Giraudoux et la métaphore: Une étude des images dans ses romans 9783111630182, 9783111251332

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Giraudoux et la métaphore: Une étude des images dans ses romans
 9783111630182, 9783111251332

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
I. GIRAUDOUX, VIE ET ŒUVRES
II. GIRAUDOUX STYLISTE
III. FORMATION LITTÉRAIRE
IV. FORME DES IMAGES
V. SUJETS DES IMAGES
VI. NATURE DES IMAGES
VII. CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRES PRINCIPALES DE JEAN GIRAUDOUX

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DE PROPRIETATIBUS LITTERARUM edetida curat C. H. V A N

SCHOONEVELD

Indiana University

Series Practica 54

GIRAUDOUX ET LA MÉTAPHORE Une étude des images dans ses romans

par

MORTON M. C E L L E R Georgia State University

1974 MOUTON THE HAGUE · PARIS

© Copyright 1974 in The Netherlands. Mouton & Co. Ν. V., Publishers, The Hague No part of this book may be translated or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers

LIBRARY OF CONGRESS CATALOG CARD NUMBER: 72-94450

Printed in Hungary

REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer ma gratitude à M. Jean-Pierre Giraudoux, fils de l'écrivain, pour les précieux renseignements qu'il m'a accordés; Monsieur le Professeur Charles Bruneau pour ses inestimables suggestions et ses critiques. A ma femme, Janou, pour son aide dans la correction du manuscrit et son soutien moral constant, je dédie cette étude.

TABLE DES MATIÈRES

Introduction I.

Giraudoux, vie et œuvres

9 11

II. Giraudoux styliste

17

III. Formation littéraire

37

IV. Forme des images

45

V. Sujets des images

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VI. Nature des images

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VII. Conclusion

139

Bibliographie

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Œuvres principales de Jean Giraudoux

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INTRODUCTION

Le dépouillement de l'œuvre romanesque de Jean Giraudoux et les recherches pour cette étude me semblent pleinement justifiés par l'idée suivante, énoncée par un éminent professeur à la Sorbonne, M. Charles Bruneau: « . . . depuis l'époque romantique, la quantité et la qualité des images, dans la prose littéraire comme dans la poésie, n'a cessé d'augmenter; à l'époque actuelle, c'est au nombre et à la valeur des images que l'on apprécie surtout une œuvre littéraire»1. Cette constatation corrobore une opinion déjà émise par M. N. Kostyleff. Dans un article sur ce qu'il apppelle «le mécanisme de l'inspiration créatrice», il maintient que l'on peut juger, par le langage d'un auteur, la valeur de son talent littéraire. Il donne une grande importance à un vocabulaire très riche en nuances, et continue: «Nous avons même tout lieu de penser qu'il ne s'agit pas là du seul vocabulaire, mais de l'association des termes verbaux avec certaines images ou certains états affectifs dont la reproduction permet des rapprochements inattendus et enrichit le processus de la décharge verbale.. .»2. Ces deux jugements attestent la valeur que peut avoir l'étude des images d'un auteur moderne comme Jean Giraudoux. Il est évident qu'un tel exposé ne pourrait concerner un auteur dont le style ne soit pas fortement marqué par l'emploi des images. Or, il est reconnu que l'œuvre de Jean Giraudoux est un exemple parmi les plus intéressants du style imagé dans la littérature contemporaine. Ce style particulier m'a attiré d'abord et m'a incité à en faire le sujet de cet ouvrage. Dès le début, un choix s'imposait entre l'œuvre théâtrale et l'œuvre romanesque de Giraudoux, toutes deux d'une importance considérable. J'ai préféré la seconde, car l'auteur y a laissé plus libre 1 Ch. Bruneau, (Paris: D'Artrey, 2 N. Kostyleff, philosophique de

«L'Image dans notre langue littéraire», Mélanges Albert Dauzat s. d.), in-8, p. 55. «Recherches sur le mécanisme de l'imagination créatrice», Revue la France et de Γ étranger (sept. 1913), p. 235.

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INTRODUCTION

cours à la fantaisie de son expression. Le théâtre demande pour l'auditoire une langue claire et facilement compréhensible; nous savons que les exigences de la scène en matière de dialogue ont gêné Giraudoux, qui a dû choisir et même éliminer des images. Il était beaucoup plus à l'aise dans ses autres ouvrages écrits pour atteindre un public plus restreint. Je tiens à signaler que je ne fais pas une étude de 'l'image' mais de son emploi dans une œuvre, et que les termes d' 'image', de 'métaphore' et de 'comparaison' seront tous employés dans un sens large. Ils s'appliquent à toutes les comparaisons exprimées ou impliquées entre des concepts qui appartiennent à des catégories différentes ou à la même catégorie dans des circonstances différentes.3 Au cours d'une analyse de ce genre, un problème insoluble se pose. Une image hors du contexte qui l'explique ou la prolonge risque de perdre de sa valeur artistique. L'appréciation complète ne peut se faire que si la métaphore est replacée dans la page où l'auteur l'a mise. De plus, étudier une métaphore selon une certaine classification n'en montre qu'un aspect restreint, mais on ne peut éviter de faire un classement dans l'intérêt d'une présentation ordonnée. Un autre écueil se présente dans un travail où l'on essaie de juger la valeur intrinsèque des images, celui de ne pas rester assez objectif. Le choix des exemples est nécessairement subjectif; en ce qui concerne l'appréciation, je tâcherai de garder la plus grande objectivité possible.

3

Cet élargissement de l'acception de tels mots est, en effet, une tendance chez de nombreux critiques modernes de la stylistique. On peut considérer par exemple, la définition de métaphore donnée par Herbert Read dans son livre English Prose Style (London: G. Bell & Sons, 1952): «Metaphor is the synthesis of several units of observation into one commanding image; it is the expression of a complex idea, not by analogy, nor by abstract statement, but by a sudden perception of an objective relation».

I GIRAUDOUX, VIE ET ŒUVRES

La sous-préfecture somnolente de Bellac (Haute-Vienne) ne se doutait guère, le 29 octobre 1882, que le petit Jean Giraudoux qui y naissait ce jour-là lui apporterait une renommée que la modeste ville doit seulement au charme qu'elle a laissé dans le cœur de l'auteur. Dès ses premiers écrits, on voit l'empreinte profonde de sa ville natale et de ses environs, qui lui inspireront quantité de scènes provinciales. Ayant perdu sa mère trop tôt, il dut manquer de cette affection tendre et féminine si nécessaire au bonheur enfantin et que son père ne put seul remplacer. De son internat au lycée de Châteauroux, il nous raconte, dans Simon le pathétique, combien les lettres de ses proches furent rares. Aussi, après son cher Limousin où il grandit, il orienta son amour sur l'étude. Le jeune Giraudoux, élève brillant et studieux, développa parallèlement ses connaissances intellectuelles et un intérêt pour les sports qu'il garda longtemps. Enthousiaste de l'idéal classique, il fut attiré également par la littérature allemande, et après sa licence-ès-lettres, passa son agrégation dans cette langue. Malgré des études excellentes à l'Ecole Normale Supérieure, Giraudoux dut considérer son éducation incomplète. Limitées surtout par Paris et le Limousin, ses vues et ses connaissances lui semblèrent trop restreintes. Restreinte aussi lui parut la perspective de la vie enseignante. La délivrance vint sous forme d'une bourse de voyage. Il ira en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Scandinavie, en Italie, dans les Balkans. Première rencontre, à Munich, de Paul Morand, avec qui il devait partager une carrière diplomatique, et, en Bavière, un séjour de quelque temps comme précepteur du prince de Saxe-Meiningen. Il fera même un premier voyage en Amérique. Ce ne fut qu'en 1910 que Jean Giraudoux fit son entrée dans la diplomatie comme élève vice-consul, mais cette carrière encore à ses débuts fut interrompue par la guerre. L'intellectuel de trente-deux ans n'eut pas dans le conflit un rôle purement intellectuel. La Légion d'honneur lui fut décernée à titre militaire, et il fut distingué comme le premier

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GIRAUDOUX, VIE ET OEUVRES

écrivain français que sa bravoure à l'ennemi ait fait décorer. En 1917, il accompagne Joffre et Bergson aux Etats-Unis, où il séjourne à l'Université de Harvard comme instructeur. Rentré aux Affaires Etrangères, Giraudoux, déjà approchant de la quarantaine, reprend sa profession diplomatique et ne la quittera plus pendant vingt ans. Il y occupe des postes importants, y compris celui qui lui permet de satisfaire son goût des voyages: inspecteur des postes consulaires. Au début de la guerre de 1939-1940, Giraudoux fut nommé directeur à l'Information, fonction qu'il ne remplit pas longtemps. Il fut remplacé au bout de quelques mois par un homme connaissant mieux les besoins et les sensibilités de la presse. Devenu néanmoins, en 1940, président du Comité consultatif de la Propagande, sa sincérité foncière l'emporta et il se crut obligé de se retirer de la vie publique dès que les exigences de l'occupant devinrent trop pesantes. Malheureusement il ne vit pas la fin de cette occupation et de cette guerre qui saignaient sa France tant aimée. Le 31 janvier 1944 il mourait d'une crise d'urémie. Là, dans ses lignes essentielles, est la vie de Jean Giraudoux. Une vie active, mouvementée, de savant, de soldat, de diplomate - mais l'esquisse reste incomplète. Comment (il est naturel de se le demander) cet homme put-il produire pendant cette vie chargée plus d'une vingtaine d'œuvres de valeur? Ceux qui le connaissaient nous l'expliquent. M. André Beucler raconte ce qui suit à propos de sa première visite au bureau de Giraudoux : « . . . il était en train d'écrire très vite, mais de façon continue... et se servait d'un gros stylographe Parker qui semblait être, entre ses mains, l'instrument magique destiné à produire le mouvement perpétuel.»1 M. Beucler apprit par la suite qu'il s'agissait d'un chapitre de Bella. Plus loin il écrit : «Souvent aussi i l . . . rédigeait vingt pages sans la moindre rature. Il pouvait commencer un roman en attendant une communication téléphonique, dans un bureau de poste, avec le porte-plume de tout le monde... il écrivait très vite, s'arrêtait au milieu d'une phrase et repartait le lendemain jusqu'à la page 200 ou 250 de son écriture, après quoi il recommençait autre chose. On pensait qu'il griffonnait un billet, qu'il prenait des notes.»2 Cette facilité est confirmée par M. Paul Géraldy : «Il s'efforçait de retenir cette plume juvénile, effrénée et se félicitait de ce qu'en l'occupant une bonne partie de la journée, les Affaires Etrangères l'empêchassent d'écrire trop.» 3 Nous ne sommes plus surpris d'apprendre 1 André Beucler, Les Instants de Giraudoux (Genève: Milieu du Monde, 1948), in-16, p. 62. 2 Beucler, p. 148. 3 Paul Géraldy, Féeries, Revue de Paris, n° 1 (janv. 1946), p. 59.

GIRAUDOUX, VIE ET OEUVRES

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que, dans une interview, l'auteur lui-même confesse avoir écrit Siegfried et le Limousin (roman de 302 pages) en vingt-sept jours. 4 Ces citations affirment amplement la spontanéité du style de Giraudoux, qu'il ne travaille pas mais qui jaillit, étincelant, original, riche d'allusions imprévues. C'est un auteur qui enregistre la progression de ses pensées, qui fait une association rapide de ses idées. Style non corrigé, et que pourtant on dirait ciselé ! Quand on considère en plus de cet élément de rapidité le manque de construction de ses romans, leurs nombreuses digressions, les sauts du réel au monde de l'irréalité qui ponctuent toute son œuvre, on s'étonne d'un jugement comme celui du professeur Stansbury : «He is the least spontaneous of writers. Designedly artificial and précieux, his most irresistible witticisms are at the same time the most studied... It is safe to assert that there is not a single banal line in his fifteen or more books, and this is largely due to the application of just such carefully studied artifices.»5 Ainsi, tout en reconnaissant le charme de Giraudoux, il trouve ce charme 'étudié', cultivé. Les Français ne sont pas unanimes non plus dans leurs louanges. M. Marcel Azai's croit que « . . . M. Giraudoux sue, ahanne, se tord pour trouver à chaque ligne une métaphore, une prosopopèe, un mythe, une allégorie.»6 — jugement impossible à émettre par quelqu'un connaissant la méthode de travail de l'auteur. Il convient d'ajouter que Giraudoux ne prétendit jamais 'faire de la littérature'. La composition restait pour lui, à côté de son travail professionnel, une sorte de passe-temps désintéressé. «Comment je compose mes romans ? Je ne les compose p a s . . . Je les écris par petits morceaux, un peu chaque jour et sans plan. Et quand ils sont publiés, je les oublie... Pas tout de suite, mais au bout de quelque temps.» 7 Il fait même la confession suivante: «Je ne considère tout ce que j'ai fait que comme une sorte de divagation poétique, et je n'ai jamais eu la prétention de faire un roman ou une composition littéraire quelconque.» 8 En dépit de cette déclaration, on trouve dans l'œuvre giralducienne un nombre considérable de 'compositions littéraires', dont la première fut Provinciales, en 1909. Un brillant recueil de nouvelles puisées dans

4

Frédéric Lefèvre, Une heure avec..., lè"> série (Paris: N.R.F., 1924), in-12, p. 149. Milton H. Stansbury, French Novelists of Today (Philadelphia : Univ. of Pennsylvania Press, 1935), in-8, p. 21. β Marcel Azaïs, Le Chemin des Gardies (Paris: Nouvelle Librairie Nationale, 1926), in-8, p. 237. 7 Cité par François de Roux, Chez Jean Giraudoux, 1934 (4 juin 1934), p. 9. 8 F. Lefèvre, Une heure avec..., p. 150. 5

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GIRAUDOUX, VIE ET OEUVRES

ses souvenirs de province, et qui faillit remporter le prix Goncourt, il fut suivi deux ans plus tard par une série d'études de caractère de jeunes gens, L'Ecole des indifférents. Ses débuts littéraires avaient précédé la publication de ces deux livres, toutes les nouvelles contenues dans ces recueils ayant déjà paru dans des revues. La Grande Revue, la Revue des Temps Présents et YErmitage avaient accepté les cinq nouvelles de Provinciales, tandis que la Nouvelle Revue Française, la Grande Revue et le Mercure s'étaient partagé les trois portraits de L'Ecole des indifférents. Ce n'est qu'en 1952 que furent recueillies, sous le titre Contes d'un matin, d'autres tentatives littéraires de la même période, parues pour la plupart dans le journal Le Matin. La guerre, dont le rude contact le heurta, lui inspira deux livres dans lesquels la brutalité du combat n'affleure guère: Lectures pour une ombre (1917) et Adorable Clio (1920). Ils reflètent la morne réalité du point de vue d'une riche, émouvante expérience humaine. Légèreté, charme, manque de continuité, — caractères de ses œuvres initiales — refleurissent dans son premier roman, Simon le pathétique (1918). C'est l'adolescence studieuse et la maturité d'un jeune homme chez qui s'éveille l'amour et qui recherche la perfection et la pureté féminines ; beaucoup de souvenirs personnels ont été inclus dans ce livre. Il sera suivi la même année d'Amica America, impressions de son voyage aux Etats-Unis, puis en 1919, d'Elpénor, divertissement en marge de l'Odyssée. Suzanne et le Pacifique (1921) nous révèle le romancier dans sa fantaisie la plus savante et son imagination la plus illimitée. Une jeune Française, naufragée sur une île déserte, y reconstitue sa culture et son éducation européennes. La description de la faune et de la flore de cette île tropicale foisonne d'images éclatantes, alors que les rêveries et les réflexions de Suzanne nous valent des critiques littéraires et d'innombrables digressions. Tout en gardant un point de vue personnel du monde, Giraudoux s'efforce ici pour la première fois d'inventer des personnages qui dépassent une simple adaptation de sa propre personnalité. Dans la majorité des romans suivants, Giraudoux aborde plus nettement que dans ses premières œuvres fictives, mais sans en faire le sujet même, les problèmes de la recherche par l'individu de sa vraie nature et de l'adaptation d'un idéal à la réalité extérieure avec laquelle il est en opposition. Comme le fait observer R.-M. Albérès, l'esthétique de Giraudoux, à partir de 1921, «apporte une solution au conflit entrevu entre la marche des choses et la volonté humaine.»9 Ce sera d'abord dans 9 R.-M. Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudaux (Paris: Nizet, 1957), p. 217.

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Siegfried et le Limousin (1922). Amnésique et sans identité, ramassé sur un champ de bataille, un jeune Français est rééduqué en Allemagne où son esprit rationnel lui vaut un poste important dans son pays d'adoption. Un ami lui révélera son passé, le ramènera dans son Limousin natal: dualité de personnalité, différences franco-allemandes. Avec Juliette au pays des hommes (1924), l'auteur traite clairement pour la première fois le thème de l'évasion. Une jeune fille fuit son fiancé, symbole de la vie ordinaire, des habitudes quotidiennes, part en quête de sa vraie personnalité, qui doit lui être révélée par une connaissance plus large de milieux et de natures masculines différents. Finalement elle retourne vers son passé qu'elle accepte. De la profession de Giraudoux et de son contact avec les hommes d'état naquit Bella (1926). Roman d'actualité où l'on reconnut certaines figures politiques, il est doublé d'une histoire d'amour qui rappelle la lutte Montagu-Capulet. Dans la ligne des romans ayant un sujet plus défini, une base plus solide que ses premiers, se place Eglantine (1927). L'héroïne se cherche à travers deux affections de vieillards opposant l'Orient et l'Occident, Paris et la province. Sa jeunesse et son désir de vivre la ramèneront vers le contact avec la société. Sous l'heureuse influence de Louis Jouvet, Jean Giraudoux fait ses débuts de dramaturge en adaptant son roman franco-allemand pour la scène sous le titre de Siegfried (1928). Ses succès ultérieurs au théâtre groupent des pièces telles que : Amphitryon 38, Intermezzo, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Electre, Ondine. Cette introduction à un nouveau genre ne signifie cependant pas l'arrêt de la production des romans. Trois encore paraîtront, en plus de La France sentimentale (1932), collection d'une dizaine de chapitres sans liaison dont la plupart furent écrits autour de Bella. Tous trois reprennent le même thème : incapacité de l'individu à s'adapter à son milieu, refus de la vie banale, instabilité, recherche d'un bonheur supérieur, sous une forme différente dans chaque cas, mais toujours participant à quelque valeur imprécise mystique ou métaphysique. Il faut dire que la fin de chaque livre trouve le personnage principal retournant à la réalité déjà connue. Le héros des Aventures de Jérôme Bordini (1930) quitte femme et enfant, las de la corvée que représente la vie invariable de tous les jours, et part pour l'Amérique en quête de liberté, ce qui donne à l'auteur l'occasion de se servir de ses propres souvenirs de voyage. Dans Combat avec l'ange (1934) se présente l'antithèse d'une belle et riche Sud-Américaine qui tente, par la connaissance et le contact avec le malheur, de se rendre digne de son jeune amant français qu'elle idéalise. Le dernier roman publié du vivant de Jean Giraudoux fut Choix des élues (1939), et il nous offre un cas presque semblable

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GIRAUDOUX, VIE ET OEUVRES

à celui de Jérôme Bordini. C'est la femme cette fois qui, laissant son mari et son fils, s'échappe du foyer conjugal accompagnée de sa fille. Tels les autres héros giralduciens, elle aussi reviendra, acceptant sa vie première. La Menteuse, roman posthume, paraîtra en 1969. Nelly, la femme entreteue du titre, se crée une vie de mensonges, non par vice, mais dans le dessein d'adapter son «moi» aux hommes à qui elle veut plaire. Nous avons eu quelques vues de l'influence que purent avoir sur les écrits de Jean Giraudoux sa vie, son éducation, sa carrière : sa jeunesse au Limousin laissa ses traces surtout dans les descriptions de Provinciales, au début de Suzanne et le Pacifique et de Juliette au pays des hommes, de certaines parties de Bella et d'Eglantine, fournissant fond et personnages de sa charmante comédie Intermezzo·, ses études classiques influèrent sur le sujet même d'ouvrages comme Elpénor, Amphitryon 38, Electre, La Guerre de Troie n'aura pas lieu et sur les allusions mythologiques et antiques qui abondent dans ses romans; guerre et voyages donnèrent deux livres de souvenirs de guerre (Adorable Clio et Lectures pour une ombre), et le fond d'Amica America, les Aventures de Jérôme Bordini, Siegfried, et Suzanne et le Pacifique", à sa vie politique et diplomatique nous devons Bella, une partie de Combat avec Γ ange, Siegfried et quelques admirables passages de sa pièce IM Guerre de Troie n'aura pas lieu. Après avoir traité brièvement la vie et les œuvres de Giraudoux, attachons-nous maintenant à ce qui fait de lui un des écrivains les plus originaux : à son style.

II GIRAUDOUX STYLISTE

Une description générale du style giralducien serait extrêmement difficile et ne donnerait qu'une idée très incomplète de ce qu'il faut avoir lu pour l'apprécier. La partie essentielle de la présente étude étant restreinte à l'analyse d'un seul aspect, les images, nous nous bornerons ici à examiner brièvement un certain nombre des traits principaux de ce style.

1. Les images Tous les critiques, même ceux qui n'apprécient guère l'œuvre de Giraudoux, s'accordent sur l'élément prédominant de son style: l'emploi des images. Jean Giraudoux avait une manière très personnelle de percevoir, et par conséquent de décrire, l'univers; il y voyait des rapports entre tout ce qui existe, quel que soit le domaine, abstrait ou concret. Il transposait ce point de vue dans ses livres où l'on découvre sans cesse des rapprochements de concepts qu'on eût dits incompatibles ou inimaginables, et dont la correspondance est d'autant plus saisissante. Les valeurs usuelles disparaissent sous sa plume dans une masse de comparaisons et de contrastes qui sont la preuve d'une imagination extraordinairement féconde. Giraudoux s'explique ainsi : De grandes ressemblances balafrent le monde et marquent ici et là leur lumière. Elles rapprochent, elles assortissent ce qui est petit et ce qui est immense. D'elles seules peut naître toute nostalgie, tout esprit, toute émotion. Poète? je dois l'être: elles seules me frappent. (UEcole des indifférents, p. 73)

Giraudoux est en effet sensible à des «ressemblances» que ne saisirait pas un esprit moins poétique. En juxtaposant dans ses images des éléments souvent sans rapport commun, il traduit sa vision de «poète» qui perçoit, par exemple, un «appartement fautif... [dont] aucune morale vraiment ne sortait...» (Choix des élues, p. 108), une «obscurité sue par

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GIRAUDOUX STYLISTE

c œ u r . . . [et des] ténèbres hantées d'habitudes» (Jérôme Bardini, p. 8), et «Henri IV à cheval comme un fer à repasser sur la Seine toute lisse» (Suzanne et le Pacifique, p. 42). De même, l'auteur nous donne l'explication de la qualité la plus évidente de son style métaphorique : sa 'concrétisation' constante. Un mot abstrait me donnait je ne sais quel vertige. Au nom seul du Jour, je le sentais onduler silencieusement entre deux nuits comme un cygne aux ailes noires. Au nom seul du Mois, je le voyais s'échafauder, arc-bouté sur ses jeudis et ses dimanches. Je voyais les Saisons, les Vertus marcher en groupes, dormir par dortoir. (L'Ecole des indifférents, p. 42) Cette tendance qu'avait Giraudoux à faire partout des rapprochements ou des substitutions n'était pas sans risques et ne trouvait pas toujours un bon accueil auprès des critiques littéraires. M. Gonzague Truc nous expose avec justesse le danger du style imagé, signalant que si le lecteur éprouve un vif plaisir devant une figure imprévue dont il saisit la correspondance, « . . . on reste froid, au contraire, et sans comprendre dès que la correspondance ne s'établit point, dès que la représentation ou l'expression demeurent propres au cerveau qui les a conçues et inaliénables.»1 Une explication peu flatteuse de l'image giralducienne est la suivante: «un bout d'observation retourné à l'envers et entré à force, la tête en bas, dans une figure de rhétorique.»2 Le même écrivain reproche à Giraudoux sa déformation du réel par le jeu des images, semblant ignorer que Giraudoux cherchait à créer ainsi un nouvel ordre réel aux harmonies secrètes. Un autre écrivain, tout en appréciant l'image giralducienne, en déplore la surabondance et la manière 'monotone' de traiter les êtres et les objets : «L'impression qu'à la longue finit par donner ce style (je dis : à la longue, parce qu'une page lue séparément donne un plaisir sans réserve) est celle d'une série d'objets ou même d'êtres vivants tous différents qu'on aurait plongés dans un bain d'or et qui en ressortiraient tous revêtus d'une même patine. On a plaisir à reconnaître leurs formes, on se lasse de les voir toutes recouvertes d'un enduit uniforme.»3 Il est vrai que Giraudoux se laisse entraîner par le mécanisme de sa pensée imagée. Pour imagée qu'elle soit, cette pensée n'est est pas moins spontanée et 1 Gonzague Truc, «M. Jean Giraudoux et le modernisme littéraire», La Grande Revue, T. 110 (fév. 1923), p. 557. 2 Lucien Dubech, Les Chefs de file de la jeune génération (Paris: Pion, 1925), in-16, p. 163. 3 Benj. Crémieux, «Aventures de Jérôme Bardini», N.R.F., T. 36, n° 108, (1 janv. 1931), p. 125.

GIRAUDOUX STYLISTE

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authentique. Une telle automaticité des rapports entre la pensée et le style est décrite par Roland Barthes : «La langue est [ . . . ] en deçà de la Littérature. Le style est presque au delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. [ . . . ] Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut: il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée.»4 La sursaturation de métaphores qui résulte de cette pensée imagée, les liens souvent fragiles des rapprochements empêchent le lecteur d'apprécier pleinement de longs passages dans son œuvre. Après une lecture prolongée, on perd conscience des détails et seul reste l'étonnement devant la richesse touffue du style. Nous aurons l'occasion, dans des chapitres ultérieurs, d'examiner plus profondément les éléments importants du fond et de la forme de ses images.

2. La 'préciosité'1 Le mot de 'préciosité' a acquis depuis le XVIIe siècle une nuance péjorative qu'on voudrait éviter en discutant Jean Giraudoux. Heureusement, la plupart des critiques n'impliquent pas cette nuance en le désignant de l'épithète 'précieux'. On a beaucoup écrit sur ce côté de l'œuvre, mais quoi qu'on en dise, sa manière naturelle, sans affectation aucune, le place au-dessus de toute comparaison immédiate avec le genre 'salons littéraires' d'il y a trois cents ans. Il serait impossible, cependant, de nier toute ressemblance avec ce dernier, et l'on distingue dans son emploi d'un vocabulaire très étendu, épuré et choisi le même raffinement de langage et ce qui a été nommé la 'pudeur' dans l'expression. Giraudoux lui-même définit son concept du mot 'préciosité' dans Juliette au pays des hommes : . . . la préciosité, mal qui consiste à traiter les objets comme des humains, les humains comme s'ils étaient dieux et vierges, les dieux comme des chats ou des belettes, mal que provoque, non pas la vie dans les bibliothèques, mais les relations personnelles avec les saisons, les petits animaux, un excessif panthéisme et de la politesse envers la création (pp. 175-176).

Cet effort pour rapprocher l'humanité des autres classes universelles se fait justement chez Giraudoux par la création d'images le plus souvent 4

Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture (Paris: Ed. du Seuil, 1953), in-16, p. 19.

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d'ordre intellectuel, ce qui ne les empêche pas d'être un produit instantané de sa pensée et non une broderie sur celle-ci. M. R.-M. Albérès constate: «Giraudoux est un précieux en ce sens que sa façon de dire est plus chargée de sens que ce qu'il dit. Ce qu'il dit est un rapprochement, une coïncidence, un marivaudage entre deux objets. Mais la façon de le dire contient, implicitement, toute une philosophie et une poétique du panthéisme.»5 L'univers et la philosophie de Giraudoux fourniraient en effet un sujet de recherches à part, sujet qui a été traité en gros par plusieurs auteurs mais qui reste en dehors de l'intérêt de la présente étude. 6 Sa 'préciosité' ne se limite pas à la création d'images. La délicatesse de sentiment est typique de la 'pudeur' mentionnée plus haut et représente le second facteur 'précieux' de son style. C'est ce qui lui valut de vifs reproches de la part de plusieurs critiques lors de la publication de ses livres de guerre. Comme nous l'avons dit, la narration de ses expériences militaires fut l'expression d'une connaissance et d'une appréciation enrichies des valeurs humaines, plutôt qu'une description de la boue et de la peur connues. M. Giraudoux évite soigneusement toute allusion au grossier, au laid, toutes descriptions réalistes, et même libère ses personnages de soucis triviaux et quotidiens. Pour les héros giralduciens, la vie amoureuse est surtout reflétée dans les esprits. L'âme la plus sensible ou la plus pudibonde ne saurait guère s'offenser de la lecture de Jean Giraudoux. «Etre précieuse», dit Suzanne, . . . «c'est mademoiselle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot Courroux, le mot Barbare, inoffensifs comme les détectives qui changent le revolver du bandit en un revolver portecigares.» (Suzanne et le Pacifique, p. 133) Giraudoux, lui, couvre de sa main l'expression d'un sentiment trop brutal. Lorsqu'il écrit, «Pardonne-moi, ô guerre, de t'avoir, - toutes les fois où je l'ai pu, - caressée...» comme épigraphe à Adorable Clio', lorsque, au moment où les marins d'Ulysse enfoncent un pieu rougi dans l'œil du Cyclope, il compare les sourcils et les cils qui crépitent à des «tiges 5

R.-M. Albérès, La Révolte des écrivains d'anjourd'hui (Paris: Corrêa, 1949), in-16, p. 249 (appelé désormais Révolte pour le distinguer de son étude postérieure, que nous désignerons Esthétique). 6 Consulter p. e. : Laurence Lesage, «Jean Giraudoux, Prince des Précieux», PMLA (déc. 1942) , pp. 1.196-1.205; Geo. Lemaître, Four French Novelists (New York: Oxford Univ. Press, 1938), pp. 209-300; C.-E. Magny, Précieux Giraudoux (Paris: Ed. du Seuil, 1945), in-16, 120 pp.; René Bray, La Préciosité et les précieux (Paris: Albin Michel, 1948), in-16, pp. 371-386; R.-M. Albérès, Esthétique, surtout les chapitres 5,12,18,28,31, et Révolte, pp. 209-253; et dans Giraudoux: Juliette au pays des hommes, pp. 143-146, Provinciales pp. 144-145, Judith, II, 4, pp. 155-157.

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d'hyacinthes fanées qu'on jette au feu» (Elpénor, p. 27); lorsque, dans le même livre, les victimes d'un naufrage deviennent des «oiseaux marins» (p. 105), on peut aisément se convaincre, dans son œuvre, d'un désir de ne pas heurter la sensibilité du lecteur. Les sentiments inavoués ou inexpliqués forment un aspect important du style giralducien. L'explication se trouve dans sa méthode narrative. Tout ce qu'il nous présente, soit en action, en description, ou en émotion, a déjà été absorbé et interprété par l'esprit de l'auteur; aussi ne participons-nous presque jamais à la réalité première qui nous permettrait de former nos propres jugements et de ressentir nos propres sentiments vis-à-vis d'un personnage ou d'un événement. La sentimentalité n'affleure que de temps à autre. L'émotion est perçue plutôt que ressentie. Elle est si délicatement enrobée d'images que, pour pénétrer les nuances psychologiques esquissées par Giraudoux, le lecteur est contraint de prêter une attention continuelle et de fournir un effort intellectuel. On n'arrive aux sentiments qu'à travers l'intelligence. 3. L'humour C'est aussi en gardant l'intelligence constamment en éveil que l'on peut goûter l'humour giralducien. Nous préférons au mot d' 'ironie', qui a été également appliqué à cette qualité de son style, celui d' 'humour' qui, selon sa définition7, n'exclut pas le premier terme. Cet humour se teinte en effet d'ironie sans en avoir souvent le sarcasme, car même les petites flèches décochées par l'auteur sont généralement malicieuses et accompagnées d'un sourire, petit aussi et fugitif. Un personnage de Combat avec l'ange, par exemple, en embrassant l'héroïne pour la première fois est «doué d'une force surhumaine, vous prenant dans ses bras avec la sûreté d'un fauteuil de dentiste» (p. 280). Prenant à la lettre une définition de la fraternité, Giraudoux en tire une conclusion plaisante: «Nos frères sont ceux qui mangent notre pain, souffrent nos souffrances ; la fraternité est donc une affaire de boulangers et de teinture d'iode.» (La France sentimentale, p. 13). Ou encore, la raison pour laquelle personne ne répond aux appels de Juliette luttant dans une salle d'accessoires de l'Opéra contre un homme trop hardi: «Juliette y avait succédé à trois filles du Rhin, qui avaient succédé ellesmêmes aux protestants des Huguenots. Le personnel venait d'entendre 7

«Humour: Raillerie qui se dissimule sous une apparence sérieuse et dont les traits caractéristiques sont l'ironie et l'impassibilité... cette forme de sarcasme qui consiste à dire, sur un ton sérieux, des choses absurdes, comiques ou malicieuses.» (Larousse du X X e siècle, t. 3, p. 1093)

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tous les cris qui se peuvent pousser dans l'eau ou dans le f e u . . . » ( Juliette au pays des hommes, pp. 151-152). Un ton narquois continuel fait penser que Giraudoux ne prend pas son œuvre tout à fait au sérieux, et qu'il demande à son lecteur la même attitude. Cet humour embrasse régulièrement tout. Giraudoux n'en choisit pas les objets; tout ce qui se présente à son esprit sert à l'alimenter, sans égard spécial pour une catégorie de personnes ou une classe d'objets. Dans toute sa modération, il charme surtout par son imprévu. Sans être un sujet de prédilection, le caractère typique d'un pays se retrouve assez souvent comme objet d'une légère moquerie dans laquelle Giraudoux excelle. Suzanne, sur son île déserte, imagine les réactions de ceux qui pourraient la sauver : Et cet Anglais poli qui m'eût dit, en me tendant à moi, toute nue, sa main pour notre premier shake-hand : Excusez mes gants ? Et ce pasteur américain qui vite me photographierait avec le drapeau de son université pour robe? Et cet Allemand plein d'amour, qui m'eût installée à une table pliante avec de la bière de Pilsen, me condamnant à un baiser chaque fois que j'oublierais de refermer le chapeau en étain du verre ? (Suzanne et le Pacifique, pp. 183-184) Il raille gentiment l'Amérique à l'approche de l'été : C'était aussi samedi, et toute l'Amérique, avant de s'enfoncer dans la saison des vacances - comme elle se douche avant de se jeter dans la piscine - énergiquement se purifiait du travail par un week-end. (Arnica America, p. 122.) Remarquons en terminant que l'humour cède ici et là à une ironie plus caustique, par exemple dans Bella, en décrivant le président Rebendart, qui «paraissait p a r l e r . . . au pied de son monument propre» (p. 88); ou dans les réflexions de Suzanne sur Robinson Crusoé qui n'avait pas su s'adapter à la vie naturelle, «encombrant déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc.» (Suzanne et le Pacifique, p. 171) Trop fantaisiste pour se soumettre à la raison, Giraudoux ironise sur un maître qui la considérait souveraine : Que la Seine était belle aux environs d'Andelys, quand par raison elle fait douze boucles dont chacune contient une station de train et une église! (Juliette au pays des hommes, pp. 140-141) et plus loin : C'est alors que la guerre éclata, que tu y fus tué, . . . un jour d'hiver éclatant de lumière et de raison... (Juliette au pays des hommes, p. 142).

