 28. Catéchisme, 2271. 29. Catéchisme, 2272.





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d’Europe. Mais la majorité très mince (50,42 %) de la consultation témoigne d’une emprise très forte de l’Église. Les femmes qui désirent avorter sont actuellement contraintes d’aller en Angleterre, ce qui représente de 7 000 à 10 000 cas par an. […]

L’euthanasie, le suicide et la bioéthique Vouer aux gémonies la planification des naissances procède du refus que concurrence soit faite à la volonté divine. Il en résulte que la mort ne peut qu’être le fruit d’une décision divine, et qu’il n’est pas permis de la repousser ou de la hâter. L’interdit de modifier le cours d’une vie que « Dieu » seul pouvait mener ainsi que la phobie du sang ont pendant longtemps ralenti le cheminement de la médecine et particulièrement de la chirurgie. Nul besoin de connaître le mode de fonctionnement du corps quand seule importe la soumission de l’individu à la notion de Dieu. L’euthanasie, le suicide et, de façon générale, les recherches concernant la structure et les propriétés les plus intimes du vivant sont condamnés sans attente. L’euthanasie est « moralement irrecevable », elle constitue un « acte meurtrier toujours à proscrire et à exclure30 ». Mais le refus de l’acharne­ment thérapeutique peut être légitime : « On ne veut pas ainsi donner la mort ; on accepte de ne pas pouvoir l’empêcher31. » Pourtant, le catéchisme ne lève pas toute ambiguïté, car « même si la mort est considérée comme imminente les soins ordinairement dus à une personne malade ne peuvent être légitimement interrompus32 ». L’entretien d’une situation sans issue et dégradante contribue plus sûrement à la gloire de la divinité chrétienne que la décision de mourir dignement. Les exhortations à suivre les prescriptions du catéchisme sont incessantes dans les textes officiels, mais l’une d’elles a eu un rôle particulier en privilégiant l’action politique. En 2002, la Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, publiée par la Congrégation pour la doctrine de la foi, appelle les catholiques à agir en politique contre toute décision favorable 30. Catéchisme, 2277. 31. Catéchisme, 2278. 32. Catéchisme, 2279.

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à des questions sensibles, telles que l’euthanasie ou l’avortement : « Quand l’action politique est confrontée à des principes moraux qui n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis, l’engagement des catholiques devient plus évident et se fait lourd de responsabilités. » On y affirme que doit être protégé « le droit primordial à la vie, depuis sa conception jusqu’à sa fin naturelle ». L’argument de l’acceptabilité de tout ce qui relève de la « nature » apparaît encore, peu importe la douleur si elle est « naturelle ». La « fin naturelle » est en fait une réminiscence des temps antéscientifiques où la mort était vécue comme une juste punition, une issue normale et incontestable, car elle est voulue par une autorité transcendante plutôt que d’être l’aboutissement d’une maladie encore incomprise. Par « fin naturelle », on nie à l’individu le droit de prolonger sa vie, une aspiration qui enfreindrait les desseins d’une nature divinisée. Pire que l’euthanasie, le suicide est évidemment interdit avec la plus grande énergie. L’individu n’a pas la libre disposition de sa vie ou de son corps, « Dieu » seul en est « le souverain Maître33 ». Le suicide est condamné pour deux raisons. La première est évidente par la destruction d’une créa­ture de « Dieu » et la seconde est plus insidieuse : le suicide est la soustraction de l’individu au groupe auquel il appartient, au sens premier de l’appartenance d’un individu aux « sociétés familiale, nationale et humaine  34 ». On retrouve l’exécration de l’autonomie individuelle, élément déterminant du catholicisme, où l’existence est moins déterminée par ses propres inclinations que par les exigences de la communauté à laquelle on est, de force, attaché. Le candidat au suicide est alors contraint de continuer à endurer sa souffrance pour la sauvegarde du groupe, et sauver l’apparence d’une fratrie et d’une nation unies et dévouées à la légende christique. Certaines recherches en biologie ont provoqué de nou­velles condamnations par Benoît XVI. Un référendum organisé en Italie en juin 2005 a été, à cet effet, une formidable tribune pour le nouveau pape. L’Italie se heurte à une loi extrêmement rétrograde sur la procréation médicalement assistée et le référendum devait proposer de nouvelles orientations. En finir avec la disposition faisant de l’embryon une personne, faciliter la recherche sur les embryons, permettre la fécondation hétérologue (don de sperme et d’ovules), telles étaient les avancées visées par la consulta33. Catéchisme, 2280. 34. Catéchisme, 2281.



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tion populaire. Déchaînée par tant d’outrages à sa doctrine, l’Église s’est livrée à une immense propagande contre l’allégement de la loi et Benoît XVI a appuyé publiquement de toute son autorité les pressions de l’Église. La stratégie des religieux fut couronnée de succès : en appelant à l’abstention, ils ont obtenu que la participation soit très inférieure au quota de 50 % pour valider le vote. Avec 26 % de participation, la modernisation de la loi a été rejetée malgré la très large majorité qui s’est prononcée en sa faveur, entre 77 % et 89 % d’opinions favorables pour chacune des questions posées35 ».

4.4 Le gériniol (Richard Dawkins) Le 12 octobre 2002, dans l’île indonésienne de Bali, une bombe explose dans une boîte de nuit et bar-restaurant. Elle fait près de 200 victimes, dont de nombreux touristes étrangers, qui meurent déchiquetées ou carbonisées ; elle fait aussi plus de 175 blessés. Plusieurs personnes seront trouvées coupables de cet attentat terroriste aux motivations religieuses. Dans le texte qui suit, paru dans le Free Inquiry en 2004, Richard Dawkins s’intéresse à l’une d’elles et à une drogue appelée gériniol. Sur Richard Dawkins, on consultera la notice du texte 6 du chapitre I. Source : Richard DAWKINS, « Gerin oil », Free Inquiry, décembre 2003. Ce texte a été traduit par Normand Baillargeon. 2 L’huile de Gérin — ou gériniol, puisque tel est son nom scientifique — est une drogue puissante qui agit directement sur le système nerveux central et qui produit une variété de symptômes qui sont souvent de nature antisociale ou autodestructrice. Elle peut modifier de manière permanente le cerveau des enfants et produire chez l’adulte divers disfonctionnements, dont des délires qui sont difficiles à traiter. Les 19 pirates de l’air des quatre vols fatals du 11 septembre 2001 étaient tous drogués au gériniol et en avaient pris une forte dose. Au cours de 35. Libération, 11 et 14 juin 2005 ; Reuters, 13 juin 2005.

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l­’histoire, le gériniol a été responsable de diverses atrocités comme la chasse aux sorcières de Salem et les massacres des Indiens de l’Amérique du Sud par les conquistadores. L’huile de Gérin a été responsable de la plupart des guerres du Moyen Âge et, plus récemment, des carnages qui ont accompagné la reconfiguration du sous-continent Indien et de l’Irlande. Le gériniol peut amener des individus qui étaient jusque-là en santé à se détourner d’une vie humaine normale et accomplie afin de se retirer dans des communautés fermées composées de toxicomanes déclarés. Ces communautés sont généralement constituées de personnes de même sexe et interdisent vigoureusement, voire de manière obsessive, toute activité sexuelle. En fait, parmi les pittoresques et variés symptômes observables que produit le gériniol figure en bonne place une tendance angoissée à interdire la sexualité. Le gériniol ne semble pas en lui-même diminuer la libido, mais il mène souvent les consommateurs à souhaiter diminuer le plaisirs sexuels d’autrui. La condamnation de l’homosexualité par les « huilistes » nous en fournit de nos jours un exemple. Comme c’est le cas pour les autres drogues, le gériniol, consommé en faibles doses, est pour l’essentiel inoffensif et peut servir de lubrifiant lors de certains événements sociaux comme le mariage, les funérailles ou encore lors de cérémonies religieuses. Il n’y a cependant pas de consensus parmi les experts sur la question de savoir si de telles pratiques sociales de consommation, bénignes en soi, constituent un facteur de risque qui conduirait à consommer des formes plus fortes de la drogue qui, elles, provoquent l’accoutumance. Des doses modérées d’huile de Gérin ne sont pas dangereuses en elles-mêmes, mais elles peuvent altérer la perception de la réalité. L’effet direct de cette drogue sur le système nerveux central fait en sorte que des croyances, qui n’ont pourtant aucune justification dans le monde réel, deviennent irréfutables nonobstant l’évidence. On peut ainsi entendre des têtes pleines d’huile s’adresser à quelqu’un alors que personne n’est présent ou se murmurer à elles-mêmes des choses : il semble qu’elles sont convaincues que des désirs exprimés de la sorte se réaliseront, fût-ce au prix du bien-être d’autres personnes ou à celui de légères entorses apportées aux lois de la physique. Ce désordre autolocutoire s’accompagne souvent de tics bizarres, de mouvements des mains, de comportements stéréotypés comme le balancement rythmé de la tête vers un mur ou





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encore du syndrome d’orientation obsessif-compulsif (ou SOOC : il amène à s’orienter vers l’est cinq fois par jour). L’huile de Gérin consommée à fortes doses est un hallucinogène. Les grands consommateurs peuvent entendre des voix ou faire l’expérience d’illusions visuelles puissantes qui leur semblent si authentiques qu’ils parviennent souvent à convaincre autrui qu’elles sont la réalité. Une personne qui rapporte de puissantes hallucinations de manière convaincante pourra pour cela être vénérée et être suivie comme une sorte de leader par d’autres qui se considèrent moins chanceux qu’elle. Cette tendance pathologique à suivre quelqu’un peut se prolonger longtemps après la mort du leader et se transformer en étranges pratiques psychédéliques comme le fantasme cannibale de « boire le sang et manger le corps » du leader. La consommation chronique de gériniol peut causer des « mauvais voyages » lors desquels l’usager est saisi de grandes peurs, parmi lesquelles celle d’être torturé, non pas en ce monde, mais dans un monde post mortem imaginaire. Ce genre de mauvais voyage s’accompagne d’une tendance morbide à une pratique de châtiments qui est aussi caractéristique de cette drogue que la peur obsessionnelle de la sexualité notée plus haut. La culture du châtiment que promeut le gériniol couvre une vaste étendue, depuis la claque et le coup de fouet en passant par la lapidation (spécialement des femmes adultères ou victimes de viol) et l’amputation d’une main, jusqu’à ce sinistre fantasme de l’allo-châtiment, qui consiste à exécuter une personne pour des péchés commis par d’autres. On pourrait penser qu’une drogue potentiellement aussi dangereuse et susceptible de créer une telle dépendance figurerait en tête de liste des substances interdites ; on pourrait croire que des sentences sévères seraient prononcées contre les personnes qui en font le commerce. Mais non. Cette drogue est facile à obtenir, partout dans le monde, et l’on n’a même pas besoin d’ordonnance pour s’en procurer. Les dealers professionnels sont nombreux, organisés en cartels hiérarchisés et pratiquent leur commerce sur les trottoirs et dans des bâtiments construits à cette fin. Certains de ces cartels se spécialisent dans la tonte de pauvres gens désespérés qui cherchent à combler leur besoin de drogue. Les « parrains » occupent des postes de pouvoir et ont l’oreille des rois, des présidents et des premiers ministres. Les gouvernements ne se contentent pas de détourner le regard de ce commerce, mais vont jusqu’à leur accorder des

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exemptions fiscales. Pire : ils subventionnent des écoles fondées avec l’expresse visée de faire des enfants des accros. C’est la vue du visage souriant d’un homme de Bali qui m’a amené à écrire le présent article. Cet homme se réjouissait de la sentence de mort prononcée contre lui pour le meurtre brutal d’un grand nombre de vacanciers innocents qu’il n’avait jamais rencontrés et envers lesquels il n’entretenait aucune rancune personnelle. Au tribunal, beaucoup de personnes ont été stupéfaites par son absence de remords. En fait, bien loin d’exprimer des regrets, sa réaction était plutôt l’allégresse. Des poings frappaient dans le vide tandis qu’il se réjouissait de ce qu’on allait faire de lui un « martyr » — pour employer le jargon de ses semblables. Ne vous y méprenez pas : ce sourire béat et qui espère avec impatience le peloton d’exécution, c’est celui d’un toxicomane. Voici le consommateur archétypique d’une puissante huile de Gérin, d’un gériniol à haut indice d’octane, non raffiné et non coupé. Quelle que soit votre position relative à la peine de mort, que vous la conceviez comme une vengeance ou comme ayant un effet dissuasif, il devrait être clair que nous nous trouvons ici devant une cas singulier. Le martyre est une bien étrange vengeance contre qui l’appelle de ses vœux et, loin d’avoir un effet dissuasif, contribue à recruter plus de martyrs qu’elle n’en tue. Le plus crucial est cependant que le problème ne se poserait tout simplement pas si l’on refusait d’exposer les enfants à une drogue au pronostic si terrible pour leurs cerveaux quand ils deviennent des adultes.

4.5 Les trois impulsions contenues dans la religion sont la crainte, la suffisance et la haine (Bertrand Russell) Bertrand Russell est né le 18 mai 1872 à Trelleck, Wales (Angleterre). Il est mort dans le même pays, presque centenaire, le 2 février 1970. Il a indiscutablement été un des intellectuels les plus brillants et les plus originaux du XXe siècle, en même temps qu’une de ses plus riches et remarquables personnalités : logicien, philosophe, réformateur social, vulgarisateur scientifique, romancier, pédagogue et libre penseur, il a fait paraître quelque 70 ouvrages et des milliers d’articles, en plus d’avoir été



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au premier rang de multiples combats sociaux et politiques d’avantgarde. À compter de l’âge de 14 ans, Russell va commencer à remettre en question la foi religieuse dans laquelle il a grandi. Tour à tour, il abandonne les doctrines théologiques du libre arbitre, de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu – la lecture de l’autobiographie de son « parrain », John Stuart Mill (1806-1873) lui sera précieuse dans la critique puis l’abandon de ces dogmes. Ce sont là les prémisses de la forte critique rationaliste de la religion pour laquelle Russell sera bien connu des années plus tard, lorsqu’il signera sur le sujet des passages à l’humour féroce et qui feront les délices des anthologistes. L’extrait qui suit expose l’essentiel de la position à laquelle il est très tôt arrivé et s’est tenu durant toute sa vie. Source : Bertrand RUSSELL, Le mariage et la morale, suivi de : Pourquoi je ne suis pas chrétien, 10-18, Paris, 1997. Passim, p. 232-254. 2 Le mot religion est employé de nos jours dans un sens très vague. Certains, sous l’influence d’un protestantisme extrême, emploient le mot pour désigner toute conviction personnelle sérieuse dans le domaine des idées morales ou sur la nature de l’univers. Cet emploi va tout à fait à l’encontre de l’histoire. La religion est d’abord un phénomène social. Les Églises peuvent devoir leur origine à des maîtres possédant de fortes convictions individuelles, mais ces maîtres ont rarement eu beaucoup d’influence sur les Églises qu’ils fondèrent, alors que les Églises ont exercé une énorme influence sur les communautés où elles s’épanouirent. Prenons le cas qui intéresse le plus les membres de la civilisation occidentale : l’enseignement du Christ, tel qu’il est recueilli dans les Évangiles, a eu vraiment très peu d’action sur l’éthique des chrétiens. Le caractère le plus important du christianisme, d’un point de vue social et historique, n’est pas le Christ mais l’Église et, s’il nous faut porter un jugement sur le christianisme en tant que force sociale, ce n’est pas aux Évangiles qu’il faut nous reporter pour l’étayer. Le Christ a enseigné qu’il faut donner ses biens aux pauvres, qu’il ne faut pas se battre, qu’il ne faut pas se rendre à l’église et qu’il ne faut pas punir l’adultère. Ni les catholiques ni les protestants n’ont manifesté un vif désir de suivre cet enseigne­ment,

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sous quelque forme que ce soit. Quelques franciscains, c’est vrai, ont tenté de répandre la doctrine de la pauvreté apostolique, mais le pape les a condam­nés et leur doctrine fut déclarée hérétique. Considérez également un texte comme celui-ci : « Ne jugez pas afin de n’être pas jugé », et demandez-vous quelle influence un tel principe a exercée sur l’Inquisition et le Ku Klux Klan, par exemple. Ce qui est vrai du christianisme l’est également du bouddhisme. Bouddha était un homme affable et éclairé ; sur son lit de mort, il se moquait de ses disciples qui le croyaient immortel. Mais les prêtres bouddhistes, tels qu’ils existent au Tibet notamment, furent obscurantistes, tyranniques et cruels au plus haut degré. La différence entre l’Église et son fondateur n’a rien d’accidentel. Dès qu’on suppose que la vérité absolue réside dans les dires d’un homme, un corps d’experts vient interpréter ses dires, et ces experts, infailliblement, prennent toute la place, puisqu’ils détiennent la clef de la vérité. Comme c’est le cas de toute caste privilégiée, ils utilisent leur puissance à leur avantage personnel. Ils sont toutefois pires à un certain point de vue. Étant chargés d’exposer une vérité immuable, révélée une fois pour toutes dans son absolue perfection, ils deviennent nécessaire­ment les ennemis de tout progrès intellectuel et moral. L’Église fut hostile à Galilée et à Darwin ; de nos jours elle est hostile à Freud. À l’époque de sa plus grande puissance, elle alla encore plus loin dans son opposition à l’intelligence. Le pape Grégoire le Grand pouvait écrire à un évêque une lettre qui commençait ainsi : « II nous est parvenu un rapport dont nous ne pouvons parler sans rougir, à savoir que vous expliquez la grammaire à des amis. » L’évêque fut contraint de renoncer à cette œuvre perverse, et il fallut attendre la Renaissance pour que le monde se remette à respirer. Le caractère pernicieux de la religion ne se manifeste pas seulement dans le domaine de l’esprit mais aussi sur le plan de la morale. Je veux dire par là qu’elle enseigne un code éthique peu propre à assurer le bonheur de l’homme. Il y a quelques années, un plébiscite ayant été organisé en Allemagne pour savoir si les maisons royales dépossédées devaient continuer à jouir de leurs biens privés, les fidèles déclarèrent que ce serait contraire à l’enseignement du christianisme que de les dépouiller. Les Églises, tout le monde le sait, s’opposèrent à l’abolition de l’esclavage aussi longtemps qu’elles l’osèrent. De nos jours, elles s’appliquent à freiner tout mouvement qui postule la justice sociale. Le pape n’a-t-il pas officiellement condamné le socialisme ?





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Le christianisme et la sexualité Le caractère le plus condamnable de la religion catholique, toutefois, c’est son attitude à l’égard de la sexualité — attitude si malsaine, si contraire à la nature que, pour la comprendre, il faut remonter jusqu’à l’époque du déclin de l’Empire romain. Il est faux que le christianisme ait amélioré le sort de la femme. La femme, en effet, ne saurait jouir d’une situation supportable dans une société où l’on consi­dère comme très important qu’elle accepte un code moral très sévère. Les moines ont toujours considéré la femme comme une tentatrice, comme la source des désirs impurs. L’Église a enseigné, et enseigne encore, que la virginité est ce qu’il y a de mieux, mais que ceux qui sont incapables de s’y plier sont autorisés à se marier. Il vaut mieux se marier que brûler, comme le déclare brutalement saint Paul. En rendant le mariage indissoluble et en étouffant toute connaissance de l’ars amandi, l’Église fit ce qu’elle put pour que la seule forme de sexualité admise entraîne très peu de plaisir et beaucoup de souffrance. Son opposition à la limitation des naissances relève en fait du même motif : si une femme a un enfant tous les ans jusqu’à ce qu’elle en meure d’épuisement, on peut augurer qu’elle ne tirera guère de plaisir de sa vie conjugale. Que l’on décourage donc la limitation des naissances ! La conception du péché qui est liée à l’éthique chré­tienne est de celles qui font beaucoup de mal, car elle offre aux gens une porte de sortie à leur sadisme, qu’ils considèrent comme légitime et même noble. Prenons, par exemple, la question de la syphilis. On sait qu’en prenant des précautions on peut rendre négligeable le risque d’une contamination. Les chrétiens cependant ne désirent pas que ce fait soit connu et répandu, car ils estiment bon que les pécheurs soient punis, au point même de voir le châtiment s’étendre au partenaire et à la progéniture. Il y a actuellement dans le monde des milliers d’enfants qui souffrent de syphilis congénitale et qui n’auraient jamais vu le jour sans cette manie chrétienne de la punition. Je ne puis comprendre comment de telles doctrines pourraient avoir d’heureux effets sur les mœurs. L’attitude chrétienne constitue un danger pour le bien-être de l’humanité. Ceux qui ont pris soin d’abor­der la question sexuelle sans préjugés savent qu’en ce domaine l’ignorance prônée par les chrétiens ortho­doxes a des conséquences désastreuses pour la santé morale et physique de la jeunesse. Elle incite ceux qui puisent leurs renseignements dans des conversations inconvenantes, comme le font la plupart des enfants, à

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considérer les problèmes sexuels comme choquants et ridicules. Je ne crois pas qu’on puisse jamais soutenir que la connaissance en général ne soit pas désirable. Mieux vaut le savoir que l’ignorance, à quelque âge que ce soit. Dans le cas particulier de l’éducation sexuelle, il existe des arguments encore plus puissants qu’ailleurs en faveur de la connaissance, car il est évident que l’homme instruit, en l’occurrence, aura un comportement plus raisonnable qu’un simple ignorant. La curiosité sexuelle est une curiosité naturelle. Il est inutile de l’associer à la notion de péché. […] Le christianisme, ordinairement, soutient que la souffrance est le salaire du péché, et que c’est donc une bonne chose. Quel sadisme et quelle pauvreté ! Je voudrais inviter n’importe quel chrétien à m’accompagner dans une salle d’hôpital pour enfants, pour lui donner le spectacle des souffrances qu’on y endure, et je serais curieux de savoir s’il affirme encore que ces enfants sont dépravés au point de mériter leurs souffrances. Pour en venir à s’exprimer ainsi, il faut avoir anéanti en soimême tout sentiment de pitié. Il faut, en bref, être devenu aussi cruel que le Dieu en qui l’on croit. Celui qui admet que tout va pour le mieux dans ce monde misérable, les valeurs morales intangibles lui font défaut. Il aura toujours à trouver des excuses à la douleur et à la souffrance universelles. […] Il est amusant d’entendre le chrétien moderne expliquer que le christianisme est empreint de douceur et de rationalisme, et ne pas tenir compte du fait que toute cette douceur et ce rationalisme sont dus à l’enseignement d’hommes qui en leur temps furent persécutés par tous les chrétiens orthodoxes. Nul ne croit plus aujourd’hui que le monde fut créé en 4004 avant J.-C. ; mais, il n’y a pas si longtemps, tout doute à ce sujet était considéré comme un crime abominable. Mon arrière-arrièregrand-père, après avoir observé l’épaisseur de la lave sur les flancs de l’Etna, en arriva à la conclusion que le monde devait être plus ancien que les orthodoxes ne le supposaient, et il fit connaître cette opinion dans un livre. Pour cet outrage, il fut destitué par l’administration du Comté, et exclu de la société. S’il avait eu des moyens plus réduits, son châtiment eût sans doute été plus sévère. Ce n’est pas à l’honneur des orthodoxes de ne plus ajouter foi à toutes les absurdités auxquelles ils crurent il y a cent cinquante ans. L’émasculation progressive de la doctrine chrétienne s’est





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produite en dépit d’une résistance des plus vigoureuses — et seulement sous l’action des libres penseurs et grâce à leurs assauts répétés. […] Une autre impulsion contenue dans la religion est celle qui a conduit à l’idée de juste. Je n’ignore pas que bien des libres-penseurs traitent cette idée avec beaucoup de respect et soutiennent qu’il faut la sauvegarder alors même que la religion sous sa forme dogmatique tombe en ruine. Je ne suis pas d’accord avec eux sur ce point. L’analyse psychologique de l’idée de juste me paraît révéler qu’elle a pour racines des sentiments peu avouables et qu’on ne doit pas la renforcer en lui accordant l’imprimatur de la raison. Il faut considérer ensemble le juste et l’injuste ; il est impossible d’attirer l’attention sur l’un sans attirer aussi l’attention sur l’autre. Or qu’est-ce que l’injuste, en pratique ? C’est un certain comportement que le troupeau déteste. Un autre comportement, lié à l’idée de justice, est à l’origine d’un système moral raffiné. C’est ainsi que le troupeau se justifie, tire vengeance de ceux qui lui déplaisent, et les châtie. En même temps, comme le troupeau est par définition juste, il rehausse à ses propres yeux la bonne opinion qu’il a de lui-même au moment même où il libère son penchant pour la cruauté. Telle est la psychologie du lynchage, telle est celle des moyens généralement employés pour punir le criminel. L’essence de l’idée de juste, c’est donc d’offrir une issue au sadisme en affublant la cruauté du masque de la justice. Mais, dira-t-on, la définition que vous donnez du juste est totalement inapplicable au cas des prophètes juifs. Or ce sont eux, vous le dites vous-même, qui inventèrent cette idée. Le juste, dans la bouche des pro­phètes juifs, c’était ce qui était approuvé par eux et par Iahvé. On trouve la même disposition d’esprit exprimée dans les Actes des apôtres, où une déclaration commence par ces mots : « En effet il a paru bon à l’Esprit Saint et à nous36... » Cette espèce de certitude personnelle quant aux goûts et aux opinions de Dieu ne peut, cependant, constituer la base d’une institution. Ce fut toujours la difficulté à laquelle se heurta le protes­tantisme : un nouveau prophète pouvait soutenir que sa révélation était plus authentique que celle de ses pré­décesseurs, et il ne se présentait rien dans la perspective générale du protestantisme pour démontrer que cette prétention était déraisonnable. Aussi le protestantisme a-t-il éclaté en d’innombrables sectes, qui se sont affai­blies mutuellement, et il y a 36. Actes, XV, 28

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tout lieu de supposer que d’ici un siècle le catholicisme sera le seul représentant effectif de la foi chrétienne. Dans l’Église catholique, l’inspiration qui possédait les prophètes a sa place mar­quée ; mais il est reconnu que des phénomènes qui semblent d’inspiration divine peuvent n’être en fait que diaboliques. C’est donc à l’Église de faire le partage, de même qu’on a recours à un expert pour reconnaître un vrai Léonard de Vinci d’un faux. De cette façon, la révélation est transformée en institution. Le juste, c’est ce que l’Église approuve ; l’injuste, c’est ce qu’elle désapprouve. Il semblerait donc que les trois impulsions contenues dans la religion soient la crainte, la suffisance et la haine. Le but de la religion, pour ainsi dire, c’est de donner un air de respectabilité à ces tendances, à condi­tion qu’elles épousent certains cours. Parce que ces ten­dances favorisent dans l’ensemble la misère humaine, la religion est une force du mal. Elle autorise en effet les hommes à s’abandonner sans retenue à ces ten­dances, là où, sans l’appui qu’elle leur apporte, ils auraient pu (du moins jusqu’à un certain point) les contrôler.

4.6 Femmes brisées, journée risible (Taslima Nasreen) Taslima Nasreen est une écrivaine bangladeshi qui mène un combat pour l’émancipation de la femme et contre l’oppression subie par les minorités non islamiques dans divers pays musulmans, dont le sien, le Bangladesh, qu’elle a dû quitter en 1996 en raison des pressions exercées contre elle par les islamistes. En mai 2008, de nouveau en exil en Europe après de nombreuses péripéties qui l’ont conduite en Suède, en Allemagne, aux États-Unis et au Bengale occidental, elle a reçu à Paris le prix Simone-de Beauvoir. Elle a auparavant reçu, en 1994, le prix Sakharov pour la liberté de pensée, remis par le Parlement européen et, en 2007, le Prix des droits de l’homme de la République française, décerné par la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Dans le texte qui suit, elle expose les effets de la politique d’islamisation sur les femmes du Bangladesh. Source : Talisma Nasreen, dans Le Monde, vendredi 8 mars 1996, p. 1 (traduit du bengali par Philippe Benoît).



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2 Personnellement, je n’ai guère de prédilection pour les célébrations telles que la Journée internationale des femmes. Dans le monde entier, on organise la « Journée de l’enfant », la « Journée des handicapés » [...]. Je soupçonne que c’est précisément parce qu’on voit toujours la femme faible et sans défense, comme les enfants ou les handicapés, qu’on a jugé bon d’instituer la Journée des femmes. A-t-on jamais eu l’idée de célébrer la « Journée des hommes » ? Beaucoup soutiendront que c’est parce que la femme n’est pas traitée avec la dignité d’un être humain que ce genre de manifestation se révèle nécessaire. Je me demande combien de temps encore les femmes devront s’appuyer sur de telles solennités pour faire valoir leurs droits les plus légitimes. À sa naissance, en 1971, l’État du Bangladesh a reconnu le principe de l’égalité des droits des hommes et des femmes. On pouvait donc s’attendre à ce que le sort des habitantes de ce pays connaisse une amélioration. Or c’est le contraire qui s’est produit : la dégradation de la condition féminine n’a fait que s’accentuer. La raison de cette situation est simple et tient en peu de mots : depuis son indépendance, notre pays a été soumis à une politique d’islamisation toujours plus poussée. Le Bangladesh est l’un des pays les plus pauvres du monde. La grande majorité de ses habitants vivent à la campagne. La pauvreté de 60 % des familles rurales qui ne possèdent pas de terres ne fait que s’aggraver, un problème dont aucun parti politique ne détient la solution. L’islam apparaît l’unique recours contre tous les maux. Partout retentit le slogan : « Une seule solution : l’islamisation ! » Même le plus important des partis « laïques », l’Awami League, orne ses affiches du nom d’Allah le Tout-Puissant. Pendant ce temps, les riches continuent de s’enrichir, les pauvres de s’appauvrir, l’écart se creuse entre les villes et les campagnes. Comment s’étonner que demeure impossible, dans ce contexte de misère et d’obscurantisme religieux, tout progrès de la condition féminine ? Et comment, dès que l’on examine le triste sort fait aux femmes, ne pas accuser la religion, inépuisable réserve d’excuses à toutes les injustices ?

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Mon pays, le Bangladesh, est celui où, au nom de la religion, d’innombrables femmes, telle Nurjahan de Sylhet, sont jugées par les mollahs, qui les accusent de prostitution simplement parce qu’elles ont aimé l’homme de leur choix. Pour ce « crime », Nurjahan a été lapidée sur la place publique et, après avoir subi la honte de ce châtiment indigne, s’est donné la mort en buvant du poison. Pour le même « crime », dans mon pays, combien de milliers de Nurjahans se balancent au bout d’une corde, pendues par les mollahs à l’arbre du village ? Combien sont attachées sur un bûcher et brûlées vives, comme les sorcières en Europe au Moyen Âge ? Dans mon pays, combien de jeunes filles de seize ans, telle cette Firoza de Kaliganj, sont punies de cent un coups de bâton pour avoir aimé un garçon de leur âge ? Comme elle, combien sont acculées au suicide, après avoir subi pareil traitement ? Combien, telle l’adolescente Hazera, sont condamnées par les mollahs à cent un coups de fouet et à quitter leur village avec leur famille pour avoir été violées, alors que leur violeur n’est pas même inquiété ? De ces événements, qui forment le quotidien de la vie des femmes au Bangladesh, combien nous sont rapportés par la presse, combien demeurent à jamais inconnus ? Le gouvernement se garde bien d’agir contre les violeurs et les fondamentalistes religieux. Les citoyens de ce pays ne sont plus choqués que le fouet d’une société pourrie par la religion s’abatte sur le dos des femmes. Et les femmes qui nous gouvernent ou veulent nous gouverner n’hésitent pas, dans leur appétit de pouvoir, à faire des sourires aux fondamentalistes défenseurs de l’ordre mâle le plus réactionnaire. Le premier ministre du Bangladesh a exprimé sa fierté de participer au récent congrès de Pékin, qui a réuni des femmes du monde entier sous l’égide des Nations unies. Or c’est en foulant aux pieds le cadavre d’une jeune victime de la cruauté des hommes que notre éminente chef de gouvernement s’est rendue à Pékin pour célébrer les droits de la femme. En effet, à peine quelques jours avant cette réunion, voici le genre d’événement qui se produisait dans notre pays : une adolescente répondant au nom de Yasmine, placée comme domestique dans une famille de Dacca, rentrait chez elle à Dinajpur. Deux agents de police la remarquèrent alors qu’elle attendait son bus, après la tombée de la nuit. Sous prétexte de la raccompagner chez elle, pour plus de sécurité, ils la firent monter dans leur voiture. Un peu plus loin, dans un buisson, sur le bas-côté de la route, ils la violèrent puis l’assassinèrent.





