Introduction à la modernité : préludes
 9782707301826, 2707301825

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ARGUMENTS

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HENRI LEFEBVRE

INTRODUCTION A LA

MODERNITÉ

LES ÉDITIONS DE MINUIT

NUNC COGNOSCO EX PARTE

THOMAS ). BATA Ll BRARY TRENT UNIVERSITY

INTRODUCTION A LA MODERNITÉ

DU MEME AUTEUR Le Nationalisme contre les Nations (1), E. S. I., Collection « Problèmes », 1937. Hitler au Pouvoir. Bilan de cinq années de fascisme en Alle¬ magne (2), Bureau d’Editions, 1938. Nietzsche (2), E. S. I., Collection « Socialisme et Culture », 1939. Le Matérialisme dialectique (3), Alcan, Collection « Nouvelle

Encyclopédie philosophique », 1939, 4“ édition 1959. L’Existentialisme, Ed. du Sagittaire, 1946. Critique de la vie quotidienne (Introduction),

Ed. Grasset,

1947 ; 2e édition, Ed. L’Arche, 1958. Logique formelle et logique dialectique,

Editions sociales,

1947.

Descartes, Editeurs français réunis, Marx et la Liberté, Ed. Les Trois

1947. Collines (Collection « Les classiques de la Liberté), Genève, 1947. Pour connaître la pensée de Marx, Ed. Bordas, 1948. Le Marxisme, Ed. Presses universitaires de France, Collection « Que sais-je ? », 1948. Pascal, Ed. Nagel, tome I. 1949. Pascal, Ed. Nagel, tome II, 1954. Diderot, Editeurs français réunis, 1949. Contribution a l’Esthétique, Ed. sociales, 1953. Musset, Ed. L’Arche, Collection « Les grands dramaturges *, 1955. Rabelais, Editeurs français réunis, 1955. Pignon, Ed. Falaise, 1956. Pour connaître la pensée de Lénine, Ed. Bordas, 1957. Les problèmes actuels du Marxisme, Presses universitaires de France, Collection « Initiation philosophique », 1958. La Somme et le Reste (Prix des Critiques 1959), Ed. La Nef de Paris, 1959. En collaboration avec Norbert Guterman : Introduction

aux

Morceaux

choisis

de

K.

Marx,

Galli¬

mard, 1934. La

Conscience

mystifiée,

Gallimard, Collection

« Les Es¬

sais », 1936. Gallimard, Collection « Les grands textes philosophiques », 1938. Cahiers de Lénine sur la dialectique de Hegel (3), Gallimard, Collection « Les grands textes philosophiques », 1938.

Morceaux choisis de Hegel,

(1) Ouvrage saisi en novembre 1939. (2) Ouvrage retiré de la vente fin 1939, par suppression de la maison d’édition. (3) Ouvrage porté sur la liste « Otto » des livres interdits ; vo¬ lumes détruits par ordre des autorités hitlériennes.

HENRI

LEFEBVRE

INTRODUCTION A LA MODERNITE PRÉLUDES

LES

ÉDITIONS

DE

MINUIT

VnvÜ ^

© 1962 by les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy, Paris 6« Tous droits réservés pour tous pays

Nous sommes plus libres qu’on ne le fut ja¬ mais de jeter le regard dans toutes les direc¬ tions ; nous n’apercevons de limite d’aucune part. Nous avons cet avantage de sentir autour de nous un espace immense — mais aussi un vide immense... NIETZSCHE.

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INTRODUCTION A LA MODERNITE

Avec ou sans majesté, somptueux ou débraillé, opulent ou en haillons, toujours plus brutal, plus rapide, plus bruyant, s’avance le Monde moderne. Bien lourd ou bien léger semble celui qui demande des préci¬ sions, des définitions ou des théories : des concepts. Le Moderne aurait son évidence. En peinture ou en musique, dans la tech¬ nique comme dans la vie scientifique ou politique, la Moder¬ nité s’imposerait sauf aux myopes et aux aveugles. Quand on a dit : la peinture moderne, la musique moderne, les techniques modernes, l’amour moderne, on croit savoir ce qu’on a dit et l’on croit avoir tout dit. Selon la plupart des gens qui parlent ainsi, le changement dans les idées doit aller de pair avec les changements dans les faits. Celui qui émet un doute ou pose un point d’interrogation passe déjà pour n’être pas « moderne ». Il se discrédite. Il est hors course, hors du mouvement qui se prouve en marchant. D’ailleurs, les protestations font partie des rumeurs qui accueillent la nouveauté, bruits de foule et bruits de fond. Le nouveau, le moderne, aurait ainsi ses partisans et ses adversaires, classés parmi les gens à la page ou les attardés. Constatation passionnelle ou contestation non moins passion¬ nelle, la Modernité n’aurait pas besoin de théorie. Nous partirons ici d’une exigence opposée, et plus précisé¬ ment de l’exigence d’une théorie de la Modernité. Nous commen¬ cerons par nettement distinguer Modernisme et Modernité. Par Modernisme, nous entendons la conscience que prirent d eliesmêmes les époques, les périodes, les générations successives, le modernisme consiste donc en phénomènes de conscience, en images et projections de soi, en exaltations faites de beaucoup d’illusions et d’un peu de perspicacité. Le Modernisme est un fait sociologique et idéologique. On le découvre « in statu nas-

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cendi», avec ses prétentions et ses projets fantasques, dans la presse. On le reconstitue dans des expositions (1). Par Modernité nous entendons au contraire une réflexion commençante, une ébauche plus ou moins poussée de critique et d’auto-critique, une tentative de connaissance. Nous l’attei¬ gnons dans une suite de textes et de documents, qui portent l’empreinte de leur époque et cependant dépassent l’incitation de la mode et l’excitation de la nouveauté (2). La Modernité diffère du Modernisme comme un concept en voie de formu¬ lation dans la société diffère des phénomènes sociaux, comme une réflexion diffère des faits. Nous les distinguerons jusqu’à les opposer, pour mieux cher¬ cher ensuite leurs rapports et pour dégager complètement de la Modernité le concept qui s’y forme et reste inachevé. Notre méditation portera donc sur la Modernité considérée objecti¬ vement et comme essence, dépouillée des apparences et des illusions du Modernisme. A notre avis, cette distinction s’impose. Le Modernisme se manifeste depuis des dizaines d’années, peut-être depuis des siècles. De modes en snobismes, d’illusions en imageries, cette conscience exaltante-exaltée du nouveau s’est en même temps métamorphosée et répétée; elle a une histoire. Le Monde moderne avance précédé ou suivi de ses ombres : crises mul¬ tiples, toujours plus fréquentes et plus profondes, contradic¬ tions et confusions inextricables, drames et catastrophes. Ceux qui ont réfléchi sur ces confusions et ces crises ont apporté leur contribution au concept de Modernité. L’histoire du Moder¬ nisme ne peut s’écrire sans celle du concept de Modernité (et réciproquement). D’ailleurs, à chaque occasion, dans chaque conjoncture, s’affrontent deux courants opposés et deux atti¬ tudes rivales : orgueilleuse certitude et incertitude inquiète, arrogance et crainte. De sorte qu’au fond personne n’est jamais sûr de rien, et l’on ne sait même pas si la contestation naît du passé ou du futur, d’hier ou de demain, des enseignements de l’histoire ou du possible qui attend son heure. La première tendance — certitude et arrogance — correspond au Moder¬ nisme; la seconde — interrogation et réflexion déjà critique — à la Modernité. Les deux, inséparables, sont deux aspects du Monde moderne. Cette introduction à la Modernité ne prétend changer ni le Modernisme ni la Modernité elle-même. Elle ne se propose pas

(1) Comme celte qui eut lieu en 1961 au musée d’Art Moderne sur les origines de l’art contemporain. (2) Textes Cf. infra.

