Ingeborg Bachmann: Ce qui est vrai [1 ed.] 9783737012898, 9783847112891

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Ingeborg Bachmann: Ce qui est vrai [1 ed.]
 9783737012898, 9783847112891

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Deutschland und Frankreich im wissenschaftlichen Dialog Le dialogue scientifique franco-allemand

Band / Volume 9

Herausgegeben von Véronique Gély, Willi Jung, Françoise Rétif, Nicolas Wernert und der Kulturabteilung der französischen Botschaft (Berlin) Collection dirigée par Véronique Gély, Willi Jung, Françoise Rétif, Nicolas Wernert et l’Institut français d’Allemagne (Berlin)

Françoise Rétif

Ingeborg Bachmann Ce qui est vrai

Essai

V&R unipress Bonn University Press

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über https://dnb.de abrufbar. Veröffentlichungen der Bonn University Press erscheinen bei V&R unipress. © 2021, Vandenhoeck & Ruprecht GmbH & Co. KG, Theaterstraße 13, D-37073 Göttingen Alle Rechte vorbehalten. Das Werk und seine Teile sind urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung in anderen als den gesetzlich zugelassenen Fällen bedarf der vorherigen schriftlichen Einwilligung des Verlages. Umschlagabbildung: ITALY. Rome. AUSTRIAN poet Ingeborg Bachmann on the streets of the Parione quarter in Rome. Spring 1954. List got introduced to Bachmann by a friend in common, the GERMAN composer Hans Werner Henze. P-AU-BAC-040, © herbert list / Magnum Photos / Agentur Focus. Vandenhoeck & Ruprecht Verlage | www.vandenhoeck-ruprecht-verlage.com ISSN 2198-5421 ISBN 978-3-7370-1289-8

À Willi Jung

L’art vole autour de la vérité, avec l’intention décidée de ne pas s’y brûler. Franz Kafka

Sommaire

L’exigence de vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Rencontre à Vienne. Les lettres à Hans Weigel . . . . . . . . . . . . . . .

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Violences sexuelles et mémoire traumatique . . . . . . . . . . . . . . . .

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D’une correspondance à l’autre – D’une solitude à l’autre . . . . . . . . .

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« Laisse-nous trouver les mots ». Correspondances cryptées . . . . . . .

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Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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L’exigence de vérité

La vie d’Ingeborg Bachmann est suffisamment scandaleuse pour donner matière à roman : les amours innombrables, des voyages et déménagements incessants, une mort prématurée et énigmatique, la fréquentation d’écrivains parmi les plus renommés, un traumatisme d’enfance, la maladie, une œuvre inachevée, fragmentaire, éparpillée comme celle de Kafka – comme celle de Kafka, une œuvre majeure du XXe siècle, mais thématisant la venue féminine à l’écriture … – tout est favorable aux envols délirants de l’imagination, ou à l’autofiction : on se l’approprie volontiers au prétexte que la vérité objective n’existe pas et que la littérature a tous les droits. Cependant la vie et l’œuvre de l’écrivaine autrichienne, dans ses multiples composantes lyriques, fictionnelles, philosophiques, radiophoniques et transgénériques, sont hantées par une exigence de vérité qui lui est propre, et la distingue, et par conséquent nous impose, si nous voulons aller au-devant, au plus près du savoir intime, de cette vérité « inexploitable » qui dictent l’écriture, non de les transformer ou de nous en emparer, mais de tenter de les approcher, « toutes antennes déployées », de palper leur forme, de leur tendre une oreille attentive, d’entrer en phase avec elles comme le permet une longue fréquentation déférente. Une longue fréquentation de l’œuvre, car Ingeborg Bachmann est morte trop tôt pour que les nombreux chercheurs qui travaillent sur ses manuscrits et ses traducteurs aient eu la chance de la rencontrer en personne (il y a certes des exceptions, Philippe Jaccottet, traducteur du roman Malina, en est une). Cependant qu’aurait apporté une rencontre probablement brève et superficielle entre une écrivaine célèbre et célébrée et une étudiante intimidée, empêtrée dans un sujet de thèse de doctorat problématique, en admettant qu’elle ait vécu dix ou quinze ans de plus ? (L’entretien qu’elle eut avec Philippe Jaccottet, son contemporain, ne fut pas bref, cependant ni l’un ni l’autre n’en sortirent grandis). Ce sont des chercheurs déjà expérimentés que je rencontrai à l’occasion du congrès qui se tint pour le dixième anniversaire de sa mort, à Rome, en 1983, certain.e.s parmi eux l’avaient connue, avaient été ses amies quelques années, comme Christine Koschel et Inge von Weidenbaum, qui avaient ordonné et réuni,

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sous la direction de Robert Pichl, en 1978, cinq ans après sa mort, l’ensemble des œuvres déjà publiées et un certain nombre d’inédits, en particulier les romans inachevés Le Livre Franza et Requiem pour Fanny Goldmann. Les chercheurs venaient du monde entier. Mais le noyau autrichien et italien était encore sous le choc du décès tragique. L’admiration, la vénération, et même un certain recueillement étaient palpables et très impressionnants pour une néophyte. Je pénétrai dans le temple… ! (en spectatrice ; il fallut attendre dix ans – le vingtième anniversaire – pour être admise à y tenir une conférence). Je percevais alors essentiellement la communion qui y régnait. Les fissures de l’édifice ne m’apparurent que plus tard. Un universitaire autrichien, Hans Höller, dans un exposé remarquable, mit en lumière ce qui, à l’époque, était loin d’être une évidence : la conscience historique d’Ingeborg Bachmann. Ce fut pour moi une initiation, car il énonçait et démontrait ce que je ressentais confusément. J’allais à sa rencontre ; il me remit sans difficulté une copie de son tapuscrit. Depuis, il est devenu le spécialiste mondialement reconnu à qui l’on doit le dévoilement d’un nombre important d’inédits et un engagement indéfectible pour la progression de la connaissance de l’œuvre, notamment en initiant, depuis 2012, une édition critique et historique complète en trente volumes, dont les quatre premiers tomes viennent de paraître. Ses écrits et travaux m’ont toujours guidée dans mes recherches. Ingeborg Bachmann elle-même, je l’avais rencontrée un beau jour, par hasard, dans le silence et la solitude de la lecture. Je fus saisie. « On ne sort pas indemne d’une rencontre avec le texte appelé Ingeborg Bachmann »1. Je n’aurais pu expliquer, alors, pour quelles raisons j’étais à ce point fascinée. Sa voix m’accompagnait, discrètement, sans faire de bruit, et je sus très vite qu’elle ne me quitterait plus – quel que soit le prix à payer. J’allai trouver le Professeur de littérature allemande contemporaine à la Sorbonne, spécialiste entre autres de Kafka et de Celan, avec lequel j’avais fait une maîtrise sur Novalis, qu’il avait bien voulu honorer d’une mention qu’il attribuait rarement. Quand je lui annonçai que je désirais faire un travail de doctorat sur Ingeborg Bachmann, il me reçut avec un peu plus de brusquerie et de goujaterie que d’habitude : « Quoi, cette bonne femme ! », rétorqua-t-il. Dans l’un des rêves, ou plutôt des cauchemars, du chapitre central du roman Malina (1971), le personnage du Père, nazi incarnation de tous les pouvoirs totalitaires, y compris culturels, confrontée à Moi, héroïne pour une fois heureuse, dansant un peu naïvement en sa présence et tentant de lui résister, finit par dire à ses sbires : « Débarrassez-moi de cette femelle ! ». Ingeborg Bachmann naquit en 1926, deux ans après la mort de Kafka, dix ans après le démantèlement de l’immense empire autrichien, de cette Mitteleuropa 1 Hélène Cixous, in : Europe, Revue littéraire mensuelle, août-septembre 2003, n° 892–893, p. 79.

L’exigence de vérité

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qui les avait réunis dans une même langue, lui le Praguois, au Nord, et elle, la fille de Carinthie, région méridionale aux confins de trois pays. Elle commença à écrire à une époque où les femmes n’avaient pas encore de voix, ou si rarement. Elle dut toujours lutter pour son statut de créatrice, dans un monde encore largement dominé par les hommes, tant sur le plan social que culturel. Ce statut d’auteure n’était apparemment pas encore reconnu dix ans après sa mort, à l’université française du moins. Du moins dans certaines universités françaises. Je changeai donc d’université et de discipline. Car, que l’écrivaine soit intronisée ou pas, il me fallait comprendre pourquoi j’étais tombée sous le charme. Je percevais intuitivement dans l’œuvre quelque chose de fondamental, une authenticité, une souffrance, qui me touchaient au plus profond. Je m’identifiais volontiers aux protagonistes féminins et à tous ces Je, qu’ils soient lyriques ou non, qui peuplent les textes. Mais la première personne se décline souvent aussi au masculin dans les textes d’Ingeborg Bachmann et certains protagonistes hommes, comme dans la nouvelle La trentième année, évoquent une expérience assimilable à la biographie de l’écrivaine, qui prétendait d’ailleurs ne pouvoir raconter qu’à partir d’une position masculine. Cela ne faisait pas de doute, il y avait deux, voire plusieurs voix en une. « Comment m’appeler ? » interrogeait-elle dans un poème écrit à Vienne, en 1952, qui témoigne déjà d’une fluidité des identités, d’une empathie avec les différentes formes du vivant, d’une porosité des frontières entre le Moi et le reste du monde tout à fait exceptionnelles : Arbre je fus un jour et attaché, puis oiseau m’échappai, libre comme l’air, dans un fossé trouvé enchaîné, un œuf souillé en se brisant brisa mes fers. […] de tant de corps suis possédé, un piquant résistant et un chevreuil en fuite […] une colombe une pierre qui roule … Manque un mot seulement ! Comment m’appeler sans être dans un autre langage ?

Comment dépeindre sans la trahir l’extrême complexité d’Ingeborg Bachmann, l’énigme qu’elle fut aussi pour elle-même ? Plus on la fréquente, plus insondables apparaissent les abîmes. Et plus grand le besoin d’entrevoir, d’approcher, de partager sa vérité … Sa voix, l’une de ses voix, entendue dans le silence de la lecture, je l’écoutai par la suite telle qu’en réalité grâce aux enregistrements existants, essentiellement des lectures de poèmes faites alors qu’elle n’avait pas trente ans. Même dans les enregistrements plus tardifs, comme celui réalisé lors de la remise du Prix

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Ingeborg Bachmann : Ce qui est vrai

Büchner (un prix aussi prestigieux que le Goncourt, mais décerné également pour les œuvres lyriques), en 1964, alors que les maux qui l’emporteront quelques années plus tard étaient de plus en plus prégnants, voire invalidants – toutefois 1964 fut aussi l’année où elle écrivit l’un de ses plus beaux poèmes, son préféré, La Bohême est au bord de la mer, et où elle entreprit avec son jeune amant Adolf Opel le voyage en Égypte – quoiqu’à bout de souffle sous l’effet du stress, la voix est la même, celle d’une jeune femme, il n’y a pas de discordance : elle ressemble à celle à laquelle je m’étais identifiée. Les photos témoignent mieux des multiples facettes du personnage, elles sont très nombreuses pour l’époque, peu d’écrivains furent photographiés autant qu’elle – ce qui témoigne non seulement de sa notoriété, de sa capacité à nouer les bons contacts, à plaire et à se frayer un chemin dans un univers pourtant peu ouvert en ce temps-là aux écrivains femmes, même dans les pays germanophones, mais aussi de son ambition à conquérir le monde, ce qu’elle réussit en l’espace de quelques années et alors qu’elle était encore très jeune. Les photos les plus connues sont sans doute celle de Herbert List, surtout celles faites à Rome, en 1954, alors que son premier recueil lyrique, Le Temps en sursis, était paru un an auparavant et qu’elle était célébrée comme l’étoile de la poésie germanophone renaissante. Elle avait 28 ans. Cheveux courts, elle y apparaît très garçonne. Par la suite, une dizaine d’années plus tard, List en fera d’autres à Munich et Berlin. On se demande s’il s’agit de la même femme. Il y a aussi les innombrables photos d’amateurs, celles où elle rit aux éclats en compagnie de son ami le compositeur Hans Werner Henze, ou bien celles prises par son frère Heinz, à Rome, pendant une partie d’échecs, les clichés d’un autre de ses grands amis, Uwe Johnson, les photos des premières mondaines des opéras ou ballets de Hans Werner Henze – lors de la première du ballet Ondine, en 1958, Ingeborg Bachmann, coquette et très friande des soirées Jetset, s’était déguisée en une nymphe resplendissante, elle aimait la fête, le luxe, les beaux habits, se travestir, se métamorphoser – ou encore la photo dont m’a fait cadeau son amie Inge von Weidenbaum : Ingeborg « les cheveux flottants au vent », sans parler les collages de Wolfgang Kudrnofsky, etc. Les visages sont tellement variés que même les clichés ne semblent pas figés ! Je n’ai jamais eu l’impression de travailler sur l’œuvre d’une morte ; elle était toujours présente, vivante à mes côtés. C’est seulement quand j’ai préparé l’édition et la traduction de ses poèmes que j’aurais souhaité la rencontrer, que j’ai rêvé de pouvoir passer quelques heures avec elle, ou peut-être plus, mes premiers brouillons en main : quelle belle rencontre cela aurait pu être ! Qui d’autre qu’elle aurait pu mieux me guider dans le choix des poèmes ? Qui mieux qu’elle, la traductrice d’Ungaretti, pour comprendre les difficultés de la traduction et m’aider à trouver des solutions ! J’aurais eu tant de questions à lui poser ! À lui poser sur ses textes, cela va de soi, ce sont eux en premier lieu qui nous intéressent.

L’exigence de vérité

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C’est en se tenant au plus près de la lettre des textes qu’on risque le moins de la trahir. On lui demanda à plusieurs reprises d’écrire sa biographie. Elle n’y parvint jamais au-delà de quelques lignes. Elle considérait le roman Malina, le seul qu’elle ait achevé et publié de son vivant, en 1971, non comme une autobiographie au sens courant du terme : il s’agissait pour elle d’une biographie « spirituelle » et « imaginaire ». D’autres qu’elle se sont attachés, depuis sa mort, à retracer sa vie le plus scientifiquement possible ; tâche difficile tant que des parties importantes de la correspondance, les lettres à la famille en particulier, ne seront pas publiées – ce qui a pour conséquence que certains sujets sont évités ou édulcorés. Du fait de la mort accidentelle et prématurée de l’écrivaine, sa sœur Isolde Moser et son jeune frère Heinz Bachmann ont dû affronter la difficile tâche de gérer les milliers de pages d’inédits que leur célèbre sœur aînée avait laissées derrière elle, chez elle, dans le plus grand désordre, sans parler de l’œuvre disséminée ici et là, dans différents média (revues, radios, journaux, etc.), chez différents amis, parents ou particuliers (lettres). La presque totalité (romans inachevés, esquisses, fragments, brouillons, essais et pièces radiophoniques, lettres, notes en tout genre) fut placée à la Bibliothèque Nationale autrichienne, n’étant accessible, sous condition, qu’aux chercheurs. Une partie de ce fonds, (cinq cents feuilles environ) fut mise sous scellés, c’est-à-dire déclarée inaccessible même aux chercheurs, et devait le rester jusqu’en 2025. Depuis lors les choses ont évolué, les ayant-droits ayant publié eux-mêmes ou autorisé les chercheurs à publier certains inédits, ce qui permet aujourd’hui de commencer de lever le voile sur une vie qui reste encore sur bien des points très mystérieuse. Depuis 2012, la totalité des inédits, y compris les feuilles sous scellés, a été photocopiée et remise à un centre de recherche de l’Université de Salzbourg créé par Hans Höller pour mener à bien l’édition critique complète, une tâche de longue haleine qui réserve sans aucun doute de nombreuses surprises. À la lumière des enquêtes minutieuses, des révélations partielles et d’un certain nombre de textes arrachés au secret, il apparaît dès aujourd’hui – bien qu’une chape de plomb pèse sur l’enfance, un secret que la famille (ou certains de ses membres) cherche à préserver ou préfère ignorer – qu’un traumatisme obscur a bouleversé les premières années de la vie d’Ingeborg Bachmann, et que nombre d’œuvres publiées ou du vivant de l’auteure ou à titre posthume ressortissent à ce traumatisme et entretiennent un lien plus étroit que l’on osait imaginer avec la réalité biographique. La biographie, qu’on le veuille ou non, permet d’approfondir la compréhension de l’œuvre ou de jeter un regard nouveau sur elle, les grilles d’analyse se multipliant et se complexifiant. C’est du moins le cas pour une œuvre en constante évolution comme celle de Bachmann, que l’on ne finit pas de découvrir, malgré sa mort, puisque des milliers de pages de projets en herbe, d’œuvres inachevées, ou de versions parallèles lui ont survécu. Certes, tous les

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auteurs laissent matière à étudier derrière eux : les bibliothèques sont pleines de leurs manuscrits que la critique génétique s’emploie à déchiffrer pour mettre en lumière des trésors cachés ! La différence avec Bachmann, comparable en cela, on l’a dit, à Kafka, est qu’une grande partie de l’œuvre, du fait de la mort accidentelle précoce, fut abandonnée en chantier, une partie d’une ampleur considérable, au moins égale, voire supérieure à celle publiée de son vivant ; cette œuvre en chantier est dévoilée progressivement, prudemment, fragment après fragment : et cela fait plus de quatre décennies que cela dure ! Ses exégètes sont donc condamnés à remettre sans cesse le travail sur le métier, non pour se renier2, mais parce qu’on n’en finit pas de soulever des voiles qui masquent des réalités insoupçonnées et des relations intertextuelles auxquelles permet d’accéder ou que permet de confirmer une biographie elle-même en partie mystérieuse … Comme dans les hypogées égyptiens, il faut longtemps creuser et traverser de nombreux couloirs, pièces et galeries pour atteindre la chambre funéraire, la crypte sacrée, le cœur du secret … Ce que révèlent les textes auxquels il est permis d’accéder depuis peu, c’est moins en fait la réalité d’un traumatisme, dont on se doutait confusément, que la motivation secrète de l’écriture. L’œuvre de Bachmann doit être placée sous le signe d’un dévoilement problématique qui engage sa vie et oriente son œuvre : comment et par quels moyens littéraires mettre en forme une vérité indicible ? Qui d’autre qu’elle a fait de la vérité, ou plus exactement de « ce qui est vrai », le sujet d’un poème ? Qui avant elle déclara que ce qui est vrai « trace des fissures dans le mur » ? Ce qui est vrai ne jette pas de poudre aux yeux, ce qui est vrai, sommeil et mort t’en demandent pardon car inscrit dans ta chair, chaque douleur portant conseil, ce qui est vrai déplace la pierre de ta tombe. […] Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré, mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur. Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l’obscurité, tourné vers l’issue inconnue.3

L’exigence de vérité était pour Ingeborg Bachmann le principal engagement ou, si l’on préfère, la mission principale de l’écrivain – une mission éthique et politique, 2 La monographie que j’écrivis en 2008 (Françoise Rétif, Ingeborg Bachmann, Paris, Éditions Belin) est toujours d’actualité. Le présent ouvrage la complète en tenant compte des nouvelles publications. 3 Le texte complet des poèmes sont réunis dans : Toute personne qui tombe a des ailes, édition, introduction et traduction de Françoise Rétif, Paris, Gallimard, collection Poésie, 2015, réédition 2016.

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au sens étymologique du terme. Loin d’elle cependant l’idée de réciter des slogans, de souscrire à une idéologie, de proférer des certitudes, des convictions, a fortiori une croyance. Lors de la réception du Prix prestigieux décerné par les aveugles de guerre pour la meilleure pièce radiophonique, dans un discours intitulé « On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité »4, elle déclarait : La tâche de l’écrivain ne peut consister à nier la douleur ni à effacer ses traces ou à leurrer son lecteur en dissimulant son existence. Il doit au contraire prendre la mesure de sa vérité et la rendre effective, afin que nous puissions voir. Car nous voulons tous devenir voyants. Or seule cette douleur secrète nous rend sensibles à l’expérience, en particulier à celle de la vérité. Nous disons très simplement et très justement, quand nous nous trouvons dans cet état, cet état lucide, douloureux, dans lequel la douleur devient féconde : mes yeux se sont dessillés. Nous ne disons pas cela pour exprimer le fait que nous percevions une chose ou une événement extérieurs, mais parce que nous comprenons ce que justement nous ne pouvons voir. Voilà ce que l’art devrait réaliser : réussir, dans ce sens-là, à nous dessiller les yeux.

C’était à Bonn, alors capitale de la République fédérale allemande, dans la salle plénière du Conseil fédéral, le 17 mars 1959. Une jeune femme de trente-trois ans exigeait la vérité, dans une Allemagne en pleine reconstruction, qui non seulement, en ce temps-là, fermait résolument les yeux sur le passé récent et les atrocités commises, mais de plus n’hésitait pas, pour se reconstruire, à faire appel, avec la bénédiction des Alliés, à d’anciens nazis, si nécessaire, ce qui amènera Ingeborg Bachmann, proche de Willy Brandt, à parler plutôt de « restauration » au sujet de l’ère Adenauer, bien que le chancelier lui-même ait été hors de tout soupçon. « Sept ans plus tard/dans une maison des morts/ les bourreaux d’hier/ vident le gobelet d’or » avait-elle écrit dans le poème Midi à peine en 1952. Depuis que son visage sensuel au regard énigmatique, exalté, visionnaire, avait fait la couverture du magazine Der Spiegel en 1954, la poétesse était célèbre, mais toujours aussi pauvre. Les nombreux prix qu’elle reçut étaient des mannes trop rares. C’est pourtant sans mâcher ses mots que l’auteure de la pièce radiophonique Le Bon Dieu de Manhattan5 exige des Allemands que leurs yeux se dessillent et se présente comme celle qui peut, qui doit les inciter à regarder la réalité en face – ce n’est certes pas un hasard si le texte fut prononcé devant des aveugles, des aveugles de guerre, qui servirent donc la dictature d’Hitler : « De même que l’écrivain, par ses productions, tente d’encourager les autres à chercher la vérité, les autres l’encouragent quand, par leurs louanges ou leurs critiques, ils lui font comprendre qu’ils exigent de lui la vérité et veulent atteindre l’état où leurs yeux

4 Ingeborg Bachmann, Revue Europe, août-septembre 2003, n°892–893, p. 37–40. 5 Le Bon Dieu de Manhattan est la troisième et dernière pièce radiophonique d’Ingeborg Bachmann (écrite en 1957 et diffusée en 1958), les deux autres étant Un commerce de rêves (1952) et Les Cigales (1955, Hans Werner Henze ayant écrit la partie musicale).

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se dessillent. On peut en effet exiger de l’homme qu’il affronte la vérité ». Le livre résulte de la création réciproque de l’écrivain et de son public se rencontrant dans une même exigence : la recherche de vérité, le refus de se voiler la face. Si le discours a une dimension politique, historique indiscutable, la Docteure en philosophie qu’était Bachmann se garde d’énoncer la vérité, pourtant déclarée exigible. Loin de servir une recette, elle affirme au contraire qu’il y a de l’inaccessible et de l’indicible dans toute « valeur pure » : […] notre regard tend vers la perfection, l’impossible, l’inaccessible, que cela concerne l’amour, la liberté ou toute autre valeur pure. C’est dans la confrontation du possible et de l’impossible que nous élargissions le champ de nos possibilités. Que nous engendrions cette tension, au contact de laquelle nous grandissons, c’est cela l’important selon moi ; que nous nous orientions vers un but qui, certes s’éloigne à chaque fois que nous nous en approchons.

Le mouvement, la tension vers le but, la volonté de l’atteindre, voilà l’important – en conscience qu’il ne peut être qu’approché, que sa seule essence consiste à se dérober à toute appropriation. Si la vérité est exigée, avec force, sans compromis, non seulement elle n’est pas énoncée, mais elle ne peut être vue (« nous comprenons ce que justement nous ne pouvons voir »). La vérité relève non seulement de l’indicible, mais aussi de l’invisible. Étant indicible et invisible, loin d’être donnée ou de pouvoir l’être, elle se soustrait à toute définition, description, représentation, codification, fixation. Le propos historique se double d’une dimension philosophique. La conclusion à tirer est radicale : la vérité unique, absolue, universelle, rédemptrice, messianique n’existe pas, ou pour dire les choses autrement, il est dans sa nature même de rester inaccessible, impénétrable, inexprimable, ne serait-ce que parce que les mots se soustraient, doivent se soustraire pour preuve qu’ils ne sont pas galvaudés, qu’ils ne relèvent pas de ce que l’écrivaine appelait la « langue des escrocs ». Bachmann était une adepte de Wittgenstein, du moins avait-elle été très impressionnée et influencée, comme elle l’affirme dans plusieurs interviews, par sa conception du langage, en particulier par la phrase : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Elle avait découvert son Tractatus logico-philosophicus (publié en 1921 sous un titre allemand, mais ensuite interdit par les nazis) dans les caves de la Bibliothèque Nationale autrichienne, du temps de ses études à Vienne, juste après la guerre, et elle réussit le tour de force de convaincre les Éditions Suhrkamp de la nécessité de l’imprimer. C’est à travers le prisme de la pensée positiviste du Cercle de Vienne et de Wittgenstein, de sa critique d’un certain usage du langage et de son refus de la métaphysique, qu’elle critiqua Heidegger dans sa thèse sur La réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger préparée sous la direction de Viktor Kraft et soutenue en 1950. Elle connaissait donc les limites du langage et savait séparer ce qui peut être dit de ce que ne peut l’être,

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l’expression des faits et « phrases élémentaires » des élucubrations métaphysiques. Tout n’est pas exprimable : elle approuvait Wittgenstein déclarant : « tout ce qui peut être dit, peut être dit clairement ; sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Toutefois, rejoignant en cela le Wittgenstein postérieur à l’écriture du Tractatus, elle ne niait pas l’ineffable. Mais celui-ci relevait du domaine des arts, de la littérature, de la poésie, seuls capables de s’en approcher grâce à leur langage propre. C’est sur ce point que porte la conclusion de sa thèse, citant à l’appui Le Gouffre de Baudelaire (un procédé incongru dans une thèse de philosophie). Que la vérité soit insaisissable par la logique des mots, elle le sait de par sa formation d’intellectuelle, de philosophe. Elle le sait aussi dans sa chair. Paradoxalement, l’intellectuelle affirme que la vérité passe par l’expérience de la douleur « inscrit[e] dans [l]a chair » ; c’est grâce à elle (« la douleur secrète nous rend sensibles à l’expérience de la vérité ») que nous comprenons « ce qui est vrai ». Cela ne signifie nullement qu’il faille se complaire dans la souffrance ou en faire une vocation ; mais son existence ne pouvant et ne devant être passée sous silence, il s’agit de la rendre « féconde ». Les aveugles de guerre peuvent devenir « voyants » malgré leur cécité physique. Loin de toute rationalité et intellectualité, ce qui est vrai est accessible par la perception sensible, sensorielle. Wildermuth, le juge protagoniste d’une des nouvelles du recueil La trentième année (1961), découvre un beau jour la vacuité des vérités qu’il poursuit sans relâche. Exercé depuis son plus jeune âge, par l’éducation que lui donna son père protestant et professeur (comme l’était celui de Bachmann) – « l’inventeur du mot ‹ vrai › » dans toutes ses dénotations, connotations et variations – à « dire la vérité » en racontant ses journées par le menu, avec précision et rigueur, il fait l’expérience, après des années de quête presque pathologique de ces vérités que son métier également exige de lui, d’une toute autre vérité, d’une vérité qui « assaillit » son corps, révélée dans l’amour pour une femme. Cette vérité n’a pas pour vocation d’être utile : au contraire, elle le contraint à renoncer à son activité professionnelle. Il s’agit de poser robe et barrette, d’aller « s’accroupir aux carrefours du monde », de « s’étendre sur l’herbe pour écouter l’univers » et entrer en phase avec lui. La vérité n’est pas une sentence, mais une « prise de conscience muette qui pousse à crier, à se rebeller contre toutes les vérités ». Qu’il existe une certaine identification de Bachmann à son personnage Wildermuth – le patronyme de la mère de l’homme avec lequel elle vivait à l’époque de la rédaction du texte, Max Frisch – se remarque dans la lettre du texte passant progressivement de la troisième à la première personne. Le corps exprime ce que les mots, ce que la conscience ne saurait formuler, il met en lumière ce qu’il est impossible de voir. « Ce qui est vrai » relève donc d’une vision personnelle, intérieure, secrète, « d’une inquiétante étrangeté ». La thématique abordée dans le discours aux aveugles de guerre dans les années cinquante, celle de la vérité dans sa relation à la douleur et au corps, prit une

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Ingeborg Bachmann : Ce qui est vrai

importance capitale dans les dix dernières années de la vie de l’écrivaine. À partir de 1962, c’est-à-dire à partir de la rupture avec Max Frisch (1911–1991), le célèbre romancier suisse, la vie et l’œuvre de Bachmann furent en effet plus que jamais affectées par la maladie, un « mal obscur »6, qui ne fut pas traité correctement malgré les nombreux séjours de la poétesse en milieu hospitalier et ses contacts réitérés avec différents médecins, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes ou psychiatres. Il est vrai que sa vie vagabonde entre Rome, Paris, Berlin, Vienne, Zurich et bien d’autres lieux encore, ne facilitait pas un traitement de longue haleine. Par ailleurs, ses notes montrent qu’elle était très critique vis-à-vis du monde médical et doutait beaucoup de la possibilité de communiquer par les mots l’incommunicable, notamment la peur. Elle souffrait apparemment en effet d’une névrose d’angoisse, de la somatisation de la peur en des symptômes corporels aigus (fortes migraines, tremblements, crampes, vertiges, étouffements, évanouissements, aphasie). La correspondance atteste en outre d’une tentative de suicide (à l’automne 1962) et d’un séjour en clinique pour ablation de l’utérus en janvier 1963. Pour essayer de surmonter ses problèmes, la grande lectrice qu’elle était entreprit de dépouiller Freud, Lacan et le psychothérapeute allemand Georg Groddeck (1866–1934). Dans l’esquisse d’une critique destinée à l’hebdomadaire Der Spiegel et datant de 1967, elle dévoile tout l’intérêt qu’elle put trouver dans les thèses de Groddeck et esquisse l’idée que le corps a sa propre « syntaxe » et que la maladie « dit ce que le malade ne comprend pas »: La supposition première et la plus hardie de Groddeck s’est révélée exacte, il n’y a pas de maladie que ne soit produite par le malade, même pas une jambe cassée ni un calcul rénal. Il s’agit d’une production, telle une production artistique, et la maladie signifie quelque chose. Elle veut dire quelque chose, elle le dit dans sa façon d’apparaître, de se dérouler et de passer ou de se terminer mortellement. Elle dit ce que le malade ne comprend pas, bien qu’elle soit son expression véritable, l’on peut cependant amener le malade à reconnaître, quand c’est nécessaire (et Grodddeck ne le jugeait pas nécessaire dans tous les cas) ce qu’il veut dire avec sa maladie.

Si les symptômes physiques apparurent avec une intensité brutale au moment de la séparation particulièrement difficile entre elle et Max Frisch et s’aggravèrent rapidement, la maladie, nous le verrons, était latente depuis longtemps ; la « trahison » de celui dont elle partageait la vie et espérait une certaine protection de par sa célébrité, son aisance financière et sa différence d’âge, ne fit que réveiller un traumatisme ancien. Ou bien, pour dire les choses autrement, ce qui traumatisa Ingeborg Bachmann et finit par entraîner sa mort est une réalité, un ou des 6 Male oscuro, titre du roman de Giuseppe Berto paru en 1964 et que Bachmann cite dans les textes relatifs à la maladie et au corps médical édités récemment sous le titre « Male oscuro ». Aufzeichnungen aus der Zeit der Krankheit, Surhkamp/Piper, 2017.

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événements inavoués remontant probablement à l’enfance ou à l’adolescence qui connurent des réactivations plus ou moins violentes tout au cours de sa vie, dans une alternance de périodes de crises et de rémission. Il ne fait pas de doute que la découverte des carnets où Max Frisch notait et analysait les humeurs et les crises, les transes et angoisses de sa compagne écrivaine, ainsi que l’utilisation de ce matériau biographique dans le roman Mein Name sei Gantenbein ( Le désert des miroirs), paru à l’été 1964 (mais Ingeborg Bachmann avait lu le manuscrit fin 62 et découvert les carnets, dans la maison de Frisch, près de Zurich, en mars 63) ait été un choc pour sa compagne : âgée de trente-six ans et délaissée pour une femme plus jeune sans ambition artistique, elle se trouvait dépouillée de son identité de sujet et de créatrice pour être réduite à un objet, un objet d’observation, de description, à « un cas », à un colifichet de la littérature masculine, exploitée, reflétée, dépeinte, déformée, cartographiée dans l’œuvre de celui dont elle avait partagé la vie durant quatre ans. L’intimité d’une personne, d’un couple était violée. Le roman de Max Frisch représentait l’expression symbolique de la mise à mort de la femme et écrivaine qu’elle était, dans sa volonté irréductible d’autonomie existentielle et artistique, la mise à mort de la compagne qu’un génie créateur prétendument unique, autogène, autosuffisant et, de plus, maladivement jaloux, finissait par considérer comme une rivale, voire comme une menace – d’où la nécessité de l’éliminer en la couchant sur le papier. Que l’on pense à la façon dont le protagoniste de Stiller exécute en rêve sa génitrice ! Ingeborg Bachmann toutefois n’accusa jamais Max Frisch publiquement. L’origine de tous ses maux, sa « première peur mortelle », elle la déclara tardivement, dans l’une de ses dernières interviews, en 1971, l’année de la parution du roman Malina, dans lequel la figure du père joue un rôle au plus haut point malfaisant : à la fois tortionnaire, violeur, bourreau, meurtrier. Elle situa cette origine dans l’enfance ; cependant ce n’est pas le père qui est déclaré coupable, mais le nazisme en soi et plus précisément l’entrée des troupes hitlériennes à Klagenfurt, le 11 mars 1938, alors qu’elle avait douze ans : « Il y eut un certain moment qui dévasta mon enfance. L’entrée des troupes hitlériennes à Klagenfurt. Ce fut quelque chose de si horrible qu’avec ce jour-là commence ma mémoire, par une douleur trop précoce d’une intensité telle qu’elle resta peut-être unique en son genre dans ma vie. Bien sûr, je n’ai pas compris tout cela dans le sens que pouvait lui donner un adulte. Mais cette brutalité monstrueuse, qui était perceptible, ces hurlements, ces chants, ces défilés au pas militaire – le surgissement de ma première peur mortelle. Toute une armée qui entra dans notre paisible et tranquille Carinthie ».