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4. Intervention directe de l'auteur dans le développement de Γ œuvre C'est par cet humour subtil, comme nous l'avons déjà observé, que Giraudoux s'introduit dans son œuvre pour en atténuer la sentimentalité. On se rend compte aussi de la présence de l'auteur par la narration à la première personne qui sert de procédé non seulement dans les livres autobiographiques, mais dans la majorité des romans. Quel que soit le nom du narrateur (car généralement Giraudoux ne raconte pas lui-même), les digressions du sujet et les allusions contemporaines, historiques et littéraires laissent percer continuellement les opinions et les multiples intérêts de l'auteur. Ainsi, tout en créant un ton plus personnel, il se sert d'un expédient plus facile et plus naturel pour exposer ses idées. Même lorsqu'il emploie le procédé narratif plus commun de la troisième personne, ses romans restent pour Giraudoux le moyen de 'self-expression' le plus complet. «Je ne fais pas de livre, au sens où on l'entend communément», dit-il. «En ouvrant un bouquin le lecteur se dit, - Je vais écouter une belle histoire. - Je voudrais qu'en ouvrant un de mes ouvrages, il dise, - Je vais prendre contact avec une âme vivante.»8 L'âme vivante des ouvrages de Jean Giraudoux, c'est lui-même. L'artifice n'importe pas, d'ailleurs, comme nous le signale C.-E. Magny. 9 Le ton reste le même, et le point de vue ne change en rien la présentation de faits ou d'idées comme une réalité giralducienne, qui transforme la réalité commune des hommes. Cette exposition, faite avec une richesse de comparaisons et d'analogies bien personnelles, donne parfois l'impression, non d'un sondage de l'âme des personnages, mais de la propre introspection de l'auteur. Cette intervention constante se retrouve dans la composition des romans. Les dialogues soutenus sont rares chez Giraudoux; il n'en a pas besoin comme méthode d'exposition psychologique. Une phrase ou deux dialoguées servent souvent pour ponctuer et renforcer ce qu'il est en train de nous rapporter indirectement. Ou bien (et l'on sent bien que c'est Giraudoux qui prend la parole) il mettra dans la bouche d'un de ses personnages une tirade qui développe un sujet sur un ton quelque peu affecté et qui ne conviendrait nullement à un dialogue conçu d'une façon plus réaliste. Les aveux de Giraudoux concernant la composition rapide de ses romans sans l'aide d'aucun plan nous expliquent la discontinuité de leur 8



F. Lefèvre, Une heure avec..., pp. 150-151. C.-E. Magny, Précieux Giraudoux, pp. 73-74.

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construction. A ce que nous avons déjà vu à ce sujet 10 s'ajoute une citation de Giraudoux qui confirme cette rédaction sans canevas : «Je prends une feuille blanche et je commence à écrire; les personnages naissent au fur et à mesure; au bout de cinq ou six pages j'y vois clair.»11 S'il fallait représenter par un graphique la progression d'un livre de Giraudoux, la courbe n'en serait point unie, elle se traduirait par segments inégaux. La trame conventionnelle du roman n'est pas suivie; il avance par descriptions, analyses psychologiques, intercalant occasionnellement un minimum d'action, s'égarant souvent en digressions sur les sujets les plus divers. Des longueurs et des inutilités surabondantes gênent le lecteur et peuvent diminuer l'intérêt qu'il porte à l'œuvre. La seule composition que l'on puisse découvrir dans ses ouvrages serait une coupure en épisodes, moins en épisodes d'action qu'en «une succession chronologique d'états d'âme.» 12 Un autre facteur illustrant cette absence de progression logique est le déséquilibre dans la place accordée à certains événements. La mort de Bella, par exemple, est expédiée par Giraudoux en quatre lignes. Dans Suzanne et le Pacifique, quatre pages sont consacrées à une tempête tropicale qui dure huit jours, dans un livre de 219 pages qui couvre une période de plus de cinq ans. En revanche, un petit incident, l'arrivée d'une personne, une idée peuvent déclencher trois ou quatre pages de texte sans nouveau paragraphe, où le jeu de l'association d'idées se poursuit, toujours sur le sujet du moment, mais sans rapport direct avec ce qui a précédé. Cette disproportion accompagnée de cette juxtaposition non réglée des idées soulignent combien l'auteur se souciait peu de son sujet. Les libertés que prenait Giraudoux avec le genre, son indépendance vis-àvis des règles devaient avoir pour base une grande confiance dans son art. Nous verrons plus loin l'importance qu'il attachait au style et à la langue. Ce style minutieux, spontané et plein de comparaisons était suffisamment personnel pour le dispenser de développer des intrigues romanesques.

5. Détails dans la description Le goût des détails marque un autre aspect important de la composition giralducienne. Il donne aux éléments mineurs d'une description une valeur propre. Leur valeur serait même supérieure à ce qu'ils méritent, car Giraudoux n'essaye pas de dégager pour son lecteur tous ou presque tous 10

Voir p. 12-13. F. Lefèvre, Une heure avec..., p. 149. 12 Francis de Miomandre, «Essai sur l'art de lire un moderne», La Grande Revue, t. 99 (avril 1919), p. 196.

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les détails qui composent l'ensemble en question. Il agit plutôt en caricaturiste, dessinant avec quelques traits adroits l'apparence d'un édifice, l'atmosphère d'un événement, ou l'esprit d'une personne. Voici la chambre retenue par le narrateur de Siegfried et le Limousin, venu en Allemagne pour vérifier l'identité de Siegfried von Kleist: Je dois confesser que ma chambre était... l'illustration réussie du bonheur bourgeois allemand. Le confort était assuré par une collection d'ustensiles en peau de lézard, service pour œufs à la coque dont les cuillers elles-mêmes étaient en lézard de Saxe, encrier en lézard de Roumanie, et il y avait même, je ne reconnus pas la couleur de mon compatriote, un service à huîtres en lézard français. Le lézard français est rouge vif et sa queue blanche. Le luxe était non moins généreusement distribué par les trophées offerts au mari, ténor d'un quartett amateur, et cloués au mur ou épars. «A Heinrich Langen pour sa belle victoire de Dessau», «A Langen le grand pour sa triomphale arrivée à Ratisbonne», «A l'ami Langen, colosse du contre-ut, pour son triomphe d'Eckmühl», car Heinrich Langen avait fait comme ténor en Europe centrale à peu près la même tournée que Napoléon. Enfin, car il était fonctionnaire et convertissait le premier du mois, comme ses collègues, . . . sa solde entière en marchandises dont la valeur resterait fixe, la chambre était semée de ces pots d'étain et de ces bassets de laiton dont un seul exemplaire indique, à Sumatra ou à Iquique, qu'un bateau allemand a passé. Que de chaloupes allemandes avaient abordé au large de Langen! Tous les objets de seconde nécessité n'étaient dans ma chambre que par dizaines et ceux de première par grosses... (Siegfried et le Limousin, pp. 82-83). Dans toute la chambre, il ne nous fait voir que deux catégories d'objets. L'imagination de chaque lecteur est laissée libre de suppléer le reste. Mais que d'autres traits inattendus ! - amusant dans «je ne reconnus pas la couleur de mon compatriote», curieux dans les renseignements sur le lézard français, historique dans le rapprochement des voyages de Langen et de Napoléon, psychologique dans l'évocation du caractère du propriétaire, amusant encore dans l'image des chaloupes abordant «au large de Langen». Il ne peut s'empêcher d'incorporer dans son récit des idées étrangères au sujet immédiat. De même, dans le passage suivant, il est entraîné, par sa première pensée concernant la maison de Suzanne, à toute une série d'observations sur les environs de Bellac et la vie de la jeune fille : J'habitais... une maison toute en longueur dont chaque porte-fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages..., car c'était une terre qui avait beaucoup servi déjà, c'était le Limousin. Les jours de foire, je n'avais qu'à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses

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troupeaux, la campagne. J'avais pris l'habitude de faire ce demi-tour à tout propos, cherchant à tout passant, au curé, au sous-préfet, son contrepoids de vide et de silence entre les collines; et pour changer le royaume des sons, c'était à peine difficile, il fallait changer de fenêtre. Du côté de la rue, des enfants jouant au train, un phonographe, la troupe des journaux, et les chevreaux et canards qu'on portait aux cuisines poussant un cri de plus en plus métallique à mesure qu'il devenait leur cri de mort. Du côté de la montagne, le vrai train, des meuglements, des bêlements que l'hiver on devinait d'avance au nuage autour des museaux. (Suzanne et le Pacifique, pp. 7-8) et ainsi pendant deux pages avec la même minutie. Ce sont des détails insignifiants en eux-mêmes, avec une préférence pour les choses et les actes familiers de tous les jours, et qui constituent progressivement dans l'esprit du lecteur, avec les rapprochements à des objets connus, un tableau bien défini, sinon tout à fait complet, du sujet de la description. L'appréciation d'un pareil style exige une attention presque constante, et ce facteur ajouté à l'appel à l'intelligence nous fait comprendre pourquoi Giraudoux a été souvent jugé un auteur 'difficile'. Quoi de plus ardu à approfondir par des mots qu'un sentiment vague, un état d'esprit! Notre auteur réussit, par la même méthode d'une multiplicité de touches légères, à éclairer ces états affectifs qui demeurent si souvent ressentis mais indicibles. Voyez par exemple comment Jérôme Bardini, le matin de son départ définitif de chez lui est envahi d'une sensation de banalité, d'habitude quotidienne : Il essayait en vain, dans il ne savait quel dernier recours, de trouver autour de ce réveil, - de son dernier réveil dans cette maison, c'était bien décidé, - un bruit, un signe inconnu, un appel qui atteignît en lui autre chose que des habitudes. Mais la fatalité ne cherchait pas, par le minimum de fantaisie, à retenir Jérôme Bardini dans sa vocation de receveur de l'enregistrement et de Bardini. L'angélus sonnait. Chaque coup de cloche oblitérait de séculaire cette heure qui passe pour neuve. Un rayon de soleil, le même, depuis des années, tout luisant de la banalité de la lumière du monde, chargé de poussières dont chacune était reconnaissable, traversa la persienne. Bardini se leva. Il eut le désir de se lever autrement que les autres matins, d'un geste différent. Il crut y réussir... Un sentiment de découragement lui révéla que c'était bien son pied gauche, comme toujours, qui avait touché le premier le s o l . . . le sol, si on peut appeler ainsi une descente de lit où la trace de ce premier atterrissage quotidien était marquée aussi profondément que des pas d'ours dans une cage. (Jérôme Bardini, pp. 3-4). Cette accumulation de détails continue encore pendant presque une page. A travers de telles analyses suggestives, le lecteur peut partager les impressions des personnages, arrivant ainsi à une connaissance plus précise

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de leur âme que de leur visage, car Giraudoux consent rarement à une description purement objective du physique d'un personnage. Les attitudes physiques peintes par lui n'ont de valeur que traduisant une disposition intérieure. C'est l'évolution mentale ou sentimentale qu'il trace, ce qui aboutit normalement à un manque de mouvement dans ses livres. Encore une fois le talent de Giraudoux ne s'arrête pas à un petit nombre d'objets qu'il décrit également bien. Son don de pouvoir résumer par une série de menus traits s'étend à tous les domaines. Peut-être est-il particulièrement frappant quand il s'agit de nous rendre ce qui l'impressionne le plus dans un pays ou dans une ville. Sa réaction lorsqu'un train quitte Munich nous vaut ce passage : Le conducteur, qui à Commercy était remonté en mangeant une madeleine, à Verdun des dragées, sautait sur le marchepied la main pleine de raiforts munichois qu'il devait avoir arrachés au macadam même de la gare. Puis la cathédrale, qui était à gauche, apparut soudain à droite; on la reconnaît à cela, et les autres monuments, Glyptothèque, Pinacothèques, parce qu'ils contiennent trop d'objets fragiles sans doute, restaient immobiles. Puis se dressa la Bavaria, dans la tête de laquelle douze femmes peuvent tenir à l'aise. Qu'y faisaient-elles bien à cette heure matinale, surprises de s'éveiller ensemble dans le bronze? Enfin, comme une barre au-dessous de la ville, l'Isar, rivière de craie, aussi droite qu'une main d'homme peut tracer une ligne. Il n'y avait plus qu'à additionner ces maisons rouges avec ces bassets, ces dômes d'or avec ces tramways bleus, ce Maximilianeum avec cet homme en pantalon brodé et à genoux nus, et l'on avait Munich. (Simon le Pathétique, p. 200) On ne reste pas insensible à l'originalité, à l'imagination et surtout à l'esprit qui se dégagent de ces lignes. On devine que, tel un gamin, Giraudoux s'amuse. Quelle preuve plus convaincante demanderait-on de sa spontanéité? D'autre part, ses descriptions de la nature et des saisons témoignent d'une observation aiguë en même temps que d'une fantaisie innée : C'était le printemps, frère de l'été. Vous n'auriez pas su distinguer le blé du gazon, ni l'amitié de l'amour; le ciel était lointain, et montait jusqu'au soleil; les haleines des hommes ne ternissaient plus l'air, et ne s'y continuaient pas comme une rivière boueuse dans un fleuve transparent; les trains seuls, à l'horizon, fumaient ; c'étaient les pluies fines tombant de l'azur comme si midi avait sa rosée; c'était un petit ruisseau, amoureux de son eau, et qui courait après elle, murmurant en vain des noms. Le soleil n'était plus un patron dédaigneux, venant voir vers midi si les compagnons sont à l'ouvrage; il se levait avec son chantier, escortait les diligences jusqu'aux bourgs, s'arrêtait parfois au-dessus des étangs, et pouvait voir déjà, en s'en allant, les poules dormir, d'un œil et d'une patte. Puis, la terre se dilatait, et devenait la nuit. (Proviti dales, pp. 143-144).

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Giraudoux joint toujours à son observation de la nature une conception fraîche, une note insolite dans la description. 6. Importance du langage «Ce que le monde, en effet, cherche en ce moment, c'est beaucoup moins son équilibre que son langage. Le développement de la lecture, le développement de tout ce qui forme la sensibilité: aventures, deuils, richesses facilement acquises ou perdues, facilité des voyages et aussi par cela même de la solitude, ont rendu quelque peu caduc le langage de nos a î n é s . . . Le secret de l'avenir, c'est le secret du style... nous ne sortirons de ce gouffre et n'émergerons de cette ombre et ne nous sauverons de cet inconnu, que si nous avons, pour nous aborder dans la rue, dans la maison, dans la passion, dans l'action, la clef de toutes les époques barricadées et obtuses et angoissées et enceintes: un langage...» (Littérature, pp. 227-228). Jean Giraudoux exprimait ainsi dans un essai le rôle prédominant qu'il réservait au langage comme élément de style, ce concept d'ailleurs, comme nous avons déjà pu l'entrevoir, n'étant pas pour lui uniquement une théorie. Il voyait beaucoup plus loin, en effet, considérant la langue comme une base des institutions, mais ce point de vue ne nous intéresse pas ici. Quant au point de vue purement linguistique, nous pouvons dégager tout au long de son œuvre une préoccupation constante de la valeur des mots; les allusions au langage, aux mots et aux métaphores y abondent, et quelques citations serviront à éclairer ses idées sur le sujet. Suzanne, réfléchissant aux quelques phrases entendues à propos de Mallarmé, prête au langage une qualité presque magique : . . . je voyais Mallarmé donner aux paroles un pouvoir physique, des arbres pousser à sa voix, s'arrêtant une seconde aux rejets, formant un nœud aux métaphores... (Suzanne et le Pacifique, p. 136).

Plus loin il révèle encore son intérêt continu pour les mots quand Suzanne se crée un vocabulaire nouveau pour suppléer aux lacunes de la langue française et exprimer des idées et des sentiments propres à son milieu. Giraudoux eût aimé un sens plus précis pour les mots, et ceux de Suzanne sont, pour des concepts plutôt exagérés, des noms «sans alliage» : Glaïa, le sentiment que l'on éprouve quand toutes les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches ; . . . Koiva, pour tous les gestes faits par un bras humain..., [etc.] (Suzanne et le Pacifigue, p. 179).

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Giraudoux, avec son souci du mot exact, déplore l'inexistence de mots correspondant aux subtilités qu'un écrivain comme lui voudrait exprimer. Il se refuse à attacher des mots comme «de belles étiquettes» à des concepts qu'ils ne traduisent pas fidèlement. L'écrivain qui cherche alors à préciser se trouve en présence de termes «tous mous comme des éponges, et gluants, et imprécis». Lemançon, auteur connaissant soixante mille mots, «ne disposait plus que d'un langage faux» une fois «devant les opérations les plus simples de l'esprit,... devant les aventures les plus cataloguées du cœur, comme l'émotion au printemps devant la première cerise ou le retour au logis de celui qui retrouve sa femme mariée...». De plus, il condamne ceux qui, comme Lemançon, attribuent des noms trop généraux à des idées que lui se sentirait obligé de clarifier par une métaphore. Le fait que les Allemands construisent des gares gigantesques, adorent l'univers, tuent Rathenau, il résumait cela par le mot «mentalité» . . . Le fait que l'Europe passait de l'amour pour la France à la haine pour la France, c'était simplement, d'après Lemançon, un «déclenchement» .. .On mettrait en prison l'individu qui publierait un annuaire inexact des chemins de fer, mais l'Académie s'apprêtait pour Lemançon, dont circulaient en France deux cent mille indicateurs faux pour l'amitié, l'amour e t . . . la mort (Juliette an pays des hommes, pp. 101-102).

Quelle que soit sa façon de traiter les mots, Giraudoux montre toujours, par les fréquentes allusions dans ses écrits, qu'il en a incessamment conscience. Une jeune Américaine, par exemple, - et l'auteur plaisante peutêtre, - juge ainsi l'effet des articles en français : Vous parlez une langue inoffensive et indirecte. Vous vous êtes habitués à mettre des articles devant les mots ainsi que l'on mouchète des fleurets: ils ne vous atteignent point au cœur comme nos phrases qui nous apprennent que Ciel est changé, qu'Automne meurt (L'Ecole des indifférents, pp. 67-68).

Dans Juliette au pays des hommes, Giraudoux, s'adressant à un ancien maître d'école qui détestait les adjectifs, confesse les avoir aimés à cette époque mais il poursuit: Rassure-toi : j'ai fait des progrès depuis, comme tous les autres élèves. Terrorisés, laissés seuls sans l'aide des épithètes en face de tous les noms communs et propres... nous ne nous en tirions plus que par les métaphores... Certes, parfois me tente un bel Adjectif coloré et luisant, - tu me permettras de donner des épithètes à ce nom-là, - mais le plus souvent je résiste... (p. 139).

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Le vocabulaire et la manière de l'employer sont donc d'une importance primordiale pour Giraudoux, qui cherche un renouvellement des valeurs linguistiques. Il faut «assouplir» les mots, comme dit Du Genet, «les sortir de leur état de concepts durcis par l'habitude, les purifier ou au contraire les enrichir de toutes les relations logiques et sentimentales dont ils peuvent devenir le centre.»13 A part les emplois purement stylistiques dont dispose la fantaisie de l'écrivain, et que nous aurons plus tard l'occasion d'examiner en partie avec la forme des images (tels les calembours, les adjectifs surprenants, un mot concret à la place d'un mot abstrait), Giraudoux chercherait dans le mot même. «Lorsqu'on regarde fixement les mots les plus communs, ils se désagrègent, deviennent méconnaissables, reprennent pour une minute l'aspect de leur ancêtre hébreu ou saxon. »(L'Ecole des indifférents, p. 156)

Il serait utile d'analyser plus longuement la façon dont Giraudoux manie la langue, la valeur qu'il donne aux mots, son emploi des adjectifs, etc. Certains aspects de cette question seront nécessairement traités dans des chapitres ultérieurs sur les images, mais une étude d'éléments particuliers du langage giralducien serait déplacée ici. Nous devons mentionner en dernier lieu que Jean Giraudoux était à même de formuler des opinions sur la valeur des mots, car il possédait un vocabulaire extrêmement étendu. On ne s'étonne plus lorsqu'on considère son érudition, qu'il ne cherchât pas ses mots en écrivant, et qu'il pût rédiger des pages entières sans arrêt et sans correction. Le choix d'un mot exact ne présentait pas de problème pour lui, même dans l'emploi de termes scientifiques - des noms d'oiseaux rares et d'arbres tropicaux, par exemple, abondent dans Suzanne et le Pacifique. Un inconvénient peut évidemment se produire pour le lecteur, qui le plus souvent ne possède pas le savoir de l'écrivain. Cet ennui s'accroît quand certains mots, connus peut-être des érudits mais pas du grand public littéraire, sont introuvables dans les dictionnaires usuels les plus répandus (mots tels que : le tapsia, le scurrile, le tchin). Giraudoux devient le désespoir de celui qui s'intéresse vraiment à lui quand des recherches plus larges ne révèlent aucune précision sur un poisson qui s'appelle mirandelle, un genre de gibier nommé le lubard, ou une toulpa de crânes. Peut-être ne sont-ce encore que des inventions ? Ce vocabulaire si ardu pour beaucoup de lecteurs s'explique par la manie qu'avait Giraudoux de lire les dictionnaires.

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Gabriel du Genet, Jean Giraudoux (Paris: Vigneau, 1945), in-16, p. 58.

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7. L'idée superlative Un examen général du style giralducien ne pourrait se passer de mentionner l'emploi du superlatif ou des mots universels dans l'œuvre, facteur qui a été noté par un grand nombre de critiques. 14 L'auteur se plaît dans l'emploi des mots superlatifs ou à sens superlatif, généralisants ou individualisants. Les exemples foisonnent dans toute son œuvre, amenés par des mots de caractère superlatif. Premier en est caractéristique: «J'avais pour la première fois un a m o u r . . . Pour la première fois les autobus effleuraient un homme vraiment seul...» {La France sentimentale, p. 223); « . . .le premier des hommes pour cette jeune fille extraordinaire : le premier qui l'inviterait à monter dans son lit» (Choix des élues, p. 32); « . . .pour la première fois elle était à l'aise...» (Choix des élues, p. 146). Giraudoux révèle par son usage constant de tels mots l'attraction qu'a sur lui ce qui est rare ou exceptionnel. Les cas de «premier» appliqué aux personnes, aux objets, aux incidents, sont extrêmement fréquents. Moins commun, son antonyme dernier n'est pas négligé. Le mot est répété trois fois au moment du départ de Suzanne : « . . . dédaignant la dernière verdure, la dernière église,... le dernier des oiseaux venus pour picorer sur le p o n t . . . » (Suzanne et le Pacifique, p. 47). La rentrée des Français en Alsace : « . . .je sens... la dernière minute des quarante-huit ans frémir comme une frange» {Adorable Clio, p. 108). Le mot seul crée des hyperboles typiquement giralduciennes : « . . . la seule femme dont l'amour vieillissait le visage...» {Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 18); «La seule idée précise qu'il eût d'une aventure amoureuse, la seule assurance, et partant la seule sécurité...» {La France sentimentale, p. 47) ; « . . . le seul plénipotentiaire... qui eût recréé l'Europe avec générosité, et le seul, sans exception, avec compétence» {Bella, p. 7). Parfois c'est l'adverbe qu'il emploie. Parlant de la religion en France : «Là seulement elle n'était que civilisation, que perfection... Là, seulement... la religion amenait l'homme à une espèce d'aise terrestre. ..» {La France sentimentale, p. 20). On a l'impression que Giraudoux se meut dans un monde où le cas exceptionnel est le commun car il se présente si souvent. Il semble changer les valeurs ordinaires au préjudice de tout ce qui existe autour des superlatifs. 14

Plusieurs critiques ont considéré ce point comme une des bases du concept giralducien de l'univers. Voir. par exemple: J.-P. Sartre, «Jean Giraudoux et la philosophie d'Aristote»,7V.Ä.F.,t. 54(1 mars 1940),pp. 339-354; C.-E.Magny, Précieux Giraudoux, Chap. II.

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Au lieu d'être un mot à sens superlatif, ce sera souvent le superlatif de Vadjectif qui servira: «[à propos d'un article de journal] .. .ce que j'avais trouvé de plus impartial et de plus élevé...» {Siegfried et le Limousin, p. 9); « . . .un seul [paradisier], le plus faible et le plus petit, fut tué, et, comme si la plus légère proie de l'île lui avait suffi, le printemps disparut.» (Suzanne et le Pacifique, p. 97); (en voyage) « . . .je me faisais indiquer le plus haut clocher, le plus haut beffroi. J'aimais cette ascension. .. à la plus grande hauteur...» {Simon le pathétique, p. 41). Tout est employé avec toute sa force globale : « . . . nous savions par cœur tous les vers, toutes les ripostes sublimes.» {Simon le pathétique, p. 32); «J'admettais tous les écarts... tout ce qui me vexait quand j'étais enfant...» {Simon le pathétique, p. 89); « . . .tout restait silencieux... toutes les branches... tous les arbres...» {Suzanne et le Pacifique, p. 9). Giraudoux généralise aussi sur toute ou une partie d'une espèce avec l'usage de chaque. «Chaque maison, chaque objet n'est plus qu'un arc-boutant d'ombre...» {L'Ecole des indifférents, p. 22). «Chaque échafaudage autour d'une église l'arrêtait...» {La France sentimentale, p. 108). «Chaque peuplier frissonnant, chaque ruisseau coulant, chaque ramier attardé s'offraient de lui-même...» {Suzanne et le Pacifique, p. 19). De temps en temps le pronon indéfini remplace l'adjectif. «Chacune de ces maisons... était dans la rue une note...» {Suzanne et le Pacifique, p. 22). Ce procédé de doter les personnes et les objets d'un caractère exceptionnel, de les faire sortir du commun de leur genre, Mme C.-E. Magny le qualifie d' «universalité singulière, s'exprimant par chaque et non par tous.»1S Pour les adverbes de temps jamais et toujours, il appuie sur leur sens superlatif. «Elle regarda... cet homme qu'elle n'aurait plus, plus jamais. .. de raison de rappeler...» {Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 33-34). «Jamais femme ne comprit mieux le rôle de la femme.» {Bella, ρ. 33) «Jamais la terre n'avait été instrument plus muet.» {La France sentimentale, p. 194) On notera que pour amplifier la valeur du mot, Giraudoux le place souvent au début d'une phrase. Il n'en est pas de même pour toujours: « . . . les drames qui se jouent dans une ville se jouent toujours... entre un numéro restreint de personnages.» {Siegfried et le Limousin, p. 128); «Les sauterelles surtout, toujours de trois espèces...» {La France sentimentale, p. 185); « . . .un épervier solitaire et toujours lumineux...» {Suzanne et le Pacifique, 15

Précieux Giraudoux, p. 23.

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p. 9). Et Giraudoux continue ainsi à édifier un univers nouveau, ordonné selon des règles à lui. Parfois les superlatifs s'accumulent et forment une série frappante. Dans un «hymne de haine» allemand, nous trouvons : « . . .les Anglais ne sont pas les plus insupportables, mais les Français. La France est le plus mesquin, le plus cruel peuple de la terre, l'unique chez qui tout sentiment de droit s'est éteint pour toujours. C'est le peuple le plus pourvu en vices... De même qu'on ne trouve dans aucun pays civilisé autant d'êtres sales et mal lavés qu'en France, de même on ne trouve nulle part autant de fard.» (Siegfried et le Limousin, p. 177) Parvenir à une explication valable de cet usage de l'idée superlative serait impossible maintenant qu'on ne peut plus interroger l'auteur sur le caractère naturel ou recherché de cet effet. Nous sommes pourtant de l'avis de plusieurs autres critiques, que la jeunesse d'esprit de Giraudoux en est responsable. Leurs expressions diverses tendent à la même idée, Teuler trouvant la tonalité d'expression surtout celle du monde de l'enfant16, Guéguen consacrant un article à ce qu'il appelle «le style de l'adolescence».1' Quelle que soit la cause de cet état d'esprit superlatif, celui-ci révèle le caractère toujours jeune du style giralducien. J.-P. Sartre remarque aussi un procédé pour renforcer une idée superlative, l'exception proverbiale qui confirme la règle.18 Nous trouvons, par exemple: « . . .Etienne voit tout, excepté ce qui est devant lui...» (L'Ecole des indifférents, p. 9), ou «Elles déjeunèrent sur le banc..., nourrissant les oiseaux de leurs miettes, à part un, un suspect, qui était là pour les voir, et non pour manger...» {Choix des élues, p. 65). Mais c'est un moyen auquel Giraudoux fait appel bien moins souvent, pour donner plus de force, qu'à la répétition du même mot superlatif. Il use rarement, mais avec une puissance suggestive, de la répétition d'un adjectif: « . . . l e navire était blanc, blanc; la mer bleue, bleue.» (Suzanne et le Pacifique, p. 44); «Une lune ronde, ronde...» (Suzanne et le Pacifique, p. 9). Cette tendance vers l'emploi de l'idée superlative donne lieu chez Giraudoux à la création de types de ce qu'il décrit. L'article profond de Sartre déjà mentionné démontre avec une certaine justesse que l'auteur aboutit à l'Idée platonicienne, du moins en ce qui concerne les personna16

Gabriel Teuler, «Un aspect de Giraudoux», Revue d'Alger, t. II, n° 7 (1945), pp. 203-208. " Pierre Guéguen, «Giraudoux ou le style de l'adolescence», Europe (mars 1947), pp. 27-41. 18 J.-P. Sartre, N.R.F., t. 54 (mars 1940), pp. 341-342.

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ges, l'illustrant avec Jacques, fils d'Edmée dans Choix des élues, qui incarne le concept du 'petit garçon naïf. Les exemples de telles simplifications sont nombreux au cours de ses romans. Une compagne de Suzanne sur le bateau réduit toutes ses réactions à l'exclamation «Amour!...»: «c'est qu'elle pensait bien... à quelque chose comme Amour...» {Suzanne et le Pacifique, p. 47). Le petit homme qui ne voit les grands événements que sous l'angle rapetissé de sa médiocre vie, c'est Elpénor, «spécimen de tous les milliers d'ignorants et d'anonymes peu curieux qui sont le canevas des époques illustres... Il connaissait Achille pour avoir décrotté son talon un jour de boue, Ajax pour en avoir reçu un crachat à son banc dans la trirème... Le jour de la prise de Troie, il nettoyait la cuvette d'Hécube. Le jour de la colère d'Achille, il était de corvée aux oignons.» (Elpénor, pp. 149-150) Le caractère de contradiction est représenté par Geneviève dans Siegfried et le Limousin : «J'ai quitté le couvent directement pour l'atelier Quentin, mais je ne crois en Dieu que l'été. Je suis divorcée, mais je continue à vivre avec mon mari... [et] pesant, quoique toujours mourante, le poids de la santé absolue...» (Siegfried et le Limousin, pp. 56-57). Giraudoux ne réserve pas cette simplification à ses personnages. Il l'étend à tous les domaines, mettant souvent en valeur, par l'usage du démonstratif 'ce', le nom dont le caractère est ramené à un seul trait. «Mon pays était donc cette notion où il n'était d'échos que pour la voix des avocats ! Les avocats de mon pays étaient donc ces hommes au visage toujours tourné vers le passé...» {Bella, p. 34). Pour Fontranges, type lui-même du vieux gentilhomme amateur de chasse, le miracle de SaintHubert semble se reproduire «avec cette tendre ironie qui forçait le cerf à implorer la mort des perdrix et des biches, avec cette absence de crucifix dans la ramure pour bien préciser que c'était simplement un petit miracle de famille...» {Eglantine, p. 130). La réalisation du prototype arrive à son point culminant avec - le cornichon(!) qu'Edmée choisit pour son mari, « . . .celui qui, par son architecture, sa sculpture, ses reliefs, revendiquait le titre de cornichon du chef de famille...» {Choix des élues, p. 22). Il y a donc souvent une mise en relief de personnages et de choses par l'attribution d'une certaine qualité poussée à un point extrême. Le mot de 'poète' est peut-être celui qui qualifie le mieux Jean Giraudoux, et son style est le plus représentatif de ce que Hedwig Konrad nomme «cette lutte continuelle du poète qui voudrait arriver à dépasser les simples effets de la langue.»19 Nous avons observé brièvement com19

Hedwig Konrad, Etude sur la métaphore (Paris: M. Lavergne, 1939), in-8, p. 68.

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bien, en théorie et en pratique, Giraudoux se préoccupait du langage pour créer une œuvre littéraire de valeur. Nous pourrions croire que Mlle Konrad pensait à lui en écrivant dans sa thèse : Le mot n'a pas dans l'œuvre esthétique la même valeur que dans le langage c o u r a n t . . . Le p o è t e . . . ne dépeint pas le monde tel qu'il est, mais tel qu'il le voit. S'il parle d'objets, il en parle d'une manière qui lui est propre, selon sa façon de les envisager. Il cherche à créer l'illusion en montrant les objets, non seulement dans leur individualité concrète, mais en évoquant, par rapport à ces objets, des représentations émotives et n o u v e l l e s . . . » 20 .

En nous reportant au livre de M. Bémol sur Paul Valéry, nous découvrons que, pour l'importance du langage, le style de Giraudoux convient à la conception poétique de l'auteur de La Jeune Parque. Un caractère essentiel: . . .réside dans l'usage particulier... du langage, en présentant les choses et les êtres non pas sous leur aspect ordinaire, mais dans une relation indéfinissable, mais merveilleusement juste avec les modes de notre sensibilité générale. C'est dire que ces choses et ces êtres connus - ou plutôt les idées qui les représentent - changent en quelque sorte de valeur. Ils s'appellent les uns et les autres, ils s'associent tout autrement que selon les modes ordinaires; ils se t r o u v e n t . . . harmonieusement correspondants ! [Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite, Variété V, p. 137] 21

Les rapprochements inattendus, l'expression métaphorique de subtilités et le style s'adaptant si bien à sa pensée confirment combien la technique de Giraudoux coïncide avec l'esthétique valéryenne. «La force de plier le verbe commun à des fins imprévues..., la capture et la réduction des choses difficiles à dire et surtout, la conduite simultanée de la syntaxe, de l'harmonie et des idées... sont à nos yeux les objets suprêmes de notre art.»22 Qu'on lui accorde ou non le nom de 'poète', ses œuvres possèdent un charme particulier qui repose sur de multiples facteurs. Leur texture incohérente rend difficile à classer dans une catégorie même les livres dits 'romans'. Ce ne sont ni romans à intrigue ni esquisses psychologiques, ni prose telle qu'elle est habituellement conçue ni poésie, ni essais ni dissertations philosophiques, et pourtant ils contiennent certaines des caractéristiques de chacune de ces formes littéraires. Ils sont le produit d'une 20 21 22

Ibid. M. Bémol, Paul Valéry (Paris: Les Belles Lettres, 1949), Gr. in-8, p. 362. Paul Valéry, Variété III, p. 65 (cité: Bémol, p. 365).

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promenade, parmi les êtres et les choses ordinaires, d'un esprit à la fois poétique et philosophique, nonchalant et fantaisiste. Ils révèlent une fine appréciation des nuances de pensée, d'humour et de sentiment, démontrent une âme sensible aux détails de la vie quotidienne et à la beauté naturelle, tout en gardant une grande subjectivité. Du début jusqu'à la fin, ils sont caractérisés par des images fraîches et suggestives.