cités de Marx, Baudelaire, Nietzsche, Le Corbusier

etc

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d’achever la théorie ni d’épuiser le concept, mais de montrer la nécessité du concept et de la théorie. Son premier but, c’est de formuler le concept, en montrant que depuis longtemps l’on subit, l’on accepte ou refuse le monde moderne et le moder¬ nisme, sans les penser. En jalonnant le terrain, nous voulons ici proposer la démarche théorique qui, dévoilant le Moder¬ nisme et menant à son terme conceptuel la Modernité, en mon¬ trera par une critique radicale le mouvement et les aspects théoriques et négatifs (le plus « négatif » se révélant parfois le plus « positif » et inversement, ceci dit non pour brouiller à l’avance les idées mais pour spécifier la méthode : la dialec¬ tique). Pour comprendre notre époque, dont le moins qu’on puisse en dire c’est qu’elle ne manque pas de complexité, il est indis¬ pensable de forger un outillage conceptuel. A notre avis, cet appareil de concepts est encore loin de donner satisfaction, bien que plusieurs théoriciens (qui prennent les noms de philo¬ sophes, de sociologues, d’anthropologues, etc. ) s’y efforcent, et que la base théorique existe chez Marx et dans le marxisme. Une première urgence, c’est d’expliciter le concept de Moder¬ nité, en germe et en formation dans une suite déjà longue de méditations des penseurs « modernes » sur leur temps, sur les événements et sur eux-mêmes. Pourquoi ce sous-titre : Préludes? Signifie-t-il que cet écrit ne se veut qu’un essai ou une série d’essais? Non. Il dit que les thèmes abordés, éléments d’une théorie générale, ne seront pris que fragmentairement. Et cela en toute conscience : ils ne formeront pas une totalité achevée, un tableau d’ensemble ou un système. Bien plus : l’inopportunité d’un tableau achevé, l’impossibilité actuelle d’un système définitif et d’une totalité complète, feront partie des thèmes. Et cependant, les thèmes traités ne resteront pas extérieurs les uns aux autres. Ils se tresseront, ils se correspondront, se répondront et se répercu¬ teront les uns sur les autres. Un premier prélude propose l’ironie comme une forme de pensée plus vraie que la conscience enthousiaste (exaltanteexaltée) du Modernisme, convenant donc à la théorie de la Modernité impliquée déjà dans les démarches visant à la dégager. Nous verrons que les penseurs de la Modernité, ceux qui contribuent depuis Marx à formuler sa théorie, furent aussi des penseurs ironiques, employant l’ironie comme méthode et comme forme de conscience réfléchie. Notre ironie devra se définir ou se redéfinir explicitement, ce qui se fera en rapport avec l’ouverture du champ des possibles dans le monde moderne, avec leur multiplicité, avec la nécessité de 1 option et le risque de toute option, en un mot par référence à l’aléatoire dans la Modernité. Le mythe d’Œdipe dévoilerait-il

les profondeurs de l’être,

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de la pensée et de l’histoire? Le voyant devenu aveugle pour avoir voulu résoudre l’énigme, l’aveugle devenant voyant sur le chemin de l’errance, symbolisent-ils le philosophe et plus encore l’homme et le monde modernes? Le thème se raccorde à une interrogation plus large : « Qu’est-ce que nous deman¬ dons, nous, modernes réfléchissant sur la Modernité, à la Grèce? Quelles interrogations posons-nous pour nous aider à nous comprendre et à nous orienter dans le vaste champ des pos¬ sibles? ». L’image d’une Vie nouvelle, visage du Possible, a-t-elle encore un sens ? Mythe, idéologie, utopie, cette émouvante image serait-elle morte ? Les problèmes des Villes nouvelles et de l’urbanisme moderne redonnent-ils ou vont-ils redonner un sens à la Vie nouvelle ? Quelle fut la grande période créatrice de la Modernité, quand et où commença-t-elle, où finit-elle et pourquoi? Quel est le sens d’une notion obscure et toujours contro¬ versée, celle de Nature? Irions-nous vers un nouveau romantisme, et au-delà de celuici vers « autre chose » que l’Art? ... Traitant de façon volontairement discontinue ces thèmes, l’auteur veut laisser au lecteur — si cela lui agrée — le soin de découvrir leurs relations, les rappels et reprises, les modu¬ lations et les recoupements. Il se borne ici à promettre que l’incohérence des thèmes et de leur traitement sera beaucoup plus apparente que réelle. L’intention musicale ne se dissimule pas. Ce livre est construit comme une oeuvre musicale. Il désire se faire entendre pour se faire comprendre. Il se veut appel, chant, plainte, en même temps et autant qu’exposé théorique et discursif. Toutefois, le sous-titre « Douze Préludes » ne relève en rien d’une appré¬ ciation sur la musique ancienne ou moderne. Il ne s’inspire ni du «Clavecin bien tempéré», ni du dodécaphonisme, encore que le nombre XII ne vienne pas ici par hasard. Encore quelques mots sur le philosophe et la philosophie. Comme .Socrate, dont la figure énigmatique domine une partie de ces pages, le philosophe devrait parler plus qu’écrire, en accompagnant son effort théorique d’une praxis double : ensei¬ gnement et ironie, questionnements et essais de réponses, incer¬ titude et orientation. L’écriture en philosophie n’est qu'un pisaller. Le rôle du philosophe, c’est de dire et de tout dire, de tout porter au langage, sachant que le langage nécessaire ne suffit pas plus qu’il ne se suffit, et que d’ailleurs le langage dès qu’il se veut total, se compromet, s’ébranle et se dissout. Logos et langage ne sont pas pure positivité, incarnation posi¬ tive de la Raison absolue. Ils comprennent aussi du négatif, et

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le négatif, c’est aussi le meilleur et le plus vrai du positif. Si le philosophe écrit, c’est au nom d’une parole vivante qu il a pu ou n’a pas pu prononcer. L’écrit, c’est l’ombre portée de la parole. Pas de philosophie sans critique de la philosophie et sans refus du « philosophisme ». De même, pas de science sans cri¬ tique de l’acquis scientifique et de la science en général. Pas de psychologie sans critique du psychologisme. Pas d histoire sans critique de l’historisme. Et ainsi de suite. Le philosophe franchit hardiment le seuil qui interdit l’entrée dans le langage (le logos) à «quelque chose». Ce qui suppose à la fois la hardiesse, le défi, la conscience de 1 inter¬ diction, la conscience des limites du discours acquis et des limites du langage en général. Ainsi Socrate porta au langage — à la parole plus vivante que l’écriture — la vie pratique de la cité grecque la plus affinée, en la prenant dans sa totalité, et non point sous l’angle de l'efficacité immédiate, comme les rhéteurs, grammairiens et sophistes. Le Logos s’inscrivait à l’ordre du siècle. Socrate fit entrer dans le langage raisonnable et dans le discours cohérent jusqu’aux contradictions de la praxis, aux problèmes politiques et aux incohérences de l’opinion des citoyens. Les philosophes lui avaient appris le pouvoir du Logos, les autres lui en avaient appris les périls et les défaillances. Ainsi avec Freud le sexe et ses problèmes entrèrent récem¬ ment dans la parole vivante et dans le discours cohérent. De même, il y a un siècle et demi, avec Marx la Praxis. La pensée franchit des barrages, des frontières, des seuils. Elle brise des interdits devant le langage, en prenant conscience d’une singu¬ lière contradiction à l’intérieur même de cette opération. Le langage et la parole vivante, parties d une praxis, veulent égaler la praxis. Le tout de la praxis doit passer par le discours. Celui-ci se veut total. Il doit se vouloir total et jamais n’est que partiel. Tout n’est jamais dit. Et lorsque l’on prétend tout dire, ou avoir tout dit, c’est que le langage entre en crise. Privilégier le langage, c’est encore privilégier la conscience, et rester dans les cadres de l’ancienne philosophie (idéaliste). C’est le fétichiser, le changer en puissance aliénée et aliénante, et finalement en chose. Il faut aller au-delà du langage, et même de la parole agissante, pour trouver, pour découvrir — pour créer — ce qui sera dit. Le langage s’ouvre de toutes parts : sur la dialectique, qui présuppose le discours et la critique du discours, sur la praxis (totale et révolutionnaire, ou partielle), sur les problématiques, sur la dialectique de 1 his¬ toire et l’ironie de l’histoire, sur la satisfaction et l’insatisfaction dans la vie quotidienne. Le souci de cohérence, bien qu essen¬ tiel, se subordonne aux appels de cette ouverture et ne se peut fétichiser.

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Lorsque Marx reproche aux philosophes d’avoir interprété le monde sans le transformer, il est un peu injuste à leur égard. Toute philosophie contient, dans son interprétation, un certain projet de transformation du monde. Interpréter, c’était déjà dépasser l’accompli. Dépasser et réaliser la philosophie, c’est vouloir expressément ce que voulurent, sans aller jusqu’au bout de la volonté, les philosophes. Ainsi s’indique la dialectique du dépassement, sur laquelle s’ouvre le Logos philosophique.