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Ce crime suscita une vive émotion parmi les habitants de la localité, qui manifestèrent spontanément pour exiger la punition des deux policiers. En réponse, les forces de police tirèrent sur la foule, faisant sept morts. Le lendemain de l’incident, une déclaration de presse du gouvernement prétendait que Yasmine était une prostituée... comme si une prostituée ne méritait que d’être violée et assassinée ! La même déclaration affirmait que les policiers violeurs étaient connus pour leur dévouement au bien public et que les manifestants qui avaient protesté contre leur action n’étaient que des éléments antisociaux. En cette journée internationale des femmes, des défilés et des colloques seront sans doute organisés dans tous les coins du Bangladesh, par le soin des autorités et de diverses associations féministes dirigées par des femmes de la haute bourgeoisie. On y fera tinter de grandes promesses, applaudies à tout rompre par des femmes déshéritées, analphabètes, exploitées, maltraitées, qu’on aura, pour quelques bakas, amenées de la campagne par camions entiers et à qui on aura appris à répéter pour l’occasion quelques slogans vides de sens. Cela aura-t-il le moins du monde diminué leur misère, l’injustice de leur condition ? Les seules à tirer quelque bénéfice de l’opération auront été les organisations bourgeoises, dont les militantes, femmes modernes par ambition, auront habilement su attirer l’attention des autorités des pays donateurs, ce qui leur vaudra bien un jour d’être invitées à pérorer en Europe ou en Amérique sur les droits de la femme ! Pendant ce temps, en ce jour, combien d’entre nous seront violées, vendues, forcées à se prostituer, répudiées, étranglées ou égorgées par leur mari parce que leurs parents n’ont pas payé la dot ? Combien seront maltraitées pour avoir donné naissance à une fille ? Combien seront défigurées à l’acide ? Combien seront lapidées ou fouettées à mort par des fondamentalistes ? Combien se suicideront pour échapper à la torture encore plus affreuse de la honte ? Celles-là penseront-elles, à l’heure de se tuer, qu’on célèbre aujourd’hui dans le monde entier la Journée internationale des femmes ? Certes, des ONG, pour la plupart étrangères, s’efforcent d’aider les femmes les plus vulnérables, parce qu’elles sont pauvres et ignorantes. Mais que peuvent-elles réellement pour la condition féminine, quand le gouvernement se laisse dicter par la religion les lois les plus discriminatoires à l’encontre des femmes, quand tout le pays est envahi par la propagande fondamentaliste, quand l’argent des rois du pétrole coule à flots

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pour financer la construction de mosquées et d’écoles coraniques, bourrées d’armes... ? La plupart des femmes du Bangladesh n’ont jamais fréquenté l’école. La mortalité lors des accouchements atteint des proportions terrifiantes. C’est la femme qui est la principale victime de la malnutrition et des maladies, en grande partie à cause des superstitions et des coutumes d’une société qui lui dénie la dignité d’être humain et la rend volontiers responsable de tous ses maux. Situation immémoriale encore aggravée de nos jours par l’action forcenée des fondamentalistes. Toute notre société fait pression sur les femmes pour qu’elles demeurent vouées aux vertus féminines de timidité, de pudeur, de maternité, c’est-à-dire pour les maintenir dans leur fonction d’objet sexuel et de machine à reproduire l’espèce humaine. Et aussi, il faut bien le dire, dans un rôle de perpétuation de l’ordre patriarcal. Qui oserait affirmer que, même parmi les gens éduqués, a disparu le préjugé du sexe faible ? Qui croit encore que l’inscription dans la constitution de l’égalité des droits des hommes et des femmes possède une quelconque valeur, alors que, dans notre vie concrète, la religion impose ses lois sexistes, incompatibles avec toute liberté de la femme ? Ce que notre pays est en train de vivre illustre tristement le principe selon lequel l’esprit religieux est l’obstacle le plus grave à la construction d’une société où la femme a la possibilité de vivre et de vivre au plein sens du terme, à l’opposé de cette survie au prix d’abdiquer toute dignité humaine, pour échapper aux lapidations physiques et morales, seule solution de rechange que lui offre cette société monstrueuse. Quand je pense aux femmes de mon pays, cette journée du 8 mars me paraît plutôt risible. Au cours de toute ma vie, j’ai acquis la conviction que la religion constitue la barrière la plus redoutable à la libération de l’esprit, à la justesse du discernement et à la liberté d’expression. Ma vie m’a donné l’occasion de constater que les tenants de la religion ne cherchent qu’à empêcher l’écrivain d’écrire, de même qu’ils ne cherchent qu’à enchaîner la femme, à la rendre aveugle, sourde et muette, de même qu’ils s’empressent de tuer sans pitié tous ceux qui ont le tort de ne pas penser comme eux. J’ignore combien de temps encore je devrai vivre en exil. Je ne sais quand je pourrai retrouver mon Bengale natal, ma chère langue bengalie, l’environnement dans lequel j’ai grandi. Je ne sais quand je pourrai





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reprendre en mon pays mon combat sans compromis contre ce hideux sexisme du patriarcat, pour que les femmes vivent enfin dans la dignité d’êtres humains à part entière. Ici, en Europe, cette journée du 8 mars sera l’occasion de nombreux débats sur la condition féminine. Je ne me sens aucune envie de participer à ce genre de manifestations. Les injustices et les tortures qui frappent les femmes ont déjà été abondamment décrites. Elles ont déjà suscité bien des indignations et des larmes. À quoi bon discourir une fois de plus ? Une seule chose compte désormais : des actes pour vraiment libérer les femmes. Qu’on entende enfin leurs chaînes se briser ! Qu’elles sortent de leurs prisons ! Qu’elles enterrent avec ce siècle toutes leurs misères ! Qu’elles se dressent contre la religion, la société et l’État qui les tuent ! Avant tout, que les femmes se débarrassent de la timidité, de la peur, du doute qui les paralysent ! Qu’elles déjouent les ruses destinées à les persuader que c’est pour leur bien qu’elles doivent cacher leur visage ! Telle est la première condition pour qu’elles voient la lumière du jour, après tant de siècles de ténèbres. Je m’adresse ici indistinctement à toutes les femmes. Car toutes les femmes, à un degré ou à un autre, qu’elles soient de l’Est, de l’Ouest, du Nord ou du Sud, souffrent de l’injustice. Je refuse totalement l’idée selon laquelle les femmes devraient respecter les traditions de leurs cultures et sociétés respectives. Comment ne pas voir que cela justifie les pires cruautés, que cela excuse scandaleusement le déni des droits les plus élémentaires de la personne humaine ? Pourquoi les femmes devraientelles se sacrifier sur l’autel des us et coutumes les plus rétrogrades et les plus monstrueux ? Demande-t-on jamais aux hommes pareils sacrifices ? Briser ces lois, dénoncer ces comportements, éradiquer ces mentalités est de la responsabilité de toute femme. Toute femme qui s’imagine être heureuse dans son coin se trompe lourdement. Car toute femme, de tout pays, de toute classe sociale, est à un moment ou à un autre, dans un domaine ou un autre de sa vie, exploitée, maltraitée, violée dans sa dignité d’être humain. Toute injustice commise en ce monde contre une femme représente une défaite de toutes les femmes, sans limites de pays, de civilisations ou de traditions culturelles. Tous ceux qui prétendent le contraire ne cherchent qu’à diviser les femmes, pour le plus grand profit des hommes. La liberté la justice ne se mesurent qu’au respect de la personne

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humaine, et non au respect de traditions qui font souffrir dans les chairs et affectent les êtres.

4.7 L’affaire Rushdie et le vrai visage de l’intolérance islamique (Ibn Warraq) Ibn Warraq est le pseudonyme d’un écrivain américain, probablement d’origine pakistanaise, qui œuvre en faveur de la propagation des idéaux humanistes et laïques parmi les communautés musulmanes. Il est le fondateur de l’Institute for the Secularisation of Islamic Society et l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Pourquoi je ne suis pas musulman, paru en anglais en 1995 et dont est tiré le texte qui suit. Ce n’est que depuis 2007 qu’il consent à montrer son visage. Source : Ibn WARRAQ, Pourquoi je ne suis pas musulman, LÂge d’homme, collection « Mobiles théopolitiques », 1999, p. 30-37. 2 L’hiver 1989 restera toujours une sorte de tournant dans l’histoire intellectuelle mondiale. En février 1989, l’ayatollah Khomeyni lançait son infâme fatwa contre Salman Rushdie. Elle fut immédiatement suivie d’articles et de courtes interviews réalisées par des intellectuels occidentaux, des arabisants et des islamologues, qui tous reprochaient à Rushdie de s’être condamné lui-même en écrivant Les Versets sataniques. John Esposito, un islamiste américain de la Holy Cross University, prétendit même que « tous les spécialistes de l’islam auraient pu prédire que les déclarations de Rushdie étaient explosives ». Cela, venant d’un homme qui avait lui-même osé publier des extraits du livre sulfureux de Saqiz Al Azm, n’est que pure hypocrisie. Certains écrivains occidentaux furent touchés de compassion pour la douleur ressentie par les musulmans, et leur conseillèrent, dans certains cas, d’aller tabasser Rushdie dans quelque ruelle obscure. Voici comment un historien respecté, le professeur Trevor Roper, donne son approbation tacite et encourage le meurtre brutal d’un citoyen britannique : « Je me demande comment va Salman Rushdie ces jours-ci, sous la bienveillante protection de la loi et de la police britanniques, envers qui





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il a été si grossier. Pas trop à l’aise, j’espère [...]. Je ne verserai pas une larme si quelque musulman, déplorant ses manières, l’arrêtait dans une rue sombre et cherchait à les améliorer. Si cela pouvait l’inciter à contrôler sa plume, la société en tirerait bénéfice et la littérature n’en souffrirait pas. » Il est impossible, dans tous ces articles, de trouver une quelconque condamnation de l’appel au meurtre. Pire même, on recommandait que les livres de Rushdie soient interdits et retirés de la vente. Chose encore plus étonnante, personne ne défendait un des principes fondamentaux de la démocratie, le principe sans lequel l’humanité ne peut progresser, c’est-à-dire la liberté d’expression. Pourtant, étant eux-mêmes des écrivains et des intellectuels, on aurait pu penser que c’était là un principe qu’ils auraient été prêts à défendre jusqu’à la mort. Est-ce que cet hooligan de cabinet de Trevor Roper se réveillera de sa léthargie complaisante quand ces pauvres musulmans outragés commenceront à réclamer le retrait des chefs-d’œuvre de la littérature occidentale et du patrimoine intellectuel qui offensent leur sensibilité islamique mais qui, nonobstant, doivent être chers au cœur du professeur Roper ? Les musulmans commenceront-ils par brûler Gibbon qui écrivit : « [Le Coran est une] rhapsodie interminable et incohérente de fables, de préceptes et de déclamations, qui éveille rarement un sentiment ou une idée, qui se vautre parfois dans la fange et qui se perd quelquefois dans les nuées. » Ailleurs, Gibbon souligne que « le prophète de Médine adopte dans ses révélations un ton plus violent et sanguinaire, ce qui prouve que sa précédente modération n’était que l’effet de sa faiblesse ». Prétendre être l’apôtre de Dieu était pour Muhammad une « fiction nécessaire ». « Le recours à la fraude, à la perfidie, à la cruauté et à l’injustice était souvent utile à la propagation de la foi. Muhammad ordonna ou approuva l’assassinat de juifs et d’idolâtres qui avaient survécu aux champs de bataille. Par la répétition de tels actes, son caractère a dû être progressivement souillé [...]. L’ambition était la passion exclusive de ses vieux jours et un politicien suspecterait qu’il souriait intérieurement (l’imposteur victorieux !) à l’enthousiasme de sa jeunesse et à la crédulité de ses prosélytes [...]. Dans sa vie privée, Muhammad cède aux faiblesses d’un homme ordinaire et fait injure à sa dignité de prophète. Une révélation spéciale le dispense des lois qu’il avait imposées à sa nation ; le sexe féminin, sans réserve, était abandonné à son plaisir. »

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Que feront-ils de Hume, que Roper apprécie tant, et qui écrivit : « [Le Coran] est une élucubration. Prêtons attention à son [Muhammad] récit et nous découvrirons vite qu’il couvre de louanges la tricherie, la barbarie, la cruauté, la vengeance, le sectarisme et l’intolérance, qui tous sont des comportements absolument incompatibles avec une société policée. Aucune règle de droit n’est respectée et chaque action est louée ou blâmée selon qu’elle bénéficie ou porte préjudice aux vrais croyants. » Hume traite également Muhammad de « faux prophète ». De toute évidence, prétendre que le Coran n’est qu’une élucubration de Muhammad est assurément un blasphème ! Que feront-ils de Hobbes, qui pense que Muhammad, « pour fonder sa nouvelle religion, prétendit s’être entretenu avec le Saint-Esprit qui s’était métamorphosé en colombe ». Que feront-ils de La Divine Comédie, le plus grand poème de la littérature occidentale ? « Vois Mahomet, comme il est mutilé ! Ali s’en va devant moi en pleurant, le visage fendu du menton à la houppe, et tous ceux-là que tu peux voir ici, de leur vivant semeurs de scandale et de schisme, pour les mêmes fautes ainsi se voient fendus. » Dans une note de sa traduction, Mark Musa résume les raisons pour lesquelles Dante a relégué Muhammad en enfer : « La punition de Muhammad, son éventration du scrotum au menton, associée à la punition d’Ali, représente pour Dante la conviction qu’ils étaient les initiateurs du grand schisme entre le christianisme et l’islam. Nombreux en effet étaient les contemporains de Dante qui croyaient que Muhammad était à l’origine un cardinal catholique qui espérait devenir pape. » Voltaire (1694-1778) et Carlyle (1795-1881) tinrent également de rudes propos sur le Coran et sur Muhammad, mais pour l’heure, en 1989, les apologistes occidentaux étaient occupés à attaquer Rushdie ou à pondre leur propagande islamique, en se gardant bien de proférer la moindre critique contre l’islam. Or, en justifiant ce qu’ils appelaient l’intégrisme islamique par les effets de la misère économique, ou par des notions telles que la perte d’identité, la menace de l’Occident, le racisme des Blancs, ces apologistes légitimèrent un comportement barbare et transférèrent les responsabilités des musulmans sur l’Occident. « Le problème ce n’est pas l’islam, disait-on, mais les extrémistes qui ont frelaté le Coran. L’islam est une





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religion tolérante et l’ayatollah Khomeyni ne suit pas l’esprit des vrais principes de l’islam. Ce qu’il a outrageusement mis en pratique en Iran n’est pas réellement islamique : c’est une caricature grotesque. L’islam a toujours toléré la dissidence. » Les fréquentes tentatives d’exonération de l’islam, qui utilisent des formules comme l’intégrisme islamique, le fanatisme musulman et autres, sont encore plus malhonnêtes. L’expression intégrisme islamiste est en soi impropre, car il y a une différence énorme entre le christianisme et l’islam. La plupart des chrétiens se sont aujourd’hui affranchis d’une interprétation littérale de la Bible et par conséquent nous pouvons légitimement faire la distinction entre chrétiens intégristes et chrétiens non intégristes. Au contraire, tous les musulmans restent attachés à une interprétation littérale du Coran. Tous les musulmans, et pas simplement un petit groupe que nous appellerions les intégristes, croient fermement que le Coran est réellement la parole de Dieu. Les exemples de foules en émeute que je viens de citer, avaient pour but de montrer que les musulmans les plus ordinaires s’offensent très facilement de ce qu’ils perçoivent comme une insulte envers leur livre saint, leur prophète ou leur religion. Ne nous leurrons pas, même les plus pacifiques d’entre eux ont approuvé la fatwa de Khomeyni contre Rushdie. Les musulmans modérés, ainsi que les libéraux occidentaux et le clergé chrétien bien mal avisé, argumentent de la même façon, à savoir que l’islam n’est pas ce que Khomeyni a appliqué en Iran. Mais ces musulmans modérés, et les autres, ne peuvent pas avoir le beurre et l’argent du beurre : toute leur malhonnêteté intellectuelle et leur jésuitisme ne pourront jamais adoucir l’âpreté et le barbarisme de l’islam. Par comparaison, l’intégrisme musulman a au moins le mérite d’être logique et honnête par rapport aux hypothèses de départ, qui affirment que le Coran est la parole de Dieu. Qu’on le veuille ou non, les actes de Khomeyni reflètent fidèlement les enseignements de l’islam, tels qu’ils se trouvent dans le Coran, dans les actes et les paroles du prophète, ou encore dans la loi coranique. Pour justifier l’appel au meurtre qui est implicite dans la fatwa contre Rushdie, les porte-parole iraniens se contentèrent de passer en revue la vie de Muhammad et d’y trouver de nombreux précédents d’assassinats politiques et même de meurtres de poètes qui avaient écrit des vers satiriques contre le prophète.

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Khomeyni lui-même réfuta les arguments des apologistes et des musulmans modérés : « L’islam impose à tout homme adulte, dans la mesure où il n’est pas handicapé ou invalide, de se préparer à la conquête des nations, afin que les commandements de l’islam soient partout obéis. Ceux qui étudient la guerre sainte islamique comprendront pourquoi l’islam veut conquérir le monde [...]. Ceux qui ne connaissent rien à l’islam prétendent qu’il met en garde contre la guerre. Ceux-là sont des sots. L’islam dit : « Tuez tous les incroyants tout comme ils vous tueraient tous ! » Cela veut-il dire que les musulmans doivent attendre paisiblement qu’on les massacre ? L’islam dit : « Tuez-les [les non-musulmans], passez-les par l’épée et dispersez [leurs armées.] » Cela veut-il dire qu’il faille attendre jusqu’à ce qu’ils [les non-croyants] triomphent de nous ? L’islam dit : « Tuez au service d’Allah ceux qui pourraient vouloir vous tuer ! Est-ce que cela signifie que nous devons nous rendre à l’ennemi ? » L’islam dit : « Le bien n’existe que grâce à l’épée et à l’ombre de l’épée ! Les gens ne peuvent pas devenir obéissants si ce n’est sous la menace de l’épée ! L’épée est la clef de la porte du paradis, qui ne peut être ouverte que pour les saints combattants ! » Il y a des centaines d’autres psaumes [coraniques] et d’hadits [paroles du prophète] qui exhortent les musulmans à estimer la guerre et à combattre. Est-ce que tout cela signifie que l’islam est une religion qui empêche les hommes de faire la guerre ? Je crache sur les âmes folles qui tiennent de tels propos. Khomeyni se contente de citer directement le Coran et donne une définition pratiquement encyclopédique de la doctrine du Jihad, que le Dictionnaire de l’islam définit comme « une guerre religieuse contre ceux qui ne croient pas à la mission de Muhammad. C’est un devoir religieux, établi dans le Coran et dans les traditions comme une institution divine, décrété spécialement dans le but de faire avancer l’islam et d’éloigner le diable des musulmans ». Donc, si le Coran est la parole de Dieu, ainsi que Khomeyni et que tous les musulmans le croient, et s’il faut absolument obéir à ses décrets, alors, qui est le plus logique : Khomeyni, ou les musulmans modérés et les apologistes occidentaux ? C.Q.F.D. La même malhonnêteté se trouve dans les tentatives affligeantes des intellectuels musulmans progressistes des deux sexes qui prétendent que « l’islam authentique traite bien les femmes » ; qu’il n’y a pas de





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contradiction entre la démocratie et l’islam, entre les droits de l’homme et l’islam. « La menace islamique : mythe ou réalité ? », demande John Esposito ? Malgré ce titre provocateur, son livre est aussi malhonnête qu’une pornographie soft. Il promet plus qu’il ne peut donner, et nous savons quelle sera la réponse avant même d’ouvrir la première page. Nous savons parfaitement bien que, depuis l’affaire Rushdie, l’Oxford University Press n’accepterait jamais un ouvrage qui oserait critiquer l’islam, et que, pareillement, M. Esposito s’est bien gardé d’encourir l’ire du monde musulman. Ce que M. Esposito et tous les apologistes occidentaux sont incapables de comprendre, c’est que l’islam est une menace, et que c’est avant tout une menace pour des milliers de musulmans. « L’immense majorité des victimes de la terreur sainte sont des musulmans », nous dit Amir Taheri et, hier encore, un écrivain d’un pays gouverné selon les principes islamiques suppliait le professeur Fred Halliday (professeur de science politique à la London School of Economy) de « défendre Rushdie, parce qu’en défendant Rushdie vous nous défendez tous ». Dans une lettre ouverte à Rushdie, l’écrivain iranien Fahimeh Farsaie explique qu’en focalisant uniquement sur Rushdie nous oublions le sort malheureux de centaines d’écrivains qui vivent un peu partout dans le monde musulman. En Iran seulement, peu après le 14 février 1989, d’autres prisonniers politiques, parce qu’ils avaient écrit un livre ou un article et exprimé leur opinion, « de nombreux écrivains et journalistes furent exécutés et enterrés dans des fosses communes, ensemble avec leurs opinions. Pour ne citer que quelques noms : Amir Nikaiin, Monouchehr Behzadi, Djavid Misani, Abutorab Bagherazdeh [...]. Ils vécurent le sort cruel de leurs jeunes collègues qui avaient été kidnappés, torturés et tués quelques mois auparavant par une nuit sombre : deux poètes dénommés Said Soltanpour et Rahman Hatefi ». Quand on compare les déclarations évasives et flagorneuses d’apologistes occidentaux comme Edward Mortimer et Esposito, qui rejettent la faute de toutes choses sur Rushdie, avec la déclaration qui suit, faite par des Iraniens, on prend conscience de la couardise et de la malhonnêteté des apologistes et, par contraste, du courage des Iraniens. « Cela fait maintenant trois ans que Salman Rushdie vit sous la menace de mort lancée par Khomeyni, et cependant aucune action collective n’a été prise par les Iraniens pour condamner ce décret barbare. Comme cette attaque outrageante et délibérée contre la liberté de parole

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a été émise en Iran, nous pensons que les intellectuels iraniens doivent condamner cette fatwa et défendre Salman Rushdie plus énergiquement que n’importe quel autre groupe sur terre. Les signataires de cette déclaration, qui ont montré leur soutien à Salman Rushdie par différents moyens, aujourd’hui et par le passé, croient que la liberté de pensée est une des plus grandes réussites de l’humanité et affirment, comme Voltaire l’avait fait, que cette liberté serait sans valeur si les hommes ne possédaient pas la liberté de blasphémer. Nul homme et nul groupe n’a le droit de gêner ou d’entraver cette liberté au nom de tel ou tel autre principe sacré. Nous insistons sur le fait que la sentence de mort de Khomeyni est intolérable, et nous soulignons qu’en jugeant une œuvre d’art nulle considération n’est valide, si ce n’est l’esthétisme. Nous élevons nos voix unanimement pour défendre Salman Rushdie, et nous rappelons au monde entier que les écrivains iraniens, les artistes et les penseurs sont, à l’intérieur de l’Iran, en permanence sous la pression impitoyable de la censure religieuse et que le nombre de ceux qui ont été emprisonnés ou même exécutés là-bas pour blasphème est loin d’être négligeable. Nous sommes convaincus que la moindre complaisance pour la violation systématique des droits de l’homme en Iran ne peut qu’encourager et enhardir le régime islamique à développer et exporter ses méthodes et ses idées terroristes à travers le monde. » Signé par une cinquantaine d’Iraniens vivant en exil. Eux, au moins, ont compris que l’affaire Rushdie est plus qu’une simple affaire d’ingérence dans la vie d’un citoyen britannique qui n’a commis aucun crime au regard de la loi de son pays, et que c’est bien plus qu’une simple question de terrorisme islamique. L’affaire Rushdie concerne des principes, à savoir les libertés de pensée et d’expression, qui sont le sceau, les traits caractéristiques de la liberté dans la civilisation occidentale et, bien sûr, dans toute société policée. Un nombre considérable d’intellectuels du monde islamique ont manifesté très courageusement leur soutien total et inconditionnel à Rushdie. Daniel Pipes a abondamment consigné dans son livre leurs vues et leurs déclarations. En novembre 1993, en France, fut également publié un autre livre, Pour Rushdie, dans lequel une centaine d’intellectuels arabes apportaient aussi leur soutien à Rushdie et à la liberté d’expression.





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Pendant ce temps, et contrairement à ce que beaucoup avaient redouté, les textes critiquant l’islam, le prophète et le Coran continuaient à être publiés. Un livre se moque du prophète, l’autre le dépeint en train de perpétrer un attentat à la pudeur sur un enfant (faisant allusion à Aisha, la fiancée de Muhammad qui avait neuf ans). Un philosophe imagine Allah, tel qu’il est dépeint par le Coran, comme une sorte de Saddam Hussein cosmique. La pensée critique n’avait pas été réduite au silence. On les comprenait, mais c’était ô combien décevant de voir si peu d’universitaires spécialistes de l’islam défendre la liberté d’expression. Toutefois, je pense aussi qu’il était plutôt hypocrite de leur part de se tenir à l’écart de l’arène, car il suffit de jeter un coup d’œil à la bibliographie de n’importe quel livre d’introduction à l’islam pour voir que ce qu’ils recommandent est, dans la plupart des cas, blasphématoire. La courte introduction de Gibb sur l’islam, publiée par l’Oxford University Press, nous offre un exemple neutre. Le premier livre de sa liste est celui de R.A.Nicholson, A Literary History of the Arabs, qui contient, entre autres, cette phrase sacrilège : « Le Coran est un document extrêmement humain. » The Mystics of Islam est un autre livre de Nicholson, qui figure dans cette même bibliographie. Il contient le passage suivant : « Les Européens qui lisent le Coran seront certainement frappés par l’indécision et l’inconsistance de son auteur, lorsqu’il traite des plus grands problèmes. » J’ai compté sept autres livres, dans la bibliographie de Gibb, qui seraient désapprouvés par un musulman. Plus récemment, le livre de Rippin, Muslims, their Religious Beliefs and Practices, propose, comme lecture complémentaire, une liste d’environ trente-cinq ouvrages, parmi lesquels, selon moi, quinze au moins seraient considérés comme outrageants. À peu près tous les grands érudits du passé, Noldeke, Hurgronje, Goldziher, Caetani, Lammens et Schacht, ont exprimé des idées qui sont inacceptables pour les musulmans, mais il est aujourd’hui impossible d’étudier l’islam sans faire référence à leurs travaux. Ce qui est encourageant, c’est que, malgré tout, la plupart de leurs œuvres sont toujours disponibles (en 1993), certaines ayant fait récemment l’objet d’une réimpression et, comble de l’ironie, vous pouvez les acheter à la Librairie islamique de Londres. La vendeuse est même une musulmane qui porte le foulard islamique traditionnel, tant apprécié des intégristes !

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De toute évidence, si les universitaires veulent continuer leurs travaux sans être molestés, ils auront à défendre leur indépendance et leur liberté d’expression. Ils ne doivent donc pas critiquer Rushdie inconsidérément et hypocritement quand ils écrivent eux-mêmes, ou recommandent, des travaux qui sont blasphématoires. Le combat de Rushdie est aussi leur combat.

4.8 L’opium hindouiste des intellectuels occidentaux (Talisma Nasreen) Taslima Nasreen rappelle ici quelques dérangeantes vérités sur l’hindouisme que ses adeptes et zélateurs occidentaux ou passent sous silence, ce qui est bien commode, ou ignorent, ce qui est déplorable. (Pour une notice sur l’auteure, on se rapportera au texte 6 du présent chapitre.) Source : Taslima NASREEN, Le Monde, samedi 29 juin 1996, p. 14. (Traduit du bengali par Philippe Benoit.) 2 Il y a quelque temps, j’ai été invitée chez un professeur de l’Université Harvard, aux États-Unis. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que sa maison était pleine de toutes sortes de représentations de divinités hindoues ! Il y avait jusqu’à ces écharpes jaunes ou safran ornées du nom de Krishna... Intriguée, je l’ai interrogé sur la signification de la présence chez lui de toutes ces marques d’hindouisme. Ce professeur m’a alors expliqué qu’il était lui-même dévot de Ramakrishna. Ma première réaction a été de penser qu’il plaisantait. J’ai donc insisté en riant pour connaître sa véritable motivation : « Vous êtes sans doute un passionné de civilisation indienne ? » Mais les explications que j’ai reçues en réponse à mon insistance n’avaient aucun rapport avec la civilisation de l’Inde. Elles témoignaient toutes exclusivement d’un attachement à la religion hindoue. Une fois par an, ce monsieur va à Calcutta. Il séjourne dans un centre de la mission Ramakrishna, fait des pèlerinages, des offrandes dans les temples, participe à des assemblées où l’on chante des hymnes religieux, prend des





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bains purificateurs dans le Gange, bref, tout ce que font les plus religieux des hindous. Ce sont là les seuls buts de ses voyages annuels en Inde. Comme je m’efforçais de comprendre les raisons de ce comportement pour le moins étonnant de la part de quelqu’un tel que lui, mon hôte m’a expliqué : « J’y puise une incomparable sérénité. » Ainsi, la recherche de la sérénité est ce qui pousse ce professeur d’université sur les lointains chemins de l’Orient. C’est pour trouver la paix intérieure qu’il fait des prières et accomplit des rites quotidiens, qu’il pratique la méditation. Selon lui, son esprit est incapable de trouver la paix sans cette pratique régulière. Ce n’est certes pas la première fois que je rencontre un Occidental adepte de la méditation. Rien là de très original en soi. Il est cependant surprenant de constater que ce phénomène touche même des professeurs de disciplines scientifiques, qui éprouvent le besoin de recourir à des méthodes de ce genre pour trouver la « paix intérieure ». Lors de mon séjour en Suède, j’avais déjà pu remarquer que de nombreuses personnes fréquentent des sectes d’inspiration hindoue, notamment celle qui est connue sous le nom de Harekrishna. Lorsque je leur avais demandé la raison de cette attirance, j’avais entendu chaque fois les mêmes mots : paix, sérénité. J’avais été stupéfaite de voir que beaucoup de gens vénèrent comme un dieu le fameux gourou indien Rajnesh. Je suis toujours perplexe de constater que tant d’Occidentaux refusent de comprendre le véritable caractère de ce Rajnesh, un imposteur avide d’argent et de sexe. À Berlin, j’ai eu la stupéfaction de voir les murs d’une discothèque du Kurfürstendamm, le Far-Out, couverts de grands portraits de Rajnesh, devant lesquels dansaient de jeunes filles et garçons passablement éméchés. On ne peut manquer de s’interroger sur cette attirance de certains Occidentaux pour la religion hindoue, pour les gourous et leurs sectes. L’explication la plus souvent avancée est que beaucoup de gens dans les pays développés éprouvent le désir d’échapper à une société dominée par les valeurs du capitalisme, à une vie très fortement mécanisée, entièrement dominée par la technologie. Par dégoût de toutes les contraintes qu’impose ce mode de vie, les Occidentaux sont de plus en plus enclins à chercher les voies du retour à la nature, les expressions authentiques de la vie, qui donnent un sens fondamental à l’existence humaine.

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L’insatisfaction et la dépression ainsi engendrées conduisent à rechercher des échappatoires partout où elles se présentent, à la quête désespérée d’une paix et d’une sérénité qui auraient été perdues. C’est ainsi qu’on va chercher dans une autre religion, inconnue, ce que le christianisme, trop connu, ne peut plus offrir comme réconfort. Comme si la paix devait se situer nécessairement sur l’autre rive, comme si l’herbe était nécessairement plus verte, parce qu’elle se trouve de l’autre côté du mur. Ce qui me choque le plus dans cette attitude, c’est l’ignorance, ou la volonté d’ignorer que la religion est en grande partie responsable des maux qui ont frappé et frappent encore le sous-continent indien : partition, violences répétées allant jusqu’au bain de sang, esprit communautariste, haine et suspicion entre les hommes. Voilà en effet quelques-uns des bienfaits de la religion, singulièrement dans cette partie du monde ! Ces Occidentaux qui se laissent séduire par l’hindouisme ignorent donc qu’en Inde même il se trouve depuis des temps fort anciens des humanistes, des rationalistes, des esprits critiques qui s’efforcent de libérer l’humanité de l’aveuglement de la religion, d’éveiller la conscience de l’homme et de répandre l’instruction et les lumières de l’éducation. Ils ignorent que l’Inde a produit une école philosophique matérialiste dont les tenants ont nié l’existence de Dieu il y a plus de deux millénaires. L’athéisme est pourtant l’un des courants permanents de la pensée indienne. Adeptes d’une philosophie née en Inde, les premiers bouddhistes eux-mêmes étaient des sceptiques. Le réformateur social Ishwar Chandra Vidyasagar, le réformateur social et religieux Ram Mohan Roy au XIXe siècle, le leader dravidien Ramaswamy Naicker Periyar, très antireligieux, au XXe siècle, le sous-continent n’a pas manqué, depuis deux cents ans, de grands esprits rationalistes qui ont œuvré à libérer la société du carcan de la religion. Nombreux sont les intellectuels du sous-­ continent à avoir proclamé haut et fort que Dieu n’existait pas, que ceux qui croient en Dieu se laissent égarer par des marchands de certitudes. Quand des Occidentaux repus de confort cherchent refuge dans l’hindouisme et confient leur salut à un gourou, chef d’une secte religieuse d’obédience hindoue, pour guérir leurs malheurs et pour pallier leurs frustrations engendrées par le christianisme, le capitalisme, la société de consommation et le poids de la science, ils commettent l’erreur d’ignorer que les fanatiques religieux hindous, les gourous hindous et les



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politiciens des partis politiques pro-hindous sont les plus fermes partisans du système capitaliste et véhiculent toutes les idées de droite qui font le jeu des conservateurs en Occident. Cela me paraît une des plus grandes erreurs, parmi celles qui sont répandues en Occident, que d’aller chercher le havre d’autres religions et superstitions, ou de croire que les philosophies orientales vont résoudre les problèmes nés de la solitude, de la futilité, de la vacuité de la vie dans la société capitaliste, sous le règne du machinisme du monde moderne. C’est ne pas voir, entre autres, que la religion est à la base de l’arriération et des blocages politiques, économiques, sociaux et culturels du monde indien. C’est nier la valeur du combat que mènent dans le sous-­continent des esprits rationnels, vigilants, humanistes, pour éradiquer cette terrible maladie de l’esprit qui s’appelle religion. Car, si elle continue à sévir ainsi, c’est toute la civilisation, tout l’amour de l’être humain pour ses sem­blables qui disparaîtront bientôt.

4.9 La circoncision (Siné) Dessinateur de grand talent, Siné (c’est le pseudonyme de Maurice Sinet, né en 1928) signe un œuvre iconoclaste, puissante et insoumise. Il est aussi l’auteur de tendres et virulentes chroniques, qui ont longtemps paru dans l’hebdomadaire Charlie Hebdo et qu’on a pu ensuite lire, jusqu’à sa fermeture en avril 2010, dans son Siné Hebdo. Le texte qui suit dénonce, avec humour, la barbare pratique religieuse de la circoncision. Source : SINÉ, « Le dessinateur Siné contre la circoncision », Tribune des athées, no 23, juin 2005, p. 15. 2 Si la femme est l’avenir de l’homme, la femme voilée est l’avenir du circoncis. On parle beaucoup, depuis quelque temps, du foulard islamique, ce symbole inadmissible de la soumission des femmes qui les relègue au rang de femelles destinées uniquement à mettre bas un maximum de lardons, si possible mâles, et à les éduquer à grands coups de lattes et de sourates.

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On ne parle jamais, en revanche, de la sauvage tradition de la circoncision, réservée aux garçons, celle-là, pourtant beaucoup plus traumatisante pour les pauvres mômes qui ont le malheur de naître dans des familles pieuses et croyantes, qu’elles soient juives ou musulmanes. Se faire couper un bout de bite de force, c’est quand même plus grave que d’être obligé de s’entortiller la tronche dans une serpillière ! Mais quand on naît avec un zob et qu’on n’a pas le pot de venir au monde dans une famille normale, c’est-à-dire athée, anar, buvant du vin, bouffant du cochon et baisant pour le plaisir, il vaut quand même mieux débouler, tout compte fait, chez des juifs que chez des musulmans, car les rabbins, eux, vous cisaillent le prépuce dès les premiers jours de la naissance alors que les imams vous sectionnent vicieusement la peau du gland à l’âge de la puberté, précisément au moment où l’on n’arrête pas de se branler ! Je ne suis pas sûr que la souffrance subie dans la petite enfance laisse moins de traces que celle qui est endurée pendant l’adolescence, mais pour avoir assisté, en Tunisie, à l’une de ces cérémonies expiatoires d’un autre âge, je peux vous assurer que je garde encore dans les oreilles les hurlements de peur et de douleur du fils d’un de mes copains (qui ne l’est d’ailleurs plus depuis !). De toute façon, quel que soit l’âge de la victime, la barbarie de cette coutume mortifiante est révoltante, scandaleuse et indigne d’êtres humains prétendument civilisés. Moins « visible » que le port de fichus, de kippas, de barbes ou de perruques, cette mutilation d’enfants innocents et sans défense devrait cependant tomber sous le coup d’une loi féroce et sans appel. Je n’ai pas de sympathie particulière — croyez-le bien — pour les odieux curetons, mais force est de reconnaître qu’ils sont beaucoup moins barbares que les allumés de la Torah ou du Coran. Déguisés avec des rideaux et après quelques simagrées de leur cru, ils se contentent d’asperger le mouflet d’eau bénite tout en psalmodiant inintelligiblement des trucs incohérents destinés à justifier leurs honoraires de charlatans auprès des parents. Mais, après toutes ces chinoiseries, le môme repart sans avoir subi d’autres dégâts que moraux, la bite entière et toujours nantie de son précieux prépuce. Dieu soit loué !

