Johannes Vermeer
 9781780426402, 1780426402

Table of contents :
VERMEER, LE PEINTRE SUPREME......Page 5
CE QUE L'ON SAIT DE JOHANNES VERMEER DE DELFT......Page 14
VERMEER, OUBLIE ET REDECOUVERT......Page 31
CARACTERISTIQUES DE LA TECHNIQUE DE VERMEER......Page 43
VERMEER ET LA PEINTURE MODERNE......Page 60
BIOGRAPHIE......Page 77
LISTE DES ILLUSTRATIONS......Page 80

Citation preview

Johannes

Vermeer

Texte : Philip L. Hale Traduction : Marion Olivier Mise en page : Baseline Co Ltd 127-129 A Nguyen Hue Fiditourist, 3e étage District 1, Hô Chi Minh-Ville Vietnam © Parkstone Press International, New York, USA © Confidential Concepts, worldwide, USA Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition. ISBN :

978-1-78042-640-2

Johannes Vermeer

4

VERMEER, LE PEINTRE SUPREME

L

es grands artistes se révèlent via un procédé d’élimination. Désigner Johannes Vermeer de Delft comme le plus grand peintre qui ait jamais existé peut sembler audacieux. Cependant, dans l’art de la peinture simple et pure, il fut le premier d’entre tous à bien des égards. Bien entendu, il existait de grands artistes tels que Velázquez, Rubens, et Rembrandt, qui firent des merveilles, mais aucun d’entre eux n’avait jamais imaginé parvenir à une teinte en créant une relation particulièrement équilibrée entre les valeurs des couleurs. Diverses qualités présentes dans l’Œuvre de Vermeer sont celles que revendiquaient les plus grands peintres : son ébauche, la valeur de ses couleurs, ses espaces, son pointillé occasionnel ; des qualités qu’il est rare d’observer chez les autres grands maîtres. Vermeer est admiré pour s’être confronté à ce qui semblait être d’importants problèmes ou motifs et pour les avoir résolus dans l’ensemble. Et grâce à cela il assimila calme, aplomb et finition, considérées comme les caractéristiques des grands maîtres. Il est vrai que Vermeer ne rencontra pas toujours un franc succès. Personne ne peut connaître un succès éternel et personne sans nul doute ne le connaîtra jamais. Il est ridicule d’attribuer toutes les vertus à un héros ; il suffit de souligner les qualités qu’il possède. Dans l’ensemble, Vermeer possède davantage de grandes qualités et moins de défauts que tous les autres peintres de tout lieu et de tout temps. Il est né en 1632 et mort en 1675 à l’âge de quarante-trois ans ; et c’est en le comparant avec les autres grands artistes de son époque et de son pays que sa supériorité est encore plus manifeste. Comparé à lui, Terboch semble sordide et maniéré ; de Hooch, émotionnel et assommant ; même Metsu, sans doute le technicien le plus accompli de tous, semble plutôt artificiel et en aucune façon sensible aux valeurs des couleurs. Chacun d’entre eux possède bien entendu d’extraordinaires qualités, mais Vermeer parvint à combiner la plupart de leurs grandes qualités tout en évitant nombre de leurs défauts.

1. Diane entourée de ses nymphes, 1653-1654. Huile sur toile, 97,8 x 104,6 cm. Mauritshuis, La Haye.

5

L’excellence fondamentale de son art réside dans sa perception visuelle – ce qui le différencie des autres peintres. Alors qu’ils possédaient le génie du dessin et de la coloration, lui possédait celui de la vision. Lors de l’étude de son Œuvre, il apparaît qu’il ne faisait que regarder les choses avec plus d’attention que ne le faisaient les autres. Nombre de peintres acquirent un style, un parti pris, qui les obligea à déformer la nature afin qu’elle convienne à leur récit. Vermeer, lui aussi, avait son propre schéma de travail, mais après avoir fait évoluer sa peinture en profondeur, il semble qu’il s’asseyait et qu’il regardait ce qui se trouvait face à lui encore et encore pour voir s’il pouvait ajouter ou modifier quelque chose à cette œuvre pour la rendre plus proche encore de l'aspect réel de la nature – la vraie vérité, comme aimait l’appeler Gustave Courbet. Son rendu presque parfait était le résultat d’une parfaite compréhension.

2. Christ dans la maison de Marthe et Marie, 1654-1655. Huile sur toile, 160 x 142 cm. National Gallery of Scotland, Edimbourg. 3. L’Entremetteuse, 1656. Huile sur toile, 143 x 130 cm. Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. 4. Détail de L’Entremetteuse.

6

Le nom de Vermeer n'est pas synonyme de gloire, dont le sens le plus approprié serait ici notoriété. Depuis 350 ans, on sait si peu de choses sur lui que l’impression de cette ignorance presque totale est devenue permanente. Suivant l’exemple du français qui le redécouvrit, Théophile Thoré, qui l’appelait le « Sphinx de Delft », le grand public qui ne connaissait rien à son sujet – jusqu’à son nom – pensait de lui qu’il était un homme de mystère. On en vint presque à douter de son existence et à se demander comment des peintures aussi enchanteresses et aussi complètes, tout en étant dépourvues d'anecdotes attrayantes, pouvaient être l'œuvre d'un homme si peu connu. En effet, comme expliqué ci-après, beaucoup de ses peintures furent ellesmêmes attribuées à d’autres peintres, certaines par ignorance, d’autres délibérément puisqu’elles se vendaient mieux en empruntant un nom plus en vogue. En vérité, c’est dans l’extraordinaire histoire de son naufrage dans l’oubli que réside la véritable légende de Vermeer. Il sommeilla des siècles durant, puis quitta le monde de l’obscurité pour entrer dans ses jours de gloire. Il n'était pas une figure quelconque à son époque. Une étude a établi les faits suivants : il avait atteint le statut de maître peintre au sein de la Guilde de Saint-Luc de Delft à tout juste vingt-et-un ans ; ses parents provenaient de familles aux moyens dans l’ensemble assez importants ; il fit l’objet d’une mention soulignant qu’il était un jeune homme prometteur dans un poème rédigé alors qu’il avait à peine vingt-deux ans ; à vingt ans, il avait déjà épousé une fille dont la mère le considérait véritablement comme un gendre bon et digne de confiance

7

8

9

10

tout au long de sa courte vie ; il fut durant quatre années distinctes un des six syndics de la Guilde et en fut le président deux années durant ; un expert français lui rendit visite dans son atelier ; il fit l'objet d’une mention particulière dans l’œuvre volumineuse d’un historien local au cours de sa propre vie ; tout au long de sa carrière en tant que peintre de Delft, il s’associa en termes égaux dans des positions responsables avec des hommes plus âgés que lui ; il y a raison de croire que ses peintures lui rapportèrent des sommes conséquentes, puisque selon les chiffres de ventes des années qui suivirent sa mort, ses œuvres furent cédées pour des sommes qui, comparées à celles payées pour les œuvres d'autres peintres, lui étaient favorables. Pourtant, pour une raison ou pour une autre, la réputation de Vermeer se fana, et la gloire qui semblait être la sienne l'ignora. L’une des raisons de sa réputation déclinante peut être le nombre infime de peintures offert aux yeux du public. S’il est vrai que ses années de production, qui d’un point de vue pratique ne peuvent avoir duré plus de vingt ans, n'ont en réalité duré que dix ans, comme le supposent les érudits, le nombre de peintures qu’il a laissé derrière lui doit être revu à la baisse lorsqu’on réalise le temps qui lui était nécessaire pour peindre. Il y a moins de quarante œuvres authentifiées de Vermeer connues à ce jour, et le nombre de perdues, même si on inclut quelques attributions douteuses, est infime. Un peintre rarement cité dans les catalogues de vente ne pouvait élargir sa réputation sans la plus simple des méthodes de publicité – être cité fréquemment ; et avec un nombre si restreint de peintures, les occasions d’offrir une peinture de Vermeer se firent rares. En 1833, John Smith rédigea son œuvre en neuf volumes sur les peintres hollandais, flamands et français les plus éminents. Il consacra quelques lignes à Vermeer et, suivant une curieuse logique, il nota ceci : « Ce peintre est si peu connu, en raison de la rareté de ses œuvres, qu’il est difficile d’expliquer l’excellence que nombre de ses œuvres révèlent. » Inexplicable ou non, « l’excellence que nombre de ses œuvres révèlent » fut ce qui apporta à Vermeer la gloire qui lui avait été si longtemps refusée. Au milieu des années 1850, lorsque Théophile Thoré vit la Vue de Delft (p.26) à la Haye, il fut si impressionné par son excellence qu’il entreprit immédiatement sa quête d’œuvres de ce peintre peu connu. Ce fut le commencement. Bien que la gloire de Vermeer grandissait lentement, elle devint alors sûre et régulière.