PREMIER PRELUDE

SUR L'IRONIE, LA MAIEUTIQUE ET L'HISTOIRE

A François Châtelet

L’ironie de Socrate, celle de Montaigne, celle de Musset ou de Heine, qu’eurent-elles de commun? Les époques, les choses, les hommes différaient du tout au tout. L’esprit d’ironie, si difficile à saisir, si mobile, si incertain de lui-même et de ce qui l’entoure, se renouvellerait-il d’âge en âge, presque pareil à travers ces renouvellements? Le grand ironiste apparaît dans des périodes agitées, troublées, incertaines, quand les gens autour de lui se consacrent à de très importantes affaires, lorsque l’avenir dépend de grandes décisions, lorsque d’immenses intérêts sont en jeu et que les hommes d’action s’engagent sans réserve dans la lutte. Alors l’ironiste se retire en lui-même, sans d’ailleurs y séjourner. Il s’y reprend et s’y affermit. Revenant vers le dehors et le public, il questionne les acteurs pour savoir s’ils savent très bien pourquoi ils risquent leur vie, leur bonheur ou leur absence de bonheur, sans compter le bonheur des autres ou leur malheur. Savent-ils bien qu’ils jouent et quel est leur jeu? L’ironiste prend conscience de la distance qui, déjà et devant lui, sépare les points brillants de ces constellations : les actes, les projets, les représentations, les hommes, et remplit d’ombres les intervalles. Les tâches de l’heure, celles mêmes dont il recon¬ naît l’urgence, ne le contentent pas. Il scrute l’horizon et cherche à apprécier le présent. Il aperçoit —- le premier — les limites des intérêts engagés et les chances des tactiques en pré¬ sence (alors que ceux qui les conçoivent se sentent obligés d’y croire sans réserve et de toujours sauver la face devant leurs partisans). N’y aurait-il pas dans l’ironie une protestation de la subjecti¬ vité brimée ou opprimée contre ce qui aliène l’individu? Cette

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force spirituelle, c’est-à-dire faible, à la fois intime et étran¬ gère, proteste contre l’extérieur et l’étranger. Tantôt elle vient du dehors et des circonstances mouvantes, tantôt, pour l’iro¬ niste, de sa propre pensée et de sa conscience. Dans le premier cas, l’ironiste s’attaque d’abord au monde, aux autres, à la société existante. Il les conteste et les refuse en esprit. Dans le deuxième cas, il exerce surtout contre soi sa force meurtrie et cruelle; il se refuse, et pour se refuser, il réfute le monde et la société dont il fait partie. Dans la pre¬ mière situation, celle de Socrate, l’ironie va du dedans au dehors qu’elle distancie pour le juger. Dans la deuxième, celle de l’ironie romantique, celle de Kierkegaard, elle ne met en question le dehors que secondairement, à partir de l’effort du moi pour être plus que soi : pour être l’absolu et pour affirmer l’inépuisable subjectivité. Dans les deux cas, l’ironie suppose la conscience aiguë d’un conflit. Elle cherche à aggraver cette conscience, et le conflit lui-même, plus qu’à le résoudre. L’accent se met différemment, mais il y a situation commune aux deux cas : le conflit qui paraît insoluble, ou dont la solu¬ tion semble tellement imprévisible qu’on peut s’attendre au pire. L’ironie côtoie l’humour mais ne se confond pas avec lui. Les Anglo-Saxons considèrent avec humour cet énorme ennui qui distingue leur vie sociale et qui fait craindre pour l’avenir de la «société industrielle». Ils ont besoin de cet humour; l’ennui en devient supportable. L’humour efface une situa¬ tion et s’efface. L’humour parvient (presque) à métamorphoser l’ennuyeuse quotidienneté. S’il ne la transforme pas, il l’agré¬ mente. L’homme qui s’ennuie dès lors s’amuse de son ennui. Partagé entre le confort et l’ennui qu’apporte un bien-être sans problèmes urgents et dépourvu de tout romantisme, il trouve une certaine solution. Dans une sociologie de l’ennui, l’étude de l’humour anglo-saxon tiendrait une grande place. L’humour résout la situation conflictuelle sans la résoudre tout en la résolvant. L’ironie, elle, la soulignerait. Elle montrerait l’abomi¬ nable état de tant de braves gens qui ont tout pour être heureux (le confort, les satisfactions multiples) et qui s’ennuient non sans avoir le vif sentiment que c’est injuste. L’ironie parfois frôle le sarcasme, mais se distingue bien de l’esprit. Celui-ci place des explosifs petits mais ravageurs dans le roc de l’existant social : les mots d’esprit. Voltaire eut plus d’esprit que d’ironie; Diderot également et Stendhal. L’ironie suscite le sourire plus souvent que le rire, jamais le grand rire, le «rire fou». Elle ne peut guère, comme l’esprit, passer à l’attaque. Elle se sait faible et se défend. Ce qui ne l’empêche pas de devenir agressive, dès que faire se peut. Elle sait taquiner les colosses. Elle risque leur colère. L’ironiste ne craint pas de s’ériger en provocateur universel, c’est-à-dire en provocateur de l’universel. Son ironie comporte un défi :

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SUR l’ironie, la maieutique et l’histoire

celui de la faiblesse aux pouvoirs, qui ne sont jamais que parti¬ culiers, locaux et pris en main par des personnes. Protestation de la subjectivité et de la conscience incertaines, dirons-nous, donc de la pensée qui se cherche. Nous ajoute¬ rons : protestation et recherche qui prévoient leur propre échec et s’y attendent, encore qu’elles fassent le nécessaire pour retarder ou éviter la défaite. Et c’est tellement vrai, que le plus grand des ironistes, Socrate, n’apparaît même pas dans l’histoire. On pourrait soutenir qu’il n’a jamais existé et que le mythe Socrate a été lancé par les philosophes de l’école dite socratique. Son défi (mais quel défi, au juste?) n.’eut aucun éclat. Il poussa la feinte jusqu’à se cacher entièrement. A distance, dissimulé, en retrait, il lançait des mots et des phrases qui devaient faire leur petit bonhomme de chemin, mais Socrate le savait-il? Lui qui dialogue avec tous, lui qui décèle et dévoile, il veut se voiler. Lui qui juge et veut juger, peut-être sait-il que le jugement est impossible. Sans le grand scandale de sa mort, on l’eût peut-être oublié. Un jugement inique (mais y a-t-il des juges et tout jugement ne serait-il pas plus ou moins inique?) a cet effet contraire à la volonté des juges. Peut-être la justice véritable tient-elle au scandale du jugement et vient-elle après ce scandale. (Cette proposition peut s’inverser. Le jugement véritable ne suit-il pas le scandale de toute justice humaine?). Le chemin de la vérité passe ainsi par la dissimulation et pire encore, par la défaite. Le dévoilement de l’erreur et de l’illusion et du men¬ songe suit ces détours : feintes, fictions, patience, attente, réserve lucide, échecs de la vérité et de la volonté du vrai. Protestation de la lucidité subjective, l’ironie vaut en tant qu’elle dépasse la subjectivité. Du moins l’ironie socratique. Elle s’insère dans une situation. Elle ne se veut pas vaine et vide et ne consiste pas en un mouvement qui viendrait du néant pour retourner au néant. Elle vise un objet immédiat ou lointain, soit sur le plan de la connaissance, soit sur celui de l’action. L’ironie ne vit que mouvante dans un sens; elle ne s’avoue que si elle débouche sur l’universel : si elle se dépasse et désigne le dépassement. Socrate proclame qu’il ne sait rien, et c’est sa manière d’amener au jour ce qu’il sait et ce que déjà savent autour de lui les braves gens, ordinaires et positifs, aux opinions contradictoires (or, ces derniers, les braves gens, croyaient tout savoir et il fallait un peu se moquer d’eux pour les confronter entre eux et leur apprendre qu’ils n’avaient que des opinions contradictoires, dont la vérité devait s’extraire pour autant qu’il y eût vérité!). Quant à Montaigne, il répète ironiquement que ni lui ni personne ne saura jamais rien de certain; et c’est sa façon de déployer une incompa¬ rable expérience humaine, enveloppant beaucoup de savoir, et bien plus que les autres savoirs qui se croyaient acquis et solides.