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’anticléricalisme est un membre nécessaire de la grande famille de l’incroyance, même si l’on peut — et même si l’on doit, en certains cas — émettre des réserves devant son action et son propos ou en reconnaître les limites. Une anthologie consacrée à l’incroyance ne pouvait donc ne pas lui faire une place et les textes anticléricaux cités ici voudraient rendre justice à cet aspect de l’incroyance en ne masquant ni son humour, ni sa virulence, ni certains des excès dont il lui est parfois fait reproche.

5.1 À la niche, les glapisseurs de dieu ! (Tract surréaliste) Ce tract surréaliste de 1948 a, comme c’est l’usage dans le groupe, de nombreux signataires. La veine anticléricale a été une constante de la pensée et de l’action des surréalistes, qui en ont donné une version d’un grand souffle et d’un beau lyrisme. 2 Ce monde, uniformément constitué, n’a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure. Héraclite (trad. Yves Battistini, 33)

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Alors que sur le front du rationalisme fermé l’ennemi semble avoir décidément perdu toute espèce de courage, une recrudescence d’activité se manifeste sur le front complémentaire de la religion. Il y a dix-huit ans, l’un d’entre nous1 regrettait que Rimbaud fût coupable... de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel. Si la lettre d’un tel reproche semble devoir être aujourd’hui maintenue, c’est qu’elle témoigne surtout de notre volonté constante de ne pas céder aux chiens les valeurs dont, malgré des réserves, dans cet ordre, sévères où nos exigences de pureté ne tolèrent pas la moindre compromission, nous entendons toujours nous réclamer. Donnons acte en passant à M. Jacques Gengoux, auteur de La Symbolique de Rimbaud2 de ce qu’il ne nous dispute pas comme l’ignoble trafiquant de lard la pensée rimbaldienne. Cependant, nous nous mettrions exactement dans le cas de Rimbaud si nous ne faisions avorter les tentatives de détournement, cette fois de notre propre pensée, encore au profit de la même cause infâme. Mentionnons quelques-unes de ces tentatives, du reste connues : en juillet 1947, dans la revue Témoignage, un bénédictin, dom Claude JeanNesmy, déclare : « Le programme d’André Breton témoigne d’aspirations qui sont tout à fait parallèles aux nôtres. » En août, M. Claude Mauriac écrit, dans La Nef, à propos de Fata Morgana : « Un chrétien n’aurait pas parlé autrement. » En septembre, M. Jean de Cayeux proclame dans Foi et Vie qu’il entend souscrire, dans la mesure où elles pourraient s’accorder avec les vues du mouvement œcuménique, à plusieurs propositions énoncées dans un article d’un autre d’entre nous3. Depuis il y a eu dans les Cahiers d’Hermès (II) la pénétrante étude de M. Michel Carrouges, Surréalisme et Occultisme, qui n’a pris tout son sens, entendons son sens apologétique, que depuis la parution récente de l’ouvrage du même auteur : La Mystique du surhomme. Il y a eu dans la Table ronde (4 et 5) les élucubrations de M. Claude Mauriac qui ne se connaît peut-être pas chrétien mais se trémousse à l’idée d’intituler un essai futur : Saint André Breton — la belle farce !

1. 2. 3.

André Breton, Second Manifeste du surréalisme. [Nombreuses éditions] Nous apprenons en dernière heure que M. Jacques Gengoux, candidat jésuite, a abandonné le séminaire et ne prononcera pas ses vœux. Henri Pastoureau, « Pour une offensive de grand style contre la civilisation chrétienne », dans Le Surréalisme en 1947. [Catalogue de l’exposition tenue à la galerie Maeght, Paris.]





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Il ne saurait s’agir de discuter. D’autant moins que, dans ces écrits, la pensée surréaliste n’est pas toujours à proprement parler falsifiée. On ne peut guère accuser Carrouges, par exemple, tout au moins dans son article sinon dans son livre, de falsifier la pensée surréaliste. Mais toutes ces démarches procèdent, à des titres divers, d’une tentative d’escroquerie généralisée dont l’instigatrice est aujourd’hui, comme toujours, la racaille des Églises. Les Églises, d’ailleurs, depuis qu’elles ont perdu les secrets qu’elles ont pu momentanément usurper — encore que dans le domaine religieux les véritables dépositaires de secrets fussent généralement des hérétiques (avec lesquels la pensée surréaliste accepte de se reconnaître certains points de contact) — ne maintiennent plus leur ascendant sur le monde des idées qu’à l’aide d’escroqueries de ce genre. Carrouges reconnaît les prétentions surréalistes à l’athéisme. Il reconnaît cet athéisme capable d’un mysticisme prométhéen, c’est-à-dire d’une aspirations au salut dans le monde même de l’homme — au sens feuerbachien de ce dernier terme. À cette mystique humaniste, il oppose l’élévation judéochrétienne vers la Jérusalem céleste. L’opposition est recevable. Notre camarade Calas, entre autres, avait inversement opposé déjà, dans Foyers d’incendie, la fin qu’assignent à l’homme Hegel, Marx et les surréalistes à celle que lui assignent les pères de l’Église. L’escroquerie est donc ailleurs. Elle est dans l’utilisation de toute protestation d’athéisme en général, et de la protestation surréaliste en particulier, dans un but apologétique. Pareille utilisation tend à devenir la base du nouveau système apologétique des diverses Églises. Nul n’a plus cyniquement formulé cette prétention exorbitante que M. Pierre Klossowski dans son perfide ouvrage sur Sade. Selon Klossowski, Sade n’est pas athée. L’athéisme n’existe pas mais seulement une révolte de la créature, manifestation extrême de son ressentiment eu égard à la condition tant charnelle que spirituelle qui lui est infligée par le créateur. Le dieu de Sade, c’est, d’après Klossowski, le dieu de Saint-Fond, c’est-à-dire un dieu du mal comme celui de Carpocrate, mais qui, comme toute émanation de l’empire des ténèbres, en s’opposant au dieu de lumière, le pose à titre de complément nécessaire, restituant à l’homme, même à Sade — même au surréaliste, pourrait dire Carrouges — la parole du bien, capable de lui faire tout discerner, même le mal. On aura reconnu le tour hégélien de l’argumentation. Est-il utile de souligner qu’elle n’en a que le tour ? Quand Hegel parlait de dieu, les chrétiens ne trouvaient pas que la syllabe rendait un son très authentique. Mais le dieu d’Aristote n’était pas non plus celui de l’Écriture et pourtant la logique aristotélicienne n’en a pas moins, à l’époque de saint

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Thomas, fait rebondir le christianisme pour un nouveau millénaire. Il semble, depuis Kierkegaard, qu’on attende le même service de la dialectique hégélienne. Il est, en tout cas, admis, d’ores et déjà, par les Églises, que nier dieu c’est encore l’affirmer et que, cette proposition initiale une fois acceptée, le combattre c’est encore le soutenir, le détester c’est encore le désirer. Et voilà comment l’exégèse chrétienne a trouvé le moyen, tout en continuant à s’exercer sur ce qu’elle appelle l’Écriture sainte, de s’appliquer, pour en tirer les mêmes conclusions, aux textes dirigés contre l’Écriture sainte. De telles démarches dialectiques, qui voudraient faire concourir, aussi bien que Sade et Rimbaud, sans parler de Lautréamont, les surréalistes à l’exaltation mystique d’un dieu prétendu, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des initiatives provenant de chrétiens « d’avant-garde ». Elles émanent d’une tendance très générale à admettre aussi bien l’antithèse que la thèse, en vue non de quelque synthèse mais d’un très conscient double-jeu, tendance observable en particulier dans les sphères éminentes de l’Église catholique. On connaît la position apparemment contradictoire, mais en fait complémentaire, adoptée par le clergé sous l’occupation. Dans l’article mentionné plus haut, M. de Cayeux fait état d’une lettre pastorale où le cardinal Suhard, interprétant dans un sens très large, semble-t-il, la bulle de boue de Léon XIII, Eterni Patris, précise que le thomisme peut être apprécié contradictoirement par les fidèles selon qu’ils veulent se placer sur le terrain du dogme ou sur celui de la philosophie. À l’occasion du dernier Noël, la même bourrique écarlate lançait un appel où il était dit que la charité était un mal quand elle voulait dispenser de la justice et qu’il n’y avait d’autre solution humaine à l’infortune de l’homme qu’un nouvel ordre humain. Ne pas croire que la conception traditionnelle de la charité chrétienne est rejetée pour autant, car il est loisible aux fidèles de se placer, là encore, d’un double point de vue apparemment contradictoire mais toujours complémentaire selon qu’ils cherchent une solution dans ce monde ou en Dieu. Ne doivent-ils pas d’ailleurs appeler l’une et l’autre s’ils veulent à la fois se conformer au dogme et se prémunir contre la solution révolu­ tionnaire ? Les exemples pourraient être multipliés. Ils prouvent que les chrétiens d’aujourd’hui disposent d’arguments pris dans des poubelles théologiques assez hétéroclites pour parer aux circonstances les plus diverses. Dans ces conditions, toute discussion est, faute de la moindre constance dans le langage par eux employé, c’est-à-dire en raison de leur duplicité





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fondamentale, impossible. Elle l’a d’ailleurs toujours été. Aussi bien, en dépit de ce que l’idée de dieu, considérée en tant que telle, ne parviendrait à nous arracher que des baillements d’ennui, mais parce que les circonstances où elle intervient sont toujours de nature à déchaîner notre colère, que les exégètes ne soient pas surpris de nous voir recourir encore aux « grossièretés » de l’anticléricalisme primaire dont le Merde à dieu qui fut inscrit sur les édifices cultuels de Charleville reste l’exemple typique. Que les politiques d’entre eux renoncent par tactique à l’anathème ne suffit pas pour que nous renoncions à ce qu’ils nomment des blasphèmes, apostrophes qui sont évidemment dépourvues à nos yeux de tout objectif sur le plan divin mais qui continuent à exprimer notre aversion irréductible à l’égard de tout être agenouillé. Signataires : Adolphe Acker, Sarane Alexandrian, Maurice Baskine, Jean-Louis Bedouin, Hans Bellmer, Jean Bergstrasser, Roger Bergstrasser, Maurice Blanchard, Joe Bousquet, Francis Bouvet, Victor Brauner, André Breton, Jean Brun, Pierre Cuvillier, Pierre Demarne, Charles Duits, Jean Ferry, André Frederique, Guy Gillequin, Arthur Harfaux, Jindrich Heisler, Georges Henein, Maurice Henry, Jacques Herold, Véva Herold, Marcel Jean, Alain Jouffroy, Nadine Krainik, Jerzy Kujawski, Pierre Lé, Stan Lélio, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Nora Mitrani, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Louis Quesnel, Jean-Dominique Rey, Claude Richard, Jean Schuster, Iaroslav Serpan, Seigle, Hansrudy Stauffacher, Claude Tarnaud, Toyen, Clovis Trouille, Robert Valençay, Jean Vidal, Patrick Waldberg. Paris, le 14 juin 1948.

5.2 Pater Noster (Jacques Prévert) Plusieurs surréalistes ont écrit des Notre Père, morceaux de bravoure irrévérencieux, drôles, iconoclastes. Mais celui de Jacques Prévert (19001977) est sans aucun doute le plus connu : il ajoute aux trois caractéristiques ci-nommées cette tendresse qui donne son ton si personnel au plus populaire des poètes francophones du XXe siècle. Source : J. PRÉVERT, « Pater Noster », dans Paroles, œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, 1992, p. 40-41.

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2 Notre Père qui êtes aux cieux Restez-y Et nous nous resterons sur la terre Qui est quelquefois si jolie Avec ses mystères de New York Et puis ses mystères de Paris Qui valent bien celui de la Trinité Avec son petit canal de l’Ourcq Sa grande muraille de Chine Sa rivière de Morlaix Ses bêtises de Cambrai Avec son océan Pacifique Et ses deux bassins aux Tuileries Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets Avec toutes les merveilles du monde Qui sont là Simplement sur la terre Offertes à tout le monde Éparpillées Émerveillées elles-mêmes d’être de telles merveilles Et qui n’osent se l’avouer Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer Avec les épouvantables malheurs du monde Qui sont légion Avec leurs légionnaires Avec leurs tortionnaires Avec les maîtres de ce monde Les maîtres avec leurs prêtres, leurs traîtres et leurs reîtres Avec les saisons Avec les années Avec les jolies filles et avec les vieux cons Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons.



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5.3 Loi contre le christianisme. Promulguée au jour du Salut, premier jour de l’An Un (le 30 septembre 1888 du faux calendrier) (Friedrich Nietzsche) Friedrich Nietzsche (1844-1900) a engagé avec la culture de son temps un vaste débat critique, remettant en cause sa morale, sa science, sa politique comme autant d’idéaux fondés sur le refus de la vie et assurant la victoire de la masse des faibles sur les forts, étouffant l’esprit aristocratique de ces derniers, rares sans doute, mais actifs, libres, pleins de vie et seuls capables d’affirmation et de création. Il porte au total sur la culture européenne de son temps un jugement d’une grande dureté et d’une grande sévérité. Cette culture est nihiliste, assure-t-il ; elle se caractérise par une décadence qui ne cesse de s’accentuer. « Tout va s’abaissant, s’abaissant toujours, devient plus mince, plus inoffensif, plus prudent, plus médiocre, plus insignifiant [...]. Tel est le funeste destin de l’Europe. » (La généalogie de la morale (1887), première dissertation) Il ambitionne pour sa part de réaliser une « transvaluation de toutes les valeurs » et avance à cette fin diverses doctrines philosophiques (l’éternel retour du même, la volonté de puissance, notamment). L’Antéchrist, dont est tiré l’extrait qui suit, a été rédigé en 1888 et aurait justement dû être le premier livre d’un ouvrage qui aurait porté le titre de Transvaluation de toutes les valeurs. En 1889, à Turin, Nietzsche s’effondre en larmes devant un cheval que bat son cocher. Il ne retrouvera plus la raison. Source : Friedrich NIETZSCHE, L’Antéchrist. Traduction Wikisource, http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Ant%C3%A9christ_% 28Nietzsche%29. 2 Guerre à mort contre le vice : le vice est le christianisme Article 1. — Est vicieuse toute sorte de contre-nature. L’être vicieux par excellence, c’est le prêtre : il enseigne la contre-nature. Contre le prêtre, ce ne sont plus les raisons qu’il faut, mais la prison.

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Article 2. — Toute participation à un culte est un attentat aux bonnes mœurs. On sera plus dur contre les protestants que contre les catholiques, plus dur contre les protestants libéraux que contre les orthodoxes. Être chrétien est d’autant plus criminel que l’on se rapproche de la vérité. Le criminel par excellence est donc le philosophe. Article 3. — Les lieux maudits où le christianisme a couvé ses innombrables basiliques seront éradiqués de la surface de la terre, et ils feront horreur à la postérité. On y élèvera des serpents venimeux. Article 4. — Prêcher la chasteté, c’est inciter publiquement à la contre-nature. Chaque mépris de la vie sexuelle, chaque souillure de celle-ci par l’idée même d’« impur » est le vrai péché contre l’esprit saint de la vie. Article 5. — Manger à la même table qu’un prêtre, c’est s’exclure de la société des gens honnêtes. Le prêtre est notre Tchândâla — il sera proscrit, affamé, en toutes circonstances chassé et exilé. Article 6. — On appellera l’histoire « sainte » du nom qu’elle mérite : celui d’histoire maudite ; on n’utilisera plus les mots « Dieu », « sauveur », « rédempteur », « saint » que comme des insultes, des emblèmes criminels. Article 7. — Tout le reste s’ensuit.

5.4 L’anticléricale (Montéhus) Chansonnier français, Montéhus (1872-1952) a écrit en 1921 cette ­Anticléricale, qui se chante sur l’air de l’Internationale. À savourer lentement. 2 Contre les vendeurs de bêtise, Contre ceux qui faussent le cerveau, Contre les tenanciers de l’Église, De la raison, levons le drapeau. Au lieu de bâtir des cathédrales Et de faire des chapelles pour Jésus Nous voulons, chose plus idéale, Faire des gîtes pour les pieds nus.





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Refrain C’est la chute finale De tous les calotins, L’anticléricale Voilà notre refrain ! C’est la chute finale De tous les f...tiens, L’anticléricale Fera le monde païen ! (bis) Assez de messes et de prières, Nous ne sommes plus des résignés ; Vous n’apaiserez pas nos colères, Vous avez fini de régner ; Nous ne serons plus vos victimes, La lumière a frappé nos yeux, Et nous avons vu tous vos crimes, Bandes de jésuites, marchands de bons dieux. Refrain Nous ne voulons ni Dieu ni prêtres, Plus de préjugés, plus de religions ; La raison doit guider les êtres Hors de toutes les superstitions. Des cerveaux, c’est la délivrance. Des esprits, la tranquillité, Et c’est la fin de l’ignorance, Dans les ténèbres, c’est la clarté ! Refrain Vous êtes les ennemis de la science, Vous êtes l’ennemi du genre humain, Vous n’avez ni cœur ni conscience, Vous n’avez qu’une chose : le butin, Nous démolirons vos bastilles, Ces geôles que l’on appelle couvents, Hors du monde les noires guenilles, Vous avez vécu trop longtemps. Refrain

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Eh ! oui, nous ferons taire vos cloches, Nous ferons sauter vos verrous, Afin de faire vider vos poches À vous, syndicat de filous. Pendant que le peuple dans la misère Reste sans pain, sans gîte, sans feu, Vous entassez, bande de vipères, L’argent volé aux malheureux. Refrain Vous pouvez sortir vos bannières, Crier à la profanation ; C’est pour l’Humanité entière Que nous voulons votre abolition. Pour fêter la chute finale, Nous prendrons à vos cardinaux Leur robe rouge et la Sociale S’en fera de jolis drapeaux ! Refrain

5.5 Adresse au pape (Antonin Artaud) En guise d’adresse, c’est une véritable déclaration de guerre à l’Église et au pape que lancent Antonin Artaud et les surréalistes en 1925 dans leur revue La Révolution surréaliste. Source : Antonin ARTRAUD, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1970, tome 1, vol. 2, p. 41. 2 Le confessionnal, ce n’est pas toi, Ô pape, c’est nous, mais, comprendsnous et que la catholicité nous comprenne. Au nom de la patrie, au nom de la famille, tu pousses à la vente des âmes, à la libre trituration du corps. Nous avons entre notre âme et nous assez de chemins à franchir, assez de distance pour y interposer les prêtres branlants et cet amoncelle-





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ment d’aventureuses doctrines dont se nourrissent tous les châtrés du libéralisme mondial. Ton Dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux, a pensé tout le mal : 1. Tu l’as mis dans ta poche ; 2. Nous n’avons que faire de tes canons, index, péché, confessionnal, prêtraille, nous pensons à une autre guerre, guerre à toi, pape, chien. Ici, l’esprit se confesse à l’esprit. Du haut en bas de ta mascarade romaine, ce qui triomphe c’est la haine des vérités immédiates de l’âme, de ces flammes qui brûlent à même l’esprit. Il n’y a Dieu, Bible ou Évangile, il n’y a pas de mot qui arrête l’esprit. Nous ne sommes pas au monde. Ô pape confiné dans le monde, ni la terre ni Dieu ne parlent de toi. Le monde, c’est l’abîme de l’âme. Pape déjeté, pape extérieur à l’âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous n’avons pas besoin de ton couteau de clartés.

5.6 Lettre au Dr Laura (Anonyme) Dans la lettre qui suit, qui circule sans nom d’auteur sur Internet depuis quelques années, quelqu’un interroge la Dr Laura Schlessinger, une personnalité conservatrice qui animait à ce moment-là aux ÉtatsUnis une émission de radio où elle donnait des conseils inspirés du judaïsme orthodoxe auquel elle adhérait alors. L’auteur de la lettre met malicieusement en évidence des difficultés inhérentes à l’idée de commandement divin. Le texte a été traduit par Normand Baillargeon.

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2 Chère Dr Laura, Je vous remercie d’en faire autant pour éduquer le peuple sur les commandements divins. J’ai énormément appris de vous et je m’efforce de partager mon savoir avec le plus de gens possible. C’est ainsi que, lorsque que quelqu’un veut défendre un mode de vie homosexuel, je lui rappelle simplement Lévitique 18 : 22 [« Tu ne coucheras point avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination »] : le texte affirmant que c’est une abomination, c’est la fin du débat. J’ai toutefois besoin de votre aide en ce qui concerne quelques lois particulières et la meilleure manière de m’y conformer. Lorsque je fais brûler un taureau sur l’autel des sacrifices, je n’ignore pas que cela produit une odeur agréable à notre Seigneur : c’est dit dans Lévitique, 1 : 9 [« Il lavera avec de l’eau les entrailles et les jambes ; et le sacrificateur brûlera le tout sur l’autel. C’est un holocauste, un sacrifice consumé par le feu, d’une agréable odeur à l’Éternel »]. Le problème, c’est avec mes voisins. Ils affirment que l’odeur ne leur est pas agréable à eux. Que devrais-je faire ? Je voudrais vendre ma fille en esclavage, comme on le suggère dans Exode 21 : 7 [« Si un homme vend sa fille pour être esclave, elle ne sortira point comme sortent les esclaves »]. Ma question est : à notre époque, quel serait selon vous un juste prix pour ma fille ? Je sais très bien, en vertu de Lévitique 15 : 19-24, que je ne peux avoir de contacts avec une femme qui est souillée par ses menstruations [« La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu’au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant son impureté sera impur, et tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur. Quiconque touchera son lit lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau, et sera impur jusqu’au soir. Quiconque touchera un objet sur lequel elle s’est assise lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau, et sera impur jusqu’au soir. S’il y a quelque chose sur le lit ou sur l’objet sur lequel elle s’est assise, celui qui la touchera sera impur jusqu’au soir. Si un homme couche avec elle et que l’impureté de cette femme vienne sur lui, il sera impur pendant sept jours, et tout lit sur lequel il couchera sera impur »]. Mon problème est : comment savoir





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si une femme a ou non ses menstruations. J’ai bien essayé de le leur demander, mais elles semblent beaucoup s’en offusquer. Grâce à Lévitique 25 : 4 [« C’est des nations qui vous entourent que tu prendras ton esclave et ta servante qui t’appartiendront, c’est d’elles que vous achèterez l’esclave et la servante »], je sais que je peux acheter des esclaves des nations avoisinantes. Un de mes amis soutient cependant que cela s’applique aux Mexicains mais pas aux Canadiens. Pouvez-vous trancher ce débat ? Un de mes voisins persiste à travailler le jour du Sabbat. Or, selon Exode 35 : 2, il doit être mis à mort [« On travaillera six jours ; mais le septième jour sera pour vous une chose sainte ; c’est le sabbat, le jour du repos, consacré à l’Éternel. Celui qui fera quelque ouvrage ce jour-là sera puni de mort »]. Suis-je dans l’obligation morale de le tuer moi-même ? Un ami à moi considère que, si c’est certes une abomination de manger des mollusques et des crustacés, comme le laisse entendre Lévitique 11 : 10-12 [Vous mangerez de tous ceux qui ont des nageoires et des écailles, et qui sont dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Mais vous aurez en abomination tous ceux qui n’ont pas des nageoires et des écailles, parmi tout ce qui se meut dans les eaux et tout ce qui est vivant dans les eaux, soit dans les mers, soit dans les rivières. Vous les aurez en abomination, vous ne mangerez pas de leur chair, et vous aurez en abomination leurs corps morts. Vous aurez en abomination tous ceux qui, dans les eaux, n’ont pas des nageoires et des écailles], ce n’est pas une abomination aussi grande que l’homosexualité. Je ne suis pas d’accord. Pouvez-vous trancher notre débat ? Lévitique 20 : 20 semble affirmer que je ne peux m’approcher de l’autel si j’ai une mauvaise vision [« Un homme […] ayant une tache à l’œil »]. Je dois avouer que je porte des lunettes. Ma vision doit-elle être de 20/20 ou y a-t-il de la place pour quelque tolérance, ici ? Je sais que vous avez beaucoup étudié ces questions et je suis persuadé que que vous pourrez m’aider. Je vous remercie de nous rappeler que la parole de Dieu est éternelle et ne change pas.

6 L’ÉTHIQUE SANS   LA RELIGION J

’ai rappelé dans l’introduction de ce livre ces vastes et récentes enquêtes internationales qui montrent qu’il est très loin d’être évident que la religion et la religiosité aient sur la société ces conséquences que les croyants assurent qu’elles ont : au contraire ces enquêtes montrent par exemple une corrélation positive entre religiosité et taux d’homicide, entre religiosité et taux d’avortement. Les croyants insistent pourtant non seulement pour dire que la religion a sur les individus et la société dans son ensemble des effets moralisateurs, mais aussi que l’éthique ne peut se concevoir en dehors de la religion. Le présent chapitre montre, a contrario, que l’on peut et même que l’on doit penser l’éthique sans la religion. Il s’ouvre sur le dilemme d’Euthyphron, que l'on doit à Platon, qui établit précisément ce dernier point. Le texte d’Épicure cité est le complément logique de la Lettre à Hérodote, dont on se souviendra ; il est suivi de trois textes qui rappellent autant de grandes et riches avenues explorées dans le cadre de la tradition occidentale pour fonder l’éthique philosophiquement et indépendamment de la religion.

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Le texte qui clôt cette partie présente une éthique humaniste contemporaine ; il est l’œuvre de Paul Kurtz, un éminent humaniste et grand défenseur de la laïcité.

6.1 Le dilemme d’Euthyphron (Platon) Beaucoup de gens tirent leurs conceptions morales de la religion à laquelle ils adhèrent et décident à partir d’elle du comportement à adopter dans telle ou telle circonstance. C’est ainsi que le chrétien invoquera les dix commandements ou que le croyant en appellera à tel ou tel passage de la Bible — ou du Coran, ou de la Bhagavad Gita, ou de la Torah. L’idée est la suivante : est bien ce que Dieu y prescrit ; mal ce qu’il y interdit. Les problèmes de l’éthique sont ainsi résolus. Les adeptes de cette doctrine (appelée le commandement divin) ont du mal à concevoir qu’il puisse en être autrement et pensent très sincèrement que la moralité serait impossible en dehors de la religion : « Sans Dieu, tout serait permis », diraient-elles volontiers, en paraphrasant Dostoïevski. Dans le monde, en ce moment même, on trouvera bien des milieux où une telle vision des choses est extrêmement présente et influente. C’est elle, au moins en partie, qui anime les intégristes de tout poil et de tous les pays et qui inspire les fondamentalistes — depuis les États-Unis jusqu’aux quatre coins du monde. Si ces personnes ont raison, l’éthique, du moins telle que la philosophie essaie de la concevoir, est un projet vain. En effet, devant tout problème moral, il suffirait de consulter les voix autorisées pour savoir quoi penser et que faire. Que penser de cette position ? Elle a pour commencer un certain nombre de problèmes que la plupart des gens reconnaissent d’emblée. Il y a d’abord bien entendu le fait que tout dépend que l’on croie ou non à Dieu. Ensuite le fait qu’il existe des religions différentes qui donnent des prescriptions différentes. Et puis le fait qu’une même religion a pu, durant son histoire, soutenir des positions différentes, voire opposées, sur un même sujet. Il y a encore le fait qu’on trouvera dans un même texte (la Bible, disons) des positions





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différentes voire opposées. Il y a enfin le fait que certaines prescriptions religieuses nous semblent parfaitement délirantes. Mais la doctrine du commandement divin souffre aussi d’un problème grave et irréparable qui a été aperçu par Platon — il y a donc longtemps. Le voici. Cela se passe dans un dialogue appelé Euthyphron. En allant au palais de justice pour y apprendre les accusations qui sont portées contre lui, Socrate croise ce jeune homme, Euthyphron. Celui-ci est allé porter plainte contre son propre père, qu’il accuse de meurtre. Était-ce la chose à faire, demande Socrate ? Certainement, répond l’autre : c’est ce qui est saint (ou pieux), c’est ce que demandent les dieux. On reconnaît là notre doctrine du commandement divin. Socrate pose alors à Euthyphron la question suivante : « Le saint [ou le pieux] est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ? » Un philosophe contemporain soutient qu’on peut savoir si une personne est douée pour la philo selon qu’elle se rend compte, ou non, de la profondeur et des implications de cette question. Apparemment, Euthyphron n’était pas très doué, puisqu’il répond : « Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate. » Ce que la question implique, c’est que, même si l’on accepte la doctrine du commandement divin, on ne peut échapper à un dilemme dont la solution demande qu’on renonce à la doctrine du commandement divin. Supposons qu’on réponde à Socrate que X est la chose à faire parce que c’est ce que Dieu commande. Par exemple, un marchand ne vole pas ses clients parce qu’Allah l’exige. En ce cas, voler n’est ni bien ni mal en soi et c’est ce qu’il faut faire parce qu’Allah le veut. S’il avait recommandé de voler ses clients, c’est ce qui serait bien et ce qu’il faudrait faire. Cette conclusion semble inacceptable, même si l’on est croyant. Elle fait en effet dépendre d'un contingentement ce qui est moral des commandements arbitraires de Dieu — qui aurait bien pu commander le contraire de ce qu’il a commandé : or, nous avons du mal à penser que, disons, torturer des bébés aurait pu être bien si Dieu, arbitrairement, l’avait décidé. De plus, cet arbitraire et cette contingence des normes de la moralité sont incompatibles avec l’idée que Dieu est omniscient (il sait donc ce qui est bien) et omnibénévolent (sa bonté ne pouvant consister dans le simple accord avec ses arbitraires décisions).

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Devant cette inadmissible position, le croyant se rabat alors sur la deuxième option du dilemme : ce qui est saint est aimé des dieux. En d’autres termes, Dieu, infiniment sage, rationnel et bon, commande ce qui est juste et c’est parce qu’elle est juste ou injuste que telle action est commandée ou interdite par lui. Dieu sait que voler ses clients est mal et c’est pourquoi il le commande et qu’on retrouve ce commandement dans le Coran. Tout va bien pour le croyant et la doctrine du commandement divin, alors ? Regardez mieux. On a dû en effet la rejeter pour la sauver, en admettant qu’il existe un standard de ce qui est bien (ou mal) qui est indépendant de Dieu. Le fait, à vrai dire, est que les théologiens eux-mêmes rejettent massivement la doctrine du commandement divin pour fonder l’éthique — et cherchent dans d’autres directions, par exemple celles que nous explorons dans la suite de ce chapitre. Source : Platon, Euthyphron, 10a-11b. 2 Socrate […] Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ? Euthyphron Je n’entends pas bien ce que tu dis là, Socrate. Socrate Je vais tâcher de m’expliquer. Ne disons-nous pas qu’une chose est portée, et qu’une chose porte ? qu’une chose est vue, et qu’une chose voit ? qu’une chose est poussée, et qu’une chose pousse ? Comprends-tu que toutes ces choses diffèrent, et en quoi elles diffèrent ? Euthyphron Il me semble que je le comprends. Socrate Ainsi la chose aimée est différente de celle qui aime ? Euthyphron Belle demande !





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Socrate Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée parce qu’on la porte, ou par quelque autre raison ? Euthyphron Par aucune autre raison, sinon qu’on la porte. Socrate Et la chose poussée est poussée parce qu’on la pousse, et la chose vue est vue parce qu’on la voit ? Euthyphron Assurément. Socrate Il n’est donc pas vrai qu’on voit une chose parce qu’elle est vue ; mais, au contraire, elle est vue parce qu’on la voit. Il n’est pas vrai qu’on pousse une chose parce qu’elle est poussée ; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. Il n’est pas vrai qu’on porte une chose parce qu’elle est portée ; mais elle est portée parce qu’on la porte : cela est-il assez clair ? Entends-tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu’on ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, mais qu’elle est faite parce qu’on la fait ; que ce qui pâtit ne pâtit pas parce qu’il est pâtissant, mais qu’il est pâtissant parce qu’il pâtit. N’est-ce pas ? Euthyphron Qui en doute ? Socrate Être aimé, n’est-ce pas aussi un fait, ou une manière de pâtir ? Euthyphron Oui. Socrate Et n’en est-il pas de ce qui est aimé comme de tout le reste ? Ce n’est pas parce qu’il est aimé qu’on l’aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu’il est aimé. Euthyphron Cela est plus clair que le jour. Socrate Que dirons-nous donc du saint, moi cher Euthyphron ? Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, selon toi ?

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Euthyphron Oui, sans doute. Socrate Est-ce parce qu’il est saint, ou par quelque autre raison ? Euthyphron Par aucune autre raison, sinon qu’il est saint. Socrate Ainsi, ils l’aiment parce qu’il est saint ; mais il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. Euthyphron Il paraît. Socrate D’un autre côté, ce qui est aimable aux dieux est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce que les dieux l’aiment ? Euthyphron Qui peut le nier ? Socrate Il suit de là, cher Euthyphron, qu’être aimable aux dieux et être saint sont choses fort différentes. Euthyphron Comment, Socrate ? Socrate Oui, puisque nous sommes tombés d’accord que les dieux aiment le saint parce qu’il est saint, et qu’il n’est pas saint parce qu’ils l’aiment. N’en sommes-nous pas convenus ? Euthyphron Je l’avoue. Socrate Et qu’au contraire ce qui est aimable aux dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, par le fait même de leur amour ; et que les dieux ne l’aiment point parce qu’il est aimable aux dieux. Euthyphron Cela est vrai.





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Socrate Or, mon cher Euthyphron, si être aimable aux dieux et être saint étaient la même chose, comme le saint n’est aimé que parce qu’il est saint, il s’ensuivrait que ce qui est aimable aux dieux serait aimé des dieux par l’énergie de sa propre nature ; et, comme ce qui est aimable aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils l’aiment, il serait vrai de dire que le saint n’est saint que parce qu’il est aimé des dieux. Tu vois donc bien qu’être aimable aux dieux et être saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’autres titres à l’amour des dieux que cet amour même ; l’autre possède cet amour parce qu’il y a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand je te demandais ce que c’est précisément que le saint, tu n’as pas voulu sans doute m’expliquer son essence, et tu t’es contenté de m’indiquer une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous les dieux. Mais quelle est la nature même de la sainteté ? C’est ce que tu ne m’as pas encore dit. Si donc tu l’as pour agréable, je t’en conjure, ne m’en fais pas un secret ; et, commençant enfin par le commencement, apprends-moi ce que c’est que le saint, qu’il soit aimé des dieux ou quelque autre chose qui lui arrive ; car, sur cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-moi franchement ce que c’est que le saint et l’impie. Euthyphron Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer ce que je pense ; car tout ce que nous établissons semble tourner autour de nous, et ne pas vouloir tenir en place.