Or il semblerait, d’après les témoignages fluctuants de sa jeune sœur Isolde ou de sa mère, qu’Ingeborg et sa famille étaient absentes de la ville ce jour-là ou bien qu’elle ait été hospitalisée pour cause de diphtérie. Par ailleurs, les historiens

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semblent unanimes pour affirmer que les choses ne se passèrent pas comme Ingeborg Bachmann les dépeignit, qu’il n’y eut pas d’entrée de troupes, pas de manifestation particulière de force militaire dans la capitale de Carinthie, celles-ci ayant été réservées à Vienne et Linz. Les nouvelles de la démission du chancelier Schuschnigg et de l’Anschluß suffirent à déclencher la liesse générale, les chants, défilés spontanés, marches aux flambeaux et discours de la population et des autorités locales acquises depuis le début des années 30 aux thèses nationalessocialistes. Certes, Hitler tint un discours, trois semaines plus tard, du balcon de l’hôtel Sandwirth, mais même si l’enthousiasme populaire, loin d’être « paisible et tranquille», fut bruyant et violent, il semble peu probable qu’il ait pu susciter à lui seul un traumatisme qui ait poursuivi l’enfant de douze ans durant toute sa vie. Par ailleurs, la population de Carinthie ne fut touchée par l’horreur et la violence de la guerre que huit ans plus tard, à partir de 1944, en particulier lors des bombardements de janvier 44 ou de mars 45, alors que Bachmann était déjà une jeune fille.7 De plus, des poèmes de jeunesse écrits après la guerre, dans les années 45–46, voire un peu au-delà, disons entre 18 et 22 ans (Je demande, Angoisses, Purgatoire, En guerre, Dit au soir, et bien d’autres), thématisent une souffrance, une détresse, une misère inexplicables, non réductibles à la guerre, une « ombre » omniprésente, ainsi que « la conscience d’un poids [d’un fardeau]/Ce souffrir sourd toujours plus profond » ( Je demande) qui ne peut être défini précisément et dont la provenance est inconnue. Les pulsions d’autodestruction sont à l’œuvre : le poème Derrière le mur assimile le Moi à « ce qui sans cesse pense à la mort » ou à un « enfant de la grande angoisse du monde ». La recherche désespérée du mot dissimulé qui se soustrait, du mot capable d’exprimer la souffrance impénétrable que « dérobe la lumière », se fait jour : La nuit déploie la partie en deuil du visage. Je chante vers l’ombre le mot que la lumière jour après jour me dérobe. Je chante et ne me tairais pas si un quelconque tonnerre d’animosité me poussait maintenant au pied du temple qui assombrit le sang et la vie. […] Je chante et ne peux me taire. Glacée jusqu’en ma gorge enivrée

7 Voir à ce propos Le Journal de guerre, Actes Sud, 2011.

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je chante toujours le mot que la lumière à ce jour me dérobe.8

La jeune fille éprise de la vie, du soleil, du feu de l’amour telles qu’elle se définit dans les poèmes Profession de foi, Ton ombre est également une lumière, Encore une fois, etc.) est également celle que tourmente une peine obscure, profonde, secrète, unheimlich, qu’elle ne sait ou ne peut nommer, mais qui l’obsède et qu’elle tente d’arracher au silence, au mutisme imposé, en la faisant émerger dans l’écriture. La Seconde Guerre mondiale et le nazisme tels qu’ils furent vécus en Carinthie par l’enfant et la jeune fille entre 12 à 18 ans ne suffisent donc pas à expliquer « l’ombre obscure » qu’elle suivit « depuis le début » et qui la mena « dans de profondes solitudes hivernales » (Angoisses). L’écriture cherche à dévoiler une autre vérité, une vérité cachée, « die verschwiegene Erinnerung », le souvenir tu, dissimulé, indicible ; elle thématise le désir et l’incapacité de se souvenir qui constitueront un leit-motiv du roman Malina, trente ans plus tard : « Il y a quelque chose qui me gêne dans mon souvenir, je me brise à chaque souvenir ». Les correspondances sont frappantes entre les premiers écrits de la poétesse en herbe et les derniers de l’écrivaine reconnue résistant difficilement aux assauts de la maladie : la thématique de la lutte entre l’ombre et la lumière, entre forces autodestructrices et force de vie, entre le « temple » de la loi et le chant, entre le conscient et l’inconscient, entre la volonté d’écrire, de se souvenir et la difficulté, voire l’impossibilité de le faire, étaient présentes, en germe, dans l’œuvre de jeunesse. Dans l’état actuel des connaissances, on ne sait pas précisément ce qui provoqua effectivement cette « première peur mortelle », dont Bachmann semble affabuler ou travestir la cause à la fin de sa vie. Cependant des documents révélés récemment dans « Male Oscuro ». Aufzeichnungen aus der Zeit der Krankheit (« Male oscuro ». Notes de l’époque de la maladie), en particulier les lettres au Dr. Helmut Schulze et les compte-rendus de rêves sur plusieurs années (de 1963 à 1966), témoignent de la base biographique des rêves de violence, de maltraitance et de viol, qui constituent le deuxième chapitre du roman Malina. En effet dans les rêves « réels » retranscrits pour son médecin et à la demande de celui-ci, le père biologique et Max Frisch, interchangeables, apparaissent comme des prédateurs sexuels, ce qui bouleverse l’écrivaine au point de contester la validité des analyses freudiennes. Elle écrit ainsi au Dr. Helmut Schulze dans la lettre n°14 publiée pour la première fois dans Male Oscuro :

8 Ce poème inédit ne se trouve pas dans l’anthologie Toute personne qui tombe a des ailes. Il fut publié pour la première fois par Regina Schaunig, « … wie auf wunden Füßen ». Ingeborg Bachmanns frühe Jahre, Verlag Johannes Heyn, 2014, p. 44.

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Quand je repense aux rêves, dont vous ne connaissez pas la plupart, parce qu’ils datent d’avant « notre » temps, quelque chose me frappe. D’abord le fait que dans presque tous les rêves M.F. [ Max Frisch, FR] joue le rôle principal, toujours confondu avec mon père (sauf dans le dernier rêve), ou bien c’est le père qui est confondu avec M.F., si bien que cela débouche sur des rêves d’inceste et l’horreur que cela engendre. Ce que par ailleurs je comprends mal, c’est le fait que dans la plupart des rêves ma famille joue un rôle dominant, par exemple, très tôt déjà, dans les rêves dramatiques d’angoisse, lorsque je craignais que F. ne me quittât. Ma sœur était présente, presque toujours ma mère aussi. Et même si elles n’avaient ici ou là que des rôles de figurantes, cela me frappe. Car j’avais […] une relation normale à cette famille. […] Je ne comprends pas ce que cette gentille famille vient faire dans mes rêves. Je ne rêve jamais d’un homme que j’aime bien, jamais de conflits professionnels, qui pourtant sont perpétuels. Ô saint Freud. Cela ne peut être vrai. J’étais une enfant tout à fait ordinaire, avec une évolution normale, dans une famille normale.

Certains des rêves – ou plutôt des cauchemars – retranscrits par l’écrivaine pour son médecin évoquent également le sentiment de honte devant ce à quoi elle assiste ou dont elle est la proie ; ils mettent en scène l’interdiction de parler, le mutisme imposés par la famille, la mère et la sœur en particulier, le Je cherchant à exprimer quelque chose que personne ne veut entendre. La censure semble donc être à l’œuvre et elle fut probablement sociale et familiale avant de devenir une autocensure. Il n’est pas besoin ici de préciser ce qui est notoire : la résistance que peut opposer la conscience à des souvenirs refoulés, en particulier à des traumatismes sexuels, et le fait que tout traumatisme génère des pulsions autodestructrices, dont la victime elle-même cherche à se protéger. Il est donc probable que le souvenir évoqué dans l’interview de 1971 relatif à l’entrée présumée des troupes hitlériennes dans Klagenfurt soit un souvenir-écran, destiné à en cacher un autre, indicible, ou refoulé, ou bien encore compromettant pour une ou plusieurs personnes aimées. « Ô saint Freud. Cela ne peut être vrai », s’exclame Bachmann dans cette lettre à son médecin. Pourtant, en d’autres circonstances, ultérieurement, elle insiste sur le fait que « si nous sommes vrais, c’est durant la nuit, lorsque nous sommes absolument seuls » (interview de mars 1971). Et dans une variante des ébauches du Livre de Franza, l’un de ses romans inachevés, auquel elle travailla dans la seconde moitié des années soixante, elle évoque cette « réalité intime chaotique, qui essaie de s’articuler dans le rêve, qui te montre parfois, dans une composition, ce qui se passe en toi, car sinon tu ne le comprendrais jamais […] cela te montre ton grand drame […], l’angoisse flottante, dont tu ne connais pas la raison, te déroule une histoire qui t’abasourdit […] alors tu sais, que c’est vrai. C’est vrai. Tu pourrais en mettre ta main au feu ». Elle insiste en outre, dans un autre texte destiné au corps médical (Male oscuro, texte 27), sur le fait que les médecins apprennent peu de leurs patients ou expatients dans la mesure où la plupart ne « disposent pas du langage ou ne sont pas

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capables de formuler » ce qu’ils ressentent et parce que, « comme le dit Kafka, la honte nous survit ». Cela signifie qu’il arriva un moment où, semble-t-il grâce à la lecture du livre de Guiseppe Berto, elle prit conscience de la nécessité de dépasser le sentiment de honte. On comprend que, si Ingeborg Bachmann resta dix ans, après la parution de son recueil de nouvelles (1961), sans publier de texte en prose, c’est que le roman Malina (1971) fut l’aboutissement d’un long processus de maturation et de réflexion sur ses problèmes psychiques et sur sa maladie. Elle fit des recherches pour essayer de comprendre par elle-même le mal dont elle souffrait. Elle aborda ainsi bien d’autres théoriciens que Freud : non seulement Lacan et Groddeck, mais aussi Jung et Ludwig Binswanger. Les paralipomènes du Livre de Franza atteste en effet sa lecture de l’article « Analyse existentielle et psychiatrie », publié en langue originale en 1947, et son adhésion à la dimension spirituelle que Binswanger prêtait aux rêves. Binswanger critiqua, on le sait, l’approche de Freud, selon lui trop attachée à la sexualité et à la psychologie ; il comprend le rêve comme un phénomène moins psychologique qu’ontologique. Il le définit comme une modalité particulière de l’existence, une révélation de soi, un mode de l’êtrehomme, de l’être isolé dans son rapport à l’universel. Michel Foucault, partisan enthousiaste de ses thèses, écrivit en 1954 une introduction pour la traduction française de Rêve et existence, introduction dans laquelle il se ralliait à la critique de la conception selon lui également trop psychologique de Freud. « Freud n’est pas arrivé à dépasser un postulat solidement établi par la psychologie du XIXe siècle […] le rêve est sans doute bien autre chose qu’une rhapsodie d’images pour la simple raison qu’il est une expérience imaginaire […] il relève aussi de la théorie de la connaissance. […] Binswanger retrouve l’idée que la valeur significative du rêve n’est plus à la mesure des analyses psychologiques qu’on peut en faire ». Selon Foucault en effet, « l’expérience onirique ne peut être isolée de son contenu éthique […] elle restitue dans son sens authentique le mouvement de la liberté, elle manifeste de quelle manière elle se fonde ou s’aliène, de quelle manière elle se constitue comme responsabilité radicale dans le monde, ou s’oublie et s’abandonne à la chute dans la causalité. Le rêve, c’est le dévoilement absolu du contenu éthique, le cœur mis à nu ». Foucault revint par la suite sur son engagement en faveur de la théorie de Binswanger. Dès le début des années soixante en effet, à l’époque de la parution de L’Histoire de la folie, il cloue au pilori la psychopathologie existentielle, soutenant que c’est « dans l’histoire seulement que l’on peut découvrir le seul a priori concret, où la maladie prend, avec l’ouverture vide de sa possibilité, ses figures nécessaires ». Il ne s’intéresse plus alors qu’aux conditions historiques d’apparition de la maladie. Apparemment, Ingeborg Bachmann fit une sorte de synthèse de la théorie de Binswanger, ou plus encore de l’analyse qu’en fait Foucault dans son introduction, et de la thèse développée plus tard par Foucault dans Maladie mentale et

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psychologie (1962). Le second chapitre du roman Malina, s’il s’inspire sans aucun doute des rêves biographiques, leur confèrent en effet une dimension littéraire, historique et universelle qui dépassent largement la dimension psychologique et personnelle par ailleurs également présente. Truffés d’allusions littéraires de tous ordres, l’écrivaine les élaborent comme un moyen de compréhension, de connaissance, de prise de conscience. Le Moi maltraité, torturé, violé apparaît dès le début du chapitre non seulement comme faisant partie d’un collectif, les « filles assassinées » enterrées dans un cimetière près d’un lac (qui pourrait être le lac de Wörthersee, situé à côté de Klafenfurt, la ville natale de Bachmann), mais aussi comme la personnification emblématique de la victime, de toutes les victimes des différentes formes de pouvoir totalitaire incarnées par le Père dans ses divers travestissements, qu’ils soient nationaux-socialistes, culturels, religieux, ou politiques. Les rêves de Moi prennent donc une dimension socio-historique (Cf. Foucault), éthique et universelle (Cf. Binswanger/Foucault). « Écrire ne peut avoir lieu en dehors de la situation historique », affirme-t-elle dans les Leçons de Francfort. Par-delà la révélation de soi, par-delà ce qu’ils disent des souffrances subies par Moi, ils révèlent une réalité sociale et historique où, même en temps de paix, « on ne meurt pas, on est assassiné ». Les rêves dévoilent le monde de la « guerre éternelle » : Malina : Moi :

Tu ne diras donc plus : Guerre et Paix Jamais plus. Ici, c’est toujours la guerre. Toujours la violence. Toujours la lutte. C’est la guerre éternelle.

Dès le second rêve/cauchemar du deuxième chapitre du roman, Moi subit le sort réservé aux Juifs dans les chambres à gaz. Dans un autre, elle porte le « manteau juif de Sibérie ». Le père d’Ingeborg Bachmann rejoignit le parti d’Hitler en 1932, alors qu’elle avait six ans. Elle était fille de nazi. Il suffit d’avoir présent à l’esprit ce fait capital pour comprendre la transgression et transfiguration que peut représenter le fait de s’incarner en Juive, en victime juive. Même dans un rêve… Un rêve plus « vrai » que la réalité. Car la poétesse et romancière rechercha tout au long de sa vie la compagnie, l’amour, la communion avec les Juifs, leur absolution pour des crimes non commis. La demi-juive Ilse Aichinger fut l’une de ses principales amies à Vienne après la guerre, et trois au moins de ses amants parmi les plus importants furent des Juifs. Mais aujourd’hui encore certains critiques lui reprochent d’avoir osé mêler les allusions à la Shoah aux violences dont est victime le Moi. Certes, Ingeborg Bachmann naquit du côté des bourreaux ; pour elle, la guerre ne fut pas la même que celle que subirent les enfants nés du côté des victimes, que

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ce soient les Juifs, voués à l’extermination, ou les autres, voués à l’esclavage. Pourtant, il apparaît de plus en plus évident qu’elle fut elle-même une victime, tout en s’attachant à mettre en évidence la dimension historique et sociétale de son drame personne. La femme violentée et le juif exterminé ne font plus qu’un. L’origine de la « première peur mortelle » telle qu’elle est évoquée par l’écrivaine n’est peut-être pas seulement un souvenir écran : nazisme et violence sexuelle se confondent en une même origine : la soif de pouvoir et de domination, le besoin de détruire, la jouissance d’avilir, de faire souffrir, de tuer, la fascination pour la mort. Ingeborg Bachmann naquit à Klagenfurt, capitale de la Carinthie, une région où la Première Guerre mondiale se prolongea jusqu’en 1920 pour cause de conflit frontalier avec les Slovènes. Pour cette raison sans doute, la population de cette région se rallia à l’idéologie nationale-socialiste dans une proportion et avec une radicalité encore plus grandes qu’ailleurs en Autriche. La société y était dominée par des nazis investis du pouvoir politique, familial et éducatif, le milieu enseignant s’étant converti de façon quasiment unanime à la nouvelle idéologie. Les enfants ne pouvaient échapper à l’autorité de chefs, pères et maîtres à la fois sévères et pervertis, rigoristes et criminels, millénaristes et dépravés, qui rejoignirent le parti national-socialiste dès ses débuts, tout en apprenant à leurs enfants à aimer et à servir des valeurs dévoyées, mais affublées d’une aura quasiment religieuse. Ceux qui insufflèrent à leur progéniture l’exigence de vérité et plus généralement de moralité furent ceux-là mêmes qui se rendirent ou complices ou coupables des pires exactions, des pires atrocités, de l’innommable, de l’indicible, sans hésiter à trahir le système de valeurs, dont ils se réclamaient prétendument, qu’ils avaient inculquées à leurs enfants et auxquelles les enfants, dans leur naïveté d’enfant, en toute bonne foi, avaient cru, se rendant ainsi complices sans en avoir conscience d’un système dont ils n’étaient pas responsables. Sans doute ces pères et éducateurs, quels qu’ils soient, légitimés dans leur violence par l’idéologique dominante, n’abusèrent-ils pas seulement de la naïveté spirituelle de leur progéniture, mais parfois aussi de leur corps. On comprend que, pour les enfants, les murs de ce monde, des demeures, des sanctuaires érigés par les pères, se soient fissurés avant même que les bombes ne tombent. À côté du père, un écrivain de renommée provinciale, non sans compromission avec le régime nazi, Joseph Friedrich Perkonig, joua un rôle important dans la formation de la jeune Ingeborg. À partir de 1943, il la guida ou conseilla dans ses premiers essais littéraires et fut son professeur, de septembre 1944 à la fin de la guerre, à l’Institut de formation des maîtres, qu’elle se résolut à fréquenter, après s’être engagée à renoncer aux études à l’université pour échapper au service obligatoire en Pologne. Il est probable qu’elle s’adresse à lui dans ses lettres fictives à Felician (le nom d’un des personnages du maître), publiées à titre posthume par sa sœur Isolde, des lettres où se cristallise son besoin d’amour et de servir « ce dur

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seigneur » qu’est l’art. Au même moment, Ingeborg écrit Le Journal de guerre, dans lequel elle se rebelle contre le pouvoir des éducateurs et montre une capacité étonnante de résistance à l’autorité et à la mentalité dominante pour une jeune fille de cet âge. Le jeune amant juif, soldat britannique, Jack Hamesh, et le vieux maître sympathisant national-socialiste, Joseph Friedrich Perkonig, sont au centre ou les destinataires d’écrits radicalement différents, mais absolument contemporains, rédigés entre 1944 et 1946. La lecture des écrits de Perkonig, contemporaine de celle des auteurs mis au ban par les nazis, comme Baudelaire, Thomas Mann, Marx, Arthur Schnitzler ou Stefan Zweig. Le sentiment de culpabilité, la conscience d’avoir servi, de s’être soumise à la mauvaise loi sans le savoir est au centre d’un texte écrit trois ou quatre ans plus tard, à Vienne, le « Fragment d’Anna », quelques pages, probablement le dernier chapitre, rescapées d’un roman achevé en 1950 qu’Ingeborg Bachmann détruisit elle-même, La ville sans nom. Ce texte témoigne de la double contrainte (double bind) mortelle à laquelle se trouve assignée la jeune femme et il inaugure une thématique que l’auteure poursuivra inlassablement durant toute sa vie. Les séquences : « Il n’est pas mon père […] Je me suis trompée, je l’ai servi, je lui ai vendu mon sang pour un geste d’appartenance abjecte », du « Fragment d’Anna » ; « Mon père, je ne veux plus vivre. Tu es mon père, je ne le découvre que maintenant. Mon meurtrier est tout simplement mon père, quelle fâcheuse surprise. J’ai cru à mon meurtrier comme en mon père. C’est mieux de dire ainsi. Car mon père n’est pas mon meurtrier », du Wüstenbuch (Le livre du désert), l’un des pré-textes du Livre de Franza, qui devait constituer, avec Le Livre de Goldmann et Malina un triptyque intitulé Todesarten (Façon de mourir, seconde moitié des années soixante) ; ou encore « Ce n’est pas mon père. C’est mon meurtrier », dans Malina (1971), le seul roman achevé du triptyque, – ces séquences sont des leit-motiv qui parcourent l’œuvre depuis le début, et qui visent à la fois à dévoiler et à dissimuler une révélation interdite, à exprimer et à dépasser le niveau personnel pour rejoindre une thématique universelle en stigmatisant le mythe du Père, fondement des sociétés patriarcales. Une esquisse de lettre non datée d’Ingeborg Bachmann à son ami Siegfried Unseld, le directeur des éditions Suhrkamp qui publiera le roman Malina, commence par ces mots : « Cher Siegfried, j’ai bien senti que tu attendais de moi que je te dévoile quelque chose », et de mentionner un système de valeurs « inscrit dans sa chair » – la même expression que dans le poème « Ce qui est vrai » ; une autre lettre à ce même éditeur, envoyée cette fois et datée du 24 janvier 1966 (l’esquisse remonte probablement à la même époque), est encore plus explicite : « Cela ne durera plus longtemps, puis ce sera la fin. Je meurs de cet amour, de cette représentation, je n’aime que lui, comme j’aimerais Dieu, lui qui est si infâme et si criminel et qui a tant de morts sur la conscience – je n’aime que lui, puisque je ne connais pas de Dieu ». Elle mit toute sa vie à élucider et à regarder en face ce qu’elle avait subi.

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Ingeborg Bachmann est morte en effet quelques années plus tard, en 1973, à Rome, à l’âge de quarante-sept ans, des suites des brûlures au deuxième et troisième degré qu’elle s’était involontairement infligée, dans la nuit du 25 au 26 septembre, en s’évanouissant une cigarette à la main, dans sa salle de bain, sans que la douleur n’ait pu la réveiller, car elle ne réussissait à survivre qu’en prenant, associées à de l’alcool, de très fortes doses d’un neuroleptique puissant, qui la rendait insensible à la douleur. Avant cinq heures du matin, elle réussit toutefois à téléphoner à une ancienne gardienne devenue son amie, Maria Teofili, en la priant de venir d’urgence avec quelque baume pour soigner les brûlures. Quand cette dernière arriva au Palais Sacchetti, où résidait alors Bachmann, vers 5 h30, l’écrivaine réussit à lui ouvrir la porte. Maria Teofili appela une ambulance, chercha des papiers d’identité, et, n’en trouvant pas, s’empara de la traduction italienne de Malina, son magnum opus comme garant de son identité, pour l’accompagner à la clinique Sant-Eugenio. Le diagnostic établit que 36 % de la peau avaient été brûlés, les chances de survie étaient minces. Une plainte pour soupçon de meurtre fut déposée, contre l’avis de la famille, par certains amis, dont Hans Werner Henze, des amis qui, comme les médecins lors des premiers examens, ne comprenaient pas qu’on puisse se brûler aussi gravement sans se réveiller. Après plusieurs jours, il apparut que, si le corps réagissait bien, un facteur insoupçonné rendait la guérison encore plus improbable : le manque du neuroleptique dont l’écrivaine était devenue dépendante et dont les médecins romains et les amis présents ignoraient le nom. Ingeborg Bachmann mourut trois semaines après l’accident, le 17 octobre 1973, à six heures du matin. Elle s’était littéralement brûlée à la vérité. L’affaire fut classée le 15 juillet 1974. On reste sans voix en apprenant qu’elle est morte parce que ni sa famille, ni ses amis n’ont su ou n’ont voulu donner le nom du médicament dont elle était dépendante, le Seresta. Il est vrai qu’elle se murait dans le silence. Par honte ? Par orgueil ? Par discrétion ? Les témoignages de ses amis concordent parfaitement sur ce point. Inge von Weidenbaum raconte par exemple : « Après la mort d’Ingeborg, différents amis, qu’elle n’avait jamais réunis, se rencontrèrent, par hasard, ou peutêtre pas. Chacun avoua avoir eu, au plus tard durant l’été 1973, un pressentiment indéfinissable, s’être fait du souci pour elle. Cependant ceux qui avaient voulu exprimer leur inquiétude, s’étaient vu opposer une résistance muette. Un silence qu’elle nous adressait et dont le rayonnement, à peine moindre que celui du langage, n’était que l’un des aspects du pouvoir qu’elle exerçait sur les êtres ». Et Hans Magnus Enzensberger, l’ami pourtant indépassable dans l’art de la comprendre, dans l’empathie tendre et amoureuse que rayonnent ses lettres, lui qui ne lui fait jamais de reproches, même quand elle ne répond pas à ses avances – même

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ce tendre ami finit par s’emporter dans une lettre datant probablement de la fin de l’année 1962 et écrite en réponse à celle de Bachmann en date du 1er décembre, l’époque critique de la rupture avec Max Frisch. Dans cette lettre, elle lui avouait qu’« après deux mois suicidaires », elle préférait se taire, tout en sachant qu’il était le seul à qui elle pourrait parler – mais, ajoutait-elle, « à quoi bon et pourquoi te préoccuper avec tout cela ? »: « ma chère Ingeborg, pourquoi es-tu si timorée, et pourquoi me négliges-tu ainsi ? je dois te faire des reproches, non à cause de ta lettre, mais au contraire à cause du billet, du postscriptum, qui cherche à la démentir [un billet non conservé, FR], mais dis-moi donc pourquoi avons-nous appris non seulement cet art difficile d’aligner les lettres mais encore plus étrangement de nous rencontrer ? tout cela et pas seulement les noms, nous l’avons appris l’un avec l’autre, et voilà maintenant, subitement, bouche cousue et on s’enterre dans une quelconque taupinière nommée garder le silence et ne pas se trahir ! comme si tout était haute trahison et comme si se trahir n’était pas la meilleure chose et la seule ou presque à faire de bien envers un ami ».

Et celui qui signe « mang » de poursuivre : « au nom de dieu, empoigne une feuille de papier et ta machine, précipite-toi sur les mots et écris tout ce qui est vrai ».

Sans doute Ingeborg Bachmann ne pouvait-elle faire autrement que de se murer dans le silence. Si « ce qui est vrai trace des fissures dans le mur », où trouver les mots pour le dire, si ce n’est « dans un autre langage »encore à inventer ? Comment donner à voir des fissures invisibles à l’œil nu ? Comment comprendre ce qui les a tracées sans entrer dans le mur ? Sans prendre le risque de ne plus en ressortir ? Les esquisses de deux discours aux médecins, récemment publiées, nous offrent, outre une critique mordante du monde médical, deux explications pour ce silence qu’avait réprouvé Hans Magnus Enzensberger, deux indications apparemment contradictoires. Dans le premier discours, Ingeborg Bachmann affirme vouloir protéger quelqu’un : Il [elle parle d’un patient au masculin, mais passe de temps en temps ou au féminin ou à la première personne, FR] va trois fois par semaine chez ce médecin génial et ne dit pas la vérité. Pourquoi ne la dit-il pas ? Il ne la dit pas, parce qu’il veut couvrir ou protéger quelqu’un qu’il aime et ne veut pas voir condamner, même pas aux yeux d’un psychiatre. Il ment donc. C’est le patient. Ne vous y trompez pas. Il ment. Car il ne sait pas encore qu’il creuse sa tombe en se taisant. Le patient ment. C’est-à-dire il dit la vérité, mais seulement une part si minime et si peu importante que le médecin ne peut se douter de ce qu’il y a par derrière.

L’autre esquisse de discours nous permet de comprendre qu’Ingeborg Bachmann se refusait à être considérée comme une victime. Elle y affirme n’avoir découvert la vérité sur sa maladie qu’à Prague, en janvier 1964, lors d’une hospitalisation en

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urgence suite à un malaise. C’était lors de l’un des voyages dans la capitale tchécoslovaque qu’elle entreprit avec Adolf Opel : À cette époque, on m’a dit pour la première fois ce que j’avais, dans cette polyclinique. On pourrait penser que c’est un choc pour un être humain, mais pour moi ce fut un grand soulagement. Je suis rentrée très calme, et je dois tout à ce neurologue praguois, qui fut le seul médecin désagréable. Après m’avoir auscultée pendant deux heures, il m’a dit la vérité, il l’a notée en anglais, m’a dit qu’il ne pouvait me traiter et que je devais retourner aussitôt à l’Ouest […] À partir de ce moment-là je fus de nouveau un être humain. Soudain, je savais tout, et j’en étais contente. Ce fut tout de suite clair pour moi qu’il avait raison. C’est mon hommage à Prague. Ça n’a rien d’agréable de séjourner dans une polyclinique socialiste, c’est une saison en enfer [en français dans le texte], mais un patient supporte très bien la vérité. Il la supporte mieux que tous les médicaments et les amabilités, les médicaments qui vous rendent irresponsable […].

La vérité formulée par le médecin tchèque, du reste non dévoilée, apparaît ici de façon remarquable comme ce qui rend sa fierté, sa dignité à l’être humain, quelle que soit la teneur de ce qu’il apprend. Être confronté à la vérité permet de retrouver son libre arbitre et donc de cesser d’être une victime. « Notre force excède notre malheur », affirmait Bachmann en 1959 dans le Discours aux aveugles de guerre. La formule était encore d’actualité à Prague, en 1964, car c’est en cette année et en ce lieu qu’elle reprit courage, décidée à « s’en sortir ». Paradoxalement, c’est après avoir appris la vérité qu’elle retrouva son élan utopique et écrivit deux de ses plus beaux poèmes, Prague, Janvier 64 et La Bohême est au bord de la mer, même si, quelques mois plus tard, dans une lettre de décembre 1964, elle confie à Adolf Opel qu’elle « se familiarise avec l’idée que [la maladie] n’est pas curable ». Souffrir, être malade, ce n’est pas être une victime. Être une victime, c’est ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas pouvoir formuler ce dont on souffre. C’est être sans possibilité de réagir, de se défendre. « L’être humain dont on a fait une victime ne donne rien », affirme Bachmann dans un petit texte resté à l’état de fragment et publié pour la première fois en 1978, à titre posthume, dans lequel elle tenta de théoriser le statut de victime : Nous devons toujours nous désirer, nous penser, nous fonder nous-mêmes et tout ce que nous faisons. […] C’est pour cela qu’il ne doit plus y avoir de victimes (de victimes humaines), d’humains comme victimes, parce que l’être humain dont on a fait une victime ne donne rien. Il n’est pas vrai que les victimes mettent en demeure, attestent, portent témoignage ; c’est là l’une des poétisations les plus terrifiantes et les plus irréfléchies, l’une des plus faibles. Mais l’homme qui n’est pas victime est dans la pénombre, il est l’existence de pénombre par excellence ; même celui qui est presque devenu victime poursuit son chemin avec ses erreurs, en commet de nouvelles, il n’est pas « dans la vérité », il n’est pas préféré. De la victime nul n’a le droit de se réclamer. C’est abuser. Aucun pays ni aucun groupe, aucune idée n’a le droit de se réclamer de ses morts.

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Mais difficulté que d’exprimer cela. Parfois, je sens très nettement l’une ou l’autre vérité se lever, et je sens comment elle est ensuite écrasée dans ma tête par d’autres pensées, ou bien je la sens dépérir parce que je ne sais qu’en faire, parce qu’elle ne se laisse pas communiquer, que je ne sais comment la communiquer ou que rien n’exige une telle communication, je n’arrive à aborder nulle part ni auprès de personne.

Ce texte est remarquable à double titre : tout d’abord parce qu’il justifie le refus de valoriser la victime (c’est-à-dire de lui octroyer un statut particulier) par la volonté de se « fonder » soi-même, d’être sujet de sa vie, et non objet, puisque par définition une victime subit la volonté d’autrui ou lui est sacrifiée. Une victime « ne donne rien » justement parce que, son fondement en tant qu’être humain ayant été détruit, il lui faut le reconstruire, donc quitter le statut de victime, pour parler au nom des êtres humains. C’est « une victime pour rien », comme il est affirmé de l’inconnu apparaissant à la fin de la nouvelle Parmi les fous et les assassins. « Une preuve pour rien ». « La morale débile des victimes laisse peu à espérer » (Je ne connais pas de monde meilleur). Cependant l’homme qui n’est pas victime « est l’existence de pénombre par excellence », sans doute parce que ses yeux ne se sont pas dessillés faute de « la douleur secrète » qui « rend sensible à l’expérience de la vérité » (Cf. On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité). Quant à celui qui « est presque devenu victime » (le rescapé ? penserait-elle à quelqu’un en particulier ?) et qui donc a fait l’expérience de la douleur sans être totalement détruit en tant qu’être humain, il n’est pas « dans la vérité », puisqu’on ne peut être « dans » ce qu’il est impossible de s’approprier. La conclusion est donc que « de la victime nul n’a le droit de se réclamer ». Mais l’énoncé de la pensée se heurte à un blocage, à l’impossibilité d’être communiquée, à de l’indicible. Quelque chose se joue là, au moment (inconnu) où fut rédigé le texte d’ailleurs resté à l’état de fragment, quelque chose qui n’accède pas, pas encore à l’expression, qui ne peut être achevé, peut-être parce que manquent la forme adéquate ou bien le récepteur potentiel … Ingeborg Bachmann, la fille de nazi, est confrontée, dans l’exercice de la vérité, à une problématique fort semblable à celle qu’ont vécu les Juifs rescapés des camps d’extermination cherchant à « raconter » ce qu’ils ont vécu : l’indicible… C’est la problématique du récit après 1945, après la Shoah. Bachmann n’a pas vécu la Shoah, mais comme les Juifs qui en réchappèrent, elle ne maîtrisa pas toujours les conséquences des traumatismes causés par la violence extrême. Il fallut beaucoup de temps et d’efforts, beaucoup de combats contre les autres et beaucoup de dures victoires sur soi, pour arriver à se dévoiler à soi-même les causes du traumatisme et pour trouver la façon adéquate non de le raconter, mais de le transposer dans une forme et un langage propres à dépasser la dimension personnelle, à l’universaliser en une dénonciation de l’état de brutalité, d’agressivité, de violence, qui règne non seulement en temps de guerre, mais aussi en temps de paix, c’est-à-dire de guerre larvée, ce que Bachmann

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nommait « le fascisme privé », ce virus, ce cancer, qui, loin d’avoir disparu de la surface de la terre à la fin de la Seconde Guerre mondiale, continue d’irriguer les sociétés en toute légalité et en toute immunité et fait que « beaucoup d’être humains ne meurent pas, mais sont assassinés ». Pour elle, il n’y a pas de rupture entre la guerre et l’après-guerre. C’est ce qu’elle montre magistralement dans le roman Malina, et dans les fragments de ceux qui auraient dû s’intituler Le livre de Franza et Le livre de Goldmann si elle n’était pas morte prématurément. Dénoncer le statut de victime ne pouvait se faire qu’en dépassant l’état de victime ; cela ne pouvait se faire que dans l’œuvre, objectivement, souverainement, en sujet, en créatrice – la seule façon de reprendre son destin en main et de l’emporter sur les exploiteurs, tyrans, despotes, dictateurs, meurtriers, criminels, tortionnaires de tous ordres et de tout acabit. Sur les écrivains et poètes amants aussi, parfois enclins à se considérer supérieurs ou à dégrader son statut d’autrice, qu’il s’agisse de Max Frisch, de Hans Weigel ou de Paul Celan. C’est probablement cette conviction profonde qui fit d’Ingeborg Bachmann une résistante, une combattante, malgré ses souffrances aiguës et sa dépendance aux neuroleptiques et drogues de toutes sortes. Christa Wolf, née seulement trois ans après elle, mais en Allemagne de l’Est (ex-RDA), dans un essai intitulé « La vérité exigible » tout entier consacré à sa consœur autrichienne, rendit hommage à son courage, à sa pugnacité, dès 1966, alors que les grands textes romanesques n’étaient encore qu’en lente et laborieuse gestation – mais la romancière allemande n’avait apparemment pas besoin de les connaître pour faire preuve d’une empathie à laquelle aucun mur idéologique ne pouvait faire obstacle, à moins qu’au contraire elle se fût heurtée au même mur, celui du pouvoir patriarcal qui se gausse des prédictions de Cassandre ou qui mène Christa T. à la mort à la suite d’une maladie qui est loin de n’être que somatique : C’est une voix que l’on va entendre : audacieuse et accusatrice. Une voix conforme à la vérité, c’est-à-dire s’exprimant selon sa propre expérience sur ce qui est certain et ce qui ne l’est pas. Et se taisant, conformément à la vérité, quand la voix se dérobe. Ne parlant ni ne se taisant sans raison. Sans être sur le terrain de l’espoir ni sur celui du désespoir […] Porte-t-elle plainte ? Pas contre ce qui est insignifiant, et jamais dans la lamentation. Contre le mutisme aux aguets. Contre la disparition menaçante de toute communication entre littérature et société […] Bravoure ? Elle est blessée, mais non vaincue, affligée, mais sans apitoiement sur soimême, souffrante, mais non éprise de la souffrance. On se trouve devant un champ de bataille. On voit les forces se rassembler. Lyrisme, prose, essais suivent la même direction […] « Vous les mots, allons, suivez-moi ». Une sorte de cri de guerre, brave et digne. […] L’affirmation de soi est l’une des motivations essentielles de ses œuvres – non sur le mode de la faiblesse pour se défendre, mais sur un mode actif, comme un prolongement de soi, un mouvement dirigé vers un but. Et aussi : s’exposer, montrer son être propre, y

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compris sa faiblesse, s’avancer, être touchée, se relever, attaquer de nouveau l’adversaire en son centre, s’exposer soi-même en son centre vital. L’affirmation de soi en tant que processus […] Retrouver une souveraineté perdue dans l’assujettissement.

