Gérard de Nerval : la conquête de soi par l'écriture 9782868781901, 286878190X

Une étude chronologique et critique de l'oeuvre littéraire de Nerval.

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Gérard de Nerval : la conquête de soi par l'écriture
 9782868781901, 286878190X

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Gérard de Nerval La conquête de soi par l'écriture

Frank Paul Bowman

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Gérard de Nerval

La conquête de soi par l'écriture

Frank Paul Bowman

Gérard de Nerval

La conquête de soi par l’écriture

PARADIGME 122 bis, rue du Faubourg-Saint-Jean 45000 ORLEANS

pa 2300

GC E Sd Références n° 12

Dans la même collection, déjà parus : Gabrielle Chamarat-Malandain (dir.), “Les Misérables” : Nommer l’innommable

Alain Lanavère (dir.), Je ne sais quoi de pur et de sublime : “Télémaque” Carole Dornier (dir.), Les Mémoires d'un désenchanté. Crébillon fils,

“Les Égarements du cœur et de l'esprit” Jean-Claude Larrat (dir.), La Condition humaine, roman de l’anti-destin Suzanne Guellouz (dir.), Racine et Rome.

“Britannicus”,

“Bérénice”,

Annie Rivara (dir.), Masques italiens et comédie moderne. “La Double Inconstance, Le Jeu de l'amour et du hasard” Jean-Luc Gallardo, La Fontaine.

“Adonis, Le Songe de Vaux,

Les Amours de Psyché et de Cupidon” Zbigniew Naliwajek, Alain-Fournier romancier. Le Grand Meaulnes

Gabrielle Chamarat-Malandain, Nerval, réalisme et invention Michel Coz et François Jacob, Réveries sans fin. Autour des Rêveries du promeneur solitaire Catherine Rannoux, L'Écriture du labyrinthe. La Route des Flandres de Claude Simon

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays.

© PARADIGME, Orléans, 1997 ISBN 2-86878-190-X ISSN 1258-2921

“Mithridate”

Le long chemin du téméraire assaut

La vie de Gérard de Nerval peut se lire comme une quête : dans et par la littérature, 1l a cherché le succès et la gloire, ainsi que la possibilité de s'affirmer et d'exprimer un ego de plus en plus complexe et trouble. D'où des essais, des inventions, des innovations — et parfois des échecs — dans de multiples formes et genres littéraires : le théâtre, le journalisme, le roman historique, la littérature de voyage, l’autobiographie, le conte, la nouvelle, la poésie; dans le style aussi et jusque dans la conception même du langage. On peut parler d’un drame de Nerval, qui fut aussi celui d’autres romantiques : le conflit entre le désir de s'exprimer et le désir de plaire et de réussir dans un monde où le poète vit non plus du mécénat, mais désormais du marché du livre ou du journal. Mais ce drame, à certains

égards, Nerval le vécut plus intensément — jusqu’à la folie, jusqu’au suicide — et plus courageusement — jusqu’à chercher à fonder une nouvelle écriture; et il le vécut dans une tension qui s’accroissait d’année en année. D'où l’ordre strictement chronologique de cet essai.

Les citations dans le texte renvoient à la nouvelle édition des Œuvres complètes de Gérard de Nerval dans la Bibliothèque de la Pléiade, publiée sous la direction de Claude Pichois et de Jean Guillaume; le premier chiffre indique le volume, le deuxième la page. Pour la commodité de la lecture, les titres d'œuvres de Nerval apparaissent tous en italique (à l'exception des titres d'articles de journaux); on trouvera donc identiquement : El Desdichado, Les Chimères et Les Filles du Feu. Quand une étude citée dans le texte ou en note se trouve dans la bibliographie, ne sont indiqués que les éléments sommaires nécessaires à son identification. Je tiens à remercier les amis Loïc Chotard, Lucienne Frappier-Mazur, Frank Lestringant, Jean-Pierre Perchellet, Claude Pichois pour leurs contributions à cette étude — qui aurait été irréalisable sans les travaux de tous ceux qui ont collaboré à la nouvelle édition de la Pléiade. un

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1806-1520

On pourrait envisager une

«biographie

de Nerval

écrite par lui-

même », rédigée à partir de ses lettres et surtout de ses nouvelles et de ses poèmes — et qui utiliserait aussi la généalogie qu’il a établie. Hélas ! cette généalogie est complètement fantaisiste et, dans ce que Nerval dit par ailleurs de lui-même, il entre une large part d’invention. Sans doute pourrait-on en dire autant de tout auteur d’autobiographie, mais, chez Nerval,

cela atteint un degré exceptionnel.

Dans leur ensemble, les biographes de Nerval ont largement emprunté à ces sources littéraires; quelques autres ont recouru aux témoignages des contemporains, où l’on peut parfois soupçonner également une part de fantaisie. Ainsi l’anecdote qui montre Nerval se promenant au Palais-Royal avec un homard tenu en laisse par un ruban bleu et justifiant cette préférence au chien ordinaire par le fait que les homards n’aboient pas et qu’ils savent les secrets de la mer! -, cette anecdote est délicieuse, mais elle est sans doute trop belle pour être vraie, même si (ou peut-être parce que) c’est Théophile Gautier qui la raconte. La récente biographie de Nerval établie par Claude Pichois et Michel Brix (1995) permet enfin de distinguer ce qui est certitude, possibilité ou rêverie dans la tradition biographique concernant Nerval. Gérard Labrunie (le pseudonyme «Nerval» apparaîtra bien plus tard) est né le 22 mai 1808, rue Saint-Martin, paroisse de Saint-Merri. Honoré Daumier est né la même année (qui est celle où Goethe publie en Allemagne son premier Faust); George Sand, Eugène Sue, Sainte-Beuve, Jules Janin sont de 1804, Pétrus Borel de 1809, Alfred de Musset de 1810, Théophile Gautier de 1811. Il s’agit de la deuxième génération romantique, mais Nerval est légèrement plus âgé que la plupart de ses futurs amis «bousingots ». 1. Nerval par les témoins de sa vie, éd. Jean Richer, Minard, 1970, p. 27.

GÉRARD DE NERVAL

Les parents de Nerval se sont mariés le 1° juillet 1807. Son père, Étienne Labrunie, est issu d’une famille d'Agen; c’est un ancien mili-

taire que des blessures au pied ont rendu boiteux; contraint à quitter le service, il a fait des études pour devenir médecin des armées. Sa mère,

née Marie-Antoinette-Marguerite Laurent, appartient à une famille originaire de Soissons, installée à Mortefontaine, dans le Valois. Du fait de

cette double ascendance, Nerval se sentira toujours au carrefour du Nord et du Midi.

Gérard est baptisé le lendemain de sa naissance, puis mis en nourrice à Loisy, près de Mortefontaine. En décembre 1808, son père est nommé médecin militaire adjoint et s’en va rejoindre son régiment, accompagné de son épouse. Nerval passe donc son enfance sans père ni mère, d’abord à Loisy, puis chez son grand-oncle maternel, Antoine Boucher, à Morte-

fontaine, sans doute aussi chez d’autres parents à Saint-Germain-enLaye. À cette époque, la «grande famille» conserve encore toute sa cohérence : il y a la tante Eugénie Labrunie, qui, malgré son nom, est une sœur de la mère de Gérard (elle a épousé un parent éloigné de son père); les Paris de Lamaury, de Saint-Germain-en-Laye, chez qui Nerval se rendra souvent; le docteur Vassal, franc-maçon et féru d’illuminisme. Au cours de son existence, Nerval aura, semble-t-il, de difficiles relations

avec son père, mais cela ne l’empêchera pas de beaucoup fréquenter sa famille, surtout maternelle.

La mère de Gérard meurt le 29 novembre 1810, à vingt-cinq ans, d’une grippe infectieuse (et non d’une héréditaire maladie nerveuse, comme Nerval le croira), à Gross-Glogau, en Silésie. C’est là qu’elle est

enterrée. L'Allemagne sera donc pour Nerval le pays maternel. Étienne Labrunie participe ensuite à la désastreuse campagne de Russie; selon Nerval, 1l aurait connu le passage de la Bérésina où il aurait perdu les quelques reliques de son épouse qu’il avait gardées, en particulier ses lettres!. Il rentre en France en 1814 et reprend son fils; on ne peut manquer d'évoquer ici la célèbre scène de Promenades et souvenirs, où le père, retrouvant son fils, l’embrasse et où l’enfant s’exclame : «Mon père, tu me fais mal!» — à cause de la barbe, bien sûr... mais un tel souvenir n’a pas échappé à ceux qui traquent les complexes d’Œdipe. Nerval doit quitter Mortefontaine et le Valois, pays d’une enfance heureuse où 1l retournera souvent et dont il gardera la nostalgie, pour s'installer à Paris, toujours rue Saint-Martin, avec son père. Ce dernier ne 1. Pichois et Brix, Gérard de Nerval, p. 36, mettent en question la véracité de ce souvenir: en tout cas, Nerval ne posséda aucun objet-souvenir de sa mère.

1808-1820

se remariera pas et reprendra la pratique de la médecine, avec une spécialité de gynécologie; 1l a soutenu, en 1806, une thèse sur Les Dangers de la privation et de l'abus des plaisirs vénériens chez la femme. En 1815, avec son père, Gérard assiste à la remise des étendards aux régiments qui partent pour Waterloo. En élevant son fils dans la légende napoléonienne, le docteur Labrunie semble vouloir pallier les négligences de l’éducation un peu relâchée qui lui a été prodiguée à Mortefontaine. Cependant on sait peu de choses sur Nerval entre sept et douze ans. En 1820, il entre en huitième au collège royal Charlemagne; interne dans une pension qui accueille les élèves du collège, l’enfant ne retrouve le domicile paternel que les jours de sortie. C’est en 1822 que Théophile Gautier arrive dans ce même

collège, où Nerval se fera d’autres amis :

Alexandre Duponchel ou Hippolyte Tampucci (celui-ci n’est pas élève, mais garçon de salle; plus tard, devenu poète ouvrier, 1l consacrera de beaux textes à Nerval). Au collège, Nerval

est, semble-t-il, rapidement

reconnu

et admiré

comme un jeune poète prometteur : les premiers poèmes que l’on connaît de lui datent de 1822. A partir de cette date, sa vie et sa carrière littéraire se confondent.

1822-1829

Il existe des textes de Nerval que lui-même a datés sur son manuscrit par l'indication de son âge: treize ans et demi — ce qui correspond à l’année 1822. La production du jeune homme jusqu’en 1829, année de ses vingt et un ans, est considérable; elle occupe quelque deux cent cinquante pages dans la nouvelle édition de la Pléiade. Certes elle n’a pas la valeur de celle d’un Rimbaud adolescent, mais elle n’est pas sans intérêt, même si elle laisse peu prévoir l’écrivain qu’il deviendra; il faut être féru de téléologie pour discerner dans ces textes celui qui va écrire Les Chimères, Aurélia où Sylvie; l’étude de l’évolution de l’écriture nervalienne s’en montre d’autant plus intéressante. Dresser une chronologie exacte de cette production de jeunesse se révèle impossible, même si on peut y discerner un certain développement. C’est une littérature souvent fort imitatrice, ce qui se comprend chez un adolescent, et qui marque un précoce penchant pour le théâtre. En outre, il s’agit le plus souvent d’une littérature de circonstance, très engagée dans le contexte politique du moment, au point de devenir parfois difficilement compréhensible pour le lecteur d’aujourd’hui. Le jeune poète apparaît engagé franchement, avec éclat même, dans l’opposition et, s’il est caustique et ironique à l’égard des auteurs consacrés et des pratiques littéraires de son temps (ce qui ne surprend pas chez un débutant), 1l est également réfractaire au romantisme, objet de critiques sarcastiques jusqu’en 1827, date de sa traduction du Faust de Goethe. De la vie de Nerval durant ces années, on connaît peu de choses, hormis, on l’a vu, les noms de quelques-uns de ses amis de collège. Gérard fait sa classe de philosophie en 1826-1827, mais n’est reçu au baccalauréat que deux années plus tard, avec des notes tout à fait médiocres : assez bien en latin et géographie, passable en rhétorique et histoire, faible en grec, néant en mathématiques et physique. IT se plaindra d’ailleurs à plusieurs reprises, au cours de son existence, de l’enseignement qu’il a reçu. Son diplôme indi10

1822-1829

que qu'il compte s'inscrire à la faculté de médecine, conformément aux désirs de son père. Il est nécessaire de rappeler quelques dates et faits politiques qui trouvent un écho dans les premières œuvres de Gérard. En 1823, Stend-

hal publie Racine et Shakespeare, Victor Hugo Han d'Islande (dont Nerval

écrira

une

adaptation),

Lamartine

ses

Nouvelles

Méditations

poétiques, Las Cases Le Mémorial de Sainte-Hélène (Napoléon est mort en 1821 et Gérard a dû lire les récits de Las Cases avec une attention particulière). En 1823, les troupes françaises envahissent l’Espagne afin de soutenir le réactionnaire Ferdinand VII; Nerval s’élèvera contre cette expédition, qu’il associera à la personnalité de Chateaubriand, alors ministre des Affaires étrangères. En 1824, Charles X succède à son frère Louis XVII; le gouvernement dirigé par Villèle, que Nerval vilipendera, se maintient jusqu’en 1827; c’est une période de réaction marquée par la loi dite du «milliard des émigrés » et par celle sur le sacrilège (désormais puni au même titre qu'un parricide). En 1828, Martignac, relativement plus libéral, succède à Villèle. Hors des frontières de la France, c’est la

révolte des Grecs contre les Turcs qui marque les esprits; Nerval, comme tant d’autres, se montrera un philhellène enragé. De la production de Gérard pendant ces années!, il reste trois recueils autographes de poèmes, qui se recoupent parfois. On y relève la date de 1824 et, ailleurs, ce même millésime corrigé en 1826; comme on l’a déjà dit, certains poèmes sont datés par l’indication de l’âge de leur auteur. La première publication date de 1826, il s’agit de Napoléon et la France guerrière (ce qui a dû plaire au père de Gérard); la même année, il publie Monsieur Dentscourt, pièce politique, Les Hauts Faits des Jésuites, brochure, et Napoléon et Talma — ces trois textes paraissent, comme les Élégies nationales et Satires politiques, chez Touquet, éditeur d'opposition assez notoire. Il faut enfin signaler une autre pièce satirique, L'Académie ou Les Membres introuvables. De 1827 date une attaque contre le théâtre romantique, Le Nouveau Genre, qui ne sera publiée qu’en 1858. Cette année-là, Gérard rédige ses Observations sur le premier Faust et sa traduction du drame de Goethe, ainsi qu’une esquisse théâtrale (publiée posthumement), Fragments d'un «Faust». Sa production semble se ralentir en 1828-1829 : il rassemble une Couronne poétique de Béranger, lit devant une loge maçonnique un poème sur Les Bienfaits de l’ensei1. Certains textes sont publiés pour la première fois, d’après les manuscrits, dans la nouvelle édition de la Pléiade.

GÉRARD DE NERVAL

gnement mutuel. Plusieurs doivent dater de cette période!.

dramatiques qu’on n’a pas retrouvés

Les imitations

Certains de ces premiers textes semblent des exercices scolaires: on enseigne alors la composition littéraire par l’imitation des modèles, d’où quelques rondeaux, des odes démarquées d’Horace, où Gérard conserve les noms propres hérités de la tradition classique (Tindaris, Licidas..). Mais il imite aussi Ossian (Sur la ruine de Balcluta — 1. 73) et Gessner (Le Vaisseau — I. 75). Sans doute un texte tel que Description d’une

classe de dessin (I. 67) est-il aussi un travail d'école; on y relève le topos classique qui oppose l’imitation de l'antique et limitation de la nature. L'Enfance (I. 68), décrite comme un Âge d’or, a des résonances un peu plus personnelles et exprime une tendance rousseauiste; Le Bon Temps (I. 69) est révélateur du goût pour le Moyen Âge, si répanduà l’époque et auquel Nerval conservera sa fidélité. Quelques textes semblent un peu plus «sentis», l’Ode (I. 187), sur la nécessité de jouir du présent et de profiter

de l’adolescence,

et l’Élégie

(IL. 194),

sur

la désillusion

de

l’amour et de la gloire; mais ces plaintes demeurent abstraites et sont redevables d’une longue tradition littéraire. Pourtant, Nerval acquiert ainsi une certaine habileté dans le maniement de formes poétiques variées, ainsi qu’une réelle maîtrise de l’alexandrin et des autres mètres.

Et si ces poèmes manquent de sentiment, emphase, assez directs dans leur expression.

ils sont cependant

sans

Napoléon

Que le jeune Nerval ait beaucoup écrit sur Napoléon, cela n’est pas étonnant. Comme Stendhal, il trouve là une manière de critiquer indirectement la Restauration et de regretter la gloire passée. À cela s’ajoutent des raisons familiales : la carrière de son père et la mort de sa mère. Outre Napoléon et la France guerrière, brochure de 32 pages (La Russie, Waterloo, Les Étrangers à Paris, La Mort de l'Exilé) à laquelle il faut adjoindre un recueil demeuré manuscrit, Gérard compose cinq poèmes sur Napoléon recueillis dans les Élégies nationales et Satires I. La seule étude approfondie sur cette littérature est celle de Michel Carle, Du citoyen à l'artiste. Gérard de Nerval et ses premiers écrits. Hélas, Carle y évoque plusieurs textes qui ne sont sans doute pas de Nerval. Cependant le tableau qu'il dresse semble globalement juste.

12

1822-1829

politiques (1. 170-186). Dans La Victoire, il évoque les débuts de Napoléon, sa prise du pouvoir, la conquête de l’Italie et l'expédition d'Égypte; puis viennent La Russie, Fontainebleau et un long poème sur L'Île d’Elbe, qui montre l’exilé décidant de regagner la France. Gérard rédige également un canevas en prose pour une épopée, un poème intitulé Le Cing Mai et consacré à la mort de l'Empereur (perfidement empoisonné, selon un mythe répandu à l’époque et qui aura la vie dure), puis d’autres Sur la bataille de Mont Saint-Jean, sur Le Retour de l’Exilé après Mos-

cou, sur les Adieux de Napoléon à la France. H faut enfin citer la Traduction d'un poème de Byron sur Napoléon et la première partie de la brochure Napoléon et Talma consacrée aux deux grands morts qu’il faut louer. À l’exception de La Victoire, ces textes traitent surtout du déclin de la carrière de Napoléon : la retraite de Russie, Waterloo, les adieux de

Fontainebleau, l'Ile d’Elbe, Sainte-Hélène. Bien plus que le conquérant, c’est la figure tragique de l’ Empereur déchu que Nerval aime peindre. Et quand il s’agit de sa gloire militaire, 1l n’hésite pas à évoquer le prix du sang versé, les morts, les «généreux guerriers écrasés par la foudre». Souvent ces poèmes se concentrent sur la France, sa gloire et ses souffrances sous l'occupation ennemie, autant que sur Napoléon lui-même. Enfin — et ce thème reviendra sous la plume de Nerval — on trouve l’idée que l’Empereur fut un despote qui remplaça le culte de la liberté par celui de la victoire. Si Gérard accepte que la gloire puisse être «belle encor plus que la liberté» (I. 28), il semble toutefois s’accorder aux thèses de Stendhal et de Mme de Staël sur Napoléon. La phrase : «Toi qui semblas un dieu, quoique fils de la Terre» (I. 92) ne permet nullement de voir dans ces textes de jeunesse un quelconque messianisme napoléonien, sur lequel Nerval reviendra dans les années 1840. Pour l'heure, Napoléon est surtout une figure tragique.

Autres textes politiques

Ispara, chant grec (I. 4) soutient la lutte des Grecs pour la liberté contre les Turcs et demande aux Français d'y prendre part; le mot «liberté » revient incessamment dans le poème qui combine alexandrins et hexasyllabes, à la manière des Jambes de Chénier. Chant d'un Espagnol (. 11) évoque la défaite de Riego et les forces de l’insurrection face aux «étrangers homicides» (dont les Français) qui ont soutenu le despotisme et «l’odieux fanatisme» catholique; le poème est très violent. 13

GÉRARD DE NERVAL

Béranger restera toujours un des héros de Nerval et À Béranger (L. 165-168) exprime cette admiration. C’est surtout le poète politique que Gérard admire, son amour de la patrie et des libertés. Il se pose donc en disciple-imitateur, sans arriver pourtant à saisir le comique, le ton populaire de son modèle : les poèmes politiques de Nerval sont plus sarcastiques, plus abstraits.

Celui dont ce caractère général est le plus marqué est certainement l’'Épître à M. de Villèle (I. 197-201) écrite pour servir de préface à une épopée burlesque, La Villéléide, que la chute du ministre rendit inutile. Le poème attaque la corruption de Villèle, son attitude à l’égard des noirs, sa fidélité aux Jésuites. et il va jusqu’à accuser le ministre d’être un suppôt de l’Angleterre (ce qui n’est pas exact). Le sarcasme est parfois assez lourd. La saynète intitulée Monsieur Dentscourt, ou Le Cuisinier d'un grand homme (1. 106-121) traite plus particulièrement du droit d’aînesse (que Villèle, craignant l’éparpillement des fortunes, voulait réintroduire pour certaines catégories de biens) et évoque également les autres crimes du ministre. Ici aussi le comique est un peu lourd, reposant sur les réactions de ceux que le gouvernement essaie de suborner en leur offrant un plat de lentilles. Une répétition (1. 201-207) attaque non seulement la censure mais aussi les efforts du gouvernement pour acheter les journalistes d’opposition. Sur ce sujet, le texte le plus important est une épopée burlesque en six chants, L’Enterrement de «La Quotidienne » (4. 30-63 — La Quotidienne était le journal des ultras). Dans ce pamphlet politique versifié, où Chateaubriand paraît affublé du nom de Chactas et présenté sous un jour fort défavorable, Nerval parodie Virgile et Milton et critique les efforts du gouvernement pour supprimer l’opposition soit par la censure, soit par la corruption. Cependant le poème est à ce point enraciné dans l'actualité qu'il est difficile aujourd’hui d’en mesurer l'efficacité. D’autres textes traitent des questions religieuses. «II fait lui-même ses sermons...» (I. 15-16) reprend un thème cher à Béranger : le bon curé de village, ami des protestants et des pécheurs qui va se faire renvoyer. Le Missionnaire (1. 68) attaque l'hypocrisie du clergé, qui prêche contre l'ivresse et va se soûler. Les Hauts Faits des Jésuites (1. 122-132) présente d’abord un dialogue, en langue populaire, qui résume les multiples péchés des Jésuites, surtout leur approbation du régicide, puis une longue série de notes qui «documentent» ces accusations; le matériel vient surtout de l’article «Jésuites» de Diderot dans l’Encyclopédie. La Compagnie de Jésus est encore attaquée dans L'Académie : la calotte y 14

1822-1829

gouverne tout. En développant ces thèmes, Nerval se place une fois de plus dans un courant plus général; l’ouvrage récent de Michel Leroy a fait l’histoire de ce Il est préférable d’imiter les maîtres du Parnasse. Que les bardes du Nord s’engloutissent dans l'ombre... Le Nouveau Genre (I. 208-237) poursuit ces attaques. Cette imitation du dramaturge espagnol Moratin présente et ridiculise les jeunes auteurs dramatiques romantiques; la voix du bon sens, Saint-Ange, critique le théâtre de l’outrance qui s’adresse au public des faubourgs et des halles en montrant de plates horreurs qui peuvent effrayer mais non émouvoir : il faut préférer «le style de Racine à l’argot des filous». Le jeune auteur Dorante riposte en affirmant qu’on a détruit l’ennuyeux empire de 17

GÉRARD DE NERVAL

Racine, mais Saint-Ange continue sa critique des meurtres, des combats,

des situations bizarres caractéristiques du style romantique : «du pathos, de grands mots, / Des maximes d’honneur qui font pâmer les sots».. Comme la nouveauté fait toujours la loi à Paris, la girafe (qui arrive au jardin des Plantes en 1827) a autant de droits que le théâtre romantique ! «Chez nous, l’amour du neuf, qu’il soit mauvais ou bon, / Va jusqu’à la fureur, mais n’a qu’une saison.» La pièce de Nerval est restée inachevée, peut-être parce que son auteur changea d’opinion à l'égard du romantisme; ainsi l'Ode à M. Duponchel (I. 28-29) propose d’unir «le noir Romantique / Avec le sévère Classique ». Nerval va se convertir à la cause romantique (sans excès, pourtant) et, en 1830, participera à la bataille d’Hernani. Cette conversion s’explique sans doute en partie par son travail sur le Faust de Goethe. Avant d'aborder cette question, il faut mentionner un dernier poème sur la littérature, La Gloire (1. 189-192). Nerval y décrit la vanité de la

vie humaine, le peu d’importance de l’homme, de l’histoire de l’humanité, mais affirme qu’il veut connaître l’amour et la gloire : ce sont ces désirs qui lui inspirent ces vers. En alexandrins, composés d’images et de figures classiques, le poème est néanmoins plus personnel, plus senti; 1l suggère que, dès son adolescence, Nerval vivait l’élan créateur sur fond de désespoir. Faust

En 1827, l’année du Cromwell de Victor Hugo, Nerval traduit le premier Faust. Ce n’est pas la première traduction en français de l’œuvre de Goethe : Albert Stapfer puis Louis de Sainte-Aulaire l’ont précédé en 1823, mais Nerval se justifie en rappelant que leurs traductions ne sont disponibles que dans des éditions collectives et en reprochant à SainteAulaire d’avoir négligé la fidélité qu’un traducteur doit à l'original. Comme Stapfer, en effet, Nerval essaie de tout traduire, même ce qui paraît n’avoir pas de sens. A cette époque, Faust est à la mode, plusieurs pièces plus ou moins inspirées de Goethe se jouent à Paris et Nerval semble vouloir profiter de ce mouvement. Sa traduction alterne vers et prose; Berlioz s’en inspirera, en prenant beaucoup de libertés, pour ses Huit scènes sur Faust de 1828. Les célèbres illustrations de Delacroix, en revanche, sont conçues pour une réédition de la traduction de Stapfer en

1828. Dans son introduction, Nerval cite longuement Mme de Staël et sa comparaison entre Goethe et Milton; il y ajoute un développement inté18

1822-1829

ressant sur la manière dont l'esprit humain aspire à des révélations divines, mais Se trouve contrarié par la froide réalité qui vient refroidir l'audace de ses illusions et de ses espérances. Puis il compare trois héros romantiques : Faust, Manfred

et Don Juan; «l’amour

des femmes

les

perd tous trois.» Enfin, il signale en quoi le personnage de Goethe diffère des légendes allemandes populaires qui font de Faust l’inventeur de l'imprimerie. Inspiré par son travail de traducteur, Nerval ébauche, la même année, son propre Faust (1. 248-262); il y reprend le thème des souffrances de

l'inventeur et du dédain que lui oppose le public, la tentation diabolique, les efforts pour ne pas succomber — tout cela se retrouvera dans plusieurs œuvres ultérieures. Nerval combine le drame de Goethe (reprenant même des passages de sa traduction) et la tradition légendaire : surtout, chez lui, le personnage de Faust redevient l’inventeur de l’imprimerie et Méphistophélès se présente comme alchimiste. De ce texte, on ne possède que le premier acte et la première scène du second. Mais, parmi les écrits de jeunesse, c’est le seul à avoir une véritable «postérité» dans les œuvres de Nerval. Pendant ces années de la Restauration, Nerval travaille vraisembla-

blement à d’autres pièces, sans réussir à les faire accepter par un théâtre. Gautier en parle dans son Histoire du romantisme. On connaît une adaptation du Han d'Islande de Victor Hugo, dans laquelle Nerval simplifie beaucoup l’action; un pastiche de Molière, Le Citoyen marquis, où un noble devient assassin, souffre du remords, se retire à la campagne, y tombe amoureux, est découvert puis condamné à mort, entraînant sa fiancée dans le trépas; et La Dame de Carrouge, pièce écrite en collaboration avec Gautier, où s’ébauche le contraste entre Nord et Sud, christianisme et islam, thématique que Nerval reprendra vers la fin de sa vie: on ne peut qu’en regretter la disparition. Ce qu'il faut retenir, c’est que la conquête du succès au théâtre est déjà devenue un but majeur pour Nerval. La scène est alors le moyen le plus rapide d’arriver à la gloire en littérature et, par conséquent, de gagner de l’argent grâce à sa plume... En décembre 1829, Nerval semble connaître sa première crise psychologique. Il se plaint alors, dans une lettre à Laurentie, d’une indisposition, dont il ne précise pas la nature et qui l'empêche de travailler ou de sortir. Plus tard, dans Promenades et souvenirs, 11 écrira que ses crises sont survenues trois fois, à intervalles réguliers. Comme on connaît des crises en 1841 et en 1853, on peut inférer que la première attaque eut lieu en 1829 (voir I. XXVIIHI-XXIX).

GÉRARD DE NERVAL

Quoi qu’il en soit, après 1830, Nerval écrivain prendra une tout autre envergure. D'abord, il deviendra célèbre, grâce surtout à sa traduction de Faust. Il s’identifiera au mouvement romantique et au Petit Cénacle. Surtout, à travers un ressourcement dans la littérature allemande et dans

la poésie de la Pléiade, il pratiquera un nouveau genre de poésie, bien plus personnel. Tout écrivain change au cours de sa carrière, mais on constate chez Nerval une rupture assez profonde entre les écrits de jeunesse et ce qui vient par la suite. On peut expliquer cette métamorphose par la possible crise de 1829, par l’effet libérateur de la révolution de Juillet, par des découvertes littéraires et de nouvelles influences. En tout cas, une carrière prometteuse de satiriste et de polémiste va se transformer en une aventure qui essaiera de mettre aux prises le réel et le rêve,

de sonder les limites de la parole et de l’existence.

1830

1830 est l’année de la révolution de Juillet, que Nerval accueille avec enthousiasme, pour regretter peu après sa confiscation par les forces de l’ordre. Il reste un bref témoignage de Gérard «flâneur » sur la journée du 28 juillet et sa violence!. Son poème Le Peuple (I. 305-307), publié le 14 août, republié trois fois en 1830 et 1831, puis de nouveau en 1848, exprime clairement sa position politique. Il souligne le grand rôle du peuple dans l’histoire, reprenant la théorie des deux races (nobles francs, peuple gaulois). Il évoque la force du peuple quand il s’éveille, sa voix «tonnerre» qui menace tous les sommets, puis sa vertu (car rien n'a été volé lors du sac des Tuileries), enfin son retour au calme, mais en ajou-

tant que, si les courtisans pèsent trop lourdement sur le peuple, il peut de nouveau se manifester. Un autre poème politique, À Victor Hugo. Les Doctrinaires (1. 307-309) exprime cette déception devant des «ministres rétrogrades» (Royer-Collard, Guizot) qui ont anéanti les espoirs de Juillet, et évoque la figure de Napoléon, «que nous aimons tant» malgré ses deux crimes (avoir répudié Joséphine et la liberté); la conclusion demande à Hugo (que Nerval a sans doute rencontré cette année-là, ayant fait partie des troupes de la bataille d’Hernani) de chanter la révolution. Daté du 16 octobre 1830, ce poème fut publié l’année suivante. Nerval publie aussi deux de ses Odelettes, sur lesquels il faudra revenir; 1] semble avoir aussi ébauché plusieurs pièces de théâtre, dont une Reine de Saba et un Villon l’écolier; mais il pratique surtout la critique littéraire. Un article polémique, M. Jay et les pointus littéraires (1. 278-281), contre les libéraux qui refusent le romantisme, suggère que ceux-ci sont également coupables de cette «camaraderie littéraire» qui a tant été reprochée aux romantiques et exprime en outre l'appréciation de Nerval sur le sublime. 1. Voir Œuvres, éd. Jean Richer, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, p. 47; ce texte n'a pas pu être reproduit dans la nouvelle édition de la Pléiade. 2 21

GÉRARD DE NERVAL

À la même époque, il expose ses conceptions esthétiques dans deux préfaces,

l'«Introduction»

aux

Poésies

allemandes

(1. 263-2717)

et

l'«Introduction» au Choix des poésies de Ronsard (1. 281-301), deux volumes publiés dans une collection «La Bibliothèque choisie», fondée

par Laurentie, directeur de La Quotidienne. Pour Nerval, 1l s’agit dans ces deux cas d’un retour aux sources de la littérature. Les Poésies allemandes

Ce recueil, suite naturelle des travaux sur Goethe, contient des traductions de quatre poètes : Klopstock, Goethe, Schiller et Bürger. La préface doit beaucoup à Mme de Staël et Nerval reste fidèle à l’image que celle-ci offrait de la littérature allemande, rejetant «l’école française» (Gessner, Lessing, Wieland) et attachant peu d'importance à la poésie allemande avant Klopstock. Il évoque le Niebelungen, qu'il décrit comme un «recueil de rhapsodies nationales beaucoup trop vanté de ceux qui ne l’avaient pas lu»; selon lui, Charlemagne et l'Eglise ont réprimé la poésie saxonne et imposé la poésie latine; les croisades ont produit «une pâle contre-épreuve des poésies romantiques de nos troubadours » ; par la suite, la Réforme a failli tuer à jamais la poésie allemande, ne la trouvant bonne qu’à rimer des cantiques sacrées. Enfin Klopstock vint, et Nerval loue sa Messiade. Depuis, la nouvelle école a dédaigné «les serres chaudes bâties à grands frais dans les châteaux de leur froide patrie» pour se lancer «dans ses montagnes, dans ses forêts », créant une littérature originale, nationale. Selon Nerval, en Allemagne,

l’imagination gouverne l’homme, et c’est une imagination fantasque et vagabonde.

Claude Pichois remarque!

que, dans ses évocations de la vie de

Goethe, Schiller et Bürger, Nerval souligne combien leur vocation litté-

raire se heurta à l'opposition de leur père ou de leur protecteur — il pourrait en dire autant de lui-même. Il se montre également fasciné par la ballade «Lénore» de Bürger, qu’il traduira plusieurs fois et où il a pu voir le reflet du triste sort de sa mère. Il propose des traductions fidèles et littérales, critiquant les «imitations» (il en fera, pourtant, par ailleurs, et quelques morceaux du recueil semblent être de la création de Nerval). Quand il reprendra ce volume en 1840, Nerval en modifiera considérablement la composition, ajoutant des pièces d’autres poètes et révisant sa préface. 1.

Pichois et Brix, Gérard de Nerval, p. 94.

1830

Le Choix des poésies de Ronsard

Cette publication est caractéristique du renouvellement de l'intérêt porté aux poètes de la Pléiade; quelques années plus tôt, Philarète Chasles, Saint-Marc Girardin et surtout Sainte-Beuve ont montré la voie. Cependant la préface de Nerval se distingue, non par son originalité, mais parce qu'il y publie de longs extraits de la Défense et Illustration de Du Bellay et parce qu'il adopte une position plutôt nuancée. D'un côté, il regrette la rupture que la Pléiade constitue face à la tradition nationale française qui, selon lui, remonte au Moyen Âge; d’un autre, il préfère la poésie de la Pléiade au néo-classicisme usé. Si la littérature veut éviter l’imitation servile, elle doit nécessairement être progressive et, citant Schlegel, 1l ajoute que la poésie, pour fleurir en France, doit revenir à ses sources. Ces sources, c’est précisément la littérature du Moyen Âge, où il distingue deux courants : le chevaleresque des romans bretons ou de la poésie provençale et le côté gaulois, avec ses mystères, ses farces et ses fabliaux. On aurait pu bâtir sur cette tradition, estime Nerval, mais mal-

heureusement la poésie est tombée en décadence, même si la prose continuait à fleurir. En Angleterre Shakespeare, en Italie le Tasse et l’Arioste ont pu développer la tradition nationale; en France, Ronsard et son groupe ont dû s'inspirer de modèles antiques, introduisant les étrangers vainqueurs dans nos murs. Cette domination latine perdure de nos jours, au point que Nerval demande que les programmes d'enseignement suppriment quelques heures de grec et de latin pour les consacrer à l'étude de la littérature française. Cette attitude ne l'empêche pas de prodiguer des éloges aux poètes de la Pléiade; il insiste sur les «petits genres», sur l'invention d’un style gracieux et naïf, sur le renouveau de la versification. Il aurait fallu, après la Pléiade, un véritable réformateur de génie,

capable de renouer avec la tradition nationale, mais c'est Malherbe qui vint, un éplucheur de mots. Avant les romantiques, seul La Fontaine a su résister à son influence. Chez les autres, la poésie est devenue un art froid, calculé, sans douce rêverie, sans véritable sentiment religieux. Si on laisse de côté les bévues historiques que comporte cette analyse (Nerval en fait d'autres à propos de Ronsard, lorsqu'il répartit sa poésie en périodes qui correspondent aux volumes de son œuvre), 1l faut souligner encore une fois le refus qu'elle contient d’épouser ce qu'il y a d'outrancier dans le programme romantique. Nerval critique explicitement dans la Pléiade — et implicitement chez les romantiques — toute rupture radicale avec le passé. Que ce soit dans son imaginaire personnel ou dans sa pratique littéraire, il sera toujours partisan de l’évolution plutôt que de la révolution. [ee]Le)

GÉRARD DE NERVAL

Finalement, si les contacts de Nerval avec les poètes de la Pléiade vont profondément modifier sa propre pratique poétique, comme on le verra à propos des Odelettes de 1831, il demeure qu'il est influencé par leurs œuvres plutôt que par leur théorie. C'est à ce titre qu'il republiera cette «Introduction» dans La Bohême galante : pour illustrer un moment essentiel de son évolution littéraire.

1. [ dira plus tard qu’il composa ce texte pour un concours de l’Académie et que son échec lui fit écrire sa pièce contre l’Académie, mais ce n'est pas exact.

1831-1632

Nerval habite toujours chez son père. En principe, il poursuit ses études de médecine (mais on n’a retrouvé qu’une seule inscription à la faculté, datant de novembre 1832 — il se vantera en effet d’avoir aidé à soigner les victimes du choléra de 1832). Surtout il est bousingot, membre du «Petit Cénacle», avec Théophile Gautier, Alphonse Karr, Arsène

Houssaye, Pétrus Borel. Fidèle désormais à la cause romantique, il assiste à la bataille de Marion Delorme comme il a assisté à celle de Hernani. En même temps, il se plaint de n'avoir reçu qu’une seule lettre de Victor Hugo, auquel il a pourtant adressé tous ses ouvrages (à Papion, début avril 1832 — I. 1284). On peut alors discerner chez Nerval un effort pour s’imposer comme figure littéraire; une lettre à Sainte-Beuve définit le «Petit Cénacle» comme une «association utile et puis un public de choix où l’on puisse essayer ses ouvrages d’avance et satisfaire jusqu’à un certain point ce besoin de publication...» (été 1832 — I. 1285). Il fait des tentatives dans divers genres, notamment le conte fantastique et le théâtre (plusieurs pièces de cette époque ont disparu); il menace d'intenter un procès contre le directeur de l’Odéon qui lui aurait volé une de ses pièces (à Papion, février 1832 [?] — I. 1282). C'est le début d'une longue série de mésaventures théâtrales. En poésie, il abandonne le genre politique pour développer une nouvelle forme lyrique, inspirée de Ronsard. Enfin, il fait deux séjours en prison, à Sainte-Pélagie, d’où 1l tirera matière de prose et de poésie. Poèmes politiques

Le poème En avant marche! (I. 309-313), publié le 14 mars 1831, exprime le revirement de Nerval en politique. La première partie est un appel aux armées françaises pour la libération des autres nations, la Belgique, l'Italie, l’ Allemagne, la Pologne surtout; Nerval y évoque le souvenir de Napoléon libérateur et se fait l'écho du sursaut nationaliste qui a secoué l’Europe après Juillet. Mais la seconde partie, composée sous 25

GÉRARD DE NERVAL

forme d'iambes, devient satirique: elle annonce

que le rêve s’est éva-

noui, que «la gloire de la France est enterrée au Louvre», que la Politique, «prostituée»,

«vieille hideuse»,

«à l’œil faux, aux pas tordus»,

règne de nouveau — la Liberté de Juillet n'est qu'«une femme au buste divin, / Et dont le corps finit en queue!» Profession de foi (1. 1614-1615), publié le 7 mai 1831, qui semble être l’ouvrage collectif de plusieurs membres du Petit Cénacle et où il est difficile de préciser la part de Nerval, manifeste aussi un refus de la politique et des mouvements «Philippiste, / Républicain, Carliste, Henriquiste, —

Chrétien,

/ Païen,

Mahométan

ou

Saint-Simonien»,

car la

société est «un marais fétide» qui de temps en temps se révolte, se gonfle, révèle son fond limpide, mais pour redevenir ensuite marais. «Maintenant, je ne crois plus à rien, / Hormis peut-être à moi».

Après ces poèmes politiques, Nerval ne s’adonnera plus à la polémique sur les questions d’actualité, exception faite de quelques sursauts. Quand il s’occupera de nouveau des problèmes de nature politique, ce sera au sein d'un discours déplacé historiquement ou géographiquement, révélant clairement ses préoccupations et ses sympathies, mais refusant tout engagement immédiat. Le Bonheur de la maison En avril 1831, Nerval publie Le Bonheur de la maison (I. 314-318)

dans Le Mercure de France, où il présente ce fragment en prose comme une traduction de Jean-Paul Richter. Aucun texte de Richter n’y ressemble cependant et on n’a retrouvé aucune source pour ces pages qui racontent la mélancolie d’un jeune narrateur quitté par son oncle, puis par son amie d’enfance, avant d’être envoyé au collège. On y relève le contraste entre la nature et le monde scolaire, l'expression de la tristesse causée par la perte de l'amie — et une image qui reparaîtra plusieurs fois chez Nerval, jusque dans Aurélia : «Ce fut pour moi le coup de hache sur le serpent; les tronçons saignants s’agitent et se tordent, quand se rejoindront-ils ?» (1 315). Théophile Gautier proposera plus tard sa propre version du même sujet, sous le titre L'Âme de la maison, ou La Vie et la mort d'un grillon. Nicolas Flamel

Le 25 juin, dans la même revue, Nerval publie un «dramechronique», Nicolas Flamel (1. 319-331). Le texte, inachevé, n’a jamais 26

1831-1832

été porté à la scène; il reprend les thèmes de Faust et préfigure L’Imagier de Harlem et L'Alchimiste. Flamel, alchimiste, n’a plus un sou, ayant tout sacrifié à ses expériences. Satan, déguisé d’abord en Juif, lui offre de l’argent en échange d'un pacte. Flamel refuse, mais les huissiers et créanciers arrivent, voulant

saisir jusqu'à ses livres. Flamel rencontre alors de nouveau Satan, au sommet de la Tour Saint-Jacques. Le diable se moque de sa conception de l'Enfer, fidèle aux traditions pittoresques. Flamel est sur le point de signer quand il remarque que le contrat inclut sa femme, Pernelle, bonne et dévote. Il refuse une nouvelle fois et renvoie le diable avec des invocations chrétiennes (la Tour en devient toute rouge). Ensuite, souffrant de la faim, Flamel pénètre dans un cabaret (ce qui permet à Nerval d'introduire des chansons en argot) et, là, au moyen de ses poudres, transforme le vin de Nanterre en champagne ou en bourgogne...

On rencontre dans ce fragment des thèmes que Nerval reprendra (les souffrances de l’inventeur, le pacte avec le diable, la femme figure de vertu), ainsi qu'une évocation de Caïn (Pernelle, comme la femme de Caïn, reste fidèle à son mari) et du satanisme byronien (thème de Lucifer,

rival de Dieu, qui entraîna la moitié du ciel dans sa cause — ce qui revient à dire que le sommet

est beau, l’abîme

est beau et seul le milieu est

méprisable). La source directe de ce Nicolas Flamel est un conte de Paul Lacroix, où toutefois le Juif ne devient point Satan; mais là, comme ailleurs, l'influence de Goethe demeure perceptible. Le texte d’une autre pièce de cette époque, Le Prince des sots, est perdu; une histoire en prose pareillement intitulée figure au tome VI des Œuvres complémentaires, mais son manuscrit, actuellement dans la collection Bodmer (Suisse), n’est point de la main de Nerval.

La Main de gloire

En septembre 1832, Nerval publie dans Le Cabinet de lecture un conte, La Main de gloire, qu’il republiera trois fois (en 1838, en 1844, enfin en 1852 sous le titre La Main enchantée, dans les Contes et Facéties; le texte se trouve dans IIT. 355-396). Outre le changement de

titre, les variantes d'une publication à l'autre sont peu importantes, sauf pour de curieuses rectifications de chiffres et de dates. En 1850, en collaboration avec Auguste Maquet, Nerval tirera de ce conte un scénario pour le théâtre. La Main de gloire a été souvent rééditée depuis la mort de son auteur (parfois avec une préface par quelque pontife du monde 277)

GÉRARD DE NERVAL

des lettres, tels Jacques de Lacretelle et Max-Pol Fouchet); on en a tiré un film en 1942. L'univers du conte est celui du fantastique bousingot de bon aloi, où paraissent certaines des obsessions propres à Nerval. Cela commence place Dauphine. Le clerc drapier, Eustache Bouteroue, apporte des vêtements au lieutenant civil Godinot Chevassut, policier assez étrange qui lit Merlin Coccaie et dont les propos font écho à Sade : il propose de pendre non les voleurs, mais les volés, car le vol favorise la circulation des

biens. Au retour, Eustache s’arrête chez le magicien bohémien Gonin qui lui dit la bonne aventure : il mourra dans une position élevée; en fait c’est une mauvaise fortune qui lui est ainsi prédite : 1l sera pendu. Eustache épouse la fille de son maître, Javotte, mais arrive le neveu, militaire

buveur et vantard, qui se moque d’Eustache et fait la cour à Javotte. Un soir, Eustache,

excédé,

empêche

le neveu

de rentrer

à la maison,

l’insulte. Un duel est inévitable. Mais Eustache est peureux; 1l retourne chez Gonin qui lui prépare une potion magique et oint sa main. Eustache tue sans difficulté le neveu matamore, mais ne paie pas le magicien. En proie au remords, il retourne chez le lieutenant civil, qui promet de faire arrêter les poursuites. Mais, quand Eustache s'apprête à le remercier, tout à coup sa main se met à souffleter le policier. Il a beau pleurer pour exprimer ses regrets, sa main continue : larmes et soufflets se succèdent. Eustache est jeté en prison et condamné à mort. Le magicien lui rend visite et, après lui avoir demandé pourquoi il n’a pas payé à temps, lui explique que sa main enchantée est devenue une «main de gloire», qui peut servir pour ouvrir les portes, les fenêtres, les coffres; cet instrument

idéal pour le vol appartient désormais au magicien. Eustache est pendu, mais la main continue à remuer, elle gifle l’exécuteur qui la coupe : Elle fit un bond prodigieux et tomba sanglante au milieu de la foule, qui se divisa avec frayeur; alors, faisant encore plusieurs bonds par l’élasticité de ses doigts, et comme chacun lui ouvrait un large passage, elle se trouva bientôt au pied de la tourelle du Château-Gaillard; puis, s’accrochant encore par ses doigts comme un crabe aux aspérités et aux fentes de la muraille, elle monta ainsi jusqu’à l’embrasure où le bohémien l’attendait. (III. 390)

Phrase presque digne de Lautréamont.…

L'action est située au début du XVII siècle, époque alors à la mode; Nerval y affecte un style archaïque, tout comme Balzac dans les Contes drolatiques, avec des interventions ironiques excusant l'absence d’unité de temps, etc. Les sources proposées semblent tout aussi fantaisistes: aucune n'a pu être vérifiée. On a, en revanche, proposé des interpréta28

1831-1832

tions psychanalytiques de ce conte, dans lequel il est facile de déceler une attaque contre la figure paternelle. Dans une perspective freudienne, cette main enchantée serait un emblème phallique (ainsi que les épées, qu'Eustache manie fort mal avant son «charme») et l’intrigue générale évoquerait donc l'angoisse de la castration; il est vrai qu'une lettre de la fin de février 1832 (I. 1283) laisse percevoir les tensions existant à cette

époque entre le docteur Labrunie et son fils!. La Main de gloire est le premier exercice de Nerval dans le domaine du conte fantastique, auquel il retournera, s’essayant aussi au théâtre fantastique, de même qu'il s’intéressera aux maîtres du genre, Hoffmann, Cazotte, Nodier. Ici, comme ailleurs, il ajoute des éléments de magie, d’alchimie, etc., et ce fantastique est toujours teinté d’exotisme. Le fantastique était alors très en vogue et cette mode peut s’expliquer de diverses manières : réaction contre le positivisme scientifique et contre la définition sensualiste de l’homme, effort pour échapper au réel regardé comme contraignant, désir de plonger dans l’inconscient afin d’explorer et de dire l’interdit. Souvent cette littérature donne une explication aux événements fantastiques : ce n'était qu’un rêve, ou bien c'était le résultat d’un mécanisme compliqué, etc. Nerval refuse cette démarche et tente d'aller plus loin. Comme écrivain, il commence par profiter d’une mode qui se prête à «l’épanchement du songe dans la vie réelle», mais, plus tard, à la longue, il va dépasser cette mode et fusionner fantastique et folie, comme le fera Edgar Poe. Les Odelettes

Entre 1830 et 1832, Nerval publie une douzaine de poèmes qu'il regroupe sous le titre Odelettes. Il en reprendra plusieurs par la suite, parfois avec des variantes importantes. Ces poèmes se démarquent nettement de ses poèmes antérieurs (l'analyse qui suit reprend l’ordre de leur publication dans l'édition de la Pléiade — I. 332-341). Modelés sur les odelettes de Ronsard — «En ce temps, je ronsardisais », dira-t-il plus tard (La Bohême galante, HI. 264) —, ce sont des textes courts, souvent de douze vers, divisés en strophes ordinairement de quatre vers. Si Nerval utilise l’alexandrin, il y mêle aussi des vers plus courts — de quatre, six, huit syllabes, ou même des vers impairs. IT en résulte des poèmes lyriques, à rimes résonantes, d’une haute musicalité; la musique, 1. Pour une lecture psychanalytique du texte, voir Bony, Le Récit, p. 133-34, qui y discerne le thème de la castration et de la puissance paternelle néfaste.