6.2 Lettre à Ménécée (Épicure) Nous avons rencontré Épicure dans La Lettre à Hérodote, citée précédemment et qui développait les éléments de la physique atomiste épicurienne. Dans la Lettre à Ménécée, intégralement reproduite ici, Épicure expose son éthique. Celle-ci demeure d’une grande justesse, d’une grande richesse et d’une grande utilité, notamment pour son rappel que le salut des êtres humains passe par la compréhension qu’il ne faut pas craindre les dieux, qu’il ne faut pas craindre la mort et, enfin, qu’on peut atteindre le bonheur. Source : Épicure, Lettre à Ménécée.

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2 Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. Tel, qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à qui dirait que, pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour que, vieillissant, il reste jeune en biens par esprit de gratitude à l’égard du passé. Le premier pour que, jeune, il soit aussi un ancien par son sang-froid à l’égard de l’avenir. En définitive, on doit donc se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout, et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir. Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre. D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais, tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là l’idée que les plus grands dommages sont amenés par les dieux ainsi que les bienfaits. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout ce qui n’est pas tel que soi. Accoutume-toi à penser que pour nous la mort n’est rien, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la juste prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie : non pas en lui conférant une durée infinie, mais en l’amputant du désir d’immortalité. Il s’ensuit qu’il n’y a rien d’effrayant dans le fait de vivre, pour qui est authentiquement conscient qu’il n’existe rien d’effrayant non plus dans





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le fait de ne pas vivre. Stupide est donc celui qui dit avoir peur de la mort non parce qu’il souffrira en mourant, mais parce qu’il souffre à l’idée qu’elle approche. Ce dont l’existence ne gêne point, c’est vraiment pour rien qu’on souffre de l’attendre ! Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que, pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. Beaucoup de gens pourtant fuient la mort, soit en tant que plus grands des malheurs, soit en tant que point final des choses de la vie. Le sage, lui, ne craint pas le fait de n’être pas en vie : vivre ne lui convulse pas l’estomac, sans qu’il estime être mauvais de ne pas vivre. De même qu’il ne choisit jamais la nourriture la plus plantureuse, mais la plus goûteuse, ainsi n’est-ce point le temps le plus long, mais le plus fruité qu’il butine ? Celui qui incite d’un côté le jeune à bien vivre, de l’autre le vieillard à bien mourir est un niais, non tant parce que la vie a de l’agrément, mais surtout parce que bien vivre et bien mourir constituent un seul et même exercice. Plus stupide encore celui qui dit beau de n’être pas né, ou, « sitôt né, de franchir les portes de l’Hadès ». S’il est persuadé de ce qu’il dit, que ne quitte-t-il la vie sur-le-champ ? Il en a l’immédiate possibilité, pour peu qu’il le veuille vraiment. S’il veut seulement jouer les provocateurs, sa désinvolture en la matière est déplacée. Souvenons-nous d’ailleurs que l’avenir, ni ne nous appartient ni ne nous échappe absolument, afin de ne pas tout à fait l’attendre comme devant exister, et de n’en point désespérer comme devant certainement ne pas exister. Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et que, si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont seulement que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre

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par quoi le bien de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par sa non-présence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir. Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. C’est lui que nous avons reconnu comme bien premier et congénital. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son effet sur notre sensibilité. Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. Ainsi tout plaisir, par nature, a le bien pour intime parent, sans pour autant devoir être cueilli. Symétriquement, toute espèce de douleur est un mal, sans que toutes les douleurs soient à fuir obligatoirement. C’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et des désavantages qu’il convient de se décider à ce propos. À certains moments, nous réagissons au bien selon les cas comme à un mal, ou inversement au mal comme à un bien. Ainsi, nous considérons l’autosuffisance comme un grand bien : non pour satisfaire à une obsession gratuite de frugalité, mais pour que le minimum, au cas où la profusion ferait défaut, nous satisfasse. Car nous sommes intimement convaincus qu’on trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque : pain et eau dispensent un plaisir extrême, dès lors qu’en manque on les porte à sa bouche. L’accoutumance à des régimes simples et sans faste est un facteur de santé, pousse l’être humain au dynamisme dans les activités nécessaires à la vie, nous rend plus aptes à apprécier, à l’occasion, les repas luxueux et, face au sort, nous immunise contre l’inquiétude. Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente — comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes à nos propos, ou victimes d’une





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fausse interprétation —, mais d’en arriver au stade où l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme. Au principe de tout cela, comme plus grand bien : la prudence. Or, la prudence, d’où sont issues toutes les autres vertus, se révèle en définitive plus précieuse que la philosophie : elle nous enseigne qu’on ne saurait vivre agréablement sans prudence, sans honnêteté et sans justice, ni avec ces trois vertus vivre sans plaisir. Les vertus en effet participent de la même nature que vivre avec plaisir, et vivre avec plaisir en est indissociable. D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? Qui face à la mort est désormais sans crainte ? Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le « summum » des biens, et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité ; s’amusant de ce que certains mettent en scène comme la maîtresse de tous les événements – les uns advenant certes par nécessité, mais d’autres par hasard, d’autres encore par notre initiative –, parce qu’il voit bien que la nécessité n’a de comptes à rendre à personne, que le hasard est versatile, mais que ce qui vient par notre initiative est sans maître, et que c’est chose naturelle si le blâme et son contraire la suivent de près (en ce sens, mieux vaudrait consentir à souscrire au mythe concernant les dieux que de s’asservir aux lois du destin des physiciens naturalistes : la première option laisse entrevoir un espoir, par des prières, de fléchir les dieux en les honorant, tandis que l’autre affiche une nécessité inflexible). Qui témoigne, disais-je, de plus de force que l’homme qui ne prend le hasard ni pour un dieu, comme le fait la masse des gens (un dieu ne fait rien de désordonné) ni pour une cause fluctuante (il ne présume pas que le bien ou le mal, artisans de la vie bienheureuse, sont distribués aux hommes par le hasard, mais pense que, pourtant, c’est le hasard qui nourrit les principes de grands biens ou de grands maux) ; l’homme convaincu qu’il est meilleur d’être dépourvu de chance particulière tout en raisonnant bien que d’être chanceux en déraisonnant ; l’idéal étant évidemment, en

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ce qui concerne nos actions, que ce qu’on a jugé « bien » soit entériné par le hasard. À ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et jamais tu ne seras troublé ni dans la veille ni dans tes rêves, mais tu vivras comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un animal mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels.

6.3 La morale utilitariste (John Stuart Mill) L’utilitarisme a été fondé au XVIIIe siècle par Jeremy Bentham (17481832) avant d’être développé dans de nouvelles directions par son disciple, John Stuart Mill (1806-1873). Il a exercé une très profonde influence non seulement en éthique, mais aussi en politique, en droit et en économie et plus généralement sur notre façon même de penser les choix individuels et collectifs. Le principe mis de l’avant est simple : 1. Les actions désirables sont celles qui maximisent le plaisir (ou le bonheur) — et qui minimisent la douleur (ou le malheur). 2. Ce sont les conséquences des actions sur tous ceux qui sont affectés qui permettent de décider ce qu’il faut faire — l’utilitarisme est en effet démocratique et accorde dans le calcul la même valeur à la même quantité de douleur ou de plaisir de l’un ou de l’autre. D’où la célèbre maxime utilitariste que propose Bentham : « Le plus grand bonheur du plus grand nombre. » Il y a eu bien des discussions entre les utilitaristes pour savoir quel est le bon étalon permettant de mesurer ces conséquences et sur la manière de procéder pour faire le calcul. Pour Bentham, l’étalon était le plaisir (« La nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres : la peine et le plaisir »). Pour son célèbre disciple John Stuart Mill, c’était le bonheur. Selon Bentham, il fallait calculer la quantité de plaisir ; pour Mill, la qualité du bonheur devait aussi être prise en compte. Pour certains utilitaristes (les utilitaristes de l’acte), c’est sur un acte donné que le calcul doit se faire ; pour d’autres, les utilitaristes de la règle, il faut agir selon une règle générale qui maximise l’utilité pour la société d’un type d’actes.



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Dans le texte qui suit, John Stuart Mill présente et défend sa version personnelle de la morale utilitariste. Source : J.S. MILL, L’utilitarisme, Passim. 1861. Traduction française, chronologie, préface et notes par Georges TANESSE à partir de la 4e édition anglaise parue en 1871 du vivant de Mill. Paris : Flammarion, 1988, 186 p. 2 La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur affirme que les actions sont bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur », on entend le plaisir et l’absence de douleur ; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir. Pour donner une vue claire de la règle morale posée par la doctrine, de plus amples développements sont nécessaires ; il s’agit de savoir, en particulier, quel est, pour l’utilitarisme, le contenu des idées de douleur et de plaisir, et dans quelle mesure le débat sur cette question reste ouvert. Mais ces explications supplémentaires n’affectent en aucune façon la conception de la vie sur laquelle est fondée cette théorie de la moralité, à savoir que le plaisir et l’absence de douleur sont les seules choses désirables comme fins, et que toutes les choses désirables (qui sont aussi nombreuses dans le système utilitariste que dans tout autre) sont désirables, soit pour le plaisir qu’elles donnent elles-mêmes, soit comme des moyens de procurer le plaisir et d’éviter la douleur. Or, une semblable conception de la vie provoque chez beaucoup de gens – il en est parmi eux qui sont des plus estimables par leurs sentiments et leur ligne de conduite – une profonde répugnance. Admettre que la vie – pour employer leurs expressions – n’a pas de fin plus haute que le plaisir, qu’on ne peut désirer et poursuivre d’objet meil­leur et plus noble, c’est, à les en croire, chose absolument basse et vile, c’est une doctrine qui ne convient qu’au porc, auquel, à une époque très reculée, on assimilait avec mépris les disciples d’Épicure ; à l’occasion, les partisans modernes de la doctrine donnent lieu à des comparaisons tout aussi courtoises de la part de leurs antagonistes allemands, français et anglais. Ainsi attaqués, les Épicuriens ont toujours répliqué que ce ne sont pas eux, mais leurs accusateurs, qui représentent la nature humaine sous

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un jour dégradant ; l’accusation suppose en effet que les êtres humains ne sont pas capables d’éprouver d’autres plaisirs que ceux que peut éprouver le porc. Si cette supposition était fondée, l’imputation mise à leur charge ne pourrait être écartée, mais elle cesserait immédiatement d’impliquer un blâme ; car, si les sources de plaisir étaient exactement les mêmes pour les êtres humains et pour le porc, la règle de vie qui est assez bonne pour l’un serait assez bonne pour les autres. Si le rapprochement que l’on fait entre la vie épicurienne et celle des bêtes donne le sentiment d’une dégradation, c’est précisément parce que les plaisirs d’une bête ne répondent pas aux conceptions qu’un être humain se fait du bonheur. Les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux et, lorsqu’ils ont pris conscience de ces facultés, ils n’envisagent plus comme étant le bonheur un état où elles ne trouveraient pas satisfaction. À vrai dire, je ne considère pas que les Épicuriens, dans les conséquences systématiques qu’ils tiraient du principe utilitariste, aient été absolument sans reproche. Pour procéder de façon satisfai­sante, il faut incorporer au système beaucoup d’éléments stoïciens aussi bien que chrétiens. Mais on ne connaît pas une seule théorie épicurienne de la vie qui n’assigne aux plaisirs que nous devons à l’intelligence, à la sensibilité, à l’imagination et aux sentiments moraux une bien plus haute valeur comme plaisirs qu’à ceux que procure la pure sensation. Cependant il faut bien reconnaître que, pour les auteurs utilitaristes en général, si les plaisirs de l’esprit l’emportent sur ceux du corps, c’est surtout parce que les premiers sont plus stables, plus sûrs, moins coûteux, etc. — ce serait donc en raison de leurs avantages extrinsèques plutôt que de leur nature essentielle. Et, pour tous ces avantages extrinsèques, les utilitaristes ont victorieusement plaidé leur cause, mais ils auraient pu également prendre position sur le second terrain (qui est aussi — on a le droit de le qualifier ainsi — le plus élevé) sans cesser d’être parfaitement d’accord avec eux-mêmes. On peut, sans s’écarter le moindrement du principe de l’utilité, recon­naître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d’autres. Alors que, dans l’estimation de toutes les autres choses, on tient compte de la qualité aussi bien que de la quantité, il serait absurde d’admettre que dans l’estimation des plaisirs on ne doit tenir compte que de la quantité. On pourrait me demander : « Qu’entendez-vous par une différence de qualité entre les plaisirs ? Qu’est-ce qui peut rendre un plaisir plus précieux qu’un autre — en tant que plaisir pur et simple —, si ce n’est qu’il est plus grand quantitativement ? » Il n’y a qu’une réponse possible.





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De deux plaisirs, s’il en est un auquel tous ceux ou presque tous ceux qui ont l’expérience de l’un et de l’autre accordent une préférence bien arrêtée, sans y être poussés par un sentiment d’obligation morale, c’est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si ceux qui sont en état de juger avec compétence de ces deux plaisirs placent l’un d’eux tellement au-dessus de l’autre qu’ils le préfèrent tout en le sachant accompagné d’une plus grande somme d’insatisfaction, s’ils sont décidés à n’y pas renoncer en échange d’une quantité de l’autre plaisir telle qu’il ne puisse pas, pour eux, y en avoir de plus grande, nous sommes fondés à accorder à la jouissance ainsi préférée une supériorité qualitative qui l’em­porte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison, compte peu. Or, c’est un fait indiscutable que ceux qui ont une égale connaissance des deux genres de vie, qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir, donnent résolument une préférence très marquée à celui qui met en œuvre leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisirs de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun homme instruit à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’euxmêmes avec le leur. Ils ne voudraient pas échanger ce qu’ils possèdent de plus qu’eux contre la satisfaction la plus complète de tous les désirs qui leur sont communs. S’ils s’imaginent qu’ils le voudraient, c’est seulement dans des cas d’infortune si extrême que, pour y échapper, ils échangeraient leur sort pour presque n’importe quel autre, si indésirable qu’il fût à leurs propres yeux. Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë et offre certainement à la souf­france plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur, mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. Nous pouvons donner de cette répugnance l’explication qui nous plaira ; nous pouvons l’imputer à l’orgueil — nom que l’on donne indistinctement à quelques-uns des sentiments les meilleurs et aussi les pires dont l’humanité soit capable ; nous pouvons l’attribuer à l’amour de la liberté et de l’indépendance personnelle, sentiment auquel les stoïciens faisaient appel parce qu’ils y voyaient l’un des moyens les plus efficaces d’inculquer cette répugnance ; à l’amour de la puissance, ou à l’amour d’une vie exaltante, sentiments qui tous deux y entrent certaine-

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ment comme éléments et contribuent à la faire naître ; mais, si l’on veut l’appeler de son vrai nom, c’est un sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent, sous une forme ou sous une autre, et qui correspond — de façon nullement rigoureuse d’ailleurs — au développement de leurs facultés supérieures. Chez ceux qui le possèdent à un haut degré, il apporte au bonheur une contribution si essentielle que, pour eux, rien de ce qui le blesse ne pourrait être plus d’un moment objet de désir. Croire qu’en manifestant une telle préférence on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l’être supérieur — dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l’un et pour l’autre — n’est pas plus heureux que l’être inférieur, c’est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction. Incontestablement, l’être dont les facultés de jouissance sont d’ordre inférieur a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites ; tandis qu’un être d’aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu’il peut viser, quel qu’il soit — le monde étant fait comme il l’est — est un bonheur imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ce qu’il y a d’imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables ; et elles ne le rendront pas jaloux d’un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu’il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imper­fections sont attachées. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les plaisirs supérieurs leur préfèrent à l’occasion, sous l’influence de la tentation, les plaisirs inférieurs. Mais ce choix n’est nullement incompatible avec l’affirmation catégorique de la supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs. […] Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu’il vient d’être exposé, la fin dernière par rapport à laquelle et pour laquelle toutes les autres choses sont désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres) est une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible en jouissances, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité ; et la pierre de touche de la qualité, la règle qui permet de l’apprécier en l’opposant à la quantité, c’est la préférence affirmée par les hommes qui, en raison des occasions fournies par leur





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expérience, en raison aussi de l’habitude qu’ils ont de la prise de conscience et de l’introspection, sont le mieux pourvus de moyens de comparaison. Telle est, selon l’opinion utilitariste, la fin de l’activité humaine, et par conséquent aussi le critérium de la moralité. […] La morale peut donc être définie comme l’ensemble des règles et des préceptes qui s’appliquent à la conduite humaine et par l’observation desquels une existence telle qu’on vient de la décrire pourrait être assurée, dans la plus large mesure possible, à tous les hommes ; et point seulement à eux, mais, autant que la nature des choses le comporte, à tous les êtres sentants de la création.

6.4 La morale déontologique (Emmanuel Kant) Emmanuel Kant (1724-1804) est le plus influent des théoriciens de cette famille de théories éthiques appelés déontologiques — du mot grec deos qui signifie « devoir » — et qui placent justement non les conséquences mais le devoir au cœur de leur réflexion. En termes simples, voici ce qu’il suggère. Une action est morale quand elle est faite avec une bonne intention (ou volonté) et cette bonne volonté est celle qui agit par devoir conformément à des principes que notre raison (pratique) peut mettre à jour. Cela veut d’abord dire que, si je donne des sous à des itinérants par pitié ou compassion, je n’agis pas moralement : je pose peut-être un geste conforme à ce que la morale exige, mais je n’ai pas agi moralement. Pour cela, je dois agir par devoir selon la règle rationnelle. Laquelle ? Kant pense qu’on la trouvera en se demandant si une action est conforme à ce qu’il appelle l’impératif catégorique. Il est crucial de bien comprendre ce que Kant veut dire par là. Certaines choses sont admises comme des devoirs si l’on désire certaines autres choses. Par exemple, si je veux devenir médecin, alors je dois étudier. Kant appelle un tel impératif hypothétique (si… alors). Kant pense que la morale est affaire de devoirs catégoriques, qui sont inconditionnels. Ils disent : « … » Tu dois, point à la ligne. Placé devant tel ou tel cas particulier, on déterminera ce qu’est ce devoir en faisant passer aux actions possibles le test de l’impératif catégorique. En voici

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une formulation : « Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle. » C’est-à-dire demande-toi si l’on peut vouloir universaliser le principe selon lequel tu agiras. Si oui, c’est ce que tu dois faire. Kant, en fait, retrouve ici quelque chose qui ressemble à la vieille règle d’or de la moralité (« Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent »). On aura compris qu’il est bien difficile de vivre en conformité avec ces principes et que la morale kantienne est bien stricte et austère : on la dit même pour cela rigoriste. Kant a, il est vrai, donné diverses formulations de son impératif catégorique et l’une d’elles humanise un peu ce système. La voici : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » En d’autres termes : n’utilise jamais un être humain, ne le traite jamais comme un moyen. Une dernière remarque. Cette pensée s’inscrit dans les idéaux du siècle des Lumières, ce siècle dont Kant avait donné la formule : « Aie le courage de te servir de ton entendement. » Elle se veut donc rationnelle, on l’a vu et, surtout, fondée sur l’idée d’autonomie, en ce sens qu’elle reconnaît que nous sommes capables de nous donner nos propres lois. Dans le texte qui suit, Kant expose et défend sa version de la morale déontologique Source : Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction Victor Delbos, passim. 2 […] tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d’une action possible, considérée comme moyen d’arriver à quelque autre chose que l’on veut (ou du moins qu’il est possible qu’on veuille). L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement. Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d’être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l’action qui, selon le principe





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d’une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or, si l’action n’est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l’impératif est hypothétique ; si elle est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison le principe qui la détermine, alors l’impératif est catégorique. […] Il concerne, non la matière de l’action, ni ce qui doit en résulter, mais la forme et le principe dont elle résulte elle-même ; et ce qu’il y a en elle d’essentiellement bon consiste dans l’intention, quelles que soient les conséquences. Cet impératif peut être nommé l’impératif de la MORALITÉ. […] Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d’avance ce qu’il contiendra, jusqu’à ce que la condition me soit donnée. Mais c’est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu’il contient. Car, puisque l’impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime, de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est seulement cette conformité que l’impératif nous représente proprement comme nécessaire. Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » […] Nous allons maintenant énumérer quelques devoirs, d’après la division ordinaire des devoirs en devoirs envers nous-mêmes et devoirs envers les autres hommes, en devoirs parfaits et en devoirs imparfaits. 1. Un homme, à la suite d’une série de maux qui ont fini par le réduire au désespoir, ressent du dégoût pour la vie, tout en restant assez maître de sa raison pour pouvoir se demander à lui-même si ce ne sera pas une violation du devoir envers soi que d’attenter à ses jours. Ce qu’il cherche alors, c’est si la maxime de son action peut bien devenir une loi universelle de la nature. Mais voici sa maxime : par amour de moi-même, je pose en principe d’abréger ma vie, si en la prolongeant j’ai plus de maux à en craindre que de satisfaction à en espérer. La question est donc seulement de savoir si ce principe de l’amour de soi peut devenir une loi

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universelle de la nature. Mais alors on voit bientôt qu’une nature dont ce serait la loi de détruire la vie même, juste par le sentiment dont la fonction spéciale est de pousser au développement de la vie, serait en contradiction avec elle-même, et ainsi ne subsisterait pas comme nature ; que cette maxime ne peut donc en aucune façon occuper la place d’une loi universelle de la nature, et qu’elle est en conséquence contraire au principe suprême de tout devoir. 2. Un autre se voit poussé par le besoin à emprunter de l’argent. Il sait bien qu’il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi qu’on ne lui prêtera rien s’il ne s’engage pas fermement à s’acquitter à une époque déterminée. Il a envie de faire cette promesse ; mais il a aussi assez de conscience pour se demander : n’est-il pas défendu, n’est-il pas con­traire au devoir de se tirer d’affaire par un tel moyen ? Supposé qu’il prenne cependant ce parti ; la maxime de son action signifierait ceci : quand je crois être à court d’argent, j’en emprunte, et je promets de le rendre, bien que je sache que je n’en ferai rien. Or il est fort possible que ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle se concilie avec tout mon bien-être à venir ; mais pour l’instant la question est de savoir s’il est juste. Je convertis donc l’exigence de l’amour de soi en une loi universelle, et j’institue la question suivante : qu’arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle ? Or je vois là aussitôt qu’elle ne pourrait jamais valoir comme loi universelle de la nature et s’accorder avec ellemême, mais qu’elle devrait nécessairement se contredire. Car admettre comme une loi universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient à l’idée, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de promettre avec le but qu’on peut se proposer par là, étant donné que personne ne croirait à ce qu’on lui promet, et que tout le monde rirait de pareilles démonstrations, comme de vaines feintes. 3. Un troisième trouve en lui un talent qui, grâce à quelque culture, pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards. Mais il se voit dans une situation aisée, et il aime mieux se laisser aller au plaisir que de s’efforcer d’étendre et de perfectionner ses heureuses dispositions naturelles. Cependant il se demande encore si sa maxime, de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s’accorde avec son penchant à la jouissance, s’accorde aussi bien avec ce que l’on appelle le devoir. Or il voit bien que sans doute une nature selon cette loi universelle pourrait toujours encore subsister, alors même que l’homme (comme l’insulaire de la mer du Sud) laisserait rouiller son talent et ne songerait qu’à tourner sa vie vers l’oisi-





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veté, le plaisir, la propagation de l’espèce, en un mot, vers la jouissance ; mais il ne peut absolument pas VOULOIR que cela devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu’elles lui sont utiles et qu’elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles. 4. Enfin un quatrième, à qui tout va bien, voyant d’autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : « Que m’importe ? Que chacun soit aussi heureux qu’il plaît au Ciel ou que lui-même peut l’être de son fait ; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu’il a, je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être ou d’aller l’assister dans le besoin ! » Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l’espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l’empressement à pratiquer ces vertus à l’occasion, mais en revanche trompe dès qu’il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d’autres égards. Mais, bien qu’il soit parfaitement possible qu’une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de VOULOIR qu’un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre. Ce sont là quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus par nous pour tels, dont la déduction, à partir du principe unique que nous avons énoncé, tombe clairement sous les yeux. Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne une loi universelle ; c’est là le canon qui permet l’appréciation morale de notre action en général. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu’on puisse poser par la volonté qu’elle devrait le devenir. Il y en a d’autres dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette impos­sibilité interne, mais telles cependant qu’il est impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l’universalité d’une

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loi de la nature, parce qu’une telle volonté se contredirait elle-même. On voit aisément que la maxime des premières est contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux), tandis que la maxime des secondes n’est contraire qu’au devoir large (méritoire), et qu’ainsi tous les devoirs, en ce qui concerne le genre d’obligation qu’ils imposent (non l’objet de l’action qu’ils déterminent), apparaissent pleinement par ces exemples dans leur dépendance à l’égard du même unique principe. […] l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme une fin. Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu une valeur absolue qui leur donne le droit d’êtres désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les objets à acquérir par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par la suite, limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives, dont l’existence, comme effet de notre action, à une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin soimême, et même une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait jamais rien trouver qui eût une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique suprême. Donc s’il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin





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pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence ; c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi 1 ; c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

6.5 La morale arététique (Aristote) Les utilitaristes nous ont invités à penser que la morale devait nous aider à justifier par la raison l’action qu’il nous faut accomplir et ont suggéré qu’on trouverait la réponse en faisant un calcul d’utilités appliqué à ses conséquences. Kant et les déontologistes, de leur côté, également rationalistes, ont soutenu que c’est par un test d’universalité qu’on trouvera la règle de conduite à suivre impérativement et par devoir. Les défenseurs de la troisième et dernière grande tradition classique en philosophie morale, les éthiques de la vertu, soutiennent que la réponse au problème moral ne se trouve ni entièrement dans l’action elle-même ni dans ses conséquences, mais plutôt dans certaines caractéristiques de celui ou de celle qui agit – dans sa personnalité en somme, ou mieux encore, justement, dans son caractère. L’idée est ancienne et remonte aux anciens Grecs (et, avant cela, aux Chinois). Elle a reçu une formulation exemplaire par Aristote (384-322) dans un ouvrage appelé Éthique à Nicomaque. Aristote utilise le mot grec Eudamaimonia, souvent maladroitement traduit par bonheur, pour désigner la finalité, le but, de la vie humaine. Quel est ce but ? Aristote envisage divers candidats : le plaisir, la richesse, la gloire, par exemple. Mais chacun de ces biens, dit-il, est poursuivi parce qu’il permet d’en acquérir ou d’en viser un autre. L’argent, par exemple, procure des biens matériels, qui procurent des plaisirs, qui 1.

Note de Kant : « Cette proposition, je l’avance ici comme postulat. On en trouvera les raisons dans la dernière section. »

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procurent… et ainsi de suite. Aristote pense qu’il y a une fin à tout cela, une fin que nous voulons tous et pour elle-même. C’est ce qu’il appelle Eudamaimonia, ce qu’on pourrait traduire par une vie accomplie, une vie où est réalisé au plus haut point de perfection ce que nous sommes nous, les êtres humains, et ce pour quoi nous sommes spécifiquement faits. La réponse d’Aristote est que le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu. Vertu ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Aristote, en fait, va employer ici le mot Arêtè, un mot qui est souvent traduit par vertu, mais qui serait mieux rendu par excellence. Cette vertu peut être celle d’un objet, d’un animal ou d’un être humain et elle est l’excellence dans l’accomplissement de sa fonction propre. Prenez un couteau : une de ses vertus est de bien couper. Un cheval de course ? De courir vite. Dès l’époque d’Aristote, les Grecs pensaient typiquement la morale en termes de vertus, les questions étant alors de savoir : ce qu’elles sont ; si on peut les acquérir ; et si oui, comment. Aristote distinguera deux catégories de vertus. Les vertus intellectuelles, d’abord, qui correspondent à la partie rationnelle de notre âme : c’est elle qui est spécifiquement humaine et le point le plus élevé de la vie bonne sera atteint par le développement de ces vertus que sont notamment l’intelligence, la sagesse et la prudence. Ces vertus intellectuelles s’apprennent par l’éducation. Mais nous ne sommes pas que rationnels et Aristote discerne aussi une part irrationnelle en nous. Un des grands mérites de son éthique est de réfléchir à ces vertus qu’il nomme morales et qui sont des traits de caractère qui correspondent à notre composante irrationnelle et qui sont indispensables pour vivre une vie accomplie — il nommera parmi ces vertus la justice, la tempérance, le courage et bien d’autres encore. Contre l’intellectualisme froid de certaines théories morales, Aristote insiste donc sur le rôle de la pratique, des émotions et ainsi de suite dans la moralisation. Selon lui, c’est modestement, par le petit sentier de l’habitude, qu’on atteint la palais de la morale. Ensuite, oui, et parce que la part irrationnelle de l’âme est en partie docile à la raison, ces actes deviendront plus assumés et réfléchis. Ensuite, pour devenir vertueux, il faut y mettre du temps. De la même manière qu’une hirondelle ne fait pas le printemps (cette expression est d’ailleurs d’Aristote), on ne devient pas courageux par un seul acte courageux et ce n’est qu’avec du temps que ces vertus de caractère



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s’installent en nous et finissent par devenir comme des « secondes natures ». Dans l’extrait qui suit, Aristote développe ces idées et quelques autres. Source : Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I et livre II, passim. 2 […] Mais sans doute l’identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît-elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d’accord ; ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si l’on déterminait la fonction de l’homme. De même, en effet, que dans le cas d’un joueur de flûte, d’un statuaire, ou d’un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c’est dans la fonction que réside, selon l’opinion courante, le bien, le « réussi », on peut penser qu’il en est ainsi pour l’homme s’il est vrai qu’il y ait une certaine fonction spéciale à l’homme. Serait-il possible qu’un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l’homme n’en ait aucune et que la nature l’ait dispensé de toute œuvre à accomplir ? Ou bien encore de même qu’un œil, une main, un pied et, d’une manière générale, chaque partie d’un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit-on pas admettre que l’homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. L’expression « vie rationnelle » étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu’il s’agit ici de la vie selon le point de vue de l’exer-

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cice, car c’est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein. Or, s’il y a une fonction de l’homme consistant dans une activité de l’âme conforme à la raison, ou qui n’existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et cela est vrai, d’une manière absolue, dans tous les cas), l’excellence due au mérite s’ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d’en bien jouer) s’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre, dans ces conditions, c’est donc que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles Mais il faut ajouter « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps […] Cependant il apparaît nettement qu’on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs ainsi que nous l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions, nous faisons intervenir à titre d’instruments les amis ou la richesse, ou l’influence politique ; en outre, l’absence de certains avantages gâte la félicité ; c’est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique On n’est pas, en effet, complètement heureux si l’on a un aspect disgracieux, si l’on est d’une basse extraction, ou si l’on vit seul, sans enfants ; et, pis encore sans doute, si l’on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu’ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi que nous l’avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d’une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d’autres l’identifient à la vertu. […]





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Puisque le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite, c’est la nature de la vertu qu’il nous faut examiner : car peut-être ainsi pourrons-nous mieux considérer la nature du bonheur lui-même. […] La vertu est de deux sortes : la vertu intellectuelle et la vertu morale. La vertu intellectuelle dépend dans une large mesure de l’enseignement reçu, aussi bien pour sa production que pour son accroissement ; aussi a-t-elle besoin d’expérience et de temps. La vertu morale, au contraire, est le produit de l’habitude, d’où lui est venu aussi son nom, par une légère modification de l’ethos. Il est également évident qu’aucune des vertus morales n’est engendrée en nous naturellement, car rien de ce qui existe par nature ne peut être rendu autre par l’habitude : ainsi la pierre, qui se porte naturellement vers le bas, ne saurait être habituée à se porter vers le haut, pas même si des milliers de fois on tentait de l’y accoutumer en la lançant en l’air ; pas davantage ne pourrait-on habituer le feu à se porter vers le bas, et, d’une manière générale, rien de ce qui a une nature donnée ne saurait être accoutumé à se comporter autrement. Donc, ce n’est ni par nature ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude. En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d’abord à l’état de puissance, et c’est plus tard que nous le faisons passer à l’acte comme cela est manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n’est pas à la suite d’une multitude d’actes de vision ou d’une multitude d’actes d’audition que nous avons acquis les sens correspondants, mais c’est l’inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait usage, et ce n’est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au contraire, leur possession suppose un exercice antérieur, comme c’est aussi le cas pour les autres arts. En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent bons les citoyens en leur faisant contraster certaines habitudes : c’est même là le souhait de tout législateur et, s’il s’en acquitte mal, son œuvre est manquée et c’est en quoi une bonne constitution se distingue d’une mauvaise.