Elfriede Jelinek, quant à elle, Autrichienne comme Bachmann, mais née vingt ans après elle, a adapté le roman Malina pour en faire le scénario du film homonyme de Werner Schröter. Bien qu’elle ait modifié dans son adaptation le texte romanesque dans un sens plus proche de sa propre vision du monde que de celle de son aînée, elle cerne bien, dans l’article « La guerre par d’autre moyens », la révolution qu’engendra Ingeborg Bachmann par ses ouvrages : Ingeborg Bachmann est la première femme de la littérature de l’après-guerre dans les pays de langue allemande qui, par des moyens radicalement poétiques, décrivit la continuation de la guerre, de la torture, de l’anéantissement dans la société et dans les relations entre hommes et femmes.

« C’était un meurtre » sont les derniers mots du seul roman publié du vivant de Bachmann, deux ans avant sa mort. Et pourtant le meurtre en question relève par certains côtés du suicide. De même que Georg Bendemann, dans Le Verdict de Kafka, se jette de lui-même du pont dans le fleuve après avoir été condamné à mort par son père, le personnage principal de Malina, Moi, entre d’elle-même dans une fente ouverte dans le mur et y disparaît. Par la fente, elle entre dans sa tombe. D’où vient cette fente ? Qui l’a ouverte ? Cette fente n’est-elle pas une version ou vision aggravée des « fissures » dont il est déjà question dans le poème « Ce qui est vrai » écrit plus de quinze ans auparavant ? Serait-ce donc la vérité qui l’a ouverte ? Quelle est cette vérité qui fissure les murs et entraîne la mort ? Et pourquoi le Moi y entre-t-elle ? Pourquoi s’emmure-t-elle ? L’énigme est partout chez Ingeborg Bachmann, dans sa vie comme dans son œuvre, il restera toujours beaucoup de zones d’ombre, de contradictions apparentes – des voix enfouies, des messages codés appelant la traduction, des citations secrètes. Elle appréciait beaucoup les romans policiers. Ses contemporains, à la fois fascinés et embarrassés par sa jeunesse et son rayonnement, sa fragilité et sa force, pensaient et disaient volontiers qu’elle jouait un jeu, un personnage, qu’elle faisait « sa princesse » (comme le dit d’ailleurs le Père dans l’un des cauchemars de Malina). Comme la vérité qu’elle tentait d’approcher, elle était imprévisible, insaisissable, par goût ou peut-être plus encore par nécessité, retournant une compulsion en force. « Elle ne joue pas avec le désespoir, la menace et la perturbation : elle est désespérée, est menacée et perturbée et c’est pourquoi elle souhaite être sauvée » (Christa Wolf). En 1959, lors de son discours, à Bonn, le ton est clair et ferme, la voix (encore accessible sur internet) très jeune, mais posée, intimidée mais forte d’une conviction maîtrisée. À l’entendre ainsi, on ne pourrait se douter que quelques années auparavant, en mai 1952, elle fut dans l’impossibilité de lire clairement ses poèmes

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en public, lors de la réunion du Groupe 47 à Bad Niendorf, sur la mer Baltique, à proximité de Hambourg, et qu’elle s’évanouit en regagnant sa chambre. Il est vrai que le prix reçu à Bonn était le quatrième. Avait-elle appris à dissimuler son trouble ? Dans des lettres fictives à Felician, Ingeborg Bachmann, s’inspirant du Faust goethéen, écrivait en 1946, alors qu’elle avait vingt ans : « Deux êtres sont en moi, l’un ne comprend pas l’autre. Je crains celui qui aime la vie par-dessus-tout. Il devient impérieux. Et je sais, que le temps pourrait être trop court pour l’autre ». En 1971, vingt-cinq ans plus tard, dans Malina, une constatation semblable est faite au sujet de Moi : « à vrai dire, ce n’est pas l’image d’un être, mais de deux, que tout oppose dans une tension extrême, ce doit être une épreuve perpétuelle, déchirante ». Le déchirement, les fissures, la fente, ne traversent pas que le mur – elles sont au centre du sujet et au centre de l’écriture, comme en atteste le passage incessant du masculin au féminin, dans l’œuvre lyrique et narrative. Moi et Malina – Bachmann l’a confirmé dans les interviews qu’elle donna – sont les deux faces d’un même être. Moi écrit au présent, en vivant, en aimant. Aimer et écrire ne font qu’un pour elle. Elle entre dans le mur faute d’amour, car seul l’amour, l’amour passionné, dont son amant est incapable, a le pouvoir de guérir ce qu’elle nomme « la schizophrénie du monde ». Elle refuse de n’être que Malina, son double masculin, son alter ego, adonné à la lumière de la rationalité, expert en guerre et armement. Sa mort témoigne de sa révolte : elle meurt parce qu’elle se refuse à franchir le seuil qui l’obligerait à renoncer à soi-même, à trahir sa loi propre, à adopter la loi de la guerre contre celle de l’amour, à transformer sa voix vivante et plurielle en récit linéaire. Elle préfère le silence à la trahison. Mais elle meurt aussi d’avoir compris qui était son assassin, c’est pourquoi sa mort est à la fois meurtre et suicide : son assassinat précède son suicide. Dans la longue interview de mars 1971, à la question de savoir qui est son meurtrier, elle répond : « Elle [Moi] ne veut pas s’avouer qu’elle a commencé à le [son meurtrier] reconnaître depuis longtemps. Et Malina, son double, l’aide à découvrir qui se cache réellement dans les rêves ». Avant d’entrer dans la fente, Moi cède sa plume à Malina. À tout moment, les fissures menacent l’écriture féminine, qui est une écriture en sursis, en équilibre sur le fil tendu au-dessus du gouffre. Ne dit-on pas d’ordinaire que c’est le temps qui ouvre des brèches dans les murs ? Dans le poème titre du premier recueil lyrique, Le temps en sursis, c’était déjà le personnage féminin, l’aimée aux « cheveux flottant au vent » qui s’enfonçait dans le mur de sable : Des jours plus durs viennent. Le temps en sursis révocable Devient visible à l’horizon. Tu devras bientôt lacer ta chaussure Et renvoyer les chiens dans les fermes du littoral.

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Car les entrailles des poissons Ont refroidi dans le vent. La lumière des lupins brûlent chichement. Ton regard trace le chemin dans le brouillard : le temps en sursis révocable devient visible à l’horizon. Ta bien-aimée là-bas s’enfonce dans le sable, il s’élève autour de ses cheveux flottant au vent, il lui coupe la parole, il lui enjoint de se taire, il la trouve mortelle et disposée à l’adieu après chaque étreinte. Ne regarde pas en arrière. Lace ta chaussure. Renvoie les chiens. Jette les poissons à la mer. Éteins les lupins ! Des jours plus durs viennent.

L’écriture féminine est une écriture géologique. Le concept de géologie, si important dans le roman inachevé Le Livre de Franza, fut utilisé par Bachmann pour désigner les couches profondes de la psychée qui résistent non seulement à la lumière de la conscience, mais aussi aux analyses psychologiques ou psychanalytiques en tout genre parce qu’elles sont au-delà de toute psychologie. De même que la géologie étudie les couches profondes des roches, des terrains, de l’écorce terrestre, ce qu’il y a de plus caché, de plus profond, de plus primitif, il s’agit pour la poétesse et romancière autrichienne de percer les couches psychiques superficielles pour s’enfoncer dans le matériau le plus profond, le plus archaïque, peut-être collectif, de l’inconscient, de tendre vers l’inaccessible, « d’aller à l’origine, au fond des énigmes » (Profession de foi). La comparaison entre la profondeur de la psychée humaine et l’exploration géologique apparaît dans une lettre à son psychologue, le Dr. Helmut Schulze, datant probablement de 1965 ou 1966 (années durant lesquelles elle lui rendit visite plusieurs fois) – c’est d’ailleurs dans ces années-là que sont écrites les premières esquisses de Franza. À cette occasion, Bachmann renouvelle ses doutes sur la communicabilité de la souffrance, ainsi que sur les capacités des médecins à comprendre un patient avec des théories rationnelles pour seules ressources : Je veux vivre, je ne veux plus mourir, et je voulais toujours mourir, toujours à cause de cela. Et ce n’est pas un faux-fuyant, je veux simplement vivre, parce que j’ai connu trop longtemps l’enfer. Quand on a été si peu comprise par un médecin, on ne peut pas ne pas dire : que peut savoir quelqu’un – que sait quiconque de cette souffrance démente, de

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toute cette démence, qui ne cesse pas, de cette obsession/possession [Besessenheit] pour laquelle seuls les concepts médiévaux pourraient convenir ? C’est une possession, cela a peu de rapport avec ce qu’on sait aujourd’hui de l’homme. Jadis on avait peut-être plus de connaissances, sans le savoir. Nous sommes vraisemblablement beaucoup plus anciens que ce que l’on nous concède, plus extraordinaires, plus insensés – très peu nombreuses sont les personnes qu’on arrive à analyser complètement. J’ai souvent le sentiment qu’en-dessous, comme pour les géologues, il y a quelque chose dans la pierre auquel on n’accède pas, ni par les mots, ni en sautant dans l’eau froide9.

En découvrant les milliers de pages d’inédits qu’elle laissa derrière elle à sa mort, Siefried Unseld, son éditeur, déclara, d’après le témoignage de Christine Koschel : « Die Papiere der Ingeborg sind wie sie war : vielschichtig » (littéralement : les papiers d’Ingeborg sont comme elle était : composée de multiples couches). Le discours « On peut exiger de l’homme la vérité » lui aussi, par-delà son apparence anodine, est constitué de plusieurs couches. Seule une lecture à plusieurs niveaux (biographique, philosophique, historique) peut rendre compte pleinement de la volonté de métamorphoser une douleur existentielle, un traumatisme originel, un vide ontologique, une césure historique en force, en résistance, en élan, en impulsion, en impetus moral – en cette alchimie qu’est l’œuvre. La fente, la brèche ouverte à cette exploration des profondeurs, à cette écriture en sursis qu’est l’écriture féminine, est étroite et dangereuse. Elle menace à tout moment de se refermer sur celle qui regarde au fond, telle Orphée, a fortiori quand elle explore ou est obligée d’explorer le fond, telle Eurydice. Mais c’est la condition de l’écriture et de la renaissance thématisée dans La Bohême est au bord de la mer. C’est un mince passage entre la vie et la mort tel qu’il est évoqué dans une autre esquisse de poème écrite également lors de l’un des voyages à Prague, en 1964, Cimetière juif : Forêt de pierres, sans tombes remarquables, rien pour s’agenouiller, et pour les fleurs, rien. Une pierre est là si étroite, comme se jetant au cou des autres, aucune sans penser aux autres, et accordant aux vivants l’espace d’une fente pour passer, sans deuil. Qui atteint la sortie n’a pas la mort, mais le jour au cœur.

Le cimetière juif, « bohémien », permet une échappée ; contrairement à la fin du roman Malina, la fente apporte la libération, la renaissance. Le cimetière juif est le contrepoint utopique du cimetière « des filles assassinées », situé dans un paysage qui évoque la Carinthie natale, au début du chapitre central du roman Malina.

9 Le Dr. Schulze ne traitait pas les névroses uniquement par l’analyse des rêves, mais aussi par les expériences physiques extrêmes.

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Ingeborg Bachmann : Ce qui est vrai

Comme une funambule, Ingeborg Bachmann vécut et écrivit dans un équilibre instable et mouvant entre les extrêmes, dans une tension exaspérée entre expérience traumatique et anticipation utopique, entre son origine et « le pays de [s]on choix ». En janvier 1956, elle assista, en compagnie de son ami le compositeur Hans Werner Henze, à la générale de la Traviata de Verdi, à la Scala de Milan. Le rôle-titre était tenu par Maria Callas. Dans un fragment publié après sa mort, intitulé Hommage à Maria Callas, elle exprime l’intense émotion que lui procura la chanteuse, dont elle fit l’incarnation de l’art, une sirène – l’ondine à laquelle elle s’identifia plus tard, dans une nouvelle publiée en 1961, Ondine s’en va. Ce qu’elle écrivit de Maria Callas s’applique tout autant à elle-même : « Elle n’a pas joué les rôles, jamais, elle les a vécus sur le fil du rasoir […] Ecco un artista, elle était l’incarnation de l’art, ah l’art, et elle était aussi toujours un être humain, toujours la plus pauvre, une proie du malheur, la Traviata ».

Rencontre à Vienne. Les lettres à Hans Weigel

Vienne, fin juin 2019. Vienne la belle, blanche et pimpante, baroque et classique, saturée de touristes asiatiques et américains, habillés ou déshabillés comme à la plage, ce qui détonne particulièrement dans cette ville élégante, dont la population est traditionnellement soucieuse d’apparence et d’harmonie. Il est vrai que la canicule accable les corps et les esprits … Rien à voir avec la Vienne de l’automne 1946, où Ingeborg Bachmann, « jeune et inconnue », arrive après un détour par Innsbruck et Graz. Rien à voir, si ce n’est peut-être les Américains, omniprésents en 46 aussi, dans d’autres circonstances évidemment… En avril 1945, avant même la capitulation du Reich, un gouvernement provisoire avait été constitué et la Deuxième République autrichienne proclamée. Le gouvernement n’eut qu’à se référer à la Déclaration de Moscou de 1943 pour pouvoir arguer avoir été, lors de l’Anschluß en 1938, « la première victime de l’Allemagne hitlérienne », ce qui permit à une grande partie de la population, celle-là même qui avait accueilli Hitler dans la liesse, de se soustraire, après la guerre, à toute réflexion sur sa responsabilité et de ne pas engager le travail de mémoire, dont l’absence se fait aujourd’hui cruellement ressentir. Le pays fut occupé par les Alliés jusqu’en 1955, Vienne aussi fut partagée en quatre secteurs d’occupation, plus une zone internationale au centre, occupée à tour de rôle par les vainqueurs. La ville était en ruines, les tas de pierres jonchaient les rues, la faim et la misère régnaient, la nourriture étant rare et les réfugiés, essentiellement en provenance de l’Est, se comptant par milliers. Tous les bâtiments emblématiques de la ville, la cathédrale, l’opéra, le Burgtheater, étaient détruits ou fortement endommagés. Même le Prater était hors d’usage : couvert de cratères de bombes et de carcasses de voitures, il ne servit plus que de décharge jusqu’à l’automne 1947 ! Il n’y avait pas d’électricité, pas de téléphone… On peut se faire une idée de l’état dans lequel se trouvait la ville grâce au film Le troisième homme de Carol Reed tourné sur place en 1948. Bachmann lui rend d’ailleurs une sorte d’hommage en donnant le même titre au chapitre central de Malina, le chapitre des cauchemars. Le roman de Hans Weigel Unvollendete Symphonie (Symphonie inachevée), publié en 1951, décrit également la sombre atmosphère qui régnait

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Ingeborg Bachmann : Ce qui est vrai

dans la Vienne de l’après-guerre, où survivre obsédait les esprits : trouver un logement et manger étaient une gageure, le marché noir avait pignon sur rue, on était prêt à échanger tout ce qu’on avait pour quelques cigarettes et un peu de café, on passait les journées et les nuits dans les cafés ou les appartements vite dévalisés d’inconnus qui jouissaient du bois de chauffage et du peu de nourriture ; les rencontres, les amours étaient furtives, passagères, Vienne était la matrice de « la prostitution universelle », comme Ingeborg Bachmann l’écrira vingt-cinq ans plus tard dans Malina : Il n’y avait plus aucun espoir alors au milieu des ruines, on s’en persuadait, on se le répétait les uns aux autres, on essayait d’imaginer un temps que l’on appelait le premier après-guerre. On n’entendit jamais parler du second. Cela aussi était une imposture. J’ai failli également me laisser persuader que le jour où les chambranles et les châssis de fenêtres seraient remis en place, où les amas de décombres auraient disparu, tout irait aussitôt mieux […] Jamais je n’aurais pensé qu’il faudrait d’abord que tout fût pillé, volé, négocié et par trois fois revendu et racheté à la sauvette. On prétendait que le marché noir le plus important était celui du parc de Ressel, dès la fin de l’après-midi il fallait faire un grand détour par la place Saint-Charles, à cause des nombreux dangers. On prétendit également qu’un beau jour tout marché noir avait cessé d’exister. Mais je n’en suis pas persuadée. Il n’a pas disparu, il s’est transformé, il est devenu universel, et quand je m’achète des cigarettes ou vais chercher des œufs, je sais, mais seulement depuis aujourd’hui, qu’ils proviennent du marché noir. Le marché en soi est noir, à l’époque il ne pouvait pas être aussi noir que cela, parce qu’il lui manquait sa densité universelle.

Sans doute Ingeborg Bachmann ne s’attendait-elle pas, en arrivant à Vienne, à ce qu’elle découvrit, à l’ampleur de la catastrophe, bien qu’elle ne se fît guère d’illusions sur la situation. Dans le Journal de guerre, publié à titre posthume, la jeune fille confie ses inquiétudes, mais également sa détermination à quitter sa région natale, malgré tout. Nous sommes en juin 1945 : De Vienne nous arrivent des rumeurs de pillages et de viols, c’est terrible. Est-ce que je pourrai seulement partir pour Vienne ? Quand ? Et comment ? Je ne peux tout de même pas éternellement rester ici à attendre, attendre. Pour moi, ici, il n’y a rien à faire, rien à apprendre.

Dans une notice biographique écrite en 1952, en vue d’une lecture de poèmes à la NWDR (Radio de Cologne pour la région Nord-Ouest de l’Allemagne), la vision est plus policée, plus idéalisée – Bachmann dit d’ailleurs au rédacteur radiophonique de l’époque « qu’elle avait eu des difficultés avec sa biographie, parce qu’[elle] peut difficilement parler d’elle-même » : Quand la guerre fut finie, je partis et allai pleine d’impatience et d’attentes à Vienne, que je m’étais représentée comme inaccessible. Ce fut de nouveau une patrie à la frontière : entre l’Est et l’Ouest, entre un grand passé et un avenir sombre. Et si je suis allée plus tard aussi à Paris, à Londres, et en Allemagne, cela ne veut pas dire grand-chose, car dans mon souvenir le chemin de ma vallée natale à Vienne restera toujours le plus long.

Rencontre à Vienne. Les lettres à Hans Weigel

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En fait, elle ne rejoignit la capitale autrichienne qu’un an après la fin de la guerre, après avoir passé un semestre à Innsbruck, puis un autre à Graz. Dans la capitale du Tyrol autrichien, elle s’était inscrite en philosophie et germanistique, en Styrie, en philosophie et droit. Pourquoi ne pas mentionner, dans cette esquisse de biographie, les semestres passés dans les autres provinces ? Ce n’était là pour elle qu’un détour insignifiant vers le but tant désiré… Dans ce cas, pourquoi n’est-elle pas allée directement à Vienne ? Les villes régionales étaient-elles jugées moins dangereuses ou moins onéreuses par ses parents, qui avaient dû hypothéquer la maison familiale de Klagenfurt pour lui permettre d’entreprendre des études, le père ne pouvant plus exercer son métier de professeur à cause de son appartenance au parti nazi dès avant l’Anschluß, en 1932 ? On ne sait. Dans le dialogue qu’elle entretient avec elle-même dans les lettres (fictives) à Felician, écrites au même moment que le Journal de guerre, mais sur un tout autre ton, on l’a dit, il apparaît clairement qu’elle n’a pas l’intention de rester à Innsbruck, et une grande angoisse se fait jour de ne pas arriver au bout du chemin : Mon Dieu, peut-être partirai-je d’ici dès la fin du semestre […] Toujours cette angoisse que je puisse perdre de vue le chemin, pire, que je n’en trouve aucun.

Il est vrai que sa vocation d’écrivaine est encore loin d’être affirmée. Quand elle arrive à Vienne, en octobre 1946, pour continuer ses études de philosophie (avec, en tant que matières secondaires, la germanistique et la psychologie), elle a certes déjà beaucoup écrit pour son âge (de nombreux poèmes, un drame Carmen Ruidera, le récit Das Honditschkreuz/La Croix de Honditsch, les lettres à Felician, son journal) ; cependant seule une nouvelle, Die Fähre (La traille/Le passeur) a été publiée dans un journal de Carinthie en juillet 1946. Tout reste donc encore à faire… De Carinthie, plus exactement de la maison familiale héritée par le père et située dans la vallée de la Gail, à Obervellach, à une centaine de kilomètres au Nord-Ouest de Klagenfurt, elle avait envoyé, en juillet 1947, à un poète et journaliste influent sur la scène viennoise, Rudolf Felmayer, une lettre à laquelle elle avait joint des poèmes en le priant de les publier. Elle lui expliquait qu’elle avait vingt ans, qu’elle étudiait la philosophie et le droit et qu’elle ne serait bientôt plus en mesure de financer ses études, c’est pourquoi elle espérait tant de la publication de travaux littéraires… Et d’ajouter : « Je doute fort de la réussite de mon intention. Je vous prie de me montrer un chemin que je puisse suivre, bien que jeune et inconnue ». La lettre resta sans réponse. Après avoir été logée quelque temps chez des parents de sa mère, elle réussit à trouver une chambre au numéro 26 de la Beatrixgasse, dans le 3ième arrondissement de Vienne, derrière le Stadtpark. L’immeuble était endommagé, mais habitable. Une plaque indique aujourd’hui qu’elle résida là de 1946 à 1949. La rue est

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perpendiculaire à la Rue des Hongrois (Ungargasse), si particulière pour sa forme incurvée et dont il est tant question dans Malina, écrit vingt-cinq ans plus tard. Elle s’inscrivit à l’Université, qui avait été réouverte dès la fin de la guerre, malgré les destructions massives qu’elle avait subies, et se trouvait, comme le reste du pays, en pleine réorganisation. Les mesures de dénazification entreprises par les Alliés aboutirent en effet au licenciement de 53 Professeurs, dont 34 appartenaient à la Faculté de philosophie (l’équivalent d’une faculté de lettres et sciences humaines en France). Le nombre d’étudiants étant très important pour l’époque (Bachmann était l’une des 12 527 inscrits à l’automne 46), il fallut très vite réintégrer des Professeurs, ceux dont le passé était le moins « chargé » pour appartenance nazie. En conséquence, alors que le nombre d’enseignants ayant servi sous le régime national-socialiste ne s’élevait qu’à 18,5 % en 1946, il était remonté à 60 % en 1949/50 ! Ainsi, à l’Université de Vienne, et plus généralement en Autriche, l’idéologie nazie, l’austro-fascisme ou encore « le virus du fascisme », comme dira Bachmann dans les années soixante, ne disparut pas, bien que la guerre fût finie ! En philosophie, la matière principale de la jeune provinciale, les étudiants avaient un choix restreint entre deux orientations très différentes de la discipline et du monde : le Professeur Alois Dempf, un métaphysicien renommé qui représentait le point de vue catholique, d’une part, Viktor Kraft, membre du Cercle de Vienne, néopositiviste et spécialiste de philosophie du langage, d’autre part. L’un et l’autre étaient hors de tout soupçon : Dempf fut suspendu par le régime nazi pour l’avoir critiqué. Quant à Viktor Kraft, on le mit d’office à la retraite après l’Anschluß pour cause de mariage avec une demi-juive. Après la guerre, il fut réhabilité et put devenir d’abord Professeur associé, puis Professeur titulaire d’une chaire, ce qui permettra à Ingeborg Bachmann de présenter sa thèse sous sa direction, bien que cela n’ait pas été son intention à l’origine. On a pu établir en effet que durant le second semestre passé à Vienne, elle ne suivit plus les cours de Viktor Kraft, mais essentiellement ceux de Dempf et que fin 1947- début 1948, devant choisir un sujet et un directeur de thèse, c’est vers Dempf qu’elle se tourna. Elle voulait à cette époque travailler sur un sujet de « philosophie pure » selon son expression, c’est-à-dire de métaphysique. L’assistant de Dempf, Ernst Topitsch, lui proposa : Conrad Ferdinand Meyer, Nietzsche et Jacob Burckhardt. Ce n’est que parce que Dempf fut appelé à l’université de Munich, qu’elle changea son fusil d’épaule et se tourna finalement vers la philosophie du langage et son représentant à Vienne, Viktor Kraft. Durant le semestre d’hiver 1947–48, elle suivit également avec assiduité les cours et les conférences de psychothérapie du psychologue et neurologue Viktor Frankl, qu’elle fréquenta par la suite en tant que thérapeute, quand elle allait mal psychiquement. Viktor Frankl et sa famille avaient été déportés à Theresienstadt, puis à Auschwitz. À partir de cette expérience, des observations faites dans les camps d’extermination et de la distance

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prise par rapport au système freudien, il développa une nouvelle théorie et thérapie, la logothérapie, qui est une forme d’analyse existentielle fondée sur le besoin et la recherche de sens : chaque être humain doit pouvoir accéder à sa vérité fondée sur sa propre souffrance. Il est probable que dans le discours « On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité », prononcé quelques dix ans plus tard, Bachmann se soit souvenue des théories de Frankl. Au moment où se posa le problème du choix du directeur et du sujet de thèse, début 1948, donc trois semestres après son arrivée, Ingeborg Bachmann avait déjà fait un bout de chemin dans la Vienne sauvage de l’après-guerre. Elle fréquentait des cercles d’étudiants, notamment celui autour de Viktor Kraft, noua une amitié avec Paul Feyerabend et renoua avec une amie d’enfance présente à Vienne, Nani Maier, désormais mariée à Klaus Demus ; tous deux joueront un certain rôle dans la relation entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan, dont ils feront la connaissance par l’intermédiaire de Bachmann. Mais la rencontre qui aura le plus grand impact sur la carrière à construire, fut celle de Hans Weigel, le 5 septembre 1947. Hans Weigel, né à Vienne en mai 1908, critique de théâtre, essayiste, cabarettiste et romancier d’origine juive, était parti en exil en Suisse en mars 1938, et revint à Vienne dès juillet 1945, seulement huit semaines après la fin de la guerre. Son intention était de réorganiser la scène littéraire viennoise en soutenant promouvant les jeunes talents notamment par la publication de leurs écrits dans une série d’anthologies intitulée Stimmen der Gegenwart (Voix du présent). En effet, très rapidement, la vie littéraire viennoise s’organisa autour de lui. Il se construisit la réputation de protecteur et mécène en réunissant, au café Raimund, en face du Volkstheater, un cercle littéraire, auquel Ingeborg Bachmann participa, aux côtés de Milo Dor ou Ilse Aichinger, entre autres, après qu’elle eut orchestré une rencontre sous prétexte de faire une interview de l’homme providentiel : elle vint le trouver alors qu’il faisait répéter sa revue au théâtre de la Josefstadt, dans le 8ième arrondissement de Vienne. Alors commença ce que Hans Weigel appelle pudiquement, dans Im Memoriam, un livre de souvenirs construit autour des personnalités qu’il fréquenta à l’époque, « une amitié très intense » avec la jeune femme de 21 ans. Ingeborg Bachmann écrivit un nombre important de lettres à Hans Weigel (plus d’une soixantaine). La plupart fut rédigée en 1948, alors que son amant était parti à New York, où il séjourna de mai à septembre, pour rendre visite à ses parents restés en exil aux Etats-Unis et fêter avec eux son quarantième anniversaire. Si la correspondance fut particulièrement dense durant ce séjour américain, elle se poursuivit toutefois après le retour de Weigel, Bachmann lui écrivant dès qu’elle s’absentait de Vienne, et ne s’acheva qu’au mois d’août 1951, un mois après le mariage subit de l’amant et mentor avec l’actrice Elvira Hofer (dont il divorça en 1964). C’est cette correspondance que je suis venue consulter. Elle n’a que rarement suscité l’intérêt de la critique, Hans Weigel étant nettement

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moins connu que Paul Celan ou Max Frisch, et la jeune provinciale arrivant dans la capitale autrichienne dévastée nettement moins attractive et exotique que la diva romaine. Pourtant c’est ici, à Vienne, de 1948 à 1953, qu’Ingeborg Bachmann prit son envol littéraire. Quelles étaient ses attentes vis-à-vis de Hans Weigel ? Qu’il l’aide à « percer », sans aucun doute, mais rien de plus ? Et que peuvent révéler ces lettres resurgies du passé encore très flou de l’écrivaine en herbe ? Les lettres sont conservées dans le fonds Hans Weigel, à la Bibliothèque municipale de Vienne, dans le pompeux Hôtel de Ville, le Rathaus, non loin du bâtiment principal de l’université. Heinz Bachmann m’a gentiment donné l’agrément nécessaire pour être autorisée à accéder aux précieux documents. Le mot employé par le conservateur, dans l’échange de courriels que nous avons eus, est délicieusement archaïque : il me faut le « Plazet » (étymologie latine « placet ») de Herrn Dr. Heinz Bachmann. D’habitude, c’est à la Bibliothèque Nationale autrichienne (ÖNB) que je me rends, où se trouve le fonds Ingeborg Bachmann, déposé à l’origine au département des manuscrits, désormais au sein des archives littéraires. Mais je n’y ferai cette fois-ci qu’un bref passage, pour me faire confirmer que les lettres de Hans Weigel à Ingeborg Bachmann ne s’y trouvent pas : à l’exception de quelques missives relatives à la publication de ses poèmes, pas de trace de la correspondance privée, amoureuse. Que sont devenues ces lettres ? Sont-elles encore en la possession de la famille ou bien ont-elles été détruites ? La ÖNB est située directement dans la Hofburg, la résidence impériale, sur la tristement célèbre Place des héros (Heldenplatz), car il s’agissait à l’origine de la bibliothèque réservée à la cour, aux Habsbourg ; elle devint « nationale » lorsque prit fin la monarchie austro-hongroise, en 1920. C’est un palais immense, un labyrinthe digne des romans de Kafka. L’hôtel de ville, construit à la fin du XIXe siècle en style néogothique pour remplacer le « vieil hôtel du conseil », se trouve quant à lui de l’autre côté du Ring, cet « anneau » ou boulevard circulaire qui suit le tracé de l’ancienne enceinte et donc encercle le centre historique de la ville. Avec ses quatre tours latérales et sa tour principale, toutes ornées de tourelles pseudomédiévales, il témoigne sans complexe du passé glorieux mais doublement anachronique qui l’a fait édifier. Le bâtiment est de dimension impressionnante : 113.000 m2 de surface sur tous les étages, 7 cours intérieures, 2,5 km de couloirs, 1.575 salles… Bien que je le connaisse de vue, je n’y suis jamais entrée, je me suis donc renseignée sur internet pour savoir exactement où se trouvait le département des manuscrits, afin de ne pas errer infiniment dans les couloirs, comme il m’est arrivé de le faire à la ÖNB. Après avoir marché vingt minutes pour me rendre sur place, alors qu’à 9 heures du matin il fait déjà trente-trois degrés sans un souffle d’air porteur de quelque fraîcheur, l’espace vert situé devant le Rathaus et les jets d’eau qui arrosent la pelouse font l’effet d’une oasis en plein désert, une délicieuse in-

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vitation à la paresse … Mais on n’est pas venue là pour rester assise à l’ombre sur les bancs publics et jouir d’une pluie miraculeuse dispensée par un jardinier invisible ! L’entrée de la bibliothèque se trouve Felderstrasse (la rue des champs, à l’époque sans doute y avait-il encore des champs à cet endroit !), au premier étage. Comme les étages ici font trois ou quatre mètres de haut, qu’il y a un entresol, plus un rez-de-chaussée surélevé, et que la marche au soleil avec mes livres et l’ordinateur sur le dos – sans parler de la pluie communale – m’ont donné l’apparence peu seyante d’une nageuse plutôt que d’une chercheuse, je me mets en quête d’un ascenseur… ! Je vois un employé sauter dans une cabine de bois ouverte qui passe sans s’arrêter ni ralentir, je saute donc après lui dans la cage suivante. À l’arrivée aussi, il faut sauter. Cette machine infernale, sisyphéenne, ne s’arrête jamais ! Et il me faut répéter la manœuvre, car j’ai débarqué au Hochparterre au lieu du premier étage ! Quelle aventure de venir à Vienne consulter des manuscrits ! J’avais utilisé sans le savoir un pater noster datant de 1918… Après les formalités d’usage, je prends place dans la salle de lecture, près d’une fenêtre ouverte donnant sur l’une des six ou sept cours du bâtiment. On m’apporte la première chemise, il y en aura cinq, les lettres étant rangées par ordre chronologique, ou à peu près. C’est avec émotion et une grande impatience que je rabats la couverture de la première chemise et découvre la première lettre. Contrairement à ce à quoi je m’attendais, on ne me donne pas de gants pour manier les documents. Le contact est donc immédiat. Je n’ai encore jamais eu de manuscrit ou tapuscrit original d’Ingeborg Bachmann entre les mains ; à la ÖNB, on n’accède jamais qu’à des photocopies. Là, ce sont les vraies lettres, les lettres qu’elle a tenues, regardées, caressées, embrassées peut-être, auxquelles elle a confié ses sentiments, ses regrets, ses doutes, écrites en hâte ou en transe, ne pouvant être écrites ou tapées aussi vite que pressait le flux des idées ou au contraire restant des heures devant elle, posées sur la table, beaucoup ont sans doute été déchirées, jetées à la poubelle, celles-ci sont les rescapées. Je les passe doucement, tendrement, en revue, avant de les lire plus en détails. Toutes différentes, très erratiques, très denses, les caractères sont petits, serrés, la plupart étant tapées à la machine, avec ici ou là un mot, une phrase ou des corrections manuscrites. C’est une chance, car Bachmann a une écriture difficile à déchiffrer. De plus, les lettres envoyées aux Etats-Unis sont écrites sur un papier à lettre pour avion, très fin, du papier à cigarette, et souvent la jeune femme écrit ou tape à la machine des deux côtés, pour économiser le papier, ce qui rend la lecture particulièrement incommode. En bas, en bleu, le tampon rond de la censure. Parfois, c’est un papier bleu, plus épais, qui fait enveloppe au revers.

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Mr. Hans Weigel 310 West 109th Street New York 25 U.S.A. Expéditeur : Ingeborg Bachmann, Wien 3., Beatrixgasse 26 120 grammes, 2.20 Schilling, de beaux timbres fleuris de la Republik Österreich.

Des petits bouts de papier bible ou cigarette ici ou là, ajoutés quand il n’y avait pas assez de place. Ils semblent un peu mélangés, dans le désordre, il faudra jouer au puzzle pour savoir quelle lettre ils prolongent. Bien sûr, d’autres personnes avant moi ont consulté cette correspondance, et il n’est pas toujours possible de vérifier que tout a été remis dans le bon ordre, remarque la conservatrice. Je dois faire attention, au moindre souffle d’air, tout peut s’envoler… En effet une brise bienfaisante vient de se lever, l’air se fait plus léger, je respire ! L’aimable conservatrice me remet des barres de laiton enrobées d’un froufrou de velours pour presser les précieux papiers. Les quatre premiers documents de la chemise précèdent les autres pour la seule et unique raison qu’ils ne sont pas datés. Il arrive fréquemment que l’écrivaine ne date pas ses lettres, ou bien n’indique que le jour et le mois, sans l’année, ou encore se trompe d’année ; il arrive aussi que les missives soient rédigées durant plusieurs jours successifs. Les conservateurs auront pensé que ces quatre lettres dataient de mai 1948, comme les autres de la chemise ; il m’apparaît vite cependant qu’il y aurait encore un travail important de classement par recoupement à faire avant édition. Sans parler des documents effectivement déplacés par inadvertance : ainsi, alors que la première lettre datée donnée à lire dans la première chemise est celle du 22.5.48, une autre lettre ne portant que la mention 18.5 et 20.5 est placée dans la troisième chemise réservée à l’année 1949, pourtant il est vraisemblable qu’elle ait été écrite en 1948 et soit donc en fait la première envoyée aux États-Unis. La première lettre non datée est tapée à la machine avec des corrections manuscrites ; elle fut écrite, quelle qu’en soit la date, à un moment où Ingeborg Bachmann se trouvait dans sa famille, en Carinthie, car elle se plaint de recevoir de son amant des lettres « familiales » : Merci pour le Weltpresse10 et la lettre d’aujourd’hui. Mais qu’est-ce que cette histoire ? Je ne reçois plus de lettre personnelle, mais une lettre familiale, que je dois partager avec Isi11. Dois-je me venger et écrire prochainement à Bobbie12avec en note à consulter par

10 Die Weltpresse était un quotidien fondé par les services d’information britanniques qui parut de 1945 à 1958 à Vienne, et quelque temps aussi à Graz. 11 Isi est le diminutif de Isolde, le prénom de la sœur d’Ingeborg. 12 Bobbie Löcker, nom d’une amie journaliste de Bachmann.