III FORMATION LITTÉRAIRE

Dans le premier chapitre nous avons vu rapidement certains aspects de sa vie, et l'influence qu'ils purent exercer sur les écrits de Jean Giraudoux. Au fur et à mesure que l'on approfondit les recherches sur l'auteur de Siegfried, il devient plus évident qu'une grande confusion existe parmi les critiques quand il s'agit de préciser d'autres influences qui ont pu agir sur lui. On trouve citées, sinon des influences, du moins des ressemblances qui s'étendent de la période du Moyen-Age jusqu' aux contemporains. Nous examinerons ici ces divers jugements, et nous essaierons d'en dégager les éléments possibles de sa formation littéraire.

INFLUENCES ET RESSEMBLANCES

1. Le M oyen-Age Jean Prévost, André Beaunier et Gérard de Catalogne s'accordent pour apparenter Giraudoux au Moyen-Age.1 M. Beaunier, par exemple, trouve révélatrice cette phrase de Jacques l'Egoïste: «J'avais pour le monde entier la tendresse et l'indulgence qu'inspirent les allégories.» (L'Ecole des indifférents, p. 42) ; et après avoir défini une allégorie comme «une image d'idées», continue: «Considérer le monde comme une allégorie est à la fois une opinion philosophique et une habitude mentale qui aujourd'hui semblent bizarres, mais que toute une époque française avait adoptées, le Moyen-Age.»2 Pour lui, donc, Giraudoux serait moyenâgeux et par son esprit et par sa façon imagée d'écrire. Nous avons constaté dans le chapitre précédent3 comment l'auteur tend à orienter les caractères 1

Jean Prévost, «L'Esprit de Jean Giraudoux», N.R.F., t. 41 (1 juil. 1933), pp. 37-52; A. Beaunier, «Le Singulier Talent de M. Giraudoux», Revue des Deux Mondes, VIII, sér. 7 (1 mars 1922), pp. 215-226; Gérard de Catalogne, Les Compagnons du Spirituel (Montréal: Ed. de l'Arbre, 1945), pp. 207-221. 2 A. Beaunier, «Le Singulier Talent de M. Jean Giraudoux», p. 219 3 Voir pp. 33-34.

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vers un type, un symbole. Ajoutons à ce fait les trois courts morceaux dans Provinciales qu'il nomme Allégories et les titres mêmes des trois parties de L'Ecole des indifférents: Jacques Γ égoïste, Don Manuel le paresseux, Bernard, le faible Bernard, et nous nous apercevons de plus en plus qu'il se plaît à créer des représentations allégoriques d'un trait ou d'une idée. Si cette coexistence de l'idée et de l'interprétation symbolique des choses et des êtres présente une ressemblance entre Giraudoux et le Moyen-Age, nous ne croyons pas pouvoir la continuer plus loin. D'abord, il ne partage nullement les mêmes buts - chez lui le manque d'action l'éloigné des narrations d'événements historiques; écrire pour lui est un passe-temps, il est libre de toute flatterie; il n'est dominé par aucune préoccupation religieuse. En outre, l'image giralducienne n'existe pas seulement pour enjoliver une phrase ou une idée; la fusion de la perception ou concept abstrait avec l'analogie ou interprétation se fait immédiatement et automatiquement chez Giraudoux. Comme l'écrit M. de Catalogne: «La perception et la pensée se confondent pour présenter un tout homogène.»4 2. La Renaissance Trois écrivains font mention aussi d'une ressemblance qu'aurait Giraudoux avec la Renaissance. «Giraudoux a l'ampleur de vision de ces créateurs de la Renaissance qui pouvaient prendre tout ce que le monde et la vie leur offraient, sans qu'une conscience d'époque leur imposât une vision plus particulière.»5 Nous avons pu constater, du moins en ce qui concerne les intérêts extrêmement variés dont il fait preuve dans ses œuvres et les libertés qu'il se permet en manière d'écrire et en composition romanesque, que Giraudoux possède cette ampleur et cette indépendance d'esprit. C'est une dualité d'esprit autre que celle du Moyen-Age que lui prête M. Maurice Valency: «What our author reflects most accurately, historically speaking, is this profound duality of the Renaissance, its idealism and its skepticism, its opulence of fancy and its constant awareness of the immediacy of contemporary life.»6 Et nous avons déjà reconnu comme giralducienne une «opulence de fantaisie» doublée d'une «conscience constante de la proximité de la vie contemporaine.» 4

G. de Catalogne, Les Compagnons du spirituel, p. 214 R.-M. Albérès, Révolte, pp. 211-212. 6 Maurice Valency, «Playwright Who Kept His Rendezvous», Theater Arts, t. 33 (août 1949), p. 15. 5

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Un des critiques essaie même de définir l'esprit de Giraudoux par l'impression que lui donne un célèbre tableau de Botticelli, Primavera? Il est exact que les romans sont illuminés de cet esprit de fraîcheur et de jeunesse qui est si caractéristique de Jean Giraudoux, et de plus le thème même du printemps se retrouve souvent, soit dans des descriptions de la saison dans divers coins du monde, soit personnifié par son genre de personnage préféré - la jeune fille. Cependant, tout en reconnaissant des traits que Giraudoux pourrait avoir en commun avec cette époque, nous ne pouvons démontrer que la communauté fût le résultat d'une influence directe de celle-ci. 3. Littérature et éducation classiques Le long contact de Giraudoux étudiant et normalien avec une littérature et une éducation françaises classiques durent obligatoirement agir sur sa formation intellectuelle.8 S'il s'intéressa suffisamment à la période classique pour traiter dans ses écrits deux des auteurs les plus importants (une excellente étude sur Racine, incorporée dans Littérature, et cinq conférences publiées sous le titre Les Cinq Tentations de la Fontaine)·, s'il acquit un goût pour la précision et la valeur des mots, pour une composition qui néglige l'action en faveur du développement d'états d'âme; s'il choisit comme sujets et titres d'un grand nombre d'ouvrages des personnages ou des événements antiques (Elpénor, et surtout ses pièces, Amphitryon 38, Judith, Electre, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Sodome et Gomorrhe); et si les allusions mythologiques et bibliques fourmillent dans toute l'œuvre, ce sont autant de preuves d'une solide culture classique. En revanche l'influence fut aussi forte dans la direction opposée. A la page 22, nous avons signalé sa défiance envers la raison, une des bases de la pensée de l'époque classique. Le fait qu'il avoua dans une interview accordée à M. Frédéric Lefèvre: «Je n'apprécie à aucun degré la littérature réaliste»9, ne le classe pas automatiquement comme 'classique'. Nous avons vu également que son désir de précision de langage et de sens ne fut jamais accompagné de soumission à la logique, à l'ordre, aux règles. Ne criera-t-il pas du haut de la Colonne de Juillet: « . . .rien n'est ' André Rousseaux, «Jean Giraudoux ou l'éternel printemps», dans Portraits littéraires choisis, (Genève: Skira, 1947), in-16, pp. 79-129. 8 Voir surtout à ce sujet: Ruth E. Me Donald, «L'Esprit de Giraudoux et la tradition classique», Amérique française, v. 7, n° 2 (1948), pp. 8-13. 9 F. Lefèvre Une heure avec..., p. 151.

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vrai de ce que vous acceptez pour tel, la logique seule est absurde.. .»? 10 De plus, l'aisance et la spontanéité de sa 'préciosité' firent défaut à celle du 'grand siècle'.11 M. de Messières fait aussi cette observation pénétrante, que, au lieu d'emprunter un thème connu «pour mieux se consacrer à la perfection de la forme et à la vérité des caractères», comme faisaient les classiques français, «Giraudoux au fond s'intéresse peu aux caractères; je dirai même qu'il se méfie des caractères dans la mesure où, pour être eux-mêmes, ils pourraient limiter sa liberté; car c'est elle qu'il va affirmer en transformant en jeux ces vieilles histoires solennelles ou tragiques.»12 Nous pouvons ajouter aussi que, bien qu'il ait traité souvent des sujets de l'antiquité, les anachronismes n'y manquent pas et ses œuvres gardent dans le fond l'empreinte de l'actualité. 4. Influence de VAllemagne et de la France Si l'on excepte les Etats-Unis, que Giraudoux connaissait assez bien mais qui ne lui servirent dans les romans que de lieu d'action pour ses personnages (un tableau dans L'Ecole des indifférents, une partie de Suzanne et le Pacifique et des Aventures de Jérôme Bordini, tout Choix des élues), les influences nationales importantes qui le marquèrent se limitent à l'Allemagne et la France. Nous pouvons deviner l'attrait que l'Allemagne eut pour Giraudoux, ne serait-ce que par les études avancées qu'il fit dans la langue et la littérature. Nous nous souviendrons qu'il prépara l'agrégation d'allemand. Sa connaissance du pays et du peuple s'élargit au cours de plusieurs séjours outre-Rhin, et nous la voyons dans ses Siegfried. Le 'problème' allemand d'après 1918 le préoccupera d'abord dans son roman Siegfried et le Limousin de 1922, où il introduira en même temps la possibilité de conciliation franco-allemande. Cet intérêt politique et psychologique réapparaîtra dans son œuvre pendant plus de dix ans - en 1928, avec Siegfried, remaniement théâtral du thème romanesque, suivi enfin en 1930 et 1934 par Fugues sur Siegfried et une alternative Fin de Siegfried. Tirée d'un ouvrage de Friedrich de la Motte-Fouqué, nouvelle source d'inspiration allemande, fut sa pièce Ondine. Mais l'influence de l'Allemagne ne s'arrêta pas à la suggestion de thèmes ; ses études littéraires auraient dirigé aussi sa formation intellectuel10

«Soliloque sur la Colonne de Juillet», Nouvelles Littéraires (17.8.29), p. 4. Voir p. 18-19. 12 René de Messières, «Le Rôle de l'ironie dans l'œuvre de Giraudoux», Romanic Review, t. 29, déc. 1938, pp. 379-380. 11

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le. Nous ne nous étonnons pas d'apprendre que celui qui se révolta contre la raison et la logique montra une préférence pour le romantisme allemand, école de l'intuition et de l'univers personnel. Certains critiques vont jusqu'à lier le nom de Giraudoux à celui d'auteurs allemands définis, entre autres Hoffmann, Jean-Paul Richter, Heine.13 Excessivement longues, certaines phrases qui marquent ses pages pourraient être imputées aussi à l'empreinte de l'allemand (une phrase d'une page, par exemple, dans La France sentimentale, pp. 89-90; de deux pages entières dans Suzanne et le Pacifique, pp. 30-32 et Adorable Clio, pp. 109-111, etc.). Peut-être n'est-ce qu'une syntaxe recherchée par un écrivain malicieux? Si étendue que soit l'influence de l'Allemagne, de sa langue et de sa littérature sur Jean Giraudoux, il reste essentiellement et par-dessus tout français. Dans le court exposé des thèmes de ses romans, au premier chapitre, on entrevoit la part que réserve l'auteur de Suzanne et le Pacifique à la province française (surtout à son Limousin natal) aussi bien qu'à Paris. Ils servirent comme fond à double aspect - impressions de la nature ou de la ville d'une part, et de l'autre descriptions de la vie ou de la société dans ces milieux. La vie politique française à laquelle Giraudoux fut lié, les multiples allusions à la littérature du pays, d'innombrables éléments de la culture française remplissent ses œuvres. D'autres traits français typiques de son esprit sont signalés par des critiques: «Il a, comme ses compatriotes, le goût du détail, du précis, et le besoin de rejoindre, aussitôt qu'il l'a isolé, ce particulier dans le général,... il analyse enfin ou il s'analyse.. . » u ; « . . .son génie où s'exprime un aspect essentiel du génie de la France: l'exaltation de la grâce de vivre, l'art de transformer l'épreuve de la vie en plaisir.. .»15. M. Georges Lemaître conclut à propos de cette multitude de points de vue, de sentiments, d'allusions, de mœurs si purement français : «This is undoubtedly why he has gained comparatively little recognition abroad.» 16 Par ses qualités 13

Ed. Jaloux, L'Esprit des Livres, 1ère sér. (Paris: Pion, 1923), in-16, pp. 125,201-202; Laurence Lesage, «Jean Giraudoux, Hoffmann, et 'Le Dernier Rêve d'Edmond About'», Revue de Litt, comparée, t. 93 (jan. 1950), pp. 103-107; Maur. Bourdet, Jean Giraudoux, (Paris: Ed. de la Nouvelle Revue Critique, 1928), in-8, pp. 51-52. Pour une étude détaillée des rapports de Giraudoux avec le romantisme allemand, voir: Laurent Le Sage, Jean Giraudoux, Surrealism, and the German Romantic Ideal (Urbana, 111.: Univ. of Illinois Press, 1952), in-4, 80 p. 11 Gonzague Truc, «M. Jean Giraudoux et le modernisme littéraire», p. 556. 15 J. Amrouche, «L'Inquiétude de Giraudoux», VArche, t. 2 (mars 1944), p. 126. 16 G. Lemaître, Four French Novelists, p. 289. Nous sommes du même avis en ce qui concerne les romans, difficilement appréciables pour un lecteur étranger. A notre connaissance cependant, quatre des pièces, Amphitryon 38, La Folle de Chaillot, Ondine, et La Guerre de Troie n'aura pas lieu, reçurent aux Etats-Unis un excellent accueil sur la scène.

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intellectuelles ainsi que par le fond de ses œuvres, Giraudoux nous laisse voir une formation de romancier qu'il doit, pour la plus grande partie, à la France. 5. Difficulté de classer exactement Giraudoux dans des écoles littéraires ou artistiques Le nom de Giraudoux a été associé également par divers écrivains à plusieurs écoles littéraires ou artistiques, chacun découvrant dans son œuvre une ou plusieurs qualités précises qui caractérisent un mouvement. Ainsi, deux critiques lui attribuent un «impressionnisme» littéraire qui «est composé de fragments indépendants et de petits détails dont chacun a sa valeur, son intensité et sa vie propre.»17 On ne peut nier que la composition de Giraudoux soit une succession de tableaux non plus que l'importance qu'il attache aux détails. Cependant, cela suffit-il pour le ranger parmi les impressionnistes? Si sa forme rappelle quelques traits de l'impressionnisme, sa conception du monde, selon C.-E. Magny, l'oppose à cette école. «C'est le caractère indirect de sa vision, dit-elle, qui toujours commence par la réalité essentielle, jamais par l'apparence sensible, qu'on a pu prendre parfois pour de l'impressionnisme... alors qu'elle est tout l'opposé.»18 Ces deux citations contradictoires illustrent la divergence d'opinion sur l'héritage littéraire de Giraudoux. Cette divergence est accentuée par l'opinion d'Albert Thibaudet, qui place Giraudoux dans la lignée symboliste. «Le symbolisme n'a rien produit en matière de roman ! . . . Il nous revient aujourd'hui : c'est le roman de M. Giraudoux.»19 L'esprit alerte et curieux du jeune Jean Giraudoux, dont l'adolescence coïncidait avec les dernières années du XIXe siècle, aurait été imprégné du nouveau courant poétique, et ce serait en effet à ce dernier que nous pourrions le plus facilement rattacher certains traits essentiels giralduciens. Comparons la réaction symboliste contre les prétentions scientifiques des naturalistes et celle déjà mentionnée de l'auteur contre la littérature réaliste. Réaction, d'ailleurs, que Giraudoux a exprimée à plusieurs reprises. «J'ai libéré la poésie, écrit-il, beau colibri étouffé par ces abominables Zola et autres, adeptes du réel.»20 17 G. de Catalogne, Les Compagnons du spirituel, p. 218 ; Lucien Dubech est le second, Les Chefs de file de la jeune génération, p. 158. ls C.-E. Magny, Précieux Giraudoux, p. 72. 19 A. Thibaudet, Réflexions sur le roman (Paris: Gallimard, 1938), in-8, Ch. VIII, p. 84. 20 «Soliloque sur la Colonne deJuillet».

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M. Thibaudet parle aussi de 1' «art du discontinu» développé par le symbolisme21 et, comme nous l'avons vu, développé également par Giraudoux. N'oublions pas non plus son improvisation et sa spontanéité, éléments primordiaux du credo symboliste. «C'est cette part importante d'improvisation qui donne de la vie à une œuvre, et qui donne surtout de la poésie», constate-t-il.22 Pensons au mot même de symbolisme et aux tentatives de ses adhérents de traduire en images, en symboles, les affinités existant, mais invisibles sous leur forme concrète, entre les objets de l'univers, et nous nous rappellerons la conception imagée du monde que possédait notre auteur. Souvenons-nous enfin de ce que Giraudoux fait dire à Suzanne à propos de Claudel, Mallarmé et Rimbaud; « . . . je sentais que c'était sur ces trois réseaux neufs qu'il fallait brancher ma pauvre tête-ampoule...» (Suzanne et le Pacifique, pp. 136-137). Il semble que l'essence poétique réside dans ces trois représentants de la littérature symboliste. Dans sa thèse sur la métaphore, Hedwig Konrad souligne une 'erreur' dans la théorie symboliste qui nous suggère une différence fondamentale avec Giraudoux. «Si le mot évoque dans l'œuvre esthétique diverses représentations sentimentales de l'objet, il suscite ces représentations en partant de l'objet uniquement et il n'est pas possible, comme l'ont voulu Mallarmé et d'autres symbolistes, de créer des représentations sans faire apparaître en même temps les objets concrets.» 23 C'est simplement la différence de but dans l'emploi des images que nous voudrions signaler ici. Mallarmé donnait l'exemple de l'emploi de métaphores pour créer des nuances fugitives et rendre mobile et flou son univers poétique; si, par des comparaisons, Giraudoux réussit à mieux traduire le vague, l'insaisissable, c'est au contraire en précisant et en nous laissant saisir une essence de l'objet ressentie par le poète. Les critiques qui classent Jean Giraudoux trop catégoriquement se méprennent. L'influence 'symboliste', au sens le plus large du mot, est surtout indéniable, mais la complexité de l'auteur de Juliette au pays des hommes s'étend au-delà des limites d'une époque littéraire, quelle qu'elle soit, et la large divergence d'influences et de ressemblances alléguées prouvent l'impossibilité de le classer dans un groupe défini. Sa propre influence reste encore à être étudiée. Quelques tentatives d'imitation mises à part, Jean Giraudoux n'a pas fait école. Mais par sa singularité

21 22 23

A. Thibaudet, p. 83. F. Lefèvre, Une heure avec..., 4® sér., p. 117. Hedwig Konrad, Etude sur la métaphore, p. 69.

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stylistique même, par sa liberté artistique, par l'audace avec laquelle il brisa les cadres habituels du roman, on peut certes le considérer comme un précurseur du roman peu conventionnel développé depuis la deuxième guerre.

IV FORME DES IMAGES

Après un examen des éléments servant généralement à créer les images de Giraudoux, nous essaierons dans cette partie de montrer quelques procédés caractéristiques qu'il utilisait dans la formation de ses images.

MOTS COMPARANTS

1. Noms Les noms forment de beaucoup le groupe le plus nombreux de mots comparants, donnant 70 % des images relevées. Et l'on constate, en analysant les exemples d'images nominales, la tendance prononcée qu'avait Giraudoux à rapprocher des objets concrets et celle à traduire l'abstrait par le concret. 1.1. Deux noms concrets comparés Ce premier penchant, même plus fortement marqué que le second (à peu près la moitié des images nominales), nous vaut des images originales comme celle-ci : . . .la Tour Eiffel était en f a c e . . . qui semblait un filet qui traînait de si haut, qui n'avait pris que deux lumières. (Simon le pathétique, pp. 139-140)

Si la forme et la structure de la tour peuvent rappeler un filet pendu d'en haut, c'est en allant plus loin que l'imagination fertile de l'auteur a donné plus de valeur à l'image en ajoutant l'idée des lumières prises dans les mailles. Avec son esprit habituel, Giraudoux voit cette similitude de gestes quand un enfant tombe, une bouteille vide à la main, et qui:

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. . . trouvait dans sa chute la force d'élever au-dessus de lui la bouteille intacte et de donner, le dos dans la boue, ce coup d'encensoir à la providence (Combat avec l'ange, p. 243).

Un enfant à l'imagination surexcitée par un excès d'alcool croit voir avancer « . . .la F o r ê t . . . laissant les clairières comme traces de ses pas.» {Provinciales, p. 88) La distance séparant les clairières et leur forme creuse provoquent cette comparaison. L'imagination de l'auteur semble aussi excitée que celle de l'enfant pour voir un si fragile rapport. C'est à l'esprit gamin si souvent rencontré que nous devons cette description par Simon d'une tour : Je redescendais dans l'ombre, étreignant la corde de la rampe qu'au seuil je lâchais, laissant aller ma tour comme un ballon (Simon le pathétique, p. 42).

De même pour cette impression spirituelle d'une cigale écrasée : . . . il ne resta que les grandes pattes comme si elle avait sauté très loin, oubliant là ses béquilles. (Provinciales, p. 222)

Les deux images réussissent également bien à faire voir les rapprochements voulus, mais l'imagination est plus frappée par le rapport de forme dans la seconde. Suzanne et le Pacifique est riche de cette sorte d'image. Remarquons, par exemple, celle-ci, où la façon assez commune de désigner la pensée comme un fleuve, ici sous-entendue, est traitée singulièrement en comparant les objets de la pensée à un delta : . . .comme la terrasse s'emplissait de m o n d e . . . ma pensée, toute la journée si droite et si p u r e . . . finissait dans la nuit par eux comme par un d e l t a . . . {Suzanne et le Pacifique, p. 214).

Dans le même roman on trouve cette évocation pittoresque d'un tapis fait des milliers d'oiseaux de l'île qu'un geste de Suzanne effarouche et qui s'envolent, évocation rendue plus vivante par l'emploi des verbes 'secouer' et 'découdre' : Chaque fois que je levais trop vite les bras, je sembláis secouer un tapis rouge ou bleu, et au réveil, en les écartant pour bâiller, le découdre. (Suzanne et le Pacifique, p. 74);

et aussi ce moyen bizarre mais suggestif de caractériser les anciennes fortifications de Paris, percées tout autour de portes:

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. . . la muraille de Paris n'était plus derrière moi qu'un pauvre pneu éclaté en vingt places, qu'il eût fallu souffler encore longtemps pour rendre rond et d u r . . . (Suzanne et le Pacifique, p. 30).

A part la rencontre parfois d'un rapport spatial (clairières dans la forêt) ou numérique (la multiplicité de gens rappelant les bras séparés d'un delta), la ressemblance de forme (Tour Eiffel, pattes de cigale, muraille de Paris) et de mouvement (geste pour sauver la bouteille, levée et écartement de bras) semblent inspirer à Giraudoux le plus grand nombre d'images comparant deux noms concrets. Quelques exemples supplémentaires, choisis au hasard, confirment cette conclusion: la lune est un «sablier de lumière» qui se vide et s'emplit à chaque saison (forme; L'Ecole des indifférents, p. 11); un nuage voile le soleil, s'écarte, «et Lisbonne se fermait et s'ouvrait comme un éventail» (mouvement rappelé par jeu de lumière; Adorable Clio, p. 182); un jeune homme revient de la pêche sur un char, accompagné de gardes, et« les beaux goujons tombaient un à un derrière le cortège comme des pleurs dans la poussière ou des virgules de deuil...» (apparence poussiéreuse dans le premier cas ; forme dans le second; Elpénor, pp. 118-119). Il est intéressant de noter aussi comment le mot «deuil», sans aucun rapport avec le nom qui le précède, est amené par le mots «char», «cortège», et «pleurs».

1.2. Nom abstrait comparé à un nom concret Au contraire des images précédentes, celles dans lesquelles le terme comparé est abstrait, avec un nom comparant concret, permettent plus difficilement de dégager l'analogie qui existait dans l'esprit de l'auteur. Abondantes aussi (presque le tiers des images nominales), elles illustrent bien la réaction psychologique de Giraudoux devant un mot abstrait, qui est d'en concevoir une interprétation concrète. L'effet de vide que produit un silence après que l'on a parlé est rendu ainsi : Quand la voix d'Edmée s'était tue depuis une seconde, Pierre osait parler. Il y avait autour de chaque phrase une douve où se ruait le silence. (Choix des élues, p. 327)

L'idée que laps de temps-douve est renforcée par l'attribution de mouvement au silence qui «se rue» dans ce 'fossé' séparant deux phrases. Suzanne, héroïne typique de Giraudoux, libérée de tout ennui mesquin, trouve sans effort dans l'abondance de son île la nourriture nécessaire.

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Elle peut donc faire cette comparaison poussée d'un parallélisme entre le «destin» d'un fruit et le sien : . . . la première mangue que je cueillis était juste à point. Depuis des milliers d'années, la course entre mon destin et celui de cette mangue avait été réglée à la seconde. (Suzanne et le Pacifique, p. 65)

Voici comment est exprimée l'attitude d'un groupe de savants envers les jeunes de leur famille : Ils cherchaient... à projeter sur nous le plus de lumière humaine. Ils parlaient devant nous sans restriction. Ils traitaient la vie par la lumière comme un cancer. {Bella, p. 22)

L'emploi du double sens de «lumière» est fait avec intelligence et habileté dans le parallèle entre l'éducation des enfants et le traitement du cancer. La fantaisie la plus libre de l'écrivain se retrouve dans cette description poétique de la chute silencieuse des feuilles dans l'atmosphère automnale : L'automne s'étendait au-dessous des tilleuls comme un filet de soie qui ouate les chutes. (Provinciales, p. 10)

Quand Giraudoux aborde le domaine psychologique, sa métaphore l'aide à préciser des nuances : Chacun de vos sentiments contient, pour le manger, un v e r . . . (L'Ecole des indifférents, p. 175).

Eclairés par le contexte, nous comprenons que Bernard, dont il s'agit, raisonne trop ses sentiments, les empêchant de s'épanouir. L'association directe d'un ver avec les sentiments, sans l'expression du concept intermédiaire d'un fruit, peut produire un certain déséquilibre, mais momentané. Avec plus d'harmonie entre les idées des deux mots comparés, il réussit à traduire leur rapport temporel dans cette image où un personnage a vérifié, pour un rendez-vous très matinal, l'heure à une gare : . . . l'heure arrachée comme une primeur aux arrivages de l'aube... (Eglantine, p. 26).

Le caractère taciturne de Bella amène cette métaphore particulièrement subtile :

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Cette évaporation qu'est la parole n'arrivait pas à se produire sur elle... (Bella, ρ 73), où le silence de Bella ne laisse 'évaporer' ni ses pensées ni ses sentiments. Dans Siegfried et le Limousin, où Giraudoux aborde plus directement les problèmes de l'Europe après la première guerre mondiale, il exprime ainsi l'espoir d'un bonheur futur qui reviendra: .. .le jour où j'aurai vu le monde à nouveau robuste accrocher comme deux plaques de ceinturon le mot Russie et le mot Bonheur... (Siegfried et le Limousin, p. 180). Comme il a l'habitude de le faire, il donne ici plus de vigueur à son idée en ajoutant un élément nouveau, la personnification du monde qui porte ces deux plaques de ceinturon, «Russie» et «Bonheur». En général, les images ayant un comparé abstrait auquel est attribué un trait concret sont caractérisées par des rapports moins bien définis que celles où les deux termes sont concrets. Ce facteur ajoute dans un grand nombre de cas à la difficulté de la lecture. 1.3. Nom abstrait comparé à nom abstrait Tout en penchant fortement vers l'emploi de concrets comme noms comparants, l'esprit actif et rapide de Giraudoux ne se limite pas à cette seule direction. Les cas d'un rapport du comparé avec un abstrait sont beaucoup moins nombreux, mais ils présentent néanmoins des exemples intéressants. Nous verrons d'abord quelques images dans lesquelles comparé et comparant sont tous les deux abstraits. Maléna, l'héroïne à la recherche du malheur, revoit le premier et le seul pauvre pour qui elle ressente une vraie pitié. Cet homme étant le premier, Giraudoux trouve le rapprochement temporel suffisant pour transférer au malheur la qualité de virginité, et si l'attribut semble mal s'adapter à la notion de 'malheur', la métaphore reste néanmoins claire: .. .pour elle il n'y aurait jamais qu'un pauvre, celui qui avait pris sa virginité de malheur... (Combat avec l'ange, p. 213). Dans l'image suivante, Giraudoux décrit, par une métaphore trop recherchée mais facilement compréhensible, la promenade journalière de Moïse : . . . qui lui donnait, par la distance qui séparait les jupes du sol, la qualité du rouge sur les lèvres des femmes, la température exacte du luxe et de l'agrément. (Eglantine, p. 42)

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Par une double métaphore, dont l'une complète heureusement l'autre, Giraudoux fait de la famille une entité politique et du bonheur familial l'attachement à la patrie. C'est Edmée qui se demande comment elle a pu être responsable de la disparition de ce bonheur: Coupable de ne pas observer strictement les lois de cette petite république dont le civisme était le bonheur? (Choix des élues, p. 54)

Souvent une image aide à rendre une nuance de sentiment, mieux que ne le fait un simple exposé, par la comparaison avec le même sentiment dans un cas différent. La déception d'Anne devant les imperfections des hommes invités pour être comparés à Simon, c'est : . . . l e dépit qu'éprouve le directeur des Enfers, Virgile ou quelque seigneur les visitant, contre Atlas lâchant son globe, contre Sisyphe échappant son rocher. (Simon le pathétique, pp. 118-119)

On retrouve, dans cet exemple de ses abondantes allusions mythologiques, l'esprit léger caractéristique de Giraudoux. Une autre circonstance précise le sentiment vague éprouvé devant le crépuscule : . . . une nuit de demi-deuil... qui vous émeut sans vous émouvoir, comme la mort d'un cousin que vous n'aimez pas, mais dont vous héritez. (Provinciales, p. 91)

1.4. Nom concret comparé à nom abstrait: La variété et l'originalité des rapports vus par l'auteur dans les images dont les deux termes comparés sont abstraits sont aussi marquées dans celles où un comparé concret est interprété par un abstrait. Ne comprenant qu'un faible pourcentage du total, elles sont les plus rares des images nominales. L'image qui suit est un hommage assez obscur à la Touraine: Le diamètre de Paris à Tours et Amboise était ce que Moïse avait vu de plus réussi comme diamètre de la pensée à l'air libre, ou du sérieux à la joie de la vie. (Eglantine, p. 57)

Au Paris intellectuel et chargé de souci, Moïse préfère la légèreté d'âme qu'il éprouve en Touraine. Il est évident que le mot «diamètre», avec son sens géométrique restreint, est un choix inexact, employé ici avec la valeur de 'distance'.

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A propos des invités d'une famille américaine, Giraudoux trouve le moyen subtil et expressif de traduire par un terme grammatical la proximité physique: . . . une fraternité corporelle,... un tutoiement corporel qui amenait hommes et femmes aux distances les plus réduites... (Choix des élues, p. 148).

Fontranges vide deux malles remplies d'effets appartenant à sa fille morte - étoffes, livres, une poupée. L'action de vider rappelle assez logiquement des fouilles, mais Giraudoux ne s'arrête pas là - les fouilles acquièrent une qualité abstraite et donnent à la phrase un caractère peu commun : Ces malles contenaient tout ce que les Egyptiens laissaient à leur morte, il les vida, c'étaient des fouilles dans son cœur paternel. {Bella, p. 222)

Des troupes passant par un village voient la scène suivante, rendue plus touchante par la simplicité avec laquelle Giraudoux la traduit : Une paysanne avec un enfant dans les bras, à ses pieds un chien; on voit le passé d'un paysan heureux nous regarder en face. (Adorable Clio, p. 136)

Les images avec des noms pour les deux termes comparés, comprenant plus des deux tiers de celles formées sur un mot ou un groupe de mots, dépassent largement tous les autres groupes. La tendance la plus marquée visible dans l'examen de cette catégorie est de rendre le terme comparé par un comparant à qualité matérielle. Ce procédé banal et usé pour l'éclaircissement des premiers termes est utilisé par Giraudoux, malgré certaines subtilités trop recherchées, avec bonheur et habileté. 2. Verbes Les verbes viennent en seconde place comme élément d'images. Les métaphores ainsi construites constituent 19 % du nombre total, une proportion encore importante. En triant les exemples, une division s'impose immédiatement: les images dans lesquelles l'action d'un verbe est comparée à celle d'un autre, et celles où un seul verbe sert à former la métaphore par un rapport spécial avec un nom. Comme le démontre Hedwig Konrad 1 , les verbes et les adjectifs ne se prêtent pas à la même analyse que les noms. Dans une métaphore basée sur un nom, l'emphase est donnée au trait qui suggère dans l'esprit de l'auteur le rapproche1

H. Konrad, op. cit., pp. 79-83.

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ment. Les autres attributs propres au nom sont omis dans l'image. Par contre, la nature des verbes et des adjectifs, qui n'expriment qu'une action ou une qualité, ne permet pas l'abstraction de plusieurs éléments. 2.1. Images comparant deux verbes De même que pour les noms, nous avons concrets et abstraits les concepts contenus Nous avons essayé de rester fidèles au sens cas de verbes ayant la possibilité d'exprimer

trouvé utile de séparer en dans les verbes employés. voulu par l'auteur dans les deux sens.

2.1.1. Deux concepts concrets Par comparaison avec le très grand pourcentage de noms concrets comparés à d'autres noms concrets, la proportion d'exemples trouvés quand il s'agit des actions matérielles de deux verbes est vraiment surprenante - seulement 5 % des images verbales. Chantilly, connu par Juliette comme la ville des perversions et des vices, étonne la jeune fille par la douceur de tous les bruits. Sa réaction physique à un bruit soudain et fort est comparée avec imagination à celle de Dieu devant une situation semblable : . . . quand sur la chaussée du roi éclatait le roulement d'un chariot, ou là-bas celui de ce rapide Bruges-Paris..., elle tressaillait comme si c'était la colère, le mensonge qui ne pouvaient soudain, dans ces vallons, se contenir. Ainsi Dieu doit sursauter, quand il entend soudain le péché résonner sur cette terre à herbe et à tourbe où il a disposé les hommes pour ne rien entendre d'eux. Juliette au pays des hommes, p. 60)

Comme souvent, le développement d'une image entraîne de nouvelles idées, imagée (la personnification de la colère et du mensonge qui, trop contraints, se sentent obligés de s'extérioriser, de faire connaître leur présence en faisant du bruit) ou humoristique (Dieu qui a placé les hommes sur la terre pour en être débarrassé et garder sa tranquillité). Ici, elles n'obscurcissent pas la comparaison fondamentale et ajoutent au fantasque de la phrase. Giraudoux se sert d'une attitude d'écolier bien connue pour faire la comparaison suivante : Assise sur la falaise, elle avait vu très loin un nageur lever le bras, tout droit, comme s'il demandait la permission de disparaître, et disparaître. (Combat avec l'ange, p. 95)

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Notons ici encore une fois comment le ton léger avec lequel la noyade est décrite nous détourne du tragique de l'événement pour nous intéresser davantage au comique de la description. On retrouve un rappel au 'tapis' coloré formé par un vol d'oiseaux suivant un geste de Suzanne, le mouvement de bras et le retour immédiat des oiseaux à terre inspirant une autre comparaison charmante: Le m a r i . . . écarte les bras pour faire lever les alouettes, et semble les semer aux quatre coins du champ. (Provinciales, p. 195)

Une autre image fort réussie amène un sourire aux lèvres : . . . le commis, qui quadrillait une feuille, avec colère, comme s'il poursuivait pour le rayer un mot insaisissable. (Provinciales, p. 54).