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De plus, les actions qui, comme causes ou comme moyens, sont à l’origine de la production d’une vertu quelconque sont les mêmes que celles qui amènent sa destruction, tout comme dans le cas d’un art en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s’il n’en était pas ainsi, on n’aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c’est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres injustes ; c’est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d’autres déréglés et emportés, pour s’être conduits, dans des circonstances identiques, soit d’une manière soit de l’autre. En un mot, les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n’est donc pas une œuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c’est au contraire d’une importance capitale, disons mieux totale. Puisque le présent travail n’a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages (car ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux, puisque autrement cette étude ne servirait à rien), il est nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos dispositions morales, ainsi que nous l’avons dit. […] Ce que tout d’abord il faut considérer, c’est que les vertus en question sont naturellement sujettes à périr à la fois par excès et par défaut, comme nous le voyons dans le cas de la vigueur corporelle et de la santé (car on est obligé, pour éclaircir les choses obscures, de s’appuyer sur des preuves manifestes) : en effet, l’excès, comme l’insuffisance d’exercice, fait perdre également la vigueur ; pareillement, dans le boire et le manger, une trop forte ou une trop faible quantité détruit la santé, tandis





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que la juste mesure la produit, l’accroît et la conserve. Eh bien, il en est ainsi pour la modération, le courage et les autres vertus : car celui qui fuit devant tous les périls, qui a peur de tout et qui ne sait rien supporter devient un lâche, tout comme celui qui n’a peur de rien et qui va au-devant de n’importe quel danger devient téméraire ; pareillement encore, celui qui se livre à tous les plaisirs et ne se refuse à aucun devient un homme dissolu, tout comme celui qui se prive de tous les plaisirs comme un rustre devient une sorte d’être insensible. Ainsi, la modération et le courage se perdent également par l’excès et par le défaut, alors qu’ils se conservent par la juste mesure. […] Donc, les actions sont dites justes et modérées quand elles sont telles que les accomplirait l’homme juste ou l’homme modéré ; mais est juste et modéré non pas celui qui les accomplit simplement, mais celui qui, de plus, les accomplit de la façon dont les hommes justes et modérés les accomplissent On a donc raison de dire que c’est par l’accomplissement des actions justes qu’on devient juste, et par l’accomplissement des actions modérées qu’on devient modéré, tandis qu’à ne pas les accomplir nul ne saurait jamais être en passe de devenir bon. Mais la plupart des hommes, au lieu d’accomplir des actions vertueuses, se retranchent dans le domaine de la discussion, et pensent qu’ils agissent ainsi en philosophes et que cela suffira à les rendre vertueux : ils ressemblent en cela aux malades qui écoutent leur médecin attentivement, mais n’exécutent aucune de ses ordonnances. Et de même que ces malades n’assureront pas la santé de leur corps en se soignant de cette façon, les autres non plus n’obtiendront pas celle de l’âme en professant une philosophie de ce genre. […] En ce qui concerne la peur et la témérité, le courage est un juste milieu, et, parmi ceux qui pèchent par excès, celui qui le fait par manque de peur n’a pas reçu de nom (beaucoup d’états n’ont d’ailleurs pas de nom), tandis que celui qui le fait par audace est un téméraire, et celui qui tombe dans l’excès de crainte et manque d’audace est un lâche. Pour ce qui est des plaisirs et des peines (non pas de tous, et à un moindre degré en ce qui regarde les peines), le juste milieu est la modération, et l’excès le dérèglement. Les gens qui pèchent par défaut en ce qui regarde les plaisirs se rencontrent rarement, ce qui explique que de

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telles personnes n’ont pas non plus reçu de nom ; appelons-les des insensibles. Pour ce qui est de l’action de donner et de celle d’acquérir des richesses, le juste milieu est la libéralité ; l’excès et le défaut sont respectivement la prodigalité et la parcimonie. C’est de façon opposée que dans ces actions on tombe dans l’excès ou le défaut : en effet, le prodigue pèche par excès dans la dépense et par défaut dans l’acquisition, tandis que le parcimonieux pèche par excès dans l’acquisition et par défaut dans la dépense — pour le moment, nous traçons là une simple esquisse, très sommaire, qui doit nous suffire pour notre dessein ; plus tard, ces états seront définis avec plus de précision. Au regard des richesses, il existe aussi d’autres dispositions : le juste milieu est la magnificence (car l’homme magnifique diffère d’un homme libéral ; le premier vit dans une ambiance de grandeur, et l’autre dans une sphère plus modeste), l’excès, le manque de goût ou la vulgarité, le défaut, la mesquinerie. Ces vices diffèrent des états opposés à la libéralité, et la façon dont ils diffèrent sera indiquée plus loin. […] Qu’ainsi donc la vertu morale soit un juste milieu, et en quel sens elle l’est, à savoir qu’elle est un juste milieu entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut, et qu’elle soit un juste milieu de cette sorte parce qu’elle vise la position intermédiaire dans les affections et dans les actes — tout cela nous l’avons suffisamment établi.

6.6 Les valeurs humaines (Paul Kurtz) Paul Kurtz (1925) est professeur émérite de philosophie à la State University of New York de Buffalo et président du Transnational Center for Inquiry. Il a été et demeure très actif dans les communautés sceptiques, humanistes et sécularistes américaines. Il a notamment été l’un des fondateurs du Committee for Skeptical Inquiry (qui s’appelait à ses débuts le Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal, ou CSICOP), du Council for Secular Humanism, ainsi que du Center for Inquiry et de la maison d’édition Prometheus Books. Dans le texte qui suit, il dresse un bilan de ses années de recherche d’une éthique humaniste.



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Source : Paul KURTZ, « On Human Values », Science and Spirit, juilletaôut 2006. Disponible sur Internet : http://www.science-spirit.org/ article_detail.php ?article_id=646. Ce texte a été traduit par Normand Baillargeon. 2 Depuis aussi longtemps que je me souvienne, je me suis intéressé aux questions morales. Je suis devenu profondément conscient du besoin de justice sociale alors que, adolescent grandissant pendant la grande dépression, tant de gens souffraient de pauvreté. J’ai même fait la cour à des visions utopiques d’un monde parfait – quoique, éventuellement, j’aie perdu mes illusions quant à cette quête. Je me suis engagé dans l’armée américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le but de combattre le fascisme. La dévastation dont j’ai été témoin m’a horrifié : l’Holocauste nazi, la tyrannie soviétique et les bombardements brutaux de cités ouvertes par toutes les parties, y compris les Alliés. En tant que GI dans le théâtre enropéen des opérations, j’ai été consterné par la destruction nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki, et par la mort de dizaines de milliers de civils innocents, mais je ne trouvais que peu d’autres soldats pour être d’accord avec moi. Ils applaudissaient la victoire des Alliés et s’impatientaient de rentrer chez eux. J’ai commencé à lire des livres explorant l’éthique, en premier lieu la République, de Platon, et j’ai été particulièrement impressionné par la quête socratique du savoir et de la vertu. Plus tard, pendant mes études à l’Université de New York et à l’Université Columbia, j’ai été influencé par les naturalistes pragmatiques américains John Dewey et Sidney Hook, qui pensaient que la méthode de l’intelligence était le guide le plus sûr pour résoudre les problèmes moraux. J’ai aussi lu les positivistes logiques, dont j’acceptais la philosophie scientifique et les critiques de la métaphysique et de la théologie, même si je m’opposais à leur défense de la théorie émotive de l’éthique, laquelle proclamait que les assertions éthiques étaient subjectives et ne pouvaient être vérifiées. J’ai suivi un cours d’A. J. Ayer, le principal représentant anglais de la théorie émotionnelle et, en bon étudiant je-sais-tout, j’argumentais avec lui, soutenant que « tuer des innocents est mal », même si je ne savais pas, à ce momentlà, comment étayer ce jugement. J’étais si intrigué par de telles questions que j’ai résolu de consacrer ma vie à la philosophie morale. Je me ­considère

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maintenant comme un eupraxsophe, qui ne s’intéresse pas simplement à l’amour de la sagesse (la métaéthique) mais aussi à la pratique de la sagesse. Je crois qu’il existe des vérités morales et je crois que ces vérités peuvent être tirées de la réflexion éthique. Les philosophes, depuis Aristote jusqu’à Emmanuel Kant, ont défendu l’autonomie de l’éthique en tant que champ d’enquête. Les êtres humains sont capables soit de bien, soit de mal. Nous sommes des êtres potentiellement moraux ; les façons dont nous nous développons dépend d’un complexe d’influences biogénétiques et sociales, incluant les soins parentaux, l’appartenance à une communauté, la formation du caractère et la culture d’un certain niveau de cognition morale. Ainsi, par l’éducation morale et l’expérience de vie, il est possible de faire une appréciation compréhensive-cognitive des besoins des autres. Je ne nie pas qu’il y ait des exceptions, comme les psychopathes et les sociopathes, mais la moralité est de la nature de la condition humaine, surtout que les êtres humains ont évolué jusqu’à former des communautés socioculturelles. Je présente un point de vue naturaliste de la « bonne » vie, et non pas une perspective ancrée dans les espoirs et les craintes de l’au-delà. Ma thèse est qu’une sorte de sensibilité morale autonome peut être amenée à se réaliser de diverses façons tangibles et que la croyance en Dieu n’est pas une condition préalable pour connaître les vérités morales ni pour agir moralement. Je dois dire que le mantra de nombreux théistes d’aujourd’hui, selon lequel « une personne ne peut être morale sans une croyance en Dieu », me laisse perplexe. Si cela est censé être une assertion factuelle, elle est manifestement fausse ; de nombreuses bonnes personnes n’ont ni fréquenté l’église ni cru en Dieu et se sont pourtant comportées de façon morale, et la réciproque est souvent aussi vraie. Y a-t-il un nécessaire lien logique entre la paternité de Dieu et les principes moraux fondamentaux ? Je suggérerais plutôt que la croyance des théistes, à savoir que la moralité présuppose une foi religieuse, est basée sur leur appréhension de ne pouvoir eux-mêmes se comporter de façon morale sans Dieu (ou sans Big Brother) qui les surveille par-dessus leur épaule. La prémisse sous-jacente soutenue par le vrai croyant est que les êtres humains naissent méchants, entachés par le « péché originel » et incapables de faire le bien, sinon sous la menace de punition ou la promesse d’une récompense dans une vie future. Elle implique que les êtres humains sont dépourvus d’une conscience morale empathique intégrée, et que les sanctions de la





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religion (ou de la loi) sont nécessaires pour imposer l’obéissance aux obligations morales. Pourtant, historiquement, les croyants en Dieu ont mené des batailles rangées des deux côtés de controverses morales : ils ont été pour ou contre la peine de mort, les droits des femmes, l’esclavage, la monogamie, la polygamie, le divorce, la justification des guerres, la monarchie, l’oligarchie, la démocratie ou la théocratie. Il y a bien sûr aussi des mésententes entre les laïcistes, quoiqu’ils ne prétendent pas puiser les principes moraux absolus de révélations venues d’en haut. Le fait est qu’il n’y a pas de voie facile vers la vérité morale, et il est présomptueux de la part des théistes de prétendre qu’ils détiennent le monopole de la vertu morale – particulièrement à la lumière d’une histoire truffée de guerres religieuses remplies de haine et de violences perpétrées au nom de Dieu. À preuve, les tueries commises par les catholiques et les protestants, les chrétiens et les juifs, les musulmans et les hindous et d’autres confessions religieuses entre elles. Au présent, le massacre de sunnites et de chiites innocents est le tragique témoignage de ce que la piété n’offre aucune garantie de pureté morale. Les religions ont beaucoup apporté au bénéfice de l’humanité, mais elles ont aussi parfois été oppressives. À présent que j’ai consacré la plus grande partie de ma vie à l’étude de la morale, qu’est-ce que je déduis de ces observations ? Ma thèse est qu’il existe des principes moraux fondamentaux que toutes les communautés civilisées partagent. Ces principes émergent d’interactions en face-à-face à l’intérieur d’une communauté ; ils reflètent les règles de base d’une conduite civilisée, et tant les théistes que les laïcistes les acceptent en général. Je ne nie pas que les humains puissent être en désaccord sur certains de ces principes, en particulier en ce qui concerne l’étendue de leur application, et qu’un certain niveau de relativité culturelle peut exister. En outre, on peut découvrir de nouveaux principes, et de rudes batailles peuvent être menées pour les faire reconnaître – comme la guerre contre l’esclavage aux États-Unis au XIXe siècle et les campagnes pour les droits des femmes, des minorités et des gais au XXe siècle. Néanmoins, ces principes moraux généraux ont évolué dans la culture humaine sur une longue période de temps, et il existe un large consensus à l’égard de leur viabilité ; ils en appellent à la conscience morale réfléchie. Je les nomme « convenances morales communes ». L’intégrité : Nous devrions dire la vérité, tenir nos promesses, être sincères et honnêtes.

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La loyauté : Nous devrions faire preuve de fidélité envers nos amis, notre parenté, nos voisins dans la communauté en général ; nous devrions être fiables, dignes de confiance et responsables envers les personnes qui comptent sur nous. La bienveillance : Nous devrions manifester notre bonne volonté envers les autres. Nous devrions éviter la malfaisance, de faire du mal ou de blesser les autres (ne pas tuer, torturer ou maltraiter autrui). Nous devrions éviter la malfaisance face à la propriété publique ou privée (ne pas voler ni détruire la propriété qui n’est pas la nôtre). Les relations sexuelles devraient se baser sur un consentement mutuel entre adultes. Nous devrions nous efforcer d’être de nature bienfaisante (bonté, sympathie, compassion). Nous devrions participer, là où nous le pouvons, à soulager la douleur et la souffrance des autres. Nous devrions participer, là où nous le pouvons, à faire croître la somme des biens à partager avec les autres. La droiture : Nous devrions montrer de la gratitude envers les autres et être tenus responsables de notre conduite. Ne devrions rechercher la justice, l’équité. Nous devrions faire preuve de tolérance, être coopératifs, chercher à négocier pacifiquement tout différend et parvenir à des compromis chaque fois que cela est possible. La justification de ces convenances morales communes est, premièrement, empirique (elles ont évolué dans la civilisation humaine sur une longue période de temps) ; deuxièmement, conséquente (les sociétés ne peuvent survivre longtemps si elles sont constamment méprisées) ; et, troisièmement, réglée par des principes (elles sont si importantes qu’elles ne devraient être violées qu’à contrecœur et seulement si d’autres biens ou droits vitaux sont en jeu). Ce sont de prime abord des règles générales, mais leur application dans les faits dépend de la situation morale concrète en cause. Nous devons reconnaître qu’il est parfois difficile de faire des choix moraux. Quoiqu’il existe un fonds de sagesse morale atteinte par l’humanité, la vie ne nous place pas toujours devant des choix nets entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. Souvent, nous sommes face à deux (ou plusieurs) bons choix sans que nous puissions opter pour les deux à la fois (je peux vouloir aller à l’université à temps plein, mais je dois rester à la maison et prendre soin de ma sœur handicapée) ; quelquefois, il s’agit d’un choix entre le moindre de deux maux (voter pour l’un des candidats à la présidence sans que je souhaite élire l’un ou l’autre). Il faut





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être sensible aux nuances et aux complexités de nombreux problèmes moraux. Des énoncés comme « nous devrions dire la vérité » et « nous devrions tenir nos promesses » sont des énoncés généraux qui servent à nous guider, mais comment et dans quel sens ils s’appliquent dépend des véritables contextes existentiels en cause. Dans le premier cas, nous pourrions juger prudent de renoncer à notre engagement à dire la vérité en temps de guerre alors que notre devoir envers notre propre défense se fait plus pressant ; dans le second cas, Socrate faisait remarquer que, si un ami vous demande de garder une arme pour lui avec la promesse de la lui rendre quand il en ferait la demande et que, dans un moment de rage, il vous demande de la rendre, vous pourriez, à juste titre, retenir l’arme jusqu’à ce que votre ami se calme. Nous devons aussi reconnaître l’importance de la tolérance envers des modes de vie différents, en particulier dans les sociétés pluralistes. Les querelles pour savoir si diverses formes de comportement sexuel (l’adultère, le mariage gai, le célibat, la sodomie, etc.) sont honteuses ou convenables, les demandes pour censurer la pornographie, les débats sur la liberté des femmes en matière de reproduction, sur l’euthanasie et le suicide assisté, sur l’éthique de la recherche sur les cellules souches ont mené à une intense guerre culturelle. Le principe « vivre et laisser vivre – en autant que nous ne fassions aucun mal à autrui » a ses mérites. Ainsi, on devrait encourager un certain respect pour des conceptions différentes d’une bonne vie, sans les mettre totalement à l’abri de la critique. Tout cela est compatible avec les vertus qui forment le cœur de notre démocratie laïque. Je devrais clarifier ma position en déclarant que, quoique je sois un relativiste – au sens où les valeurs et les principes moraux se rattachent à des intérêts, à des demandes, à des désirs et à des besoins humains (individuels et sociaux) –, je suis en même temps un objectiviste. Je crois que les valeurs et les principes se prêtent à l’examen critique et que, si besoin est, ils peuvent être modifiés à la lumière de l’enquête – nous devons prendre en compte les principes et les valeurs préexistants qui me sont chers (ou qui sont chers à ma communauté), les faits en question, une évaluation comparative des moyens et des fins et les conséquences des différentes pistes d’action. Ce que nous devrions faire, en dernière analyse, en particulier en cas de grave dilemme moral, peut être résolu au mieux au moyen du questionnement réfléchi – malgré que je doive ajouter qu’une bonne dose d’humilité (non pas la certitude absolue) est une importante composante de l’intelligence morale.

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Qu’en est-il de nos obligations envers nous-mêmes ? Tout est-il permis dans une vie de désir et de passion ? Ma réponse est non et oui, selon les individus. De toute évidence, il existe des limites et des contraintes à la liberté morale personnelle qu’une personne mature peut décider d’adopter. Nous découvrons que certaines choses sont essentielles (la satisfaction sexuelle, par exemple) si nous voulons mener une vie remplie d’enrichissements. Nous découvrons qu’il existe certaines choses (une vie dans la promiscuité totale, par exemple) auxquelles nous ne pouvons tout simplement pas nous adonner. « C’est illégal, immoral, engraissant ou mauvais pour notre foie », pour paraphraser une vieille rengaine. Ainsi, nous imposons, par prudence, des contraintes à notre propre conduite. Nous apprenons qu’un minimum de retenue et de modération dans nos désirs est essentiel si nous voulons mener une vie bien remplie. En outre, nous conservons notre individualité, et nos valeurs et nos goûts particuliers sont les nôtres en propre. En tant que laïciste, je crois que chaque personne doit trouver le sens et le but de sa vie selon ses propres conditions, même si certains peuvent manquer de courage existentiel suffisant pour devenir ce qu’ils souhaitent vraiment être. La vie de chaque personne est comme une œuvre d’art, car nous ajoutons sans cesse forme, couleur et nuance à ce que nous créons. La vie n’a aucune signification prédéterminée en soi ; elle nous présente des possibilités, et les sens que nous y découvrons dépendent de nos propres décisions créatives. Ils se réalisent dans les plans et les projets que nous déployons chaque jour. D’une certaine façon, chaque moment est intrinsèquement bon en soi, mais il doit se situer dans un rendu kaléidoscopique que nous refaisons ou renforçons sans cesse. L’importance de vivre se trouve dans les expériences éducatives que nous avons eues, dans les carrières que nous exerçons ou dans les emplois que nous endurons, dans nos partenaires et nos compagnons amoureux, dans les enfants que nous avons eus, si nous avons choisi d’en avoir, et dans leur éducation, dans les causes que nous avons épousées, dans nos intérêts et dans nos activités, bref, dans tout ce que nous avons entrepris ou éprouvé durant nos vies. Les humanistes laïcistes ont invariablement insisté sur l’importance du bonheur dans la réalisation d’une vie remplie. Cela signifie différentes choses pour différentes personnes : pour certaines, c’est la recherche d’un repli passif ou de la méditation ; pour d’autres, c’est un maximum de plaisir hédoniste, d’argent, de puissance ou de conquêtes sexuelles ; pour d’autres encore, c’est le sacrifice bourgeois pour Dieu ou la patrie ou





6. L’ÉTHIQUE SANS LA RELIGION

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peut-être le don de soi à une cause méritoire. Tout cela dépend des intérêts, des talents et des prédilections de chacun. Je propose un tout autre idéal d’une bonne vie, qui a une signification particulière dans les sociétés libres, ouvertes, pluralistes et démocratiques. C’est ce que j’appelle l’atteinte de la vie exubérante. Plusieurs des modèles d’une bonne vie, en particulier ceux qui sont chargés de forts accents religieux, ont émergé dans des conditions sociales oppressives pour l’être humain moyen. Les classes dirigeantes mises à part, la richesse de la société était limitée ; trop souvent, il n’y avait pas assez à manger ; la maladie sévissait ; les animaux sauvages et les maraudeurs se faisaient menaçants ; la vie tendait à accomplir la prédiction de Thomas Hobbes : elle était devenue « dure, brutale et courte ». Nous vivons aujourd’hui dans d’affluentes économies de consommation ; nous avons les pouvoirs de la science et de la technologie pour guérir de nombreuses maladies et afflictions du passé, pour atténuer la douleur et la souffrance humaines, et pour hausser notre niveau de vie. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle nous pourrons prolonger la vie de manière importante. Ici, la vie exubérante de l’esprit prométhéen assume un réel pouvoir, car nous pourrons peut-être découvrir une connaissance et une sagesse nouvelles, de nouvelles sources de joie. Je suggère que la vie d’exubérance est à la portée d’un nombre croissant d’individus. Pour la première fois, nous pouvons augmenter les possibilités d’une vie créative, du travail et du loisir, du voyage et de l’aventure. Ces occasions audacieuses d’atteindre une bonne vie nous permettent aussi d’atteindre des vies d’excellence et de noblesse. Ce n’est pas le salut dans la vie future que nous recherchons, mais la vie exubérante ici et maintenant. Remarquablement, pour la première fois de l’histoire humaine, le potentiel d’enrichissement de la vie est possible non seulement pour les individus vivant dans les sociétés démocratiques riches, mais aussi pour toute l’humanité. La croissance rapide des économies de la Chine, de la Corée, du Japon et de l’Inde démontre clairement les possibilités bien réelles d’étendre la promesse d’une bonne vie au-delà de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Peut-être pourrons-nous partager une nouvelle obligation morale qui soit à la fois réaliste et atteignable, étendre notre responsabilité morale à l’ensemble de la communauté planétaire dont nous faisons partie. L’éthique planétaire émerge et captive notre perspective et notre imagination morales. Un nouvel impératif nous appelle : « Nous devrions

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considérer chaque personne sur cette planète comme égale en dignité et en valeur. » Nous devrions tenter de faire ce que nous pouvons pour offrir une relation d’empathie à la famille de l’humanité tout entière. Les convenances morales communes s’appliquent maintenant à une échelle plus vaste, et la possibilité de réaliser des vies exubérantes pour tout le monde sur la planète est désormais un objectif réaliste. Si nous voulons atteindre ce but, nous devons transcender les anciennes barrières religieuses, nationales, raciales et ethniques. Nous devons focaliser sur « l’humanité faisant un tout » comme étant notre principale préoccupation morale. Finalement, nous voyons clairement que chacun d’entre nous a la responsabilité de faire ce qu’il peut pour préserver et améliorer l’écologie naturelle de notre habitat planétaire partagé. Cet idéal élevé est non seulement profondément nécessaire, mais il en appelle à une sensibilité morale réfléchie.

7 LA LAÏCITÉ   DANS L’ÉDUCATION ET DANS L’ESPACE PUBLIC C

e chapitre réunit des textes qui, tous ensemble, présentent un idéal de laïcité dans l’espace public et tout particulièrement en éducation et qui le défendent contre les innombrables assauts qui, de toutes parts, depuis l’appel à une supposée laïcité ouverte jusqu’aux accommodements religieux de toutes sortes, en passant par certaines modalités d’enseignement culturel des religions, le menacent aujourd’hui.

7.1 Une éducation a-théiste (John Stuart Mill) John Stuart Mill, que nous avons rencontré plus haut pour sa défense de l’éthique utilitariste, fut un enfant prodige. Il reçut son éducation à domicile, essentiellement de son père. Dans le passage suivant, tiré de son autobiographie, il revient sur certains aspects de l’éducation morale et a-religieuse qu’il reçut et explique pourquoi, avec la liberté de penser et d’exprimer sa pensée, une telle éducation deviendra — ou du moins devrait devenir — de plus en plus commune.

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Source : John Stuart MILL, Mes mémoires : histoire de ma vie et de mes idées, Paris : F. Alcan, 1894. Traduit de l’anglais par E. Cazelles. Chapitre 2, p. 36-46. 2 J’ai été élevé dès le début sans aucune croyance religieuse, au sens que l’on donne d’ordinaire à ces deux mots. Mon père avait été instruit dans la foi de l’Église presbytérienne d’Écosse ; mais, par ses études et par ses réflexions, il en était venu au point de rejeter non seulement la croyance à la révélation, mais les bases de ce qu’on appelle communément la religion naturelle. Je lui ai entendu dire que la révolution qui s’était faite dans son esprit en matière religieuse datait de l’époque où il avait lu l’Analogie de Butler. Cet ouvrage, dont il n’a jamais cessé de parler avec respect, l’entretint assez longtemps, disait-il, dans la croyance à la divinité du christianisme ; il y trouvait la démonstration que, si l’on rencontre de très grandes difficultés à croire que l’Ancien Testament et le Nouveau sont en même temps l’œuvre et l’histoire d’un Être souverainement sage et bon, on les retrouve, avec d’autres bien plus grandes encore, à croire qu’un être de cette nature soit l’auteur de l’univers. Mon père regardait l’argument de Butler comme concluant, mais seulement contre les opposants que Butler se proposait de combattre. Ceux qui admettent qu’un être tout-puissant, aussi bien que souverainement juste et bon, est l’auteur d’un monde tel que celui où nous vivons, ne sauraient élever contre le christianisme aucune objection qu’on ne puisse, au moins avec autant de force, retourner contre eux. Le déisme ne lui semblant pas tenable, mon père resta dans un état de perplexité, jusqu’à ce que, sans doute après bien des luttes, il s’arrêta à la conviction que l’on ne peut rien savoir de l’origine des choses. Nulle autre expression ne rend mieux son opinion : en effet, il trouvait l’athéisme dogmatique absurde, comme l’ont toujours fait la plupart de ceux que le monde a regardés comme des athées. Ces détails sont importants parce qu’ils montrent que mon père, en rejetant tout ce qu’on appelle croyance religieuse, ne cédait pas, comme on pourrait le croire, à la force de la logique et de la preuve ; ses motifs étaient plus d’ordre moral que d’ordre intellectuel. Il ne pouvait croire qu’un monde si plein de mal fût l’œuvre d’un auteur qui réunit à la fois la puissance infinie, la parfaite bonté et la souveraine justice. Son intelligence méprisait les subtilités avec lesquelles on cherche à fermer ses yeux sur cette contradiction patente. Il n’aurait pas été aussi sévère pour la doctrine





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du sabéisme ou du manichéisme qui suppose l’existence de deux principes, celui du bien et celui du mal, luttant l’un contre l’autre pour la domination de l’univers ; et je l’ai entendu exprimer son étonnement que personne ne la renouvelât de notre temps. Il l’eût considérée comme une pure hypothèse, mais il n’y eût trouvé aucune influence démoralisante. L’aversion qu’il éprouvait pour la religion, telle qu’on la comprend ordinairement, était du même genre que celle de Lucrèce : il la regardait avec les sentiments que mérite non pas une simple tromperie, mais un grand mal moral. Il la considérait comme le pire ennemi de la moralité, d’abord parce qu’elle crée des mérites fictifs, notamment l’adhésion à des formules de foi, la profession de sentiments de dévotion et la participation à des cérémonies, qui ne se rattachent les unes et les autres par aucun lien avec le bonheur du genre humain ; ensuite parce qu’elle les fait accepter comme tenant lieu de vertus véritables ; mais, par-dessus tout, parce qu’elle corrompt essentiellement le critérium de la morale en le faisant consister dans l’accomplissement de la volonté d’un être auquel elle prodigue tous les termes d’adulation, en même temps qu’elle en fait la peinture la plus odieuse. Je lui ai entendu dire cent fois que, dans tous les siècles et chez toutes les nations, on avait représenté les dieux comme des êtres méchants, un siècle renchérissant sur l’autre par une progression constamment croissante ; que les hommes n’avaient jamais cessé d’ajouter de nouveaux traits à l’image de leurs dieux jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la conception la plus parfaite de la méchanceté que l’esprit puisse imaginer, conception qu’ils ont appelée le bien et qu’ils ont adorée. Ce nec plus ultra de la méchanceté s’incarnait selon lui dans la doctrine que l’on nous présente habituellement sous le nom de foi chrétienne. Songez donc, avait-il coutume de dire, que cet Être a fait l’enfer ; qu’il a créé l’espèce humaine avec la prescience infaillible, et par conséquent avec l’intention, que la grande majorité des hommes fussent voués pour l’éternité à d’horribles tourments. Le temps approche, je crois, où cette épouvantable façon de concevoir le dieu qu’on adore ne se confondra plus avec le christianisme, et que tous les gens capables de sentir le bien et le mal la regarderont avec autant d’horreur que mon père le faisait. Il savait aussi bien que personne que les chrétiens ne subissent pas tous d’une façon aussi funeste qu’on aurait pu s’y attendre les conséquences démoralisantes qui paraissent inhérentes à cette croyance. La paresse de la pensée, la soumission de la raison à des craintes, à des désirs, à des affections qui rendent les hommes capables d’accepter une doctrine dont les termes impliquent contradiction, les empêche aussi d’apercevoir les

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conséquences logiques qui en découlent. Il leur est si facile de croire en même temps des choses incompatibles, et il y en a si peu d’assez fort pour tirer des croyances qu’ils admettent d’autres conséquences que celles que leurs propres sentiments leur suggèrent : quoi d’étonnant que des multitudes de gens aient tenu pour indubitable la croyance à un Dieu créateur de l’enfer, sans hésiter pour cela à le confondre en une seule personne avec le Dieu qui réalisait pour eux l’idéal de la souveraine bonté. Ce n’était sans doute pas à ce démon produit de leur imagination qu’ils s’adressaient leur culte, mais à leur idéal de perfection. Toutefois le vice d’une telle croyance, c’est qu’elle tient l’idéal à un niveau déplorablement inférieur, et oppose la résistance la plus obstinée à toute pensée qui vise à l’élève. Les croyants s’écartent avec horreur de toute spéculation qui tendrait à mettre dans l’esprit une conception claire et un idéal élevé de perfection, parce qu’ils sentent, alors même qu’ils ne le voient pas distinctement, que cet idéal serait en contradiction flagrante avec les lois de la nature et avec les dogmes qu’ils regardent comme essentiels à la foi chrétienne. Il en résulte que la moralité reste une affaire de tradition aveugle, qui ne repose sur aucun principe ferme, et qui n’a pas même pour la guider aucun sentiment ferme. Mon père se serait mis complètement en contradiction avec ses idées sur le devoir s’il m’avait laissé acquérir des impressions contraires à ses convictions et à ses sentiments sur la religion : dès le début il imprima dans mon esprit l’idée que la façon dont le monde avait commencé était un problème sur lequel on ne savait rien. À la question : Qui m’a fait ? disait-il, on ne peut répondre, parce qu’on n’a aucune expérience, aucune information authentique, d’où l’on puisse partir pour formuler une réponse. Quelque réponse qu’on présente, ajoutait-il, on ne fait que reculer la difficulté, puisqu’on rencontre immédiatement une question nouvelle : Qui a fait Dieu ? Il prit soin, à la même époque, de me faire apprendre ce que le genre humain avait pensé sur ces impénétrables problèmes. J’étais bien jeune encore, comme je l’ai déjà dit, quand il me fit lire l’histoire ecclésiastique ; il m’enseigna à prendre un grand intérêt à la Réforme, et à considérer ce grand débat comme la lutte suprême entre la tyrannie sacerdotale et la liberté de penser. Je suis donc une des rares personnes d’Angleterre dont on peut dire, non pas qu’elles ont rejeté la croyance de la religion, mais qu’elles ne l’ont jamais eue. À cet égard, j’ai grandi dans un état négatif, je considérais la religion des temps modernes du même œil que celles de l’Antiquité, c’est-à-dire comme une affaire qui ne me regardait en rien. Je ne trouvais





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pas plus étrange de rencontrer chez les Anglais des croyances que je ne partageais pas, que si je les eusse rencontrées chez les peuples dont parle Hérodote. L’histoire m’avait appris qu’il règne parmi les hommes des opinions très diverses et, dans ma situation à l’égard de mes compatriotes, je ne voyais qu’un exemple de plus de cette différence. Cependant, ce fait aurait pu avoir sur mon éducation première une fâcheuse conséquence que je dois mentionner. En même temps que mon père me donnait une opinion contraire à celle du monde, il crut nécessaire de me faire savoir qu’il n’était pas prudent d’en faire profession devant le monde. J’étais encore enfant, et le conseil de garder mes pensées pour moi pouvait entraîner des conséquences morales fâcheuses. Toutefois, comme j’avais peu de relations avec des étrangers, surtout avec ceux qui auraient pu me parler de religion, je ne me trouvais pas dans l’alternative de faire l’aveu de mon opinion ou de recourir à l’hypocrisie. Je me souviens qu’à deux occasions, durant mon enfance, je me trouvais devant cette alternative, et chaque fois, j’avouai mon irréligion et je la soutins. Mes adversaires étaient des garçons bien plus âgés que moi ; l’un d’eux fut certainement ébranlé à la première rencontre, mais nous n’y revînmes plus ; l’autre fut surpris et quelque peu scandalisé ; il fit de son mieux pour me convaincre pendant quelque temps, mais sans succès. Le grand progrès de la liberté de discussion, qui distingue plus que tout autre chose le temps présent de celui de mon enfance, a changé considérablement les conditions morales de la situation où me plaçait mon irréligion. Je crois qu’aujourd’hui parmi les hommes doués de la même intelligence que mon père, possédant comme lui l’amour du bien public, et soutenant avec une conviction aussi ferme des opinions impopulaires sur la religion ou sur l’un des grands problèmes de la philosophie, bien peu pratiqueraient ou conseilleraient une conduite consistant à les cacher au monde, excepté dans les cas qui deviennent de plus en plus rares chaque jour, où la sincérité en ces matières les exposerait à perdre leurs moyens d’existence, ou à se voir exclus d’une carrière convenant à leurs aptitudes. Pour la religion en particulier, le temps me semble venu où le devoir de tous ceux qui possèdent les connaissances requises, et se sont convaincus après mûre réflexion que les opinions régnantes ne sont pas seulement fausses, mais dangereuses, de faire connaître qu’ils ne les professent point, au moins s’ils sont dans une fonction et s’ils ­jouissent d’une réputation qui donne à leur opinion quelque chance d’éveiller ­l’attention. Une telle manifestation mettrait fin d’un seul coup, et pour

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toujours, au préjugé vulgaire qui donne à ce qu’on appelle improprement l’incrédulité tous les vices de l’esprit et du cœur pour cortège. […] Si les leçons de morale que l’on nous donne directement font beaucoup, celles que nous recevons indirectement font encore davantage. Mon caractère ne reçut pas seulement l’empreinte de ce que mon père disait ou faisait directement en vue de mon éducation morale, mais il se forma aussi et plus encore au spectacle de ce qu’il était lui-même. Dans ses idées sur la conduite, mon père unissait les préceptes des stoïciens, des épicuriens et des cyniques, mais qu’il faut entendre non au sens moderne mais au sens ancien. Dans ses qualités personnelles, la morale stoïcienne prédominait. Il empruntait son critérium moral aux épicuriens, puisqu’il était utilitariste et qu’il considérait comme l’unique juge du bien et du mal la tendance des actions à produire du plaisir ou de la peine. Mais il y avait aussi en lui quelque chose de la morale des philosophes cyniques ; il ne croyait guère au plaisir, au moins dans ses dernières années, les seuls dont je puisse parler avec certitude. Non pas qu’il fût insensible aux plaisirs ; mais il les estimait en dessous du prix qu’ils coûtent, du moins dans l’état actuel de la société. La plupart des égarements de conduite étaient, selon lui, le résultat d’une évaluation excessive des plaisirs. En conséquence, la tempérance, comprise au sens large que lui donnaient les philosophes de la Grèce, s’arrêtant au point où la modération dégénère en indulgence pour toute chose, lui semblait, comme à eux-mêmes, le pivot des prescriptions de l’éducation.

