Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l'Ouest et du Centre 2343094799, 9782343094793

Voici plusieurs exemples de stratégies traditionnelles concernant la gestion des ressources naturelles. Ils sont pris da

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Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l'Ouest et du Centre
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Etudes africaines

Série Environnement

Lambert Mossoa

Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest et du Centre

Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest et du Centre

Collection « Études africaines » dirigée par Denis Pryen et son équipe Forte de plus de mille titres publiés à ce jour, la collection « Études africaines » fait peau neuve. Elle présentera toujours les essais généraux qui ont fait son succès, mais se déclinera désormais également par séries thématiques : droit, économie, politique, sociologie, etc. Dernières parutions Ghislain M. MABANGA, Le principe de la continuité de l’Etat : issue de secours à la prohibition du troisième mandat, Analyse critique de l’arrêt de la Cour constitutionnelle congolaise du 11 mai 2016, 2016. Jean-Bertrand AMOUGOU, Réflexions sur la rationalité, Tome 1. Variations culturelles d’un thème chez P.M Hebga, 2016. Jean-Bertrand AMOUGOU, Réflexions sur la rationalité, Tome 2. Sciences (a)normales et problèmes de méthode(s), 2016. Rodrigue TEZI (dir.), Former les personnels soignants en Afrique. De l’utilité d’enseigner les sciences humaines et sociales de la santé dans les programmes de formation, 2016. Sokhna BAO DIOP, Le baynunk guñaamolo, une langue du sud du Sénégal. Analyse phonologique, morphologique et syntaxique, 2016. Yapi YAPO (dir.), Étudier les représentations sociales, 2016. Ibrahim MALAM MAMANE SANI, Repenser la gouvernance alimentaire et nutritionnelles au Niger. La crise alimentaire dans le département du Gouré (2005), 2016. Guy MVELLE, L’aide française en Afrique. Les mutations via les contrats de désendettement et de développement (C2D), 2016. Gaston MUTAMBA LUKUSA, L’économie congolaise de 2007 à 2016, Persistance des facteurs d’enlisement en RDC, 2016 Hervé LADO, Dynamiques politico-économiques dans l’histoire du Nigéria, Évolution historique des rapports de force entre élites et non-élites, 2016. Paul LANDO, Territoires du vodoun en milieu urbain, Le cas de Ouidah en République du Bénin, 2016. Josué GUÉBO, Dictionnaire des mots et expressions du français ivoirien, 2016.

Lambert MOSSOA

Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest et du Centre

DU MÊME AUTEUR •

Politiques urbaines en Afrique subsaharienne. Les conteurs réels. L’Harmattan, collection « Études africaines », Paris, 2012, 260 pages ISBN : 978-2-296-96678-9



L’appareil éducatif en Centrafrique. L’Harmattan, collection « Études africaines », Paris, 2013, 100 pages ISBN : 978-2-343-01285-8



Où en est l’urbanisation en Centrafrique ? L’Harmattan, collection « Études africaines », Paris, 2014, 112 pages ISBN : 978-2-343-03864-3



Education in east and central Africa. Edited by Charl Wolhuter (Education Around the World), Bloombury Academic, London, New York, 2014 ISBN: HB: 978-1-4725-0541-5



Où va la Centrafrique? L’Harmattan, collection « Études africaines », Paris, 2015, 165 pages ISBN : 978-2-343-078083

© L’Harmattan, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-09479-3 EAN : 9782343094793

A tous mes collègues Professeurs titulaires des universités de Bangui, Yaoundé 1, Douala, Kinshasa et Brazzaville.

REMERCIEMENTS Bien que nous nous trouvons dans l’impossibilité de dresser une liste exhaustive, ou même de nous souvenir de toutes celles et de tous ceux qui nous ont encouragé à finaliser ce précieux livre, nous tenons à exprimer notre reconnaissance pour l’aide et les conseils que nos amis et collègues nous ont apportés au cours de la préparation de cette œuvre scientifique qui doit son origine au travail de documentation effectué dans les différents centres de recherches d’Afrique et de France. Nous remercions particulièrement les Professeurs Jean Claude GIACCOTINO de l’Université de Provence et François BART de l’Université de Bordeaux 3, qui se sont occupés de l’organisation et de la progression de ce travail, en formulant de nombreuses suggestions d’ordre méthodologique et rédactionnel très utiles dans la préparation du manuscrit définitif. Nous voudrons également remercier notre épouse Rosalie, et surtout nos collègues de l’Université de Bangui et de Douala, qui ont bien voulu restructurer les premières moutures de notre projet avant la publication.

PREFACE Au moment où nous donnons une place privilégiée à la gestion, à la maîtrise et à l’aménagement des ressources naturelles comme enjeu du développement de l’Afrique subsaharienne, ce livre présente les aspects qui, tant dans le domaine des sciences naturelles que dans celui des disciplines humaines, ont une importance et un intérêt certains pour le développement des régions de l’ouest et du centre. Cette partie d’Afrique a en effet besoin, plus que toute autre, que soient appliqués et de manière intelligente les résultats des recherches, ou encore que soit transféré, avec prudence, l’acquis scientifique obtenu dans les zones bioclimatiquement comparables. Toutefois, on sait que le passage à l’aménagement du territoire et à la gestion des ressources naturelles est souvent conditionné par des décisions sociales et politiques d’une singulière importance. C’est pourquoi, il faut analyser le processus de décision, notamment dans les organismes de gestion des Etats étudiés, et d’examiner les rapports entre un tel processus et les stratégies traditionnelles des sociétés, afin de mettre en lumière les différences, les antagonismes entre ces deux types de démarches, mais rechercher aussi les complémentarités éventuelles et les compromis nécessaires. Aujourd’hui, l’une des grandes préoccupations de l’Unesco et du PNUE est d’associer les preneurs de décision à l’étude des écosystèmes, où se situent les opérations de mise en valeur, ainsi qu’à l’examen des conséquences sur ces écosystèmes des décisions de développement. C’est pourquoi, le présent livre tente de rassembler quelques exemples de stratégies traditionnelles et d’opérations découlant d’une prise de décision moderne. Ces exemples sont pris dans l’ensemble géographique de l’Afrique occidentale et centrale, qui englobe plusieurs zones, dont on a conservé la distinction classique : 11

zone sahélo-nord soudanienne, zone sud-soudanienne, zone forestière et pré forestière. Le sens général du mot stratégie est celui des moyens articulés en vue d’un résultat optimal. L’idée de stratégie des ressources naturelles pose un problème par rapport l’espace, dans la mesure où un même espace peut être le champ d’application de plus d’une stratégie. Dans l’Afrique moderne, comme dans l’Afrique traditionnelle, les exemples sont nombreux de groupes qui s’entremêlent sur le terrain et appliquent à une même étendue, chacun sa stratégie propre. Les exemples pris dans les trois zones biogéographiques de l’Afrique occidentale et centrale sont à cet égard représentatifs ; ils constituent les trois chapitres de ce livre.

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INTRODUCTION La notion d’écosystème permet de replacer l’utilisation des ressources naturelles dans le cadre plus vaste des relations entre les êtres vivants et le milieu physique, d’étudier ses conséquences sur le fonctionnement des différents compartiments et de percevoir les déséquilibres dont les effets seront plus ou moins graves sur l’approvisionnement en ressources des sociétés humaines. C’est d’ailleurs à juste titre que Pierre GEORGE 1 considère l’écosystème comme « l’unité structurale élémentaire de la biosphère ». Pour lui, cet écosystème est constitué par une partie de l’espace terrestre émergé ou aquatique, qui présente un caractère d’homogénéité au point de vue topographique, microclimatique, botanique, zoologique, hydrologique et géochimique. Au sein d’un écosystème se déroule une série de cycles, étroitement liés : cycle de l’énergie lié au rayonnement solaire, cycle de l’eau, cycle des éléments multiples, cycle de l’azote, cycle du carbone, etc. Mais cette notion d’écosystème doit être transposée avec prudence aux sociétés humaines, qui ont leur propre évolution interne, répondant à une vie culturelle propre, partiellement indépendante du milieu. Les preneurs de décision doivent être conscients du fait que les sociétés et civilisations humaines ne présentent pas toujours dans leurs rapports avec un milieu naturel les relations cohérentes et explicables qu’ont les divers éléments de ce milieu entre eux.Si une décision d’aménagement transforme ce milieu naturel, il n’est pas certain que les sociétés « s’adapteront » à cette transformation selon un modèle général et prévisible. Cette relative indépendance des hommes face au milieu naturel est une donnée importante dont les preneurs de décision doivent tenir compte. 1. GEORGE, P. Dictionnaire de la géographie. Presse Universitaire Française. Paris, 1970

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Il est alors commode de distinguer les stratégies traditionnelles des prises de décisions modernes en matière d’utilisation et d’aménagement des ressources naturelles. Peut-on emprunter au vocabulaire militaire le terme de stratégie qui est l’art de préparer un plan de campagne, de diriger une armée ? Une stratégie est une conduite dans un but déterminé ; mais y a-t-il un but, une finalité au comportement des sociétés ? Chaque société doit évidemment se nourrir et procréer pour survivre. Mais, en réalité, les « stratégies » humaines seraient singulièrement monotones s’il ne s’agissait que de cela. Ce qui différencie les comportements humains et justifie la notion de stratégie, ce sont les valeurs culturelles spécifiques que chaque société relie de façon indissociable à sa survie jusqu’à souvent compromettre, le cas échéant, celle-ci pour sauvegarder celles-là : dans une société, il s’agira du maintien d’une forte liberté et d’une autonomie individuelle ; dans une autre, d’un souci de domination et de contrôle de sociétés voisines, d’un grand espace ; dans une troisième, de la conservation de certaines valeurs culturelles communes au groupe. Mais s’il existe une valeur dominante que chaque société tend à préserver, n’est-ce pas une abstraction de parler de stratégie collective ? Chaque individu ne se comporte-t-il différemment des autres et la stratégie du groupe n’est-elle pas en définitive la somme des comportements plus ou moins contradictoires et toujours variés des individus ? En fait, on sait que la plupart des sociétés traditionnelles exercent des contraintes suffisantes sur les individus pour que les comportements de ceux-ci soient, sinon identiques, du moins très voisins. Seules quelques sociétés accordent à l’individu une autonomie de comportement telle que la notion de stratégie collective est très discutable. Si on admet l’existence d’une stratégie collective inspirée par une valeur dominante, cela implique que les différentes 14

activités et comportements du groupe soient cohérents entre eux. Comme une stratégie militaire intègre l’utilisation des tactiques de chaque arme, une stratégie traditionnelle implique des comportements démographiques, productifs, sociaux, religieux, politiques, artistiques, etc., qui sont solidaires. Cette cohérence interne entre les différentes tactiques d’une société est souvent négligée lors de la prise des décisions qui la concernent : on agit sur la démographie ou sur la disponibilité de l’espace, sans mesurer les adaptations quelquefois traumatisantes que le groupe devra opérer dans ses autres comportements. On n’apprécie pas non plus à sa juste valeur la résistance que les divers comportements solidaires opposent lorsqu’on tente de modifier l’un d’entre eux. Ainsi, la notion de stratégie globale rappelle utilement aux preneurs de décisions les relations existant entre les diverses pratiques d’un groupe traditionnel. Il paraît donc justifié d’utiliser la notion de stratégie traditionnelle, dont la reconstitution présente cependant des difficultés. En tentant de cerner quelle valeur dominante motive la stratégie d’un groupe, le chercheur peut se hasarder sur le terrain contestable d’une psychologie sociale où le conduit sa propre subjectivité. En reconstituant une stratégie collective, on risque de schématiser et d’oublier la diversité de beaucoup de comportements familiaux ou individuels ; en recherchant la cohérence interne unissant les diverses pratiques d’un groupe et en démontrant la rationalité de l’une par rapport à l’autre, l’analyse est sous-tendue par la recherche d’un équilibre stable qui n’existe en fait que très rarement : les différentes pratiques sont souvent discordantes, voire concurrentes. La reconstitution des stratégies traditionnelles est incontestablement un exercice justifié et utile, mais qui comporte un certain nombre de risques.

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La reconstitution du processus de prises de décisions modernes se heurte aussi à des difficultés et à des risques qui ne sont pas moindres. En premier lieu, parce que l’information est difficile à réunir et qu’elle est rarement complète. Des raisons internationales, régionales ou nationales d’une opération de développement, ne sont exposées le plus souvent que celles qui sont discutables en termes économiques ; les raisons politiques, les influences locales, les intérêts étrangers ne sont pas clairement formulés. En deuxième lieu, la prise de décision ne tient surtout pas assez compte de l’opinion des populations concernées ; il est exceptionnel qu’une enquête d’opinion précède l’étude technique et économique. Les dossiers contiennent les informations pouvant justifier l’opération, mais ne mentionnent pas les facteurs ignorés, mal connus ou aléatoires. Lorsque l’opération de développement est réalisée, il est très rare qu’elle soit accompagnée d’une étude parallèle pour en mesurer les conséquences (études d’impacts). Les difficultés d’observation du déroulement de l’opération seront d’autant plus grandes que celle-ci rencontre des obstacles ou échoue. Rares sont en effet les publications analysant les raisons des échecs ; ce fut heureusement le cas pour plusieurs grandes opérations agricoles réalisées en Afrique tropicale : le Plan sénégalais des arachides, le Nigeria Agricultural Project. Les conséquences régionales de ces différentes opérations de développement n’ont jamais été étudiées : quels changements ont été apportés dans le niveau de vie des populations concernées ? Quelles ont été les conséquences sur la balance commerciale de ces pays ? Quels ont été les effets sur le milieu naturel régional qui se prolongent bien au-delà des limites spatiales strictes des opérations ? On constate donc la difficulté d’analyser complètement une opération de développement.

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L’exercice est d’ailleurs peu pratiqué, alors qu’il est fort utile et qu’il permettrait de conférer une plus grande efficacité aux politiques de développement. C’est pourquoi, la gestion, la maîtrise et l’aménagement des ressources naturelles en Afrique subsaharienne présente toute son importance et mérite d’être spécifié, compte tenu des effets multiples sur le milieu naturel régional, sur la balance commerciale des pays concernés et sur le niveau de vie des populations étudiée.

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CHAPITRE I Stratégies traditionnelles, prises de décision modernes et aménagement des ressources naturelles dans la zone sahélo-soudanienne La zone sahélo-soudanienne telle qu’on peut la limiter entre les isohyètes 300 et 600 mm, s’élargit en Afrique de l’Atlantique au Nil sur 2o de latitude en moyenne : 16,30o – 15o au Sénégal, 16o – 14o dans le Bassin du Niger, 14o – 12o dans le Bassin du Nil. L’expression sahélo-soudanienne semble indiquer qu’il s’agit d’un assemblage, d’une zone qui serait de transition et qui serait, en fait, identifiée de part et d’autre par une limite majeure séparant la zone soudanienne de la zone sahélienne. Richard MOLARD (1949) reconnaît une zone soudanienne sud et nord, une zone sahélienne sud et nord. Aubréville (1950) distingue un climat sahélo-soudanais entre 400 et 1000 mm, englobant, en la dépassant légèrement vers le nord, la zone soudanienne de Richard MOLARD. Traitant du Massif de l’Assaba en Mauritanie, compris entre les isohyètes 500 et 300 mm, Toupet (1966) insiste sur le caractère de transition du milieu. Une problématique identique s’impose en ce qui concerne le milieu humains et les civilisations. Région de transition, d’influences contraires, de diversité ? Ou au contraire n’est-ce pas l’aire d’une civilisation originale longuement façonnée par l’histoire, ressentant avec plus ou moins de force les influences extérieures, et de ce fait, donnant l’apparence de basculer selon les périodes vers le monde pastoral saharien ou vers le monde des paysanneries noires, mais douée d’un dynamisme et d’une culture propre. Cette civilisation est agropastorale.

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L’agriculture sèche soudanienne s’y poursuit avec ses variétés de mil et de sorgho résistants à la sécheresse et au cycle court adapté à la brève saison des pluies de deux à trois mois. Le grand élevage y est possible jusqu’aux limites des zones infestées de glossines. Les travaux d’ethnobotaniques ont montré que la zone considérée contient encore quelques berceaux de la culture du millet (Pennesitum) et de la domestication des riz africains cultivés (Oryza glaberrima) dans le Delta intérieur du Niger. L’agriculture pluviale est marginale. Ses rendements sont médiocres, 300 à 600 kg/ha de petit mil, en année de pluies moyenne ; ils sont nuls pendant les années déficitaires, tous les cinq à dix ans. Cependant, cette agriculture utilise au maximum les pluies, car elle dispose des sols sableux de bonne rétention hydrique fournis par les ergs anciens mis en valeurs lors des phases sèches du Quaternaire : erg du Cayor au Sénégal, de Ségou et de Niafounké au Mali, du Djermaganda au Niger, du NordNigeria, du Kanem au Tchad, du Qoz, Kordofan et Darfour au Soudan. Dans les épandages fluvio-lacustres ou deltas intérieurs du Niger, du Lac-Tchad ou du Nil, caractéristiques de la zone, on rencontre une riziculture aquatique ou d’autres cultures de décrue aléatoires, mais fortement originales par leur adaptation au milieu. Il en est de même pour l’élevage qui ne peut être considéré comme la simple poursuite de la vie pastorale sahélosaharienne. Dans les limites considérées se localise une des trois grandes régions d’élevage africain : élevage bovin, de zébus la plupart du temps. L’association des deux activités implique des modalités d’organisation spatiales et sociales originales. Au pays Sérère, en bordure du Delta intérieur du Niger, au Kanem, cette conciliation atteint en fait un haut degré d’intégration. Il est vraisemblable que cette intégration connut une ampleur plus vaste et sur un mode plus sédentaire avant les hégémonies Peule et Touarègue, à partir de la fin du 18è siècle.

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Cette civilisation est commerciale, non pas que les produits régionaux soient en quantité suffisante, mis à part quelques productions artisanales et du cheptel, pour être vendus en grande quantité, mais la situation géographique même de la zone a induit la constitution d’organisations commerciales dont le ferment a été l’exportation de l’or produit dans le Haut Niger et qui étaient reliées au mode méditerranéen dans l’Antiquité et au Moyen Age. Produits sahariens (sel) ou nord-africains (cuir, armes, chevaux, textile) d’un côté, produits de la forêt guinéenne ou centrafricaine (ivoire, parfums, cola), de l’autre, s’échangèrent en des places commerciales qui se succédèrent selon les péripéties des débouchés nord-africains d’ouest en est, du Haut Sénégal au Kanem, mais toujours à la même latitude. Cette économie commerciale, en différenciant les structures sociales régionales, en favorisant certains chefs tribaux, en donnant à ceux-ci par l’Islam un moyen de domination spirituelle et des appuis extérieurs, est à l’origine des Etats dits soudanais : empire médiéval du Ghana, du Mali, du Songhaï, du Bornou. Enfin, par rapport aux régions voisines, la zone sahélosoudanienne est incontestablement celle où les vallées fluviales ont fourni les bases les plus solides du peuplement et de l’économie. Ces fleuves allogènes (Sénégal, Niger, Logone, Nil), dont le cours est orienté au nord, vers les grandes cuvettes sahariennes, échappent difficilement à l’endoréisme. L’écoulement de leur crue saisonnière est entravé par les ergs anciens et forme de vastes épandages, fluvio-lacustres, dont on a déjà souligné le rôle agricole. Fleuves et delta intérieur ne sont pas dans cette zone répulsifs pour des raisons épidémiologiques, comme ils le sont, plus au sud, à cause de l’onchocercose et de la maladie du sommeil. Les échanges commerciaux dominants nord-sud ont utilisé largement les possibilités de navigation traditionnelle et ont développé sur les rives des fleuves une des rares civilisations 21

urbaines de l’Afrique noire. Les hommes ont en outre exploité la faune piscicole de ces fleuves, marais et lacs. A une latitude où la sécheresse règne pendant neuf mois de l’année, les épandages inondés fournissent à la décrue des pâturages de haute valeur fixant régionalement des sociétés pastorales et attirant saisonnièrement les éleveurs de l’hinterland. Ces avantages expliquent que les grands fleuves furent les bases géographiques des organisations humaines les plus puissantes, les plus ouvertes et les plus importantes historiquement. Empire du Fouta-Toro pour le Sénégal, Empire du Mali, du Songhaï et du Macina pour le Niger, Empire nubien de Sennar pour le Nil. La zone sahélo-soudanienne se différencie donc nettement par un agro-pastoralisme mieux réalisé qu’ailleurs, une tradition commerciale très généralisée, l’importance économique et historique des vallées fluviales. Entre le Nord-Sahel, uniquement pastoral, et les civilisations agricoles de la zone soudanienne, on a donc affaire non pas à un domaine de transition, mais à un domaine géographique original. Les accidents climatiques et les péripéties historiques peuvent en déplacer les fronts, mais son authenticité inspire les stratégies traditionnelles. Par contre, souvent les prises de décisions modernes l’ignorent. Que ce soit dans les régions agricoles du sud, ou dans les régions pastorales du nord, les entreprises de développement étendent en zone sahélo-soudanienne leurs décisions et leurs applications, en la considérant comme une marge d’extension possible. L’ignorance des conditions originales des écosystèmes sahélo-soudaniens peut entraîner certaines stratégies modernes simplistes et inadaptées, c’est-àdire impuissantes et quelquefois dangereuses. C’est l’une des données essentielles des différentes stratégies étudiées dans ce chapitre premier consacré à la gestion, à la maîtrise et à l’aménagement des ressources naturelles dans cette zone.

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I. LES STRATEGIES TRADITIONNELLES 1- CULTIVATEURS ZARMA : L’étude du Zarmaganda ou pays des Zarma au Niger (Sidikou 1974) permet de dégager la stratégie traditionnelle en zone typiquement sahélienne. Le Zarmaganda est situé immédiatement à l’est du fleuve Niger, entre le 140 et le 150 de latitude. C’est un basplateau où les cuirasses alternent avec les sables des ergs anciens et les sols un peu plus des vallées fossiles. La pluviosité moyenne varie entre 300 et 550 mm (450 mm en 30 jours de pluies au village des Kossi Tondi dont la monographie offre d’utiles références). Dans des conditions marginales pour les cultures pluviales de mil, les rendements risquent fort d’être annulés par une mauvaise répartition des pluies : qu’une sécheresse de 10 à 15 jours succède aux premières pluies, et les semences ne germeront pas ; que le mois de septembre soit sec ou, au contraire, trop pluvieux, l’épiaison se fera mal et les grains seront légers. Le paysan Zarma tend à s’adapter à cette situation en faisant d’abord dés semis légers, qu’il complètera éventuellement si les premiers sont détruits. Ceci le conduit à préparer plusieurs champs qu’il ensemence à des intervalles de quelques semaines, en suivant le rythme des premières pluies. Il utilise aussi diverses variétés de petit mil aux qualités différentes : - m’bouga, variété hâtive (60 à 70 jours), utile comme nourriture de soudure ; - hainikirey, dont le cycle végétatif est de durée moyenne (90 à 100 jours), - et darankobé de même cycle, adapté spécialement aux sols dunaires ; - sommo, variété tardive (120 jours), qui peut être sarclée tardivement et supporte bien la sécheresse. 23

L’utilisation de ces variétés permet de parer, dans une certaine mesure, aux aléas de la pluviosité, grâce aux adaptations des plantes et à l’arrangement des travaux (semis et sarclages) au cours de la saison. Le paysan Zarma craint autant ou davantage les criquets que la sécheresse, les deux risques étant d’ailleurs souvent associés. Son voisin, le paysan Kado de l’Anzourou, recourt à des pratiques rituelles : cérémonie du hampi au début de la saison des pluies, chaque paysan recevant un morceau de calebasse consacré qu’il enterre ; respect d’un certain nombre d’interdits dans les champs tels que manger en marchant, y travailler le dimanche, y allumer un feu, etc. Sécheresses et invasions acridiennes créent des disettes, voire des famines, comme celles de 1900-1903, 19131914, 1926-1927, 1929-1931, 1944, 1945-1955, 19691973. La parade traditionnelle est double : - La population villageoise se disperse en brousse, pratiquant la cueillette des fruits et des graines pour subsister ; - On achète du grain en vendant autrefois des enfants comme esclaves et, depuis quelques dizaines d’années, le cheptel que les années fastes ont permis d’accroître. Dans sa stratégie de l’occupation de l’espace, le paysan Zarma a dû longtemps concilier la préoccupation de la sécurité physique et celle de sa sécurité alimentaire. Jusqu’au début du siècle, les raids des nomades Tamashek constituaient le danger essentiel, nécessitant un fort regroupement des populations à deux niveaux : - Régionalement, par la constitution d’une aire densément peuplée où les villages étaient assez proches pour se soutenir ;

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Au niveau du village, par un habitat concentré en des sites favorables à la défense (versants abrupts des vallées, fond boisé de celles-ci). La disposée concentrée du peuplement (village de 200 habitants en moyenne) entraîne une disposition en grandes auréoles concentriques du terroir cultivé. Une première ceinture villageoise, le hali, est constituée de jardins enclos, fumés intensément par les déchets domestiques où se pratiquent les cultures délicates de divers Hibiscus (certains pour leurs fibres textiles et le gombo pour ses fruits), de sésame pour ses graines oléagineuses, de calebassier dont la vente des fruits assure le paiement de l’impôt.

Au-delà des jardins, le koïratié est une étendue grossièrement circulairement, parfaitement défrichée, où les champs, cultivés durant 6 à 7 années, alternent avec de courtes jachères de 2 à 3 années. Un parc d’arbres utiles y est conservé (Acacia albida, qui contribue à la fertilité du sol, Acacia nilotica, Balanites aegyptiaca, qui fournissent feuilles et fruits pour l’alimentation du bétail, Sclerocarya birrea dont le bois très dur est utilisé pour la fabrication de manches d’outils, etc.). C’est dans le koïratié que les diverses variétés de mil sont cultivées ; une légère fumure est fournie par des apports de cendres et déchets domestiques, ou par le cheptel villageois qui y séjourne en saison sèche. Au-delà commencent les zighi, blocs de champs éloignés, isolés dans la brousse, dont la fréquentation était aventureuse à l’époque de l’insécurité. A une époque plus récente, l’éloignement du village et la nécessité d’une surveillance des récoltes contre les ravageurs engagent les paysans à y faire séjourner un membre de leur famille pendant la saison des cultures. Celles-ci restent itinérantes : la culture du mil, le plus souvent associée en bordure de champ au niébé (Vigna sinensis) et à de l’oseille de Guinée, dure quelques années, puis on déplace le zighi.

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A cette stratégie spatiale fortement marquée par l’ancienne insécurité a succédé, depuis trente ou quarante années, aux niveaux régional et villageois, une occupation s’étendant à de vastes terres neuves. Cette extension répond aussi à une forte croissance démographique, qui a eu pour effet de tripler la population en une trentaine d’années dans l’ensemble Zarmaganda-Anzourou : en 1934, 41 500 recensés ; en 1944, 66 600 ; en 1955, 91 700 ; en 1965, 122 900. Le Zarmaganda s’est étendu par une poussée pionnière vers le nord, sur l’espace traditionnellement occupé par les nomades, avec pour conséquence un peuplement plus sahélien : 51 % de la population vivent entre les isohyètes 450 et 500 mm et 36% dans des régions recevant moins de 450 mm. Aujourd’hui, les villages se sont multipliés, surtout ceux reconnus par l’administration. Autour des villages, on note un grand nombre de hameaux, les kwariyey : ainsi, le village de Kossi-Tondi, situé à 35 km au nord de Oualam (140 53), possède un vaste territoire de quelques 2 500 ha, où le premier défrichement date de 1 880 ; plusieurs hameaux ont été créés ces dernières années : Barké-Koira, Zibo-Koira, etc. Les raisons d’un tel éclatement sont remarquables : le gros cheptel (plus de 200 000 bovins) et surtout les règles traditionnelles du contrôle foncier qui contribuent beaucoup à cette extension territoriale. La stratégie spatiale du desserrement et de l’extension territoriale va de pair avec des changements sensibles dans le système de culture. D’un côté, les champs villageois entretenus, sous parc d’arbres utiles, par une fumure domestique et surtout végétale (les pailles de mil sont couchées sur le sol après la récolte). De l’autre, les champs des kwariyey bénéficient d’une fumure systématique par les troupeaux des propriétaires qui y tabulent en saison sèche, se déplaçant tous les mois de façon à fumer convenablement l’ensemble, en plus de la fumure des troupeaux des Peuls qui installent leurs paillottes autour du kwariyey.