22)

GÉRARD DE NERVAL

le chant, y sont d’ailleurs souvent évoqués. Mis à part un poème de tonalité sarcastique (Nobles et valets), il s’agit d'évoquer un souvenir, une impression, une image à laquelle s’attache une idée, et l’inspiration est d’ordinaire subjective. Ces odelettes font penser à Verlaine, mais avec

une économie d’expression qui manque souvent à celui-ci. On peut les associer aussi à certains poèmes de Sainte-Beuve ou de Victor Hugo, mais l’expression de l’émotion chez Nerval reste toujours pudique, «en sourdine», tout comme il évite l’ironie d’un Musset. Certaines odelettes

sont restées célèbres, et il faut se demander pourquoi Nerval ne cultivera plus guère, par la suite, ce genre poétique. Les sonnets des années 1840 et 1850 retrouveront la musicalité des odelettes, mais non leur limpidité. Publié pour la première fois en 1830, Les Papillons est un poème de onze strophes, le plus inventif quant à la forme. Des strophes de huit vers de sept syllabes, à rimes ababcdcd, alternent avec des strophes de six vers, 7/3/7/7/3/7, à rimes aabccb; de par la prosodie, la rime est fort mar-

quée. Le thème est celui de la nostalgie que le poète éprouve en hiver pour les papillons d’été; 1l les évoque à tour de rôle, avec leur nom scientifique (ce qui produit un certain effet de poésie «biblique»), mentionnant les qualités de chacun, allant du matin vers le soir, d'un ton qui s’assombrit pour s’éclaircir à la fin : les papillons sont «un emblème / de poésie et d’amour». Cour de prison pose un problème biographique. Le poème paraît à la fin de 1831 et se situe explicitement à l’automne. Mais, dans des publications postérieures, Nerval l’intitulera Politique et indiquera la date de 1832, faisant référence à son arrestation après la conspiration de la rue des Prouvaires en février de cette année. Il faut en conclure, avec Claude Pichois et Michel Brix, que Nerval a fait deux séjours à la prison de Sainte-Pélagie, l’un en automne 1831 pour tapage nocturne, l’autre par erreur comme conspirateur en février 1832. Il s'agit en tout cas d’un poème fort réussi, de sept quatrains, 6/6/6/4, à rimes aabb, qui fait immanquablement penser à Verlaine : l’absence de nature dans la prison, la vision de l’oiseau emblème de liberté de mouvement, le désir de revoir «Quelque chose de vert / Avant l'hiver!» C'est une lamentation, si l’on

veut, mais sans excès, où les images de l’oiseau et de la nature expriment l'espérance.

La Malade, d’abord publié à la fin de 1830, sera ensuite repris sous le titre La Sérénade. I s’agit d’une imitation d'Uhland: Une jeune fille mourante entend un doux chant, sa mère lui dit de dormir, son enfant lui

répond que c’est le concert des anges qui l’appellent à Dieu. Une fois 30

1831-1832

encore, la pudeur domine dans cette évocation du thème romantique des liens entre amour et mort.

Le Soleil et la Gloire (1831), sera republié sous le titre Le Point noir, et Nerval présentera ce poème de quatre strophes de trois alexandrins, à rimes aabccb, comme une adaptation de Bürger, mais aucun texte semblable ne se retrouve chez celui-ci. Si on regarde fixement le soleil, il devient

une

tache

livide; de même,

la gloire se transforme

en tache

noire; seul l’aigle contemple impunément le soleil et la gloire. Il faut souligner cette première apparition chez Nerval du thème du soleil noir, et ajouter que rien n’impose de voir une figure de Napoléon dans cet aigle. Nobles et valets (1832), s'accorde mal avec le reste du recueil : trois quatrains d'alexandrins, à rimes abba, évoquent sarcastiquement le déclin de la noblesse et suggèrent qu’il s’explique par le mélange du sang bleu avec celui des valets. Ce thème du déclin de la noblesse (et du besoin

d’une nouvelle noblesse), reviendra plusieurs fois dans les écrits de celui qui ne va tarder à adopter un pseudonyme à particule. Le Réveil en voiture (1832), trois quatrains d'alexandrins à rimes plates, offre une perspective intéressante sur l’imaginaire de Nerval: il s’agit des impressions visuelles d’un voyageur qui vient de se réveiller en voiture de poste et qui attribue le mouvement, non à lui-même, mais

à ce qu'il voit : «les monts enivrés chancelaient». C’est dans son œuvre une des premières incursions du monde du rêve dans la vie réelle. Le Relais (1832), qui adopte la même forme, évoque les joies d’une brève contemplation de la nature lors d'une étape; à la fin, 1l faut repartir. Ce texte contient l'une des rares images olfactives que l'on relève chez Nerval. Une allée du Luxembourg (1832) est assez célèbre. Avec cette évocation d’une jeune fille qui passe, en trois quatrains octosyllabiques, à rimes croisées, le poème entre dans la thématique de l’amour non réalisé, sur un ton de douce mélancolie teintée de comique : c’était peut-être elle que le poète devait aimer, mais non, la jeunesse est finie, le bonheur a fui.

Notre-Dame de Paris (1832), deux strophes de six alexandrins, à rimes aabccb, évoque avec des images dynamiques («Tordra ses nerfs de fer») l’éventuelle destruction de la cathédrale par le temps; cependant les touristes, qui contempleront la ruine en lisant le livre de Victor Hugo, croiront voir la «vieille basilique» se lever devant eux. Il s'agit donc là 31

GÉRARD DE NERVAL

d'une démonstration de la fonction de l’imagination dans la contemplation du passé. Fantaisie (1832), quatre quatrains d'alexandrins dont la coupe est souvent irrégulière, à rimes croisées et sonores, est le poème le plus célè-

bre du groupe, riche en thèmes et en images qu’on retrouvera dans les œuvres ultérieures de Nerval. Un air très vieux évoque dans son esprit l’image, le soir, d’un château de brique, avec ses parcs et sa rivière; puis une dame à sa fenêtre, «blonde aux yeux noirs, en son costume ancien»,

qu’il aurait peut-être vue dans une existence antérieure. L’association de la musique et du souvenir, l’évocation d’un passé remontant à l'époque de Louis XIII, la réunion de l’architecture et de la nature, la synthèse des

deux typologies féminines, le thème de l’existence antérieure, font de ce poème un des plus riches, comme un des plus beaux, du xIx° siècle français. Le Vingt-cing Mars (1831), publié ailleurs sous le titre Avril, deux strophes de six octosyllabes, à rimes aabccb, exprime aussi un aspect de la thématique nervalienne, l’association entre liquide et bonheur. Le poète regrette qu’il y ait déjà de beaux jours, avant l'arrivée du printemps, car celui-ci doit surgir comme une nymphe qui sort de l’eau, après des journées de pluie.

La Grand-mère, quatre quatrains de vers décasyllabiques à rimes embrassées, paraît en 1834, mais doit dater de 1831, car il évoque la mort de la grand-mère de Nerval qui est survenue en 1828, «voici trois ans». Pendant que d’autres pleuraient cette mort, lui errait surpris; on lui reprocha d’être sans larmes et sans cris; mais, depuis, les autres l’ont oubliée,

lui y songe toujours, la pleure souvent; le poème s’achève sur une belle image dynamique : «Ainsi qu’un nom taillé dans une écorce, / Son souvenir se creuse plus avant.» Vient enfin Le Coucher du soleil, poème publié seulement en 1956, mais que l'on peut dater de la même époque que les précédents. En deux quatrains de trois alexandrins et un octosyllabe, le poème évoque simplement un coucher du soleil aux Tuileries, qui «jette j’incendie aux vitres du château», avant de se coucher «encadré dans l’Arc de l'Étoile». Ce poème est peut-être à mettre dans le dossier du «culte de Napoléon», car c’est le 5 mai, jour de la mort de l'Empereur, que, vu de l’obélisque de la Concorde, le soleil couchant est ainsi encadré. Mais il faut relever comment, ici encore, Nerval trouve dans Paris la matière de son inspiration pour la poésie lyrique, annonçant ce que fera Baudelaire. 5j?

1831-1832

Par leur simplicité, leur ton presque toujours nuancé, leur refus de l'hystérie et de l’histrionisme, leur richesse thématique, leur souci de musicalité et de sonorité, ces poèmes se démarquent nettement de la production romantique d'alors. Ils auraient suffi à établir la réputation de Nerval comme poète.

œ es)

1833-1835

Nerval semble ne rien publier de nouveau pendant ces trois années, à l’exception du poème Dans les bois!!! (1835 — I. 339), une odelette en quatrains octosyllabiques : au printemps, l’oiseau naît et chante; en été, il aime; en automne, il se tait et meurt.

Nerval republie également certaines Odelettes et, en 1835, fait paraître la deuxième édition de son Faust, avec des remaniements et des rectifications. Rien d'autre.

Les raisons de ce silence ne sont pas claires. En 1833, il habite toujours chez son père et poursuit ses études de médecine (mais 1l ne les a sans doute jamais prises très au sérieux). En octobre de cette année, il formule une demande d'autorisation de prêt à la Bibliothèque royale et fournit une liste de ses écrits, où apparaît un projet de recherches historiques sur le Directoire et le Consulat qui ne verra jamais vu le jour: 1l gonfle cette liste assez artificiellement, ce qui suggère une certaine mauvaise conscience (24 octobre 1833 — I. 1287).

1834 est pourtant une année importante dans son existence; en janvier, à la mort de son grand-père maternel, Nerval hérite d’environ 30000 francs. La liquidation, dont il se charge lui-même, ne se réalisera qu’à la fin de l’année. Il abandonne alors les études de médecine et quitte définitivement la maison paternelle pour mener une vie nomade, changeant souvent de domicile; en outre, il fait un voyage dans le Midi et en Italie (sans oser avouer à son père, avant son retour, qu’il va si loin). Il

reste plusieurs lettres écrites au cours de ce voyage, qui expriment surtout des inquiétudes à propos de l’argent — ce qui sera une constante de l'expérience de Nerval voyageur. Dans l’une d’elles, il raconte l’histoire d’une dame qui conduit son mari à Nice : le mari demande du champagne, la dame en offre à tout le monde, le mari en redemande, la dame en fait servir encore aux autres (I. 1295). Nerval reprendra cette histoire, en brodant, dans Octavie, dans le Voyage en Orient. Il pousse jusqu’à Naples, où le tableau représentant Judith et Holopherne du «Caravage » 34

1833-1835

(en fait, c'est une œuvre de Gentileschi) retient son attention; cependant

les autres événements relatés dans Octavie doivent s'inspirer du souvenir des voyages ultérieurs. Sur le chemin de retour, Nerval passe par Agen, un des berceaux de sa famille paternelle. Le Doyenné

Le voilà donc en 1835 maître d’une fortune qu’il va perdre rapidement. Il s’installe 3, impasse du Doyenné, près de l'Arc du Carrousel, dans un quartier voué à la destruction, que Baudelaire évoquera dans Le Cygne.

Nerval décrira le milieu pittoresque de l'impasse du Doyenné dans La Bohême galante. Des années plus tard, Théophile Gautier, Eugène de Mirecourt et bien d’autres donneront aussi leur version des faits. En fait,

on connaît peu de choses sur ces années de l'existence de Nerval et ses biographes ont souvent repris des anecdotes pittoresques racontées tardivement par des amis peu connus pour leur sens de la vérité. Ainsi Nerval récusera les commentaires de Mirecourt sur l'histoire fabuleuse du «lit de Marguerite de Valois» qu’il aurait acheté à cette époque!. Il demeure que cette compagnie mixte d’auteurs et d’artistes (Théophile Gautier, Arsène Houssaye, Célestin Nanteuil, Édouard Ourliac, Camille Rogier, etc.) fait alors de l’impasse de Doyenné un des hauts lieux des «petits romantiques», autrement dits Bousingots. Le Monde dramatique

Le 9 mai 1835, paraît le premier numéro du Monde dramatique, revue fondée par Nerval et Anatole Bouchardy. C'est un ambitieux hebdomadaire (malgré quelques irrégularités), qui déclare vouloir faire la chronique du théâtre, non seulement en France, mais à l’étranger, et traiter aussi de l’histoire et de la théorie dramatiques. La revue compte parmi ses collaborateurs Frédéric Soulié, alors très célèbre, Hector Berlioz, Alphonse Karr, Théophile Gautier, etc. — tout le groupe du Doyenné est sollicité, mais il n’est pas sûr qu’un seul des articles, non signés en général, soit de Nerval lui-même?. Surtout, il n’est nullement prouvé que Nerval ait fondé la revue dans le but d’y louer l’actrice Jenny Colon. 1.

Sur la genèse et l'élaboration de l’histoire du «lit», voir Pichois et Brix, Gérard de Nerval,

p. 119. 2.

Voir Brix, Nerval journaliste, p. 89-100.

GÉRARD DE NERVAL

Le frontispice-programme, dessiné par Célestin Nanteuil, indique bien la portée et l’ouverture qu’on souhaite donner à la revue : on y évoque les théâtres grec, latin, espagnol, anglais, indien, chinois, du Moyen Age, mais non Corneille, Racine ou Moïière. Certains articles reflètent

les préoccupations de Nerval ou parlent des textes qu’il reprendra (par exemple, un long résumé du Chariot d'enfant dont il tirera, en collabora-

tion avec Méry, une adaptation théâtrale en 1850 — mais l’article en question, plagiat d'après le baron d’Eckstein, n’est probablement pas de lui). Mais il faut se montrer prudent et conclure que les textes publiés dans Le Monde dramatique ne sont sans doute souvent que des travaux écrits en collaboration, et que Nerval a dû jouer un rôle important dans leur élaboration, notamment en ce qui concerne le choix des sujets.

36

1836

Le Monde dramatique ne tardant pas à rencontrer de graves difficultés financières, pour y remédier, Nerval et Bouchardy tentent, en mars 1836, de lancer une autre revue, Le Carrousel. Leur intention est de concurrencer La Mode, journal légitimiste d’Émile de Girardin, par une revue de tendance orléaniste qui pourrait être subventionnée par le gouvernement. Mais cette subvention ne vient pas et, le 16 juin 1836, Nerval et Bouchardy sont déclarés en faillite. Après avoir changé de propriétaires, Le Monde dramatique survivra jusqu’en septembre 1841; quant au Carrousel, Nerval va rapidement en quitter la direction.

L'héritage du grand-père a complètement fondu et Nerval doit dorénavant vivre de son travail, c'est-à-dire de sa plume. Cela explique peutêtre la reprise de son activité littéraire à partir de 1837.

Le Carrousel

Si aucun article du Monde dramatique n'est attribuable en toute sécurité à Nerval, en revanche, quatre textes publiés dans Le Carrousel sont sans nul doute de lui (I. 342-348 et 1643-1647). Ils se rapportent peutêtre au projet que Nerval évoque dans une lettre de 1834 (à Renduel — EL 1298) : «un travail énorme [...] rien moins qu’une grande association

artiste et sociale ». D'après les deux premiers de ces articles, notre époque est en deuil, sans ardeur, sans élégance, sans poésie; on regarde la vie comme une comédie, mais elle est mal jouée; le passé a connu des sociétés qui offraient une comédie charmante, de l’unité, mais les efforts récents pour ressusciter ces époques (le Moyen Age, la Renaissance en France et en Italie, le «doux panthéisme catholique») n’ont guère réussi, car la noblesse de la Restauration s'est montrée mauvaise écolière. Puis on a fondé un nouveau régime, mais l’édifice est sans fondements; 1l faut donc réconcilier noblesse et bourgeoisie, hérédité et liberté — et accepter l'Industrie, mais en fille et non en reine. Car l’Industrie peut être reine en 8 1,

GÉRARD DE NERVAL

Amérique, mais non en France (Nerval se démarque ici des saint-simoniens). La noblesse n’a plus châteaux ni palais; il faut une noblesse de

mérite, dont Napoléon en jetant tous les Français dans le même creuset a prouvé qu'elle était possible. Il faut maintenant que cette noblesse soit à la fois prêtresse du passé et prophétesse de l’avenir, mais personne ne pense à l’avenir, car il n’y a plus de croyance religieuse. La France a fait une débauche immense avec l’amour (le XVII siècle), avec la liberté (1789), avec la gloire (Napoléon), et il ne reste rien. Nerval conclut son texte par un paragraphe qui annonce Le Christ aux Oliviers : Et les hommes crieront à Dieu : «Père! pourquoi nous délaissés?» Le Père répondra : «J’ai envoyé mon Fils sauver le monde antique, et ce monde a crucifié mon j'ai envoyé sa Croix pour sauver le monde nouveau;

as-tu pour Fils : et ce

monde a brisé sa Croix!» (I. 348)

Le troisième article est principalement une diatribe contre l’assassinat, publiée peu après l’attentat d’Alibaud contre Louis-Philippe (25 juin 1836). Il faut en finir avec les vieilles sentences d’héroïsme et avec leur poésie naïve. Le culte de Brutus doit cesser : César était en fait l'ami du peuple. Nerval évoque ensuite l’influence néfaste de la littérature et des cultes révolutionnaires.

Le quatrième article reprend l'idée que l’époque actuelle manque d’une idée du passé et de l’avenir, ainsi que d’une croyance religieuse partagée. Une société qui veut se passer d’un art correspondant à son époque ne peut pas durer, car elle se met sous la dépendance de la volonté d’un homme; or les géants militaires ne laissent ni disciples ni postérité. Il appartient donc à l’âme artiste et à l’âme poétique de rendre possible la compréhension des rapports de la nature et de l'humanité, de créer l’enthousiasme, de tirer les hommes du «cloaque des intérêts matériels» et de leur offrir la science du passé et celle de l’avenir. Dans ces textes, Nerval adopte une position nuancée, même critique, à l’égard de la Révolution, de Napoléon et de son régime. Il refuse l’industrialisme, mais se fait l'écho des rêves saint-simoniens au sujet de l’unité organique de la société et de la fonction de l’artiste dans cette société — rêves que beaucoup partagent à l’époque. Enfin il manifeste un profond pessimisme à l’égard du présent et de l’avenir. En 1836, Nerval n’est ni bonapartiste, ni républicain, ni saint-simonien, encore moins fouriériste.

1836

Nerval

À la fin de juillet 1836, il signe avec Gautier un contrat avec l'éditeur Renduel pour un ouvrage qui ne verra jamais le jour, Les Confessions galantes de deux gentilshommes périgourdins. Les deux auteurs emploient l’avance qu'ils ont touchée pour financer un voyage en Belgique, qu'ils entreprennent en partie pour se mettre à la recherche de la femme bionda et grassotta. Mais Nerval tombe malade en route et Gautier doit le ramener à Paris. Le 15 décembre de cette année, on peut lire dans Le Figaro une annonce pour un texte sur «Le Canard de Vaucanson» par «Gérard de Nerval». Cet autre texte non plus ne verra jamais le jour, mais il s'agit là de la première occurrence du pseudonyme sous lequel deviendra célèbre celui qui a jusqu'alors le plus souvent signé ses œuvres de son seul prénom. L'origine de ce nom est simple : 1l vient du clos de Nerval, près de Mortefontaine, propriété familiale où certains de ses parents sont ensevelis;

c'est, en même

temps,

l’anagramme

du nom

de sa mère,

Laurent. Aucun texte n'a paru sous la signature «Labrunie», qui est surtout le nom du père. Cela peut s'expliquer par la réprobation paternelle à l'encontre de la carrière littéraire de son fils — ou par d’autres raisons plus œdipiennes.

1837

En 1837, Nerval devient critique dramatique et, en collaboration avec Alexandre Dumas, fait jouer un opéra comique, Piquillo, Sur une musique de Monpou. Piquillo Cette œuvre est un succès; elle sera d'ailleurs reprise au théâtre de la

Monnaie de Bruxelles en 1840. Du fait que le rôle de Silvia est interprété par Jenny Colon, certains ont conclu que Nerval est largement intervenu dans la rédaction du livret, mais en fait on ne peut distinguer sa part de celle de Dumas. Située en Espagne,

avec

la couleur

locale de rigueur (guitares et

points d’honneur), l'intrigue est fort compliquée; elle mêle vers et prose, imbroglios et quiproquos, fait jouer le deus (ou plutôt rex) ex machina, utilise des déguisements, etc. C'est un chassé-croisé où tout finit bien : les deux couples d’amants sont réunis, les bijoux volés reviennent à leurs propriétaires, le voleur sauve sa peau. Ce voleur, Piquillo, est vantard (mais intelligent), courageux et pourvu d’un bon cœur; l’Alcade, représentant de l’ordre, se montre en revanche stupide et les quatre amoureux, dont deux proscrits (le roi lèvera la proscription), fort sympathiques.

Le mouvement d'ensemble est rapide et le comique abonde. Pourtant on ne rencontre guère dans ce texte les hantises profondes de Nerval. Piquillo se dédouble, porte le masque, comme d’autres, mais à des fins de pure efficacité. Il y a deux héroïnes, mais toutes les deux sont belles, bonnes et sympathiques. On peut cependant voir dans cet opéra comique un effort pour revenir à la riche variété du théâtre de la Renaissance et à la tradition espagnole, ce que Nerval préconisera l’année suivante. Piquillo permet d'évoquer le «problème Jenny Colon». Selon une ancienne tradition, cette actrice aurait été l’objet du grand amour inassouvi et désespéré de Nerval, la destinataire des lettres de 1842 (qui 40

1837

seront analysées sous le titre d’Un roman à faire), le modèle de l’actrice dans Sylvie et celui d’Aurélia. Or lesdites lettres, on le verra, constituent plutôt une ébauche de roman et, dans le cas d’Aurélia, c’est plutôt vrai-

semblablement la mort de Mme Houssaye qui a contribué à la genèse du texte. En l'occurrence, la critique biographique a une fois encore abusé du peu d'éléments dont on puisse être sûr. Critique dramatique

Malgré ses fonctions dans Le Monde dramatique, Nerval n’y à jamais publié de critique dramatique. Cependant il a sans doute pu alors se famihariser avec cette forme de journalisme, qu’il va pratiquer assidûment, mais irrégulièrement, pendant des années, la considérant surtout comme

un gagne-pain.

On peut regretter le temps que Nerval consacra aux feuilletons théâtraux, mais on peut aussi déplorer que la critique nervalienne ait largement négligé cette partie de son œuvre. S'il s’agit souvent, 1l est vrai, de comptes rendus de pièces peu connues de nos jours, Nerval y élabore sa propre théorie du théâtre et y énonce ses vœux dans ce domaine, qui expriment son désir de renouvellement. Il s'agit de créer, selon ses propres mots, «l'incendie du théâtre». C'est là un aspect de sa pensée dont il faut retracer l'évolution. Dès 1837, on discerne un thème que Nerval reprendra : l’attaque contre les tendances moralisatrices du vaudeville, qui prêche l’école mutuelle, qui défend la caisse d’épargne, qui veut moraliser les masses. Malgré tout, Nerval est sensible à la virtuosité des acteurs (17 juillet et 30juillet — I. 355 et 360). Dans deux articles publiés dans La Charte de 1830 sur «L’avenir de la tragédie» (I. 349-355), Nerval prend position dans le débat esthétique sur drame et tragédie : bien que le drame soit sans cesse critiqué et qu'on parle d’une réaction en faveur de la tragédie, Nerval s'oppose à cette idée de réaction; il estime d’ailleurs que la tragédie est mal jouée et dénonce la vétusté de la Comédie-Française. Pour lui, le drame ressemble à la peinture, la tragédie à la sculpture, et le choix de l’un ou l’autre dépend des exigences du talent de l’auteur et des croyances et convictions de l’époque : Hamlet est un tableau, Oreste une statue. Surtout, il ne faut pas essayer de combiner les deux, ce qui donnerait de la sculpture peinte, que Nerval condamne (ces idées sont développées peu avant qu'on découvre que la sculpture grecque était sans doute peinte). Déjà Corneille et Racine étaient moins «sculpture » que les Grecs, mais c'est au XVIII siè41

GÉRARD DE NERVAL

cle qu'on a essayé de confondre la forme tragique et la méthode du drame, pour aboutir à un genre bâtard.

Dans les deux genres, il faut de l'harmonie et une unité réelle. Le drame est plus varié et coloré, la fatalité domine dans la tragédie. Le drame traite mieux les problèmes des liens de famille, la tragédie des sujets politiques. Dans la tragédie, fatalisme et providence déterminent l’action, dans le drame, liberté et hasard. Or, puisque le rôle du hasard

dans l’histoire a été souligné depuis Pascal et Voltaire, la mise en scène de moyens mesquins et le mélange des types héroïques et vulgaires ne peuvent que détruire l’unité du tragique. Enfin, dans la tragédie comme dans le drame, le style mêle poésie et naturel. Après ces développements, Nerval s'engage à faire ensuite l’analyse des différences des deux genres en termes d’ordonnance du sujet et d’analyse des caractères, mais cette suite n'a pas été écrite ou n'a pas paru. Ces essais théoriques montrent comment Nerval tente d’examiner un problème esthétique dont on débat alors largement et qui se pose en particulier pour lui-même. Il examine la question d'un côté en termes d’histoire et de l’autre en considérant la production théâtrale de son temps. Sa conception de l’histoire est assez simpliste (on pourrait en dire autant de la «Préface» de Cromwell) et l’analogie avec la sculpture et la peinture est également peu probante. Cependant l’effort est là pour témoigner que Nerval n’est pas purement un écrivain inspiré : il pense à son art et réfléchit sur les problèmes qu'il pose en termes de théorie, de technique, de conditions de production.

18356

Cette année-là, Nerval développe beaucoup son activité journalistique, surtout comme critique dramatique, dans La Presse, La Charte de 1830 et Le Messager, organe d'opposition dont le propriétaire est Walewski, fils naturel de Napoléon.

En avril, Jenny Colon épouse le flûtiste Leplus; on ne connaît aucun témoignage de Nerval sur cet événement. En août-septembre, il fait un voyage en Allemagne, dont il tire des articles qu’il publie dans Le Messager (certains seront repris dans Lorely). Lorely et la littérature de voyage

Les chapitres I, IV et V de la première partie de Lorely datent de 1838; ils évoquent Strasbourg, Bade, Lichtenthal, Francfort et Dornshausen (III. 13-20 et 28-37). Nerval y transcrit les impressions personnelles d’un flâneur, sans nullement prétendre offrir un guide aux touristes. Le ton est parfois enthousiaste, souvent comique, même sarcastique, par exemple à propos de la manière dont on parle le français à Strasbourg (d'après lui, on le parle mieux de l’autre côté du Rhin, à Kehl) ou sur le badigeonnage de l’intérieur de la cathédrale. On trouve souvent un élément de desengaño, de déception : Ainsi, pour moi, déjà bien des contrées du monde se sont réalisées, et le souvenir qu’elles m'ont laissé est loin d’égaler les splendeurs du rêve qu’elles m'ont fait perdre. Mais qui pourrait se retenir pourtant de briser encore une de ces portes enchantées, derrière lesquelles 1l n’y a souvent qu'une prosaïque nature, un horizon décoloré”? (I. 14)

Du haut du clocher de la cathédrale, le cicérone prétend qu’on peut voir le château de Bade — comme à Fourvière on prétend qu’on peut voir les Alpes, au phare d’Ostende, les côtes d'Angleterre, etc. : «II y a partout des nuages complaisants qui se prêtent d’ailleurs à de pareilles illusions» (IL. 17). 43

GÉRARD DE NERVAL

Nerval est caustique envers le décor du théâtre de Bade, mais enthousiaste devant les bals; enthousiaste

également,

et un peu comique,

à

l'égard de la messe baroque avec violons qu’il entend au couvent de Lichtenthal,

véritable

couvent

sorti

d'un

roman

du xvuI*

siècle;

il

regrette l’effet néfaste du protestantisme sur le décor intérieur des églises à Francfort. Il visite Dornshausen, ville de réfugiés huguenots, où l'on parle toujours un français du XVII siècle (mais où l'on trouve aussi une forte proportion de bossus); c'est là que les familles de Francfort viennent chercher des servantes afin d’apprendre le français à leurs enfants : «Le grand souvenir de la révocation de l’édit de Nantes et d’une si noble transmission d’héritage aboutit à cette vulgaire spécialité» (IL. 37). II connaît aussi des moments presque extatiques, par exemple en voyant Francfort : «C’est une de ces belles et complètes impressions dont le souvenir est éternel [..] qui réunit dans une harmonie merveilleuse toutes les œuvres de Dieu, de l’homme et de la nature.» (II. 35)

La littérature de voyage de Nerval conservera d’ordinaire ce ton mélangé, amusé mais ému, enthousiaste mais critique; il s'agira toujours de donner à voir au lecteur, à travers — et grâce à — un impressionnisme

subjectif. Certains textes issus de ce voyage en Allemagne ne sont pas repris dans Lorely. C'est le cas d'un article publié dans Le Messager le 18 septembre 1838 (I. 452-456), où Nerval discute le genre «littérature

de voyage» et en propose l’historique. Le genre n’existait guère avant le xIX® siècle; Chapelle et Bachaumont ne parlent que de cuisine, Casanova n'offre qu'un commentaire du catalogue de Don Juan, Dupaty n'évoque que des statues, Jouy ne rencontre que des opprimés et des philanthropes. Quant à Rousseau et Voltaire, 1ls étaient insensibles aux villes et aux monuments. C’est Bernardin de Saint-Pierre qui a introduit la couleur locale, mais il ne parlait que de flore. Delille et Roucher «ont décrit tout

l’univers, sans laisser une impression vraie et sentie». Nerval critique leurs «froides nomenclatures », ainsi que les auteurs qui, comme Raynal, y ajoutent simplement «une dose d’idées sentimentales». Enfin, les grands écrivains modernes sont des paysagistes littéraires, mais soit, comme Scott, Chateaubriand ou Hugo, ils «ne se servent des impressions qu'ils ont recueillies [|] que pour poser la scène de leurs vastes compositions», soit, comme Byron et Lamartine, ils «font des poésies [| avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage» et «parcourent la terre [...] en la frôlant à peine du pied». C’est avec Sterne, Hoffmann, Dumas, Heine, que se fait jour une nouvelle «façon particulière et fantasque» — ce mot est important —, en même temps qu'apparaissent les

44

1838

«voyages d'imagination et d’intuition», tels que ceux de Janin, Balzac, Musset ou Sue, qui, «sans sortir de Paris, devinent complètement la couleur et l'effet des régions étrangères ». Nerval prétend avoir le plus grand respect pour cette littérature de voyage, non seulement fantasque mais fantaisiste. Lui-même, en conclusion, affirme n'être victime d’«aucune des habitudes et des qualités du touriste littéraire » : Je suis rarement préoccupé des monuments et des objets d’art, et une fois dans une ville, je m’abandonne au hasard, sûr d’en rencontrer assez toujours pour ma consommation de flâneur. J’ai perdu beaucoup sans doute à cette indifférence; mais je lui dois aussi beaucoup de rencontres et d’admirations imprévues que le guide officiel ne m’eût pas fait connaître ou qu'il m'aurait gâtées. Ce que j'aime surtout en voyage, c’est à respirer l’air des forêts et des plaines, c’est à suivre rapidement les longues prairies brumeuses de la Flandre, ou lentement les campagnes joyeuses de l’Italie, pleines d’or et de soleil; c’est à parcourir au hasard les rues tortueu-

ses des villes, à me mêler inconnu à cette foule bigarée, qui bruit d’un langage étrange; à prendre part, pour un jour, à sa vie éternelle. (I. 456)

Cette définition du voyage littéraire, au moment où Nerval commence à pratiquer un genre qui constituera une part importante de sa production, est d’un grand intérêt. Dès l’abord, il se présente comme un flâneur fantasque, voyageant au hasard et sans programme, s'intéressant à ce qui est différent, le savourant, y participant, à la manière d’un ethnologue esthète. Il restera fidèle à cette définition. Deux autres articles témoignent d’un aspect particulier de la «flânerie», l'observation de Paris, pratique que Nerval développera surtout à la fin de sa carrière, avec Les Nuits d'octobre et Promenades et souvenirs, mais dont 1l aura fait un apprentissage journalistique prolongé. Dans le premier (La Charte de 1830, 30 avril 1838 — I. 399-401), il évoque les sociétés de chant, où l'on se réunissait pour boire et manger en chantant des textes dont la portée politique était souvent dangereuse; la révolution de Juillet, en permettant à chacun de chanter ce qu’il veut quand il veut, a porté un coup à ces sociétés et aux guinguettes. Le second article (Le Messager, 30 juillet 1838 — I. 441-446) porte sur «Les embellissements de Paris» et adopte le point de vue d'un promeneur pour critiquer de manière assez comique les statues de Paris, en particulier celles qui viennent d'être érigées sur la Place de la Concorde et qui personnifient les villes de France. Nerval trouve qu’«il n’y a dans tout cela 45

GÉRARD DE NERVAL

ni caractère, ni grandeur, ni étude des types différents que pouvait fournir la physionomie de chaque province»; même les statues de Pradier (Lille et Strasbourg) laissent beaucoup à désirer. Critique dramatique

La critique dramatique conserve la part de lion dans l'activité journalistique de Nerval; il développe une série d’attaques contre l’état actuel du théâtre en France et se montre fort critique à l’égard de ce qui lui semble en être les poncifs, usant souvent du sarcasme : Il y a trois situations qui sont toujours applaudies au théâtre : c’est quand on se bat, quand on s’embrasse, et quand on se cache sous une table. Eh bien! les cabaleurs de l’OpéraComique n’ont pas respecté cette convention dramatique, plus vieille qu’Aristote; ils ont sifflé Coquerel se cachant sous la table. [...] Que deviendrait à présent l’art dramatique

si l’on ne pouvait plus se cacher sous une table, dans une armoire, ou dans un cabinet? (La Presse, 15 janvier 1838 — I. 376)

Autres exemples : le recours constant au cadre de Venise, «qui a fait faire plus de colonnes dans nos feuilletons qu’elle n’en a dans ses palais!» (La Charte de 1830, 25 avril 1838 — I. 396): ou la nature stéréo-

typée des rôles : «[Le héros d'opéra-comique] sera malheureux, parce qu’en amour, dans tout théâtre lyrique, un amant basse-taille n’est jamais heureux. Il peut en être autrement dans le monde; mais sur les planches, il faut être ténor pour se faire aimer» (La Presse, 2 avril 1838 — I. 385).

Déplorant que les intrigues suivent inlassablement les conventions du jour, Nerval use d'un refrain qui reviendra souvent sous sa plume : «Rien de nouveau sous le soleil, ou sous le lustre» (voir I. 417-421).

La verve de Nerval contre les poncifs dramatiques est intarissable : Ce système dramatique appliqué à la passion, nous paraît ressembler tout à fait à celui qu’ Anne Radcliffe appliquait à la terreur : on s’effraye pendant six volumes d’apparitions dont l’auteur donne au dénouement l'explication naturelle et satisfaisante ;de même, dans le drame simple, moral, social et ennuyeux, la passion rugit, se tord, casse des boîtes, tire des poignards et des épées, essaye des pistolets, agite des fioles de poison; puis tout s'explique de la manière la plus vraisemblable; la vertu n'a pas cessé de régner un instant, on se radoucit, on s'excuse, on s’embrasse, et tant de tués que de blessés, il n’y à que l’art dramatique de mort. (La Charte de 1830, 8 juillet 1838 — I. 440)

46

1838

En même temps, il s'oppose aux allusions politiques dans le vaudeville et aux auteurs de facéties qui se posent en prédicateurs; le castigat ridendo mores a perdu Arlequin pour toujours : «Du jour où on lui à dit qu'il corrigeait les mœurs en riant, il a eu la prétention de les corriger sans rire» (La Presse, 21 mai 1838 — I. 407). Nerval s'accorde ici avec ses amis et contemporains Janin et Gautier pour s'opposer à la littérature sociale et à l’art engagé: toutefois il ne propose jamais lui-même une défense des positions de l’art pour l’art. Il critique aussi l’excès et l’invraisemblance des décors, veut des intérieurs «vrais» car «la réalité

dans les accessoires de théâtre rejaillit fort souvent sur la possibilité de l’action» (La Charte de 1830, 30 juin 1838 — I. 430). Il dénonce enfin la

tendance de plus en plus répandue d'écrire une œuvre en sacrifiant tout à un seul rôle (La Charte de 1830, 2 juillet 1838 — I. 433). Quand Nerval n’est pas en train de résumer une pièce ou de décrire le jeu d’un acteur, quand il se met à faire des observations générales sur l’art dramatique, c’est pour dresser un bilan négatif de la production contemporaine. Il a ses enthousiasmes, mais c’est souvent pour le théâtre de rue (voir ses éloges de Deburau : La Charte de 1830, 4 mai 1838 — I. 402) ou pour les événements exotiques, comme les représentations des Bayadères à Paris, à propos desquelles il évoque la reine de Saba, son oiseau magique HudHud et la cachucha (Le Messager, 12 août 1838 — I. 447-449), thèmes qui reparaîtront dans ses écrits postérieurs. Cependant Nerval ne fait qu’ébaucher un programme positif. Dans un article publié dans Le Messager le 22 décembre (I. 457-461), il réclame un retour à la tradition représentée par la «comédie romanesque » de Shakespeare, Calderôn, Rotrou, Machiavel ou Scarron et affirme qu'Alexandre Dumas est peut-être le continuateur de cette tradition. Il ne veut pas pour autant bannir la tragédie et exprime dans ce même article son admiration pour Victor Hugo et Casimir Delavigne, tout en espérant un retour à «cette comédie bizarre, semi-française, semi-castillane, qui a fait pendant deux cents ans les délices de nos pères». S'agit-il là d’un programme que Nerval souhaiterait réaliser luimême ? En tout cas, il ne le fait point dans ses propres œuvres de théâtre, où il se montre plutôt esclave des conventions et des poncifs qu'il critique tant. Le comique qu'il exerce si bien ici est, hélas! plutôt absent de ses propres créations dramatiques.

47

1839

1839 est une année de grande activité pour Nerval; cela est peut-être dû à des problèmes d'argent. Le 13 janvier, le tribunal de Commerce de Paris enregistre la banqueroute du Monde dramatique. Nerval est forcé de vivre de sa plume. Il essaie surtout de réussir au théâtre, avec deux pièces

écrites

en

collaboration

avec

Dumas,

L’Alchimiste

et

Léo

Burckart; il compose également le scénario d’une troisième pièce, La Forêt noire. Il publie trois textes littéraires importants, Corilla, qui entrera dans les Petits châteaux de Bohême, puis dans Les Filles du Feu; Émilie, qui fera aussi partie des Filles du Feu; et surtout Le Roi de Bicétre. Fin octobre, Nerval part pour Vienne, où 1l passe l’hiver et rencontre Alexandre Weill qui restera un fidèle ami, ainsi que Marie Pleyel, maftresse de Berlioz, Chopin et Liszt, qui deviendra pour Nerval la véritable Pandora. Lors de ce séjour, il vit les expériences qui se transformeront plus tard en littérature, dans Les Amours de Vienne et Pandora).

Tout au long de cette année, Nerval est harcelé par des problèmes financiers (11 doit par exemple 700 francs à son tailleur), en parle souvent dans sa correspondance, allant jusqu’à accuser Dumas d’avoir mal rétribué ses collaborations avec lui. Dans une pathétique lettre écrite à son père de Vienne, à la fin de novembre, 1l justifie longuement un emprunt de 200 francs : les avocats ou les médecins ont des parents qui font tout pour les soutenir, tandis que l’homme de lettres, qui a autant besoin d’être aidé au commencement de sa carrière, ne reçoit rien; et les artistes qui ont de la fortune (Chateaubriand, Hugo, Vigny) sont ceux qui vont le plus loin (I. 1322-1327). Nerval tient toujours des feuilletons dramatiques et reste critique à l'égard de la production contemporaine : rien de nouveau sous le lustre, si ce n’est une pièce où le héros est mort au lever du rideau, qui com1. Nerval semble avoir publié des articles dans les journaux de Vienne, mais les attributions posent beaucoup de problèmes, voir Pichois et Brix, p. 162.

48

1839

mence

donc

là où les autres

finissent

(La Presse,

19 juillet

1839 —

I. 474); il s’agit en fait d’une léthargie induite par l’opium. Il est tout aussi sarcastique à l'égard de la représentation à mécanique fort compliquée du Radeau de la Méduse (Le Messager, 5 juin 1839 — I. 468). S'il critique beaucoup une reprise de l’Orhello de Ducis (d'après Shakespeare), en revanche, il résume assez longuement et semble avoir apprécié La Femme qui se venge (The Provoked Wife) de Vanbrugh représentée dans la traduction qu’en donna Saint-Évremond en 1700 (Le Messager,

14 octobre 1839 — I. 487-497); Nerval souligne que cette pièce rappelle les œuvres de Hogarth, offrant «un tableau des mœurs anglaises de la fin

du XVII siècle et de la hardie littérature qui les flagellait si vertement». Il publie également un compte rendu très élogieux de l'ouvrage collectif Les Français peints par eux-mêmes. Selon Nerval, c'est une «œuvre étonnante», «notre Encyclopédie», le portrait réaliste des aspects de la vie moderne, y compris sa misère (Le Siècle, 2 septembre 1839 — I. 480-486). II cite les modèles de cet ouvrage : les écrivains qui ont peint leur siècle, Le Sage, Molière, Shakespeare et surtout, avec beaucoup d'éloges, Restif de la Bretonne et Les Contemporaines, de même que Mercier et son Tableau de Paris. Nerval pratiquera ce même genre d'observation réaliste-comique dans ses chroniques de voyage, puis dans Les Nuits d'octobre; le reportage réaliste du flâneur-observateur est un genre qui l’attire et dont 1l connaît bien (et admire) les antécédents littéraires. De même, au sujet de la pièce traduite de Vanbrugh, qu'elle offre un modèle pour le théâtre. Malheureusement,

1l souligne ce modèle,

Nerval n’a pas essayé de l’imiter.

Léo Burckart

Sans doute la pièce la plus réussie de Nerval, Léo Burckart est représentée à partir du 16 avril 1839 à la Porte Saint-Martin, puis publiée dans La Presse du 24 septembre au 4 octobre, avant d'être reprise en volume chez Barba; Nerval la republiera en 1852 dans Lorely, en allégeant les indications scéniques. Il existe aussi un manuscrit de la pièce, publié au tome IV des Œuvres complémentaires, qui présente un texte assez différent (datable de 1838).

Au début de 1839, la production de la pièce est retardée d’abord par les délais de la censure (ce que Nerval racontera longuement dans Les Faux Saulniers en 1850, texte repris dans Lorely en 1852), ensuite par les 49

GÉRARD DE NERVAL

représentations de Ruy Blas de Hugo; Nerval désire en effet que le premier rôle féminin soit joué par Juliette Drouet. La pièce a été écrite en collaboration avec Dumas, selon qui «l’idée en était à Gérard de Nerval : l’étude, [...]j l’esprit, [...] lui appartenaient

tout entiers. Je n’étais, moi, pour quelque chose que dans l’arrangement dramatique des scènes et dans l’exécution du dialogue! ». Les différences entre les versions de 1838 et de 1839 sont considérables, mais portent surtout sur des questions de détail et de style; Nerval supprime beaucoup, en particulier pour simplifier l'intrigue: le jeune étudiant Frantz en 1838 est d’abord amoureux de la noble Diana, ensuite de Marguerite épouse du héros, alors qu’en 1839 il n’aime que Marguerite. La version de 1838 offre un portrait moins favorable du héros, beaucoup plus prétentieux, plus sûr de lui-même, qu’en 1839. L'action se passe en 1819 en Allemagne et combine une intrigue amoureuse et une intrigue politique. Le jeune Frantz aime Marguerite, qui est l’épouse de Léo Burckart, journaliste aux opinions progressistes; Frantz lui rend visite en compagnie de Diana de Waldeck, amie de Marguerite et amoureuse du Prince. Frantz part pour une réunion politique: Burckart et son beau-père arrivent; le chevalier Paulus annonce qu’une revue dans laquelle Burckart publie ses opinions a été saisi et que son éditeur est emprisonné; Burckart veut se constituer prisonnier. Frantz revient pour dire que la Jeune Allemagne, mouvement révolutionnaire auquel il appartient, paiera la caution. Grâce à une intervention de Diana, le Prince arrive et demande à Burckart de devenir son ministre. Le journaliste accepte. Dès leur premier entretien, se pose le problème du conflit entre l’idéalisme politique, représenté par Burckart, et le machiavélisme réaliste, représenté par le Prince et par le chevalier Paulus qui, ancien archéologue, ne croit à rien et sert à la fois les conspirateurs, le Prince et Burckart. Quant à Marguerite, elle s'oppose à toute activité politique. La deuxième journée s’ouvre sur une scène d’étudiants qui occupent une auberge, boivent et cassent tout. L'un d’eux, Diego, d’origine latinoaméricaine, proclame : «Les rois S’en vont; je les pousse!» (III. 96 — selon les témoignages postérieurs de Nerval, cette phrase aurait provoqué l’enthousiasme du public). Burckart explique aux étudiants qu’il faut plutôt travailler pour l’unité de l'Allemagne et prendre ses devoirs au sérieux. Un duel oppose Frantz et Henri de Waldeck, aristocrate frère de Diana, à propos de Marguerite. 1.

Cité dans Œuvres complémentaires, t. IV, p. x (texte de 1854).

50

1839

La troisième journée s'ouvre sur une autre fête, au palais du Prince, réunissant des étudiants déguisés (dont Diego passablement enivré), Diana et Marguerite. Celle-ci se plaint de ne plus voir son mari, désormais accaparé par la politique. Waldeck, en disgrâce, décide de se faire conspirateur et de rejoindre la Jeune Allemagne. Burckart arrive, critique les mensonges de la diplomatie d’un côté, les conspirations de l’autre, mais renvoie Marguerite à la maison, car il faut qu’il s'occupe des affaires politiques. Au

cours

de la quatrième journée,

Frantz

déclare

son

amour

à

Marguerite; émue, elle le fuit. Diana est furieuse en découvrant que Léo

impose un mariage politique à son Prince bien aimé. Paulus, qui a volé les papiers des conspirateurs, les montre à Burckart que ce bas espionnage dégoûte. Mais le Prince survient et accuse son ministre de laisser agir les conspirateurs; Léo lui montre les papiers. La conspiration est ainsi découverte. Cependant Frantz, revenu auprès de Marguerite, décou-

vre cette trahison.