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Hans, Zeno13 et Toman. Je ne suis pas très en colère, mais un peu étonnée, en tout cas je le dis tout de suite pour ne rien refouler. Voilà qui est fait, abruti.

On entre dans le vif du sujet ! Concurrence entre les deux sœurs ? J’ai vu dans le registre qu’il existait quelques lettres de Isolde Bachmann à Hans Weigel. Il faudra approfondir la question. Ici, rien de nouveau, de temps en temps, je sors de la maison faire quelques pas et m’étonne beaucoup de tout, ce n’est pas absolument désespérant, pas autant que je le croyais au début, mais c’est pourtant très dangereux, si l’on n’a pas conscience de la léthargie dans laquelle on sombre. Je n’ai ni le besoin de lire, ou d’écrire, d’aimer, ou d’escalader la montagne, ni l’énergie de me révolter contre cette drôle d’indifférence, en un mot, je me repose.

Apparemment les séjours dans la famille n’avaient pas d’autre but que de se reposer. (C’est du moins le message qu’elle veut faire passer à celui qui écrit des lettres « familiales »). Et de voir son jeune frère, Heinz, le seul qui retienne visiblement son attention. À la fin de la lettre en effet, une note manuscrite ajoute que le petit frère peint des œufs pour Hans… Peut-être la lettre date-t-elle de Pâques 48 ? Pourquoi pas de Pâques 49 ? Dans une autre missive, elle souligne son attachement profond à sa région natale, ainsi que sa prise de conscience que tout cela est révolu. Un lien s’est défait, sans que cela ne soit vraiment surmonté : « Et si je suis toujours autant attachée à la Carinthie, c’est en fait parce que, il y a bien longtemps, j’y étais vraiment chez moi, profondément et avec certitude, mais cela est irrémédiablement fini, et parfois j’ai terriblement peur que cela ne revienne jamais ». La journaliste Bobbie Löcker, que Hans Weigel qualifia, dans le texte peu flatteur qu’il rédigea sur Ingeborg Bachmann en 1979, de « dame intéressante et cultivée avec un grand sens de l’art et en particulier de la littérature », fut l’amie et la seule protectrice femme de Bachmann durant les années viennoises. Celle-ci avait fait sa connaissance après avoir été introduite par Hans Weigel au mensuel Der Turm, l’une des revues culturelles les plus importantes de Vienne à l’époque. C’est grâce à elle qu’elle obtiendra son premier emploi, à la section News and Features du service de renseignements américain, en mars 1951. De plus, de mars 1949 à juillet 1953, date à laquelle Ingeborg Bachmann quitta Vienne pour l’Italie, elle habita en sous-location chez son amie journaliste, au numéro 13 de la Gottfried-Keller-Gasse. Avoir fait la connaissance de Hans Weigel et de Bobbie Löcker permettra à Ingeborg Bachmann non seulement de rédiger des articles pour Der Sturm, tant que la revue exista (elle disparut dès la fin de l’année 48, comme beaucoup d’autres à cause de la crise engendrée par la réforme monétaire), et donc de gagner un peu d’argent, pour lutter contre « l’effrayante hydre 13 Rédacteur du journal Europäische Rundschau.

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Pauvreté aux cents têtes, qui [la] broie et ne veut pas [la] lâcher », mais aussi de nouer bien d’autres contacts qui lui ouvriront peu à peu d’autres portes. En premier lieu les portes de journaux comme Film ou Europäische Rundschau, fondé par les Français, pour lesquels elle écrivit également des articles. Le deuxième document est un mot manuscrit, écrit au crayon sur un bout de papier déchiré. La présence de la jeune femme, dans sa solitude et son mal-être, dans son humour aussi, me saute littéralement aux yeux ! Très cher Hans, Bonne nuit, j’ai passé un bon moment, ai grignoté un peu partout au hasard, ai découvert les olives, je t’en ai laissé une. S’il te plaît, si possible ne te précipite pas pour battre la bonne fille, attends plutôt, comme déjà dit, « qu’elle se rétablisse ». Ton Ingeborg

C’est un mot abandonné vraisemblablement chez lui, avant de repartir chez elle. Il ne porte pas de date. Elle avait dû l’attendre, peut-être jusqu’à tard dans la nuit, et puis s’était lassée… À moins qu’elle ait fait une intrusion impromptue chez lui et en ai profité pour se sustenter… Durant les premiers temps de leur liaison jusqu’au départ de Weigel pour les États-Unis, de septembre 47 à mai 48, elle séjournait souvent chez lui, rue Siebenstern. Mais comme le personnage masculin dans son roman Unvollendete Symphonie, l’homme de quarante ans ne semblait guère pressé de se fixer à nouveau (il avait déjà été marié avec une actrice, de 1937 à 1947) et prônait un commerce amoureux laissant toute liberté à chacun. Était-ce l’influence du couple Sartre-Beauvoir qui faisait déjà parler de lui? Peut-être le séjour américain visait-il aussi à prendre quelque distance vis-à-vis de la jeune femme d’un charme et d’une intelligence redoutables … ? Ensuite se présente une lettre de deux pages, qui porte juste la mention « Samedi, 24 heures ». Sa lecture me stupéfie : tout un être se livre ici, un être tellement jeune et cependant tellement proche de celui que la romancière immortalisera vingt-cinq ans plus tard dans Malina… Les thèmes essentiels sont déjà présents : l’enfer d’une vie intérieure incontrôlable, le besoin de protection, d’être soutenue quand les rêves nocturnes sont insupportables, les malaises physiques qui accompagnent ces cauchemars, les souvenirs déchirants, erratiques et incompréhensibles, la difficulté de concilier vie et écriture, les inhibitions qui empêchent d’écrire, le sentiment d’irréalité qui rend la vie étrangère à elle-même : Cher Hans, Ceci est une lettre nocturne, non seulement à cause de l’heure à laquelle elle est écrite. Je dois encore une fois coucher ma tête sur ta bonne et large poitrine afin que les petits démons n’aient pas prise sur moi. Ah, Hans que va-t-il advenir ? En moi, c’est le règne de l’enfer. Peut-être cela a-t-il à voir en partie avec le fait que je passe encore par les états les plus étranges qui me tourmentent, le cœur palpite chaque nuit comme un oiseau écorché vif ou comme si un aigle y donnait des coups de bec. Durant le jour je suis totalement ivre de poèmes et de quelque chose qui ne veut pas encore sortir et n’a pas de visage. Je n’ai jamais encore vécu de façon si irréelle – dans mon cerveau s’ébat le cirque le plus

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malfamé, alors je ne peux que tout envoyer valser et aller m’allonger et laisser vrombir. J’ai la terrible nostalgie qu’on me « soutienne » un peu, quelqu’un a fait cela pendant un court moment, – c’est-à-dire que j’ai été de nouveau infidèle, avec succès, mais c’était un peu court. Quoi qu’il en soit, cela m’a fait du bien, et ce serait probablement la meilleure chose pour moi si je pouvais me marier et trouver au moins un pseudo-refuge. Je le souhaite intensément. Je pense beaucoup à toi, toujours avec l’angoisse que tu puisses m’en vouloir pour ceci ou cela et ne me comprennes pas […] Je suis un être tellement perdu et encore si terriblement jeune. À cet âge on peut parfois avoir tout faux. Je ne vois presque plus personne, je me suis enfermée dans mon terrier, et des souvenirs me reviennent souvent en masse, cela ne m’était encore pas arrivé, [mot raturé] quelque chose qui s’est passé il y a cinq à huit ans, cela remonte totalement métamorphosé, soudain aussi tout ce que j’ai lu – un étrange processus de digestion se révèle là, n’est-ce pas ? […] Écrire et vivre semblent être deux « manières d’être » qui s’excluent largement. Quand on écrit ou quand on est-dans-la-poésie, on ne vit plus, et quand on vit, on n’est jamais dans les images.

Surprenante est l’évocation du désir de mariage. Ingeborg Bachmann déclara sans ambiguïté aucune, dans les interviews qu’elle donna plus tard, que le mariage n’était pas une institution pour une femme libre et qu’elle avait toujours su qu’il n’en était pas question pour elle. Pourtant, dans les lettres à Weigel, le mot « Ehe » (couple, mariage) revient souvent, très souvent ; certes, il peut et doit être compris dans le sens de « offene Ehe », de couple pratiquant l’amour libre. Cependant, elle nomme son ami et amant souvent « mon cher époux » ou encore « mon cher et unique mari », occasionnellement, elle joue à la femme d’intérieur qui s’occupe de ses costumes (lettre du 16 juin), évoque leurs futurs enfants, ou bien encore désigne sa sœur Isolde ou son frère Heinz comme la belle-sœur ou le beau-frère de son amant, etc. C’est sans aucun doute un jeu. Il semble cependant qu’elle aspire à transformer le jeu en réalité et à convaincre Weigel de se marier avec elle. Elle conteste par exemple sa thèse selon laquelle les êtres humains ne sont pas faits pour la monogamie. Ainsi, les 20 et 21 juin 1948 – en juin et juillet 48, elle lui écrit presque tous les jours et lui apparemment aussi : « Très cher, presque tous les jours une lettre ! » (05.07.48) – elle dit trouver « bizarre combien on sait et sent, quoi qu’on fasse et tout en désirant aller vers d’autres et le faire, à quel point on est monogame ». Un propos étonnant dans la bouche de celle qui écrira, deux mois plus tard, « j’aimerais tant avoir un harem » ! Le 24 juin, la veille de son anniversaire, après s’être réjouie d’avoir reçu trois lettres à la fois et de beaux bas (un luxe en ces temps-là en Europe !), elle ne manque pas de remarquer que ses choix de cadeau, en particulier les torchons de cuisine (!) trahissent « les aspirations étranges d’un homme qui veut fonder un foyer »… Et d’ajouter, non sans humour : « Ce sont des phénomènes qui apparaissent autour des trente ans, parfois ce peut être plus tard, certains parcourent les différentes phases de développement plus lentement que d’autres ». La femme qui écrit ces lignes a tout juste

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vingt-deux ans et elle s’adresse à un homme qui a l’âge d’être son père ! Le message est plus subtil qu’il paraît, puisqu’il s’applique inversement à elle, qui est encore loin de la trentaine. Elle ajoute en effet : « et ta chère et douce mère a certainement raison quand elle dit, que je suis bête, – la question qui se pose est seulement de savoir si à 22 ans on est capable d’une attitude intelligente vis-à-vis de certaines choses ». On déduit du passage que le sujet du mariage fut évoqué entre Weigel et sa mère, à laquelle il dit sans doute que les hésitations venaient d’Ingeborg, qui ne nie pas les faits. Elle semble hésiter en effet entre le rôle de femme et celui d’enfant. Ainsi, le 22 mai, après avoir évoqué, comme souvent, le courrier qu’il reçoit (elle lui sert en quelque sorte de secrétaire durant son absence), leurs connaissances communes et ses avancées dans le domaine journalistique et littéraire, bref, tout ce qui occupe son quotidien – ce jour-là elle mentionne notamment le Dr. Melchinger, qui l’a chargée d’écrire un livre sur les Prix Nobel de littérature, ainsi que les « tourments infernaux » qu’elle subit après lui avoir remis les premiers chapitres : « Je peux à peine continuer d’écrire, tellement je suis dans l’incertitude. Tu pourrais me donner du courage, mais tu as dû partir pour l’Amérique » – après donc ces propos liminaires et ces reproches à peine voilés, elle lui annonce qu’elle va passer la soirée avec un amant, et poursuit : Cela te convient, n’est-ce pas, si je raconte tout. Il faut me le dire si ce n’est pas le cas. C’est parce que, depuis le temps que nous nous connaissons, j’ai acquis de la confiance, c’est donc naturel pour moi. Tu es en tout à mes côtés, je [ rature] ne sais pas ce que je devrais cacher, j’en suis désormais incapable. Parfois je ne sais ce qui a grandi là : un côté enfantin ou « marital »14. En tout cas, je t’aime beaucoup.

Hans Weigel, une autorité dans le monde littéraire viennois, jouait probablement pour Ingeborg Bachmann à la fois le rôle de père protecteur, de confident, de mécène et d’amant. Le tout pouvant se pérenniser en un serment, qui serait garant de sécurité. Son identité juive lui conférait une autre qualité potentielle : il était le père amant conciliateur, réparateur de passé ou permettant du moins de soulager, voire de diminuer un sentiment latent de culpabilité – une sorte de père rédempteur en quelque sorte, rachetant les fautes du père biologique et celles de la fille dépravée. Le besoin de sécurité et de stabilité prédomine sur l’amour passionné, bien qu’elle ne cesse de l’assurer de son attachement (« Mon Hans follement aimé », « très cher unique Mari », « c’est tout simplement formidable entre nous », « je t’aime beaucoup », etc.). Elle amenuise avec insistance l’importance des autres amants, dont elle parle ouvertement, tout en prenant vis-à-vis de ses propres aventures une distance étrange, allant bien au-delà de la volonté de banalisation :

14 Elle forme là un néologisme « Gattiglichkeit », formé à partir de « Gatte, Gattin », époux, épouse.

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Cela me semble irréel que je sois allée avec d’autres hommes, et cela signifie certainement plus que le fait que je me suis « habituée » à toi, ou quelque chose comme ça. Ce qui se passe actuellement, je l’ai évacué en une heure – tout sans aucune adhésion15 .

Tout sans aucune adhésion : elle écrit cela dans la lettre du 9 juin, alors que Paul Celan séjourne à Vienne, qu’il ne quittera que fin juin. Bachmann a rencontré le poète juif le 16 mai, ainsi qu’elle l’annonce à Weigel dans la lettre du 22 mai, celle qui est destinée à lui souhaiter son anniversaire (Weigel est né un 29 mai) … ! Mesure de rétorsion, parce qu’il ne l’a pas emmenée en Amérique ? Quoi qu’il en soit, l’annonce de la rencontre arrive abruptement, sans transition ni préparation rhétorique particulières, comme allant de soi, Bachmann jouant sans doute sur le fait que Weigel connaissait Celan au moins de réputation, puisque le poète roumain était arrivé à Vienne en décembre 1947 et que ses poèmes avaient été publiés aussitôt par la revue d’Edgar Jené. En tout cas, la relation est traitée comme n’importe quel autre rapport de circonstance : Ce soir je vais avec Celan à la Première du théâtre de l’Académie. Pour la première fois sans toi. Étrange. – Il vient d’appeler. M’envoie des fleurs etc. Nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours par hasard dans la rue16.

Celan, apparemment, ne bénéficie pas, à cette époque-là, d’un traitement de faveur. La relation avec lui est dépréciée au même titre que celle que Bachmann entretient avec ses autres amants. Il est un amant parmi d’autres. Et même quand elle rendra visite au poète installé à Paris, en octobre 1950, ses lettres ne cesseront de réaffirmer son attachement, et son espoir que l’avenir sera placé sous le signe de Weigel : Il [Celan] m’idolâtre (s’il te plaît explique-moi pourquoi tous les hommes sont extraordinairement gentils avec moi !), veut se marier avec moi, quand il aura la nationalité française dans un an, etc. Mais nous nous en contrefichons – je veux dire, toi et moi. (16.10. 1950)

Certes, il est probable que Bachmann cherche à rassurer Weigel ou bien au contraire à aiguiser sa jalousie, son désir, son envie de l’épouser pour la ravir à d’autres. Elle semble surtout dans un état d’hésitation, de désarroi, d’instabilité, d’anxiété, de perplexité inhérent à elle-même. Elle lui écrit en effet le 4 juin 1948 : Que tu penses à moi, que je te manque et Vienne aussi, me réjouis tant et plus. Mais aujourd’hui je suis plutôt triste, cela provient d’hier. La conférence de Frankl, très bonne, 15 Le mot allemand employé est « Teilnahme ». 16 Bachmann écrivit à ses parents qu’elle avait fait la connaissance de Celan le 16 mai chez Edgar Jené, peintre surréaliste et rédacteur de la revue Plan, dans laquelle avaient été publiés des poèmes de Celan dès janvier 1948. Les dates coïncident, mais pas les lieux. Quelle est la bonne version ? Pourquoi n’aurait-elle pas voulu dire à Weigel qu’elle avait fait la connaissance de Celan chez Jené ?

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peut-être la meilleure, mais après ce fut horrible pour moi, j’ai cru que j’allais devenir folle, et je l’étais sûrement un peu. Totalement en dehors, hors contexte, désespérée pour non-appartenance, mais il vaut mieux que je t’épargne le sujet. Tout cela est de ma faute. Toujours ce sentiment d’être tendue entre deux rives et que tout pourrait casser l’instant suivant. […] En ce moment je suis totalement détruite […] et personne à qui le dire, bien que parfois je croie que je vais le faire dans l’instant qui suit, parce que je n’y tiens plus. Tu écris que le monde n’offre pas de garantie pour l’avenir. Certes, il en est ainsi ; quand je pense à nous, aux jours passés rue Siebenstern [chez Weigel, FR], – j’en étais si proche, ou bien je la possédais déjà. Cela pourra-t-il recommencer, et cela peut-il durer ? Peut-on essayer à deux sur un terrain aussi déchiré et de part en part incertain ?

L’incertitude vient du monde particulièrement instable en cet immédiat aprèsguerre, mais aussi, et en premier lieu, d’elle-même, les deux sources du mal étant irrémédiablement imbriquées. Ces lettres à Hans Weigel dépassent toutes mes espérances : elles m’apparaissent extraordinairement précieuses, parce qu’Ingeborg Bachmann s’y confie sans réserve, ou presque, avec une sincérité, une franchise qu’elle n’aura jamais plus. Je l’avais rencontrée jusqu’à présent dans et à travers ses textes, à travers les filtres de la construction littéraire, apparaissant en filigrane. Je l’avais rencontrée dans d’autres lettres, celles à Hans Werner Henze, polyglottes, européennes, merveilleuses, mais trop peu nombreuses, son ami en ayant perdu ou peut-être détruit un certain nombre ; je l’avais rencontrée dans les lettres à Celan, si belles, et celles à Hans Magnus Enzensberger, si douloureuses. À chaque fois une Ingeborg Bachmann différente, dans une forme de dialogue bien précise correspondant au partenaire respectif. Ces lettres à Weigel sont pour certaines de tendres lettres d’amour ; mais la jeune femme y est avant tout face à elle-même ; bien sûr, elle tient compte de lui, elle le flatte, elle le ménage, cherche à lui plaire, a peur de le perdre, ne veut pas trop l’ennuyer avec ses problèmes et développe quelques stratégies pour le garder ou se faire épouser. Mais très peu : le Moi qui s’exprime là le fait presque sans filtre, presque sans fard, certes il n’est pas absolument identifiable à la personne Ingeborg Bachmann telle qu’en réalité ; mais comment des lettres pourraient-elles jamais contenir une personne toute entière – elle moins que tout autre ? Toutefois c’est bien à la femme « réelle », en prise (ou non) sur la vie de tous les jours que l’on a à faire. L’impression d’authenticité, d’immédiateté provient du fait que le quotidien joue un rôle important dans ces lettres, surtout dans les premières, envoyées aux États-Unis, Bachmann racontant à Weigel ce qu’elle fait et ce qui se passe à Vienne. Cependant le plus frappant, le plus passionnant est qu’elle se livre à une analyse de soi, à une interrogation sur soi, sans doute sous l’influence de la logothérapie de Viktor Frankl, elle « se couche » sur le papier et j’ai un peu l’impression d’être assise derrière elle à la place du psychanalyste… ! Le nom de Frankl revient d’ailleurs souvent sous sa plume : non seulement elle assiste régulièrement à ses cours ou conférences, mais elle affirme le 4 juin avoir tout compris de son analyse exis-

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tentielle ; et elle le consulte à partir de l’été 1948. Mais l’influence de Frankl n’est pas tout : on sent le besoin spontané de communiquer, d’essayer de formuler ce dont elle souffre, pour mieux comprendre ce qui se passe en elle et se décharger du fardeau qui pèse sur elle ; elle avoue ainsi avoir besoin de s’épancher (3 juin) et se réjouit que la correspondance avec Weigel ne consiste pas en « des lettres littéraires, mais de chair et de sang » et qu’ils puissent y « soulager [leur] esprit confus » (20 juin). Avant de confier son profond mal-être à Weigel, le 23 juin 1948, elle commence par valoriser la relation de confiance unique qui est la leur : Là il faut que je te raconte certaines curiosités que j’observe chez moi, c’est très compliqué. Chéri, parfois je pense, la compréhension que nous avons l’un pour l’autre et l’espace de liberté que nous nous laissons, cela n’existera plus jamais ainsi. Et que ce grand lien entre nous se maintienne malgré tout, cela me semble tout simplement inouï. Si bien que tous les soupirants qui vont et viennent, malgré quelques beaux épisodes, ne représentent rien à côté…

Les deux amis-amants ont-ils, comme Sartre et Beauvoir (le nom de Sartre apparaît à plusieurs reprises, sa pièce Les Mouches ainsi qu’un roman sont alors mis en scène à Vienne), convenu d’un « contrat » et fait le serment de tout se dire ? Parfois on peut déduire de ce qu’elle écrit que c’est lui qui lui demande de raconter ses aventures (lettre du 11 juin) ; parfois, cela semble venir d’elle, comme lorsqu’elle avoue le début de sa liaison avec Celan ; parfois elle semble hésiter, comme dans la lettre du 3 juin, dans laquelle elle commence par exprimer son besoin de partager ses sentiments et expériences, évoque sa « fidélité moyenne »17, puis ajoute : « je ne veux pas en parler précisément. Tu en sais déjà beaucoup trop. Cela n’est pas bon ». Toutefois, elle renonce rarement à se livrer sans réserve ; elle ne cesse d’insister sur la valeur qu’elle accorde à la confiance et à la sincérité qui règnent entre eux : « on ne doit croire personne au monde autant que toi, je suis tellement contente de la véracité entre nous, parce que j’en vois et sens très peu par ailleurs entre les gens autour de moi ». Et, certes, elle ne lésine pas en la matière – elle a toujours eu les demi-mesures en horreur. Elle fait preuve d’une franchise, voire d’une naïveté, sidérantes, au point d’annoncer à son amant, par exemple le 25 juin, qu’elle va le tromper le jour-même ! Le 31 mai, elle confesse : « je n’aime pas aller coucher avec d’autres hommes sans te l’avoir dit ». Elle lui avoue tout, du moins beaucoup, sans doute beaucoup trop ! En tout cas, le nombre d’amants qu’elle prétend avoir, à l’en croire plusieurs à la fois, est stupéfiant ! Pas d’inhibitions sur ce plan-là… Ainsi, alors qu’elle lui a annoncé le 22 mai avoir commencé une liaison avec Celan, elle lui annonce le 29 :

17 Elle crée là en fait un substantif, un néologisme : « Mittentreue ».

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[…] En outre, je te trompe à nouveau. Cette fois mieux et plus intensément. C’est déjà le second homme. Il faut tout de suite m’écrire si tu trouves que je dois mettre fin à tout cela, parce que c’est trop cruel. – Soudain j’ai terriblement chaud, et je crains de ne pouvoir te dire à quel point je t’aime, et que tout cela n’est rien, même si c’est beau et de temps à autre divertissant. […] Je vais à chaque fois avec un autre homme, pour embrouiller les esprits, mais j’ai vu très peu de gens.

Alors qu’elle fréquente Celan, elle a donc un autre amant, et même plusieurs autres, simultanément… Le 9 juin, il est question en effet d’un … troisième homme. Après avoir parlé de Viktor Frankl, de leurs connaissances, de son travail, elle ajoute : Par ailleurs, c’est particulièrement épuisant, car je dois me consacrer à mes hommes, avec le second c’est tout à fait agréable, il est à déplorer qu’il y en ait maintenant un troisième, mais c’est plus « un laisser-faire » [en français dans le texte] que quelque chose de volontaire. Parfois, je souhaiterais que tu me dises que je dois arrêter tout de suite – je le ferais probablement. Je suis terriblement « crevée » au moment où je t’écris cela, cela me semble de plus irréel que je sois allée avec d’autres hommes […]

Hans Weigel semble s’inquiéter quelque peu de ce qu’elle lui raconte, car elle cherche à le rassurer dans la lettre du 11 juin : « sois sans crainte, il ne peut rien m’arriver, et ma vie intérieure est résistante et habituée au chagrin ». Il veut également en savoir plus à propos de ses aventures : Tu m’interroges sur mes aventures, ce n’est pas facile de raconter cela brièvement, ils sont très gentils avec moi et me font beaucoup de compliments, l’un deux m’aime vraiment beaucoup, un peu trop et trop follement, cela m’a causé du souci à cause de l’honnêteté, mais tout ira bien sûrement, et il y a en moi une grande franchise et la certitude de ne pas t’avoir trompé. Parfois, c’est bien, mais le mieux c’est et cela reste avec toi.

Quel est celui qui l’aime un peu trop, trop follement, peut-être à la folie ? Est-ce Celan ? On s’y perd d’autant plus, qu’à part Celan, elle n’indique jamais le nom de ses amants. Le 20 juin, il est question d’un … quatrième homme : Très cher, j’arrive tout juste d’une affaire très érotique, je dois le dire de prime abord, sinon ça s’estomperait vite. Le quatrième, ça été très bien dès le début, purement physique et très étrange, bien que sinon je l’aime bien, intelligent, d’un certain âge, simplement je n’arrive pas à établir le rapport entre lui et les autres, ce sera pour son malheur. Tu n’es en rien diminué, toujours entier, et il est non-fumeur, cela complique beaucoup de choses, même s’il est tout à fait ravi de mes habitudes.

Les confidences ne se font pas sans mauvaise conscience ni honte, une honte très présente, sans cesse réaffirmée, comme est réitérée plusieurs fois une sorte d’appel à l’aide, l’espoir que l’exigence d’interrompre ce commerce excessif vienne de lui. Elle n’hésite pas à se projeter dans l’avenir et imagine avec angoisse

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la perception que pourrait avoir leur progéniture à la lecture de ses lettres… Apparemment Weigel ne tomba pas dans ce qu’il interprétait peut-être comme un piège, comme une feinte en vue d’attiser son intérêt, sa jalousie, ou son envie de l’épouser… Cela m’est parfois difficile, tu sais, de tout dire, que le numéro 2 est conservé et qu’on lui rendra visite aujourd’hui, comme tu l’as dit un jour, tout cela est très chaotique. Mais je crois que je vais bientôt mettre un terme à tout cela. Ne serait-ce qu’à cause de nos enfants, j’ai une telle angoisse, quand ils consulteront notre héritage littéraire [Nachlaß] et trouveront ces lettres, Martina, et Franz l’orgueilleux fera la moue et bien plus encore. Ne crois-tu pas que nous avons une certaine responsabilité ? (20.06.48)

Weigel ne lui demandant pas de mettre fin à ses fréquentations, elle continuera donc de lui parler de ses conquêtes, tout en l’assurant que tout cela n’est que de « l’amusement », et qu’elle a besoin de lui pour guider sa vie et « être un peu tyrannisée » (6.7.48). Ce n’est que lorsqu’elle lui parle d’un Américain (le cinquième homme ?!) dont elle aurait pu tomber amoureuse et qui voulait lui offrir la vie de voyages dont elle rêve (Weigel ne l’a pas emmenée aux États-Unis !), une affaire assez obscure (on ne comprend pas bien pourquoi elle a échoué), mais qui semble sérieuse et pour laquelle elle lui dit que cette fois-ci elle l’a réellement trahi, pas seulement l’homme, l’amant, ce qui n’est pas une trahison selon leur pacte, mais « l’être humain » (lettre du 2 juillet) – ce n’est qu’alors qu’il semble réagir assez violemment, si bien qu’elle essaie trois semaines plus tard, le 24 juillet, de minimiser l’affaire. Néanmoins, dans l’ensemble, Weigel ne semble pas avoir accordé beaucoup de crédit à ce que lui racontait son amante : dans son roman Unvollendete Symphonie, il fait dire à son héroïne, qui est, ainsi qu’il le confessera plus tard, l’incarnation de Bachmann, qu’elle a affabulé lorsqu’elle parlait de ses nombreuses aventures : ce serait par protestation, par fierté, pour s’affirmer et feindre d’être plus expérimentée qu’en réalité, pour être en quelque sorte (mais ce n’est que suggéré) à sa hauteur, qu’elle aurait prétendu avoir des « hommes », comme son amant des « filles ». Elle aurait joué à l’homme en quelque sorte … Certes, Ingeborg Bachmann cherchait à s’affirmer en face de l’homme d’expérience qui avait l’âge d’être son père. Toutefois, un an ou presque après le début de leur liaison, il n’était plus question de jouer à la petite fille. Dans la lettre du 2.7.48, elle s’applique à lui montrer que, bien qu’encore très jeune, elle est une femme indépendante, qui se passe très bien de lui pour continuer à se frayer un chemin et construire sa carrière : « Je fréquente des esprits ambitieux, pour la première fois dans ma vie, aussi divers, et chacun a des ambitions pour moi et tous m’apprécient beaucoup. Je connais beaucoup de gens, plus qu’avant, et tu serais étonné de voir comme je suis active et comme je me démène, le succès n’est pas

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encore mirobolant, mais il ne faut pas être impatiente ». Et un mois plus tard, elle lui envoie une sorte de mode d’emploi du bon usage de sa personne : Je ne suis vraiment pas ce genre de femme qui exige qu’on s’occupe d’elle tout le temps et qui tape sur les nerfs de son mari en lui lisant au petit déjeuner les poèmes écrits dans la nuit parce qu’elle [mots biffés] n’avait rien à faire de plus raisonnable. J’exige certes une attention approfondie en ce qui concerne la vie de mon corps et ma vie intérieure, mais ma vie intellectuelle, je la mène dans le silence, malgré ma vanité. (Lettre du 11.08.48)

Cette affirmation d’elle-même et de la valeur de sa personne est cependant largement contrebalancée par l’expression d’une grande détresse qui, contrairement à ce que disent nombre de critiques, n’est pas sciemment mise-en-scène. Les lettres en sont l’expression sincère et l’on ne peut que s’étonner que Weigel n’y ait pas été sensible. Elle se dit souvent « insatisfaite d’elle-même ». La dévalorisation de soi qui hante les confidences envoyées à son ami-amant « américain » semble la conséquence d’une sorte d’impuissance face à soi-même, au niveau psychique et physique. Elle souffre le plus souvent de ne pas faire ce qu’elle voudrait. Cela concerne sa vie sexuelle débridée d’une part, d’autre part ses inhibitions quant à l’activité littéraire, ses difficultés à écrire qui la désespèrent, un silence, un mutisme menaçants, dont l’origine lui échappe. Le 28 août 1948, elle se plaint de ne pas réussir à travailler, d’être paralysée, tant et si bien qu’elle fait appel à son amie, la romancière et poétesse Ilse Aichinger, qui lui rend visite deux jours plus tard. Bachmann commente sa venue dans la lettre du 30 août et fait une comparaison étonnante : « Ilse était à l’instant chez moi, Dieu, elle a un fluide merveilleux, je crois que je vais pouvoir de nouveau travailler aujourd’hui, si je pouvais la voir un peu plus souvent, je crois que cela m’apporterait plus que tous mes galants réunis ». Chercherait-elle donc, au travers de ses multiples relations sexuelles, utilisées en quelque sorte comme une drogue, à combattre cette paralysie psychique ? Ce moyen paradoxal pour une femme de son époque et de son milieu a pour conséquence de renforcer un certain dégoût d’elle-même préexistant et d’origine inconnue – un cercle vicieux… Ainsi, elle confie à Weigel le 23 juin « le sentiment de sombrer, de [s’]enfoncer très profondément dans une boue dont on ne peut ressortir » sans savoir « d’où provient ce sentiment profond de saleté ». Cette « répulsion », ce dégoût d’elle-même succède à des moments d’envolée spirituelle où « tout est beau et passionné ». Et de raconter avoir repoussé, grâce à ces « choses existentielles ou spirituelles » un « gentil prétendant », bien qu’elle soit, selon ses propres termes, « totalement immorale ». Elle est donc déchirée entre une vie sexuelle ou un inconscient qu’elle ne maîtrise pas, et une force intellectuelle et spirituelle qui la sauve. Elle revient, fin août 1948, sur son « Nachlassangst », son angoisse liée à l’héritage littéraire, et craint d’être considérée plus tard comme un « vampire », alors qu’elle est une « sale gosse innocente », ou d’être qualifiée de « créature immorale et basse », « médiocre »,

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qui n’a « aucun sens de la morale bourgeoise » – ce qui en l’occurrence n’est pas un défaut à ses yeux. Et elle se demande avec humour comment elle, qui « pourrait coucher avec d’innombrables hommes », peut appartenir à une famille où les femmes (sa mère et sa sœur) sont par ailleurs des « anges »… ! À la lecture des documents, je suis frappée non seulement de trouver si tôt toutes les thématiques, ou à peu près, qui sont au cœur de l’œuvre tardive et qui sont données ici à l’état brut, en quelque sorte, dans l’analyse de soi, dans la tentative de comprendre ce qui se passe en soi, mais aussi par ce qu’il faut bien appeler une hypersexualité, voire une nymphomanie, qui s’affiche non sans honte, mais sans fard, et dont elle parle à son protecteur lointain pour en alléger la charge morale, dans l’espoir qu’il l’aide, par l’ancrage affectif qu’il peut lui offrir, à s’en débarrasser. Il faudra creuser la question, car, comme elle le reconnaît ellemême, les mœurs familiales féminines ne l’avaient pas prédestinée, a priori, à se livrer à de telles licences… Par ailleurs, l’appétit et la vigueur sexuelles contrastent curieusement avec les maux psychiques et physiques dont elle se plaint régulièrement ! On savait par son amie Nanie Demus qu’elle avait depuis longtemps des problèmes nerveux qui conduisaient parfois à des dépressions, accompagnées de troubles psychomoteurs, comme en août et septembre 1950. Mais la nervosité pathologique n’est pas le seul mal qui la tourmente : elle se désole fréquemment de sa fatigue – certes compréhensible, avec la vie qu’elle mène ! – de l’asthme, de migraines, de problèmes cardiaques – d’un corps « qui se comporte comme un fou ». Le 17 juin 1948, elle évoque son « sentiment de pont et de chute » (Brücken- und Sturzgefühl) et craint qu’il n’arrive une catastrophe. Par contre, aucune mention de la crainte de tomber enceinte, ce que redoutaient, à une époque où la pilule n’existait pas, les jeunes femmes atteignant l’âge le plus fécond ! Il m’apparaît – mais ce n’est là qu’une première estimation qu’il faudrait confirmer ou invalider par l’étude critique précise des documents, ce qui serait un travail de longue haleine – que toutes ces formes de malaise physique la touchent avec prédilection quand elle se trouve en Carinthie, sans doute parce qu’elle rejoint sa région natale quand elle a besoin de repos. Il ne faudrait pas cependant négliger l’hypothèse que les séjours au pays de son enfance réactive des souvenirs confus qui provoquent eux-mêmes ou contribuent à provoquer des manifestations somatiques. Ce constat d’une fragilité physique et psychique ne doit pas cependant occulter l’extraordinaire énergie qui est la sienne. Et si elle se plaint souvent de ses difficultés, de ses inhibitions, il n’en reste pas moins que la période viennoise est un moment où elle publie toutes sortes de textes, y compris « alimentaires », et pose les bases de sa carrière littéraire : la première participation au Groupe 4718 en mai 18 Le Groupe 47 est un rassemblement d’écrivains, de critiques et d’éditeurs germanophones qui se constitue en Allemagne en 1947, à l’initiative de Hans Werner Richter. Il a pour but de

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1952, puis la parution du premier recueil de poèmes en décembre 53 ont été façonnées à Vienne. Sans oublier le fait que, parallèlement aux occupations et préoccupations liées à la nécessité de gagner quelques subsides et de se faire une place dans le monde littéraire, elle réussit à soutenir un Doctorat, en espérant pouvoir intégrer l’université pour gagner sa vie … Dans les premiers mois de l’année 1948, après avoir résolu ou cru résoudre le problème de son sujet et directeur de thèse, elle se remet à écrire des poèmes. En juin 1948 (lettre du 29.06), grâce à la médiation de son ami Paul Feyerabend, elle fait la connaissance de l’écrivain Herman Hakel, qui vient de rentrer d’exil et dirige la revue Lynkeus. C’est dans cette revue que seront publiés pour la première fois, dès le numéro de décembre 1948 – janvier 1949, des poèmes d’Ingeborg Bachmann : « Nous allons les cœurs dans la poussière », « Cela pourrait signifier beaucoup », « Aliénation », « Le soir j’interroge ma mère ». En avril 49 paraît dans la revue Die Zeit le poème « Dit au soir », qui, comme elle le remarque avec espièglerie dans la lettre du 8.7.49, avait déjà « été soumis à [l]a censure suprême » de Weigel ! Elle joint à cette lettre un autre poème, apparemment perdu, dont elle ne nomme pas le titre, dans le but d’avoir l’avis du maître. Ces deux poèmes sont destinés à Rudolf Felmayer, celui-là même qui avait ignoré sa lettre de juillet 1946. Ce refus passé n’avait pas dissuadé la jeune ambitieuse de reprendre contact avec lui, ce dont elle put se féliciter : il décida en effet d’organiser pour elle deux lectures de poèmes à la RAVAG (la radio autrichienne), en juillet et septembre 1948, selon les informations données par Isolde Moser elle-même19. En 1949, Bachmann travaille beaucoup, produisant pour l’essentiel des textes en prose : huit récits sont publiés dans le Wiener Tageszeitung entre avril et décembre (Das schöne Spiel, Die Fähre, Im Himmel und auf Erden, Das Ufer, Die Versuchung, Das Lächeln der Sphinx, Die Mannequins des Ibykus, Die Karawane im Jenseits)20. Elle se consacre aussi en 1949–50 à un roman, Die Stadt ohne Namen (La Ville sans nom), qui est au centre de la correspondance avec Hans Weigel entre avril et août 1950, puisqu’après avoir soutenu sa thèse en mars, elle est partie dans la maison paternelle de Vellach, en Carinthie, pour achever le texte. L’écriture du roman – et les doutes qui l’accompagnent – devient d’ailleurs rapidement un sujet promouvoir de jeunes écrivains ou poètes résolument engagés dans un renouveau de la littérature sur des bases nouvelles et antifascistes. Il décerne un prix, les premiers prix furent attribués successivement à Günter Eich (1950), Heinrich Böll (1951), Ilse Aichinger (1952) et Ingeborg Bachmann (1953). 19 Isolde Moser est la sœur d’Ingeborg Bachmann et gère son héritage littéraire avec le frère Heinz Bachmann (et aussi désormais les enfants d’Isolde Moser). 20 Die Fähre (La traille) avait déjà été publié dans un journal de Klagenfurt, le Kärntner Illustrierte, en 1946. C’est la seule nouvelle du groupe à avoir été traduite en français (https:// www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article816). Les autres récits ont pour titre « Le beau jeu », « Au ciel et sur terre », « La rive », « La tentation », « Le sourire du Sphinx », « Les mannequins d’Ibykos », « La caravane dans l’au-delà ».