5. L’Officier et la jeune fille souriant, 1655-1660. Huile sur toile, 50,5 x 46 cm. Frick Collection, New York. 6. La Jeune Fille endormie, 1656-1657. Huile sur toile, 87,6 x 76,5 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York. 7. Détail de La Jeune Fille endormie.

11

12

13

CE QUE L'ON SAIT DE JOHANNES VERMEER DE DELFT Dans les archives de Delft, une petite ville charmante des Pays-Bas célèbre pour sa faïence, le dernier lieu de vie de la famille héroïque des Nassau, où Guillaume d’Orange trouva une mort prématurée dans les mains d’un assassin, la ville de naissance d’Hugo Grotius, érudit et homme d’état, et d’Anthony Van Leeuwenhoek, « le premier chasseur de microbes », il existe différents éléments concernant Vermeer : Dans le registre des baptêmes de la Nouvelle Eglise, parmi sept baptisés en ce jour du 1er octobre 1632 est écrit « un enfant Joannes. Le père est Reynier fils de Janz. La mère, Dingnum, fille de Balthasar ; les témoins Pieter Brammer, Jan, fils de Heyndrick et Martha, fille de Jan. » De la même manière, à la date du 5 avril 1653, on peut lire que « Johannes, fils de Reynier Vermeer, célibataire, vivant sur la place du marché [marié] à Bolnes, jeune fille, de la même ville. » (Maria Tins, la belle-mère de Vermeer, était la veuve de Reynier Bolnes, un briquetier de Gouderack près de Gouda. Selon les registres des propriétés dans lesquels apparaissent les noms de Maria Tins Bolnes et Catharina Bolnes, elle était issue d'une famille aisée.) Dans le registre d’admission de la Guilde de Saint-Luc à Delft, figure son inscription en tant que nouveau membre reçu au sein de la Guilde comme maître peintre. Le registre d’admission indique qu’en 1662 Vermeer avait été fait dirigeant de la Guilde, pour la première fois, servant deux ans durant. Il remplit à nouveau cette même fonction honorable et responsable durant les années 1670 et 1671. Les deux fois il fut élu maître de corporation. Les registres hollandais de l’époque de Vermeer, objets d’intenses recherches par de nombreux archivistes, ont révélé des éléments sur le peintre et les membres de sa famille qui nous éclairèrent sur sa vie et sa position dans la communauté. Par exemple : 8. La Ruelle, 1658. Huile sur toile, 54,3 x 44 cm. Rijksmuseum, Amsterdam.

14

- le 30 novembre 1655, environ deux ans après leur mariage, Vermeer et sa femme empruntèrent deux cents florins à Pieter Claesz Van Ruyven avec quatre et demi pourcent d’intérêt. Une quinzaine de jours plus tard, ils furent dans l’obligation de demander l’aide du père de Vermeer qui emprunta deux cent cinquante florins avec

15

16

cinq et demi pourcent d’intérêt sur une note signée par le capitaine Johan Van Santen. Le 14 décembre 1655, le prêteur non satisfait de cette sécurité, exigea les noms du peintre et de sa femme, comme garantie supplémentaire. - Seulement deux ans plus tard, le 30 novembre 1657, Vermeer et sa femme signèrent une note de deux cents florins devant le notaire J. Van Ophoven, « pour emprunt d’argent ». Le registre indique que tous deux étaient lettrés. Le 19 juillet 1671, Vermeer se présenta et accusa le paiement d’une succession de sa sœur, Geertruijt Vermeer, la moitié de six cent quarante-cinq florins que lui devait son beau-frère, Anthony Van der Wiell. - Le 14 janvier 1672, Johannes Vermeer loua à Johannes Van der Meer sa maison appelée « Mechelen » – la maison où il avait vu le jour et qu’il avait probablement hérité de son père – durant six ans, pour une rente annuelle de cent quatre-vingt florins, comme en témoigna F. Boogert à Delft. - Le 25 janvier 1674, devant le notaire A. Lock à Amsterdam, Hendrick de Schepper, vivant à Amsterdam, et détenteur d’une assignation de Johannes Vermeer, peintre de Delft, expliqua qu’il avait vendu des garanties au cours d’une transaction à laquelle manque le premier point mais le second mentionne des obligations des Pays-Bas et de l'Ouest de la Frise : une de trois cents florins et une autre de cinq cents. Cette note révèle que Vermeer quitta Delft au moins une fois pour affaires à Amsterdam. Il semble que voyager en Hollande par les eaux était une entreprise facile. - Le 5 mars 1675, Vermeer ayant en main la procuration de sa belle-mère, reçut pour son compte un héritage à Gouda. L'habilitation de cette procuration précéda de peu sa mort. Après la mort de Willem Bolnes au cours du printemps suivant, tout cela dut être régi par un accord entre les exécuteurs respectifs des deux parties, celle de Vermeer et celle de Bolnes. - En juillet 1675, peu avant sa mort, Vermeer emprunta mille florins comme en témoigna devant notaire J. Hellerus à Amsterdam. Sa dette fut acquittée le 2 avril 1678 par Maria Tins.

9. Détail de La Ruelle. 10. La Laitière, vers 1658. Huile sur toile, 45,5 x 41 cm. Rijksmuseum, Amsterdam. 11. Détail de La Laitière.

17

18

19

Le contenu de la maison de Vermeer au moment de sa mort est révélé dans un inventaire imprimé pour la première fois dans son intégralité dans Oud Holland en 1885, dans un article du docteur A. Bredius, qui fut de nombreuses années durant le directeur du musée royal Mauritshuis, à la Haye. La maison sur Old Long Dyke contenait des peintures non seulement de Vermeer mais également de son premier associé et probable professeur, Carel Fabritius, de Samuel Hoogstraten, ainsi que ses œuvres qui apparaissent sur le fond de nombreuses de ses peintures. L’inventaire stipule que dans le vestibule de la maison plusieurs peintures étaient exposées dont une peinture de fruit, une vue sur la mer, un paysage, et une peinture de Fabritius. Dans la cuisine, il y avait un grande peinture du Christ sur la croix, deux peintures de visage de Hoogstraten, une nature morte, une Véronique, deux visages peints avec des accessoires turcs, une vue sur la mer, un instrument à cordes et une contrebasse, plus de sept aunes de cuir doré au mur, probablement comme dans La Lettre d’amour (p.68), et L'Allégorie de la Foi (p.72). Au sous-sol on compta, un Christ sur la Croix, une femme avec un collier et d’autres encore, mais tous étaient non signés. Dans la pièce de devant, l’inventaire répertoriait une canne avec un pommeau en ivoire, deux chevalets de peintres, six panneaux, dix toiles, trois liasses de gravures, un bureau et des morceaux de bois. Une note jointe indique d’autres peintures et l’ameublement d’un studio appartenant à la succession, un Mars et Apollon, huit autres peintures, des portraits de familles, un tableau représentant les Rois mages et un autre la Vierge, onze autres peintures et une table en pierre avec une plaque de verre.

12. La Liseuse à la fenêtre, 1659. Huile sur toile, 83 x 64,5 cm. Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde.

20

Plusieurs autres entrées dans les archives de Delft concernent les membres de la famille de Vermeer. L’une des quelques références disponibles sur Reynier Vermeer, le père du peintre, indique qu’il a sans doute été un collectionneur d’œuvres d’art, sans doute des peintures de son fils autant que celles d’autres artistes. Il est possible que peu de temps avant la naissance de l’artiste son père soit devenu membre de la Guilde de Saint-Luc, dans le registre d'admission de laquelle une entrée est traduite comme suit : « Le 13 octobre 1631, Reijnier Vos, ou Reijnier Van der Minne, qualifié comme distributeur d’art, étant un citoyen, payant les six florins. » Ensuite Reijnier Van der Meer, un homme engagé dans l’achat et la vente d’œuvres d’art, a naturellement du

21

13. Le Verre de vin, vers 1659-1660. Huile sur toile, 77,5 x 66,7 cm. Herzog Anton Ulrich-Museum, Kunstmuseum des Landes Niedersachsen, Brunswick. 14. Détail du Verre de vin.