La cinquième journée recourt au gothique; déguisés, Burckart et Paulus se rendent à la réunion des conspirateurs au château de Wurtzberg: Waldeck s’y présente, énonce ses opinions révolutionnaires. La police arrive, il fait volte-face pour se tirer d’affaire. En fait, il ne s’agissait que d’une épreuve, les «policiers » étaient des révolutionaires déguisés. Waldeck est exécuté; Burckart est scandalisé par cet acte de violence, mais il doit se taire. Frantz arrive, annonce la trahison; on décide d’assassiner le Prince. Léo, toujours déguisé, prend sa défense et se dénonce comme

le

seul coupable, on le condamne donc à la mort. C’est Frantz qui tire la boule noire le désignant comme exécuteur. La dernière journée se passe de nouveau chez Burckart, qui congédie Paulus, en le récompensant largement pourvu qu'il ne raconte pas les détails de la soirée, et qui fait arrêter les conspirateurs, non pour conspiration mais comme coupables du meurtre de Waldeck. Puis il apprend que c’est Marguerite qui a admis Frantz chez eux, lui permettant de découvrir les papiers compromettants, que c’est Frantz donc qui doit le tuer. Frantz arrive et provoque Léo en duel. Ce dernier refuse d’abord, puis accepte quand Frantz explique qu’il ne s’agit pas d’une querelle politique mais d’une question d'honneur. Burckart remet le duel au lendemain. Marguerite intervient, plaide pour la vie. Burckart donne un sauf-conduit à Frantz qui part, Marguerite explique : «Nous l’avons trop humilié.» Mais, un coup de pistolet se fait entendre en coulisse, Frantz s’est suicidé. Burckart conclut : «Le voilà qui se relève !» Shll

GÉRARD DE NERVAL

Ainsi résumée, l’action semble fort complexe; en fait, malgré la conspiration, malgré le mélange de l'intrigue politique et de deux intrigues amoureuses (le triangle Frantz-Marguerite-Léo, l’amour Diana de Waldeck pour le Prince), malgré l'introduction de chansons, de scènes comiques qui évoquent la «couleur locale» (les étudiants à l’auberge, la fête au palais), l’action, qui prend modèle sur Schiller et sur Victor Hugo (la réunion des conspirateurs fait beaucoup penser à Hernani), reste assez claire. Nerval (ou Dumas?) se montre ici maître du suspens; les deux dernières journées témoignent d’une indéniable puissance dramatique. Les personnages sont assez réussis : que ce soit le conspirateur latinoaméricain Diego, perpétuel étudiant et bon vivant révolté; le chambellan imbécile; Diana amoureuse ambitieuse et sans principes; Marguerite fidèle mais délaissée et tentée par les assiduités et le charme du jeune Frantz; l’énigmatique et cynique Paulus qui fait penser à Fouché et à Talleyrand; Burckart lui-même mari fidèle mais victime de l’ambition politique, idéaliste mais forcé de se salir les mains afin d’agir. Tous ces rôles sont jouables, ce qui va à l'encontre de la thèse selon laquelle l’échec de Nerval au théâtre serait dû au fait qu'il ne savait peindre autre chose que lui-même. Ici, il crée des personnages qui ont de la substance. Comédie et tragédie se combinent, et politique et amour. Cependant tout est excessif et ce qui manque surtout ici, c'est non pas l’art du dramaturge, mais le souffle poétique d’Hernani ou de Ruy Blas. Il est vrai que le principe de la co-écriture ne favorise guère le souffle poétique. De temps en temps, certaines images puissantes surgissent, dont quelquesunes reparaîtront chez Nerval : semer les dents du dragon, ou le serpent coupé en morceaux dont les tronçons ne peuvent se rejoindre, mais en général la prose de ce texte se révèle peu poétique. Peut-on faire une lecture politique du texte? Du moins, il faut souligner que le culte de Napoléon n’existe point ici; Napoléon n'y est qu'une figure néfaste — ce qui s'explique, bien entendu, par le cadre de l’action. Plusieurs points de vue politiques sont représentés, et aucun ne semble jouir de l’approbation de l’auteur. Quand, plus tard, Nerval évoquera la pièce, la lecture politique qu’il en fera dépendra beaucoup du moment : il en parlera comme d'une pièce révolutionnaire en 1850; mais, en 1852, elle attestera, selon lui, son opposition à la terreur et à l’assassinat... Les étudiants carbonari sont sans doute sincères et on ne peut réduire leur activité à une simple fantaisie; mais, quand, à la fête au palais, Diego déclare devant le punch : «Quand je pense que ce breuvage de courtisan est trempé des pleurs des victimes! », Paulus riposte : «Tu le trouves trop faible, n'est-ce pas?» et lui recommande un verre de tokay.. Frantz se unLe]

1839

distingue des autres étudiants : en critiquant la «liberté farouche», il veut unir liberté et gaieté: toutefois, à la fin, la motivation amoureuse triomphe de la motivation politique. Léo est l’idéaliste, qui veut et croit pouvoir réaliser son utopie par l’action; mais la pièce définit mal son programme : il s’agit surtout de l’union économique des États allemands — et son projet ne rejoint en rien les mouvements socialistes de la France d'alors. En outre, son intervention se révèle inefficace, comme il le dit

lui-même : «L'étude des systèmes m'avait rendu à la conviction, l’expérience des choses me rend au doute» (IL. 156 — il faut pourtant rappeler que le personnage se montre beaucoup plus confiant en lui-même dans la version de 1838 que dans celle de 1839). Burckart espère naïvement un accord entre principes et actions. La Realpolitik qui le contredit est représentée et par le Prince, réaliste, et par Paulus, machiavélique. Le Prince accuse son ministre de refuser d'utiliser les moyens habituels du gouvernement (la délation, les paiements illicites, etc.) et, par conséquent, de faire le contraire de ce qu’il voudrait, provoquant la terreur et l’absolutisme; il croit sauver l’Allemagne, mais il vend le pays à l’ Angleterre. Paulus, cynique qui joue sur tous les tableaux, lui démontre à son tour comment 1l s’est aliéné et le peuple et le Prince par sa franchise et par son idéalisme peu pratique. C'est en fait Marguerite qui a le dernier mot : «Le fanatisme terrible de la liberté égare les plus nobles âmes» (11.174). Si les sympathies de la pièce vont vers l’opposition, vers les étudiants, vers Frantz et Léo, cette opposition est critiquée comme inefficace, incapable d’agir, menant à la violence et à la terreur. Mais, si les avocats de la Realpolitik ont de fait raison, ils ne sont pas pour autant sympathiques. Une comparaison s'impose dès lors, avec le Lorenzaccio de Musset (1834); il n’est pas sûr que Nerval ait connu cette œuvre, dont il ne parle jamais. Dans les deux pièces, 1l s’agit d’explorer les ambiguïtés de l’action politique à travers la forme dramatique. Musset démontre comment le désir d’agir avec efficacité en politique mène à la corruption du moi, comment le masque qui permet l’action détruit celui qui le porte. En revanche, le masque dans Léo Burckart ne sert que de déguisement. Exception faite peut-être de Paulus, chez Nerval, tous les personnages sont plutôt sympathiques, alors que, chez Musset, presque tous sont sales et corrompus (les Strozzi, les purs, meurent quant à eux exilés ou empoisonnés). Musset, fort redevable à Shakespeare et à Schiller, saisit bien la

bigarrure de la vie; Nerval semble plutôt offrir une suite de scènes obligatoires (l’orgie des étudiants, la fête au palais, la conspiration dans un décor gothique) sans approfondir de manière radicale les problèmes que 53

GÉRARD DE NERVAL

la pièce présente. Tandis que Musset est aux prises avec le mal tel que la politique le présente, Nerval pose tout au plus la question : comment agir dans un monde où «l’action n’est pas la sœur du rêve»? On n’a pas pu représenter Lorenzaccio à l’époque de sa publication, alors qu’on a pu jouer Léo Burckart — c’est peut-être là l’explication même des insuffisances du texte nervalien. La pièce a connu un succès très limité à sa création, mais rencontra davantage de faveur sous sa forme imprimée. Elle a été reprise par la Comédie-Française en 1996 et n’a obtenu alors qu’un succès d'estime. Corilla

En août 1839, La Presse publie, sous le titre «Les Deux Rendezvous», un «intermède» mieux connu sous son titre postérieur, Corilla,

qui sera repris dans la Revue pittoresque en 1844, puis dans les Petits châteaux de Bohême (1853), avant de prendre enfin place dans Les Filles du Feu. Dans cette première version, l'héroïne s'appelle Mercedès (et non Corilla), mais les autres variantes sont de peu d’importance. La scène se passe à Naples, lieu de prédilection pour Nerval, qui permet d'évoquer le Pausilippe et le tableau représentant Judith et Holopherne, qui symbolise pour lui, comme pour Michel Leiris, le côté néfaste de la femme. Mercedès (Corilla) est une cantatrice aimée à la fois

par le poète mélancolique Fabio et par le riche Marcelli, qui est plutôt suffisant; le valet entremetteur Mazetto aide l'un et l'autre, se faisant payer par les deux. Son double jeu est découvert, car l’actrice a donné rendez-vous aux deux hommes au même moment, mais dans deux endroits différents. Mercedès (Corilla) semble pencher en faveur de Marcell et Mazetto explique à Fabio qu'il a en fait rendez-vous avec une petite bouquetière. Fabio la rencontre et la trouve charmante, d’une ressemblance étonnante avec la cantatrice, mais c'est celle-ci qu'il aime, et

non son sosie. La «bouquetière» se révèle alors être la vraie Mercedès (Corilla) déguisée, qui affirme qu’elle a voulu mettre ses deux prétendants à l’épreuve : Fabio n’adore en elle que l’actrice et «son amour a besoin de la distance et de la rampe allumée » (III. 437), tandis que Marcelli «s’aime avant tout le monde». L'un est trop poète, l'autre trop mondain; qu’ils aillent donc souper tous trois ensemble. Et Mazetto de conclure : «Cette aventure scabreuse va se terminer le plus moralement du monde. Excusez les fautes de l’auteur. » On reconnaît là le genre «proverbe», avec la dernière phrase d’usage, mais Nerval exprime au passage quelques-unes de ses hantises 54

1839

profondes : quand on aime une actrice, qui aime-t-on? Se pose aussi le problème du rival, du frère ennemi qui veut prendre la femme, avec des menaces de mort, ici sous la forme d’un duel (qui n’a pas lieu). Fabio n'est pas sans ressemblance avec Nerval : c'est un auteur timide, qui se plaît «tous les jours à parer d’un nouveau prestige» la belle image qu'il adore, qui s'exprime en recourant à la mythologie. La femme qui se dédouble, l’actrice adulée qui s’identifie à la fille du peuple, annonce Sylvie; et c’est la femme qui en fin de compte contrôle la situation (Nerval a donc eu toute raison de reprendre ce texte dans Les Filles du Feu). Ces thèmes sont ici traités sur un mode comique, alors qu'ils feront ailleurs l'objet d'un traitement tragique. Cette œuvre marque ainsi un progrès de la part de Nerval : il parvient à s'exprimer sans le masque de la comédie ou, du moins, en rendant ce masque de plus en plus transparent. On connaît un document qui éclaire sur la genèse du texte : une lettre de Nerval à Michel Carré, à propos d'une éventuelle transformation de Corilla en opéra-comique (7 mars 1854 — IIL. 845-846). Nerval y précise qu'il a d'abord lui-même pensé à écrire un opéra-comique et qu’il s’est inspiré d’une actrice nommée Mile Colombe (association possible avec Jenny Colon”?), laquelle avait une sœur «qui faisait la parade sur les boulevards » de Paris, les deux femmes finissant par se retrouver; qu'il a ensuite abandonné cette idée de deux actrices différentes et opté pour une seule actrice masquée. Il cite également des modèles historiques pour les trois personnages masculins, mais à propos de traits de caractère et non pas au sujet de l’action. Il s'agit donc d'une création littéraire qui part du vécu, du connu, mais où lieu et situation se transforment. L’Alchimiste

L’Alchimiste fut joué dix-sept fois en 1839. Il s'agit d'une pièce en vers, également écrite en collaboration avec Dumas (le texte se trouve d'ailleurs dans les éditions du Théâtre de ce dernier!).

Le héros est un bijoutier qui se ruine dans des recherches alchimiques, malgré l’opposition de sa femme qu’il adore; mais 1l aime également la courtisane Maddalena. Un voisin avare et richissime est tué par son neveu; le bijoutier est témoin du crime, il partage la fortune avec 1. L'Alchimiste est également imprimé dans le t. I de l'ouvrage de Charles Dédéyan, Gérard de Nerval et l'Allemagne, SEDES, 1959; on trouve aussi le premier acte dans le t. IT des Œuvres complémentaires, p. 165-096, car, selon Jean Richer, cet acte seul porterait la marque de Nerval.

55

GÉRARD DE NERVAL

l'assassin, mais sa femme,

voulant revenir à la vie simple d'autrefois,

indique aux autorités que son mari a trouvé un trésor qui doit appartenir à l’État. Le bijoutier est alors condamné pour le meurtre de l’avare. Au dernier moment, le neveu se dénonce et s’empoisonne. La thématique est assez nervalienne : l’alchimie et l’échec des rêves de l’alchimiste, la présence des deux femmes, l’une belle et mauvaise, l’autre fidèle. Dans la versification, des alexandrins à rimes faciles, on

sent plutôt la main de Dumas. Ce fut en tout cas un nouvel échec. La Forêt noire

En 1839, Nerval semble avoir aussi écrit le scénario d’une autre pièce, La Forêt noire, jamais terminée et publiée en 1866 (I. 725-731). L’intrigue, qui se passe en 1702, au moment des luttes entre les huguenots réfugiés en Allemagne et les armées françaises, est terriblement compliquée et fort invraisemblable. Toutefois certains éléments de l’imaginaire nervalien se retrouvent : le héros s’appelle Brisacier, qui sera le nom du héros du Roman tragique, et une des héroïnes s’appelle Sibylle. L'histoire met en scène un enfant trouvé qui se révèle d’origine noble et une bohémienne aimé du protagoniste (et dont on découvre aussi qu'elle est noble); 1l y a un château hanté, un simulacre de mort, des proscrits persécutés et sauvés, des rêves qui se révèlent vrais, etc. Ce texte quasiment incompréhensible annonce toute une série d’écrits postérieurs, Le Marquis de Fayolle, Les Monténégrins, certains thèmes des Chimères, d’Aurélia.

Tout se passe comme si Nerval avait voulu exprimer ici ses hantises profondes, mais sans y parvenir (il lui fallait d'abord dévider tout l’écheveau). En fait, 1l semble que ce soit là une tentative avortée de profiter de la synthèse d'une donnée mélodramatique et d'une intrigue baroque et hyper-compliquée, de l'alliance du drame historique et de la pièce sentimentale, caractéristique du théâtre de cette époque, tant conspuée par Nerval. Emilie

En juin, dans Le Messager, Nerval publie un conte intitulé «Le Fort de Bitche. Souvenirs de la Révolution française», qu’il reprendra dans Les Filles du Feu sous le titre d'Émilie. Auguste Maquet a prétendu par la suite qu'il avait rédigé la nouvelle d'après un plan fourni par Nerval; il 56

1839

affirma la même chose à propos du Roi de Bicêtre; selon lui, «Nerval ne pouvait arriver à tenir ses engagements » ; 1l ajoutait en outre que le plan «confinait à la folie» et faisait comprendre «combien ce cerveau surexcité avait pris de vertige et d’ombres noires» (IL. 1260). De fait, il s’agit d’une histoire assez triste. Tout commence par un débat qui s'élève parmi des soldats à propos de la mort de l’officier Desroches : s'est-il ou non suicidé? Cette question amène l’abbé qui assiste au débat à raconter l’histoire de Desroches. Celui-ci, en convalescence à cause de ses blessures, est tombé amoureux d’'Émilie. Il va

l’épouser, quand des indiscrétions apprennent au frère de la jeune fille que Desroches a tué leur père lors de l’assaut du fort de Bitche (s'agit-1l là d'une forme atténuée de parricide ?). Le frère d'Émilie fait venir Desroches sur le lieu même de la mort de son père et essaie de le tuer, mais

l’abbé intervient. Desroches part se faire tuer à la guerre, tandis qu'Émilie s'enferme dans un couvent. L'histoire progresse au moyen d'une série de retours en arrière bien agencés, avec d’abord une conversation entre plusieurs personnages, puis un récit dont le narrateur, l’aumônier, est aussi un acteur. L’intrigue pose néanmoins des problèmes historiques et chronologiques (par exemple : le frère se déclare «allemand», en dépit de l’occupation française, mais il est de Haguenau, qui faisait partie de la France depuis 1648). La thématique fait intervenir des préoccupations qui reparaîtront ultérieurement. Nerval oppose en particulier l’ Allemagne, pays du rêve et du sentiment, et la France, pays des Lumières. Il montre comment Desroches abandonne son matérialisme pour devenir un chrétien «à demi sceptique», pratiquant une «religiosité vague » (IL 644), et fait un songe prémonitoire (son pressentiment se trouvera justifié). Surtout, Nerval offre ici une de ses premières explorations du problème du double, du frère ennemi, et de la manière dont ce double empêche la réalisation de l'amour.

Le Roi de Bicêtre

Le Roi de Bicêtre est publié en septembre dans La Presse, sous le titre de «Biographie singulière de Raoul Spifame, seigneur Des Granges». Ce texte sera republié dans la Revue pittoresque, en 1845, et prendra place, sous. son titre actuel, dans Les Illuminés (dont il constitue la première section). 57

GÉRARD DE NERVAL

On ne sait trop jusqu’à quel point l’œuvre résulte de la collaboration de Nerval avec Maquet. D’un côté, le style et le comique parfois un peu lourd font penser à Maquet; d’un autre, s’y énoncent de manière quasi prophétique des hantises et des problèmes qui marqueront Nerval, surtout au sujet du double, du rêve, de la folie — ce qui fait de cette histoire un pivot dans sa carrière d’écrivain. L'origine de l’anecdote est historique : une supercherie publiée par Spifame en 1556. Mais Nerval n’est pas remonté si haut, il s'est plutôt inspiré du Mémoire sur Spifame publié par Secousse au XVIN° siècle et de la Biographie de Michaud. En tout cas, il ne s’agit point d’une simple adaptation, car Nerval ajoute beaucoup aux sources. Le thème du double et celui de la folie sont de sa propre invention.

Spifame est avocat. À la rentrée du Parlement, Henri II le remarque et croit voir en lui son double. Se rappelant la superstition qui associe l’apparition du double et la mort, 1l fait prendre des renseignements sur Spifame et se rassure. Cependant les compagnons de l’avocat font des plaisanteries sur sa «royauté», que Spifame prend de plus en plus au sérieux, attaquant les lois du royaume, faisant des critiques hardies du gouvernement. Il est donc suspendu de ses fonctions, puis ses frères et sa sœur demandent son interdiction juridique. À son procès, Spifame se conduit

en véritable

fou, s’identifiant

au roi. On

l’enferme.

Henri II

ordonne que son sosie soit bien traité.

Enfermé, Spifame mène une double vie, convaincu que «ses rêves étaient sa vie et que sa prison n’était qu'un rêve» (IL. 890). Une crise survient devant un miroir, dans lequel Spifame croit voir le roi; il pleure sur son sort et le roi en fait autant; les deux hommes se tendent alors la main et le miroir se brise. Spifame sombre dans le délire, puis dans une profonde mélancolie. On le met avec d’autres fous, il se lie d’amitié avec le

poète Claude Vignet, qui se croit le plus grand des poètes et victime de plagiat. Tous deux échangent compliments et confidences. Convaincu qu’il est injustement emprisonné par ses ennemis politiques, Spifame se met à rédiger des édits et des ordonnances; Vignet invente un système d'imprimerie (comme tant d'autres personnages nervaliens), en taillant des lettres de bois et en utilisant l’huile et la fumée de sa lampe comme encre. Ainsi les bulletins officiels se multiplient, punissant la famille de Spifame. Le roi Spifame donne à l’avocat Spifame toute liberté de parole, proposant aussi des réformes politiques (rénovation de Paris, abolition du pilori, de la taille et de la gabelle) — Nerval associe donc déjà, comme il le fera avec Hakem dans le Voyage en Orient, folie et revendication de réforme politique. Mais les textes, lancés de la prison, n’attei58

1839

gnent pas leur public. Vignet et Spifame décident donc de s’évader afin de rencontrer le peuple. Une merveilleuse scène au marché des Innocents les présente, l’un parlant de poésie, l’autre de politique, distribuant les projets de réforme. Mais le vrai roi arrive; la foule se disperse dans la crainte. Face à son double, Spifame retombe dans une fièvre furieuse,

confondant ses deux existences. Le roi le fait installer avec Vignet dans un de ses châteaux de plaisance, où Spifame continue à composer des ordonnances et finit ses jours... C'est donc un double dédoublement que Nerval met en scène : Spifame se dédouble en roi, puis trouve son double dans Vignet, selon une

formule que Nerval reprendra. Spifame inaugure ainsi toute la série des doubles de l’écrivain, ce qui justifie sa place au seuil du recueil Les Illuminés. De même, les formes de la folie (dédoublement, délire de gran-

deur, cycle d’agitation et prostration) sont celles que l’on retrouvera dans Aurélia. Bien sûr, la description de la folie n’est pas ici ostensiblement autobiographique; Nerval l’accompagne pourtant de discussions sur l’intérêt de la folie, sur le magnétisme comme explication possible, sur les liens entre rêve et folie : changer de rôle et d’individualité, comme

Spifame le fit, chacun le fait en rêve. «La science des phénomènes de l’âme, si creusée par les philosophes» ne peut encore que réunir «des effets et des résultats [...] raisonnant à vide sur les causes que Dieu nous

cache» (II. 891). Nerval associe aussi folie et poésie : Vignet est un poète novateur, désireux d'introduire de nouvelles formes de prosodie, etc. Quant à la portée de l’association entre folie et réforme politique, il ne faut pas l'exagérer, car elle est ici imposée par les sources, mais il reste que Nerval la reprendra. Enfin, il faut souligner que le roi, à la fois double et figure paternelle, apparaît bienveillant; la deuxième publication du texte s'intitule d'ailleurs «Le meilleur roi de France » — S’agit-1l de Henri IT, de Spifame, ou des deux? Cette ambiguïté révèle qu'il s'agit là d’une histoire inquiétante, mais aussi comique, où tout finit relativement bien.

59

1840

En mars 1840, Nerval rentre de Vienne, via Strasbourg. Il repart en octobre pour un assez long séjour à Bruxelles (il y est encore en décembre), où il revoit Marie Pleyel et assiste à une représentation de Piquillo (où joue Jenny Colon); ce séjour sera évoqué à la fin de Pandora. Il publie un assez gros volume, au titre très long : Faust de Goethe, suivi du Second Faust. Choix de Ballades et Poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, Schubart, Koerner, Uhland etc., qui reprend sous forme révisée la traduction de 1827 (déjà revue en 1835), y ajoutant un nouveau commentaire sur Faust et une traduction partielle, avec des passages résumés, du Second Faust. Par ailleurs, il publie de nombreux

articles, dont certains entreront

dans le Voyage en Orient et dans Lorely; d'autres ébauchent déjà ce qui sera Pandora.

La correspondance révèle toujours des soucis d’argent, des conflits avec son père — et surtout le désir de se persuader que sa carrière littéraire est en bonne voie. Une de ses lettres dévoile son projet de faire un voyage en Orient (à Henri de Saint-Georges, 25 février 1840 — I. 1343). L' «Introduction» à Faust

L’«Introduction» à Faust est un des textes théoriques les plus importants de Nerval. Il commence par une comparaison sur la manière dont Marlowe et Goethe ont traité le personnage de Faust et le thème de la «lutte du bien et du mal dans une haute intelligence». Si Marlowe écrivait au début de la Réforme, Goethe en son temps n’avait plus de préjugés à vaincre, ni de progrès philosophiques à prévoir : «La religion a accompli son cercle, et l’a fermé; la philosophie a accompli de même et fermé le sien. Le doute qui en résulte pour le penseur n’est plus une lutte à soutenir, mais un Choix à faire» (I. 501). Goethe a choisi de réconcilier

matière et esprit, le panthéisme moderne, où Dieu est dans tout, religion 60

1840

et philosophie dépassées et unies. On peut voir, dans ces commentaires de Nerval,

des échos

du saint-simonisme,

ainsi que de Hegel,

dont

l'Esthétique est traduite la même année. De Faust, Nerval reprendra plusieurs thèmes, de l’invention du papier-monnaie au voyage cosmique et au pardon du diable (des dieux du mal) qui sous-tendent les «Mémorables» d’Aurélia. Surtout, Goethe lui offre le modèle d’une littérature combinant drame, poésie, mytholo-

gie, fantastique, philosophie de l’histoire et métaphysique. On peut d'ailleurs interpréter la carrière de Nerval comme un effort pour trouver une forme qui lui serait propre et qui lui permettrait de réaliser une synthèse semblable. C'est ce qu’il tentera dans divers drames et contes — et ce qu'il accomplira enfin, à travers onirisme et folie, dans Aurélia. Au sujet du Second Faust, Nerval, toujours classique quant à la forme, regrette qu'il soit moins bien organisé que le premier et qu’il manque d'harmonie. Au sujet de l'harmonie, du rythme et de la rime, le traducteur de Goethe conclut son «Introduction» par une déclaration importante : «Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l'impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose; car cela seul est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection» (1. 512). Pour saisir la signification de ces mots, il faut se rappeler que, jusqu’à cette date, Nerval a surtout écrit de la poésie lyrique; ce n’est qu’à partir de 1841 qu’il commencera à charger la poésie d’un contenu métaphysique. Journalisme

Un article, «Les banquets d’anciens écoliers» (1. 527-529), publié dans Le Prisme à la fin d'avril 1840, décrit de manière fort amusante une réunion des anciens élèves de la pension Cascamèche qui se retrouvent chez un des leurs devenu restaurateur; avec ses scènes de reconnaissance, ses souvenirs comiques et l'évocation de la collecte inévitable pour le camarade infortuné, c’est encore un des textes du Nerval flâneur parisien. Un autre article (La Presse, 3 août), à propos d’un ballet donné à l'Opéra, évoque Cazotte, ses rêveries, ses hypothèses idéales, son effort pour «persuader à un siècle sceptique une vérité que la croyance religieuse ne défendait plus, mais que la philosophie pouvait prendre encore sous son aile» (I. 619); Nerval y résume Le Diable amoureux.

dra sur Cazotte en 1845. 61

NH revien-

GÉRARD DE NERVAL

L'activité journalistique de Nerval le pousse surtout à s’occuper de théâtre et à se montrer assez acerbe à l’égard des productions dont il rend compte. Toujours «rien de nouveau sous le lustre» : Nous avions eu des vaudevilles sur les caisses d’épargne, sur le prix Montyon, sur les potages économiques, et les sociétés de tempérance et de filtrage, sur le respect qu’on doit à papa et maman, sur la nécessité qu’il y a de ne pas couper sa sœur en petits morceaux, et autres affabulations bourgeoises. Souvenons-nous, à ce propos, que cela n’a point neutralisé les influences criminelles que les substituts de province attribuent encore aux débordements du drame moderne. (La Presse, 25 mai 1840 — I. 551)

Nerval publie également dans La Presse des articles sur le voyage qu'il a fait en Allemagne

avec Dumas,

deux ans plus tôt; ces textes seront

repris en 1852 dans Lorely. Même si les parallèles entre Lorely et Aurélia sont manifestes et s’il entre dans Lorely certains éléments essentiels du monde mythique et intellectuel de Nerval, ce dernier texte se situe essentiellement dans la tradition du livre de voyage autobiographique si pratiquée à l’époque et ne possède que rarement la richesse du Voyage en Orient . Nerval décrit son voyage à travers la Forêt-Noire, ses visites à Francfort, Mannheim et Heidelberg, ce qui lui permet d'évoquer l’assassinat de Kotzebue par Carl Sand, sans montrer trop de sympathie pour cet acte politique (Sand tua Kotzebue en 1819, par patriotisme et fanatisme religieux selon Nerval). À Heidelberg, il rend visite au fils du bourreau qui exécuta Sand, bourreau lui-même, homme érudit, sympathique, que Nerval compare à un médecin, avec force détails sur la manière dont on coupe, ou plutôt cueille une tête. À Francfort, 1l découvre une harmonie merveilleuse

entre Dieu, l’homme

et la nature. C’est la section sur la

Forêt-Noire qui se révèle la plus intéressante, car Nerval y mêle comique et réalisme; 1l commence en critiquant l’absence de toute discussion des problèmes économiques dans la littérature de voyage; or, Nerval, à la suite d’un quiproquo, se trouve sans le sou. Il rencontre un ouvrier français qui voyage à pied, allant par voie terrestre à Stamboul, à très peu de frais, car les auberges maintiennent deux systèmes de prix, l’un pour les riches, l’autre pour les pauvres (ceux qui vont à pied). Nerval essaie donc de se faire loger économiquement, mais en vain; à cause de ses vêtements, on le traite en riche, on lui offre des pantoufles, on lui attribue la 1.

Les textes analysés ici se trouvent dans III. 20-29 et 34-46.

62

1840

meilleure chambre : «Le monsieur perçait sous le piéton.» Ici comme ailleurs, le voyageur désire se travestir, mais n'y parvient pas.

Toujours en 1840, Nerval publie aussi une série de reportages sur son voyage de 1839-1840, lorsqu'il alla de Paris à Lyon, puis à Genève, Constance, Munich, Salzbourg et Vienne, où il a fait un séjour prolongé. Encore une fois, 1l republiera plusieurs fois ces textes; surtout il les inclura au Voyage en Orient qui décrit, comme on le verra, non l'itinéraire de 1843 (au cours duquel Nerval ira directement de Paris à Marseille, où 1l embarquera pour Malte et les îles grecques), mais un parcours composite, qui tient compte de son voyage de 1839 jusqu’à Vienne, puis propose un trajet jusqu'à Trieste et, delà, par bateau jusqu'aux îles grecques, etc. Cet amalgame peut s’expliquer notamment par le parallèle que Nerval établit entre Constance et Constantinople — parallèle qui résulte non seulement de l’assonance entre les deux noms, mais aussi de la situation des deux villes au bord de l’eau et de leur rôle de pivot entre plusieurs civilisations. Quand ces textes reparaftront dans le Voyage, Nerval en supprimera certains passages, ceux qui fournissent des informations touristiques sans dimension subjective, par exemple la querelle à propos du théologien Strauss et de sa Vie de Jésus. Le ton de ces articles est comique, souvent aux dépens du narrateurvoyageur (la forme en est encore épistolaire, avec un «tu» narrataire peu défini). À Genève, il prend un nuage pour le Mont-Blanc, il croit même y voir des ours noirs et rêve d’y planter le drapeau français; mais le nuage se déplace et la vraie montagne n'offre que déception. Autre déception devant Constance, éblouissante de loin, mais sale et médiocre vue de l’intérieur. Nerval souligne le contraste extérieur-intérieur, surtout à propos des églises autrefois catholiques devenues protestantes: c’est là un topos qu'il utilise maintes fois. Le même desengaño marque son séjour à Munich, où il ironise sur le culte des arts professé par le roi de Bavière, ses rénovations urbaines prétentieuses ; les beaux marbres se révèlent n'être que du stuc. Le plus important est ce que Nerval raconte de ses difficultés linguistiques : on ne comprend pas son allemand, il ne comprend pas le patois et le français que parlent les Allemands est incorrect (démarqué du style de Paul de Kock). La hantise de la confusion de Babel se formule

ici très nettement, surtout dans le contexte de l’histoire amoureuse. Nerval tire tout le profit comique possible des contre en voyage, de l’incommodité des voitures, plaisir qu’il éprouve à voyager selon sa fantaisie devant les chemins de fer et les bateaux à vapeur 63

difficultés qu'il rentout en soulignant le — d'où son désarroi qui arrivent à heure

GÉRARD DE NERVAL

fixe. Il aime l’accident, l’imprévu, comme

en témoigne l’anecdote très

réussie du jeune diplomate qui se trouve pris dans une inondation, qui, nu, sauve ses dépêches, mais doit ensuite se débrouiller, avec une déli-

cieuse série de mésaventures parfois assez érotiques; Nerval voit dans cette histoire le sujet possible d’une belle comédie. Il évoque plusieurs fois la tension entre les plaisirs du voyage imaginaire et les exigences du réalisme, citant Cyrano d’un côté, le capitaine Cook de l’autre : Puisqu’il s’agit surtout de te servir en te fournissant des observations où ta philosophie puisera des maximes, je prends le parti de te mander au hasard tout ce qui m'arrive, intéressant ou non, jour par jour si je le puis, à la manière du capitaine Cook, qui écrit avoir vu un tel jour un goéland ou un pingouin, tel autre jour n’avoir vu qu’un tronc d’arbre flottant; ici la mer était claire, là bourbeuse. Mais, à travers

ces signes vains, ces flots changeants, il rêvait des îles inconnues et parfumées, et finissait par aborder un soir dans ces retraites du pur amour et de l’éternelle beauté. (IL. 201)

Ainsi Nerval essaie de combiner fantaisie poétique et observation réaliste. Il continuera à pratiquer ce mélange dans le Voyage en Orient. Le comique constitue pour lui le moyen essentiel d’associer réalisme et fantaisie Sur un ton uni.

Nombreuses sont les anecdotes relatées, et il faut en relever trois. À Vienne, Nerval se dit poursuivi par un espion du gouvernement, lui fait face et rend visite à la police; là, il découvre qu’on lit avec plaisir les lettres-articles qu’il envoie à Paris et qu’on peut sans difficulté lire les journaux de l’opposition au poste de police, etc. Nerval manifeste une paranoïa comparable à celle d’un Henri Beyle face au gouvernement autrichien, mais 1l en tire, non une critique du despotisme de cette «Chine de l’Europe» qu’est l’Autriche!, mais une occasion d’appliquer le comique du paradoxe au domaine politique. Il faut aussi mentionner, dans cette année où il essaie tant de prouver à son père, et à lui-même, la haute respectabilité de sa carrière d'écrivain, une longue plainte sur le peu d’estime dans lequel sont tenus les écrivains à Vienne (II. 223-224). À Constance, Nerval rencontre un Anglais malade qui commande d'énormes quantités de champagne, bouteille sur bouteille; afin d’empêcher son

mari de se saouler, sa femme

en fait boire aux

autres, dont

Nerval; on retrouvera encore cet Anglais ivrogne et malade dans Octa1. La lettre à Jacques Mallac (10 janvier 1840 — 1.1330-1334) explique cette expression et démontre une riche et saine compréhension de la situation politique de lAutriche et de la question d'Orient.

64

1840

vie, dans un autre passage du Voyage en Orient. Dans cette anecdote récurrente chez l’anglophobe Nerval, doit-on voir une critique de sa propre attirance pour l'alcool? Le rôle de l'épouse apparaît en tout cas comme l'une des figures les plus pittoresques chez Nerval de la «femme qui sauve». Certaines allusions ultérieures de Pandora ne sont compréhensibles que si on lit ces textes de 1840, où Nerval explique ce qu'est la «monnaie de convention», le «Stock-im-Eïisen». Il en va de même pour la colonne d’ordre salomonique de la fin d’Aurélia, évoquée ici (IL. 220) avec force détails réalistes et même comiques (il la compare ici à un bilboquet), alors qu’elle sera mystique et mystérieuse dans Aurélia. Cette évolution indique la continuité de l’imaginaire nervalien, mais pose en même temps le problème de savoir jusqu’à quel point le mouvement vers la mythologisation et vers le poétique ne s'accompagne pas aussi chez lui d'un glissement vers l’incommunicabilité. Nerval s'approche toujours au plus près des limites de l’emploi du langage comme moyen de communication, c'est là un problème qu’il examinera de manière encore plus approfondie l’année suivante, dans Les Amours de Vienne.

65

1841

En 1841, à la fin de février, Nerval subit sa première crise de folie avérée. Il va passer une partie de l’année interné, ne quittant la clinique qu’en novembre. Le

1% mars,

Jules Janin

publie dans

le Journal

des débats

une

«nécrologie» de Nerval à propos de sa folie, article que l’intéressé prend très mal. Cela ne l’empêche pas de continuer à faire paraître des textes, sans doute écrits antérieurement : les uns concernent son voyage dans les pays du Nord (il les reprendra dans Lorely); les autres ses amours de Vienne (ils trouveront place en partie dans le Voyage en Orient): d’autres encore sont des souvenirs. Le plus important, c’est que certains des sonnets «modernes» (qui, révisés, paraîtront dans Les Chimères ou qui seront dénommés Autres Chimères dans les éditions posthumes) se sont révélés datables de cette

année 1841. Cette datation pose à l’évidence le problème des liens entre écriture et folie chez Nerval. Lorely

Les textes concernant les voyages vers le Nord sont publiés dans La Presse; ils vont ensuite entrer dans Lorely et y occuper les chapitres III, IV et V de la section «Rhin et Flandre». Il s’agit d’une description de Liège et de Bruxelles, où l’on relève une critique de la nourriture, des draps de lit et de l’absence de pain. Nerval ne partage point la haine pour la Belgique d’un Baudelaire, 1l distingue entre Wallons et Flamands et loue la manière dont les premiers parlent français. À Bruxelles, il s'étonne devant la nature accidentée du terrain, fait une présentation comique du Mannekenpis, se passionne pour le théâtre des Nouveautés, récemment construit, qui «marche à la vapeur» et offre une machinerie et un éclairage remarquables, mais son enthousiasme est limité : «On pourrait dire qu’au théâtre une décoration trop vraie fait paraître l’acteur 66

1841

plus faux. [...] La machine a détrôné l’homme; quel malheur qu’elle ne puisse pas se substituer aux acteurs!» (TITI. 190-191).

Au moment de composer Lorely, Nerval supprimera à peu près la moitié des articles de La Presse. Les éléments sacrifiés seront en partie des descriptions de la vie politique belge, des journaux, etc.; mais d’autres suppressions peuvent sembler regrettables : des attaques contre le chemin de fer (suppression due aux progrès techniques entre 1841 et 1852?), des commentaires sur le culte des Belges pour Napoléon, dont on trouve l’image partout, même en pain d’épices (passage supprimé pour des raisons politiques ?) et une présentation assez comique d’un procès pour empoisonnement à l’arsenic. Du fait de ces coupes, le texte définitif, celui de Lorely, est un récit de voyage qui demeure assez personnel, mais d’un ton moins varié que lors de la première publication.

Les Amours de Vienne

À partir de mars, la Revue de Paris publie un texte de Nerval intitulé Les Amours de Vienne (1. 687-691). Le récit met en scène un jeune attaché diplomatique, Henri de Brégeas, qui écrit à son oncle richissime en Périgord pour lui raconter qu’au lieu d’aller en Suède prendre ses fonctions, il a dû porter à Vienne un courrier important sur la «question d'Orient» (qui va préoccuper Nerval jusqu’à la fin de sa vie). Ce voyage s’avère difficile, à cause des inondations. En route, le jeune homme rencontre à Munich son cousin Fritz, qui devait rendre visite à l’oncle, mais

qui, voyageant à sa fantaisie, a préféré faire des détours (suivant un itinéraire qui correspond à la route que décrira Nerval dans l'introduction de son Voyage en Orient). Fritz décide d'accompagner Henri à Vienne. Ce sont des cousins ennemis, l’un et l’autre poursuivant manifestement la fortune de leur oncle. Henri est stupide, crispé, naïf; Fritz est indiscret, fantaisiste, aimant la chair et la bonne chère. Avec perspicacité, Claude Pichois suggère que Nerval se présente, à travers Henri, tel que son père aurait voulu qu'il soit et, à travers Fritz, tel que son père le voyait. En tout cas, il y a là une instance extrême de la présentation négative du narrateur chez Nerval.

Vient ensuite l’histoire des ront les chapitres VI, VII, VIII 226-230), alors que Nerval ne ennemis, peut-être parce que

amours d'Henri à Vienne, qui constitueet X du Voyage en Orient (IX. 201-218 et reprendra pas le passage sur les cousins la personnalité d'Henri évolue beaucoup 67

GÉRARD DE NERVAL

trop d’une version à l’autre; il restera naïf, mais se montrera bien plus sympathique et moins prétentieux; quant au cousin ennemi, Fritz, 1l est escamoté dès le texte de 1841. L’anecdote racontant comment le diplomate a été victime de l’inondation fait partie de la genèse de cette première section. Elle représente ainsi une forme du principe des «vases communicants» récurrent dans la création littéraire chez Nerval : il commence par raconter l’anecdote du diplomate, puis la reprend et la développe dans un autre texte, puis la supprime du texte ainsi obtenu afin d’intégrer ce troisième texte au tout premier, manifestement dans le but de retrouver unité psychologique et unité de ton, peut-être aussi parce que le texte de départ se révélait trop critique à l’égard d'Henri. Nerval ne pouvait en effet pas se permettre de produire un narrateur si désagréable et si dénué de sensibilité, surtout dans une histoire d’amour dont le dernier avatar sera Pandora. À Vienne, le narrateur, qui n’a plus de nom (l’oncle du Périgord disparaît aussi; la forme du récit est celle de lettres adressées à un ami),

rencontre Catarina (Katty) au théâtre. Cette couturière, qui parle toutes les langues et donc aucune, se révèle à la fois d’abord très facile et inac-

cessible. Des obstacles à la communication, à la compréhension, ne cessent de se dresser contre la quête amoureuse. Le narrateur ne comprend pas le code amoureux du pays où il se trouve, tout en le trouvant savoureux ; il ne peut pas atteindre la femme aimée, qui part finalement soigner sa mère. Survient alors une deuxième femme, Vhahby, que la narrateur accoste et poursuit, dans une marche en zig-zags qui évoque les circonvolutions de toute promenade nervalienne. Certains des incidents relatés ont un caractère cauchemardesque, surtout quand la femme lui refuse sa porte mais accepte en revanche de recueillir un chien mouillé, qui s’enfuit pourtant. Un autre soir, ils se rendent dans une cave-restaurant-théâtre, présentant des spectacles de la commedia dell’arte. C’est la nuit de la Saint-Sylvestre et théâtre, taverne, église, concert et bal se confondent, pour le plus grand plaisir du narrateur qui compare la triste liturgie et le refus du plaisir en France à la capacité autrichienne de mêler la religion et la vie dans un commun plaisir esthétique. La Saint-Sylvestre évoque aussi les contes d’Hoffmann, l’homme qui à perdu son ombre et celui qui a perdu son reflet, allusions de prime abord difficilement compréhensibles. D’autres incidents sont comiques mais tout aussi inquiétants : quand le narrateur est enfin reçu chez la belle, il y trouve un autre homme malade, et l’incommunicabilité devient à la fois risible et radicale; il demande au malade si c’est du quinquina qu'il boit, l’homme répond par l’affirmative, puis trempe du 68

1841

pain dans le liquide; quand il demande à Vhahby si cet homme est son frère, son mari ou son amant, il n’obtient que des réponses négatives,

avant le délicieux paralogisme : «Il est chasseur» (IL. 217-218) — ce que l’on savait déjà. Le héros gravit l’échelle sociale, se fait présenter dans la bonne société où 1l rencontre trois dames, la Viennoise, l’Italienne, l’ Anglaise.

Maladroit, 1l déclare devant la blonde Anglaise son admiration pour les blondes, alors que l’Italienne l’écoute, il doit donc également louer les

brunes (cette opposition est un topos alors répandu, et Nerval le reprendra; ici, déjà, il y a trois femmes, mais le narrateur affirme n’en aimer que deux). Un homme l’assure que sa maladresse a en fait réussi; il retourne

donc chez la brune, dont le salon est très fréquenté.

Elle

chasse tout le monde, ne restent que le narrateur et un vieux marquis; elle les quitte tous deux pour aller écrire une lettre. Ici Nerval intervient : «Il me semble que je vais te raconter l’aventure la plus commune du monde. [...] Je t’avouerai même que cela a mal fini», pour ajouter dans un post scriptum : «À Vienne, cet hiver, j'ai continuellement vécu dans un rêve» (IL. 230). Cette aventure, Nerval la reprendra bien plus tard, dans Pandora, et il lui donnera une conclusion bien triste. Il faudra y revenir, mais dès main-

tenant on peut se demander s’il y a une liaison entre les événements amoureux vécus à Vienne, l'écriture de ce texte et la survenue de la folie. Une note insérée le 7 mars 1841 dans la Revue de Paris indique que Nerval a été «frappé subitement par une maladie violente» (I. 1788), mais qu'il reprendra dans quelques semaines le cours de ce récit. En fait, s’il va le remanier pour l'intégrer au Voyage en Orient, ce n’est que bien des années plus tard qu'il le reprendra. Le texte des Amours de Vienne commence dans un registre comique fort dépréciateur à l’égard du narrateur, puis devient de plus en plus onirique — c’est un texte où l’incommunicabilité règne; où, plus on s’approche de la femme, plus elle se révèle dangereuse et inaccessible; où règne une ambiance de rêve, où spiritualité et sexualité se fondent et où le héros-narrateur est à la dérive. Nerval pourra intégrer tout cela dans son livre de voyage, grâce à sa donnée autobiographique et érotique, grâce au cadre exotique, surtout grâce au rôle attribué à la difficulté de communiquer, qui va jusqu'à la difficulté de saisir les noms de celles qu’il aime. De ce fait, problématique érotique et problématique linguistique se fondent. Pandora ne fera que les reprendre et élever à une autre puissance. 69

GÉRARD DE NERVAL

«Sainte-Pélagie, en 1832» En avril, L'’Artiste

publie un

texte délicieux,

«Sainte-Pélagie,

en

1832» (I. 744-750), avec le sur-titre Mémoires d'un Parisien. C’est la troisième fois que Nerval traite le thème de la prison, si populaire chez les romantiques!. Il s’agit ici d’un texte comique : Nerval et ses amis ont fait du tapage nocturne, ils ont été accusés de faire partie d’une conspiration et envoyés, après une nuit au poste de police, à la prison de SaintePélagie, parmi les prisonniers politiques de gauche et de droite, les républicains divisés en plusieurs sectes, les carlistes, les «Suisses vendéens »

— expression qui désigne sans doute ceux qui ont soutenu la duchesse de Berry en 1832. Malgré leurs différences d’opinion, ces prisonniers s'entendent bien entre eux, passent leur temps à chanter leurs hymnes politiques respectifs et à rejouer la révolution de 1830 en charade, utilisant les lits comme barricades et les traversins comme projectiles. Paradoxalement,

«cette prison était l’idéal de l’indépendance absolue rêvée

par un grand nombre de ces messieurs», car on y peut tout dire; mais Nerval, qui est «à la pistole» — c’est-à-dire qu’il paie pour être nourri et logé convenablement —, remarque que l’égalité économique n’y règne point. Le texte associe l’emploi de l’argot, parfois avec des jeux de mots («Nous agitons la porte, nous frappons sur les planches, nous faisons rendre au violon toute l’harmonie qui lui est propre.»), les allusions littéraires (avec des références à Silvio Pellico, des citations de Hugo, des souvenirs de Dante, faisant intervenir des textes sérieux dans un autre qui

ne l’est pas), les paradoxes, le comique de situation (avec en particulier une satire de la phrénologie). C’est en effet par le comique que, dans ce texte autobiographique, Nerval surmonte l’incarcération, même s’il termine tristement, en évoquant sa rencontre avec le jeune mathématicien

Evariste Galois : Nerval et lui promettent de se revoir, mais Galois sera tué en duel peu après sa libération.

La crise de folie

Un des problèmes les plus discutés, et les plus compliqués, de la critique nervalienne est la relation entre folie et production littéraire; le problème se pose particulièrement à propos de cette année 1841, pendant 1.

Voir Brombert, La Prison romantique, p. 127-138.

70

1841

laquelle, d'une part, il subit une crise et, d’autre part, il écrit quelques sonnets. Nerval est d’abord traité chez Mme Veuve Sainte-Colombe. Il sort de son établissement pour retomber malade. À partir du 21 mars, il se fait soigner par le docteur Esprit Blanche, père d’Émile qui soignera Nerval dans ses derniers jours. Il ne sortira de chez lui que le 21 novembre, guéri du moins pour un temps. Disciple de Pinel et d’Esquirol, ennemi des théories de Leuret (qui voulait traiter les fous par intimidation, peur et douches froides), Esprit Blanche pratique plutôt une méthode douce. Durant son internement, Nerval bénéficie de nombreux

soutiens, de la part de ses amis d’abord,

puis de celle du ministère de l’Intérieur et de celui de l’Instruction publique, qui lui octroient des pensions. Nérval jouit de hautes protections, en particulier de celle du ministre Villemain (qui va lui-même devenir fou). Les archives des aliénistes Blanche ont disparu. La maladie de Nerval a été diversement analysée, depuis lors jusqu’à nos jours : on a parlé de théomanie, de cyclothymie, de schizophrénie, etc. Ce qu’on sait des crises vient des lettres de Nerval, de ses écrits, de quelques témoignages contemporains! .Il est manifeste que cette folie connaissait des intermittences, souvent à succession rapide, et que le malade faisait tout pour nier sa maladie, pour proclamer qu'il était guéri quand il ne l’était pas, ou pour réduire le problème à peu de choses: telle est la portée de la plupart de ses lettres écrites pendant ces mois. On dispose par ailleurs de trois témoignages extérieurs importants. Le premier

est

celui

d'Édouard

Ourliac

(voir

la note

ci-dessous).