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INTRODUCTION A LA MODERNITE

L’ironiste joue une comédie : celle du non-savoir et de la fausse connaissance. Il tient un rôle. Il porte un masque. Et c’est sa manière de démasquer les rôles. Il dit le faux (et qu il sait faux) pour arriver au vrai. Il prend le rôle de l’aliénation pour se désaliéner et désaliéner les autres. Il se charge de ce mauvais rôle et feint au besoin la mauvaise foi, la dépassant par la feinte et dépassant du même coup la grosse simplicité feinte ou réelle, celle de la bonne conscience. Dans un livre sur l’ironie, charmant mais antérieur aux grands dogmatismes modernes, un philosophe contemporain, M. Jankelevitch (1), observe qu’après chaque période dogmatique vient une période d’ironie. Le dogmatisme déclenche son con¬ traire et suscite son adversaire. L’idée serait encore plus juste si l’on précisait que l’ironie peut naître en même temps que Je dogmatisme, qu’elle ne suit pas comme un effet suit une cause ou comme le dégrisement suit l’ivresse. Elle naît avec le dogmatisme, dont elle observe le gonflement, dont elle attend la déchéance. Au cours de leur histoire, les Grecs ont essayé beaucoup de possibilités philosophiques et politiques. Ils constituaient la Cité et tentaient la création d’un Etat. Ils ont mis à l’épreuve des rapports très divers de la théorie et de la praxis (y compris la rhétorique, la sophistique, la dialectique), mais qui tous étaient des rapports, et donc comportaient une conscience des termes confrontés. Ils ont même tenté la solution philosophique — la solution par la méthode spéculative, logique et ontolologique — du problème proposé. Ils ont tracé les contours du Système par excellence, la doctrine de l’Etre (l’ontologie éléatique). Socrate, lui, confronte au lieu d’affirmer ou d’opposer les affirmations. Il ne choisit pas entre l’immuable ontologie de Parménide et la fluidité dialectique des héraclitéens. pas plus qu’entre la démocratie, l’oligarchie, la tyrannie, l’Etat ou l’absence d’Etat. Il parle de vive voix pour dire qu'il ne sait pas, ou plutôt qu’il sait qu’il ne sait pas. Position et proposition dialectiques. L’ironiste socratique ne choisit pas entre le « tout savoir » et le « ne rien savoir». Il sait quelque chose, et d’abord qu’il ne sait rien; donc il sait ce qu’est «savoir». Il parle le langage de la connaissance. Il en est à ce point où l’instrument de la connaissance, déjà acquis et bien en main, ne tient pas encore fermement un objet. Socrate tient le point de départ, la « base » ou Je « fondement » comme on dit quelquefois. En disant qu’il ne sait rien, il dissimule son divin savoir (Rabelais dixit!). Il feint de ne rien savoir, il ment; pourtant, il dit vrai : ce qu’il sait, ce n’est presque rien. Ce n’est que le début de la connaissance : la curiosité, l’étonnement, la raison interro¬ gative. Ce n’est que la possibilité du savoir : la logique et le (1) W. Jankelevitch, l’Ironie, P. U. F. Nouvelle Encyclopédie philo¬ sophique.

SUR l’ironie, la maieutique et l’histoire

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Logos, le discours et la conscience du discours comme tel. Socrate veut savoir plus. Il discute et cherche, indiquant la voie qui va vers le «savoir davantage». Il dialogue. Il joue. Le dialogue ne met pas fin à la feinte. Il est à la fois dissimu¬ lation et révélation, pour l’un et pour l’autre, l’interrogeant et l’interrogé. Contre les partisans du flux héraclitéen, Socrate va montrer du doigt les stabilités obtenues, souhaitées ou maintenues par les hommes, c’est-à-dire par la connaissance, la volonté et l’action : les objets et les choses, leurs classements par espèces et genres, les techniques, les métiers, la Cité et sa constitution, la société, les concepts et les vertus, les petites gens et les grands esprits, disant au devenir : « C’est là que tu dois t’arrêter. Ménage-nous. Respecte le respectable! ». Contre les Eléates, Socrate montre que rien n’est tout à fait solide, que tout se corrompt, change et s’en va. Il désigne du doigt, en souriant, le mouvement. Il ne désigne pas l’être, mais le pos¬ sible et l’impossible inconnus. Où va le mouvement? Où va le devenir dans ce monde sublunaire? Socrate interroge et obtient des réponses contradictoires, auxquelles il confère un sens philosophique par leur contradiction. A ceux qu’enivre le mouvement, il rappelle que le devenir détruit autant qu’il crée et que la danse dionysiaque n’est pas toujours une ronde (un cycle ou un cercle). Qu’il moralise, c’est en ironiste. S’il se prétend immoral, c’est pour sauver la morale ou peut-être pour découvrir une nouvelle morale. Chaque position ou proposition en recouvre une contraire, qui se dévoile à son heure, lorsqu’elle peut révé¬ ler à lui-même le partenaire, c’est-à-dire le mettre en question et en défaut. A chacun, pour chacun, Socrate désigne et son contradicteur et la validité de la contradiction. Il ébranle les certitudes acquises parce que les choses qui paraissaient si bien ce qu’elles sont, et si solides, et si «choses», faisant si bien leur métier de choses, révèlent leur fragilité. En même temps, les hommes révèlent leurs carences et leurs illusions : leurs limites. Socrate n’attaque personne; il ne se moque pas; il n’a pas d’esprit. Il n’est pas léger. Il ne badine pas. Il ironise. Avec lui, la vierge Minerve, la crépusculaire, la déesse à la chouette, ouvre ses ailes, quitte le crépuscule, tourne en plein jour audessus de l’agora; elle y descend; elle devient un peu cruelle pour ceux qu’elle aime et protège, parce qu’ils sont ignorants et inconscients. Ces citoyens ont leurs biens, leurs femmes et leurs enfants, et la Cité, et aussi ces objets dont Socrate les entretient : le pot, le cheval, le cheveu, la jeunesse ou la maturité, l’expérience et les opinions. Us ne savent pas que le destin menace leurs biens. Pour conserver ce dont les Grecs d’Athènes sont fiers ou heureux, pour sauver la Cité et les œuvres de la politique, il faudrait quelque chose de nouveau.

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Quoi? Socrate le sait-il? Non. Il sait seulement qu’une nouvelle vérité et une nouvelle voie seraient indispensables. S il savait cela, il ne dirait pas qu’il ne sait rien. Il enseignerait la nou¬ velle vérité. Comme il l’ignore, seule s’ouvre la voie du néga¬ tif : celle de l’ironie. Socrate perçoit à la fois la menace qui plane sur la Cité et la présence obscure de vérités qui vou¬ draient naître et sauveraient peut-être Athènes et la Grèce. Enigmatique, il diffère beaucoup du Sphinx. Il est dans la Cité, homme citoyen. Et c’est la Cité, devenue un ensemble et une raison vivante, qu’il interroge. Il diffère aussi d’Œdipe; il n’a pas de réponses prêtes; il n’obtiendra jamais de réponse, si ce n’est l’arrêt de mort. Il ne deviendra pas le Roi de la Cité. Il n’aura que les pouvoirs de l’esprit. C’est lui qui propose l’énigme : qu’est-ce que l’homme ? C’est lui qui répond et qui, s’apercevant qu’aucune réponse n’est parfaite ni convaincante, se tait. Il dépasse Œdipe et le Sphinx. Socrate ouvrait une période nouvelle pour la pensée : cri¬ tique de l’accompli, exploration du possible et de l’impossible, deux mille années de maïeutique (trop souvent égarant son secret, celui de l’ironie), deux mille ans de philosophie à la fois créatrice et condamnée à l’impuissance et à la mort. L’ironie ne peut se détacher de la maïeutique. Le penseur socratique est un accoucheur. Qui aide-t-il à enfanter? Une société. De quoi? De l’avenir qu’elle porte. Dans une situation historique incertaine, mais certainement conflictuelle, l’ironiste ouvre un chemin que la connaissance n’a pu jalonner. L’ironie n’est pas stérile, encore que ce ne soit pas elle qui enfante ni qui engendre. Pour que le fruit vienne au jour et pour qu’il ouvre le sein maternel, il convient de l’aider et d’aider la mère. Alors intervient l’ironiste maïeuticien. La négativité de l’ironie « reflète » la négativité profonde. Il y a risque en toute fécondité, et aléa. La mère risque sa vie (plus ou moins) et sa santé. L’enfant sera-t-il réussi? On met le plus de chances de son côté, mais on n’est jamais complètement assuré. Et puis, ajoute l’ironiste, il y a aussi des grossesses nerveuses et des avortements. Et puis, les choses humaines avancent par leur mauvais côté. L’ironie ne s’oppose donc pas au dogmatisme comme l’abstention au plaisir, ni comme la jeune génération à l’ancienne. Elle cherche aussi une vérité, mais ce n’est pas la même vérité que le dogmatisme. C’est une vérité « éventuelle » ou possible, donc, peut-être impossible. Le jeu a changé, et la mise, et la règle du jeu. Après tant de travaux sur Socrate, on n’a pas encore résolu l’énigme : le silence de Socrate (s’il est vrai qu’il a parlé, il n’a pas laissé une ligne, pas un mot dont on soit sûr), sa mort. Nous pouvons inscrire à son compte ce que nous vou¬ lons, le meilleur et le pire. Socrate a bon dos. Et puis c’est un saint, un martyr, le Christ des païens et des laïques. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une fiction inépuisable, d’un sym-