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La brousse voisine est de ce fait fortement fumée et l’alternance jachère pâturée – champs fumés est beaucoup plus systématique. Dans le système de culture villageois, on a observé une assez grande diversité des plantes et des variétés traditionnelles cultivées. Dans le système agricole des kwariyey, le mil est dominant. Habile à tirer parti des nouvelles conditions régionales, le paysan Zarma n’a pas pu intégrer dans son système agricole de substantielles nouveautés. La culture arachidière ne s’est pas développée, car les pluies sont faibles. Un mil précoce introduit, l’ankousteir, n’a pas été retenu, les épis trop courts ne se prêtant pas à la confection de rouleaux qui sont transportés sur la tête. Le coton Allen, cultivé jusqu’aux dernières années et dont les revenus ont permis l’accroissement du cheptel bovin, a été ruiné par l’introduction des cotonnades importées. Cependant, le Zarma, façonné par la civilisation commerciale de la zone, marque une forte attirance pour toutes les transactions. Outre la vente des calebasses (culture intéressante, car elle demande peu de travaux et les fruits se vendent bien), les Zarma de Kassi-Tondi spéculent entre les divers marchés qu’ils fréquentent. Ils achètent à Balayera du natron, des feuilles de rônier, des nattes qu’ils revendent au marché de Mangaizé. L’essentiel de la stratégie Zarma consiste en définitive dans une espèce de manœuvre spatiale adaptée aux conditions du moment, mais les règles foncières permanentes fournissent des impulsions, induisent des limites, à savoir, l’existence d’un finage villageois auquel est liée une collectivité patrilinéaire par l’intermédiaire des traces de la hache du défricheur. 2- PAYSANS DOGON : La stratégie spatiale des paysans Zarma n’est pas possible pour les paysans Dogon du Plateau de Bandiagara (Mali), bien étudiés du point de vue ethnologique et surtout quant à leur 27

comportement géographique. Entre 130 30’ et 150 de latitude N, à l’intérieur de la boucle que dessine le Niger, les quelques 500 000 Dogon occupent deux milieux écologiques fort différents. Le Plateau de Bandiagara dont les dalles de grès cuirassées sont ouvertes par d’étroits ravins sableux ; le Sénon, immense plaine de piémont, dominée par le rebord vertical du Plateau, la Falaise, dont le commandement est de 200 à 300 m et qui s’étend vers l’est sous forme de vastes zones sableuses. Les 200 000 Dogon du Plateau et de sa Falaise souffrent des conditions climatiques : la pluviosité varie entre 650 et 500 mm, les sécheresses y sont redoutables engendrant disettes et famines ; les conséquences démographiques des années antérieures n’ont été compensées que récemment. Il faut cependant noter quelques avantages : les grès entretiennent des sources nombreuses, la pluviosité semble un peu plus favorable sur le Plateau que dans les plaines qui l’encadrent. L’occupation de ce Plateau est consécutive à des contraintes historiques. L’antique pays Dogon adossé à la Falaise, où l’habitat troglodyte atteste une ancienne occupation, couvrait pour l’essentiel les vastes plaines du Sénon. Cette occupation fut réduite à la suite des pressions exercées sur les Mossi, les Peuls, les Tamashek et la grande majorité des Dogon était au 19e siècle réfugiée dans des villages défensifs admirablement aménagés dans la Falaise ou sur le Plateau. Depuis l’ère coloniale, cet ancien pays Dogon se dépeuple lentement à la suite d’une forte immigration vers le nouveau pays Dogon du Sénon, mais l’écosystème traditionnel demeure vivant sur le Plateau. L’existence de cet écosystème résulte d’une certaine stratégie politique. Lorsque la plaine du Sénon occupée par les villageois Dogon devint un milieu d’insécurité redoutable, trois options furent possibles. Se soumettre aux envahisseurs, Mossi et Peuls, payer les tributs, devenir captifs ; tel fut le cas d’un certain nombre de villages Rimaïbé (captifs des Peuls) de 28

la plaine. Résister dans la plaine par une occupation de l’espace très resserrée en gros villages, en acceptant un climat d’insécurité continuel : telle fut l’option des Houmbébé du Mondoro qui demeurèrent plus ou moins libres en plaine, mais durent au 19e siècle déplacer à trois reprises leur implantation sur une centaine de km, subir des hécatombes humaines et de cheptel et finir par demander la protection des Songhaï d’Hombori, ennemis des Peuls, mais presque aussi exigeants. Se réfugier dans la Falaise et sur le Plateau, telle fut la décision de la majorité des Dogon de la plaine et l’origine des villages situés sur des acropoles, à flanc d’éboulis ou dissimulés dans les ravins qu’on peut encore admirer aujourd’hui. Ce choix entraînait une contrainte particulièrement dure, à savoir le resserrement d’une forte population sur des étendues cultivables très pauvres et exiguës, car elles étaient réduites à quelques ravins ou bassins sableux enfermés dans les dalles de grès. Ceci ne fut tolérable que dans le cadre d’un système institutionnel très strict régissant de manière collective les rapports des hommes et de la terre. Chaque unité d’habitat collectif, le bô, le village ou le quartier de la terminologie administrative, groupait les membres de la gina, communauté familiale patrilinéaire de 200 à 300 personnes en moyenne. La gina possède en commun les plus âgés représentant souvent la totalité de l’espace cultivable. Le chef de la gina, l’homme le plus âgé du lignage aîné, a pour charge essentielle de procéder aux rites agraires en particulier à ceux qui ont lieu dans la maison fondatrice du village (ginagara), qu’il occupe. Chaque chef de gina qui entre en fonction préside une assemblée du groupe qui répartit maisons et terres suivant l’ordre d’âge des chefs de famille, les plus âgés recevant les champs du lara les plus proches du bô, et en fonction des besoins et de la main-d’œuvre de chaque famille.

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Tous les champs du lara sont miné dié, c'est-à-dire des parcelles fumées, cultivées en commun par les hommes et les femmes de la même famille. En dehors du lara, le bala est la partie du terroir ne faisant pas l’objet d’une redistribution communautaire systématique ; c’est une propriété collective où chacun peut défricher et cultiver tant qu’il le souhaite. Le bala est surtout le domaine des minédiom cultivés au niveau individuel par les adolescents, femmes, frères du chef de famille, pour leurs besoins personnels, chacun étant libre de son temps un jour sur cinq (la semaine des administrés étant de 5 jours), un jour sur sept pour les musulmans. L’appropriation foncière collective, la redistribution périodique des terres les plus utiles, une gestion gérontocratique assurent à l’unité de résidence une cohésion égalitaire et un sens religieux des liens qui unissent l’ensemble de la collectivité et la terre. Dans un tel système, les formes de domination économique sont écartées grâce à la redistribution. Tout cela atténue fortement pour l’individu les contraintes du milieu. Le second élément majeur de la stratégie du repliement dogon fut la création d’un cadre institutionnel de défense et d’arbitrage plus ample que l’unité résidentielle. Plusieurs bô constituent un territoire géographique distinct et fortement resserré, car les bô ne sont en général qu’à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, au plus à un ou deux kilomètres. - Ce territoire géographique possède d’abord une unité clanique, attestant une commune origine mythique, se traduisant par un patronyme et partageant un patrimoine de référence dans le cadre de l’antique possession de la plaine ; cela imprime, dans les migrations actuelles, une forte cohésion aux pionniers du même clan. - Il s’agit d’une collectivité institutionnelle, sur le plan religieux et juridique, en la personne du hogon et de ses officiers. Le hogon effectue dans ses cases les sacrifices rituels avant les semailles ; il juge toutes les 30

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affaires de vol, viol et meurtre. Son caractère sacré et inspiré ne peut être conservé que par son isolement : une vierge lui apporte à manger, il porte des vêtements et des insignes particuliers ; il ne communique avec le peuple que par ses officiers, les serou, au nombre de cinq ou six. Il s’agit d’un groupement de guerre. Des chefs de guerre, sélectionnés pour leur vaillance et leur habilité, entraînent les classes d’âge fournissant les défenseurs du territoire. Ce territoire possède enfin une vie économique interne grâce à un cycle de marchés. Ces petits marchés sont organisés selon un rythme hebdomadaire de 5 jours ; ils ont lieu dans 5 ou 4 bô et le jour de la semaine est désigné par le nom du lieu où se tient la réunion. L’existence de ce cycle de marchés assure au territoire une vie sociale intense (rapports matrimoniaux, informations), permet des échanges de produits, et confère une solidarité vécue dans un cadre spatial très limité. Dans tous rapports avec l’extérieur, un Dogon se situe essentiellement à ce niveau territorial et social.

Le Dogon doit faire face aux difficultés particulières d’une agriculture privée de toute manœuvre spatiale de grande envergure. L’aménagement d’un terroir à des fins de culture intensive tente de répondre à ce défi : aménagement des versants en terrasses ; construction dans les sables cultivés de billons élevés de 50 cm pour retenir l’eau de pluie ; constitution séculaire d’un parc d’arbres utiles plus dense que dans les conditions normales, production considérable de fumier par le petit bétail qui stabule sur filière renouvelée dans les cours intérieures des maisons ; amendement par apport de sols plus fertiles. Le paysan dogon montre une ingéniosité particulière dans toutes les techniques de conservation et d’amélioration du milieu, au prix d’un travail considérable. Il obtient alors des 31

rendements supérieurs à ceux obtenus par l’agriculture extensive des plaines. Il dispose d’un grand nombre de variétés de mil, cinq pour le sorgho à Kassa par exemple, il pratique la riziculture sous pluie, ce qui est exceptionnel à cette latitude ; il conserve la culture traditionnelle du fonio et il sème, à la limite du champ, les haricots et l’oseille de Guinée. Mais les Dogon sont particulièrement doués quant à la conservation des récoltes et à l’agriculture irriguée. Stockées dans des greniers isolés ou à l’étage supérieur des cases d’habitation, les récoltes engagées sont très importantes. Les Dogon, particulièrement vulnérables aux disettes engendrées par les sécheresses, ont une tradition religieuse relative à ces phénomènes, auxquels ils donnent une répétition cyclique de 7 années ; ils lient leurs grandes forêts à cette rotation de 7 années et leur stratégie de stockage, adaptée à ce cycle, tente de conserver dans les greniers plusieurs récoltes. Ces réserves de grains, de fruits, de baies et de coton demeurent dans un excellent état, grâce aux techniques de construction et d’entretien des greniers, de lutte contre les insectes et rongeurs, de protection contre l’humidité sous forme de couches d’un mélange poudreux de salpêtre, de cendres et de divers bois broyés. L’agriculture irriguée – les jardins dogon, est tout à fait caractéristique. Pratiquer cette agriculture dans des sites pauvres en eau (les sources ont un débit limité), alors qu’elle est absente dans la vallée du Niger est un premier paradoxe. Le second tient à l’absence de toute technique élévatoire : les Dogon ignorent même les plus rudimentaires puits à balanciers ou les roues persanes. Faute de pouvoir amener l’eau aux terres cultivables, ils sont souvent contraints de faire l’inverse, c'est-à-dire construire, sur des dalles rocheuses, à proximité d’un trou d’eau, un jardin, à la suite d’un transport considérable de terre arable par petits paniers portés sur la tête.

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D’autre part, l’arrosage se fait à la calebasse au prix d’un temps considérable et de gros efforts de puisage et d’exhaure à la main. Dans quelques sites favorisés, des jardins en pente sont aménagés en contrebas des sources, ce qui permet de les arroser par gravité. Les habitants de ces plateaux arides peuvent vendre des légumes (tomates, oignons, patates, piment), des fruits et du tabac aux populations de la vallée, ce qui est vraiment étonnant Ces productions commerciales à rendement élevé pourraient donner lieu à une spécialisation exclusive. Le Dogon prudent ne le pense point et astreint à pratiquer une agriculture de mil présentant un moindre intérêt. La stratégie dogon tend à conserver la base de l’autosubsistance alimentaire ; cette base, largement assurée pendant les bonnes années, lui permettra, même en période de soudure lorsque les cours augmentent, d’offrir du mil sur les marchés de la vallée du Niger. C’est là une étonnante réussite pour des paysans disposant de 2-3 ha de sol médiocre par famille de 7-10 personnes. Au total, la stratégie des Dogon qui se sont réfugiés sur le Plateau, est parvenue, dans des milieux très pauvres, à réaliser des densités élevées, suffisantes pour organiser sa défense. Elle y a réussi par des organisations sociales et spatiales qui, légères et faibles sur le plan politique (ce qui explique largement leur infériorité par rapport aux Mossi et aux Peuls), ont été néanmoins suffisantes pour enraciner des communautés très solidaires. Elle a réussi aussi sur le plan vivrier, malgré des techniques agricoles très limitées, par un travail considérable d’entretien du milieu, à obtenir sans jachère des rendements plus élevés que chez les voisins des Dogon. 3- OUOLOF DE LA BASSE VALLEE DU SENEGAL Le village de Guidakar, situé dans la basse vallée du Sénégal, est situé en aval de Dagana, à quelques centaines de mètres du fleuve. Il est isolé dans les plaines d’inondation, le Oualo, et 33

une piste de 6 km le relie à la route asphaltée qui, de Richard Toll à Dagana, suit sur la limite, des terrasses sèches bordières (diéri). La population de ce village est entièrement Ouolof, mais multiclanique. Les N’gueye sont les fondateurs, mais la chefferie appartient au clan Ndiaori. Les grands clans Ouolof, Seye, Taye, Nian, Ndiaye, Ouad, Diop, Seck, sont représentés chacun par quelques familles. Chaque famille possède ses terres selon une distribution très inégale. La multiplicité des clans et l’appropriation familiale expliquent peut-être que le village ne puisse réaliser de grands travaux collectifs d’aménagement. Une digue riveraine protégeant le Oualo a été construite par un engin de terrassement loué par l’administration ; cette digue est entretenue chaque année par les jeunes du village. Une coopérative a été fondée en 1962, mais son activité semble faible. L’école, qui rassemble plusieurs centaines de garçons et filles, a été construite sous l’impulsion et avec les moyens du Peace Corps américain. La stratégie traditionnelle est donc virtuellement marquée par une faiblesse de l’aménagement collectif. Le contrôle démographique semble plus efficace pour maintenir sur un territoire déjà fortement peuplé par une population stabilisée. Au début du XXe siècle, dès que la rive mauritanienne fut à l’abri des rezzou nomades, des familles s’installèrent sur la rive opposée et fondèrent GuidakarMauritanie et Kharri. La population augmenta fortement à partir des années 1950, les recensements de 1970, 1980 et 1995 indiquèrent 500, 600 et 700 habitants et peut-être plus de 1000 habitants aujourd’hui. Cela ne peut cependant alléger la charge démographique très lourde. Les 500 ha du finage traditionnel ont été amputés d’environ 150 ha érigés en forêt classée, ce qui augmente la densité à presque 150 ha/km2. Mais, beaucoup de terres restent incultes tant dans le Oualo que dans le diéri. Le système foncier introduit certainement des rigidités explicatives de cette contradiction. Cela a été 34

analysé dans plusieurs villages de la vallée, par exemple, à Kanel, près de Matan, où le régime de la terre chasse les hommes du Oualo. Paradoxalement, le terroir est sousexploité et la terre manque. La sous-utilisation du Oualo va aussi de pair avec l’évolution rizicole de son exploitation. L’incitation dominante tend à faire de la riziculture le pivot de l’économie et à substituer une économie commerciale à une économie diversifiée et largement autosuffisante. Les paysans cultivent le mil en diéri pour acheter du riz pour leur consommation ; le riz signifie aussi aide publique, commercialisation facile et organisée. Mais, l’extension du riz est limitée par l’aménagement peu satisfaisant du Oualo de Guidakar. C’est pourquoi, les paysans souhaitent bénéficier d’une opération de la Société d’Aménagement et d’Exploitation du Delta (SAED) qui, en plus de la colonisation du Delta lui-même, gère les cuvettes aménagées le long du fleuve. Le fleuve Sénégal fut traditionnellement un lien avec les terres de la rive mauritanienne, considérées comme relevant du finage villageois où s’étaient installées des familles de la collectivité. Cette réserve d’espace leur fait à présent défaut, faute de pouvoir en ramener librement les produits. Il y a quelques années, les cours les plus élevés pratiqués sur la rive nord incitaient les paysans à y aller vendre leur excédent de riz. La réforme monétaire de la Mauritanie qui ne faisait pas partie de la zone franc, ne leur permet plus de tirer une plusvalue de leur production. La stratégie villageoise s’est donc trouvée amputée de la rive mauritanienne, d’une partie du terroir transformée en forêt classée, et même du fleuve, considéré traditionnellement comme un vecteur commercial, permettant des spéculations sur les denrées vendues. Resserrée sur une partie du Oualo à des fins rizicoles, elle tend à introduire un aménagement, dont le modèle lui est fourni par les réalisations voisines. Faute de prendre elle-même la décision d’exécuter cette application, la 35

collectivité villageoise est dans une apparente expectative, qui dissimule peut-être d’actives démarches pour obtenir de l’Etat cette intervention. 4- STRATEGIES TRADITIONNELLES DANS LES ZONES SAHELO-SOUDANIENNES Le Zarmaganda illustre la situation dans les plus vastes étendues de la zone : plateaux ensablés ou cuirassés au peuplement relativement faible, conflits avec les populations nomades, éloignement des centres urbains commerciaux. Le Plateau dogon illustre la stratégie des groupes contraints de se retrancher. Les riziculteurs du Delta intérieur du Niger et les Ouolof de la vallée du Sénégal illustrent, sous deux faciès différents, les rapports entre les habitants des grandes vallées inondées et leur milieu. La recherche de la sécurité alimentaire est le problème fondamental, souligné au demeurant par les valeurs des rations caloriques et protidiques calculées dans le cadre des Etats ou d’études régionales : Tableau N0 01 : Rations journalières PAYS Tchad Mali Mauritanie Niger Sénégal Burkina Faso

CALORIQUES (kcal) 2 240 2 130 1 990 2 170 2 300 2 060

PROTIDIQUES (g) 78 68 73 78 64 70

NB : On considère que les besoins minimaux sont de 100 kcal et de 58 g de protéines

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Tableau N0 02 : Enquête démographique et économique en milieu nomade au Niger (2010) Catégories Socio-prof Cultivateurs Eleveurs

Kilocalories Kilocal. fournies besoins 1 913 1 885

1 997 2 039

Protéines Fournies (g) 73 73

Protéines Besoins (g) 55 55

Tableau N0 03: Etude socio-économique de la moyenne vallée du Sénégal (2008) 2 214

2 097

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Si les besoins en protéines semblent convenablement couverts grâce à l’élevage, la ration calorique est souvent à la limite des besoins. En année sèche, ces derniers ne sont plus couverts et cela justifie la préoccupation première de la sécurité alimentaire. Celle-ci est recherchée essentiellement grâce aux cultures pluviales. Ces dernières demeurent les cultures de base tant en pays dogon, où existe un secteur de cultures irriguées commerciales, que dans les vallées inondables, où une spécialisation en hydro-agriculture semblerait la vocation du milieu ; dans la vallée du Sénégal, les cultures de diéri l’emportent sur celles du Oualo partout où la culture du mil demeure possible ; dans le Delta intérieur du Niger, le mil prédomine dans les terroirs mixtes et, dans la plaine inondable, on utilise les sites les plus exigus pour le cultiver. Sans techniques hydrauliques, les paysans sahélo-soudaniens se résignent à s’adapter aux aléas d’une pluviosité très irrégulière. Mais la culture pluviale limite l’activité paysanne à deux mois et demi, pendant lesquels le cultivateur est pleinement employé. Les besoins de l’année doivent être couverts par une activité s’étendant sur 75 jours. Cette obligation explique la priorité donnée par le paysan à la 37

productivité de son travail sur le rendement à la surface : tout ce qui augmente le poids de grain fourni à l’heure de travail est retenu, tout ce qui risque de le diminuer est écarté par un calcul empirique mais correct. La recherche de la meilleure productivité du travail est obtenue par diverses stratégies spatiales, chaque fois que l’espace demeure ouvert ; si celui-ci est limité comme sur le Plateau dogon, le paysan est contraint d’assurer sa sécurité alimentaire en augmentant le rendement au détriment de sa productivité. Mais les Dogon, qui ont colonisé le Sénon, reviennent à la stratégie habituelle. Pour lutter contre les aléas climatiques, on peut citer la diversification systématique des variétés cultivées, l’attachement à celles qui ont fait leur preuve de robustesse et d’adaptabilité, les semis progressifs. Toutes ces techniques ne permettent pas d’obtenir des rendements élevés, mais le paysan préfère s’assurer une récolte minimale. Le paysan assure également sa sécurité alimentaire par la mise en réserve lors des années favorables. Partout, l’importance des greniers, le soin de leur entretien frappent l’observateur. La constitution d’un cheptel paysan doit être considérée comme une forme d’épargne paysanne permise par la sécurité ; alors qu’en temps d’insécurité le grenier villageois peut être défendu, le cheptel mobile est facilement razzié. Le paysan retrouve ainsi une tradition paléonégritique que certains peuples ont su conserver. Les Sérère, les Dogon ont conservé un cheptel important de gros ou de petit bétail, parce qu’ils sont restés attachés à leur civilisation ancienne et indépendants à l’égard des éleveurs, dont l’hégémonie aboutit à la destruction progressive du cheptel paysan. Epargne pour la plupart des paysans, le cheptel est cependant utilisé à des fins agricoles, modérément chez les Zarma, beaucoup plus chez les Dogon. Il est du reste remarquable de constater que ce sont les paysans les plus paléonégritiques qui réalisent la meilleure intégration agropastorale.Toute innovation, toute 38

prise de décisions nouvelles doivent considérer en priorité le souci primordial d’assurer la sécurité alimentaire. Un second élément social de cette stratégie paysanne doit être considéré. Le paysan soudano-sahélien a été façonné pendant des siècles par une civilisation villageoise. Cette tradition répond à la fois à un souci de sécurité et aux modalités socioreligieuses de relation avec la terre. La sécurité impliquait, tant au Zarmaganda qu’en pays Dogon, des villages de plusieurs centaines d’habitants et rapprochés, constituant des noyaux territoriaux assez denses. Les relations de nature religieuse entre l’homme et la terre confèrent aux clans ou lignages descendants des défricheurs le pouvoir exclusif de se concilier les forces naturelles. Ceci donne à la société paysanne son principe d’organisation et de fixation. On ne peut cultiver que dans la mesure où l’on s’agglomère à la communauté issue du défricheur et dont le chef est le maître de terre. Chaque village comprend, en application de ce principe, le groupe des familles apparentées au chef de terre et les familles installées ultérieurement ; le droit foncier traditionnel reconnaît habituellement cette distinction. Les chefs de terre accordent en général assez libéralement des droits d’exploitation durables, tant que la pression démographique n’est pas considérable, mais ils sont hostiles au morcellement du village, à l’éloignement résidentiel des familles. Bien que l’autorité du chef de terre ait peut-être décliné, que l’islamisation ait réduit certains rites, il n’en reste pas moins que la tradition demeure fortement villageoise à cause de ces raisons socio-religieuses. L’exercice de cette idéologie villageoise pose de redoutables problèmes et le souci de la stratégie zonale consiste à les résoudre. Le groupement en village implique le resserrement des champs en finages cultivés étendus – plusieurs centaines d’hectares habituellement contigus ou en parcelles très proches. De la case au champ, il y a une distance de plusieurs kilomètres, d’où des problèmes de transport dans une 39

civilisation paysanne qui ignore la roue et n’utilise guère les bovins à des fins de portage. Cette fixation de l’habitat entraîne celle d’une partie des parcelles cultivées ; or, les sols sont infertiles et les techniques de fumure, quelquefois ingénieuses et efficaces, sont le plus souvent insuffisantes. Ces difficultés sont résolues, plus ou moins parfaitement, par diverses organisations des terroirs : terroirs en auréoles concentriques du Zarmaganda ; terroirs à soles rotatives décrits en pays Sérère ; terroirs à sole à translation frontale des villages Bouzou du Niger. Dans tous ces exemples, on tend à réduire au minimum la distance entre l’habitat et le champ et permettre l’élevage villageois. La stratégie traditionnelle tente de concilier le souci de sécurité alimentaire et l’idéologie villageoise. Entre ces deux éléments les rapports sont évidents : la sécurité alimentaire est impossible sans la sécurité politique assurée par le village ; elle dépend aussi de l’exercice des rites qui est du seul ressort du chef religieux de la collectivité villageoise. D’autre part, le village ne se maintient que dans un climat de relative sécurité alimentaire. Lors des famines, il éclate et l’on assiste à la création de villages nouveaux dans les régions de colonisation pionnière. Mais on peut se demander si cette interdépendance des deux éléments de la stratégie traditionnelle a bien résisté à l’évolution qui a marqué les 25 ou 50 dernières années. En effet, la recherche de la sécurité alimentaire passe dans beaucoup de régions, où l’évolution démographique a doublé ou triplé les densités humaines en 30 ou 50 ans, par une stratégie spatiale à vaste échelle : dispersion relative entre les villages-métropoles, voire colonisation périphérique. C’est seulement sur ces terres neuves que l’augmentation de la productivité peut se concilier avec celle des rendements. La sécurité politique partout assurée, l’affaiblissement des liens fondamentaux et de l’autorité religieuse des chefs de terre, l’incitation à produire davantage pour pouvoir vendre (aussi

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bien du mil que des arachides ou du coton) vont dans le sens d’une crise de la civilisation villageoise. Cependant, l’homme d’une société traditionnelle ne rompt pas brutalement avec un cadre social d’existence aussi fort que le village de la zone sahélo-soudanienne : de brusques retours, des reculs fréquents dans les zones pionnières, la prise de conscience du traumatisme social et culturel à la suite de l’abandon du c adre villageois, sont des phénomènes significatifs à cet égard. La stratégie traditionnelle consiste pour l’essentiel dans une conciliation des deux besoins majeurs que sont la sécurité alimentaire et l’idéologie villageoise. II. LA PRISE DE DECISION MODERNE POUR LES OPERATIONS DE DEVELOPPEMENT Les opérations de développement moderne dans la zone sahélo-soudanienne recherchent des objectifs relativement simples à énoncer à travers un jeu limité d’actions techniques. L’une de ces opérations est celle des « 30 000 ha » dans le Delta du Sénégal ; l’autre, le Programme de développement de l’élevage de la Région de Mopti (Mali). L’analyse de la première opération peut inclure le bilan d’une décennie ; quant à la seconde, on peut l’évoquer en termes de réflexions problématiques. En dépit de cette différence de perspective, il paraît utile de les réunir parce qu’elles sont complémentaires. L’opération des 30 000 ha est rizicole et fondée sur une politique de néo-peuplement ; l’opération de Mopti est pastorale et fait appel aux populations en place. 1-OPERATION DES 30 000 HA DANS LE DELTA DU SENEGAL Le Delta du Sénégal est le cadre d’une vaste opération de colonisation et de riziculture mécanisée dite « opération des 30000 ha ». En 1974, 10 000 ha ont été exploités, 8 500 colons installés, et en tenant compte des populations 41

traditionnelles environnantes, près de 25 000 personnes étaient concernées. Cette opération, la plus importante à l’époque, n’était pas la seule de la vallée du Sénégal, qui devait faire l’objet d’un aménagement d’ensemble. La prise de décision L’aménagement du Delta du Sénégal fut le résultat final d’une décision qu’on peut décomposer schématiquement en trois étapes, ayant eu chacun leur idéologie et leur option technique. Pendant plus d’un siècle, de 1815 au début du 20e siècle, la proximité de Saint-Louis, capitale du Sénégal, a cristallisé sur le Delta l’attention des milieux coloniaux, avec le projet d’y expérimenter, puis d’y produire, les plantes tropicales nécessaires à l’Europe du 19e siècle. Dès 1816, le gouverneur Schmaltz préconisa pour le pays Oualo, le Delta et la BasseVallée, le développement de la canne à sucre, de l’indigo et du coton. L’idée d’aménager le Delta lui-même par une agriculture mécanisée fut lancée par Henri dès 1918. Ainsi, différents projets engagèrent des études groupées sous l’autorité d’une Mission d’études du fleuve Sénégal (1935), devenant en 1938, la Mission d’aménagement du Sénégal, avant de devenir la Société d’Aménagement et d’Exploitation des terres du Delta (SAED), établissement public à caractère agricole industriel et commercial créée en 1965 dont les tâches sont les suivantes : 1. Effectuer, sur les terres du domaine national qui lui sont confiées, les aménagements nécessaires à leur mise en valeur, à leur peuplement et à leur exploitation ; 2. Transformer et vendre les produits récoltés ; 3. Assister les paysans groupés en coopératives par un encadrement adapté.