Le

deuxième vient de l’ami que Nerval a rencontré à Vienne, Alexandre Weill; après une visite en mars, il raconte que Nerval, qui se croyait guéri, lui a demandé de se déchausser pour se livrer à une lecture de ses pieds, qui devait permettre de découvrir de qui il descendait; Nerval lui expliqua alors qu’il descendait d’Isaïe et annonça que lui-même était issu de Joseph Bonaparte; devant ces deux hommes pieds nus, la concierge conclut que Weill devait lui aussi être fou, si bien qu'il eut beaucoup de mal à sortir. Le troisième témoignage est celui de Jules Janin, qui publie en mars un long article sur la carrière et la maladie de Nerval; celui-ci va très mal interpréter ce geste, au point de reproduire en partie l’article, accompagné de maints sarcasmes, dans Lorely. Dès le 24 août 1841, Nerval se plaint à Janin : «Grâce à vous [..] je ne pourrai jamais me 1. Le plus riche est une longue lettre d'Édouard Ourliac à Victor Loubens; ce document n’a été mis au jour que tout récemment, il est reproduit dans Pichois et Brix, Nerval, p. 194-196.

71

GÉRARD DE NERVAL

présenter nulle part, jamais me marier, jamais me faire écouter sérieusement» (I. 1380). Il est encore plus ironique dans une lettre du 14 mars : «Faites donc d'immenses remerciements à Janin pour l’excellent, le cordial, l’étonnant article qu’il a bien voulu consacrer à mes funérailles. Assister soi-même, et vivant, à un tel panégyrique c’est un honneur et une gloire à donner le vertige» (I. 1375). En fait l’article de Janin, s’il est marqué par une certaine suffisance condescendante, montre beaucoup d’admiration (et même de tendresse) pour Nerval, notamment dans une comparaison avec Dumas qui est tout au profit de Nerval. Surtout, Janin, dans une partie du texte que Nerval ne reproduit pas, donne des informations qui permettent d’associer les commencements de cette crise avec le récit d’Aurélia : Nerval aurait déclaré qu'il partait vers l’Orient, puis se serait déshabillé peu à peu, pour se faire enfin arrêter et passer la nuit au commissariat avant que deux amis ne viennent le chercher le matin suivant. Dans une lettre à Mme

Dumas,

datée de novembre

1841 (I. 1383),

Nerval proclame qu'il est ce qu’il a toujours été, mais «comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m'a laissé sortir [..] que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade.» En s'exprimant ainsi, Nerval associe folie et création poétique. Par ailleurs, il nomme enfin sa maladie, «appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le dictionnaire médical». À cette époque, l’idée qu’on se faisait de la théomanie nourrissait le débat sur la religion et on attribuait certaines formes de ce qu’on appellerait aujourd’hui schizophrénie à des personnages aussi divers que Luther et Jeanne d’Arc!. Nerval continue : «À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’ Apocalypse, dont je me flattais d’être l’un! Mais je me résigne à mon sort, et si je manque à ma prédestination, J'accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l'Esprit divin.» Le texte est comique, mais fait pressentir que Nerval lui-même associe poésie et folie. Dans ce que les aliénistes condamnent, lui voit comme une forme d'inspiration.

Les lettres écrites pendant ces mois de crise sont de deux sortes, celles qui nient la folie et celles qui la manifestent (mais il n’est pas impossible que Nerval essaie ironiquement de singer ce qu’on lui attribue 1.

Voir mon article «Une lecture politique de la folie religieuse ou théomanie», Romantisme,

n° 24, 1979, p. 75-88.

1841

comme démence). La lettre à Paul Bocage du 14 mars (I. 1376) serait exemplaire de l’«écriture de la folie» : elle est incompréhensible ;Nerval

use d’une écriture archaïque, s’attribue une généalogie fantaisiste, mélange plusieurs langues et même plusieurs alphabets; George Sand par exemple y devient «la D-a S% COLLUMBA di Palma». La lettre à Auguste Cavé, du 31 mars (I. 1377), commence de manière assez raison-

nable, mais très vite Nerval s’abandonne à des étymologies fantaisistes, liant le Cantal de l’ Auvergne au Cantal des monts Himalaya, associant

les Mérovingiens aux Indous et aux Troyens, tout en demandant une subvention au ministère pour pouvoir aller vérifier tout cela sur place. Pour quiconque connaît la mode des fantaisies étymologiques qui règnent à l’époque, la lettre n’est pas si «folle» et on y retrouve le désir nervalien de dépasser les dichotomies Nord-Sud et Est-Ouest; si folie il y a, c’est

plutôt dans l’espoir de se voir attribuer une bourse pour faire tout cela — et pourtant elle lui sera accordée ! De la même époque date, en toute probabilité, la «généalogie fantastique», document qui présente un arbre généalogique devenu monstrueux, et dans sa forme (les branches et les racines vont dans tous

les sens, les exfoliations couvrent la page), et dans son contenu, enfin dans ses procédés d’invention. Par une série d’étymologies, de transcriptions et traductions linguistiques, où souvent c’est le signifié qui détermine le signifiant qui alors produit un autre signifié, avec les procédés du cratylisme et une labilité littérale fort libre, Nerval élabore sa double ascendance, Nord et Midi (où le côté paternel semble l’emporter, alors

qu'ailleurs c’est la famille maternelle qui reçoit sa préférence), mais l’étend à travers le temps et l’espace. Gérard investit son moi d’une riche panoplie de figures, se fragmentant mais aussi se retrouvant, par une magie verbale dont il retrouvera les procédés dans les sonnets des Chimères, dans Pandora, mais alors de manière autrement contrôlée!.

Les sonnets

En 1924, furent publiés pour la première fois six sonnets de Nerval, d’après un manuscrit connu sous le nom de «Dumesnil de Gramont alpha». Sur ce manuscrit, à la suite des poèmes, figure aussi une brève lettre (I. 1368-1369).

On a longtemps cru que ces sonnets dataient de 1853, mais l’analyse interne suggère plutôt la date de 1841 : la lettre, adressée à Théophile 1.

Voir Richer, Expérience, p. 29-52, et Richard, Microlectures, p. 13-24.

73

GÉRARD DE NERVAL

Gautier, a été écrite par Nerval pendant son séjour chez Mme Veuve Sainte-Colombe; les dédicataires des sonnets devaient faire libérer!. La découverte récente de deux lettres dont l’une, de la fin de 1841, contient deux des sonnets viers et des versions d’Antéros et d’'À Mad Sand (ici

intervenir pour le à Victor Loubens, du Christ aux Oliintitulé Tarascon),

prouve définitivement que ces textes datent de 1841 (voir IT. 1485-90).

Nerval connaissait bien la littérature de la Renaissance et son recours au sonnet, forme peu pratiquée par les romantiques, s’explique en partie par cet amour de la Renaissance. Il invoque ici comme modèle, n1 Ronsard ni du Bellay, mais du Bartas, dont il intègre d’ailleurs un quatrain dans un de ses poèmes. Or, du Bartas est surtout connu comme

auteur

d’épopées historico-religieuses et, de fait, Nerval donne à la forme du sonnet un contenu religieux, historique, métaphysique même, s’attribuant le rôle de vates comme il l’explique dans la lettre à Mme Dumas. Le discours religieux de Nerval combine syncrétisme et lutte entre les théogonies; il mythologise des figures historiques. À cette époque, l'interprétation evhémériste des mythes (selon laquelle les mythes sont des élaborations faites à partir de figures ou événements historiques?) est encore à la mode et Nerval l’associe avec le système solaire de Dupuis et autres. Napoléon surtout devient une figure mythologique, comme ailleurs chez Nerval : ce sont les grandes années du culte du messianisme napoléonien, relancé en partie par le retour des cendres en 1840°. Avec ces sonnets (I. 732-735), Nerval est à l’origine d’une révolution

dans la tradition de la poésie française, mais cette révolution ne sera connue qu’au moment de la publication des Chimères, en 1854, et, à cette date, de nouveau, les textes seront considérés comme

d’incompréhensi-

bles produits de la folie. Pourtant la forme très soignée de ces poèmes et leur structure hautement développée ne sont pas caractéristiques de l'écriture de la folie, qui tend plutôt à la désorganisation, à l’amorphie. La crise de Nerval semble avoir joué un rôle de déclic, lui permettant d'écrire d’une nouvelle manière. L’exégèse de ces textes reste difficile et réclamerait plus d’espace que ce que cette étude permet. Il faut toutefois noter qu'ici, comme ailleurs, Nerval demeure son meilleur commenta1. Voir, dans 1.1760-1764, la discussion sur la datation des sonnets. On se reportera aussi à la remarquable étude de Paul Bénichou, «Delfica et Myrtho», dans L'Écrivain et ses travaux,

Corti, 1967, p. 144-64. 2.

Voir mon article «Flaubert dans l’intertexte du mythe», Gustave Flaubert, 2, Minard, 1986,

p. 5-57. 3. Voir mon Christ romantique, Genève, Droz, 1973 : «Napoléon et le Christ», p. 171-194.

74

1841

teur — et que ces sonnets font souvent référence à une actualité, politique ou culturelle, qu'il est nécessaire de prendre en compte pour guider la lecture. Enfin on doit reconnaître que, malgré la perfection de leur forme, ces sonnets de 1841 souffrent du fait que Nerval n’a pas encore complètement élaboré son système mythologique, d’où une obscurité qui s’atténuera dans les sonnets postérieurs.

À Mad° Aguado est adressé à l’épouse d’un diplomate français que Nerval a dû connaître à Vienne, et constitue une sorte d’épithalame. C’est la réécriture d’un pantoum publié par Victor Hugo à la fin des Orientales, mais Nerval abandonne la répétition du pantoum et en enrichit les références pour évoquer un exotisme unissant Chine, Inde, Proche-Orient, Atlantique, dans un texte riche en couleurs et en mouvement, avec de belles assonances. Le dernier tercet, bien plus pessimiste, change de ton et évoque

l'attente et l’immobilité;

Nerval

le réutilisera dans

Delfica.

À Mad° Ida-Dumas (le mariage d’ Alexandre avec Ida Ferrier eut lieu en 1840) évoque la lutte entre paganisme et christianisme, entre Nord et Orient, qui traverse les âges, allant des archanges jusqu’à Abdel-Kader, chef de l’opposition à l'occupation française en Algérie. Le «je» qui s'exprime dans les quatrains est sans doute Raphaël, mais les tercets sont prononcés par la voix païenne de Tipoo-Sahib (le sultan de Mysore qui s’opposa aux Anglais), qui évoque ses compagnons Abdel-Kader, Ibrahim (le pacha qui mena la lutte contre les Grecs dans leur guerre d’Indépendance) et. Napoléon. Ici encore, la confiance sensible dans le discours est détruite par le dernier vers; la foudre d’Orient a été volé par le Cæsar romain, qui représente sans doute l’Occident et le christianisme. Il s’agit donc d’un poème politique, à la fois actuel et historique.

À Hélène de Mecklembourg est daté de «Fontainebleau, mai 1837»; il s’agit non de la date de sa composition mais celle du mariage de la dédicataire avec Ferdinand-Philippe, le fils de Louis-Philippe. Poème orléaniste donc, mais qui offre encore une fusion de l’histoire, évoquant les derniers Valois (François I, Charles IX, Henri IT) mais aussi allusivement Louis XVI, Charles X, Louis XVIIL les trois derniers Bourbons,

frères eux aussi. C’est une attaque contre les prétendants de la branche aînée (le duc de Bordeaux et le duc d’ Angoulême) et qui s’achève sur une évocation de l’Aiglon, le fils de Napoléon (nommé au quatrième vers), pourtant mort en 1832. Le poème demeure assez obscur, mais les thèmes de la continuité, de la rupture et de la violence dans l’histoire sont manifestes. Nerval semble partagé entre son culte de Napoléon et son 75

GÉRARD DE NERVAL

appréciation des Orléans. De nouveau (ce sera une constante chez Nerval), la figure messianique est faible, oubliée. À J-Y Colonna est dédié à l'actrice Jenny Colon, alors toujours en vie, dont Nerval change le nom en l’honneur de Franciscus Colonna, l’auteur de l’Hypnerotomachia, texte qu’il commentera longuement dans le Voyage en Orient. Il s’agit d’une réécriture de la Chanson de Mignon de Goethe, que Nerval cite dans son Faust. Le poème évoque un passé napolitain d’amour, de chant et de sensualité, mais le premier tercet décrit la destruction du paganisme. Il faudra revenir sur ce sonnet, car Nerval reprendra ses quatrains dans le Daphné de 1853 (qui portera le titre de Delfica en 1854) et ses tercets dans Myrtho. À Louise d'Or Reine s'adresse à la fille aînée de Louis-Philippe, devenue reine des Belges, que Nerval a vue l’année précédente au cours d’un concert où se trouvaient réunies «les deux reines», Louise et Jenny

Colon. Voilà encore un poème qui sera repris : après des transformations considérables, il deviendra Horus. Il s’agit d’une attaque contre le père, symbole de l’hiver et de la mort, lancée par la femme éternelle (Isis, Cybèle, Vénus, Iris), reprenant une forme du mythe de l'éternel retour

que Nerval interprète de manière assez œdipienne. Le vers 9 : «L’aigle a déjà passé : Napoléon m'appelle», sort de l’univers de la mythologie gréco-égyptienne pour évoquer de nouveau le messianisme napoléonien; mais Nerval modifiera ce vers dans la version suivante, tandis que le dernier tercet, très beau et qui constitue une sorte d’ouverture à la manière des sonnets d’Heredia, demeurera inchangé. À Mad° Sand (George Sand, bien sûr), débute par un premier quatrain qui est une citation de du Bartas, comme le vers 5 l’indique; Nerval a déjà cité ces vers en 1830, dans une version assez différente de l’original, qu’il modifie encore ici (il faut rappeler qu’on cite, et qu’on traduit, beaucoup plus librement alors qu'aujourd'hui). L’auteur s'associe luimême aux comtes de Foix (une de ses rêveries généalogiques) et à du Bartas, ce qui permet de fondre passé et présent; puis il transpose cette continuité dans le cadre de Salzbourg (grâce à l’isomorphie entre roc et rocher, o$ et ossements),

ajoutant aux comtes

de Foix Barberousse

et

Richard Cœur-de-Lion, tous victimes de rois ennemis. Ce mouvement de l’histoire vers la perte se résout dans un parallèle géologique : les monts sont rongés par la mer du Déluge — déluge que Nerval évoque ailleurs comme symbole de la dévastation d’une civilisation. Une métaphore animale, faisant intervenir des oiseaux, la cigogne qui nourrit les milans, applique le même procédé au règne animal. Aïnsi le poème se révèle tout à fait représentatif de la technique nervalienne de synthèse, qui concerne 76

1841

non seulement les temps et les lieux, mais aussi les royaumes de la créa-

tion, le même schéma s'appliquant partout. Des textes (non repris ultérieurement) du manuscrit, celui-ci est le plus riche, par son contenu et ses sonorités. À ces six poèmes, il faut ajouter La Tête armée (1. 735), autre sonnet dont le manuscrit appartient au fonds Spœlberch de Lovenjoul de la bibliothèque de l’Institut, publié la première fois en 1877. Sa datation reste hypothétique, mais le fait qu’il s’agit encore d’une méditation sur Napoléon invite à le dater également de 1841. Le poème présente aussi certaines ressemblances

avec Le Christ aux Oliviers (de 1844 — mais

dont les strophes I et IV, au moins, datent de 1841, puisqu'elles figurent dans la lettre à Loubens), associant la mort expiatrice de l’Aïglon à celle du Christ. Ainsi le duc de Reichstadt devient figure messianique, alors d’une faiblesse indéniable! Ici encore, Nerval brasse problème œdipien et théorie cyclique de l’histoire, où mort et sacrifice promettent fécondation et ensemencement divin. Le vague du poème suggère, encore une fois, que Nerval n’a pas systématisé sa théorie de l’histoire et que sa mythologie est en voie de création. L'évolution de Nerval vers une nouvelle sorte d'écriture passe, d’un côté, par un effort pour parvenir à une riche synthèse d'événements historiques et de références, permettant d'évoquer des structures profondes, et, d’un autre côté, par une tentative de créer un style dense, riche en répétitions et assonances, bien plus organisé que le style poétique d’alors, par l’émergence de traits qu’on associe aujourd’hui au symbolisme. Cette mutation a déjà eu lieu chez Nerval en 1841. Elle l’oriente sur une voie que, pour le moment, il ne suivra qu’exceptionnellement. On peut interpréter cela par le fait qu’il veut réussir sa carrière littéraire aux yeux de son père, aux yeux d’un Jules Janin, aux yeux du grand public. Dans sa production de 1841, 1l fait la part de ce qu’il peut faire connaître et ce qu'il doit réserver. Cela ne l'empêche toutefois pas de poursuivre sur cette voie nouvelle, indirectement dans quelques parties du Voyage en Orient et dans certains brefs textes en prose (Le Roman tragique), directement dans les textes poétiques qui constitueront Les Chimères.

T1

1842

Nerval publie peu en 1842; rares d’ailleurs sont les lettres de cette année qui ont été conservées. Entre novembre 1841 et novembre 1842, on ne sait ni où ni de quoi il vit. En 1842, Jenny Colon meurt et Arsène Houssaye épouse Stéphanie Bourgeois,

à qui Nerval

voue

une

tendre

amitié,

tout comme

à Ida

Dumas. Il part le 22 décembre pour l'Orient. Les publications de Nerval sont insérées dans La Sylphide : un article sur «Les vieilles ballades françaises», en juillet; un fragment de poème, Rêverie de Charles VI, en octobre; et surtout Un roman à faire, en décembre. Un roman à faire

La genèse et l’évolution d’Un roman à faire posent des problèmes. Certaines parties du texte se trouvent dans deux manuscrits autographes de Nerval,

le manuscrit

Marsan

(Bibliothèque

nationale)

qui contient

dix-sept «Lettres d’amour» et la mise au net d’un fragment, et un manuscrit du fonds Spœlberch de Lovenjoul (bibliothèque de l’Institut) qui contient trois lettres. L'introduction du texte, qui sert de cadre au Roman à faire, ne se retrouve pas dans ces manuscrits, qu’il est impossible de dater avec précision; une hypothèse probable serait que Nerval a d’abord rédigé le texte Marsan, qu’il l’a ensuite révisé pour aboutir au texte Lovenjoul, enfin publié ce texte, après ajout d’un cadre, dans La Sylphide. H faut également tenir compte à ce propos d’un texte ultérieur qui complique encore les choses : dans Aurélia, le narrateur annonce qu’on va «relire» des lettres d’amour, qui ne se trouvent pourtant pas dans le texte. Or, en 1855, Gautier et Houssaye publient d’abord à part, puis dans une édition d’Aurélia, dix lettres qui ressemblent beaucoup aux manuscrits, mais n’en sont pas des copies. Ces lettres seront ensuite republiées sous le titre de «Lettres à Jenny Colon», sans que rien ne justifie cette 78

1842

appellation. En 1984, Christine Bomboir a démontré de manière convaincante qu'il s'agissait d’un texte romanesque, où l’on peut relever des échos

autobiographiques,

comme

dans tant d’autres textes de Nerval,

mais qui ne doit point trouver place dans la Correspondance. Le manuscrit Marsan commence

in medias res, offrant une série de

lettres assez monotones, les plaintes d’un amant dont la maîtresse serait froide et difficile; c’est d’un romantisme larmoyant assez amorphe, emphatique, répétitif, et on comprend que Nerval n’ait pas publié cet texte tel quel.

Par contraste, Un roman à faire n’est pas sans charmes. Ce roman épistolaire consiste en six lettres toutes écrites par l’amant et adressées à une dame napolitaine d’extraction noble (donc supérieure à l’amant). Le texte liminaire qui précise le cadre identifie cet amant comme un certain chevalier Dubourjet qui mourut en 1808 en mer, en route pour SaintDomingue, auteur de poèmes et d’un livre traitant des sciences physiques à la manière de Fontenelle. Ce Dubourjet a un modèle réel : Justin Duburgua, condisciple du père de Nerval, auteur d’un livre sur la lumière et la couleur, qui mourut en effet en route pour Saint-Domingue, mais en 1803. Duburgua semble avoir fasciné Nerval, qui lui attribue un rôle dans sa généalogie fantastique; quant à l’année 1808, il faut se souvenir que c’est celle de la naissance de Nerval... L'introduction conclut en affirmant que toutes les histoires d’amour sont identiques et que «ces lettres n’ont de particulier que le cachet d’un temps où Saint-Preux et Werther enivraient les âmes de leurs sombres aspirations» (I. 692), ce qui crée une distance entre le je du cadre et le je épistolaire, l’un condamnant les excès de l’autre. Car excès il y a: l’amant éploré est repoussé par celle qu’il aime, une comtesse qui, parce qu'il a exprimé ses souffrances, exige de lui une fidélité sans récompenses et réclame qu'il abdique toute fierté; c’est une sorte d'Histoire d'O sexuellement inversée (et sans les aspects physiques). Le héros évoque assez souvent les difficultés de communication. Dans sa première lettre, il affirme qu'il préférerait parler au lieu d’écrire, car les lettres ne sont bonnes que pour les amants froids ou heureux, alors que dans la conversation on admet le trouble et l’incohérence. «Le beau roman que je ferais pour vous, si ma pensée était plus calme!» (I. 693). Jusque dans sa dernière missive, il cherchera à parler, trouvant qu'il n’est rien de plus triste qu’une lettre où «la pensée se glace en se traduisant en phrases» (1. 699). Nerval associe crise amoureuse et crise de communication. C’est la troisième lettre qui est la plus intéressante : le narrateur raconte une aventure amoureuse qu’il eut une nuit à Naples, avec une fille du peuple, une fille 7e)

GÉRARD DE NERVAL

étrange, qui parle une langue qu’il ne comprend pas; la mère de la fille, son bébé, apparaissent aussi dans une ambiance exotique et la nuit s’achève par l’idée de la mort — le narrateur songe à se suicider en se jetant dans la mer. Cette lettre sera reprise, avec quelques variantes stylistiques, en 1845, en 1853, en 1854, entrant dans Octavie dont elle cons-

tituera la scène centrale (on y reviendra). Pour l’heure, il faut souligner que, dès 1842, la tentation du suicide, puis son refus, sont déjà inscrits dans l’œuvre de Nerval. La conclusion explique qu’on a trouvé les lettres de Dubourjet, enveloppées dans un faire-part annonçant la mort de la femme aimée, et propose plusieurs hypothèses de lecture en rappelant le contraste social entre les deux amants, comme entre les deux femmes (le comtesse et la fille de

Naples), pour ajouter enfin : «Nous n’acceptons aucun de ces moyens vulgaires de conclure des citations où apparaît l’éclair d’une âme qui a réellement pensé et souffert; on ne peut mêler le faux au vrai sans risquer une sorte de profanation» (1. 700). Enfin, une ultime mise en abyme évoque une autre histoire de lettres d’amour et, de cette manière, le texte-

cadre déstabilise une fois de plus le texte romanesque et son interprétation, tout comme dans Adolphe de Benjamin Constant, en soulignant davantage encore la distance entre langage et réel. Un roman à faire témoigne donc d’une période d’expérimentation de la forme épistolaire, ce que Nerval fera encore en 1844 avec Le Roman tragique. S1 les lettres et leur cadre sont toujours l’œuvre d’un seul auteur, la forme épistolaire permet au je d’être autrui, protéiforme, le je du cadre augmentant encore cette mobilité de la psyché. Mais l'être estil en train de s’effriter, ou bien de se contrôler par le regard doublé de

l’iromie? Les deux manuscrits, et le texte publié (exception faite du cadre), sont histrioniques, comme le sera Le Roman tragique. Quand Nerval sera parvenu à la maîtrise stylistique de cet excès émotif, il abandonnera la forme épistolaire; s’il avait en effet repris ces lettres dans Aurélia, le narrateur y paraîtrait dans une triste lumière. Dans le seul de ces textes que Nerval reprendra, la lettre IT, l’excès est contrôlé par l’exotisme, comme il le sera, dans Le Roman tragique, par une pratique remarquable de l’intertextualité et du comique qui en résulte. Rêverie de Charles VI

Le fragment poétique intitulé Réverie de Charles VI (1. 735-736) paraît dans La Sylphide en octobre. II met en scène ce roi qui devint fou et le montre se plaignant du fardeau de l’existence, rêvant, le soir, à une 80

1842

vie simple et calme, près de la nature, et enfin semblant entendre Dieu qui lui dit : «Suis d’un pas assuré cette route qui luit / Et viens à moi, mon fils. et n’attends pas la nuit!» On retrouve donc ici le thème de la folie et celui du suicide, mais

c’est la politique, et non l’amour, qui provoque le désespoir du roi. «Les vieilles ballades françaises»

Avec cet article (I. 754-761), Nerval lance la campagne qu’il mènera pour revaloriser le folklore déjà évoqué dans Fantaisie en 1832. II s’agit du désir non seulement de se ressourcer dans la tradition populaire, mais aussi

d’assouplir

et d’enrichir

les formes

littéraires,

d’où

résulte

la

louange des assonances, des liaisons, du style des chansons. Nerval regrette la division tranchée en France entre littérature académique et littérature populaire et oppose cette conception à ce qui se pratique en Allemagne; 1l regrette encore plus que le peuple même semble abandonner aujourd’hui les vieilles ballades pour «les romances à la mode, platement spirituelles, ou même franchement incolores» (1. 761). Il cite de nombreux textes, souvent présentant soit un amour impossible à cause d’une différence de classe, soit des filles du peuple abusées par des félons aristocratiques. Il reprendra ce texte, en le remaniant, plusieurs fois, l’incorporant enfin dans La Bohême galante en 1852.

81

1843

En décembre 1842, Nerval part pour l'Orient; son itinéraire n’est pas exactement celui qu’il décrira dans le Voyage en Orient. Il va de Paris à Marseille, prend le bateau pour Malte, puis Syra, débarque à Alexandrie, séjourne au Caire, repart pour Damiette, Beyrouth, Chypre et Constantinople; des soucis de santé semblent avoir précipité son retour, qu'il fit par bateau, passant par Syra, Naples et Gênes, avant de débarquer à Marseille. Dans le Voyage, il amalgame cet itinéraire avec celui de son voyage de 1839-1840 à Genève et Vienne, invente un voyage de Vienne à Trieste, Cerigo et Syra, ajoute enfin des va-et-vient entre Beyrouth, Saint-Jean d’Acre et Balbek. En 1843, Nerval ne publie qu’un article, dans le Journal de Constantinople du 6 septembre (1. 762), et un conte, Jemmy, dans La Sylphide en mars. Jemmy

Ce conte, qui sera republié en 1847, puis repris dans Les Filles du Feu en 1854 (les variantes sont de peu d'importance) est, une fois encore, une traduction-adaptation. Le texte d’origine, par Karl Postl (connu sous le pseudonyme de Charles Sealsfield), a paru en allemand en 1834; Nerval l’élague beaucoup, supprime des digressions, traduit librement.

L'histoire, racontée par un narrateur utilisant la première personne du pluriel et intervenant de temps en temps, se passe en Amérique; c’est un conte comique. Jemmy, d’origine irlandaise et pauvre, épouse Jacques Toffel, colon allemand et riche, mais elle se révèle être une maîtresse femme; au moment du baptême de leur enfant, elle tient à prendre le che-

val le plus fort, en perd le contrôle; elle est enlevée par les peaux-rouges. Là encore, elle prend vite les choses en main, le chef Tomahawk 82

lui fait

1843

la cour mais en vain; elle se charge de la cuisine, enseigne comment tisser le lin, etc. Enfin elle peut s'enfuir, et, après un long et difficile voyage, retrouve Toffel mais découvre qu’il a épousé une autre femme et son fils ne la reconnaît pas. Elle retourne donc chez les Indiens, habille Tomahawk à l'américaine, l’épouse légalement, fait construire une mai-

son, élargir les champs, diminuer la consommation de whisky, baptiser l'enfant qu’elle a eu de Tomahawk, se charge des relations commerciales de la tribu qui devient prospère.

Nerval présente comiquement les coutumes et les vêtements des Indiens, autant que les mœurs frustes des colons. Il combine hyperbole et litote, avec de pittoresques allusions classiques et bibliques (Jemmy est «la nouvelle Hélène»). On trouve ici un cadre exotique et une manière de traiter cet exotisme que Nerval ne pratique pas ailleurs; cela explique pourquoi certains éditeurs modernes ont exclu ce conte des Filles du Feu. Pourtant, Jemmy est bien une «fille du Feu» : une femme volontaire et puissante. En outre, comme Michel Brix le remarque, Nerval pose dans ce conte le problème de l’homme qui aime deux femmes. Brix suggère aussi (voir III. 1235) que Nerval médite ici sur l'impossibilité de reprendre place parmi les vivants après un séjour dans «le monde des esprits», voyant un possible parallèle entre Jemmy chez les Indiens et Nerval en clinique. Il faut cependant reconnaître qu’un tel parallèle suppose un déplacement considérable.

Les documents sur le voyage en Orient. L’art épistolaire

Restent de cette année aussi un Carnet du Caire (IL. 843), qui contient beaucoup de détails et d’anecdotes, dont certains seront utilisés dans le Voyage en Orient, ainsi que des lettres, à Théophile Gautier et surtout à son père, dans lesquelles Nerval continue de justifier sa vocation et son voyage, comme moyen d'accéder à la gloire littéraire; 11 se montre toujours préoccupé de «démontrer aux gens que je n’ai été victime que d’un accident bien isolé» (19 août 1843 — I. 1401). Il faut accorder une attention particulière aussi à la lettre du 8 janvier, écrite de Malte, qui évoque un Anglais malade en route pour prendre les eaux du Nil, mais qui meurt par excès de consommation de champagne. Nerval reprendra cet incident et brodera souvent dessus.

Nerval est un maître de l’art épistolaire. Les lettres qu’il écrit en voyage, surtout celles à son père, sont souvent longues, riches en anec83

GÉRARD DE NERVAL

dotes et en détails pittoresques — est-ce parce qu’il était plus à l’aise avec son père en lui écrivant qu’en lui parlant? D’autres lettres aussi sont riches en idées, en considérations philosophiques, esthétiques ou politiques. Nerval y use d’ordinaire d’un ton amical, légèrement comique, 1ronique à l’égard du moi et du monde. Dans cette forme relativement libre, et où 1l connaît le public-destinataire, il prend manifestement plaisir à communiquer.

84

1844

L'année 1844 est fort riche. De retour à Paris en janvier (il fait encore un voyage, aux Pays-Bas et en Belgique, avec Arsène Houssaye, en septembre-octobre),

Nerval

écrit beaucoup,

notamment

des articles (qu’il

publie surtout dans L’Artiste, revue prestigieuse, et où il formule sa pensée esthétique, théologique, politique), mais aussi les cinq sonnets du Christ aux Oliviers (qui vont entrer dans Les Chimères|) et un texte court mais important, Le Roman tragique. Enfin, il invente son stéréographe… Le stéréographe, ancêtre de la linotype d’une certaine manière, est une machine à rangées alphabétiques multiples circulaires, qu’on peut faire pivoter afin de composer des lignes, puis soit les imprimer soit les reproduire par lithographie?. Découvrir un Nerval bricoleur-inventeur est un peu inattendu, mais il faut se rappeler sa fascination pour l'invention de l’imprimerie. En outre, le mécanisme de son appareil présente des parallèles avec sa propre technique de déplacement et reprise de ses textes d’œuvre en œuvre. Quel plaisir Nerval aurait eu devant un ordinateur à utiliser les fonctions «couper, copier, coller» de nos machines à traite-

ment de texte !

Le Roman tragique

En mars, dans L’Artiste, Nerval publie Le Roman tragique, qu'il reprendra dix ans plus tard pour l'intégrer dans la lettre À Alexandre Dumas qui sert de préface aux Filles du Feu. C’est un de ses textes les plus denses, les plus étranges, les plus commentés aussi. 1. Comme on l’a vu plus haut, certains de ces sonnets, sinon la plupart, datent de 1841, mais ils apparaissent ici, à leur date de publication. 2. On trouvera une description et une illustration du stéréotype, dans Richer, Expérience, p. 158-161 et PI. IV.

85

GÉRARD DE NERVAL

Une note précise qu’il s’agit de «l’entrée en matière d’un conte qui fera suite au Roman comique» (I. 701), mais Nerval ne semble avoir jamais continué l’œuvre, qu’il définira en 1854 comme un «livre

infaisable» (III. 451). Ce qui subsiste est un roman épistolaire qui se réduit à une seule lettre, écrite par «l’Illustre Brisacier» à une destinataire, «madame», dont on comprend qu’elle appartient à la coupe d’acteurs dont Brisacier faisait partie, mais dont l’identité reste obscure. Brisacier explique qu’il a été exclu de la troupe et laissé à Soissons, seul et sans argent, dans une auberge dont le tenancier a été persuadé par la Rancune, le chef de la compagnie, que lui, Brisacier, était le fils du

grand khan de Crimée; mais l’aubergiste soupçonne qu’il est un «prince de contrebande» (1. 702 — souligné dans le texte). Brisacier a également été privé de son épée par la Rancune, qui craignait un suicide. Il évoque ensuite les rôles qu’il a joués dans les pièces de Racine et de Corneille, puis, en passant, les problèmes de la condition féminine, du public de province, de l’esthétique des pièces. II s’est identifié à ses rôles, plus particulièrement quand il s’est trouvé face à l’actrice Aurélie (c’est la première fois que ce nom apparaît chez Nerval). Mais la jalousie est intervenue : lorsqu'il jouait Néron, Aurélie semble avoir préféré l’acteur qui interprétait Britannicus. Brisacier a été sifflé, ce qui l’a déshonoré aux yeux de l’actrice comme du public. C’est pourquoi il projette d’incendier le théâtre, comme Néron : «je ferais brûler Rome sans hési-

ter, mais en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère Britannicus» (1. 706). Brisacier a également reçu d’un autre membre de la troupe, la Caverne, une lettre lui demandant de renoncer au métier, mais comment

peut-il se dépêtrer du filet de mensonges créé par la Rancune et peut-être par Aurélie? Il voudrait être réintégré dans la troupe, où il accepterait de jouer des rôles de monstre, et conclut en demandant qu’on lui réponde au bureau de poste, car il craint l’indiscrétion de l’hôtelier.

Les sources du texte restent obscures. Il s’agit manifestement d’un complément au Roman comique de Scarron. Brisacier a réellement existé, c’est un aventurier du XVII* siècle dont la vie fut racontée par l’abbé de Choisy dans ses Mémoires; il figure dans le Dictionnaire de biographie française et, sur un feuillet demeuré manuscrit (voir I. 1742), Nerval a pris des notes à son sujet. Mais ce Brisacier-là ne fut point acteur; 1l ressemble plutôt à Nerval par sa pratique des fausses généalogies. Le Roman tragique est un texte riche en échos du roman de Scarron,

des pièces de Racine et de Corneille; il est même d’une lecture impossible pour qui ne connaît pas ces autres textes. Surtout, on y relève, présen86

1844

tés de manière

rapide, dense

et radicale,

une

série de thèmes

et de

problèmes caractéristiques de l’œuvre de Nerval. Il s’agit d’abord du problème de l’exclusion et de l'intégration sociales, dont Brisacier abandonné présente un cas pathétique, d'autant plus que l’on doit associer ce problème avec celui de la folie. Un niveau de lecture autobiographique s'impose — quand Brisacier se déclare «le déshérité, le banni de liesse, le beau ténébreux» (I. 701), les liens avec El Desdichado sont manifestes.

Mais l'identité du moi ici est fragile, Brisacier pose le problème de l'identification entre acteur et rôle et opte pour la solution «primaire» du Paradoxe

de Diderot : l’acteur doit devenir

celui qu’il joue (ce fut,

d’ailleurs, la technique pratiquée par les grands acteurs de l’époque romantique). La reprise de 1854 explicitera d’ailleurs les liens d’identification entre acteur et rôle, auteur et personnage fictif, ce qui confirme la pertinence d’une lecture autobiographique. Le texte suggère ainsi une vaste méditation sur le masque; s’agit-1l du masque issu du /arvatus prodeo cartésien, dont Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux est exemplaire, ou du masque destructeur du moi,

comme dans Lorenzaccio de Musset”? Brisacier essaie le premier pour s’adonner ensuite au second : il met en avant ses amours en tant qu'acteur, mais pour devenir ensuite un véritable Néron, un incendiaire,

dont le masque est «cloué au visage», comme une «robe de Nessus » qui brûle et détruit le moi. Laissé à Soissons, 1l se voit enfin imposer le masque d’une fausse identité, qui s’associe avec l’abandon et la pauvreté absolue. Doit-on voir dans le nom de Brisacier le désir de briser le masque d’acier, le masque de fer ? Par le masque, Brisacier se détruit autant qu’il se trouve. La femme aussi est actrice, et donc dépositaire de multiples identités : Aurélie est une synthèse d’actrices et de rôles, annonçant déjà

la thématique de la femme actrice objet d’amour. Ici déjà, comme plus tard dans Aurélia, le héros est coupable d’une faute à l’égard de la femme actrice, mais la nature de cette faute n’est pas éclaircie; qu'est-ce qui a provoqué le sifflet? On ne sait ce qu’elle a osé faire, la phrase finit par des points de suspension.

Dans ce dédale qui évoque tant de problèmes, Nerval montre aussi un souci d’analyse. Le problème du suicide est évoqué, mais traité de manière délicieusement comique, on a privé Brisacier de son épée mais de toute façon «un tel trépas est impossible à mettre en scène un peu noblement. Je sais bien qu’on peut piquer l’épée en terre et se jeter dessus les bras ouverts; mais nous sommes 1c1 dans une chambre parquetée, où le tapis manque, nonobstant la froide saison» (1. 702). Le récit pro87

GÉRARD DE NERVAL

pose enfin une ébauche de réconciliation avec le frère ennemi : si Brisacier-Néron veut incendier le théâtre, il compte en même temps sauver et Junie et son frère-rival Britannicus. Dans ce texte, le pouvoir de se dire, l’artifice stylistique, la distance manifeste entre écrivain et narrateur-histrion représentent une véritable prise en main esthétique de cette problématique : «Tenez. Laissez-moi parler comme je veux!» (I. 705). Il faut y voir aussi une méditation sur la forme littéraire, dans la critique des exigences du public ou du rythme des tragédies, dans le désir d’aller jusqu’à «l’incendie du théâtre». C’est cette expression que Gabrielle Malandain a choisie pour intituler sa très belle étude de l’œuvre de Nerval!, dans laquelle elle se demande si ce texte marque un abandon à la dérive, où la folie remplace la raison, ou un effort pour percer «les portes de corne et d'ivoire», en allant vers une forme nouvelle d’écriture. Nerval lui-même, quand il retravaillera Le Roman tragique en 1854, le présentera comme une sorte de préambule à Aurélia et cela est certain, dans la mesure où 1l atteint, avec ce texte, un plus haut niveau d’explora-

tion de ses propres problèmes, par une forme et un style inusités auparavant. Style rapide et dense, mais en même temps emphatique, marqué par une synonymie de séries triples qui parfois fait penser à Michelet. Dans ces sept pages, il accumule cinquante-sept points d'exclamation et une vingtaine d’interrogations rhétoriques : «La tuer? elleï qui donc y songe ! Grands dieux ! personne, peut-être ?...» (1. 703). C’est là un style que Nerval retrouvera, d’une certaine manière, dans Pandora, mais qui ici présente aussi un pastiche ironique de l’histrion. «Jamais je n’eus davantage besoin, sinon de l’art, du moins de ses produits brillants» (I. 706), dit Brisacier pour justifier son besoin de réintégrer, à tout prix, la troupe du théâtre. L’Illustre Brisacier est un véritable fils du Feu, un incendiaire, un histrion masqué délaissé, saisi dans la toile d’Arachné, mais qui peut et sait Se dire. Le Christ aux Oliviers

Ces cinq sonnets (I. 736-738) portent comme sous-titre «/mitation de Jean-Paul», mais il s’agit d’une œuvre originale, même si elle doit beaucoup à d’autres textes. 1.

L'Incendie du théâtre, p. 30, en note.

88

1844

Jésus, au jardin des Oliviers, annonce d’abord aux apôtres que Dieu n'existe pas, mais les apôtres dorment. Dans le deuxième sonnet, il explique qu'il a fait un vol cosmique, mais il ajoute : «En cherchant l’œil de Dieu, je n'ai vu qu’un orbite, / Vaste, noir et sans fond [...]» Dans le troi-

sième, il pose des questions au Destin (l’existence a-t-elle un sens ?), puis proclame sa solitude. Le quatrième sonnet montre Jésus, que nul n'entend, appeler Judas et lui demander de conclure son marché; mais Judas est mécontent, il se trouve mal payé; enfin Pilate dit à ses «satellites» : «Allez chercher ce fou». Le dernier poème change de registre, associant Jésus avec Icare, Phaéton et Athys : à la mort de Jésus, «L'univers étourdi penchait sur ses essieux»; quand César demanda à Jupiter quel était ce nouveau dieu — ou ce nouveau démon, les oracles se turent; seul «Celui qui donna l’âme aux Enfants du limon» pouvait expliquer ce mystère. La première source est, bien sûr, biblique, mais Nerval ajoute au récit évangélique le voyage cosmique de Jésus, son constat que Dieu n’existe pas, ses images de la mort du monde et de l’orbite noire, son désir de

mourir et l’appel à Judas, le mécontentement de Judas et enfin tout le cinquième sonnet. Il s’agit aussi d’une reprise du célèbre Songe de JeanPaul Richter (1796) : Jésus paraît dans un cimetière pour annoncer qu’il a parcouru les cieux, que tout est vide, qu'il n’y a point de Dieu; après quoi le serpent de l’éternité (qui ne paraît pas dans ces sonnets, mais qu'on trouve dans Aurélia) embrasse l’univers: Jean-Paul se réveille alors, pleurant de joie parce qu’il peut prier Dieu — conclusion que Nerval ne reprend pas non plus. La thèse de Richter, c’est que les conséquences du refus de croire en Dieu sont telles qu’il faut croire; telle n’est

point celle de Nerval. Il n’est pas le seul à avoir supprimé cette fin consolatrice; Mme de Staël fit de même quand elle présenta le Songe dans De l'Allemagne. Nerval connaissait et l’original et le texte de Mme de Staël. Les traductions et les reprises du Songe dans la littérature française sont nombreuses!. On peut relever celle de Musset dans Sur la paresse (1841) : «[...] la croyance envolée, / La prière inquiète, errante et désolée, / Et, pour qui joint les mains, pour qui lève les yeux, / Une croix en poussière et le désert aux cieux», à laquelle Nerval fait écho dans Artémis : «As-tu

trouvé ta croix dans le désert des cieux ?» C’est La Comédie de la mort de Théophile Gautier (1832) qui introduit dans le thème les vers de la quatrième églogue de Virgile, que Nerval reprend à son tour : «L'univers 1.

Voir Claude Pichois, L'’Image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, Corti, 1963.

89

GÉRARD DE NERVAL

étourdi penchait sur ses essieux» (sonnet V, vers 7-8 — le premier tercet de Delfica est une autre transformation de cette quatrième églogue). Edgar Quinet, dans l’épilogue de son Ahasvérus (1833), introduit l’idée que Jésus est la figure de l’éternelle victime. C’est surtout D. F. Strauss qui relance le thème avec Das Leben Jesus, kritisch bearbeitet (1835), vite connu en France grâce à Quinet et traduit par Littré en 1839-1840, suscitant commentaires

et réfutations.

Ici encore,

le texte de Nerval

s’insère donc dans un débat de grande actualité. Selon Strauss, le récit évangélique a une réalité non historique, mais mythique; le Christ est le principe de l’union de l’humain et du divin, et le poète doit remplacer le théologien, devenu historien. Vigny reprend le thème, et la controverse, en 1843 avec Le Mont des Oliviers; comme Nerval, il transpose la scène

au jardin des Oliviers et y introduit l’interrogation «métaphysique» de Jésus sur le sens de l’existence, bien plus développée chez lui que chez Nerval.

Chez

lui comme

chez

tant d’autres,

Jésus

devient

un

héros

romantique. On pourrait retracer encore plus longuement la généalogie littéraire du premier tercet du deuxième sonnet sur l’œ1l de Dieu, l’orbite vaste, noire et sans fond, d’où la nuit rayonne sur le monde,

qui annonce

le

«Soleil noir» d’El Desdichado. Ce thème remonte à l’ Apocalypse, aux oxymores de la littérature classique, peut-être à toute une conception primordiale du soleil noir, à associer avec le sol niger des alchimistes, etc.;

le soleil se meurt aussi dans Aurélia. Ce voyage cosmique et la métaphore du soleil noir remontent, au-delà de Richter, aux Songes et visions philosophiques de Louis-Sébastien Mercier (1770), que Nodier admirait beaucoup et que Nerval, comme Victor Hugo chez qui ce groupe d’images est si important, a dû connaître directement, tout comme Gautier, qui, dans son poème Mélancholie (1834), associe le thème richterien du soleil noir et la célèbre gravure de Dürer, ce que Nerval reprendra, encore, dans El Desdichado. Pourtant, le texte de Nerval, malgré ces nombreuses sources, demeure

original. Evoquant la pitié de Pilate pour Jésus, l’appel à Judas et l’indifférence (assez comique) de celui-ci, la critique des apôtres et de leur ambition, il «psychologise» les Évangiles, tendance romantique répandue. Le cinquième sonnet, surtout, par son syncrétisme, réintroduit un mouvement vers l’espoir, conforme au texte de Richter. Pourtant cette conclusion reste ambiguë : on ne sait quelle fut la réponse du Dieu primordial, celui qui donna l’âme aux enfants du limon.…. Ici, comme

ailleurs, Nerval se livre à une réécriture des textes, aussi

bien d’autrui que de lui-même, faisant appel à la fois à la tradition (la 90

1844

Bible, Virgile) et à des textes récents; son œuvre s’écrit en dialogue avec

d’autres œuvres, historiques, politiques et théologiques aussi bien que littéraires. Cette réécriture se fait en réponse à un débat actuel, entre dans

une polémique où lui, poète, croit avoir son mot à dire. Il choisit de dire ce mot sous une forme littéraire peu utilisée à des fins de ce genre, le sonnet,

d'ordinaire

réservé

à l’amour.

Ce faisant, il renouvelle

cette

forme; mais, en même temps, sa propre indécision à l’égard du Christ trouve à se communiquer de manière acceptable grâce à ce choix d’une forme rigoureuse. Bien sûr, on pourrait aussi voir dans Dieu la figure du père, Étienne Labrunie, et dans Jésus celle de Nerval, dans Judas celle de Janin... Journalisme

Les nombreux articles que Nerval publie en 1844 sont fort riches; il est impossible de les analyser tous, mais certains révèlent une nouvelle formulation de sa pensée religieuse, politique et esthétique. Le 26 mai, dans L’Artiste, Nerval publie un article fort louangeur sur la représentation à l’Odéon de l’Antigone de Sophocle (I. 805-809). Il s’y livre à un long parallèle entre les civilisations grecque et romaine (tout à la faveur de la première) et analyse la manière dont la France a subi alternativement les deux influences : influence républicaine de la Grèce qui apporte force et vigueur, influence monarchique de Rome qui amollit. Les tragédies françaises reposant sur des thèmes mythologiques sont bien plus faibles que les œuvres originales grecques; on peut prendre encore de nos jours au sérieux la dimension morale et religieuse de la pièce de Sophocle. Nerval va jusqu’à évoquer un retour possible des «anciens jours». Cet article le fait accuser par La Quotidienne, journal catholique, d’hérésie et de panthéisme, à quoi Nerval riposte par une lettre à la Gazette des théâtres (1. 1413-1414) : de manière ironique, il justifie le panthéisme «qui n’est que le polythéisme dénué de culte et de symboles»; pourquoi ne pas tenter de «relever de ses ruines cette vieille croyance, qui fut celle de nos aïeux mêmes et des époques les plus 1llustres de l’humanité » ? Il évoque ensuite la présence du panthéisme chez Quinet, Leroux, Mickiewicz, George Sand. Le ton de la lettre est plutôt comique, mais annonce ses textes panthéiste à venir. Le 28juillet, dans la même revue, paraît l’article «Une lithographie mystique » ([. 828-831), sur le messianisme napoléonien de Towianski et son influence sur Michelet, Quinet, Mickiewicz. Cet article se situe également dans le registre comique, mais 1] comporte tout de même une 91

GÉRARD DE NERVAL

exposition assez claire des théories de Towianski sur les apparitions du Verbe à travers l’histoire. Nerval associe cette pensée à celles de Maistre et de Swedenborg. Il traite souvent de manière comique dans ses articles ce qu’il présente de manière sérieuse dans ses poèmes et romans; mais, en l’occurrence, Towianski, loin d’inspirer le messianisme napoléonien de Nerval, a plutôt servi à en limiter les excès.