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bole vivant, d’une collection d’anecdotes ou de légendes dont chacun peut tirer les interprétations les plus variées, et dont cette richesse expressive jamais épuisée fait le sens. « Ricerca mai esaurita », a écrit Labriola à propos des travaux sur Socrate. Si l’on regarde d’un peu près les discussions sur ces thèmes, Socrate, le socratisme, l’ironie et la maïeutique, on s’aperçoit qu’un faux problème se pose obstinément. Il consiste à se demander si Socrate a eu les idées qui ont pu se réclamer de lui (dont on ne sait rien) après des siècles et des siècles de transpositions et d’interprétations. Les sceptiques veulent qu’il ait été un perpétuel douteur, et rien qu’un douteur. Les philo¬ sophes des valeurs découvrent « a posteriori » en lui l’initiateur de la philosophie des valeurs, et les partisans du concept ration¬ nel et logique le vantent comme le créateur du concept, formellement dégagé en tant que tel. Pour certains, Socrate fut le redresseur de torts, le « mainteneur de la cléricature », pt par conséquent l’apolitique ou l’anti-politique de son temps. Mais on peut soutenir aussi bien qu’ « à partir de Socrate la politique est le couronnement de la philosophie (1) ». Educa¬ teur? Corrupteur de la jeunesse? Créateur de la philosophie spécialisée, distincte de la poésie, de la religion, de la poli¬ tique, de l’art — ou anti-philosophe réfutateur des ontologies (2) ? « Danseur solo à la gloire de Dieu »? « Héros tragique » ? (Kier¬ kegaard) ou porteur du rationalisme anti-tragique, annoncia¬ teur de la décadence? (Nietzsche). Et que penser de son « daimon » ? Dieu ou diable? Ame ou esprit? Génie de la révolte, esprit prométhéen? ou élan de l’initié mystique? Religiosité ou rationalisme? Intériorité ou communication? Spiritualité ou rhétorique au service d’une pratique sociale mal détermi¬ née? Naissance de la conscience ou fin de la spontanéité? Rêveur? Sophiste? Idéologue? Philistin roué? Débauché? Pur héros ? Tout peut se dire de Socrate (3). Une seule réponse reste possible : Socrate ne savait pas où il allait, où allait sa Cité, où allait la pensée, où allaient la Grèce et le monde antique. Les philosophes postérieurs, les écrivains philosophes et les historiens de la philosophie croient que Socrate savait tout et faisait semblant de ne pas savoir. Ils croient donc que Socrate tirait par sa maïeutique et par l’ironie sa vérité hors des consciences et des opinions. Or, la maïeutique apparaît double. Celui qui la pratique veut mettre au jour sa propre vérité en même temps que celle des autres. Il ne feint pas quand il dit qu’il cherche. Il dialogue aussi avec soi, en dialoguant avec les autres. L’ironie ne serait donc pas le masque d’une suffisance, celle de l’homme qui sait, qui

(1) (2) (3) notre

Cf. Louis Gernet, Le génie grec dans la religion, p. 382. Cf. G. Bastide, Le moment de Socrate, p. 119. Le meilleur ouvrage d’ensemble sur l’énigme socratique serait à avis celui de M. de Magalhaes-Vilhena, Socrate.

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déjà connaît ce que contiennent les vies des gens, pris dans la division du travail, formés par leur Cité, déchirés par les conflits des intérêts, des passions, des opinions. Ce raisonneur aurait caché sa grande et définitive science, en sachant qu’il avait et qu’il aurait raison. Mais peut-être Socrate ne savait-il vraiment pas ce qui sortirait d’Athènes et de la Grèce. Peutêtre craignait-il un effroyable avortement, ou la naissance d’une larve, d’un monstre, d’une vérité affreuse et intolérable. Mer¬ veille ou démon? De cette aurore ou de ce crépuscule, n’étail-il pas, lui, Socrate, inévitablement le précurseur? Il conçoit les possibles, tous les possibles. Il cherche le pos¬ sible au-delà de l’horizon des possibles, celui qui, peut-être, fondra sur la terre du haut de son ciel, comme un oiseau de malheur. Peut-être a-t-il ses préférences parmi les possibles, mais il ne sait pas lequel surgira. Il cherche à comprendre pour prévoir. Il a porté au langage —- au logos — la vie de la Cité, la praxis sociale et politique. Il en a dévoilé les contra¬ dictions, puis les incertitudes. Il se contente de questionner. Il se met en question. Il cherche. Il voudrait savoir où va le monde, celui qu’il constate autour de lui. Comme il craint le pire, il veut le silence. Il veut la mort. Alors l’ironie prend un autre sens .Elle se retourne. L’iro¬ niste s’attaque au monde pour le dévoiler; mais il a peur de ce que cache le voile. Il s’attaque donc à lui-même. De quoi se mêle-t-il? Et qu’y peut-il? En quoi le destin de la cité et de la société le concerne-t-il? A quoi bon sa vie et sa mort? Pour¬ quoi attacher tant d’importance à cette parturition d’une vérité peut-être mauvaise, peut-être effrayante, et qu’il vaudrait mieux ignorer? Ne ferait-il pas mieux de se taire complètement? Pourquoi tourmenter ces honnêtes gens qui ne savent pas ce qu’ils portent dans le sein de leurs âmes? Si seulement ils connaissaient l’incertitude — la leur — ils ne pourraient pas continuer à vivre. Ils ne peuvent pas, ils ne doivent pas savoir. Et pourtant cela viendra un jour. Cela sortira. Athènes verra sa fin. Et la beauté grecque mourra, et la Sagesse. Un jour on s’apercevra qu’il y avait une bonne part d’illusion dans le sentiment de dignité personnelle et de liberté dans la Cité; que la société politique, la Cité, était plus libre que les citoyens, et que l’unité de l’Etat politique et de la société civile rendait la vie privée des hommes aussi asservie que la vie des esclaves. Auparavant, les intéressés au silence et à l’ignorance auront tué la pauvre et humble sage-femme de la dure vérité. Pour¬ quoi les juges condamnèrent-ils Socrate? Parce qu’ils voulaient la vérité? Non, parce qu’ils la craignaient et voulaient l’éviter. Parce qu’ils la soupçonnaient terrible et ne voulaient pas la voir. Parce qu’ils voulaient leur vérité et que Socrate n’était d’aucun parti, mais du parti de l’incertaine vérité. Parce que Socrate se supposait porteur d’une vérité mortelle, et savait qu’à ce titre il méritait la mort, et qu’il voulait mourir de la