7.2 La liberté de l’enseignement (Victor Hugo) Le poète Victor Hugo (1802-1885) était croyant, mais il était aussi un ardent défenseur de la laïcité et de l’idéal d’émancipation par le savoir qu’elle porte. C’est à ce titre que, le 15 janvier 1850, il prononce à la Chambre des députés le célèbre discours qui suit dans lequel il s’oppose à la loi Failloux, laquelle donnait au clergé le contrôle de l’enseignement. Rappelant le nécessaire principe de la séparation de l’Église et de l’État, il lance une charge virulente contre le « parti clérical » et sa prétention à s’occuper d’enseignement : « Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain. Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit,





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trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant nos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous feriez des ratures ! » Le poète défend enfin, et avec chaleur, l’idéal d’émancipation que porte la laïcité. Ce texte remarquable n’a pour l’essentiel rien perdu de son actualité et les idéaux qu’il défend n’ont guère pris de rides. Source : Victor HUGO, « Discours de Victor Hugo dans la discussion de projet de loi sur l’enseignement, le 15 janvier 1850 ». Passim. 2 Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question. Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à l’heure ce que je ne veux pas. Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l’enseignement, le voici. Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici : « … » L’instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degré seulement, gratuite à tous les degrés. L’enseignement primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant, qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père, et qui se confond avec le droit de l’État. Je reprends. Voici donc, selon moi, l’idéal de la question : l’instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’État, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’Institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau ­d’ateliers

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intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En un mot, l’échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l’État, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité : le cœur du peu­ple mis en communication avec le cerveau de la France. Voilà comme je comprendrais l’éducation publique nationale. Messieurs, à côté de cette magnifique instruc­tion gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l’État, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maî­tres et les meilleures méthodes, modèle de science et de discipline, normale, française, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à sa plus haute somme d’intensité, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement, la liberté d’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté d’enseignement pour les organismes religieux, la liberté d’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres libertés, et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’État pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’État pour contrepoids. Cela, messieurs, je le répète, est l’idéal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près de l’atteindre, car la solution du problème contient une ques­tion financière considérable, comme tous les problèmes sociaux du temps présent. Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l’indiquer, car il faut toujours dire où l’on tend ; il offre d’innombrables points de vue, mais l’heure n’est pas venue de le développer. Je ménage les instants de l’Assemblée, et j’aborde immédiatement la question dans sa réalité posi­tive actuelle. Je la prends où elle en est aujourd’hui, au point relatif de maturité où les événements, d’une part, et d’autre part la raison publique, l’ont amenée. À ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement ; mais je veux la surveillance de l’État, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’État laïque, purement laïque, exclusivement laïque. […] J’entends maintenir […] et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État, qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas :





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Je ne veux pas de la loi qu’on vous apporte. Pourquoi ? Messieurs, cette loi est une arme. Une arme n’est rien par elle-même ; elle n’existe que par la main qui la saisit. Or, quelle est la main qui se saisira de cette loi ? Là est toute la question. Messieurs, c’est la main du parti clérical. Messieurs, je redoute cette main ; je veux briser cette arme, je repousse ce projet. Cela dit, j’entre dans la discussion. J’aborde tout de suite, et de front, une objection qu’on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité. On nous dit : « Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l’État ; vous voulez donc proscrire l’enseignement religieux ? » Messieurs, je m’explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis ni sur ce que je pense. Loin que je veuille proscrire l’enseignement religieux, entendez-vous bien ? Il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Plus l’homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. [...] Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l’enseignement religieux. Mais je veux l’enseignement religieux de l’Église et non l’enseignement religieux d’un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre, je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j’ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l’œil de l’État, et, j’y insiste, de l’État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité. Jusqu’au jour, que j’appelle de tous mes vœux, où la liberté complète de l’enseignement pourra être procla­mée, et en commençant je vous ait dit à quelles conditions, jusqu’à ce jour-là, je veux l’enseignement de l’Église au dedans de l’Église et non au dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’État, par le clergé,

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l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères : l’Église chez elle et l’État chez lui. L’Assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi ; mais j’achève de m’expliquer. Messieurs, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu’une loi politique, c’est une loi stratégique. Je m’adresse non certes au vénérable évêque de Lan­gres, non à quelque personne que ce soit dans cette Assemblée, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans le gouvernement, je ne sais pas s’il est dans l’Assemblée, mais je le sens un peu partout. Il a l’oreille fine, il m’entendra. Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis : cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. Je me défie de ce que vous construisez. Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier ce serait vous le livrer. Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. Votre loi est une loi qui a un masque. Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. C’est une confiscation intitulée donation. Je n’en veux pas. C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : voici une liberté. Quand vous faites une proscription, vous criez : voilà un amnistie ! Ah ! je ne vous confonds pas, vous parti clérical, avec l’Église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’église, vous êtes la maladie de l’Église. Ignace est l’ennemi de Jésus. Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez





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pas l’Église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique. Sur­tout ne l’identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l’évêque de Langres vous l’a signalé. Voyez comme elle dépérit depuis qu’elle vous a ! Vous vous faites si peu aimer que vous finirez par la faire haïr ! En vérité, je vous le dis, elle se passera fort bien de vous. Laissez-la au repos. Quand vous n’y serez plus, on y revien­dra. Laissez-la, cette vénérable Église, cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule ; son abnégation est sa puissance, son humilité est sa majesté. Vous parlez d’enseignement religieux ? Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu’il ne faut pas troubler ? C’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris affron­tant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort, pourvu qu’il apporte la paix. Voilà le véritable enseignement reli­gieux, l’enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l’humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n’en défaites ! Ah ! Nous vous connaissons ! Nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux états merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits sans lui et malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. Il s’est opposé à tout. […] Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant nos yeux, à votre

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discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous feriez des ratures ! Convenez-en. Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le Coran est pour l’islamisme, ce que les védas sont pour l’Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible ! Eh bien, votre censure a monté jusque-là. Chose inouïe, des papes ont proscrit la Bible. Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l’Index de Rome posé sur le livre de Dieu (Vive adhésion à gauche.) Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères, entendons-nous sur la liberté que vous réclamez : c’est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. Vives réclamations à droite.) Ah ! Vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. Voyons vos élèves. Voyons vos produits. Qu’est-ce que vous avez fait de l’Italie ? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres, qu’en avez-vous fait ? Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd’hui ne sait pas lire ! (Approbation à gauche.) Oui, l’Italie est de tous les États de l’Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. Cris violents.) L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne qui avait reçu des Romains sa première civilisation, des Arabes sa seconde civilisation, de la Providence et, malgré vous, un monde, l’Amérique ; l’Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement (Applaudissements à gauche), l’Espagne a perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des Romains, ce génie des arts qu’elle tenait des Arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition. (Mouvement.)





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L’Inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd’hui de réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue hilarité à gauche.) L’Inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots cinq millions d’hommes ! (Dénégations à droite.) Lisez l’histoire ! L’Inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques (C’est vrai !), témoin Urgel et Amault, comte de Forcalquier. L’Inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu’à la deuxième génération, infâmes et incapables d’aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père ! (Long mouvement.) L’Inquisition, qui, à l’heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l’Index ! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l’Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez, vous l’avez surnommée la Catholique ! (Rumeurs à droite.) […] À qui en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire, vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle fait le jour. (Oui ! oui ! non ! non !) Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C’est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd’hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu’on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière discrète, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons conserver ! (Acclamations à gauche. Rires ironiques à droite.) Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu’elle confisque l’enseignement primaire, parce qu’elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu’elle abaisse le niveau de la science, parce qu’elle diminue mon pays. (Sensation.) Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, par une cause quelconque, une dimi­nution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)

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[…] Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre à la cause de l’ordre, dans les temps difficiles, dans un passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je ne les rappelle pas. Mais, au moment où je parle, j’ai le droit de m’y appuyer ! (Non ! non ! Si ! si !) Eh bien, appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction : ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès ; c’est l’ordre tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c’est l’œuvre se faisant à la fois dans les faits et dans les idées par le plein rayonnement de l’intelligence nationale. C’est tout le contraire de votre loi ! (Vive adhésion à gauche.) Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l’amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo ! à gauche.) Quoi ! Voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi ! vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez vous arrêter ! Vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l’esprit ! (Oui ! oui ! Non ! non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes. Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! Quoi ! c’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des événements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! (Très bien !) C’est dans le siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! (Bravo !) Quoi ! Vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l’intelligence, le progrès, l’avenir, et vous dites : C’est assez ! n’allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s’accroît, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.) Ah ! vous voulez vous arrêter ! Eh bien, je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis la mort dans l’âme (on rit à droite), vous ne voulez pas le progrès ? vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : L’humanité ne marchera plus, Dieu répond par la terre qui tremble !





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7.3 Aux instituteurs (Jules Ferry) La loi Ferry, qui instituait en France l’école primaire obligatoire et laïque, a été votée en mars 1882. Quelques mois plus tard, Jules Ferry (1832-1893), ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, s’adresse aux instituteurs, dans la circulaire ici reproduite, pour les entretenir de l’enseignement moral et civique. Source : Jules FERRY, Circulaire adressée par M. le ministre de l’Instruction publique aux instituteurs, concernant l’enseignement moral et civique, 17 novembre 1883. Passim. 2 L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues après la première année d’expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus à cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique : vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettrez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir à cet égard tout votre devoir et rien que votre devoir. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances

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qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral : c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul. En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé ? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence ? Assurément il aurait encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingts mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable ? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en des termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi : je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent. Les uns vous disent : votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir. Les autres : elle est banale et insignifiante. C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni en dessous de votre estime, qu’elle est très limitée et pourtant d’une très grande importance — extrêmement simple, mais extrêmement difficile. J’ai dit que votre rôle en matière d’éducation morale est très limité. Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre : vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel évangile ; le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande





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rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée ne vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qu’est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? Des dissertations savantes ? De brillants exposés, un docte enseignement ? Non, la famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles

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attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique que vous pourrez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur. Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur de jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous à ce que, d’ici quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire un honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion, qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer en quelque sorte d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morale un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse : poser dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité. […] Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée, le bon





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sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude. J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République et si je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens. Recevez, Monsieur l’instituteur, l’expression de ma considération distinguée. Le président du Conseil, Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Jules Ferry

7.4 Les principes de l’idéal laïque (Henri Pena-Ruiz) Professeur de philosophie, le Français Henri Pena-Ruiz est aussi un essayiste et un des plus importants penseurs actuels de la laïcité. Dans le texte qui suit, aussi limpide que riche, et qui reprend celui d’une conférence donnée en 2004, il propose un vaste tour d’horizon de la laïcité, de ses principes et de ses fondements, de sa signification et des menaces qui pèsent sur elle et qui sollicitent notre plus grande vigilance. Source : Ce texte est celui de la conférence donnée par Henri Pena-Ruiz au CDDP d’Ille-et-Vilaine le 9 juin 2004. Les questions rédigées par Jean-Pierre Gabrielli ont été introduites a posteriori avec l’accord de l’auteur. Il est disponible à http://www2.ac-rennes.fr/savoirscdi/Archives/ dossier_mois/Penaruiz/PenaRuiz.htm.

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Pourriez-vous d’abord définir les principes de l’idéal laïque ? Henri Pena-Ruiz : Pour entrer tout de suite in medias res, au cœur des choses, je voudrais essayer d’expliquer, dans une déduction raisonnée, les trois principes de l’idéal laïque, conçu dans toute sa positivité, et évidemment, là, commencer par pourfendre le contresens dramatique qui voudrait voir dans la laïcité l’ennemie des religions, contresens qui se plaît à inventer une image négative et polémique de la laïcité pour pouvoir ensuite mieux la discréditer. Il est clair à mes yeux – c’est une position de principe – que la laïcité n’est pas plus ennemie des religions qu’elle ne le serait de l’humanisme athée, mais qu’elle a pour souci essentiel que les humanistes athées et les croyants jouissent strictement des mêmes droits. Ce qui a évidemment des implications et des conséquences quant à la neutralité de la sphère publique, de l’école et de l’ensemble des institutions de la res publica, de cette chose commune à tous, qui a pour tâche de mettre en avant ce qui est commun à tous les hommes et non pas seulement ce qui est commun à certains, ce vœu d’universalité étant évidemment à mes yeux ce qui fait de la laïcité un principe de concorde de tous les hommes par-delà leurs différences, au lieu de les enfermer dans leurs différences. Au lieu de les assigner à résidence, il me semble que la laïcité a pour rôle essentiel de mettre en avant ce qui est commun à tous les hommes. Louis Aragon, dans La Rose et le réséda, célébrait l’union des croyants et des athées dans la résistance contre le fascisme – union des croyants, des athées et, ajoutons pour être complet dans le panorama des options spirituelles, des agnostiques. J’utilise le terme d’« option spirituelle » à dessein : ce mot « option » signifie choix, et tout choix est nécessairement facultatif si du moins il est libre. Le choix d’un credo religieux doit être libre. Le choix de l’humanisme athée doit être libre. Les trois grands types d’options spirituelles (divers croyants, athées et agnostiques) ne doivent-ils pas être reconnus comme étant strictement égaux, aucun d’entre eux ne devant jouir de privilège ? La Pologne catholique imposant la prière publique dans les écoles bafoue la laïcité, l’Union soviétique stalinienne persécutant les religieux et érigeant le matérialisme athée en doctrine officielle bafouait la laïcité.





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La laïcité n’est donc pas le privilège accordé à une option spirituelle quelle qu’elle soit, mais plutôt le souci d’assurer à tous les êtres humains qui adoptent une option spirituelle une stricte égalité de droit, ainsi qu’une stricte égalité de devoirs. Cela a des conséquences quant au respect de la neutralité confessionnelle des institutions publiques, qu’il ne faut évidemment pas confondre avec le respect de la neutralité confessionnelle en toute circonstance : dans la maison du croyant ou dans les lieux de culte, le symbole religieux est de mise, il doit s’y afficher dans sa plénitude et dans sa lisibilité, mais dans ces lieux emblématiques de la République où il s’agit d’afficher non pas ce qui divise les hommes mais ce qui les réunit par-delà leurs différences, il faut que la neutralité du lieu scolaire soit le symbole de l’universalité de l’humanité. Si l’on admet que les hommes sont hommes avant de se dire musulmans, catholiques, athées, agnostiques ou bouddhistes, il faut penser l’option spirituelle comme une différenciation et non pas comme une différence dans laquelle les hommes seraient prisonniers et assignés à résidence. Tel est l’un des grands enjeux de la philosophie de la laïcité, dans un monde de tous les déchirements, dans un monde où nous avons vu ressurgir avec une certaine douleur les fanatismes politico-religieux, dans un monde où l’on peut tuer un homme parce qu’il n’a pas le même credo, ou tout simplement parce qu’il ne vit pas le même credo de la même manière.

L’Europe a déjà connu ces fanatismes dans son histoire... Henri Pena-Ruiz : Ce fut le cas avec la persécution des protestants par les catholiques, mais, dans les pays où les protestants ont pris le pouvoir, les protestants ne furent pas davantage exemplaires à l’égard des catholiques. Ainsi, pour Lock, dans son Epistolia de tolerancia, on pouvait tolérer tout sauf les papistes et les athées – les papistes étant supposés assujettis à une puissance outre-monde, les ultramontains, les athées étant supposés ne pas pouvoir tenir parole parce que ne croyant pas en l’au-delà. On voit comment le protestant Locke était lui aussi lourd de préjugés, alors qu’il avait défini de façon impeccable l’idée que la puissance publique n’avait pas à se soucier de la puissance des âmes et qu’il fallait lancer la laïcité sur la voie royale de la disjonction du politique et du religieux ; il reste que cet homme pensait dans les limites, les présupposés et les préjugés d’une religion qui se donnait comme la norme.

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Dire qu’on ne peut tolérer les catholiques parce qu’ils sont supposés être assujettis à une puissance politique outre-Manche, c’est déjà faire preuve d’un certain procès d’intention à l’égard des catholiques, qui peuvent l’être tout simplement parce qu’ils vivent leur foi en catholiques et que cela n’implique aucune espèce d’allégeance à une puissance tierce. Dire que les athées ne peuvent tenir parole parce que, ne croyant pas dans l’au-delà, ils ne sont pas tenus par les tremblements et les craintes qu’il implique, c’est aussi faire preuve d’une singulière étroitesse d’esprit. Bayle avait déjà congédié ce genre de sottise en disant que, si l’on ne devait pas s’étonner qu’il y eût des chrétiens monstrueux, on ne pouvait pas non plus s’étonner qu’il y ait eu des athées vertueux et que la « dé-liaison » principielle de la moralité et de la religion devait être posée comme allant de soi – et c’était pourtant un croyant qui parlait à travers lui.

Comment en ce cas réaliser l’idéal laïque face à la diversité des croyances et des engagements ? Henri Pena-Ruiz : Je crois que le grand problème de la communauté politique – et ce n’est d’ailleurs peut-être pas une spécificité de notre époque – est celuici : comment faire une unité avec une diversité ? Parce que, si nous devons fonder une communauté politique, une police, une cité, nous devons donc vivre ensemble. Et si nous devons vivre ensemble, nous devons nous donner des principes qui régleront nos rapports, et ces principes devront assurer l’unité de la communauté que nous formerons. Mais il se trouve que nous sommes divers. Sans doute y a-t-il parmi vous les trois types d’options spirituelles représentées. Sans doute que certains d’entre vous croient en Dieu, en l’existence d’un principe extérieur et supérieur au monde qui en est l’origine et qui en est aussi un peu la caution, la règle. Il y a donc parmi vous des croyants. Sans doute y a-t-il aussi parmi vous des athées qui ne croient pas en Dieu mais qui croient dans l’aventure humaine, d’une humanité livrée à elle-même et capable de trouver en elle-même ses propres valeurs.





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Et sans doute y a-t-il aussi parmi vous des agnostiques, c’est-à-dire des personnes qui suspendent leur jugement parce qu’elles réputent ces questions de l’au-delà ou de l’existence de Dieu exorbitantes par rapport au pouvoir de la raison humaine. Elles n’en ont pas moins le souci d’une sociabilité naturelle des hommes, comme Hume qui estimait qu’on n’avait pas à aller imaginer je ne sais trop quelle nécessaire référence à une transcendance divine pour fonder les sociétés. Alors j’aimerais vous entraîner dans une sorte de fiction simple : imaginons que nous soyons le laos, c’est-à-dire la population. Qu’est-ce que le laos ? Selon le dictionnaire Bailly grec-français, c’est l’unité indivisible d’une population dont aucun membre ne se distingue des autres. Or on sait que dans le vocabulaire religieux s’est constituée une distinction conceptuelle entre le laos et le cleros, le cleros recouvrant les hommes qui jouent un rôle officiel dans l’administration de la foi dans une religion déterminée. Dire d’un homme qu’il est un simple laïc, un simple membre du peuple, c’est évoquer le fait qu’il est un homme parmi d’autres dans le peuple, que rien ne le distingue des autres. Cette sorte d’indifférenciation principielle des hommes du laos raisonnera dans l’unité du mot laïcité, à savoir que dans l’idée de laïcité raisonne toujours l’idée de l’unité du peuple, unité en deçà ou au-delà de ses différences, ou unité à reconquérir à partir d’un enlisement dans les différences.

Aujourd’hui, cette unité qu’implique la laïcité est aux prises avec des tentations communautaires : comment la maintenir ? Henri Pena-Ruiz : Il s’agit d’expliquer aux enfants qui sont tentés par la dérive communautariste qu’ils sont hommes avant d’être musulmans, juifs ou athées. Nous fûmes bouleversés, au sein de la commission Stasi, lorsque madame Thérèse Duplaix, proviseure du lycée Turgot à Paris (11e arrondissement), nous expliqua que dans la cour de récréation les élèves se regroupaient désormais par affinité ethnico-religieuse. Que, dans des cantines de la République française, il y ait des tables de juifs et des tables de musulmans est particulièrement catastrophique. On imagine comment les couverts peuvent voler d’une table à l’autre. De même, il est catastrophique que, dans les cours de récréation, les jeux et les regroupements ne se fassent pas au gré des apparentements et des sympathies transcendant

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les origines, mais par l’enlisement dans la différence et la constitution d’un groupe qui ne se définit par inclusion qu’en procédant à l’exclusion. Là est toute la question. Comment s’unir, peut-on s’unir par un principe qui est porteur d’exclusion ou qui n’inclut que parce qu’il exclut ? Si je dis : nous formerons une communauté musulmane ou une communauté catholique, alors le non-musulman ou le non-catholique est stigmatisé. Isabelle la Catholique, que d’aucuns envisagent de canoniser en Espagne – je me passe de commentaires –, avait décidé que les juifs et les Maures n’étaient pas partie prenante de la communauté espagnole – « En Espagne, on est catholique ou on est rien », disait Franco. On sait ce que fut la tragédie des conversos lorsque Isabelle la Très Catholique décida que les juifs se convertiraient au catholicisme ou seraient exécutés et affecta à l’Inquisition comme principale tâche de débusquer les faux conversos. Des centaines de milliers de personnes périrent sur les bûchers de l’Inquisition. On voit là à quoi peut conduire la définition du vivre ensemble par un principe d’inclusion qui est un principe d’exclusion. On est catholique, on est juif, on est musulman et les autres sont définis négativement. Aujourd’hui, certains tentent de réitérer l’opération à propos de l’Europe, qui se définirait comme chrétienne ou religieuse, ce qui signifierait que les agnostiques ou les athées n’y auraient plus droit de cité ou qu’ils y seraient citoyens de seconde zone. Car, si l’on reconnaît l’héritage religieux de l’Europe, alors pourquoi ne pas reconnaître l’héritage athée ? Les philosophes des Lumières ont œuvré pour la Déclaration des droits de l’homme à l’époque où les autorités religieuses les déclaraient impies et contraires à la religion. Il serait assez invraisemblable qu’on inaugurât l’espace de droit et de liberté de l’Europe en commençant par une mention discriminatoire, à savoir qu’il existerait deux types d’options spirituelles : la bonne, la religieuse et la moins bonne, l’athéisme ou l’agnosticisme. Donc comment nous unir ? Nous unirons-nous par un principe qui, par son universalité même, ne sera pas porteur d’exclusion, ou par un principe qui, par sa particularité même, sera porteur d’exclusion ?





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Cette tension permanente entre la diversité et l’unité n’est-elle pas un risque pour l’État ? Henri Pena-Ruiz : Je crois que la grande question de philosophie politique est là. JeanJacques Rousseau dans la sixième lettre écrite de la montagne disait : « Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? » Il entendait par État non pas une instance de domination transcendante par rapport au corps social, mais la communauté politique elle-même, la cité, la civitas, c’est-à-dire ce moment où une communauté humaine se constitue comme communauté politique. Avant de savoir comment un peuple se donne un roi, disait Rousseau, il faut savoir comment un peuple est un peuple. Et cette question est primordiale, elle est originelle. Imaginons que nous sommes le laos, imaginons que parmi nous les trois grandes options spirituelles soient représentées et imaginons quelque chose comme ce qui se passa lorsque les États généraux se proclamèrent Assemblée constituante (en effet, une des principales revendications des cahiers de doléances était la rédaction d’une constitution). Il faut que les règles soient dites et explicites, ou du moins que les principes fondateurs des règles soient dits afin que l’on sache à quoi s’en tenir dans le permis et le défendu, et justement que le permis et le défendu ne soient plus définis par une autorité extrinsèque qui se veut déléguée de Dieu (ministre de Dieu sur la Terre, disait Bossuet). Il ne faut plus une politique tirée des paroles de l’écriture sainte, mais que le peuple qui s’autoconstitue comme cité, comme communauté politique, sache quelles seront les règles fondamentales. L’Assemblée constituante va définir les principes du vivre ensemble, sur la base desquels le législateur produira les lois. Bref, je vous demande d’imaginer que nous venons de faire la Révolution, ou que nous sommes en train de la faire, que nous sommes dans le contexte d’une réappropriation du corps social et que nous nous érigeons en tant que laos, en tant que peuple en Assemblée constituante. Il existe une diversité parmi nous, il y a des croyants des diverses religions, des athées, des agnostiques. Première question : serait-il légitime que ceux qui croient en Dieu imposent leur credo aux athées ou aux agnostiques ? Dans le premier article de la Déclaration du 26 août 1789, on lit : « Les hommes naissent et demeurent égaux et libres en droits. » Le mot important est « naissent » : cela signifie que la liberté n’est pas quelque

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chose qui pourrait se négocier, qui serait à géométrie variable en fonction de pouvoirs arbitraires, comme l’arbitraire du Prince. Non, la liberté existe en l’homme dès qu’il respire, elle est consubstantielle à l’humanité et, dès lors, elle vaut comme règle pour tout pouvoir. Il n’appartient pas à un pouvoir de remettre en cause cette liberté, qui est comme la respiration de l’humanité. Et, entre ces libertés, il en est sans doute une qui est primordiale, on le sait depuis les stoïciens, c’est la liberté de conscience. Marc Aurèle, le grand empereur stoïcien, élève de l’esclave Epictète, disait que la liberté est comme une citadelle intérieure. Donc la liberté est imprenable, elle est une sorte de for intérieur qui fait que, que je croie ou non, si je méprise celui qui me persécute dans l’intimité de ma conscience, rien ne pourra faire qu’il s’empare de ma conscience. Comme disait Epictète à son maître qui le martyrisait : « Certes tu pourras briser mes membres, tu pourras peut-être même t’emparer de mon corps, jamais tu ne t’empareras de mon âme ou de ma conscience qui est le principe même de mes pensées. »

Pour vous, la laïcité implique donc avant tout la liberté de conscience ? Henri Pena-Ruiz : Philosophiquement, la liberté de conscience s’ancre dans cette idée que l’homme est libre et que sa liberté commence par cette liberté essentielle qu’est la liberté de conscience. C’est pour moi le premier principe qui définit l’idéal laïque. Cela va bien au-delà de la simple tolérance. Comme le disait Mirabeau dans un discours célèbre, « Je ne demande pas la tolérance », car qui dit tolérance suppose une autorité qui tolère (tolerare en latin veut dire « supporter ») et l’autorité qui aujourd’hui tolère peut très bien demain ne plus tolérer. Les protestants en firent l’amère expérience en France, eux qui avaient vu leur liberté de culte reconnue dans certaines places fortes que leur accordait le roi Henri IV, huguenot de cœur converti au catholicisme. « Paris vaut bien une messe » : Henri IV et Michel de l’Hôpital rédigeant l’édit de Nantes, un édit de tolérance, toléraient les protestants, mais encore dans cette tolérance il y avait une autorité qui tolère et des gens qui étaient tolérés. En définitive, la liberté n’était pas pleine et entière parce qu’elle était seconde par rapport à un acte qui la faisait





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advenir. La Déclaration des droits de l’homme change cela radicalement en disant : « La liberté est première », elle est indérivable, elle appartient à l’homme en tant qu’homme, il n’appartient à aucun pouvoir de la monnayer ou de la réduire. Par conséquent la tolérance est bien dans l’éthique des rapports entre les hommes. Si je crois en Dieu et si je vois un athée en face de moi, je dois le respecter. Ce que je respecterai, ce n’est pas nécessairement sa croyance, ce sera son droit de croire librement. Les croyances ne sont pas plus respectables que les idéologies. Critiquer une religion doit être une liberté. Si un professeur d’histoire explique en classe que Mahomet a dirigé en 627 le massacre de la tribu juive des Banou Qurayza, il n’est pas vraisemblable que des parents s’insurgent contre la parole du professeur, c’est un fait historique avéré. Si un professeur d’histoire explique que Calvin a fait exécuter le médecin matérialiste d’origine espagnole Michel Servet à Genève, où il faisait régner un « moralement et religieusement correct » terrible, ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un fait et il n’est pas recevable que des protestants s’indignent parce qu’on évoque l’ordre effrayant que Calvin faisait régner à Genève. On ne bafoue pas ici leurs croyances, on dit le vrai. De même les catholiques n’ont pas à s’insurger quand on explique que la très sainte Inquisition a fait brûler des centaines de milliers d’hommes et que le philosophe italien Giordano Bruno, pour avoir dit que l’univers était infini, a été brûlé sur la place de Rome en 1600. De même, si un professeur d’histoire explique que Staline a envoyé des millions d’hommes au goulag, c’est un fait historique et l’on imagine mal que des communistes s’en indignent.

Que répondez-vous à ceux qui le ressentent comme une intolérance face à leurs croyances ? Henri Pena-Ruiz : L’éthique de la tolérance est nécessaire, mais elle n’implique pas de respecter les croyances comme telles, elle implique de respecter le droit et la liberté de croire. Bref, ne remontons pas du nécessaire respect de la liberté de croire au respect des croyances.

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Les croyances comme toutes représentations humaines sont justifiables de l’approche critique de la raison, voire de la dérision, de la satire, de tous les genres par lesquels l’esprit humain manifeste sa liberté. La liberté de conscience, ce n’est pas seulement la tolérance, nous savons que la tolérance juridique est limitée, en revanche, la tolérance comme éthique du respect d’autrui dans sa liberté de croire est une qualité requise pour le vivre ensemble. Ni credo obligé ni credo interdit. Serait-il légitime que les croyants bénéficient de plus de droits dans la sphère politique que les athées ? Et la réciproque : serait-il légitime que les athées bénéficient de plus de droits que les croyants dans la sphère publique ? Nous répondrons en raison du même principe des droits de l’homme : non. Les hommes sont aussi hommes, quelles que soient leurs options spirituelles, quel que soit le contenu de leur croyance particulière. Donc le deuxième principe de la laïcité est la stricte égalité des droits des croyants, des athées et des agnostiques, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir d’école confessionnelle financée sur fonds public, ou alors, au nom de l’égalité des droits, il faudra revendiquer des écoles ou l’on enseignera l’humanisme athée sur fonds public. Je ne suis pas partisan que les libres-penseurs athées revendiquent, au titre de l’égalité des droits, des écoles privées financées sur fonds public où se diffuserait l’humanisme athée. Je n’en suis pas partisan ? Pourtant ce serait de bonne guerre par rapport à la loi Debré de 1959, qui pérennise l’héritage pétainiste en réintroduisant un financement public des écoles privées. C’est sous Pétain que les écoles privées furent financées par l’État et que fut rompu le pacte des lois laïques de 1881 à 1886 qui avaient posé le principe : fonds publics pour l’école publique et argent privé pour l’école privée. Donc je ne suis pas partisan que les libres-penseurs jouent ce jeu, parce qu’alors on aurait un autre danger communautariste, je crois qu’il ne faut pas chercher à dépecer l’espace public et à partager le gâteau de la sphère publique entre des communautés isolées les unes des autres.





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Nous avons vu les principes de liberté de conscience et d’égalité des droits. Quel est le troisième principe de l’idéal laïque ? Henri Pena-Ruiz : C’est précisément cette troisième valeur qui m’interdit d’imaginer le fractionnement de l’argent public de la sphère commune. La dérive communautariste est un grand danger de notre époque et je pense que le troisième principe de l’idéal laïque, c’est que la loi commune doit avoir pour but l’intérêt commun, c’est-à-dire l’intérêt de tous : la loi commune doit être finalisée par l’universel. J’entends par universel ce qui est commun à tous les hommes, j’entends par particulier ce qui est commun à certains hommes. Les religions sont particulières, les droits de l’homme sont universels. Il y a des hommes qui croient en Dieu, il y a des hommes qui ne croient pas en Dieu, la croyance est particulière. C’est l’idée qu’en étant tous différents, et comme devant être reconnus libres et égaux dans leurs différences, les hommes sont hommes, qu’ils ont à fonder un espace public, un bien commun et que la sphère publique ne doit mettre en avant que ce qui est commun à tous les hommes. Cette valeur exige qu’il n’y ait aujourd’hui aucun privilège lié à une option spirituelle. La troisième grande valeur fondatrice de la laïcité, c’est l’idée que le bien commun ou l’espace commun ne doit pas être fragmenté en communautés étanches les unes par rapport aux autres, qu’il ne doit pas y avoir au titre de la reconnaissance des différences une mosaïque avec des pièces de faïence juxtaposées. L’Inde nous montre hélas le cas de frictions graves aux frontières des communautés particulières. Pour un hindou et un sikh qui n’ont pas de lois communes, qu’est-ce qui réglera leurs rapports ? C’est la guerre. Parce qu’en l’absence d’une loi humaine, c’est la loi du plus fort qui reprend ses droits. De même, dans les zones de non-droit des banlieues sensibles de la République française, quand le caïd islamiste de quartier impose le voile à la jeune fille et lui dit : « Tu n’as d’autre alternative, que de choisir entre te voiler et nous te respecterons ou aller tête nue et nous te traiterons comme une putain », le silence de la loi républicaine fait les beaux jours de la servitude communautariste. Fadela Amara, présidente de l’association « Ni putes ni soumises », nous a bouleversés à la commission Stasi quand elle nous a expliqué cela. Beaucoup d’entre nous qui à l’époque étaient réticents à l’idée de légiférer pour protéger l’école publique de l’imposition d’une tutelle par des

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caïds politico-religieux, beaucoup ce jour-là, devant le témoignage bouleversant de Fadela Amara, ont basculé du côté de l’idée que la loi républicaine, par son discours explicite, produirait de l’égalité pour les femmes par rapport aux hommes, produirait de l’émancipation des femmes par rapport à la tutelle communautariste, alors que le silence de la loi ouvre évidemment à l’emprise des groupes politico-religieux un espace qu’ils ne devraient pas avoir. Donc le troisième principe de la laïcité après la liberté de conscience et l’égalité des droits des athées, des croyants et des agnostiques, c’est l’universalité de la loi commune qui doit être dévolue uniquement à la promotion du bien commun.

On a beaucoup évoqué aussi l’enseignement du fait religieux… Quelle est votre analyse à ce sujet ? Henri Pena-Ruiz : Nous sommes croyants, athées, agnostiques, mais nous envoyons nos enfants par hypothèse à la même école, parce que nous considérons que l’école de la République, l’école du laos, du peuple tout entier, doit promouvoir ce qui est commun à tous les hommes, la connaissance qui émancipe le jugement, l’exercice autonome du jugement, la culture universelle : ce sont des biens communs à tous les hommes. Comme le disait Condorcet dans son premier mémoire sur l’instruction publique : « Les connaissances sont universelles, les croyances sont particulières. » Si l’école de la République est le lieu universel, elle doit évidemment promouvoir les connaissances, en y incluant la connaissance de tout ce qui a été important dans la culture humaine, celle des mythologies, des univers symboliques, des religions, mais une connaissance du fait religieux éclairé par le regard d’un historien qui n’est pas juge et partie, qui n’est donc pas le prêtre. Comme le disait Max Weber : « Le prophète n’a pas sa place dans l’école, il a sa place dans le lieu de culte. » La connaissance du fait du religieux est donc une nécessité, on ne peut pas introduire des tabous dans les programmes scolaires, mais il importe que cette connaissance soit effectuée dans le strict respect de la déontologie. Il n’y pas à faire de sensibilisation religieuse dans l’école de la République : cela, c’est la part éducative de la sphère privée, qui appartient éventuellement aux familles. Il n’y a pas non plus à faire de sensibilisation à l’humanisme athée, cela relève aussi de la sphère privée.