2.1.2. Deux concepts abstraits Dans la même proportion que les images précédentes parmi les images verbales (5 %) sont celles dont le rapport est entre deux abstraits. Pour apaiser le remords d'un jeune homme arrivé avec une demi-heure de retard à un rendez-vous, une jeune fille : . . .redouble de gaieté et de prévenance... Elle appuie en souriant sur ses pauvres sentiments discrets comme on appuie sur les imparfaits du subjonctif, pour excuser leur ridicule. (L'Ecole des indifférents, p. 97)

Le parallèle est peut-être hardi, mais il accuse bien la nuance de sentiment éprouvé par la jeune fille. Ayant vécu en marge de la religion presque toute sa vie, Geneviève mourante reçoit la visite de trois hommes d'église de sectes différentes. Sa réaction reste très mondaine : Elle déplorait d'avoir à choisir une religion au moment où trois s'offraient si aimablement comme on déplore une triple invitation pour le même soir. CSiegfried et le Limousin, p. 284)

C'est avec habileté que Giraudoux précise un sentiment par un autre, semblable, mais dans une situation plus familière. Le même procédé est utilisé dans l'exemple suivant. Sur son île, Suzanne attend le bateau qui la ramènera à la civilisation, attente traduite par celle des rêves imprécis qu'elle éprouvait jadis avec ses camarades de Bellac:

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Sans aucune pensée, comme les jeunes filles sur les terrasses attendent un de ces sentiments français auxquels un peu de complaisance du soir donnerait forme humaine, j'attends un homme. (Suzanne et le Pacifique, p. 182)

Nous pouvons remarquer un procédé particulier dans ces derniers exemples. Employé dans chaque cas pour préciser un état d'âme, le verbe comparant est le même que le verbe comparé. Le même sentiment, provoqué dans des conditions différentes, semble garder la même valeur pour Giraudoux. 2.1.3. Concept abstrait comparé à un concept concret

Presque deux fois plus nombreuses que dans les deux groupes précédents (9 %), les images dans lesquelles un concept abstrait est traduit par un concept concret n'élèvent qu'à 19 % des images verbales, celles où l'auteur fait un rapport entre deux verbes. Après ces derniers exemples, nous examinerons le groupe plus important de métaphores où un rapport plus direct est fait entre un verbe et un nom. Comme nous venons de voir plus haut, le comparé et le comparant sont souvent le même verbe. Cette tendance est répétée dans la présente catégorie à l'aide d'un procédé qui, sans être nouveau, est très souvent utilisé par Giraudoux: transférer à un verbe ayant un concept concret ou abstrait la qualité contraire. Employé avec son sens propre et concret dans la proposition comparante, le même verbe sert dans la proposition comparée avec un sens abstrait attribué par l'auteur. Pendant une promenade de Juliette et de son fiancé, on n'entend que les pas de la jeunefille: De sorte, aussi silencieux qu'un fiancé nageant le long de la digue où se promène sa fiancée, qu'il nageait dans la nuit, dans l'estime du monde, dans l'honneur humain... (Juliette au pays des hommes, p. 15).

Avec l'emploi imagé de 'nager' dans la seconde proposition, Giraudoux a évidemment repris un sens figuré déjà usité dans des expressions telle que 'nager dans la richesse' ; l'extension du verbe à la série de trois noms qui le suivent, juxtaposée à l'idée du fiancé nageant, redonne de la valeur au verbe. L'auteur traite avec plus d'audace le verbe 'frotter' dans l'image suivante : Mais le passé est glacial, ce matin... Comme le baigneur, de l'eau jusqu'au genou, hésite, se frotte l'épaule et les reins avec la vague la plus proche, tout

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ce qui est à la surface de cette aube, tout ce qui passe à ma portée, laissez que j'en frotte mon c œ u r . . . » (Adorable Clio, p. 126).

Parfois Giraudoux nous déconcerte. Ici, par exemple, il semble orienter sa métaphore vers un rapprochement du passé et de l'eau, puis il change d'aiguillage (pour employer une de ses images favorites), et c'est l'aube qui est substituée à l'eau. En imitant à l'excès les paroles d'une jeune nymphe, amateur de métaphores : . . . ainsi que le chanteur tend les cordes de sa lyre après qu'il y laissa jouer pour la politesse la vierge fille de ses hôtes,... [Ulysse] reprenait les métaphores d'Ecclissé et les tendait à les rompre... (Elpénor, p. 73).

Giraudoux prêterait-il à Ulysse sa façon de 'tendre' parfois ses propres métaphores? Il arrive que l'un des verbes, non répété, reste nettement sous-entendu sans rien enlever à la clarté : Chaque fois qu'elle dit un mot, elle tourne vers moi un visage éclatant qui vacille encore une minute après le moindre sourire, comme [vacille] un rameau d'où l'oiseau vient de s'envoler. (L'Ecole des indifférents, p. 53).

Croire que dans cette classe d'images verbales l'auteur ne se sert que de ce procédé serait une erreur. Il continuera le changement de sens concret en abstrait dans le verbe comparé, mais cette fois il utilisera deux verbes différents dans la comparaison : Ainsi qu'une liqueur injectée dans une plante la conserve, mais la tue, il ne savait quelle étude malfaisante avait un beau jour desséché les joies et les peines de sa jeunesse et les lui laissait là, intactes et décolorées comme des pièces d'herbier. (UEcole des indifférents, p. 218)

D'une correspondance recherchée entre la conservation d'une plante et le dessèchement des sentiments, l'image continue logiquement l'idée de la plante dans la dernière comparaison des joies et des peines à des pièces d'herbier. Dans d'autres cas, les deux verbes gardent leur sens propre : Tout le monde aime confier des secrets à un ami, ainsi qu'on se plaît à enfermer une boîte précieuse dans un coffret plus grand... (L'Ecole des indifférents, p. 21).

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Les deux traits mis en relief par l'exposé des images à comparaison verbale sont: 1. un manque inattendu de concepts concrets traduits par des concepts concrets; 2. l'emploi fréquent, dans certaines images, du même verbe dans les deux propositions.

2.2. Images avec un verbe en rapport spécial avec un nom Le groupe le plus important de métaphores verbales, constituant plus des trois-quarts, est celui où un verbe est le pivot de l'image, et où l'action ou l'état exprimé par le verbe est attribué improprement à son sujet, à son objet, ou aux deux à la fois. 2.2.1. Verbe à concept concret en rapport avec un nom abstrait Continuant la tendance de Giraudoux à 'concrétiser', la première classe de ces images, qui en forme presque la moitié, comprend les verbes prêtant un caractère matériel à un mot abstrait. Pour les cas dans lesquels le sujet est ainsi affecté, nous nous contenterons de citer quelques exemples typiques. Puis juin arriva, le printemps s'écoula des rues par les rigoles, les ruisseaux... {Simon le pathétique, pp. 149-150).

Giraudoux semble décrire d'une façon détournée une fin de printemps pluvieuse. Un ancien professeur de l'auteur, jugeant de l'inutilité des adjectifs, voit, tels des poissons morts, «tant d'adjectifs flotter le ventre en l'air !» (Juliette au pays des hommes, p. 138) A Lisbonne, au moment où l'heure d'hiver est introduite, des Brésiliennes en escale regardent la petite aiguille d'une horloge reculer d'une heure et, «reçues dans cette heure superflue,... souriaient à ce temps d'Europe qui les prenait en se pliant comme un hamac» {Adorable Clio, p. 184). L'imagination du lecteur ne peut vraiment pas toujours suivre à la même vitesse l'esprit capricieux de l'auteur. L'imagination de Giraudoux conçoit ainsi: «le soir, qui appuie de tout son poids pour prendre l'empreinte d'une journée» {Adorable Clio, p. 115) comme une matrice contre un poinçon; «un des cent mille passés possibles» pesant sur Siegfried et ombrageant sa tête, car il le rend pensif et triste {Siegfried et le Limousin, p. 114); la seule imperfection d'un corps féminin «devait un j o u r . . . envahir ce corps jusqu'aux oreilles»

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quand l'homme rassasié ne verra que ce défaut, oubliant les qualités de la jeune femme {Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 110); et une arrière-pensée qui «se dilue» dans la transparence et la gaieté des prunelles (L'Ecole des indifférents, p. 19). Plus souvent l'usage de noms abstraits en relation impropre avec un verbe d'action matérielle a lieu quand le nom est un objet. On peut observer des rapprochements d'idées caractéristiques de Giraudoux dans les images suivantes : Miss Gregor, assise au fond d'un fauteuil, le balance d'un mouvement de pied régulier. Elle pique à la machine quelque rêve. (Ecole des indifférents, p. 100); Eglantine... avait doucement effleuré le partant, non de ses lèvres, mais de son sourire... (Eglantine, p. 146); (le regret de l'enfance) Il pleuvait, il neigeait sur mon passé. (Simon le pathétique p. 122); (écrivant dans un concours sur leur manière de reconstruire l'Europe en 1919» les candidats) . . . dégrafaient sans précaution les bandages du continent» (Bella, p. 186). Toujours indifférent aux valeurs usuelles, mais avec le même charme ici que lorsqu'il transfère aux sujets un attribut impropre, Giraudoux nous montre que dans son univers on peut: «friper» un prénom comme une étoffe, en le déformant par des diminutifs différents (L'Ecole des indifférents, pp. 18-19); «verser des mots» dans la tête d'un enfant qui pleure et qui se tait quand elle est «pleine» {Provinciales, p. 117); «plonger» le soleil, tel du bleu dans de l'eau, «dix minutes dans un jour qu'il n'aura pas le temps de colorer. Puis il pleuvra.» {Adorable Clio, p. 151); «cligner de l'esprit» aussi bien que des yeux en sortant d'une rêverie, pour «remettre l'univers au point» {L'Ecole des indifférents, p. 161); «gratter» par le ratissage du sable non seulement la terre mais «le cœur» {Eglantine, p. 7).2 Moins fréquentes sont les circonstances où le sujet et l'objet, dont l'un est abstrait, ont tous deux un de leurs attributs habituels modifié par le sens concret du verbe. Dans une première métaphore, concernant deux dames âgées en visite, nous retrouvons l'esprit léger que Giraudoux emploie souvent avec autant de succès qu'ici : La cadette prit les devants; la large chouette étalée sur son chapeau couvait des pensées malicieuses. (Provinciales, p. 204) 2 En citant des exemples, nous n'avons pas trouvé utile de distinguer entre objets directs, indirects et circonstantiels. On peut noter toutefois que les objets directs se présentent beaucoup plus souvent que les autres.

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Dans une autre, c'est un complément concret qui subit l'action du sujet immatériel: .. .l'Ile de France qu'un bonheur uniforme a patinée... {L'Ecole desindifférents, p. 232). On trouve également quelques images dans lesquelles le sujet et l'objet, tous deux abstraits, dépendent d'un verbe concret: le Cyclope convaincu par Ulysse de la réalité des rêves, «sa vie fuyait par la nuit comme par une citerne mal cimentée» (Elpénor, p. 38); (amour des biographies en Allemagne) « . . . toute l'Allemagne chaque matin se rue vers les noms propres nouveaux qu'a secoués la n u i t . . . » {Siegfried et le Limousin, p. 158). Les images fondées sur un verbe à concept concret qui prête à un nom abstrait une action impropre sont quelquefois pénibles à interpréter parce qu'elles contiennent une trouvaille de rapports insolites.

2.2.2. Verbe à concept concret en rapport avec un nom concret Les métaphores de ce genre, bien que formées par des éléments tous deux de caractère matériel, sont tout aussi frappantes que les précédentes par le peu de rapport entre les idées rapprochées. Comme on peut s'y attendre, elles composent plus d'un quart des images à base de verbe en rapport spécial avec un nom. Nous diviserons comme plus haut, selon que le nom est sujet ou objet du verbe, nous bornant à un petit nombre d'exemples pour illustrer. Avec des noms sujets du verbe imagé : (l'on voit) « . . . les hydroplanes labourer la Seine stérile, revenir, la moissonner.» (Simon le pathétique, p. 197); (une charmante explication de l'intérieur irisé des huîtres) «Toutes les huîtres s'ouvraient au fond des eaux et se ripolinaient de n a c r e . . . » (Suzanne et le Pacifique, p. 136); avec les teintes bleutées du crépuscule « . . . les collines... se vêtaient de gaze violette, avant de se coucher...» (Provinciales, pp. 180-181); passant sous les arbres, une automobile, «au long des quais, soulève l'ombre des platanes, en secoue les taches du jour, les rejette.» (L'Ecole des indifférents, p. 57); ainsi qu'autour d'une lampe à pétrole, «autour du soleil naissait parfois, pour disparaître, une f u m é e . . . comme si le soleil soudain filait, comme si on rabaissait le soleil.» (Adorable Clio, p. 12)3; comme un bonbon 3

La même idée d'une lampe est reprise ailleurs. Voir p. 104.

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dans la bouche, la lune «fond peu à peu dans le soir qu'elle odore de menthe.» {L'Ecole des indifférents, p. 138). Contrairement aux cas précédents, où les objets abstraits étaient le plus souvent employés avec un verbe d'action matérielle, ici ce sont les sujets que l'on retrouve dans plus de la moitié des images. Avec des noms objets du verbe imagé : regardant longuement un étalage, «un vieux monsieur... bouquine la ferblanterie...» {Provinciales, p. 53) ; (Ulysse juge ses matelots «abrutis par vingt ans de souffrance»), « . . . les roulis des mers les plus vides, l'agitation sur les terres les plus rocailleuses les a tassés et durcis comme des sacs de sel, les voilà au niveau le plus bas de la culture et de l'intelligence» {Elpénor, pp. 84-85); «Le vent secoue et sèche les nuages mal étendus d'où tombent les dernières gouttes.» {Provinciales, p. 81); (l'étoile polaire paraissant plus brillante par une nuit de vent) « . . . le vent du soir attisait l'étoile polaire.» {L'Ecole des indifférents, p. 219). Avec sujet et objet concrets du verbe imagé : «Un nuage gris efface où il passe les étoiles, un nuage sale qui a déjà servi, qui laisse des traces de craie.» {Adorable Clio, p. 147); (expliquant une apparence de la lune plus humaine que d'ordinaire) «La lune, pour une aussi belle nuit, s'était arrangée à la paraffine des traits normaux.» {Siegfried et le Limousin, p. 290); s'arrêtant par intermittence le long de la lisière, « . . .le rossignol ourlait d'un vol saccadé le massif des p i n s . . . » {Provinciales, p. 171). 2.2.3. Verbe à concept abstrait en rapport avec un nom abstrait Ce groupe nous fournit le moins d'images, confirmant ainsi la tendance de l'auteur à 'concrétiser'. Suzanne retrouve dans une deuxième île les animaux connus et aimés des fables : J'étais à nouveau dans un pays où mon esprit et mon cœur d'autrefois se monnayaient et avaient cours, (sujet abstrait; Suzanne et le Pacifique, p. 105) L'éloignement entre les notions financières et celles de l'esprit et du cœur ne rend pas l'image difficile. Dans une transposition hardie, Moïse, qui a perdu son poids excessif, est comparé à un pénitent qui se voit déchargé de ses péchés après sa confession : Il avait confessé sa laideur, sa graisse, et il était absous (objet abstrait ; Eglantine, pp. 74-75).

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L'image exprime bien la satisfaction que ressent Moïse, mais elle reste d'un goût un peu douteux. Edmée, dans sa cuisine, ressent une appréhension vague qui est décrite opportunément par des termes propres au milieu où elle se trouve : Et l'amour filial, et l'amour maternel, et l'amour conjugal eux aussi étaient là, qui auraient dû saler, poivrer, embaumer cette journée. Et tout était fade. La nuit était fade, (sujet et objet abstraits; Choix des élues, pp. 18-19) Parmi les verbes concrets, nous avons pu discerner une préférence pour ceux qui expriment un mouvement défini. Avec des noms abstraits, Giraudoux emploie des verbes comme : caresser, plonger, gratter, épousseter, se garer, amarrer, écumer, verser, border, etc. En rapport impropre avec un nom concret se trouvent: haler, cligner, rouler, éteindre, hausser, flotter, égrener, enliser, bouillir, etc. On dirait que l'image verbale se prête parfaitement à l'expression poétique, surtout lorsqu'un seul verbe est l'élément principal de la métaphore (le soir appuyant pour prendre l'empreinte de la journée, une arrière-pensée se diluant dans la transparence des prunelles, le vent du soir attisant l'étoile polaire). 3. Adjectifs Tout en suivant une tendance de son époque à utiliser des métaphores là où des adjectifs eussent souvent suffi, Giraudoux trouva en même temps le moyen le plus propre et le plus précis d'exprimer sa pensée. Il s'ensuit qu'un nombre réduit d'images sera fondé sur des adjectifs, nombre qui n'atteint que 6% de celles provenant d'un mot ou d'une locution. Il est évidemment difficile de retrouver exactement dans quelles phrases Giraudoux eût pu remplacer un adjectif par une image. Cependant deux exemples possibles illustrent ce point. Au lieu d'une «Seine invisible à sa gaine de brume» (Siegfried et le Limousin, p. 117) un esprit moins imaginatif que celui de notre auteur n'eût pas trouvé mieux qu'une banale 'Seine brumeuse'. «Je ne me promenais q u e . . . dans ces heures - uniquement - qui sont un trottoir ou un refuge au milieu de la journée bruyante.» (Simon le pathétique, p. 88) eût pu être simplement 'Je ne me promenais q u e . . . dans les heures tranquilles'. Malgré une certaine rareté, son application des adjectifs à des noms qui leur sont tout à fait incompatibles n'en crée pas moins des effets saisissants. Les images adjectives ne font qu'affirmer notre opinion de la première place que donne Giraudoux au procédé de 'concrétisation' dans la créa-

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tion de ses images. De même que l'expression de cette tendance fut la plus fréquente dans les images verbales où un nom abstrait fut employé avec un verbe d'action concrète, les exemples les plus nombreux d'images adjectives sont ceux où un adjectif prête sa propriété matérielle à un nom abstrait. Des rapprochements tels que «des pensées cruelles, mais émoussées» (Provinciales, p. 35) nous donnent plus de 40% des images adjectives. Le nombre de rapports impropres entre nom et adjectif concrets est peu inférieur («une ville qui paraît gangrenée... parce qu'on a négligé les parterres des avenues» (Siegfried et le Limousin, p. 196), tandis que les adjectifs abstraits avec un nom concret («ce pardessus était stérile et sans moisson» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 167), ou avec un nom abstrait («existences périmées» (Bella, p. 68) ne donnent que de faibles pourcentages. Une préférence particulière pour les participes passés employés comme adjectifs, par opposition aux adjectifs propres, est à remarquer parmi les qualificatifs concrets.4 Bien qu'on trouve une femme dont l'affection de son mari décroît «enceinte de quelque divorce, de quelque séparation» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 19), ou le sang de la jeune et gaie Eglantine appelé «ailé» (Eglantine, p. 38), il est beaucoup plus usuel de lire, avec un participe passé, que «L'automne, sur les pelouses de Wellesley, est élimé et couturé de mille pièces de soleil.» (L'Ecole des indifférents, p. 127), ou bien que la Suède est «gantée de lichen» (Suzanne et le Pacifique, p. 14). Si déplacé que paraisse un adjectif, il ne manque pas, la plupart du temps, de créer une image suggestive. L'idée de chaleur dans l'expression «après-midi torrides» amène la métaphore «heures presque stérilisées» pendant lesquelles toute activité cesse comme cesse l'activité microbienne à la chaleur (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 93). Un danger de guerre passe, et le «souci vital fut soudain délesté du conflit international» (Combat avec Fange, p. 293). Pour dire que l'on voyait sur l'eau des reflets de la lune parmi les ombres des saules, Giraudoux écrit: «Le ruisseau, décapé par p l a c e s . . . , brillait sous les saules et se plaquait d'argent

(Bella, p. 67). Associant à sa première image de «décapé» l'idée de 'se plaquer', toujours 4

Nous ne différencierons pas ici entre l'usage du participe passé sans auxiliaire et avec l'auxiliaire 'être', les deux tenant à la fois de la nature du verbe et de celle de l'adjectif. Nous considérons leur force adjective prédominante, aussi les incluons-nous dans cette section.

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applicable au métal évoqué, il développe une image recherchée, mais fine et précise. Pendant des feux d'artifice, on «suivait, bue par la nuit, chaque fusée» ; et une fois ce spectacle terminé, les astronomes s'empressent de tourner leur télescopes «sur un ciel si bien secoué» (Suzanne et le Pacifique, pp. 40, 43). Une femme morte offre pendant tout un mois «sa pensée encore tiède» (Bella, p. 220). La famille qui entoure un juge de paix le rend «ouaté» (Provinciales, p. 187), tandis qu'il faut «de gros nuages blancs... au ras de l'horizon» pour qu'un champ de bataille devienne «matelassé» (Lectures pour une ombre, p. 192). Pour Giraudoux, une jeune fiancée qui «inaugurait avec une innocence singulière les gestes de son futur mariage», prête à ce qu'elle sert sa propre qualité de jeune fille en servant «un thé vierge, des gâteaux vierges» (Choix des élues, p. 278). Enfin, deux amoureux qui ne se rencontrent qu'à l'aube échappent à tous les regards, «roulés dans l'aurore» (Bella, p. 33). L'imagination ne cesse pas d'être stimulée par les rapports originaux trouvés par l'auteur qui laissent le lecteur tantôt désemparé, tantôt admiratif. D'un nombre assez minime mais d'une valeur stylistique généralement irrécusable, les images adjectives donnent souvent un ton 'précieux' - «roulés dans l'aurore», «sentiments durcis», «Suède gantée de fichen», etc. Les habitués des salons littéraires du XVIIe siècle n'eussent pas dédaigné des rapprochements tels que: des traits qui «n'étaient pas burinés, mais peints à une inoffensive aquarelle...» (Choix des élues, p. 151), «...notre nom, ce soir, est plus sensible et plus douloureux encore que notre cœur.» (Lectures pour une ombre, pp. 217-218), ou un homme «lesté de connaissances exactes» (Bella, p. 178). La rareté comparative des images adjectives nous mène à conclure que l'adjectif se prête moins facilement que les autres éléments discutés à l'image telle que la recherche Giraudoux.

QUELQUES PROCÉDÉS CARACTÉRISQUES

1. Longueur de V image unique 1.1. Image courte Nous avons déjà pu remarquer parmi les images que nous venons d'étudier de nombreux exemples qui illustrent amplement la grande variété dans leur longueur. Une moyenne de trois ou quatre lignes de texte est souvent nécessaire pour le déroulement complet de l'idée dans la méta-

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phore. Cependant, l'image très courte est la plus fréquente et elle semble traduire le mieux les pensées de l'esprit primesautier de Giraudoux. Nous nous contenterons d'en indiquer ici deux exemples additionnels fondés sur chacun des éléments déjà discutés. Noms: (la parole) «Ce bruit de la pensée» (Bella, p. 152); «L'automne était venu, verrière de l'année» (Simon le pathétique, p. 210). Adjectifs: (des squelettes) «des spectres ajourés» (L'Ecole des indifférents, p. 61); «la bouche ruisselante de vérités» (Bella, p. 190). Verbes: «la carpe, suçant sa rivière» (Juliette au pays des hommes, p. 162) ; «cornant les lits» avant le coucher (Suzanne et le Pacifique, p. 9). Souvent amusantes, ces images concises, sans être plus originales dans leurs rapports que les images plus longues qui suivront, frappent d'avantage l'esprit du lecteur par leur brièveté même.

1.2. Image longue L'image qui contient une introduction assez considérable avant d'atteindre son but est bien moins commune chez Giraudoux que l'image courte. Les méandres de la pensée de l'auteur peuvent quelquefois dérouter le lecteur, mais le plus souvent le développement n'est pas exagéré. Vous souvient-il, mon amie, du jour où nous avons retrouvé le phonographe dans lequel, voilà dix ans, vous aviez récité un poème anglais ? Vous écoutiez avec angoisse l'écho de votre voix de jeune fille prononcer des mots que vous ne compreniez plus. Ainsi, Bernard, de sa fenêtre, au clair de lune, contemplait ce cachet sans initiales sur l'impénétrable nuit, et se trouvait gêné par un tel calme, et se sentait emprunté devant le firmament, et ne pouvait comprendre toutes les émotions de son enfance qui revenaient ce soir vers lui et ne le touchaient plus... (L'Ecole des indifférents, p. 217). Toujours enclin à saisir l'occasion d'introduire une métaphore, complique la présentation de l'image en insérant sa vision comme un «cachet sans initiales» empreint sur la nuit. Cette secondaire, sans rien enlever ni ajouter au sens de l'image perd au moins une partie de la valeur qu'elle aurait seule.

Giraudoux de la lune métaphore principale,

2. L'image suivie Celle où l'idée du terme comparant est prolongée par d'autres termes qui s'y rapportent, vient après l'image courte par ordre d'importance. Giraudoux est entraîné par une idée métaphorique et la suit, généralement

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sans aller trop loin et en gardant des rapports qui restent clairs, comme dans l'exemple suivant : . . .du train qu'il proclamait immobile, il lâchait vers l'horizon, comme un élastique qu'on détend, les villages, les bosquets que ses yeux avaient retenus une seconde. (L'Ecole des indifférents, p. 232)

C'est ainsi que l'auteur explique comment Bernard fixe les yeux un instant sur le paysage, et pour le voyageur, le paysage semble se détacher de son regard. Par contre, l'image suivante, qui introduit plus d'éléments, qui n'est éclaircie que par le dernier, et dont le terme comparant n'est pas exprimé, est moins facilement compréhensible : La nuit est ronde et transparente, et les balles font sur elle un gémissement cristallin, aigu, comme si d'un doigt mouillé et paresseux on caressait ses bords. (Adorable Clio, p. 138)

Les premiers mots, seuls, donneraient l'impression d'une nuit «ronde» probablement parce que le ciel obscur paraît, comme une voûte, rond autour de nous, «transparente» par un temps sans nuages. On est un peu dérouté par le manque complet de rapport entre ce premier concept trouvé et le son «cristallin» des balles «sur» la nuit. Non seulement cette propriété concrète soudainement acquise par la nuit est surprenante, mais le bruit sifflant d'une balle ne ressemble pas à l'effet musical impliqué par «cristallin». Tout se remet en ordre, cependant, lorsque la comparaison finale est introduite. Des rapports se forment entre «ronde», «transparente» et «cristallin» aussitôt que l'on comprend que la figure est celle d'un verre en cristal rendant une note lorsqu'un doigt mouillé glisse légèrement autour du bord. 3. L'image

développée

De moindre importance, c'est une image riche qui peut fournir une page de développement ou s'étendre sur plusieurs pages. C'est un enchaînement d'idées amené par la première comparaison, à laquelle s'ajoutent d'autres images qui développent un même thème. Leur longueur est variée; parfois elles ne sont que de quelques lignes, comme dans l'exemple suivant, où la comparaison de bruits acquiert une force extraordinaire par la répétition du négatif : Ce n'est pas une armée de vers à soie qui ronge les feuilles; ce n'est pas que le sol soit couvert d'escargots et de hannetons et que le rouleau à vapeur les

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écrase; ce ne sont pas les acheteurs assemblés du «Petit Parisien» qui s'amusent à froisser leur journal, puis le déchirent : c'est la pluie. (Provinciales, p. 77)

Ensuite, un exemple plus long illustre l'aptitude de Giraudoux à se servir de ce procédé. Dans le roman Siegfried et le Limousin, l'Allemand, en relation avec les autres peuples, est un sujet fréquemment traité, témoin ce passage où Siegfried-Forestier décrit son peuple adoptif comme amoureux du monde comme d'une femme : Pourquoi alors continuer de juger comme un simple attentat à la propriété une explosion, qui était à la vie moderne ce qu'est une passion dans un cœur. L'Allemand a été soudain amoureux de l'univers. Depuis cinquante ans, l'échelle qui servait [comme mesure à différents métiers]... était graduée à l'usage de l'univers. Nous prenions la terre comme on prend une femme: en étant là continuellement; en la menant à la musique; en la menant à la parade; en adorant les géraniums; en étant propres, et chacune de nos villes avait sa baignoire; .. .C'est cet amour du globe qui éparpille nos enfants sur chaque continent... Il se trouve qu'en plein siècle nuptial, nous nous sommes heurtés à un peuple qui ne l'aimait que d'un vague amour platonique, mais que choquait notre étreinte, car, il faut bien le dire, la terre, nous l'étreignions. (pp. 148-150)

La personnification de l'univers qui forme la base de ces deux pages est développée par l'accumulation de métaphores montrant l'attitude de l'Allemand devant la terre: il est «amoureux» d'elle, il la «prend» avec les mêmes galanteries que pour prendre une femme, il l'«étreint». Giraudoux étend sa métaphore même jusqu'au siècle, qu'il nomme «nuptial». Ce procédé est loin d'être rare chez Giraudoux, mais son développement n'est pas si poussé dans la plupart des cas. Le résultat est un effet saisissant sur le lecteur si le déroulement est habilement mené jusqu'au bout. Notre auteur y réussit le plus souvent. Cependant, lorsqu'il essaie de trop 'tendre' son image, elle perd de sa force et de sa valeur.

4. L'image mélangée

Si l'image suivie prolonge l'idée d'un seul terme comparant, l'image mélangéeintroduit plusieurs termes comparants pour le même comparé. Le premier exemple est bref et illustre bien un changement d'une personnification à une comparaison avec un objet: .. .c'était une clarté diffuse, nonchalante près des fenêtres et qui mordait les pignons comme une eau-forte... (.Provinciales, p. 104).

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Le mélange est ici comparativement peu évident, alors qu'il apparaît plus nettement dans l'exemple suivant qui décrit une colonne de soldats : . . . à perte de vue tout le long de la vallée leur immense serpent ondulant..., les trois divisions entières, pliant entre cet ennemi invisible et nous comme le bâton qui maintient ouverte la gueule de la guerre. (Lectures pour une ombre, pp. 156-157)

La première partie de cette image est assez banale - une file de personnes est souvent comparée à un serpent. Mais une seconde image, qui relève la valeur de la phrase, reprend l'idée du serpent pour l'appliquer à un nouveau concept, la guerre, et la colonne devient un bâton enfoncé entre les mâchoires du reptile. Giraudoux use assez souvent de ce genre d'image, mais il introduit rarement plus de deux comparants dans la phrase, laquelle reste ainsi facilement compréhensible. 5. Série

d'images

Fréquemment Giraudoux lâche la bride à sa fantaisie et à son imagination, accumulant image sur image pendant plusieurs phrases ou même pendant des pages entières. De telles séries peuvent être provoquées par les idées les plus diverses - états d'âme, descriptions, actions d'un personnage. Contrairement aux images précédentes, les séries s'éloignent souvent de leur sujet de départ, et même quand les images se rattachent à un concept général, elles en traitent des aspects différents au lieu de découler l'une de l'autre. Le passage suivant décrit fort poétiquement l'arrivée de la nuit: Il n'y avait pas eu de crépuscule; tant de lumières désemparées s'étaient ralliées et suspendues au soleil que la bouée gigantesque fonça d'un coup. La nuit s'étala, sans précaution, prenant ses aises; des ombres menues grignotaient aux bordures des plafonds et ne se dérangeaient pas quand on haussait la lampe; des clameurs implacables annonçaient le vent, mais, arrivé sur vous, il chavirait, satisfait d'avoir effrayé, et déversait des oiseaux et des parfums. Enfin une pointe de feu creva le ciel, s'étira, devint la lune. On entendit la clochette de la chapelle se rapprocher peu à peu, comme si elle rentrait à l'étable; et l'on put voir le jour déchu hisser son pavillon, un petit nuage bleu et blanc, qui devait être vert et jaune, puisqu'il faisait nuit. (Provinciales, pp. 69-70)

Les métaphores se succèdent avec une rapidité qui peut laisser le lecteur incapable d'apprécier toute la richesse du texte. Nous avons cité une

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quinzaine de lignes extraordinairement riches en images; ces séries, semées tout au long de son œuvre, ne sont pas souvent aussi denses et peuvent s'étaler sur plusieurs pages à raison de quatre ou cinq images par page. L'inspiration métaphorique jaillit et s'épuise sans raison apparente. Il semble que ces moments d'enthousiasme dépendent plus de la disposition particulière de l'auteur que du sujet qui l'occupe. L'inspiration tarie, Giraudoux continue son récit à un rythme plus normal, des images fortuites se présentant à son esprit, jusqu'à ce que surgissent une nouvelle série cinq, dix, ou quinze pages plus loin. (Provinciales, pp. 124-126, 147-148, 181-182; Suzanne et le Pacifique, pp. 7, 8-9, 19-21, 28-29, 64-67, 74-79, 95-97, 137-139, 216-217; Eglantine, pp. 17-19, 83-86, 102-105, 116-119, 165-168, 208-209, 228-229; Choix des élues, pp. 118120, 122-124, 130-132; etc.) 6. Calembours Jouant très souvent sur les deux significations possibles d'un mot employé dans une phrase avec son sens figuré accepté, Giraudoux continue la phrase sur une équivoque en interprétant le mot dans son sens propre. Ainsi, par exemple, rendant à l'adjectif 'fulgurant' la force que peuvent avoir les éclairs, il décrit un auteur : . . . dont la vie et l'œuvre fulgurantes... ont pénétré par l'embrasement tant de jeunes Français... (Siegfried et le Limousin, p. 13).

L'expression 'paquet de mer' prend un sens plus étendu dans : Des paquets d'Océan se déballent en dentelle sur l'escalier de la d o u a n e . . . (Provinciales, p. 162).

Et les verbes sont pareillement traités, témoin cette appréciation de Paris l'hiver, où l'ingéniosité de Giraudoux est doublement éprouvée par l'interprétation littérale du verbe et du mot 'cœur' : Je savourais ces boutiques ouvertes, ce ciel gris-bleu, ce cœur de Paris qui n'est vraiment comestible qu'après la première gelée. (Bella, p. 51)

7. Images avec l'aide de mots introductifs En dernier lieu nous considérons un aspect purement grammatical de la structure des images. Nous pouvons constater que les images construites avec des mots introductifs composent environ les deux tiers du total.