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mort la plus injuste et la plus juste. Le Socrate de Platon ne donne-t-il pas le mot de l’énigme? « On prétend que je suis le plus déroutant des hommes et que je ne fais que mettre les\ autres dans l’embarras. » (Théétète, 149 a). Embarrasser le pou¬ voir, c’est mériter la mort, c’est accepter de mourir. Aujourd’hui, en plein xxe siècle, seuls les violents, les chefs d’armée, les généraux, les soldats politiques, les hommes des partis peuvent prétendre au rôle historique d’accoucheurs de la société. Seuls ils peuvent mettre au jour ce qu’elle contient. La prétention philosophique — à supposer que Socrate l’ait eue — devient ridicule. La maïeutique a cessé d’appartenir au philosophe professionnel et spécialisé. C’est l’affaire de tous : de l’écrivain, de l’artiste, de l’architecte, comme du militant et des masses et des classes. La maïeutique s’amplifie. Mais n’est-ce pas ainsi que nous retrouvons, à un niveau beau¬ coup plus vaste, la situation socratique? De quoi sont grosses les sociétés dites modernes, dont le caractère transitionnel (vers quoi?) éclate? Où va la «modernité»? Qu’est-ce qui va naître? Un rêve devenu chair, ou un monstre? Nous n’en savons rien. Nous savons que l’enfantement aura lieu et même qu’il a lieu, en nous, autour de nous. Nous savons aussi que nous devons formuler les hypothèses les plus désastreuses (anéantissement atomique, technocratie et cybernétisation mondiales, aventure cosmique éperdue) pour sauvegarder la vigilance et la luci¬ dité. Nous savons que les hypothèses optimistes (celle-ci, par exemple : la France sera demain la nouvelle Athènes, la Grèce de la modernité) risquent de passer pour naïves. Nous savons enfin — et c’est plus important — que les possibilités sont déterminées; même en réservant la part de l’imprévu, du chaos et de la catastrophe, on peut dénombrer ces possibilités ; l’aléa¬ toire est immense, il n’est pas absolu. Par conséquent, l’option compte. Elle peut avoir un rôle. Plus précisément, nous igno¬ rons à l’avance quel rôle peut avoir l’option, la nôtre, la mienne, la vôtre. Donc, il faut opter comme il faut voter; la maïeutique mondiale se lie à la démocratie et à 1 ironie. Or, pour opter, il faut prendre distance et recul. Même si le bel enfant rêvé (le communisme, celui des uto¬ pistes et des scientifiques enfin réconciliés) doit venir au monde, ne serait-il pas bon de connaître l’incertitude, c’est-à-dire de la reconnaître, pour mieux apprécier ce présent du Devenir? Nous avons besoin d’ironie. Sans elle, chacun tombe dans 1 acte de foi. La confiance aveugle s’allie parfois au dévouement et le plus souvent à la bêtise. Ou bien le manichéisme du «tout ou rien » (qui n’exclut pas le machiavélisme des compromis!), tou bien l’ironie et les médiations. Bien entendu, ceux (pii vous mettent le couteau sous la gorge en criant : « Qui n’est pas avec nous est contre nous», ceux-là (pii ont condamné et tué Socrate n’aiment pas l’ironie. Or, l’ironie a un rôle de salubrité. Elle revalorise la subjectivité et prépare sa revanche.

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Plus encore, elle prépare, dans une meilleure éventualité, la revanche des différences, si souvent délaissées au profit des identifications. Les méthodes théoriques et pratiques qui recherchent les différences — toutes les différences, celles des individus, des groupes, des peuples, des cultures — pour les accentuer dans le style du vécu et dans la pensee, ces méthodes ont besoin de l’ironie et du négatif. Comme il me plairait ici d’intervenir directement et de m’adresser à toi, ami lecteur, günstiger Leser, ou bien à vous, chère lectrice, gnâdige Frau, sur un ton familier qui s élèverait bientôt au sublime; je vous demanderais si vous connaissez les heures où la vie quotidienne provoque un malaise, où l’esprit poursuit une idée qu’il n’ose pas affronter. «7n diesem Heiche, das uns der Geist so oft, wenigstens im Traume aufschliesst, versuche es, geneigter Leser, die bekannten Gestalten, wie sie tâglich, wie man zu sagen pflegt im gemeinem Leben, um die herwandeln, wieder zuerkennen... » — « Dans^ ce règne, dont l’esprit nous ouvre la porte, du moins par le rêve, essaie, cher lecteur, de reconnaître les formes familières que tu rencontres constamment dans ce qu’on appelle la vie quotidienne... ». Oui, comme cela me plairait de vous parler ainsi d’âme à âme. Je m’en abstiens et vous prie de remarquer que je m’abstiens. A tel point que je vous laisse le soin de chercher l’auteur. Je vous confie, pour vous aider, que c’est un vieux romantique bien connu. Et je ne veux pas le suivre sur cette voie. Cette ironie, qui s’égare dans la subjectivité, donc dans 1 informe, je la rejette. Moi, celui qui vous cause, je suis.... Au fait? Qui suis-je? Ah! pardon, j’oubliais. Je suis marxiste. Je crois dur comme fer à l’existence du monde extérieur, aux lois objec¬ tives de la nature, à l’onde et au corpuscule dialectiques. Mille excuses, j’allais omettre le plus important : j affirme 1 existence objective de la nature avant la conscience et la pensée et l’esprit, en dehors d’eux, sans eux — omission qui m’aurait valu de sévères condamnations, alors qu’avec cette petite phrase je m’élève au génie philosophique. Mais maintenant, me voici bien embarrassé. J’accepte l’existence de la terre — notre chère planète — avant les êtres humains, de l’ensemble solaire avant notre terre, du « monde » et de « l’univers » avant le soleil et ses alentours. Et maintenant, qui vous dit, ami lecteur, digne lectrice, que je ne suis pas un stalinien forcené, un politique astucieux et borné, un « crypto » prodigieusement habile et actif? Comment vous prouver que non? Les injures dont les staliniens me couvrent? Réfléchissez. Voilà qui serait fort, vrai¬ ment fort, de leur part : avoir des agents qui les attaquent, qu’ils abreuvent d’insultes, mais qu’ils tiennent et qui les ser¬ vent « perinde ac cadaver » dans les ténèbres... Ami lecteur, digne lectrice, pourquoi ai-je hésité à intervenir subjectivement? Qui suis-je? Songez que je n’existe peut-être pas, moi qui vous cause (style Zazie - Queneau). Je ne suis

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peut-être qu’un robot télécommandé par l’ennemi (mais quel ennemi?) ou monté par le Diable pour bafouer le Bon, le Beau, le Vrai, le Bien, le Digne, — vous? Mais en êtes-vous sûr? Au fait, de quoi êtes-vous sûr, ce qui s’appelle sûr, absolument sûr? Ici commence l’ironie, une autre ironie, la nouvelle... L’ironie de l’ancien romantisme se fondait sur le « je » et le « moi». Comment se maintenir dans la joie au sein de l’har¬ monie? Comment changer l’harmonie en mode du vivre, en «vécu»? Impossible! L’ironie romantique naissait de cet échec, le masquait, permettait la reprise de l’élan vers 1 harmonie suprême. Elle n’était que dissonances avant la cadence finale et toujours fùyante. Elle réduisait la nature au Moi (risquons un calembour : aux jeux du je) pour ensuite représenter le Moi comme Nature. Elle se définissait donc par le Moi qui joue et se joue, mêlé avec la Nature qui joue parmi les apparences (l’Esprit divin, nature et vérité, jouant et luttant avec ces apparences et phéno¬ mènes, s’identifie au moi spirituel du philosophe, de l’artiste, du poète). Elle aspirait, cette ironie, au « je » parfait, possible et impossible : l’activité créatrice à l’état pur. Dès lors, cette activité créatrice, trop consciente de soi, se replie sur soi et court un risque, celui de dédaigner l’œuvre et de ne plus se réaliser en acte. Se jouant de soi, elle se com¬ plaît en ses caprices; elle veut seulement séduire, irriter (pro¬ voquer, défier) ou plaire. La subjectivité, ainsi affirmée, se coupe de toute pratique et s’épuise. L’Esprit de l’ironiste se prend pour le créateur absolu; il s’identifie à 1 Etre qu il se représente, à Dieu, un Dieu diabolique qui joue avec le monde et crée en s’amusant ou en rêvant. Pour cet Esprit, c est là le dernier mot, le mot de la fin et du commencement. A partir de l’exigence de conscience, l’ironiste romantique essaie de faire surgir ce sujet-objet possible et impossible, le pur Je-Moi inépuisable dans la diversité de ses différences. Procédant,par réduction du sérieux à l’amusement et de l’œuvre au jeu, l’iro¬ nie prend bientôt au sérieux ses badinages. Elle se voit prise dans une impasse qui consiste en un dilemme définitif et inso¬ luble parce qu’il n’y a plus de conflit : la belle Ame d’un côté, de l’autre le Cynique, face à face dans le pur miroir de l’ironie, se détestant, se complétant, se détruisant 1 un l’autre. Cette ironie qui part du dedans ne s’ouvre sur rien, et pas même sur le Rien. Elle s’efTrite en poussière. Alors elle cède et capitule; après beaucoup de déclarations tumultueuses contre les Philistins, l’ironiste s’embourgeoise. Ou bien il se tue. L’instant contre le temps et l’éternité? L’instant nous déli¬ vrant des duperies du durable et du solide, de la gravité et de ses ridicules, du pur idéal comme du réel fortement ins¬ tallé? Son éclair illuminant les énormités, les grandes et grosses Entités, les grandes Formes immobiles et les désenchantant?