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de tension entre elle et Hans Weigel. Celui-ci veut promouvoir, on l’a dit, la littérature autrichienne. Il n’avait pas apprécié que sa protégée fût publiée par son rival politique et littéraire Hermann Hakel. Il la pousse donc à avancer le roman qu’elle a commencé et qu’elle peine à mener à bien. À la date du 12.11.49, elle signe une sorte de contrat selon lequel « Ingeborg Bachmann recevra par l’intermédiaire de Hans Weigel à partir de décembre 1949 six fois quatre cents Schilling autrichiens. Les noms des quatre donateurs lui sont inconnus. Elle s’engage à terminer en l’espace de six mois à partir du 15.12.1949 le manuscrit d’un roman. Elle mettra à disposition la moitié des revenus du roman pour rembourser ce prêt ». Le feuillet suivant est un manuscrit non daté rédigé au crayon par Bachmann qui fait écho, sur un mode tragi-comique, au contrat précédent : Cher Hans, Attestation Je ne sous-estimerai jamais plus un travail, et ne dirai plus : je finirai pour le …., quand je n’en suis pas sûre. S’il te plaît, ne me rejette pas, mais attends de voir si tu ne peux pas te réjouir beaucoup de moi. Ton Ingeborg.

J’imagine que le mot fut abandonné sur le coin d’une table après une dispute, Weigel ayant constaté que le temps passait et que le texte n’avançait pas. Le contrat stipulait qu’elle devait l’avoir terminé pour la mi-juin. On comprend qu’elle ait voulu se retirer dans sa province natale pour tenter de tenir son engagement. Le 23 juin, elle écrit à son mentor qu’elle est seule dans la maison, que c’est là pour elle une situation idéale, au diable les travaux ménagers, elle laisse tout aller à vau-l’eau pour se consacrer à son travail. Ce qui l’empêche de travailler par contre, c’est le mauvais temps, car elle ne peut écrire qu’en plein air… Cependant, elle avance, « une pièce entière est submergée de papiers, chaque chapitre a sa place pour être plus facilement retrouvé quand il faut s’en saisir », mais… « c’est tellement mauvais », ajoute-t-elle, « je n’avais pas imaginé dans mes pires rêves d’angoisse qu’il en serait ainsi, c’est à vomir, et j’en pleure tout simplement de temps en temps, car je n’en peux plus de désespoir. Le dernier chapitre, pour lequel j’ai gaspillé mes rêves éveillés les plus beaux, s’avère être d’un vide inimaginable, c’est sec, tellement sec, comme le froissement du papier ». Et de poursuivre sur l’envie de prendre des vacances avec lui, de se promener en forêt, d’aller nager, de profiter de la vie ensemble, au lieu de ne s’occuper que de littérature … Elle conclut : « impossible de décrire les crampes que j’ai en écrivant, c’est meurtrier, et j’ai beau chercher, je ne vois pas comment sortir de ce chaos psychologique. Je ne crois pas qu’on puisse supporter cela tout une vie ». Une autre lettre, non datée, témoigne de son désespoir : elle est malade, n’arrive pas à achever le texte et craint de devoir rembourser l’argent qu’elle a perçu et dont elle ne dispose plus, puisqu’elle n’avait pas d’autres ressources pour vivre ! L’écriture de ce roman, qu’elle doit à tout prix achever tout en désespérant de le faire et en

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doutant au plus haut point de la qualité de son travail, provoque chez elle un surcroît de stress insupportable. Au long de ces mois et jusqu’en août, tout en réitérant le besoin qu’elle a de son protecteur viennois (« Je suis en-besoin-deHans, tu es mon grand amour », 13. 08. 1950), elle ne cesse de thématiser la mauvaise qualité du texte et son état de santé désastreux : elle souffre d’asthme et de troubles vaso-moteurs et s’écroule finalement en août-septembre dans une dépression accompagnée de paralysie partielle. De plus, elle a eu l’idée saugrenue de donner à lire son texte à sa mère, venue sans doute la retrouver pour la soigner et s’occuper un peu de la maison : le texte ne lui plaît pas, pour d’autres raisons que sa fille, elle craint que ce ne soit autobiographique. Elle s’est même emportée à cause du personnage d’Anna … Bachmann touchait apparemment, avec ce personnage et sa relation au père, à un sujet sensible dans la famille, tabou peutêtre, sur lequel pesait la loi du silence, que la mère ne pouvait tolérer de voir brisée. Le roman sera finalement achevé à la fin de l’été 1950. Il ne sera jamais édité. Lorsque, en novembre1952, Hans Weigel finit par trouver un éditeur, Ingeborg Bachmann reprit son manuscrit et le détruisit. Comment expliquer ce geste ? Sans doute sa conviction que le texte était mauvais l’emporta-t-elle sur son engagement et les considérations financières. Et puis, en novembre 1952, elle n’avait plus guère de raison de ménager celui qui n’était plus « son mari » mais, sous serment, celui d’une autre … Quoi qu’il en soit, seuls deux fragments du roman furent retrouvés, le « Fragment d’Anna » et « Le commandant ». Mais en octobre 1950, on n’en est pas là : Bachmann a soutenu sa thèse et terminé son manuscrit, elle a accompli son « contrat ». Elle a enfin les mains libres ! Et les moyens financiers nécessaires au voyage dont elle rêve sont enfin réunis. Elle ira à Paris, puis à Londres. Elle a obtenu une bourse de l’association des universitaires autrichiennes ; d’autre part, un soutien financier de la ville de Vienne pour voyage culturel en France et en Angleterre. Elle peut partir. Elle arrive à Paris le 14 octobre et écrit à Weigel dès le 16. Toutes les lettres parisiennes (à l’exception de celle du 21.10.) sont manuscrites, elles constituent, avec les lettres envoyées d’Angleterre en janvier et février 1951, le second grand ensemble de la correspondance. Ingeborg Bachmann écrit donc à Weigel deux jours après son arrivée. L’entrée en matière est prudente : « Je ne veux pas encore dire que c’était bien de venir ici, bien que ma peur soit comme balayée ». Paul Celan l’attendait à la gare et les retrouvailles furent passionnées. Elle ne s’en cache pas à Weigel : « tout fut décidé redoutablement21 dès le premier instant : nous sommes en effet aussitôt tombés à nouveau – ou plutôt nous sommes pour la première fois tombés amoureux l’un de l’autre (cela existe pour de tels enfants). Nous jouissons impudemment de notre lune de miel, et je passe par toutes les couleurs en pensant à ma trahison 21 Mot presque illisible : « zum Schrecklichsten » ?

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monstrueuse envers mon bon seigneur gardé à Vienne ». Pour la seconde fois, elle avoue le trahir, le trahir vraiment, en lui reprochant de plus, indirectement, de ne pas être capable d’être amoureux, lui qui n’est plus un enfant. Weigel ne manqua probablement pas d’être ébranlé par la « trahison » alliée aux reproches, ce qui explique, en partie au moins, sa réaction ultérieure. Cependant, il dut être rassuré par les lettres suivantes : au bout de quinze jours, la lune de miel était devenue un enfer « strinbergien » (lettre du 14 novembre 1950), il devenait de plus en plus évident que la coexistence était impossible. Le ton est très sombre, la jeune amoureuse est nerveuse, elle ne réussit pas à travailler, elle n’écrit pas une ligne. La relation tellement conflictuelle et compliquée avec Celan la paralyse, la rend incapable de créer. Elle ne pense plus qu’à le quitter. Le 11 novembre, elle se réjouit déjà du voyage à Londres. Le 2 décembre, elle a quitté la chambre commune. Elle a hâte d’obtenir son visa et quitta effectivement Paris dès qu’elle l’obtint, le 28 décembre, selon les informations contenues dans la première lettre envoyée d’Angleterre, rédigée dix jours après son arrivée à Londres. De Paris, elle avait écrit à Weigel avoir un bon pressentiment concernant le séjour de l’autre côté de la Manche ; elle ne s’était pas trompée. Les lettres rédigées dans la capitale britannique, sur des pages arrachées à un cahier d’écolier, sont d’un tout autre ton que celles postées de Paris. Elle loge chez Helga Aichinger, la sœur jumelle de son amie Ilse, elle est accueillie chaleureusement par la colonie d’exilés autrichiens, est invitée chez les uns et chez les autres, rencontre Erich Fried, Elias et Veneziana Canetti, Hans Eichner, etc. Elle enregistre une interview à la BBC, lit des poèmes le 21 février, deux jours avant son départ, lors d’une soirée organisée pour elle et Erich Fried par la société anglo-autrichienne. Bref, c’est la gloire ! Elle écrit à Hans Weigel dans une lettre non datée : « Ici à Londres, j’ai un grand succès en l’honneur de Vienne, et l’on me montre partout comme une pierre précieuse. Tous s’extasient sur mon esprit et s’étonnent que l’époque nazie ait pu voir naître et éclore une telle fleur, ils restent bouche bée ». Et elle se réjouit d’envoyer à son mentor viennois un poème écrit à Oxford, le premier « après des années » (cela fait à vrai dire à peu près trois ans qu’elle n’a pas écrit de poème), « afin qu’[il]n’oublie pas qu’[elle] fut un jour poète »… Il s’agit du poème « Adieu à l’Angleterre ». Après être repassée par Paris, où elle séjourne du 23 février au 5 mars, elle rentre à Vienne et est enfin en mesure de gagner sa vie, d’abord en travaillant quelques mois auprès de la section News and Features du service de renseignements américain, puis, à partir de septembre, comme rédactrice au Script Department de la radio américaine Rot-Weiß-Rot, où ses talents vont pouvoir s’épanouir : c’est là qu’elle apprend à écrire pour la radio, que ce soient des feuilletons tombés dans l’oubli (Die Radiofamilie) destinés à contribuer à la dénazification de la population, ou des essais et pièces radiophoniques, qui constituent l’une des facettes, et non la moindre, de son talent. Sur cette base

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existentielle plus sereine et plus sûre, s’ouvre pour elle, à partir de septembre 1951, une période intense de création : elle recommence à écrire régulièrement des poèmes, ceux qui constitueront son premier recueil, Le temps en sursis. Cette nouvelle indépendance financière est particulièrement bienvenue, car les relations avec Hans Weigel se détériorent significativement dans les mois qui suivent son retour de France et d’Angleterre. Dans une des lettres écrites alors qu’elle séjourne à Londres, Ingeborg Bachmann aborde un sujet qui s’avèrera hautement problématique : Hans Weigel a entrepris un roman, à peu près à la même époque qu’elle, mais qui paraît dès 1951 sous le titre Unvollendete Symphonie (Symphonie inachevée). Il y met en scène l’histoire d’un couple dans la Vienne de l’immédiat après-guerre, une histoire racontée dans la perspective de la jeune femme, du Moi de la jeune femme, qui n’a pas de nom : fille de nazi, elle a quitté sa province natale pour s’installer à Vienne, fréquenter l’académie des beaux-arts et devenir peintre ; lui, Peter Taussig, Viennois de confession juive, manager, vient de rentrer d’exil. Avec cette histoire Hans Weigel dit vouloir thématiser la réconciliation de la victime et du bourreau – ou plutôt des descendants de bourreaux – l’entente prometteuse d’avenir entre ceux qui étaient restés et ceux qui avaient dû s’exiler. « C’est exactement ce que je veux de toi », dit la narratrice, « ce que tu refoules en toi. Je veux être comme toi ». Le roman de Weigel n’eut jamais de succès, car outre le fait qu’il est très statique, la perspective féminine n’est guère crédible, ou ne pouvait plus l’être après la guerre et dans les années qui suivirent. La voix masculine transparaît trop sous les propos de la narratrice, par exemple quand elle déclare : « Je te remercie aussi dans la mesure où je crois que c’est toi qui as fait de moi une femme à qui les hommes accordent de la valeur »… ! En fait, on l’aura compris, c’est sa liaison avec Ingeborg Bachmann que Weigel met en scène, à peine déguisée, dans le roman, ou plus exactement sa version de leur histoire. Leurs discussions, les mots et codes qu’ils employaient, leur – ou plutôt sa – conception de la liberté dans le couple, son refus de « l’idée délirante et désuète de la monogamie », etc. Ceci, il ne l’avouera publiquement que lors de la seconde édition, en 1991. Mais Bachmann savait. Et elle s’en inquiétait ; elle en parle à deux reprises dans la même lettre du 2 février 1951 : Je suis si curieuse de découvrir mon livre que tu écris, je suppose que c’est évident pour toi qu’il sera censuré par moi, tu ne dois pas le céder avant d’avoir obtenu ma permission.

Puis un peu plus tard, sur le deuxième feuillet : Dis-moi s’il te plaît, est-ce que le roman est facile à percer à jour pour les gens ? J’espère que non, ce serait trop comique si Lernet22 ou Celan etc. rendaient publics le paradis et l’enfer vécus avec moi. 22 Alexander Marie Norbert Lernet, né le 21 octobre 1897 et mort le 3 juillet 1976 à Vienne, est un

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Ingeborg Bachmann s’inquiète de voir sa vie privée la plus intime mise sur la place publique. De plus, l’héroïne-narratrice de Weigel est fille de bourreau. Or, l’écrivaine ne divulgua jamais le fait que son père était nazi. On ne l’apprit que bien après sa mort. On comprend l’inquiétude d’Ingeborg vis-à-vis du livre de Hans Weigel : si l’on faisait le rapprochement entre elle et l’héroïne narratrice de Weigel, elle était perdue ! Comment faire comprendre aux hommes qu’elle avait à cœur (et elle fréquentait avec prédilection des Juifs), qu’elle était la fille de l’un des exterminateurs de leur peuple, bien qu’elle se déclarât de leur côté ! Certes Hans Weigel (de même que Jack Hamesh) le comprit, mais son but était la réconciliation. Celan, par contre, sans connaître le forfait, ne cessa d’y faire référence, j’y reviendrai. En évoquant l’éventuelle vengeance que lui et les autres pourraient exercer, elle en appelle au sentiment de « l’honneur » de son protecteur. C’est cependant moins Hans Weigel que le peu de succès de son roman qui la protégea. Certes, il ne révéla l’identité de son héroïne narratrice que vingt ans après la mort de Bachmann, mais qu’aurait-il fait s’il s’était trouvé sous les feux des projecteurs ? L’intention fondamentale du roman, montrer la possible symbiose entre Juifs et descendants de nazis, ne devait pas a priori déplaire à sa jeune amante, sur laquelle pesait la responsabilité et le sentiment de culpabilité d’être fille de nazi : par bien des côtés, Hans Weigel aurait pu être pour elle une figure salvatrice. Dans la postface à la seconde édition qu’il écrivit en 1991, Weigel affirme que Bachmann avait été « séduite » par le roman. Il est évident que cela lui permit de justifier sa révélation et d’attirer l’attention sur son texte : Bachmann étant devenue l’une des écrivains majeurs du XXe siècle, il fallait montrer qu’il y était pour quelque chose !… Toutefois une lettre de la poétesse à Celan permet de douter de l’assertion de Weigel. En mars 1951, Ingeborg Bachmann écrit en effet à son amant parisien : Paul, Chéri, On est lundi de Pâques, et pour la première fois je me suis levée après une maladie, qui n’était pas très méchante, mais qui s’est révélée très importante pour moi, tant elle m’est presque miraculeusement venue en aide. Car je ne savais plus comment faire ici et comment bien faire ici en ce qui me concerne. Ma première erreur a été d’avoir continué pendant une semaine à jour le jeu de mon ancienne vie à Vienne, exactement comme si de rien n’était, puis brusquement, dans un accès de désespoir et d’hystérie, j’ai arrêté, je

écrivain autrichien. En 1920, il est adopté par la famille de sa mère résidant en Carinthie ; il prend alors le double nom de Lernet-Holenia. Son œuvre la plus célèbre, Die blaue Stunde, décrivant la campagne de Pologne, est interdite par la censure nazie avant sa parution. On apprend ici qu’il fut l’amant de Bachmann, un amant du même âge, ou presque, que Matthias Bachmann, le père d’Ingeborg, né en 1895 et mort en 1973, quelques mois avant sa fille. Mais le comportement face au nazisme et à la guerre ne fut pas du tout le même… Un poème de Bachmann est intitulé Die blaue Stunde/L’heure bleue.

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ne voulais plus sortir de la maison, tout en sachant cependant que ça ne pourrait pas durer, et puis est venu s’ajouter de l’extérieur quelque chose, quelque chose de très grave, de presque plus grave que tout jusqu’à présent. Ensuite est arrivée ma sœur et puis cette grippe. Maintenant tout est silencieux comme après un bombardement pendant la guerre, quand la fumée s’était dissipée et qu’on découvrait que la maison n’était plus là et qu’on ne savait pas quoi dire : qu’y aurait-il eu d’ailleurs à dire ?23

La parution du livre de Hans Weigel fit l’effet d’une bombe dans la vie de Ingeborg Bachmann. Et pourtant ce n’était que le prélude d’un autre mal à venir : un peu plus de dix ans plus tard, elle subira la même chose de la part de Max Frisch, en pire – car Max Frisch était mondialement connu ; de plus l’écrivaine fut encore plus délibérément instrumentalisée dans Mein Name sei Gantenbein (Le désert des miroirs). Au moins Weigel avait-il fait semblant de faire entendre sa voix (et de le lui faire croire, puisqu’elle parle dans sa lettre de « mon livre ») … Il n’en reste pas moins que, outre le fait de s’être servi d’elle et d’avoir divulgué quelques-uns de ses secrets les plus profonds et douloureux, il avait escamoté les problématiques qu’il s’était fixé, en ne réussissant ni à donner voix à un sujet féminin autonome et créateur, ni à traiter l’épineuse question des souvenirs colonisant la mémoire des rescapés, qu’ils soient d’un bord ou de l’autre. Ingeborg Bachmann n’oubliera pas cet épisode douloureux. Elle n’oubliera pas non plus qu’elle « devait » un roman à Hans Weigel. Le roman Malina, écrit vingt ans plus tard, est une réponse, une compensation, une revanche littéraire sur Hans Weigel – sous forme non d’attaque, mais de réparation par la réécriture. Comme le texte de Weigel, il met en scène un Moi sans nom ; mais ce Moi, cette fois, s’il n’est pas exactement Ingeborg Bachmann, est ce qu’il prétend être : la voix féminine est sujet et objet de sa propre création. Et elle joue avec le texte qui ambitionnait de la cerner. La référence au texte de Weigel transparaît en effet dès les premiers mots de l’œuvre. Comparons : Unvollendete Symphonie : Le lieu est Vienne. Et le temps est aujourd’hui. Mais quand est aujourd’hui ? Malina : Temps Aujourd’hui Lieu Vienne Seule la désignation du temps m’a obligée à réfléchir longtemps, car cela m’est presque impossible de dire « aujourd’hui »

Les ressemblances s’arrêtent là. Le texte de Weigel n’est repris que pour être radicalement transformé. Tandis que le récit du mentor viennois doit sauver,

23 Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Le Temps du cœur. Correspondance, traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, Paris, Le Seuil, 2011, p. 40.

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mettre à l’abri pour protéger24 les souvenirs ainsi que « tout ce que tu es et ce que je suis », pour Bachmann il s’agit de construire dans le texte un Je « sans garantie » qui s’expose jusqu’à en mourir, donc de problématiser son existence de créatrice tant au niveau formel que narratif. De plus, les rêves, dans lesquels se cristallisent les souvenirs dans leur dimension historique et universelle, se situent au-delà du temps d’aujourd’hui, en soi déjà sujet à caution. Le deuxième chapitre commence en effet par les mots : « le lieu n’est pas Vienne », « le temps n’est pas aujourd’hui », « en fait, il n’y a plus de temps, car cela pourrait s’être passé hier, ou il y a longtemps, […]il n’y a pas d’unité de mesure pour ce temps où d’autres temps s’insèrent, il n’y a pas de mesure pour le non-temps où se joue ce qui ne fut jamais dans le temps ». Il est clair qu’Ingeborg Bachmann thématise et interroge tout ce que Weigel posait pour acquis : les relations homme-femme, le statut de créatrice, les rapports entre le sujet et l’Histoire, la précarité du récit après Auschwitz, la profondeur de l’inconscient, l’univers insondable des souvenirs. Sans souffler mot d’un quelconque ressentiment, elle surpasse et invalide le texte de son ancien ami et amant et produit l’un des best-sellers de l’époque. Trois mois après la parution du roman, une seconde bombe éclata dans la vie d’Ingeborg Bachmann. Alors qu’elle s’était confiée à Hans Weigel en toute confiance, alors qu’elle lui avait tout dit de ses aventures galantes, il ne l’avertit pas qu’il avait rencontré une femme avec laquelle il comptait se marier. Elle fut mise devant le fait accompli. La thématique des Hans qui trompent une femme ou se marient sans prévenir, telle qu’on la retrouve en particulier dans la nouvelle Ondine s’en va – et aussi dans Malina – prend sans doute là son origine. Bachmann rentra en mars 1951 de son voyage à Paris et à Londres ; Weigel se maria en juillet de la même année. La cinquième et dernière chemise que je consulte contient non seulement les lettres d’Angleterre (de janvier et février), mais aussi trois lettres d’août 51. Dans ces trois lettres, Bachmann cherche apparemment à sauvegarder les sentiments qui la lient à Weigel, qui se trouve à Salzbourg (probablement pour le festival). Le 2 août, elle lui parle de choses et d’autres – comme si de rien n’était – de leurs connaissances, de son travail ; la lettre est assez longue (trois feuillets) ; le dernier fait enfin allusion à sa réaction au mariage : Oui, que dois-je dire encore, que tout le mois de juillet fut un mois où j’ai été abattue, détruite, terrassée, tant de choses me sont tombées sur la tête que je m’étonne quand je remarque que je vis encore. Depuis le mois d’août, depuis hier donc, je vais étonnamment mieux, c’est plus une phase de nihilisme héroïque ; donc plutôt positif. Parler de tout cela a peu de sens. Bizarrement c’est beaucoup plus concret, donc pas seulement la folie. [longue ligne biffée] 24 Le verbe « bergen » employé par Weigel est difficile à traduire, il signifie à la fois sauver, mettre à l’abri, en sécurité, et cacher.

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Tous les signes sont réunis pour que, à force d’être brisée, ne serait-ce que par instinct de conservation, je devienne un peu plus dure. Le pire c’est seulement que pour la première fois dans ma vie je suis devenue méfiante ; les êtres humains sont devenus soudain plus suspects – un tel comportement m’était auparavant tellement étranger. Je ne comprends plus rien ; je ne comprends surtout pas ce qui rend quelqu’un suspect aux yeux des autres, j’aimerais savoir si l’on est cruel par bêtise, ou simplement comme ça, consciemment et par plaisir. Ne te laisse pas irriter, profite de Salzbourg, sois content de ne pas être là, ici l’air est devenu si toxique.

Ce passage est probablement ce que j’ai lu de plus émouvant. L’affliction se reflète dans l’énoncé, dans l’organisation syntaxique et discursive. Comme elle a souffert ! Elle trouve cependant encore la force d’exprimer son effroi, son égarement, son affolement devant la cruauté, c’est-à-dire l’intention destructrice et le nonsens de la violence (psychologique) subie. En d’autres termes, elle n’en reste pas au niveau personnel, le dépasse au contraire pour tirer les enseignements généraux, existentiels, presque philosophiques de ce qui lui arrive. Toutefois son comportement personnel sera à jamais affecté par cette histoire. Les amis qu’elle se fit plus tard se plaignaient qu’elle ne se confiât pas, qu’elle ne leur parlât jamais de ses autres connaissances, comme si elle avait voulu consciemment les tenir à l’écart les uns des autres. On comprend pourquoi ! La confiance qu’elle avait envers les autres fut à jamais détruite en même temps que sa relation à Weigel, à qui elle avait tout dit, avec honnêteté, se libérant de la loi du silence qui menaçait de l’étouffer. L’échec de ce « mariage » libre eut donc de profondes répercussions sur la vie d’Ingeborg Bachmann : ayant renoncé définitivement à compter sur l’aide de ses proches, elle se retrouva seule, absolument seule face à ses problèmes. Après les trahisons subies, il s’agissait, comme le diagnostiquera plus tard Hans Magnus Enzensberger, de « garder le silence et [de] ne pas se trahir » : voilà ce qu’elle avait appris de sa relation avec Hans Weigel. Avait-elle déjà conscience à cette époque qu’elle « creusait sa tombe en se taisant » ? Ceux qui, dans la critique, considèrent que la relation que Ingeborg Bachmann entretint avec Hans Weigel fut celle d’une « jeune fille viennoise taquine », réviseront sans doute leur jugement après la lecture des lettres qu’elle écrivit à son amant viennois. Weigel ne fit pas que la trahir en exposant ses secrets à la vindicte publique ; il ne fit pas que la trahir en en épousant une autre sans l’avertir, sans la prévenir, sans s’expliquer, sans la consoler. Il séduisit aussi sa sœur – ou bien serait-ce l’inverse ? On a déjà vu qu’il les honorait toutes deux parfois des mêmes lettres. Dès juillet 1948, il est question d’une possible rencontre entre Hans Weigel et Isolde Bachmann à Zurich, où Weigel serait apparemment en transit, ce qui déplaît fort à Ingeborg qui lui demande de se tenir à distance des membres de sa famille, s’offusque qu’il puisse accorder tant d’importance à « sa belle-sœur » et

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tenir tant à elle, qui ne peut que « le détruire » : s’il s’agit de satisfaire « ses besoins érotiques », une autre fille peut tout aussi bien faire l’affaire, pour le reste elle ne voit pas en quoi sa cadette peut intéresser un intellectuel comme lui… (24.07.48). Le ton est différent dans la lettre du 30 août suivant, invitant toujours Weigel à se maîtriser, mais plus indulgente pour sa sœur, qu’elle déclare si fragile et sensible : « il faut l’épouser aussitôt sérieusement », car « une histoire quelconque la détruirait, j’ai tellement peur pour elle » (30.08.50). Une lettre non datée, mais classée avec les lettres de 1950, fait état d’une rencontre effective à Zurich entre Weigel et Isolde (Isolde résidait, semble-t-il, dans cette ville à cette époque) lors d’un « Frühstück » – ce que Ingeborg apprit non par sa sœur et encore moins par Hans Weigel lui-même, mais par la mère des deux sœurs… Elle présente par ailleurs « à tous les deux » ses vœux de bonheur pour les « jours Lilly ». Cette Lilly est nommée dans une autre lettre, écrite de Paris, où elle est associée également à Isolde. S’agit-il d’une amie de la sœur ? Est-ce la même personne que la poétesse et traductrice Lilly von Sauter, dont Bachmann obtint les publications par l’intermédiaire de Hans Weigel ? Il est temps désormais de découvrir les lettres d’Isolde Bachmann à Hans Weigel – quatre lettres et un mot – la seconde écrite à Vienne le 28 mai 1950 est la plus intéressante : J’ai beaucoup d’affection pour toi et ce qui va advenir de toi me tient à cœur, il me semble que tu as eu, ces dernières années, une vie bien désordonnée et il t’a fallu beaucoup d’efforts pour travailler, tu es devenu de plus en plus nerveux […] En un mot, tu as besoin d’une femme, qui s’occupe de toi, qui réfléchit pour savoir où et quand tes chemises doivent être lavées, quelles personnes on doit rencontrer et quel travail doit être accompli. Je ne suis certes pas une femme du monde qui a tout compris en une heure, mais je suis sûre qu’en peu de temps je le ferai suffisamment bien pour te rendre la vie plus facile et agréable. Ma proposition est donc que tu m’épouses, et pas seulement quand tu seras convaincu qu’on t’a détruit totalement les nerfs, mais le plus tôt possible. […] Je n’attends pas de sentiments de ta part, je sais que je te suis sympathique et cela me suffit dans un premier temps. […] Tu as besoin avant tout d’ordre et de tranquillité, le reste viendra naturellement. Inge n’aura certainement rien contre ce projet, elle voit bien que les conditions folles et chaotiques actuelles ne font que nuire aux nerfs de toutes les parties. […] Je ne suis pas une princesse qui a des humeurs et veut être gâtée. Tu seras étonné de voir tout ce qu’on peut faire avec une femme raisonnable.

La lettre se passe de commentaires. Il ne devait certes pas être facile d’avoir une sœur aussi brillante qu’Ingeborg, mais, par-delà la volonté de balayer les éventuels scrupules de Weigel, l’assertion selon laquelle la jeune écrivaine ne prendrait pas ombrage de l’union de son amant et de sa sœur, montre qu’Isolde connaissait mal son aînée… À moins qu’il ne s’agisse que de faire taire d’éventuels scrupules de Weigel… Quant à Ingeborg, elle semble s’être trompée sur la fragilité de sa

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cadette, à moins que ses craintes n’aient été également que des précautions rhétoriques. Quoi qu’il en soit, les lettres suivantes attestent qu’Isolde garda de bons rapports avec Hans Weigel … jusqu’en juillet 1951, (c’est-à-dire jusqu’à son mariage avec une autre !), date de sa dernière lettre, à l’exception d’un mot d’avril 1955, où elle dit « craindre qu’[il] ne la haïsse, ce qu’[elle] regrette ». Que s’était-il passé ? Isolde Bachmann se maria en Carinthie et eut six enfants. Son mari, Franz Moser, décéda dans un accident de moto quelques jours après l’accident d’Ingeborg qui se produisit dans la nuit du 25 au 26 septembre 1973. Matthias Bachmann, le père, était mort en mars 1973. Isolde Moser éleva seule ses six enfants, tout en devant affronter la responsabilité, avec son frère Heinz, de gérer l’héritage littéraire. Une histoire tragique et compliquée… Beaucoup de mystères subsistent, que seules les lettres de Hans Weigel pourraient aider à résoudre. Du moins comprend-on pour quelles raisons elles ne se trouvent pas dans le fonds Ingeborg Bachmann. En guise de conclusion, on m’apporte une chemise où se trouve une déclaration manuscrite de Hans Weigel, qui témoigne que la relation entre Ingeborg Bachmann et lui n’était pas dépourvue d’un humour qui sans doute les aida à surmonter bien des crises : Vienne, le 12 VIII 1949 Je déclare pour l’éternité que Melle Ingeborg Bachmann, 3èmearrondissement de Vienne, rue Gottfried Keller 13/10 est une dolorosa25, qu’elle en voit de toutes les couleurs avec moi parce que je suis extrêmement pédant et irritable.

Ingeborg Bachmann emmena sa sœur Isolde en Italie à l’automne 1952, sans doute pour tenter de retrouver l’innocence de leurs rapports anciens. Mais sa fascination pour le Sud ne remonte pas à ce voyage, bien qu’elle l’ait conçu dans l’idée de quitter Vienne. Ce n’est qu’un an plus tard, après avoir répondu positivement à l’invitation du compositeur Hans Werner Henze, rencontré lors de la session d’automne du Groupe 47, en octobre 1952, à venir le rejoindre sur l’Île d’Ischia, en août 1953, qu’elle décida de quitter définitivement Vienne. Il avait fallu pour cela prendre préalablement la décision hasardeuse de vivre de sa plume et donc s’être résolue à quitter son emploi auprès de la radio Rot-Weiß-Rot. Elle demeura deux mois, d’août à octobre, à Ischia, qui inspira la pièce radiophonique Die Zikaden, dont Henze composa la musique. Puis elle s’installa à Rome, où elle espérait trouver enfin la paix et la stabilité tant désirées. Cependant ce premier séjour dans la ville éternelle ne dura que quatre ans, et encore fut-il entrecoupé de voyages fréquents. Vienne, après avoir été la ville de toutes les espérances, était devenue celle du premier grand échec – échec existentiel et sentimental – mais pas artistique : au 25 En italien dans le texte.