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Dans son emploi très varié de ces mots, Giraudoux montre une prédilection pour certains d'entre eux. Nous les présentons par ordre numérique descendant. Comme (préposition) est de beaucoup le plus important : « . . . il va remonter dans son passé comme un saumon dans son fleuve.» (La France sentimentale, p. 76); «Du moindre regard au ciel, comme d'une fusée, retombait une gerbe d'oiseaux.» (Simon le pathétique, p. 45); «Les feuilles des palmiers s'ouvraient toutes en craquant comme les mains du squelette qui ressuscite.» (Suzanne et le Pacifique, p. 96); (un fils ressemble à sa mère) «L'enfant maniait comme une arme déjà familière le doux et tranquille regard de Renée.» (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 14); « . . . les fenêtres des premiers étages d'où pendent, comme des langues desséchées, leurs tapis...» (Provinciales, p. 196). Comme (conjonction). Toute comparaison introduite par 'comme', ainsi que par toute autre conjonction, est formée par une proposition entière, et non par un élément de phrase. « . . . la petite Inge arracha sa robe, la laissa sur sa chaise avec son sac comme font les suicidés...» (Siegfried et le Limousin, p. 208); «Devant cette créature autour de laquelle son esprit tournait à la recherche d'un joint comme on tourne autour du crocodile...» (Juliette au pays des hommes, p. 107). Etre. Marquant l'identité des deux termes comparés, il donne plus d'importance au terme comparant. Ce verbe est un moyen très souvent employé par Giraudoux pour introduire ses images: (le départ d'une maîtresse) «C'était l'enterrement d'une de mes ères.» (Combat avec Vange, pp. 14-15); «Une nuit a été la cloison entre nos deux existences.» (Juliette au pays des hommes, p. 25); «Le soleil n'est pas couché. Mais il n'est plus qu'un clou doré auquel est suspendue une hirondelle.» (L'Ecole des indifférents, p. 57). Ainsi que. Cette expression littéraire est aussi souvent employée. «Les yeux des cochons étaient encore plus petits que la veille, affleurant ainsi que des truffes dans un p â t é . . . » (Provinciales, p. 124); « . . .j'avais remplacé l'attente de Bella, ainsi qu'on échange pour un bal son vrai collier contre un faux, par l'attente de ce directeur...» (La France sentimentale, p. 225). Sembler introduit une image atténuée ou excusée. Le verbe 'paraître' est étonnamment peu usité. « . . . la tour Eiffel était en face qui semblait la base d'un sablier...» (Simon le pathétique, p. 139); «Il avait les bras écartés, il semblait cloué par punition sur mon île, l'Océanie voulait faire un exemple.» (Suzanne et le Pacifique, p. 148). De même (que) est également une expression assez souvent employée

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par Giraudoux. «De même que les vautours et les requins sont prévenus à distances incalculables de la présence d'un cadavre, de même il est impossible de jouer tout Schubert sans que des effluves n'alertent tous les Allemands à la ronde...» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 87); «Elle n'avait qu'un grain de beauté, de même que l'or pur n'a qu'un poinçon.» (Provinciales, p. 96). Plus rarement on retrouve des images introduites par: ainsi, avoir l'air de, avoir l'impression, sur le modèle de, à croire que, semblable à, et des constructions telles que : « . . . fdes bœufs] agitaient follement leur queue en balancier déréglé...» (Provinciales, p. 104); « . . .il se rejeta en arrière avec le geste des petits Grecs, qu'on chasse du marchepied de la victoria.» (Suzanne et le Pacifique, p. 61); «Des moineaux dorés, noirs et rouges qui en se posant devenaient des boules incolores...» (Suzanne et le Pacifique, p. 76) ; (le Niagara) «Il vous donnait l'insensibilité qu'éprouve une minute le patient placé subitement au cœur d'une usine.» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 172). L'image 'excusée' par 'on dirait (eût dit) que' est peu fréquente. Comme si, qui nie la comparaison, est aussi fréquent que 'sembler' dans la liste précédente. « . . . mon pied pris soudain dans une liane, je n'osai remuer comme si j'allais déranger un aiguillage...» (Suzanne et le Pacifique, p. 173); « . . .la mer... où il pénétrait avec un imperméable et qu'il évitait d'effleurer, levant les bras comme s'il se rendait à elle.» (Siegfried et le Limousin, p. 224). 8. Images sans l'aide de mots introductifs La 'métaphore', dans le sens le plus restreint du mot, c'est-à-dire le transfert direct d'un concept, est employée aussi fréquemment que la préposition 'comme'. Giraudoux la construit le plus souvent en substituant un nom à un autre : « . . . il y avait, sous une housse, la lune.» (Suzanne et le Pacifique, p. 7); «Une tourterelle roucoula et avança sa tête hors de son nid, pour montrer son anneau conjugal.» (Provinciales, p. 215); (Bella essaie de joindre les mains de deux ennemis) « . . .elle tenta encore... d'agrafer les deux honneurs, les deux courages, les deux générosités du caractère français. »(Bella, p. 212). Au moyen de verbes ou d'adjectifs, il attribue à un nom, sans l'aide d'intermédiaire, une qualité ou une action : (Elpénor raconte les malheurs de sa vie) «Telle était la vie en loques qu'il déployait aux Phéaciens. Mais ceux-ci voyaient au travers des trous la doublure de l'épopée.» (Elpénor, p. 145); « . . .[les singes] s'enfuirent, et la verdure fut trouée

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de cent taches indigo. » (Suzanne et le Pacifique, p. 102); «La sonnerie du clairon au réveil et au couvre-feu, une demi-heure avant notre lever, une demi-heure après notre coucher, encadrait la journée d'une m a r g e . . . » (Simon le pathétique, p. 18); (un subalterne qui cesse d'imiter le président) «Sans le savoir, il se démaquillait.» (Combat avec Fange, p. 59). Les deux noms peuvent être exprimés, mais sans mot comparatif: «Un seul rayon atteignait juste l'iris de Juliette, le monde visible n'appuyait sur elle que par ce poinçon.» (Juliette au pays des hommes, p. 96). Ce genre d'image est fréquent surtout avec deux noms en apposition: « . . . l'exclamation, hoquet de l'affection» (Elpénor, p. 1 1 4 ) ; « . . . pourquoi n'avais-je pas un grand-père de génie qui m'eût d o n n é , . . . breloque immortelle, son nom pour prénom?» {Simon le pathétique, p. 33); « . . .en bouquet, trois cyprès, les f u s e a u x . . . des Parques de Bellac.» (Suzanne et le Pacifique p. 21). Deux concepts qui s'identifient ainsi forment une image moins apparente que celle qui est construite avec un mot introducili. Au lieu d'indiquer simplement un rapport aperçu, l'auteur présente sa vision particulière comme une réalité. Comme nous l'avons indiqué, cependant, Giraudoux ménage l'emploi de ce procédé plus audacieux de substitition directe, se limitant généralement à décrire le monde par la juxtaposition du terme réel et du terme imaginatif. Dans cette analyse des éléments servant de base aux métaphores, nous avons pu noter d'abord la nette prédominance numérique qu'y prennent les noms. Le nom est évidemment le plus riche des éléments puisqu'il offre la possibilité de choisir entre plusieurs attributs pour créer une image. Cependant, tout en se servant le plus fréquemment de noms, Giraudoux ne néglige point les possibilités, que lui présentent les verbes et les adjectifs, d'éviter l'écriture banale et de relever la qualité littéraire de son style. Si nous n'avons pas parlé dans cette étude des adverbes, c'est qu'ils ne fournissent qu'un nombre négligeable d'exemples sans intérêt particulier. Chaque section a apporté des preuves de plus en plus concluantes de ce qui doit être considéré indéniablement comme le trait le plus caractéristique de la forme des images de Giraudoux - la 'concrétisation'. Dans l'image purement fantaisiste, ornement de style que l'auteur affectionne le plus, le passage de l'abstrait au concret est particulièrement frappant. Cependant, ce procédé est utilisé également avec succès, dans des images de fond plus sérieux, avec un réel désir de préciser et d'éclairer le sens : La plupart des hommes voient les pauvres nombreux et différents, ils sont soulagés de savoir la misère éparse sur des centaines et des milliers de têtes;

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.. .ils s'imaginent que c'est autant de moins pour chacun, ils ne savent pas qu'elle est toujours indivisible et totale comme le vin de Cana. (Combat avec l'ange, p. 213)

Tantôt par l'emploi de noms comparants, tantôt par l'insistance sur les rapports de forme et de mouvement entre les noms, tantôt par la qualité ou l'action concrète prêtée à un nom abstrait par un verbe ou un adjectif, Giraudoux démontre régulièrement la même tendance, celle de traduire ces idées en termes plus accessibles. Si, parfois, il réussit à faire le contraire, c'est que son esprit habile et son imagination rapide dépassent en quelque sorte les limites des correspondances que peut saisir le lecteur. Quel que soit le genre de mot qui déclenche chez Giraudoux 1' 'appareil à images', pour ainsi dire, cet appareil est toujours prêt à unir ce mot à un autre. Les combinaisons qui en sortent sont marquées très souvent par le peu de convenance qui existe entre les termes, et l'on se demande quelquefois quels sont les fils ténus qui les joignent. Souvent laissant derrière les attributs dominants ou secondaires généralement assignés à un sujet, l'auteur crée des rapports très personnels. Si les images avec les deux termes exprimés sont généralement plus facilement intelligibles, là où les rapports sont directs, les correspondances entre le terme exprimé et le terme sous-entendu ne sont pas plus incompatibles que dans les autres cas ; mais l'attention plus soutenue qu'exigent ces dernières images occasionnera plus d'images manquées du point de vue du lecteur. Cependant, s'il fait appel à son intelligence et à son imagination, il rencontrera peu d'obstacles à suivre le vagabondage de Giraudoux. La complexité du fonctionnement psychologique qui produit les images se manifeste dans tous les éléments de la forme discutés dans ce chapitre. Malgré certaines préférences nettes, les origines et les procédés de développement sont d'une diversité qui met en évidence la parfaite aisance avec laquelle Giraudoux maniait la langue, et son imagination féconde. La jonglerie qui juxtapose les mots résulte en un produit d'un 'précieux' exquis, d'une fantaisie charmante et d'une légèreté rarement égalée.

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Après avoir étudié les images de Giraudoux du point de vue de leurs qualités et de leurs défauts de forme, nous les aborderons ici uniquement du point de vue de leurs sujets. Un simple résumé des sujets qui inspirent ses images ou qui servent de termes de comparaison fournirait principalement une preuve de sa culture et un moyen de déterminer la diversité de ses goûts. Au lieu de nous limiter à détailler l'un ou l'autre de ces deux éléments, nous avons entrepris la tâche plus longue mais, nous espérons, plus efficace, d'étudier les relations entre termes comparés et comparants. Cette méthode permettra de connaître les thèmes le plus souvent traités métaphoriquement et d'apercevoir en même temps vers quels domaines s'orientaient les associations faites par l'auteur au cours de la rédaction. Les cinq grandes catégories adoptées pour la discussion sont celles qui ont déjà été employées dans d'autres études de cette nature: l'homme, les animaux, la nature, les objets inanimés (en dehors de la nature), les sujets abstraits. Un certain nombre d'images exigent un jugement arbitraire dans leur classement, et de tels cas seront signalés dès qu'ils seront rencontrés. En ce qui concerne les rapports numériques entre les différentes classes, nous avons préféré éviter les longues listes et les grands tableaux statistiques, fastidieux pour le lecteur : nous ne donnons que des proportions au début de chaque partie de la discussion, ce qui permettra de voir rapidement les tendances essentielles de Giraudoux en traitant métaphoriquement différents ordres d'idées. Un bref aperçu des orientations très générales nous laisse déjà entrevoir quelques penchants marqués de la part de notre auteur: comme : Homme 42 % Animaux 5,5 7,5 19 Nature 12 11,5 35 Objets inanimés 12 3,5 Sujets abstraits

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L'homme reste dans les deux cas l'intérêt essentiel de l'auteur; les sujets abstraits, comme on pouvait le prévoir, sont les moins fréquents comme sujets de comparaison; et le nombre élevé d'objets inanimés comme comparants, surprenant pour un écrivain qui passa sa jeunesse en province et de qui l'on attendait plus d'images inspirées par la nature, atteste son intérêt pour les choses matérielles provenant de l'industrie humaine.

L'HOMME

1. Aspects physiques Divers éléments de l'apparence, des attitudes et des actions humaines donnent plus de la moitié des images sur l'homme et sont divisés selon les termes comparants ainsi : Homme physique Homme spirituel Animaux Nature Objets inanimés Sujets abstraits

— — — — — —

46% 2,5 10 6,5 33 2

1.1. L'apparence générale d'un individu inspire le plus souvent à Giraudoux une comparaison avec des objets inanimés, comparaison qu'une imagination moins riche concevrait peut-être plus ordinairement avec l'apparence d'une autre personne. Ces rapprochements nous valent des images charmantes telle que celle qui décrit des jeunes filles qui portent: .. .des rubans roses ou noirs sortant tout d'un coup de [leurs] manches, sur lesquels il eût suffi, peut-être, de tirer pour [les] ouvrir comme des boîtes à dragées. (Suzanne et le Pacifique, p. 16).

Observateur précis, Giraudoux est sensible à l'élégance et au 'chic' qui émanent d'une personne : Les bijoux ne sont beaux et ne remplissent leur rôle que s'ils ont l'air d'être jaillis de la personne qui les porte... Il avait plutôt l'air d'un aimant qui s'est promené dans une o r f è v r e r i e . . . (Juliette au pays des hommes, p. 104).

Toujours, quelle que soit la catégorie du comparant, on retrouve l'esprit juvénile de l'auteur : . . . le vent gonfle sa jupe plissée; elle va faire la roue. (Provinciales, p. 151)

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Giraudoux répartit davantage parmi les différents groupes le choix des comparants lorsqu'il parle plus précisément du corps humain. Les objets inanimés restent les plus nombreux et offrent, par exemple, cette comparaison habilement traitée qui, cependant, eût pu être triviale : De ce travail généralement si mal ajusté de tendons et de système artériel et qui ressort autant que celui des ouvriers électriciens, nulle trace sur Stéphy. (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 101).

La présence de Bella à côté d'un flacon de vin, jointe à la carnation ambrée de la jeune femme, suggèrent cette métaphore : Le Tokay qu'elle venait de déboucher était à côté d'elle. Elle était dorée par l'été, elle semblait sortie du flacon. {Bella, p. 72).

La comparaison suivante avec un sujet abstrait est influencée, ainsi que beaucoup d'autres, par une caratéristique propre au personnage dont il s'agit. Moïse, financier, n'est plus indifférent à son apparence physique depuis qu'il maigrit: Pour la première fois, il ne traitait plus son corps comme la part, au milliardième, d'une société anonyme. (Eglantine, p. 74)

La tête étant la partie du corps la plus généralement remarquée, il est normal que Giraudoux s'attache à décrire plus spécialement le visage et les traits. Nous ne pouvons pas ne pas mentionner ici son inaptitude à faire un portrait, inaptitude qu'il avoue, peut-être avec quelque exagération: Je ne saurai jamais décrire un visage parce que je ne s a i s . . . par quel trait commencer... (Suzanne et le Pacifique, p. 35).

Il est vrai que nous avons rarement plus qu'une esquisse du physique d'un de ses personnages et que nous serions incapables, après la lecture d'un de ses romans, de faire une description complète de l'héroïne. Ce sera l'apparence des cheveux fraîchement coupés qui rappellera la tête de ceux qui sont prêts pour l'électrocution (Suzanne et le Pacifique, p. 139). D'autres têtes sont des «gargouilles» (Siegfried et le Limousin, pp. 15,107). Une tête sans chapeau donne l'impression d'une lampe sans abat-jour (Provinciales, p. 23), et celle autour de laquelle un oiseau vole en cercles réguliers est comme une «boîte à moudre» le café {Suzanne et le Pacifique, p. 170). La légèreté d'une tête posée sur les

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genoux amène la comparaison, légère «comme une noix gâtée» (Combat avec Vange, p. 130). Quant au visage, les traits peuvent y être «comme des armes sur une panoplie» (L'Ecole des indifférents, p. 46) ou «arrondis par une pierreponce divine» (Bella p. 42). Sur le visage de Bella mourante «se formaient des traits puérils. Toute son enfance sortait d'elle, au moindre heurt.» (Bella, p. 214) Les images ne se bornent pas seulement à l'aspect du visage. Pour Simon, après sa rupture avec Anne, le premier visage connu qu'il revoit est un «débris de [son] passé» (Simon le pathétique, p. 194), la métaphore résidant ici dans le symbole créé. Les yeux donnent lieu à presque autant d'images que tous les autres traits ensemble. Giraudoux fait preuve encore de finesse d'observation en décrivant «cette mousse brune et verte des jeunes prunelles, comme un frai sur des algues» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 15) et une veinule rouge qui apparaît dans le blanc des yeux de temps en temps «comme un grand ver qui passait et repassait» (Juliette au pays des hommes, p. 64). Il ne se sert plus des animaux comme comparants, pour retourner dans le domaine plus usuel des objets inanimés, en parlant de l'éclat des yeux. Si l'on avait pu analyser les regards d'une femme en colère, on eût «risqué de découvrir l'atome du métal humain» (Combat avec Vange, p. 137). D'un rapport moins frappant est l'image sur les yeux d'une jeune Juive, dans lesquels se voit «la petite lampe de la synagogue seule veillant» (Siegfried et le Limousin, p. 248). Un usage assez rare, fait avec succès par Giraudoux pour exprimer les changements de physionomie, est de représenter le même visage comme un autre. Suzanne, par exemple, voit revenir sa dame de compagnie qui est descendue chercher des ceintures de sauvetage pendant le naufrage: Je la contemplais. Car ce qu'elle était allée chercher, c'était plus que la ceinture, d'autres yeux, des yeux de naufrage... (Suzanne et le Pacifique, p. 59).

Le souvenir d'une première rencontre à un bal masqué dix-huit ans auparavant est raconté ainsi : Il me regarda tendrement, mon visage d'aujourd'hui masqué pour lui de mon visage de la redoute. (Siegfried et le Limousin, p. 139)

Giraudoux ne dédaigne pas l'emploi d'une image commune, mais introduit de la nouveauté dans la manière de la traiter. Les sourcils sont ennoblis dans ces deux comparaisons avec un arc, l'une illustrant la perfection de leur forme admirée par un homme:

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Du Seigneur [sic]... le sourcil d'Edmée était toujours l'arc... (Choix des élues, pp. 307-308);

l'autre suivant la comparaison de l'œil du Cyclope à un bouclier: .. .et ton sourcil, comme l'arc noir de l'Amazone au-dessus de son bouclier rond, lui apparaît et se tend! (Elpénor, p. 13)

Il emprunte plusieurs termes à la couture pour construire des images charmantes. Ainsi l'on trouve «un nez retroussé par une mode divine, une bouche où les commissures étaient invisibles comme des points d'arrêt, une oreille ourlée, semblait-il, du jour, un visage en somme qui, pas une seconde, ne sentait la confection...» (Eglantine, pp. 193-194). Le même jeu sur le sens propre d' «ourlet» est repris dans «l'ourlet de ses lèvres, l'ourlet de ses oreilles, toute une série de divins ourlets qui la rendait plus finie par Dieu...» (Juliette au pays des hommes, p. 153). Pour le reste du corps, les mains attirent le plus l'attention de l'auteur. Ce n'est presque jamais leur mouvement encore qu'une main soit personnifiée comme «hypocrite» parce que «rampante, pour surprendre son verre» (Suzanne et le Pacifique, p. 210). Par contre, leur apparence lui fait imaginer une main qui a acquis les qualités de ce qu'elle porte, faite «d'or... et de pierreries» (Siegfried et le Limousin, p. 221), ainsi que d'autres si ridées qu'elles semblent «des gants à jour» (Provinciales, p. 65). Dans une image d'inspiration artistique, Giraudoux traduit son impression de certaines peintures de la Vierge; Moïse, soutenu par Eglantine au moment de tomber: .. .vit sur sa poitrine deux mains de femme qui dans l'effort s'étaient jointes, avec ce nombre infini de doigts qu'ont les mains croisées des vierges en prières. (.Eglantine, pp. 47-48)

La conscience constante que possédait l'auteur de Combat avec l'ange des objets de la vie moderne est illustrée par la métaphore suivante sur l'arrêt du pouls d'un mourant, dont le mouvement irrégulier rappelle celui du télégraphe morse : Une minute encore un télégraphe morse juste perceptible m'avertit que Brassard était vivant, mais encore vivant. Puis le télégraphe devint forcené, me cria qu'il n'était plus que vivant, qu'il délirait de vie... Puis je fus sans nouvelles. (Combat avec l'ange, p. 320)

Fraîcheur et charme d'idée se retrouvent toujours, quelle que soit la partie du corps comparée, témoin la personnification des pieds d'un

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enfant qui «se rendent des visites menues et délicieuses» (Provinciales, p. 31) et cette image enjouée: . . . une mère battait son enfant sur deux jolies fesses qui semblaient dans une sordide banlieue le seul visage de la jeunesse... (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 154).

1.2. Les attitudes qui suggèrent des images par des ressemblances de forme sont marquées surtout par deux faits : les objets inanimés comme termes comparants ne dominent pas aussi nettement que dans d'autres cas, les attitudes interprétées par une autre attitude humaine étant presque aussi nombreuses ; on remarque aussi une proportion élevée de groupes en tant que comparés. Il est naturel que, dans les images traitant des attitudes d'un seul personnage, Giraudoux appuie davantage sur celles qui décrivent la position du corps entier. Cependant il ne néglige pas les détails plus précis d'une expression ou de la position d'une partie du corps, ni les attitudes arrêtées comme par un instantané au cours d'une action. De retour en France, Suzanne, habituée dans les îles à une faune volante ou bondissante, s'étonne de la stabilité du premier Français qu'elle voit: Il tient à la terre comme un vase léger dans lequel on a mis du sable pour en faire une lampe stable. (Suzanne et le Pacifique, p. 219)

Fontranges couché, les jambes pliées sous lui, ressemble «à ces cavaliers de plomb retirés de leur cheval» (Eglantine, p. 222). Parmi les attitudes d'une autre personne servant de termes de comparaison est celle «d'un boxeur mis hors de combat debout» (Combat avec l'ange, p. 288), provoquée par Maléna défaillante et lasse. Une autre s'inspire de la mythologie pour faire de Jérôme, adossé à une roche, une «Andromède masculine dont Stéphy était le pauvre monstre...» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 150). Moins fréquentes sont les comparaisons de deux attitudes différentes de la même personne. Un cadavre qui aborde l'île, les bras écartés, «semblait cloué par punition sur mon île, l'Océanie voulait faire un exemple» (Suzanne et le Pacifique, p. 148); il est évident que c'est la personnification de l'Océanie qui fait la valeur de l'image. Comme exemple d'une expression qui en rappelle une différente, le mari d'Edmée avance les lèvres pour manger un cornichon : « . . . avec cette moue des petits communiants qu'on aperçoit de profil, dans les églises de campagne. Elle lui donna cette communion amère.» {Choix des élues, p. 23); et comme exemple de l'attitude d'une partie du corps,

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un capitaine de bateau semblait avoir «la tête vissée sur la droite comme un instrument pour observer les astres...» (Suzanne et le Pacifique, p. 48). Dans Suzanne et le Pacifique également nous trouvons cette ressemblance de position lorsqu'un des sauveteurs de Suzanne est en train de graver au chalumeau sur un rocher : .. .il avait l'air d'un cambrioleur qui forçait les secrets de l'île... (p. 203). Exceptionnellement, c'est le degré de souplesse qui crée des rapports dans l'esprit de l'auteur; il s'y ajoute dans l'exemple suivant une impression d'une personne enfarinée : Au bord de la terrasse, nous trouvions Mme Blédé, toute poudrée, les bras nus fardés, étendus devant le soleil, et molle, et faible, comme un pain avant la fournée. (Suzanne et le Pacifique, p. 24) Quant à Maléna, heureuse de son amour pour Jacques, elle «allait... la tête dressée et presque rigide, d'une marche de cariatide qui porte un faix dont elle est fière... Elle portait son amour.» (Combat avec l'ange, pp. 68-69). La même justesse d'observation que lorsqu'il s'agit d'un individu est évidente dans les comparaisons des attitudes de groupes. La précision du nombre dans les groupes ne manque d'ailleurs généralement pas. Deux personnes forment le plus souvent le rapport qui évoque l'image. Le «cavalier de plomb» rencontré plus haut est, quelques pages après et toujours à cause de sa position dans le lit, «aux guides d'un dur coursier» qui a maintenant «Eglantine en croupe» (Eglantine, p. 225). Maléna, en présence d'un mourant pour la première fois, s'accroche à Jacques, «angoissée et inexperte, collée à moi comme la danseuse au dompteur dans la cage des lions» (Combat avec l'ange, p. 311), et Suzanne reste debout aux pieds d'un cadavre, «formant avec la M o r t . . . à peu près le même groupe que l'homme et sa brouette au-dessus du Niagara» {Suzanne et le Pacifique, pp. 151-152). Des groupes de personnes suggèrent à Giraudoux presque exclusivement des objets inanimés. Nullement émue, Suzanne ramasse des écailles et des algues sur les corps de sept Allemands, «tout ce que ce râteau à sept dents avait raclé du Pacifique» (Suzanne et le Pacifique, p. 158). De jeunes personnes assises dans l'escalier deviennent pour Giraudoux une partie de l'escalier : Il n'y aura jamais de rampes aussi gaies, aussi tendres, aussi unies. Rampe qui se dressait quand une femme allait rejoindre ses compagnes... (Simon le pathétique, p. 64).

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Ces images sont caractérisées par la clarté des rapports, et la même qualité se maintient dans les cas où d'autres classes de termes comparants sont employées. Juliette, par exemple, est «juste aussi droite que ces arbres qu'aucun vent marin n'incline, mais seul arbuste qui n'eût pas son côté de moussure et son côté de soleil» (Juliette au pays des hommes, p. 109). Même un sujet comparant aussi abstrait que la traduction d'un mot est utilisé d'une façon immédiatement compréhensible dans une image où Giraudoux apporte encore une fois un élément artistique: . . . le jour vint où Sarah dit, - Je meurs, et, seule mais parfaite traduction qu'elle fit de ce mot, elle fut soudain roide, tendue et pâle comme on l'est, Vierge, dans les Greco. (Eglantine, pp. 98-99)

On ne trouve que rarement dans les images fondées sur des attitudes, des exemples comme le suivant, où deux personnes se quittent à minuit précis «en (se) tournant le dos, et l'un semblait dans hier et l'autre dans demain» {Simon le pathétique, p. 202).1 Nous pouvons remarquer que la rareté des comparaisons d'attitudes de grands groupes reflète une caractéristique plus générale du style de Giraudoux. Il ne s'intéresse pas aux masses, aux foules, et si l'homme, dans son sens le plus vaste, est son sujet le plus important, il se contente de l'étudier individuellement ou dans ses rapports avec une ou deux personnes. 1.3. Les actions de Vhomme inspirent à Giraudoux plus de la moitié des images concernant les aspects matériels de l'homme. Un grand nombre des exemples cités précédemment ont déjà démontré le rôle essentiel du mouvement dans la suggestion des comparaisons, rôle entrevu par exemple dans la discussion des images nominales et illustré par l'importance des images verbales. Pour la première fois, les objets inanimés en tant que termes comparants sont relégués à une place secondaire, les actions en relation avec d'autres actions ou avec la même dans des circonstances différentes étant ce qui frappe le plus l'imagination de l'auteur. Deux catégories peuvent être distinguées parmi les comparaisons qui comportent des objets inanimés, celle, plus normale, de l'action comparée à l'action de l'objet, et, bien moins fréquente, celle de l'action comparée à l'objet même. Dans ces dernières, le sommeil devient «une 1

Une image pareille se retrouve dans Provinciales, p. 217. (Voir dans ce chapitre, p. 99)

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longue tige de fer» qui cloue à un fauteuil (Combat avec l'ange, p. 299), et «un coffre-fort» auquel on se confie tous les soirs (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 127). On trouve aussi l'amusante fonction d'un hoquet qui, au cours d'une soirée musicale, «servit une minute de métronome» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 160). La dispersion des combattants après la guerre équivaut à la rupture d'un collier dans cette image que Giraudoux pousse plus loin en faisant de la France une pièce ou une maison meublée de villes : Ma section s'est rompue comme un collier. Tous mes camarades ont roulé selon la pente vers les villes et disparu sous les beaux meubles de la France; sous Chenonceaux, je ne sais où, mon ordonnance; il me faudra déplacer tout Chenonceaux pour le retrouver; sous Toulouse, et dans un sous-sol, mon cuisinier. (.Adorable Clio, p. 219)

D'autres exemples d'une action humaine rappelant le mouvement d'un objet, exemples tantôt ironiques, tantôt comiques, tantôt introduisant un objet moderne, mais tous rendus avec exactitude, sont: une dame qui remue continuellement la tête «comme un magot chinois» (Suzanne et le Pacifique, p. 211); une autre qui se croit le fétiche de ses invités et se pend à eux «en breloque toute la soirée» (Siegfried et le Limousin, p. 109); les mains des vieillards «tremblotent, car elles ont appris la valeur du temps, et le battent comme des pendules...» (Provinciales, p. 19); la bonne de Maléna dont le petit doigt «remuait sans a r r ê t . . . , seule soupape à tant de labeur, de souci et d'amour...» (Combat avec Fange, p. 299). Giraudoux conçoit en nombre à peu près égal les actions comparées à une autre action et comparées à la même action dans des circonstances différentes. Les deux cas sont en nombre considérable et, naturellement, n'offrent pas toujours des images d'une grande originalité. Ainsi, parmi les premières, Suzanne, se servant de rochers pour former des mots sur la plage, retourne en chercher «chaque minute comme vers l'encrier ceux qui n'ont pas de stylo» (Suzanne et le Pacifique, p. 127). Ou les laboureurs traçant un sillon rappellent un homme faisant la raie de ses cheveux (Simon le pathétique, p. 211). Par contre, ces comparaisons d'une action avec une autre montrent la richesse d'inspiration dont Giraudoux est doué. Un jeune homme croise dans la rue des jeunes filles: Je règle mon visage sur le sourire que j'entrevois au passage, ainsi qu'on ajuste sa cravate sur le reflet qu'accordent, par échappées, les devantures. (L'Ecole des indiflérents, p. 100)

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Un Giraudoux moraliste nous donne ce conseil : N e prenez jamais de confident à vos chagrins d'amour: il vous écoute deux minutes, puis vous étourdit de ses propres souffrances. N e vous abritez pas sous les arbres, pendant l'orage : ils arrêtent l'averse un quart d'heure, puis ils se secouent et vous inondent. (Provinciales, p. 184)

Avec les deux termes nettement suggérés, les images suivantes valent aussi bien par leur clarté que par leur harmonie: Suzanne désespérée va au devant des dangers mortels de son île, « o u v r e . . . toutes les morts comme des tuyaux à gaz» (Suzanne et le Pacifique, p. 80); Juliette, déçue par un écrivain qu'elle juge maintenant banal, le questionne «comme on récite son couplet devant une sibylle sous le voile de laquelle on vient de reconnaître une tante de province» (Juliette au pays des hommes, p. 110); des femmes enceintes, regardées bien en face, reçoivent «du d e h o r s . . . le coup qu'elles recevaient d'habitude de leurs entrailles» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 200); les invités dans un salon se passent et se repassent un sourire «de même qu'on fait circuler le furet dans la ronde» (Provinciales, p. 171). Ainsi que dans le groupe qui précède, la nouveauté des idées ne se retrouve pas toujours lorsque les actions comparée et comparante sont les mêmes. Des employés s'écartent de la route du patron «comme si passait la voiture des pompes [funèbres] ou l'ambulance» (Eglantine, p. 189); Suzanne tâtonnant dans l'île obscure se cogne aux arbres «comme dans un salon où l'on cherche le bouton électrique» (Suzanne et le Pacifique, p. 186); avec un rappel biblique dans une scène de la vie parisienne, un locataire revenu à minuit «secoue, comme Samson mais en criant, le double portail» (Siegfried et le Limousin, p. 51). Une comparaison comme la suivante, qui n'est pas très frappante, doit sa valeur à l'esprit observateur de l'auteur: Dès qu'elle était assise, elle croisait les pieds, comme les acrobates suspendus en l'air ou assis sur leur trapèze. (Eglantine, p. 86)

Au lieu de la confusion ou de la crainte que devrait ressentir Suzanne pendant le naufrage, Giraudoux, évitant comme toujours les sentiments extrêmes, lui prête cette réaction surprenante quand sa dame de compagnie lui apporte une ceinture de sauvetage : Elle voulut me la ceindre elle-même, m'entourant de ses bras comme pour une danse, la tête toujours tournée vers la droite ou la gauche comme justement dans ces tangos où l'on surveille le rival. (Suzanne et le Pacifique, p. 59-60)

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De temps en temps il développe habilement une image capricieuse ayant rapport à un mouvement. Ici une femme dans un bar tâche de rattacher discrètement une jarretière craquée : Elle commença sur elle-même un lent travail, celui du serpent qui avale un animal encore doué de défense, ou de l'acrobate qui casse sur soi des chaînes, ou de l'ambassadeur dont les bretelles ont sauté juste à la minute où il présente ses lettres de créance. (Bella, p. 126)

Non seulement les acrobates, mais les dompteurs du cirque attirent l'attention de l'auteur. Dans une image contenant un 'transport' bizarre d'adverbe, un conservateur de musée, comme peut le faire «un dompteur pendant le repas des élèves, se promène impunément» devant les tableaux (Simon le pathétique, pp. 122-123). La scène de Moïse marchant de long en large pendant qu'Eglantme lit ressemble à la scène «dans la cage aux lions, où une jeune femme feint de se livrer et à la pensée et la lecture [sic], cependant que le dompteur circule après les fauves.» {Eglantine, p. 86-87) Avec autant d'aisance dans les deux cas, Giraudoux tire ses analogies de la vie moderne ou d'un événement ancien. Un homme extrêmement orgueilleux, pour permettre qu'on le contemple, «laissait un intervalle vide» après chaque geste. «Au lieu de poser au cinquantième de seconde comme les vaniteux, il posait au vingt-cinquième.» (Juliette au pays des hommes, p. 67), doublant, ainsi que le temps de pose pour une photographie, le temps durant lequel on pouvait l'admirer. Dans une autre image, la Passion du Christ est évoquée dans un cadre moderne. Pendant que Fontranges monte vers Belleville dans le train, «un apache l'insulta, une fille le défendit. Il souriait, il montait à son calvaire par le funiculaire.» {Bella, p. 120) Si les images formées par les autres catégories de sujets comparants (animaux, nature, etc.) sont bien moins nombreuses que celles qui comparent des actions humaines, elles offrent néanmoins une quantité considérable d'exemples qu'il serait intéressant de citer. Quelques-uns suffiront pour illustrer la diversité de l'inspiration de Giraudoux. Il puise dans la littérature pour expliquer ce que demande Maléna, qui veut être exposée au malheur et à la laideur du monde, comme «une sorte de voyage d'Alice au pays de la vie» {Combat avec l'ange, p. 92). A la nature il emprunte l'idée d'un déluge pour dépeindre «la foire qui mugissait autour de la m a i s o n . . . , qui reflue au creux des moindres ruelles» {Provinciales, p. 126). Parfois, la qualité prêtée à une personne à cause de son action ou de sa fonction est une trouvaille : «les fonction-

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naires de la terre même, les arroseurs, les jardiniers» {Bella, p. 32); le forestier, «un sergent de ville pour flore et faune» (Eglantine, pp. 107-108); s'amusant à être deux femmes, Suzanne vit «ainsi à cloche-pied» (Suzanne et le Pacifique, p. 181); les laitiers livrant leur lait sont «les mamelles de la ville endormie» (Bella, p. 31). Les animaux lui fournissent aussi des idées ingénieuses : des baisers «s'abattent» sur tout le visage d'un enfant, «sautant et trébuchant, comme des sauterelles à jambes inégales» (Provinciales, p. 17); Moïse, pour faire cadeau d'une perle à Eglantine, lui renverse «doucement et puissamment la main gauche, comme une génisse qu'on marque» (Eglantine, p. 65); chez un marchand de dessins, «ce carton que l'on suspend, céleste avoine, aux naseaux des notaires ou des boursiers qui ont dételé une heure pour chasser les Pillement» (Siegfried et le Limousin, p. 18); et à propos du «ya» émis par deux Alsaciennes quand des soldats français leur disent le mot 'gemütlich', «Il suffit d'agiter le mot gemütlich aux yeux d'une Allemande pour qu'elle réponde par ces joyeux aboiements.» (Lectures pour une ombre, p. 41) 2. Aspects spirituels L'image employée avec la liberté et la profusion propres à Jean Giraudoux offre d'excellentes ressources pour éclaircir avec précision et en peu de mots le spirituel dans l'être humain. En consacrant à ce groupe presque la moitié du grand nombre de métaphores ayant l'homme comme sujet, l'auteur d'Eglantine a profité pleinement des possibilités existantes. La division de cette catégorie parmi les termes de comparaisons est la suivante : - 32 Homme physique Homme spirituel - 12 - 5 Animaux - 17 Nature Objets inanimés - 30 - 4 Sujets abstraits En rapprochant ces pourcentages de ceux qui ont été notés pour les aspects physiques, nous constatons la diminution sensible du côté matériel et l'augmentation correspondante du côté abstrait de l'homme. Pour traduire les aspects spirituels, ne présentant évidemment aucun élément de ressemblance extérieure, Giraudoux dut recourir à d'autres domaines que l'homme physique et, comme nous le verrons, comparer souvent à un phénomène abstrait le même phénomène dans une autre situation.