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L’option technique définitive retenue étant la riziculture irriguée par pompage motorisé, et la localisation géographique dans le Delta et la basse vallée étant également décidée : le pays Oualo, vide d’hommes au départ, offre aujourd’hui au monde un beau champ d’expérience. Aussi, prend-on conscience des problèmes démographiques et sociaux graves de la moyenne vallée, dont témoigne l’émigration Toucouleur vers Dakar. La SAED a ainsi exploité (entre 1965-1975) 30 000 ha produisant 80 000 tonnes de paddy, grâce à la fixation de 8 000 familles, soit 40 000 personnes environ. La reconstitution de cette prise de décision a permis de dégager trois considérations essentielles qui ont semblé inspirer la politique de mise en valeur du Bas Sénégal : 1. Les retombées favorables à l’économie de la région de Saint-Louis, victime longtemps d’une lente régression. 2. La diminution des importations du riz, grâce à la production locale. 3. L’amélioration du niveau de vie de la population locale. Bref, l’opération des 30 000 ha a beaucoup plus répondu à des objectifs régionaux et nationaux, qu’à des objectifs locaux. Le bilan des études et projets d’aménagement pour l’ensemble de la vallée du Sénégal. Ces études et projets se sont longtemps poursuivis dans le cadre d’organismes inter-Etats. L’un de ceux-ci, l’Organisation pour la mise en valeur du Sénégal (OMVS), a conservé longtemps le projet d’un barrage en amont (Manantali sur le Bafing), complété par plusieurs barrages dans la moyenne vallée sur la Falémé, à Saldé pour l’irrigation de l’Ile à Morfil, de Diama dans le Delta.

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L’Opération n’a pas atteint ses propres objectifs : -

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Les surfaces cultivées étaient, en 1975, de 8 034 ha dans le Delta. En incluant les cuvettes aménagées hors du Delta, la SAED a soutenu l’exploitation de 9 594 ha en riz, dont seulement 2 794 ha, en disposant d’un contrôle total du plan d’eau (aménagement dit tertiaire) Le colonat en place s’était accru de près de 10 000 personnes. La production de riz atteinte par la SAED, a atteint plus de 20 000 tonnes, en 1980.

Après les grands travaux des années 1970, la salinisation des sols a conduit à expérimenter des techniques de lessivage et de drainage dont le prix prohibitif (1 000 000 F CFA) a rendu l’extension improbable. De même, on a aussi constaté que l’information scientifique disponible, bien que fort importante, n’est souvent pas suffisante. L’objectif national essentiel, qui était longtemps de diminuer les importations céréalières, n’a pas été atteint. En effet, celles-ci n’ont pas cessé d’augmenter depuis plusieurs décennies. Il est plus difficile, dans ces conditions, d’apprécier l’efficacité de l’opération par rapport à ses objectifs régionaux. Bref, l’aménagement du Delta et les services offerts par la SAED n’ont profité qu’à un certain nombre de villages traditionnels de la région, au moment où une catégorie d’utilisateurs, surtout traditionnels, ont été évincés ou contraints à une reconversion profonde : il s’agit des éleveurs, parmi eux, plus de 2000 Peuls possédant environ 10 000 bovins, qui sont devenus riziculteurs ; ceux-ci concilient de plus en plus difficilement les travaux agricoles et la garde du troupeau, qui est expulsé du Moyen-Delta de novembre à janvier jusqu’à la récolte du riz. Les familles d’éleveursriziculteurs se sont installées le long de la route St Louis-Ross Béthio, à la limite du Oualo et du Diéri.

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Une coopérative laitière a été fondée pour effectuer un ramassage quotidien du lait. Leurs difficultés ont été cependant considérables car l’aménagement même hors casier a transformé le milieu deltaïque ; dans les coopératives villageoises, les Peuls ont été mal intégrés ; ceux qui ont été sédentarisés dans le Moyen Delta et qui ont opté pour le revenu monétaire de la riziculture ont été de fait contraints d’abandonner la vie et l’économie pastorales. Pour ceux qui ont souhaité poursuivre une activité pastorale, le départ du Delta s’est imposé, mais il leur a été difficile de trouver ailleurs un domaine de rechange. Plus en amont, la vallée fortement occupée a été le théâtre de conflits fréquents entre éleveurs et paysans. Vers le sud, les rives du lac de Guiers ont été surpâturées. C’est vers la rive mauritanienne, moins fortement occupée, que les Peuls se sont tournés, ce qui a eu pour conséquence la perte d’un cheptel et de revenus importants pour le Sénégal. Une des faiblesses de l’entreprise de développement de la SAED dans le Moyen Delta a été de ne pas avoir tenu compte suffisamment de l’élevage traditionnel. De façon générale, les conséquences, favorables ou défavorables, pour les populations traditionnelles de la région, n’ont pas été prises en considération. Les effets de l’opération sur le milieu : Les défrichements, les labours mécanisés profonds, les coupes de bois plus nombreuses ont certainement accru la vulnérabilité du milieu naturel à l’érosion éolienne. Dès janvier, on a constaté dans le Delta de l’étendue des sols dénudés pulvérulents, décapés par l’alizé du Nord ; le bouleversement du réseau hydrographique naturel et la pollution des eaux ont, semble-t-il, modifié la végétation aquatique, ce qui a eu des conséquences défavorables sur les populations des poissons. Si le barrage prévu en tête du Delta permet de faire régresser la nappe saline dans le fleuve, l’irrigation a provoqué une salinisation des sols. Il n’est pas 45

sûr que ces divers problèmes aient été envisagés dans la prise de décision. Il est utile de replacer la prise de décision de l’Opération des 30 000 ha dans l’éventail des options envisageables en principe pour l’aménagement d’un tel milieu régional. L’option rizicole a été exclusive de toute autre et prise non seulement en fonction des besoins réels de l’économie sénégalaise, mais aussi en se conformant à une certaine tradition, qui associe les vallées alluviales tropicales au riz. Une politique de l’élevage, absente jusqu’à présent, aurait été aussi bien envisageable. Le Sénégal importe également des produits laitiers et de la viande. Les engrais chimiques sont coûteux, mais on a expulsé par ailleurs le cheptel de la région. Les modalités d’une opération agro-pastorale n’ont été envisagées que tardivement (IEMVT, 1966), mais aucune réalisation dans ce sens n’a été tentée. Les cultures fourragères auraient permis un élevage intensif, comme l’embouche des troupeaux sahéliens venant du Ferlo ou de la Mauritanie. Le développement de la pêche fluviale, de certaines formes de pisciculture, aurait pu être également étudié. L’option en faveur des grands périmètres et du colonat ont reposé sur l’idée que ce sont ces structures qui ont permis des excédents commercialisables importants. Les paysans, les éleveurs de la région, ont interprété cette implantation comme une expropriation. Les bénéficiaires eux-mêmes, les colons, ont été moins satisfaits que ceux des petits aménagements. Puisque le choix s’est posé en termes de priorité dans le temps, n’aurait-il pas été plus souhaitable d’aménager d’abord un grand nombre de petites cuvettes, où les problèmes démographiques et d’émigration sont particulièrement aigus ? Des problèmes fonciers plus graves auraient peut-être été soulevés, mais l’exemple de Roncq montre une voie possible : le service public ayant fourni une structure d’aménagement 46

minimale (une digue, par exemple), un appui technique selon les désidératas, de sorte que les charges imposées aux paysans sont demeurées à un niveau acceptable. 2- PROGRAMME DE DEVELOPPEMENT DE L’ELEVAGE DANS LA REGION DE MOPTI (MALI) Le Programme de développement de l’élevage dans la Région de Mopti (5e Région administrative du Mali) résulte d’une demande du gouvernement du Mali auprès de l’International Development Association. Il s’agit de la plus importante opération de développement de l’élevage financée en Afrique. La Région administrative de Mopti réunit trois unités naturelles : - Le Delta intérieur du Niger, immense plaine parcourue par le fleuve et ses nombreux défluents ; - Le Plateau de Bandiagara, puissante table gréseuse ; - Les plaines orientales du Séno-Gondo et du Gourma couvrant l’intérieur de la Boucle du Niger. Ces trois régions doivent être considérées du point de vue pastoral comme un même ensemble fonctionnel. La plupart des troupeaux effectuent, avec quelques différences dans le calendrier, le même mouvement pendulaire qui les fait se concentrer en saison sèche dans les pâturages découverts par la crue du fleuve, puis se disperser dans les régions périphériques en saison des pluies, à la suite de la crue, étant alors attirés par les pâturages reverdis et les nombreux points d’eau susceptibles d’être exploités dans le Gourma et le SénoGondo. Une partie du cheptel régional échappe à ce balancement et demeure dans le Gourma ou le Gondo en saison sèche. Justifications et objectifs du Programme On constate depuis quelques décennies un intérêt croissant pour des opérations de développement pastoral. Les plus nombreuses et les plus coûteuses sont des créations de ranchs, 47

le ranching ayant été défini comme la conduite rationnelle d’un élevage bovin à gros effectif sur prairies naturelles exploitées par clôtures et divisions de surfaces disponibles en parcs de vastes dimensions permettant rotation des pâturages, contrôle des feux, sélection des animaux, surveillance sanitaire. Ce fut le cas de la création ou des projets d’installation, en zone sahélienne, des ranchs de Doli au Sénégal, de Kaédi en Mauritanie, de Niono au Mali, de Toukounous et de Sanam au Niger, d’Ouadi Rimé au Tchad. Le second type d’opération est constitué par les forages avec stations de pompage ou de puits, complétés le plus souvent par un encadrement zootechnique et des structures de commercialisation. Diverses raisons expliquent cet intérêt croissant : - la valorisation économique des produits de l’élevage consécutive à l’urbanisation et à la demande croissante des pays côtiers ; - la dégradation des terrains de parcours due à une charge animale excessive, encore aggravée par la sécheresse de 1969-1973, l’accroissement des troupeaux permis par les mesures vétérinaires, en particulier la campagne contre la peste bovine, n’étant pas toujours compensé par des ventes suffisantes. Au Mali, l’élevage est un secteur économique essentiel représentant 22% de la production intérieure brute et fournissant la moitié des exportations réelles du pays. Dans le cadre régional, le Delta intérieur du Niger offre à l’activité pastorale des conditions exceptionnelles. Ceci explique que les Peuls, traditionnellement éleveurs, y furent attirés progressivement à partir du 14e siècle et y jouèrent un rôle historique et culturel prédominant, surtout au 19e siècle, l’Empire peul du Macina donnant à la région, par l’islamisation et des structures politiques, une très forte originalité. Les Peuls constituent actuellement un groupe ethnique majoritaire, environ plus de 500 000 personnes sur plus de 1 500 000 habitants de la Région administrative. 48

Le cheptel bovin régional représente plus du quart du cheptel national (30 % des bovins). La Région de Mopti est, avec celle de Gao, la région pastorale par excellence du Mali et les conditions d’un développement de l’élevage y paraissent bien meilleures : aridité climatique moins marquée, ressources en eau de surface et en pâturage considérables. Deux autres raisons peuvent être ajoutées, bien qu’elles soient de nature plus politique et ne relèvent pas d’un calcul de rentabilité économique : la Région de Mopti bénéficie déjà d’une opération de développement de la riziculture, d’une opération sur la pêche fluviale et d’une opération sur la culture du mil. Les éleveurs réclament alors une action à leur profit, d’autant plus que les autres actions de mise en valeur, comme l’extension des casiers rizicoles, peuvent avoir des conséquences gênantes pour l’exercice traditionnel de l’élevage. Sa situation géographique confère en outre de la Région de Mopti une centralité essentielle dans le cadre national et par rapport aux Etats voisins : Mopti est un relais entre les régions du Mali les plus développées (Office du Niger, région de Bamako) et les régions sahélo-sahariennes. Par ailleurs, la Région de Mopti est limitrophe du Burkina Faso et de la Mauritanie, et les éleveurs, ignorant traditionnellement les frontières, traversent celles-ci pour pouvoir profiter des facilités qu’ils peuvent trouver ici ou là. Renforcer l’économie pastorale de la 5e Région, c’est éviter les émigrations et attirer éventuellement d’autres éleveurs. « Reconstituer et améliorer le cheptel régional, le mettre à l’abri des sécheresses », tel est l’objectif recherché par une série d’actions : - actions zootechniques classiques (prospection sanitaire renforcée, expérimentation et formation des éleveurs) ;

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incitation commerciale par l’équipement de plusieurs marchés et d’un abattoir moderne ; éducation des éleveurs, en particulier par l’alphabétisation fonctionnelle ; contrôle de l’exploitation pastorale par l’éducation, la réglementation et les facilités techniques à travers la « constitution de communautés de pasteurs », ce qui es l’élément le plus original et le plus ambitieux de l’opération.

Ce contrôle de l’exploitation pastorale est une tentative pour la rationaliser d’abord à petite échelle, entre les deux unités écologiques distinctes et complémentaires que sont le Delta intérieur du Niger et ses bordures. Dès que la décrue le permet, les éleveurs sédentarisés dans des villages situés à la périphérie ou à l’intérieur du Delta rappellent leurs troupeaux. Ce mouvement est suivi de près par celui du cheptel des éleveurs semi-sédentaires ou nomades, qui possèdent dans les régions périphériques leurs champs et leurs résidences où demeurent les gens âgés et quelques vaches laitières, mais qui désirent eux aussi engraisser leurs animaux dans les pâturages de décrue. Au cours des dernières décennies, cette concentration a augmenté à la suite de l’accroissement du cheptel régional, de la venue de troupeau qui restaient auparavant en saison sèche en dehors du Delta, du déclin de la réglementation traditionnelle qui échelonnait les périodes d’admission dans les pâturages de décrue. On constate, en outre, une certaine réduction des surfaces pastorales sous l’effet de l’extension de la riziculture. Le rééquilibrage de l’exploitation entre delta et régions périphériques suppose une politique hydraulique et le respect par les éleveurs d’une réglementation. Le programme prévoit en effet un équipement de plusieurs dizaines de puits, le creusement d’une cinquantaine de mares sur les itinéraires de retour pour engager les éleveurs à se 50

rendre plus lentement vers le delta ainsi que dans certaines zones périphériques pour retenir une partie du cheptel. A une échelle moyenne, une exploitation rationnelle des pâturages est recherchée, lors de la première phase du programme, dans : - les régions périphériques par un dispositif de points d’eau dont la localisation et la densité sont commandées par la charge utile des pâturages ; - le Delta, par la restauration des itinéraires de transhumance traditionnels, des gîtes d’étape, ce qui permet une exploitation progressive du bourgou. Dans une seconde phase, la Région doit être subdivisée en unités de développement, largement adaptées à l’organisation de l’espace pastoral et équipées en point d’eau. A grande échelle, le programme prévoit, dans une première phase et à titre expérimental, la création de communautés pastorales de 10 à 50 familles, possédant 200 à 1 000 têtes de bétail, recevant des droits exclusifs sur des aires de 2 000 à 10 000 ha, équipées en points d’eau. On exige d’eux des techniques pastorales plus rationnelles : utilisation en rotation des pâturages, limitation de leur cheptel, respect des mesures sanitaires, contrôle des feux, entretien des points d’eau, mise en place et conservation d’arbres fourragers. C’est l’Opération de développement de l’élevage de la Région de Mopti (ODEM), office rattaché au Ministère de la Production, qui est responsable de la conduite des diverses actions ; la direction de cet office est à Mopti, à côté de la station expérimentale. Les problèmes optionnels La décision prise se fonde sur un ensemble de connaissances régionales satisfaisantes. Le Delta intérieur du Niger a été étudié du point de vue hydrologique, démographique et économique, et une analyse régionale a été faite. Les régions voisines sont bien connues du point de géologique, mais 51

l’analyse du milieu humain est moins poussée que celle concernant le Delta intérieur et elle a été publiée après la prise de décision. Les études engagées par le Projet et financées par le Fonds d’aide et de coopération (FAC) ont permis de combler certaines lacunes : étude agrostologique, étude du troupeau, étude socio-économique ; mais ces études, qui justifient le projet et proposent les types d’actions, peuvent difficilement remettre en cause le principe même de l’opération. Celui-ci semble d’ailleurs conforté par les justifications nationales, régionales et locales ainsi que par le désir des populations. On peut toutefois discuter le projet en termes optionnels dans ses objectifs et ses méthodes. L’objectif principal est de reconstituer le cheptel qui a subi des pertes estimées à 25 % et de le faire passer à 2 500 000 têtes, ce qui correspond à la charge utile régionale. Du point de vue des finances publiques, le bilan sera néanmoins déficitaire en raison du financement partiel de l’opération assuré par l’Etat. La finalité essentielle est surtout d’augmenter modérément le troupeau régional au profit des éleveurs. Les risques sont alors les suivants : - la charge utile peut être brutalement réduite par une nouvelle sécheresse (on se connaît par la périodicité de ces sécheresses exceptionnelles) ; - l’accroissement du cheptel entraînera-t-il réellement l’augmentation des revenus familiaux et l’incitation commerciale sera-t-elle suffisante pour délester le troupeau des vieux animaux et vendre un excédent de jeunes ? Le projet tend à spécialiser l’élevage vers un élevage naisseur, surtout dans les zones périphériques. Il est exact que la production de veaux est beaucoup moins chère dans le cadre d’un élevage extensif du type sahélien, mais les éleveurs de la région voudrontils produire davantage d’animaux jeunes ? 52

Une autre option eût été de s’engager plus nettement vers un élevage naisseur. Mais on se heurterait alors à d’autres difficultés : les régions agricoles à vocation d’embouche offrent-elles des débouchés suffisants ? Le plateau de Bandiagara, la région de Ségou, l’Office du Niger achètent de jeunes animaux, mais leurs achats peuvent-ils fortement augmenter ? L’acheminement du bétail à pied limite la vente des animaux aux régions périphériques. La finition du bétail pourrait être assurée par des unités spécialisées (ranch de réélevage, ateliers de finition), mais ces projets n’ont pas été retenus dans le programme final. Ils auraient soustrait des espaces pastoraux à l’exploitation traditionnelle, et suscité alors une redoutable opposition des éleveurs, aux yeux desquels le programme entier serait devenu suspect. Les objectifs économiques du programme sont donc mesurés, sans intervention brutale sur les structures, mais leur réalisation dépend de variables difficilement contrôlables. La région périphérique du Séno-Mango, située à l’est de la Région administrative, est considérée dans le projet comme une unité pastorale particulière, dont l’équipement contribuera à rééquilibrer l’exploitation pastorale et à réduire la pression sur le Delta intérieur. Les ressources sont relativement bien connues du point de vue hydrogéologique et agrostologique, et le creusement de 60 puits a été retenu. La croissance des effectifs humains et du cheptel est approximative. Il y aurait un risque de sous-emploi des puits, que le projet tentera d’éviter par une mise en place progressive de ces derniers. Quant à la localisation de ces puits, le choix devra être fait entre puits pastoral au milieu des pâturages et puits villageois. Les éleveurs fréquentent des zones éloignées pendant l’hivernage et, en sèche, éloignés des villages, ce qui les priverait des échanges traditionnels de services et de biens avec les paysans. Par ailleurs, la région a été progressivement mise en culture à la suite de l’immigration des paysans Dogon, qui n’est limitée que par la rareté des puits. 53

Il est alors possible qu’autour des puits forés pour les pasteurs des paysans s’installent. Quelle sera alors l’attitude des éleveurs ? La constitution de communautés pastorales responsables et gestionnaires permettrait d’éviter l’expulsion progressive des éleveurs par des paysans autour de ces puits, comme cela été quelquefois le cas au Ferlo sénégalais. Le risque demeure, et cela rendrait impossible l’application de la discipline d’exploitation pastorale prévue. La stratégie d’ensemble est de réduire la pression sur le Delta en équipant les régions périphériques. L’équipement du SénoMango y contribuera très légèrement, car cette région est une zone pastorale autonome dont la plupart des éleveurs ne fréquentent pas le Delta. On peut alors se demander si la part importante du budget de l’opération consacrée au SénoMango ne réduit pas sérieusement les autres mesures qui sont effectivement en faveur de ce rééquilibrage et qui consistent en une vingtaine de mares aménagées sur les itinéraires de retour des troupeaux à l’est du Delta, une trentaine de mares et une dizaine de puits sur les itinéraires à l’ouest du Delta. Une option possible aurait été d’être plus audacieux dans ce domaine et de réaliser l’aménagement d’un réseau dense de pares. Dans le Delta lui-même, les options prises sont très limitées : Création d’une station expérimentale pour étudier les méthodes de régénération des pâturages, qui devront être testées dans deux villages voisins. En effet, le milieu naturel et humain est si particulier qu’on ne sait pas exactement comment entreprendre la modernisation de l’élevage dans le Delta. La première phase de l’opération a permis d’étudier des modalités d’action plus précise. On pourrait envisager différentes options selon le degré d’intervention de l’ODEM. - L’ODEM crée des ranchs, des stations d’embouche, des périmètres de finition, etc., qui peuvent être situés dans les plaines profondes où les pâturages naturels 54

sont les plus riches, avec pour conséquence un rendement peut-être plus élevé que dans le système traditionnel, grâce à une exploitation par rotation. Ces installations pourraient se trouver dans certaines plaines élevées aux pâturages médiocres et peu exploités, ce qui implique une production de fourrage en culture irriguée, qui n’a jamais été tentée à grande échelle au Sahel. -

L’ODEM ne soustrait aucune surface à l’exploitation pastorale, mais contrôle celle-ci avec rigueur par une réglementation extrêmement précise des effectifs et des périodes d’utilisation. Ceci suppose un quadrillage cadastral, une signalisation sur le terrain, un calendrier ajustant chaque année les périodes d’exploitation au rythme de la crue et un système de contrôle assuré par les services publics ou par les collectivités pastorales gestionnaires. Cette option suppose donc des études préalables importantes, une concertation permanente avec les éleveurs et l’existence d’une section cadastrale étoffée à l’ODEM.

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L’ODEM s’efforce de développer au niveau des villages d’éleveurs des cultures fourragères adaptées. L’action serait en faveur de la constitution de troupeaux de vaches laitières stabulant là où le ramassage laitier peut être assuré à coût raisonnable. Ces troupeaux (dounti) existent dans le système traditionnel, mais ils sont réduits à quelques têtes.

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Outre la diffusion des cultures fourragères adaptées, cette option entraîne l’organisation d’un ramassage laitier aboutissant à une entreprise industrielle (par exemple, fabrication de lait condensé, dont le Mali importe un gros contingent) ; elle exige aussi diverses mesures zootechniques en relation avec la stabulation permanente (construction d’étables simples, lutte contre les parasites, etc.). 55

En fait, le Programme de développement de l’élevage dans la Région de Mopti suppose deux options fondamentales : L’une est fiscale. Une rationalisation quelconque de l’élevage suppose le contrôle des effectifs du cheptel. Ce contrôle est-il compatible avec l’existence des taxes actuelles sur le bétail ? Plusieurs choix sont alors possibles : - Suppression de l’imposition actuelle et son remplacement par des taxes correspondant aux prestations de services (vaccinations, pénétration dans les zones pastorales, etc.) ; - Modulation des taxes en fonction de l’orientation du projet ; par exemple, si on veut promouvoir un élevage laitier, on pourrait exempter le troupeau villageois stabulant ; si on veut modifier la structure des troupeaux, on pourrait appliquer une taxation graduée en fonction de l’âge (une technique de marquage des animaux peut être facilement mise au point pour faciliter le contrôle). L’autre est économique. Le projet repose sur l’exploitation par le cheptel régional des surfaces pastorales actuelles. Mais celles-ci risquent d’être réduites par une extension des cultures ; quel est alors le rapport entre l’opération de développement de l’élevage et les autres opérations de développement, en particulier l’opération riz ? Toutes sont sous la tutelle du Ministère de la Production, mais, au niveau régional, quelles structures de concertation existent ? Quelle est l’option prise sur le partage spatial des divers secteurs économiques ? Un schéma directeur d’aménagement régional serait nécessaire pour concilier les diverses opérations dans leur état actuel et dans leur évolution. En conclusion, le Programme de développement de l’élevage dans la Région de Mopti, dont on ne peut encore mesurer toutes les conséquences, pose de nombreux problèmes

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optionnels imbriqués les uns aux autres, dont certains ont été tranchés, mais dont d’autres n’ont pas encore été envisagés. L’étude de quelques cas a permis de dégager la démarche essentielle des stratégies traditionnelles en zone soudanosahélienne : la conciliation de la sécurité alimentaire et de l’idéologie villageoise. Certes, depuis 1950, ces deux préoccupations ont perdu une partie de leur force contraignante, mais elles demeurent profondément ancrées. La sécurité alimentaire reste l’objectif primordial, tant que la zone soudano-sahélienne demeure enclavée, éloignée des principaux axes de communication, à l’écart des grands courants d’échange ; la sécheresse 1970 a dramatiquement démontré que le problème n’est toujours pas résolu. L’idéologie villageoise a été érodée, plus fortement dans la partie proprement sahélienne, mais la vie sociale continue de reposer sur les appartenances et les liens, dont le village est l’expression spatiale. Les opérations de développement sont, pour la plupart, des opérations sectorielles. Elles tendent, dans le cadre d’une stratégie nationale, à développer régionalement une production. La contradiction avec une stratégie traditionnelle de la sécurité alimentaire est totale, dans la mesure où il s’agit de mobiliser un fort excédent commercial de produits vivriers (mil, bétail), ou bien d’étendre au détriment de ceux-ci des cultures non directement alimentaires (arachide, coton). Participants, plus ou moins volontaires, à une opération de développement, les Sahélo-Soudaniens dévient constamment une partie de leurs efforts, de leur temps, de leurs terres, vers des productions traditionnelles. Cela est observable, même s’il s’agit de colons implantés dans un périmètre agricole nouveau et attractif par la perspective des cultures commerciales (Office du Niger et Opération des 30 000 ha). La contradiction est particulièrement sensible au niveau agricole et pastoral. Les populations sahélo-soudaniennes 57

participent à une civilisation agro-pastorale. Paysans ou pasteurs tentent d’associer le champ et le cheptel, soit dans un système intégré, soit par un système de relations interethniques. Les études de cas – Zarma, Dogon, Ouolof, ont montré que l’acquisition de bétail était également considérée comme une mesure de sécurité alimentaire. De même, les opérations de développement en faveur de l’élevage n’ont guère réussi à promouvoir son intégration à l’agriculture. Il est de même ardu de concevoir et de mener une opération de développement réellement agro-pastorale, alors que les opérations sectorielles apparaissent plus simples, dotées de plus grandes chances de succès relatif dans un délai limité. Ces opérations sectorielles représentent dans la zone sahélosoudanienne des « transferts technologiques ». Le second champ de divergence entre stratégies traditionnelles et beaucoup d’opérations de développement réside dans les cadres socio-spatiaux utilisés. Les opérations de développement calquent leur assise spatiale en Afrique sur le cadre administratif existant – région ou province, départements ou cercles, arrondissements ou subdivisions, cantons, villages – accordant implicitement à ces niveaux une valeur géographique, une unité humaine et un contenu social qu’ils sont loin de posséder. On a observé la manœuvre spatiale assez souple qui, chez les Dogon, distingue deux niveaux villageois, chez les Zarma, englobe un vaste territoire où opèrent les distinctions sociales, chez les Rimaïbé du Delta intérieur du Niger, ouvre le terroir rizicole selon les irrégularités de la crue, chez les Ouolof du Oualo, outrepasse et utilise le fleuve frontalier. Ainsi, la vie villageoise est, dans la zone sahélo-soudanienne, ouverte sur des relations qui la dépassent, tout en demeurant intérieurement vivante. Equilibre instable, spécifique de chaque groupe, que la machinerie bureaucratique des opérations ignore et auquel elle se heurte fréquemment. La création de villages de colonisation est une opération délicate, même dans le cas de l’Opération 58

des 30 000 ha, où un certain nombre de cohérences ont cependant été recherchées – communauté ethnique, origine géographique. Plutôt que de surimposer à l’espace la grille d’un dispositif villageois nouveau, ne vaudrait-il pas mieux insérer l’aménagement dans le projet communal d’un village ? Ainsi, le Programme de développement de l’élevage dans la Région de Mopti ayant inscrit parmi ses objectifs « la constitution de communautés de pasteurs », il serait regrettable de considérer tous les villages administratifs peuls comme des bases valables. Les prises de décision modernes peuvent ignorer ces divergences au nom de l’intérêt économique de l’Etat ou d’une finalité idéologique. Elles doivent alors avoir les moyens et la volonté de vaincre les stratégies traditionnelles. Elles peuvent aussi s’insérer dans des stratégies collectives qui ne sont pas uniquement traditionnelles ; une claire connaissance des divergences initiales et des accommodements possibles est alors nécessaire.

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CHAPITRE II Stratégies traditionnelles, prises de décision moderne et aménagement des ressources naturelles en Afrique soudanienne I. LES CONTRAINTES NATURELLES ET LES CONDITIONS HUMAINES Bien qu’il ne puisse être question dans ce chapitre de faire coïncider les grandes aires de civilisation avec les zones climatiques et biogéographique entre lesquelles l’Afrique tropicale est habituellement partagée, on ne saurait nier l’existence d’une Afrique des savanes soudaniennes définie à la fois par des contraintes écologiques communes, un héritage historique largement comparable, des réponses de même nature aux pressions démographiques et économiques qu’elle subit. On ne retiendra ici que les traits susceptibles d’éclairer les stratégies anciennes et contemporaines utilisées par les hommes pour gérer, maîtriser ou aménager les ressources naturelles susceptibles de répondre à leurs besoins. Les isohyètes par les lesquels on tente de cerner les savanes soudaniennes ne leur assignent pas des limites linéaires. Qu’on retienne pour minimum pluviométrique 600 ou 750 mm, on n’efface pas les variations interannuelles propres à toute l’Afrique sèche, par conséquent, les risques et l’insécurité qu’elles font peser sur la production agricole, lorsque celle-ci est totalement dépendante des précipitations. Tel est le cas de l’Afrique noire où l’irrigation était pratiquement inconnue des civilisations traditionnelles et demeure encore exceptionnelle et limitée à quelques périmètres aménagés grâce aux techniques modernes.