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Oui et non. Il ne suffît pas de les éclairer, il faudrait encore contribuer à leur dissolution. Quant à la plus grande ironie du Vivre, ne réside-t-elle pas dans l’apparition contrastée de l’Ins¬ tant (qui disparaît à jamais et revient sans cesse, qui toujours fuit et réapparaît dans sa fuite éperdue) — et du Moment (qui se retrouve mais n’est jamais tout à fait le même, tel que je le voudrais, car je ne voudrais pas le trouver autre et souhai¬ terais la Répétition...). En regardant, la méditation ironique aperçoit combien les philosophes ont manqué d’ironie. Hegel plus que tous. Il a noté sans ironie les ruses ironiques de l’Histoire, qui corrode les figures de la Conscience, annonce et prépare malicieusement leur fin dans leur apogée, leur masquant avec soin leur propre dépassement. Hegel laissait l’ironie aux romantiques, qu’il prétendait — non sans raison — reléguer dans l’idéalisme sub¬ jectif. Chez Hegel, le temps s’agite, mais en fin de compte ne détruit rien de substantiel. En vérité, c’est-à-dire dans la Vérité absolue, dans l’Etre ou l’Esprit, tout se conserve et tout s’accumule. S’il est vrai que, selon Hegel, les choses et les hommes avancent par leur mauvais côté, ce n’est qu’un petit côté des hommes et des choses. Pas de place pour l’ironie, et pas de vraie négativité. Le négatif ne s’en prend qu’aux apparences et aux modalités superficielles d’apparition (de «surgissement», en jargon contemporain) des détails; malgré la sérieuse patience que lui prête Hegel, il reste superficiel. Hegel croit avoir mis fin à la maïeutique; l’accouchement terminé, il berce dans ses bras le bel enfant de l’histoire : le Système, fils unique du Dieu des philosophes. L’ironie voit finir son temps, avec le dialogue, avec la feinte et la lente révélation de la voie à emprunter. Nous — les philosophes — étreignons enfin l’Etre, et notre méthode le saisit de la naissance à l’accomplissement, d’une seule prise. Il y a une sorte d’humour hégélien quand le philosophe songe avec satisfaction et pitié aux longs efforts du passé, aux longues douleurs de la gésine. C’est l’humour puissant, pédant et lourd de celui qui, en même temps, conçoit, engendre et accouche, geint et se réjouit, père, mère, dieu. Par exemple quand Hegel ne craint pas d’énoncer que les constellations n’ont pas plus d’importance et d’intérêt qu’une éruption cuta¬ née; ou qu’il s’écrie devant les montagnes : «Es ist sol C’est ainsi! ...» Humour noir, absolument grave, qui accompagne la solution universelle, la suppression de tous les problèmes, alors que l’ironie accentue le problématique. Parfois Hegel va plus loin. Il vise les satisfactions, y compris les satisfactions sociales et nationales, qui se prennent pour termes de l’histoire et menacent la satisfaction philosophique. « L’impuissance de la vie se manifeste en ceci que le commence¬ ment et le résultat se séparent. Il en est de même dans la vie des individus et dans celle des nations. L’Esprit national déter-

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miné n’est qu’un individu dans la marche de l'histoire mon¬ diale. Chaque peuple mûrit un fruit. Son activité consiste à accomplir un principe, non à en jouir. Au contraire, ce fruit lui apporte un suc amer; et il ne peut le rejeter car il en a une soif infinie. Or, il lui en coûte la destruction, suivie de l'avène¬ ment d’un nouveau principe. Le fruit redevient germe... » (La Raison dans l’Histoire). Pour Hegel, l’accomplissement, c’est aussi la perte. La plénitude se dérobe. Il y a « Verwirklichung », (aliénation dans et par la plénitude. Nous sommes dans l’humour noir, qui ne manque pas de profondeur. Pour concevoir pleine¬ ment cette profondeur, il suffit d’appliquer le schéma hégélien à la colonisation et à la décolonisation. Nous entrons aussi dans le domaine de l’ironie quand nous songeons à la soif infinie qui pousse lèvres et dents des dupes de l’histoire vers les fruits pleins de suc amer. Pour Hegel, seul le « mondial » ne trompe pas, puisque c’est lui qui abuse et trompe ceux qui l’ignorent et ne le prennent pas pour leur but. Marx a saisi cette profondeur de la conception hégélienne et du concept hégélien de l’universel. Il l’a poussée plus loin. Il a pleinement introduit l’ironie dans la philosophie et dans le concept de l’histoire mondiale en restituant à la négation son pouvoir révolutionnaire. Il atteignit, à travers l’ironie du devenir, la vraie dialectique. Engels également. S’établissant dans le social en tant que vérité de la politique et de l’his¬ toire, et dans les classes en tant que vérité de l’économie poli¬ tique, les deux compères ont dévoilé l’ironie objective de l’histoire mondiale, qui apporte aux hommes autre chose que ce qu’ils attendaient et voulaient. La coïncidence hégélienne de la dialectique et de la prévision (attachée à une philosophie de l’histoire, à un déterminisme ontologique et historique) tombe. Elle évacuait à la fois la dialectique, la maïeutique et l’ironie, le vrai devenir et la vérité du devenir. Engels écrit, à propos des événements de 1848-1852 : « On dirait que c’est le vieil Hegel, devenu Esprit du Monde, qui dirige de sa tombe, consciencieusement, l’histoire et fait tout se dérouler deux fois : une fois sous forme de grande tragédie, une seconde fois sous forme de farce pouilleuse : Caussidiere pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre... » Marx condense et développe et rectifie. Il n’y a pas de répétition complète dans l’histoire, mais seulement des analogies et des homologies : « Hegel fait quelque part cette remarque, que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce... Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directe¬ ment données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Même quand ils semblent occupés A se transformer

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en toutes choses, à créer quelque chose de tout à fait nou¬ veau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire, qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguise¬ ment respectable... » Il n’y a donc pas de répétition dans l’histoire, qui crée de l’inattendu à partir du déterminé; et ce qui le montre le mieux, ce sont les fausses répétitions. Les ruses de l’Idée hégélienne dans l’histoire deviennent chez les marxistes ironie objective de l’histoire agissant à travers la subjectivité. Cette ironie vient de ce que «les hommes», forces sociales et idées, masses et individus, font autre chose que ce qu’ils voulaient; et, de plus, ce qu’ils font, ils le disent avec des idéologies, des signes et des symboles souvent trompeurs. Les projets les mieux combinés sont déçus peu ou prou, telle est la loi. Il y a de l’imprévu dans l’histoire, encore que l’histoire ne soit pas absurde, dépourvue de sens, indéterminée. Imprévu et prévu, hasard et nécessité constituent le mouvement dialec¬ tique, dans l’histoire et sans doute dans la nature : la détermi¬ nation du devenir. L’ironie marxiste, c’est un moment de la conscience et de la connaissance, ni le plus élevé, ni le moindre. Elle naît à son heure; elle ne pouvait naître auparavant. Cette ironie objecti¬ vement fondée relativise la ruse de la Raison et l'historise. Elle balaie les fausses consciences. Enumérons quelques modalités de ces fausses consciences : les dogmatismes, les mystifications mystifiées, les localisations et focalisations dérisoires, les dicho¬ tomies et les logicisations impeccables (sur le mode du « tout ou rien», les unes formelles et les autres affectives), les stéréo¬ typés, les imperméabilités à l’expérience, les égocentrismes, les mécanismes de projection et d’identification idéologique, toute la tératologie intellectuelle. L’ironie détruit sur son trajet ardent, par les bases, l’homme-chose et l’avenir-chose, la réifi¬ cation et l’aliénation, la technolâtrie et le culte de la Machine qui portent à l’absolu les caractéristiques de l’organisation et du calcul appliquées aux actes humains. Beau programme, inauguré avec Marx et dont l'exécution bat son plein, malgré les pires difficultés. Car l’ironie marxiste, aujourd’hui, ne peut s’attaquer seulement au monde bourgeois. Elle doit s’en prendre aussi à ceux qui se réclament de Marx, mais non point de son ironie. Aujourd’hui, où vont sonner les trois coups qui ouvrent la nouvelle tragédie ou la farce qui recommence? L’ironie pose la question. Elle attend une réponse qu'elle ignore et ne peut donner, car seul l’imprévisible — qui motive l’ironie — pourra répondre. Nous savons seulement que Staline, qui suivit le che¬ min du grand révolutionnaire Lénine, évoqua pour son propre compte les esprits de Pierre-le - Grand, d’Ivan-le-Terrible, d’Alexandre Newski. La tradition étatique « pesa d’un poids