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contraire, elle y avait affirmé son talent, y avait noué bien des relations et s’était engagée, grâce à l’invitation du Groupe 47, sur le sentier de la gloire ! La plus grande partie des poèmes, qui parurent ensuite dans le recueil Le temps en sursis, fut composée à Vienne. Il semble qu’Ingeborg Bachmann ait envisagé, vers la fin de sa vie, de revenir dans la capitale autrichienne. Mais cela n’eut jamais lieu. D’Ischia, dix jours après son arrivée, elle envoya une dernière lettre à Hans Weigel, le priant de saluer son épouse et de continuer à lui écrire…

Violences sexuelles et mémoire traumatique

Les lettres à Hans Weigel confirment l’idée que les maux dont souffraient Ingeborg Bachmann ne sont pas apparus brusquement après la rupture avec Max Frisch. Sans doute se sont-ils aggravés, et ce n’est pas un hasard. Comme l’affirma l’écrivaine le 17 octobre 1964 à Darmstadt, dans le discours Un lieu de hasards qu’elle prononça à l’occasion de la remise du Prix Büchner, « quand il s’agit de hasards, il doit se trouver quelque chose qui remonte loin dans le temps, quelque chose de résolument intermittent, mais qui revient avec de nouveaux hasards ». Le discours fut écrit à Berlin, où Bachmann séjourna du printemps 1963 à la fin de l’année 1965, à l’invitation de la Fondation Ford. Ce fut sans doute la période la plus sombre de sa vie. Tourmentée par une santé de plus en plus instable, elle passa plusieurs semaines à l’hôpital. La phrase sur les hasards s’applique aussi bien à la ville – au Berlin du début des années soixante, qui porte encore, derrière sa façade en trompe l’œil de prospérité et de liberté, les plaies ouvertes de la Seconde Guerre mondiale et est devenue l’emblème même de la division et de la folie d’un monde qui marche sur la tête – qu’à sa propre vie : pas de hasard, mais un mal qui remonte à l’enfance, à la guerre et qui revient parce que, épisodiquement, inopinément, sans crier gare, une blessure refait surface, un traumatisme, dont les séquelles sont toujours présentes des décennies plus tard et semblent même s’aggraver au fur et à mesure des « hasards » qui le réactivent. Une fois établi le fait qu’il y eut un traumatisme dont on ne connaîtra vraisemblablement jamais la teneur exacte ; une fois constatée la récurrence pathologique de cauchemars, c’est-à-dire de souvenirs incontrôlables et incompréhensibles, qui transforme la vie en enfer en colonisant les nuits ; une fois posés les troubles de la mémoire consciente et l’existence probable de ce que l’on peut appeler dans une première approximation une névrose d’angoisse accompagnée de manifestations somatiques (troubles neurobiologiques, asthme, aphasie, pertes de connaissance, problèmes cardio-vasculaires) – une fois constaté tout cela tel que reflété par les textes de fiction et confirmé par les témoignages biographiques, l’hyperactivité sexuelle reste une énigme, d’autant plus qu’elle s’accompagne d’un sentiment de honte et que la quête d’un amour entier, idéal,

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absolu, transparaît à chaque page de l’œuvre. À cela il faut ajouter, révélée également par les lettres à Hans Weigel, une sensation inexpliquée d’irréalité, ou de dépersonnalisation, durant laquelle les émotions semblent anesthésiées. Revenue en France, je cherche à comprendre. Après quelques heures de recherche en tous sens, je finis par trouver des articles et interviews de Muriel Salmona sur la mémoire traumatique et les violences sexuelles. Le tableau clinique qu’elle dresse des personnes ayant subi des violences sexuelles dans leur enfance me semble tellement correspondre, à première vue, aux symptômes décrits par Ingeborg Bachmann que j’achète le livre que la Docteure française publia en 2018, intitulé Le livre noir des violences sexuelles. Muriel Salmona est psychiatre-psychothérapeute, chercheuse et formatrice en psychotraumatologie et victimologie. Elle est Présidente de l’association « Mémoire traumatique et Victimologie », et se bat pour faire reconnaître, au niveau de la santé publique française, des violences sexuelles qui, bien qu’elles soient très nombreuses, sont peu prises en considération par les acteurs médico-sociaux, ce qui empêche les victimes d’être efficacement secourues. Elle écrit en quatrième de couverture pour présenter son ouvrage : « Il est temps que les blessures psychiques des victimes de violences et leur réalité neurobiologique soient enfin reconnues, comprises et réellement traitées. Il est temps de considérer enfin que ces blessures psychiques sont des conséquences logiques d’actes intentionnels malveillants perpétrés dans le but de générer le maximum de souffrance chez les victimes et d’organiser délibérément chez elles un traumatisme qui sera utile à l’agresseur pour mettre en place sa domination ». Nous sommes en 2018. Quelle est la thèse de Muriel Salmona (qui fait état des derniers travaux scientifiques, en particulier américains) et en quoi peut-elle être appliquée au « cas » Ingeborg Bachmann ? Lors de violences sexuelles, les atteintes ne sont pas seulement psychologiques, « mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire ». « Elles laissent des séquelles cérébrales visibles par IRM », avec pour certaines personnes une hyperactivité de diverses structures. On sait que l’être humain est doté d’une amygdale cérébrale qui, en cas de danger, commande la sécrétion des hormones du stress, l’adrénaline et le cortisol. Ces hormones permettent de mobiliser une grande quantité d’énergie en augmentant la quantité d’oxygène et de glucose dans le sang. « Le cœur se contracte plus fort et bat plus vite, le début sanguin augmente, la fréquence respiratoire s’accélère, un état d’hyper-vigilance se déclenche ». Dans un deuxième temps, le cortex cérébral informé du danger analyse les informations, « consulte grâce à l’hippocampe toutes les données acquises », l’hippocampe gérant quant à lui la mémoire, les apprentissages et le repérage spatio-temporel.

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En cas de violences particulièrement graves et inattendues, « insensées », « la victime étant réduite au néant face au non-sens de la violence qui s’abat sur elle et à la volonté de destruction inexorable et incompréhensible de l’agresseur », l’activité corticale de la victime se paralyse, « elle est en état de sidération. Le cortex sidéré est incapable d’analyser la situation et d’y réagir de façon adaptée ». Comme le cortex est « en panne », il ne peut gérer la réponse émotionnelle ; les hormones du stress, cortisol et adrénaline, continuent d’être sécrétées, l’organisme se trouvant alors rapidement dans un état de stress extrême. Ce stress extrême est porteur de risques cardio-vasculaires et neurologiques. L’excès d’adrénaline peut entraîner une souffrance myocardique ; l’excès de cortisol est quant à lui neurotoxique ; la souffrance neuronale qu’il provoque peut être à l’origine de pertes de conscience, d’absences, d’amnésies lacunaires, d’épilepsie, de coma. « Les amnésies peuvent être très ponctuelles ou bien plus importantes, englobant toute une période précédant et suivant » l’agression. Face au risque vital cardio-vasculaire et neurologique, le cerveau met en place une stratégie de sauvegarde : la disjonction. « Comme pour un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour éviter de griller tous les appareils branchés, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel en sécrétant en urgence des neurotransmetteurs (endorphine) et des substances qui sont assimilables à des drogues dures comme la morphine et la kétamine ». « Cette disjonction interrompt brutalement les connexions entre l’amygdale et les autres structures du cerveau ». La sécrétion des hormones du stress est interrompue, l’individu cesse d’être en danger vital. Mais le cortex et l’hippocampe ne reçoivent plus d’information susceptible de leur permettre de traiter la mémoire de l’événement et de produire des repérages temporels et spatiaux. La disjonction traumatique est donc à l’origine de la mémoire traumatique et de la dissociation, dont vont souffrir les victimes, parfois durant des décennies après avoir subi des violences. La mémoire traumatique est provoquée par l’incapacité dans laquelle se trouve l’hippocampe d’encoder et d’intégrer, c’est-à-dire de mémoriser normalement l’événement violent. Celui-ci se trouve « piégé » dans l’amygdale cérébrale, en dehors du contrôle des fonctions supérieures corticales ; il échappe donc à « tout travail de ‹ réécriture › pour en faire un discours autobiographique », il « ne peut pas être raconté, [il] ne peut être que revécu de façon hallucinée ». « Machine infernale à remonter le temps », la mémoire traumatique se déclenche la nuit lors de cauchemars hallucinés, à répétition, ou le jour sous la forme de flash-backs soudains, dans un contexte qui rappelle les violences. Le traumatisme est revécu avec la même intensité. La mémoire traumatique est accompagnée de sueurs, de tachycardie, de spasmes viscéraux, de tremblements, etc., ainsi que de paralysies psychomotrices. Ces symptômes sont interprétés le plus souvent comme organiques et peuvent

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faire l’objet d’examens médicaux, de traitements ou même d’interventions chirurgicales, alors qu’il n’y a pas de pathologie somatique retrouvée. La mémoire traumatique provoque parfois des réactions d’une telle virulence qu’elle entraîne à son tour une sidération, un survoltage et une disjonction, comme lors du traumatisme initial. En conséquence, « la mémoire traumatique s’aggrave sans cesse par ses propres déclenchements ». À cela il faut ajouter un autre phénomène conséquence de ces maltraitances : la dissociation traumatique. La dissociation traumatique est la conséquence de la disjonction du circuit émotionnel. Celle-ci produit une interruption brutale de la réponse émotionnelle, c’est-à-dire une anesthésie émotionnelle. Cette dernière donne à son tour une impression d’étrangeté, d’irréalité et de déréalisation. La victime se trouve dans une distance continuelle avec elle-même qui l’oblige à inventer une posture, à jouer comme un acteur avec le risque de sur-jouer, qui donne aux autres l’impression de mise-en-scène, d’avoir affaire à un faussaire. Pourtant, « derrière tout ce jeu de scène se cachent une sensation de vide intérieur et un désespoir terrible ». Les victimes abandonnées à elles-mêmes mettent en place des stratégies de survie, en particulier des conduites dissociantes anesthésiantes pour éteindre à tout prix la mémoire traumatique. La disjonction se fait, comme on l’a vu, grâce à la sécrétion de neurotransmetteurs qui sont des drogues endogènes et ont les mêmes propriétés que les stupéfiants. « Elles peuvent donc être à l’origine de phénomènes d’accoutumance, de tolérance et de dépendance ». En d’autres termes, les drogues dissociantes secrétées par le cerveau peuvent générer un état d’accoutumance et de dépendance. Au bout d’un certain temps, la mémoire traumatique, produisant toujours la même sécrétion de drogue, n’est plus en mesure de générer une disjonction neurobiologique spontanée. La victime recherche donc par des conduites dissociantes à forcer la disjonction du circuit émotionnel. Cela peut se faire soit par le recours à des drogues exogènes (alcool, cannabis, héroïne, etc.), soit par une compulsion à se faire mal, le seuil de tolérance à la douleur étant bien supérieur à celui d’une personne « normale » : se taper la tête contre les murs, se frapper, se brûler. « La victime, comme dans un état de manque, va rechercher activement la mise en danger qui pourrait la soulager efficacement, et elle a beau essayer de se raisonner, le plus souvent rien n’y fait, bien qu’elle sache qu’elle va sombrer ». Par ailleurs, les femmes victimes de violences sexuelles dans l’enfance présentent des dysfonctionnements sexuels très fréquents : ou bien une « hyposexualisation » ou bien une « hyper-sexualisation ». Une enquête a montré qu’une victime sur trois présentait des troubles des comportements sexuels avec compulsions sexuelles, conduites sexuelles à risque (multiplication des partenaires,

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risque prostitutionnel26) accompagnées le plus souvent d’un sentiment de honte. En raison des troubles dissociatifs et de l’anesthésie émotionnelle, des mises en danger très graves peuvent avoir lieu et des atteintes physiques peuvent se développer dans l’indifférence de ceux qui entourent la victime, puisque le processus d’empathie est mis à mal par l’anesthésie émotionnelle. « On peut en arriver à la situation extrême de ceux qu’on appelait les ‹ musulmans › dans les camps de concentration et surtout d’extermination comme Auschwitz, ils semblaient déjà morts, indifférents à tout, entièrement déconnectés de ce qui les entourait, ils étaient au stade ultime de l’état de stress post-traumatique et de dissociation complète qui précède la mort. Mais sans aller jusque-là, des victimes traumatisées débordées continuellement par une souffrance intolérable peuvent se retrouver, avec une consommation de psychotropes, de drogues ou d’alcool, dans un état de dissociation quasi-permanent, une sorte de coma vigile qui les anesthésie ». Par contre, quand la victime est sécurisée et protégée, la situation peut s’améliorer. La dissociation peut disparaître, la mémoire traumatique peut se reconnecter et la victime retrouver ses souvenirs. « Ces souvenirs retrouvés réapparaissent sous la forme de fragments, de flash-backs, de cauchemars, de réminiscences sensorielles et kinesthésiques […] Le retour des souvenirs traumatiques, même s’il est très éprouvant, est une chance pour la victime de récupérer enfin son histoire et sa vérité ». Il apparaît que l’étude de Muriel Salmona élucide la question stupéfiante de l’hyperactivité sexuelle et de la multiplication des partenaires, ainsi que l’apparente indifférence ou les phénomènes de dépersonnalisation et d’irréalité que la jeune écrivaine mentionne à plusieurs reprises dans les lettres à Hans Weigel. Elle permet de mieux saisir l’urgence du besoin de sécurité et la portée de l’espérance d’avoir trouvé en cet homme plus âgé et plus expérimenté celui qui l’aiderait à comprendre ce qui la tourmentait. Instinctivement et grâce aux conseils de Viktor Frankl, elle savait ce dont elle avait besoin pour traiter ce mal dont elle ignorait tout. La quête de vérité remonte à cette période viennoise. Bachmann savait qu’il fallait connaître la vérité pour espérer guérir. Grâce à l’étude de Muriel Salmona, on comprend mieux également pourquoi les crises se sont aggravées au cours du temps, chaque déclenchement de la mémoire traumatique entraînant son renforcement. On comprend mieux le recours excessif à l’alcool et aux psychotropes comme stratégie de survie pour atteindre la disjonction anesthésiante seule capable de faire taire la mémoire traumatique. Et l’on comprend mieux l’incapacité de se souvenir et de raconter, 26 Muriel Salmona, « Le cerveau des victimes de violences sexuelles serait modifié », Le Plus de l’Obs, 18. 06. 2013. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/889153-le-cerveau-des-victime s-de-violences-sexuelles-serait-modifie-ce-n-est-pas-irreversible.html.

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thématique fondamentale de l’œuvre, la mémoire traumatique résultant de l’incapacité de l’hippocampe à traiter normalement le vécu qui ne peut être remémoré que de manière hallucinée dans les cauchemars. Ingeborg Bachmann ne pouvait, à Vienne, faire le lien entre les symptômes somatiques dont elle souffrait, ses tortures psychiques, ses cauchemars et cette instabilité sexuelle dont elle avait honte. Il faut se représenter le défi que cela représentait pour elle, puisqu’elle ne pouvait savoir ce que nous savons grâce à des études très récentes. Et elle ne trouva de secours auprès de personne, de même qu’aujourd’hui encore nombre de femmes ne sont pas secourues. Les médecins eux-mêmes n’étaient pas en mesure de l’aider puisqu’ils ne disposaient pas des connaissances actuelles. Certains, comme celui de Prague, l’ont probablement mise sur la voie, lui ont donné des explications partielles qui lui ont permis de progresser et de comprendre, du moins intuitivement, grâce à son corps, à la douleur, aux bribes de mémoire traumatique qui se reconnectaient à la conscience et permettaient de retrouver quelques souvenirs. Elle mettra toute sa vie à appréhender ce qui est vrai et à le métamorphoser en œuvre. Dans Malina, à la fin du premier chapitre, le Moi évoque, à propos de son amour inconditionnel pour Ivan, sa « douloureuse crucifixion » et « le chemin de [s]a passion ». Le besoin d’amour absolu était un aspect de la longue quête de vérité dans la souffrance qui fut pour Bachmann elle-même un chemin de croix. Ce qui est vrai, loin de nuire à la réputation de l’écrivaine, comme le craint la famille, et comme l’écrivaine le craignait elle-même, met au contraire en relief la fantastique force intellectuelle et spirituelle, dont elle fit preuve pour arriver à transformer la boue, dans laquelle elle risquait de sombrer, en lumière, en amour, en utopie – en dénonciation d’un mal universel qui fait que la guerre « n’est plus déclarée, mais poursuivie », dans le secret des foyers, dans les chancelleries feutrées, comme aux quatre coins de la terre. Sa résistance au mal fut extraordinaire. Malgré ses maux et ses souffrances, jamais elle ne se résigna. Ce qui est vrai permet de jeter un nouvel éclairage sur nombre de comportements relevant de la « légende » qui entoura la « diva » Ingeborg Bachmann, ces attitudes souvent mal interprétées, voire raillées par son entourage ou la critique : l’impression de mise-en-scène artificielle, d’affectation que donnaient parfois ses façons d’être, la nervosité maladive, les malaises fréquents prétendument « joués », les conduites déconnectées, etc. Sans savoir ce que nous savons, Ingeborg Bachmann plaça les rêves et ce qu’elle ne pouvait appeler la mémoire traumatique au centre de son l’œuvre. Et sans savoir ce que nous savons, elle sut que ce dont elle souffrait n’était pas si différent du stress post-traumatique subis par les Juifs internés en camp de concentration

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ou d’extermination – un rapprochement qu’elle avait osé faire, dans sa volonté de dénoncer la violence, les rapports de force et de domination gouvernant les sociétés quelles qu’elles soient. Dans l’interview de mars 1971 elle affirme : « C’est une grave erreur que de croire qu’on est assassiné uniquement en temps de guerre et uniquement dans un camp de concentration – on est assassiné en pleine paix ». Dans le cauchemar où Moi porte le « manteau juif de Sibérie », dans le deuxième chapitre de Malina, elle écrit de son amant « noyé dans le fleuve durant la déportation » qu’il était sa vie, qu’elle l’a aimé plus que sa vie. Ce rêve, comme d’autres passages du roman, sont un hommage à Paul Celan, mort en 1970 ; on le sait non seulement parce que les allusions biographiques sont patentes, mais aussi parce que le texte compte un nombre important de citations de Celan et de mots et expressions qui participaient du code amoureux et poétologique commun entre lui et Bachmann. Sur l’injonction de son amant, le Moi affolé, saisi par une « angoisse mortelle » et l’impression de devenir folle, se calme finalement à l’idée qu’ils « ont subi le même sort tous les deux ». Certes, Ingeborg Bachmann n’était pas juive, mais fille de nazi ; certes elle ne fut pas déportée, mais elle souffrit et mourut comme Paul Celan des conséquences d’un stress post-traumatique. Bien qu’issus de « cultures et d’horizons on ne peut plus différents », leur sort ne fut donc pas « opposé »27, mais beaucoup plus comparable qu’il n’y paraît.

27 Barbara Wiedemann et Bertrand Badiou, préface à la correspondance Le Temps du cœur, op. cit. Le commentaire, présent dans l’édition originale (Herzzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2008) des deux autres éditeurs de la correspondance, Hans Höller et Andrea Stoll, spécialistes d’Ingeborg Bachmann, ne fut malheureusement pas repris dans l’édition française.

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Les lettres à Hans Weigel jettent un éclairage nouveau sur la liaison entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan. Cependant, on sait que leur relation représenta finalement beaucoup plus que ce qu’elle en écrivit à cette époque. Pourquoi donc eutelle d’autres amants au moment même où se nouait la relation, à Vienne, en mai et juin 1948 ? Pourquoi n’accompagna-t-elle pas Celan dans la capitale française ? Pourquoi resta-t-elle si longtemps sans lui rendre visite ? Que se passa-t-il à Paris, en octobre, novembre et décembre 1950, quand elle y séjourna, pour qu’elle en repartît aussi vite et se séparât encore plus vite de Celan, alors qu’elle était venue sinon dans l’intention de s’installer dans « sa » ville, du moins pour tester la relation et savoir si elle s’avérait viable ? En faisant se croiser les lettres adressées à Hans Weigel et la correspondance Ingeborg Bachmann/Paul Celan28 entre 1948 et 1952, il est possible d’obtenir certains éléments de réponse. Les éditeurs de Herzzeit/ Le Temps du cœur ont placé en première place le poème In Ägypten, composé le 23 mai 1948, c’est-à-dire quelques jours seulement après la rencontre des deux poètes, et offert par Celan à la jeune femme pour son vingt-deuxième anniversaire, le 25 juin, alors qu’il partait le lendemain pour Paris. Du fait même qu’il lui fut offert, Ingeborg Bachmann s’identifia à « l’étrangère » du poème ; et même si la conception celanienne de « l’étrangère » évolua au cours du temps et de leur relation, comme en témoigne, entre autre, la lettre du 31 octobre 1957 (lettre 53), en juin 1948 et dans les années qui suivirent, et jusque dans le cycle de poèmes Chants en fuite, Bachmann se sentit « rejetée », reléguée par Celan du mauvais côté, du côté des coupables, c’est-à-dire de « l’ennemi », comme le note Primo Levi dans la préface de Si c’est un homme29. Car si ce poème est un hymne aux femmes juives et à « l’étrangère », il n’en reste pas moins que cette « étrangère » sans nom est assimilée à cette seule qualité et appelée à se parer de la douleur (et de la cul28 Ingeborg Bachmann/Paul Celan, Le Temps du coeur. Correspondance, op. cit. 29 « Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que ‹ l’étranger, c’est l’ennemi ›. »

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pabilité) du poète face à la perte des femmes juives, et de sa mère en particulier. Le poème témoigne donc du fait que la thématique ne fut pas absente de leur relation et que Celan rappela le passé dans le présent, convoqua la « mémoire », renvoyant ainsi Ingeborg Bachmann à son identité d’Autre, de non-juive, donc à sa culpabilité (n’oublions pas qu’elle devait craindre à chaque instant que Celan ne découvrît que son père avait été un nazi). En nommant les noms ou prénoms Ruth, Noemi, Mirjam, il faisait certes allusion au Livre de l’Exode (intitulé Noms en hébreu) et inversait les rapports tristement consacrés du Même et de l’Autre entre le Juif et « l’Aryen » ; mais en ne nommant pas celui de « l’étrangère », il reproduisait ceux, prévalant depuis des millénaires également, entre l’homme (sujet) et la femme (objet sans nom ni fonction, sinon d’aimer). La réaction anormalement distanciée de Bachmann à leur relation, telle que nous la donnent à voir les lettres à Weigel de juin 1948, la quête de l’oubli et la mise en danger dans les rapports avec d’autres, témoignent de la tentative d’échapper à la mémoire traumatique qui la poursuivait avec une intensité d’autant plus grande que Celan la convoquait. Les lettres à Hans Weigel du mois de juin, particulièrement nombreuses – ce qui n’est bien sûr pas un hasard – rendent compte d’un mal-être particulièrement marqué. À trois reprises, les 3, 16–17 et 23 juin Ingeborg Bachmann est en crise (« sentiment de pont et de chute », de « sombrer dans la boue »), avec la conscience d’aller au-devant d’une catastrophe. Certes, il n’est pas question d’incriminer Celan en la matière, toutefois il est évident que leur relation, en réactivant le passé traumatique, provoqua en elle un choc émotionnel violent, difficile à gérer sur le moment. Tandis que Hans Weigel cherchait à apaiser les ressentiments, Celan mettait en lumière ce qu’il était impossible de pardonner ou d’oublier. Bachmann l’admirait sans aucun doute pour cela, d’autant plus qu’elle savait ou commençait de comprendre ce qu’il ignorait : que l’un et l’autre étaient marqués au plus profond d’eux-mêmes par une histoire qui, bien que différente, avait laissé en eux de graves séquelles et des blessures psychiques analogues. Leur souffrance à fleur de peau pouvait à tout moment rendre la coexistence impossible. Il voulait qu’elle le suivît dans l’exil. Elle n’était ni prête ni capable de se jeter sans garde-fous dans cette aventure. Peut-être lui demandat-elle de prolonger son séjour, car comment oser s’exiler sur la base d’une liaison sans doute passionnée, mais qui n’avait duré qu’un mois ? A posteriori en effet il apparaît qu’elle ne put comprendre, sur le moment, qu’il partît si vite : « aujourd’hui je comprends bien que cela fut pour toi la bonne décision de partir à Paris » (lettre 4, du 12 avril 1949)30. Il la voulait tout de suite à ses côtés, comme il se 30 « Aujourd’hui » souligné par nous. La traduction proposée ici diffère légèrement de celle de Bertrand Badiou, car Ingeborg Bachmann écrit : « Heute verstehe ich gut, dass es für Dich richtig war, nach Paris zu gehen ». Le « für Dich » (pour toi, souligné par nous) indique clairement que la décision fut bonne exclusivement pour Celan.

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doit pour une femme amoureuse… Elle voulait analyser et construire leur relation. Elle avait besoin de temps. Après la séparation, le silence entre eux fut très long, même s’il apparaît probable, à la lecture de la correspondance, qu’une ou deux lettres manquent. De manière significative, la première lettre archivée de la jeune Autrichienne, datée de Noël 1948, ne fut pas envoyée à Celan. Elle y confesse qu’elle ne sait toujours pas interpréter ce qui s’est passé entre eux le printemps précédent. Et d’ajouter : « Tu sais que je veux toujours tout savoir très exactement. – Il était beau – et les poèmes, et le poème que nous avons fait ensemble ». À Hans Weigel, Bachmann écrivit un jour qu’elle était trop jeune pour tomber amoureuse et, dans la première lettre qu’elle lui envoie de Paris, le 16 octobre 1950, elle a une hésitation lourde de sens : « nous [Celan et elle] sommes en effet aussitôt tombés à nouveau – ou plutôt nous sommes pour la première fois tombés amoureux l’un de l’autre ». À nouveau ou pour la première fois ? Sans doute n’avait-elle pas voulu tomber amoureuse de Celan, en juin 1948, à Vienne. Elle avait donc plusieurs raisons (complémentaires) de chercher à s’anesthésier contre l’amour en allant voir ailleurs… Dans une réaction très « masculine » – la part masculine d’elle-même – elle prétendait garder la haute main sur son destin : avant de se lancer dans une aventure amoureuse, elle devait consolider les bases d’une existence fragile et instable : finir ses études, soutenir son doctorat, construire son œuvre. Construire une œuvre était depuis longtemps déjà le but de sa vie. Or, Celan ne prêtait guère attention à son activité créatrice : il l’avoue lui-même dans la correspondance ; ce n’est qu’en 1956–57 qu’il commença à s’intéresser à sa poésie. Il est vrai qu’à l’époque, en mai-juin 48, à vingt-deux ans, Bachmann n’avait encore que peu publié (ses premiers poèmes seront édités fin 1948/début 49) par rapport à son aîné de six ans, dont dix-sept poèmes parurent dans la célèbre revue Plan un mois après son arrivée à Vienne, en janvier 48, précédant de six mois la parution du premier recueil, Der Sand aus den Urnen. Mais celle qui se savait porter en elle les germes de l’œuvre à venir voulait être considérée dans son identité de créatrice, d’où le besoin de mentionner leur poème commun, dont on n’a pas retrouvé de trace jusqu’à présent. C’est là bien plus qu’un caprice de jeune femme ambitieuse : le poème commun, elle le construira tout au long de son œuvre et mènera Celan à le construire secrètement avec elle, j’y reviendrai. Dès le départ, la relation amoureuse avec Celan est inscrite au sein de ce qui doit être avant tout un dialogue poétique. Certes, c’est Celan, en écrivant des poèmes comme In Ägypten ou Corona, qui commence par littérariser leur rapport. Mais Bachmann ne veut pas être une femme chantée parmi d’autres, une sans nom un jour adulée, puis ensuite oubliée, ni même la « muse » à laquelle la critique celanienne la réduit trop souvent. C’est en tant que poète, sur un pied d’égalité, qu’elle voulait être aimée.

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Or – fait signifiant – Paul Celan ne crut pas bon d’envoyer à « l’étrangère » le recueil Le Sable des urnes publié deux mois après son départ de Vienne, en septembre – Ingeborg Bachmann s’en plaignit à trois reprises (lettres 2, 4 et 5). « L’étrangère » ou « l’étranger » sera un mot clef du dialogue poétique qui se noue ici et il continuera de l’être jusqu’à la fin de leur vie, Bachmann ne cessant d’être hantée par le mot, de s’en distancier et d’essayer d’infléchir la conception celanienne, que ce soit dans le « Fragment d’Anna » du roman Stadt ohne Namen dès 1949, plus tard dans les poèmes Ombre, roses, ombre, Chants en fuite et Mirjam, dans le fragment romanesque Le Livre de Franza, où elle développera une tout autre vision du séjour en Égypte, ou encore dans la légende de la princesse de Kagran, au sein de Malina, où l’étranger est le chevalier libérateur. Quant à Celan, il finira en effet par assouplir sa position puisque, dans le poème Grille de parole, écrit en 1957, après qu’il a « enfin » pris la mesure de l’œuvre bachmannienne31, le mot est associé, non plus à la seule amante, mais au « nous » qui désigne les deux amants. Le caractère étranger devient ainsi constitutif de l’existence poétique, c’est ce que les deux poètes partagent. Il fallut également du temps à Celan, et que soient publiés les deux recueils de poèmes d’Ingeborg Bachmann, pour comprendre et entrer en dialogue véritable avec elle, un dialogue qui structure non seulement la correspondance, mais aussi, fait exceptionnel, la création poétique – les deux vies et les deux œuvres étant liées indissociablement, comme l’avait voulu Ingeborg Bachmann. Une imbrication « exemplaire », mais encore largement sous-estimée par la critique. La correspondance commence véritablement en juin 1949, quand Celan écrit à son amante viennoise à l’occasion de son vingt-troisième anniversaire, déposant en pensée « deux gros bouquets lumineux » de « pavot et mémoire » sur la « table d’anniversaire », dressée pour recevoir les cadeaux, comme c’est la coutume en pays germanique. La réminiscence de la profusion de pavots offerts l’année précédente, c’est-à-dire de la beauté et de la poésie qui avaient fait irruption dans sa vie à travers eux, et surtout la preuve que leur rencontre n’a pas été oubliée, qu’elle est toujours présente dans l’esprit de son amant, font miracle : Ingeborg Bachmann répond à Celan sans attendre. Pour la première fois, elle sort de son silence et avoue en retour la profonde impression que lui a laissée leur rencontre. Elle lui écrit que sa « carte lui est allée droit au cœur », qu’elle l’aime et qu’elle regrette de ne pas le lui avoir dit plus tôt, qu’il a fait « magnifiquement œuvre de magie » et qu’elle se rendra à Paris en août. Certes, dans la lettre précédente, elle avait déjà avoué se languir de lui et « de leur conte », mais le courrier n’avait pas été posté…

31 Cf. Le Temps du cœur, op. cit., lettre 72 : « Ingeborg, Ingeborg. Je suis tellement plein de toi. Et sais aussi, enfin, comment sont tes poèmes » (traduction Bertrand Badiou).

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Toutefois Celan ne réagit à son enthousiasme renaissant, à l’annonce de sa prochaine visite, que six semaines plus tard, début août – trop tard… En juillet et août 1949, Bachmann est chez ses parents, en Carinthie, pour tenter d’avancer son roman, elle est malade et envoie des lettres désespérées à Hans Weigel. Elle remet donc son voyage à Paris à l’automne. On ne l’apprend que par la réponse de Celan en date du 20 août : une lettre s’est-elle perdue ? Lui avait-elle téléphoné ? Quoi qu’il en soit, le poète est furieux, indigné, et fait des reproches à la jeune romancière. Comme lui-même n’est pas exempt de tout reproche, il prétend que son silence « est plus compréhensible » que celui de Bachmann « parce que l’obscur qui [le lui] impose [à lui Celan] est plus ancien » (lettre 9). À cela, Ingeborg Bachmann ne répond pas, ou plutôt elle n’envoie pas sa réponse. À nouveau, le silence s’installe entre eux. Elle ne répondra qu’au bout de trois mois, le 24 novembre 1949 (lettre 10), en joignant la lettre qu’elle avait écrite le 25 août, mais pas envoyée (lettre 10.1). Cela donne une réponse en deux temps : dans la lettre effectivement écrite le 24 novembre, donc avec du recul, elle ne cherche pas à polémiquer pour savoir lequel des deux souffre du mal le plus ancien. Elle lui écrit qu’elle devrait venir pour l’aider, pour le soutenir, pour l’emmener – et qu’elle viendra un jour, mais pas immédiatement. Elle se montre souveraine, d’une lucidité étonnante quant aux problèmes psychiques de Celan : il dérive, écrit-elle, sur « une mer immense », mais elle veut se « construire un bateau pour [l’]arracher à [sa] perte (Verlorenheit) et [le] ramener à bon port ». Elle prétend donc le libérer de son « rêve lourd dans lequel [elle] voudrait être lumineuse » ! Elle lui conseille de réfléchir à ce qu’il attend d’elle et fait appel à son libre arbitre. La lettre jointe, écrite en août, donc immédiatement après celle de Celan en date du 20 août, est d’un ton très différent : elle répond à sa colère en expliquant tout ce qui la retient : le travail, le doctorat, la difficulté pour trouver de l’argent, sa nervosité, sa volonté de ne pas se fixer et son incapacité à le faire (« je ne veux ni ne peux rien promettre à personne »). Elle n’oublie pas de mentionner qu’elle n’est pas restée chaste en attendant de le revoir. Et surtout elle confie le fait imprévisible et déroutant selon lequel elle avait placé leur amour « sous cloche » comme un trésor qu’on veut préserver de la poussière ambiante, de l’érosion. Il serait réducteur de penser qu’Ingeborg Bachmann varie son discours en fonction du correspondant, par opportunisme : les lettres à Hans Weigel retracent la réalité quotidienne et réelle de la relation. Un an après celle-ci, le bon grain a été séparé de l’ivraie. C’est seulement avec le recul et en l’isolant du contexte réel nettement moins « romantique » qu’elle peut idéaliser la rencontre avec Celan en l’interprétant, ainsi que le poème Corona, comme « la parfaite anticipation d’un instant où tout devient marbre et le reste à jamais » (lettre 7, du 24.6. 49). De même que la poésie et l’écriture furent dès le début pour elle le moyen d’échapper à l’étroitesse de sa condition et de surmonter les miasmes du passé, Celan, beau, séducteur, chanteur à ses heures, troubadour venu d’un lointain ailleurs, est

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transporté, bien avant le roman Malina, dans un conte, une légende qu’elle se garde de mêler à la réalité prodigueuse de boue et de souillure. C’est pour cette raison vraisemblablement, en sus des problèmes matériels, qu’elle mit si longtemps à se rendre à Paris. Écrire et vivre semblent être deux manières d’être qui s’excluent largement, écrivait-elle dans une lettre à Hans Weigel. Il s’écoulera presque un an avant qu’il ne soit de nouveau question de se rendre dans la capitale française. En septembre 1950, quand le voyage est imminent, Bachmann écrit à Celan – fait très rare – trois lettres successives qui témoignent de l’angoisse effroyable qui l’assaille à la perspective de la nouvelle rencontre ; elle lui explique qu’elle a fait durant l’été une grave dépression avec de lourds symptômes somatiques, qu’elle attend la réponse des éditions Fischer pour son roman, qu’elle est « perdue, désespérée et amère », « broyée » par les difficultés financières et qu’il devra « avoir beaucoup de patience avec elle » (lettre 15). Elle évoque également ses « difficultés intérieures » et se dit consciente que le séjour à Paris à lui seul ne pourra rien résoudre en la matière, que tout dépendra d’elle et de leur relation. Au début du séjour parisien, tout va pour le mieux. L’angoisse d’Ingeborg Bachmann « est comme balayée », elle partage la chambre de Celan à l’Hôtel d’Orléans, 31 rue des Écoles, au cinquième étage, « à cinq minutes de la Sorbonne et trois du Panthéon », ainsi qu’elle le précise dans la première lettre écrite à Hans Weigel, le 16 octobre, alors qu’elle est arrivée deux jours auparavant. « Jusqu’à présent, la vie de couple32 est un plaisir sans nuage. Nous avons une chambre et demie, un grand lit, et comme les ¾ de la vie ici se passent sans gêne dans la rue, le dernier quart est nécessairement effectué au lit », avoue-t-elle sans vergogne à son amant viennois. Elle découvre la ville, « flâne dans les rues » (en français dans le texte), et rafraîchit son français d’autant mieux que Celan, qui le parle « merveilleusement », lui donne des cours. Elle trouve Paris magnifique, mais par endroit « laide et brutale », raconte-t-elle dans sa deuxième lettre, le 21 octobre. Les Français en eux-mêmes, les gens rencontrés dans la rue, sont « charmants », mais elle se dit heurtée par l’hypocrisie du milieu culturel. Tout de suite elle perçoit qu’il n’est pas facile d’être intégrée dans la société française. Elle ne veut pas découvrir la ville en touriste, mais au quotidien – sans doute Hans Weigel n’aura-t-il pas manqué d’interpréter cela comme la volonté de s’y installer. D’ailleurs Celan lui conseille de s’inscrire à la Sorbonne pour obtenir un visa plus long, elle pourrait ainsi rester jusqu’au printemps, cela lui permettrait d’améliorer notablement son français, avance-t-elle dans une troisième lettre, non datée. L’argument est peu crédible ; Weigel ne fut sans doute pas dupe. Toutefois, le ton avait changé, puisqu’elle avoue sans transition que « durant les quatorze premiers jours, tant que le soi-disant amour était l’essentiel, tout allait très bien mais qu’à présent [elle] devient peu à peu nerveuse ». On imagine ce que pouvait 32 Elle emploie comme pour Weigel le mot « Ehe ».