Le 15 septembre, est publié un article (I. 840-843) sur le Diorama représentant le déluge (que l’on retrouvera dans Aurélia). Nerval en profite pour discuter la ville d’Énoch, les Éloïm, les esprits principaux, en évoquant Fabre d’Olivet, Court de Gébelin et Lacour. Nerval n’a sans doute pas été l’occultiste qu’une tendance abusive de la critique a voulu reconnaître en lui, mais, comme

tant de ses contemporains,

1] connaît

bien la tradition gnostique, d’ordinaire à travers ses interprètes modernes. Il observe que «la peinture et la poésie vivent surtout de ces grands problèmes où l’esprit de l’homme interroge avec terreur les traditions primitives» et il cite Milton, Lamartine (La Chute d’un ange), Byron, Thomas Moore. L'article, une fois encore, n’est pas sans éléments comiques, mais Nerval, sorti de sa crise, se ressource et essaie d’assimiler

cette crise par une exploration de la tradition illuministe. La technique même du Diorama l’a frappé et a peut-être contribué à son usage de l’image-métamorphose, surtout dans Aurélia. Il faut mentionner aussi «Paradoxe et Vérité», une coliection d’aphorismes et de pensées publiée dans L'’Artiste le 2 juin (1. 809-812), genre que Nerval pratiqua peu et publia encore moins. Le contenu est ici surtout religieux et philosophique. La religion n’abolit pas la matière, mais la soumet par l’esprit; les âmes sont les idées de Dieu; l’homme n’arrivera Jamais à la vraie science des causes. Ces pensées, qui expriment le panthéisme de Nerval, sont accompagnées d’un texte, fort beau, sur Jésus : Le Christ, dont la parole fut égalité, ne choisit ses apôtres ni parmi les puissants, ni parmi les riches, ni parmi les forts; il les prit même simples d’esprit et les illumina de son souffle, pour montrer que si l’intelligence est maîtresse du monde, c’est comme provenant du ciel. / Aujourd’hui l’on mettrait Jésus à Bicêtre [...].

On lit aussi un texte sur les relations de Nerval avec le monde et le rêve : Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux événements, mais de me changer relativement aux choses; de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. Alors, il est vrai, je serais Dieu.

1844

où il faut noter que l'espoir bute finalement contre une observation ironique l . L'activité journalistique de Nerval se concentre surtout sur le théâtre, domaine dans lequel 1l se révèle amer et pessimiste. Ce sont les claqueurs qui déterminent le succès. La tragédie néo-classique, avec ses périphrases, est morte. Les dramaturges d’aujourd’hui sont des médiocrités habiles. Dans un passage amusant (1. 789-790), il applique la théorie du clavier passionnel de Fourier aux différents types d’intrigue, pour conclure qu'il n’y a qu’un nombre limité de combinaisons possibles de passions tragiques — sauf si, comme Fourier le propose, on passe à un autre stade d’existence, ce qui agrandirait ce clavier. Il faut donc un nouveau génie, un retour aux sources, et Nerval propose de se tourner vers les Grecs, non seulement vers Sophocle mais aussi vers Aristophane, et surtout vers Shakespeare (Nerval indique que Hamlet, qui est la «vérité sublime », est sa pièce favorite — voir [. 888). Enfin il faut surtout retourner aux formes du théâtre populaire, à la commedia dell’arte, au théâtre

de tréteaux de Hollande, de Naples, de l'Orient. La critique est florissante à cause de la décadence artistique et littéraire, mais cette critique

même décourage les nobles esprits, car les critiques sont des «dogues qu'on musèle chez soi, mais qu’on lance contre les autres. Quelle vocation!» (I. 880). Cette impatience manifeste le désir nervalien de renouveler la littérature, de créer de nouvelles formes. Les pages intitulées Histoire véridique du canard, d’abord insérées dans Le Diable à Paris (1. 854-861), sont un exemple délicieux de Ner-

val auteur comique. Il y définit le canard comme «une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse», puis en trace l'historique, remontant à l’Egypte, car le canard «est la clé de l’hiéroglyphe, le verbe de ses phrases énigmatiques »; une illustration imitant les hiéroglyphes, avec force canards, est offerte à l’appui de cette thèse. Nerval associe devenir politique et devenir du canard, catégorie dans laquelle 1l range la «trompe» de Fourier, les enfants à dent d’or, etc. Les préoccupations de Nerval à l’égard du monstrueux et de la parole considérée comme mensongère ne sont pas absentes de ce texte, même s’il en fait ici matière à rire.

1. Des pensées et aphorismes semblables, où il est souvent question de la religion, ainsi que le texte : «On ne me trouve pas fou en Allemagne...», ont été publiés par Arsène Houssaye après la mort de Nerval (voir III. 779-783).

GÉRARD DE NERVAL

Littérature de voyage

En 1844, Nerval publie également trois articles sur le voyage qu’il a fait en Belgique et aux Pays-Bas. L’un, qui paraît dans L’Artiste du 29 septembre, décrit un ballet-pantomime avec Pantalon, Pierrot, Colom-

bine et Arlequin, où Pantalon est devenu fabricant de machines à vapeur et Arlequin postier; Colombine s’enfuit avec Arlequin et Pantalon les poursuit dans différentes machines à vapeur. Nerval s'amuse de cette attaque contre le chemin de fer, qui, bien entendu, s’achève par la victoire de l’amour. Les deux autres récits paraissent dans La Revue parisienne (nouveau nom de La Sylphide) le 20 octobre et le 8 décembre. Écrits à la manière de Sterne (nommément cité), ils évoquent la guerre des huîtres entre Anglais et Belges, renouvellent les attaques contre le chemin de fer, offrent une description de l’aérostat, «fantôme de Babel»,

et une comparaison entre Anvers et Constantinople. Ils ont donc été rédigés après le retour d'Orient.

Ce qu’il y a en effet de plus important dans cette littérature de voyage, ce sont les textes que Nerval commence à publier pour évoquer son voyage en Orient. Il s’agit de ce qui constituera les chapitres XII à XV et XIX-XX de l’«Introduction» du Voyage en Orient, ainsi que d’un texte sur la «Peinture des Turcs», qui sera republié d’abord en 1849, puis en 1851 dans l’Appendice du tome II du Voyage. Ce dernier texte (II. 869-874), comme

beaucoup de ceux qui entre-

ront dans le Voyage, essaie de corriger les préjugés et les fausses conceptions des occidentaux à l’égard de l'Orient; ce sera pour Nerval une des grandes visées de son ouvrage. Il est vrai que les Turcs habitent des maisons de bois, mais c’est à cause de leur tradition du campement

et du

voyage, qui les conduit à la conviction que la maison d’un homme ne doit pas durer plus que lui. Ils acceptent le portrait sous certaines conditions, font des tableaux de paysages, de villes, de scènes de combat, et ne sont pas responsables de la destruction des sculptures antiques. En revanche, ils ont peu l’esprit scientifique ou industriel. Nerval raconte aussi le débat entre Mahomet II et Gentile Bellini à propos d’un tableau représentant la décollation de saint Jean-Baptiste : Mahomet critiqua la peinture où n’était pas prise en compte «la contraction que devait éprouver la peau sur le col d’une tête coupée, et fit trancher celle d’un esclave pour justifier sa critique» (IT. 871). Souvent, dans ces textes, anecdote et apologie coexistent, et l’anecdotique peut contredire la portée de l’apologie. Les chapitres XIX-XX de l’«lntroduction», sur Syra, paraissent d’abord dans L'Artiste en février 1844; puis, les chapitres XII à XV en

94

1844

juin et août; les chapitres XVI à XVIII ne paraîtront qu’en juin 1845. Quand Nerval publiera ces textes en volume, il en changera le plan, travail exigeant de considérables remaniements de détail, des introductions

supprimées ou changées, des transitions ajoutées, etc. De plus, il supprimera un certain nombre de passages, surtout des détails archéologiques ou érudits qui lui auront sans doute alors semblé superflus. C’est dire qu'il ne se republie pas à de simples fins financières et que la republication exige un très important travail de réorganisation et de replâtrage. À Syra, Nerval se trouve plongé dans un monde exotique, où les gens s’habillent comme dans une pièce de théâtre et parlent le grec d’Homère. Nerval se rend alors compte que c’est lui l’étranger : son costume fait rire et, Sur son passage, les mères cachent leurs enfants de peur du mauvais œil. Il fait de son mieux pour accepter ce monde exotique, grâce surtout à son sens de l’humour. Il souligne sa nostalgie de la Grèce d'autrefois, se lamentant surtout sur la disparition de la végétation et de l’eau, thème qu’on retrouve ailleurs dans le texte : le monde se dessèche. Le littoral de Syra est orthodoxe, mais le haut de l’île est catholique, avec à son sommet une église dédiée à saint Georges, à laquelle on l’amène, mais où il refuse d’entrer, craignant le froid et la colère des dieux païens. Car Nerval regrette la mort de Pan, le dieu de la joie et de la fécondité frappé par l’ingratitude et l’oubli. Ici, et encore plus dans les chapitres publiés en juin et en août, Nerval se proclame partisan de la religion païenne ou, du moins, du syncrétisme du paganisme et du christianisme. Il évoque aussi la guerre de libération des Grecs, le double jeu des habitants de Syra qui saisissaient les armes envoyées pour les Grecs, puis les leur revendaient, avec une caution inscrite sur l’affranchissement de la Grèce : pirates, commerçants et patriotes du même coup! Guy Riegert a fait une étude remarquable sur les sources de ces deux chapitres et sur la façon dont Nerval les utilise!. Presque tout, sauf l’anecdote sur les activités des habitants de Syra pendant la guerre, a une source livresque connue, mais Nerval brasse ensemble plusieurs textes, ajoutant à des livres de voyage récents des évocations ou des citations littéraires, allant de l’abbé Barthélemy à Victor Hugo. Les livres de voyage sont surtout ceux de Goupil-Fesquet et de Pückler-Muskau, mais il recourt parfois à d’autres sources plus érudites. Et, s’il ajoute peu de son propre cru (pourtant il est allé à Syra, alors qu'il n’a jamais débarqué à Cythère, sujet des chapitres XII à XV), 1l se livre toujours à une réécri1.

«Sources et ressources d’une île», RHLF,

1981, p. 919-043.

95

GÉRARD DE NERVAL

ture de ses sources; quand il cite directement, les guillemets sont d’ordinaire en place. Il faut se rappeler que c’est là un procédé habituel à l’époque pour écrire un livre de voyage. L'originalité de Nerval se situe dans la façon de remodeler ce qui a déjà été écrit et, en l’occurrence, il excelle dans la synthèse de ses sources et dans le léger traitement ironique qu’il leur fait subir. Nombreuses sont les résonances entre ce texte et certains autres encore à venir, plus personnels: les lauriers coupés de Sylvie, le dragon qui se relève toujours, etc.

Les chapitres XII à XV constituent une élaboration approfondie des méditations de Nerval sur les relations entre amour et religion. Le XII et le XV, qui offrent une description de Cythère (la moderne Cerigo), encadrent les XIII et XIV, qui évoquent l’Hypnerotomachia de Francesco Colonna. Les sources sont ici encore livresques (certaines sont explicites : Mme de Staël, Winckelmann). Comme tant de romantiques, Nerval est largement redevable pour les détails concernant religion et mythologie à la Symbolik de Creuzer dans la traduction-adaptation qu’en fit Guigniaut. Il distingue le riche passé de Cythère, île de Vénus, avec ses temples, ses cultes, sa végétation, et le triste présent de l’île dominée par les Anglais, stérile, avec «des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l’horizon les brouillards de leur patrie» (IL. 234) et

où le gibet à trois branches a remplacé le temple; cette description du desengaño inspirera le poème Un voyage à Cythère de Baudelaire. L’Hypnerotomachia est un texte qui date de 1499: Charles Nodier en publia une description, Franciscus Colonna, en 1843, mais Nerval a également connu le texte même, semblerait-il dans une traduction française de 1546. Pourtant, il en offre une version qui s’écarte nettement de l'original : Colonna, peintre, tombe amoureux d’une princesse, leur mariage est impossible, mais 1ls se consacrent l’un à l’autre en se promettant l’union après la mort; après s’être unis mystiquement selon les rites païens de Vénus, lui se fait moine, elle religieuse — ce qui n’est point le cas chez Colonna, mais annonce l’ Adrienne de Sylvie. Nerval fait une lecture autobiographique d’un texte qui est surtout une exposition de philosophie néo-platonicienne. Il emprunte à Colonna des détails exotiques sur le culte de Vénus, ses costumes, ses instruments, sa liturgie, dans un style poétique foisonnant de mots techniques. Il ajoute aussi un voyage en rêve des deux amants, où un retour aux cultes païens donne force, vie et fertilité au monde (c’est là une réécriture d’un passage du PRES

l'abandon de la religion panthéiste). 96

MED >

1844

Tout le texte est donc marqué par la nostalgie de la religion perdue. «Ne suis-je pas toujours, hélas! le fils d’un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé. sur ses débris ?» (IL 237). Nerval énonce là, pour la première fois (semble-t-il),

la figure de base de son système religieux, «l’antique symbole de la grande Mère divine et de l’enfant céleste qui embrase les cœurs» (IL. 238), y associant Vénus-Aphrodite et Éros, Isis et l’enfant Horus sau-

veur du monde, la Vierge et son fils. Ces «assimilations étranges» qu'il attribue ici à Colonna et au néo-platonisme de la Renaissance, il les fera

siennes.

21

1645

1845 est pour Nerval une année de ressourcement dans le XVI siècle et plus particulièrement dans les traditions illuministes et panthéistes. Il publie, outre deux poèmes,

Vers dorés et Delfica, son

texte sur «Le

Bœuf gras» (dans lequel il voit une survivance des cérémonies païennes), un article sur les prophètes de Paris (dont Towianski),

un long

compte rendu du livre d’Arsène Houssaye, Portraits du XVIII siècle, le chapitre du Voyage en Orient sur les trois Vénus — et surtout /sis, qui entrera dans Les Filles du Feu, et son étude sur Jacques Cazotte, qui sera reprise dans Les Illuminés. Le Voyage en Orient En juin 1845, Nerval publie dans L’Artiste le reste de ses textes sur

Cythère, qui deviendront les chapitres XVI à XVIII de l’«Introduction » du Voyage en Orient. Le texte contient une attaque virulente contre les Anglais, qui réduisent les peuples grecs à l’état d’ilotes et leur volent statues et inscriptions antiques. Nerval use ici d’une technique d’écriture qui crée la vraisemblance : il propose, sans trancher, plusieurs hypothèses sur des problèmes archéologiques, se définissant non comme un narrateur omniscient, mais comme un touriste curieux. Surtout, il développe

ses propres idées sur Vénus, proposant de voir en elle une divinité panthée, d’où sa théorie des «trois Vénus»

(titre du chapitre XVIID) : Uranie

la déesse céleste, la Vénus populaire et terrestre, et la déesse des enfers qu’il associe à Némésis. Ce schéma, certains critiques ont essayé de le retrouver ailleurs dans l’œuvre de Nerval, surtout dans les trois héroïnes de Sylvie. La distinction entre les trois Vénus

vient de Creuzer-Guigniaut

et,

d’ailleurs, Nerval s'emploie surtout à distinguer entre deux Vénus, la céleste et la populaire (IL. 247-248). Il souligne la beauté et l’austérité du culte de Vénus-Uranie «que les néo-platoniciens d'Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens». La Vierge, «plus 98

1845

humaine, plus facile à comprendre pour tous», a vaincu Uranie, mais au fond la Vierge Panagia des Grecs a tout simplement pris les attributs de Vénus, on construisait des chapelles dédiées à la Vierge sur l’emplacement des temples de Vénus. La divinité reste féminine; le christianisme ne constitue donc qu’une continuation de la religion païenne. Le chapitre se conclut par la citation d’un poème orphique invoquant Vénus. Poèmes

Deux poèmes qui vont trouver place dans Les Chimères sont publiés en 1845 : Pensée antique, qui deviendra Vers dorés, et Vers dorés, qui deviendra Daphné, puis Delfica. Ces deux sonnets expriment la pensée panthéiste et syncrétiste de Nerval, qui écrit aussi, cette même année, un

poème de remerciement à Victor Hugo, qui lui a offert son livre Le Rhin (1. 739). Nerval s’y compare au fleuve, mais explique que le Rhin ne connaît ni sa source, ni sa raison d’être, alors que lui, Nerval a appris tout cela de Victor Hugo. Le poème n’est pas très bon.

En revanche, Pensée antique est une véritable réussite. Le premier quatrain s’adresse à l’homme, libre et doué de pensée, pour lui rappeler que la vie et la pensée éclatent en toute chose; mais seul l’homme est libre et il néglige l’univers. Le second quatrain évoque l’échelle des êtres : l’esprit qui agit dans la bête, l’âme dans chaque plante (on pense aux fleurs et aux animaux dessinés par Grandville), le mystère d’amour qui repose dans le métal (allusion possible à l’alchimie). Le premier tercet demande à l’homme de craindre le regard qui l’épie dans l’univers et résume cette idée en évoquant la présence du verbe-logos dans la matière. Le second offre une merveilleuse image qui se métamorphose en descendant l’échelle des êtres : l’œ1l de Dieu est couvert par ses paupières, qui se transforment en écorce, puis en pierre. Il s’agit là d’un poème hautement organisé, avec allitérations, assonances et rimes très marquées, qui ajoutent des qualités lyriques à l’expression philosophique, pourtant d’une clarté limpide. Le ton d’objurgation est à noter; l’homme doit respecter l’âme de la nature; étant non seulement penseur mais aussi libre, lui seul peut agir — c’est là l'écho d’une tradition 1lluministe sur la responsabilité unique de l’homme. De nos jours, les étudiants décèlent volontiers dans ce poème, et non sans raison, une portée hautement écologique. Les quatrains de Vers dorés reprennent, en les modifiant, ceux du sonnêtÀ J-Y Colonna du manuscrit « Dumesnil de Gramont alpha», mais

Nerval y substitue deux autres tercets qui s’accordent beaucoup mieux au 99

GÉRARD DE NERVAL

thème du poème : la nostalgie envers la religion d’autrefois, la chanson d’amour qui toujours recommence, la mythologie du Midi, enrichie par des souvenirs du voyage à Naples. Le premier tercet annonce le retour des anciens jours, mais le second explique que la Sibylle au visage latin reste encore endormie sous l’arc de Constantin, symbole de la victoire du

christianisme. Le premier mot de ce tercet, «cependant», contient toute l’ambivalence de cette conclusion. L’épigraphe et les tercets citent la quatrième églogue de Virgile, dans laquelle la sibylle de Cumes annonce l’arrivée d’un nouveau règne. Cette églogue a été longtemps interprétée comme l’annonce par Virgile de la venue du Christ et du christianisme; Nerval renverse cette interprétation pour y voir l’annonce d’un retour au paganisme. Il renforce ses rimes («romance / recommence»), de même qu’il pratique l’assonance à l’intérieur des vers («endormie encor»). Le poème est daté «Tivoli, 1843», mais il s’agit sans doute de la date de l'inspiration, et non nécessairement de celle de la composition. Les versions postérieures changeront l’épigraphe et apporteront des modifications stylistiques et typographiques d’importance limitée. Ainsi, dès 1845, Nerval publie un poème écrit dans ce qu’on pourrait appeler le «style majeur» des Chimères (sonnet fait d’allusions et d’évocations, hautement organisé, mêlant mythologie, philosophie et expression lyrique des sentiments personnels, où, si ton et portée sont clairs, certains

symboles semblent irréductibles à une interprétation allégorique — par exemple, 1c1, l’énumération des arbres dans le premier quatrain). Journalisme

Les contributions de Nerval aux journaux, surtout à L'’Artiste et à La Presse, sont très nombreuses pendant l’année

1845. Certaines montrent

également son intérêt pour le panthéisme, la mythologie et la tradition illuministe.

Le plus important de ces textes est «Le Bœuf gras», publié le 9 février (I. 901). Evoquant la procession du Bœuf gras, le dimanche du carnaval, Nerval n’y voit pas une glorification du travail agricole, comme le voudraient les fouriéristes, mais plutôt une survivance d’une tradition païenne : la fête qui célébrait jadis le bonheur, les saturnales (et Nerval cite encore la quatrième églogue : «redeunt Saturnia regna»). Ces cérémonies, nombreuses autrefois, ont été supprimées par l’Église, puis par la Révolution, mais 1l faut les regretter : «Repoussons de toute notre force la tendance matérielle qui serait dépourvue de croyance et de symbole» (I. 902).

100

1845

Cependant, dans un autre article publié dans La Presse, le 4 août (1. 981-982), Nerval se montre plutôt ironique, voire sarcastique, à l'égard des théories sur l’échelle des êtres, qu’il a sérieusement évoquée dans Pensée antique. I cite Cuvier sur l'intelligence animale, Dupont de Nemours sur le langage des oiseaux, Goethe sur les chiens. Il est vrai qu'il s’agit du compte rendu d’un vaudeville dont le héros est un chien, mais voici encore un cas où Nerval journaliste traite de manière comique des thèmes que Nerval poète prône avec sérieux. Un amusant article du Courrier de Paris du 29 juin (1. 927) évoque la manière dont socialisme et illuminisme se mêlent dans les pittoresques prophètes de Paris, car «ce ne sont pas les dieux qui manquent, ni les prophètes» dans notre période dite sceptique. Nerval mentionne Jean Journet (prophète fouriériste qui se promène vêtu d’une sorte de dalmatique), le père Enfantin (chef des saint-simoniens), Coëssin, Cheneau, le

Mapah (ironisant sur son culte de Dieu mère et père et sur ses grimoires cabalistiques); enfin, il revient sur le messianisme napoléonien de Towianski, qui voyait notamment dans Waterloo la «Passion» de Napoléon. Nerval traite tout cela de manière plutôt comique : «Criez donc après cela au positivisme, à l’incrédulité de l’époque, les rêveries les plus saugrenues trouvent des croyants. Chacun se regarde le matin dans le miroir pour voir si les cornes lumineuses de Moïse et de Bacchus ne lui ont pas poussé au front pendant la nuit» (1. 930). Sa connaissance de ces figures pittoresques explique en partie le sous-titre qu’il donnera aux Illuminés : Précurseurs du socialisme.

On rencontre plusieurs autres évocations du mouvement fouriériste au cours de cette année (le texte /sis sera d’ailleurs publié dans une revue fouriériste). La question se pose donc d’une adhésion possible de Nerval au fouriérisme, mais cette adhésion est fort douteuse. Les évocations sont souvent comiques, voire critiques (notamment au sujet de la «trompe» ); elles reprennent l’idée déjà rencontrée qu’il n’est pas de nouveauté possible au théâtre à moins de passer à un stade supérieur dans le système fouriériste, ou bien encore elles présentent tout simplement le rêve phalanstérien comme l’image de l’utopie impossible. Quant à la fascination de Nerval pour le panthéisme, elle s’accompa-

gne d’un regain d'intérêt pour le XVI siècle. Comme certains de ses contemporains, Nerval ne fait pas de distinction tranchée entre le siècle des lumières et celui de l’illuminisme. S'il a contribué à réhabiliter Restif et Cazotte, il reste que l’auteur français qui a eu la plus grande influence sur lui est Rousseau et qu'il sait aussi apprécier un Voltaire ou un Diderot. Un long compte rendu du livre de son ami Houssaye, Portraits 101

GÉRARD DE NERVAL

du xvur siècle (Le Constitutionnel, 28 janvier 1845 — I. 897-900), expli-

que que sans Voltaire ennemi des superstitions, sans Rousseau ennemi des privilèges, sans Diderot ennemi des préjugés, 1789 n’aurait pas eu lieu, que ces philosophes n’avaient aucun intérêt personnel au renversement de la société et qu’ils y ont travaillé à cause de leur génie et grâce à leur courage. Dans un autre article (La Presse, 21 juillet 1845 — I. 955963),

Nerval

retrace

l’évolution

de

Voltaire

dramaturge,

souligne

l'influence anglaise et met toujours l’auteur de Zaïre au troisième rang, après Corneille et Racine. Le théâtre reste au centre d’une grande partie de l’activité journalistique nervalienne. Il renouvelle ses plaintes et ses critiques de l’année précédente, ajoutant une attaque contre des pièces dont le sujet est trop actuel; comme

modèles

possibles de renouveau,

il ajoute Calderén

et

Machiavel à Shakespeare; il demande encore pourquoi l’on oppose toujours théâtre et église (I. 905). En Orient, on combine toujours théâtre et religion, l’église fut la source du théâtre; si on peut avoir des romans religieux, pourquoi pas des drames religieux? Et il évoque comme modèle un oratorio de Haydn, La Création. Dans L’Artiste du 13 juillet (I. 943-946), il se livre à un survol intéressant de la production théâtrale du xIX° siècle : la France a essayé de créer une littérature dramatique pour le siècle, mais la tâche est peut-être impossible. On a refait, imité, traduit le théâtre de tous les temps, mais sans succès, créant une grande lassitude. L’école nouvelle (romantique) a connu de grands succès, mais non la victoire : «Le drame moderne n'avait Jamais eu pour lui que la jeunesse studieuse et la foule ignorante.» En effet, la tradition littéraire et les préjugés de l’éducation se sont toujours opposés aux réformes dramatiques et la génération nouvelle appuie la réaction tragique. On sent ici une certaine désaffection chez Nerval à l’égard du théâtre, comme s’il ne croyait plus le renouvellement possible; il écrira encore des pièces, il essaiera de les faire jouer, mais pour s'exprimer il recourra de plus en plus à la littérature de voyage, à la fiction, à la poésie. Un article de La Presse du 15 juin (1. 910-919) ébauche un nouveau

programme, à propos de la «chronique». Ordinairement, ce journal publie un «Courrier de Paris», une rubrique tenue par Delphine de Girardin (sous la signature du « Vicomte de Launay»), que Nerval va remplacer pendant quelques semaines. Il en profite pour évoquer la tradition de ce genre journalistique (Pétrone, Suétone, Tallemant des Réaux, Diderot

et Grimm), pour affirmer que ces auteurs publiaient en secret (ou étaient publiés après leur mort) et n'étaient point journalistes; en outre, 102

1845

aujourd’hui, les mœurs donc moins amusants. Girardin, Nerval pense incidents curieux que (1. 911-12) — ce qu'il chande de toilettes, sur

sont moins gaies, les écrivains plus pudiques et Plutôt que de continuer dans la voie de Mme de offrir «la chronique la plus exacte possible des chaque jour amène dans la vie des Parisiens» fait, avec des anecdotes sur Mile Ozanne marles prophètes de Paris (dans l’article analysé plus

haut), avant de revenir assez vite, toujours dans La Presse, à la critique

dramatique. La chronique est un genre que Nerval reprendra dans Les Nuits d'octobre et dans Promenades et souvenirs, qui tiennent à la fois

de la littérature de voyage et de ce mode d’écriture journalistique. Jacques Cazotte

L'étude sur Cazotte paraît à partir d’avril comme préface à une rééditon du célèbre conte, Le Diable amoureux. Cette publication s’échelonne sur plusieurs mois, pendant lesquels Nerval donne divers fragments sur ce sujet à L’Artiste (sur les œuvres littéraires de Cazotte) et à La Sylphide (sur son initiation et son procès); l’année suivante verra une autre republication partielle des fragments sur «la prophétie» de Cazotte et sur son initiation, dans L’Almanach prophétique. Ces fragments offrent parfois des variantes qui présentent de manière plus détaillée certains aspects de la pensée de Cazotte, mais, quand Nerval introduira Jacques Cazotte dans Les Illuminés, c’est le texte de sa préface qu’il reprendra. Il s’est d’ailleurs inspiré largement de l’introduction aux Œuvres de Cazotte publiées par Bastien en 1817. Nerval raconte la vie de Cazotte, se concentrant sur sa carrière littéraire et ses œuvres, relevant particulièrement son adhésion à l’illuminisme. Sur sa vie, il donne moins de détails qu’il ne le fera avec Restif, sans doute parce qu’il manque d'informations. Il raconte l’éducation de Cazotte, son entrée au ministère de la Marine, son séjour à Martinique,

son retour à Paris, son procès contre les Jésuites. S’il évoque ensuite sa famille, ses relations avec son «épouse spirituelle », sa rencontre avec le neveu de Rameau, le récit ne redevient détaillé qu'avec les années révolutionnaires, où 1l s’attarde sur le rôle de son fils comme fidèle serviteur du roi, sur ses arrestations, Son procès et sa mort pendant la Terreur. Car, si Cazotte fut en un sens un «précurseur du socialisme», 1l fut aussi un royaliste fervent. Hormis ces données biographiques, il s’agit d’un texte de «littérature et philosophie mêlées» : «II entrait dans notre plan d’apprécier tour à tour Cazotte comme littérateur et comme philosophe mystique» 103

GÉRARD DE NERVAL

(IL. 1100). Mais Nerval se heurte à deux problèmes : d’un côté, les textes

littéraires de Cazotte ne possèdent d'intérêt qu’en tant qu'ils sont marqués par sa philosophie; de l’autre, «l’intention dogmatique» manque généralement à ses écrits. Ici comme ailleurs, si Nerval évoque bien l'ambiance de l’illuminisme, il ne présente guère ce courant de pensée de manière systématique. En littérature, Cazotte se distingue par sa pratique de cette «imagination rêveuse», qui est d'ordinaire «étrangère à la France», où l’on préfère l’allégorie. D’autres au XVIN* siècle pratiquèrent le conte charmant, Montesquieu, Diderot, Voltaire, mais «c’était de l’invention, c'était de l’esprit, et rien de plus» (IL. 1075); on écrivait même des fables

avec les mystères chrétiens, alors que Cazotte croyait à ses fables et à ses légendes. Ainsi, s’il commença sa carrière d’écrivain en continuant le genre des Mille et une nuits, c’était «une

œuvre

originale et sérieuse

écrite par un homme tout pénétré lui-même de l’esprit et des croyances de l'Orient». Ensuite il pratiqua la chanson, essayant d’y introduire «cette couleur romantique ou romanesque dont notre littérature devait user et abuser plus tard» (IL. 1077). Rompant avec le précepte de Boileau, il imita les vieilles légendes catholiques. Selon Nerval, «toute religion qui tombe dans le domaine des poètes se dénature bientôt, et perd son pouvoir sur les âmes. Mais Cazotte, plus superstitieux que croyant, se préoccupait fort peu d’orthodoxie» (IL. 1079). L’apogée de cette production littéraire est Le Diable amoureux, que Nerval ne résume pas, sans doute parce qu'il est en train de le préfacer. Il le compare à L’Ane d’or d’Apulée, «l’initié du culte d’Isis, l’illuminé païen, à moitié sceptique, à moitié crédule, cherchant sous les débris des mythologies qui s’écroulent les traces de superstitions antérieures ou persistantes, expliquant la fable par le symbole, et le prodige par une vague définition

des forces occultes

de la nature,

puis, un instant après, se

raillant lui-même de sa crédulité, ou jetant çà et là quelque trait ironique qui déconcerte le lecteur» (IL. 1082-1083).

Apulée est un précurseur de Nodier comme de Cazotte, et Nerval reprend le parallèle bien répandu entre les derniers âges de l’antiquité gréco-romaine et l’époque du pré-romantisme, citant leys auteurs comme Villars et Pernetty, qui reprirent les textes néo-platoniciens. Ici encore, Cazotte se distingue en ce qu’il croyait à ce qu’il écrivait, il fut «un poète que l’amour du merveilleux purement allégorique entraîne peu à peu au mysticisme le plus sincère et le plus ardent» (IL. 1083). Mais quand Cazotte écrivit Le Diable amoureux, il n’était pas encore initié et ne faisait pas la distinction entre les esprits élémentaires et les «noirs suppôts 104

1845

de Belzébuth» (II. 1084), même si on l’accusa d’avoir trahi les secrets de la doctrine occulte. Après son initiation, il écrivit encore quelques contes arabes, où 1l mélange «l'invention romanesque et une distinction des

bons ou des mauvais esprits, savamment renouvelée des cabalistes de l'Orient» (IL. 1088). Il donna encore un opéra dont le neveu de Rameau

fit la musique (Nerval cite le portrait qu’il dressa du neveu comme complément à celui de Diderot), mais cette veine devait bientôt se tarir; il

passa «les dernières années de sa vie dans le dégoût de la vie littéraire et dans le pressentiment d’orages politiques » (IL. 1100). Il n'empêche, Cazotte représente pour Nerval l’initiateur d’une nouvelle pratique littéraire, où le merveilleux s’investit d’un degré de croyance et dépasse donc la simple allégorie. Même si Nerval, comme Apulée, garde toujours simultanément une part de croyance et une attitude ironique à l’égard de cette croyance, il trouve en Cazotte, qui s’adonne pleinement à la croyance, celui qui ouvre la voie à des pratiques littéraires qui vont le conduire à la poésie de l’irrationnel. C’est ce qui explique peut-être pourquoi Nerval cite longuement deux rêves de Cazotte, en qui il découvre aussi un modèle pour l’écriture de l’onirisme. Le premier rêve vient tout de suite après les «prophéties» de Cazotte (il aurait annoncé la mort sous la Révolution de Condorcet, de Chamfort, du roi et de la reine, ainsi que la conversion de La Harpe — il s’agit en fait d’un texte inventé par La Harpe mais dont Nerval ne met guère en doute l’authenticité)

et semble

également

à Nerval

un

rêve

prémonitoire

(IL. 1097-1099); 11 s’agit de corps dont les membres et la tête ont été coupés mais qui continuent à parler ou à bâiller. Il règne là une ambiance de cauchemar, mais contrebalancée par des éléments ironiques, voire comiques, comme dans les rêves des Nuits d'octobre. Le deuxième rêve (IL. 1110-1112) est beaucoup plus onirique; racontant les efforts de Cazotte pour mettre des âmes sous la puissance de Jésus, 1l est riche en apparitions soudaines, dont un immense coq blanc, et en notations de lumière et de son. Le héros est à un moment doué d’une force extraordinaire. Dans la vision, intensité et incertitude se combinent et le rêve est donné tel quel, mystérieux, sans interprétation allégorique. L'art de transcrire les rêves a subi une transformation radicale dans les années du pré-romantisme et Nerval a dû trouver ici une technique qui va ouvrir la voie à sa propre représentation des rêves dans Aurélia. «Faudrait-il accepter toujours les leçons de ce bon sens vulgaire qui marche dans la vie sans s’inquiéter des sombres mystères de l’avenir et de la mort?» (IL. 1102), demande Nerval dans Jacques Cazotte; la réponse est claire, et 1l évoque longuement, mais sans beaucoup de 105

GÉRARD DE NERVAL

clarté, la tradition illuministe à laquelle Cazotte appartenait. Ily voit pour une part la survivance d’une vieille tradition que l’on retrouve dans diverses cultures : ainsi, à ses yeux, «le passage où il [le héros du conte

de Cazotte, Le Chevalier] traverse, à travers mille dangers, la montagne de Caf, palais éternel de Salomon, roi des génies, est la version asiatique des épreuves d’Isis» (IL. 1088) — Nerval offrira de cela une explication

passablement différente dans son Voyage en Orient. Nerval saisit bien que la tradition illuministe est divisée au XVII* siècle; les martinistes se

distinguent des franc-maçons par leur fidélité au message chrétien; Saint-Martin, qui se distingue de Martinès de Pasqually à cause de sa dette envers Bôhme et Swedenborg, s'occupe des âmes plutôt que des esprits. Nerval résume assez bien la thèse essentielle de Martinès : [...] l'intelligence et la volonté sont les seules forces actives de la nature, d’où il suit que, pour en modifier les phénomènes, il suffit de commander fortement et de vouloir. [...] Par la contemplation de ses propres idées et l’abstraction de tout ce qui tient au monde extérieur et au corps, l’homme pouvait s’élever à la notion parfaite de l’essence universelle et à cette domination des esprits dont le secret était contenu dans /a triple contrainte de l'enfer [...] (1. 1086-1087)

mais 1l réduit souvent l’illuminisme au problème de la communication avec des esprits élémentaires. Il saisit néanmoins le rôle important attribué à l’homme par Saint-Martin; lui seul est chargé de la création et détermine si c’est le bien ou le mal qui l’emportera (thèse beaucoup mieux développée dans Vers dorés). Il relève les aspects apocalyptiques de la pensée illuministe, reprend le thème de leur contribution à la Révolution, idée répandu à l’époque, mais en relevant (cela s’imposait à propos de Cazotte !) que certains des 1lluministes étaient anti-révolutionnaires. Il raconte comment Frédéric-Guillaume de Prusse se retira du territoire français, à cause de l’interdiction d’aller plus avant prononcée lors d’une séance d’illuminés (IT. 1105), sans expliciter les diverses manières dont ce phénomène fut expliqué, ce qu’il fera quand il reprendra la même anecdote dans Les Faux Saulniers. La thèse centrale de l’illuminisme selon Nerval serait que le monde est «gouverné par des influences supérieures et mystérieuses sur lesquelles la foi de l’homme peut agir» : «La philosophie a le droit de dédaigner cette hypothèse, mais toute religion est forcée à l’admettre, et les sectes politiques en on fait une arme de tous les partis» (IL. 1104-1105). Ici, comme toujours, il est difficile de savoir jusqu’à quel point Nerval adhère, ou n’adhère pas, à ce qu’il écrit, mais il faut souligner 106

1845

l'importance qu’il attache à l’illuminisme comme force dans l’histoire et comme conception de l’histoire, et, plus largement, aux aspects politiques de ce courant de pensées. Isis

Isis paraît dans La Phalange, revue fouriériste, en novembre-décembre 1845; ce texte y est accueilli avec enthousiasme par les rédacteurs comme manifestant «ce besoin de croyances» auquel répondent les «illuminations nouvelles» que Fourier apporta (voir IL. 1247). Mais le texte de Nerval n’adhère nullement à ces illuminations, il se place plutôt dans la lignée d’un genre beaucoup pratiqué, de Volney à Renan: la méditation personnelle, face aux ruines du passé, sur le passage du temps et plus particulièrement des religions. Pour la description des ruines de Pompéi et les détails sur le culte d’Isis, Nerval est redevable en partie à un auteur allemand, Carl Bôttiger, dont il a fait traduire une étude qu'il adopte avec peu de changements; quand il republiera son texte dans L’Artiste en 1847, il supprimera certains des passages traduits; quand il le reprendra dans Les Filles du Feu, il en supprimera beaucoup plus. Un autre passage est emprunté à L’Âne d’or d’Apulée, un des livres préférés de Nerval. Le texte offre une des expositions les plus importantes de Nerval au sujet du problème de la religion. Il évoque d’abord une cérémonie palingénésique offerte à Naples par un ambassadeur, qui voulait reproduire le culte des divinités égyptiennes tel qu’il était pratiqué à Naples dans les dernières années du paganisme, quand, fatigué des dieux grecs, on se tournait vers Isis. Il explique le culte en détail, opérant des parallèles explicites ou implicites avec le christianisme (l’adoration de l’eau du Nil ressemble beaucoup à l’adoration du Saint-Sacrement, jusqu’à l'emploi du voile huméral), qui peuvent s’expliquer par le fait que Moïse fut initié en Égypte et que toute religion se construit nécessairement sur les bases de la religion précédente, reprenant les mêmes lieux saints, etc., mais surtout parce qu'il y a peut-être «dans tous les cultes intelligents, une certaine part de révélation divine» (III. 621). Dès lors, «une évolution nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les témoignages religieux des divers temps». C’est là une doctrine chère aux traditionalistes

(Maistre,

Bonald,

Lamennais),

mais

Nerval

n’évoque

point cette école, sans doute à cause de son opposition à la «réaction sociale, qui prétend ramener l’ensemble des croyances chrétiennes» (IL: 619). 107

GÉRARD DE NERVAL

Cette religion de révélation divine est chez Nerval le culte de la Nature sous l’image de la mère : Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses

larmes ce corps saignant et défiguré, victime d’un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour! La victime céleste est présentée par le marbre ou la cire, avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles viennent toucher et baiser pieusement. Mais le troisième jour tout change : le corps a disparu, l’immortel s’est révélé; la joie succède aux pleurs, l'espérance renaît sur la terre; c’est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps. (IL. 623)

C’est là une forme du mythe de l’éternel retour. Le parallèle entre Isis et la Vierge est détaillé, et présenté sans ironie. Ensuite, Nerval se livre à une interprétation de l’histoire des religions où il semble nier ce syncrétisme, voyant dans l’histoire des religions une opposition entre la religion grecque, «d’une beauté trop précise et trop nette», respirant «trop le bonheur, l’abondance et la sérénité» et les religions égyptienne et chrétienne, des «religions du désespoir», qui répondent à «ia douleur et l’esprit de vengeance». La philosophie accomplissait d’autre part un travail d’assimilation et d’unité morale; la chose attendue dans les esprits se réalisa dans l’ordre des faits : «Cette Mère divine, ce Sauveur, qu’une sorte de mirage prophétique avait annoncés çà et là d’un bout à l’autre du monde, apparurent enfin comme le grand jour qui succède aux vagues clartés de l’aurore» (III. 623). Ainsi conclut le texte. Nerval lui-même adhère-t-il à cette religion de douleur ? Plus haut dans le texte, dans un passage souvent cité, il se décrit

lui-même : Enfant d’un siècle sceptique plutôt qu'incrédule, flottant entre deux éducations contraires, celle de la Révolution, qui niait tout, et celle de la réaction sociale, qui prétend ramener l’ensemble des croyances chrétiennes, me verrais-je entraîné à tout croire, comme nos pères les philosophes l'avaient été à tout nier? (III. 619)

Aussitôt après, il évoque Volney et ses Ruines : «Aïnsi périssait, sous l'effort pour la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs [...]. Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et

tout prestige? [...] Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l’excès contraire 108

1845

et d'essayer de se reprendre aux illusions du passé?» Le ton interrogatif laisse entendre que c’est là une démarche impossible à suivre. Ici, une exploration archéologique permet à Nerval d'approfondir sa conception de la religion et de faire une de ses déclarations les plus explicites sur ce problème. De nouveau, c’est à travers une forme de littéra-

ture de voyage qu'il approfondit sa pensée et parvient à exprimer son moi.

109

1846

En 1846, Nerval publie un poème, des articles et de nombreuses pages de son Voyage en Orient — toute la section qui traite de l'Egypte — qui paraissent dans la prestigieuse Revue des deux mondes. Le poème,

De

Ramsgate

à Anvers

(1. 740-742),

est inséré

dans

L'Artiste; consacré à Rubens et à son portrait de Marie de Médicis, il se conclut sur l’idée que les rois passent et que seules demeurent les œuvres d’art. Également dans L'Artiste, Nerval publie en 1846 un ensemble de quatre articles intitulé Un tour dans le Nord, qui évoque son premier voyage en Angleterre et son retour par la Belgique et l’ Allemagne. La partie de ce texte dans laquelle il relate son voyage en Belgique reprend des textes déjà publiés auparavant et qui entreront plus tard dans Lorely: une partie du texte sur l’ Angleterre a elle aussi déjà paru, dans La Presse, l’année précédente (8 septembre 1845 — I. 1023-1025). Il s’agit donc peut-être d’un voyage fictif, se présentant comme une expérience vécue, offrant ainsi un nouvel exemple de la confusion qui règne alors dans la littérature de voyage entre observation personnelle et imitation livresque. Les textes sur l’Angleterre (I. 1054-1060 et 1063-1067) sont exceptonnellement comiques, ce qui ne surprend pas de la part de l’anglophobe Nerval (qui l’est d’ailleurs un peu moins ici qu'ailleurs, car, à ses yeux, l’Anglais est moins guindé et moins prétentieux chez lui que quand il voyage à l’étranger). Ces récits peuvent aussi être rangés dans la catégorie «réaliste» : 11s se concentrent sur Londres la nuit, avec un repas au «bœuf-maison» («beef-house»), la descente des prostituées, les bals dans les «salons» où les classes se côtoient et où des travestis jouent les Circés, etc. Nerval apprécie peu l'architecture de Londres, encore moins les difficultés du voyage pour s’y rendre : «Une terre où l’on ne peut pénétrer par aucun point sans subir d’atroces coliques, n’est pas un pays» (1. 1058). Plus encore que le bateau, c’est le chemin de fer qui est critiqué 110

1846

ici : un heureux pressentiment empêche le narrateur de monter en voiture le jour où se produit un grave accident. (1. 1023-1025.)

Critique dramatique

Le théâtre reste de loin le sujet de la majorité des articles de Nerval. Il y réitère avec toujours plus de force ses regrets de la disparition des formes dramatiques populaires : «L’art populaire, la farce naïve, la gaieté saine et franche du peuple disparaissent devant la comédie bâtarde de la société bourgeoise»

(I. 1039). Cela est vrai à Vienne, à Naples,

comme à Paris, où le répertoire forain n’est plus qu’un plaisir d’érudits. En 1846 meurt le célèbre mime Deburau, ce qui accroît les inquiétudes de Nerval sur l’avenir de cet art (voir I. 1070). Dans un article publié dans La Presse le 26 octobre, il précise : «Hegel, qu’il faut toujours citer en matière d’esthétique!, a longuement prouvé que dans l’art rien n’est frivole. [...] Tout dans l’art se tient, sans la moindre solution de conti-

nuité, depuis le dernier pantin dont les quatre membres obéissent à la traction d’une ficelle, jusqu’au Prométhée d’Eschyle, ou si vous voulez même jusqu'aux héros cosmogoniques du théâtre des Hindous» (1.1101). Nerval justifie ainsi théoriquement l’existence du théâtre populaire, qui satisfait son amour du folklore, mais qui répond aussi à sa conception globale du théâtre en tant que forme une, mais connaissant diverses permutations. On peut se demander pourtant si, à ses yeux, le théâtre que le public aime alors entre dans ce schéma, car le critique qu’il est continue à en dire beaucoup de mal. Nerval critique toujours des pièces qu'il juge trop actuelles, trop à la mode, sans souci d’action neuve ou de pensée philosophique (I. 1043), comme il regrette les efforts tentés pour revenir à la tradition néo-classique; à propos d’une pièce de Dumas, il se demande avec espoir: «Se serait-on convaincu de l’impossibilité qu’il y aurait à renouer une queue convenable à la perruque étoffée du XVHI* siècle ?» (I. 1046-1047). II analyse ailleurs en termes politiques ce retour au néoclassicisme : On se demande tous complices a renouvelé la réaction tentée 1.

pourquoi les hommes d’État actuels, presque du mouvement littéraire qui, de 1823 à 1829, littérature, se sont montrés si favorables à la par les amis de M. Ponsard. Mais tout s’expli-

L’'Esthérique de Hegel fut traduite par Bénard en 1840.

111

GÉRARD DE NERVAL

que par la tendance de la monarchie actuelle vers les traditions de Louis XIV. Un imprudent a dit le mot. On voulait avoir la tragédie du règne. (I. 1108)

De nouveau, Nerval souligne l’impossibilité de combiner tragédie et drame : la tragédie, c’est la sculpture; le drame, c’est la peinture; mais la

statuaire peinte ou la peinture en relief ne sont pas de l’art. Goethe et Schiller ont fait des tragédies et des drames, mais jamais ils ne les ont mêlés. Il ajoute à sa liste des chefs-d’œuvre du théâtre le Prométhée d’Eschyle, dont Léon Halévy a fait une nouvelle traduction!. Son admiration dérive en partie d’une appréciation philosophique : [C’est] l’œuvre théâtre théâtre

la moins jouable des tragédies peut-être, mais la plus grandiose et la plus poétique de l’ancien grec. [...] Il est certain qu'entre toutes ces pièces de grec fondées sur des traditions locales, parquées,

pour ainsi dire, dans les limites d’une étroite fatalité, le Pro-

méthée délivré offre seul à l’esprit des horizons infinis. Il brise du front ce ciel de saphir qui pèse sur le monde antique, et appelle à grands cris les dieux inconnus. Le poète qui osait en pleine Grèce et en plein paganisme nier l’éternité de Jupiter et annoncer la venue d’un révélateur nouveau, est certainement le père de toute cette famille de poètes sceptiques à qui nous devons aujourd’hui Hamlet, Faust et Manfred. (11077)

Voilà donc une pièce «à idée philosophique». Nerval rêve d’un théâtre total, d’un théâtre à idées, avec une certaine pureté de forme et de ton,

aux prises avec les problèmes profonds de l’homme. Mais, des quatre modèles qu’il cite, deux sont injouables (Faust et Manfred), le troisième appartient à l’ Antiquité, le dernier à l’ Angleterre de la Renaissance. Il faut enfin relever un compte rendu de la reprise de Jeanne d'Arc de Soumet, pièce que son auteur lui-même regardait comme médiocre (1. 1046). Selon Nerval, la pièce de Schiller sur le même sujet vaut mieux, mais elle contient des inexactitudes, et il est «honteux que la France n'ait su faire qu’une parodie de la vie de la Pucelle» (allusion à Voltaire). Nerval loue les pages de Michelet sur Jeanne d’Arc : il a su saisir son «caractère tout divin d’héroïsme et de simplicité».

1.

Voir Raymond Trousson, Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne, 1964.