22

23

24

être enclin à élever son fils vers une profession artistique ou le commerce de l’art. Il existe bien quelques preuves selon lesquelles Vermeer cherchait à augmenter son revenu lors de ses dernières années, une sécurité qu'il avait sûrement du apprendre ou hériter de son père. Le lien probable entre Reijnier Van der Meer et le commerce de textile a été mis à jour par un élément dans un des volumes de la collection des archives nationales de La Haye. Il existe une liste des maisons imposables de Delft de 1640 à 1813. Une maison est listée comme étant celle de « Reijnier Vosch, ouvrier dans le velours, appartenant désormais à son fils, Johannes Vermeer » – probablement celle située sur le Oudemanshuissteeg. La date de la mort de son père, qui a du survenir avant 1670, demeure inconnue. Catharina Bolnes, la veuve de Johannes Vermeer, connut quelques difficultés liées au paiement de sa propriété et lui survécut plus de douze ans. Le registre des enterrements de la Vieille Eglise indique qu’elle fut inhumée à l’église le 2 janvier 1688 ; une déclaration jointe selon laquelle elle avait douze porteurs semble indiquer qu'elle était une personne d’un certain rang. La preuve des difficultés financières de la veuve est tenue dans un registre qui fait la lumière non seulement sur les circonstances mais également sur la possible identification de deux des peintures de son mari. De ces deux peintures, on pense que la première est La Lettre d’amour (p.68) et la deuxième Femme jouant de la guitare (p.76). En plus d’avoir cédé deux des peintures de son mari au boulanger Van Buyten en paiement de son ardoise, il a été prouvé que Catharina s'était acquittée d’autres dettes par la vente d’une autre peinture le 24 février 1676. On pense communément qu’il s’agit de L'Art de la peinture (dit « L'Atelier ») (p.46). Anthony Van Leeuwenhoek a sans doute été un ami personnel des Vermeer. Longtemps appelé l’inventeur du microscope, il semble qu’il utilisait seulement une simple lentille, ou une loupe. Pour le grand public, il ne fut jamais connu comme la grande figure historique qu’il était. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que c’est seulement après la publication de Chasseur de microbes par Paul de Kruif en 1926 qui rendit un sujet érudit aussi populaire qu’un roman à suspense, que le nom de Van Leeuwenhoek tint une place à part entière dans la conscience

15. La Leçon de musique interrompue, vers 1660. Huile sur toile, 39,4 x 44,5 cm. Frick Collection, New York.

25

16. Vue de Delft, vers 1660-1666. Huile sur toile, 96,5 x 115,7 cm. Mauritshuis, La Haye. 17. Détail de Vue de Delft.

26

27

publique. De Kruif l’appelait « le premier chasseur de microbes » et comme dans le cas de cette autre homme de Delft longtemps inconnu, le chercheur scientifique tout comme le chercheur de la vérité artistique devint enfin une figure rayonnant dans la lumière de la gloire. Vermeer et Van Leeuwenhoek étaient tous deux nés à Delft en octobre 1632, leurs deux noms apparaissent sur la même page du livre des baptêmes de la Nouvelle Eglise de Delft – Van Leeuwenhoek un jour après Vermeer – et il est très probable qu’ils furent amis. Les études de Van Leeuwenhoek se poursuivirent tout au long de sa vie. Lors de la mort Vermeer, l’artiste et le scientifique avaient tous deux quarante-trois ans, mais le scientifique lui survécut pendant près de cinquante ans, et mourut le 28 août 1723. Plusieurs documents certifiés devant deux notaires à la Haye concernent le paiement de la propriété de Johannes Vermeer. Ils confirment que Maria Tins (souvent appelée Thins), la belle-mère de Vermeer, était une femme de biens. Le 2 décembre 1676, elle fit une déclaration formelle indiquant qu'aucun des biens de sa fille et de son beau-fils, n'avait été mis sous séquestre in fraudem creditorum. Deux ans plus tard, le 28 novembre 1678, elle employa Boogert comme avocat, pour protéger ses intérêts comme demandeur privilégié (Eyscheresse van preferiente) contre les autres créditeurs de feu Vermeer.

18. Gentilhomme et dame buvant du vin, 1661-1662. Huile sur toile, 39,4 x 44,5 cm. Gemäldegalerie, Berlin.

28

La belle-mère du peintre possédait environ quarante acres de terre sur l’Out Beyerlant qui rapportait 486 florins par an. Le 24 janvier 1680, elle accepta de se charger d’une hypothèque. Ses exécuteurs devaient soigner sa fille, Catharina Bolnes au cas où elle ne serait pas en mesure d’assurer les moyens vitaux. Ils lui versaient l'argent chaque mois ou chaque trimestre à sa convenance. Il semble certain que la mère de la femme de Vermeer continua à l'aider. Johannes Vermeer, le fils aîné, poursuivit ses études malgré tous les troubles de sa mère. En 1705, lorsque Maria Tins, la mère et grand-mère responsable à tant d’égards, mourut, elle était une très vieille femme.

29

30

Les données des archives de Delft prouvèrent longtemps après sa mort que la femme de Johannes Vermeer provenait d’une famille de biens. Ces données concernent la demande des enfants et petits-enfants de Vermeer, le peintre, de se voir soulagé des restrictions sur la vente de la maison et du terrain sur le territoire du comté de Châtillon près de Vlist dont ils avaient hérité. Il est indiqué que Johannes Vermeer junior, alors mineur à la mort de sa mère en 1688, disparut de Delft et qu’on n’entendit plus parler de lui pendant près de trente ans, et qu’en 1720 un autre de ses fils qui s’appelait également Johannes Vermeer et alors âgé de trente-deux ans, vivait à Leyden. On découvrit d’autres éléments concernant l’histoire de la propriété de la résidence des membres de la famille Vermeer, comme le registre de prêt qui contient les noms de plusieurs des héritiers de Vermeer le 12 décembre 1713. Il présente un intérêt parce qu’il est certifié par les enfants et petits-enfants – héritiers de Johannes Vermeer et Catharina Bolnes, mariés et habitant Delft : Ignatius Vermeer et Elisabeth Catharina Hisperius ; et leurs petits-enfants, Maria Vermeer, Aleydis Vermeer, Geertruy, Johanna Vermeer, Catharina Vermeer. VERMEER, OUBLIE ET REDECOUVERT Il existe des raisons de croire que Johannes Vermeer, maître peintre de Delft, était un citoyen important et remarquable. Arnold Bon, un éditeur de Delft de l’époque, rédigea un poème sur la mort du peintre Carel Fabritius, tué dans l’explosion de Delft en 1654, dans lequel, il parlait de Fabritius comme d’un « phœnix » où apparaît également Vermeer : « Ainsi périt ce phœnix, à notre grand regret, au milieu et à l’apogée de sa carrière ; mais, fort heureusement, notre Vermeer surgit de ses cendres pour perpétuer son art. » Balthasar de Monconys, un Français homme de biens et collectionneur, lors de sa visite à Delft, entra dans le studio de Vermeer le 11 août 1663, comme il le raconta dans son Journal des Voyages, qu’il publia en 1676. Il écrivit ceci : « A Delphes (sic), je vis le peintre Vermeer, qui n’avait point de ses ouvrages ; mais nous en vîmes chez un boulanger, qu’on avait payé six cens livres, quoiqu’il n’y eut qu’une figure... » Le même protecteur parla également de ses visites chez Gerard Dou, Frans Van Mieris, Pieter Van Slingelandt et d’autres encore.

19. La Jeune Femme à l’aiguière, vers 1662. Huile sur toile, 45,7 x 40,6 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York. 20. La Leçon de musique, vers 1662-1665. Huile sur toile, 73,3 x 64,5 cm. The Queen's Gallery, Buckingham Palace, Londres. 21. Détail de La Leçon de musique.

31

32

33

Dirk Van Bleiswicjk, secrétaire des juges de Delft, écrivit un livre d’une centaine de pages sur les gloires de Delft, intitulé Beschrijving der Stad Delft, publié à Delft par Arnold Bon en 1667, et dans lequel il mentionnait Vermeer. D’autres indices de la popularité de Vermeer, et de son statut parmi ses contemporains existent peut-être ; mais l'oubli dont il fit l’objet demeure une des circonstances les plus surprenantes des annales des arts plastiques du XVIIIe siècle jusqu’à sa « redécouverte » au milieu du XIXe siècle. Il est étrange en effet, qu’un peintre estimé et honoré par ses concitoyens, qui vendait ses peintures facilement et qui recevait la visite d’un voyageur étranger, ait été oublié par ses compatriotes, et ce seulement cinquante ans après sa mort. Une explication possible, Arnold Houbraken, le Vasari de Hollande, oublia le nom de Vermeer dans son histoire des peintres néerlandais (De Groote Schouburgh der Nerderlandsche Konstschilders, Amsterdam, 1719). Il mentionna plusieurs tableaux des talents les plus médiocres, mais pour quelques raisons obscures, il ignora Vermeer, même s’il semblait avoir eu connaissance de la vente des œuvres du peintre à Amsterdam en 1696 et d’autres ventes néerlandaises du début du XVIIIe siècle, dont quelques-unes sont connues pour avoir inclus des œuvres de Vermeer de Delft. Par mégarde ou omission intentionnelle, le « Couloir de la gloire » fut durant un long moment fermé au maître de Delft.