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donner la vie commune, dans une chambre étroite, de deux personnalités fortes aux nerfs à vif, une fois la lune de miel terminée… De plus, Ingeborg Bachmann est déçue par l’offre théâtrale de la capitale – beaucoup de théâtre de boulevard, pas grand-chose à voir avec la réputation de Paris à Vienne… Paris est par ailleurs « diablement chère », elle va essayer de donner des cours d’allemand et se cherche une chambre, car elle n’arrive pas à travailler en partageant le même lieu que Celan. La quatrième lettre, écrite le 14 novembre, un mois après son arrivée, sonne le glas de toutes les illusions : elle ne cherche plus de chambre, elle désire partir dès que possible pour l’Angleterre. Depuis une semaine, elle est malade, souffre à nouveau de maux cardiaques et nerveux, de plus elle a attrapé froid. Mais surtout, la relation avec Celan est devenue « stringbergienne » : En fait cela ne va pas, car nous nous asphyxions l’un l’autre, j’ai souvent le sentiment que, lorsque nous pensons en même temps à quelque chose, la pièce s’emplit de dynamite, les malentendus entre nous sont tragiques, pourtant nous nous aimons bien, en un mot, une vie paradisiaque ! Tu ne me reconnaîtrais pas, hier de colère j’ai brisé une tasse à thé, pas exactement sur sa tête, mais tout de même. […] Ce n’est pas une vie.

Elle est psychiquement totalement paralysée, n’arrive ni à penser ni à écrire. Elle se sent rejetée au point de nourrir les pensées les plus noires : Oh, Hans, désormais je peux m’imaginer à quel point l’exil doit être terrible, je n’aimerais pas être enterrée ici – la semaine dernière, alors que j’étais si horriblement malade, je ne suis sentie rejetée et j’aurais eu envie de mourir si l’idée de mourir ici ne m’avait pas fait horreur.

Elle n’a eu qu’un seul flirt, un ingénieur allemand « vraiment gentil et intelligent », sinon « ici presque tous les hommes susceptibles d’être pris au sérieux sont des homosexuels » … ! Le 2 décembre, elle annonce à Weigel qu’elle a quitté Celan, elle habite chez Clemens Heller et sa compagne, rue Vaneau, et pense rentrer à Vienne directement d’Angleterre, après Noël, elle n’en peut plus, elle est trop fatiguée pour lui ouvrir son cœur, elle lui racontera plus tard ; toutefois elle continue de jouir de la vie parisienne, le soir même elle assiste au vernissage d’une exposition Picasso. Dans la dernière lettre envoyée de Paris, le 17 décembre, une longue lettre de plusieurs pages, il n’est plus du tout question de Celan : elle dresse le tableau de ses nombreuses sorties à Paris, elle va au théâtre, au cinéma, dans les musées, et… elle commence à peindre après « avoir été éveillée au voir » : Il s’est passé quelque chose d’étrange, hier j’ai pris brusquement conscience de ce qui est mon choc parisien : je peux pour la première fois voir et regarder, les couleurs, les tableaux, les formes, c’était totalement enseveli en moi et voilà que cela s’épanouit […] c’était comme une étincelle […]

C’est donc à Paris, si l’on en croit ce qu’elle écrivit à Weigel, qu’Ingeborg Bachmann s’éveilla aux couleurs et aux formes, sans doute grâce à l’offre excep-

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tionnelle de la ville en matière d’expositions et de musées. Pourtant c’est l’Italie, le « pays aîné », qu’elle désignera dans son second recueil de poèmes, Invocation de la Grande Ourse (1956), comme le lieu où elle apprit à voir et regarder, le lieu de l’éveil des sens et de la sensualité (Cf. le poème Le pays aîné). Pour quelles raisons a-t-elle procédé à ce déplacement ? Sans doute parce qu’elle ne fut pas heureuse à Paris, parce qu’elle se sentit seule et exilée comme jamais. Sans doute parce que Paris fut la ville de l’échec de son plus grand amour … Elle avoue d’ailleurs à Weigel ne pas pouvoir vivre dans cette ville, bien qu’elle y ait « vu et vécu beaucoup de choses », beaucoup trop, tellement, que cela exige un livre, où tout exprimer, sinon cela me tuera.

Elle termine cette dernière lettre parisienne en demandant à Hans Weigel de la « soutenir un peu » : S’il te plaît ne sois pas triste, pense à moi entre 20 et 24 heures et soutiens-moi un peu. Je serais très bientôt avec toi, comme ce soir et encore de nombreuses années accidentées33

Hans Weigel ressemble décidemment par certains côtés à Malina, le compagnon de Moi dans le roman éponyme. Le 28 décembre, enfin en possession de son visa, elle va seule à Saint-Lazare prendre le train pour Dieppe, puis le bateau pour l’Angleterre (quatre heures de traversée par fort mauvais temps), où elle restera jusqu’au 23 février. À Londres, elle est célébrée, elle reprend confiance en soi, elle n’est plus malade, elle recommence à écrire des poèmes. Sur son court séjour à Paris, du 23 février au 5 mars 1951, au retour d’Angleterre et avant du rentrer à Vienne, on ne dispose d’aucun document. Ce qui se passe ensuite, à Vienne, entre l’été 1951 et le mois de mai 1952, où Ingeborg Bachmann, devant le Groupe 47, près de Hambourg, fait la percée qui lancera sa carrière, est la chronique d’une femme qui tente d’allier amour et création – et subit échec après échec sur le plan affectif. En mars 1951, le livre de Hans Weigel paraît, « ce qui est presque pire que tout » ce qu’elle a subi jusqu’alors, comme elle l’écrit à Celan sans toutefois expliquer de quelque façon que ce soit ce dont il s’agit (lettre 18.1). Puis, en juillet de la même année, Weigel se marie sans même l’en avoir informée auparavant (ce fait n’est pas mentionné dans les lettres à Celan). La jeune femme a vingt-cinq ans. Elle peut tirer un trait sur ses projets viennois ; quant aux perspectives parisiennes, elles ne se présentent pas sous le meilleur jour, mais tout n’est pas encore perdu… Dès le 4 juillet 1951, elle envoie à Paul Celan, après neuf mois de silence entre eux, un courrier contenant trois lettres écrites entre mars et juin mais non expédiées (que 33 Elle emploie ici le mot « zerklüftet » qui signifie « crevassé », « parcouru de fissures et de fentes » au sens propre. Il s’agit d’un mot souvent utilisé dans les lettres adressées à Hans Weigel et qui faisait apparemment partie de leur code commun.

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de lettres non expédiées ou d’ébauches tardivement envoyées, sans parler de toutes celles dont la trace fut perdue !) Elle tente d’exprimer les déchirements de son amour, n’attribuant qu’à elle-même les difficultés qui règnent entre eux ; ses confidences, sans doute obtenues dans la douleur, témoignent qu’elle ne cesse de s’interroger sur cette liaison qui la tourmente et qu’elle progresse peu à peu dans l’interprétation de ses réactions partagées, bien qu’elle ne mentionne ni à quoi ou ni à qui elle attribue la difficulté de s’abandonner à cet amour. Par-delà les difficultés psychologiques venues d’un passé obscur, on ne peut pas ne pas penser au Kafka des Lettres à Felice, tiraillé entre son amour et sa peur de renoncer à son activité créatrice… Mais Ingeborg Bachmann, contrairement à Kafka, a fait (et fera malheureusement encore) l’expérience du danger que représente pour une femme créatrice le fait de vivre auprès d’un créateur. Je me languis tant, tant de toi que j’en suis presque malade parfois et je n’ai qu’un seul désir, te revoir, n’importe où, cependant pas n’importe quand, mais bientôt. Mais si j’essaie de m’imaginer comment et ce que tu serais susceptible de répondre à cela, tout devient très sombre, et resurgissent les anciens malentendus que je voulais tant faire disparaître. Te souviens-tu seulement que nous avons été, malgré tout, très heureux ensemble, même durant les pires heures, quand nous étions nos pires ennemis ? Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit ? […] Pourquoi ne sens-tu plus que je continue à vouloir venir près de toi avec mon cœur affolé, confus et plein de contradictions, qui par intermittence continue de travailler contre toi ? – C’est que je commence lentement à comprendre pourquoi je me suis tant défendue de toi et pourquoi je n’arriverai peut-être jamais à cesser de me défendre. Je t’aime et je ne veux pas t’aimer, c’est trop et trop dur ; mais avant tout je t’aime – aujourd’hui je te le dis quitte à ce que tu ne l’entendes plus ou ne veuilles plus l’entendre.34

À ce courrier désespéré d’Ingeborg Bachmann tentant de faire la lumière sur ellemême et leur relation, Paul Celan répond le 7 juillet avec une froideur, une arrogance, un dédain, une morgue qui témoignent en creux de sa susceptibilité, de son complexe d’infériorité, de sa jalousie vis-à-vis des succès de son amante autrichienne (des succès d’ailleurs encore fort modestes, mais supérieurs aux siens et qu’il attribue à son origine soi-disant privilégiée), ainsi que de sa totale incompréhension de la complexité psychique de sa partenaire. Au lieu d’essayer de comprendre « son cœur plein de contradictions » et pourquoi elle « se défend » de l’aimer ; au lieu de lui demander des précisions, des éclaircissements, comme d’habitude, il prend la posture en surplomb du maître d’école et l’abreuve de reproches et de conseils totalement inappropriés ou inutiles en passant à côté de ce qu’elle tente de lui expliquer. Il l’incite notamment à « une remémoration conforme à la vérité » (lettre 19), alors que toutes les lettres de la jeune écrivaine, 34 Le Temps du cœur, Lettre 18.3, p. 42.

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plus fréquentes que d’ordinaire, cherchent justement à analyser le plus précisément possible ce qui se passe entre eux et en elle-même et les tours que lui jouent sa mémoire. Comme d’habitude, elle répond sans hargne ni colère et l’assure de l’importance qu’elle accorde à cette « remémoration conforme à la vérité » (lettre 20, 17.7.51) – tout en essayant de l’initier à la complexité de ses réactions mémorielles et à ce qui est en œuvre chez elle depuis le début de leur rapport : Je n’ai sans doute pas dû m’exprimer très clairement si tu as pu supposer que je croyais à un « pouvoir-rendre-non-advenu », et je suis aujourd’hui absolument en accord avec ta conception de la remémoration fidèle à la vérité. Dans un coin de mon cœur je suis pourtant restée quelqu’un de romantique ; c’est sans doute la raison fautive pour laquelle je voulais faire revenir en moi sous une forme embellie, quitte à jouer de malhonnêteté inconsciente, ce que j’avais un jour laissé tomber parce que cela ne m’avait pas paru assez beau.

Celan, bien que paralysant la force créatrice de Bachmann par sa présence, ses reproches et le renvoi incessant à la culpabilité de « l’étrangère », renforce parallèlement en elle la croyance en une autre réalité possible, en des espaces autres, en un monde différent de la banalité et de la brutalité quotidiennes ; il incarne la poésie ou l’hétérotopie de la poésie dont elle a besoin pour écrire, à condition d’être loin de lui : « je ne vis et ne respire parfois qu’à travers tes poèmes » (lettre 26). Ensemble, même éloignés l’un de l’autre, ils « tiennent la place », ils ont ou auraient la capacité de résister à la pesanteur, à l’obscurité du mal et de la nuit. Il ne s’agit donc pas pour elle de fuir la réalité, et encore moins « la vérité ». Mais, on l’a dit, la vérité n’existe pas pour elle. Ou plus exactement : sa vérité n’est pas nécessairement celle de son amant, qui a une fâcheuse tendance à tout ramener à sa personne et à sa conception des choses. Bachmann a besoin de métamorphoser la réalité, par le pouvoir de la volonté, de l’imagination et de l’esprit, de la transformer par la force de l’amour allié à la poésie. Un programme en effet très romantique, du moins si l’on entend par là le romantisme originel, premier, révolutionnaire et philosophique qui rêvait de la « forme poétique du monde » en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle. Soyons claire : il ne suffirait pas de dire que Celan est la muse de Bachmann. Elle l’aime en tant que poète, sans faire la distinction entre l’homme et le poète, ni entre leur amour et la poésie. C’est sur ce point qu’elle se distingue le plus de Celan. C’est, selon elle, ensemble, parce qu’ils sont amants et poètes, qu’ils peuvent être plus forts que le monde dissocié, marchant sur la tête, et l’histoire qui les a tant malmenés. On comprend son désespoir quand le poète succombe au mal obscur qui le mine … L’épisode de la bague ayant appartenu à la mère de Celan, offerte à celle qu’il pensait épouser, puis réclamée sous prétexte que son amante s’en serait elle-même emparée, ne fait que confirmer que le poète roumain, bientôt naturalisé français, est terriblement

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blessé par l’attitude d’Ingeborg Bachmann et qu’il supporte difficilement une femme qui ait suffisamment de libre arbitre et d’autonomie pour lui opposer une certaine résistance. À cela il faut ajouter un complexe de persécution qui commence à se traduire en agressivité, en un besoin de détruire, ce qu’Ingeborg Bachmann, dans sa très grande lucidité, perçoit tout de suite : « je te plains parce que, pour surmonter une déception, tu as un tel besoin de détruire, à tes yeux et aux yeux des autres, l’autre qui t’a causé cette déception » (lettre 23, 25.9.51). Le mot « détruire » réapparaîtra plus tard, en 1957, au moment où Celan songera à quitter sa famille pour vivre avec l’écrivaine autrichienne. Ingeborg Bachmann thématise dans l’un et l’autre cas le terrible cercle vicieux de la destruction (celui qui a été détruit cherchant à détruire à son tour) et son refus absolu d’y céder. La lettre qui contient ce lourd reproche au cœur du problème ne sera pas envoyée, la poétesse étant trop consciente de sa « culpabilité non définissable » de non-juive (lettre 26) pour faire quelque reproche que ce soit à Celan. D’ailleurs Celan, dont les lettres sont très rares à ce moment-là, prend de lui-même conscience de la dureté de son comportement ou finit par avoir des regrets, voire des remords, puisqu’il tente de réparer, dans la lettre du 30 octobre, le mal causé, notamment en y joignant le poème Eau et feu, écrit en septembre – un hommage magnifique du « maître des cachots et des tours » à celle qui est « auréolée de soleil et de feu »35. Celan aussi est double, encore hésitant, en ce mois d’octobre 1951, un an après l’échec de leur vie commune dans la capitale française où il comprit, ainsi qu’il l’écrivit à Klaus Demus, que son amante était « un roseau tout aussi faible que [lui] ». De même qu’il composa en mai-juin 1948, à Vienne, plusieurs poèmes pour Ingeborg Bachmann, entre son arrivée à Paris, en juillet 1948, et septembreoctobre 1951, il en écrivit d’autres, secrètement, pour elle, qu’il ne lui dédicacera que plus tard, en 1957, quand il sera enfin entré en dialogue poétique avec elle36. À l’époque où il écrivit Eau et feu, on n’en est pas encore là : le « maître » est celui qui dispose des mots, du verbe autel sacré, au pied duquel son amante, encore éloignée du stade de la proposition, s’agenouille et se consume (« ein Wort, zu dem du herabbrennst »). En novembre 1951, Ingeborg Bachmann, est seule à Vienne, sans Weigel, qui s’est marié, ni Celan, qui est à Paris, mais forte d’un travail qui lui plaît et qui lui ouvre l’avenir, dans la mesure où il lui permet d’attendre d’obtenir un poste à l’université (ce qu’elle désire encore à cette époque) en lui assurant la sécurité existentielle et financière dont elle avait tant besoin. Alors elle écrit des poèmes et forge des plans… Elle veut devenir plus solide, plus stable pour son poète amant, 35 Feuerumsonnte. 36 En 1957, lors de la renaissance de leur amour, il lui dédicace 23 poèmes de Pavot et Mémoire, dont un certain nombre ont été écrits à Paris entre 1949 et 1951. Cf. lettre 67 de la correspondance Bachmann/Celan, Le Temps du cœur, op. cit., p. 99.

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elle veut gagner suffisamment d’argent pour qu’ils soient enfin à l’abri du besoin, elle envisage de vivre en France, ainsi qu’elle l’affirme dans la lettre du 3 novembre, envoyée le 10. Paul Celan ne lui répond que trois mois plus tard, en février 1952. Sèchement, en refusant ses avances, une lettre en fin de non-recevoir, voire d’adieu … En novembre en effet, il a fait la connaissance de Gisèle Lestranges. Toutefois il n’en dit rien à Ingeborg Bachmann, qui, bien que désespérée, continue de construire des châteaux en Espagne. Son travail lui donne des ailes. Depuis septembre, elle est rédactrice conceptrice à la radio américaine Rot-Weiß-Rot. Elle y produit une série destinée à l’éducation démocratique des Autrichiens, la Radiofamilie, l’histoire d’une famille bourgeoise typique (non sans complaisance nationale-socialiste), mais capable de distance ironique par rapport à son propre comportement et par conséquent d’évolution positive. Une série courageuse, qui bouscule l’Autriche de l’époque et le public de masse auquel elle est destinée. La jeune écrivaine et poétesse y fait preuve de beaucoup d’humour et d’ironie, un aspect méconnu de son génie. Elle traduit une pièce de Thomas Wolfe. La revue Wort und Wahrheit lui commande des comptes-rendus critiques. Elle écrit par ailleurs sa première pièce radiophonique, Un commerce de rêves, puis d’autres, des essais radiophoniques, des transcriptions de drames modernes… Ce qu’elle fait plaît énormément, elle commence à être connue, elle est indépendante financièrement, elle est bien intégrée et fréquente un milieu dans lequel elle se sent à l’aise. Elle est une femme libre qui pose en blouson de cuir pour un magazine viennois ! Elle a du succès, elle reprend courage, par conséquent, elle est productive, et quand, un jour, Hans Werner Richter, le fondateur du Groupe 47, passe par les studios, elle s’arrange pour qu’il tombe comme par hasard sur ses poèmes et les lise. Il détecte un grand talent et l’invite à la prochaine session du Groupe, du 23 au 25 mai 1952, à Bad Niendorf, près de Hambourg. La correspondance atteste qu’après avoir réussi à se faire inviter – en soi déjà un beau succès personnel – Ingeborg Bachmann n’aura de cesse d’obtenir une invitation également pour Paul Celan, et que celui-ci l’accepte. À cette fin, elle va jusqu’à prendre en charge l’organisation logistique de son déplacement de Paris à Hambourg ! Sans aucun doute, Ingeborg Bachmann attendait beaucoup de cette rencontre du Groupe 47 en mai 1952 – sur le plan professionnel et sentimental. C’était une occasion unique de réunir amour et poésie dans un succès partagé, de reconquérir Celan et de lui prouver qu’il devait la considérer comme poète, sur un pied d’égalité. Il en fut tout autrement. Si Niendorf consacra la percée de Bachmann et celle de Celan en Allemagne, ce fut un drame sentimental. Leur relation en fut durablement affectée. Bachmann lut ou plutôt ne réussit pas à lire ses poèmes : sa voix

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se déroba, elle était stressée à un tel point qu’elle faillit étouffer, comme elle le raconta elle-même. Il fallut qu’un autre écrivain les lût à sa place ; tout de suite après la lecture, elle monta dans sa chambre et s’évanouit – la charge émotionnelle avait été trop forte : lire ses poèmes devant ce groupe qui allait décider de son avenir, et par surcroît devant celui qui représentait tant pour elle… ! Hans Werner Richter, dans le volume brossant vingt-et-un portraits de poètes et écrivains ayant appartenu au Groupe 47, se souvient d’elle comme d’une personne d’une intelligence particulièrement aiguë qui pouvait basculer brusquement dans un état d’absence : « L’inconscient était toujours en conflit avec le conscient […] Elle parle d’elle-même, de son enfance : ‹ Enfant, mes parents me considéraient comme une schizophrène ›. Elle rit et ajoute : ‹ La frontière de la conscience est perméable ›, et je [HWR] sens qu’elle se trouve souvent à cette frontière. […] Sa perte de conscience tout de suite après la lecture n’était pas jouée. L’agitation intérieure était excessive et l’avait menée à l’évanouissement ». Quant à Paul Celan, il lut, comme le lui avait conseillé Ingeborg Bachmann, la Fugue de mort , mais sur un ton théâtral, voire pathétique, qui déplut à certains, qui l’interprétèrent comme une provocation, dans la mesure où ils avaient été soldats sous le régime hitlérien… On se moqua ; Hans Werner Richter, durant le repas, fit une plaisanterie totalement déplacée, comparant la voix de Celan à celle de Joseph Goebbels… On imagine la réaction de Celan ! C’est l’amie d’Ingeborg Bachmann, la demi-juive Ilse Aichinger, qui obtint le prix du Groupe pour sa nouvelle Spiegelgeschichte. Celan fut classé troisième. Dans les lettres écrites à son épouse Gisèle, il souligna ce succès relatif, les ouvertures que l’événement avaient permises, les invitations et les contacts qui en avaient résulté, en particulier le contact avec le lecteur de la maison d’édition Deutscher Verlags-Anstalt (DVA), qui publiera par la suite Pavot et Mémoire. Le ton est bien différent dans les lettres envoyées à Klaus Demus. L’invitation que Bachmann avait obtenue pour lui et qui lui ouvrit nombre de portes se retourna contre elle : Celan ne put supporter le succès qu’elle remporta. Et au lieu de s’en réjouir, il chercha à la rabaisser au niveau d’une courtisane. Il est jaloux à la fois de son succès littéraire et de son succès auprès des hommes : « Inge m’a de nouveau déçu. En effet, elle m’a de nouveau renié et a toléré qu’on nous joue l’un contre l’autre : ce sont ses poèmes, pas les miens, qui s’imposèrent, et c’est elle, rayonnante de bonheur, que l’on reconnut comme ‹ la › poète. Et ce succès était loin de n’avoir que des raisons littéraires. Et ensuite, elle vint à moi et me demanda, si je voulais l’épouser ». Est-ce à ce moment-là que Celan informa Ingeborg Bachmann qu’il fréquentait depuis plus de six mois celle qui deviendra sa femme (Cf. lettre du 10 juillet 1952) ? Rien à ce propos dans la lettre à son ami Klaus Demus ; par contre, Celan ne peut s’empêcher d’ajouter, non sans goujaterie : « Avant mon départ, elle vint pour un instant dans ma chambre, joua son personnage de femme totalement perturbée et me supplia de lui accorder un petit

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bout d’avenir. Je le lui offris ». Si, quelques jours plus tard, Celan reconnaît avoir été injuste, il est toujours loin de considérer Bachmann comme son égale : « Petit Klaus, ma lettre était écrite sous le coup de l’émotion, et était en partie injuste et bête. Inge a une belle voix cristalline. Et par ailleurs, son nouveau manteau lui va très bien ! »… La jalousie de l’homme et du poète Celan est d’autant plus déplacée et illégitime que le témoignage de Hans Werner Richter contredit sans la moindre ambiguïté sa perception du comportement de la jeune Autrichienne : celui-ci raconte en effet qu’elle était « baignée de larmes » et tentait vainement d’apaiser les esprits. D’ailleurs, elle renoncera par la suite à envoyer son manuscrit aux éditions Rowohlt, pour que Celan ait toutes ses chances auprès de cet éditeur et afin d’éviter « qu’on [les] joue l’un contre l’autre et que se répète Niendorf » (lettre 33). Ce sacrifice offert à son amant ne sera honoré d’aucune réponse de Celan, pas plus que les lettres suivantes, où Bachmann mentionne, dans l’espoir qu’il y réagisse, de possibles séjours à Paris. En vain… Le silence entre eux, cette fois, durera cinq ans. Pavot et Mémoire parut en décembre 1952 aux Éditions Deutscher Verlags Anstalt. En décembre 1952, Paul Celan se maria avec Gisèle Lestrange. Ingeborg Bachmann obtint le prix du Groupe 47 en mai 1953. Le recueil Le temps en sursis parut aux éditions Frankfurter Verlagsanstalt, à l’automne 1953.

« Laisse-nous trouver les mots ». Correspondances cryptées

À la réunion du Groupe 47, à Niendorf, l’un des poèmes de Bachmann qui fut donné à entendre n’avait pas encore de titre. Elle pria Celan de lui en trouver un. Il proposa Dunkles zu sagen/ De l’obscur à dire, c’est-à-dire cette expression du quatrième vers qui était elle-même tirée de Corona, écrit par Celan à Vienne, en 1948. D’autres mots ou expressions se réfèrent à des textes du poète, les citant en quelque sorte, mais sans être marqués comme citation – comme toujours chez Bachmann, qui revendiquait le procédé. Devançant la théorie de l’intertextualité ou celle de la « greffe » derridienne, elle considérait la littérature comme un vaste espace sans frontière où les textes se répondent. Reprendre un mot ou une expression d’un autre auteur dans son propre texte était une façon pour elle de lui rendre hommage et de redonner voix et vie à sa création. L’œuvre bachmannienne constitue ainsi un vaste réseau de références à des textes qui l’ont impressionnée, qu’elle a aimés et qu’elle réécrivit à sa manière – ceux de Celan y tiennent une place d’honneur à côté de Shakespeare, Musil, Goethe, Novalis, Hölderlin, etc. Mais ce qui est un jeu de pistes pour les chercheurs est encore moins accessible à une oreille non exercée. Quand elle lut De l’obscur à dire, seul Celan, dans l’assistance, pouvait savoir qu’elle faisait référence à Corona ou à Scharze Flocken (Noirs flocons) parus à Vienne en 1948 dans le recueil Der Sand aus den Urnen, dont elle possédait un exemplaire, mais que Celan fit rapidement retirer de la distribution, parce que les fautes d’impression y étaient trop nombreuses. De même, lorsque Celan, à Niendorf, commença par lire In Ägypten, tout le monde ignorait qu’il l’avait offert à Bachmann avant de quitter Vienne… Il voulait, après la lettre de rupture de février 1952, loin de la remercier de l’avoir fait inviter, lui rappeler qu’elle était « l’étrangère ». Il l’humiliait en niant l’évidence même, puisque c’est elle qui avait été invitée en tant que poétesse, alors que lui n’était présent que grâce à l’intervention de son amie. Elle lui rendait hommage en lui montrant que sa poésie récente prenait acte de la sienne. Celan refusait le dialogue, tandis que Bachmann cherchait à le constituer. Parfois la critique interprète cette volonté bachmannienne de se référer aux textes de Celan (et à beaucoup d’autres auteurs) comme une « influence », voire

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comme la preuve de son « infériorité » ou du caractère épigonal de son œuvre. C’est non seulement méconnaître l’intention poétologique fondamentale de sa création, intention sur laquelle elle s’est exprimée clairement, mais de plus ignorer la distance que cette réécriture lui permet de prendre par rapport au texte cité. Sans chercher à le « corriger », elle en fait une lecture, sa lecture et lui répond ; elle dialogue avec lui, elle lui oppose sa vision du monde. Ainsi, le « nous nous disons de l’obscur » celanien devient « je ne sais dire que de l’obscur ». La restriction introduite par « que » annonce le retournement des deux dernières strophes : si le Je, comparé à Orphée et qui donc se met en scène comme poète, sait « jouer sur les cordes de la vie la mort », il sait inversement par sa poésie ramener à la vie ce qui est mort (« Mais comme Orphée je sais/ du côté de la mort la vie »)37. Orphée va chercher Eurydice aux enfers et la ramène au grand jour. Toute la poétologie d’Ingeborg Bachmann est contenue dans ce poème qui fait également, et plus encore qu’à Celan, référence aux Sonnets à Orphée ou aux Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke. Le but, le rôle, la mission de la poésie est d’être du côté de la vie. Bachmann, fermement opposée à l’art pour l’art, était convaincue que la littérature avait pour seule légitimation le fait d’agir, de produire un effet sur la réalité, de la changer en changeant les mentalités, en « nous éduquant », en nous permettant de développer « une nouvelle perception, de nouveaux sentiments, une nouvelle conscience » (Leçons de Francfort). « La littérature comme utopie » ne doit pas se complaire dans l’évocation de la mort, mais chercher à la dépasser. Si le premier temps du poème, « le côté de la mort », le côté de la Todesfuge offrant aux morts un tombeau, revendique une certaine parenté avec Celan, le vers « Et je ne t’appartiens pas » introduit le retournement définissant l’identité complémentaire du Je lyrique : ni étranger, ni dépendant ; ni opposé, ni identique, le Je créateur (ici au masculin) se pose comme distinct et homologue. Entendit-on, ce jour-là, à Niendorf, également le poème titre du recueil Le Temps en sursis qui est une autre forme de réponse à Corona, ainsi qu’à Eau et feu ? Le temps n’y est pas celui, intemporel, de Celan, mais le dur temps de la réalité du monde, le temps qui menace à tout instant l’existence de chacun et celle en particulier de l’aimée, qui « s’enfonce dans le sable » (le sable étant une métaphore du temps), l’aimée à qui le sable – ou bien est-ce l’amant ? (le « il » pouvant se rapporter à l’un comme à l’autre) – « enjoint de se taire ». On cherche à imposer silence à la femme. Le Temps en sursis est une réplique genrée au Corona de Celan. Ici, c’est l’existence de la création féminine qui est thématisée. Ingeborg Bachmann comprit très vite que ce qui se jouait entre elle et Celan, ce n’était pas seulement l’être-étranger de la non-juive, mais aussi la question de la création féminine, du statut de créatrice, encore perçu par les hommes comme incongru, 37 Cf. Ingeborg Bachmann, « De l’obscur à dire », in: Toute personne qui tombe a des ailes, op. cit., p. 138.

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puisque les femmes s’étaient contentées durant des siècles presque exclusivement du pouvoir de procréation… Dans les années cinquante, elles n’étaient encore pas bien nombreuses à prétendre devenir autrices. Bien sûr, considérer les poèmes de Bachmann comme une réponse à ceux de Celan n’épuise pas, il s’en faut de beaucoup, leur propos ni leur qualité poétique (et il en est de même inversement, quand on considère les poèmes de Celan comme une réplique à ceux de Bachmann). Ce n’est qu’une lecture parmi d’autres. Ainsi, le poème Paris peut être interprété de façon immanente, indépendamment de la biographie. Mais en tant que partie intégrante de la correspondance et du dialogue codé entre les deux poètes, il signale la volonté de Bachmann de dépasser l’expérience malheureuse du séjour parisien et de donner une chance à l’avenir. Dans l’état actuel des connaissances, on ne sait pas exactement quand il fut écrit ; mais il parut dès 1952 dans l’anthologie de Hans Weigel Stimmen der Gegenwart. Une lettre dactylographiée non datée et non signée de Weigel (?) (une esquisse ?) demande à Bachmann de lui faire parvenir les poèmes du même cycle qu’Adieu à l’Angleterre, qu’elle lui avait envoyé – et ce pour le mois d’août 1951. Le poème fut donc très probablement composé dans les mois qui suivirent le retour de Paris. Celan lui confèrera plus tard une signification particulière en en faisant des variations discrètes dans son recueil Grille de parole. Comme De l’obscur à dire, le poème Paris repose sur une opposition et son retournement ; pour dire les choses prosaïquement : « dans les couloirs [de la nuit] en bas » (du métro parisien ?), les « Perdus » apportent la lumière ; « sur les champs glorieux de la lumière », en haut (les Champs Élysées ?), règne la nuit quand « les Perdus » n’y sont pas. L’opposition bas/haut et obscurité/lumière est structurante. L’état donné du monde (nuit en bas, lumière en haut) est bouleversé, renversé par les amants poètes : la lumière n’est que là où ils sont ; ils apportent la lumière où règne la nuit et leur absence engendre la nuit, là où règne habituellement la lumière. Comme dans De l’obscur à dire, Bachmann part de la position celanienne (Eau et feu : « Claire est la nuit/claire est la nuit qui nous a inventé des cœurs ») pour la dépasser. L’amour éclaire la nuit, mais la nuit ne « monte » pas avec les amants « sur la montagne » ; en haut, elle n’est que l’absence des amants, de l’amour (« mais où nous ne sommes pas est la nuit »). Loin d’être essentialisée, elle est une situation. La nuit est là où Orphée revient seul. Paris est en outre le premier poème où apparaît le participe passé « les Perdus » (« die Verlorenen ») au pluriel et substantivé (comme cela est rendu possible par la langue allemande et par contre beaucoup moins toléré par le français) pour désigner les amants poètes ; le mot commence là une longue carrière qui se poursuivra jusqu’aux dernières œuvres et aboutira dans l’affirmation de son contraire « unverloren » dans La Bohême est au bord de la mer (« et plus rien ne me

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perd »). Ingeborg Bachmann emploie l’un de ses dérivés (« Verlorenheit »)38 à propos de Celan dans la lettre du 24 novembre 1949 (Le Temps du cœur, lettre 10), avant d’utiliser « verloren » au sujet d’elle-même dans celle du 27 septembre 1950 (lettre 15). Le mot désigne dans les deux cas l’être-au-monde des deux poètes, leur fragilité psychologique, leur solitude et leur « exil » au sein de la société. Dans les lettres de février 1952, il se réfère par contre, dans un emploi très courant, à l’échec de leur relation (Celan : « […] seule l’amitié demeure possible entre nous. Le reste est irrémédiablement perdu » ; Bachmann : « J’ai tout misé sur une carte et j’ai perdu »). Il est remarquable que le verbe, sous sa forme conjuguée ou à l’infinitif, apparaisse dès le printemps 1948 pour la première fois relativement à Paul Celan dans une lettre d’Ingeborg Bachmann à Hans Weigel ; en fait il semble que l’emploi provienne de Hans Weigel lui-même, mettant probablement en garde Ingeborg Bachmann contre celui dont il avait évalué le talent et la capacité d’être un rival inégalable39. Ingeborg Bachmann lui répondit en effet le 31 mai 1948 : « Ce que tu dis sur Celan et ‹ perdre ›, c’est aller chercher trop loin. Il a craqué pour moi, comme tu dirais, en plus de deux autres ; je me fais un peu gâter à présent pour compenser le fait qu’un avion m’a emporté mon homme. Cela ne va pas plus loin. Sais-tu, c’est comme si tous remarquaient que je suis libre en ce moment, ou bien je n’avais pas prêté attention auparavant à qui voulait coucher avec moi ». On le voit, le mot suit l’évolution du rapport entre Celan et Bachmann : en substantivant le participe passé dans le poème Paris (« les Perdus »), Ingeborg Bachmann sort le mot de son contexte habituel, le transforme, le transcende et le poétise pour en faire l’un des caractères représentatifs de leur être-au-monde-poète-à deux. À partir de là, il sera l’un des piliers de leur dialogue poétique, puisque Celan le reprendra à plusieurs reprises dans le recueil Grille de parole, en particulier dans Cologne, Am Hof, Retour et Blanc et léger. Dans Köln, Am Hof, c’est « die Geträumten »/ les Rêvés40 – un mot dont Celan confesse, dans sa lettre du 1er novembre 1957, que c’est Bachmann qui l’a trouvé et qu’il est sans doute à l’origine du poème – qui désigne le couple « Banni et Perdu41 » des amants poètes : « Köln, Am Hof » n’est-il pas un beau poème ? Höllerer, à qui je l’ai donné récemment pour les Akzente (le pouvais-je ?), pense que c’est un de mes plus beaux. C’est grâce à toi,

38 Mot difficilement traduisible en français. Toutes les nuances introduites par l’allemand dans ses multiples déclinaisons du radical « verlieren/verloren » ne peuvent être rendues dans leur subtilité en français. 39 Il ne peut s’agir là que d’une supposition, puisque nous ne disposons pas des lettres de Hans Weigel. 40 Martine Broda, dans sa traduction de Sprachgitter, utilise l’expression « les êtres du rêve », Cf. Grille de parole, Christian Bourgois, 1991, p. 57. 41 Ici Celan n’a pas écrit « Verlorene », mais « Verloren » (contrairement à ce qu’il écrit dans Weiß und leicht). Il ne marque donc pas le mot au féminin. Les amants-poètes sont réunis au masculin.