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Il serait peut-être à propos de donner ici quelques brèves indications générales sur la vie intérieure des personnages de Giraudoux. En dépit de leur présentation par l'auteur qui accentue les états d'âme bien plus que les paroles et les gestes, notre connaissance de leur caractère reste toujours assez imprécise. D'ordinaire ils sont sensibles, mais d'une sensibilité superficielle, ouverte à tout ce qui pourrait l'influencer, mais ne montrant pas de réactions intenses. Ils manquent de cohésion, de consistance réelle, et la minutie d'analyse qu'on retrouve de temps en temps est surtout celle qui est faite par l'auteur lui-même et en dehors de la pensée du personnage. Cette présence constante de l'auteur empêche toute intimité avec le personnage. Malgré une disposition plus intellectuelle que sentimentale, ils se connaissent mal, et leurs actes désordonnés traduisent des mouvements psychologiques contradictoires ou irrésolus. Leur défaut essentiel, le manque de consistance, est certainement dû en partie à la manière fortuite dont Giraudoux composait ses romans. La vie et la mort de l'individu, opposées à ces mêmes concepts avec leur sens plus universel, sont comprises dans la présente division. Pas très nombreuses, ces images ne possèdent aucune caractéristique spéciale, étant bien partagées quant aux termes comparants, toujours avec les objets inanimés les plus importants. Pour Suzanne, n'ayant pour compagnie que des oiseaux et des animaux d'une part et des statues de dieux de l'autre, «le pendule de ma vie, trop tendu, ne battait plus que des animaux aux dieux» {Suzanne et le Pacifique, p. 116). La guerre changea l'opinion de l'auteur qui croyait les femmes, plutôt que les hommes, «rares et périssables» ; de toutes les amies de jeunesse, deux seulement sont mortes: A peine leur cohorte... s'était-elle acquittée, par le don d'une jeune poitrinaire ou l'aide d'une vague de fond, de l'impôt le plus dérisoire. (Siegfried et le Limousin, pp. 162-163)

De même, nous avons compté parmi les exemples des aspects spirituels l'âge de l'homme. Pour Giraudoux, atteindre l'âge adulte c'est passer par une porte. Moïse, en apprenant que le passé d'Eglantine est honnête, se demande, lui riche et vieillissant, s'il n'y a, «pour sortir d'une jeunesse aussi pure, que cette porte rouillée, d'or rouillé, que Moïse» (.Eglantine, p. 89). Indiana possède «la beauté de ces femmes que les lycéens s'imaginent les attendre, - non à la sortie du lycée, - mais à la porte de sortie de la jeunesse» {Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 40).

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L'âge peut être employé à la place des personnes, ainsi que dans cette métaphore où l'auteur se trouve presque sans amis de son âge après la guerre: Ma jeunesse ne me souriait plus guère qu'avec des dents en or. (La France sentimentale, p. 192) Quant à ce qu'on peut appeler le caractère général, les objets inanimés forment encore la majorité des comparaisons. Le mari d'Edmée, excellent juge de la valeur des hommes, «les voyait comme si chacun avait son prix écrit à la craie sur le dos» (Choix des élues, p. 33). Giraudoux fait appel à son expérience des hommes politiques pour créer cette image : . . . après avoir déposé les discours qu'ils s'opposaient comme des armes de carton, les hommes d'Etat retrouvaient leurs vraies armes, la culture, l'enjouement, l'esprit, la sensibilité, et commençaient avec elles le vrai combat des couloirs. (Bella, pp. 91-92) Intéressante aussi est la plainte d'un jeune homme dont tous les défauts «sortent», comme ses taches de rousseur au soleil, lorsqu'il aime (Provinciales, p. 182). Cette dernière image se rapporte à l'homme physique, alors que la suivante emprunte la nature pour accuser le caractère vil de l'homme pour qui travaille Simon tout de suite après son retour en France: J'étais confus de rentrer dans mon pays, dans mon avenir, par cette presqu'île fangeuse. (Simon le Pathétique, p. 52) Dans sa manière de traiter l'âme et le cœur, Giraudoux recherche des rapports plus lointains que dans les aspects abstraits de l'homme déjà examinés. Le lecteur est arrêté pour un instant, de temps à autre, pour bien saisir la pensée métaphorique. Une révélation assez soudaine pour Suzanne de sa vraie nature lui arrive d'une façon typiquement giralducienne : .. .je sentais des ressorts de mon â m e . . . éclater comme des baleines dans une étoffe qui vieillit, et me révéler mes vraies qualités. (Suzanne et le Pacifique, p. 98) Son âme est une fois de plus pourvue de «ressorts» pour exprimer le bonheur de retrouver par un livre un contact avec la civilisation : . . .j'en sentais mon âme rajeunie comme un vieux coussin auquel on remet ses ressorts... (p. 169).

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Toujours dans le domaine des objets familiers de la vie quotidienne se trouve cette comparaison plus subtile d'un garçon «portant son cœur comme un paquet bien ficelé qu'on saura défaire à sa guise» (Provinciales, p. 114). Elle est, comme un grand nombre des images subtiles de Giraudoux, incompréhensible hors, du contexte. Nous réussissons à saisir le rapport en sachant que le garçon réserve, le lundi, les sentiments qu'il pourrait éprouver pour un rendez-vous avec un ami le mercredi, encore trop distant pour lui. Pour dire qu'il apprécie pleinement tout ce qu'il regarde, tout ce qu'il ressent, en vrai personnage de Giraudoux, Simon, sur le point d'être amoureux, s'exprime par une image; cependant, en ajoutant une idée étrangère, il relègue au second plan l'effet de la première : Je laissais chaque rayon, chaque oiseau, chaque pensée plonger jusqu'au fond de mon âme; je vidais jusqu'à sa lie la moindre peine. (Simon le pathétique, p. 97) L'homme et la nature fournissent aussi une assez grande proportion de termes comparants pour l'âme. Juliette, désireuse de tout savoir de la vie, possède «une âme adolescente armée de six cents papilles avides» {Juliette au pays des hommes, p. 111), et l'âme de Suzanne, dont les années de solitude n'ont pu altérer la jeunesse et la gentillesse, est restée, tout simplement, «bonne fille» (Suzanne et le Pacifique, p. 181). Juliette, ayant rencontré un jeune botaniste, croit qu'elle ne pourra pas l'aimer avant dix ans, pensant qu'il lui faudra ces dix ans pour que les plantes et les arbres lui deviennent nécessaires. «Le système de son cœur était dix fois plus lent que le système solaire.» (Juliette au pays des hommes, p. 54) Quels sont les sentiments éprouvés par ses personnages, qui inspirent à Giraudoux des images? Ils s'étendent sur une grande échelle, mais en quantités très variées. L'amitié et l'amour, par exemple, prennent une grande place, alors que des sentiments opposés (la haine, le mépris) ne se trouvent presque pas dans les images. Il existe un nombre considérable de comparaisons touchant différents degrés de la tristesse (de la nostalgie au désespoir), ainsi que de leurs contraires, le bonheur et la gaieté. Ce qui surprend surtout, c'est qu'un quart des images sur les sentiments ne spécifie pas duquel il s'agit, ou bien parle d'émotion ou de sentiments en général. L'amour et l'amitié suggèrent des sujets comparants très divers. Pour Eglantine, la présence d'un ami «suspendait en elle toute émotion et tout goût personnels... L'amitié était pour elle une piqûre de mor-

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p h i n e . . . » (Eglantine, p. 149). Un autre exemple qui compare l'amour à un objet inanimé est le suivant, dans lequel le fils d'Edmée et sa fiancée, croyant que l'héroïne a quitté sa famille pour un grand amour, lui rendent visite : Et tous deux, comme ils le feraient à un bijoutier célèbre quand ils auraient acheté d'occasion leur diamant de fiançailles, ils venaient faire admirer leur amour par le grand expert. (Choix des élues, p. 280)

C'est en prenant part à un jeu bien enfantin que l'amour atteint l'agent voyer, en «jouant à colin-maillard, [l'Amour] le toucha, le reconnut, dénoua son propre bandeau et l'en coiffa.» {Provinciales, p. 188) Jacques et Maléna se demandent s'ils vont changer en une grande passion le «jeu» qu'était leur liaison, s'ils vont «accepter cette promotion dans nos chairs et dans nos âmes. Tout avait été si parfait dans cet amour sans grade!» (Combat avec l'ange, p. 72) En raison du caractère intellectuel des images traitant les sentiments, Giraudoux ne réussit guère à faire partager à son lecteur ce que ressentent ses personnages. Fontranges, par exemple, sent se dissiper, après la mort de Bella, le chagrin constant que l'auteur nous a dit exister dans le cœur du baron depuis la perte de son fils : Peut-être avait-il suffi, pour effriter dans le cœur de Fontranges le monument du fils, de cette légère peine, de ce relâchement qu'y avait apporté la mort de Bella. (Bella, p. 218)

Simon, en se joignant aux passants, s'imagine être «comme le cheval de r e n f o r t . . . les aidant à tirer un moment ce malheur dont l'attache traînait encore à Belleville ou à Pantin» (Simon le pathétique, p. 143). Après le monument et l'ancien omnibus, nous pouvons trouver un malheur avec lequel Jacques «rompt» comme avec une femme, en s'accoutumant à son nouveau bonheur avec Maléna. Giraudoux conçoit aussi des personnes «au milieu du chagrin comme au milieu du brouillard» (Provinciales, p. 32), et reprend une idée semblable pour décrire l'état d'âme de Fontranges, dont l'indifférence s'étend de ses chevaux et de ses chiens aux hommes : Dissimulés derrière la première ligne sacrifiée des chevaux et des chiens, tous ces êtres attendaient pour reparaître qu'un vent eût soufflé sur la mélancolie de Fontranges. (Eglantine, p. 126)

Une pareille description sans profondeur est employée pour le bonheur. C'est une expression faciale qui inspire cette image curieuse :

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Je souriais, mes yeux se plissaient, mes joues se pinçaient, ma gaieté se pendait à mon visage par mille pinces comme un linge qui va flotter. (Suzanne et le Pacifique, p. 98) Loin des lignes de paquebots, Suzanne n'attend qu'une pirogue ou un yacht pour la sauver; elle se trouve «au carrefour du bonheur le plus raffiné ou de l'âge de fer» (Suzanne et le Pacifique, p. 183). Si le type de sentiment comparé est souvent imprécis, parce que non mentionné, dans la plupart des cas l'image aide à renforcer le caractère agréable ou pénible du sentiment, sinon à le nommer. Giraudoux se reporte une fois de plus à sa connaissance de la Grèce antique pour expliquer comment Anne, chaque fois qu'elle revoit Simon, se montre réservée tandis que celui-ci manifeste son amour pour elle : Défiante, Anne... gardait... jalousement dissimulée, alors que je tendais la mienne, sa part du sentiment rompu entre nous la dernière fois et auquel nous devions nous reconnaître dès l'abord, comme les Grecs avec leurs monnaies brisées, que nous étions de grands amis. (Simon le pathétique, p. 107) On comprend l'angoisse qui étreint le président lorsqu'on sait qu' «à la seule annonce d'un conflit entre nations minuscules, une main se glissait en l u i . . . et pressait son cœur même» (Combat avec Γ ange, p. 43). La liberté qu'éprouve Suzanne le jour où un jeune homme ne la suit plus, c'est être «charmée de sentir deux guides flotter» sur son cou (Suzanne et le Pacifique, p. 34). Si cette métaphore est précise, la suivante définit mal le sentiment d'Edmée qui, plaquée contre la porte, attend que l'on frappe : On frappa... Elle eut une grande blessure... Elle ne s'attendait pas à ce qu'on lui enfonçât un clou en plein cœur. (Choix des élues, p. 243) Bien que les objets inanimés et l'homme physique soient les termes comparants les plus importants, c'est surtout à la manière dont Giraudoux traite les sentiments que nous devons une plus forte proportion de comparaisons avec les aspects spirituels de l'homme. D'une proportion plus grande que dans n'importe quelle autre catégorie, leur nombre est dû surtout aux analogies qui sont faites entre le même sentiment dans deux cas différents. Estelle énumère ses défauts, «heureuse de se trouver coupable, et comme on l'est au jour de l'examen, de découvrir des fautes dans la dictée qu'on relit» (Provinciales, p. 93). Le même rapetissement à une situation plus familière s'emploie dans l'image

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suivante, où Zelten est heureux de causer avec le narrateur de ses difficultés de chef d'état : . . . il était aussi heureux de trouver quelqu'un à qui confier ses démêlés avec la royauté qu'une maîtresse de maison en villégiature qui aperçoit enfin . . . l'âme sœur capable de comprendre ses démêlés avec sa bonne. (Siegfried et le Limousin, p. 264-265) Une comparaison très simple explique le sentiment d'Edmée qui sent dans le portrait d'un grand homme la présence physique de celui-ci, et dont le plaisir «à le voir surgir soudain des murs était comme le plaisir d'une relève» (Choix des élues, p. 298). Introduisant un second concept imagé qui fait de l'isolement dans lequel vivaient Eglantine et Fontranges une «île», Giraudoux compare le sentiment de la jeune femme qui va reprendre contact avec les hommes : [Elle] avait le cœur serré que donne l'atterrissage sur un rivage hostile, l'angoisse de ce retour de l'île où elle avait vécu tout l'été seule avec Fontranges. {Eglantine,

p. 228)

En terminant l'examen des sentiments humains métaphoriquement traités par Giraudoux, il nous paraît nécessaire d'ajouter quelques exemples typiques d'images dont les termes comparants viennent des domaines moins importants dans cette catégorie de l'abstrait dans l'homme. Ainsi, l'on trouve une «tristesse légère sans doute, mais rien de plus difficile à gratter que des taches d'ombre» (L'Ecole des indifférents, p. 15). A côté de celle-ci, qui est fondée sur la nature, on peut citer d'autres images réussies dont la comparaison s'inspire des animaux. Après un rêve, Suzanne à son réveil croit reconnaître dans les bruits de l'île les bruits familiers de Bellac; se rendant compte de son erreur, sa «joie se déliait soudain du désespoir, comme un serpent effrayé de son camarade de caducée, et disparaissait...» (Suzanne et le Pacifique, p. 124). Et Bernard, qui n'est plus sensible à son passé, «ne pouvait comprendre toutes les émotions de son enfance qui revenaient ce soir vers lui et ne le touchaient plus, comme des pigeons voyageurs longtemps égarés qui retrouvent leur colombier en ruines» (L'Ecole des indifférents, pp. 217-218). Plus importantes dans la présente catégorie que les images fondées sur les sentiments (qui en forment environ un tiers) sont celles qui traitent des éléments de l'intelligence, (qui en constituent plus de la moitié). La nature imprécise des sujets comparés compris dans ce groupe les rend souvent difficiles à classer, mais nous avons pu les limiter, pour faciliter cet

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exposé, à trois divisions générales, plus, dans une quatrième, d'autres éléments précis propres à l'intelligence. Un premier sujet appartenant à l'intelligence est la pensée, c'est-à-dire la 'pensée' directement nommée dans le texte et tout autre exemple dans lequel l'auteur décrit nettement l'action de penser. En imaginant les projets et les désirs que sa mère eut rêvés pour lui comme un «faisceau» de lumière, Simon comprend qu'en s'écartant de ces projets il est «sorti du tendre faisceau de sa pensée et de ses souhaits» (Simon le pathétique, p. 127). La longue préméditation de Bardini au sujet de son évasion est comparée à un entraînement «à la pensée de son évasion, de son assaut sur l'inconnu, comme à celle d'un véritable assaut» (Les Aventures de Jérôme Bardini, pp. 5-6). Par un rapprochement avec un jeu de cartes, Giraudoux fait une critique incisive des «littérateurs, binocle au nez, qui s'occupent à assembler en un roman, comme un jeu de patience, mille pensées qu'ils n'ont eues que séparément» (L'Ecole des indifférents, pp. 119-120). Parmi d'autres traductions de la pensée est celle qui décrit poétiquement la multitude d'idées imprécises et involontaires qui se présentent en en suivant inconsciemment une seule, comme «cette poussière de pensée qui vole autour» des autres (Suzanne et le Pacifique, p. 167). Cette belle et délicate image, inspirée d'un symbole biblique, décrit l'impression de l'auteur à l'approche de Saint-Miguel-des-Açores : .. .je sais depuis des heures que tu es la terre: chaque pensée que j'envoie vers toi me revient avec un rameau d'olivier. (Provinciales, p. 161) Les descriptions de l'opération mentale amènent des comparaisons curieuses, dont une grande proportion dans Suzanne et le Pacifique, où la jeune naufragée fait continuellement des rapports avec des choses connues en Europe. Avec l'arrivée du printemps, le mot 'jeune' s'ajoute dans sa pensée à chaque mot, «comme une baladeuse, au printemps, s'ajoute à chaque tramway d'Europe». Seule dans son île, sa compréhension des hommes lui arrive comme si des coutures cédaient «dans cette forme ronde et imperméable dont inconsciemment je les enveloppais comme des sachets les raisins aux treilles». Elle ne peut pas ne pas donner raison à son pays dans une guerre dont elle ignore les causes : Si les Français avaient pillé, avaient violé, ce déclic dans mon cerveau... qui approuve le pillage et le viol du Palatinat, je le déclenchais. (Suzanne et le Pacifique, p. 96, 137, 161) Et le faible Bernard, en repassant chaque soir «sans pitié ses mensonges,

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ses improvisations de la journée», enlève «ses faux bijoux» {L'Ecole des

indifférents, p. 185). Le même jeune homme «regardait à la loupe ses actes et ses gestes les plus indifférents», comme un bijoutier une bague; satisfait de lui-même, il trouvait qu'ils «avaient une base d'or» {L'Ecole des indifférents, p. 156). La reprise de conscience au réveil donne lieu à deux images qui développent le concept de 'saisir une idée' en la comparant à des actes de 'saisir' matériellement : .. .il se saisissait avidement, - comme le voyageur assoupi en gare saisit sa valise au premier cri, de la journée et du présent... (Simon le pathétique, p. 52); et la nuit après l'arrivée d'un cadavre dans l'ile). Je m'éveillais, je reprenais dans ma pensée, en sursaut, possession de ce mort, aussi ardemment qu'on reprend, en France, la nuit, la main d'une grande sœur. (Suzanne et le Pacifique, pp. 152-153) Par une comparaison amusante, Giraudoux dépeint Maléna qui cherche à se prouver l'infidélité de Jacques en imaginant quelles femmes pourraient l'attirer : Tous les couples qu'elle avait voulu former... s'étaient dérobés, à cause d'un détail qui les dissociait au moment même où ils semblaient consacrés, comme le «non» répondu soudain au maire par l'un des fiancés... (Combat avec l'ange, p. 235).

L'auteur trouve dans la nature la comparaison suggestive d'une pensée qui 'chasse' toutes les autres, une pensée crue d'abord insaisissable; il est vrai qu' «on ne voit pas le vent qui chasse les n u a g e s . . . » {Provinciales, p. 183). Notre deuxième groupe, aussi nombreux que le premier, est composé d'images qui traitent des impressions intellectuelles. Giraudoux critique les touristes américains qui adoptent comme critérium disproportionné de leur jugement sur la France leur réaction devant l'Arc de Triomphe, car ils le «mettent sur leurs âmes comme un binocle à voir la F r a n c e . . . » {Suzanne et le Pacifique, p. 28). Pendant certaines périodes, Moïse n'a plus de préférence pour personne; l'auteur puise dans ses souvenirs d'algèbre pour rendre cette idée :

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. . . les signes + et les signes — tracés devant les gens dans son imagination disparaissaient, anéantissant tous les binômes de Paris. {Eglantine, p. 176)

Une image un peu longue mais bizarre compare les réactions de Juliette provoquées par le passage des voitures aux anneaux pris en tournant sur un manège : . . . Juliette aimait voir les Rolls-Royce arriver sur elle... ; elle sentait chacun de ces beaux conducteurs inconnus et invisibles sous leurs masques l'effleurer et, comme au manège, arriver à prendre sur elle-même elle ne savait quelles bagues, manquées complètement par cette Berliet trop lente, par cette Amilcar mal tenue, bagues qui ne pourraient être arrachées d'elle que par l'extrême luxe ou l'extrême vitesse. ( Juliette au pays des hommes, p. 109)

De beaucoup plus abondantes sont les images dans lesquelles un aspect physique de l'homme est utilisé pour interpréter une impression. Entendant d'un inconnu des louanges de son Limousin si familier, Suzanne trouve que, «comme une modiste de Paris vous prend un chapeau de Limoges, le chiffonne et vous en coiffe à nouveau, il me rendit un pays élégant...» (Suzanne et le Pacifique, p. 41). Une impression est exprimée comme un fait réel quand Juliette oublie le temps humide en apercevant des jeunes gens en vélo; «entourés de soleil, [ils] asséchaient pour Juliette sur leur passage la planète éponge» {Juliette au pays des hommes, p. 168). La femme de Bardini, comprenant qu'il lui échappe, «se sentait tranchée de lui, tout un de ses côtés était à vif» {Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 31). Giraudoux reprend une idée semblable dans une image suivie qui fait d'Edmée une «écorchée» à cause de l'éloignement qu'elle sent entre elle et son mari {Choix des élues, p. 118). Bernard, convaincu qu'il ne pourrait sortir de la médiocrité, «rejetait maintenant sur son ambition, comme le fils pieux sur le père enivré, un manteau impénétrable» {L'Ecole des indifférents, p. 202). Très expressive est la métaphore sportive qui dépeint la manière dont Moïse trouve sa force dans une discussion, en se considérant comme le maître de «ce que sa fortune lui permettait d'acheter autour de lui» : Il n'avait le sentiment de sa puissance... qu'en construisant autour de lui ce ring d'or. Il s'assit. Il boxait assis. {Bella, p. 88)

Plusieurs exemples d'impressions comparées à des aspects abstraits de l'homme usent du procédé de comparaison à la même impression dans une situation différente. Nous avons noté la fréquence de ce même procédé

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employé avec des sentiments ayant aussi le spirituel dans l'homme comme comparant. Ainsi, il semble à celui qui voit enfin une femme dont il apercevait toute la journée «des visages qui ressemblaient de plus en plus au sien», «que [sa] journée n'a plus de but, comme lorsqu'il a] retrouvé un nom cherché pendant des heures» (VEcole des indifférents, p. 23). Une troisième division encore très importante comporte les images sur un sujet plus défini que les précédents: la mémoire. On s'attend à en trouver une quantité supérieure dans Siegfried et le Limousin, amenées par association avec ses thèmes d'amnésie et de retour dans un pays, et dans Suzanne et le Pacifique, où l'héroïne dispose de plus de cinq ans de solitude pour se souvenir de son passé. En effet, presque la moitié provient de ces deux livres, les autres étant réparties dans une demi-douzaine d'autres ouvrages. Ces images contiennent généralement des rapports à la fois clairs et justes. Au moment où l'Allemagne aimée du narrateur de Siegfried et le Limousin «avait sombré le plus profondément» dans la haine de la guerre, il avait toujours eu «une bouée au-dessus du gouffre», qui lui indiquait sa place - le souvenir de Zelten (p. 25). Les premières impressions de Berlin étant restées intactes jusqu'à une seconde visite, «cette ville ne nous redonne de notre passé que des épaves toutes neuves, des empreintes jamais sèches» (p. 209). Quant à Suzanne, elle a recours à un objet bien moderne pour nous expliquer métaphoriquement comment la découverte de vrais animaux a agi sur sa mémoire : Toute ma journée se passa à tourner à rebours un cinéma de mon enfance... {Suzanne et le Pacifique, p. 104). L'oubli est également représenté par un objet inanimé - une «dalle» posée par le temps sur les souvenirs (Choix des élues, p. 320). Suzanne arrive à «toucher» de sa mémoire le premier arbre, la première épicière qu'elle ait jamais vus (Suzanne et le Pacifique, p. 129), tandis que Bernard à Paris, se rappelant ses années passées en province, «donnait la volée à tous ces souvenirs», «comme les chasseurs qui lâchent dans les parcs les faisans nourris à la basse-cour» (L'Ecole des indifférents, p. 192). La mémoire peut être un «champ» où Simon a «couché» les grands hommes pendant ses études (Simon le pathétique, pp. 28-29) ou «une tranchée d'une terre bien stable» (Choix des élues, p. 320). Elle reprend sa qualité de terre lorsque deux personnes découvrent un souvenir commun : La même île heureuse désormais flotta sur notre passé. (Simon le pathétique, p. 103)

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Giraudoux conçoit la mémoire également comme une plante. Pour se réaccoutumer au son des mots usuels, Suzanne recommence, «pour planter à nouveau [sa] mémoire, du lieu où [elle était] née » (Suzanne et le Pacifique p. 128). Tels des fleurs, les souvenirs de toutes les bonnes actions de Zelten «s'épanouissaient à la moindre chaleur» (Siegfried et le Limousin, p. 27). La complexité de l'intelligence comporte d'autres concepts que Giraudoux ne traite pas plus d'une douzaine de fois, et que nous avons rassemblés dans un dernier groupe. Leur diversité est telle que nous ne pourrons illustrer que cinq ou six des sujets les plus communs d'entre eux. Des allusions à ce que l'on apprend ou que l'on connaît se trouvent le plus fréquemment. Un très bon exemple est fourni par Siegfried et le Limousin au moment où Kleist apprend qu'il n'est pas Allemand: «Kleist pâlissait. La transfusion de sang était commencée.» (p. 275) Une deuxième métaphore explique l'action d'éclairer certaines notions par une autre action humaine : Ils aimaient... à nous donner... les définitions de la sagesse, de la bonté, de la popularité, de la vertu. Ils soulevaient pour nous ces pierres étincelantes, ils en chassaient les cloportes. {Bella, p. 23)

Le mur séparant deux personnes qui dorment dans des chambres contiguës suggère l'image suivante, dans laquelle les connaissances de chacun s'associent à ses pensées concernant l'autre : . . .chacun [songeait à l'autre] à travers ce qu'il croyait son affection et qui était un peu sa culture et ses lectures, elle à travers une cloison de Racine, de Beaumarchais, de Baudelaire..., et l u i . . . à travers Eugène Sue, Voltaire et Pixérécourt. ( Juliette au pays des hommes, pp. 18-19)

Une «pauvre» volonté «qui durait juste un jour, juste une heure» est comparée à «une consigne... qui s'anéantissait à la relève» (UEcole des indifférents, p. 212). Plus subtile est cette métaphore qui fait de la volonté de ne pas parler les grilles d'une cage ; un pauvre à qui une jeune femme a posé une question ne fait que détourner la tête, refusant de répondre : Maléna pensait à ces tigres qui refusent de vous regarder dès que vous cherchez leurs yeux à travers les grilles. On sentait les grilles l à . . . (Combat avec Fange, pp. 217-218).

Un autre cas d'obstination est traité plus légèrement mais avec une finesse d'analyse qui explique comment l'agent-voyer, occupé à se persuader qu'il aime, en oublie d'aimer :

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. . .je ne l'aime pas. Je m'entêtais à la chérir pour m'éviter les rêves d'un amour glorieux, ou délicat, ou sanguinaire, mais j'étais comme ces moineaux qui se juchent sur les épouvantails, pour narguer le propriétaire, et en oublient de picoter les cerises. (Provinciales, p. 182).

La déception de Suzanne, en revoyant les arbres de l'île après avoir rêvé qu'elle était en Europe, la laisse «plus indifférente à eux et à la vie que sur sa voiture, boulevard Montparnasse, le commis de Belloir qui ramène sa flore d'un bal officiel» {Suzanne et le Pacifique, p. 125). Un rapport beaucoup plus éloigné de nous explique l'indifférence d'un amant envers sa maîtresse : J'étais vraiment léger, vraiment un fantôme. Elle sentait qu'elle ne me rappelait de ma vie individuelle à notre vie commune que par des expédients, comme on rappelle un esprit. (Combat avec l'ange, p. 11).

Ce sont surtout les objets inanimés qui servent à traduire l'intérêt ou la curiosité. Chaque membre d'une famille, essayant de trouver un sujet de conversation, une solution de fortune, qui puisse intéresser un visiteur, «cherchait dans sa spécialité par quelle échelle de fortune il allait pouvoir [le] hisser dans la conversation» {Bella, p. 177). Réunis chez un frère qui habite en province à cause de l'intérêt qu'il porte à l'étude d'une vipère de la région, les autres frères y avaient «été guidés de Paris par un serpent» {Bella, pp. 14-15). Les objets inanimés sont également employés le plus souvent comme termes comparants pour le sommeil. Dans une image amenée par la proximité des mots «parquets» et «sommeil», Fontranges, ne pouvant discerner si Eglantine dort ou feint de dormir, avance «avec précaution sur ce parquet, sur ce sommeil dont il ignorait l'épaisseur» {Eglantine, p. 31). Le sommeil, ou plutôt la somnolence, est personnifiée dans l'exemple suivant pour remplacer la personne somnolente: Le sommeil flâne dans les deux salles, s'assied sur le premier fauteuil venu, se lève et s'accoude à des fenêtres. (Provinciales, p. 24)

Au cours de l'exposé des images se rapportant à l'intelligence, nous avons pu observer les nombreuses illustrations contenant comme termes de comparaison les objets inanimés et l'homme physique. Ces exemples ont été choisis dans les deux groupes de comparants les plus importants, et nous notons seulement en terminant que l'homme physique comme comparant est, extraordinairement, plus abondant que les objets inanimés, formant plus d'un tiers de toutes les images dans cette catégorie.

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Cette étude de l'homme comme sujet le plus important des images de Giraudoux confirme en partie sa propre affirmation de son inaptitude de portraitiste. Les exemples concernant les aspects physiques ont montré que, malgré la quantité de détails, ceux-ci restent le plus souvent assez indéfinis et isolés, n'aidant pas le lecteur à 'voir' le personnage. Une imagination beaucoup plus sensible aux perceptions visuelles qu'à celles des autres sens est également apparente dans le goût de l'auteur pour la forme et le mouvement dans les sujets imaginés. Psychologiquement aussi, les personnages demeurent incomplets, superficiels. Il n'est pas rare que l'image sur les sentiments ou l'intellect en précise un aspect profond, mais de tels exemples sont trop parsemés pour former un ensemble homogène et créer un caractère en relief.

ANIMAUX

On ne trouve nulle part ailleurs les objets inanimés comme termes comparants en proportion aussi supérieure à l'homme que dans cette catégorie. Homme physique — 19 % Homme spirituel — 8 Animaux — 6 Nature — 18 Objets inanimés — 41 Sujets abstraits — 8 La plus grande contribution apportée aux animaux est faite par Suzanne et le Pacifique, qui, seul, fournit plus de la moitié des images. Ce sont les oiseaux qui servent le plus fréquemment de sujet comparé, ceci grâce à la grande quantité d'oiseaux qui habitent l'île où Suzanne aborde. Leurs actions donnent lieu au plus grand nombre de ces images. Sur le vol circulaire décrit par des martinets, Giraudoux développe ce joli mélange d'images : L'église décoche ses vols de martinets comme des boomerangs malicieux qui tuent le silence, et reviennent (L'Ecole des indifférents, p. 102). Une même image est reprise dans deux livres différents pour traduire les mouvements désordonnés d'oiseaux «affolés comme la boussole placée sur le pôle même» (Suzanne et le Pacifique, p. 79), et d'un cygne, «inquiet comme une boussole, et qui, parfois,... tendait des minutes entières son

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cou vers le Nord» (Provinciales, p. 95). Le vol de canards trop lourds rappelle des galets lancés au ras de l'eau, car ils «devaient traverser le golfe en plusieurs fois, par ricochet» {Simon le pathétique, pp. 44-45). Deux images poétiques nous montrent «un paon blanc grattant du bec sa queue qui s'écarta en deux gerbes comme l'eau d'une fontaine sous un doigt» (Suzanne et le Pacifique, p. 130), et des oiseaux qui, «après avoir tracé dans le ciel le même vol le terminaient, en se posant chacun par son paraphe» (L'Ecole des indifférents, pp. 164-165). Avec très peu d'exceptions, la couleur est le détail de l'apparence qui inspire les comparaisons: des coqs qui font la roue font «de grosses taches de soleil tango», et les paradisiers sortent de la nuit «comme la porcelaine d'un four, tous les jours d'un éclat» qui semblait plus vif (Suzanne et le Pacifique, pp. 97, 124-125); la teinte sombre d'une buse volant au loin suggère «un trou dans l'air glacé» (Siegfried et le Limousin, p. 69); des corbeaux voletants «paraissaient du papier brûlé dans le vent» (Bella, p. 228). Dans une des images qui ne se rapportent pas à la couleur, Giraudoux applique aux plumes d'oiseaux l'adjectif «ébouriffé», généralement propre aux cheveux, et le 'transporte' ensuite à l'île : Toute l'île au moindre vent était ébouriffée. (Suzanne et le Pacifique, p. 74)

L'attitude des perroquets accrochés au tronc des arbres fait penser à des «ampoules de résine bleue, jaune ou rouge» (Suzanne et le Pacifique, p. 75), tandis que par leur chant, les coqs «se passaient la garde du soleil» (Provinciales, p. 187). Ces deux éléments, attitude et chant, sont de moindre importance, et l'on trouve aussi, traitées métaphoriquement, leur légèreté et leur manière de reproduire (Suzanne et le Pacifique, pp. 77-78). Après les oiseaux, par ordre d'importance, nous trouvons les mammifères. Ces espèces n'existant que dans une deuxième île que visite Suzanne, l'apport de ce livre est relativement moindre dans ces images que dans les autres. Ce sont les mouvements qui encore une fois donnent le plus d'exemples. Des bêtes qui broutent font «ce baiser avec la terre qui prend les trois quarts de leur journée» (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 37). Parfois, l'impression de couleur est ajoutée à celle d'action pour suggérer l'image, comme dans la suivante concernant des singes : Je les vis d'arbre en arbre sauter, comme un ramoneur surgir de chaque cocotier. .. (Suzanne et le Pacifique, p. 102).

La même combinaison d'éléments est présente lorsque, à midi juste,

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«des chats cerclés de brun s'allongent comme des ressorts... la queue dans le matin, la tête dans le soir» (Provinciales, p. 217). Des «barrières» sont logiquement évoquées par l'apparence de zèbres qui courent à la file (Elpénor, p. 4), mais les comparaisons plus recherchées sont plus usuelles pour Giraudoux : Un flux et un reflux de souffrance agitait les toisons des caniches bruns comme le vrai flux un bouquet d'algues. (Siegfried et le Limousin, p. 140)

Quelques exemples d'images amenées par la valeur symbolique des animaux se trouvent dans ce groupe, témoin cette métaphore de Suzanne qui cherche à deviner les nations en guerre : La guerre, qui détachait soudain du blason des grands empires les animaux héraldiques et les faisait pour moi lutter silencieusement à mort, la licorne avec l'ours, l'aigle à une tête avec son collègue à trois t ê t e s ! . . . (Suzanne et le Pacifique, p. 145).