22. La Femme au luth, vers 1663. Huile sur toile, 51,4 x 45,7 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.

34

La possibilité pourtant qu’Houbraken ait réellement mentionné Johannes Vermeer de Delft, lorsqu’il parla de Vermeer d’Utrecht, a été ingénieusement mise en avant par Jean Decoen (Burlington Magazine, septembre, 1935). Selon cette hypothèse, Vermeer était originaire à la fois d’Utrecht et de Delft. Decoen y vit la signification suivante « on ne connaît pas une seule peinture du prétendu Vermeer d’Utrecht, et aussi loin qu’il est possible de remonter, il n’existe aucune mention de son nom dans les catalogues ». Houbraken dit de « Johann Van der Meer » d’Utrecht : « Il se rendit à Rome au sein de la compagnie. Il y resta pendant près d’un an et perfectionna son art. Il peignit des peintures et des personnages à mi-hauteur dans le meilleur style. A Rome, il fit la rencontre de Drost, Carel Lot, etc. » Selon la théorie de Decoen, Vermeer en tant que jeune homme apprit les rudiments de son art en Italie, et à son retour aux Pays-Bas s’installa d’abord à Utrecht et partit ensuite pour Delft, où il travailla à partir de 1653.

35

36

Sa première œuvre connue, Diane entourée de ses nymphes (p.4), qui était autrefois attribuée au Vermeer d'Utrecht fut d'ailleurs décrite par David Preyer : « Une rare peinture de Johannes Vermeer d’Utrecht représente Diane au bain, qui, si l’on exclut quelques caractéristiques italiennes, pourrait être pris pour un des premiers Vermeer de Delft. » Les écrivains suivants du domaine artistique, copièrent industriellement Houbraken à leur manière. Le discursif Jakob Campo Weijerman, alors qu’il ennuyait le lecteur en décrivant des personnes insignifiantes dans ses quatre volumes Les Vies des peintres hollandais, ne dit rien sur « Vermeer le magique », comme l’appelait Lucas avec justesse. Sir Joshua Reynolds, dans ses notes lors d'un voyage en Flandre et en Hollande, décrit à D. Vandermeere « dans le cabinet de M. Le Brun une femme versant du lait d’un récipient à un autre », il n'était apparemment pas impressionné puisqu’il poursuivit en déclarant « les figures les plus importantes de l’école artistique hollandaise sont Rembrandt, Teniers, Jan Steen, Ostade, Brouwer, Gérard Dou, Mieris et Terboch. Ils excellent dans les courtes conversations. » Les années passèrent et pendant un siècle et demi Vermeer fut presque oublié. Il est vrai que durant le XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle seules quelques-unes de ses œuvres étaient connues comme dans le cas de la référence de Sir Joshua à La Laitière (p.18), correctement attribuées. Il y avait déjà pourtant confusion entre Vermeer de Delft et les deux Van der Meer d’Haarlem. D’autres peintures encore, reconnues aujourd’hui comme œuvres de Vermeer étaient attribuées à d’autres peintres. Vinrent ensuite sa redécouverte et reconnaissance, et lorsque le Dr. C. Hofstede de Groot en 1907 publia le premier volume de sa révision monumentale de cette portion du Catalogue de Smith qui abordait les peintres hollandais, il consacra une centaine de pages à 421 peintures de Hooch et vingt-neuf pages à quatre-vingt quatre peintures qu’il considérait comme œuvres de Vermeer ou enregistrées comme telles. Cela indique clairement la croissance de l’importance de Vermeer au cours du XIXe siècle. Dans le livre de Kugler intitulé Handbook of Painting de 1854, il ne fait aucune mention de Johannes Vermeer de Delft dans ses deux volumes, bien qu’il consacra quatre lignes à John Van der Meer dit Le Jeune d’Haarlem. Vingt-cinq ans plus tard, J. A. Crowe dans sa révision de Kluger consacra plus de deux pages à Vermeer de Delft.

23. La Jeune Fille en bleu, 1663-1664. Huile sur toile, 46,6 x 39,1 cm. Rijksmuseum, Amsterdam. 24. La Dame au collier de perles, vers 1664. Huile sur toile, 55 x 45 cm. Gemäldegalerie, Berlin. 25. Détail de La Dame au collier de perles.

37

38

39

Comment ces grandes transformations d’intérêt envers Vermeer de Delft sontelles survenues ? C’est à l’écrivain français Théophile Thoré, qui signait habituellement sous le nom de W. Burger, que revient le mérite d’avoir sauvé de l’oubli le nom et la gloire de Johannes Vermeer de Delft. Ses recherches débutées en Hollande, et poursuivies ça et là, lui permirent d'éliminer Vermeer de la liste de peintres néerlandais peu connus et de lui donner la reconnaissance due aux grands artistes du monde. Thoré était un homme de bien qui suite à ses activités politiques en 1848 avait dû s'exiler de France. Sa longue expatriation lui donna un motif pour passer plus de temps à une étude des collections des peintures européennes. Il fut impressionné par la Vue de Delft (p.26) qui lui apparut comme une œuvre remarquable, et il commença à chercher d’autres peintures de ce mystérieux artiste qu’il appelait « le Sphinx de Delft ». L’attention de Thoré fut bientôt centrée sur La Laitière (p.18) et La Ruelle (p.15), peintures dans le « cabinet », comme l’aurait nommé Sir Joshua Reynolds, de Mynheer Six Van Hillegom à Amsterdam. Les deux Vermeer suivants à être découverts furent Portrait d’une jeune femme (p.51) et un certain Cottage, ce dernier n'étant plus attribué à Vermeer, bien que Thoré le trouvait « délicieux ».

26. Femme portant une balance, vers 1664. Huile sur toile, 39,7 x 35,5 cm. Collection Widener, National Gallery of Art, Washington, D.C.

40

Avec la collaboration de plusieurs gentlemen aux valeurs artistiques avérées, parmi lesquels Sir Charles Eastlake, président de l’Académie Royale de Grande Bretagne, mais avec peu d’information des archives néerlandaises en plus de sa propre perspicacité, Thoré put découvrir ou redécouvrir un nombre considérable de toiles. Son enthousiasme, en effet, le conduisit à attribuer à son sphinx de Delft soixantedouze peintures, alors qu’une critique ultérieure et réfléchie lui attribue encore aujourd’hui moins de quarante œuvres. Les erreurs d’attribution que fit Thoré, concernèrent soit dit en passant principalement des paysages et il est difficile d’affirmer qu’un paysage de Delft ou de ses environs n’est pas de Vermeer puisque son mode de composition et de couleur dans les paysages est moins caractéristique que celui utilisé pour ses intérieurs avec silhouettes. Alors que Thoré consacrait plusieurs années à sa quête fascinante des peintures de Vermeer, il tenta également de découvrir des détails de la vie du peintre dans les archives

41

42

de Delft. Le bibliothécaire permanent lui annonçant qu’il n’y trouverait rien de pertinent, l’aimable critique le prit au mot. Pourtant, dans les années 1870, Henry Harvard et son collaborateur, M. Obreen, parvinrent à mener leur recherche dans les archives, qui s’avérèrent dans un bon état de conservation et bien rangées, et purent ainsi copier les annotations. Dans les archives civiles de Delft, The Burgerlijke Stand, les investigateurs trouvèrent environ 175 000 entrées entre les années 1575 et 1808. En 1858, Thoré publia son livre sur les musées de Hollande dans lequel il répertoria douze Vermeer. Il continua d’explorer d’autres galeries à Bruxelles, Vienne, Dresde, Cologne et Brunswick. Il acheta plusieurs peintures de Vermeer, et persuada ses amis d’en faire autant. Le trésor de sa collection était La Dame au collier de perles (p.38). Il possédait également une Dame debout au virginal (p.70) et une Jeune Femme assise au virginal (p.67). La Gazette des Beaux-Arts de Paris publia en 1866 trois longs articles illustrés de Thoré sur Vermeer. C'est cette publication qui initia l’engouement actuel pour Vermeer de Delft. Depuis lors, comme Rinder l'écrivit dans son portrait de Vermeer, dans Dictionnaire des peintres et graveurs de Bryan, « sa réputation suit une croissance régulière jusqu’ici, on lui accorde une place éminente, peut-être la plus importante parmi les petits maîtres hollandais. Pendant longtemps il n'y aura plus aucun besoin, comme autrefois la pratique, de substituer son nom par celui de Pieter de Hooch afin d’effectuer une vente à un prix élevé. »

CARACTERISTIQUES DE LA TECHNIQUE DE VERMEER Les grandes qualités de Vermeer sont précisément de celles qui ne peuvent être transmises par un instructeur. Il les a donc développées lui-même dans son seul intérêt. Il a bien entendu suivi dans un atelier des cours fidèles aux méthodes de l’époque. Sa connaissance de la lumière et de l’ombre est sûrement le résultat d’un enseignement extérieur. Ses œuvres étaient fortes et nobles tout comme les autres. Pourtant, tout au long de sa carrière Vermeer manifesta une sensibilité au clair-obscur bien plus prononcée que celle de n’importe quel artiste des Pays-Bas. Sa perception des couleurs lui était propre. Aucun autre peintre de l’époque ne voua à la beauté des couleurs froides une telle admiration.