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1- CONTRAINTES NATURELLES Bien que moins dramatiques dans ses conséquences qu’au Sahel, l’irrégularité des pluies, dans leur répartition et dans leur somme, reste une donnée permanente de la vie agricole soudanienne, donnée qui retentit sur maints aspects du comportement des producteurs. La limite des savanes soudaniennes en direction de la forêt ombrophile ou des savanes guinéennes qui, parfois, s’interposent entre les deux premiers domaines, est plus délicate encore à fixer. Elle s’établit généralement autour de l’isohyète 1 500 mm, mais c’est davantage la répartition des précipitations au cours de l’année que leur volume global qui apparaît comme le facteur significatif. L’impératif climatique essentiel auquel doit s’adapter la production en zone soudanienne réside dans l’opposition tranchée entre saison sèche et saison des pluies, la durée de celle-ci s’échelonnant de moins de cinq mois à plus de six mois. La brutalité du contraste entre les deux périodes est encore aggravée par l’extrême sécheresse du vent d’est, l’harmattan, qui, issu des hautes pressions sahariennes, étend en saison sèche son haleine brûlante sur toute l’Afrique soudanienne. Quelles que soient leurs spéculations et leur organisation, le rythme de vie des sociétés des savanes reproduit le strict partage de l’année entre une saison des pluies fébrilement vouée aux activités productives et une saison sèche libérée des tâches agricoles essentielles et traditionnellement consacrée à l’épanouissement de la vie sociale, à la circulation et aux échanges. Il est évident que ce rythme climatique sévère est le facteur essentiel auquel doit s’adapter la végétation, qu’il s’agisse des associations climaciques, des formations secondaires ou des 62

plantes cultivées. Mais il n’est pas formule plus trompeuse que celle de « savane », d’image plus ambiguë que les formations végétales qu’elle évoque. Il faut davantage affirmer que le paysage des grandes herbes à rhizomes, plus ou moins piqueté d’arbres, domaine par excellence des grands herbivores et que parcourent chaque année les feux de brousse, n’a rien de spécifiquement soudanien, et que c’est, au contraire, sous les climats de rythme équatorial que se rencontrent les savanes les plus pures, les plus conformes au schéma stéréotypé des manuels. Il n’y a donc pas de savane zonale correspondant à la zone climatique soudanienne. Il y a, par contre, une zone de végétation soudanienne caractérisée par la forêt sèche, dont la densité décroît par transitions insensibles jusqu’à laisser place à la savane herbeuse. Au demeurant, même dans ses formes les plus achevées, celle-ci est rarement privée de témoins arborés. La seconde ambiguïté qu’il faut combattre est, en effet, celle qui consiste à assimiler savane et paysage herbeux totalement dépouillé d’arbres et, par conséquent, à opposer à la zone forestière un domaine soudanien d’où la forêt serait absente. La formation naturelle la plus fréquente des « savanes soudaniennes » est, en effet, la forêt sèche, qu’elle apparaisse en associations denses climaciques, sous l’aspect de formations secondaires – forêts claires ou taillis touffus – ou à l’état de boisements décimés évoluant tantôt vers la savane herbeuse et, plus souvent, vers des paysages de parc. Mais il s’agit alors d’associations végétales où l’empreinte de l’homme est fortement imprimée. Il demeure que, pour les sociétés soudaniennes, la contrainte initiale du milieu réside dans le défrichement d’un manteau forestier vigoureux, au recrû envahissant, fait d’espèces remarquablement adaptées à la sécheresse saisonnière comme au passage périodique et fort ancien des feux de brousse. Ceux-ci, par leur répétition millénaire, sont indissociables de l’abâtardissement des forêts sèches et de l’extension des formations herbacées, dont ils

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favorisent le dynamisme en poussant à la dégénérescence de la strate arborée. De plus, le processus de savanisation prend aujourd’hui une rapidité foudroyante lorsque les défrichements systématiques et répétés entament la forêt sèche au service de la production agricole. Si l’homme élimine tout recrû forestier, il doit alors lutter contre une véritable invasion de la savane pour maîtriser l’espace qu’il convoite d’occuper. Toute la stratégie du défricheur est commandée par la hantise de cette invasion dont la menace constitue le frein le plus puissant au développement des cultures et exige la mobilisation de techniques de labour qui assignent de strictes limites à la surface des champs. De même, la nécessaire répétition des sarclages apparaît-elle comme une entrave redoutable à l’extension des exploitations et des terroirs et à l’augmentation de la productivité de la main-d’œuvre agricole. De même encore, l’abandon et le déplacement périodique des champs sont-ils largement dictés par la difficulté qu’éprouve une agriculture manuelle à enrayer le processus de savanisation, la jachère forestière spontanée étant, pour le paysan soudanien, l’allié le moins coûteux et le plus efficace dans sa lutte quotidienne pour maîtriser l’invasion de l’herbe. Par opposition avec les zones climatiques qui la relaient au nord et au sud, la zone soudanienne apparaît dans l’ensemble comme un domaine de dispersion des eaux, fait de plateau généralement bas, de loin en loin coupés par des reliefs accentués. Non point des hautes terres ou des obstacles inabordables, mais d’immenses surfaces bien drainées, cernées de corniches rigides, parfois de lourdes tables gréseuses ceinturées de falaises impressionnantes. Ailleurs, des accidents orographiques formés par les racines de vieilles montagnes disparues, chaînons disséqués devenus niches écologiques et refuges humains, mais ne formant nulle de barrière infranchissable. A sa topographie, à la nature de 64

ses roches, à sa position en latitude, l’Afrique soudanienne doit offrir à la vie agricole des sols le plus souvent médiocres, certainement moins riches et plus vulnérables que ceux de la zone équatoriale, plus difficiles à travailler que ceux des grands ergs quaternaires dont le Sahel est largement recouvert. L’Afrique soudanienne est, par contre, le domaine par excellence du bowal, c’est-à-dire des grandes surfaces cuirassées qui, lorsqu’elles sont décapées par l’érosion, forment des dalles stériles, aussi imperméables à l’eau qu’aux racines de la végétation. C’est un des paradoxes les plus difficilement surmontables que la coïncidence entre l’Afrique la plus purement paysanne et un domaine couvert tantôt de surfaces cuirassées ou bien de tables de grès, tantôt de sols gravillonnaires ou bien d’arènes granitiques ; seuls certains reliefs, dont schistes ou roches vertes forment l’ossature et où l’altération actuelle est active, offrent des ressources en sols intéressantes. On ne trouve pas davantage de vastes étendues de sols alluviaux comme dans les grandes vallées sahélosoudaniennes, mais des dépressions tapissées d’argiles compactes alternativement engorgées et desséchées et dont les techniques traditionnelles ne sont généralement pas en mesure d’assurer la mise en valeur. Finalement, les sols cultivés ou cultivables sont les sols meubles, tantôt exploités de manière expéditive et temporaire, tantôt durablement transformés en sols agricoles. Nulle part le rôle des techniques n’est plus décisif dans la différenciation du milieu. Une des contraintes naturelles les plus spécifiques de l’Afrique soudanienne est le caractère marginal des vallées par rapport à l’espace agricole. Non pas seulement lorsque ces vallées sont d’étroites entailles, balayées par des torrents saisonniers, mais aussi lorsqu’il s’agit des larges vallées en berceau qui drainent les bas plateaux et que tapissent fréquemment des alluvions argilo-sableuses ou argileuses agronomiquement plus fertiles les que les gravillons ou les arènes des interfleuves environnants. 65

2- CONDITIONS HUMAINES Quels que soient les facteurs historiques et technologiques qui peuvent contribuer à rendre compte du vide humain des vallées soudaniennes, leur occupation se heurte à un redoutable danger, l’onchocercose ou cécité des rivières. Par son rôle de centre de dispersion des eaux, c’est-à-dire comprenant la section amont du réseau hydrographique, où le profil est le plus accidenté, la savane soudanienne est le siège des foyers d’hyperendémicité de cette maladie. L’infection, en effet, n’est pas liée au climat, mais au profil des rivières, c’està-dire à la rapidité de leur cours. L’insecte vecteur du parasite est un diptère dont les larves ne se développent que dans des eaux fortement oxygénées donc brassées par le courant torrentueux que provoquent les ruptures de pente, seuils rocheux, bancs de grès ou de cuirasse, barrages artificiels, etc. Des infections répétées, comme celles que peuvent subir des hommes travaillant à proximité des gîtes, ont des effets désastreux sur la santé des collectivités et leur capacité de production, la conséquence la plus grave de la maladie étant représentée par des lésions oculaires aboutissant à la cécité. D’immenses couloirs de terres alluviales sont ainsi rendus inexploitables de part et d’autre des rivières soudaniennes (environ six millions d’hectares dans le seul bassin de la Volta) et la population des villages qui s’y aventure est sévèrement touchée. De part et d’autre de la frontière du Ghana et du Burkina Faso (ex Haute Volta), plus de 10 % de la population sont aveugles et l’activité de l’ensemble est affectée par l’infection. Comme la cécité n’intervient qu’à partir d’un taux d’infection par les microfilières qui ne peut être atteint qu’au-delà d’un certain âge, 10 % d’aveugles signifient effectivement 30 % de la population active. Les ravages sont probablement aussi graves chez les populations du Bahr-el-Ghazal, au Soudan méridional.

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Si la lutte contre l’onchocercose est, en Afrique occidentale, l’objet depuis plusieurs décennies d’un effort international sans précédent, la technique retenue étant l’éradication des larves du vecteur par épandage de larvicides chimiques dans les eaux susceptibles d’être des gîtes dangereux, on ne peut escompter l’élimination totale de la maladie avant plusieurs années. L’onchocercose reste donc l’une des contraintes les plus sévères que les paysanneries soudaniennes aient à affronter. A l’inverse de la maladie du sommeil longtemps présente dans les forêts-galeries, elle ne recule pas devant les défrichements suffisamment intensifs et nombre d’observateurs estiment, au contraire, qu’elle s’est répandue davantage à la faveur de la multiplication des petits barrages de retenue dont les déversoirs en cascade sont autant de gîtes potentiels. L’exception constituée par la vallée du Logone, soudanienne à l’amont du Bongor, et qui, jusqu’au-delà de Moundou, porte les plus fortes densités rurales du Tchad, ne confirme-t-elle pas a contrario le rôle de l’onchocercose ? Ici, en effet, la faible pente et le cours parfois même indécis du fleuve n’autorisent pas les gîtes à simulies, et les populations riveraines ignorent la maladie. Au total, l’inutilisation des vallées (l’onchocercose n’en est certes que l’une des causes, probablement la plus directe) apparaît comme l’un des traits les plus distinctifs de la zone soudanienne. Contrairement au rôle qu’elles ont tenu et continuent à jouer au Sahel, les vallées n’ont servi ici, ni de voies d’échange, ni de foyers de peuplement, ni de bases géographiques de l’organisation de l’espace. La répartition actuelle des hommes et la nature de leurs problèmes apparaissent d’ailleurs comme la plus claire illustration de l’inutilisation historique et de l’insignifiance économique du réseau hydrographique soudanien et des vallées qu’il draine. Bien que l’inégalité des densités apparaisse comme un trait du peuplement commun à toute 67

l’Afrique noire, nulle part les contrastes entre zones souspeuplées et périmètres fortement occupés, voire surpeuplés, ne sont plus brutaux que dans les savanes soudaniennes. L’Afrique occidentale, en particulier, est littéralement semée d’îles de forte densité échelonnées depuis les vasières de la côte atlantique jusqu’aux montagnes du Nord Cameroun. Sur un fond de sous-peuplement général, l’Afrique soudanienne présente, dans tous les Etats qui la composent, des situations d’entassement démographique qui opposent à la gestion et à l’aménagement rationnels des ressources naturelles les rudes obstacles habituellement liés à la notion de surpeuplement, c’est-à-dire de rupture d’équilibre entre ressources exploitables d’un milieu donné et besoins des hommes qui y vivent. Les contraintes issues de la pression démographique ont deux conséquences majeures : En premier lieu, elles sont à l’origine des formes d’agriculture intensive les plus remarquables et des types d’aménagement les plus originaux d’Afrique noire. En second lieu, elles font aujourd’hui de certaines régions de la zone soudanienne les foyers les plus actifs de l’émigration rurale. On reviendra sur la première de ses conséquences en examinant les stratégies traditionnelles d’aménagement du milieu naturel. Pour illustrer la seconde, il suffit d’évoquer le Fouta-Djalon et le pays Mossi. Le premier ne peut plus faire vivre de ses ressources propres les 50 à 80 hab./km2 , qui occupent les plateaux centraux du Massif ; les Foula du Fouta-Djalon colonisent les savanes de piémont jusqu’à la Haute-Casamance et surtout émigrent vers les villes de la côte : Dakar, Conakry, Abidjan. Quant au pays Mossi, où des densités dépassent localement 100 hab./km2, il est à la fois le point de départ d’une active colonisation agricole des régions périphériques, à l’intérieur même des frontières du Burkina Faso, et le plus actif foyer d’émigration, temporaire ou définitive, vers les plantations du Ghana et de la Côte d’Ivoire. 68

Si l’émigration apporte d’indispensables ressources monétaires aux zones de départ, y allège la pression démographique et son cortège de difficultés alimentaires, foncières et sociales, elle ne manque pas de retentir fortement sur leurs possibilités d’aménagement car elle touche avant tout la population masculine et adulte. C’est ainsi que de récentes études ont montré que depuis quelques décennies, l’émigration a pratiquement stoppé la croissance démographique en pays Mossi et même atténué la pression exercée par la surcharge humaine sur les terroirs du domaine occidental Mossi, c’est-à-dire les régions de Ouahigouya et de Koudougou. Mais, dans ces mêmes régions, l’émigration prend figure d’une véritable hémorragie de maind’œuvre productive, puisque 45 % des hommes âgés de 15 à 45 ans sont absents. Ces contrastes de densités, exacerbées par l’explosion démographique contemporaine, sont avant tout l’héritage de l’histoire, source principale d’explication du vide et de la surcharge, de l’abandon d’immenses espaces et de l’entassement des hommes en des sites auxquels leurs ressources naturelles ne confèrent généralement aucun caractère privilégié. Les savanes sud-soudaniennes offrent les plus nombreux exemples de régions vidées de leurs habitants par les avatars de l’histoire. Schématiquement, deux grands types de zones fortement peuplées, dont l’origine et l’organisation font appel à deux systèmes d’explication différents, peuvent être distingués : d’une part, les zones refuges où les hommes se sont entassés pour survivre et où leur croissance démographique s’est trouvée capitalisée faute de pouvoir alimenter une expansion spatiale ; d’autre part, les zones où la densité a été créée par volonté politique, où elle est le résultat de l’aptitude au contrôle de l’espace. Opposition qui n’a pas seulement valeur historique mais qui est au cœur d’une distinction 69

fondamentale entre les structures, les objectifs et les techniques des sociétés soudaniennes, par conséquent, entre leurs aptitudes différentes dans les modes de gestion et d’aménagement des ressources naturelles à leur disposition. Le premier type est représenté par des sociétés qui n’ont sauvegardé leur identité qu’en s’enfermant dans des isolats, propices au maintien d’un modèle de société fondé sur l’égalité des droits et des chances entre tous les individus, quelle que soit leur naissance, l’épanouissement de l’individualisme en marge de toute structure sociale contraignante, le refus obstiné de toute organisation politique permanente et centralisée, le respect de la liberté de la femme, par conséquent l’absence de classes et de castes, de chefs et de dépendants, les seules contraintes sociales admises s’exerçant au sein des lignages et de leur domaine foncier dont les aînés assurent la gestion. En somme, des sociétés paysannes farouchement égalitaires dont les liens familiaux sont le seul ciment social mais où les communautés naissent et s’expriment dans l’exercice d’une authentique solidarité, seul véritable contrepoids au refus de toute autorité et de toute structure contraignante. Deux niveaux distincts peuvent cependant être reconnus dans l’organisation de ces paysanneries égalitaires, et ils sont transcrits dans l’espace par la disposition de l’habitat. Le plus souvent, la structure lignagère et l’émiettement politique sont associés à un habitat dispersé, chaque ferme familiale, parfois organisée en fortin comme l’est encore la concession Dagari-le-Yir (Savonnet 1970) – s’établissant sur ses terres et formant fréquemment avec les fermes voisines une sorte de nébuleuse n’ayant aucun centre de gravité social, économique ou administratif. Le village est alors une notion étrangère, surimposée de l’extérieur, et sans contenu traditionnel autre que la pratique de la solidarité entre ses membres contre les adversités 70

naturelles ou les dangers extérieurs. Tel est le cas aussi bien chez les riziculteurs Diola, Balant ou Baga repliés dans les mangroves et sur les cordons littoraux de la côte des rivières du Sud, que chez les montagnards des Monts du Mandara, au Nord-Cameroun, et chez les cultivateurs Somba établis sur les versants de l’Atakora, au nord-ouest de la République du Bénin ou chez leurs cousins Kabyé des massifs du Nord-Togo. A des milliers de kilomètres de distance, ce vieux fond paysan de l’Afrique soudanienne révèle, avec sa pérennité, sa profonde identité sociale et culturelle. On verra qu’il en est de même de l’identité de ses techniques d’aménagement et d’exploitation des ressources du milieu naturel. Un second niveau d’organisation, moins répandu que le précédent, peut être reconnu au sein de ces paysanneries. Il s’agit de celui où, tout en demeurant fidèles à leur refus de toute structure contraignante et à leur idéal de société égalitaire et d’épanouissement individuel, ces paysanneries sans Etat ont cependant élaboré des communautés villageoises étroitement soudées. Un exemple particulièrement expressif de ce type de situations est celui offert par le pays Bwa, dans l’ouest du Burkina-Faso. Ici l’habitat est totalement concentré au cœur d’un territoire communal et le village forme une véritable cité fermée sur elle-même et solidement soudée, au sein de laquelle apparaît une certaine stratification sociale, forgerons et griots prenant place à côté des cultivateurs. Mais l’autonomie politique de chaque communauté dont le terroir isolé des terroirs voisins par d’épaisses cloisons forestières, est aussi passionnément sauvegardée qu’est rejetée dans la vie villageoise toute hiérarchie autre que celle de l’âge et des responsabilités qu’il confère aux chefs de maisons. Cependant, l’ancienneté, la sédentarité et les techniques de production de ces communautés villageoises leur donnent, à l’égard des ressources du milieu naturel, une attitude

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comparable et des objectifs identiques à ceux adoptés par toutes les civilisations paléo-soudaniennes. Il est très différemment de l’origine, des structures et des stratégies des populations formant des plages de haute densité élaborées par la volonté d’un pouvoir politique, qu’il soit de type féodal ou de type étatique centralisé. Le plus souvent d’ailleurs, ces hautes densités résultent de la superposition à un vieux fond de peuplement paléo-soudanien plus ou moins vivace, d’une machinerie politique et militaire imposée soit par une aristocratie, soit par une vague de peuplement dotée d’une idéologie porteuse de hiérarchie sociale, de spécialisation professionnelle, de techniques d’encadrement des hommes. Parfois minoritaires, ces cadres étrangers ont eu alors pour principale tâche d’assurer la défense d’une masse paysanne qui, sous leur protection, a pu non seulement sauvegarder sa personnalité, ses techniques et ses valeurs mais multiplier et capitaliser sur place ses effectifs, donnant ainsi naissance à une plage de haute densité où techniques d’organisation et techniques de production ont deux origines culturelles distinctes. Ainsi en est-il des Sérère du Sénégal, situés sur les marges septentrionales du domaine soudanien, où la masse rurale est de vieille souche paysanne tandis que la hiérarchie politique et militaire qui l’a durablement et efficacement encadrée, appartient par ses origines à l’aristocratie manding. Ici, cependant, c’est le vieux fond paléo-négritique qui a maintenu et imposé ses valeurs et ses techniques, notamment dans les modes de gestion et d’aménagement d’un milieu particulièrement ingrat et qui a, de ce fait, permis d’assurer la pérennité de l’exploitation de ses ressources simultanément à la croissance sur place de la densité générale de la population. Un autre foyer remarquable de haute densité résultant de l’organisation politique est représenté par le pays mossi, au centre du plateau voltaïque (burkinabé). Ni la pluviosité (65072

1000 mm), ni la qualité des sols (arènes granitiques ou sols gravillonnaires avec affleurement fréquent de cuirasses), ni le système de production agricole n’expliquent l’accumulation des hommes. C’est l’organisation politico-administrative mise en place par une aristocratie guerrière à partir du 14e siècle et encadrant un peuplement paléo-soudanien à structures lignagères qui a fait le « pays mossi », en dépit de la médiocrité des ressources naturelles. Découpant le territoire en chefferies hiérarchisées, la monarchie mossi, appuyée sur des institutions administratives et une machinerie militaire efficaces, a favorisé l’épanouissement d’une société faite de classes spécialisées superposées à la masse paysanne initiale, et permis une accumulation des hommes qui apparaît essentiellement comme le résultat d’un système politique fondé sur la centralisation du pouvoir et fort indifférent aux valeurs paysannes. Avant que ne se manifeste l’explosion démographique contemporaine, la haute densité du pays mossi résultait de trois facteurs dont on retrouve l’influence dans toutes les situations du même type. D’abord, la protection assurée à la population contre les menaces extérieures (razzias esclavagistes, invasions étrangères, etc.). En second lieu, la paix intérieure, interdisant notamment luttes intestines, pillages et asservissement des habitants, etc. Enfin, la charge humaine du pays mossi alimentée durant des siècles par l’apport de captifs prélevés chez les populations voisines. On évoquera enfin le cas des plateaux centraux du Fouta-Djalon qui ont servi de base à l’installation progressive des Peuls, puis à leur soudaine mainmise politique au 18e siècle. Ce sont les plateaux les plus élevés, les plus salubres mais les plus pauvres (dalles de grés et bowé) qui ont constitué le bastion peul. De cet examen des origines et de la nature des contrastes démographiques en Afrique soudanienne, toute stratégie moderne d’exploitation des ressources naturelles doit tirer une 73

leçon fondamentale : il n’y a, aujourd’hui encore, aucune corrélation systématique entre pauvreté du milieu et rareté des hommes, entre fortes densités et avantages particuliers du climat ou des sols. Espaces inexploités et surfaces épuisées cohabitent, les foyers démographiques étant le résultat de choix humains et d’avatars historiques largement indifférents, du moins à leur origine, à la valeur ou à la médiocrité des ressources naturelles. Au rang des contraintes qui conditionnent l’exploitation du milieu soudanien, figure enfin la limitation, sous l’effet des conditions climatiques mais aussi des choix de civilisation, de la gamme des plantes cultivées et des spéculations possibles. Cette Afrique paysanne est fondamentalement céréalière. Mils et sorghos, dont les nombreuses variétés sont en mesure de répondre à toutes les nuances des sols et du climat, sont à peu près partout à la base des systèmes agricoles. Seul le riz, lui aussi d’origine africaine pour ses variétés les plus rustiques, les supplante régionalement sur les franges méridionales et surtout occidentales du domaine étudié. II. LES STRATEGIES TRADITIONNELLES Il est souvent de médiocre intérêt de s’étendre sur les modes d’utilisation des ressources naturelles dans les régions sous peuplées. Partout y règnent des formes de production fondées sur l’exploitation extensive, c’est-à-dire sur des défrichements temporaires assortis de longues jachères chargées notamment de restituer au sol les éléments organiques et minéraux exploités par les cultures. Bien qu’un tel système connaisse de très nombreuses nuances et des formes d’adaptation variées aux caractères locaux du milieu et aux exigences des spéculations pratiquées, il est banal dans l’ensemble du monde tropical. Les seuls traits spécifiquement soudaniens qui méritent d’être retenus résident notamment dans l’ancienneté et dans le caractère sélectif des défrichements. 74

C’est au sein des régions fortement peuplés et sous l’effet de la pression démographique que les stratégies visant à l’utilisation et à l’aménagement des ressources naturelles sont à la fois les plus élaborées et les plus différenciées. Cependant, une distinction fondamentale peut être basée sur l’origine de la densité, sur les seuils qu’elle a pu atteindre, sur les structures politiques qui les ont permis. Les populations paléo-soudaniennes, où le seul principe d’organisation repose sur la cohésion et la solidarité des lignages, n’ont eu d’autres recours que l’intensification de leur système de production par l’aménagement progressif et de plus en plus poussé de leur environnement. Les sociétés dotées de structures hiérarchisées et d’un encadrement politique efficace ont eu et gardent la possibilité de répondre à la croissance de leurs effectifs par l’extension spatiale ou par des prélèvements ou des ressources provenant de l’extérieur du territoire qu’elles occupent. Pour analyser les stratégies mises en œuvre par les premières, on examinera essentiellement deux cas comparables et différents à la fois puisque situés aux deux extrémités de la zone soudanienne et dans des milieux aussi opposés que des vasières littorales et des massifs montagneux. Sur le secteur côtier dit « des Rivières du Sud » (il couvre Casamance, Guinée-Bissau et Guinée-Conakry), sont échelonnées des populations – Diola, Balant, Baga – étroitement apparentées à la fois par leur système social et par leurs techniques de production mises au service d’une riziculture inondée, nécessitant un aménagement minutieux des conditions naturelles. Découpés par un dense lacis de marigots, pénétrés par de profonds estuaires, couverts de forêts et ceinturés d’épaisses mangroves, de bas-plateaux s’enfoncent sous les vases littorales. Mieux difficile à pénétrer et à vaincre mais aux ressources naturelles variées : forêts relativement riches où l’humidité côtière permet la croissance du palmier à huile, sols variés et 75

fertiles, sables généralement meubles et profonds et alluvions fines, pluies abondantes (1 500 mm au moins) mais au rythme soudanien (sept mois de saison sèche), large éventail de cultures possibles, marigot poissonneux, etc. Si la mouche tsé-tsé est présente dans les galeries forestières, les défrichements l’éliminent et permettent l’élevage, d’autant plus que le berceau de la race taurine profonde N’Dama trypanotolérante, le Fouta-Djalon, est proche. Forêts, mangroves, marigots, cordons littoraux cernés de vasières ont servi de refuges à des populations politiquement émiettées, farouchement opposées à toute dépendance et, avant tout, soucieuses de défendre leur liberté et l’ensemble des valeurs paysannes propres aux paléo-soudaniens. Ainsi ont-elles survécu face aux assauts des Peuls et des Manding, enfermées dans une hostilité tenace à l’égard de toute influence étrangère, aussi fidèles à leur animisme ancestral qu’à leur choix longtemps exclusif pour la riziculture. C’est donc avant tout au service du riz qu’ils ont aménagé leurs terroirs. Le caractère intensif de la mise en valeur des rizières complète le raffinement de leur aménagement. Une panoplie variée de techniques est, au gré des besoins, mise en œuvre. Ces différentes techniques ne sont à la fois possibles et indispensables, donc pratiquées, qu’en réponse aux besoins, c’est-à-dire à la pression démographique. Dès que la pression démographique diminue ou, comme c’est désormais le cas fréquemment aujourd’hui, dès que d’autres activités détournent la force de travail disponible de la rizière, la mangrove reconquiert les polders, les différentes techniques intensives sont moins soigneusement appliquées. Alors que l’insécurité qui enfermait naguère Diola ou Balant sur leurs terroirs a disparu, que les cultures commerciales offrent leurs sollicitations, que l’exode rural sévit mais rapporte du numéraire, la riziculture des Rivières su Sud est en déclin et les aménagements correspondants se dégradent de manière irréversible, les hauts rendements n’assurant plus, dans le 76

contexte d’une économie ouverte, une rémunération décente de l’énorme travail qu’ils exigent. D’autres formes d’utilisation du milieu naturel, moins originales que la riziculture, complètent le tableau des aménagements réalisés sur la frange côtière des Rivières du Sud. Elles répondent aux mêmes objectifs et ont suivi la même stratégie élaborée dans le cadre d’une ancienne et totale sédentarité. Chaque village, par exemple, est fait de fermes familiales abritées sous un peuplement ouvert de palmiersrôniers, entretenus et exploités en vue de la construction d’un habitat remarquablement enraciné. L’empreinte la plus évidente des aménagements réalisés pour assurer la survie de populations aussi denses, consiste dans la transformation intégrale des versants en terrasses formant de gigantesques escaliers qui escaladent les pentes jusqu’aux crêtes. Et c’est aux densités les plus hautes que correspondent les systèmes de terrasses les plus impressionnants et les plus soigneusement entretenus. Systèmes inséparables de la pression démographique, puisque lorsqu’une cause accidentelle ou, aujourd’hui, l’émigration la réduisent audessous d’un seuil critique, ils se dégradent aussi rapidement que les rizières littorales sont reconquises par la mangrove, dans les mêmes conditions, sur la côte des Rivières du Sud. Un autre signe révélateur de l’intensité avec laquelle ces massifs ont été aménagés non seulement, réside dans la domestication de la végétation. Toute végétation naturelle a disparu ; non seulement la mise en culture de l’intégralité des versants supprime toute jachère et toute trace de brousse secondaire, mais les arbres qui parsèment les terrasses et forment parfois un parc de densité régulière d’une vingtaine d’arbres à l’hectare, appartiennent tous à des espèces utiles sélectionnées et traitées comme des plantes domestiques bien qu’en majorité spontanées.