112

1846

Le Voyage en Orient

Les quatre longues sections du Voyage publiées en 1846 (II. 260-419) racontent le séjour de Nerval au Caire et son voyage à Damiette. Une intrigue «amoureuse» structure le récit. Trouvant l’hôtel trop cher, il décide de louer une maison; découvrant qu'il ne peut y habiter en célibataire, 1l part à la recherche d’une femme. Cette quête n’est donc pas sexuelle, encore moins spirituelle, elle répond à un mobile purement pratique. Faut-il se marier ou acheter une esclave”? Il examine les diverses possibilités, contemple plusieurs formes de mariage, puis opte pour l’achat d’une esclave. Il part donc au marché, où il trouve une femme

d’origine javanaise nommée Zeynab. Une nouvelle série de problèmes surgit alors. Comment communiquer avec l’esclave? Où trouver les domestiques qu'il faut pour la garder? Et surtout, question qui reviendra dans les sections suivantes, comment s’en délivrer? S’il se montre jaloux à l’égard de l’esclave, jamais cependant il ne fera l’amour avec elle; si elle possède une certaine beauté, cette beauté est pour le moins atténuée par un gros trou au nez, une brûlure au front, des tatouages, etc.

Cette aventure rocambolesque est racontée avec beaucoup d’humour et elle constitue le fil auquel Nerval rattache divers événements, rencontres ou anecdotes : une visite aux Pyramides, un mariage copte, une circoncision. Nerval donne ainsi à son texte une sorte de continuité d’intrigue qui manque d’ordinaire aux livres de voyage. Ce fil est de pure invention (c’est son compagnon de voyage Fonfride qui aurait acheté l’esclave), mais les événements et les anecdotes sont bien intégrés et bien agencés : Nerval évoque, puis décrit, enfin explique. Au cours du récit, le voyageur s'intègre de plus en plus dans le milieu exotique : il quitte l'hôtel pour la maison, porte le costume local, se fait couper les cheveux à la manière orientale, apprend peu à peu la langue. En même temps, ce milieu exotique est souvent envahi par d’autres personnages : des touristes européens, des Français qui ont choisi de s'installer au Caire, mais aussi des pèlerins (dont des maghrébins, ce qui amène des commentaires 1roniques sur la colonisation de l’Algérie) ou des esclaves venant d’Abyssinie, etc. S’installe ainsi une sorte de porosité culturelle qui s’ajoute au thème de l'instabilité de la culture égyptienne. Mais, malgré ses naïf; on le reconnaît les maladresses. On puisse pas regarder

efforts d'intégration, Nerval reste touriste, voyageur toujours pour étranger, pour Français, et il multiplie construit un treillis sur sa terrasse afin qu'il ne sa voisine, une veuve d’un certain âge; Nerval, 113

GÉRARD DE NERVAL

furieux, détruit le treillis, mais on lui en impose la reconstruction.Il jette

des guirlandes d’oignons que Zeynab a disposées pour lutter contre la peste, d’où toute une cérémonie d’expiation-exorcisme qu’il doit subir. Cette tension constante entre le désir de s’intégrer dans le milieu exotique et l’impossibilité de le faire est très bien décrite et elle devient une source de comique. Le problème de l’intégration se pose surtout comme un problème de communication, un problème linguistique. Nerval, qui ne parle pas l’arabe, apprend le mot tayeb, mot passe-partout comme le godam de Beaumarchais; le mot est affirmatif, et donc insuffisant : Nerval apprend

aussi son contraire, le mot-clef négatif, mafisch. Il cite la thèse de Byron selon qui la meilleure manière d’apprendre une langue, c’est de prendre une maîtresse qui parle cette langue et ne parle pas la vôtre, mais, conservant son sens pratique, Nerval ajoute qu’il faut aussi un dictionnaire et une grammaire. Arrivée chez lui, l’esclave refuse de manger, il échafaude les pires hypothèses sur ce refus, et découvre enfin, grâce à un interprète, que c’était tout simplement jour de jeûne. Il prétend finalement avoir acquis une certaine compétence linguistique, ce qu’il prouve en utilisant des mots arabes dans le texte. Ces mots sont presque toujours rendus compréhensibles par le contexte. La nouvelle édition de la Pléiade, qui contient un lexique des mots arabes et turcs, souligne cependant que Nerval n’avait qu’une connaissance limitée de ces langues. Pourquoi saupoudrer ainsi le texte de mots étrangers? Cela crée un effet de «couleur locale», mais surtout cela fait aussi sentir au lecteur ce problème de communication, qui se pose ailleurs et de manières différentes : le photographe français, par exemple, est quasi sourd et on ne peut communiquer avec lui que par écrit. Les quiproquos dus à la faillite de la communication sont nombreux et fournissent une autre belle source de comique : dans une scène merveilleuse, l’esclave, qui apprend le français, décide qu’elle veut écrire; Nerval lui montre comment faire les bâtons, etc.; elle couvre une page de griffonnages et se montre tout étonnée de découvrir que ces marques ne communiquent rien; elle croyait à une transparence immédiate de la communication, où ce qui est dans la tête se transmet sans obstacle par la main. Cette scène pourrait résumer un problème fondamental chez Nerval, sa conscience, sa hantise même, de la tension entre le désir de communiquer par le langage et la difficulté, sinon l'impossibilité de le faire. Le genre du «voyage exotique » lui permet d'explorer ce problème dans une situation extrême, et de le faire de manière comique. 114

1846

Justifiant son choix de porter le costume arabe, Nerval remarque que le chapeau français sert, dans les écoles égyptiennes, comme «bonnet d'âne». Face au choix entre l’option «impérialiste» (regarder la civilisation orientale avec dédain) et l’option «voltairienne» (utiliser la civilisation exotique comme moyen de critiquer la civilisation occidentale), il suit un chemin intermédiaire qu’illustre le paradoxe qui le fait s’habiller à l’orientale tout en étant toujours reconnu comme Français. Il ne cesse de remarquer la présence française au bord du Nil, signale les recherches des savants français pendant l’expédition d'Égypte, évoque les souvenirs du temps de Bonaparte, etc. C’est sans doute là une manière de plaire aux lecteurs de la Revue des deux mondes, que devaient aussi amuser les très nombreuses comparaisons entre les touristes français et les touristes anglais. Mais, au fond, le texte poursuit un triple but : proclamer la priorité sinon la supériorité de la civilisation égyptienne et orientale — corriger les fausses conceptions occidentales sur cette civilisation, ses mœurs

et sa religion — constater la décadence culturelle et physique de l’Orient. La supériorité de l'Orient est d’abord présentée comme originelle : «N'est-ce pas toujours d’ailleurs la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse » (II. 346). Cette thèse de l’origine égyptienne des religions et des sciences est répandue alors et Nerval la met en question ailleurs en notant que les Égyptiens croient que tout vient de l’Inde : «L'idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel» (IL. 365). Longuement, il attaque les fausses conceptions occidentales sur les harems et la condition des femmes en pays musulman, supérieure à bien des égards à celle qu’elles connaissent en Europe. La polygamie est moins dégradante que l’adultère ou la prostitution. Les hommes ne se livrent pas à des orgies avec leurs femmes, chacune d'elles est traitée avec respect. Elles jouissent de liberté, peuvent se rencontrer, refuser de voir le mari, sortir ensemble, divorcer et gardent une certaine indépendance économique en contrôlant leur dot. Même la femme esclave jouit d’une condition respectable : Zeynab refuse de faire le ménage et la cuisine, car elle est esclave, et non domestique. Nerval loue encore la religion musulmane pour son austérité, sa grandeur, l'égalité des chances qu’elle offre : «Le dernier des valets, un esclave, un marmiton, devient émir,

pacha,

ministre»

(IL. 313).

Voilà

les raisons

de

nombreuses

convérsions parmi les Francs, parfois par ambition mais aussi par res115

GÉRARD DE NERVAL

pect. Nerval écrit cela à une époque où les apologistes sérieux de la religion musulmane sont peu nombreux en France. En même temps, l'Égypte est présentée comme un pays en pleine décadence. Si on y trouve toujours des strates historiques nombreuses, ces strates tombent physiquement en poussière; les gens habitent des maisons que les rats même ont quittées. De même, la culture est tombée

en décadence; les poètes ne sont plus récompensés par le mécénat et doivent plaire à un large public ignorant qui n’apprécie «que les romans délayés sans art et sans la pureté du style» (II. 361). Il faut se rappeler que Nerval en dit tout autant sur Vienne : il s’agit là d’un portrait général de la condition du poète moderne. Enfin, «ce qui reluit, ce qui brille, ce qui s’accroît, c’est le quartier des Francs, la ville des Italiens, des Provençaux et des Maltais [...]. L’Orient d’autrefois achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais 1l est dans son dernier jour» (IL. 397).

De là peut-être le rôle important dans le texte du jardin comme /ocus amænus. Nerval visite plusieurs jardins, il y trouve une végétation luxuriante, de riches couleurs, de la verdure, une combinaison de calme, de

beauté et de vitalité, un lieu de repos qui fait contraste avec le chaos décadent de la ville. Curieusement, le Sphinx est quasi absent du texte, alors que les Pyramides sont l’objet de deux développements. Leur origine est expliquée non par Nerval mais par ses interlocuteurs. Le premier, un vieillard égyptien, attribue leur construction à un roi pré-adamite, inspiré par un rêve de déluge universel et d'incendie cosmique, qui les dressa afin de créer un lieu de refuge et une défense contre les astres (IL. 364). Le second est un voyageur prussien que Nerval rencontre au sommet d’une pyramide et avec qui il en visite l’intérieur. Celui-ci voit dans les Pyramides un lieu d'initiation, avec les quatre épreuves élémentaires, aboutissant à la vision d’Isis et à un séjour dans le jardin du Paradis avec la belle vierge (IL. 388-394). Le Prussien explique qu'Orphée a manqué la quatrième épreuve; que, grâce au talent de sa femme, il a pu recommencer, mais qu’il échoua de nouveau. Nerval relève les analogies entre cette interprétation et le récit de la Genèse et exprime son espoir de faire représenter La Flûte enchantée de Mozart, opéra de l'initiation, dans les Pyramides.

Ces deux thèmes, ceux du déluge et de l'initiation, jouent un grand rôle ailleurs dans l’œuvre de Nerval. Le Prussien, de confession protestante, analyse tout, mais, dit-il, sans pour autant saper la religion. «S'il paraît démontré que l’idée du Paradis terrestre, de la pomme et du serpent, a été connu des anciens Egyptiens, cela ne prouve nullement que 116

1846

la tradition n'en soit pas divine.» Plus tard, un autre Prussien «démythologise» le récit biblique des Hébreux en Égypte, affirmant qu'ils y auraient pratiqué l’usure.. Ici encore, le discours sur la religion associe syncrétisme et scepticisme. Déluge et initiation ne sont pas les seuls thèmes de ces textes de 1846 qu'on retrouvera dans le reste de l’œuvre de Nerval. On peut lire aussi des pages qui en annoncent d’autres à venir dans le Voyage, l’une qui évoque Hakem, une autre Candace la Reine de Saba, ou bien un commentaire sur la manière dont les conteurs arabes interrompent leur récit,

selon une technique comparable à celle du roman-feuilleton. Des détails qui reparaîtront dans Aurélia ou Les Chimères sont aussi déjà là : en particulier, une évocation de la Melancholia de Dürer (II. 301). On trouve

enfin une discussion du problème de Famour éprouvé pour une actrice : «Le théâtre a cela de particulier, qu’il vous donne l'illusion de connaître parfaitement une inconnue. De là les grandes passions qu’inspirent les actrices » (IL. 356). Surtout, ces pages permettent de lire ce qui est, semble-t-il, la première justification par Nerval de l’onirisme comme moyen de connaissance : Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut tenir compte. [.…] On rit beaucoup en France des démons qu'enfante le sommeil, et l’on n’y reconnaît que le produit de l’imagination exaltée; mais cela en existe-t-il moins relative-

ment à nous, et n’éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle? (II. 274-S)

Ainsi s'établit une continuité entre ces textes de 1846 et les écrits postérieurs. Si le genre du récit de voyage, tel que Nerval le pratique, a une telle importance pour lui, c’est dans la mesure où il lui permet de se dire, de saisir ses problèmes et ses préoccupations profondes. Cela est vrai pour diverses raisons : en partie, parce que cette forme offre un déplacement libérateur du moi, ainsi que de nouvelles conditions d'expérience; en partie, parce que cette forme est relativement libre, surtout comparée au théâtre, ce qui facilite la formulation de l’expression (à partir de l’année suivante, Nerval améliorera cette forme, distinguant davantage entre récit de voyage et conte métaphysique, et il tendra à reléguer en appendice la pure érudition empruntée aux sources livresques); surtout, parce que le genre permet l'emploi d’un ton de comique léger, où souvent le voyageur naïf est simultanément objet et agent du comique — ainsi il peut à la fois s’exprimer et se défendre contre les éventuelles réactions critiques de son lecteur. IH

1847

En 1847, en février, mars, mai, août et octobre, Nerval publie dans la

Revue des deux mondes une bonne partie de ce qui va devenir le Voyage en Orient.

Dans l’édition définitive de ce texte, les passages publiés en mars seront soit supprimés (il s’agit de la discussion sur l’opportunité de construire une mosquée à Paris — Nerval est favorable à ce projet), soit mis en appendice (ce sont des dissertations ethnologiques sur la condition des femmes, sur les funérailles et sur des légendes religieuses). Cela mis à part, les variantes relevées dans les publications postérieures seront surtout d’ordre purement stylistique. Cet ensemble de textes occupe presque deux cents pages de la nouvelle édition de la Pléiade (II. 419-599): on y trouve notamment l’Histoire du calife Hakem (I. 525-565), publiée en août et qui sera analysée à part, car, comme l'Histoire de la reine du Matin et de Soliman, 11 s’agit d’un conte qui interrompt la narration du voyage et constitue plutôt une œuvre indépendante. Il semble opportun d’ajouter ici quelques textes qui paraîtront pour la première fois dans le tome II des Scènes de la vie orientale : Y «Epilogue » qui met fin au projet de mariage (IL. 599-602) et l’appendice sur le «Catéchisme des Druses» (IL. 831-837).

Suite du Voyage en Orient

Le récit du voyage se poursuit au moment où Nerval s’embarque sur la Santa-Barbara, pour gagner le Liban. À bord, il se lie avec un jeune Arménien, qui se révèle capable de bavarder avec l’esclave javanaise et qui explique que les matelots contestent la validité de la possession d’une esclave musulmane par un chrétien. Après une quarantaine, le voyageur arriveau Liban, fait la connaissance du jésuite Planchet, loue une maison chez les Maronites et rencontre un missionnaire anglais qui essaie de convertir les Druses. Il rend visite aussi au Pacha, saisit les ambiguïtés du conflit entre Druses et Maronites, accompagne un prince maronite dans

118

1847

la montagne où 1l assiste à une bataille opposant les deux groupes religieux. Pendant ce temps, l’esclave est mise en pension dans une école dirigée par une Marseillaise, où le voyageur va la voir et où il tombe amoureux d’une autre, la fille d’un chef druse emprisonné. Pour obtenir la jeune fille, il rend visite au cheikh dans sa prison et celui-ci lui raconte l'histoire de Hakem. Afin de faire libérer le Druse, le voyageur reprend le bateau pour aller voir le pacha d’Acre. Lors de ce voyage, il rencontre un Marseillais assez pittoresque et voltairien. Il réussit à faire transférer le Druse, mais celui-ci lui explique alors que le mariage n’est toujours pas possible, car on ne peut plus se faire druse. Nerval essaie de lui prouver qu'il y a identité entre druses et francs-maçons et le texte se conclut sur l’espoir d’un mariage mixte qui aurait une grande importance politique.

L'«Épilogue» (de 1848) ajoute que le voyageur, frappé par la fièvre, doit quitter la Syrie pour Constantinople et que, se rendant compte de l'impossibilité de son projet de mariage, il écrit au cheikh à cet effet. Il regrette finalement d’avoir perdu et une femme aimée et un ami, le consul français au Caire, mort de maladie pulmonaire. Dans ce long texte, Nerval, combine plusieurs formes du discours en

plus du «roman historique» sur Hakem : les dissertations, qu’il tend pourtant à mettre en appendice quand elles sont trop érudites ; ses propres aventures de voyageur; les événements dont 1l est témoin et les personnages pittoresques qu'il rencontre. Tout cela, plus ou moins cousu ensemble par le fil de l’intrigue amoureuse, s'accompagne de force commentaires sur la politique, la religion, les vertus et les faiblesses des cultures orientales, les conflits qui divisent ces multiples cultures, etc. Nerval fait alterner les passages de pure couleur locale, les moments lyriques, les anecdotes comiques, les discussions polémiques. Il en résulte un texte lisible (grâce en particulier à sa variété) et d’un mouvement rapide, même si la structure d’ensemble est assez relâchée : certains personnages reparaissent, certains thèmes reviennent (même plusieurs fois — par exemple, le fait que les Musulmans ne boivent pas de vin, mais prennent sans hésiter de l’eau-de-vie).

L’orientalisme de Nerval reste ambivalent. En général, la supériorité de l’occidental est acquise; elle s’accompagne d’un véritable plaisir de l’exotisme. Nerval souligne la nécessité des études préalables et livresques pour atteindre à une véritable compréhension du pays, justifiant ainsi sans doute son recours à des sources livresques (IL. 585). À ses yeux, toute «occidentalisation» de l’Orient est à regretter et ne peut 119

GÉRARD DE NERVAL

d’ailleurs être que superficielle. Les coutumes européennes, que l’oriental adopte, ne sont qu’un «terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même; il consent à imiter nos mœurs

comme

langage, mais à l’égard de nous

(IL. 587). Les intrigues

amoureuses

seulement»

même, avec l’esclave javanaise comme

il use de notre

avec la jeune fille

druse, démontrent l’impossibilité de toute union entre les deux cultures. D'autres passages attribuent néanmoins une certaine supériorité à la civilisation orientale : les jeunes gens sont plus laids en Occident, les hommes mûrs ont une vie amoureuse plus heureuse en Orient. Nerval s'attaque au mythe de la femme esclave, trouve Mahomet plus favorable aux femmes que Moïse, la prostitution occidentale pire que le sérail oriental. Enfin, il souligne la riche présence du passé en Orient, même si cette présence, répète-t-il, est en voie de disparition. Lorsque le narrateur connaît l’amour coup de foudre pour la fille du cheick druse, il analyse longuement le phénomène (IL 514), en prévoyant le scepticisme de son lecteur, qui attribuera ce coup de foudre au climat, à l’échauffement de l’esprit par une illusion passagère, comme on plaisante sur les amours qu’inspirent les actrices, les reines, etc., où l'imagination domine. Ces amours peuvent conduire à la mort, à des sacrifices inouïs : «Ah! je crois être amoureux. [...] Mais si je crois l'être, je le suis!» C’est donc dans le récit de cette anecdote exotique et pittoresque que Nerval glisse une de ses déclarations les plus percutantes sur la psychologie amoureuse, en justifiant le réel de l’imaginaire. Ici, deux femmes, l’esclave et la Druse, sont les objets de son amour. La présentation de la première reste largement défavorable : elle est incapable d'apprendre et de travailler, elle se révolte contre son maître, elle n’apprécie que le clinquant, elle vieillira mal, elle serait risible en Europe, etc. Tout ce qu’on dit d’elle dans ces pages est défavorable; elle est un fardeau dont 1l faut se délivrer. La deuxième femme, l’objet du coup de foudre, pour ainsi dire n’existe pas : le voyageur ne lui parle jamais, on ne la voit qu’à distance, elle se cache, sa religion et son père dressent des obstacles insurmontables à son mariage avec un occidental. La femme réelle n’offre que déception, la femme idéale n’a pas d’existence réelle et n’offre aucune possibilité de consommation. Le problème de la religion revient régulièrement : le voyageur se trouve confronté aux Musulmans, aux Maronites, aux Druses, aux Anglicans, aux Orthodoxes, aux Jésuites et même, à travers le Marseillais, aux

libres-penseurs. Nerval crée ainsi une constante tension entre syncrétisme et sens de la différence. Sur le bateau, alors que chacun prie à sa manière, le narrateur, se trouvant isolé, décide de prier comme les autres, 120

1847

mais il manifeste alors un déisme qui apprécie surtout la beauté des astres. Il justifie les systèmes religieux non chrétiens et souligne que, plus les religions se ressemblent, plus elles créent de discorde; la religion est source de luttes, de querelles. Mais, en même temps, il évoque la religion druse comme synthèse de toutes les religions et la décrit longuement, dans le récit même de son voyage, dans l’histoire de Hakem et dans l’appendice sur le «Catéchisme ». Cependant, si cette religion pratique un semblant de syncrétisme, ce n’est pas par conviction, mais pour se défendre contre les persécutions; en outre, personne ne peut devenir druse : le monde de la religion est fermé... Deux anecdotes illustrent cela : on ne sait si un cheick est musulman, chrétien ou druse et, lorsque des représentants de ces trois religions lui posent la question, il leur fait couper la tête; Mme Carlès, l’institutrice marseillaise, évoque la manière

dont les filles, musulmanes et druses, respectent toutes les croyances : «Et pourtant, quand on croit à tout, on ne croit à rien! Voilà ce que je dis» (IL. 517). Ainsi s'exprime sans doute l’acuité du regard de Nerval sur ses propres espérances syncrétistes. Dans ce berceau des religions, la religion est surtout source de contentieux et de doute.

Il est également souvent question de politique dans ces pages, à travers l'évocation des conflits et des luttes entre Druses, Maronites, Ortho-

doxes et Musulmans. Le gouvernement turc est présenté comme pratiquant un despotisme faible, corrompu (même si les pachas sont assez sympathiques) et arbitraire, divisant pour régner; cette division peut mener à la guerre, ou du moins à des actes de violence, que Nerval présente à la fois comme pathétiques et un peu comiques — ce qui lui permet de dresser un contraste assez sarcastique avec les révolutions en France : Ayant eu le malheur de naître dans une époque peu guerrière, je n’ai encore vu de combats que dans l’intérieur de nos villes d'Europe, et de tristes combats, je vous jure! Nos montagnes, à nous, étaient des groupes de maisons, et nos vallées des places et des rues! Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte un peu grandiose, à une guerre religieuse. (II. 499)

En fait cette guerre n’est point grandiose et finit par la destruction d’un enclos d’oliviers — le desengaño joue encore ici. Plus remarquable est la thèse, que Nerval réitère plusieurs fois, selon laquelle, autrefois, ces peuples vivaient en paix ensemble; leurs dissensions actuelles sont le résultat d'interventions et de pressions étrangères, de la part de l’ Angleterre, de la Russie, de la France, de l'Autriche, qui soutiennent chacune un groupe ethnique et provoquent les conflits 121

GÉRARD DE NERVAL

(II. 467 et 502-503). Il énonce ainsi sa préoccupation devant la «question d'Orient», qui le hantera de plus en plus pendant les dernières années de sa vie. À cela s’attache une autre expression de son «mythe de Napoléon» : dans la campagne de Syrie, Napoléon, libérateur des peuples opprimés, suscita l’élan des populations, «des milliers de combattants indigènes s’étaient réunis déjà à l’armée française en haine de Turcs» (IL. 575), mais ils connurent l’échec à Saint-Jean d’Acre à cause des intrigues des souverains de l’Europe, d’une partie des couvents, hostiles aux idées de la Révolution, à cause aussi de la trahison de l’ancien condisciple de Napoléon, Phelippeaux. Si Nerval prétend toujours renseigner son lecteur, et même commenter pour lui la situation politique ou la question religieuse, le texte est largement dominé par un comique parfois léger et verbal, parfois assez traditionnel, voire obscène — mais, dans ce cas, c’est par le truchement du

Marseillais. C’est un comique de quiproquo et de situation, par exemple quand le mousse du bateau prend la réprimande que lui adresse Nerval en colère pour une expression de tendresse, à la suite de quoi le capitaine du vaisseau offre au voyageur de lui donner le mousse en échange de l’esclave (II. 433-434 — c’est une des rares évocations de l’homosexua-

lité dans l’œuvre de Nerval). Si le Marseillais est comique par son accent et sa dévotion au saucisson d’Arles, 1l l’est aussi par la pacotille qu'il traîne avec lui, des montres plus compliquées les unes que les autres. Il critique les Turcs, manifeste un anticléricalisme primaire et permet ainsi au narrateur de corriger ses jugements et de défendre l’exotisme; mais il est aussi bon enfant, défenseur des victimes représentées par le pope grec. Son réalisme est parfois savoureux : ce n’est pas la peine d’aller à Nazareth puisque la Santa Casa, la maison de la Vierge, n’est plus là, mais miraculeusement transportée en Italie, à Lorette! Le missionnaire anglican produit quant à lui un effet comique contraire : il est guindé, prétentieux, hypocrite sans le savoir; il convertit par vénalité.

Le comique s'exprime ainsi de diverses manières au long du texte. Parfois 11 se manifeste aux dépens des Orientaux : le pacha fait traduire L'Esprit des lois, espérant y trouver des règlements pour sa police. Parfois 1l peut Jouer contre le narrateur et inclut souvent alors un élément de desengaño : par exemple, lorsqu'il prend pour un beau texte poétique une banale chanson politique. Parfois, c’est une pure comédie de situation : le santon mort qui refuse de se faire enterrer et auquel il faut enfin donner le vertige pour le faire entrer dans sa tombe. Le plus souvent tout repose sur un malentendu, sur la faillite de la compréhension : le père Planchet se trompe sur celui à qui il doit donner l’extrême 122

1847

onction, le narrateur ne reconnaît pas La Marseillaise que des musiciens sont en train de massacrer, etc. Quand le comique joue contre le narrateur, il est fondé sur son incompréhension ou sur le fait que son rêve des gloires guerrières ne répond guère au réel (on détruit les oliviers de l'ennemi à coups de hache). Le comique ainsi sert à augmenter la lisibilité du texte, et surtout à entretenir une dialectique avec l’exotique, où se mêlent distance, différence, compréhension et admiration. Dans son ensemble, le texte est donc curieux, d’une écriture très maî-

trisée, qui a dû plaire au public. Nerval, à travers le genre du «voyage exotique», avec ses facilités et libertés, exprime l’échec de sa psychologie amoureuse, l'échec de sa quête religieuse et offre une analyse politique pessimiste. L'écriture ici réussit toujours à dominer le sens de la défaite, du désespoir, grâce au recours à cette forme libre qu’autorise la littérature de voyage et, en particulier, de «voyage en Orient». Cependant le recours au comique et peut-être surtout le souci de plaire à un assez large public ne cachent pas qu’au terme de cette visite au Liban, le narrateur est seul et malade. Si le récit de voyage permet en lui-même une analyse perspicace de certains problèmes graves, Nerval pousse cette analyse bien plus loin dans l'Histoire du calife Hakem, insérée dans cette narration. L'Histoire du calife Hakem

L'Histoire du calife Hakem est publiée pour la première fois en août 1847; c’est une date qu'il faut retenir, car elle impose de ne pas voir dans ce texte un commentaire de la révolution de 1848, même si les nombreux banquets politiques de 1847 expliquent peut-être en partie l’importance que Nerval accorde ici à la politique. C’est, comme l'Histoire de la reine du Matin et de Soliman, un conte inséré dans le texte du Voyage en Orient, une pièce d’anthologie si l’on veut, prétendument raconté sans interruption par le cheikh druse lui-même. L’action commence dans un okel où Yousouf et d’autres prennent du hachisch. Yousouf se lie d’amitié avec le calife Hakem, qui est là incognito. Ils échangent des confidences : Hakem lui fait part de son désir d’épouser sa propre sœur Sétalmulc, Yousouf de son amour pour une dame mystérieuse (qui se révélera être elle aussi Sétalmulc).

A l’aube,

les autres habitués de l’okel veulent sacrifier un coq, mais Hakem déclare que lui seul est Dieu, provoquant la fureur de la foule; Yousouf parvient à faire évader son ami. Le récit reprend quelques jours plus tard, au Caire, où sévit la disette. Un mendiant aveugle arrête Hakem dans la

GÉRARD DE NERVAL

rue et lui déclare qu’il est Dieu. Le calife voit dans ces paroles une allégorie et se persuade qu’il doit punir comme Dieu. Un boulanger accusé de vol lui est amené, il le condamne à mort, mais Yousouf intervient et

intercède en faveur du boulanger. Hakem va alors annoncer à Sétalmulc son intention de l’épouser; celle-ci consulte le grand vizir Argévan, qui déclare que Hakem est fou. Au conseil d’État, Hakem décide de s’attaquer aux vrais responsables de la famine, les riches qui spéculent sur le blé. C’est ce qu’il fait et, dans la mosquée, il est de nouveau proclamé Dieu vivant par l’aveugle. Hakem retourne à l’okel, 1l y est arrêté comme fou (parce qu’il se croit calife) et enfermé. Une visite d’Avicenne au prisonnier confirme

cet état de folie; Hakem

commence

à douter de sa

vocation : d’autres fous autour de lui se disent calife ou dieu. Argévan et Sétalmulc le visitent et l’insultent. Hakem se lie alors avec les autres prisonniers, se met à leur tête et brise les portes de la prison : le feu est mis

au Caire, menacé d’une invasion étrangère. Après trois jours de lutte sanglante, durant laquelle Argévan

meurt,

la destruction

s’arrête.

Rentré

dans son palais, Hakem se prépare à épouser sa sœur, mais il assiste alors au mariage de Sétalmuc avec son propre double, qu’il essaie de tuer. Il découvre que ce double n’est autre que Yousouf, décide de lui pardonner et de bénir cette union. Cependant, il lit un signe funeste dans les étoiles et il est aussitôt après assassiné par trois hommes, dont l’un se retourne pour dire : «Ô mon frère!» (IL. 562). Après cet ultime épisode, vient un chapitre où le cheick druse et le narrateur interprètent l’aventure de Hakem et son étrange conclusion. Alors que, dans l'Histoire de la reine du Matin et de Soliman, Nerval amalgamera plusieurs textes, 1l suit ici de près une source unique, l’'Exposé de la religion des Druzes [..] précédé de la vie du khalife Hakem-Biamr-Allah de Silvestre de Sacy (1838), se contentant d’ajouter des détails historiques ou d’accentuer la couleur locale en puisant à d’autres sources. Il invente l’amour entre Sétalmulc et Yousouf et introduit le thème du double avec la ressemblance entre Hakem et Yousouf. Le texte reprend ainsi, dans un cadre tout différent, des thèmes ébauchés dans Le Roi de Bicêtre : le problème du double et celui de la folie. Il les enrichit et S’approche d’Aurélia, en redéfinissant la folie comme théomanie (c’est ainsi qu’elle fut diagnostiquée chez Nerval), en associant folie, onirisme et «paradis artificiels», en développant les aspects politiques et religieux de la folie et en donnant bien plus d’ampleur au problème de la femme dans le contexte du double.

D'où le grand intérêt du texte, remarquablement économe, qui baigne dans une atmosphère de mystère, sans que le récit, linéaire mais avec des 124

1847

coupures chronologiques, soit jamais incompréhensible. C’est sans doute cette atmosphère qui fait que le lecteur néglige certaines invraisemblances du conte (comment Yousouf a-t-il pu si longtemps ignorer l’identité de Hakem ?) et certaines obscurités (l'invasion étrangère, évoquée, n’est jamais détaillée). Le hachisch et les autres formes de «paradis artificiels» étaient fort à la mode à cette époque, chez Gautier et Baudelaire, chez l’aliéniste Moreau de Tours, qui se pencha d’ailleurs sur les liens entre rêve et folie. Yousouf et Hakem pratiquent les délices du hachisch, mais aussi

du vin et de la bière, qui par comparaison au hachisch ne procurent que des «ivresses grossières ». Malgré tout, le portrait que Nerval donne des extatiques n’est guère flatteur : «Les habitués de l’okel [...] se livraient à des contorsions extravagantes, à des rires insensés, à des pâmoisons extatiques, à des danses convulsives» (II. 531). Il reste qu’Avicenne, faisant l’histoire du hachisch, affirme que même Soliman en prenait. Si, au commencement du conte, quand Hakem lui rappelle que le hachisch est défendu, Yousouf se plaint que «tout ce qui est agréable est défendu», à la fin du conte, Hakem, devenu despote éclairé, signe des

ordonnances légalisant drogue et alcool. Le hachisch permet surtout la destruction des frontières entre rêve et réalité : Hakem

arrive à mêler,

grâce à la drogue, sa vie et ses extases. C’est un moyen non seulement d’induire le rêve, mais aussi de procurer «l’épanchement du songe dans la vie réelle», l’expérience de la drogue rend sensible la divinité, dégage l’esprit du corps, permet des visions, constitue une forme de révélation où Yousouf perçoit la figure de la femme céleste au sein de l'infini, Hakem sa divinité. Il connaît aussi un voyage céleste (une mobilité libre caractérise ces rêves) «à travers les astres tourbillonnants» pour arriver jusqu’à Saturne (IL. 544 — Saturne est le signe astrologique de Hakem, dans ce conte où l’astrologie joue un grand rôle; il faut sans doute associer ce thème avec le «redeunt Saturnia regna» des Chimères et avec le Saturnin d’Aurélia). Nerval trouve là un moyen d'évoquer une nouvelle poésie : Il me venait des paroles d’une signification immense, des expressions qui renfermaient des univers de pensées, des

phrases mystérieuses où vibrait l’écho des mondes disparus. Mon âme se grandissait dans le passé et dans l'avenir. (IL. 530)

La fonction attribuée ici à la drogue sera attribuée au seul rêve dans Aurélia. Peut-être, en 1847, Nerval ne pouvait-1l pas encore se permettre 125

GÉRARD DE NERVAL

de louer rêve et folie, comme il le fera plus tard : il lui fallait encore uti-

liser de moyens de mauvais aloi pour défendre le visionnaire. «Le hachisch rend pareil à Dieu», dit Hakem la première fois qu’il en goûte. De fait, sa première épiphanie a lieu pendant cette séance à l’okel, épiphanie refusée avec horreur par les autres drogués, et, au long du récit, Hakem se montrera de plus en plus convaincu qu’il est Dieu. La deuxième épiphanie survient peu après, quand le vieillard aveugle affirme que Hakem est Dieu et doit donc rendre la justice; Hakem doute, ne voit là qu’une allégorie, mais se déclare tout de même «le seigneur de la terre et du ciel». La troisième épiphanie a lieu dans la mosquée, après la punition des riches voleurs et elle est une fois encore provoquée par l’aveugle qui joue le rôle de Siméon dans le temple!. Ce même vieillard aveugle reparaît à la fin de l’histoire, pour arrêter la violence de la révolution. Dès la première scène, la divinité de Hakem se heurte à la contradicton. Dans l’okel, il est accusé de blasphème. Plus tard, Argévan décrète qu'il est fou. Si le prétexte immédiat de son arrestation est qu’il se croit calife (alors qu’il est bien calife!), en prison, devant Avicenne, il se déclare dieu, ce qui amène le grand médecin à confirmer le diagnostic de folie. En tant que fou, le prisonnier subit de très mauvais traitements. La description de la prison-hôpital est inquiétante (Hakem craint la thérapie par la flagellation), mais aussi satirique et comique : cinq ou six autres califes ou dieux sont emprisonnés parmi les fous, dont certains exposent des théories nervaliennes sur les préadamites, etc. Si le texte comporte une valorisation de la folie, il comporte aussi toujours, comme dans Le Roi de Bicêtre, une critique de la folie sur le mode comique (notamment, lorsque les fous se disputent sur leur identité). Hakem

lui-même

manifeste,

à l’égard de sa divinité,

une

attitude

ambiguë et nuancée. Même quand il est convaincu d’être Dieu, il reste conscient qu’il n’a, sous son enveloppe mortelle, aucune puissance surnaturelle : «Sa divinité, emprisonnée dans un faible corps, le laissait, comme la plupart des bouddhas de l’Inde et autres incarnations de l’Être suprême, abandonné à toute la malice humaine et aux lois matérielles de la force» (IF. 545). A la fin de l’histoire, il se montrera de nouveau cons-

cient de ses limites. De même, il n’admet pas aisément ce que l’aveugle lui déclare : 1.

Voir William Paulson, Enlightenment,

Romanticism and the Blind in France, Princeton,

Princeton University Press, 1987.

126

1847

Il arrivait par instants à douter de lui-même, comme le fils de l’homme au mont des Oliviers, et ce qui surtout frappait sa pensée d’étourdissement, c’est l’idée que sa divinité lui avait été d’abord révélée dans les extases du haschich. (II. 548)

Quand il reprend le pouvoir, peu nombreux sont ceux qui croient à sa divinité : environ trente mille habitants du Caire, dont certains milléna-

ristes chrétiens et juifs. Si on enseigne cette divinité, beaucoup la contredisent, souvent de manière sarcastique. Enfin et surtout, le texte ne demande à aucun moment au lecteur de croire à la divinité de Hakem, ce

qui est pourtant la doctrine de base de la religion druse. Le texte offre plusieurs comparaisons entre Hakem et Jésus, en de curieux termes. Tous deux doutent de leur divinité; tous deux ont trouvé leurs premiers fidèles parmi la lie de la société; tous deux sont abandon-

nés aux entreprises de l’enfer dans leur impuissance humaine (II. 546); enfin, si Hakem ne veut pas se «laisser vaincre, comme autrefois le Nazaréen», dans le cadre liminaire de la conclusion, tous deux connaî-

tront leur Golgotha, qui est le sort des messies. Ces comparaisons portent sur doute, la dégradation, la misère, la souffrance. Cela n’empêche pas que le théomane fou est présenté comme sympathique et que son existence historique est avérée. Dans un long discours aux malheureux, Hakem évoque le retour cyclique des prophètes messianiques aux moments où justice et vérité ont disparu, il menace, mais réclame le repentir, l'avènement du règne de justice, avant de conclure en proposant de mettre le feu au Caire. La théomanie joue donc surtout ici un rôle politique, que le narrateur valorise en commentant : Hakem «avait en lui cette raison suprême qui est au-dessus de la justice ordinaire » (IL. 552-553). De même, si Hakem pardonne à Sétalmulc et à

Yousouf, s’il accepte leur mariage, c’est peut-être que «la conscience de sa divinité lui inspirait cette immense affection paternelle qu’un dieu doit ressentir à l’égard des créatures» (IL. 561). Le vol de la femme

désirée

par le double est accepté, grâce à la folie-théomanie. L’ironie nervalienne protège admirablement bien ici la problématique de son moi profond; dans cette histoire qu’il investit de tant de ses problèmes personnels, il valorise et critique à la fois onirisme, astrologie, folie, théomanie, messianisme, religion, demandant au lecteur à la fois de refuser et d'admirer. Il faut d’ailleurs remarquer que la conception du syncrétisme se modifie au fil du texte. Lors de sa première épiphanie, Hakem refuse toute autre religion que celle de sa propre divinité; ensuite, il est de plus en plus associé à d’autres figures messianiques, aboutissant 127

GÉRARD DE NERVAL

à une valorisation du religieux en général; l’opposition christianismepaganisme est alors gommée. La politique joue un rôle important dans ce texte et il est difficile de ne pas y voir des échos dix-neuviémistes. Hakem est un despote, mais un despote «éclairé», d’abord victime de la malice de ses conseillers et.de

son ignorance, mais qui apprend à se renseigner et à neutraliser Argévan, le mauvais conseiller. Tout cela fait partie d’un discours politique très traditionnel depuis la Renaissance. La disette de blé introduit une problématique plus moderne; Hakem doit découvrir les coupables, blâme d’abord les boulangers, avant de découvrir que ce sont les riches qui amassent et conservent le blé, afin de le vendre au plus haut prix; de

même, il découvre en prison qu’ignorance et misère sont les premiers motifs des désordres des criminels : ce sont les riches, les négociants, les usuriers, maîtres de la famine ou de la guerre, qui oppriment «sans contrôle un peuple en proie aux premières nécessités de la vie» (IT. 550). Les riches sont responsables de la misère, la misère est responsable du crime; voilà deux thèmes bien socialistes. S’ajoute à cela la scène où Hakem,

pour parer à la disette, offre de l’argent au vieillard qui le distribue à la foule, mais en faisant remarquer que l’or n’est pas la solution : c’est là un écho de la querelle entre justice et charité-aumône, où la pensée socialiste maintient que la charité n’est plus une réponse suffisante à la misère. Le texte propose que la justice ne peut s’obtenir que par la violence, offrant même une justification religieuse de la violence (par l’évocation que fait Hakem de la fonction du prophète et de la purification). C’est là encore un thème qu’on trouve ailleurs dans ces années 1840 : comme la crucifixion a permis notre salut, la violence accompagne nécessairement la création du Royaume!. Cette violence dure trois jours (allusion au Christ? aux Trois Glorieuses de 1830?) et associe terreur et justice expéditive, ce qui fait penser plutôt à 1793. Cette révolution est provoquée en partie par la menace d’une invasion étrangère, invasion que les riches soutiennent, ce qui évoque encore 1793. La conclusion du discours de Hakem au peuple va bien loin : Montrons que désormais la parole est armée, et que sur la terre va s'établir enfin le règne annoncé par les prophètes! À vous, enfants, cette ville enrichie par la fraude, par l’usure, par les injustices et la rapine; à vous ces trésors pillés, ces richesses volées. Faites justice de ce luxe qui trompe, de ces 1.

Voir mon

Christ des barricades,

1789-1848, Éditions du Cerf, 1987.

128

1847

vertus fausses, de ces mérites acquis à prix d’or, de ces trahisons parées qui, sous prétexte de paix, vous ont vendus à l'ennemi. Le feu, le feu partout [...]! (IL. 552-553)

Après la terreur, Hakem proclame le règne de la justice et de la raison, pratique la clémence, prône la réconciliation, mais terreur et violence semblent en avoir été le préalable nécessaire. Du point de vue politique, c'est là le texte le plus révolutionnaire de Nerval; offrir de telles thèses dans un contexte exotique est, bien sûr, une technique répandue. Enfin, ici, comme dans Le Roi de Bicêtre, Nerval explore le thème du

double, renforcé par le fait que les deux hommes aiment la même femme et que

cette

rivalité

amoureuse

est décrite

de manière

ambivalente;

Hakem, remplacé auprès de Sétalmulc par Yousouf, décide de pardonner, mais finalement. à la demande de Sétalmulc, Yousouf tue Hakem. Yousouf et Hakem connaissent, dès leur première rencontre, un attrait

mystérieux l’un pour l’autre, une sympathie secrète. Ils se disent tout, surtout à propos de leurs amours, sans savoir qu’ils parlent de la même femme. Ils se traitent en frères, se droguent ensemble, font ensemble des

voyages en rêve; ils partagent leurs extases. Yousouf sauve la vie à Hakem, qui lui donne alors un anneau lui permettant de commander à Hakem ce qu'il veut (Nerval a une passion pour les anneaux magiques ou symboliques). Ce n’est que quand Hakem voit son rival avec Sétalmulc qu'il comprend qu'il est son ferouer, son double, ce qui est «pour les Orientaux [...] un signe du plus mauvais augure» (dans Aurélia, Nerval emploiera de nouveau le terme «ferouer», dont le sens propre est non «double», mais «archétype»). Hakem pense même que c’est Yousouf qui a joué le rôle du faux calife et, après avoir tenté de trouver des explications «naturelles » à leur ressemblance (une commune

origine tribale),

il décide de pardonner au couple. Pourtant Yousouf tue Hakem avant de réaliser qu'il est lui-même son double, ce qui est un peu invraisemblable et d’ailleurs contredit dans le commentaire qui suit, précisant que c’est Sétalmulc qui demande à Yousouf de tuer son frère (pour elle au sens propre, pour lui au sens figuré) et qu’en fait Hakem a survécu. Sétalmuc, l’objet aimé, reste dans le flou; elle est «la plus belle princesse» du monde, mais le décor dans lequel elle vit est bien plus décrit que sa personne. Hakem veut s'unir à elle à cause de leur sang divin qu'aucun mortel ne doit partager et Yousouf voit en elle une femme de qualité surnaturelle, sans que rien de ce qui est dit d’elle justifie ces deux images : elle collabore avec Argévan et persécute Hakem. Alors qu’Aurélia conservera tout son mystère, ici la femme adorée est plutôt fade et méchante et l’on pourrait analyser psychanalytiquement le 129

GÉRARD DE NERVAL

fait que cette femme idéale, objet de l’amour des doubles, n’est guère idéale, ainsi que l’épreuve que Yousouf doit subir en acceptant de se faire couper la tête (se faire castrer?) pour montrer son amour, puis en acceptant l’assassinat de son frère. Dans Un roman à faire, dans Aurélia et dans d’autres œuvres de Nerval, on retrouve ce triangle formé par les doubles et la femme idéale, mais, dans ces autres textes, le schéma est

plus clair. Ici, c’est la fraternité entre les doubles qui domine. Nerval ébauche ici une problématique qu’il analysera mieux ailleurs, mais en diminuant l’aspect fraternel. Le narrateur explique que l’histoire est racontée par le cheikh druse «avec toute la pompe romanesque du génie arabe [...] que je transcris telle à peu près qu’il me l’a dite» (IL. 525). Cet «à peu près» justifie les nombreuses interventions et les commentaires qui sont du fait de Nerval et qui rendent compte de ses propres opinions et préoccupations. Alors que l’ambition avouée de cette histoire est de renseigner le lecteur sur les origines de la religion druse, en fait le texte devient rapidement autobiographique, dans la mesure où Nerval y expose, par personnages interposés, des aspects problématiques de son moi. Cette «interposition » permet un approfondissement qu’il ne peut pas encore pratiquer directement. Car, si le texte se situe dans la lignée du Roi de Bicêtre et de Un roman à faire, sur la voie qui mène à Aurélia, c’est encore à travers

l’exotisme temporel et spatial que Nerval se dit. L’ironie, l’ambivalence sont bien présentes, mais le comique qui transparaît si souvent dans le Voyage en Orient est plutôt absent ici, sans doute parce que Nerval touche de près à quelques-unes de ses hantises les plus profondes. L’exotisme, en revanche, est admirablement bien développé, dans la couleur locale, dans l’ambiance de rêve et de mystère. L'action se déroule presque toujours la nuit, mais c’est une nuit marquée par la lumière des lanternes, des étoiles, du feu, où les thèmes de claustration et d’empri-

sonnement sont compensés par des images de mouvement libre, même cosmique. Si Nerval explore ici la nuit de son âme, c’est dans une ambiance de chaleur et de lumière, il y a disette mais aussi richesse, violence mais aussi réconciliation. Le texte est remarquablement bien organisé, les fils de l’intrigue (le conflit amoureux, le problème politique et religieux) sont annoncés dès le commencement et poursuivis à travers une intrigue bien construite. La psychologie des personnages est peu développée, ce qui peut surprendre dans un conte qui permet un approfondissement de problèmes personnels dont ces ‘personnages sont porteurs, mais l’exotisme enrichit la lecture et permet cet approfondissement. 130

1847

Journalisme

La pratique journalistique de Nerval se réduit en 1847. Quatre articles sur le théâtre paraissent dans L'’Artiste. On peut penser que la publication du Voyage lui assure de quoi vivre sans recourir à l’esclavage du journalisme. Ces articles réitèrent ses éloges de Hamlet et présentent des remarques sur les acteurs de l’époque de Shakespeare, qui ajoutaient «çà et là quelques vers pour développer les effets de leurs rôles, et l’œuvre entière se défigurait ainsi peu à peu. Qu'on ne parle donc plus de respect absolu dû aux chefs-d’œuvre d’un temps reculé» (I. 1264).

131

1848

Nerval publie peu de nouveaux textes en 1848, année de révolution

politique. Il ajoute quelques pages pour la publication en volume de la première version du Voyage en Orient, sous le titre de Scènes de la vie orientale. Le premier volume, Les Femmes du Caire, paraît avant la révolution de février; le deuxième, Les Femmes du Liban, peu après. Ces

additions ont déjà été évoquées à propos de 1847, mais il faut leur ajouter le texte intitulé «Catéchisme des Druses», publié dans le deuxième volume (II. 831-837), qui donne un résumé détaillé de cette religion (on ne sait si ce texte reprend une source encore non identifiée ou s’1l en synthétise plusieurs). Nerval republie son poème Le Peuple écrit en 1830, mais c’est le seul texte publié par lui en 1848 qui évoque la révolution. Nerval aurait fait alors partie d’un Club des Augustins, avec son ami Alexandre Weill et Alphonse Esquiros, petit romantique très pro-révolutionnaire, mais on ne sait pas grand-chose sur ce club ni sur le rôle que Nerval a pu y jouer. Pendant les événements de mars, il passe son temps à traduire les poèmes de son ami Heine. Cette année-là, il rédige une pièce de théâtre, Les Monténégrins, et deux articles importants sur Heine. Les Monténégrins On connaît un scénario d’une partie des Monténégrins (1. 1115-1120)

qui date de 1847; le texte même de la pièce fut déposé le 19 février 1848 (donc trois jours avant la révolution); il s’agit encore une fois d’un travail collectif, avec Alboise pour le texte et Limnander pour la musique. Avant de Jouer la pièce, le 31 mars 1849, on la fait passablement remanier par Scribe, auteur que Nerval n’estime guère, et c’est cette version qui sera publiée!. I. Le texte de février 1848 se trouve dans le t. III des Œuvres complémentaires, p. 197-333, qui inclut aussi un choix des variantes de Scribe.