27. Femme écrivant une lettre, vers 1665. Huile sur toile, 45 x 39,9 cm. National Gallery of Art, Washington, D.C.

43

Il commit en effet l’erreur, si cela en était une, de choisir une teinte froide qui déséquilibrait parfois ses couleurs chaudes, tandis que d’autres artistes faisaient généralement l’erreur de rendre leur œuvre trop chaude – par un rehaussement des teintes rouge, jaune et marron aux dépens des bleus, verts, et gris. Tout en créant pour son propre usage une technique originale, Vermeer changea tout naturellement sa façon de peindre à mesure qu’il vieillissait, et devint de plus en plus adroit à la création d’une teinte subtile sur une sous-couche monochrome. L'Entremetteuse (p.8), apparemment l'un de ses plus anciens tableaux, résulte d’une main plutôt maladroite. Il semble que ses tableaux aient été faits directement, qu’ils aient été peints du premier coup, c’est à dire sans sous-couche préliminaire, comme les autres premières œuvres de Vermeer. Ses œuvres suivantes, au contraire, furent travaillées sur des toiles avec une sous-couche bleue et grise, une pratique qui expliquerait la tonalité bleuté ou verdâtre que certaines révèlent aujourd’hui. On peut en effet apercevoir l’arrière plan à travers la toile, notamment sur la Jeune Femme assise au virginal (p.67) et La Jeune Femme à l'aiguière (p.30). Dans le premier des deux, la tonalité est distinctement verdâtre et l’écrivain se souvient précisément du choc vécu lorsqu’il le découvrit pour la première fois.

28. La Jeune Fille à la perle, vers 1665. Huile sur toile, 44,5 x 39 cm. Mauritshuis, La Haye. 29. L’Art de la peinture (dit « L’Atelier »), vers 1665-1666. Huile sur toile, 120 x 100 cm. Kunsthistorisches Museum, Vienne.

On peut ajouter que les peintures des maîtres néerlandais ont généralement souffert des mains des brosseurs. C’était une pratique habituelle tout comme les pratiques tardives de Vermeer, de débuter une peinture de façon compacte, en utilisant des couleurs opaques et de laisser les espaces assez fins. Il est essentiel d’étudier sa facture pour comprendre la technique de Vermeer et attribuer justement des peintures qui lui sont assignées. Il peignait avec quelque chose de très proche de la touche de couleur vive qui était en vogue parmi les peintres du XVIIe siècle. Ce procédé est reconnaissable dans La Dentellière (p.62) et dans La Jeune Femme à l'aiguière (p.30), mais il également présent dans d’autres peintures.

Vermeer avait cependant, une autre technique qu’il utilisait occasionnellement. Il semble qu’il ait utilisé un petit pinceau rond afin d’appliquer une succession de touches staccato là où il ressentait un besoin d'éclat. Cette manipulation apparaît parfois en 30. Détail de L’Art de la peinture (dit « L’Atelier »). même temps que l'utilisation de la touche de couleur vive. Il utilisait celle-ci davantage

44

45

46

47

48

dans ses premières peintures – bien qu’elle soit présente dans une de ses dernières œuvres, L'Art de la peinture (dit « L'Atelier ») (p.46) – car le peintre trouvait cela nécessaire pour rendre le motif du rideau plus brillant ou plus vibrant d'avoir recours à ce que certains écrivains appelaient sa technique du pointillé. La justesse de son appréciation des espaces est l’une des qualités de Vermeer qui suscite également l'admiration de nombreux professionnels de la peinture. Lorsqu’un peintre parle d’espace, il évoque la séparation entre les formes ou masses. Par exemple, une tête venant contre un arrière-plan, est délimitée par un espace. De tels espaces varient selon les conditions de lumière, leur distance par rapport au spectateur, et leur finesse ou douceur intrinsèque. Léonard de Vinci fut sans doute le premier peintre à étudier systématiquement les espaces, rendant distincte la séparation entre les masses : là où elle apparaissait fine douce et légère, dans la nature elle semblait floue et indéterminée. Nombre des disciples de Léonard de Vinci, et davantage encore l’école du Corrège, prirent soin de peindre leurs espaces dans une douceur presque uniforme ; ce qui apparaissait comme un défaut de Rembrandt. La minutie dont Vermeer fit preuve dans son respect des séparations se poursuivit dans son traitement de l'ombre et de la lumière. Il étudia avec minutie les différents rendus des ombres dans leurs rapports à la lumière. Il ne les peignait pas floues et obscures, mais dotait chacune de sa propre couleur et luminosité. Cela semble assez simple mais les erreurs que même les grand maîtres du clair-obscur ont commises et qui peuvent être vues dans les musées confèrent à cette prouesse artistique une grande difficulté. Ribera et Caravage créaient constamment des ombres noires et obscures déplaisantes. Rembrandt qui percevait la façon dont les ombres étaient illuminées par la lumière qui se réfléchissait en elles, les faisait généralement trop chaudes ; il est également possible qu’il donnait à ses lumières réfléchissantes une trop grande importance, une faute reprochée aux jeunes étudiants en peinture. Velázquez était un adepte des ombres uniformément marron, excepté dans une ou deux peintures magnifiques telle que Les Ménines. La perfection ne peut être humaine, mais Vermeer dans la transcription de sa perception de la lumière et de l'ombre fut plus sensible que les autres peintres européens. Sa couleur n’était peut-être pas toujours juste, mais ces erreurs malheureuses peuvent

31. Le Concert, 1665-1666. Huile sur toile, 69 x 63 cm. Dérobé la nuit du 18 mars 1990 au Isabella Stewart Gardner Museum, Boston.

49

être attribuées aux changements de pigment ou à l’excès de brossage. Dans ses peintures qui ont « tenu », la couleur des ombres est à la fois belle et vraie. Personne n’a jamais peint mieux que lui la lumière graduée sur un mur. Quelques artistes ont depuis peut-être davantage remarqué les « changements de couleur », mais aucun d’entre eux n'a reconnu en Vermeer le maître qui leur avait montré le chemin. La finition d’une peinture de Vermeer semblable à celle que l’on accorderait à la création d’un bijou, a souvent fait l'objet de critiques comme s’il s’agissait d’un défaut. Concernant la facture, Vermeer, comme la plupart des autres peintres néerlandais, avait un coup de pinceau souple. En effet, même Rembrandt, dans de petits intérieurs comme Le Philosophe, travaillait sur une surface lisse, sans doute parce qu’il n’y avait aucun autre moyen de rendre la finesse des détails. Alors qu’il gagnait en habileté, ses peintures devinrent de plus en plus lisses en surface, quelques-unes de ses dernières œuvres l'était tout particulièrement. Cette finition minutieuse n’était probablement pas le résultat d’une timidité artistique ou d’un goût pour la mièvrerie. Bien que Vermeer gardait ses surfaces lisses, il parvenait toujours à les rendre intéressantes et agréables de par leur qualité. Dans le travail de Vermeer, on ressent toujours la surcharge du pinceau. Ses draperies sont rendues avec fluidité malgré l’absence de surcharge de pigment. Même ses touches de staccato sont issues d’un pinceau allégrement fourni. Ces tons fraîchement mélangés – contenant sans doute davantage d’huile, mais de l’huile mélangée soigneusement et non issue de la chance hasardeuse de la palette – permirent à Vermeer de travailler encore et encore ses passages, en toute liberté et toujours en douceur.

32. Portrait d’une jeune femme, 1665-1667. Huile sur toile, 44,5 x 40 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.

50

La Jeune Fille à la perle (p.45) est sans doute la plus belle œuvre de Vermeer. Dans ce tableau, la transformation de l’ombre de la joue dans la lumière, les modulations de la bouche, les dégradés du demi-jour sur le nez, sont vraiment merveilleux. En effet, son sens de l’ombre et de la lumière, fait de cette œuvre l'une des têtes les plus magnifiques jamais peintes. Pourtant, elle a apparemment été modelée par quelqu’un dont le premier intérêt résidait dans sa rondeur ; la relation entre les plans n'est en effet pas très forte. Dans quelques-unes des premières peintures de Vermeer, comme La Laitière (p.18), le modelage est plus marqué et moins subtil que dans ses œuvres suivantes, alors que dans La Dentellière (p.62) la pratique des différents plans est très évidente.