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Dans l’école de la république on doit enseigner le fait religieux dans le strict respect d’une déontologie laïque. Jules Ferry dans sa Lettre aux instituteurs écrivait : « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenezvous de le dire. » Si dans ma classe je m’apprête à dire « Jésus-Christ a marché sur les eaux » ou si je parle de religion révélée sans mettre « révélée » entre guillemets, je dois me demander ce que dirait un père de famille athée devant un tel discours. Il dirait évidemment que l’instituteur prend parti, puisqu’il ne rapporte pas le miracle de Jésus marchant sur les eaux comme étant délégué par ceux qui y croient, ce qui supposerait qu’il faudrait dire « aurait marché » sur les eaux ou « selon certains Jésus-Christ a marché sur les eaux, selon d’autres une telle chose est totalement impossible et relève du racontar ». La nécessité, ce n’est pas d’adopter la première ou la deuxième thèse, c’est de dire que les deux existent, ce qui permet de délier les élèves par rapport à certains coefficients de crédulité ou d’incrédulité. C’est une tâche très difficile, mais cette tâche est l’honneur de l’école de la République. L’école de la République n’est pas là pour délivrer un message, elle est là pour délivrer tout court, c’est-à-dire pour émanciper dans le petit être humain qui est confié aux instituteurs ou aux professeurs la puissance du jugement qui fera de lui un être libre et qui fera de lui, le cas échéant, quelqu’un qui choisira son option spirituelle, mais qui ne sera pas conditionné a priori par son option spirituelle. Si l’homme est libre son engagement spirituel doit être libre. Le rôle des institutions publiques n’est évidemment pas de promouvoir une option spirituelle particulière, de conditionner les consciences, mais de développer l’instruction qui vise l’autonomie du jugement, la culture universelle, la connaissance de ce qui a compté dans la culture. Il est très important que les élèves sachent qui était Prométhée dans la mythologie gréco-latine, cet homme qui déroba le feu à Dieu selon le

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récit mythologique. Qu’est-ce que la culture ? C’est le processus d’autoproduction de l’homme par lui-même. Connaître la légende de Prométhée, ce n’est pas y adhérer, mais restituer un récit qui a eu du sens. On pourrait faire de même avec le Sermon sur la montagne, sans porter de jugement. L’enseignant n’a pas à juger, il a seulement à faire connaître. Par conséquent, à la question de savoir si un enseignement du fait religieux a sa place dans les disciplines qui peuvent s’y intéresser, l’histoire, l’histoire de l’art, la philosophie, la littérature, la réponse est évidemment positive ; ce serait un singulier obscurantisme que de vouloir retrancher du savoir humain quelque chose qui a joué un tel rôle. Mais en même temps que la réponse est positive, il faut que la déontologie laïque soit irréprochable. C’est bien pourquoi il n’est pas possible de faire intervenir des prêtres dans l’enseignement public pour parler de religions.

7.5 Déclaration de St.Petersburg Cette importante déclaration a été publiée par les délégués au Sommet de l’Islam laïque tenu à St.Petersburg en Floride le 5 mars 2007 et témoigne d’une pénétration, qu’on ne peut que souhaiter voir s’accélérer, des principes de la laïcité et de la liberté de conscience dans les sociétés musulmanes. Source : Ce texte est disponible à http://nouvel-islam.org/spip. php ?article144. 2 Nous sommes des musulmans laïques et des personnes laïques de sociétés musulmanes. Croyants, sceptiques et non-croyants, nous sommes engagés dans une lutte sans merci qui oppose non pas l’Occident et l’Islam, mais les principes de liberté et de non-liberté. Nous affirmons l’inviolabilité de la liberté de conscience individuelle et nous croyons en l’égalité de tous les êtres humains. Nous insistons sur la séparation de la religion et de l’État et le respect des droits humains universels. Les traditions de liberté, de rationalité et de tolérance sont ancrées dans la riche histoire des sociétés préislamiques et islamiques. Ces valeurs





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ne sont pas l’apanage de l’Occident ou de l’Orient ; elles forment le patrimoine moral commun de l’humanité. Nous ne voyons ni colonialisme, ni racisme, ni ce que l’on appelle « islamophobie » dans le fait de soumettre les pratiques islamiques à la critique ou de les condamner lorsqu’elles bafouent la raison ou les droits humains. Nous appelons les gouvernements du monde à : —— rejeter la charia, les tribunaux édictant des fatwas, le gouvernement des religieux et les religions d’État sous toutes leurs formes ; —— s’opposer à toutes les sanctions pour blasphème et apostasie, conformément à l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ; —— éliminer les pratiques qui contribuent à l’oppression des femmes, telles que l’excision, le crime d’honneur, le voile forcé et le mariage forcé ; —— protéger les minorités sexuelles contre la persécution et la violence ; —— réformer l’éducation religieuse sectaire qui enseigne l’intolérance et le fanatisme à l’encontre des non-musulmans ; —— favoriser un espace public ouvert où tous les sujets peuvent être discutés sans coercition ni intimidation. Nous exigeons la libération de l’Islam de l’emprise des ambitions totalitaires d’hommes avides de pouvoir, et du carcan rigide de l’orthodoxie. Nous enjoignons les universitaires et les intellectuels partout dans le monde à se livrer avec courage à l’étude des origines et des sources de l’islam et à propager les idéaux de la recherche scientifique et de la quête spirituelle libres au moyen de la traduction interculturelle, de l’édition et des médias de masse. Aux croyants musulmans, nous disons : l’islam a un noble avenir en tant que foi personnelle, mais pas en tant que doctrine politique.

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Aux chrétiens, juifs, bouddhistes, hindous, baha’is ainsi qu’aux membres de groupes confessionnels non musulmans : nous sommes à vos côtés en tant que citoyens égaux et libres. Et aux non-croyants : nous défendons votre droit inaliénable à la contestation et à la dissidence. Avant d’être membres de la oumma, du corps du Christ ou du peuple élu, nous faisons tous partie d’une communauté de conscience ; nous sommes ceux et celles qui doivent faire leurs propres choix. Signée par : Mona Abousenna, Ayaan Hirsi Ali, Magdi Allam, Mithal Al-Alusi, Shaker Al-Nabulsi, Nonie Darwish, Afhin Ellian, Tawfik Hamid, Shahriar Kabir, Hasan Mahmud, Raquel Evita Saraswati, Wafa Sultan, Ibn Warraq, Mourad Wahba, Manda Zand Ervin, Bonafsheh ZandBonazzi,

7.6 Science et religion : l’irréductible antagonisme (Jean Bricmont) Au moment où la laïcité est sommée de s’ouvrir, où l’on ne cesse ici de réclamer entre science et religion la tenue d’un dialogue qui serait indispensable, là de rappeler que science et religion sont finalement, en quelque sens de ces termes, compatibles l’une avec l’autre, il fait bon lire, sous la plume du physicien Jean Bricmont (né en 1952), un salutaire rappel du caractère irréductible de leur antagonisme. Le texte de Bricmont, comme on le verra, examine et réfute, tour à tour, quatre avenues par lesquelles on tend aujourd’hui à le nier. Bricmont a notamment signé, avec Alan Sokal, un ouvrage intitulé : Impostures intellectuelles (1997). Il est l’auteur d’Impérialisme humanitaire : droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? (2007). Il a également codirigé, avec Julie Franck, un cahier de L’Herne (2007) consacré à Noam Chomsky. Source : Jean BRICMONT, « Science et religion : l’irréductible antagonisme », passim. Ce texte se retrouve sur de nombreux sites Internet, par exemple : http://www.dogma.lu/txt/JB-Science01.htm.





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2 Il semble que l’heure soit au dialogue, après des siècles de conflit et de séparation, entre science et foi, ou science et théologie. On ne compte plus les rencontres et les séminaires consacrés à ce thème. Des scienti­ fiques éminents comme Friedrich von Weizsacker et Paul Davies ont reçu le prix « pour le progrès de la religion », offert par la fondation Templeton. L’American Association for the Advancement of Science a organisé récemment (en avril 1999) un débat public sur l’existence de Dieu1. L’hebdomadaire Newsweek n’hésite pas à proclamer sur sa couverture que « la science découvre Dieu » (27 juillet 1998). Plus près de nous, l’Université interdisciplinaire de Paris2 (UIP) organise de nombreuses conférences sur le thème de la convergence entre science et foi, avec la participation de scientifiques de très haut niveau et cette « université » jouit de soutiens puissants. Le « positivisme » n’est plus de mise en philosophie et la science, post-quantique et post-gödelienne, s’est faite modeste. De plus, les théologiens se sont mis à l’écoute de la science qu’ils ont renoncé à contredire ou à régenter. Tout ne va-t-il pas pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non. Je vais plaider une thèse qui va à l’encontre de cette tendance et montrer que, si elles sont bien comprises, la démarche scientifique et la démarche religieuse sont en fait inconciliables. […] LE CONCORDISME L’idée selon laquelle il existe une sorte de convergence entre science et religion est ancienne mais cette approche, après avoir été plus ou moins mise de côté pendant des années, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt3. Ses partisans soutiennent que la science contemporaine elle-même offre de bons arguments en faveur de l’existence d’une transcendance ; contrairement à la science classique, matérialiste, du XVIIIe siècle, la mécanique quantique, le théorème de Gödel, le Big Bang, et parfois la 1. 2.

3.

Opposant le Prix Nobel de physique Steven Weinberg à John Polkinghorne, physicien et pasteur anglican. Qui n’est pas réellement une université, mais une association qui organise des conférences et édite une revue, Convergences. Dans le conseil scientifique de l’UIP, on trouve, entre autres, Olivier Costa de Beauregard, Jean Staune, Anne Dambricourt-Malassé, Rémy Chauvin, Michaël Denton, Bernard d’Espagnat, John Eccles, Ilya Prigogine, Jean-Pierre Luminet et Trinh Xuan Thuan. Fortement encouragé par des organisations comme l’UIP et la Fondation Templeton.

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théorie du chaos, nous offrent une image réenchantée du monde, indiquent les « limites » de la science et suggèrent un au-delà. Un exemple typique de ce genre de raisonnement est basé sur le « principe anthropique » : des physiciens ont calculé que, si certaines constantes physiques avaient été très légèrement différentes de ce qu’elles sont, l’univers aurait été radicalement différent de ce qu’il est et, en particulier, que la vie et l’homme auraient été impossibles. Il y a donc là quelque chose que nous ne comprenons pas ; l’univers semble avoir été fait de façon très précise afin que nous puissions en faire partie. En fait, il s’agit d’une nouvelle version de ce que les Anglo-Saxons appellent the argument from design, à savoir que l’univers semble avoir été fait en fonction d’une certaine finalité et que cette finalité elle-même témoigne de l’existence d’un Grand Architecte4. Les scientifiques non croyants répondent de différentes façons à ce genre d’arguments : par exemple, on peut dire que la situation est temporaire et que d’autres phénomènes qui, dans le passé, ont été considérés comme des preuves évidentes de l’existence de la Providence, tels que l’extrême complexité des êtres vivants, ont été, en principe, expliqués scientifiquement. Par ailleurs, rien ne dit que l’univers observé est le seul qui existe et, s’il en existe plusieurs ayant des propriétés physiques différentes, nous nous trouverons forcément dans un de ceux où la vie est possible5.

4.

5.

À une époque où il est de bon ton de dénoncer le « politiquement correct » et la soidisant politisation des universités américaines par la gauche académique, il n’est peutêtre pas inutile de signaler les élans d’enthousiasme que l’argument anthropique suscite chez certains commentateurs de droite ; par exemple, Patrick Glynn, ancien expert de l’administration Reagan, consacre un ouvrage à cette idée qui, d’après lui, offre un « argument puissant et presque incontestable » en faveur de l’existence « de l’âme, de la vie après la mort et de Dieu ». Cet argument permet de combattre « les conséquences néfastes des politiques et de l’expérimentation sociales inspirées par l’athéisme », telles que les atrocités soviétiques et la révolution sexuelle américaine. Un éditorialiste de droite renommé, George Will, ironise en disant que les laïcs devront « porter plainte contre la NASA parce que le télescope Hubble apporte un soutien anticonstitutionnel à ceux qui sont enclins à croire ». Robert Bork, autre intellectuel de droite, se réjouit de ce que cet argument détruit les bases intellectuelles de l’athéisme parce que « la croyance religieuse est probablement essentielle si l’on veut que l’avenir soit civilisé ». Voir : Kenneth Silber, « Is God in the detail ? », Reason, juillet 1999 (disponible sur http:// www.reasonmag.com/9907/fe.ks.is.html). Voir par exemple Steven Weinberg, op. cit., p. 224, pour une bonne présentation de ce genre d’arguments.





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Mais cela ne va pas au fond du problème : les scientifiques « matérialistes » ne sont en général pas assez matérialistes ou, en tout cas, pas assez darwiniens (dans un certain sens du terme). La tradition religieuse ainsi qu’un narcissisme évident nous ont laissé l’illusion que nous étions le centre de l’univers et le sommet de la création6. Mais dans la vision scientifique du monde, nous ne sommes, métaphoriquement parlant, qu’un peu de moisissure perdue sur une planète quelque part dans l’univers, et que la pression de la sélection naturelle a muni d’un cerveau. En particulier, il n’y a strictement aucune raison de croire que nous pouvons répondre à toutes les questions que nous nous posons7. Et il est normal qu’il y ait de l’inexpliqué et du mystérieux dans le monde – c’est l’inverse qui serait surprenant8. Personne ne songe à faire jouer les orgues de la métaphysique parce que les chiens ou les chats ne comprennent pas certains aspects de leur environnement. Pourquoi réagir différemment lorsqu’il s’agit de ces animaux particuliers que sont les êtres humains ? Certes, la science fait reculer notre ignorance, mais elle n’élimine pas notre perplexité. En fait, plus on avance, plus on touche à des réalités qui sont soit très petites avec la mécanique quantique, soit très grandes ou très anciennes avec la cosmologie, et il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que le monde nous paraisse de plus en plus étrange. Le meilleur remède psychologique contre les dérives métaphysiques liées aux limites des sciences est de changer de perspective et de se dire que ce n’est pas le monde qui est magique, mais nous qui sommes bêtes. Les partisans de la convergence répondront que l’analyse objective du monde suggère l’existence d’une transcendance et qu’il n’y a aucune raison de la rejeter comme hypothèse ; cette transcendance est peut-être invisible, mais les champs électromagnétiques ou la force de gravitation 6.

7. 8.

En fait, le plus remarquable dans la religion n’est sans doute pas tant le discours sur Dieu, mais la place que celle-ci attribue à l’homme. On trouve cependant des exemples d’anthropocentrisme aigu chez certains auteurs « matérialistes » : « [...] nous avons la certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même, qu’aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur terre exterminer un jour, avec une nécessité d’airain, sa floraison suprême, l’esprit pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle le reproduise. » Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1968, 364 p. (p. 46). Premièrement, qu’en sait-il ? Deuxièmement, s’ils connaissaient la dialectique, les éléphants considéreraient peut-être leurs trompes comme la « floraison suprême ». Par exemple : pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Comme l’a correctement fait remarquer Einstein, le plus mystérieux dans l’univers, c’est qu’il soit compréhensible. Mais il ne l’est que partiellement.

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universelle ne sont pas non plus observables de façon directe. On observe leurs conséquences et, à partir de là, on infère leur existence. Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec Dieu ? Pour une raison très simple : comment spécifier ce qu’est Dieu ? Lorsqu’on fait des hypothèses scientifiques, on les formule, du moins en principe, de façon mathématiquement précise et on en déduit des conséquences observables. Comment procéder ainsi pour le transcendant ? C’est impossible, presque par définition. Considérons, par exemple, l’idée que Dieu est tout-puissant : qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Qu’il peut modifier les lois de la physique ? Ou même celles de l’arithmétique (par exemple, faire en sorte que 2+3=6) ? Peut-il s’opposer au libre arbitre humain ? Peut-il empêcher la souffrance ? Sans aucun doute, les théologiens peuvent apporter des réponses cohérentes à ces questions. Le problème est qu’il est relativement facile de trouver toute une série de réponses cohérentes à presque n’importe quelle question, mais qu’il est difficile, en l’absence de tests empiriques, de savoir laquelle est la bonne. Évidemment, une façon de donner un contenu précis à l’idée de divinité, c’est de se tourner vers l’une ou l’autre révélation. Mais il faut éviter de tomber dans un raisonnement circulaire. On ne peut pas accepter d’emblée qu’il s’agisse là de la parole de Dieu ; au contraire, c’est ce qu’il faut établir. Or, il n’existe pas de révélation qui soit empiriquement correcte dans les domaines où l’on peut la vérifier ; par exemple, la Bible n’est pas particulièrement exacte en matière de géologie ou d’histoire naturelle. Pourquoi alors faire confiance aux assertions qu’on y trouve concernant des domaines où elle n’est pas directement vérifiable, tels que les caractéristiques du divin ? On ne peut que s’étonner du fait que d’éminents scientifiques non croyants se laissent parfois enfermer dans la problématique du concordisme. Steven Hawking, par exemple, affirme : « Mais si l’univers n’a ni singularité ni bord et est complètement décrit par une théorie unifiée, cela a de profondes conséquences sur le rôle de Dieu en tant que créateur9. » En réalité, cela n’en a aucune, à moins d’arriver à caractériser 9.

Stephen Hawking, Une brève histoire du temps. Du big bang aux trous noirs, Paris, Flammarion, 1989. On trouve une confusion bien plus grande encore chez Claude Allègre qui considère que « le big bang établit la supériorité des religions du Livre sur toutes les autres croyances du monde ». Claude Allègre, Dieu face à la science, Paris, Fayard, 1997 (p. 94). Cité (p. 146) dans Dominique Lambert, Science et théologie. Les figures d’un dialogue, Bruxelles, Éditions Lessius, 1999, 218 p.





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Dieu de façon suffisamment précise pour servir d’alternative à l’absence de singularité et de bord (qui, eux, sont définis de façon mathématique). Le biologiste Richard Dawkins explique qu’il a un jour déclaré à un philosophe, au cours d’un dîner, qu’il ne pouvait pas imaginer être athée avant 1859, année de la parution de L’origine des espèces de Darwin10. Ce qui revient implicitement à critiquer l’attitude des athées du XVIIIe siècle. Pour comprendre néanmoins pourquoi ceux-ci avaient raison, imaginons, ce qui est évidemment impossible, qu’on démontre demain que toutes les données géologiques, biologiques et autres sur l’évolution sont une gigantesque erreur et que la Terre est vieille de 10 000 ans. Cela nous ramènerait plus ou moins à la situation du XVIIIe siècle. Nul doute que les croyants, surtout les plus orthodoxes, pousseraient un immense cri de joie. Néanmoins, je ne considérerais nullement cette découverte comme un argument en leur faveur. Cela montrerait que nous n’avons, après tout, pas d’explication de la diversité et de la complexité des espèces. Bien, et alors ? Le fait que nous n’ayons aucune explication d’un phénomène n’implique nullement qu’une explication qui n’en est pas une (par exemple, une explication théologique) devient subitement valable. La célèbre phrase de Jacques Monod : « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard11 » souffre également d’une certaine ambiguïté, qu’on trouve chez certains biologistes ; que veut dire ici le mot « hasard » ? S’il signifie que l’homme n’était pas prédestiné, ce n’est pas réellement une découverte scientifique ; les explications en termes de causes finales ont été abandonnées pour des raisons similaires à celles qui ont mené à l’abandon des explications de type religieux (impossibilité de les formuler de façon à ce qu’elles soient testées). Mais si le terme désigne ce qui n’a pas de causes (antécédentes), alors la phrase exprime simplement notre ignorance

10. Voir Richard Dawkins, The Blind Watchmaker, New York, W.W. Norton, 1997, 332 p. Dawkins explique correctement l’argument sceptique et pré-darwinien de Hume, mais il ne semble pas apprécier le fait que de tels arguments sont toujours nécessaires, même après Darwin, pour faire face par exemple à l’argument anthropique. La découverte de Darwin déplace le « problème » lié à l’argument basé sur la finalité apparente de l’univers, mais il ne le résout pas. La solution passe, même aujourd’hui, par une critique philosophique de la religion. Cela dit, il n’y a pas de doute que le darwinisme a apporté un immense soutien psychologique à l’athéisme. 11. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Le Seuil, 1971, 197 p.

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concernant l’origine de la vie ou certains aspects de son évolution. Le hasard n’est pas plus une cause ou une explication que Dieu12. En fin de compte, le Dieu soi-disant découvert par la science, comme le hasard, n’est qu’un nom que nous utilisons pour recouvrir notre ignorance d’un peu de dignité. Notons finalement que, lorsque l’Église s’est décidée à reconnaître ses torts dans l’affaire Galilée (au terme d’une enquête qui a duré de 1981 à 1992), le cardinal Poupard déclara, en présence du pape : « Certains théologiens contemporains de Galilée n’ont pas su interpréter la signification profonde, non littérale, des Écritures13. » Mais ni lui ni Sa Sainteté ne semblent apprécier l’importance du fait que c’est l’action courageuse de milliers de non-croyants ou de croyants suffisamment sceptiques qui ont amené les théologiens14 à découvrir cette « signification profonde ». On ne peut s’empêcher d’être perplexe face au comportement d’une divinité qui se révèle dans des Écrits, dont la véritable signification échappe totalement durant des siècles aux croyants les plus zélés et ne finit par être comprise que grâce aux travaux des sceptiques ; les voies de la Providence sont vraiment impénétrables.

12. Remarquons que cette idée était parfaitement claire aux yeux de certains scientifiques « mécanistes » du XVIIIe siècle ; par exemple, Laplace écrivait, à propos des « événements » : « Dans l’ignorance des liens qui les unissent au système entier de l’univers, on les a fait dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu’ils arrivaient et se succédaient avec régularité ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l’expression de l’ignorance où nous sommes des véritables causes. » Pierre Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 5e édition, Paris, Christian Bourgeois 1986 (1825), p. 32. 13. Documentation catholique, n° 2062, 1992 (n° 5), p. 1070. Cité (p. 65) dans Dominique Lambert, op. cit. 14. Lesquels ne se sont pas opposés seulement à Galilée, mais également à l’idée que les comètes n’étaient pas des objets sublunaires, que le soleil avait des taches, ainsi qu’à l’émergence de la géologie, à la théorie de l’évolution, à l’approche scientifique en psychologie et à de nombreux traitements médicaux ; pour plus de détails historiques, voir Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256 p.





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UNE RÉALITÉ D’UN AUTRE ORDRE ? « Toute connaissance accessible doit être atteinte par des méthodes scientifiques ; et ce que la science ne peut pas découvrir, l’humanité ne peut pas le connaître. » (Bertrand Russell15) L’attitude religieuse traditionnelle, et pourrait-on dire orthodoxe, rejette, souvent avec fermeté, l’idée d’une concordance entre science et foi et s’appuie plutôt sur l’idée que la théologie ou la réflexion religieuse nous donne accès à des connaissances d’un autre ordre que celles qui sont accessibles à la science16. Ce genre de discours commence souvent en observant que l’approche scientifique ne nous donne qu’une connaissance très partielle de la réalité. En effet, le monde tel que le représente la science est assez étrange : où trouve-t-on dans cet univers de gènes, de molécules, de particules et de champs ce qui nous paraît faire la spécificité de l’être humain, à savoir nos sensations, nos désirs, nos valeurs ? Ne faut-il pas faire appel à une autre approche, non scientifique, pour appréhender cet aspect essentiel de la réalité ? Et cette autre approche ne pourrait-elle pas nous indiquer le chemin qui mène vers une transcendance ? Comme cette question est la source de pas mal de confusions, il faut, pour y répondre, distinguer soigneusement nos différentes façons de connaître ; tout d’abord, remarquons que l’immense majorité de nos connaissances ne sont pas « scientifiques » au sens strict du terme. Ce sont les connaissances de la vie courante. Néanmoins, elles ne sont pas radicalement différentes des sciences, en ce sens qu’elles visent également à une connaissance objective de la réalité et qu’elles sont obtenues par une combinaison d’observations, de raisonnements et d’expériences. Ensuite, il y a l’approche introspective et intuitive de la réalité, qui nous permet de connaître nos propres sentiments et parfois de deviner ceux des autres. C’est elle qui nous permet d’avoir accès au monde des sensations et de la conscience. Comment relier ce monde subjectif au monde objectif tel que le décrit la science contemporaine est fort problématique et suggère effectivement que la vision du monde fournie par la science est 15. Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256 p., p. 243. 16. Pour une bonne critique du concordisme, d’un point de vue catholique, voir Dominique Lambert, op. cit., ainsi que Dominique Lambert « Le “ réenchantement ” des sciences : obscurantisme, illusion ? » Revue des questions scientifiques, n° 166, 1995, p. 287-291.

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incomplète. À nouveau, on peut soutenir que cette situation n’est que temporaire. Mais surtout, il ne faut pas oublier qu’il est normal que notre rapport à la réalité nous laisse insatisfaits et perplexes. La démarche religieuse cherche parfois à utiliser l’aspect subjectif de notre expérience pour justifier ses assertions. Nous sentons « qu’il y a quelque chose qui nous dépasse » ou nous nous sentons en rapport immédiat avec une entité spirituelle ce qui, poussé à l’extrême, débouche sur l’expérience mystique. Mais comment s’assurer que notre expérience subjective nous donne accès à des entités existant objectivement en dehors de nous, Dieu par exemple, et pas simplement à des illusions ? Après tout, il existe tant d’expériences subjectives différentes qu’il est difficile de croire qu’elles mènent toutes à des vérités. Et comment les départager si ce n’est en faisant appel à des critères non subjectifs ? Mais faire appel à de tels critères revient à mettre de côté le caractère probant de l’expérience subjective. Par ailleurs, postuler, par exemple, l’existence d’une âme pour expliquer la conscience17 est une démarche aussi illusoire que postuler l’existence d’une divinité pour expliquer l’univers. L’âme est-elle immortelle ? Vient-elle à la naissance ou à la conception ? Comment interagit-elle avec le corps ? Cette interaction viole-t-elle les lois de la physique ? Respecte-t-elle la conservation de l’énergie ? Dès que l’on pose des questions concrètes, on se rend compte qu’il est impossible d’y répondre. Ou, plutôt, qu’il est toujours possible de donner différentes réponses, mais qu’il n’y a aucun moyen de trancher entre elles. En fin de compte, notre approche subjective du monde ne nous permet pas plus d’inférer l’existence des êtres postulés par les religions (Dieu, l’âme, etc.) que notre approche objective. En fait, l’appel à la vie intérieure comme signe d’une transcendance est une sorte de régression par rapport à la métaphysique classique. Celleci cherchait à atteindre un autre ordre de réalité en utilisant non pas notre intuition, mais nos capacités de raisonnement a priori. Hume a très bien résumé le problème que rencontre cette approche : « La racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10, c’est une proposition fausse et l’on ne peut jamais la concevoir distinctement. Mais César n’a jamais 17. Ce qui est plus ou moins l’attitude du physicien-pasteur Polkinghorne qui considère la conscience comme un signe intrinsèque d’un créateur ; notons aussi que le pape admet l’évolution pour ce qui est du corps, mais considère qu’il y a un saut ontologique lorsqu’on passe à l’esprit humain.





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existé, ou l’ange Gabriel ou un être quelconque n’ont jamais existé, ce sont peut-être des propositions fausses, mais on peut pourtant les concevoir parfaitement et elles n’impliquent aucune contradiction. On peut donc seulement prouver l’existence d’un être par des arguments tirés de sa cause ou de son effet ; et ces arguments se fondent entièrement sur l’expérience. Si nous raisonnons a priori, n’importe quoi peut paraître capable de produire n’importe quoi. La chute d’un galet peut, pour autant que nous le sachions, éteindre le soleil ; ou le désir d’un homme gouverner les planètes dans leur orbite. C’est seulement l’expérience qui nous apprend la nature et les limites de la cause et de l’effet et nous rend capables d’inférer l’existence d’un objet de celle d’un autre18. » Ce que montre clairement Hume, c’est que nous sommes en quelque sorte prisonniers de nos capacités cognitives : ou bien nous raisonnons a priori, mais alors nous devons nous limiter aux objets mathématiques, ou bien nous nous intéressons à des questions de fait, et nous devons utiliser des arguments fondés « entièrement sur l’expérience ». Raisonner a priori sur des objets non mathématiques et vagues tels que la Substance ou l’Être ne peut produire que « sophismes et illusions ». Une version moderne de l’illusion métaphysique consiste à dire que la science répond à la question du pourquoi, mais pas du comment. C’est à nouveau un faux problème. Si l’on se demande « Pourquoi l’eau boutelle à 100° ? », la réponse sera donnée par la physique. Si l’on veut, on peut reformuler la question en termes de comment : « Comment se fait-il que l’eau bout à 100° ? » Mais on s’aperçoit alors que, pour ce genre de questions, la différence entre pourquoi et comment est illusoire. Insister sur le « pourquoi » renvoie implicitement, soit aux explications finalistes qui sont impossibles à tester, soit à des explications « ultimes » qui sont également inaccessibles (toutes les explications scientifiques s’arrêtant quelque part). Et, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit vite que les seules questions de « pourquoi » auxquelles nous pouvons trouver une réponse fiable sont celles qui sont équivalentes à des questions de « comment ». Ce que comprenaient bien les penseurs des Lumières, mais qui a été en partie oublié depuis lors, c’est que l’approche scientifique (en y incluant la connaissance ordinaire) nous donne les seules connaissances objectives auxquelles l’être humain a réellement accès. Si l’approche scientifique nous donne une vision partielle de la réalité, c’est parce que 18. David Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduit par Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF-Flamarion, 1983 [1748] 247 p., p. 46.

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nous n’avons pas accès, de par notre nature finie, à la réalité ultime des choses. Mais il y a une grande différence entre dire que la science nous donne une description complète de la réalité et dire qu’elle en donne la seule connaissance accessible à l’être humain ; la confusion entre ces deux propositions est d’ailleurs soigneusement entretenue par les croyants, ce qui leur permet alors d’attaquer le « scientisme », identifié à la première proposition, et de suggérer non pas simplement qu’il existe des questions auxquelles la science n’a pas de réponses, mais qu’il existe une façon d’apporter à ces questions des réponses fiables. Une fois que cette distinction est clairement énoncée, des édifices entiers de métaphysique et de théologie s’effondrent. DES DOMAINES DE COMPÉTENCES DISTINCTS ? « La Bible dit : « Tu ne permettras pas à une sorcière de vivre » [...] Les chrétiens libéraux modernes, qui soutiennent que la Bible est valable d’un point de vue éthique, tendent à oublier de tels textes ainsi que les millions de victimes innocentes qui sont mortes dans de grandes souffrances parce que, dans le temps, les gens ont réellement pris la Bible comme guide de leur conduite. » (Bertrand Russell19) Les deux attitudes discutées ci-dessus défendaient avec force la place de la théologie face à la science. Envisageons maintenant les positions de repli, qui ne sont devenues populaires aux yeux de certains croyants que parce que ceux-ci ont fini par se rendre compte que les positions fortes étaient intenables. Une première position consiste à séparer totalement les domaines ; la science s’occupe des jugements de fait et la religion s’occupe d’autres jugements, par exemple les jugements de valeur, le sens de la vie, etc. Notons que cette position est différente de la précédente : l’approche « métaphysique » cherche à atteindre des vérités d’un autre ordre que les vérités scientifiques, mais qui sont néanmoins factuelles (l’existence de Dieu etc.). Cette séparation des domaines est défendue par certains intellectuels, par exemple par le paléontologue S. J. Gould20 qui se déclare « agnostique », mais désire défendre la théorie de l’évolution contre les attaques créationnistes tout en permettant à la religion de garder une certaine place dans la culture. Elle satisfait sans doute aussi

19. Bertrand Russell, Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256 p. 20. Qui, dans son récent livre (Gould, op. cit.), suggère l’expression « non-overlapping magisteria (NOMA) ».





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certains croyants, mais n’est certainement pas compatible avec la position de l’immense majorité d’entre eux, qui considèrent la métaphysique religieuse comme une vérité objective qu’ils ne sont pas prêts à abandonner. Et, en fait, ils ont en un certain sens raison : si l’on abandonne réellement toutes les questions de fait à la science et qu’on rejette le concordisme, comment justifier les jugements religieux sur les valeurs et le sens de la vie ? Sur l’enseignement contenu dans telle ou telle révélation ? Mais au nom de quoi choisir une révélation plutôt qu’une autre si ce n’est parce qu’elle exprime la « véritable » parole de Dieu ? Et cette assertion nous replonge immédiatement dans des questions ontologiques. Va-t-on suivre l’exemple d’un personnage supposé admirable, comme Jésus-Christ ? Mais que sait-on scientifiquement de sa vie ? Pas grand-chose. Pourquoi alors ne pas suivre l’exemple de quelqu’un dont on sait avec plus de certitude ce qu’il a vraiment fait ? Et si sa vie réelle n’a pas d’importance, pourquoi ne pas inventer de toutes pièces un personnage dont la vie serait encore plus admirable et qu’on nous inviterait à imiter ? Finalement, les morales religieuses rencontrent un problème semblable à celui qui est soulevé par l’interprétation non littérale des Écritures : plus aucun croyant ne veut suivre à la lettre, en matière éthique, toutes les prescriptions bibliques. Mais comment fait-on le tri, si ce n’est en utilisant des idées morales indépendantes de la révélation ? Et s’il faut évaluer cette dernière au nom de critères qui lui sont extérieurs, à quoi peut-elle bien servir ? On entend souvent dire – et l’on cite Hume à ce sujet – qu’on ne peut pas déduire logiquement des jugements de valeur à partir de jugements de fait. C’est certainement vrai, mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas une façon scientifique de raisonner en matière éthique qui, à nouveau, s’oppose à l’attitude religieuse. Cette approche est l’utilitarisme qui repose sur un seul principe éthique non factuel, à savoir qu’il faut globalement maximiser le bonheur. Ce principe ne peut évidemment pas être justifié scientifiquement. Mais, une fois qu’il est admis, à cause de son caractère intuitivement évident, tous les autres jugements moraux sont ramenés à des jugements du type : est-ce que telle ou telle action tend à augmenter le bonheur global ? Et ces jugements-là sont factuels. Évidemment, les adversaires de cette approche font vite remarquer que la notion de bonheur est vague et que les calculs utilitaristes sont souvent impossibles à effectuer. Tout cela est vrai, mais quelle alternative proposer ? On peut justifier a contrario l’utilitarisme en faisant remarquer qu’il est

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difficile d’imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que celui qui la commet sait qu’elle tend à diminuer le bonheur global. L’approche utilitariste choque souvent parce qu’elle s’oppose à deux aspects profondément ancrés dans notre réaction spontanée face aux problèmes éthiques : l’une, c’est le respect des morales traditionnelles, obéissance à l’autorité, à la communauté, à l’État ou aux préceptes religieux ; pour un utilitariste, toutes ces traditions doivent être critiquées et évaluées à l’aune de la maximisation du bonheur total. L’autre aspect, ce sont toutes les volontés de vengeance ou de punition. D’un point de vue utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. En particulier, l’utilitarisme met entre parenthèses le problème de la responsabilité et du libre arbitre ; il n’a pas besoin de nier le libre arbitre ; simplement, il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont « vraiment » libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique la plus prudente. Finalement, pour un utilitariste, il existe des progrès en éthique, comme en sciences, et l’on y arrive également par l’observation et le raisonnement. On peut, en comprenant mieux la nature humaine, découvrir, par exemple, que l’esclavage est mauvais et que l’avortement ne l’est pas. En fin de compte, non seulement une religion dont on aurait évacué tous les jugements de fait se vide de tout contenu, mais la façon religieuse d’aborder les problèmes éthiques s’oppose radicalement à l’approche basée sur une conception rationnelle du monde. CROIRE POUR SE SENTIR BIEN « Je pourrais être plus heureux, et j’aurais sans doute de meilleures manières, si je croyais être descendant des empereurs de Chine, mais tous les efforts de volonté que je pourrais faire en ce sens ne parviendraient pas à m’en persuader, pas plus que je ne peux empêcher mon cœur de battre. » (Steven Weinberg21) Il existe une tradition de « révolte contre la raison », dont on trouve des accents chez des auteurs aussi différents que Pascal et Nietzsche, et qui rejette toute la discussion précédente en admettant volontiers qu’il n’y a pas d’arguments rationnels en faveur de la religion, et qu’en fin de compte il s’agit uniquement d’un choix personnel. On peut croire, même si c’est absurde, surtout si c’est absurde. Ou bien il s’agit d’un engage21. Steven Weinberg, op. cit. p. 230.