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Ce parc comporte surtout des jujubiers taillés de manière à donner des perches étroites pour armer les toitures et dont le fruit est apprécié, quelques ficus et des tamariniers, également utiles à l’alimentation, des caïlcédrats, dont le fruit donne une huile non consommable, mais utile à de nombreux usages, et dont l’écorce entre dans la préparation de la bière de mil ; enfin des acacias, notamment Acacia albida, que son cycle végétatif inversé rend si précieux pour l’alimentation du bétail en saison sèche et pour la fertilisation du sol. A l’exception du dernier, ces arbres porteraient ombrage aux cultures s’ils étaient incontrôlés. Leur élevage systématique limite cet inconvénient et fournit le bois indispensable à la vie quotidienne. Aussi l’utilisation du parc est-elle soumise à des règles juridiques aussi précises que celles qui président à la gestion du patrimoine foncier. L’aménagement des versants par la construction des terrasses, outre qu’elle a permis d’épierrer les champs, facilite l’infiltration de l’eau, accroît par conséquent l’alimentation des plantes et entrave considérablement les effets de l’érosion ; le ruissellement en montagne est maîtrisé et tout le système hydrographique, depuis la multiplication des sources jusqu’au ralentissement des crues dans les vallées, en retire des effets bénéfiques. Comme dans toutes les situations du même type, les travaux investis dans l’aménagement du territoire servent de support à des systèmes de culture remarquablement intensifs. Chaque année, toute la montagne est couverte de champs de mil : sorgho de manière interrompue comme chez les Ouldémé ou bien sorgho et petit mil en alternance interannuelle comme chez les Matakam. Cultures intercalaires de haricots, de gombo, de sésame, minuscules parcelles de tabac, petits champs de voandzou et surtout d’arachide si le terroir empiète sur le piémont, complètent un système de production fondamentalement céréalier. En l’absence de toute jachère, l’utilisation 78

minutieuse de tous les engrais disponibles est de règle : déchets domestiques distribués par les pluies par suite de l’installation de l’habitat en haut des pentes, fumier animal soigneusement recueilli, cendres produites par les foyers de cuisine, vieilles pailles des toitures, soit au total de biens amendements ; c’est avant la minutie et l’intensité du travail du sol qui, compte tenu des aménagements réalisés, garantissent la pérennité de l’exploitation et le caractère permanent de l’agriculture. Ici encore, le raffinement des techniques de production et de l’aménagement des terroirs va de pair avec une organisation sociale faite de la juxtaposition de lignages autonomes ayant obstinément refusé la mainmise de toute infrastructure politique. Les montagnes forment une société relativement homogène au double plan technique et culturel, mais ils sont émiettés en une multitude d’ethnies de dimensions très inégales qui ne prennent conscience de leur commune personnalité qu’affrontés aux peuples musulmans de la pleine. A de rares exceptions près – celle de Matakam notamment – chaque montagne coïncide avec une entité ethnique : le montagnard n’appartient pas à un village (le mot même est inconnu) et sa montagne porte à la fois son terroir et son espace vécu. La disposition de l’habitat est révélatrice de cet état d’extrême morcellement social et politique ; il est totalement dispersé, chaque famille élémentaire s’enfermant, fût-ce à quelques dizaines de mètres de ses voisins (en principe, ses parents), dans un enclos ayant figure de fortin et abritant greniers et paillotes. Nul trait n’illustre mieux l’individualisme farouche du montagnard. Jadis, c’est seulement en cas de menace grave qu’émergeait un « chef de massif », en principe le chef de lignage le plus ancien, mais son autorité n’était que celle d’un coordonnateur temporaire de la défense, nullement celle du responsable d’une organisation politique ou du représentant d’une quelconque hiérarchie sociale.

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Ce paradoxe entre un tel émiettement et l’ampleur des aménagements réalisés s’explique par un peuplement extrêmement ancien, une colonisation de l’espace en tache d’huile, la solidarité agissante de populations bloquées dans leur montagne comme des assiégés (même s’il ne s’agit pas de réfugiés comme il est de mieux en mieux établi pour beaucoup d’entre elles) et, surtout, la pression démographique ; un tel paradoxe répond donc à une stratégie de survie poursuivie par des hommes attachés depuis des temps immémoriaux au milieu montagnard. Une autre conséquence de la densité des hommes, donc de la rareté de la terre mais sans doute aussi des aménagements du milieu naturel, apparaît dans les systèmes fonciers. Construire par l’effort séculaire des ancêtres, appropriée individuellement, convoitée évidement, tirant sa valeur du travail investi, la terre échappe ici à toute dépendance religieuse et à toute gestion collective. Elle est, au contraire, l’objet de transactions variées et incessantes allant du simple prêt à l’aliénation sans retour, de la location provisoire à la vente définitive, selon une réglementation traditionnelle qui ne doit rien aux influences étrangères, par exemple, à l’apparition de la circulation monétaire. Sans doute est-ce en réponse à l’évolution démographique inévitablement divergente des lignages et des familles et pour pallier des inégalités foncières intolérables dans une situation de surpeuplement aigu, qu’est apparu un mode de gestion de la terre (exceptionnel en droit africain traditionnel) qui retentit sur toute la stratégie de la société vis-à-vis du milieu montagnard. Une coupe allant du village à la forêt révèle que l’aménagement du terroir répond à un véritable modèle que l’on retrouve partout, assorti naturellement des nécessaires adaptations au site de chaque village, notamment à la nature des sols et à l’éventuel affleurement de cuirasses. Au contact immédiat de chaque village, s’étend d’abord une étroite auréole de parcelles encloses, qui, à l’abri de quelques 80

baobabs ou de fromagers, sont l’objet d’un véritable jardinage produisant tabac, maïs et condiments, et où le sol est soigneusement enrichi par tous les déchets ménagers. Au-delà de ces jardins commence un parc régulièrement implanté d’Accacia albida, qui est le type même de l’espace aménagé au bénéfice de la culture permanente et où l’enracinement des lignages et l’appropriation des champs prennent non seulement une signification sociale mais une dimension religieuse. Ici, le sol est amendé par les arbres, par la vaine pâture du bétail en saison sèche, par des apports systématiques de fumier et les jachères sont inutiles : sorgho, mil et maïs s’y côtoient et entrent désormais en rotation avec le coton. Cette zone franchie, apparaît une troisième couronne qui relaie le parc d’acacias sans solution de continuité mais dont il est plus difficile de fixer les limites en direction de la forêt. Ici, le paysage est piqueté de karités et de nérés et des jachères apparaissent. Enfin, ce parc se dissout à son tour dans la brousse, où l’empreinte humaine n’est plus faite que de défrichements temporaires vastes mais isolés, surmontés d’arbres utiles et ceinturés par d’immenses étendues de forêt sèche. Ce schéma répond à une stratégie précise de l’occupation du sol et, son évolution, aux fluctuations de la pression démographique et des besoins. Il permet d’opposer le parc véritablement construit d’Acacia albida à un parc simplement sélectionné, constitué de karités et nérés. Si ce schéma d’aménagement en auréoles concentriques découle de l’agglomération des hommes en communautés villageoises, la même stratégie est couramment appliquée dans le cadre d’un habitat en fermes familiales autonomes. La présence du parc d’Acacia albida révèle l’intégration de l’élevage au système de culture, c’est-à-dire l’association de la fumure animale à la fertilité des champs permanents ; ce parc est donc, à double titre, instrument de sédentarité et 81

d’intensivité puisque, outre l’apport direct de matière organique au sol par la chute des feuilles au moment où s’ouvre la saison agricole, il permet d’entretenir les bovins en saison sèche sur les terroirs villageois et de faire bénéficier ceux-ci du fumier animal. Pour analyser la stratégie traditionnelle de ce type de société, on considérera le cas du pays Mossi où la densité élevée de la population est le fruit de l’organisation de l’espace par un pouvoir hiérarchisé amalgamant. Sur la plus grande étendue du plateau mossi, l’homme a exploité et détruit, comme dans une économie minière, et on cherche en vain trace de sa maîtrise du milieu ainsi que de toute action constructive. Le système de culture repose sur l’exploitation de deux types de champs : d’une part, des « champs de case » à peu près permanents sur lesquels sont disposés les enclos familiaux, dont les essaims regroupent en principe une fraction de lignage formant un quartier ; d’autre part, des « champs de brousse » en auréole à la périphérie des premiers. Mais la densité de la population rendant les défrichements en brousse de moins en moins itinérants et les jachères de moins en moins durables, la distinction entre les deux types de champs s’estompe jusqu’à disparaître : c’est à peine si le second type offre une végétation résiduelle moins squelettique et, si la densité des espèces sélectionnées, notamment du karité, y est plus forte. Partout dominent mils et sorghos ; manque d’espace et rendements dérisoires, faim simultanée de terre et de mil, éliminent ou maintiennent marginales les cultures commerciales. Le bilan de ce système agricole doit être complété en soulignant son divorce à peu près total avec l’élevage du gros bétail ; les cultivateurs mossi ne détiennent qu’exceptionnellement et en nombre toujours très limité des bovins. Le plus important apport dont bénéficient les terroirs mossi provient des troupeaux peuls qui, depuis l’établissement

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de relations pacifiques entre ethnies voisines, viennent, en saison sèche, camper temporairement à proximité des villages. Loin d’avoir toujours pour résultat la constitution de foyers de peuplement à haute densité, les stratégies élaborées par les sociétés politiquement structurées ont eu souvent pour ambition essentielle le contrôle de l’espace grâce à leur organisation hiérarchisée et à leur force militaire. Les régions de peuplement purement manding offrent un exemple représentatif de ce type d’organisation de l’espace et de comportement à l’égard du milieu naturel. La société manding était et reste le prototype de celles où l’expansion spatiale constitue la réponse fondamentale à la croissance des effectifs et des besoins ; stratégie diamétralement opposée à celle des paysanneries paléo-soudaniennes, où le faible niveau d’organisation demeure associé à une remarquable aptitude à l’intensification des systèmes de production. III. DECISION MODERNE ET INTERVENTIONS EXTERIEURES. L’intervention des pouvoirs publics modernes en zone soudanienne a partout été tardive, sa démarche hésitante et son action souvent indirecte. A cela, trois raisons générales. En premier lieu, la difficulté d’intervenir au sein de paysanneries souvent nombreuses, dont il était délicat de perturber les techniques de production élaborées et les systèmes fonciers complexes. Pendant longtemps, les paysanneries soudaniennes ont été regardées comme des foyers de main-d’œuvre où l’on prélevait la force de travail nécessaire à la mise en valeur des zones voisines, mais dont on n’entrevoyait pas le développement dans leur cadre originel. En second lieu, le milieu soudanien n’offrait pas, sinon exceptionnellement, les vastes vallées sous-peuplées ou bien les forêts exubérantes et vides qui, au Sahel ou en zone 83

équatoriale, constituaient de vastes champs d’expérience ouverts aux initiatives technocratiques, à l’imagination des ingénieurs, ou aux promoteurs de plantations spéculatives. La troisième raison réside dans l’éventail très réduit des cultures intéressant le marché international : longtemps limité à l’arachide et au coton, il ne s’est enrichi que récemment de la canne à sucre. Et il a fallu attendre l’élaboration de politiques de développement vraiment nationales pour que les cultures destinées au ravitaillement du marché intérieur retiennent enfin l’attention des pouvoirs publics. Aussi, les investissements lourds et les grands travaux d’aménagement ont-ils été durablement détournés de la zone soudanienne. Le premier type de démarche appuyé sur les résultats de la recherche et un financement public concerne les interventions conduites au sein des paysanneries traditionnelles, en vue d’améliorer les résultats de leur effort de production ou de leur faire adopter de nouvelles spéculations. Ces interventions ont pris pour cadre le village et les exploitations qui les constituent, les innovations introduites ayant pour objectif l’augmentation de la production et non pas, en principe, la transformation des structures. Un bon exemple d’intervention de la puissance publique au sein d’une paysannerie « traditionnelle » est fourni par « l’opération arachide-mil » conduite au Sénégal vers les années 1970. Il s’agissait de promouvoir un projet national dont l’objectif intéressait aussi bien le revenu du plus modeste paysan que les finances de l’Etat et dont la décision comme l’animation relevait directement du gouvernement, c’est-à-dire du pouvoir politique. L’ensemble de l’appareil administratif de l’Etat devait soutenir un effort polarisé dans le bassin de l’arachide et intéressant largement plus de la moitié des exploitations paysannes du pays, mais incontestablement de dimension nationale par l’importance des sacrifices financiers consentis, 84

la place tenue par l’arachide dans l’économie du pays, enfin la dimension idéologique assignée à une opération tenue pour test de la volonté de progrès et d’indépendance économique. Il s’agissait donc d’un effort global de modernisation d’une agriculture traditionnelle, dont les résultats devaient déborder largement le domaine de l’arachide, qui lui servait de justification auprès des financiers et de point d’appui au plan agronomique. Conduite avec résolution, l’opération révéla cinq ans plus tard des résultats fort éloignés des ambitions initiales mais propres à éclairer les réactions des populations devant les prises de décision modernes et la manière dont les stratégies traditionnelles récupèrent, assimilent ou rejettent les innovations techniques proposées de l’extérieur. Au plan de la production, les statistiques ont traduit incontestablement un échec, puisque les tonnages d’arachide commercialisés au Sénégal se son effondrés pendant, à mesure que se déroulait l’opération. La cause primordiale de ce résultat résidait dans les imprévisibles accidents climatiques intervenus au Sénégal lors du déroulement de l’opération : déficit pluviométrique et mauvaise répartition des précipitations au long d’hivernages trop tardifs ou prématurément interrompus, ont conjugué leurs effets pour réduire les rendements et conduire les producteurs à consacrer tous leurs soins à assurer leur sécurité alimentaire. A ces causes directes de l’échec immédiat du développement de la production arachidière, il convient d’ajouter celles qui relèvent de la conception même de l’opération d’intensification. La décision moderne a sans conteste reposé sur une confiance excessive dans les seules solutions techniques et tenu pour négligeable la diversité des situations sociales, démographiques, foncières, etc. De même a-t-elle ignoré la valeur et la signification du patrimoine culturel et technique des populations concernées.

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Cette attitude a pour première conséquence que le « bassin de l’arachide » est traité par les promoteurs de l’opération comme un milieu homogène, unanimement réceptif aux thèmes techniques, comme s’il était par exemple possible d’appliquer les mêmes normes d’équipement aux parcellaires émiettés des régions portant près de 100 habitants/km2, où la main-d’œuvre est surabondante. De même, la décision moderne n’a porté aucune attention aux structures foncières alors que l’attitude du paysan sollicité d’investir, donc de s’endetter, devait se révéler profondément différente selon qu’il s’agissait d’un chef d’exploitation assuré de son droit d’occupation du sol ou d’un usufruitier précaire et temporaire. Même ignorance à l’égard des stratégies traditionnelles vis-àvis de l’espace, alors que le bassin de l’arachide comporte à la fois des « régions ethniques » où des paysanneries enracinées pratiquent de longue date une agriculture sédentaire et même intensive, et des secteurs d’occupation récente qui sont le domaine d’une agriculture extensive, parfois encore pionnière. Plus généralement, la méconnaissance des réalités rurales sénégalaises n’avait pu manquer d’entraîner une surestimation des résultats attendus de l’opération, alors que la hausse potentielle de la production était en réalité très inégale selon les régions. Mais l’examen des résultats d’une décision de type moderne et des investissements qui l’accompagnent ne saurait se limiter à son bilan économique immédiat. En réalité, l’opération de vulgarisation des thèmes techniques a eu une résonance profonde au sein du monde rural. Elle a d’abord mis en lumière l’aspiration au progrès et la capacité d’assimilation des paysans, attestées par leur effort d’investissement et la rapidité avec laquelle les techniques proposées leur sont devenues familières. Le résultat de l’opération a donc été d’enrayer les effets de la sécheresse sur les cultures vivrières et même d’entraîner en leur faveur un véritable renouveau. Le retentissement de 86

l’opération sur les systèmes de culture a pris des formes largement imprévues. Ainsi, l’emploi du semoir et de la houe attelés a provoqué l’extension des surfaces cultivées par actif, avec des conséquences différentes selon les régions. Mais, l’opération a aussi entraîné d’importantes conséquences d’ordre social. Enfin, malgré leur application uniforme, les thèmes techniques ont accentué les disparités régionales. C’est ainsi que la saturation des vieux terroirs de l’ouest du bassin arachidier a été plus patente que jamais tandis que les Terres Neuves du Saloum ont trouvé dans l’opération de nouveaux atouts pour accroître l’avance que détenaient déjà la taille et le revenu de leurs exploitations. Le second exemple d’intervention conduite à la suite de décisions gouvernementales et avec un financement public concerne des terroirs traditionnels dans le nord de la Côte d’Ivoire, en pays Sénoufo. Son originalité tient, d’une part, au choix d’une culture vivrière, le riz, comme source de revenu monétaire pour les producteurs. Autour de Korhogo, sur un plateau cerné par la vallée de Bandama, elle-même inoccupée jadis par suite de la présence de l’onchocercose, s’étend une zone de haute densité rurale, près d’une centaine d’habitants/km2. Pour réduire cette disparité fondamentale, l’Etat a décidé d’intervenir en chargeant une société publique de développement de promouvoir la riziculture irriguée, le marché national offrant au riz un débouché rémunérateur et largement ouvert. L’intervention s’est appuyée sur l’existence, dans une zone de cultures intensives sur terres hautes, de petites vallées faiblement exploitées dont beaucoup sont drainées par des marigots permanents et sur la présence d’une main-d’œuvre surabondante et réputée pour la valeur de ses traditions agricoles.

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La stratégie employée pour implanter la riziculture irriguée s’est caractérisée par sa démarche pragmatique et progressive. L’étape initiale a résidé dans la transformation en rizières irriguées inondées créées par les paysans dans les bas-fonds et les petites vallées de la zone dense. Des travaux simples ont permis d’abord d’aplanir les rizières, de les découper en casiers ceinturés de diguettes, de les alimenter par des aménagements au fil de l’eau, d’assurer leur drainage en canalisant le thalweg central et d’obtenir ainsi la hausse et la régularité des rendements. Une autre forme d’intervention de la puissance publique a résidé dans les tentatives opérées en vue de provoquer le desserrement du peuplement dans les régions de haute densité et dans l’organisation simultanée de périmètres de colonisation. Les massifs montagneux surpeuplés, où des populations paléo-soudaniennes ont longtemps défié l’autorité de l’administration tout en restant en marge de l’économie de marché, ont été particulièrement affectés par des initiatives de ce type. On a vu que le nord des Monts du Mandara a été le siège d’une civilisation de la montagne aussi remarquable par les densités exceptionnellement élevées qu’elle entretient que par les aménagements dont elle a marqué les paysages. Le surpeuplement de ces massifs est d’autant plus flagrant qu’ils se dressent au-dessus de plaines beaucoup moins peuplées. En conclusion, les décisions des instances politiques et administratives modernes ont rarement eu le souci ou la capacité de canaliser à leur profit les stratégies traditionnelles et d’exploiter le patrimoine technique et la connaissance du milieu sur lesquels elles se fondent. Conçues dans les bureaux des capitales, soucieuses de résultats économiques à court terme, confondant trop souvent croissance des exportations et développement, ces décisions ont avant tout cherché le succès dans la modernisation des techniques de production au service

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de cultures commerciales dont l’éventail est extrêmement limité. Même lorsqu’elles ont échoué, les initiatives de la puissance publique ont eu des répercussions importantes, parfois inattendues et toujours instructives, et la manière dont elles ont été interprétées par les populations auxquelles elles s’adressaient est riche de leçons. La première de celles-ci est que les paysanneries soudaniennes ont avant tout le souci d’assurer leur sécurité alimentaire : aucune pression extérieure ne les fera déroger à cette responsabilité essentielle. La seconde leçon est que tout progrès de l’équipement entraîne le recul des travaux collectifs et de la solidarité, de même que toute innovation technique est source de différenciation sociale et d’inégalité économique au sein des communautés familiales et villageoises. Une autre conclusion des expériences évoquées est la capacité d’assimilation des paysanneries soudaniennes : loin d’être figées, elles maîtrisent avec une étonnante rapidité les techniques nouvelles techniques nouvelles qui leur sont proposées, si elles leur sont financièrement accessibles. Encore faut-il que ces techniques se révèlent effectivement payantes et augmentent, non pas nécessairement les rendements, mais la rémunération du temps de travail investi. C’est dire que les techniques de culture intensive utilisées dans les stratégies de survie n’ont de chance de se perpétuer que si elles sont mises au service de productions recherchées sur un marché élargi. C’est dire également que lorsqu’une innovation est rejetée, ce n’est jamais par inaptitude à l’adopter, mais toujours parce qu’au niveau du paysan, compte tenu de ses moyens de production, elle se révèle sans intérêt. Une autre leçon à retenir est que les transformations contemporaines des sociétés soudaniennes n’ont plus pour acteurs des collectivités mais des individus.

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Alors que les stratégies traditionnelles orientaient les choix de toute l’ethnie ou imposaient les réactions solidaires à des communautés, les décisions modernes ont de plus en plus tendance à déclencher des réactions individuelles, à faciliter des promotions personnelles, à susciter l’intérêt d’une catégorie sociale, par exemple des chefs d’exploitation, des jeunes ou des femmes. Cependant, le comportement des populations à l’égard des décisions modernes dépend encore largement des structures dont elles ont hérité, par exemple de leur capacité ou de leur impuissance à contrôler l’espace, de leur aptitude à constituer des filières de migration ou de leur inaptitude à sortir de leur isolement, etc. Différences rarement prises en compte dans les décisions des pouvoirs publics, alors que les mobiles d’ordre financier interviennent de plus en plus clairement dans l’adhésion à ces décisions ou dans leur rejet ; et qu’une gestion rationnelle de l’espace demande dans de nombreux pays que les inégalités dans l’aptitude à l’expansion et à la colonisation soient corrigées par l’arbitrage de l’Etat et une législation appropriée. Il faut enfin rappeler qu’il n’est pas de développement dans l’isolement et que la zone soudanienne doit trouver les voies du progrès dans la recherche des complémentarités les plus rationnelles avec les zones voisines. Là encore l’action des pouvoirs publics modernes voit s’ouvrir devant elle un large champ d’initiatives possibles : non point en cherchant à imposer aux paysans des spéculations et des techniques dans le cadre de modèles contraignants, mais en les aidant à s’organiser, en aidant leurs initiatives par des investissements appropriés, en leur ouvrant des débouchés, en leur garantissant des prix rémunérateurs, c’est-à-dire en assurant de réelles perspectives économiques à l’effort d’équipement et aux entreprises de colonisation que les paysanneries soudaniennes souhaitent poursuivre et élargir.

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CHAPITRE III Stratégies traditionnelles, prises de décision moderne et aménagement des ressources naturelles en zones forestière et pré forestière d’Afrique Du point de vue des ressources naturelles et surtout de leur aménagement, le domaine considéré se définit par la végétation et la nature des cultures plus aisément qu’en fonction de critères climatiques. Il s’agit de la forêt dense humide de type équatorial et des formations mixtes de savane et de forêt qui la bordent. La forêt proprement dite offre une gamme de faciès allant de la forêt pluviale ou sempervirente à la forêt décidue, mais en Afrique occidentale la série s’interrompt en règle générale après la forêt semi-décidue, pour faire place aux savanes humides ou guinéennes (dites pré forestières, post forestières ou même périforestières). L’aspect est celui d’une mosaïque forêt-savane. Le domaine forestier et ses marges forment un ensemble impossible à délimiter en fonction d’un seuil pluviométrique. Avec moins de 800 mm de pluies/an, certaines stations du bas Togo font encore partie du domaine guinéen, tandis que d’autres, dans le nord de la Côte d’Ivoire, recevant 1 400-1 500 mm/an, en sont exclues. Sur les cartes d’ensemble, le domaine guinéen dessine une bande très grossièrement parallèle à l’orientation générale du littoral du golfe de Guinée. Sa limite septentrionale, tracée à partir de la Casamance sénégalaise, est assez régulière ; elle s’abaisse progressivement en latitude vers l’est, et ne se trouve plus qu’à quelques degrés au nord de l’Equateur dans la partie orientale de la République centrafricaine. A partir du fond du golfe de Guinée, la côte s’orientant au sud permet au complexe forêt-savanes périforestières de prendre son plein épanouissement en latitude. Une interruption majeure, à la 91

hauteur du bas Togo et du bas Bénin, la scinde en deux massifs, libéro-éburnéen à l’ouest, nigéro-congolais à l’est. Chacun de ces massifs présente en outre un étranglement caractéristique : le premier au niveau de la Côte d’Ivoire (le V des savanes Baoulé), le second le long de la dorsale de hautes terres marquant la frontière du Nigeria et du Cameroun. Beaucoup plus à l’est, un resserrement moins prononcé, coïncidant en gros avec l’axe hydrographique Congo-Sangha, ne laisse entre la forêt atlantique à l’ouest et celle de la cuvette congolaise à l’est qu’un pédoncule de quelques centaines de kilomètres de largeur. Dans les intervalles, la forêt dessine quelques saillants remarques ou détache quelques ilots avancés. L’exemple le plus caractéristique est celui du plateau togolais au nord de l’embouchure de la Volta : ses deux versant est et ouest sont boisés, très au-delà de la limite générale de la forêt dans ce secteur géographique. Au sud de l’Equateur, en Afrique centrale, les tracés sont encore plus irréguliers. I.

LES STRATEGIES TRADITIONNELLES :

1-LIBRE JEU D’UNE SOCIETE VIS-A-VIS DES RESSOURCES : LES NGAKA DE LA PREFECTURE DE LA LOBAYE, EN CENTRAFRIQUE Les Ngbaka sont l’une des nombreuses populations vivant dans le Sud forestier de la République centrafricaine, non loin de la frontière congolaise, au sud-ouest de Bangui. Il s’agit d’un groupe de dimension et de densité modestes, contenu dans les limites d’un espace d’environ 8 000 km2, où 5 « terres » administratives sur 14 sont à peu près entièrement peuplées de Ngbaka. La forêt est du type faiblement décidu décrit par Aubréville (1948). La région, sans grand relief, est quadrillée par un système hydrographique extrêmement serré dont les eaux débordent en marécages à l’époque des plus grosses pluies.

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L’implantation des premiers groupes Ngbaka, en provenance de l’est, remonte à la fin du 18e siècle et au début du 19e (Thomas 1973). En dehors des sols et de l’eau, de très nombreuses ressources immédiates sont mises à contribution, soit pour la consommation alimentaire, soit pour la confection des objets, de vannerie notamment. Cueillette, chasse et pêche tiennent une place importante. Une variété de fruits, les feuilles de nombreuses plantes, divers insectes sont récoltés. D’autre part, les champs sont mis en place chaque année sur des essarts défrichés et incendiés au prix d’un gros effort. Sur les champs et dans le régime alimentaire, les bananes à cuire tiennent, aujourd’hui encore, la première place ; les taros et les ignames viennent ensuite. Les trois plantes sont représentées par de nombreuses variétés. Courges, calebasses, canne à sucre, xanthosoma, patates douces, manioc, maïs, tabac, diverses sortes de légumes, feuilles vertes et plantes à sauce, sésame, arachide complètent l’assortiment. La plupart de ces plantes cultivées le sont généralement ensemble, sur les mêmes espaces, parmi les souches et les troncs abattus. Sauf exceptionnellement, elles ne font l’objet, pendant leur croissance, d’aucun soin particulier, ce qui donne aux plantations un aspect sauvage et désordonné. La mise en place judicieusement échelonnée des bananiers étale la principale récolte dans le temps. Les rejets produisent à leur tour, au bout d’un laps de temps très variable suivant les variétés, et font l’objet, en cas de soudure difficile, d’une véritable cueillette sur les champs réenvahis par la forêt. On a affaire à un agroécosystème généralisé, se rapprochant des conditions naturelles de structure et de reproduction de la forêt elle-même. En raison de la dispersion des ressources, les Ngbaka ont dû adopter une stratégie d’étalement sur l’espace, appliquée à différents niveaux. Individuellement, chaque groupe familial de 10 à 60 personnes allait s’installer à l’écart sous l’autorité incontestée de son chef. Ces petites communautés familiales, 93

éparpillées sur le territoire lignager, manifestaient une indépendance jalouse, un sentiment aigu de leur liberté, effet et cause tout à la fois de leur isolement réciproque. Le lignage lui-même, à mesure de son expansion démographique, réagissait à la poussée interne en se fractionnant ; les nouveaux éléments s’installaient sur les terres libres du pourtour, ou dans les interstices laissés par d’autres groupes ou d’autres populations. Ce n’était pas la terre à cultiver qui venait à manquer. Les cultures vivrières ne mobilisent aujourd’hui, où elles sont plus développées qu’autrefois, que 1/270e seulement de la surface disponible, ce qui permettrait théoriquement, après trois ou quatre ans au maximum d’utilisation effective du sol, une jachère de 270 ans. Les champs ne s’écartent guère de l’habitat : 2 kilomètres au maximum. Mais cette « petite forêt » familière s’entoure d’une « grande forêt » infiniment plus vaste, où les droits collectifs s’exercent jusqu’à une grande distance parfois. Cette vaste étendue sert de réserve pour les activités de cueillette, de chasse et de pêche. Ce sont ces activités, de rendement incertain et restreint, qui limitaient les densités et se trouvaient à l’origine de la stratégie d’étalement : il s’agissait d’une population dont le mode d’existence était sur une migration nécessaire. A partir du milieu du 19è siècle, l’afflux continuel de nouveaux groupes, en relation notamment avec les désordres d’origine esclavagiste affectant les régions plus à l’est, vient rompre l’équilibre population-ressources. Avec la saturation de l’espace disponible commencent les difficultés de coexistence. Quand les Français prirent possession de la Lobaye, la presque totalité de la population ngbaka se trouvait déjà concentrée dans des limites qu’elle ne pouvait plus franchir, entourée d’ethnies non moins belliqueuses.