51

52

La rigueur de la ligne est une qualité que Vermeer partage avec quelques peintres. Il ne cherchait pas à obtenir d’impressionnants schémas ; parfois, comme dans le détail d’une main, sa ligne défaillait perceptiblement. Il comprenait pourtant le sentiment de puissance qu’une ligne droite ou presque droite donnait en faveur ou défaveur d’une ligne courbe. Dans quelques peintures, notamment dans La Dame au collier de perles (p.38), il porte la ligne en simplifiant le contour presque à l’excès. On peut sans doute le justifier en créant une classe d’artistes dont l’objet serait la maîtrise presque parfaite de la ligne simplifiée comprenant le créateur des marbres du Parthénon, Millet et Vermeer. Cette appréciation de la valeur de la ligne rigoureuse et distinguée, n’apparaît pas dans les premières œuvres de Vermeer. On ne la trouve pas dans L'Entremetteuse (p.8) et encore moins dans Diane entourée de ses nymphes (p.4) qui demeure, dans le cadre du dessin, une performance plutôt ennuyeuse. La Laitière (p.18) manque de ligne, mais La Dame au collier de perles (p.38), La Jeune Femme à l'aiguière (p.30), La Leçon de musique (p.32) et la Jeune Femme assise au virginal (p.67) révèlent une excellente compréhension des potentialités de la ligne rigoureuse. Assez curieusement, dans plusieurs des plus belles œuvres de Vermeer, le sens de la ligne n’est pas aussi évident et impressionnant que dans les peintures nommées précédemment. Dans L'Art de la peinture (dit « L'Atelier ») (p.46) et La Lettre d'amour (p.68), il a suivi le schéma de la composition via l’utilisation des verticales et des horizontales, mais avec un résultat à peine aussi beau. Il est probable que vers la fin, l’intérêt grandissant de Vermeer de peindre pour lui-même était tel qu’il cessa de porter un quelconque intérêt aux grâces de la composition ou du dessin. Il est difficile d’évaluer le dessin de Vermeer puisque dans un sens, il était un excellent dessinateur, mais selon un autre point de vue son dessin n’avait rien de remarquable, il n'était pas du tout structurel. Alors que beaucoup de peintres néerlandais connaissaient leur anatomie et construisaient leurs silhouettes avec compréhension, on peut se demander si Vermeer comprenait réellement la construction du bras, du poignet, de la main, du genou, du pied. Par sa perception véritablement excellente, il rendait parfois merveilleusement bien la forme générale et la taille de la main grâce à l’indication de la façon dont la lumière glissait dessus. Souvent, il dessinait les têtes avec talent, comme si elles étaient encore en vie.

33. La Maîtresse et la servante, 1665-1670. Huile sur toile, 90,2 x 78,7 cm. Frick Collection, New York.

53

Alors que Vermeer décrivait admirablement ses personnages, son traitement des draperies n’était pas toujours un succès. Parfois, en effet, comme dans L'Allégorie de la Foi (p.72), il est de très mauvaise qualité. Ce défaut importait peu dans la peinture des costumes raides et pittoresques de l’époque, mais dans la gestion d’un sujet classique le rendu maladroit des draperies est peu édifiant. Cette faiblesse est présente dans Diane entourée de ses nymphes (p.4) : la draperie de la chasseuse est mal représentée. Le caractère direct de la vision qui servit si bien Vermeer lorsqu’il s’agit d’un pichet ou d’un tapis lui manqua parfois lorsqu’il s’attelait au difficile problème des draperies complexes. La gestuelle est une qualité qui dans l’œuvre de certains artistes, est extrêmement importante. Chez Vermeer, la gestuelle était de seconde importance et il est incroyable de constater à quel point il porta si peu d’intérêt à la gestuelle inhabituelle et distinguée. Le plus beau geste que Vermeer réussit sans doute, est celui de La Dame au collier de perles (p.38). Dans celui-ci, la pose transmet quelque chose d’une portée indescriptible – l’universalité de l’éternel féminin. Et La Dame au collier de perles (p.38), sans doute grâce à son attitude si charmante, compte parmi ses œuvres les plus populaires. Aucun autre grand maître ne réagit aux subtilités de la lumière et des ombres, à l’inscription adéquate à la fois des « valeurs de l’obscurité et la lumière » et des « valeurs des couleurs », comme le faisait Johannes Vermeer. Cette qualité donnait à son Œuvre un caractère unique à son époque et cela explique en grande partie l’enthousiasme avec lequel les peintres influencés par l’impressionnisme français de la fin du XIXe siècle, ont acclamé Vermeer. 34. La Fille au chapeau rouge, vers 1665-1675. Huile sur panneau, 23,2 x 18,1 cm. Collection Andrew W. Mellon, National Gallery of Art, Washington, D.C.

54

Car depuis 1870, le souci des valeurs des couleurs a rendu la peinture moderne assez différente de celle que l’on a à l’esprit lorsqu’il s’agit des grands maîtres. La redécouverte de Vermeer fut accompagnée d’un grand enthousiasme envers sa compréhension de la valeur des couleurs. Tout peintre familier des problèmes d’inscription des masses et des points de couleur sur la toile comprend qu’au delà de presque tous les autres peintres, Vermeer saisit la lumière et l’ombre en lien avec leurs

55

aspects sombres et lumineux, leur chaleur et leur froideur. Ce clair-obscur semble au profane un état si évident qu’il ne comprend guère la nécessité pour le peintre d’apprendre à comparer de façon juste l’obscurité des formes dans l’ombre et leur émergence dans le demi-ton et la lumière. Certaines des œuvres de Vermeer offrent un dessin d’une extrême beauté. La Leçon de musique (p.32), la Jeune Femme assise au virginal (p.67), La Dame au collier de perles (p.38), La Jeune Femme à l'aiguière (p.30), La Liseuse à la fenêtre (p.21) sont d'excellentes illustrations de la qualité de son dessin. On a fait référence à certains points de similitude entre l’œuvre de Vermeer et l’art japonais. Ceux-ci ne sont pas tout à fait probants. Les différences et similitudes de leurs méthodes sont marquées. Les dessinateurs japonais, comme ceux des paravents de Korin ou des peintures Ukiyo-e, fondaient habituellement leurs motifs sur une ligne diagonale qu’ils modifiaient très habilement par des diagonales opposées et par de gracieuses arabesques. Le dessin de Vermeer, au contraire, est basé sur un schéma de droites et de verticales. Sa composition inclut toujours l’ombre et la lumière, que les japonais ignorent habituellement. Pourtant, si différente qu’elle puisse être de la composition des Ukiyo-e, la peinture de Vermeer ressemble indubitablement par certains aspects à l’art de Extrême-Orient. Ces deux formes de dessins révèlent un schéma de composition désaxé ; les éléments de la peinture apparaissent désordonnés de l’extérieur et sont liés les uns aux autres sans référence à l’axe central. Dans les meilleures peintures de Vermeer, il est surprenant de constater qu’il prêta davantage d’attention à l’équilibre, à l’ombre et au rythme parmi ces masses. Comme les Japonais, il composait des masses sombres qui correspondent à l'obscurité et des masses lumineuses qui correspondent à la lumière. Il ne comptait pas sur les ombres sombres, pour se sortir d’une difficulté de la composition en indiquant un passage obscur dû aux conditions temporaires ou accidentelles comme le faisaient souvent Rembrandt et quelques maîtres italiens. Vermeer comprenait le clair-obscur comme tout peintre hollandais et utilisait cette connaissance ; pourtant, la plupart de ses peintures avaient l’air d’être peintes dans des tons locaux mats d’après le style des peintures japonaises. Le contenu factuel d’un bon Vermeer offre une nouvelle raison

35. Jeune Fille à la flûte, vers 1665-1670. Huile sur panneau, 20 x 17,8 cm. Collection Widener, National Gallery of Art, Washington, D.C. 36. Le Géographe, 1669. Huile sur toile, 53 x 47 cm. Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie, Francfort-sur-le-Main. 37. Détail du Géographe.