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ment, d’un style de vie – on fait les « gestes de la foi », prier et implorer, et l’on finit par croire. Ce genre d’attitude est devenu de plus en plus populaire avec la montée du « postmodernisme » et, plus généralement, de l’idée que ce qui est important n’est pas de savoir si ce qu’on dit est vrai ou faux, ou peut-être même que la distinction entre vrai et faux n’a pas de sens. Ce qui compte, ce sont les effets pratiques d’une croyance ou le rôle social qu’elle joue dans un groupe donné. Dans la variante postmoderne la plus extrême de cette tradition, le problème de la contradiction entre différentes croyances religieuses ne se pose pas. On a recours à la doctrine des vérités multiples, c’est-à-dire que des idées mutuellement contradictoires peuvent être simultanément vraies. L’un croit au ciel et à l’enfer, l’autre à la réincarnation, un troisième pratique le New Age et un quatrième pense avoir des extra-­terrestres parmi ses ancêtres. Toutes ces vues sont « également vraies » mais avec un qualificatif du genre, « pour le sujet qui y croit » ou « à l’intérieur de sa culture ». Je ne peux que partager le sentiment d’étonnement que ressentent beaucoup de croyants orthodoxes face à cette multiplication des ontologies. Comme il est inutile d’attaquer ce genre de positions au moyen d’arguments rationnels, je vais me contenter de faire deux remarques à caractère moral22. Premièrement, cette position n’est pas sincère et cela se remarque dans les choix de la vie courante : lorsqu’il faut choisir une maison, acheter une voiture, confier son sort à une thérapeutique, même les subjectivistes les plus acharnés comparent différentes possibilités et tentent d’effectuer des choix rationnels23. Ce n’est que lorsqu’on se tourne vers des questions « métaphysiques », qui n’ont pas de conséquences pratiques immédiates, que tout devient une question de désir et de choix subjectifs. Ensuite, cette position est dangereuse, parce qu’elle sousestime l’importance de la notion de vérité objective, indépendante de nos désirs et de nos choix : lorsqu’aucun critère objectif n’est disponible pour départager des opinions contradictoires, il ne reste que la force et la violence pour régler les différends. En particulier, sur le plan politique, la vérité est une arme que les faibles ont face aux puissants, pas l’inverse. 22. Pour une critique générale du pragmatisme, en particulier lorsqu’il est utilisé pour défendre la religion, voir les chapitres 29 et 30, consacrés à William James et à John Dewey de Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale, traduit de l’anglais par Hélène Kern, Paris, Gallimard, 1952. 23. Encore que, en ce qui concerne les thérapeutiques, leurs choix soient parfois bizarres.

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Finalement, Steven Weinberg fait une remarque perspicace à propos du subjectivisme religieux : « Il est très étrange que l’existence de Dieu, la grâce, le péché, l’enfer et le paradis n’aient aucune importance ! Je suis tenté de penser que, si les gens adoptent une telle attitude vis-à-vis des questions théologiques, c’est parce qu’ils ne peuvent se résoudre à admettre qu’ils n’y croient pas du tout24. »

24. Steven Weinberg, op. cit., p. 229.

8 L’ATHÉISME   ET LA LIBRE-PENSÉE…   EN VERVE Verve : n.f. Inspiration vive, chaleureuse ; fantaisie créatrice. Imagination et fantaisie dans la parole. Intelligence. 2

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e plus nocif des legs de Muhammad est peut-être d’avoir soutenu que le Coran est la parole même de Dieu, vraie à jamais, faisant ainsi obstacle à tout progrès intellectuel et oblitérant tout espoir de liberté de pensée qui seuls permettraient à l’islam d’entrer dans le XXIe siècle. *** Il n’existe pas de différence entre l’islam et l’intégrisme islamique. Les principes contenus dans le Coran sont antithétiques au progrès moral. Ibn Warraq (env. 1946)

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Nous sommes empoisonnés de religion. Nous sommes habitués à voir des curés qui sont à guetter la faiblesse et la souffrance humaines, afin d’achever les mourants d’un coup de sermon qui fera réfléchir les autres. Je hais cette éloquence de croque-mort. Il faut prêcher sur la vie, non sur la mort ; répandre l’espoir, non la crainte ; et cultiver en commun la joie, vrai trésor humain. C’est le secret des grands sages, et ce sera la lumière de demain. *** [La Bible] est le plus beau succès de librairie que l’on avait vu ; et cela prouve que les hommes ne sont pas difficiles. Alain (1868-1951) Referme ton Coran. Pense et regarde librement le ciel et la terre. Omar Khayyam (1048-1122) Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu et de me voir privé, par là, du plaisir de l’insulter plus positivement. Marquis de Sade (1740-1814) Il suffit parfois de citer : Journal : En quoi le bouddhisme tibétain peut-il apporter du réconfort aux victimes de traumatismes, tels que celui du tsunami ? Le dalaï-lama : C’est la loi du karma : ces événements se produisent à cause du karma de chacun. Cette prise de conscience peut aider à réduire la colère et la frustration. Journal : Sous-entendez-vous que ceux qui ont péri durant le tsunami avaient un mauvais karma ? Le dalaï-lama : Bien sûr. Tout comme ma génération de Tibétains. Il y a beaucoup de souffrances mais elles sont dues à nos propres manquements et erreurs. Pas seulement durant cette vie, mais pendant les précédentes.





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(Métro, le 7 juillet 2005) Sachez donc, mes chers amis, sachez que ce n’est qu’erreurs, abus, illusions et impostures, de tout ce qui se débite et de tout ce qui se pratique dans le monde pour le culte et l’adoration des dieux. Toutes les lois et ordonnances qui se publient sous le nom et l’autorité de Dieu, ou des dieux, ne sont véritablement que des inventions humaines, non plus que tous ces beaux spectacles de fêtes et de sacrifices ou d’offices divins, et toutes ces autres superstitieuses pratiques de religion et de dévotion qui se font en leur honneur. *** L’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier des tyrans aura été pendu avec les tripes du dernier prêtre. Jean Meslier (1664-1729) La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. Stendhal (1783-1842) Écrasons l’infâme ! *** Prier Dieu, c’est se flatter qu’avec des paroles on changera la nature. *** La religion existe depuis que le premier hypocrite a rencontré le premier imbécile ! *** On prétend que Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. *** Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense : notre crédulité fait toute leur science. *** Ceux qui peuvent vous faire croire des absurdités peuvent vous faire commettre des atrocités.

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Voltaire (1694-1778) Jésus-Christ a une quéquette/Pas plus grosse qu’une allumette/ Il s’en sert pour faire pipi/ Vive la quéquette à Jésus-Christ. Anonyme On dit que le Christ n’a jamais ri une seule fois dans sa vie. C’est que personne n’a jamais pensé à lui dire que sa mère était vierge. *** Autrefois les chrétiens nous disaient qu’il fallait respecter leurs croyances parce qu’ils les avaient reçues de Dieu ; maintenant ils nous disent qu’il faut les respecter parce qu’elles sont partagées par des hommes ; bientôt ils nous diront qu’il faut les respecter parce que ce sont des hommes qui les ont forgées de toutes pièces. René Pommier (1933-    ) La croyance en Dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout où l’on admet un Dieu, il y a un culte ; partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Denis Diderot (1713-1784) Les habitants de la terre se divisent en deux : ceux qui ont un cerveau et pas de religion, et ceux qui ont une religion mais pas de cerveau. Abou-Ala al-Maari (XIe siècle) Je ne sais pas si Dieu existe. Mais, s’il existe, j’espère qu’il a une bonne excuse. Woddy Allen (1935- ) Les imams et les muphtis de toutes les sectes me paraissent plus faits qu’on ne croit pour s’entendre ; leur but commun est de subjuguer, par la superstition, la pauvre espèce humaine. Jean le Rond d’Alembert (1717-1783)





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Créationnisme : la théorie selon laquelle Rome a été construite en un jour. Margaret Mead (1901-1978) La religion s’oppose de manière fondamentale à tout ce que je vénère : le courage, une pensée claire, l’honnêteté, la fantaisie, l’équité et, pardessus tout, l’amour de la vérité. Henry Mencken (1880-1956) C’est une affaire de simple bon sens : je ne crois pas en dieu — en aucun dieu. Charlie Chaplin (1889-1977) La Bible est de tous les livres celui qui a été à la fois le plus lu et le moins attentivement examiné. *** Un seul maître d’école est plus utile que cent prêtres. Thomas Paine (1737-1809) Je ne connais qu’une Église : c’est la société des hommes. Mauriac, l’eau bénite qui fait « pschitt ! » *** La religion, c’est l’échappatoire de ceux qui sont trop lâches pour se reconnaître responsables de leurs propres destinées. Jean-Paul Sartre (1905-1980) Le monothéisme judéo-chrétien est le stalinisme de l’Antiquité. Cioran (1911-1995)

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Et puis je veux encore Lancer des pierres au ciel En criant Dieu est mort Une dernière fois Jacques Brel (1929-1978) — Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu ? — C’est comme si vous me demandiez pourquoi je ne crois pas au crocodile volant. André Breton (1896-1966) La foi sauve, donc elle ment. *** Dieu, ce dépotoir de nos rêves ! *** On n’a jamais tant parlé de Dieu depuis qu’il est mort. Jean Rostand La métaphysique, c’est un restaurant où l’on vous donne un menu de 35 000 pages et pas de nourriture. Robert M. Pirsig (1928-    ) Je voudrais avoir la foi, la foi de mon charbonnier, Qui est heureux comme un pape et con comme un panier. Brassens (1921-1981) *  *  *





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INTERMÈDE : PAROLES DE CROYANTS Si l’hérétique était mon propre père, je réunirais moi-même le bois pour le brûler. Pape Paul IV (1476-1559) Mussolini est un homme charmant. Vous m’entendez ? Un homme charmant. Pape Pie XI (1857-1939) La propriété privée des moyens de production est commandée par Dieu. Pape Pie XII (1876-1958) La mort du païen est une gloire pour le chrétien. Saint Bernard de Clairvaux (1091-1153) La femme est l’instrument qu’emploie le diable pour posséder nos âmes. Saint Cyprien (vers 200-258) Tuez-les tous, car Dieu saura reconnaître les siens ! Arnaud Amalric, abbé de Citaux, légat du pape, lors de la prise de Béziers, en 1209. Qu’on interdise aux Juifs chez nous et sur notre sol, sous peine de mort, de louer Dieu, de prier, d’enseigner, de chanter. Martin Luther (1483-1546)

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Si donc la femme n’est pas voilée, qu’elle se tonde aussi ! Mais si c’est honteux pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle se voile ! Car l’homme n’est pas obligé de se voiler la tête : il est l’image et la gloire de Dieu ; la femme est la gloire de l’homme. Saint Paul, Lettre aux Corinthiens, 11.6 C’est le bon Dieu qui m’a donné mon argent. John D. Rockefeller (1839-1937) Je pense que c’est une très belle chose que les pauvres acceptent leur sort et le partagent avec la passion du Christ. Je pense que le monde est énormément aidé par la souffrance des pauvres. Mère Teresa (1910-1997) Les bons chrétiens devraient se méfier des mathématiciens […]. Il est probable que les mathématiciens ont fait un pacte avec le diable pour assombrir l’esprit et confiner l’homme aux limites de l’enfer. Saint Augustin (354-430) Après que le ministre des Affaires étrangères du Reich lui eut transmis les hommages du Führer, le pape ouvrit l’entretien en rappelant ses dixsept années d’activité en Allemagne. Il dit que ces années passées dans l’orbite de la culture allemande correspondaient certainement à la période la plus agréable de sa vie, et que le gouvernement du Reich pouvait être assuré que son cœur battait, et battrait toujours, pour l’Allemagne. Extrait du rapport sur la conversation du 11 mars 1940 entre von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich nazi, et Pie XII. Archives secrètes de la Wilhelmstrasse, RAM. 10A. J’en suis convaincu : Dieu parle à travers moi. G.W. Bush (1946-    )





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L’exemple d’un pape qui souffre est très important. Souffrir est une manière particulière de prêcher. Benoît XVI (1927-    ) La guerre de Hitler est une noble entreprise pour la défense de la culture européenne. Cardinal Baudrillart (1859-1942) Le peuple allemand sait qu’il mène une guerre juste. Le peuple allemand doit remplir une grande tâche, notamment devant le Dieu éternel. Le Führer et chef suprême a plus d’une fois imploré, au cours de cette année de guerre écoulée, la bénédiction de Dieu pour notre bonne et juste cause. Mgr Markoaski, aumônier général de la Wehrmacht. L’Anschluss est voulu par Dieu. Le nazisme est une réaction chrétienne contre l’esprit de 1789. Franz Von Papen (1879-1969), camérier secret du pape Bénis soient les canons si, dans les brèches qu’ils ouvrent, fleurit l’Évangile. Mgr Câmara (1909-1999), évêque de Carthagène pendant la guerre civile d’Espagne Pour la toute première fois, tout est en place pour la bataille d’Armageddon et la deuxième venue du Christ. Ronald Reagan (1911-2004) Et Sihon sortit à notre rencontre, lui et tout son peuple, à Jahats, pour livrer bataille.

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Et l’Éternel, notre Dieu, le livra devant nous ; et nous le battîmes, lui, et ses fils, et tout son peuple ; et nous prîmes toutes ses villes, en ce temps-là, et nous détruisîmes entièrement toutes les villes, hommes et femmes, et enfants ; nous ne laissâmes pas un réchappé ; seulement, nous pillâmes pour nous les bêtes et le butin des villes que nous avions prises. Deutéronome, 2-32 à 2-35 Âme Haine ! (Jacques Prévert) Et …

REPRISE DES HOSTILITÉS La religion est à mes yeux une affaire à prendre au sérieux : elle est une mixture de non-sens imposé d’autorité, de misogynie et d’humilité, l’éternelle ennemie de la liberté et du bonheur des êtres humains. Katha Pollitt (1949-    ) Ils sont arrivés avec une Bible et leur religion, ont volé notre territoire et mutilé nos esprits ; à présent ils nous disent que nous devrions les remercier de nous avoir sauvés. Chef Pontiac (1718-1769) Foi : croyance sans preuve en ce qui est raconté par quelqu’un qui parle sans savoir de ce qu’il ne comprend pas. *** Infidèle : à New York, qui ne croit pas à la religion chrétienne. À Constantinople, qui y croit. ***





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Prêtre : un homme qui prend en charge notre vie spirituelle afin d’améliorer sa vie matérielle. *** Prier : demander que les lois de l’univers soient abrogées en faveur d’un suppliant particulier qui, de son propre aveu, est sans mérite. *** Religion : une fille de l’Espoir et de la Peur qui explique à l’Ignorance la nature de l’Inconnaissable. Ambrose Gwinett Bierce (1842-1914) Le clergé est une compagnie qui a le privilège exclusif de voler par séduction. Helvétius (1715-1771) Avant d’aller communier, si vous sucez quelqu’un, n’avalez pas le foutre, vous ne seriez plus à jeun. *** Si vous baisez l’après-midi dans une église de campagne, ne vous lavez pas le cul dans le bénitier. Loin de purifier votre péché, vous l’aggraveriez. Pierre Louys (1870-1925) Si Dieu existait, il faudrait s’en débarrasser. Bakounine (1814-1876) Le casque aussi bien que la calotte amoindrit le cerveau. *** Enfer chrétien, du feu. Enfer païen, du feu. Enfer mahométan, du feu. Enfer hindou, des flammes. À croire que Dieu est né rôtisseur. Victor Hugo (1802-1885)

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Faut pas croire : en comptant tous les dieux, les demi-dieux, quarts de dieux, etc., il y a déjà eu 62 millions de dieux depuis les débuts de l’humanité ! Alors les mecs qui pensent que le leur est le seul bon […]. Ça craint un max ! *** Le pape ne croit pas en Dieu ; vous avez déjà vu un prestidigitateur qui croit à la magie, vous ? *** C’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ! *** Y a-t-il une vie après la mort ? Seulement Jésus pourrait répondre à cette question. Malheureusement il est mort. *** Un jour, Dieu a dit : « Je partage en deux : les riches auront de la nourriture, les pauvres auront de l’appétit ». Coluche (1944-1986) Dieu est un fourbe : il donne le double exemple de la fécondation artificielle et de l’adultère en engrossant la femme d’un autre par l’entremise d’un ange messager, et après il interdit l’usage de l’une et de l’autre. *** Dieu est un taquin sadique : il crée les hommes faillibles et il les punit s’ils pêchent. Cavanna (1923-    ) Tout homme sensé ne peut croire ni Dieu, ni enfer, ni esprit, ni diable de la manière qu’on en parle communément. D’Holbach (1723-1789) Croire en dieu équivaut à se tuer. La foi n’est qu’un mode de suicide. Louis Scutenaire (1905-1987)





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Des siècles durant, les mystiques de l’esprit ont gagné leur vie par un racket de protection : ils ont rendu la vie sur Terre intolérable, puis ont facturé la consolation et le répit. Ayn Rand (1905-1982) La Foi est assez puissante pour immuniser contre la tendance à pardonner, à prendre en pitié et à ressentir des sentiments humains décents. Elle immunise même contre la peur, pour autant que les croyants croient qu’une mort de martyr les enverra directement au paradis. Quelle arme ! La Foi religieuse mérite qu’un chapitre lui soit consacré dans les annales de la technologie martiale, au même titre que l’arc, le cheval de guerre, le tank ou la bombe à hydrogène. Richard Dawkins (1941-    ) L’idée de Dieu fut jusqu’à présent la plus grande objection contre l’existence... Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là seulement nous sauvons le monde. Friedrich Nietzsche (1844-1900) Si vous priez assez longtemps pour de la pluie, elle finira par arriver. La même chose se produit si l’on ne prie pas. Steve Allen (1921-2000) Pour être bien certain que mon blasphème est entièrement exprimé, j’affirme ici mon opinion que la notion de dieu est un superstition, que rien ne permet d’affirmer l’existence d’un dieu ou de dieux, que les diables, les démons, les anges et les saints sont des mythes, qu’il n’y a pas de vie après la mort, qu’il n’y a pas d’enfer ou de paradis, que le pape est un bigot et un dangereux dinosaure du Moyen Âge et que le Saint-Esprit est un personnage de bande dessinée qui devrait susciter le rire et la dérision. J’accuse le dieu des chrétiens de meurtre parce qu’il a permis l’holocauste, sans rien dire des nettoyages ethniques qui sont en ce moment même accomplis par des chrétiens dans notre monde, et je condamne et

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calomnie cette mythique divinité pour son appui au racisme et pour la dégradation des femmes. James Randi (1928-    ) J’ai prié pendant des années et n’ai reçu aucune réponse. Jusqu’au jour où j’ai prié avec mes jambes. Frederick Douglass (1818-1895), esclave en fuite Deux mains à l’ouvrage font plus que mille qu’on rapproche pour prier. Anonyme Je suis athée parce que rien ne prouve que dieu existe. Et c’est tout ce qu’on devrait avoir à dire : pas de preuve, pas de foi. Dan Barker (1949-    ) Ce qu’on affirme sans preuve peut être nié sans preuve. Euclide (IVe siècle av. J.-C.) Je suis athée. Il m’a fallu du temps avant de pouvoir le dire. Je suis athée depuis des années, mais je trouvais qu’il était en quelque sorte intellectuellement peu respectable de se dire athée puisqu’on faisait alors comme si l’on était en possession d’un savoir qu’on ne possédait pas. Il était donc préférable de se dire agnostique ou humaniste. Je n’ai toujours pas ce qu’il faudrait pour prouver que dieu n’existe pas, mais je soupçonne fortement que c’est le cas et je ne veux pas perdre mon temps. Isaac Asimov (1920-1992)





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L’école est la vraie concurrence du temple. *** L’islam est contraire à l’esprit scientifique, hostile au progrès ; il a fait des pays qu’il a conquis un champ fermé à la culture rationnelle de l’esprit. *** Seigneur, s’il y a un Seigneur ; sauvez mon âme, si j’ai une âme. Ernest Renan (1823-1892) Dieu, celui que tout le monde connaît… de nom. Jules Renard (1864-1910) Judaïsme : n.m. religion des juifs, fondée sur la croyance en un Dieu unique, ce qui la distingue de la religion chrétienne, qui s’appuie sur la foi en un seul Dieu, et plus encore de la religion musulmane, résolument monothéiste. *** Si j’étais Dieu, je ferais croire que j’existe. *** L’œil humain est une mécanique merveilleuse dont la réussite parfaite nous conforte dans notre foi en dieu. On regrettera seulement que l’œil du cochon d’Inde ou du verrat périgourdin bénéficie de la même géniale complexité Pierre Desproges (1939-1988) Allô allô Saint-Père vous m’entendez ***

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athée A comme absolument athée T comme totalement athée H comme hermétiquement athée E accent aigu comme étonnement athée E comme entièrement athée *** Les religions ne sont que les trusts des superstitions. La théologie, c’est simple comme dieu et dieu font trois. Dans chaque église, il y a toujours quelque chose qui cloche. Une foi est coutume. *** Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en a d’autres qui entrent en transe sans danser. Ce phénomène s’appelle la Transcendance et dans nos régions il est fort apprécié. Jacques Prévert (1900-1977) On n’arrive pas à imaginer des théoriciens évolutionnistes signant un document dans lequel ils promettraient de ne jamais dévier de l’interprétation littérale du texte de De l’origine des espèces, de Charles Darwin. Michael Ruse (1940-    ) Quiconque me parle de Dieu en veut à ma bourse ou à ma liberté. Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) Si j’étais omnipotent et que je disposais de millions d’années pour mener des expérimentations, je ne considèrerais pas que l’homme, le résultat final de mes efforts, soit une raison de se vanter. *** Mon point de vue sur la religion est le même que Lucrèce. Je la tiens pour une maladie née de la peur et pour une indicible source de misère pour l’espèce humaine. Je ne peux cependant nier qu’elle a contribué à la civilisation. Elle a aidé, il y a longtemps, à établir le calendrier et elle a





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amené les prêtres égyptiens à rapporter les éclipses avec tant de soins qu’ils devinrent capables de les prédire. Je suis disposé à reconnaître ces deux contributions : mais je n’en connais pas d’autres. *** Si mon souvenir est bon, il n’y a pas dans les Évangiles un seul mot qui vante les vertus de l’intelligence ; sur ce sujet, plus encore que sur bien d’autres, les ministres du culte restent fidèles à l’enseignement des Évangiles. *** On dit souvent que c’est un grand mal de s’attaquer aux religions parce que la religion rend l’homme vertueux. C’est ce qu’on dit ; je ne l’ai jamais observé. *** Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de cette théière était décrite dans d’anciens livres, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque éclairée ou de l’Inquisition en des temps plus anciens. Bertrand Russell (1872-1970) On constate que les règnes longs sont toujours déplorables. Dieu est éternel : jugez vous-mêmes. Chamfort (1741-1794) Je ne crois pas en un dieu personnel : cela, je ne l’ai jamais nié et je l’ai au contraire clairement laissé savoir. S’il y a en moi quelque chose qui puisse être appelé religieux, c’est l’admiration sans limite que je ressens à

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contempler la structure du monde telle que la science peut nous la révéler. Je ne crois pas en l’immortalité de l’individu et je considère que l’éthique est une affaire exclusivement humaine derrière laquelle on ne trouvera aucune autorité supra-humaine. A. Einstein (1879-1955) Le célibat des prêtres serait une excellente chose si la profession ne pouvait s’exercer que de père en fils. *** Du progrès dans l’histoire : panthéisme, polythéisme, monothéisme, athéisme. *** Si l’athéisme était une foi, ne pas jouer au hockey serait un sport d’hiver. *** Bonne nouvelle : le curé est comestible ! *** On ne sait toujours pas comment expliquer de manière convaincante le fait que certains enfants ont des amis imaginaires ; mais en ce qui concerne les adultes, qu’il s’agisse de Bouddha, de Yahvé, de Jésus, d’Allah, des anges gardiens et d’innombrables autres petits amis, on sait : c’est à cause de leur éducation religieuse. Manon Boner-Gaillard (1958-    ) Les religions sont comme les lucioles : elles ont besoin de la nuit pour briller. Arthur Schopenhauer (1788-1860) Le commun des mortels tient la religion pour vraie, les sages la tiennent pour fausse tandis que les dirigeants la tiennent pour utile. Sénèque (4 av. J.-C.–65 ap. J.-C.)





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En religion, est-il une erreur damnable qu’un front sévère ne sanctifie et ne fasse passer au moyen d’un texte qui en cachera la grossièreté sous une séduisante parure ? Shakespeare (1564-1616) Pourquoi devrions-nous demander conseil au pape en matière de sexualité ? S’il y connaît quelque chose, il ne devrait pas ! George Bernard Shaw (1856-1950) La seule raison pour laquelle Staline et Hitler ont tué plus de personnes que l’Inquisition est que Torquemada n’avait ni chambres à gaz ni mitraillettes. Michael Shermer (1954-    ) Le christianisme n’a rien à offrir à une personne heureuse. De même qu’il doit détruire la raison pour introduire l’idée de foi, il doit détruire le bonheur pour introduire celle de Salut. George H. Smith (1949-    ) Si un triangle pouvait parler, il dirait que Dieu est éminemment triangulaire, tandis qu’un cercle dirait que la nature divine est éminemment circulaire. Baruch Spinoza (1632-1677) Imagine there’s no countries It isn’t hard to do Nothing to kill or die for And no religion too John Lennon (1940-1980)

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À quoi bon essayer de convertir les Algonquins : ce serait leur faire abandonner leurs superstitions pour adopter les nôtres. Henry David Thoreau (1817-1862) La foi, c’est croire ce qu’on sait ne pas être. *** Un homme est admis dans une Église pour ce qu’il croit et il en est mis à porte pour ce qu’il sait. *** Ce ne sont pas les passages que je ne comprends pas qui me dérangent dans la Bible, mais ceux que je comprends. *** Allez au paradis pour le climat, mais en enfer pour les gens. *** Je n’ai pas peur de la mort : c’est que j’ai été mort des milliards et des milliards d’années avant de naître et que cela ne m’a pas causé le moindre inconvénient. Mark Twain (alias Samuel Clemens, 1835-1910) Le plus grand avantage qu’il y a à croire en Dieu est qu’on n’a plus à comprendre quoi que ce soit : plus de physique, plus de biologie. Moi, je voulais comprendre. James Watson (1928-    ) Avec ou sans la religion, des bonnes personnes feraient de bonnes actions et des mauvaises personnes feraient de mauvaises actions. Mais la religion est nécessaire pour faire accomplir de mauvaises actions à de bonnes personnes. *** La plupart des scientifiques que je connais ne s’intéressent même pas assez à la religion pour se dire athées. Steven Weinberg (1933-    )





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Le pire défaut du fanatique est sa sincérité. *** Je pense que Dieu, en créant l’homme, a surestimé ses capacités. Oscar Wilde (1854-1900) La Bible nous demande d’être semblables à Dieu puis, page après page, nous le présente comme un meurtrier en série. Cela pourrait bien être la plus importante clé permettant de comprendre le comportement politique de la civilisation occidentale. Robert Anton Wilson (1932-    ) J’ai relu le Livre de Job, hier soir ; l’image de Dieu qui en émane n’est pas à son avantage. Virginia Woolf (1882-1941) Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui chez les mortels provoque opprobre et honte : vols, adultères et tromperies réciproques. *** Les mortels s’imaginent que les dieux sont engendrés comme eux et qu’ils ont des vêtements, une voix et un corps semblables aux leurs. *** Oui, si les bœufs et les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des œuvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles à des chevaux, et les bœufs pareilles à des bœufs, bref des images analogues à celles de toutes les espèces animales. *** Les Éthiopiens disent de leurs dieux qu’ils sont camus et noirs, les Thraces qu’ils ont les yeux bleus et les cheveux rouges. Xénophane (570-480 av. J.-C.) Avec les pierres de la loi, on a bâti les prisons ; avec les briques de la religion, les bordels. William Blake (1757-1827)

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Légères difficultés à méditer pour qui veut perdre son temps Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. (Luc, 5, 29) Mais… Amenez ici mes ennemis qui n’ont pas voulu que je règne sur eux et égorgez-les en ma présence. (Luc, 19, 27) *  *  * Moi et le Père nous sommes un. (Jean, 10 : 30) Vous avez entendu ce que je vous ai dit : « Je m’en vais, et je reviens vers vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père ; car le Père est plus grand que moi. » (Jean, 14 : 28) *  *  * Car en six jours l’Éternel a fait les cieux et la terre, et le septième jour il a cessé son œuvre et il s’est reposé. Exode, 31 : 17 Jacques Prévert demandait à ce propos qui pourrait bien vouloir d’un dieu qui se repose. La réponse se trouve peut-être ici : Ne le sais-tu pas ? Ne l’as-tu pas appris ? C’est le Dieu d’éternité, l’Éternel, Qui a créé les extrémités de la terre ; Il ne se fatigue point. Esaïe, 40 : 28. *  *  *



8. L’ATHÉISME ET LA LIBRE-PENSÉE… EN VERVE



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L’Éternel parlait avec Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. Exode, 3 : 11 Personne n’a jamais vu Dieu ; Jean, 1 : 18 À y perdre son hébreu… *  *  * Si c’est moi qui rends témoignage de moi-même, mon témoignage n’est pas vrai. Jean, 5 : 31 Je rends témoignage de moi-même. Jean, 8 : 18 *  *  * Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse. Et l’homme qui possède l’intelligence ! Proverbe, 3 : 13 Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. Ecclésiaste, 1 : 18 *  *  * Honore ton père et ta mère. Exode, 20 : 12

Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Luc, 14 : 26 *  *  * Puis Il coula la mer en métal fondu, de dix coudées de bord à bord, à pourtour circulaire, de cinq coudées de hauteur ; un fil de trente coudées en mesurait le tour. Chroniques 4 : 2 (Bref : π vaudrait 3. Ce qui est un peu gênant pour les promoteurs de la thèse de la vérité littérale de la Bible…) *  *  * Incongruités, absurdités et contradictions abondent dans tous les livres saints. On consultera à ce propos, en ce qui concerne la Bible :

BURR, William Henry, Self-Contradictions of the Bible, 1859. Nombreuses rééditions. FOOTE, G.W., et W.P. BALL, The Bible Handbook, American Atheist Press, 1986.

Annexe

Acte d’apostasie C

e formulaire, donné à titre d’exemple, a été préparé par le Mouvement laïque québécois et est reproduit avec son aimable autorisation.

On le trouvera sur Internet à http://www.mlq.qc.ca/vx/8_­apostasie/ apostasie.html. 2 ACTE D’APOSTASIE À QUI DE DROIT MOI, soussigné(e) Prénom : Nom de famille : Adresse : Adresse de courriel : Tél. : Né(e) le (Ville, province / État, pays) (Date) Baptisé(e) Oui/Non : Si oui, dans quelle paroisse ?

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LÀ-HAUT, IL N’Y A RIEN — Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

Ville, province ou état, pays : Nom de la ville principale proche : Baptisé(e) : dans le diocèse de : Prénom de ma mère : Son nom de fille : Prénom de mon père : Son nom de famille : JE certifie par la présente ne plus vouloir être membre de la religion À l’endroit où mon nom apparaît dans un Registre baptismal, je souhaite qu’il y soit indiqué : « A renoncé à son baptême par lettre datée du

. »

De plus, prière d’avoir la gentillesse de supprimer mon nom de la liste baptismale du diocèse concerné et de m’envoyer un document faisant mention de ce retrait. En foi de quoi, je fais cet acte d’apostasie en présence des deux témoins soussignés. Fait à          ce            e jour de             20 Signature : Premier témoin : (Nom et prénom) (EN LETTRES MOULÉES) (Signature) Second témoin : (Nom et prénom) (EN LETTRES MOULÉES) (Signature)

.

Rien Sous la direction de

J’ai conçu la présente anthologie comme une ressource réunissant des textes et des idées susceptibles d’aider qui le voudra à approfondir sa connaissance d’une riche tradition de pensée et de militantisme, une tradition qui me semble conserver aujourd’hui sa fraîcheur et sa pertinence, tout particulièrement en ces heures de laïcité supposée ouverte et de multiplication des accommodements avec la religion.

Normand Baillargeon Dans cet ouvrage, des penseurs de toutes les époques et de diverses cultures exposent les grandes positions que l’on retrouve au sein de la famille de l’incroyance, les principaux arguments pour et contre l’existence de Dieu, les explications naturalistes des sources de la croyance religieuse, les méfaits de la religion, les éthiques non religieuses et le principe de laïcité dans l’espace public et en éducation. Anthologie de l’incroyance et de la libre-pensée

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Quand la philosophie fait

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il n’y a rien

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Là-haut,

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ISBN 978-2-7637-8761-9 Philosophie