Les animaux à sang froid attirent bien moins que les autres l'attention de Giraudoux dans la création de ses images, et les insectes n'y sont presque pas représentés. Pour les premiers, c'est exceptionnellement la voix des grenouilles et des crapauds qui suggère le plus de comparaisons, partagées entre les objets inanimés et l'homme physique. Le héros est tendrement ému par le cri d'un crapaud qui résonne dans la nuit «avec l'entêtement de l'avertisseur automatique, pendant qu'on cambriole et qu'on tue, avec la différence que cet avertisseur-là avait la tendresse des crapauds...» {Combat avec Γ ange, p. 268). A la tombée de la nuit, «la louange du beau temps était passée subitement des grillons aux crapauds» (Suzanne et le Pacifique, p. 19). La disposition en lignes d'un banc de poissons à travers lequel nage Suzanne la fait penser d'abord à des rangs de pierres, mais sa culture artistique lui fait immédiatement découvrir une seconde ressemblance : Dieu me fit couper des assises de belles ablettes étagées et immobiles comme des élus dans Tintoret. (Suzanne et le Pacifique, p. 101)

Les insectes, dans le peu d'exemples qu'ils inspirent, sont toujours comparés à des objets inanimés. De même que les corbeaux, les papillons noirs «voltigent... comme du papier brûlé» (Suzanne et le Pacifique, p. 166). Et des carabes lumineux qui volettent en plein jour rappellent avec imagination «des lampions qu'on a oublié d'éteindre au lendemain d'une fête» {Suzanne et le Pacifique, p. 96).

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Parmi un petit nombre d'images ayant rapport aux animaux en général ou à ceux qui n'appartiennent pas aux genres discutés, on trouve celle-ci, qui grossit les actions d'une manière amusante : Telle était mon î l e . . . tremblante parfois de petits tremblements de terre» quand un corail poussait plus vite que les autres ou que trois madrépores discutaient. (Suzanne et le Pacifique, p. 84).

L'abondance des images dues aux actions est à constater une fois de plus. Dans cette catégorie la moins nombreuse des sujets comparés, les actions inspirent l'auteur deux fois plus que l'apparence des animaux.

NATURE

L'intention de Jean Giraudoux est rarement d'évoquer la nature pour elle-même. La réalité naturelle existe surtout par rapport à l'attitude ou l'émotion des personnages. Comme les êtres créés par l'auteur partagent sa vision extraordinaire des choses, l'impression totale que nous laisse la description de la nature est fraîche et unique. Les termes de comparaison employés avec les divers aspects de la nature le sont dans les proportions suivantes : -26.5% Homme physique - 13.5 Homme spirituel 7 Animaux - 14 Nature Objets inanimés -37 - 2 Sujets abstraits 1. Nature

animée

Ce serait donner une idée inexacte de la manière dont l'imagination de Giraudoux réagit devant la nature que de ne pas séparer d'abord cette dernière en ce qu'elle contient de vivant et d'inanimé. Si l'on comprend dans ce dernier tout ce qui appartient à la lumière, au son, aux parfums, etc., il est frappant de remarquer que 15 % seulement des images qui traitent de la nature ont leur sujet comparé dans le domaine des plantes. De plus, Giraudoux abandonne presque complètement la nature comme sujet comparant de la nature animée, y voyant plutôt un nombre extraordinaire de rapports avec l'homme. En effet, nous ne trouvons comme comparants dans aucune autre catégorie la nette majorité (60 %) d'élé-

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ments propres à l'homme, divisés presque également entre les aspects physiques et spirituels. Nous signalons que cette distribution égale n'a lieu que dans ce cas. Ce sera en partie par de nombreuses personnifications, dans lesquelles Giraudoux confère aux choses des sentiments et des réactions humains, qu'il nous rendra davantage conscients de l'animisme qui imprègne sa manière de voir le monde. Suzanne et le Pacifique est encore la source de la majorité de ces métaphores. La nourriture fournie sur son île vient de «l'arbre-pain, l'arbre-lait», etc., et un palmier donne «le pain tout cuit» (p. 65, 172). Différentes parties des arbres rappellent, généralement par leur forme, d'autres objets inanimés: une racine, un câble; des lianes dorées, «des tuyaux [qui] reliaient les massifs»; les bananes, les «mille anses» des bananiers; la mousse, la flanelle (pp. 63, 66, 65, 202). Toute la forêt, qui «s'ouvrait par mille trous», est «comme un gâteau de miel» (p. 83). Des feuilles qui indiquent à Suzanne le temps sont des «manomètres» (sic) (p. 141, 184). Des «arbustes arrondis en ballon tirent vainement sur leurs nacelles vertes» {Provinciales, p. 150) s'explique lorsqu'on comprend que les arbustes, sur un perron, doivent être plantés dans des caisses peintes en vert. Dans la catégorie de l'homme physique on trouve cette comparaison singulière pour Giraudoux : Ces massifs d'héliotropes, ces bosquets de tournesols qui agitaient lentement et unanimement leurs têtes vers le soleil comme les girls dans les music-halls... 0Suzanne et le Pacifique, p. 86). D'autres actions humaines sont attribuées aux plantes : le matin, chaque arbre «livre» l'oiseau «qu'il avait gardé toute la nuit en otage pour l'aurore»; dans l'eau arrivent des plantes entrelacées, «plantes qui s'aimaient à la manière des hommes», et des lianes au printemps «resserraient une étreinte défaite par l'année éculée d'un centimètre»; au départ de Suzanne, un arbre qui se détache des autres lui «faisait un adieu isolé» (iSuzanne et le Pacifique, pp. 64, 88, 97, 204). U n mélange de personnifications physiques et abstraites et d'un élément propre à la nature n'ôte pas la clarté et ajoute à la poésie de l'image suivante : Des cerisiers peureux... haussaient leur givre de fleurs vers la lune rousse pour la persuader qu'ils étaient déjà gelés. (Provinciales, p. 106) Souvent dans Suzanne et le Pacifique des qualités humaines abstraites sont attribuées aux plantes. Ainsi l'on trouve: des palmiers «déçus»,

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des héliotropes «dédaigneux», des arbustes «surpris» (pp. 23, 21, 166). Associant ces qualités à des mouvements, Giraudoux fait des fleurs les passagères d'un bateau qui craignent la douane : Le pétunia, le fuchsia, les marguerites, fleurs parcimonieuses de jour, se hâtaient de répandre les parfums qu'elles avaient économisés jusqu'à cette minute et, affolées, les jetaient par-dessus bord en entrant dans l'incorruptible nuit. (Choix des élues, p. 74)

De même, les feuilles qui tombent la nuit sont comme les retardataires qui prennent des précautions à leur retour, «froissant une branche et s'arrêtant inquiètes, repartant, et dans leur crainte d'éveiller l'arbre faisant plus de bruit encore» (Provinciales, pp. 9-10). 2. Nature inanimée Contrairement au précédent, ce groupe comprend une distribution des différents sujets comparants plus typique des images de Giraudoux, l'homme et la nature reprenant leur valeur habituelle. C'est encore dans Suzanne et le Pacifique que nous trouvons plus d'un tiers des exemples relevés. Parmi ces exemples, les images sur les îles forment le plus grand nombre de celles qui ont trait à la terre proprement dite, presque toutes, bien entendu, provenant de Suzanne et le Pacifique. Deux îles vues de loin sont «comme des bouées»; après une tempête, l'immobilité étant revenue à la nature, Suzanne reste sur «[son] île en panne» (pp. 116, 185). Déçue par la solitude retrouvée dans une autre île, Suzanne se souvient de l'espoir que l'île avait symbolisé : La vue de cette seconde île ronde comme un ballon d'oxygène au-dessus de mon île m'avait maintenue dans l'espoir, (p. 170)

On peut remarquer ici la manière subtile dont Giraudoux glisse du domaine concret à l'abstrait, les confondant sans heurt. Des caractéristiques très humaines sont quelquefois prêtées à la terre, souvent avec un effet amusant. Sur les rives d'un canal, les couches tertiaires d'un côté essaient «vainement d'intriguer avec les couches secondaires» de l'autre {Suzanne et le Pacifique, p. 56). Oubliant d'allumer un feu la nuit, Suzanne oublie de «commander à [son] île trop parfumée le clignement qui attirera un jour le navire coureur» (p. 168). On se sert d'une tondeuse mécanique «pour rendre la terre chauve» {Choix des élues, p. 223) et, telle une femme, la France à l'aube est surprise «à son

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réveil, défardée et défaite» (Simon le pathétique, p. 50). Ce ne sont pas que des aspects physiques de l'homme dont se sert Giraudoux comme comparants de la terre. L' «innocence» de l'île de Suzanne réside dans son abondance et sa sécurité (Suzanne et le Pacifique, p. 86). Il y a aussi «la grande nostalgie des minerais enfouis dans la terre et leur désir, réalisé justement par l'industrie lourde, d'y revenir en bloc de métal pur» {Combat avec l'ange, p. 190). A deux reprises la terre est comparée à un cheval désarçonnant son cavalier. Suzanne est victime d'un tremblement de terre sur l'île «dont les petits à-coups terribles n'avaient pu [la] désarçonner, accrochée qu'[elle était] à tous ses arçons, aux lianes, aux racines...» (Suzanne et le Pacifique, p. 108). Pendant un rêve, la colline que gravit l'auteur arrivant à le «désarçonner», il s'éveille (Siegfried et le Limousin, p. 157). Le mouvement suggère beaucoup plus d'images avec l'eau comme sujet comparé qu'avec la terre. D'autres facteurs de l'apparence de celle-ci sont naturellement plus évocateurs. La mer «passait et repassait comme une varlope» (Suzanne et le Pacifique, p. 63); la pluie tombe «par nappes soudaines, comme d'un plafond des plâtras» (Simon le pathétique, p. 65); une baigneuse «laisse tomber de ses épaules, au sortir de l'eau, l'écharpe du fleuve» (ΠEcole des indifférents, p. 117); la mer est un «tapis roulant» {Elpénor, p. 52). Des qualités humaines sont conférées aussi à cause du mouvement et du bruit de l'eau. Un petit ruisseau est poétiquement dépeint comme «amoureux de son eau», car il «courait après elle, murmurant en vain des noms» (Provinciales, p. 143). Ou bien Giraudoux imagine qu'un ruisseau «jouait au long de son écluse comme au long d'un harmonica» (Provinciales, p. 192). Commençant par une comparaison sur la ligne droite que suit une rivière, l'auteur développe une description imagée qui résume l'impression d'une ville : .. .comme une barre au-dessous de la ville, l'Isar, rivière de craie, aussi droite qu'une main d'homme peut tracer une ligne. Il n'y avait plus qu'à additionner ces maisons rouges avec ces bassets, ces dômes d'or avec ces tramways bleus, ce Maximilianeum avec cet homme en pantalon brodé et à genoux nus, et l'on avait Munich. (Simon le pathétique, p. 200)

La couleur, l'apparence générale ou la forme inspirent aussi des images tantôt pittoresques, tantôt spirituelles. Soulevée par la brise, la frange des cheveux d'une femme, flottant dans l'air, ne rend pas son visage moins sévère; cependant, «ainsi sourit par sa frange la mer cruelle» (Elpénor, p. 30). Un compagnon de Suzanne «avait toujours désiré voir

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la petite butte devant laquelle la Loire renonce à aller vers la Manche et tourne à gauche» (Suzanne et le Pacifique, p. 54). Notre auteur n'évite pas toujours la comparaison plus banale : la mer est «comme un champ avec des sillons» (Suzanne et le Pacifique, p. 165). Quant au ciel et aux corps célestes, qui donnent lieu à presque autant d'images que la terre, leur lumière est la propriété à laquelle Giraudoux est le plus sensible. Plus d'une fois il considère le soleil et la lune comme une lampe à pétrole. Pour Suzanne qui regarde se lever le soleil, c'est comme si elle levait «la mèche d'une lampe» (Suzanne et le Pacifique, p. 137; voir aussi Adorable Clio, p. 12). «La lumière de la lune baisse à mourir dans son globe dépoli» (Provinciales, p. 156). En mer la nuit, les étoiles paraissent si grandes que Suzanne a l'impression que «le ciel était percé comme un confessionnal, avec la bougie du côté du Père» {Suzanne et le Pacifique, p. 55). Après le repêchage des cadavres, Suzanne remarque la mer bleu de roi par la réflexion du ciel qui paraît s'y être noyé; la mer semble «colorée par ce dernier mort que personne ne pourra jamais retirer» (Suzanne et le Pacifique, p. 157).2 La présence simultanée dans le ciel du soleil et de la lune est la source de quelques métaphores. L'une d'entre elles emploie les symboles usés des chars du jour et de la nuit d'une façon fort originale : Dans ce midi d'automne, [la lune] escorte, seconde roue inutile mais du moins silencieuse, le char de son frère aîné. (L'Ecole des indifférents, p. 11)

Dans une autre, «sentant que jusqu'au soir la vie sera monotone, les astres occupés d'habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent» (Suzanne et le Pacifique, p. 7). Nous signalons, en citant quelques derniers exemples, que la lune, le soleil et les étoiles sont employés dans des images en proportions à peu près égales. Rappelant un jeu connu, Giraudoux voit des constellations «emmêlées et rigides comme des jonchets; on n'aurait pu retirer l'une d'elles sans ébranler toutes les autres» (L'Ecole des indifférents, p. 199). A son lever, comme pour une corrida, «le soleil sortit de son toril, harcelé par deux gros nuages, ahuri» (Suzanne et le Pacifique, pp. 139-140). La lune toute ronde semblait, tel un animal, «vraiment pleine, sur le point de donner à la nuit la nouvelle jeune lune» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 51).

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Une étude plus complète de la lumière comme sujet de comparaison est faite aux pp. 106-108.

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Divers autres aspects de la nature inanimée, qui n'appartiennent pas proprement aux catégories précédentes, sont traités en nombre bien inférieur. Ces images possèdent toujours autant de charme et d'imagination que celles qui ont rapport aux groupes plus importants. L'intérêt de Giraudoux pour la course à pied, sport qu'il pratiqua lorsqu'il était étudiant, se retrouve dans plusieurs comparaisons sur les nuages. Les nuages, qui le frappent presque exclusivement par leur mouvement, sont représentés plus d'une fois en compétition. Au départ de Suzanne: Déjà filait à l'avance vers le large, comme une petite course à pied entre amis pour contrôler notre arrivée, un gros nuage. (Suzanne et le Pacifique, p. 46; voir aussi Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 108; Combat avec Γ ange, p. 200) Une délicieuse personnification décrit comment deux petits nuages «partis de l'Ouest allèrent s'installer à l'Est avec autant de dignité que pour un quadrille» (Suzanne et le Pacifique, p. 90). Quand Giraudoux parle du vent, il fait un rapport le plus souvent, ainsi que pour les nuages, avec l'homme. Dans l'image suivante, le vent Zéphyr conduit un bateau comme un cheval : Puis Zéphyr, prenant le vaisseau par ses deux voiles, l'emporta, et soudain, comme le cocher ramène la tête du cheval effrayé vers la borne de marbre, l'arrêta frémissant près d'un promontoire. (Elpénor, pp. 8-9) Nue, Suzanne prête des motifs pudiques à un «vent protestant, collant sur [elle] soudain une feuille entière» (Suzanne et le Pacifique, p. 185). Le climat de l'île Suzanne, tropical, ne permet évidemment aucun exemple avec la neige comir.c sujet comparé. Non seulement la neige est un sujet moins fréquent, mais elle n'inspire guère à notre auteur d'images frappantes. Elle est un «iiccau flottant» {Simon le pathétique, p. 96), et, pour des petits Russes qui la reçoivent sur leurs mains et la mangent, elle est «comme la manr.c ce leur pays» (Siegfried et le Limousin, p. 82). L'éclat extraordinaire d'un beau matin d'hiver s'explique par le fait que «de la neige, séparée comme les grains d'un riz à l'indienne, chacun des cristaux étineelait à son compte» (Siegfried et le Limousin, p. 122). Nous avons placé à part dans la catégorie de la nature inanimée les images qui concernent les phénomènes ce la lumière, du son, des parfums et de la Icmpératuic. Tous sont immatéiiels, propriété qui les éloignent nécessaiicrr.cnt dans r.otic discussion ces parties de la nature déjà étudiées.

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Ils sont marqués aussi par une tendance différente dans l'emploi des termes de comparaison: l'homme y est utilisé en proportion très réduite, et la nature fournit un plus grand pourcentage de termes comparants que dans tout autre groupe. La manière dont Giraudoux crée généralement ces métaphores est la plus normale pour des sujets presque tous intangibles, il leur prête des attributs matériels. Confirmant cette tendance à l'image visuelle propre à Giraudoux et déjà notée, la lumière est le sujet le plus souvent retrouvé dans cette catégorie. Le soleil est de beaucoup la source la plus considérable de ces images. On voit sa lumière qui «se distribuait sur les devantures closes comme la seule denrée... à vendre» (Bella p. 31); qui «mordait les pignons comme une eau-forte» (Provinciales, p. 104); qui, un soir où l'obscurité arrive rapidement, « m e u r t . . . sans avoir vieilli» (Lectures pour une ombre, p. 28). La lumière solaire est quelquefois comparée à la lumière artificielle : Il y avait encore dans le jardin quelques erreurs d'éclairage. Les taches de soleil maladroitement projetées à travers les arbres ne recouvraient plus exactement les massifs. (L'Ecole des indiflérents, p. 179; voir aussi Siegfried et le Limousin, p. 146)

Elle acquiert également des propriétés de l'eau lorsque Giraudoux imagine que «sur les collines s'étalaient de larges flaques de soleil, qui séchaient peu à peu» (Provinciales, p. 191 ; voir aussi L'Ecole des indifférents, p. 223). Des comparaisons usées reprennent sous la plume de l'auteur de l'originalité. Les rayons du soleil sont plusieurs fois des «flèches» ou des «lances» : Un beau soleil attaquait chaque fleur et la cascade d'une lance courtoise (Suzanne et le Pacifique, p. 66; voir aussi Eglantine, p. 11, Simon le pathétique, p. 166).

Mais c'est à l'imagination créatrice et poétique de Giraudoux que nous devons les meilleures images sur les rayons. Par un matin froid d'automne, «un soleil engourdi dégage un par un ses rayons comme une trirème ses pattes» {Lectures pour une ombre, p. 175). Ou bien des rayons «séparés et croisés» sont «comme les bâtons d'un Chinois qui mange» (Suzanne et le Pacifique, p. 65). Très pittoresquement les rayons sont décrits comme des animaux ou des humains. Au crépuscule, dans chaque sillon «s'allongeait pour la nuit un rayon presque éteint» (Simon le Pathétique, p. 147),

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et sur les maisons, «les derniers rayons, trop éloignés maintenant du soleil, meurent de fatigue un à un, comme les hirondelles abattues au large sur un navire» (UEcole des indifférents, p. 138). D'importance secondaire dans ce groupe concernant la lumière sont les reflets, qui sont comparés le plus fréquemment aux objets inanimés. Le soir, «les réverbères des quais vrillaient consciencieusement leur premier reflet jusqu'au fond des eaux» (L'Ecole des indifférents, p. 84). De retour à Munich après quinze ans, le narrateur de Siegfried et le Limousin, apercevant son reflet toujours semblable, fait cette comparaison avec une abstraction propre à l'homme : A certains coins de rue, les mêmes glaces s'offraient comme un souvenir mon reflet, à peu près le même reflet... (p. 89).

La lumière artificielle vient ensuite, des objets inanimés formant la moitié de ses comparants. Un projecteur de navire, vu au loin la nuit, suggère à Suzanne plusieurs de ces images. Elle le voit se redresser «comme la cheminée d'un navire qui a passé sous un pont» ; à un autre moment, «la gerbe d'un projecteur... tourna et retourna autour d'une écume comme un cheval autour d'un chapeau» (Suzanne et le Pacifique, p. 143). Spirituellement Giraudoux décrit une jeune femme illuminée un instant à l'Opéra de Berlin par le feu d'un projecteur : L'empereur, à moins que ce ne fût le chef-machiniste, avait remarqué mon amie, et d'un rayon de projecteur, coup d'oeil impérial, l'avait un moment encerclée... (Siegfried et le Limousin, p. 206).

Les couleurs sont comparativement rares comme sujets d'images. Elles sont souvent employées avec un sens symbolique usuel ou attribué par l'auteur. Un «chapeau complètement rose dénonçait malgré tout un optimisme final» (Combat avec l'ange, p. 87). Des oiseaux couverts d'un pollen rouge secouent «non leurs plumes, mais leur couleur elle-même» et les oiseaux qui accompagnent Suzanne sont «une escorte ponctuelle de couleurs» (Suzanne et le Pacifique, pp. 138, 77). L'image suivante est d'un genre différent: sur une façade bigarrée aux couleurs passées, il ne reste plus que «le spectre d'un soleil neurasthénique» (Siegfried et le Limousin, p. 81). L'ombre, au sens de l'obscurité et de l'ombre projetée par une personne ou par un objet, est introduite dans autant d'exemples que la lumière. Dans les deux cas, ce sont les objets inanimés qui sont les termes de comparaison les plus nombreux. Des statues alignées sont éclairées

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«de dos par le soleil, leur ombre dans cette revue rangée à leur pied comme un équipement» (Suzanne et le Pacifique, p. 114). Tels de petits rongeurs, «des ombres mentes grignotaient aux bordures des plafonds et ne se dérangeaient pas quand on haussait la lampe» (Provinciales, p. 70). Giraudoux se laisse emporter par ton imagination en décrivant une ombre derrière un store baissé comme «la projection d'une de ces batailles acharnées entre globule vivifiant et globule de m o r t . . . la fusion d'un métal, la destruction d'un tissu» (Siegfried et le Limousin, p. 78). Parfois, pour Giraudoux, l'obscurité est un vêtement. Moïse, honteux de la laideur de son corps, aime «l'ombre comme ion plus beau vêtement» (Eglantine, p. 72; voir aussi Eglantine, p. 50, L'Ecole des indifférents, p. 22). La nuit se glisse entre le ciel et la teric comme «un transparent: demain matin, les étoiles [seront] décalquées sur le sol» (L'Ecole des indifférents, p. 167). Dans deux livres différents l'auteur reprend la même image antithétique inspirée par la vie nocturne ces chouettes: « . . .c'était la nuit, soleil des chouettes» (Combat avec Venge, p. 265) ; « . . . le crépuscule, aurore des chouettes» (Bella, p. 17). L'ombre est également comparée à un animal aux abois lorsqu'elle «[se réfugie] dans les plis des vêtements, dans les rides des visages, sous les jupes, comme un gibier voué à la mort» (Eglantine, p. 20). Les images inspirées par les sons n'atteignent pes la moitié du nombre provenant des divers aspects de la lumière que nous \cnons d'exposer. Les sons comparés sont d'une grande diversité, allant d'une sonnerie de téléphone au bruit du vent dans les arbres. Encore une fois c'est dans Suzanne et le Pacifique que nous puisons les exemples les plus nombreux. Une tendance prédominante dans cette catégorie est de comparer un son à un autre. Autour de l'île Suzanne, c'est le bruit de la mer qui est le sujet le plus fréquent dans ce groupe. L'héroïne entend le «hurlement» de la houle, «le crissement de la mer contre les coraux», «la scie sur les récifs [qui] crissait comme à la fin d'une bûchc», la mer qui «fait la chaudière qui refroidit» et qui «faisait le train qui disparaît» (pp. 135, 125, 197-198, 166, 173). Elle imagine les huîtres et les moules se refermant «avec le bruit de baïonnettes qu'on remet au fourrcai:» (p. 175). Des r.oix de coco peuvent tomber «avec le bruit d'un disque» ce chemin de fer ou comme «des tôles tombant d'un toit» (pp. 173, 89). Tous les bruits de l'île sont autant de réminiscences des bruits d'Europe ; les palmes «claquent comme des pincettes» et les cocotiers pendant ur.c tempête «ronflaient comme des tuyaux d'orgue» (pp. 166, 101).

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Nombre d'images réussies sc trouvent en dehors des comparaisons de deux sons. Des échos dans la montagne «se cabrent, e t . . . se traînent aux flancs des rochers comme des chamois» (Provinciales, p. 172).Ainsi qu'un liquide, «les six heures, une par une, tombaient du clocher au compte-gouttes» (UEcole des indifférents, p. 199). Si sensible que soit l'imagination de Giraudoux aux sons de la nature et de la civilisation moderne, ce ne sont pas ceux-ci qui l'influencent le plus dans la création de métaphores. Il y a un nombre aussi considérable d'images concernant la parole, que nous avons jugé logique d'étudier en même temps que les autres sons. Au contraire des précédents, la nature a une importance minime parmi les termes comparants, cédant la première place aux objets inanimés. La voix d'une personne allongée s'élève «tout droit, comme d'un bateau sa fumée» (Simon le pathétique, p. 206). Pendant que les compagnons d'Ulysse récitent des vers, un matelot lève «la main aux césures et aux rejets, retenant les plis soyeux du verset» (Elpénor, p. 22). Des sonorités dures dans une langue donnent envie «de mettre des cédilles» sous les mots (Adorable Clio, p. 35). Les mots sont comparés aux choses les plus inattendues; ils sont «fermes et polis comme des billes d'agate» (Provinciales, p. 89), secoués autour d'une personne comme les grelots d'un cheval ou «promenés dans les phrases comme des statues dorées» (Siegfried et le Limousin, pp. 141, 216), «[plissés] comme une ruche» par un accent (L'Ecole des indifférents, p. 178). Voici la réaction de l'auteur à son nom prononcé par un Américain : Comme on découvre parfois, en Amérique, au fond d'une coque étrange, une châtaigne semblable aux nôtres, au fond du mot qu'il prononça je reconnus mon nom... (Adorable Clio, pp. 27-28). Nous remarquons une carence d'images dont les sujets ont trait au sens olfactif. Plusieurs exemples parmi ceux qui ont été relevés sont extraits de Suzanne et le Pacifique. Chaque parfum de l'île frappe la jeune fille avec tant d'intensité qu'il semble la «[pousser] hors de son bosquet» comme si elle devait le fuir (p. 66). Fondant tous ses espoirs de sauvetage sur un manteau où se mêlent deux parfums, de ces deux parfums d'homme elle se fait «deux amarres» (p. 189). Dans un rappel proustien, l'auteur explique l'évocation des souvenirs par des parfums : Mille parfums nous accueillaient, évoquant chacun un souvenir précis, et qui donnait, comme un stéréoscope, de la perspective à des regrets et à des joies que l'on croyait déteints et plats. (Provinciales, p. 214) Quant à la température, bien que l'idée en soit introduite parfois dans

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une métaphore, elle est rarement le sujet comparé d'une image. Moïse considère le climat de son Proche-Orient natal comme «son vrai vêtement »(Eglantine, p. 171). C'est à l'aide des superlatifs qui lui sont si chers que Giraudoux décrit l'endroit où «confluent la rivière la plus froide de France, la Marmande, et la plus chaude, le Cher», comme «le confluent... du diable et de Vénus» (Siegfried et le Limousin, p. 47). En exposant ces derniers ordres d'idées, la perception sensuelle de Giraudoux a été mise en relief avec plus de clarté que n'importe où ailleurs. Son esprit, ouvert à toutes les sensations, se montre cependant nettement plus sensible aux impressions visuelles d'abord, puis auditives. En plus de cet appel constant aux sens du lecteur, on trouve une qualité qui n'est pas généralement reconnue dans l'œuvre de notre auteur. Le peu d'action qui caractérise ses intrigues, et qui lui est reproché, n'existe que dans les grandes lignes d'un ouvrage. Un mouvement continuel, apporté par les images aux descriptions de la nature, est manifeste au lecteur attentif. Nous pouvons constater enfin la preuve supplémentaire de la culture étendue possédée par Giraudoux que nous apportent les images sur la nature. On y trouve de nombreuses références scientifiques d'une grande justesse. Mais, comme l'indique R.-M. Albérès, «sa poésie met à profit les relations que la science établit entre les choses, elle ne s'y limite point . . . Son art est alors de fondre dans un raccourci d'expression la vision morale et la vision scientifique des choses.. ,».3 OBJETS I N A N I M É S

Les objets inanimés ne montrent aucune tendance exceptionnelle dans l'emploi des termes de comparaison, rappelant le plus souvent d'autres objets inanimés. Les termes comparants sont divisés ainsi: Homme physique Homme spirituel Animaux Nature Objets inanimés Sujets abstraits

-

24.5 % 12 9 10 42 2.5

Pour simplifier la présentation d'une catégorie aussi hétérogène, nous avons séparé ces images dans les cinq divisions générales qui s'y sont prêtées le plus logiquement. *

R.-M. Albérès, Esthétique,

p. 104.

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1. L'une d'entre elles, la moins importante, concerne les villes et les lieux, qui ont comme termes comparants les plus fréquents l'homme physique et les objets inanimés en proportions égales. Par deux fois l'idée d'un canevas, pour une ville, est répétée. Dans un village provincial qui imite Paris, l'auteur retrouve le levé de la capitale, car «sous le bourg entier, Paris, canevas de toute ville, transparaît» (Provinciales, p. 53 ; voir aussi Juliette au pays des hommes, p. 95). A New-York la nuit, Suzanne, regardant les rues perpendiculaires et illuminées, les voit comme les parts carrées d'un gâteau qu'un couteau n'a pas pénétré également partout : . . . de grandes raies lumineuses quadriller la cité comme un gâteau, les unes entaillées jusqu'au macadam, les autres là-bas appuyées à peine; il faudrait tirer là-bas pour arracher sa p a r t . . . (Suzanne et le Pacifique, p. 213).

Après une longue absence, l'auteur retourne à son ancienne pension de Munich où il remarque pour la première fois l'ameublement. C'était pour lui «tout un site de [sa] jeunesse qui s'ornait soudain en [son] honneur» OSiegfried et le Limousin, p. 92). Et Giraudoux voit dans le Paris du début du siècle : La vieille et candide place de l'Odèon, qui cache pour les initiés dans ses entresols un épicier, un pharmacien, comme dans une armoire l'aïeule cache son chocolat, son élixir... (Simon le pathétique, pp. 142-143).

2. Dans un groupe un peu plus nombreux nous avons placé les objets d'art et les écrits. Simon, en Hollande, ne désire voir que les œuvres des grands peintres : Je suivais leurs tableaux épars sur ma route comme les traces de je ne sais quel voyageur, mon aîné, et sûr de le rejoindre. (Simon le pathétique, p. 40)

A l'aide d'une allusion biblique, Giraudoux décrit la vitesse avec laquelle sont recopiées des lettres, qui «se reproduisaient... comme les pains de Kanah» (Siegfried et le Limousin, p. 263). Des lettres formées par Suzanne, en nacre et consolidées de résine, prennent une qualité humaine lorsque des oiseaux pris dans la glu y luttent «contre une voyelle avide» (Suzanne et le Pacifique, p. 127). 3. Un nombre plus important comprend les images concernant des bâtiments et des monuments, que Giraudoux compare dans presque tous les exemples à d'autres objets inanimés. La Tour Eiffel est un «losange d'acier», rappelant une lance de blason (Juliette au pays des hommes,

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p. 131), mais elle devient un marin en «[hissant] par l'ascenseur sa lumière, en berne pour la nuit» (Siegfried et le Limousin, p. 62). L'arc du Carrousel semble à Suzanne avoir été «abandonné debout comme un palanquin dans le désert» ; elle laisse aux étrangers le soin de «chercher autour de lui les ossements de l'animal qui l'avait apporté puis qui était mort là» (Suzanne et le Pacifique, p. 28). Et à quoi font penser «des pilastres aurifiés [qui] alternent avec des carrés de marbre»? Mais «on dirait des dents d'or dans un râtelier» (L'Ecole des indifférents, p. 66). L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, «avec ses horloges et ses lions», est semblable aux gares de chaque côté, mais c'est une «gare d'un pays bien lointain. Ces hommes qui en sortaient étaient bien vieux, le bagage de celui-là était un bas-relief assyrien...» (Eglantine, p. 150). 4. Ensuite, plus fréquemment encore, on trouve des objets d'usage personnel (vêtements, bijoux, nourriture, etc.) Leur rapport plus étroit avec les êtres humains explique une tendance à les comparer aussi souvent aux hommes qu'aux objets, et les autres termes comparants sont mieux répartis qu'habituellement. Ainsi, Giraudoux fait un symbole de la tenue de soirée en disant que deux personnes ainsi vêtues «s'affrontaient sous le signe de la soie» (Eglantine, p. 165). Des vêtements usés et mal tenus paraissent une «enveloppe... aussi fripée que la carapace laissée par un homard après la mue» (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 25). L'auteur découvre un sujet poétique même dans l'huile et le vinaigre; Eglantine, mangeant une salade à la française après s'être habituée à celle que préparait Moïse, «se régalait de feuilles... sur lesquelles l'assaisonnement gaulois n'avait que déposé une rosée nouvelle» (Eglantine, p. 164). Dans une image où une chemise de nuit est ramassée par les boueux, il rapproche, ainsi qu'il le fait souvent, le spirituel et le matériel, en prêtant au vêtement une âme : Déjà la chemise crème était passée à l'ordre inférieur des éléments, à la disposition de cette métempsycose qui allait en faire de la poudre ou de la pâte à papier... (Choix des élues, p. 124). Les bijoux deviennent facilement, dans les métaphores, une partie du corps. On trouve «une éruption subite de pierres bleues» (Suzanne et le Pacifique, p. 35), de «tristes varices» formées de pierres rouges et bleues (Eglantine, p. 68), d'autres comme des «tatouages» (Siegfriedet le Limousin, p. 240). De la même façon, la garniture rose sur une robe noire paraît à Maléna «des enflures de sa chair même» (Combat avec l'ange, p. 110), et des gants ont «l'annulaire enflé et tuméfié par la bague»

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(Choix des élues, pp. 119-120). Préoccupé par son départ prochain, Bardini ne fume pas, ne prend pas d'alcool après un repas; Giraudoux interprète cette indifférence dans une métaphore curieuse : Les beaux réservoirs de la vie n'avaient plus de pression pour Jérôme. (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 29) Ironisant sur les façades multicolores de leurs maisons, l'auteur reproche aux Allemands de couvrir leurs édifices du «fard» dont ils reprochent aux Français de s'enduire le visage {Siegfried et le Limousin, p. 81). 5. Une dernière catégorie se compose de la masse des divers objets fabriqués qui n'appartiennent pas aux groupes précédents et dont la diversité ne permet pas de faire d'autres classements utiles. Leurs termes de comparaison s'étendent sur tous les domaines et ne présentent pas de particularité à signaler. Quelques-unes de ces images concernent les moyens de transport. Un ami intime de Citroën, par exemple, «du jour où il s'est brouillé avec Citroën, voit l'univers sillonné non plus de messages amicaux, mais de tacots indifférents» (Juliette au pays des hommes, p. 50). D'autres véhicules possèdent des caractéristiques humaines qui leur sont souvent attribuées dans une image spirituelle. Ainsi, sur le quai, «le tramway n° 14 faisait la chasse éternelle au tramway n° 20». La chasse continue à la page suivante, car «le tramway n° 20 continue sa route... sans se douter que le 14 le poursuit en brûlant l'arrêt facultatif» {Siegfried et le Limousin, pp. 62, 63). Les comparaisons continuent dans les domaines les plus inattendus. Les têtes de ligne d'autobus sont «les sources tranquilles... qu'on ne voit généralement que bruyantes et gorgées par leurs affluents» {Juliette au pays des hommes, p. 30). Un rouleau à vapeur devient un «doux monstre apprivoisé» qui essaie «par des mugissements d'arrêter et de se gagner notre voiture sauvage» {Simon le pathétique, p. 167). Parmi les objets modernes qui attirent l'attention de l'auteur, le téléphone est un des plus souvent traités. C'est un «instrument de ventriloquie divine» dont les récepteurs, tournés vers l'extérieur, sont «sans pudeur» {Eglantine, pp. 141, 142). Une salle munie d'un téléphone, d'un microphone, et d'un réflecteur, est dotée de «sens nouveaux» {Siegfried et le Limousin, p. 277). Les meubles sont également les sujets de plusieurs images. Un pupitre de Simon est «le chantier» de ses thèmes {Simon le pathétique, p. 19). Couchée en biais, une femme fait comparer son lit à «un blason de bâtard»

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('Combat avec l'ange, p. 11). Des armoires vides de linge de couleur sont «prises d'une effroyable anémie» (Choix des élues, p. 126). Nous pourrions citer encore de très nombreux exemples de la diversité des objets fabriqués qui inspirent des métaphores, mais quelques-uns, avec différentes sortes de termes comparants, devront suffire pour illustrer. Le lourd anneau d'un tombeau est Γ «alliance de la mort» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 53). On maintient ouvert, «comme la paupière d'un géant qui ne veut pas voir», un hublot qui se ferme de lui-même (Suzanne et le Pacifique, p. 57). Une plume «écrit, s'arrête, rature, hésitante comme une pensée ou comme une souris» (Provinciales, p. 34). Giraudoux imagine comme des «alluvions» de la Seine les livres dans les boîtes des bouquinistes (Eglantine, p. 150). Deux étendards dans le vent se présentent à l'esprit de l'auteur comme deux chevaux qui se parlent et se mordillent (Elpénor, p. 22), et les drapeaux aux Invalides, pris à l'ennemi, sont «la gloire même» (Eglantine, p. 212). Les objets inanimés employés comme sujets comparés ne sont pas aussi fréquents que comme termes comparants. Ils confirment toutefois dans un grand nombre de cas, l'intérêt considérable, déjà remarqué, que portait Giraudoux aux objets familiers de la vie moderne. Les objets les plus prosaïques se voient attribuer une essence nouvelle par le jeu audacieux des correspondances.