57

58

59

d’accentuer la ressemblance de son modèle à celui des Japonais. Comme ces derniers, il avait l’habitude de mettre dans ses peintures les éléments nécessaires à la création d’une unité picturale, un équilibre, et de laisser de côté tout le reste. Il était en cela assez différent des autres Hollandais. Vermeer est l’un des quelques peintres adeptes d’une composition de la peinture via les couleurs. Sa conception était différente de celle des Vénitiens ou de Whistler. Son idéal était de parvenir à un parfait accord des couleurs, avec la plupart des teintes disponibles magnifiquement arrangées. L’originalité de cette prouesse réside dans le succès avec lequel il rendait chacune d’elle véritable. Dans son œuvre, il n’existe pas de raccord à une couleur, pas d’amenuisement d’une autre couleur, dans l’intérêt de l’harmonie. Il choisissait un arrangement à sa convenance puis le peignait comme cela lui apparaissait. La plupart des prétendus coloristes ont l’habitude de peindre une note de couleur différemment de sa réalité dans l’espoir que cela conviendra à l’agencement général des couleurs. Vermeer réussit le difficile arrangement d’un groupe de couleurs, chacune fidèle à la nature et réellement magnifique. Il n’était probablement pas conscient de sa différence d’avec ses contemporains. Il peignait des sujets similaires à ceux de son école nationale. La base de sa technique, et spécialement de sa manière de concevoir une peinture lui avait été enseignée par quelque maître compétent. Il se différenciait des autres par sa profonde sensibilité pour le dessin, son intuition concernant les valeurs des couleurs, son indifférence pour les anecdotes et sa ténacité à s’accrocher à quelque chose jusqu’à ce qu’il y parvienne. 38. L’Astronome, 1668. Huile sur toile, 51 x 45 cm. Musée du Louvre, Paris. 39. La Dentellière, vers 1669-1670. Huile sur toile, 24 x 21 cm. Musée du Louvre, Paris. 40. Détail de La Dentellière.

60

VERMEER ET LA PEINTURE MODERNE Avec l’utilisation du terme « art moderne » dans un sens plus large que lorsqu’il s’agit uniquement des cultes expressionnistes qui sont apparus depuis l’avènement de l’impressionnisme, on peut déclarer avec certitude que Vermeer exerça une profonde influence sur les artistes du début du XXe siècle. Leur souci du modèle et de l’idéal les rendait, tous sans exception, prêts à apprécier les maîtres chinois et autres orientaux, et à mépriser quelque peu les œuvres et conventions de l’art classique européen. Le dessin de Vermeer puisqu’il était si apparent ne pouvait qu'attirer ceux qui trouvaient d'une extrême beauté une peinture de Song ou un écran de Korin.

61

62

63

64

65

La différence la plus importante qui peut en effet subsister entre Vermeer et les peintres de son époque concerne le degré de finition et de « ressemblance » avec laquelle il investit son magnifique motif, de l’aveu général : ses idéaux et sa façon de travailler. Il y eut durant ce siècle deux écoles ou modes de pensée de peinture très différents. L’une se consacra à l’expression des conceptions vieillottes ou « évocations », des fantaisies ou « inventions » faites d’une manière qui évoquait sans doute mais pas nécessairement une vague suggestion de la nature. Ces peintres se sont parfois appropriés le style des « modernistes ». Une autre école chercha à suivre Vermeer : débuter avec un dessin excellent et donner aux éléments du dessin l’exacte apparence de la nature. Pour ces artistes, pour ceux qui dans l’argot des ateliers s’efforcent de « ressembler à », Vermeer fut naturellement le plus grand maître : son nom, un point de ralliement. Selon eux, son approche de l’art, son point de vue, semblait tout à fait logique et juste. Ils reconnaissaient que dans sa façon simple, sûre et inconsciente, il rencontrait et résolvait les difficultés les plus importantes de l’art de la peinture.

41. Une Dame écrivant une lettre et sa servante, 1670. Huile sur toile, 71,1 x 58,4 cm. National Gallery of Ireland, Dublin. 42. Détail d’Une Dame écrivant une lettre et sa servante. 43. Jeune Femme assise au virginal, vers 1670. Huile sur toile, 25,2 x 20 cm. Wynn Art Gallery, Las Vegas.

66

Ceux qui ont exploré les possibilités de combiner un motif fiable avec une bonne représentation, et qui ne confondent pas « ressembler à » avec un réalisme factice et bon marché, ont raison lors de leur étude sur Vermeer, de « se révolter et de l’appeler un saint ». Il est vrai que sa perception des valeurs des couleurs est à peine aussi excellente que celle de quelques-uns de ses suiveurs. Il possédait davantage une intuition des couleurs qu’une des méthodes bien pensées qu’emploient bon nombre de peintres pour se guider. Il parvenait cependant à combler ce manque de théorie d’une couleur consistante en regardant ce qui se tenait devant lui si ardemment et si souvent qu’il parvenait à le comprendre. Et ce qu’on peut comprendre on peut le rendre. Un aspect spécifiquement moderne de l’art de Vermeer est sa façon d’éviter l’art de conter. Il y a de manière sûre, dans chacune de ses peintures, excepté L'Art de la peinture (dit « L'Atelier ») (p.46), la présence d’un fil anecdotique, mais il est atténué. Dans la Hollande de cette époque, Vermeer ne pouvait guère échapper à la nécessité d’offrir à ses clients une histoire, qu'elle soit classique, religieuse ou domestique. Mais il est clair que son sujet anecdotique ne l’amusait pas particulièrement et que son motif artistique l’intéressait davantage. Le dessin, le schéma des couleurs, le rendu – tous ces aspects retenaient son attention et son enthousiasme.

67

68

69

70

Cette indifférence envers la qualité littéraire d’une peinture était inhabituelle parmi les peintres néerlandais. De Hooch, en effet, est presque le seul autre artiste hollandais qui semblait négliger autant que Vermeer les anecdotes pour les anecdotes. Jan Steen, Terboch et Metsu quant à eux mettaient l’accent sur leurs histoires. Ses petites silhouettes ne font presque rien si ce n’est d’être assises les mains jointes. Dans une demi-douzaine de ses peintures, les sujets sont les suivants : une jeune fille lit une lettre, en écrit une ou la reçoit de la main de la servante. Ce sont les histoires du quotidien transmises dans d’autres peintures : une jeune femme joue avec des perles autour de son cou, elle ouvre une fenêtre, elle verse du lait d’un pot, elle prend un verre de vin d’une main galante. Dans chacune il y avait juste assez pour faire une anecdote afin d’amuser ceux qui désiraient en avoir une, mais l’intrigue du sujet n’est jamais complexe ni saisissante afin de ne pas mettre en danger l’effet percutant de la pièce en tant qu’œuvre d’art. Vermeer était ainsi en faveur de ceux qui croient en l’art pour l’art. Sa peinture ne servait pas de cause littéraire, ecclésiastique ou propagandiste. Si l’une de ses peintures n’était pas de bonne qualité cela importait peu. L’existence, telle qu’elle est, est l’un des quelques chefs d’œuvres sans défaut. Johannes Vermeer était animé d’une conception de la valeur du caractère impersonnel de l’art, qu’il partageait avec quelques autres peintres. Ses peintures sont personnelles parce qu’elles sont faites par un grand homme, mais leurs personnalités sont secondaires. Presque aucun moderniste, presque aucun des prétendus académiciens de l’époque, n’a accompli une impersonnalité de la technique presque aussi absolue que Vermeer. Il était en effet, presque asiatique dans sa bonne volonté d’accorder sans fin du travail au perfectionnement des petits détails. De par ce respect, son imperturbabilité, sa sérénité et la finition de son travail, il diffère de pratiquement tous les artistes, de quelque école que ce soit. Le peintre moderne doit même se méfier s’il n’est pas violent, inquiet, et rapide à l’exécution. L’œuvre de Vermeer est libérée de cet esprit d’agitation. Il peignit durant près de vingt années. Son Œuvre connu est composé de moins de quarante peintures ; il n’est pas certain qu’il en produit beaucoup d’autres. Les peintures qu’il laissa sont trop travaillées avec trop

44. La Lettre d’amour, 1669-1670. Huile sur toile, 44 x 38,5 cm. Rijksmuseum, Amsterdam. 45. Détail de La Lettre d’amour. 46. Dame debout au virginal, vers 1670-1672. Huile sur toile, 51,7 x 45,2 cm. The National Gallery, Londres.

71

72

73

de patience, étudiées avec trop d’attention, pour permettre de supposer un travail à la chaîne. Elles ont été portées plus loin que tout ce qui avait été fait à l’époque. L’âme créative de Vermeer devait être semblable à la nature. Il avait une passion pour la force de la facture, et une connaissance et une intelligence qui, ajoutées à son assiduité, lui permettait d’y parvenir à plus grande échelle que les autres. Ses œuvres, observées d'un œil critique, semblent mieux « finies » que celles de Van Eyck, par exemple, qui sont elles, considérées comme des miracles d'élaboration. Ceux-ci et d’autres « primitifs », pour toute leur rigueur d’exécution, comptaient sur des ruses manifestes de rendu. S’ils peignaient le fil doré dans quelques draperies, ils accentuaient la lumière avec certes un doigté de grande qualité mais sans observation de ce qu'ils pouvaient réellement avoir vu et retenu. Lorsque Vermeer peignait une chemise avec un fil doré, la valeur, la forme et l’espace de chaque touche étaient mis en avant comme le résultat d’un effort intellectuel indépendant. Puis la finition de Vermeer était bien au-delà de ce qu’on réussit aujourd’hui. Le peintre du XXIe siècle voit indistinctement la façon de procéder de Vermeer, mais il est réticent à faire les sacrifices temporels et intellectuels nécessaires.