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Ingeborg, grâce à toi. Serait-il seulement venu si tu n’avais pas parlé des « rêvés » ? Un mot de toi – et je peux vivre. Et que j’aie de nouveau ta voix dans l’oreille !

Deux lettres de Paul Celan à Ingeborg Bachmann ne furent pas publiées dans Le Temps du cœur, car elles ne furent retrouvées qu’en 201642, c’est-à-dire après la publication de la correspondance. Elles sont datées des 16 et 17 octobre 1957, ce sont donc les premières écrites immédiatement après la rencontre et la renaissance de leur passion, à Cologne, le 14 octobre 1957. Celan confie à son amie poète dans celle du 16 octobre : Tu es partout dans mes poèmes, Ingeborg, là aussi où tu ne sembles pas être. Je t’ai souvent reniée, Ingeborg, plus souvent que je ne peux me l’avouer, mais je sais : je t’ai portée avec moi dans mon cœur, ainsi que tu es réellement, et les poèmes devaient toujours se rendre là où tu étais présente. Aussi dans le deuxième recueil. Aussi dans les poèmes les plus récents.

Et dans la lettre du 17 octobre, précédant l’envoi (transcrit dans la correspondance éditée) du poème Blanc et léger : Quand j’écrivais Blanc et léger – cela dura des jours et des jours – arriva, tout à la fin, le mot « Perdue ». Je sus aussitôt que c’était toi, j’essayai de me défendre – mais il fallut que tu restes, au nom de la vérité.

Il est rare que Celan avoue l’écho que trouvent les mots de Bachmann dans sa poésie. Il est bien clair ici qu’il ne s’agit pas seulement de la présence de la « personne » Bachmann, mais de ses mots, ou plutôt de l’une et des autres : indissociables. Certes, en ce jour du 1er novembre, Celan cherche à se faire pardonner le post-scriptum de la veille, dans lequel il lui reprochait d’avoir publié dans le Frankfurter Zeitung, sous le titre Aria I, une version en deux strophes du poème Sous l’orage de roses qui n’en contenait qu’une à l’origine, qu’elle lui avait envoyée en même temps que le recueil Le Temps en sursis, en décembre 195343. Sans doute fallait-il que Celan se sentît coupable et ressentît un fort besoin d’absolution pour en arriver à cet aveu. Mais pourquoi cherche-t-il à « se défendre » de reprendre des mots de son amie ? Certes, il compose Blanc et léger à partir du 23 octobre 1956, c’est-à-dire à un moment où ils ne se sont pas revus depuis quatre ans, où ils sont toujours « en froid »… Convoquer son amante dans sa poésie est reconnaître qu’il désire sa présence. Toutefois il ne fait pas de doute qu’en général il « cite » sa bien-aimée poète avec une retenue et une parcimonie qui tranche nettement avec les citations nombreuses de Bachmann, comme si elle 42 Dans l’hebdomadaire Die Zeit en date du 28 avril 2016. 43 La nouvelle version en deux strophes était destinée à être mise en musique par Hans Werner Henze, cependant elle est « fidèle » à Celan, puisque la deuxième strophe est, comme la première, construite autour de mots qui font partie de leur code amoureux, « la feuille » en particulier (Cf. lettres 3 et 4).

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se délectait à prononcer ou écrire ses mots – comme si lui au contraire devait se faire violence pour faire référence à la poétesse qu’il aime. Il faudrait une étude en soi pour montrer non seulement l’imbrication de la correspondance et des œuvres, mais aussi et surtout comment fonctionne le dialogue poétique, c’est-à-dire comment les deux poètes prennent acte des créations et publications de l’autre, rebondissent et y répondent, se citant, se critiquant, se complétant, réciproquement et dans les deux sens – alors que jusqu’à présent les analyses n’ont que trop tendance à appliquer schémas, réflexes et recettes traditionnelles et formatées trop connues, les carcans de pensée selon lesquels l’un, et principalement l’une, est nécessairement inférieur à l’autre, Ingeborg Bachmann ne pouvant être qu’une pâle réplique du maître Paul Celan, qui ne manquerait pas de la « corriger » dans ses réécritures. Affirmer que l’œuvre de Bachmann n’est pas présente dans l’œuvre de Celan, que la poétesse y apparaît seulement en tant que personne et muse, est rester à la surface de la création celanienne44. En vérité, les poèmes de l’une et de l’autre forment une correspondance codée, cryptée, qui tente d’exprimer ce que le discours logique, rationnel, conscient, consensuel, ne peut donner à entendre : l’indicible. Il est vrai que Paul Celan ne s’intéressa que tardivement à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann, il le reconnut lui-même dans les lettres de 1957. Certes, la jeune poétesse lui avait envoyé en décembre 1953 son premier recueil, Le Temps en sursis, mais Niendorf était alors encore un souvenir trop récent pour que Celan lût et reconnût l’œuvre de celle qui n’avait pas exactement agi comme il l’eût souhaité. Il se refusait encore à considérer Bachmann comme son égale. C’est le second recueil, Invocation de la Grande Ourse, qui provoqua un revirement en lui et l’incita à la lecture attentive et rétroactive du Temps en sursis. Il aurait acheté l’Invocation alors qu’il assistait à Cologne, en octobre, au congrès de l’organisation antifasciste Grünwälder Kreis. Il est possible néanmoins qu’il ait pris connaissance de certains poèmes avant même la parution du recueil, car un certain nombre de textes furent publiés dans les revues Jahresring, Akzente ou Merkur, et dans l’hebdomadaire Die Zeit, dès janvier et février 1955 et jusqu’en juin et juillet 1956. En juin et juillet 56, les Celan passent leurs vacances en Autriche. Selon la biographe et spécialiste de Bachmann Andrea Stoll, Celan était à cette époque déjà en possession du recueil. Quoi qu’il en soit, durant l’année 1956, Celan compose des textes qui témoignent qu’il pense intensément à Bachmann et à son œuvre. Sur les 33 poèmes du recueil Grille de parole, 23 ont été dédicacés à Ingeborg Bachmann, envoyés ou donnés en main propre après leur 44 C’est la position de Barbara Wiedemann et Bertrand Badiou dans le commentaire de l’édition allemande de la correspondance Herzzeit. Les éditeurs adoucissent quelque peu leur propos dans la préface de l’édition française Le Temps du cœur, où ils affirment seulement que l’œuvre bachmannienne n’est pas « présente de façon manifeste » dans la création célanienne. Malgré tout, le propos dominant reste que Bachmann est la « muse » de Celan.

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rencontre du 14 octobre 1957 à Cologne et la renaissance de leur passion. Et sur ces 23 poèmes qui s’adressent à Bachmann, 15, soit la presque totalité de parties II et III du recueil (à l’exception de Nuit), furent conçus avant qu’ils ne se revoient. Le poème Mit Brief und Uhr/Avec lettre et horloge, qui en appelle à la lumière (« Komm schwimmendes Licht/Viens ondoyante lumière ») à laquelle Celan associa depuis le début la poétesse autrichienne « auréolée de soleil et de feu » (Eau et feu), fut conçu à l’Institut autrichien de Paris, en décembre 1955, alors que les amants poètes ne s’étaient pas revus depuis plusieurs années. Toutefois Ingeborg Bachmann passa quelques jours à Paris en cette fin 55, à l’insu de Celan, semble-t-il, ou bien Celan savait-il ou eut-il l’intuition que son amante était à Paris à ce moment-là ? Fut-elle présente à cette lecture à l’Institut autrichien ? Quoi qu’il en soit, le poème fera partie des premiers que Celan enverra à Bachmann dès le 17 octobre 1957. Et il contenait les vers suivants, qui ont disparu en partie dans la version définitive (en particulier l’allusion érotique à la puissance de la trace inscrite par l’amante sur les lèvres de l’amant) : Esquisse De la cire, Pour sceller le non-écrit Si jamais lumière perce à travers le mur […] Comme si la lèvre que ta dent m’ouvrit jadis s’était inventée un mot mensonger qui convient toujours : le chiffre Entre : le chiffre devant lequel ta pensée doit passer, maintenant, à la suite des miennes : le chiffre de minuit dans tous ses états Avec lettre et horloge (version finale) De la cire pour sceller le non-écrit qui ton nom devina, qui crypte ton nom. Viens-tu maintenant, lumière ondoyante ?

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Des doigts, de cire eux aussi, passés par des anneaux étrangers, douloureux. Fondus leurs bouts Viens-tu, lumière ondoyante ? Vides de temps, les alvéoles de l’horloge, Nuptial le millier d’abeilles prêtes au voyage. Viens, lumière ondoyante.

Un autre poème, écrit, quant à lui, immédiatement après la rencontre de Cologne, les 26 et 27 octobre 1957, présente une constellation semblable de lumière et de lèvre marquée à jamais par l’amour mais adonnée au silence, au mot chiffré, dissimulé – la lèvre représentant le lien entre amour et culpabilité, culpabilité et langage ou silence : À hauteur de bouche À hauteur de bouche, perceptible : excroissance de ténèbres. (Pas besoin, lumière, que tu la cherches, tu demeures le filet de neige, tu tiens ta proie. L’un et l’autre sont valables : Touché et Non-touché. L’un et l’autre, avec la faute, parlent de l’amour, l’un et l’autre veulent et exister et mourir.) […] Lèvre savait. Lèvre sait. Lèvre finit de le taire.45

Très tôt, dès 1939 semble-t-il, probablement au retour de son premier séjour à Paris, donc avant l’horreur de la Shoah et avant la déportation et mort de ses parents, Paul Celan avait thématisé l’hermétisme et le mutisme dans un poème nommé Retour – l’amour étant alors associé à la figure de la mère, à qui suffisait un « signe », le message des « asters », préfiguration du pavot, qui sera, près de dix ans plus tard, après la catastrophe, la fleur associée à Ingeborg Bachmann : Qu’aucune voix dissimulée ne soit découverte. 45 Traduction Martine Broda.

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Aucune. Comment sinon la vie resterait- elle agrandie devant moi et transfigurée ? Aux amis – Il n’y en aura pas au pays – un regard est déjà suffisant et à la mère suffit le signe peut-être de mes asters –46

Il existe un deuxième poème nommé Retour, conçu en décembre 1955, comme Lettre et horloge, et achevé en août 1956, c’est-à-dire après la parution dans la revue Merkur de juin 1956 du poème Sur le chemin du retour d’Ingeborg Bachmann, composé également en décembre 1955 (Cf. lettre 45 à Hans Werner Henze). Cet autre « retour » évoque à nouveau le mutisme rugueux de celui qui est nommé cette fois le « Perdu » – perdu dans un paysage de neige analogue à celui des Chants en fuite, entouré des « tertres » invisibles des morts, mais touché par « la bise glaciale » couleur de paix, couleur du messager de la paix, la colombe. Retour et la première partie des Chants en fuite, qui furent composés par Bachmann alors qu’elle se trouvait seule à Naples, durant l’hiver 1955–56, un hiver exceptionnellement rigoureux et neigeux, partagent la même douleur, le même deuil impossible des morts : Chute de neige de plus en plus dense,47 couleur de colombe, comme hier, chute de neige, comme si tu dormais encore maintenant. Blanc campé très loin. Et plus loin encore, sans fin, la trace du traîneau du Perdu. En-dessous, caché, monte et recouvre ce qui fait si mal aux yeux, tertre après tertre, invisible. Sur chacun d’eux, ramené au pays de son aujourd’hui, un Moi qui a glissé dans le mutisme : de bois, un pieu. 46 Traduction et analyse de Jean-Pierre Lefèvre. Cf. « Deux poèmes de retour », in : Po&sie, n° 130, 2010, p. 69–72. 47 « Schneefall, dichter und dichter » : le mot Dichter, avec majuscule, désigne également le poète, ou plus exactement ici deux fois le poète…

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Là-bas : un sentiment, amené par la bise glaciale, qui fixe son tissu d’étendard couleur de colombe et de neige. I48 La palme de la neige se brise, S’effondre les escaliers, La ville rigide brille Dans l’éclat de l’hiver étranger. Les enfants crient et gravissent La montagne de la faim, De farine blanche se nourrissent Et prient le ciel sans fin. Les riches paillettes de l’hiver, L’or des mandarines, Dans les bourrasques dérivent. Roule l’orange sanguine. II Mais moi je gis seule dans l’abattis de glace, pétrie de plaies. La neige ne m’a pas encore bandé les yeux. Les morts pressés contre moi font silence dans toutes les langue.

Tandis que Celan, en 1956, (re)découvrait l’œuvre de Bachmann et y répondait, avec la retenue imposée par la loi du mutisme et du secret qui lui était d’autant plus chère qu’il y avait souscrit du temps de sa mère, Ingeborg Bachmann, après la parution de son second recueil, se rendait à Paris, où elle arriva fin novembre. Elle avait séjourné une partie de l’année, de février à août, à Naples, auprès de Hans Werner Henze, et désirait a priori arriver en début d’automne dans la capitale française. Mais elle dut repousser le voyage à cause de son état de santé, à nouveau défaillant. Comme en décembre 1955, où elle avait fait un rapide séjour à Paris pour retrouver un amant, Pierre Évrard, un journaliste français, dont elle avait fait la connaissance alors qu’ils suivaient conjointement, durant l’été de la même année, le séminaire international de l’Université d’été de Harvard (un amant mystérieux, dont on ne sait presque rien, mais qui resta un ami fidèle jusqu’à sa mort), elle ne prévint pas Celan de sa présence dans « sa » ville ; ses reproches, 48 Chants en fuite, in: Toute personne qui tombe a des ailes, op.cit., p. 369.

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réprimandes et rejets successifs l’en avaient dissuadée ; et puis Celan avait depuis juin 1955 un fils, Eric, c’était l’accomplissement de sa vie de famille, de sa vie française. Peut-être Bachmann songeait-elle de nouveau à s’installer à Paris, 1956 était sa « trentième année » et elle était toujours sans attache. Bien qu’officiellement installée à Rome, elle menait une vie errante, multipliant les voyages, les séjours ici et là, n’arrivant pas à se fixer, tout en le désirant. La nouvelle La trentième année illustre ce que fut cette période pour elle, bien que le protagoniste soit un homme. À Paris, elle séjourna un certain temps à l’Hôtel de la Paix, rue Blainville, elle le trouvait sympathique, avec son escalier recouvert de « tapis sur des marches qui penchent jusqu’au deuxième étage, au-delà plus de tapis, mais des marches droites », sa chambre se trouvait au cinquième étage, «encore plus petite que l’on croit, avec des buissons de roses sur le papier mural, trois rouges sur le tapis et deux autres sur le couvre-lit ». L’hôtel n’existe plus, mais la petite rue débouche toujours sur la Place de la Contrescarpe, la place préférée de Celan, dans ce Quartier latin qu’il affectionnait particulièrement. À l’époque, des Paulownia étaient plantés au centre de la place ; ces arbres, dont le nom résonnait comme en écho au prénom du poète, étaient déjà à Vienne l’un des chiffres secrets des amoureux – et ils réapparaitront comme tel dans le roman Malina. Bachmann espérait sans doute que le hasard ferait bien les choses et les réunirait… Mais Paris de nouveau ne fit rien pour la retenir. De nouveau, ce fut un fiasco. « C’est si gris ici, tant de gris, et les jours ne se lèvent qu’à peine ; dans cette partie du Quartier Latin, on se croirait dans un village, mais dans un village très mélangé. Le premier soir, je me suis installée en face de l’hôtel, dans un café, où il n’y avait que des Algériens, puis pour le dîner au coin de la rue, dans un restaurant antillais, très étroit et vide, mais quelques créoles chantaient dans la cuisine. Pour beaucoup ici la liberté est au prix de l’isolement. […] Je ne crois plus que je connais Paris – plus la ville me saisit, plus je prends peur, je veux rentrer à Rome […] La simple pensée qu’il y eut tous ces petits gestes familiers durant tant de jours, le souvenir de tout ce qui m’a rendu un jour heureuse, suffisent à me rendre indifférent le fiasco présent. J’aurais eu besoin de quatre épaules et je n’en ai que deux »49. De ce séjour à Paris il nous reste un poème qui fait partie de tous ceux que Bachmann écrivit après 1956. Si elle ne constitua plus de recueil, elle ne cessa pas d’écrire des poèmes après la publication d’Incantation à la Grande Ourse et la fin de sa relation à Celan. Celui qu’elle écrivit à Paris, fin 1956, révèle sa terrible solitude et son désespoir :

49 Cité par Helmut Böttiger, in : Wir sagen uns Dunkles. Die Liebesgeschichte zwischen Ingeborg Bachmann und Paul Celan, Munich, DVA, 2017, p. 161. L’auteur ne mentionne pas à qui est adressée la lettre, il s’agit probablement d’une lettre à Walter Höllerer.

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Hôtel de la Paix Le fardeau de roses tombe sans bruit des murs, De la lampe le cœur de lumière se brise. Obscurité. Bruit de pas. Le verrou devant la mort s’est fermé.

Plus d’amour, donc plus de lumière. Sans amour ni lumière, la mort rode. Pourtant la poétesse était célèbre, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre – mais pas à Paris. À Paris, personne ne la connaissait en tant que poète, à part Celan, si proche et si lointain … Bachmann ne pouvait se douter que ses poèmes, depuis des mois déjà, faisaient résonner sa voix dans le cœur de Celan, qui commençait de se languir de sa lumière. La lampe à brandir, le cœur de lumière à chercher ensemble, font partie du langage secret des amoureux – l’expression apparaît d’abord dans les Chants en fuite (1956), puis revient dans la correspondance (lettres 59 et 62), et, à la dérobée, dans les poèmes de Celan. II Mais moi je gis seule dans l’abattis de glace, pétrie de plaies. […] Personne ne m’aime et n’a brandi de lampe pour moi. Un jour et encore un Toi, le foehn. Le calme volait devant nous, une seconde vie, bien visible. Je gagnai, je perdis, nous crûmes en des miracles sombres, la branche, vite écrite au ciel, nous porta, poussa à travers des traînées blanches, dans l’orbe de la lune, un demain sauta dans l’hier, nous cherchâmes, dispersés, le chandelier, je jetai tout dans la main de personne.

Bachmann reviendra maintes fois à Paris, pour voir Gisèle Lestranges qu’elle prit en amitié, pour des rencontres informelles avec Maurice Nadeau, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo et d’autres, au début des années soixante, en vue de la création d’une revue européenne donnant une voix à la culture plurilingue à construire ; elle y rencontra Max Frisch le 3 juillet 1958, alors que sa pièce Monsieur Bonhomme et les incendiaires y était jouée. La revue Gulliver fut un échec cuisant ; quant à la relation avec Max Frisch et la tentative d’édifier enfin

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une vie commune stable et durable, on en connaît la fin tragique. Seule l’amitié avec Gisèle survécut à la mort de Paul Celan en 1970, trois ans avant celle de la poétesse. Non, Paris ne porta décidément pas chance à Ingeborg Bachmann. Pourtant on a l’impression que, malgré tout, elle avait du mal à s’en détacher. La ville est évoquée, indirectement, dans un autre poème du Temps en sursis : Les Ponts. Le pont Mirabeau et le Waterloo-bridge en appellent au souvenir du séjour parisien précédent celui à Londres en 1950–51. Il semble que ce soit du pont Mirabeau que Celan se donna la mort en 1970. Après la découverte des lettres à Hans Weigel, je lis le poème sous un autre éclairage ; j’y vois le combat contre ce « sentiment de pont et du chute » qui faisait tant souffrir la poétesse quand elle était en crise. Cependant, comme toujours, la poésie lui permet de retourner le mal en force. « Vivre au nom des rives » devient la devise des « Perdus ». On pourrait dire aussi : qui cherche le soleil ne doit pas craindre la chute. Ou bien encore : Toute personne qui tombe a des ailes (Cf. le poème Le jeu est fini). La réalité de la chute n’est pas niée ; mais elle n’empêche pas de voler. La conception bachmanienne de l’utopie ne relève en rien de rêveries déconnectées de la réalité : elle est au contraire profondément ancrée dans l’expérience de son âpreté, de sa violence. L’écrivaine ne cessa de lutter et tenta d’encourager Celan à en faire de même, à ne pas se laisser gagner par la chute et la nuit. Celan fit des concessions avant même de la revoir en octobre 1957. La lecture d’Invocation à la Grande Ourse lui permit de comprendre beaucoup de choses. Dans le recueil Grille de parole, il dialogue avec elle ou plus exactement avec ses poèmes, dont il mesure enfin la portée. Ce sont en priorité deux poèmes, Paris (du Temps en sursis) pour des raisons biographiques évidentes, ainsi que le cycle des Chants en fuite (Invocation de la Grande Ourse), qui appelèrent la réponse dissimulée de Celan. Imaginons qu’ils occupèrent sa pensée durant des mois, comme une mélodie qui tourne en boucle … Dans la lettre du 28 octobre 1957, Bachmann invite Celan à lire Les chants en fuite – qu’il avait déjà lus sans qu’elle le sache – et elle ajoute : « cet hiver-là, il y a deux ans, j’étais à bout et j’avais accepté d’être rejetée. Je n’avais plus l’espoir d’être absoute. À quelle fin ? » En effet ce cycle de poèmes convoque le sentiment dramatique de culpabilité qui ronge Bachmann, qui la ronge d’autant plus que, on l’a vu, Celan n’avait cessé de la renvoyer à son passé et à sa qualité « d’étrangère ». XIII […] Le soleil ne réchauffe pas, la mer est sans voix. Personne pour déficeler les tombes, empaquetées de neige. Personne pour remplir un brasero De braise dure ? Mais la braise n’y fait rien.

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Délivre-moi ! Je ne puis mourir plus longtemps. […] Je suis encore coupable. Relève-moi. Je ne suis pas coupable. Relève-moi. Détache le grain de glace de l’œil scellé par le froid, pénètre du regard la surface, cherche les fonds bleus, nage, regarde et plonge : Ce n’est pas moi. C’est moi.

En lisant ces poèmes, Celan comprend enfin que la douleur de son amante est aussi profonde et ancienne que la sienne, que la mort et le silence l’enlacent, la menacent, qu’elle ploie sous le poids de la faute, bref qu’elle souffre des mêmes maux que lui, qu’elle partage son sort, qu’elle est semblable à lui … XII Bouche qui dans ma bouche a passé des nuits, œil que mon œil veilla, main – et ceux qui m’anéantirent, les yeux ! Bouche qui prononça le verdict, main qui m’exécuta !

Alors Celan comprend qu’il fut injuste. Alors la main assassine cherche à se faire pardonner. Les mots « main » et « bouche » sont exceptionnellement présents dans le recueil Grille de parole (Cf. Une main, Matière de Bretagne, Nuit, etc.) – ce n’est pas un hasard : Une main que je baisais s’illumine pour les bouches. (M’avez-vous connu, mains ? Je suis allé par le chemin fourchu, que vous m’avez montré, ma bouche a craché sa pierraille, je suis allé, mon temps, errante congère, a jeté son ombre – m’avez-vous connu ?) Mains, la plaie courtisée d’épine, on sonne, mains, le Rien, ses mers, dans la lumière du genêt, la voile de sang vient vers toi.

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Alors la prétendue faute de la poétesse-amante devient la sienne, la leur. Car elle aussi lutte contre le retour des fantômes du passé, contre « les morts pressés contre [elle] », contre l’« excroissance de ténèbres » qui menace de l’étouffer. Dans le poème titre Sprachgitter/Grille de parole, conçu le 14 juin 1957, alors que Celan était à Vienne, chez Nani et Klaus Demus, dans le troisième arrondissement, non loin de la Beatrixgasse où Bachmann habitait en 1948, la faute originelle de l’étrangère est révoquée. Elle aussi est une victime, ils sont couchés ensemble sur le même carrelage qui évoque les chambres à gaz, « deux flaques gris-cœur/deux/ bouchées de silence ». Les deux amants poètes sont emmurés dans les grilles du silence. C’est la vision celanienne. Ingeborg Bachmann est absoute parce qu’elle l’a rejoint. Elle est absoute dans la mesure où elle se sacrifie. Il faut qu’elle le suive, qu’elle l’accompagne, qu’elle s’engloutisse dans sa nuit. Alors, à travers les mots, rares et inédits, denses, laconiques, concentrés à l’extrême, le dialogue a lieu. Dans « le secret de la rencontre », deux poètes communiquent, mieux encore que dans les lettres, à travers ces mots qu’ils ont choisis parmi des milliers d’autres, ces mots dont eux seuls connaissent le poids d’ombre et de lumière et tout ce qu’ils charrient d’amour et de malentendus, de disputes et de réconciliations. Eux seuls savent à quel prix ils ont été arrachés au silence. « Trouvons les mots » écrit Bachmann le 18 novembre 1959. Celan les cherche, les décompose, les recompose, les malmène, les désagrège, puisqu’ils sont impurs et inaptes à dire l’indicible. Face à l’indicible, il ne trouve que ces mots tourmentés, torturés et leur silence. Aucune rédemption n’est possible pour lui. Le mouvement de Paris est inversé, les amants hantent de nouveau les « couloirs » de la nuit, et s’ils sont couchés ensemble sur « des lits de neige », la neige hantant le recueil de Celan comme les Chants en fuite, ils sont à jamais, plus que jamais prisonniers de la perte, de la chute, de la nuit, de la mort. Les mots de la poétesse amante sont là, intégrés à la poésie de l’amant. Cependant, même réunis, loin de remonter vers le jour, ils ne feront jamais « qu’une chair avec la nuit » : Lit de neige […] Les yeux aveugles au monde, les yeux dans le mouroir d’à-pics, les yeux les yeux : Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige. Cristaux après cristaux, treillagés dans les grilles à profondeur du temps, nous tombons, nous tombons et gisons et tombons. Et tombons : Nous étions. Nous sommes.

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Nous ne faisons qu’une chair avec la nuit. Dans les couloirs, les couloirs.50

La voix de Bachmann s’éloigne dans le quatrième et dernier cycle du recueil Grille de parole, composé en 1958, alors qu’elle met un terme, en juin, à leur liaison. À vrai dire, la voix ne s’éloigne pas, mais Celan lutte, « se défend » plus que jamais contre elle. Plus que jamais la « voix dissimulée » ne doit être « découverte » : on constate en effet, grâce aux études génétiques, c’est-à-dire aux pré-textes des poèmes de ce quatrième cycle, que le poète cherche à effacer, rayer, éliminer les mots qui témoignent de la présence en lui de sa bien-aimée. Ainsi, la première version du poème Un œil, ouvert contenait non seulement le nom de « Paris », mais aussi le mot « lupins » (« lupins, suffisamment faux ») qui fait référence au poème Le Temps en sursis. De même, il apparaît que le premier vers de l’avanttexte, datant du 19 mai 1958, de En haut, sans bruit, nommait explicitement la ville lumière : « Paris, une ville de sable ». Celan, dans le quatrième cycle du recueil, celui qui est écrit en 1958, au moment de la rupture, élimine consciemment les traces qui renvoient à la présence de la voix de Bachmann en lui. Et il inverse de nouveau, avec constance et acharnement, sa vision du monde, celle qu’elle avait exprimée dans Paris et qui déconstruit l’opposition entre le haut et le bas ; à chaque mot de son recueil, Celan, au contraire, réaffirme la fatalité du bas, de la nuit, de la perte. Orphée est pour lui irrémédiablement prisonnier des enfers. Il n’en reste pas moins que, de même que Le Temps en sursis est placé sous le signe de Celan, Grille de parole porte l’empreinte de la poésie de Bachmann – timidement affirmée ou rageusement écartée. Ingeborg Bachmann ne pouvait sauver Celan. Elle espéra un certain temps, tenta désespérément de l’arracher à la loi du silence dont elle savait, de par sa propre expérience, qu’elle était mortelle. Puis elle cessa d’espérer. Elle savait probablement avant même que renaisse leur amour, qu’elle n’aurait pas la force de combattre la maladie du poète. Elle avait déjà fort à faire avec son enfer personnel – avec le silence, le mutisme menaçants, dont elle ne voulait pas, parce qu’elle savait depuis toujours qu’ils lui étaient imposés, qu’on avait essayé de les lui imposer. La nuit, la mort, le silence, la maladie finirent cependant par l’emporter sur sa résistance, trois ans seulement après le suicide de Celan. Celan avait-il donc raison ? Du point de vue de Bachmann, certainement pas, bien qu’elle le comprît mieux que quiconque. Elle lutta jusqu’à ses dernières forces, armée de son seul courage, dans une absolue solitude. Début 1957, dans une lettre d’adieu à son ami homosexuel, le compositeur Hans Werner Henze, elle écrivait : Quand tu recevras cette lettre – ainsi commence souvent les lettres avant un suicide, mais le mien n’est pas de cette sorte, peut-être même d’une sorte pour vivre, et quelque chose 50 Traduction Jean-Pierre Lefèvre.

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me dit que tu me comprendras, que tu comprendras cette décision insolite qui me mènera je ne sais combien de kilomètres loin d’ici. Beaucoup beaucoup de kilomètres, à l’autre bout du monde. Ce n’est pas seulement la passion qui me poussa à prendre cette décision, mais beaucoup plus, et si tu veux, plus que la passion, en fait une conscience du vide, dont j’ai fait l’expérience et dont je souffre aussi sur le plan artistique […] Il y a là quelque chose d’autre, qui détruit et est destructeur, qui est en soi tout entier ou bien en rien de nature à me faire comprendre ce que je vaux et ce que je ne vaux pas, et c’est moi, Hans, moi seule qui pousse les choses à l’extrême, car les hommes sont des lâches. C’est étrange que j’aie écrit il y a peu de temps quelque chose sur cette part obscure du monde51, et maintenant je m’y rends, et je sens en moi cet ancien et fort courage.

De quel voyage à l’autre bout du monde parle-t-elle ici ? Voulait-elle, comme Rimbaud, souvent évoqué par elle, lâcher toutes les amarres, afin de connaître pleinement « la part obscure du monde » ? Elle n’expédia jamais cette lettre à Hans Werner Henze et ne partit pas à l’autre bout du monde. Elle continua de travailler, de créer, de faire œuvre commune avec le compositeur ; ils s’encourageaient et se réconfortaient l’un l’autre, leurs lettres en témoignent. Leur œuvre commune est très importante, la manifestation particulièrement réussie de ce que peut être une coopération inspirée par l’amour. Sans doute Ingeborg Bachmann rêvait-elle d’un tel accomplissement, sur le plan poétique, avec Celan – d’autant plus que Celan, contrairement à Henze, aurait pu la rendre heureuse. Malheureusement, si Celan la renia souvent, comme il l’avoue lui-même, il le fit de façon encore plus systématique après la rupture et surtout en 1960, dans le discours Le Méridien, d’où Bachmann est absente, terriblement absente quand il s’agit du « secret de la rencontre », tourné vers « chaque chose, chaque être humain » comme « figure de l’Autre ». À moins que, même si elle n’est pas nommée, ce discours s’adresse malgré tout à « l’étrangère ». À moins que, sans la nommer, Celan ait su qu’il n’aurait pu thématiser « le secret de la rencontre » sans celle qui l’incarna pour lui, un temps au moins. Bachmann répondit à ce discours dans le fragment longtemps resté inédit, Le poème au lecteur, dans lequel elle réaffirma sa foi en l’amour, sa foi dans le poème comme élan d’amour vers l’autre, un Toi aimé à jamais unique. Le recueil Grille de parole resta donc le mouvement extrême, l’effort ultime de Celan pour se rapprocher de l’aimée. Le dernier poème du recueil, Strette, cette « partie terminale d’une fugue dans laquelle les entrées de sujet et réponse sont de plus en plus rapprochées », illustre et réalise merveilleusement ce « secret de la rencontre » qui régna entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan, malgré tout ce que put dire et écrire Celan par la suite : évocation et mise en œuvre du cheminement vers l’autre et inscription secrète de la voix de l’aimé(e) qui se trouve à la source même de la création – un dernier appel, un dernier cri d’espoir lancé vers la poète 51 Le poème Amour, part obscure du monde.

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amante qui, pour une fois, se trouvait déjà au-delà, dans la certitude que l’œuvre seule désormais témoignera : Donc il y a encore des temples. Une étoile a encore de la lumière. Rien rien n’est perdu. Hosianna. XV52 L’amour a un triomphe et la mort aussi, le temps et le temps d’après. Nous n’en avons aucun. Rien que des chutes d’étoiles autour de nous. Reflet et silence. Mais le chant au-dessus de la poussière d’après nous surpassera.

52 Chants en fuite, in: Toute personne qui tombe a des ailes, op.cit., p. 387.

Bibliographie sélective

Œuvres d’Ingeborg Bachmann en langue originale Werke, éd. par C. Koschel, I. von Weidenbaum, Clemens Münster, München, Piper Verlag, 1978, 4 tomes. Wir müssen wahre Sätze finden. Gespräche und Interviews, München, Piper Verlag, 1983. « Todesarten »-Projekt, éd. par M. Albrecht, D. Göttsche, München, Piper Verlag, 1995, 5 tomes. Briefe an Felician, München, Piper, 1991. Letzte, unveröffentliche Gedichte, éd. par Hans Höller, Frankfurt a. M., Suhrkamp Verlag, 1998. Kriegstagebuch mit Briefen von Jack Hamesh an Ingeborg Bachmann, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010. Kritische Schriften, herausgegeben von Monika Albrecht und Dirk Göttsche, München, Piper Verlag, 2005. « Male oscuro ». Aufzeichnungen aus der Zeit der Krankheit, herausgegeben von Isolde Schiffermüller und Gabriella Pelloni, Piper Verlag München, Suhrkamp Verlag Berlin, 2017.

Correspondances Bachmann I., Henze H.W., Briefe einer Freundschaft, München, Piper Verlag, 2004. Bachmann I., Celan, Paul, Herzzeit, Briefwechsel, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 2008. Bachmann I., Enzensberger H.M., « Schreib alles was wahr ist ». Der Briefwechsel, herausgegeben von Hubert Lengauer, Piper Verlag München, Suhrkamp Verlag Berlin, 2018.

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Bibliographie sélective

Traductions en français des œuvres de Bachmann Aux éditions du Seuil La Trentième année, trad. Marie-Simone Rollin, Paris, Seuil, 1964, 1986 (rééd.). Malina, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1973 / Points, 2001 (éd. revue par Claire De Oliveira). Bachmann I., Celan P., Le Temps du coeur. Correspondance, trad. Bertrand Badiou, Paris, Editions du Seuil, 2011.

Aux éditions Actes Sud Franza, trad. Miguel Couffon, Arles, Actes, 1985 / Paris, Seuil, Points Roman, 1993. Berlin, un lieu de hasards, trad. Marie-Simone Rollin, illustrations Günter Grass, Arles, Actes Sud, 1987. Journal de guerre, suivi des Lettres de Jack Hamesh à Ingeborg Bachmann, trad. Françoise Rétif, Actes Sud, 2011.

Dans Europe, Revue littéraire mensuelle, n° 892–893, août-septembre 2003, traduction par Françoise RÉTIF de différents textes Poèmes, p. 32 ssq. Poèmes inédits, p. 129 ssq. Poème au lecteur, p. 128. Discours On peut exiger de l’homme qu’il affronte la vérité, p. 37–40. Fragment d’Anna, p. 68–79.

Nouvelles traductions (en ligne) de Undine geht (Ondine s’en va) et Die Fähre (La traille) et autres textes http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?rubrique31. http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article274.

Aux Éditions Gallimard Toute personne qui tombe a des ailes, Paris, Gallimard, collection « Poésie », 2015, rééd. 2016. Édition, introduction et traduction de Françoise Rétif, édition bilingue.

Autres textes et sources Benay J. (Dir.), « Und wir werden frei sein, freier als je von jeder Freiheit ». Die Autorin Ingeborg Bachmann, Wien, Edition Praesens, 2005.

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Traductions en français des œuvres de Paul Celan Grille de parole, traduit de l’allemand par Martine Broda, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1991, édition bilingue. Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction et présentation de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, collection « Poésie », édition bilingue, 1998. « Deux poèmes de retour », traduits et commentés par Jean-Pierre Lefebvre, in : Po&sie, n° 130, 2010, p. 69–72.

Œuvres de Hans Weigel Unvollendete Symphonie, Wien, Éditions Atelier, 1991. In Memoriam, Graz, Wien, Köln, Verlag Styria, 1979.