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Dans l'ensemble, les termes comparants employés avec des sujets abstraits se trouvent dans des proportions qui ne s'écartent pas des tendances déjà constatées. Homme physique - 27 % Homme spirituel - 11 Animaux - 5.5 Nature - 10 Sujets abstraits - 7 Objets inanimés - 39.5 L'hétérogénéité des concepts qui sont compris dans cette catégorie rend difficile, ainsi que pour les objets inanimés, leur classement en groupes d'importance suffisante pour demander une discussion séparée de chacun. Cependant un groupe considérable d'exemples sur le temps a pu être

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composé. Parmi eux, le jour et ses parties constituent plus de la moitié des sujets, avec l'homme comme terme comparant le plus fréquent. La perspective de la semaine à venir se présente avec «le lundi timide, qui s'excuse en montrant derrière lui les jours innombrables qui le poussent» {Provinciales, p. 114). Un geste quotidien d'Edmée était, le soir, de «relever les tableaux que le jour avait penchés» (Choix des élues, p. 17). Pour Suzanne, il est de ces rares jours qu'elle ne laisse pas «écouler anonymes, comme les milliers d'autres, mais qu' [elle rebaptise] de leur nom d'Europe» (Suzanne et le Pacifique, p. 141). Se servant d'objets inanimés, l'auteur traduit le dissentiment entre deux époux : Chaque jour de silence allait se glisser entre eux, le premier comme un paravent, le second comme une cloison, le troisième déjà en pierres... (Choix des élues, p. 142).

Le désœuvrement constant d'un enfant faisait qu' «une sorte d'aurore, de midi, de crépuscule planait à ses côtés sur des heures laissées au rebut par les hommes» (Les Aventures de Jérôme Bordini, p. 196). Beaucoup moins fréquentes sont les images sur les mois, les saisons et les années. En d'autres termes que dans les manuels de physique, Giraudoux explique le phénomène de la pluie : Des pluies soudaines rapportaient aux rivières les eaux douces dérobées à l'autre année. (Simon le pathétique, p. 100) Un automne qui s'éternise fait preuve d'un entêtement humain, semblant «résolu pour une fois à atteindre vivant sa limite officielle, ce 20 décembre enseveli d'habitude sous l'hiver» {Bella, p. 232). Suzanne se souvient des mois passés par les traces que les événements ont laissées sur elle : Celui où je fus mordue par un poisson, celui où je me coupai le doigt, et ils marquaient sur moi comme des coches. (Suzanne et le Pacifique, p. 97) Nombre de métaphores traitent d'autres aspects du temps. Pour la rééducation des blessés amnésiques allemands : . . . on usait..., comme avec les enfants allemands, de cette ressemblance vraie ou factice de l'Allemagne d'aujourd'hui à celle du Saint-Empire pour glisser le moyen âge comme un transparent au-dessous de chacun de leurs atlas ou de leurs leçons. (Siegfried et le Limousin, pp. 103-104). Dans sa chambre, un mourant et deux amis goûtent une atmosphère de compréhension, de sincérité et d'estime :

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.. .la durée d'une véritable vie heureuse, allégée de ses années et de ses secondes inutiles, de ses tendons et de sa graisse, et pesée sur la vraie balance, atteintelle si souvent ce quart d'heure complet dont nous disposions aujourd'hui! (Combat avec l'ange, p. 312) Tout en gardant sa souplesse et sa fantaisie dans l'invention des métaphores, Giraudoux se montre un observateur aussi aigu des divers aspects du temps qu'il l'est du monde concret qui l'environne. U n groupe plus important que celui du temps contient des images ayant trait aux mots dans leurs aspects autres que le son. C'est généralement le mot individuel qui intéresse Giraudoux et qu'il conçoit surtout comme des objets inanimés. L'origine de la moitié des images relevées est une fois de plus Suzanne et le Pacifique, dans lequel la naufragée se livre à des exercices de mémoire. Se souvenant de ses classes de français, les noms de célèbres amants de la littérature reviennent, noms «qu'on nous jetait vite aux yeux pour nous éblouir et nous aveugler dès qu'il s'agissait d'amour» (p. 131). Dans ses souvenirs incomplets sur la littérature moderne, trois noms, qui reflètent l'intérêt de Giraudoux pour les 'symbolistes', s'obstinent à reparaître dans la mémoire de Suzanne : .. .trois noms... qui me semblaient..., à la place de Renan, de Barrés, beaux écrous un peu desserrés, les seuls à visser maintenant notre existence contre le monde et ses mystères, Mallarmé, Claudel et Rimbaud, (p. 134) On trouve une amusante image sur le désir qu'ont les Allemands de faire leurs des écrivains et des musiciens étrangers : .. .les malheureux artistes et savants neutres, aux environs de la cuvette allemande, ne s'en tirent, comme des mouches d'une jarre à crème, qu'avec des appellations teutonnes qui les suivent désormais dans tous les manuels. (Siegfried et le Limousin, p. 148) Essayant d'engager une conversation avec une jeune fille, un jeune homme «lui [tend] ainsi le mot 'fleur', le mot 'saucisse blanche', sur lesquels elle se [jette] comme un serpent qu'on agace d'un bâton» (Adorable Clio, p. 42). L'auteur décrit avec esprit la construction des phrases allemandes, disant que les Allemands «gardent pendant toute la phrase le verbe comme un noyau dans leur bouche, et l'échappent soudain» (Elpénor, pp. 12-13). Les noms de ses amies reviennent à Suzanne «tirés par des attelages bizarres qui [sont] les prénoms» (Suzanne et le Pacifique, p. 127).

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Des phrases, des compositions littéraires, la littérature, etc. sont les sujets d'un nombre d'images bien moins important. Peut-être est-ce sa propre expérience que Giraudoux nous avoue en parlant du style trop poétique de Moïse. Celui-ci renonce à rédiger les prosaïques comptes rendus des conseils d'administration «car il y courait, sous sa plume, un murmure de peupliers et d'eaux douces qui les rendait ridicules» {Bella, p. 50). De retour en France, Siegfried-Forestier rêve en allemand ; le narrateur lui répond en français, ramenant «le français sur lui comme une couverture» {Siegfried et le Limousin, p. 291). Une métaphore peut stimuler le lecteur au point que, «appliquée au dernier distique» d'un poème sur les chevaux, elle apparaît «comme un suprême coup de cravache» {Eglantine, p. 121). Une quantité considérable d'images se rapportent à diverses autres abstractions qui composent des groupes peu importants. Parmi eux, le plus fréquent concerne les institutions humaines, les comparaisons étant presque uniquement avec des objets inanimés et l'homme. La grande majorité de ces exemples ayant comme sujets les nations et les gouvernements, il est naturel que Bella et Siegfried et le Limousin nous en donnent la majeure partie. Ayant recours encore à une machine moderne, Giraudoux traduit la stabilité qu'éprouve la France lorsqu'un membre d'une famille honnête et intelligente arrive au pouvoir, y voyant un «signe de richesse,... signe que la France a son plein d'huile, d'amitié et de raison» {Bella, p. 48). Après son coup d'état, Zelten doit abdiquer, car, dit-il, «L'opération est réussie, . . . mais le malade va mourir» {Siegfried et le Limousin, p. 268). Quand la colère de Moïse décroît contre les humains, elle se tourne contre les groupements, «gravissant vite les degrés que sont les administrations, les Congrès, les Parlements, en arrivait vite aux nations» {Eglantine, p. 178). Une compagne de bateau qui noie Suzanne dans les détails de sa famille, la prend «dans le rouage sans fin de ses parentés» {Suzanne et le Pacifique, p. 45). Le monde, l'univers, l'humanité, forment un deuxième groupe, un peu moins nombreux. Giraudoux fait par deux fois un usage curieux du mot 'couvent' en parlant du monde, sans aucune signification religieuse apparente. Dans un premier cas, c'est avec un sens favorable, pour expliquer le retour de Maléna à une vie heureuse après une crise de jalousie : «elle s'était réfugiée dans le couvent humain, là où l'on danse, là où l'on est riche sans scrupule, où l'on aime sans réticence...» {Combat avec l'ange, p. 326). L'autre traduit l'angoisse d'Eglantine qui, à la fin de sa liaison avec Fontranges, doit reprendre contact avec la vie et entrer «dans le couvent terrible des humains» (Eglantine, p. 229). Des savants

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délaissés par la société en souffrent, l'humanité étant pour eux «le ferment qui faisait réussir leurs recherches» {Bella, p. 170). Comme s'il était porté sur une vague, un homme connaît une série d'intrigues passagères, chacune «avec la femme qu'un courant du monde inverse au sien amenait fugitivement à sa hauteur» (Choix des élues, p. 188). Un troisième concept retrouvé dans un certain nombre d'images est la destinée, comparée surtout à l'homme. Le titre de Choix des élues est éclairé par l'image suivante qui définit la destinée d'Edmée telle qu'elle la conçoit : C'était cela, sa destinée: .. .la prédilection, en marge des saintetés officielles d'une puissance éparse jusque-là, et qui se laissait maintenant se centrer sur elle, en tiédeur et en attachement, comme par une énorme loupe, (p. 264) Intrigué par l'analogie entre des articles de Forestier disparu et ceux d'un journal allemand, le narrateur de Siegfried et le Limousin avait «fait le vœu de résoudre l'énigme, quand la Providence se défit en [sa] faveur du meilleur agent de renseignements sur l'Allemagne», son ami Zelten (p. 18). Deux amants que séparent une brouille se retrouvent dans un restaurant, et «les frères d'Orgalesse, devant ce joint entre [leurs] destinées, se précipitèrent pour la soudure» {Bella, pp. 149-150). On rencontre plusieurs métaphores intéressantes sur la vie et la mort; la moitié de ces images les compare à des personnes. Si des morsures, des accidents d'ascenseur laissent des marques, c'est «la vie qui poinçonne» {Suzanne et le Pacifique, p. 70). L'air grave d'un médecin après une auscultation est l'air de «ceux auxquels une maîtresse a dit non. La vie avait dit non» {Combat avec l'ange, p. 47). La mort peut être banalement les «ténèbres» {Suzanne et le Pacifique, p. 45), mais elle est mieux représentée, lorsque l'auteur fait appel à son expérience de guerre, comme «un front qui ne pardonne pas» {Eglantine, p. 201). Ce que fait un Français devant un mort, c'est de le saluer, «disant pardon à la mort quand elle le [bouscule]» {Siegfried et le Limousin, p. 156). L'homme est aussi le comparant le plus fréquent de la guerre et de la paix. A l'aube de la révolution de Zelten, «on entendait de temps à autre un coup de feu, timide, car guerre et révolte demeurent filles de la chasse, défendue en tous pays avant le lever du soleil» {Siegfried et le Limousin, p. 239). L'orientation de la pensée d'un peuple en guerre est exprimée dans une image saisissante qui développe la comparaison de la paix avec la peau de la nation : Tous les muscles du pays... apparaissaient sous la paix chaque jour amincie. Certaines boutiques semblaient soudain sortir du rang des autres, celles du

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deuil, celles d'alimentation. Le crêpe et le pain étaient maintenant sur la France en haut relief. (Combat avec l'ange, p. 255)

Les images qui restent de cette catégorie sont fondées sur les concepts abstraits les plus divers. Il n'est possible de les illustrer que par un petit nombre d'exemples. Edmée craint le motif d'une visite inattendue de son fils, «car les êtres qui surgissent viennent en général pour vous emmener... Le champion des Kidnappers est toujours Dieu» (Choix des élues, p. 261). Dans une de ses pointes légèrement ironiques, Giraudoux parle de l'Espace, «auquel les philosophes se plaisent à ajouter, comme une rallonge par invité, une dimension pour chacun de leurs lecteurs sérieux» (Elpénor, pp. 37-38). Pour une femme qui ne s'intéresse qu'à la musique, jamais aux compositeurs, la musique est «comme une moisson anonyme, comme le foin ou le colza» (Choix des élues, p. 39). Le gouvernement établi par Zelten, après son coup d'état, n'ayant duré qu'un jour, il a «traversé le pouvoir absolu comme aux enfers on traverse une ombre» (Siegfried et le Limousin, p. 275). L'utilisation de termes concrets comme comparants ne trouve nulle part ailleurs un emploi plus efficace que lorsqu'il s'agit de traduire des abstractions. Giraudoux réussit à conférer au concept le plus abstrus une couleur et une vie dont une simple définition serait incapable.

IMAGES RÉPÉTÉES

En poursuivant la lecture des œuvres de Jean Giraudoux, on est surpris de temps en temps de rencontrer une image qui semble déjà familière. L'impression se renouvelle au fur et à mesure que l'on passe d'un ouvrage à un autre, et la répétition de certaines images est si fréquente qu'elles se gravent dans notre mémoire. La quantité en est assez considérable, variant toujours, bien entendu, dans la manière dont elles sont présentées. Des questions se posent logiquement devant ces répétitions. Est-ce que Giraudoux s'imitait? tenait-il un carnet d' 'images préférées'? marquait-il dans ses livres celles qui valaient la peine d'être remployées ? Nous savons que l'auteur ne relisait pas ses propres livres et que la rédaction de ses romans fut un passe-temps pour lequel il ne s'imposa pas la discipline de recueillir des notes. Ces répétitions prouvent donc seulement qu'il avait assimilé certains rapports conçus par lui auparavant et dont il avait des réminiscences, ou que son esprit associait logiquement les mêmes rapports dans des conditions semblables.

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SUJETS DES IMAGES

Nous présenterons les plus importantes de ces images par leurs sujets de comparaison et selon les catégories déjà établies. 1. Homme physique La notion de maternité, de grossesse ou de naissance est la plus fréquemment retrouvée. Elle est souvent évoquée par l'apparition soudaine d'une personne ou d'une chose, ou par l'existence d'une nouvelle idée. Une fillette surgit chaque fois que ses parents se trouvent seuls : Cette apparition, soudaine comme une naissance, de la petite fille après le moindre baiser, la moindre étreinte, cette petite fille qui s'entêtait à renaître à chaque mouvement de tendresse... (Choix des élues, pp. 27-28). On retrouve de pareilles images dans: Choix des élues, pp. 198, 208209; Bella, pp. 8, 33; Juliette au pays des hommes, p. 98; Eglantine, pp. 145-146; Cantique des Cantiques, I, 6, p. 90, etc. On remarquera qu'elles se répètent quelquefois même dans le théâtre de Giraudoux. L'image de naissance est également due à la cessation d'un rapport avec le passé. Jérôme Bardini, récemment enfui de chez lui, devient «le nouveau Bardini, né d'une heure» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 37; voir aussi .Bella, pp. 151-152; Choix des élues, pp. 179-181, 299; Sodome et Gomorrhe, I, 1, p. 35; Judith, II, 7, p. 175, etc.). La grosseur ou la boursouflure donne lieu à des images sur le même thème. L'obésité de Moïse est une «grossesse stérile» (Eglantine, p. 187; voir aussi: Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 100; Cantique des cantiques, I, 6, p. 91, etc.). 'Caresser' est appliqué avec des sens différents à des choses immatérielles. La lumière qui atteint un corps peut le 'caresser'; «Le clair de lune caressait la t e r r e . . . » (Juliette au pays des hommes, p. 20; voir aussi: Bella, p. 20 ; Eglantine, p. 220). Le regard aussi 'caresse'. Suzanne, quittant le port, «sur le visage d'une fillette accoudée au q u a i . . . [caressait] le dernier reflet d'Europe» (Suzanne et le Pacifique, p. 53; voir aussi: Judith, I, 2, p. 25). 'Caresse' s'applique plus souvent à l'idée d'une impression intellectuelle ou sentimentale. Suivant une inconnue, Moïse doit s'arrêter et mettre fin à «cette caresse d'une vie irréelle contre la sienne» (Eglantine, p. 46; voir aussi: Eglantine, pp. 166-167; Simon le pathétique, p. 245; Electre, II, 3, p. 139 ; Siegfried, II, 2, p. 77, etc.). Une agitation quelconque est parfois représentée par une comparaison avec une toile, remuée par des personnes en-dessous, pour imiter la mer au théâtre. La nuit sur un champ de bataille, les combattants remuent

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«sans hâte, comme ceux, sous les toiles, dans les théâtres, qui font la mer tranquille» lectures pour une ombre, p. 245; voir aussi: Siegfried et le Limousin, p. 208-209; Juliette au pays des hommes, p. 119; Elpénor, pp. 121-122, etc.). Certains personnages de l'antiquité réapparaissent. Achille caché parmi les filles de Lycomède est le symbole de la personne ou de l'objet dissimulé parmi d'autres. Au milieu d'un groupe de têtes sculptées, Suzanne recherche celle d'un dieu, «comme Ulysse recherchant Achille dans le régiment des filles» Suzanne et le Pacifique, p. 116; voir aussi: Choix des élues, p. 155 ; Combat avec l'ange, p. 239 ; La France sentimentale, p. 197). La légende d'Atalante et des trois pommes d'or est rappelée lorsqu'il s'agit de ralentissement. Une jeune fille dans la rue, «nouvelle Atalante,... devait s'arrêter et contempler, à chaque vitrine, les diamants et les perles...» (UEcole des indifférents, p. 163; voir aussi: Siegfried et le Limousin, p. 278; Simon le pathétique, p. 213). 2. Animaux Un animal qui plonge sous l'eau pour se débarrasser d'autres bêtes est le thème de comparaison de plusieurs images, surtout pour faire allusion à un groupement de personnes ou de choses dans un endroit. Les habitants d'une île visitée par Suzanne ont une figure étrange, «assemblant au sommet de leur visage tous leurs yeux, nez et bouches comme des parasites, comme s'ils allaient plonger et s'en délivrer en enfonçant peu à peu la tête» {Suzanne et le Pacifique, p. 207; voir aussi: Suzanne, p. 43; Eglantine, p. 151; Elpénor, p. 107). A l'effort du saumon pour remonter un cours d'eau est comparée une autre action physique ou l'idée de remonter à l'origine. Une jeune fille, ne s'intéressant plus aux souvenirs de son enfance, «abdiquait cet instinct de jeune saumon à remonter sa courte vie vers la fraîcheur sacrée . . . » (Choix des élues, pp. 193-194 ; voir aussi : Suzanne et le Pacifique, p. 166, etc.) 3. Nature La liquidité de l'eau est attribuée à divers autres noms au moyen du concept de «plonger», quand il s'agit de disparaître, ou de pénétrer profondément. Vu d'en face, Siegfried «disparaissait à chaque instant de sa fenêtre, et de chacun de ces plongeons en Allemagne rapportait un vêtement qui le déguisait un peu plus» {Siegfried et le Limousin, p. 98; voir aussi: Siegfried et le Limousin, p. 79; Choix des élues, p. 105;

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Bella, pp. 32, 239; Simon le pathétique, p. 97; Eglantine, p. 100, etc.). Cette idée prend de l'extension lorsque celle d'Achille plongé dans le Styx s'y ajoute. La fille d'Edmée «la regardait du haut en bas, elle la plongeait dans son regard, sans oublier le talon (Choix des élues, p. 170; voir aussi Bella, p. 55). Enfin, ce même transfert d'attribut peut être effectué par l'emploi d'autres mots tels que 'tremper' et 'bain'. L'on trouve, par exemple, un «bain journalier dans un flot de familiers» {Bella, p. 170; voir aussi Siegfried et le Limousin, p. 68; Juliette au pays des hommes, p. 172, etc).

4. Objets inanimés Le plus usuel de ces concepts est celui du vernis et de l'enduit. Il s'applique souvent à ce qui doit être pour Giraudoux une impression visuelle d'une 'couche' de lumière sur les objets. Une faible lune passe «sans hâte sur tout le ciel un enduit blanchâtre» (Suzanne et le Pacifique, p. 64; voir aussi: Juliette au pays des hommes, p. 53; Elpénor, p. 9; Provinciales, p. 181; Eglantine, p. 21. etc.). Plus souvent, Giraudoux s'en sert avec un sens moins défini pour exprimer, par exemple, un trait de caractère difficilement compréhensible ou une conception personnelle quelconque. Bardini refusant de dévoiler son passé à Stéphy, elle le nomme l'Ombre, «parce qu'il était recouvert d'un enduit et d'une sorte d'absence sur laquelle rien ne prenait» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 90). Amoureux de Maléna, Jacques perd l'intérêt qu'il portait aux autres femmes, «un vernis, un brillant était soudain tombé de toutes les autres» {Combat avec l'ange, p. 51; voir aussi: Bella p. 217; Eglantine, p. 214; Choix des élues, p. 117; L'Apollon de Bellac, I, 9, p. 106, etc.). Le terme 'écluse' traduit tout changement de niveau, même dans un sens abstrait. Entre son village natal qu'il quitte, et Paris, il y a pour Bernard «le compartiment de première classe pour écluse» {L'Ecole des indifférents, p. 228). Le langage plus élevé et plus élégant du poète fait de celui-ci une «écluse du langage» {Juliette au pays des hommes, p. 142; voir aussi: Eglantine, pp. 14, 46; Combat avec Vange, pp. 60-61 ; Siegfried et le Limousin, p. 96; Bella, p. 209; Electre, I. 8, p. 93 etc.). Par les mots 'fil', 'corde', et 'chaîne', Giraudoux exprime le lien imaginé par une personne entre elle et une autre personne, un objet ou une abstraction. Par jeu, Suzanne a précipité un des ses sauveteurs dans une lagune :

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Ses camarades, éveillés par ses cris, riaient, et, unis à lui par ce fil qui joint les amis et les alpinistes, ils se précipitèrent après nous. (Suzanne et le Pacifique, p. 198) Ulysse demande des cordes à ses matelots et entend cette réponse flatteuse sur son pouvoir oratoire : .. .il n'est qu'une corde solide, celle que ta parole passe au col de tes auditeurs, et pour jamais ils sont tes prisonniers ! (Elpénor, p. 55). Voir aussi: Siegfried et le Limousin,^. 24\Bella, ρ, 167; Simon le pathétique, p. 243 ; Suzanne et le Pacifique, pp. 175, 198; Eglantine, p. 13, etc. Un peu moins nombreux que les précédents sont les exemples de 'plis' et de 'rides' attribués à des noms abstraits, notamment au cœur et à l'âme, comme s'ils étaient une peau, une étoffe ou du papier. Les significations en varient, se rapportant à une idée de désagrément, à une impression reçue ou, comme dans l'exemple qui suit, à un parti-pris. Suzanne se résout à donner raison à tout acte de guerre des Alliés : Si les Anglais, leur flotte coulée, barraient la mer par des filets et des sousmarins, ce pli du cœur qui permet les naufrages cruels, je l'admettais. (Suzanne et le Pacifique, p. 161)

Voir aussi: Adorable Clio, p. 13; Elpénor, p. 37; Choix des élues, p. 232; Fin de Siegfried, IV, 6, pp. 248-249; L'Impromptu de Paris, I, 3, p. 88, etc. Exceptionnellement, ce sera le verbe 'froisser' (idée de froissement, comme d'un vêtement) ou 'rider' (idée de vieillesse) qu'emploiera Giraudoux (Combat avec Fange, p. 252; Simon le pathétique, p. 223). Moins fréquente est la répétition du mot 'aiguillage' pour tout ce qui implique un changement ou une différence de direction, y compris dans un sens abstrait. Bardini possède «l'ambition de changer l'aiguillage même que le destin avait donné à sa vie» (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 9). Et le regard, partant de la cime d'un arbre, peut «glisser doucement par l'aiguillage des branches, comme une rivière vers la mer, jusqu'au tronc» (Combat avec l'ange, p. 210; voir aussi: Eglantine, p. 119; Choix des élues, p. 292; Bella, p. 25, etc.). Juger de la conformité de deux idées est décrit comme l'essayage d'un vêtement ou d'un autre objet; c'est le verbe 'essayer' qui créera généralement l'image. Voici comment Suzanne cherche à deviner les nations en guerre : Je promenais la guerre sur la carte du monde, l'essayant à chaque pays comme un couvercle à une boîte longue ou ovale, et, en forçant, elle allait presque à tous. (Suzanne et le Pacifique, p. 145)

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Voir aussi: Combat avec Fange, pp. 24, 267; Elpénor, p. 22; Sodome et Gomorrhe, II, 8, p. 146, etc. Si la trame des livres de Jean Giraudoux manque de mouvement et d'action, c'est à la création considérable d'images contenant des sujets mobiles que nous devons un mouvement plus subtil dans les détails. Ce mouvement peut venir du terme comparé qui frappe l'auteur ou peut être introduit par l'action d'un sujet comparant. Néanmoins, ce qui ressort le plus de cette étude des sujets est certainement l'extraordinaire fécondité en images du style de Jean Giraudoux. Doué d'une facilité peu commune, l'auteur de Bella a utilisé tous les aspects diyers de ses études, de ses voyages, de ses expériences de guerre, de sa profession, de ses souvenirs et de ses réminiscences pour créer cette multitude d'images sur les sujets les plus variés. Sa manière de penser a été telle que tout objet, quel que fût son domaine, pouvait lui suggérer un rapport avec autre chose. Cependant, son érudition et la diversité de ses intérêts sont la source d'un grand nombre de métaphores qui peuvent embarrasser le lecteur qui ne possède pas la même culture ni l'excellente mémoire de Giraudoux. On sent, pourtant, que les allusions à l'art, à la littérature, à la mythologie, etc., ne sont pas introduites pour faire montre de connaissances étendues. Ces images savantes s'opposent à celles qui témoignent d'une observation continuelle des moindres objets de la vie quotidienne et très souvent des objets fabriqués. Ces derniers, en effet, traduisent bien plus de termes que ne le fait la nature, ce qui démontre en quelque sorte à quel degré le jeune provincial s'est assimilé à tout ce que comportait de plus moderne la vie de Paris. Nous voyons encore une preuve de la maîtrise de l'image que possédait Giraudoux, lorsque, employant des sujets banaux, il réussit des images aussi poétiques et efficaces que celles qu'il puisa à une source moins commune. Sensible à tous les objets de fabrication humaine et conscient de leur présence autour de lui, Giraudoux tend à rapetisser, par des rapprochements inattendus avec ceux-ci, la nature la plus grandiose et les concepts les plus élevés et les plus insaisissables.

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Dans la rédaction de ses romans, Giraudoux montre une affection particulière pour quelques sortes d'images autres que celles de pure fantaisie qui dominent. Le grand nombre de citations qui ont été faites dans d'autres buts ont permis de juger déjà des types essentiels d'images qu'emploie Giraudoux. Nous nous proposons seulement dans ce chapitre d'indiquer ces types, les illustrant par quelques exemples. 1. L'image de fantaisie L'exubérance de l'imagination de Jean Giraudoux ne semble point connaître de bornes. Chacun de ses livres prouve amplement que son esprit est apte à saisir n'importe quel sujet pour en créer, souvent avec l'exagération la plus flagrante, une image. La dure sonorité du nom allemand de Rappoltsweiler, ville alsacienne, rappelle l'enveloppe dure et rugueuse d'une noix. Cette sonorité, mise en contraste avec le nom plus doux en français, amène cette métaphore expressive : .. .de ce nom en coque le Baedeker me fit la surprise de tirer, lisse et verni, Ribeauvillé. (Siegfried et le Limousin, p. 31) Une hyperbole décrit l'attitude indifférente du mari d'Edmée, en sûreté dans son lit le soir, à l'égard des événements qu'il lit dans un journal: .. .il laissait les exploits, les rumeurs, les cataclysmes du monde déferler en houle inoffensive, au pied de ce plateau où il était invulnérable. (Choix des élues, p. 91) Par un rapport plus accessible, Giraudoux compare la Tour Eiffel à la corde, réalisée en fer, «que lance au ciel le fakir et à laquelle il invite ses amis à grimper» (Juliette au pays des hommes, p. 131).

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2. L'image de fond sérieux Il est bien plus commun de trouver un sujet sérieux interpété d'une façon légère ou même amusante, que d'en trouver un qui garde dans une image le ton qui convient. Nous remarquons dans la comparaison suivante, par exemple, comment le rappel d'un geste d'écolier enlève tout le pathétique à la noyade qu'elle décrit : Assise sur la falaise, elle avait vu très loin un nageur lever le bras, tout droit, comme s'il demandait la permission de disparaître, et disparaître. (Combat

avec l'ange, p. 95) La conception de Giraudoux d'une humanité meilleure comprend, entre autres idées, cette facétie suggérée par la ressemblance de forme entre la flûte de Pan des anciens et les doigts de pied d'un homme : [une humanité] où l'éloignement que vous ressentiriez pour les autres hommes ne vous pousserait pas à imaginer quelle pauvre flûte de Pan forment ses orteils

dans sa chaussure. (Les Aventures de Jérôme Bardini, p. 195) Il serait inexact, toutefois, de considérer Giraudoux comme étant toujours bouffon. Cette tendance de l'esprit à diminuer l'importance des choses en les présentant sous un angle plaisant n'est pas facilement surmontée par l'auteur de Suzanne et le Pacifique, mais il y réussit, au besoin, et avec autant de succès que dans les autres images. Nous pouvons constater que la grande majorité des images sérieuses se trouvent dans les romans postérieurs à 1921, à commencer par Siegfried et le Limousin. Ainsi, dans ce dernier ouvrage on lit cet exposé sensé d'une théorie sur la cause de la guerre : . . . le contingent naturel de cuivre, de laiton ou d'acier s'éparpillait... dans le corps d'une nation comme la graisse dont vit ensuite un malade, et l'esprit de guerre ne se déclarait qu'au moment où la sursaturation de métal guerrier était acquise, (p. 172)

Giraudoux fait une critique acerbe de la haute société, à laquelle s'intéressent trois frères curieux qui se préoccupent seulement «des secrets de cet amalgame soumis aux lois civiles mais dégagé des lois morales qu'on appelle le monde» (Bella, p. 132).

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3. L'image-ornement Il est incontestable que l'image est employée le plus souvent par Giraudoux dans le but d'orner son style. Cette image-ornement si fréquente n'ajoute rien à la compréhension du texte, mais elle contribue le plus au caractère personnel du style. On pourra en juger par les exemples caractéristiques qui suivent : (Suzanne regarde un lever de soleil) « . . . subitement le soleil, derrière moi, d'un rayon, d'un nuage chiffon fit tout étinceler» (Suzanne et le Pacifique, p. 64); (les gouttelettes d'une fontaine irisées par le soleil) « . . . le bassin du jet d'eau porte une anse en arc-enciel. . .»(L'Ecole des indifférents, p. 81);«.. .quelques vols d'étourneaux... butaient contre l'horizon avec l'entêtement d'une guêpe qui veut traverser une vitre» (Provinciales, p. 177); (la neige est comme le registre à l'entrée d'une église pendant une cérémonie funèbre) « . . . les enfants se hâtaient de s'inscrire tout entiers, de s'étendre, sur ce beau papier de contrôle déposé à l'entrée de l'année...» (Eglantine, p. 102). 4. Limage d'éclaircissement Contrairement aux précédentes, ces images aident l'imagination du lecteur en expliquant une abstraction, une apparence ou une action. Assez nombreuses, elles sont cependant moins fréquentes que les imagesornements. L'inquiétude d'Eglantine, qui aide Moïse à reprendre son équilibre après une chute, est comparée à «ce souci qu'ont les mères pour leur enfant le jour où il apprend à marcher» (Eglantine, p. 48). Suzanne voit «la Martinique en gradins, avec des ruines, comme une machine à écrire pleine de palmiers dont deux ou trois lettres sont cassées« (Suzanne et le Pacifique, p. 56). Une grosse colombe a «le cou ceint du collier que portent les champignons non vénéneux» (Siegfried et le Limousin, p. 32). Et une femme toujours trépidante, chaque fois qu'elle s'assied, «met en marche une invisible machine à coudre» (LEcole des indifférents, p. 17). Malheureusement, de temps en temps une image destinée à préciser peut embarrasser le lecteur. Ce peut être à cause d'une comparaison trop abstraite : Voici deux nuages qui se choquent, qui se confondent, comme justement deux pensées. (Adorable Clio, p. 144) Ou ce peut être parce qu'elle demande au lecteur une connaissance spéciale. L'image suivante, par exemple, a rapport à une expérience biologi-

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que sur l'excitation par choc électrique des nerfs de grenouilles mortes : Si l'un [des compagnons d'Ulysse] .. .s'étendait de biais sur son javelot étincelant, il agitait par saccades, dans le sommeil, ses jambes bien fendues, comme les grenouilles sur leur fil de cuivre... (Elpénor, p. 2). 5. L'image amusante De très nombreuses images sont le moyen d'expression d'un esprit fin et spirituel. Elles sont un autre élément important du style personnel de Giraudoux et existent la plupart du temps pour elles-mêmes, sans le désir d'atténuer l'intensité d'une émotion ni l'importance d'un événement. Tout est occasion à la métaphore amusante. Une légère ironie marque cette description d'une fête en l'honneur de Molière: Il faisait chaud... Chacun s'éventait avec un menu dont la première page était le portrait de Molière, mais au-dessous du portrait était imprimé le nom du convive, qui se regardait à la dérobée dans ce beau miroir... (Siegfried et le Limousin, p. 219). Pour Giraudoux, les lettres sur les couronnes funèbres rappellent les pâtes à potage «alphabet» et «semblent avoir été pêchées dans le potage funèbre» (Eglantine, p. 153). Une roulotte qui passe, «avec des contrevents et des brancards passés au ripolin, [trottine] comme une maison de garde-barrière qui aurait égaré son chemin de fer» (Provinciales, p. 120). Suzanne pense aux ceps en France, «sur les pentes autour des échalas comme de beaux bigoudis la veille des confirmations» (