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C’est par le truchement des ressources les plus appréciées mais les plus rares que l’espace était devenu un enjeu. En 1957, 10 chasses collectives au filet, chacune d’une journée entière, donnèrent des résultats allant de 0 à10 céphalophes gris, à partager entre 350 personnes ; l’une des meilleures rapporta, selon les groupes participants, entre 180 et moins de 100 g de viande par personne. Un rite significatif précède les grandes chasses actuelles, accompli par le personnage qui, dans ce domaine, est chargé des fonctions d’intercesseur auprès du monde surnaturel : ce rite consiste à « pleurer la chasse », à exprimer « le regret, du temps heureux où le gibier abondait » (Sévy 1972). Réunissant de cinq à huit « familles », le lignage ancien, tant qu’il demeurait, par sa dimension, une unité maniable, demeurait en cohésion territoriale. Outre la gestion du capital reproductif, ses fonctions essentielles avait trait aux rapports avec le milieu, soit pour maintenir le groupe en état d’harmonie avec la nature, soit par le moyen de rites propitiatoires et de purification. A leur tour, les lignages réalisaient entre eux des constructions d’ordre supérieur, qualifiées par les auteurs tantôt d’unités de population, tantôt de constellations d’alliances : alliance pour la lutte armée, ce qui en faisait des espaces de sécurité, et par l’échange des femmes. Bâties sur un modèle, à la fois sociologique et territorial, que l’on retrouve chez un grand nombre d’autres peuples de forêt, ces constellations sont à l’origine des « terres » de l’administration coloniale. Avec elles, on ne s’élève pas seulement d’un degré dans l’échelle géographique, on passe d’une stratégie directe à l’égard des ressources naturelles, à une stratégie indirecte, médiatisée par l’espace et les rapports sociaux. Enfermés dans leur espace ethnique et géographique actuel, les Ngbaka ont gardé néanmoins une existence particulièrement mobile. La mobilité des villages, comme celle des hameaux familiaux de jadis, se définit comme un 95

« nomadisme de petite envergure » (Sévy 1972) répondant à une étroite intrication de motifs pratiques et d’incitations d’ordre surnaturel. Ainsi, l’occupation du sol, elle, ne dépasse pas trois ou quatre années ; tous les ans, et une seule fois par an, de nouveaux essarts sont ouverts. La différence est nette avec certaines autres populations de la forêt oubanguienne. Chez les Mbwaka, par exemple, la culture se prolonge de cinq à sept ans ; au bout de quelques années de jachère seulement, une nouvelle phase d’occupation, un peu plus courte, achève d’épuiser la fertilité. La régénération, contrairement à ce qui se passe chez les Ngbaka, qui entament à peine le capital édaphique, est lente et difficile. Il y a là deux stratégies possibles à l’égard des sols forestiers : l’une apparentée à celle des Bantou de la forêt congolaise, consiste à réinvestir d’année en année le gros effort lié à un travail important de défrichage ; l’autre s’efforce de récupérer sur le maximum d’années le fruit de la dépense initiale, mais doit se contenter de rendements vite décroissants. Le trait original de la mobilité des Ngbaka réside dans les grands déplacements, véritables expéditions, que motivent chaque année les pêches collectives, puis la chasse à gros effectifs, enfin le ramassage des chenilles. Les pêches collectives ont lieu en mai. Elles sont l’occasion d’un véritable exode : la vie se transporte du village, presque entièrement déserté, à un campement en pleine forêt, où la part essentielle du travail revient aux femmes, chargées de barrer les cours d’eau choisis avant de les empoisonner, bief après bief. La grande chasse, beaucoup plus itinérante, se pratique en juin. Elle éloigne les participants pendant une période qui atteignait autrefois jusqu’à un mois d’affilée, et à une distance de trente kilomètres au moins du village.

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Le ramassage des chenilles vient en dernier et le séjour en forêt peut durer 7 à 8 semaines. Contrairement à ce qui se passe pour les deux activités précédentes, les captures sont pour une large part mises en réserve et rapportées grillées au village. Par leur déroulement saisonnier, au cœur de la saison des pluies qu’entrecoupe une petite saison sèche, ces activités définissent une période de semi-nomadisme de plusieurs mois, s’opposant à la période sédentaire consacrée aux cultures. Cette division du temps sur un rythme bimodal coïncide avec la division de l’espace évoquée plus haut. La gestion des ressources naturelles oblige à un aménagement de l’espace, qui commande à son tour une organisation du temps. Ce schéma dualiste doit être cependant nuancé. Entre les deux séries d’activités productives, d’autres font le lien. La recherche des régimes, sur les plantations de bananes abandonnées, s’apparente à la cueillette, la récolte des ignames sauvages, vivres de disette, à l’agriculture. L’exploitation du palmier à huile surtout est une autre activité intermédiaire : on en tire du vin et, au moyen de presses originales, de l’huile ; des familles entières s’y consacrent en fin de saison sèche. Dans le contexte monétaire actuel, cette activité rapporte des revenus non négligeables. Or, le palmier, sous-produit de la culture (il se multiplie sur les jachères), fait ici l’objet d’une appropriation précise, et d’un soin extrême de la part de son propriétaire, qui fait que son exploitation dépasse la simple activité de cueillette, de pêche et de chasse, se pratiquant pour la plupart en saison sèche et sur le terroir rapproché. Du point de vue de l’attitude envers les ressources naturelles, l’intérêt du système ngbaka, tel qu’il fonctionnait encore après la dernière guerre, était de se situer en quelque sorte à michemin entre celui des purs chasseurs-ramasseurs (comme dans le cas des Pygmées, leurs voisins), et celui des agriculteurs n’attachant aux ressources propres de la forêt qu’un intérêt marginal. 97

Bien d’autres groupes sont dans le même cas. Chez les Zandé de forêt, par exemple, dans le nord de la République Démocratique du Congo, selon les résultats de l’enquête CEMUBAC, 12% du temps total des ménages sont consacrés à la cueillette (au sens large), contre 24 % à l’agriculture. Cette proportion est d’autant plus significative qu’à la date de l’enquête, les villageois subissaient encore une forte pression des autorités administratives en faveur des cultures commerciales. Jusqu’après 1930, les Ngbaka ont été soumis, de la part du pouvoir colonial et des sociétés commerciales, à une variété de contraintes et de sévices, et ceci au seul bénéfice d’une stratégie incohérente. D’un côté, les exigences du colonisateur ont renchéri sur le côté mobile et prédateur du mode de vie ngbaka : D’abord incités à rechercher et vendre l’ivoire, les hommes ont été rapidement poussés à la récolte forcenée du caoutchouc des lianes à latex, au point de devoir négliger à certains moments leur agriculture de sécurité. Entre temps, les sociétés commerciales s’étaient portées acheteuses d’huile de palme de fabrication artisanale. Mais en même temps qu’elle contraignait la population à multiplier les expéditions en pleine forêt, l’administration poursuivait avec obstination une politique de concentration des habitants : regroupement en vrais villages, transfert en bordure des routes tracées à partir des années 1920. C’était là au bénéfice d’un contrôle plus facile des gens, les éloigner des peuplements de lianes et de palmiers. Dans l’ensemble africain francophone, les régions forestières de la République centrafricaine représentent une des terres d’élection de cette politique de concentration de la population rurale obstinément poursuivie dans un bon nombre de régions sous-peuplées. En pays ngbaka, les habitants ont fini par se rallier à l’habitat de bord de route, et à se transporter spontanément sur les nouveaux axes.

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Mais le principe des villages groupés tend à être, au contraire, refusé : une fois la pression administrative levée, la tendance est, un peu partout, à la redissémination, mais désormais sous forme linéaire, en hameaux égrenés le long des axes de circulation. Dans l’Afrique actuelle, la politique des regroupements a resurgi en force. Ce n’est plus cette fois la commodité du contrôle administratif ou médical qui constitue le but recherché, mais la possibilité, en conférant aux groupements une taille suffisante, de les doter d’un certain nombre d’équipements. Sous cette nouvelle forme, la politique des regroupements a trouvé une première application au Gabon, vers 1050. Dans un contexte politique entièrement différent, le plateau Bamiléké lui, a offert un nouveau terrain d’expérimentation, au Cameroun, au début des années 1960. Depuis quelques années enfin, les pays de l’est et du sud-est de l’Afrique la pratiquent dans les régions de forêt claire : en Tanzanie, avec la « villagisation », et plus encore dans le Mozambique, une charge idéologique très forte vient appuyer le mouvement. Or, l’exemple ngbaka est là pour servir de mise en garde. En effet, toute politique visant à concentrer l’habitat rural comporte un risque grave ; elle est même condamnée à l’échec si on n’a pas assuré au préalable, dans les régions où l’agriculture repose encore largement sur les ressources naturelles, sa compatibilité avec un usage très extensif de l’espace. Les difficultés viennent de ce que l’habitat est très accessible aux moyens du pouvoir politique et de la mobilisation des masses. Par contre, la gestion et l’aménagement, dans le cadre du système de vie d’une population, des ressources offertes par le milieu, constituent un complexe d’éléments résistants, que seul le temps, une expérience approfondie et beaucoup de

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prudence peuvent faire évoluer sans catastrophe vers le résultat désiré. Peu après 1950, le pouvoir colonial en pays ngbaka, rompant radicalement avec la politique antérieure, s’est attaché à développer l’arboriculture en milieu autochtone. Un certain nombre de villageois devinrent planteurs de café. Sur le plan individuel, après quelques années, des réussites indiscutables se dessinaient. Mais en même temps se manifestaient les signes de plusieurs déséquilibres. On notera d’abord l’éclatement d’un système cohérent de gestion des ressources en raison d’activités matériellement incompatibles. Les soins et la surveillance qu’exigent les caféiers vont difficilement de pair avec les longs déplacements collectifs en forêt qu’exige le système traditionnel. Plus encore sur le plan social, l’ajustement se révèle impossible. Le planteur a besoin de la main-d’œuvre des jeunes gens comme de ses propres femmes : s’il les retient de force, il se heurte à leur mauvaise volonté ; s’il les laisse partir en forêt, c’est pour se retrouver seul devant une tâche qui excède ses forces. Le planteur a également du mal à faire face à toutes les obligations de présence et de révérence qu’impose la vie traditionnelle, notamment quand il est jeune et qu’il débute. Finalement, il se singularise parmi les autres membres du groupe qui ressentent son attitude come une marque de mépris à leur égard, comme un rejet de la tradition et un manque au respect dû à la mémoire des ancêtres. Par ce comportement, il leur semble renier les liens de fraternité du lignage. C’est tout le problème du passage d’un mode d’utilisation des ressources naturelles à un autre, mieux en accord avec le nouvel environnement économique national ; et du rôle qu’il faut laisser ou non aux individualités particulières comme agents du changement nécessaire. On va retrouver ce problème dans le centre de la Côte d’Ivoire, considérablement par les contrats. 100

2- PAYS BAOULÉ EN CÔTE D’IVOIRE Légèrement décalé vers le sud et vers l’est, par rapport au centre géométrique de la Côte d’Ivoire, le pays Baoulé se caractérise par quatre traits significatifs : - L’homogénéité culturelle d’une population – les Baoulé- - mise en place pour l’essentiel au cours du 18e siècle ; - La forte densité de population comparée à la plupart des autres régions du pays (30 habitants/km2 en moyenne) ; - L’existence d’une ville de plus de 150 000 habitants, Bouaké, qui, malgré l’origine septentrionale d’une partie de sa population, traduit le poids du pays Baoulé dans le peuplement et l’économie de la Côte d’Ivoire ; - Enfin, un milieu naturel constitué par de vastes savanes périforestières dont toute la partie sud s’enfonce comme un coin dans la forêt. Vis-à-vis des activités humaines, le pays Baoulé se présente comme un milieu de passage, de transition entre forêt et savane, considéré à l’échelle zonale. Localement, l’aptitude des Baoulé à tirer parti de l’agencement particulier des ressources offertes par la mosaïque végétale apparait d’abord dans la grande variété des plantes cultivées. L’igname occupe une position dominante. Mais les Baoulé utilisent les particularités distinctes de deux espèces : Dioscorea alata et D. cayennensis ; dans trois villages, pas moins de 35 variétés clonales ont été répertoriées au total (Blanc-Pamard 1975). Après l’igname, sont cultivés non seulement le manioc, le taro, le xanthosome et la patate douce, mais un grand nombre de plantes à graines comestibles (doliques, cucurbacées à graines oléagineuses, arachide, maïs, riz et même un peu de sorgho dans le nord-ouest de l’aire).

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Ainsi, toutes les facettes du milieu sont mises à contribution. Seules font exception, les savanes purement herbeuses des bas de pente, en raison de leurs sols médiocres, et les forêtsgaleries. Cependant, même les savanes les moins fertiles servent à la chasse. Celle-ci semble avoir joué autrefois un rôle beaucoup plus grand. L’enchevêtrement des deux grandes formations végétales est mis à profit pour le rabattage du gibier, l’utilisation du feu et la mise en place de barrières munies de pièges. Quant aux forêts-galeries, dans la mesure où elles ne sont pas converties aujourd’hui en rizières inondées, c’est le domaine par excellence, à cause des nombreux palmiers-raphias et palmiers à huile, de la récolte du vin de palme. Celle-ci se pratique aussi, en grand, dans les savanes à rôniers, caractéristiques de la pointe du V baoulé. Les Baoulé sont également éleveurs : éleveurs de moutons et de chèvres naines, mais aussi, de façon plus sporadique, éleveurs de bovins (il existe même une race Baoulé trypanotolérante, intermédiaire entre la race N’Dama et le bétail des Lagunes). A l’extrémité sud de la branche orientale du V, plusieurs villages, installés en bordure d’une savane particulièrement étendue, se sont spécialisés dans l’élevage : à Sakassou, il y a plus de bovins que d’habitants. En jouant sur les espèces et les variétés d’ignames, sur le cortège des plantes accompagnatrices (dans la parcelle cultivée et sur chacune des buttes dont elle se compose), sur le choix des plantes succédant à la culture principale en deuxième et parfois en troisième année, le cultivateur arrive toujours à ses fins, au moins sur le plan vivrier. Blanc-Pamard (1975) a fait à cet égard des observations révélatrices dans trois villages du fond du V Baoulé. A Tafissou, dont le terroir se répartit par moitié environ entre la forêt et la savane, les cultures vivrières de forêt, toujours associées à des plantations de café-cacao en phase pionnière, 102

reposent en première année sur diverses variétés d’igname, mais toutes tardives et à une seule récolte (D. alata) ; en seconde année, le relais est pris par des cultures de forêt ombrophile, bananiers et taros, associés à du maïs. L’igname se retrouve en savane, toujours sur défrichement, mais on a affaire cette fois à des clones de D. cayennensis, principalement la variété Lopka, précoce, tuteurée à deux récoltes. Le manioc, accompagnant l’igname avant de lui succéder, joue alors le rôle de culture de savane. D’une manière générale, les variétés de savane sont préférées aux variétés de forêt, surtout pour préparer le foutou, plat national des Baoulé. Elles ont de plus l’avantage d’être immédiatement consommables ; les ignames de forêt, elles, doivent séjourner sur des claies pour acquérir la fermeté désirée. Les villages qui, tel Groudji, n’ont que peu de savanes, réservent leurs savanes incluses dans la forêt à la culture intensive des Lopka. Dans l’utilisation des terres à des fins vivrières, une large place est faite aux lisières, définies par les Baoulé comme l’endroit où se rencontrent les herbes et les arbres. C’est là que, pour une même variété, le rendement, si l’on en croît les villageois, serait le plus élevé et le goût le meilleur. De là une concentration impressionnante des parcelles en bordure de la forêt ou des îlots forestiers. De plus, on remarque dans tous les champs installés en lisière, une combinaison savante des variétés d’ignames, selon que les bulles sont côté forêt ou côté savane. Les Baoulé ont toujours recherché les monnaies d’échange et les sources de profit. La savane a été la première à les leur procurer. Au contact des populations autochtones, progressivement assimilées, et de leurs voisins Gouro, ils se sont mis à produire du coton, à tisser, et à vendre pagnes et couvertures. Vint la colonisation qui réduisit cette activité à un artisanat local ou de luxe, mais fit naître une nouvelle opportunité, l’arboriculture caféière et cacaoyère, à laquelle se consacrèrent désormais les Baoulé. 103

Ainsi, grâce à une riche panoplie de plantes et de « savoirfaire », les Baoulé ont su en chaque lieu et en chaque occasion extraire, combiner et agencer par rapport aux ressources, les éléments d’une stratégie polyvalente. Cette stratégie, remarquablement économe des ressources naturelles, s’oppose à la stratégie d’épuisement des ressources rares et d’étalement des hommes, relevée dans le cas des Ngbaka. Dans l’agriculture Baoulé, la confection des buttes destinées à l’igname constitue la tâche la plus astreignante. Les calculs opérés dans sept villages différents montrent que pour un nombre de buttes à l’hectare compris entre 3 500 et plus de 10 000, le volume de terre remuée varie entre 400 et 1 700 m3 (Ripailles 1966). Le tuteurage des ignames précoces demande également beaucoup d’efforts, mais les rendements sont en rapport : 10 t/ha pour les ignames tardives ; 9,6 et 7,8 t/ha respectivement pour les deux récoltes d’ignames précoces. En deuxième année, la durée de la période pluvieuse autorise deux cultures successives sur la même parcelle : par exemple, arachidecoton ou arachide-riz. En fait, 50 % des champs environ sont abandonnés après l’année des ignames ou ne sont cultivés l’année suivante que pendant une seule des deux campagnes. En fin de compte, de très petites surfaces suffisent à faire vivre la population, et la densité peut atteindre des valeurs élevées sans que la durée des jachères en souffre. A Adiamprikofikro-Douakankro, village double situé à 20 km au sud-est de Bouaké, chaque habitant ne cultive que 16 ares d’ignames et 5 autres consacré aux cultures secondaires de deuxième année. Bien que la densité humaine s’élève à 41 hab./km2, 6 % seulement de la surface totale du terroir sont simultanément cultivés. La durée moyenne des jachères, après une année et demie au maximum d’utilisation du sol, atteint 8,63 années. Introduits depuis plusieurs décennies, le coton et le riz augmentent la 104

surface consacrée aux cultures temporaires et ramènent la durée théorique de la jachère à 6 années environ pour une de culture. Mais il reste beaucoup d’espaces en réserve : sur les 1 041 ha du terroir, 650 seulement entrent dans le cycle d’exploitation ; des 400 hectares restants, il faut soustraire les surfaces incultivables pour des raisons édaphiques (affleurement de cuirasses), ou sociologiques (forêt sacrée) ; mais une part appréciable pourrait être récupérée en cas de nécessité.

Ces données sont en accord avec celles d’une enquête réalisée en 2009 sur 6 villages répartis sur l’ensemble du pays Baoulé. Par habitant résidant en permanence au village, l’igname occupait entre 7,7 et 15,9 ares, les cultures secondaires entre 0,9 et 14,1 ares ; dans un seul des six villages, le total dépassait légèrement 25 ares. Le seuil d’équilibre entre surfaces disponibles et besoins de terres semblait atteint dans deux terroirs et dépassé dans un troisième. Dans les deux premiers, ayant une densité respective de 60 et 65 hab./km2 , les jachères conserveraient une durée « normale », 9 ans dans un cas, 11 ans dans l’autre entre deux cultures d’igname successives. Le troisième terroir, nourrissant près de 100 hab./km2, voyait ses jachères réduites à 6 années environ, durée considérée comme nettement insuffisante. Mais la situation peut difficilement y être regardée comme critique. Dans la zone de Béoumi, au nord-est du pays Baoulé, dont les habitants ont été privés d’une partie de leurs ressources en terre par la mise en eau du barrage de Kossou, le secteur le plus proche du lac est depuis plusieurs décennies peuplé de plus de 150 hab./km2. Cette zone dense est entourée d’un croissant où la densité excède 90 hab./km2. Quand il reste assez de surfaces disponibles, les exploitants cultivent chaque année entre 10 et 13 ares d’igname par consommateur, ce qui suffit à les nourrir.

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Quand ils cultivent davantage, c’est pour vendre le surplus. Une fraction seulement de cette surface est réutilisée la seconde année pour les productions d’appoint. Quant au temps de jachère, il faut compter en moyenne, au dire des paysans, 10 ans de repos pour une jachère forestière et 5-7 ans sur une parcelle située en savane. On arrive à une charge-limite de 156 hab./km2 . Compte tenu de l’espace mobilisé par les cultures commerciales, ou indisponibles, cela correspond à une densité brute de 100 habitants environ/km2. Quand cette valeur est dépassée, et que la terre se raréfie, on observe, trois réactions compensatrices : d’abord, les gens n’hésitent plus, malgré la pauvreté des sols, à mettre en culture la bande de savane herbeuse qui ceinture les forêtsgaleries ; puis la durée de culture devient supérieure à deux années, pour atteindre sur certaines parcelles trois ans et davantage ; enfin, la période de jachère se réduit à 4 et même 3 années. Dans l’immédiat, la situation ne paraît pas critique, mais dans les villages les plus peuplés, les ressources sont réduites au minimum ; les gens se procurent des terres à l’extérieur, et certains commencent à partir. En dépit des difficultés qui ont commencé à se manifester depuis quelques années, aucune atteinte sérieuse n’a été infligée au potentiel de ressources naturelles. Livrées à ellesmêmes, en l’absence d’hommes ou sous une protection artificielle, les savanes baoulé évoluent vers la forêt. Des recherches récentes ont révélé que dans certaines conditions, la mise en culture elle-même, loin d’entraver le processus spontané, a au contraire pour résultat de l’accélérer. La dynamique végétale ne devient franchement régressive et ne conduit à la savanisation que pour des densités tout à fait exceptionnelles en pays Baoulé. Bien que de façon non intentionnelle et compte tenu d’un climat nettement forestier, le système agricole aboutit à ménager la ressource essentielle que sont les sols. En règle générale, réserve faite du problème des cultures arbustives, les Baoulé ne manquent pas de terres. 106

De là, chez eux, une politique d’accueil en rapport avec la sous-consommation des sols et la sous-occupation des terroirs. Dans la zone de Béoumi, l’exploitant « peut très bien demander le droit de cultiver, soit sur les terres des autres quartiers, soit sur celles des terroirs limitrophes » (Lassailly 1976). Cette souplesse du régime foncier a facilité jadis, dans la phase de peuplement, l’essaimage des villages ; elle favorise aujourd’hui la course aux plantations de café-cacao ; elle permet à ceux qui ont perdu leurs terres de se recaser ; elle rend possible la mobilisation des surfaces nécessaires aux opérations de développement ou de modernisation agricole. Tout se passe comme si la société Baoulé actuelle vit toujours sur la lancée de la vieille stratégie sociale de compétition par la démographie, responsable de l’accumulation migratoire des premiers siècles et des achats massifs d’esclaves à la fin du 19è siècle. Il s’agit aussi chez les Baoulé d’une stratégie du mouvement. Il y a longtemps que la société baoulé a cessé, en bloc, de migrer. Ancrée au sol, elle s’est territorialisée à deux degrés : - D’une part, les principaux groupes ont constitué des « fédérations », occupant des aires continues de peuplement que séparaient des bandes de terrain de 5 à 10 km de large, laissées volontairement vides. -

D’autre part, à l’intérieur de ces aires, chaque village contrôle son « terroir ». Mais cette fixation territoriale laisse subsister aujourd’hui un degré considérable de mobilité. Celle-ci, sous ses formes contemporaines, ne répond pas à une pression excessive sur les ressources agricoles. C’est la recherche de l’indépendance et du profit individuels qui en est d’ailleurs généralement responsable.

La société baoulé est d’ailleurs fortement marquée par cet aspect : dans les villages, l’unité sociale de base, groupement parental aux contours flous, l’aoulo, est centré sur le « trésor » et son détenteur ; à l’opposé de la société mossi par exemple, 107

l’homme riche est une puissance reconnue. La mobilité, dans ces conditions, a connu deux paroxysmes : - Le premier grand mouvement, lié à la découverte de placers aurifères vers Dimbokro et Toumodi, a pris la forme d’une sorte de ruée vers l’or à partir de la fin du 18è siècle, en direction des régions forestières du sud. - Le second, beaucoup plus récent, procède de la réorientation vers le café et le cacao de l’économie marchande des Baoulé ; Dans le cas des cultures arbustives, comme dans celui de l’or, ce n’est pas l’espace en soi qui attire les migrants mais des ressources bien localisées. Nombreux sont les villages qui ont à peine assez de forêt pour établir quelques hectares de plantations. Cacaoyer et caféier souffrent en outre en pays Baoulé d’une pluviosité insuffisante. A cet égard, le déficit de ces dernières décennies paraît catastrophique. Suivant les sols et leur capacité de rétention en eau, suivant la position géographique par rapport aux isohyètes et suivant la composition locale de la mosaïque, de très grandes inégalités affectent les situations locales et modulent d’un secteur à l’autre le mouvement de migration. Les propriétaires de plantations « finies » vont alors chercher plus loin de nouvelles terres à mettre en valeur. Le mouvement inverse se produit aussi et on trouve dans les villages de savane nombre de planteurs rentrés chez eux, mais qui tirent une partie au moins de leurs revenus de caféiers ou de cacaoyers laissés, loin dans la forêt, aux bons soins d’un membre de leur famille. Les itinéraires individuels se trouvent ainsi jalonnés, du nord au sud, de plantations, selon un processus qui rappelle les faits observés au Ghana – mais cette fois dans le sens est-ouest – pour les planteurs originaires de l’Akapim. Cette stratégie d’occupation de l’espace et de mise en valeur des terres rend en principe les paysans Baoulé disponibles, du moment qu’il y a un solide profit à escompter, pour n’importe quelle entreprise de mobilisation des ressources naturelles. 108

C’est ainsi qu’est née l’idée de fixer sur les « terres neuves » du sud-ouest de la Côte d’Ivoire, dans l’arrière-pays du nouveau port de San Pedro, les paysans déplacés à la suite de la mise en eau du lac de Kossou. Sur 75 000 personnes déplacées par suite de la montée des eaux, on a vu partir 65 000 vers le sud-ouest ; 4 000 à peine ont accepté le grand déplacement. La solution a été alors à chercher dans une tout autre direction : le recasement au voisinage, assorti d’un encadrement spatio-agronomique adéquat, ce qui relève d’une stratégie bien différente. La politique de l’Etat ivoirien jusqu’au début des années 1970 visait essentiellement à accroître la production. De puissants organismes sectoriels, mis en place à l’échelon national, ont été chargés d’encadrer les paysans, et l’ont fait de façon souvent fort efficace : la Société d’Amélioration Technique et de Modernisation Agricole en Côte d’Ivoire pour les cultures arbustives ; la Compagnie Ivoirienne des Fibres Textiles pour le coton. Des sociétés pré-coopératives ont été mises en place dans un certain nombre de villages. Bien plus spectaculaires apparaissent les entreprises placées sous l’égide de l’Autorité de la vallée du Bandama, chargée de toutes les opérations d’accompagnement du barrage et de l’usine hydro-électrique de Kossou. Le problème essentiel découlant de la mise en eau consistait à doter de ressources, au sein d’une région déjà passablement peuplée, des milliers de familles privées de leurs terres et de leurs plantations. Les réponses apportées constituent, en pays Baoulé, les premières tentatives pour mettre sur pied un système intégré, tirant un meilleur parti des ressources naturelles que l’agriculture traditionnelle. La construction de nouveaux villages, sur un plan très desserré en damier ou en alignements concentriques, a permis de reloger sur des sites adéquats, surtout à l’est et au sud du lac, les habitants des villages inondés ou destinés à l’être. Les

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villages déménagés ont été le plus souvent regroupés pour former des unités d’environ un millier d’habitants. Des équipements collectifs assurent une véritable promotion sociale. Mais, sur le plan agricole, une partie seulement des villageois réinstallés sont pris en charge selon diverses formules d’exploitation moderne, dont les blocs de cultures annuelles. Chaque bloc, d’environ 150 ha (le plus souvent d’un seul tenant), est divisé en cinq soles, séparées par des andains anti érosion. L’assolement correspond à la rotation suivante : ignames, maïs suivi de coton, riz, les deux dernières années étant consacrées à une jachère pâturée de Stylosanthes gracilis. Les participants reçoivent un hectare dans chaque sole, soit cinq en tout. Suivant une formule très répandue, ils bénéficient, contre paiement des charges, des services d’une chaîne complète de motorisation, gérée en commun. Le troupeau, composé de bovins trypanotolérants, est collectif ; les animaux jeunes, au nombre d’une centaine par bloc, sont engraissés en 18 mois. L’opération est, sur le plan technique, une réussite ; mais doitelle être considérée pour autant comme un exemple à suivre en matière d’aménagement des ressources naturelles ? Par la force des circonstances, une inégalité créée entre anciens et nouveaux habitants, a affecté le partage des ressources naturelles. A l’intérieur de la sous-préfecture de Béoumi, où se localisent près de la moitié des ensembles culturaux mécanisés, la plupart de ces derniers ont été implantés à l’est du lac, dans la zone la plus peuplée de tout le pays Baoulé. Un certain nombre de terroirs se sont trouvés sérieusement amputés, les pertes dépassant parfois 25 % de la surface utile. La pénurie ainsi créée s’est répercutée de proche en proche ; par les campements de cultures, installés à distance sur les terres encore disponibles, les espaces les plus peuplés, très proches du lac se sont déchargés vers la périphérie.