132

1848

Cette pièce reprend une nouvelle de Nodier, /nès de las Sierras. Nerval en tire une intrigue fort compliquée, qui raconte comment les braves soldats de Napoléon ont réussi à affranchir les Monténégrins, dont le chef était en fait payé par les Russes (il s’agit encore de la «question d'Orient»). A cela s’ajoute une intrigue amoureuse : une jeune fille monténégrine sauve la vie d’un officier français; tous deux connaissent le coup de foudre, mais le conflit politique nuit à leur amour; elle se déguise en vampire pour le sauver en le droguant, à minuit, dans un châ-

teau hanté en ruines. Tout finit bien, surtout grâce au poète-chanteur Ziska qui empêche la mort des deux amants et découvre la trahison du chef monténégrin; on réussit à sauver l’armée française au moment où elle risquait d’être anéantie par un éboulement provoqué par la dynamite. Ziska chante, comme d’ailleurs la plupart des autres acteurs (il y a aussi des chœurs). La pièce combine dialogue en prose et morceaux de poésie chantée. Nerval aurait agencé l'intrigue des deux premiers actes et écrit certains des textes poétiques, qu’il republiera dans La Bohême galante et dans Petits châteaux de Bohême. Combinaison assez rocambolesque de gothique, d’exotique, d’érotique et de politique dans une action peu réaliste, la pièce connaît néanmoins un certain succès. En 1850, les bouchers de Montmartre porteront des costumes monténégrins lors de la procession du Bœuf gras.

Sur les poésies de Heine

L'étude sur Heïne paraît dans la Revue des deux mondes, le 15 juillet et le 15 septembre 1848, et contient d'importantes traductions par Nerval (qui y travaillait, en collaboration avec Heine, depuis 1840). L'Europe est en feu, explique Nerval au début de son article, mais «il faut bien que quelque fidèle, en ce temps de tumulte où les cris enroués de la place publique ne se taisent jamais, vienne réciter tout bas sa prière à l’autel de la poésie» (1. 1121). L'étude est fort élogieuse à l’égard de Heïne, alors très malade. Favorablement comparé à Klopstock, Wieland, Goethe, Heine est présenté comme un Voltaire pittoresque et sentimental. Ces éloges semblent parfois trahir ce que Nerval lui-même cherche dans la création littéraire : une synthèse du Nord et du Midi, de la France et de l’ Allemagne, du classique et du romantique, une forme ciselée, la perfection plastique, un refus de l’ennuyeux, la recherche du spirituel; des mots enfin qui, au lieu de désigner les objets, les évoquent : «Ce n’est plus une lecture qu’on fait, c’est une scène magique à laquelle on 133

GÉRARD DE NERVAL

assiste» (I. 1123). Nerval apprécie aussi les attaques de Heine contre l'hypocrisie religieuse, son refus de la «réaction féodale ». Au passage, il faut noter une phrase où est évoqué Lusignan, amant de Mélusine, cité par Heine : «Heureux nomme dont la maîtresse n’est serpent qu’à moitié !» (1. 1125) — voilà un curieux écho au Desdichado.

1849

L'année 1849 est très productive. Nerval publie un roman-feuilleton, Le Marquis de Fayolle, qui va rester inachevé; une étude sur Cagliostro,

qui entrera dans Les I[luminés; plusieurs autres études publiées dans Le Diable rouge. Almanach cabalistique, sur des traditions illuministes et les prophètes politiques; un conte fantastique, Le Monstre vert: enfin, sur l'Orient, des textes principalement descriptifs, qui entreront pour la plupart dans les appendices de l’édition définitive du Voyage. En revanche, on ne relève qu'un article de critique dramatique. Fin mai, Nerval fait un voyage à Londres avec Gautier, mais il semble n’y séjourner que très peu de temps. Le Marquis de Fayolle Ce roman historique est une des œuvres les moins connues de Nerval. Au point de vue du style ou de l’organisation de l'intrigue, c’est loin d’être un chef-d'œuvre, mais 1l S’agit néanmoins d’une transition vers Sylvie et Aurélia, qui présente et même éclaircit certains aspects de la thématique nervalienne, qui approfondit certaines de ses préoccupations à l’égard du double, du père, de la politique.

Le roman paraît d’abord dans Le Temps, journal de gauche. Mais il reste inachevé; il sera «terminé» par Édouard Georges et publié en 1856. En fait, Georges, tout en apportant une conclusion rocambolesque, révisera radicalement le texte de Nerval et apportera d'importants changements stylistiques. Jusqu’en 1989, les republications du roman ont repris en partie cette version remaniée; la nouvelle éditions de la Pléiade est revenue au texte original du feuilleton, tout en corrigeant les fautes d'impression, normalisant la ponctuation, etc. Comme c’est souvent le cas avec les romans historiques de cette époque, l'intrigue est assez compliquée. L'action est située en Bretagne, avant et pendant la Révolution. Comme chez Balzac et tant d’autres, 1l 135

GÉRARD DE NERVAL

s’agit d’une évocation romancée de la chouannerie. La comtesse de Maurepas n’aime guère son mari, chasseur peu poli, qui l'emmène à Paris quand il y va présenter les remontrances de la noblesse bretonne contre les abus de l’autorité royale. Maurepas est embastillé ;la comtesse parvient à le faire libérer, mais se retrouve enceinte à la suite d’une aven-

ture avec le marquis de Fayolle. De retour en Bretagne, elle compte s'enfuir avec Fayolle, mais le mari les découvre au moment du départ. Au cours d’un duel, Fayolle tue Maurepas, puis s’embarque pour l’ Amérique avec La Fayette. La comtesse donne naissance à un fils, Georges, et, suivant les conseils du prêtre Huguet, le fait élever par sa femme de chambre et son mari, Jean, tandis qu’elle se fait religieuse.

Huguet se charge de l’instruction de Georges, le présente au frère de Fayolle, qui a une fille, Gabrielle; les deux enfants s’aiment. Un autre

prêtre, Péchard, fait remarquer cette tendresse dangereuse au comte de Fayolle et Georges est chassé. La Révolution survient; Georges participe au mouvement révolutionnaire, tout comme Huguet, véritable «curé des Lumières». Un jeune révolutionnaire de Rennes, Volney, prouve à Georges qu’il est d’origine noble, grâce à une analyse physiognomonique. Au cours des journées mouvementées de la Révolution, Gabrielle est tentée d’épouser le noble Tinténiac, mais elle s’y refuse, ayant fait vœu de fidélité à Georges. Le marquis de Fayolle, rentré en France, et son ami La Rouërie deviennent des chefs vendéens et Jean, un chouan actif. Huguet, qui s’est fait prêtre constitutionnel, est attaqué et blessé par les Vendéens; Péchard, prêtre réfractaire et fanatique, aide Georges à découvrir qui est sa mère, au moment même où Georges sécularise son couvent et la fait arrêter en tant que Mère supérieure. Le marquis découvre que Georges est son fils, mais Georges, qui l’ignore, le fait arrêter. Péchard demande à Gabrielle de distraire Georges pendant qu’on libère le marquis que Georges est chargé de garder. Le roman s’arrête là, tout en promettant la suite au prochain numéro... S’ajoute à cela le rôle néfaste attribué à un certain Martinet, usurier, espion et traître, qui sert les deux partis et se fait punir par les deux; il incarne une force du mal, qui survit toujours. Plus le roman avance, plus l'intrigue devient compliquée, assez mal maîtrisée. Nombreuses sont les situations évoquant une thématique chère à Nerval. Encore enfants, Gabrielle et Georges se livrent à un simulacre de mariage,

S’habillant

avec

des costumes

d’autrefois,

ceux

qui avaient

servi au mariage de Jean le Chouan — scène que Nerval reprendra dans Sylvie et dans Promenades et souvenirs. Georges, initié aux mystères du pur amour, de l’amour mystique, est lecteur des platoniciens et des théo136

1849

sophes modernes, mais surtout lecteur de La Nouvelle Héloïse. Son père, le marquis, familier des traditions illuministes, assista aux dîners d'Ermenonville.

Le thème du double, souvent ambigu, est encore très

présent : deux prêtres, Huguet qui est bon, un «curé patriote», et Péchard qui est mauvais, même si c’est lui qui révèle à Georges l’identité de sa mère ; la recherche du père et son dédoublement (Fayolle, absent, cherche à être présent, à trouver son fils et à lui tracer une carrière, alors que c'est Huguet qui joue effectivement le rôle du père); le marquis et son frère le comte, ambivalents à l’égard de la Révolution, mais l’un agissant malgré ses doutes, l’autre poursuivant une politique machiavélique. Autres thèmes récurrents : le rêve d’avoir une origine noble (qui s’avère ici véritable, mais marquée par la bâtardise et par une faute originelle attachée à la naissance, le meurtre du vrai père); la mère absente, disparue, qui s’enferme dans un couvent, comme Adrienne dans Sylvie.

Raymond Jean, le premier, en 1955/, releva cette transposition des hantises de Nerval. Quant on tient compte des exigences du genre, il est frappant de constater jusqu’à quel point Nerval introduit son moi profond dans le texte; on ne trouve guère d'exemple de cela chez Dumas et, ce

faisant, Nerval rejoint plutôt Vigny ou Mérimée, mais en se dissimulant beaucoup moins. La hantise la plus profonde explique en partie les contradictions du texte; Nerval y manifeste son amour du passé, du terroir,

du folklore, une certaine nostalgie pour la croyance religieuse d’autrefois, tout en prônant en général la cause révolutionnaire, en critiquant les

abus de la religion et de la féodalité. Il est pour le progrès, mais aussi pour le passé. Il s’agit d’un effort pour mettre le passé en rapport avec l’histoire qui se fait. Était-ce réalisable ?

Il écrit son roman, non dans la tradition de son ami Dumas, mais dans celle de Walter Scott, avec un véritable souci de vérité historique, topographique, etc. L'action commence, non in medias res comme Dumas aimait à le faire, mais par la description du cadre historique. De vrais personnages historiques interviennent : Volney, Bernadotte, La Rouërie, mais celui-ci est peu connu et les autres ne jouent jamais le rôle prééminent qu’un Vigny ou un Dumas attribuent aux personnages célèbres de l’histoire. Cette fidélité à la tradition du roman historique à la manière de Scott distingue Le Marquis de Fayolle des autres romans feuilletons historiques des années 1840. Nerval semble s'être livré à des recherches sérieuses, soit de première main, soit en consultant des amis; il cite textuellement des documents historiques, notamment le discours de Volney 1.

«Nerval romancier», Cahiers du Sud, 1955, p. 390-404.

137

GÉRARD DE NERVAL

sur la physiognomonie. En même temps, il essaie de se plier aux exigences du genre : suspens à la fin des épisodes, souvent bien agencé (Martinet est pendu à la fin d’une livraison, libéré vivant dans la livraison

suivante); scènes de reconnaissance nombreuses, qui dépassent parfois la vraisemblance (Georges découvre qui est sa mère au moment où 1l l’arrête), mais qui donnent à l’intrigue ce rythme alternant aveuglementdécouverte si important; éléments sentimentaux, même

si Gabrielle, de

toutes les héroïnes nervaliennes, est la moins admirable et la plus volage. Toujours, le lecteur en sait plus long que les personnages et attend qu'ils découvrent une vérité qui lui est déjà connue; Nerval utilise ici des techniques, «des recettes», qu'il utilise aussi au théâtre, et recourt aux scènes

«obligées » du roman historique : la prise de la diligence, le siège du chàteau, etc. Très vite, Nerval annonce l’existence de deux narrateurs, l’un savant,

l’autre rêveur; il est vrai que ces narrateurs disparaissent après le premier chapitre, malgré quelques interventions d’auteur. Pourtant, cette double vision marque le texte. Les descriptions, que ce soit de la nature ou des personnages, donnent dans le poncif, avec harmonie totale entre cadre et portée morale. Le narrateur savant est particulièrement présent dans le souci d’exactitude historique. Pourtant, 1l faudrait évoquer un troisième narrateur,

le fabricant du roman-feuilleton,

sensible dans l’abondance

des situations improbables. Le chapitre «Les victimes cloîftrées» est symptomatique de cela : le titre, et beaucoup de détails, sont redevables, comme Monique Streiff Moretti l’a montré!, à toute une tradition de théâtre anticlérical qui remonte à la Révolution et est revenu à la mode dans les années 1830-1835; mais, en même temps, la scène a une source historique précise, décrite par un des historiens de la chouannerie, Duchatellier. Susan Dunn? et Jacques Bony ont précisé plusieurs de ces sources, mais une étude génétique approfondie du texte permettrait de mieux apprécier ici et l’art de Nerval et l'apport de ses propres préoccupations (notamment le thème de la découverte de la mère). Les interventions et les commentaires politiques ou religieux sont nombreux, mais se contredisent — ce qui pose le problème de la lecture politique, fort discutée, du roman. I n’est donc pas possible d'identifier une «voix de l’auteur». Huguet est pour la Révolution, mais voit dans ses propres souffrances une forme 1. «Le chiasme article de 1979,

2.

du Marquis

de Fayolle»,

Nerval,

Nerval et le roman historique, 1981.

138

l'autre discours,

1990,

reprise d’un

1849

d'expiation, faisant écho à Joseph de Maistre. Le marquis de Fayolle lutte contre la Révolution, mais il a lutté pour la liberté en Amérique: dans un discours à son ami La Rouërie, il explique son mécontentement devant la guerre civile et la cause des chouans. Le personnage le moins sympathique, Martinet l’espion, joue sur les deux tableaux. Georges, comme Gabrielle Chamarat-Malandain le suggère, est plutôt un prototype du héros moderne, aliéné, isolé, engagé dans l’action mais fort peu idéologiquement; Nerval se trouve ici devant un problème qu'il ne résout pas : comment combiner enracinement et culte de la liberté et du progrès? Le texte propose plutôt une critique des deux systèmes; Nerval est pour la liberté, mais n’accepte pas l’égalité, comme il est pour le progrès, mais aussi pour la tradition. Pourquoi ce roman est-il resté inachevé? Les hypothèses sont nombreuses, et chacune peut être légitime. Les contradictions politiques y sont sans doute pour quelque chose, ainsi que les contradictions plus profondes à l’égard de la philosophie de l’histoire. Sans doute à cause de ces contradictions, Georges ne peut être traître ou bourreau de son père, et ni l’une ni l’autre de ces solutions ne serait acceptable pour le lecteur. Quant aux thèses soutenant que la santé mentale de Nerval ne lui permettait pas de continuer le texte ou que, face à l’évolution de la Seconde

République (qui s’orientait vers le Second Empire), il a choisi le silence, elles semblent moins valables, car 1l n’hésitera pas à critiquer Napoléon III dans les années à venir. En tout cas, comme Lucien Leuwen de Stendhal, Le Marquis de Fayolle est un roman qui traite de la dimen-

sion politique de la carrière d’un héros aliéné, et auquel manque clôture.

la

Surtout, Nerval ici encore cherche sa voie, une forme romanesque qui lui permettrait de gagner de l'argent (le roman-feuilleton était bien payé, Nerval a pu s’en rendre compte en négociant des parties de son Voyage en Orient) et, en même temps, d'exprimer ses hantises et ses préoccupations profondes. Mais sans doute s’est-1l aperçu que le genre et la trame de l’intrigue ne s’y prêtaient pas. Le narrateur savant se trouvait entravé par l’actualité politique et l’ambivalence de ses propres sentiments: le narrateur rêveur par les exigences de la construction d’une action riche en violence et en suspens, par l'obligation quotidienne de «donner du texte». Il fallait se tourner vers une forme de fiction bien plus personnelle ou vers la poésie. Cependant la rédaction du Marquis de Fayolle à dû permettre à Nerval de développer sa capacité d’écrire un ouvrage de longue haleine, de maîtriser les problèmes de l’agencement d’une intrigue, de comprendre comment écrire pour un large public. 139

GÉRARD DE NERVAL

Trois lettres jettent par ailleurs un peu de lumière sur sa position politique à cette époque. Dans l’une, adressée au rédacteur en chef du Messager des théâtres et des arts (4, 5 ou 6 mai 1849 — I. 1429), il évoque

Léo Burckart et cite la réplique : «Les rois s’en vont. je les pousse» pour prouver qu’il s’intéresse à la politique. Les deux autres sont adressées à Gautier (15 et 16 juin 1849 I. 1431-33). Dans la première, 1l évoque «ce qui vient de se passer à Paris, une révolution manquée, une journée absurde; enfin, tout est fini, et pour longtemps selon les apparences » et il écrit dans la suivante : «La pauvre Montagne est rasée, les principaux sont arrêtés et ils ont été peu brillants. On n’a plus rien à craindre que de la férocité des gens paisibles, lesquels ne tarderont pas à nous ramener d’autres dangers.» Il s’agit, bien entendu, de la révolte avortée du 13 juin. Cagliostro En octobre, dans Le Diable

rouge. Almanach

cabalistique, Nerval

publie une série d’essais sur l’illuminisme, l’histoire des religions et les aspects mystiques de certains penseurs socialistes contemporains. Cinq des articles seront repris dans Les Illuminés dans le chapitre intitulé Cagliostro, où 1l n’est que relativement peu question de Cagliostro luimême, alors que d’autres sections des //luminés offrent de véritables bio-

graphies intellectuelles de leur sujet (Restif, Cazotte).

Le

premier

chapitre

de

Cagliostro

s'intitule

«Du

mysticisme

révolutionnaire»; dans Le Diable rouge, Nerval lui a donné un titre plus

approprié : «Doctrine des génies». C’est une évocation de la survivance du paganisme (et plus particulièrement du culte d’Isis-Vénus, du culte des mères) sous le catholicisme, puis des thèses du XVII siècle proposant de voir dans les dieux antiques, non des démons, mais des esprits secondaires ou des génies élémentaires (ce qui explique que les Sibylles aient pu être favorables au Christ) : les sylphes pour l’air, les salamandres pour le feu, les ondins pour l’eau et les gnomes pour la terre. D’autres thèses proposent que les dieux antiques ont été relégués dans les astres, d’où leur rôle dans l’astrologie.

Le deuxième chapitre, dont le titre «Du mysticisme révolutionnaire, époque» deviendra «Les précurseurs», trace rapidement l’histoire d’une école m1-religieuse, mi-philosophique à travers la cabale, le contact avec l'Orient pendant les croisades, les Templiers avec leur syncrétisme «qui se rattachaient à des institutions analogues établies par les 1'€

musulmans

de diverses

sectes»

(IL. 1122). Des cendres 140

des Templiers

1849

naquirent, au Nord la Réforme, au Sud la philosophie. Si la Réforme «était, à tout prendre, le salut du christianisme en tant que religion» (IL. 1123), la philosophie en fut l'ennemi, mais ceux qui refusèrent le matérialisme pur fondèrent les associations de franc-maçonnerie et de compagnonnage. Nerval évoque ensuite une série de noms de néo-platoniciens, allant jusqu'aux Rose-Croix,

aux convulsionnaires,

aux marti-

nistes et aux swedenborgiens. Le troisième chapitre, «Saint-Germain — Cagliostro», donne quelques anecdotes sur ces deux personnages, sur les vies antérieures de Saint-Germain, sur le rôle de Cagliostro dans l'affaire du collier, sur son

dîner des morts.

Le quatrième chapitre, «Madame Cagliostro», est la section la plus intéressante du texte; mais il s’agit du décalque d’un passage des Mémoires authentiques pour servir à l’histoire du comte de Cagliostro de La Roche du Maine (1785). Nerval n’ajoute rien, mais 1l supprime beaucoup, parfois subtilement, enlevant les attaques souvent assez graveleuses et les évocations obscènes de sa source. Mme Cagliostro fonda une loge de trente-six dames de la bonne société, prêcha une forme de féminisme où Nerval a pu voir un reflet du féminisme des saint-simoniens et autres socialistes. Les hommes veulent tenir les femmes dans la dépendance, en faire des victimes sacrifiées; l’homme propage la guerre, la femme la charité; c’est aux femmes d’améliorer la société. S’ensuit un

débat avec leurs cavaliers qui soutiennent que l’homme est plutôt l’esclave de la femme, citant en exemple Hercule et Omphale. Les femmes bannissent leurs cavaliers, un peu à regret, et, dans le texte original de La Roche du Maine, Mme Cagliostro les encourage à s’unir entre elles, prétexte à la description d’une orgie lesbienne que Nerval édulcore soigneusement. Après quoi, on sert un dîner où les serviteurs sont les amants-cavaliers, initiés eux aussi, l’amour triomphe de tout, et on finit la soirée par une orgie hétérosexuelle, que Nerval édulcore un peu moins radicalement. Le dernier chapitre, «Les païens de la République», consiste surtout en une énumération de figures illuministes associées à la cause révolutionnaire : Martinès mais aussi Clootz, Saint-Martin et Fabre d’Olivet. Nerval cite ses sources, Barruel et Robison. IT évoque aussi Robespierre qu’il cite sur la nécessité du culte public, Dupont de Nemours et Restif, auquel il emprunte l’idée qu’on connaît dans cette vie même la récompense des vertus ou la punition de ses fautes, ce que Nerval appelle la «réversibilité» (cela suggère qu’il ne connaissait pas la signification que Joseph de Maistre avait donnée à ce mot : il est possible 141

GÉRARD DE NERVAL

de souffrir pour les autres). Le texte du Diable rouge se conclut par une longue citation de Senancour sur les nombres ou l’arithmosophie, qui propose que «nos vices et nos crimes ne sont que des erreurs de calcul» (IL. 1759). Ce passage est supprimé dans Les Illuminés, sans doute parce que Nerval s’y contente ouvertement de citations et aussi parce que cette théorie n’a aucune portée politique. Reste à évaluer le sérieux de tout cela. L’exposition des doctrines est ici, exception faite du féminisme, encore plus rapide et sommaire que dans d’autres textes de Nerval qui traitent de la tradition illuministe, et on ne peut guère y voir un document de propagande. En revanche, 1l fournit un exemple de la façon dont il supprime dans ses sources des arguments

défavorables

à l’illuminisme. En particulier, Nerval semble

accepter la thèse des origines illuministes de la Révolution, qui, chez Barruel et Robison, constitue un moyen d’attaquer et l’illuminisme et la Révolution — ce qui n’est pas le cas chez Nerval. Les autres articles du Diable rouge

D’autres textes publiés dans Le Diable rouge (Nerval rédige le volume en collaboration avec Henri Delaage) auraient pu entrer dans Les Illuminés d’après leur sujet, mais non par leur ton.

Il s’agit d’abord du portrait liminaire du Diable, hautement comique, qui distingue entre Satan et Lucifer, évoque Milton et Dante mais avec moquerie, associe le Diable et le grand Pan, etc. Ce portrait n’est pas sans accents politiques : Satan était un de ces êtres impérieux, indociles et ingrats qui ne veulent admettre aucune supériorité — tranchons le mot, il se croyait du génie. — Il regardait la Trinité comme une race despotique, abusant d’une position antérieure qu’elle appelait droit divin, où peut-être d’une usurpation adroite qui lui avait fait conférer l’empire universel par le consentement d’une majorité corrompue. (I. 1267)

Doit-on lire dans la dernière phrase un regard porté vers le futur, vers le 2 décembre 18527? Si le Diable est présenté ici comme un objet de sympathie, le «prométhéanisme » romantique est en même temps satirisé : le Diable ne peut pas avoir été l’inventeur du canon et de l’imprimerie, car ce sont là deux forces qui luttent pour se détruire, et l'Évangile proclame que «l’enfer ne pouvait être divisé avec lui-même ». L'autre section, sur «Les prophètes rouges», prolonge l’article sur Cagliostro en assurant que «la race des illuminés n’est pas éteinte» 142

1849

(1. 1271); si le sol de la France y est moins favorable que l’ Allemagne, l’émigration polonaise y a enrichi la tradition. Nerval évoque rapidement Buchez, relevant surtout qu’il associe Robespierre et Jésus; Lamennais, et 1l souligne la centralité du consensus omnium et ses conséquences politiques; Mickiewicz et Towianski, reprenant son article de 1844 dans L'Artiste; Considérant, l’«Omar de cet autre Mahomet», Fourier (et il évoque l'océan transmué en limonade); Pierre Leroux, un peu plus longuement que les précédents; enfin, Proudhon, dont il nie le matérialisme absolu en en citant quelques passages favorables à Dieu.

Les deux essais sont écrits dans le genre comique légèrement satirique, mais Nerval prend ses distances à l’égard de certaines traditions romantiques et surtout à l’égard du socialisme mystique. S’il admire toujours ceux qui veulent réaliser leurs rêves, dans cette année de pessimisme après l’échec de 1848, il n’adhère pas à leur programme. Le Monstre vert

Le Monstre vert, conte fantastique, est publié trois fois en 1849, d’abord dans La Silhouette en octobre, puis dans deux recueils, avant d’entrer dans les Contes et Facéties en 1852 (II. 391-396). Dans cette

dernière publication, Nerval supprime certains passages, souvent à cause de leurs résonances politiques : une louange du calendrier républicain présenté comme le meilleur des calendriers, des ironies à l’égard des légitimistes et des monarchies qui défilent. Le texte qui reste n’est pas sans portée politique, car il constitue une satire contre la police, à un moment où Louis-Napoléon Bonaparte est en train de mettre en place un régime autoritaire reposant principalement sur cette police!. Sont aussi évoqués aussi les changements de Paris, les quartiers en voie de dispariton, que Nerval regrette : lui-même est alors chassé de la rue Saint-Thomas du Louvre condamnée à la destruction; c’est le moment où débutent les grandes rénovations de Paris.

Au château Vauvert, rue de l'Enfer, on entend d’étranges bruits d’orgie, mais on ne trouve pourtant que des bouteilles dans la cave; un brave sergent qui ne croit ni à Dieu ni à Diable accepte d’y entrer, en échange d’une pension qui lui permettra d’épouser la couturière qu'il aime. Sur place, 1l voit une danse des bouteilles, d’autres bouteilles cassées ou fêlées jouant le rôle de l’orchestre. Il danse avec une des bou1. Sur la lecture politique du texte et les allusions à l'actualité, voir Bony, Le Récit nervalien, pal?

143

GÉRARD DE NERVAL

teilles qui se casse et se transforme en une fille blonde dans une mare de sang. Le jour de son mariage, son épouse et lui boivent le vin de la cave; neuf mois plus tard, naît un monstre vert pourvu de cornes et d’une queue, qui grandit têtu et colérique. Les parents se réfugient dans l’alcocl; lui, dans ses rêves, voit toujours une dame sanglante; elle, le

Diable. Les médecins essaient en vain d’expliquer et de corriger les défauts de l’enfant, qui disparaît quand il a treize ans, et le texte offre la

moralité : «C’est ainsi que le sergent fut puni de son impiété, — et la couturière de son avarice» (IIL 396). On ne peut s’empêcher de noter ici les associations entre sexe, sang, alcoolisme et mort. Peu d’enfants naissent dans l’œuvre de Nerval : ceux de Sylvie et du boulanger, l’orphelin d’Adoniram, enfin, ce monstre vert

diabolique. Tout cela est conté de manière sèchement comique, avec une dette manifeste envers Hoffmann. Les phénomènes «parapsychologiques » abondaient à Paris dans cette période de réaction post-révolutionnaire. Mais le conte fantastique est par ailleurs un genre que Nerval pratique peu, on ne trouve que La Main enchantée de 1832 (reprise dans un scénario en 1850) et ce texte. Cependant, on peut déceler une part de tradition fantastique, surtout à la manière d’Hoffmann, dans la composition d'œuvres telles que Pandora.

Le Voyage en Orient

Les textes du Voyage publiés pour la première fois en 1849 sont pour la plupart de peu d’intérêt, puisqu'il s’agit en fait de la réécriture de textes de William Lane ou d’autres auteurs offrant des détails sur les coutumes et mœurs égyptiennes. Ces développements trouveront place dans les appendices du tome I (IL. 806-825) ou du tome IT (IL. 825-831) de l'édition défi-

nitive. Nerval évoque les fêtes accompagnant les rites de passage, les danseuses et les jongleurs, les arts (il attaque de nouveau l’idée que les orientaux n’ont ni tableaux ni statues et insiste sur le fait que les Égyptiens respectent les monuments de leur passé). On peut signaler une intéressante réflexion sur le théâtre : «la comédie sert, pour le peuple, à donner des avertissements aux grands et à obtenir des améliorations et des réformes; c'était souvent le sens et le but de l’art dramatique du Moyen Âge» (IL. 814); s'exprime de nouveau ici le souhait de Nerval de donner un contenu philosophique au théâtre moderne. Certains de ces textes ne seront pas repris en volume, comme «La Fête de Mahomet»

(IL. 877-881) sur les excès religieux chez les Musul144

1849

mans, les derviches qui courent sur le dos de leurs compagnons prosternés, les enthousiastes qui mangent des scorpions et des serpents tout vifs. C'est un texte qui s'accorde mal avec la défense de la religion musulmane mise en œuvre par Nerval. Enfin, il faut mentionner un texte de transition, nécessaire pour intégrer Les Amours de Vienne au Voyage en Orient (I. 230-33). Ayant manqué le bateau à vapeur du Danube, le voyageur a dû prendre le chemin de fer détesté, afin d’aller embarquer à Trieste pour Le Caire. En route, il a vu de beaux paysages, mais on en trouve la description chez Nodier, inutile de la recommencer. Surtout, 1l précise : «Il faut que j'aie mis l’étendue des mers entre moi et. un doux et triste souvenir» (IL. 231). L'épisode permet de présenter encore une fois l’anecdote de l'Anglais qui boit du champagne pendant l’orage et que l’on retrouve mort le matin suivant (IL. 232-233). Les excès d’alcool sont mortels,

mais la victime est toujours un Anglais...

145

1850

1850 est une année extrêmement productive. Nerval achève, dans le feuilleton du Le National, la publication de son Voyage en Orient, donnant l'Histoire de la reine du Matin; puis, vers la fin de l’année, il publie

dans le même journal son plus long roman, Les Faux Saulniers. Dans la Revue des deux mondes, il donne Les Confidences de Nicolas, sur Restif

de la Bretonne, texte qui entrera dans les //luminés, ainsi que d’autres articles, dont certains entreront dans Lorely. Il connaît cependant deux déceptions au théâtre; en février, un vaudeville, Une nuit blanche, écrit

avec Bocage et Méry pour l’Odéon, est interdit par la censure (le texte en est perdu); en mai, Le Chariot d'enfant, adaptation d’une pièce indienne composée avec Méry, ne sera guère apprécié du public!. Nerval assiste aux obsèques de Balzac, le 21 août, et repart pour Bruxelles, Cologne, Weimar, où 1l semble avoir été victime d’une crise nerveuse. Il est de retour à Paris vers le 15 septembre. En automne, il

apprend qu'il va être expulsé de son logis de la rue Saint-Thomas du Louvre, à cause de la rénovation du quartier. Il connaît peut-être une autre crise vers la fin de l’année, mais ces troubles ne semblent guère avoir diminué son activité littéraire. Le Voyage en Orient

Dans la dernière section du Voyage en Orient, intitulée Les Nuits de Ramazan, Nerval est à Constantinople et dans les environs, pendant le Ramadan; 1l rencontre beaucoup de gens, reçoit des renseignements et les commente, entend et rapporte des anecdotes. L'Histoire de la reine du Matin occupe plus de la moitié du texte, et sera analysée à part, car il 1. 11 s’agit d'une adaptation d’un drame indien, auquel Nerval s'intéresse depuis 1835 et dont l'intrigue fort compliquée ressemble à celle de Piquillo (voir Pichois et Brix, Nerval, p. 123 et 287). La pièce eut vingt représentations.

146

1850

s’agit d’un des textes les plus importants pour comprendre la pensée esthétique et religieuse de Nerval.

Il faut remarquer que le reste du texte contient aussi quatre autres anecdotes assez longues, comme si la pulsion romanesque était en train de prendre le dessus sur l’intention pédagogique. Dans l’une, un photographe européen rencontre une veuve turque qui veut se faire photographier; elle le garde pour ainsi dire prisonnier chez elle pendant plusieurs jours — et plusieurs nuits —, en attendant la lumière nécessaire;

le photographe, plutôt content d’abord, doit finalement s’évader; la femme est punie quand ses accointances avec un étranger sont découvertes. Une autre des anecdotes est racontée par un vieillard russe, ancien

page de Catherine IT, qui, dans sa jeunesse, a pu pénétrer dans le sérail du sultan sous prétexte de réparer des montres; poursuivi avant d’avoir consommé sa passion, 1l doit s'évader en sautant dans le Bosphore par une trappe. Les deux autres anecdotes sont des résumés de pièces de théâtre populaire auxquelles Nerval aurait assisté. Dans Le Mari des deux veuves, un jeune homme essaie d’épouser deux veuves, chacune fort jalouse; au moment où 1l doit choisir avec laquelle des deux il passera la première nuit, le mari, qu’on croyait mort, revient. L'autre pièce est Caragueuz victime de sa chasteté. Caragueuz est une marionnette à la virilité exceptionnelle que les parents donnent souvent en cadeau à leurs enfants, car «l’Orient a d’autres idées que nous sur l’éducation et sur la morale. On cherche là à développer les sens, comme nous cherchons à les éteindre...» (IL. 642). Un ami qui doit voyager demande à Caragueuz de garder sa femme; Caragueuz objecte en vain que, quand la femme le verra, elle ne pourra résister à la tentation. S’il se couche devant la porte sur le ventre, on le prend pour un pont; s’il se couche sur le dos, on prend son membre pour un pieu et on y étend du linge. Quand la femme le découvre, elle est saisie par la concupiscence ; Caragueuz résiste de son mieux (en prétendant avoir été souillé par un chien, etc.) et, pour échapper aux tentations qui l’assiègent, finit par se réfugier dans la voiture d’un ambassadeur franc. Nerval raconte tout cela d’un ton amusé, rapprochant cette pièce de la tradition occidentale du théâtre populaire : c’est le Polichinelle des Osques, qui remonte au comique des atellanes latines (I. 647) ou bien «un souvenir égaré du dieu de Lampasque, de ce Pan, père universel, que l'Asie pleure encore» (IL. 655). L’obscénité est donc justifiée au nom de l’antique culte des dieux de la fertilité. Ces quatre anecdotes entrent dans la tradition de l’orientalisme licencieux, alors qu'ailleurs Nerval insiste sur la chasteté et la vertu des 147

GÉRARD DE NERVAL

mœurs sexuelles de l'Orient. Même le sultan n’a en fait que trois épouses (les autres habitants du sérail sont des femmes de chambre) et il n’a

pas le droit d’acheter des esclaves, d’avoir une maîtresse passagère, de «souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises; c’est là le fruit défendu» (IL. 611 — s’agit-il là d’une critique cachée des mœurs sexuelles de Louis-Napoléon ?). Les orientaux encouragent la procréation; c’est un des buts de la discipline du Ramadan. Et,

«si l’on se rendait compte de la dignité et de la chasteté même des rapports qui existent entre un musulman et ses épouses, on renonceraïit à tout ce mirage voluptueux qu'ont créé nos écrivains du XVI siècle» (IL. 786). Mais c’est ce mirage voluptueux que Nerval vient de prolonger dans ces quatre anecdotes. Il y a ainsi contradiction chez lui entre une certaine fidélité à la tradition de l’orientalisme et un désir de justifier l'Orient, et c’est dans les passages didactiques du texte que l’ambition de justification l’emporte. Nerval continue à commenter,

assez favorablement,

la religion des

orientaux dans la description des derviches tourneurs et hurleurs. Le fanatisme religieux est uniquement caractéristique des couches inférieures de la société et, même là, l’opposition entre sunnites et chiites s’accompagne d’une tolérance pour les autres religions, tout comme un catholique romain estime plus un Turc qu’un Grec (II. 661). Le chapitre sur les derviches (IT. 664-669) ébauche une typologie du phénomène religieux musulman, qui peut s’appliquer en Occident. Tel groupe, «tout aristotélique», croit à la transmigration et observe strictement les règles et les interdits; tel autre, les illuminés, se place dans la lignée de Pythagore et de Platon, pratique la contemplation, réunit poètes, musiciens, artistes ;un troisième représente l’esprit de scepticisme ou d’indifférence des épicuriens. «Telles sont les trois opinions philosophiques qui dominent là comme un peu partout, et, parmi les derviches, cela n’engendre point les haines que ces principes opposés excitent dans la société humaine» (IL. 666). Typologie intéressante : Nerval distingue trois démarches religio-philosophiques fondamentales (c’est d’ailleurs une distinction bien traditionnelle); s’il y a syncrétisme des systèmes théogoniques chez Nerval, c’est parce que chacun de ces systèmes peut véhiculer chacune des trois options religieuses. Nerval attaque aussi l’image qu’on se fait de la Turquie comme pays de despotisme. S'il y a identité entre Coran et code, et donc entre religion et État, la tolérance religieuse existe tout de même et il en donne plusieurs exemples : «Le pouvoir du sultan est plus borné que celui d’un monarque constitutionnel» (IL. 610); il doit compter avec les ulémas, avec le peuple; 148

1850

le théâtre montre comment le peuple peut narguer le pouvoir, se moquer des règlements. Surtout, Nerval souligne que les tendances progressistes de la Turquie nouvelle ébauchent un renouveau : «Le mécanisme des institutions turques est, du reste, entièrement changé depuis l’organisation nouvelle que l’on appelle Tanzimat. [...] Aujourd’hui la Turquie est assurée d’un gouvernement régulier et fondé sur l’égalité complète des sujets divers de l’empire» (IL. 839 — Nerval fait allusion à des réformes promulguées en 1839). Il relève les efforts des Turcs pour mettre leur capitale au pas de tous les progrès: «Aucun procédé d’art, aucun perfectionnement matériel ne leur est inconnu» (IL. 789). En somme, Nerval se montre plus

favorable, plus optimiste, à l’égard de la situation politique à Constantinople qu'il ne l’était au Caire; ses sentiments turcophiles expliquent en partie le bouleversement qu'il ressentira peu après devant la guerre de Crimée. Juste avant la fin du texte, Nerval raconte une légende, «des plus bel-

les que je connaisse » (IL. 791). Quatre compagnons de route, un Turc, un Arabe, un Persan et un Grec, veulent faire un goûter, se cotisent, mais l’un veut acheter de l’usum, un autre ineb, un autre inghür, le dernier

stafilion; is sont sur le point d’en venir aux mains lorsqu'un derviche polyglotte leur révèle que tous voulaient la même chose, du raisin. Image de la tolérance, mais d’une tolérance qui dépend de la réussite de la communication, donc de la transparence des langues. Il faut enfin signaler quelques détails importants dans leur rapport avec les autres écrits de Nerval. Il évoque de nouveau la typologie raciale des femmes, en réunissant dans la même pièce quatre femmes d’origines différentes; ailleurs, il ne compte que trois types (IL. 631). II mentionne la Crimée, le prince de Ligne, Catherine et Iphigénie, les jouets de Nuremberg, qu’on retrouvera dans Pandora. Nerval prétend ne décrire que ce qu’il a vu (même si les sources livresques, bien sûr, restent nombreuses) et justifie le désordre de son texte comme garant de sa sincérité : «ce que J'ai écrit, Je l’ai vu, je l’ai senti» (IL. 791). Dans le texte publié en volume, il ajoutera : «Les lettres et les souvenirs de voyage, réunis dans ces deux volumes étant de simples récits d’aventures réelles, ne peuvent offrir cette régularité d’action, ce nœud et ce dénouement que comporterait la forme romanesque » (IL. 839). Le genre du voyage en Orient apporte à Nerval une libération face à la forme romanesque strictement définie, et lui permet ensuite de rénover cette forme en l’assouplissant, ce qu’il fera cette année même 149

GÉRARD DE NERVAL

avec Les Faux Saulniers et ce qu’il fait déjà ici avec le long conte sur la reine de Saba. L'Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des génies

L'Histoire de la reine du Matin paraît dans Le National entre le 7 mars et le 15 mai 1850. C’est dans ce journal républicain, qui sera supprimé après le 2 décembre 1851, que Nerval publiera aussi Les Faux Saulniers. Ce conte, où Nerval brasse de multiples sources de manière originale, révèle une prise de position politique et offre une des expressions les plus riches de sa pensée esthétique et religieuse. L'Histoire est racontée par un conteur dans un café, mais Nerval intervient et commente à la fin de

chaque séance. L'Histoire s'ouvre sur une discussion à propos de la construction du temple de Jérusalem, entre Adoniram, personnage beau et mystérieux, ses artisans, et son jeune disciple-ami Benoni. Adoniram exprime son mécontentement devant le génie limité des Hébreux, de Soliman (Salomon), de leur esthétique qui se résume en une servile imitation; il est en train de préparer une mer d’airain pour le temple. Arrive Balkis, reine de Saba (une note précise : «Saba ou Sabbat, —

matin» — II. 678). Il est question d’un mariage entre elle et Soliman. Lors de sa rencontre avec le roi, elle le taquine sur ses qualités de poète, ses images et ses métaphores, son anti-féminisme; ils se disputent aussi sur l'architecture, sur le culte que Soliman

voue

à la symétrie.

Balkis est

accompagnée d’un oiseau magique, une huppe nommée Hud-Hud, qui repousse les approches de Soliman. À propos de l'architecture du palais, on fait venir Adoniram pour l’interroger; Soliman critique son goût des figures terribles, sa théogonie impure; Balkis le défend. Elle veut passer en revue les ouvriers, Adoniram les fait se ranger d’un simple signe, au grand étonnement de Soliman. Balkis donne à Soliman son anneau magique. Soliman invite la reine à dîner dans sa belle maison de campagne. Une discussion esthétique s’élève entre eux à propos de la question de l’ordre de la nature : faut-il ou non le renverser? Puis, par tricherie, Soliman obtient le consentement de Balkis à leur mariage : alors qu’il lui a fait promettre de ne rien prendre de son royaume, il fait servir un repas très salé, si bien que la reine prend un peu d’eau. Le texte décrit ensuite la construction de la mer d’airain, à laquelle assistent Soliman et Balkis. Trois des ouvriers, jaloux et révoltés contre 150

1850

Adoniram, sabotent le travail; averti, Soliman refuse d'arrêter le désastre et le fleuve en fusion déborde; Benoni périt, Adoniram est disgracié, son

travail en ruines. L'architecte connaît alors sa «descente aux enfers»; des héritiers de Kaïn lui expliquent l’existence et la fonction de leur race souterraine qui se nourrit des fruits de l’arbre de la science, crée la cha-

leur du globe et mène une vie de sacrifice; ils sont les enfants du feu, par opposition aux enfants du limon, les fils d’Adonaï. Enfin Tubal-Kaïn promet à Adoniram qu'il fondera la nouvelle race des fils du feu et lui indique comment reconstruire la mer d’airain. La nourrice de Balkis s’oppose au mariage de sa maîtresse avec Soliman. On apprend qu’Adoniram a pu réparer son échec, les femmes de compagnie de la reine l’admirent. L'architecte arrive et exprime sa rancune envers la société et même envers Balkis, qui ne l’a pas soutenu au moment de la crise. Balkis confesse son amour pour lui et la huppe reconnaît en lui un membre de la race élue qu’elle doit épouser. Mais Soliman est impatient de se marier; les trois ouvriers félons lui révèlent qu’ Adoniram visite souvent la reine. Adoniram, son travail achevé, veut partir, fait ses adieux à Soliman et

compte s’en aller avec Balkis. Au cours d’un dîner, Balkis enivre Soliman, mais ne parvient pas à lui reprendre l’anneau. Elle part et croise un cortège de trois hommes portant un cadavre. Ce sont les trois traîtres qui ont, sur les ordres de Soliman, assassiné Adoniram et vont l’ensevelir. Soliman se réveille, découvre le départ de la reine et la mort d’Adoniram.

Grâce à l’anneau, il fait venir la huppe, mais est terrorisé quand celle-ci l’emmène avec elle dans l’espace. La huppe s’installe sur une tige d’acacia où les ouvriers découvrent le corps de leur maître; les trois traîtres ont pris la fuite (mais 1ls seront tués). Balkis donne naissance au fils de son amour, le «fils de la veuve». Soliman essaie de se faire immortel, conjure tout ce qui peut décomposer la matière, mais oublie le ciron et, deux cent vingt-quatre ans plus tard, son trône s'écroule avec lui. Les sources de ce texte sont multiples. Il y a la Bible, bien entendu, mais Nerval intègre aussi des éléments du Coran, de l’apocryphe Livre d'Énoch, de la Légende dorée, puise dans des ouvrages maçonniques et sur le compagnonnage, surtout dans celui de Guillaume de Saint-Victor, Recueil précieux de la maçonnerie adonhiramite (1789); il pille aussi d’Herbelot et sa Bibliothèque universelle ou Dictionnaire universel, contenant généralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de l'Orient, (première édition en 1697, augmentée ensuite). Il adapte et remanie tout cela, si bien que, selon Claude Pichois, «le conte n’est pas

une simple adaptation romanesque d’éléments connus; il traduit une pro151

GÉRARD DE NERVAL

blématique personnelle, à la fois consciente et inconsciente» (voir II. 1588). Nerval change souvent la graphie des noms propres (Adoniram, au lieu de Hiram) et le fait que ce soit Adoniram, et non Soliman,

qui épouse Balkis, semble de son invention. De telles inversions par rapport à la mythologie ou à la Bible sont alors répandues dans la littérature. Nerval s’est largement employé à rendre le texte lisible, souvent en ayant recours à de vieilles pratiques littéraires. Il présente une histoire d’amour qui peut se réduire au traditionnel conflit entre un vieillard et un jeune homme qui se disputent une belle, avec victoire finale de la jeunesse. Nerval utilise aussi de vieux poncifs de narration, comme la tentation de boire après un repas épicé, mais il compense ce côté «usé» par un renversement de situation au repas suivant, au cours duquel c’est Soliman qui boit trop. La «reconnaissance» magique d’Adoniram comme celui que Balkis doit épouser est elle aussi bien traditionnelle. Enfin Nerval emploie les entractes qui séparent les diverses sections de l’Histoire, parfois pour répondre à l’avance à des critiques éventuelles (par exemple, sur sa façon de modifier la légende) et aussi pour créer une ambiance favorable, assurant que l’intérêt du récit a fait augmenter le

nombre des auditeurs — et ce après une section plutôt aride et philosophique (IL. 731). Ces interventions servent encore à ménager le suspens. Parfois, le texte possède une puissance poétique considérable : la descente aux enfers, l’ensevelissement d’Adoniram ou le départ de Balkis. La présence d’éléments comiques ajoute à cette lisibilité, même si ces éléments sont surtout concentrés dans la première partie. Banaïas, général en chef des armées et assassin, est vieux, sourd et idiot; il s’écrie : «Charmant!> chaque fois que Balkis insulte Soliman. La critique de la poésie du roi par Balkis est également fort amusante : après avoir cité le passage du Cantique des cantiques où la Sulamite compare «votre chevelure à des branches de palmiers, vos lèvres à des lis qui distillent de la myrrhe, votre taille à celle du cèdre, vos jambes à des colonnes de marbre, et vos joues à de petits parterres de fleurs aromatiques, plantés par les parfumeurs», la reine de Saba conclut : «Rien de plus dangereux pour les nations que les métaphores des rois» (IL. 687). Il s’agit, bien sûr, d’une critique de l’abus de la métaphore dans la poésie romantique néobiblique. Le grand prêtre Sadoc est aussi traité comiquement; son impatience devant les délais du mariage est provoquée en grande partie par les complications vestimentaires que la cérémonie exige. Enfin, Balkis offre une délicieuse critique du mariage juif, qui oblige à se.faire couper les cheveux et à les remplacer par des touffes de plumes de coq. Si Nerval recourt aussi au comique dans les entractes, son récit n’est pourtant pas 152

1850

essentiellement comique; il pratique, à un degré limité, le mélange des tons prôné par le romantisme. Faut-1l préciser que ce texte «légendaire» est très riche en thèmes nervaliens? Il combine le thème orphique de la descente aux enfers-initation et le mythe de Prométhée voleur de feu, ennemi de Zeus-Adonaï,

mais surtout figure de l’artiste. La descente aux enfers-initiation est exceptionnellement réussie : tandis que jusqu'alors les textes de Nerval donnaient une image plutôt satirique de cette expérience, le texte annonce ici Aurélia. Scène dramatique où interviennent les voix des ancêtres, l'initiation est à la fois philosophique, religieuse et scientifique. Grâce à la descente aux enfers-initiation, Adoniram peut réussir l’œuvre et connaître le pur amour.