47. L’Allégorie de la Foi, vers 1670. Huile sur toile, 114,3 x 88,9 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York. 48. Détail de L’Allégorie de la Foi. 49. Dame assise au virginal, vers 1670-1672. Huile sur toile, 51,5 x 45,5 cm. The National Gallery, Londres.

74

De quelque manière que soient évaluées ses qualités techniques, que cela soit par imitation, admiration générale ou mépris, Vermeer demeure dans le classement des artistes de l’histoire « le Sphinx » comme l’appelait Théophile Thoré. Ce n’est pas seulement le mystère de sa vie que l’on ne peut révéler mais également le mystère de son art. Dans l’âme de l’homme persistait son extraordinaire génie, si différent du génie des autres hommes ; un génie qui ne se révélait pas en peignant les impossibilités, mais qui se montrait avec une acuité d’observation qui lui donnait une vision plus vraie que les autres artistes de son époque. Et autre chose s’y ajoutait : une compréhension de la rigueur des choses, dans les lignes, dans les couleurs, et les formes ; et une passion unique pour les couleurs, plus froides et esthétiques que celles des autres hommes. On peut supposer que Vermeer disparut en emportant ses secrets, inconnus de ses contemporains, artistes et profanes.

75

76

BIOGRAPHIE 1632 :

Johannes Vermeer de Delft, également connu sous le nom de Johannes Vermeer ou Johannes Van der Meer, est baptisé le 31 octobre à l’Eglise Réformée de Delft. Il a vraisemblablement été élevé dans la religion protestante. Son père, Reynier Janz Vos est aubergiste et membre de la Guilde des peintres de Saint-Luc. Il achète et vend également des peintures.

1641 :

Vermeer passe son enfance dans une grande maison achetée par son père en 1641 après avoir amélioré leur situation économique. La maison nommée « Mechelen » est située sur la place du marché de Delft, où le père de Vermeer vend probablement des peintures. Les activités du père de Vermeer ont certainement éveillé l’intérêt de la peinture chez le jeune Vermeer.

1652 :

Après le décès de son père, Johannes hérite apparemment de son commerce. A ce moment, il a déjà décidé de sa carrière de peintre historique. Ses premières œuvres sont en grande partie des peintures mythologiques et religieuses.

1653 :

Au mois d’avril, Vermeer épouse Catharina Bolnes, issue d’une famille catholique. Vermeer se convertit au catholicisme et son développement artistique a pu en être profondément influencé. La même année, Vermeer s’inscrit comme membre de la Guilde de Saint-Luc, une organisation qui contrôle le commerce des peintres et artisans. Comme tous les autres peintres hollandais, Vermeer doit suivre six années d’apprentissage avec un maître peintre qui appartient à la Guilde.

Fin des années 1650 : Vermeer commence à produire des scènes de genre, les paysages, et les allégories qui le rendront célèbre. Ses œuvres les plus connues

50. Femme jouant de la guitare, vers 1669-1672. Huile sur toile, 53 x 46,3 cm. English Heritage as Trustees of the Iveagh Bequest, Kenwood House, Londres.

77

incluent des paysages tels que La Ruelle (1658) et Vue de Delft (vers 1660-1666). Bien que les sujets de Vermeer changent au milieu des années 1650, il continue cependant d’imprégner ses dernières œuvres de l'atmosphère calme et intime de ses premières peintures historiques. Années 1660 :

Les années de sa maturité picturale correspondent à une période de sécurité financière relative. Sa belle-mère contribue considérablement au bien-être économique de la famille.

1662 :

Vermeer est élu, pour deux ans, maître de corporation de la Guilde de Saint-Luc. Ce fait a été interprété comme un témoignage de la haute estime dans laquelle l’artiste était tenu à l’époque. Il peint aussi des scènes domestiques telle que La Leçon de musique (vers 1662-1665) et La Jeune Fille à la perle (1665).

1670 :

Vermeer est à nouveau employé comme dirigeant de la Guilde de Saint-Luc. La même année sa mère décède et est enterrée à Delft dans la Nouvelle Eglise (Nieuwe Kerk).

1672 :

Vermeer loue la maison familiale à un apothicaire durant six ans et emménage dans une maison plus petite sur l’Oude Langendijk qui appartient à sa belle-mère. Son revenu est dérisoire et il a onze enfants à élever. Au même moment, les troupes de Louis XIV qui envahissent la Hollande atteignent Delft.

1675 :

Vermeer décède et est enterré à Delft le 15 décembre. Sa femme Catharina lui survit ainsi que onze enfants, dont huit sont encore mineurs.

1676 :

Catharina, la femme de Vermeer, signe la faillite. Antonie Van Leeuwenhoek, le célèbre pionnier du microscope de Delft, qui était

51. Détail de Femme jouant de la guitare.

78

apparemment un ami de Vermeer, est nommé administrateur de ses biens.

79

LISTE DES ILLUSTRATIONS 1. Diane entourée de ses nymphes, 1653-1654.

p. 4

2. Christ dans la maison de Marthe et Marie, 1654-1655.

p. 7

3. L’Entremetteuse, 1656.

p. 8

4. Détail de L’Entremetteuse.

p. 9

p. 42

28. La Jeune Fille à la perle, vers 1665.

p. 45

29. L’Art de la peinture (dit « L’Atelier »), vers 1665-1666.

p. 46

30. Détail de L’Art de la peinture (dit « L’Atelier »).

p. 47 p. 48

5. L’Officier et la jeune fille souriant, 1655-1660.

p. 10

31. Le Concert, 1665-1666.

6. La Jeune Fille endormie, 1656-1657.

p. 12

32. Portrait d’une jeune femme, 1665-1667.

p. 51

7. Détail de La Jeune Fille endormie.

p. 13

33. La Maîtresse et la servante, 1665-1670.

p. 52

8. La Ruelle, 1658.

p. 15

34. La Fille au chapeau rouge, vers 1665-1675.

p. 55

9. Détail de La Ruelle.

p. 16

35. Jeune Fille à la flûte, vers 1665-1670.

p. 56

10. La Laitière, vers 1658.

p. 18

36. Le Géographe, 1669.

p. 58

11. Détail de La Laitière.

p. 19

37. Détail du Géographe.

p. 59

12. La Liseuse à la fenêtre, 1659.

p. 21

38. L’Astronome, 1668.

p. 61

13. Le Verre de vin, vers 1659-1660.

p. 22

39. La Dentellière, vers 1669-1670.

p. 62

14. Détail du Verre de vin.

p. 23

40. Détail de La Dentellière.

p. 63

15. La Leçon de musique interrompue, vers 1660.

p. 24

41. Une Dame écrivant une lettre et

16. Vue de Delft, vers 1660-1666.

p. 26

17. Détail de Vue de Delft.

p. 27

sa servante, 1670.

p. 64

42. Détail d’Une Dame écrivant une lettre et sa servante.

18. Gentilhomme et dame buvant du vin,

p. 65

p. 29

43. Jeune Femme assise au virginal, vers 1670.

p. 67

19. La Jeune Femme à l’aiguière, vers 1662.

p. 30

44. La Lettre d’amour, 1669-1670.

p. 68

20. La Leçon de musique, vers 1662-1665.

p. 32

45. Détail de La Lettre d’amour.

p. 69

21. Détail de La Leçon de musique.

p. 33

46. Dame debout au virginal, vers 1670-1672.

p. 70

22. La Femme au luth, vers 1663.

p. 35

47. L’Allégorie de la Foi, vers 1670.

p. 72

23. La Jeune Fille en bleu, 1663-1664.

p. 36

48. Détail de L’Allégorie de la Foi.

p. 73

24. La Dame au collier de perles, vers 1664.

p. 38

49. Dame assise au virginal, vers 1670-1672.

p. 75

25. Détail de La Dame au collier de perles.

p. 39

50. Femme jouant de la guitare, vers 1669-1672.

p. 76

51. Détail de Femme jouant de la guitare.

p. 79

1661-1662.

26. Femme portant une balance, vers 1664.

80

27. Femme écrivant une lettre, vers 1665.

p. 41