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Sous une variété de dénominations – cultures « horspérimètre » ou « hors casier » ou « hors-paysannat », ces champs se retrouvent partout où la mobilisation des ressources, sous l’égide des pouvoirs modernes, a pris la formes d’espaces géométriquement organisés. Cela traduit le défaut d’articulation de deux stratégies, l’une qui administre les ressources naturelles selon un cadre strict dans le temps et dans l’espace, l’autre qui conserve vis-à-vis de ces ressources les marges de liberté et d’indétermination dont les sociétés ont besoin. II. LES STRATEGIES MODERNES ET LEURS CONTRADICTIONS Aujourd’hui comme au 19e siècle, le marché mondial est demandeur des produits du palmier : l’huile, d’une part, fabriquée sur place, les palmistes, d’autre part, c’est- à –dire les amandes de palme, expédiées après décorticage pour être traitées en général dans les pays acheteurs. On considérera comme critère du passage de l’économie traditionnelle à l’économie moderne le traitement mécanique des régimes dans des huileries à caractère industriel. L’unique problème est d’approvisionner régulièrement les installations, en volume et en qualité, de manière à les rentabiliser. Dès les premiers temps du régime colonial, l’existence de palmeraies réputées « naturelles » a, dans divers pays, mais surtout en Afrique centrale, attiré l’attention des gouvernements et des investisseurs. Ce fut le cas des palmeraies du Kwilu (sud-ouest de la RDC). D’autres entreprises, moins importantes, firent de même entre les deux guerres. Le système reposait sur l’utilisation de nombreux coupeurs. Les régimes livrés leur étaient payés au prix fixé par l’administration. Des milliers de kilomètres de routes furent tracés pour faciliter la desserte d’un réseau dense de points d’achat. L’exploitation de la palmeraie du Kwilu s’est maintenue à peu près sans changement jusqu’en 1960.

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Un effort tardif de la part des sociétés huilières, pressées par l’Etat, pour développer de véritables plantations ne leur assura pas plus d’un sixième de leur approvisionnement. Elles réussissaient pourtant à gagner de l’argent ; quant aux coupeurs, avec des gains de l’ordre de plus de 7 000 francs congolais, ils apparaissaient relativement favorisés, selon les normes de l’époque. Le système fonctionnait néanmoins dans des conditions assez artificielles. Près de 50 % des coupeurs, recrutés plus au sud des plateaux sans palmeraies, travaillaient à deux ou trois cents kilomètres de chez eux ; dans le cadre d’une organisation générale fort contraignante, même pour ceux qui restaient au village, ils ne perdaient pas grand-chose à partir. Après la dernière guerre, les autorités ont cherché à accroître la production des palmeraies dites naturelles. Au Nigeria oriental, un Palm Group Rehabilitation Schem, programmé sur les années 1962-1968, devait aboutir à la rénovation de 25 000 ha. Plusieurs autres pays ont fait des efforts du même ordre pour rajeunir les peuplements et y introduire des palmiers à haut rendement. Dans la plupart des cas, ces interventions allaient de pair avec la création d’huileries modernes et d’un réseau de pistes pour le ramassage par camions. A l’organisation très directive mise en place par les sociétés huilières au Congo, on substituait seulement une variante associative, où les propriétaires des arbres étaient invités à livrer leurs régimes au lieu de les traiter eux-mêmes. En Côte d’Ivoire, le premier plan de développement de l’après-guerre avait prévu la création d’une huilerie à Dabou. Des travaux furent entrepris tendant à l’aménagement, à la régénération et à l’extension de la palmeraie d’Adioukrou qui devait l’approvisionner. Au Dahomey (actuel Bénin), des palmeraies comme celles de Porto-Novo, furent aménagés, mais sans succès, en raison de l’épuisement des sols et surtout du refus catégorique des paysans de détruire les vieux arbres peu

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productifs, qui gênent le développement végétatif des jeunes plants sélectionnés. Ce fut aussi le cas de la palmeraie de Moanda, dans le sud du Gabon, équipée et aménagée, à grands frais, pour une production d’huile qui resta très inférieure aux prévisions ; l’huilerie dut rapidement fermer. Même constat au Cameroun. Cet insuccès quasi général tient certainement, pour une part, au caractère même d’une palmeraie spontanée. Insuffisamment dense, hétérogène, dispersée, embroussaillée, souvent vieillie, elle comporte, par définition, un faible potentiel de production par rapport à sa surface. Une exploitation de type traditionnel s’en accommode aisément. Mais une huilerie moderne ne peut réussir qu’avec des approvisionnements parfaitement réguliers, difficiles à assurer sans le secours d’une vigoureuse autorité, ou avec le complet assentiment et beaucoup d’esprit de suite de la part de ses partenaires. Le problème n’est pas propre aux palmeraies spontanées, c’est celui de toutes les stratégies qui prétendent associer, dans un même processus de production, des parties engagées dans des sphères de contraintes, d’intérêts et d’habitudes radicalement distinctes. Une autre stratégie moderne repose aussi sur la création de plantations industrielles. C’est le Cameroun qui, en Afrique, fournit le plus bel exemple de grandes plantations de palmiers, avec la Côte d’Ivoire. Les palmeraies camerounaises sont anciennes. Elles se localisent au pied du Mont Cameroun, dans la partie occidentale du pays. Leur exploitation est assurée par une société privée et une société d’Etat. Les plantations ivoiriennes sont au contraire de création plus ou moins tardive. De 1980 à 1992, plus de 100 000 ha ont été plantés ; de 110 000 tonnes d’huile en 1995, la production s’est élevée à plus de 500000 tonnes en 2010. Les plantations, réparties en neuf complexes agro-industriels, se localisent le long d’une étroite bande côtière. Elles relèvent d’un groupe de sociétés d’Etat. 113

La réussite de l’entreprise ne se limite pas au plan financier ; elle consacre une stratégie de développement des ressources naturelles de base, dans des régions plus ou moins peuplées. Au Cameroun, les palmiers occupent essentiellement les sols volcaniques ; en Côte d’Ivoire, par contre, ils mettent en valeur des sols sableux de faible intérêt pour la plupart des cultures commerciales. Mais il faut trouver les hommes indispensables à la mise en valeur et à l’exploitation. Le Bénin aussi a connu la période des plantations individuelles, mais rapidement devait prévaloir l’idée de grouper les plantations paysannes en blocs, également associés à des huileries industrielles. La plupart des réalisations prirent la forme d’ensembles massifs où plus de 300 000 ha furent plantés selon cette formule. Malheureusement, en dépit de l’importance des investissements, du soin technique des réalisations et du système élaboré de participation, on est resté très en deçà des résultats espérés. Jusqu’ici, la seule formule qui ait répondu à l’attente de ses promoteurs est celle des plantations villageoises en Côte d’Ivoire. Il s’agit en réalité d’une formule mixte, jumelant les palmeraies individuelles et coopératives et les blocs agroindustriels. Ces derniers assurent, par leur production propre, la marche régulière des usines. Les régimes issus des plantations villageoises font l’appoint. Toute la production est achetée par l’usine, qui organise le ramassage ainsi que l’encadrement technique des planteurs. Mais les vrais planteurs villageois (car l’étiquette recouvre un assez grand nombre de salariés et même des citadins) connaissent des difficultés. Pris par d’autres occupations, que leur imposent la société et les habitudes locales, ils n’arrivent pas à consacrer à leurs arbres le temps nécessaire. D’autre part, les terres converties en palmeraies sont souvent prélevées sur le patrimoine commun d’un groupe lignager, donc aux dépens des autres membres. 114

Malgré ces difficultés et la situation délicate des planteurs placés entre deux sociétés aux exigences contradictoires, l’opération est dans l’ensemble une réussite à mettre assurément en relation avec le niveau général de développement du pays. Dans ce genre de « stratégie hybride », ce qui fait presque toujours problème, c’est la double insertion des palmeraies individuelles ou collectivement groupées, d’un côté dans un système d’appropriation et d’occupation foncière, sous-tendu par un ensemble complexe de rapports sociaux, de l’autre dans un processus de fabrication de l’huile assorti des strictes contraintes techniques et économiques. Pélissier (1963) a justement évoqué à propos des plantations collectives de palmiers sélectionnés sur le plateau de Sakété (Bénin), « le conflit difficile à surmonter qui oppose tout effort de planification de la production au désordre de la structure foncière et au caractère inorganisé de la société rurale qui occupe le plateau ». Dans une stratégie d’aménagement fondée sur l’arbre, qui tient les arbres tient le sol, et c’est bien ainsi que l’entendent les sociétés traditionnelles. D’autre part, l’individualisme des planteurs se concilie très mal ou pas du tout avec une culture organisée, donc contraignante… Etre maître de son temps, de ses activités, pouvoir agir librement, individuellement, telles sont leurs aspirations. Le travail paysan s’inscrit dans une logique propre, à la fois technique, spatiale et sociale. A refuser de l’admettre et d’en tenir compte, on se condamne, comme sur certains blocs-palmiers mis en place à coût élevé, à l’indifférence totale de la part des bénéficiaires. 1-SUD-OUEST DE LA CÔTE D’IVOIRE : MISE EN PLACE D’UNE STRATEGIE GLOBALE L’exemple du palmier à huile a montré le passage de la stratégie vis-à-vis d’une ressource proprement naturelle à une stratégie de l’espace orientée vers l’accroissement de la 115

production. La disponibilité d’espace n’est guère apparue jusqu’ici comme un facteur limitant. La difficulté résidait plutôt dans le contrôle de la force travail et de sa mise en œuvre sur un territoire déterminé. Dans le cas du Sud-ouest ivoirien, la notion d’une étendue finie, imposant un plafond aux ressources potentielles offertes par la nature, va passer au contraire au premier plan. Il s’agit plus précisément de l’interfluve entre le fleuve Cavally, qui suit la frontière avec le Libéria et le fleuve Sassandra qui se jette dans l’Océan environ deux cents kilomètres plus à l’est. En 1990, la population rurale autochtone de l’interfluve ne u s’élevait qu’à 20 000 personnes pour près de 20 000 km2. Une étendue très homogène du point de vue naturel, un peuplement extraordinairement clairsemé : ces deux données ont poussé longtemps à une stratégie ouverte, faiblement attachée aux délimitations. Chez les Bakwé, localisés dans l’intérieur, surtout au nord et à l’est, la chasse jouait un rôle important comme activité sociale et pour sa fonction alimentaire, à côté du riz pluvial, base de l’agriculture ; par le biais de la chasse, l’univers économique Bakwé s’étendait à des dizaines de kilomètres du village de base, sans qu’il y ait d’ailleurs entre villages voisins de délimitation territoriale précise. De ce fait, le véritable espace vécu traditionnel ne s’identifiait ni au terroir d’un village, ni même au domaine d’un patriclan, mais à l’ensemble de la forêt bakwé ; Les Krou, fortement majoritaires, sont surtout groupés au voisinage du littoral. Culturellement très proches des Bakwé, ils s’en distinguent essentiellement par leurs intérêts liés surtout à la mer. Ils sont devenus, en Côte d’Ivoire comme au Libéria, les grands navigateurs de la Côte occidentale d’Afrique. Leur stratégie de groupe n’est plus une stratégie des ressources, mais une stratégie de l’emploi, qui pousse à l’émigration vers Abidjan et même Libreville. 116

Dans cette région, une double brèche a été ouverte : d’un côté, le port de San Pedro ; de l’autre, les routes établies à travers la forêt dense en direction des régions bien mieux peuplées du Centre-ouest et de l’Ouest, depuis longtemps intégrées à l’économie nationale. Par les routes se sont engouffrés, venant du nord et souvent de la savane, des migrants de plus en plus nombreux : Baoulé, Mossi, Malinké et Bambara. Le rôle des pistes, ouvertes par les exploitants forestiers, est très important dans la stratégie pionnière de l’espace. Elles ont servi d’axes de pénétration vers le Parc national de Taï, au cœur de l’interfluve. Les limites du parc atteintes, le mouvement s’est attaqué aux espaces vides laissés en arrière. Sur le plan social, ce nouveau milieu d’immigrants se hiérarchise à mesure que les effectifs augmentent. Le nouvel arrivé ne choisit plus librement sa terre, mais se la voit attribuer, en échange d’une forme d’allégeance. Au début, les Bakwé traitaient individuellement, dans le cadre du village, avec des immigrés minoritaires, dont la présence leur apportait certains avantages. Mais ils se trouvèrent bientôt en présence d’une masse organisée, numériquement écrasante : l’immigration est de plus en plus ressentie comme une dépossession. Une stratégie de la part des Bakwé consistait à répartir la population des villages en un grand nombre de campements et à implanter ces campements au bord d’une piste et, de préférence, à un carrefour de manière à barrer la route aux allochtones, en occupant l’espace au maximum. Ces conflits, dus à l’opposition d’une stratégie offensive et d’une stratégie défensive vis-à-vis de l’espace, s’explique par les besoins de la terre des deux cultures commerciales : café et cacao. En conséquence, on constate une sérieuse réduction des disponibilités en terres et la forêt dense se transforme très vite. Hormis le cas particulier des chantiers forestiers, l’essentiel des terres libres du Sud-ouest sont destinés à être mises en 117

valeur par des sociétés d’Etat ou d’économie mixte, à vocation sectorielle, et par un vaste projet de fabrication de pâte à papier. Il s’agit, pour les premières, de complexes agroindustriels intéressant le palmier à huile, l’hévéa, le cocotier, etc. L’intervention de l’Etat dans le Sud-ouest ivoirien se manifeste par la présence de l’Autorité de la Région du Sudouest (ARSO) : directement rattachée à la Présidence de la République, celle-ci est dotée de pouvoirs très étendus sur un périmètre de 36 000 km2 débordant largement l’interfluve Sassandra-Cavally vers le nord (jusqu’à Guiglo) et sur la rive gauche du Sassandra. L’unité d’impulsion et d’arbitrage ainsi réalisée au sommet s’est traduite par une double stratégie globale, appliquée au temps et à l’espace.

Dans le temps, l’ARSO a mis en œuvre un développement conçu en trois étapes : exploitations immédiate de la forêt, pour rentabiliser le port ; grandes opérations agro-industrielles pour relayer le travail et le commerce du bois ; mise en place de véritables industries pour assurer le développement économique régional. Dans l’espace, une carte périodiquement révisée et de plus en plus précise a prévu l’affectation des sols aux différentes catégories d’utilisateurs. Même les plantations moyennes ont leur place. Dans ce découpage, tout le monde a occupé les interstices des implantations prioritaires réservées aux grosses opérations : cultivateurs autochtones, planteurs immigrés, plantations villageoises annexes des blocs agro-industriels, diverses opérations d’encadrement de l’agriculture familiale (riz, cacao, café, etc.). C’est la partie la moins planifiable de l’occupation du sol, et comme telle reléguée un peu en marge du plan d’aménagement des ressources. C’est aussi cette partie qui attire passablement, mais curieusement de grosses structures et de grosses opérations.

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En conclusion de ce chapitre, les stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics pour aménager les ressources naturelles de la zone forestière, et de sa frange de savanes humides, n’ont connu très généralement au mieux qu’un succès mitigé. Toutefois, même quand les projets ne se sont pas réalisés, ou l’ont été autrement que prévu, ou que le résultat ne s’est pas révélé durable, le bilan peut ne pas être entièrement négatif. Quand on se place sur le terrain de la rentabilité des moyens engagés par rapport aux effets obtenus, le type d’actions généralement entreprises s’est montré plutôt coûteux. La masse d’argent et de compétences, employée d’une autre façon, aurait pu produire des changements plus évidents. Les difficultés qui rendent compte de cette déperdition se manifestent sur trois plans. En premier lieu, un certain nombre de projets n’ont pas su apprécier correctement les possibilités et les limites de l’ensemble constitué par le milieu écologique et les moyens techniques disponibles. En second lieu, beaucoup d’actions ont achoppé sur un mauvais montage financier : sousévaluation des dépenses à engager, surévaluation des rentrées à attendre. En troisième et dernier lieu, pratiquement tous les aménagements pèchent gravement par suffisance vis-à-vis de sociétés rurales que les projets ont tendance à réduire à des collections d’individus ou des entités manipulables au gré des nécessités techniques. Cet aspect est probablement le plus important. La tendance est en effet de rejeter la responsabilité des mécomptes sur les cultivateurs qui n’ont pas fait ce qu’on attendait d’eux. Ces derniers sont jugés dans des termes qui impliquent de leur part inertie, illogisme, imprévoyance, méconnaissance de leurs véritables intérêts. Leur culpabilité consiste à ne pas adhérer à la logique des aménagements, supposée universelle. Mais on 119

oublie trop souvent que les cultivateurs engagés dans une action peuvent avoir, collectivement, une attitude parfaitement cohérente, en vue d’obtenir ou de conserver des choses qu’ils considèrent comme essentielles ; que pour arriver à cette fin, ils sont capables de mettre en œuvre des comportements complexes, adaptés à la situation où ils se trouvent placés. On a ainsi affaire à une rationalité propre à chaque société rurale, différente de celle des aménageurs, et capable d’inspirer des stratégies avec lesquelles il faut compter. Stratégies modernes et stratégies paysannes – ou traditionnelles – procèdent, sur trois points essentiels, d’une logique radicalement différente. La stratégie moderne est une stratégie de l’accroissement des biens. Au service de cette finalité, les personnes tendent à être réduites (ou assimilées) à leur capacité productive et à leur fonction dans le système de production. Les ambitions et stratégies individuelles inscrivent exactement leurs objectifs dans la finalité globale ; réussite matérielle et réussite sociale se recouvrent si largement qu’elles en deviennent indissociables. A l’inverse, les stratégies traditionnelles sont d’abord et essentiellement des stratégies sociales. Elles visent la grande expansion possible du groupe vis-à-vis d’autres groupes, et pour l’individu le maximum de pouvoir et de prééminence à l’intérieur de son groupe. L’individu joue le jeu social, toujours en solidarité avec d’autres personnes qu’il entraîne à sa suite, dont il dépend, ou d’autres sociétés rurales qui font ouvertement et traditionnellement place à l’argent. Bien avant l’établissement du pouvoir colonial, l’homme riche, chez certains peuples – on l’a vu pour les Baoulé, les Adioukrou, les gens des Oil Rivers – était en tant que tel une puissance sociale. Même dans ce cas particulier, les biens restaient un simple moyen d’atteindre un enjeu social : le contrôle du plus grand nombre d’hommes possible.

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On trouve ainsi la stratégie démographique, qu’on a vue s’exercer à l’état pur chez les Ngbaka. Une deuxième discordance essentielle entre les deux types de stratégies se situe au niveau des moyens, des modalités d’action sur les ressources. Les stratégies modernes cherchent à extraire le produit maximal par unité de surface ; en aménageant l’espace de façon rationnellement, elles s’efforcent d’autre part de minimiser les coûts, notamment ceux qui sont liés aux déplacements et aux transports. La rationalité paysanne, elle, ne s’attache à l’économie d’espace que lorsqu’elle y est contrainte par la pénurie de terre liée à une forte densité de population (ou à la concentration des habitants en très gros villages). C’est l’économie de temps qui représente la véritable priorité. Tant qu’il reste des terres disponibles, les techniques expéditives de l’agriculture extensive sont préférées. Dans le contexte de l’économie de subsistance, ce sont elles qui garantissent la sécurité alimentaire moyennant la plus faible dépense de temps et d’énergie ; dans le contexte monétaire, la meilleure valorisation d’une somme de travail donnée. Mais, comme pour l’argent gagné, le temps économisé n’est pas une fin en soi. C’est une marge supplémentaire laissée au libre jeu de la vie sociale, où se concentre l’essentiel des intérêts. Rien n’exprime mieux les exigences contraires des deux stratégies que la situation des cultures arbustives en forêt : les pouvoirs publics voudraient une arboriculture soigneuse, génératrice de hauts rendements ; les planteurs « familiaux » s’obstinent à étendre les surfaces plantées, quitte à entretenir les arbres de façon très négligente, voire à se contenter d’une simple cueillette. Mais le désaccord le plus profond entre les deux stratégies concerne la démarche même par laquelle le temps et l’espace sont appréhendés. La stratégie moderne est fondamentalement déductive. Elle se fixe des objectifs à terme et à petite échelle. 121

Cest à partir de cette inscription dans le futur et à la dimension nationale que prennent forme les étapes rapprochées et les projets localisés. Une telle démarche rend les temps et les espaces solidaires dans un système rigide, où la durée se trouve découpée en tranches et l’étendue en portions emboîtées. Aux échelons inférieurs, ce double découpage se traduit par une suite d’échéances, et un ordre géométrique imposés aux aménagements. Les stratégies traditionnelles, elles, nient parfois le futur qu’elles s’efforcent alors de faire ressembler aussi exactement que possible au présent. Mais ces stratégies font également place, dans la généralité des cas, à une attitude réellement prospective. L’avenir prend la forme, aux différents niveaux de la société, d’un projet. Mais la démarche est inductive : elle part des situations présentes, et s’ouvre sur un temps et un espace indéfinis. Quand le projet se réalise, la durée et l’étendue sont maîtrisées à mesure. Ces divergences expliquent les difficultés que rencontre la politique d’aménagement des ressources naturelles. Dans tous les cas, il y a, au départ, une initiative de la puissance publique ou d’organismes dûment mandatés par l’Etat. Partant de là, trois attitudes sont possibles. La première consiste à ignorer le jeu propre des acteurs que l’on a en face de soi, ou à ne pas tenir compte, ou à faire comme s’ils allaient se comporter en acteurs « rationnels », au sens que la logique des décideurs donne à ce terme. La société rurale risque alors de se désintéresser des aménagements qu’on lui propose. Plus souvent, elle cherchera à les détourner à ses fins propres. Le premier cas est illustré par la plupart des interventions sur, ou à partir de palmeraies existantes. Le second se concrétise, notamment, à travers le fait constant des cultures « hors-casiers », « hors-paysannats », etc. ; ainsi s’exprime un effort systématique, de la part de ceux qui ont reçu des lots dans un périmètre aménagé, pour échapper aux contraintes qu’on leur impose. 122

Le projet personnel reste celui d’une exploitation dont le cultivateur soit maître. Une façon différente de « récupérer » les apports de la stratégie moderne consiste, pour les « bénéficiaires », à ne se lier que pour un temps : temps de mettre de côté l’argent requis par un projet indépendant de l’aménagement, mais toujours fortement inséré dans la société d’origine. Une deuxième attitude revient à fuir le contact avec les sociétés rurales susceptibles de perturber la bonne marche d’une opération, en y mêlant leurs finalités propres. La meilleure façon d’éviter les interférences est d’aménager en dehors des zones peuplées et cultivées. De là, la préférence des aménageurs pour les terres libres d’occupation agricole et de contrôle social. De ce point de vue, le Sud-ouest de la Côte d’Ivoire, où le vide existait à l’échelle régionale, fait figure de terre d’élection. Ailleurs, il faut parfois se contenter, à l’intérieur ou sur les marges des terroirs, de faciès négligés par les systèmes de production traditionnels, comme les sols de bas-fonds. Même dans de telles conditions, deux écueils guettent les projets. D’un côté, les terres sont souvent moins libres qu’on le croît. On a vu, par exemple, dans l’arrière-pays de San Pedro, la défense obstinée par les ethnies locales de leurs parcours de chasse et de cueillette. En troisième lieu, toute opération qui fait appel à des partenaires issus de la société locale, même recrutés isolément, réintroduit au cœur de son système des comportements finalisés selon une autre stratégie. La seule solution consiste alors à composer avec les stratégies que l’on trouve obligatoirement en face de soi. C’est bien ce que les aménageurs essaient de faire, comme tendent à le prouver les études sociologiques dont s’accompagne, de plus en plus souvent, la préparation des opérations d’aménagement. Mais cette pratique n’est pas toujours d’une parfaite sincérité.

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A-t-on d’ailleurs jamais vu un aménagement considéré comme techniquement opportun, et financièrement possible, abandonné ou simplement différé sur l’avis réservé des spécialistes de sciences humaines ? On doit au fond se demander si l’idée d’articuler les deux types de stratégies, selon un schéma fixé d’avance, ne se heurte pas à une impossibilité de principe. Cela revient à supposer qu’est déjà réalisée la fusion des deux sociétés en présence, avec leurs stratégies respectives : la moderne, largement unifiée, d’inspiration urbaine et étatique, et la traditionnelle, rurale et multiple. En l’état actuel des choses, chacune des deux parties cherche inévitablement à détourner à ses propres fins les moyens, techniques et financiers dans un cas, sociaux dans l’autre, dont se trouve dotée la partie adverse. Mieux vaut accepter la situation telle qu’elle est et, au lieu de prévoir d’avance le détail des ajustements, admettre qu’ils se fassent progressivement. Il suffit que les propositions de départ soient saines, et qu’elles entrent dans le « possible » de l’univers villageois et paysan. Une telle procédure, ouverte et susceptible de déboucher sur une variété de solutions, exclut évidemment les résultats à tout prix, dans les délais et sur l’espace impliqué par un plan de financement.