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très lourd sur le cerveau des vivants ». Les révolutionnaires que « l’histoire » condamna ironiquement à louvoyer et à détendre îe rythme de la création totale, ces révolutionnaires se dra¬ pèrent (eux aussi!) dans le classicisme, identifiant le réel, le rationnel et le possible. Bien plus : Staline trouva — et le stalinisme trouve encore — des idéologues capables de « démon¬ trer » que le Nouveau naissait de l’Ancien sous le forceps de l’Etat, alors que le nouveau devait être, d’après Marx et Lénine, la fin de l’Etat. Les staliniens « démontraient » et « démon¬ trent » encore, directement ou indirectement, que l’enfant de l’histoire est en merveilleux état, parfait ou presque et préci¬ sément celui qu’on attendait. L’Etre ainsi défini et « démontré » se reflétant dans le connaître, coïncidant avec la méthode théo¬ rique et pratique, dissipant l’apparence et l’illusion au profit du sérieux absolu, l’ironie marxiste de ce fait a été « physique¬ ment liquidée ». Les hommes font ce qu’ils veulent puisque Staline faisait ce qu’il voulait. La préhistoire de l’homme s’est accomplie et devient véritablement histoire. La société est déjà transparente et l’homme total atteint, ou presque : il est à portée de la main, comme l’Etre, avec l’Etre matériel. Retrempons-nous dans l’ironie marxiste. Revenons aux sources. Relisons telles pages qui nous introduisent par la porte de derrière dans les coulisses de la société bourgeoise (et pas seulement de la société bourgeoise!). Ces pages résument Bal¬ zac, annoncent le roman policier et de plus, comme par sur¬ croît, détruisent par la base le fétichisme de la production maté¬ rielle (le « productivisme » bourgeois ou socialiste) : « Un philosophe produit des idées, un poète des vers, un pas¬ teur des sermons, un professeur des manuels, etc. Un criminel produit des crimes. Si l’on considère d’un peu plus près le rap¬ port qui existe entre cette dernière branche de la production et l’ensemble de la société, on reviendra de bien des préjugés. Le criminel ne produit pas seulement des crimes, mais encore le droit criminel, le professeur qui fait des cours sur le droit cri¬ minel, et jusqu’au manuel inévitable où ce professeur condense son enseignement en vue de la vente. Il g a donc augmentation de la richesse nationale, sans compter le plaisir de l’auteur du manuel. Le criminel produit en outre toute l’organisation de la police et de la justice criminelle, les juges, les bourreaux, les jurés et les diverses professions qui constituent autant de catégo¬ ries de la division sociable du travail, qui développent les diverses facultés de l’esprit humain, créent de nouveaux besoins et de nouvelles manières d’y satisfaire. La torture à elle seule a donné lieu aux inventions mécaniques les plus ingénieuses et occupé une foule d'honnêtes ouvriers à la production de ces instruments. Le criminel produit une impression soit morale soit tragique et rend ainsi service au mouvement des sentiments moraux et esthé¬ tiques du public. En dehors des manuels sur le droit, criminel, du code criminel et des législateurs, il produit de l art, de la

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INTRODUCTION A LA MODERNITÉ

littérature, des romans, voire des tragédies. Le criminel apporte ime diversion dans la monotonie et la calme tranquillité de la vie bourgeoise... Le criminel apparaît donc comme un de ces facteurs qui établissent l’équilibre salutaire et ouvrent une per¬ spective d’occupations utiles... » (Histoire des doctrines écono¬ miques, tr. fr. t. II pp. 162-163). Faut-il insister sur les fonctions de cette ironie, sur sa « multifonctionnalité » ? Elle découvre certaines profondeurs cachées de la pratique sociale, mieux que l’économisme, le sociologisme, le psychologisme, et les schémas habituels dits marxistes sur la « base » et les « super-structures ». Elle nous rappelle que le mot « civilisation » indique notamment la prise en charge par un droit, le droit civil, de l’instruction des affaires criminelles ou prétendues telles, auparavant laissées à l’arbitraire du pouvoir exécutif et politique. Elle ne suffit plus aujourd’hui, car il y a non seulement les vrais crimes, mais les faux crimes, ceux décré¬ tés tels par le pouvoir et que l’on instruit par la question et la torture, en régression sur les règles de la « civilisation » acquise au xvme siècle. L’ironie marxiste nous rappelle que les procès et les tortures peuvent modifier en profondeur une « civili¬ sation » et la saper par le fondement. Longtemps avant d’avoir écrit ce texte plein d’ironie, Marx avait livré, contre Hegel et dans son prolongement, le plus pro¬ fond de sa pensée : « Le moderne Ancien Régime n’est plus que le comédien d’un ordre du monde dont les héros réels sont morts. L’Histoire va au fond des choses (die Geschichte ist gründlich) et traverse de nombreuses phases, quand elle conduit à la tombe une vieille forme. La dernière phase d’une forme historique mondiale (welgeschichtliche Gestalt) est sa comédie. Les dieux de la Grèce qui avaient été tragiquement blessés à mort une première fois dans le Prométhèe enchaîné d’Eschyle devaient mourir encore une fois comiquement dans les Dialogues de Lucien. Pourquoi cette marche de l’Histoire? Pour que l’huma¬ nité se sépare gaiement de son passé. Cette joyeuse détermination historique, nous la revendiquons pour les forces politiques de l’Allemagne... » Même si nous ne partageons plus cette gaîté, et si nous devons constater que le comique ne succède pas au tragique mais se mélange étrangement avec lui, la pensée de Marx est claire. C’est une robuste ironie de la pensée, fondée sur celle de l’his¬ toire : d’une histoire qui va au fond des choses (1). Chez Marx et chez Engels, à propos du processus d’accumu¬ lation économique, le lecteur attentif trouve un autre exemple fort curieux de cette ironie dont Engels, allant encore plus (1) Contrib. à Prit. phil. Droit Hegel, MEGA, I, 1, p. 607-621, et trad. Molitor, Œuvr. phil. I., p. 90-91. (Marx se réfère à la Phénoménologie de Hegel, trad. Hyppolite II, p. 246 et sq. sur le rapport du tragique au comique).

sur l’ironie, la maieutique et l’histoire

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loin que Marx, déclarait qu’elle est «insondable» (1). Les ordres religieux furent historiquement, au Moyen-Age, les pre¬ mières collectivités qui réalisèrent les conditions de l’accumu¬ lation. Les communautés paysannes produisaient peu et consom¬ maient dans leurs fêtes un certain excédent, le surplus allant aux maîtres, seigneurs, conquérants, princes ou Etats. La Cité, elle, était trop large, trop proche encore de la communauté archaïque, trop portée aux consommations somptuaires, pour accumuler. Une communauté plus restreinte, association d’indi¬ vidus actifs où l’individu qui commande peut ordonner le travail et l’abstinence, semble donc une condition historique de l’accumulation. (N’est-ce pas d’ailleurs ce que réalise la famille protestante étudiée par Max Weber sous l’angle étroite¬ ment idéologique?). Les ordres religieux éliminaient par leur statut la plupart des modalités sociales de consommation des excédents, les femmes, les enfants, la famille, l’armée, les fêtes profanes et charnelles. Ils se constituaient comme groupements d’individus en pleine force et en pleine activité, soumis à une discipline et renonçant, au profit de l’ordre, à la propriété indi¬ viduelle comme à la consommation exagérée. Sauf quelques ordres mendiants, ces communautés religieuses se donnèrent un statut économique ; elles adoptaient des techniques très perfec¬ tionnées pour l’époque. Ainsi, tel ordre illustre, celui de Citeaux, installait ses abbayes dans des terrains marécageux et des val¬ lées basses, que les moines savaient utiliser après drainage. Ironie! \u nom d’un vœu de pauvreté, les ordres s’enrichis¬ saient. Ils dégénéraient donc. Us devaient accumuler, sans savoir comment ni pourquoi. Avec la richesse venait la puissance et le déclin. La racine de l’ironie, si l’on peut ainsi parler, se situe dans l’ignorance du processus et de sa fatalité plus que dans l’enrichissement, qui d’ailleurs permit de magnifiques et irrem¬ plaçables œuvres. Ironie ! Contre les « wébériens » et leur étude de l’idéologie de la rationalité et de la culture «pure», malgré les dogma¬ tiques marxistes et certains adversaires du marxisme, nous envi¬ sagerions avec plaisir un certain renouvellement de cette étude (celle des conditions de l’accumulation) en partant d’une his¬ toire des ordres religieux. Elle contribuerait à combler une lacune signalée par le R. P. Calvez (2) dans les chapitres du Capital sur les origines du capitalisme et les débuts du pro¬ cessus d’accumulation. Si l’histoire proprement et véritablement humaine commence avec la fin du mystère social, avec la transparence de la société