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CONCLUSION Une longue histoire, des sociétés variées et, le plus souvent, profondément vivantes et contraignantes pour l’individu, confèrent aux peuples africains des stratégies traditionnelles, dont on a constaté les variétés autant que la forte cohérence interne, même si celle-ci est affaiblie de quelques contradictions. D’autre part, les prises de décision modernes, expression de la stratégie des responsables nationaux, dans le domaine de la production, de l’encadrement coopératif, de la commercialisation, des transports, de l’habitat, des équipements sociaux, etc., ont sur ces peuples un impact inégal selon les régions, mais qui existe partout. Les études de cas, présentées par ensembles zonaux, montrent que ces prises de décision demeurent, dans leur inspiration et leur application, étrangères aux stratégies traditionnelles. Certains chercheurs estiment que les décisions modernes ont rarement eu le souci ou la capacité de « canaliser à leur profit les stratégies traditionnelles » ; d’autres indiquent que ces décisions peuvent s’établir sur de nouvelles bases en s’insérant dans les stratégies collectives, qui ne sont pas uniquement traditionnelles au sens restrictif du terme. Ces réflexions ont été faites au Séminaire de Dakar par les scientifiques et les décideurs, qui ont regretté le profond hiatus séparant les stratégies traditionnelles des stratégies modernes. S’il est admis que rien n’est fortement établi sans le strict consentement et la collaboration des intéressés, le problème essentiel des décideurs n’est-il pas que leur décision soit acceptée, partagée, relayée par la stratégie des populations ? Celle-ci deviendrait alors une stratégie collective, c’est-à-dire une stratégie traditionnelle intégrant une proportion plus ou moins grande de décisions modernes apportées de l’extérieur. Une telle intégration est-elle imaginable ? Les conclusions zonales ont dressé, pour clore les études de cas, un catalogue des oppositions entre les stratégies des décideurs de celles des sociétés traditionnelles. 125

La stratégie traditionnelle tend à conserver un certain type de société : c’est un choix de société. Ce choix est maintenu par les bénéficiaires et les privilégiés, il recouvre des tensions sociales internes, dont il faut éventuellement tenir compte, mais il représente une intension sociale globale, qui se dégage du comportement social collectif. La décision moderne est, le plus souvent, technique ou économique, quelquefois très sectorielle comme, par exemple, le vouloir développer une production déterminée. Ce faisant, elle bouleverse une donnée du genre de vie traditionnel, la pratique du temps : les exigences des nouvelles activités entrent en concurrence avec d’autres occupations, productives ou sociales ; elles déplacent, fragmentent ou réduisent celles-ci. L’homme est atteint dans l’organisation même de son existence individuelle, mais aussi dans ses relations et habitudes sociales. Beaucoup de décisions, décrites comme sectorielles, ont cependant un champ qui se veut plus large. Qu’il s’agisse de l’Opération arachide-mil au Sénégal ou du Plan de développement de l’élevage dans la région de Mopti au Mali, aux actions purement productives s’ajoutent des actions d’encadrement à inspiration coopérative. La stratégie des organismes à vocation régionale est multisectorielle. L’Opération des 30 000 ha tend à substituer un milieu humain à un autre, dans le cadre du Delta du Sénégal ; de la descente des montagnards du Nord-Cameroun vers la plaine, on attend une transformation totale du cadre socio-économique et politico-culturel ; le regroupement des populations forestières est une entreprise sociopolitique ; les lotissements agricoles, réalisés dans l’ancien Congo belge (aujourd’hui République Démocratique du Congo) tendaient à susciter la création d’un nouveau paysannat. Ainsi, la plupart des décisions modernes annoncent d’emblée des intentions sociales plus ou moins ambitieuses. L’apparente différence d’ambition entre les stratégies modernes et traditionnelles doit être alors ramenée à sa véritable nature : celle d’un conflit éventuel entre deux projets de société. 126

C’est la raison pour laquelle les sociétés traditionnelles discernent bien le danger que représente pour leur cohérence une prise de décision, dont l’apparence est banalement technique. Ce sont d’autres liens sociaux, d’autres hiérarchies, d’autres leaders qui vont remplacer les précédents, si la décision est appliquée. S’il y a refus du milieu traditionnel, il ne concerne pas l’objectif économique, mais le changement de société ; un tel refus n’est donc ni retardataire, ni anachronique, ni incompréhensible. Dans la perspective d’une conciliation des deux types de stratégies, il faut que les forces en présence soient clairement comprises, que les conséquences sociales d’une prise de décision technique soient appréhendées aussi complètement que l’analyse et les études comparatives le permettent. Il faut reconnaître qu’une telle analyse n’est jamais tentée. Elle est pourtant indispensable pour prévoir l’ampleur, le niveau de la résistance, ainsi que les efforts déployés par la stratégie traditionnelle pour détourner à son profit l’action des décideurs. Une telle démarche est d’autant plus utile que plusieurs sociétés ou plusieurs tendances sociales subissent les conséquences de la décision moderne. Une opération de développement pastoral pourrait favoriser une société villageoise et agricole, plutôt que la société pastorale mobile. Pour surmonter de telles difficultés de nature sociale, les décideurs peuvent opter pour deux solutions. La première solution : souhaitant étendre un certain modèle de société, ils choisissent les interventions qui évitent de susciter une réponse globale négative. Les programmes de développement des plantations arboricoles sont, à cet égard, un bon exemple : s’appuyant autant sur la pratique traditionnelle de l’arboriculture que sur l’ambition et le dynamisme de quelques individus prêts à rompre avec les règles foncières collectives qui enserrent cette arboriculture, la décision condamne à terme les valeurs communautaires d’une 127

société sans l’avoir heurté de front. Par suite des difficultés consécutives à la pression démographique et aux besoins accrus de la terre, les sociétés traditionnelles offrent d’ellesmêmes des points de faiblesse utilisables pour l’introduction de nouvelles techniques porteuses de changements sociaux. La prise de décision moderne utilise alors ces difficultés pour imposer progressivement les mutations nécessaires. La seconde solution est de placer la prise de décision moderne dans le cadre social des stratégies traditionnelles, c'est-à-dire de faciliter l’exercice de celles-ci, en réduisant une difficulté conjoncturelle ou en s’attaquant à une cause de déséquilibre ; elle tend donc à conforter la stratégie traditionnelle. Stratégies traditionnelles et modernes diffèrent aussi quant à leur flexibilité. Chez les premières, rien n’est formalisé, ni dans le temps, ni dans l’ampleur des objectifs ; un réajustement constant et plus ou moins réussi des décisions collectives s’opère en fonction des problèmes que les forces extérieures et les tensions internes soulèvent progressivement. Un des aspects le plus importants de ces réajustements est la souplesse du système d’exploitation de la terre ; partages périodiques, prêts gratuits de terre, locations, permettent une constante adéquation de la terre familiale à la force de travail variable de l’unité de production. Il y a réajustement dans le temps, mais aussi adéquation à l’échelle locale et la forte cohérence des stratégies traditionnelles doit beaucoup à cette double et profonde adaptation selon le fil du temps et la trame de l’espace. La décision moderne est généralement prospective et précise ; elle fixe ses objectifs en termes chiffrés dans le cadre d’échéances successives, ce qui signifie une rigidité dans la définition de l’ampleur de l’opération et du temps nécessaire pour l’accomplir. Certaines opérations sont cependant menées de façon pragmatique et progressive mais, dans la plupart des cas, on prévoit une production déterminée au bout d’un 128

nombre d’années donné, un certain effectif de colons, etc. Cette rigidité n’est pas toutefois garante, ni de succès, ni même de cohérence, car les objectifs sont rarement atteints. Le plan peut être revu, des périodes de stabilisation et d’attente décidées ou, par contre, une brusque accélération du programme ; mais une telle procédure ne présente jamais la souplesse immédiate des réponses de la stratégie traditionnelle. Une telle rigidité fait que la stratégie moderne ne se préoccupe généralement pas des adaptations souhaitables au niveau régional ou local. Elle ignore, par exemple, certaines des conditions géographiques qui, bien considérées, obligeraient à diversifier en profondeur le contenu même des actions prévues pour assurer le développement d’une production. Ainsi, au niveau de l’exploitation, la fixité normative des surfaces décidées par l’agronome se heurte à la situation mouvante de la force de travail, de l’incitation des besoins. Une prise de décision moderne ne peut donc être intégrée dans une stratégie collective que dans la mesure où elle prévoit de tenir compte des réactions progressives du milieu concerné et des adaptations locales que le consensus populaire réclame. Il faudrait alors que toute opération soit accompagnée d’un système d’observation continu, dont les informations seraient utilisées pour redéfinir les objectifs et les méthodes. Rares sont les opérations qui prévoient, durant leur réalisation, de telles observations ; tenir compte des réactions progressives du milieu, tout en gardant certains objectifs, est un exercice difficile, très rarement tenté dans l’exploitation des ressources naturelles. Mais il faut surtout reconnaître que les stratégies traditionnelles manquent d’une des préoccupations majeures des stratégies modernes, la prospective et la prévision. Certes, un ensemble de préoccupations sont prises par les populations sous la forme d’assurances à court ou moyen terme : greniers remplis, cheptel constitué en « caisse d’épargne », système de prêts réciproques des éleveurs, etc. 129

Il faut aussi prendre en considération les systèmes de prévision climatique, dont chaque peuple possède quelques rudiments. En outre, des règlements protègent certains écosystèmes et régissent leur exploitation : sur le MoyenNiger, par exemple, les autorités traditionnelles des pêcheurs mettent en défense certaines sections du fleuve, à des dates fixes, pour permettre à la faune d’y attendre les nouvelles eaux ; elles interdisent l’usage de filets aux mailles trop petites, prohibent les initiatives individuelles jugées incontrôlables. Dans cette même région, le code pastoral des Peuls du Macina est, en même temps, un compromis subtil pour maintenir l’ordre social entre les différents groupes d’éleveurs, ainsi qu’une véritable charte d’aménagement du territoire, assurant une exploitation rationnelle des ressources naturelles. On pourrait citer bien d’autres exemples prouvant que les stratégies traditionnelles ménagent leur capital de ressources ; mais elles le font en termes de conditions présentes, dont elles tendent à assurer la poursuite non perturbée. Les stratégies modernes prennent quelquefois, pour satisfaire un objectif économique à court terme, des décisions pouvant entraîner une surexploitation du milieu et compromettre l’avenir. En revanche, certaines des stratégies modernes s’appuient, selon une certaine prospective, sur des données d’évolution que la stratégie traditionnelle ne peut prendre en compte : progression démographique, besoins futurs du marché, création d’un port, ouverture d’une route, etc. En conclusion, les différences de nature, de méthode, d’objectifs, de modalités et d’action entre les deux types de stratégies pourraient décourager toute tentative d’intégration, voire de simple conciliation ou de rapprochement. Mais l’histoire des opérations de développement exécutées en Afrique occidentale traduit la recherche d’une meilleure efficacité, mais elle montre également que les stratégies modernes sont davantage inspirées par des facteurs exogènes 130

que par les réflexions suggérées par l’observation du milieu local et l’examen attentif des stratégies traditionnelles. Si une stratégie moderne souhaite rencontrer, utiliser et infléchir une stratégie traditionnelle, c’est en termes de société et en face d’une société sur la défensive que la décision doit être envisagée. A la constante flexibilité des stratégies traditionnelles dans le temps et l’espace, doit s’adapter la stratégie moderne, même si celle-ci repose sur une prospective éloignée. La complémentarité souhaitable, même si l’entreprise est difficile, commande alors de partir des conditions locales et régionales pour définir les modalités de l’action ; de suivre avec une attention permanente l’opération pour en infléchir le cours ; de renoncer, enfin, aux échéanciers fixes, aux étapes de rentabilité, qui ne sont pas toujours assurées dans les opérations de mise en valeur classiquement conduites. Voilà ce qui peut ressortir des deux stratégies (traditionnelles et modernes) utilisées souvent dans les pays d’Afrique occidentale et centrale, quand il faut maîtriser, gérer et aménager les différentes ressources naturelles.

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131

BIBLIOGRAPHIE I SUR LA ZONE SAHELO-SOUDANIENNE : 1. BOUDET, G. Projet de développement de l’élevage dans la région de Mopti (Mali) : étude agrostologique. Institut d’Elevage de Médecine vétérinaire des pays tropicaux, Maisons-Alfort, 1978. 2. GALLAIS, J. Le Delta intérieur du Niger : Etude de géographie régionale. IFAN, Dakar 1972. 3. GALLAIS, J. Pasteurs et paysans du Gourma. La condition sahélienne. Mémoires du Centre d’Etudes de Géographie tropicale. CNRS, Paris, 1980. 4. HERVOUET, J. P. Les éleveurs riziculteurs du Moyen-Delta du Sénégal (Les Peuls et l’Aménagement). Mémoire de Maîtrise, Université de Dakar, 1980. 5. IEMVT (Institut d’Elevage et de Médecine Vétérinaire des Pays Tropicaux) : Etude des pâturages naturels et des problèmes pastoraux dans le Delta du Sénégal. Définition d’une politique de l’élevage. Secrétariat d’Etat aux Affaires étrangères chargé de la coopération Paris, 1973. 6. LERICOLLAIS, A. L’émigration toucouleur du grand fleuve Sénégal à Dakar. Cahiers ORSTOM, Série Sciences humaines, 12, No 02, p. 161-176. 7. PELISSIER, P. Les paysans du Sénégal. Les civilisations agraires du Cayor à la Casamance. Imprimerie Fabrègue, Saint-Yrieix, 1970. 133

II SUR L’AFRIQUE SOUDANIENNE : 1. CAPRON, J. Communautés villageoises bwa (MaliBurkina Faso). Mémoires de l’Institut d’ethnologie. Musée de l’Homme, Paris, 1980. 2. COULIBALY, S. Un exemple de développement volontariste dans la région de Korhogo (Côte d’Ivoire). Bull. Association des géographes français, mars/avril 1986, p.117-131. 3. KOHLER, J. M. Activités agricoles et changements sociaux dans l’Ouest-Mossi (Burkina Faso). Mémoires No 46. ORSTOM, Paris, 1975 ; Les migrations des Mossi de l’Ouest. Travaux et Documents. ORSTOM, Paris, 1979. 4. REMY, G. Les migrations de travail dans la région de Nobéré. Cahiers ORSTOM, Série Sciences humaines, 4, p.77-91. 1970. 5. RICHARD-MOLARD, J. Essai sur la vie paysanne au Fouta-Djalon : le cadre physique, l’économie rurale, l’habitat. Revue de Géographie Alpine, 32, NO 2, p. 135-239. 1987. 6. SAVONNET, G. Pina (Haute-Volta). Atlas des structures agraires au sud du Sahara, 4, Mouton, Paris. 1979. 7. SCHWARTZ, A. La problématique de la maind’œuvre dans le Sud-ouest ivoirien et le projet pâte à papier. Bilan et perspectives. Centre de Petit-Bassam, Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-mer, Abidjan, 1989.

134

8. WURTZ, J. Adiamprikofikro-Douakandro (Côte d’Ivoire) Atlas des structures agraires, NO 5, Mouton, Paris, 1977. III SUR LA ZONE FORESTIERE ET PRE FORESTIERE D’AFRIQUE : 1. ALTHABE, G. Problèmes socio-économiques des communautés villageoises de la Côte orientale malgache. Tiers-Monde, 9, p.129-160. 1979. 2. ANTHEAUME, B. La palmeraie du Mono : approche géographique. Cahiers d’Etudes Africaines, 47, p.458-484. 1972. 3. BALANDIER, G. ; PAUVERT, J. C. Les villages gabonais. Aspects démographiques, économiques, sociologiques. Projets de modernisation. Mémoires Institut d’Etudes centrafricaines, NO 51. Brazzaville, 1972. 4. BLANC-PAMARD, C. Un jeu écologique différentiel : les communautés rurales du contact forêt-savane au fond du « V Baoulé » (Côte d’Ivoire). Laboratoire de Sociologie et Géographie africaines, Paris, 1980. 5. MOBY-ETLA, P. Les pays du bas-Mungo, basWouri. Etude géographique de la vie rurale et des relations avec Douala. Thèse de Doctorat de 3e cycle, Université de Paris 1, 1976. 6. MONNIER, Y. Les effets des feux de brousse sur une savane pré forestière de Côte d’Ivoire. Etudes Eburnéennes, IX. Abidjan, 1970. 7. THOMAS, J. M. C. Les Ngbaka de la Lobaye. Le dépeuplement rural chez une population forestière de

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la République centrafricaine. Mouton, Paris-La Haye, 1973. 8. TJEEGA, P. Les types d’exploitation du palmier à huile dans la région d’Eseka (Cameroun). Thèse de Doctorat de 3e cycle, Université de Paris 1, 1974. 9. TULIPPE, O. Les paysannats indigènes au Kassaï. Bull. Soc. Belge d’Etudes géographiques, 24, p.22-57. 10. VALLET, J. ; HURAULT, J. Région du Grand Hinvi. Etude de géographie agraire. Institut Géographique National, Paris, 1970.

136

TABLE DES TABLEAUX Tableau N0 01 : Rations journalières……………Page 36 Tableau N0 02 : Enquête démographique et économique en milieu nomade au Niger (2010)……………..Page 37 Tableau N0 03 : Etude socio-économique de la moyenne vallée du Sénégal (2008)……………………….Page 37

137

TABLE DES MATIERES

PREFACE ........................................................................... 11 INTRODUCTION ............................................................... 13 CHAPITRE I : Stratégies traditionnelles, prises de décision moderne et aménagement des ressources naturelles dans la zone sahélo-soudanienne .................... 19 I - Les stratégies traditionnelles ........................................... 23 1-Cultivateurs Zarma ................................................ 23 2-Paysans Dogon ...................................................... 27 3-Ouolof de la Basse Vallée du Sénégal ................... 33 4-Caractéristiques des stratégies traditionnelles dans les zones sahélo-soudaniennes .................................. 36 II - Prise de décision moderne pour les opérations de Développement .................................................................... 41 1-Opération des 30 000 ha dans le Delta du Sénégal ................................................................. 41 2-Programme de développement de l’élevage dans la région de Mopti (Mali) .............................................. 47 CHAPITRE II : Stratégies traditionnelles, prises de décision moderne et aménagement des ressources naturelles en Afrique soudanienne................................... 61 I - Les contraintes naturelles et les conditions humaines .... 61 1-Contraintes naturelles............................................ 62 2-Conditions humaines.............................................. 66 II - Les stratégies traditionnelles ......................................... 74 III - Décisions modernes et interventions extérieures. ........ 83 CHAPITRE III : Stratégies traditionnelles, prises de décision moderne et aménagement des ressources naturelles dans la zone forestière et pré-forestière d’Afrique ............................................................................ 91 I - Les stratégies traditionnelles .......................................... .92

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1-Libre jeu d’une société vis-à-vis des ressources : les Ngbaka de la Préfecture de la Lobaye en Centrafrique ......................................................... 92 2-Pays Baoulé en Côte d’Ivoire .............................. 101 II - Les stratégies modernes et leurs contradictions........... 111 1-Sud-ouest de la Côte d’Ivoire : mise en place d’une stratégie globale ...................................................... 115 CONCLUSION ................................................................. 125 BIBLIOGRAPHIE ............................................................ 133 TABLE DES TABLEAUX ............................................... 137

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Environnement, Écologie et Développement aux éditions L’Harmattan Dernières parutions

LE NOUVEAU MANUEL DE GESTION des associations et ONG de développement (CD inclus)

Vincent Fernand Ce manuel est un outil de travail et de gestion pour les dirigeants d’ONG/OP des pays du Sud. Il est composé d’un manuel de 320 pages et d’un CD permettant d’accéder à 200 outils de gestion et d’organisation d’ONG/OP ainsi qu’aux textes complets des cinq premiers manuels de gestion de l’auteur. Une mine d’exemples qui vous permettront d’améliorer la gestion, le développement et l’autonomie financière de votre organisation. (35.00 euros, 316 p., Broché, Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-05489-6, ISBN EBOOK : 978-2-336-37297-6 THÉORIE DU STOCK FROID Développer rapidement les pays pauvres

Ducrocq François Les pertes colossales en récoltes, parfois jusqu’à la moitié de ce qu’un paysan peut retirer de la terre, constituent le frein économique majeur pour les pays en développement. Cet ouvrage propose une approche nouvelle du stockage de produits alimentaires frais dans la théorie microéconomique, laquelle perçoit traditionnellement le stock comme un résidu. Tout au contraire, le stock a un impact déterminant dans l’accumulation primitive du capital des pays les plus pauvres. (Coll. Rue des écoles, série Essais, 26.00 euros, 250 p.) ISBN : 978-2-343-04660-0, ISBN EBOOK : 978-2-336-37278-5 COMMENT ENTREPRENDRE EN AFRIQUE ? Balises du porteur de projet de création d’entreprise

Lam Ibrahima Théo Préface de Dr. Alain Capo Chichi – Postface de Cheikh Ahmed Tidiane Ba Ce précis, basé sur une étude de cas d’entreprise durable et inclusive, donne le ton pour la valorisation des ressources locales, la promotion de l’entrepeneuriat chez les jeunes, l’empowerment surtout des femmes pour leur autonomisation continue, des solutions adaptées aux réalités africaines et surtout une création de valeur collective sûre. Sur tout le continent, des jeunes courageux, des femmes infatigables s’organisent, représentant une force économique indéniable. (14.50 euros, 142 p.) ISBN : 978-2-343-05783-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-37293-8

PAYS LES ACP DANS LE COMMERCE MONDIAL

Foé Aristide Depuis les années 2000, l’Union européenne négocie avec les pays ACP des Accords de Partenariat Économique (APE) en substitution aux anciens accords de Lomé et de Cotonou. Dans ce cadre, les pays du Sud concernés seraient amenés à ouvrir leurs marchés à la plupart des produits en provenance de l’Union européenne. Selon l’auteur, les pays africains n’ont rien à craindre des accords de partenariat économique. Il implore les gouvernements et autres autorités compétentes d’informer et sensibiliser leurs populations de la nécessité d’une relation nouvelle, gagnant/gagnant, avec les partenaires occidentaux. (24.00 euros, 238 p.) ISBN : 978-2-343-04638-9, ISBN EBOOK : 978-2-336-36097-3 UN EXEMPLE DE COOPÉRATION NORDSUD Margny-lès-Compiègne et Méhanna (France-Niger)

Hellal Dany - Préface de Jacques Arrignon Par ce témoignage, l’auteur a souhaité évoquer les jalons d’un échange NordSud, qui pourrait être l’histoire de n’importe quelle commune autre que Margny ou Méhanna, afin de donner à de nouvelles générations l’envie d’entreprendre des échanges et des projets à taille humaine, dans un monde où tout semble difficile. La coopération décentralisée permet de s’enrichir les uns les autres par les différents savoir-faire et fait ici découvrir un continent ou «solidarité» et «sens du bonheur» ont toute leur authenticité. (10.50 euros, 70 p.) ISBN : 978-2-343-03967-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-36065-2 GUIDE DE L’ACCOMPAGNEMENT DES PORTEURS DE PROJETS D’AUTOEMPLOI

Rosanvallon André En Afrique, la crise de l’emploi constitue un défi majeur pour les politiques de développement. Il faut créer massivement des emplois dans le secteur moderne (privé, public ou semi-public) et dans le secteur informel (à condition qu’il s’agisse d’emplois décents). Ces opportunités sont limitées. Il reste alors la création d’emploi par l’auto-emploi au sein d’activités génératrices de revenus. Il convient aujourd’hui de renforcer les dispositifs, d’accompagner les porteurs de projets et de renforcer les compétences de leurs agents. (Coll. La Librairie des Humanités, 18.00 euros, 174 p.) ISBN : 978-2-343-00319-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53114-7 TERRES RARES : ENJEU GÉOPOLITIQUE DU XXIe SIÈCLE Chine, Etats-Unis, Europe, Japon, Groenland

Degeorges Damien - Préface de Per Stig Moller, ancien ministre danois des Affaires étrangères (2001-2010) ; postface de Palle Christiansen, ministre groenlandais de l’Éducation, de la Recherche et de la Coopération nordique Groupe de métaux aux caractéristiques indispensables pour de nombreuses applications civiles et militaires, les terres rares se retrouvent dans les technologies vertes ainsi que dans les technologies au coeur de notre société (téléphones portables, écrans plats). Elles revêtent une dimension géopolitique majeure

depuis que la Chine, qui contrôle 97% de la production mondiale, a réduit ses exportations. États-Unis, Europe et économies de l’Asie-Pacifique se tournent désormais vers un des principaux eldorados en la matière : le Groenland. (Coll. Un autre regard / Paris School of Business, 10.50 euros, 78 p.) ISBN : 978-2-336-00222-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-50837-8 DES EXTRÊMES DANS LE MONDE, DE DHAKA À DOHA

Le Quément Joël Cet essai interpelle sur des réalités économiques et sociales fortement inégales dans le monde, en particulier en Asie et dans le golfe Persique. Le XXIe siècle se caractérise par une forte croissance de la population dans certaines régions du monde et par des flux migratoires puissants. Que dire des tensions nées de ces déséquilibres ? Comment répondre à l’explosion des besoins en alimentation, énergies, infrastructures ? Y a-t-il des formes nouvelles de partage des richesses possibles ? (14.00 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-336-00313-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-50933-7 DIMENSION LA SACRIFICIELLE DE LA GUERRE Essai sur la martyrologie politique

Mashimango Abou-Bar Abelard - Préface de Pascal Hintermeyer Voici une analyse polémologique fondée sur une approche multidisciplinaire et une culture de la sociologie politique dont les suggestions - comme la ritualisation de la guerre, la martyrologie, les mythes, la question de l’honneur et du prestige, et la dimension sacrificielle des stratégies - conduisent, à la fois, à l’examen exploratoire de la dynamique guerrière et à une réflexion approfondie des conflits armés contemporains. (Coll. Questions contemporaines, 22.50 euros, 226 p.) ISBN : 978-2-336-00363-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-50824-8 DIMENSIONS OF WAR Understanding War as a Complex Adaptive System

Solvit Samuel With today mutable identities and various kinds of warfare, how do we further our understanding of war? Reviewing influential war theories from Machiavelli to the present, this book analyses how they reduce war in terms of time, space, interaction, purpose, aim, and/or evolution. Considering war as a complex adaptive system allows us to increase our overall comprehension of contemporary wars. (Coll. Diplomacy and Strategy, 15.50 euros, 152 p.) ISBN : 978-2-296-99721-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-50839-2 UN MONDE DE FEU Réchauffement environnemental et surchauffe sociale

Berger Corinne, Roques Jean-Luc Les phénomènes de surchauffe environnementaux et sociaux observés de nos jours semblent difficilement maîtrisables. Le monde est plus que jamais en feu. N’existe-t-il pas un certain parallélisme entre réchauffement environnemental et

embrasement social ? Pour se protéger, on assiste à un retour au foyer que l’on retrouve dans des dynamiques de ségrégations territoriales. Ces comportements n’attisent-ils pas le feu ? Existe-t-il des solutions ? (Coll. Sociologies et Environnement, 20.00 euros, 202 p.) ISBN : 978-2-336-00453-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-50940-5 SOLIDARITÉS LES À L’ÉPREUVE DES CRISES

Sous la direction de Béatrice Muller, Jean-Claude Barbier, Maryse Bresson Notre système de protection sociale n’a pas échappé aux réformes engagées en Europe dans le contexte de crise. Il est perçu à la fois comme un rempart à la crise et comme un obstacle à une reprise économique. Les auteurs tentent donc de comprendre comment ces différentes idées pénètrent les réalités des solidarités publiques et privées. (Coll. Institut de la Ville et du Développement, 25.00 euros, 246 p.) ISBN : 978-2-336-00322-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-50987-0 ÉVALUATION L’ DES POLITIQUES PUBLIQUES Défi d’une société en tension

Sous la direction de Gaëlle Baron et Nicolas Matyjasik L’évaluation des politiques publiques constitue un instrument à disposition des pouvoirs publics pour engager les mutations nécessaires de leur action. Elle doit accompagner et si possible précéder ces évolutions. L’implication des citoyens et la diffusion grand public sont par exemple des réponses aux attentes de participation à la décision publique. L’évaluation doit aussi adapter ses méthodologies et identifier les priorités d’intervention. (Coll. La Librairie des Humanités, 29.00 euros, 282 p.) ISBN : 978-2-336-00445-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-50864-4 ÉDUQUER À LA BIODIVERSITÉ POUR UN DÉVELOPPEMENT DURABLE Réflexions et expérimentations

Matagne Patrick Il était utile d’aborder d’une autre façon ce champ où biodiversité et développement s’entrecroisent dans une perspective pédagogique et expérimentale. Ce livre croise les scènes de la nature avec les scènes de l’homme et de la société. Voici un manuel utile aux étudiants, enseignants, formateurs, chercheurs et éducateurs en environnement et développement durable. (Coll. Biologie, écologie, agronomie, 13.00 euros, 112 p.) ISBN : 978-2-296-99354-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-50914-6

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Gestion, maîtrise et aménagement des ressources naturelles en Afrique de l’Ouest et du Centre Le présent ouvrage rassemble plusieurs exemples de stratégies traditionnelles et d’opérations découlant d’une prise de décision moderne concernant la gestion des ressources naturelles. Ils sont pris dans l’ensemble géographique de l’Afrique occidentale et centrale, qui englobe plusieurs zones, dont on a conservé la distinction classique : zone sahélonord-soudanienne, zone sud-soudanienne, zones forestière et préforestière. Le sens général du mot « stratégie » est celui des moyens articulés en vue d’un résultat optimal. L’idée de stratégie des ressources naturelles pose un problème par rapport à l’espace, dans la mesure où un même espace peut être le champ d’application de plus d’une stratégie. Dans l’Afrique moderne, comme dans l’Afrique traditionnelle, les exemples sont nombreux de groupes qui s’entremêlent sur le terrain et appliquent, à une même étendue, chacun sa stratégie propre. Ces stratégies peuvent se trouver en compétition ou être complémentaires.

Lambert MOSSOA, né le 16 septembre 1955 à Bangassou (RCA), est diplômé des universités françaises d’AixMarseille-2 et de Bordeaux-3. Titulaire d’un doctorat puis d’un diplôme d’habilitation à diriger des recherches (HDR) en géographie et aménagement, il est professeur titulaire et dirige depuis quelques années l’École doctorale de l’Université de Bangui, en Centrafrique.

Etudes africaines Série Environnement

Photographie de couverture de Treeaid : aménagement forestier à Gomambougou (Mali) ISBN : 978-2-343-09479-3

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