La haine du père est également assez manifeste. Soliman est un vieillard qui ne comprend rien ni aux jeunes ni aux innovations artistiques; 1l trouve un écho surnaturel dans Adonaï, père et ennemi des

hommes. Le portrait de la religion juive est ici très marqué par la haine du Père injuste. À la fin de l’histoire, le fils de Balkis et d’Adoniram sera le «fils de la veuve», son père étant déjà mort. En revanche, le problème

du double, qui n’existe pas ici, est remplacé par l’ennemi paternel d’un côté, de l’autre par le soutien du jeune disciple, Benoni, qui meurt pour laisser place à la femme.

Balkis, identifiée à Isis (IL. 683), est reine et

déesse et elle n’est opposée à aucun autre personnage féminin néfaste. La femme est puissante, ici comme ailleurs, même si elle est très féminine. Le problème de l’opposition mâle-femelle est lui aussi absent, puisque l’union de ces deux principes a lieu, mais dans un mariage qui reste caché, car Adoniram et Balkis possèdent le Tau et sont de la race sacrée, mais maudite. Faut-il voir là la marque d’un progrès vers la solution de certains problèmes nervaliens, ou simplement une contrainte due aux exigences de ses sources”? La première réponse semble s'imposer, car Nerval change radicalement ses sources, selon lesquelles Balkis est l’épouse de Soliman. Nerval ici offre une opposition entre deux systèmes religieux différents. D’un côté, la religion d’Adonaï, dont le nom est mentionné quarante et une fois, dieu des Hébreux (et de Soliman), qui est ridiculisée; de l’autre, celle des Caïnites (et d’Adoniram), qui est admirée. Une bonne partie du comique du texte repose sur la religion d’Adonaï, dont le soleil ne peut même pas cuire un œuf, dont le prêtre Sadoc est malhonnête et incompétent; Soliman même n’y croit pas, et il finit par s’adonner au culte de Moloch. Il faut souligner que le clergé joue un rôle politique néfaste, qu’il est contre tout progrès, qu’il veut tout immobiliser : la reli-

GÉRARD DE NERVAL

gion entrave les progrès des sciences. Le caïnisme est en revanche la religion de la race des persécutés, des fils du feu qui apportent la chaleur à l'humanité, qui souffrent et se révoltent contre Jahweh le persécuteur, tout en reconnaissant la faute fratricide de Caïn. Cette opposition s’explique en partie par la tradition gnostique qui conçoit un Dieu de toute éternité et son dédoublement dans Jahweh, responsable de la création et du mal, et qui affirme que l’homme doit manger le fruit de l’arbre de la science. L'Histoire de la reine du Matin contient l’exposition la plus détaillée du caïnisme chez Nerval. Mais Adoniram est également associé au Christ et Balkis tient à ce qu’on préserve la vigne de Noé, qui deviendra l’arbre de la Croix où sera cloué le dernier de la race de Soliman : «Ce supplice sauvera seul ton nom de l’oubli, et fera luire sur ta maison l’auréole d’une gloire immortelle » (IL. 693). On pourrait proposer que le supplicié Jésus est abandonné par celui-là même qui persécuta Caïn. En revanche, Ahias de Silo, prophète hébreu, condamne Soliman et lui annonce la juste vengeance divine. Ainsi Nerval, loin de proposer un syncrétisme religieux, dresse ici une opposition radicale entre deux systèmes et condamne plutôt la tradition judéo-chrétienne. Comme Max Milner le suggère!, si le Voyage en Orient exprime une quête de la religion, les Histoires de Hakem et d’Adoniram contredisent l’espoir religieux des récits de voyage proprement dits. Les résonances politiques sont également manifestes. Dès le commencement, Nerval définit le texte comme «un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques associations ouvrières auxquels l'Orient a donné naissance» (IL. 671), dépeignant ainsi les Compagnons, qui constituent alors une des seules organisations ouvrières et qui ont joué un rôle considérable dans la révolution de 1848, s’attribuant une origine maçonni-

que ancienne. Cette question est encore plus actuelle au moment où Louis-Napoléon essaie de priver la classe ouvrière de tout pouvoir politique. Nerval évoque aussi les Compagnons et leurs loges dans Promenades et souvenirs et Les Nuits d'octobre; il se déclare lui-même maçon,

«l’un des enfants de la veuve» (I. 596), donc de la lignée de Balkis. Le conte offre une démonstration de la puissance du mouvement ouvrier organisé et souligne la peur de Salomon devant cette puissance. En menant

ainsi son récit, Nerval

rejoint une fois encore

Barruel et tous

ceux qui attribuent une origine maçonnique à la Révolution; mais ici les maçons sont des ouvriers, non des bourgeois. Nerval associe aussi les ouvriers à Caïn : ils forment la race damnée de la terre, celle qui souffre. 1.

«Religions et religion dans le Voyage en Orient», Romantisme, n° 50, p. 41-52.

154

1850

On rejoint ainsi Ballanche et sa thèse sur l’existence d’une plebs souffrante mais initiatrice à travers les âges. Enfin génie créateur et classe ouvrière sont liés; c’est là un thème qui commence à se développer. Depuis 1848, la bourgeoisie ne peut plus prétendre être la voix du peuple et le poète doit choisir entre être la voix de la bourgeoisie ou celle du peuple. Faisant écho à la conception du peuple chez Sand et Michelet, Nerval présente Adoniram comme le poète génie créateur, de sang noble mais de profession ouvrière et persécuté, et donc vox populi. Le pouvoir (Soliman) apparaît en revanche corrompu, pratiquant le mensonge, la tricherie, profitant de la délation, encourageant l’assassinat,

soutenu par le clergé et utilisant à des fins politiques une religion à laquelle 1l ne croit pas. Le texte présente ainsi des échos de Saint-Simon : Balkis évoque et justifie les «grands travaux» (par exemple, l'irrigation du Yémen par la construction de barrages), alors que Soliman s’y oppose, estimant qu’on doit laisser la nature telle que Dieu l’a créée; Balkis l’accuse alors d’être l’ennemi de tout progrès et rappelle que c’est l’homme qui a fondé les villes, créé le fer et le cuivre; si la religion s'oppose au progrès, les hommes cesseront de croire à la religion (IL. 703-704). Le texte est riche en discussions esthétiques, qui ont été admirablement analysées par Gérald Schæffer!. À travers Balkis, Nerval propose une conception littéraire (la poésie doit venir du cœur) et surtout, à travers Adoniram, sa descente aux enfers et ses œuvres d’art, il expose une esthétique qui dépasse le romantisme et exprime sa vision profondément prométhéenne de l’art. Nerval refuse l’art-miroir, imitation de la nature, et souligne l’importance du dynamisme, de la vigueur, de la chaleur. Le feu ici est constructeur et créateur, même si c’est un feu de volcan. L'artiste désorganise la nature comme le feu désorganise la matière, 1l refuse la servile imitation pour mieux refaire la nature. Grâce à sa huppe enchantée, Balkis peut créer un arbre merveilleux et corriger la nature; mais, pour l’homme artiste, cette création se fait par le travail; Adoniram montre que, pour créer, l’homme doit être initié, maîtriser la technologie, travailler, et souffrir. Il sera mal compris, connaîtra la souffrance et la

mort, mais connaîtra aussi l’appréciation et l’amour de la femme. Ainsi Adoniram offre le portrait le plus développé, le plus réussi, de l'artiste chez Nerval. Il veut dépasser le bon goût pour faire du monstrueux, dégager la formule de la matière pour trouver et créer autre chose, un art neuf, qui réconcilie art et nature. Il est concurrent du Dieu 1.

Le «Voyage en Orient» de Nerval, 1967.

155

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créateur; et, pour parvenir à ces fins, il doit remonter aux origines de l’art, inspecter les ruines du monde primitif, retourner aux sources les plus lointaines, user de l’alchimie contre la matière et la transformer. L'artiste souffre de la solitude, doit connaître sa descente aux enfers, mais sa création ne fleurit qu’au contact de la femme. Soliman, au con-

traire, prône une conception esthétique purement classique, solaire, géométrique, qui refuse le mystère, qui veut laisser la nature telle quelle. Benoni adopte une position intermédiaire, naturaliste et timide, offrant un art sans dangers, mais ce disciple timide disparaît, meurt pour laisser place à la femme qui possède les puissances magiques permettant de transformer la nature. C’est à Adoniram, qui fait par le travail ce que Balkis fait par magie, que le texte donne finalement raison. Balkis pense que le beau est toujours orthodoxe, glorifie Dieu, mais ce divin est un divin du feu, du volcan, du soleil noir, dynamique et énergique ; l’homme arrive à créer le divin en concurrençant Dieu pour le vaincre sur son propre terrain, créant une beauté qui n’est pas imitation de la nature mais création de l’imagination. Si le conte représente l’amalgame de plusieurs sources, les passages esthétiques semblent avoir pour seule origine la pensée de Nerval, qui a profité de ce cadre exotique, de ce récit peu réaliste, pour exprimer sa conception de la nature de l’art. Il y prolonge une pensée déjà ébauchée dans la préface de Faust. Enfin, il est à noter que, si Nerval exprime ici sa pensée politique et religieuse, 1l ne peut s'empêcher de donner une conclusion tragique à l’œuvre, puisqu’ Adoniram meurt. Il a cependant laissé un fils et la lignée de Caïn va continuer. Mais Soliman meurt aussi. Souvent Nerval clôt ainsi ses textes par une mise en échec du reste de l’histoire; ici il est clair que la lutte entre les fils du Feu et les fils d’ Adonaï va continuer. Lorely

En août et septembre 1850, dans La Presse, Nerval publie des articles qui entreront dans Lorely (HI. 46-71) et dont il supprimera, en les republiant, un certain nombre de passages. Il s’agit du récit de son voyage à Weimar, à Weisbaden, à Francfort, au château de Wartburg, avec des évocations de Gutenberg et de Luther (ce qui lui fait regretter qu'aujourd'hui, hélas! le diable n’ose plus se faire voir — II. 56). Nerval loue également Louis de Bavière et les ducs de Saxe-Weimar pour l’encouragement qu’ils donnent aux arts : «le flot des révolutions modernes [...] respectera sans doute ce coin de terre heureux» (II. 68). Il admire surtout «la grande duchesse Amélie, sœur de l’empereur de 156

1850

Russie», qu'il aurait aperçue et qui entrera dans Aurélia comme intercesseur entre Orient et Occident. Ces textes sont particulièrement intéressants pour ce que Nerval écrit sur Goethe, Herder et Wagner. À Francfort, il assiste à une représentation de Faust (avec musique de Spohr) qui provoque une nouvelle méditation sur le personnage et sur l’invention de l’imprimerie. Faust aurait été le gendre de Coster qui le premier imprima des cartes à jouer; Faust aurait eu l’idée de sculpter des lettres isolées en bois de poirier, Gutenberg se contentant de fondre les lettres en plomb, Schoeffer inventant la presse d'imprimerie. Autre légende : Faust, visitant un monastère, aurait vu un moine en train de gratter un manuscrit de l’/liade afin de copier un texte de polémique religieuse sur le parchemin, aurait acheté le manuscrit, et c’est le cachet du moine

sur le manuscrit qui lui aurait donné

l’idée de l’imprimerie. Il aurait ensuite connu toutes les souffrances de l'inventeur (et Nerval évoque à ce sujet La Recherche de l'absolu et Quinola de Balzac). C’est ainsi que s’élabora la légende, d’abord populaire. Cette même

année,

le 26 août, Nerval

donne

par ailleurs dans La

Presse un compte rendu du Faust de Carré, joué au Gymnase (IL. 11831185). Il résume encore une fois la légende, évoque diverses traductions,

adaptations et imitations (dont celle de Berlioz) et conclut, à propos de la version de Carré, «qu’il est malheureux qu'aucune loi n'empêche de mutiler et de travestir les chefs-d’œuvre étrangers» (IL. 1184).

Cette année 1850 voit également la republication de sa propre traduction de Faust, qui change peu le texte du drame même, mais supprime la section sur les poésies allemandes et le résumé des deux Faust et ajoute le commentaire élogieux de Goethe sur cette traduction (voir I. 16961699). Dans un des passages du récit de son voyage en Allemagne non repris dans Lorely, Nerval souligne que Herder, «amoureux du mythe, du symbole, de l’allégorie, de l’emblème, se fût trouvé peu à l’aise s’il avait dû à jamais borner ses rêveries poétiques et ses spéculations philosophiques par l’infranchissable enceinte d’un dogme positif tel que le représente nécessairement un autel, un prêtre, un rite» (IL. 1001); pour

Nerval tout dogme religieux positif est donc ennemi de la création poétique. Il commente longuement le Prométhée de Herder mis en musique par Liszt (pour la critique musicale, ici comme au sujet de Wagner, 1l est difficile de savoir jusqu’à quel point Nerval est redevable à Liszt, son compagnon de voyage). Nerval se montre particulièrement sensible à la conception du progrès que Herder développe dans son œuvre : après une longue suite de tourments, Prométhée voit la puissance de l’homme sur l')f)

GÉRARD DE NERVAL

la nature «augmenter, s’agrandir et atteindre à une souveraineté qui doit un jour soumettre à leurs désirs toutes les forces du globe. [...] L’harmonie suprême succédera à ce désordre transitoire» (III. 58). Ce rêve uto-

pique du retour au paradis et de la rédemption de la nature, Nerval l’évoquera de nouveau, sous forme poétique, dans les «Mémorables » d’Aurélia. On trouve également dans ces articles un compte rendu de Lohengrin de Wagner, où Nerval clame son enthousiasme devant l’effort du compositeur pour renouveler l’opéra; c’est un modèle pour la France, où les livrets «n’appartiennent ni à une composition ni à une poésie élevée » (III. 1009). Relevant la dette de Wagner envers Beethoven, il souligne néanmoins qu’il innove, non seulement en écrivant la musique et les paroles de ses œuvres, mais aussi en essayant de faire de la scène «l’autel de l’art, à l’entour duquel toutes ses branches viendraient se grouper». Il analyse longuement Lohengrin, dont il reprendra certains thèmes (la quête du Graal, la Table ronde) dans Aurélia. Ici encore, une bonne partie du texte, la partie la plus louangeuse à l’égard de Wagner, ne sera pas reprise dans Lorely. Même dans cet article sérieux et laudateur, Nerval use du comique. En voici un exemple, qui montre un aspect de ce texte que Nerval reprendra dans ses propres écrits : Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal. C’est le but, au Moyen Âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme à l’époque des Anciens, la Toison d’or, et aujourd’hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur la croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute-puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier. (IL. 64)

La juxtaposition «Californie — Graal», la dépréciation des dons, la chute de la dernière phrase, créent un effet comique aux dépens de thèmes pourtant chers à Nerval. Il s’agit certes en partie d’une exigence du genre (le journalisme de voyage doit contenir du comique), mais sans doute aussi d’un besoin de perspective réaliste à l’égard de ses propres rêves. Un tel exemple permet néanmoins de souligner ce que certains thèmes d’Aurélia doivent, non à une obscure tradition occultiste, mais à la littérature allemande récente, celle de Goethe, Herder et Wagner. 158

1850

On peut enfin signaler un autre passage comique inséré dans un article de La Presse du 9 septembre, où Nerval évoque sa maîtrise limitée de la langue allemande : J'ai appris cette langue comme on étudie une langue savante, en commençant par les racines, par le haut-allemand et le vieux dialecte souabe. De sorte que je ressemble ici à ces professeurs de chinois ou de thibétain que l’on a la malice de mettre en rapport avec des naturels de ce pays. Peut-être pourrais-je prouver à tel Allemand que je sais sa langue mieux que lui, — mais rien ne me serait plus difficile que de le lui démontrer dans sa langue. (IL. 1187)

Si Nerval pouvait lire l’allemand, il ne semble guère avoir pu communiquer dans cette langue. Journalisme

Outre ses récits de voyage, Nerval publie de nombreux articles en 1850, reprenant la chronique dramatique dans La Presse et S’intéressant aussi à divers sujets. On trouve ainsi une distinction entre le fantastique et le merveilleux : le merveilleux appartient à la convention pure, alors que le fantastique s’associe à «la réalité la plus précise»; en France, on confond les deux, alors qu’on devrait imiter l’exemple d’Hoffmann (IL. 1168).

Dans un autre article sur les vaudevilles, Nerval déclare que «d’ici à

quelques années, la langue française serait au nouveau jargon parisien ce qu'est le sanscrit au prâcrit» (thème qu'il reprendra dans Les Nuits d'octobre) et relève comment l’argot pénètre dans le roman, dans l’atelier, jusque dans «la langue politique et dans les douces effusions de l’amour» (IL. 1179-1180). Un autre article évoque la carrière de Balzac et ses problèmes financiers; Nerval se montre à la fois ironique et admiratif à l’égard de son confrère qui vient de mourir (IL. 1207-1211). À propos d’une reprise du Mahomet de Voltaire, il souligne la contribution de ce dernier à l’évolution de la mise en scène et de la vérité du costume, au développement de la couleur locale, mais critique ses conceptions et celles des Encyclopédistes sur l’histoire des religions : ils ont maintenu qu'aucun fondateur de religion n’était convaincu de sa mission, qu'aucun prêtre ne croyait à son idole; selon Nerval, nos connaissances approfondies de l’histoire des religions montrent que, si les religions peuvent finir par des fourbes, elles commencent toujours par des inspirés, «dût-on

les traiter de fous» : «On 159

ne verse

pas de tels

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enthousiasmes dans les masses sans les partager.» La faiblesse de la pièce de Voltaire découle du caractère fourbe qu'il attribue à Mahomet (IL 1174-1177).

Dans d’autres articles, Nerval traite de politique. Il défend une fois encore Balzac à propos de la particule qu’il a ajoutée à son nom (Nerval en a fait tout autant!) : en France, la particule n’a jamais été exclusivement signe de noblesse, d’ailleurs il n’y a plus d’aristocratie possible et certains laboureurs du Midi sont de vieille souche noble (II. 1232). Il

attaque aussi le système des privilèges gouvernementaux au théâtre, inexcusable dans un pays démocratique (II. 1217). Il accuse Scribe, qu'il déteste cordialement, de faire toujours partie de l’opposition, libéral sous la Monarchie, monarchiste sous la République : «C’est, à Paris, une des

grandes conditions des succès d’argent. On aime à railler le pouvoir, quel qu'il soit» (La Presse, 21 octobre 1850 — IL. 1226). Cette attaque est d’autant plus piquante qu’une semaine plus tard, Le Corsaire, dans un article signé Legros et intitulé «Encore un fantaisiste qui tourne au rouge», accuse Nerval d’arborer «la cocarde de la démocratie» : «C’est

à regret que nous le voyons se jeter dans ce parti des sans-culottes qu’il a si cruellement persiflé jadis.» Et de reprocher à Nerval d’avoir reçu des missions et des subventions sous la monarchie de Juillet (II. 1797). Pre-

nant assez mal cette accusation, Nerval riposte qu’il n’a jamais fait de politique, qu’il a toujours écrit «dans le sens libéral», qu'il n’a jamais reçu de mission du gouvernement (ce qui est faux), mais seulement une indemnité due pour la suppression de Léo Burckart, qu’il a écrit dans des journaux de diverses opinions : «J’ai toujours tenu à conserver mon indépendance

entière»

(II. 1278-1280).

Quel

crédit

accorder

à ces

déclarations”? Il est du moins manifeste qu’à la fin de cette année du retour à l’ordre, Nerval ne veut pas se laisser publiquement enfermer dans une quelconque position politique, en dehors du mot, vague, de «libéral ». On doit enfin signaler l’«Introduction» que Nerval écrit pour Les Ballons. Histoire de la locomotion aérienne depuis son origine jusqu'à nos jours de Julien Turgan. Il y évoque les innombrables efforts faits pour voler, depuis les Éloïm (d’après ce qu’en dit Lamartine dans La Chute d’un ange) à travers la mythologie, la Bible, la Renaissance, jusqu’à Cyrano et Restif, traitant à la fois, et sans trop les distinguer, textes littéraires et expériences plus ou moins scientifiques. Le style est d’un comique léger, créé par la précision détaillée sur les fantaisies des inventions et par une certaine sécheresse dans la description, mais Nerval ne 160

1850

montre point pour ces tentatives prométhéennes le dédain qu’il oppose au chemin de fer. «La Reine des poissons»

Le 19 décembre 1850, Nerval publie un article dans Le National sur «Les

Livres

d'enfants»,

dont

Gribouille

de George

Sand

(IT. 1251-

1258). Après avoir commenté le manque de livres pour enfants en France par rapport à l’Angleterre et l’ Allemagne (et pourtant les légendes ne manquent pas, 1l faut les recueillir dans les récits de la campagne), il raconte une légende que lui-même a entendue «à quelques lieues seulement au-dessus de Paris». Il reprendra trois fois ce conte (en en supprimant le cadre), dans La Bohême galante, dans Contes et Facéties, puis dans «Chansons et légendes du Valois» placé en appendice à Sylvie dans Les Filles du Feu; chaque fois le récit vient à la fin du recueil!. Le cruel oncle Tord-Chêne force un petit garçon à ramasser du bois mort; une petite fille est obligée par ses parents à pêcher des anguilles, mais elle compatit aux souffrances des poissons, exception faite des écrevisses qui lui pincent les doigts. Dans leurs rêves respectifs, le garçon voit la fille transformée en beau poisson rouge suivi d’un cortège; elle le voit comme un beau chêne-vert que tous les arbres saluent. Apparaît Tord-Chêne qui menace de punir le garçon et de prendre la fille, reine des poissons, dans une nasse d’osier et de la faire périr. Quand il tente de s’emparer d’elle, le garçon ose la défendre. S’ensuit une forme de bataille cosmique, où Tord-Chêne est comparé à Odin et à Thor, où les arbres essaient de protéger le garçon, mais Tord-Chêne et ses bûcherons les abattent, bien qu’ils soient «sacrés du temps des vieux druides». La reine des poissons fait intervenir les trois rivières voisines avec un argument proprement écologique : sans forêts les sources seront taries; la pluie ne pourra plus alimenter les rivières; poissons, bêtes sauvages et oiseaux seront condamnés. Les agresseurs sont noyés par le déluge; le petit bûcheron et la petite pêcheuse, en fait Sylphe et Ondine, s’unissent légitimement. On ne connaît pas de source pour ce conte qui pourrait être une combinaison de deux traditions légendaires. Dans cette première publication, Nerval en commente le sens (II. 1255), passage supprimé dans les republications. Il refuse d’y voir une allusion au mauvais oncle du Moyen 1.

Surles origines de ce conte, voir Bony, Le Récit nervalien, p. 108 sq.

161

GÉRARD DE NERVAL

Âge qui dépouille son neveu; il s’agit plutôt de «cette antique résistance issue des souvenirs du paganisme contre la destruction des arbres et des animaux». Les dangers de la déforestation ont hanté Nerval. Mais le conte révèle aussi le conflit entre enfants et parents, incluant le mauvais père, Dieu du Nord. La conception de la nature, et du devoir de l’homme

face à elle, est la même que celle qui s’est trouvée exprimée dans les Vers dorés. La Main de gloire

Toujours en 1850, Nerval rédige, avec Auguste Maquet, un scénario tiré de son conte de 1832. Celui-ci ne sera ni publié ni porté à la scène de son vivant, ce qui révèle les difficultés rencontrées par Nerval pour faire admettre sa création théâtrale (III. 1122-1126). Ce scénario fond l’intrigue du conte dans une autre, où le jeune savant Cyprien tombe amoureux de la comtesse de Soissons et veut devenir riche pour l’épouser; disciple d’Albert-le-Grand, il donne un écu magique néfaste à un pauvre qui est en fait un démon: par une série d’accidents cet écu passe du pauvre au chef de la police, puis à Eustache; ici s’intègre l’histoire d’Eustache, de Jeannette et du cousin breton militaire, mais c’est Cyprien qui transmet le don de la main enchantée à Eustache. Quand celui-ci est pendu, Cyprien reprend la main qui permet d’ouvrir n’importe quelle porte, va chez le roi pour voler le trésor, mais résiste trois fois à la tentation : la tentation de voler afin de pouvoir épouser la comtesse, celle de saisir chez le roi des papiers qui prouvent qu'il est d’origine noble, celle de violer la comtesse endormie. En récompense, le roi lui rend ses titres et il épouse la comtesse. Complications rocambolesques de l’intrigue, addition d'éléments surnaturels, recours à des trucs usés (la découverte par le pauvre de son illustre naissance, le roi comme deus ex machina), introduction de scènes de «féerie» — on peut voir dans tout cela un effort pour répondre aux goûts du public, mais la puissance du texte originel, avec sa fantaisie noire, même macabre, et sa punition de l’innocent, est complètement perdue. Les Faux Saulniers

Le texte des Faux Saulniers n’était guère disponible avant 1984. Nerval publie pourtant ce roman en feuilleton d’octobre à décembre 1850 dans Le National, puis, sous forme de brochure (composée de tirés à part 162

1850

du journal, avec quelques corrections), en janvier 1851. Il en réutilisera des fragments considérables dans Les Illuminés, dans Lorely, dans Les Filles du Feu et dans La Bohême galante. La nouvelle édition de la Pléiade donne la totalité du texte original et, pour la première fois, on peut apprécier une des œuvres les plus novatrices et les plus amusantes de Nerval, qui se libère ici des contraintes du genre. Au point de départ de cette libération, se trouve la loi Riancey du 16 juillet 1850, qui soumet tout journal publiant un roman-feuilleton à un timbre d’un centime par numéro. Le but déclaré de cette loi est moral et même économique : il s’agit de préserver la librairie d’une concurrence illégitime; le but réel, dans ces années où le parti de l’ordre et LouisNapoléon réduisent de plus en plus l’opposition et la liberté d’expression, est d'attaquer une forme littéraire qui, avec Eugène Sue et d’autres, sert de véhicule à l’expression de l’opposition au régime. Ne pouvant donc pas écrire un roman-feuilleton, Nerval se voit contraint d’innover.

Il est difficile de résumer ce texte, du fait même de la nature «baroque » de son action. C’est une narration à la première personne, qui se présente comme une série de lettres au directeur du National. Le narrateur raconte qu’il a découvert à Francfort un livre sur l’abbé de Bucquoy, mais qu’il ne l’a pas acheté, pensant le trouver à Paris. Viennent ensuite une attaque contre l’amendement Riancey, une discussion des problèmes de la Bibliothèque nationale, une allusion à la bibliothèque d'Alexandrie et à son incendie, l’évocation d’un autre Bucquoy qui voyagea aux Indes, une conversation sur le problème de la particule nobiliaire, enfin un rapport de police sur l’affaire Le Pileur, où il est question d’un meurtre, conséquence d’une querelle d’héritage. Nerval commente le style de ce rapport, puis va à la bibliothèque Mazarine, évoque le problème des rats qui attaquent les livres; à |’ Arsenal, il énumère les conservateurs qu’il a connus, raconte une histoire d’une sonnerie causée par des revenants, puis une anecdote sur une vieille femme qui veut vendre son canari. Vient alors une «digression obligée», comme si tout ce qui précède n’était pas déjà une suite de digressions! Il s’agit cette fois d’un phoque savant à Versailles, des réactions assez savoureuses de deux militaires face au phoque et d’une anecdote sur un autre phoque fidèle, avec une discussion sur la vie amoureuse des phoques. Nerval essaie ensuite de découvrir qui au gouvernement décide ce qui est roman, ce qui est livre d’histoire. Dans une nouvelle «digression forcée», il réfute les attaques du Corsaire Sur son engagement politique, et raconte tous les problèmes qu'il a affrontés lors de la représentation de Léo Burckart, en particulier les délais imposés par la censure. Cet échantillon suf163

GÉRARD DE NERVAL

fit sans doute à montrer jusqu’à quel point la digression caractérise le texte, où se mêlent deux histoires, celle d’ Angélique et celle de Bucquoy, des discussions sur la politique et la littérature, des souvenirs personnels, des anecdotes dont le lien avec le texte principal n’est pas toujours évident. L'histoire d’ Angélique de Longueval, la tante de l’abbé de Bucquoy, occupe une large place dans le roman : vie sentimentale précoce, premier amour à treize ans (son père fait tuer l’amant), passion pour un fils de charcutier, comment ils se cachent, soupçons du père qui essaie de tuer l’amant, fuite en volant l’argenterie de la famille, fatigues et souffrances, travestissements, vie difficile comme épouse de La Corbinière, fausses couches, comment son mari la bat, détentions, mort de La Corbinière,

apparition d’une fausse (double) Angélique, commentaires du Célestin Goussencourt sur les misères de ses derniers jours. Ce récit est encore interrompu par de multiples digressions et réflexions : sur l’état des archives en province, sur la découverte de l’imprimerie remontant jusqu’à Agis de Sparte (ce problème fascine toujours Nerval), sur l’art du boniment, sur la beauté de Senlis (Nerval s’y fait arrêter, faute de passeport), sur le mystère célébré dans une pension de demoiselles, sur les len-

teurs de la poste, sur le druidisme en France, sur la vigueur des femmes allemandes en guerre, enfin sur l’arrestation d’un archéologue, encore à Senlis. Cette section du texte sera reprise dans Angélique pour une partie, dans La Bohême galante pour d’autres; d’autres passages, manifestement liés à l’actualité politique, ne seront pas repris. Puis les digressions reprennent : longue visite du Valois en compagnie de Sylvain, l’ami d’enfance, souvenirs d’enfance, visite à Ermenonville, évocation des illuminés, inscriptions anciennes. Sylvain et le narrateur essaient de se rendre à Dammartin, mais ils se perdent en route. Sylvain donne un résumé du drame qu’il écrit sur la mort (par suicide) de Rousseau. Puis Nerval trouve enfin et achète le livre qu’il cherche depuis le début. Mais, avant de se lancer dans l’histoire de Bucquoy, il raconte une visite à Soissons, à Château-Thierry, évoque les modèles littéraires possibles pour sa manière de raconter. L'histoire de l’abbé de Bucquoy occupe un peu moins d’un tiers du texte et les digressions y sont moins nombreuses. Nerval passe rapidement sur le passé de Bucquoy comme trappiste et l’action commence quand il s’associe à des faux saulniers (c’est leur seule‘apparition dans le texte auquel

ils donnent

son titre), se met à leur tête, se fait arrêter.

Emprisonné d’abord à Senlis puis à Fort-L'Évêque, il s’évade, est repris, 164

1850

s'évade de nouveau, est arrêté comme protestant. Il s’évade ensuite de la prison de Soissons, mais pour entrer dans une boutique d’orfèvre, où une grande confusion règne quant à qui est policier, qui est voleur. Puis vient une digression importante sur la supériorité du roman historique sur l'histoire traditionnelle. Mais, enchaîne Nerval, à cause de la loi Riancey, «retombons dans la froide réalité» (II. 139). On revient donc à la Baslle, où Bucquoy est incarcéré. Suivent une série d’anecdotes sur la vie dans la forteresse, la corruption et l’immoralité des geôliers, les multiples projets d'évasion de Bucquoy, les communications entre les prisonniers. Enfin Bucquoy s’évade une dernière fois, pour se réfugier en Allemagne, puis en Hollande, où il publie des écrits politiques (pro-républicains) et philosophiques (anti-matérialistes), ce qui justifiera, mais combien peu, l'insertion de son histoire dans Les 1lluminés. Le texte se conclut par l'évocation d’un autre Bucquoy, qu’il faut bien distinguer du premier, et par le don du livre rarissime à la Bibliothèque nationale. Au point de vue de la création littéraire, Les Faux Saulniers consti-

tuent l’une des œuvres les plus novatrices et les plus radicales de Nerval, qui, peut-être grâce à Riancey, réussit à renouveler genres et formes littéraires. Il y pousse au plus loin ses méditations sur l’homme et la société, sur la condition des femmes, sur le problème de la connaissance

et de la vérité. Le fait que le texte soit longtemps demeuré difficile d’accès, jusqu'à la nouvelle édition de la Pléiade, et son ton comique ont empêché la critique de lui accorder l’attention qu’il mérite. C’est pourtant une œuvre percutante, qui crée un véritable «séisme» dans la bibliothèque. Le texte combine, avec succès, une grande variété de formes littéraires — Nerval propose une analogie musicale, la symphonie avec ses retours du motif principal de temps en temps (I. 93). En fait, il y a bien unité de ton et unité de préoccupations politiques et intellectuelles dans les deux «histoires » principales et dans les multiples digressions et interruptions. Nerval a déjà tenté, dans le Voyage en Orient, de synthétiser littérature de voyage et conte; ici, la littérature de voyage se renouvelle du fait qu’elle n’est plus exotique; elle rend compte de l’activité du flâneur à Paris et dans ses environs, technique que Nerval reprendra dans Les Nuits d'octobre et dans Promenades et souvenirs. Cette structure permet une expression plus proprement autobiographique : il raconte des histoires de sa jeunesse, dont la semi-noyade dans son enfance (anecdote qu'il reprendra trois fois dans des versions différentes), la vision d’Adrienne (ici nommée Delphine et chantant lors de la représentation du mystère : «Anges, descendez promptement») qui occupera une place capitale dans 165

GÉRARD DE NERVAL

Sylvie, et des histoires plus récentes comme son déménagement forcé, l'échec de la mise en scène de Léo Burckart. C’est le premier texte de Nerval à imposer une lecture autobiographique approfondie. Il faut ajouter à cela les multiples discussions sur la littérature, sa nature, ses fonc-

tions, les questions génériques, les commentaires directs ou déguisés sur la politique; la présence de chansons folkloriques (soit citées, soit inventées), le scénario d’une tragédie, etc. En un mot, pour trouver une telle multiplicité de formes littéraires, il faut sans doute remonter à Rabelais.

Nerval évoque des prototypes (Diderot, Sterne, Swift, Rabelais, Merlin Cocaie, Pétrone, Lucien) dans une liste qui ne mentionne cependant pas

son prédécesseur le plus immédiat, Nodier et l'Histoire du roi de Bohême. Il est vrai que les techniques de la digression et de la multiplication des genres sont ici assez différentes, que les formes sont encore plus variées. À travers ces multiples formes, les problèmes et les hantises de Nerval se révèlent pourtant, accompagnés d’une méditation approfondie sur la nature de la littérature et sur le contact avec la réalité. Nerval est ici plus proche de Borges que de Diderot. Et tout cela se fait dans un registre comique, ce qui permet aujourd’hui comme en 1850 de «faire avaler la pilule» fort révolutionnaire que représente ce texte.

Une lecture politique du roman s’impose à l’évidence. Non seulement Nerval attaque l’amendement Riancey, mais il estime que la censure de l’ Ancien Régime lui était préférable, car elle contraignait moins les artistes. Il critique aussi l’amendement Tinguy, qui exige la signature de tout article à contenu politique. Surtout, il reprend un article déjà publié cette année même sur ses déboires avec la censure lors de la production de Léo Burckart; la pièce a pu se jouer, en dépit de la réplique : «Les rois s’en vont. Je les pousse», que Nerval reproduit ici en en soulignant le retentissement (dans ce contexte, s'agit-il toujours de Louis-Philippe, ou désormais de Louis-Napoléon”?). De même, la censure néfaste est évoquée dans la partie historique du texte : un madrigal peut vous faire embastiller. Nerval pourtant introduit sa lamentation sur Léo Burckart en reprenant sa polémique avec Le Corsaire et en réitérant ses déclarations d’apolitisme, son refus de s'engager (IL. 29). Soit il essaie ainsi de «cacher sa main» et, de fait, le contenu politique des Faux Saulniers est souvent ésotérique en ce sens qu’il exige un certain déchiffrement, d’ailleurs assez facile, de la part du lecteur; soit son commentaire politique lui semble se situer sur des problèmes profonds plutôt que sur des questions d'actualité. Cela ne l'empêche pas de se moquer du régime de 166

1850

Juillet comme de celui du «parti des hommes gras» avec qui Louis-Philippe se sentait à l’aise, lesquels offraient «une idée flatteuse de la prospérité publique»; le roi se méfiait des nerveux comme Thiers ou des bilieux comme Guizot, alors que ce sont ces «hommes gras» qui «le perdirent.. soit en le voulant, soit sans le vouloir» (IL. 33). Un tel dévelop-

pement rappelle les thèmes alors répandus par la caricature. L'image de la prison domine dans le texte. Ici encore, la prison est caractéristique du passé comme du présent. Les arrestations arbitraires de Bucquoy et de tant d’autres sous Louis XIV trouvent leur parallèle dans les arrestations arbitraires du narrateur qui voyage sans passeport, d’un archéologue qui a le malheur d’étudier une église; et cela, à une époque ou les arrestations par les forces bonapartistes se multiplient. Victor Brombert a bien étudié la fonction de la prison romantique; ici, elle n’est n1 lieu de paix et de contemplation, ni lieu de conversion; on

pourrait même voir dans la déclaration de Bucquoy qui veut «convertir au catholicisme » un co-détenu avec lequel il veut rester afin de préparer leur évasion, une satire du thème de la «conversion en prison» lancé par Silvio Pellico. Ici, la prison prive de liberté, l’arrestation empêche le voyage, la flânerie; ce sont, comme la censure, des obstacles à la liberté, dans tous les sens. Les femmes, en prison, sont privées de leurs droits sur leur corps, on les viole comme la censure viole les idées. Nerval introduit aussi dans le texte une digression sur son déménagement forcé, imposé par la rénovation de l’urbanisme parisien qui marquera tant le régime de Napoléon IIL. II cite le document «tout à fait féodal» (IL. 95) qu'il a reçu, se plaint moins de son expulsion que du ton du texte administratif, de la manière dont l’expulsion s’est faite. Cela conduit à un commentaire riche de sens : il ne fait pas de la politique, il n’a jamais voulu faire que de l’opposition, mais l’administration prend toujours en France un ton sévère, l’homme soupçonné est toujours, de prime abord, regardé comme coupable : «Si même 1l est reconnu innocent, 1l demeure toujours suspect» (IL. 96). Voilà une des grandes causes de nos troubles civils. En famille, quand le maître gronde, tout le monde gronde, le chien lui-même devient hargneux; or, issu de paysans du Nord, Nerval possède, quant à lui, «le vif sentiment du droit» qui manque à l’administration. Ici encore, dans le contexte de la mainmise du président Bonaparte sur la société, cet incident trouve des prolongements manifestes dans l’actualité, tout en reflétant le caractère

frondeur

de Nerval

qui,

comme Angélique, ne fait peut-être pas de politique, mais fait de l’opposition. 167

GÉRARD DE NERVAL

D'autres passages exigent une lecture ésotérique. Nerval évoque la figure de Pontchartrain, chef de la police sous Louis XIV, qui poursuit d’un œil vigilant toute opposition au régime, tout trouble de l’ordre. Pontchartrain revient dans une épigramme que Bucquoy découvre à la Bastille et qui associe Fouquet et l’âge d’or, Colbert et l’âge d’argent, Pelletier le siècle d’airain, la France aujourd’hui étant réduite au siècle de fer «sous le vorace Pontchartrain» (II. 159). On peut sans difficulté reconnaître ici des allusions à Napoléon I", la Restauration, Louis-Phi-

lippe, Louis-Napoléon. Bucquoy, auteur d’une défense de la république et d’une critique de la monarchie, voyait dans la république un moyen de détruire le pouvoir arbitraire (IL. 95 et 165); or, au moment où Nerval

écrit, la France passe manifestement d’un régime républicain à un régime monarchiste. À propos de l’arrestation de l’archéologue, Nerval évoque la réaction politique : un excès amène d’autres excès, conduisant les choses au-delà des limites que le bon sens général aurait imposées (IL. 87-88). Là encore, il faut lire un commentaire sur la réaction contre 1848. Il cite «Le Pouvoir des fables» de La Fontaine (livre VIIL fable 4 — voir IL. 50) sur

les dangers de l’indifférence face aux menaces contre la République. Ce texte est suivi par l’anecdote des Parisiens qui se font berner par le vendeur d’eau médicinale qui prétend faire des miracles avec des oiseaux (on peut facilement associer ces oiseaux à l’aigle impériale dont LouisNapoléon fit son emblème); seul un gamin de Paris, un Gavroche, ne se laisse pas abuser. Pontchartrain, «comme bien d’autres, se vengeait du

ridicule par la terreur» (IL. 17); parmi ces «autres», il y a Louis-Napoléon. Les Faux Saulniers Sont manifestement un texte de protestation; Angélique proteste contre la famille, contre la condition des femmes victimes de leur père, puis de leur mari, et cette protestation féministe est reprise dans les tristes anecdotes des femmes violées et assassinées à la Bastille; Bucquoy est le frondeur impénitent contre tout arbitraire. Cette protestation politique est également une protestation littéraire, et comporte une mise en question de tout le système générique contre lequel Nerval lutte, comme d’autres romantiques. Aujourd’hui, le lecteur a du mal à saisir ce besoin d’affranchissement face aux catégories fixes de tragédie, comédie ou drame, de style noble, moyen ou bas, de poésie et prose, d'histoire et roman, qui caractérisent une esthétique remontant à l'Antiquité. Nerval profite de l’amendement Riancey pour saper ces catégories et renverser la hiérarchie, à la fois par la polémique et par la pratique. Il s’agit surtout de la distinction entre histoire et roman histori168

1850

que. Selon la loi Riancey, Nerval peut faire de l’histoire et non du roman historique, mais peut-on distinguer entre les deux ? Question que la jusice doit trancher, mais quelle justice? Nerval découvre, à son grand étonnement, que ce n'est pas le Parquet, mais la direction du Timbre,

sous la dépendance de l’administration de l’Enregistrement et des Douanes, qui est compétente. (IL. 27-28). Qui pis est, on ne sait pas non plus comment classer le livre de Bucquoy que Nerval cherche; si on ne le trouve pas dans les bibliothèques, c’est peut-être parce qu’il a été classé parmi les romans... Cette confusion était répandue à l’époque : la Bibliographie de France enregistre le Cing-Mars de Vigny parfois sous la rubrique «Histoire», parfois avec les romans; si Walter Scott écrit le roman comme une histoire, Jules Michelet et Augustin Thierry écrivent l’histoire comme des romans. En outre, séparer le romanesque de l’histoire, c’est séparer le plat et la sauce. Comment donc définir le roman? Un substitut aurait dit que, puisque le mot roman Vient de romance, c’est la peinture d’amour qui constitue le feuilleton-roman (I. 27). Mais alors comment distinguer roman et tragédie? Et Nerval se demande avec inquiétude (et ironie) si le fait d’inclure l’histoire du phoque amoureux suffit à faire de son texte un roman? Il va même plus loin : comment distinguer prose et vers, si le vers n’est pas dans la mesure, dans la rime, mais dans l’idée (II. 108)? Tout cela reflète, sur un registre à la fois comique et sérieux, le brassage — ou plutôt la redéfinition — des genres, qui est une grande contribution du romantisme et dont Les Faux Saulniers offrent une illustration exemplaire. Enfin, dans une longue digression, «Observations» (IL. 135-140), Nerval montre l’impossibilité de faire de l’histoire sans avoir recours aux techniques du roman. Peut-on, doit-on se passer du dialogue ? De Tite-Live à Barante, Guizot et Thiers,

les historiens ont inventé des dialogues. Il ébauche ensuite le beau roman qu'il aurait pu faire sur Bucquoy si on le lui avait permis, donnant ainsi le résumé d’un roman dans ce qui n’est pas un roman... Or, sans parler des merveilleux portraits qu’il aurait pu y introduire, l’ébauche résout la plupart des problèmes que l’histoire de Bucquoy laisse obscurs : ses liens avec les faux saulniers, l'explication de la scène avec l’orfèvre, la signification de sa vie monacale, etc. C’est dire combien le roman est supérieur à l’histoire, non seulement au niveau esthétique, mais aussi au niveau métaphysique, car la vérité ne peut se connaître que par l'usage de l’imagination, de la subjectivité. Sans elles, le passé est inconnaissable. Cette crise épistémologique est le leitmotiv prédominant du texte. On ne peut pas trouver le livre désiré et, quand on le cherche dans les bibliothèques, on trouve d’autres livres qui sont peut-être du même auteur, qui 169

GÉRARD DE NERVAL

sont peut-être le livre. La vente annoncée du livre est retardée. Les bibliothèques, lieux de la préservation et donc de la connaissance du passé, sont menacées de destruction : non seulement des catalogues manquent à la Bibliothèque nationale et ailleurs, mais il y a aussi des volumes volés, mangés par les rats, menacés par les révolutions, par le sort de la bibliothèque d'Alexandrie. Il y a des faux Bucquoy, il y a des fausses Angéliques.. et la vraie Angélique a disparu de la généalogie de sa famille; les personnages principaux sont menacés d’effritement. Les noms des gens s’écrivent de multiples manières et, comme la particule n’indique pas la noblesse, le blason qui doit identifier la personne se révèle plusieurs fois indéchiffrable. Dans la scène chez l’orfèvre, 1l est impossible de savoir qui est voleur, qui est police. comme 1l est impossible de savoir qui a inventé l’imprimerie. L'histoire en soi est inconnaissable, envahie par l’activité du légendaire qui, par exemple, associe Gabrielle d’Estrées et Rousseau (IL. 103-104), déterminée par les visées

politiques des historiens. La géographie même est inconnaissable, incertaine : sur la «route bien étrange» du Valois (IL. 106), on ne peut trouver ni Ver ni Eve; ni le nom n1 l'emplacement exacte de Fort-L’Evéque où séjourna Bucquoy ne sont sûrs. Le double du narrateur, son ami d’enfance, Sylvain, est représentatif

de cette incertitude : garçon pensif, il sait fabriquer une montre, une boussole, mais, «sur le reste, sur la cause et sur les moyens de s’en servir, les documents sont imparfaits» (IL. 109). Même flottement dans la

description du parc d’Ermenonville : Puis, près d’une allée, une pierre simple sur laquelle on trouve inscrit : Ci-gît Almazor. Est-ce un fou? — est-ce un laquais? — est-ce un chien? La pierre ne dit rien de plus. [...] La tombe de Rousseau se dessine à droite, et plus loin, sur le bord, le temple de marbre d’une déesse absente, — qui doit être la Vérité. (II. 104)

La Vérité est bien la déesse absente du texte; on ne peut savoir qui fut

Almazor, on ne peut connaître ni les causes ni les moyens, sauf par l’imaginaire; l’épanchement du songe dans la vie réelle est nécessaire, car c’est par lui qu’on peut accéder à la vérité. Ce texte, délicieusement comique, est aussi une critique fort pessimiste des limites de la raison et de la connaissance. Bucquoy et Angélique sont des frondeurs protestataires: Nerval aussi. À partir de 1851, sans doute en partie pour des raisons politiques, il estompera ses protestations, ou plutôt il s’attachera à des problèmes encore plus profonds. Du point de vue générique, Les Faux Saulniers 170

1850

sont un livre-monstre. Ce sera sous des formes plus limitées, mais aussi plus originales, que Nerval poursuivra sa recherche de la forme qui lui convient. Ce texte, qui constitue un point tournant dans sa carrière, lui

aura permis d’articuler sa révolte en politique, en littérature, et en philosophie. Les Confidences de Nicolas

Les 15 août, 1% et 15 septembre 1850, des deux mondes trois longs articles sur reprendra ensuite avec peu de changements tion sur Restif représente près de la moitié

Nerval publie dans la Revue Restif de la Bretonne, qu'il dans Les Jlluminés, où la secdu texte.

Nerval est fasciné par Restif, en qui il a découvert un ancêtre, un

esprit frère. Mais cette fascination est faite à la fois de ressemblances et d’antagonismes, Nerval tenant en fin de compte à se distinguer du «Rousseau du ruisseau ». Restif est alors peu connu, en dépit de certains articles (notamment ceux de Monselet l’année précédente) et de plusieurs évocations de ses théories utopiques pendant la Révolution de 1848. Nerval offre une étude beaucoup plus détaillée, plus étendue que tout ce qui existait auparavant. Les deux premiers articles s’occupent surtout de la biographie de Restif; le troisième, plus analytique, examine son immense production, son art. Une étude des sources du texte n’a pas encore été faite; Nerval

est surtout redevable à M. Nicolas, ou Le Cœur humain dévoilé, qu’il suit de près tout en l’édulcorant de temps en temps, mais il connaît également d’autres œuvres de Restif. Dans cet auteur, il trouve des échos à sa propre pensée, à ses préoccupations personnelles. Ce sont parfois de petits échos : l’appréciation du débit naturel chez les chanteurs (IL. 978), la nature onirique de la vision de

la femme (II. 1020), la fascination pour la typographie et ses problèmes (Restif fut typographe et composait même à la casse). D’autres sont plus importants : Nerval et Restif partagent le culte de Napoléon, en qui ils voient celui qui reçut mission de sauver la France; tous deux s’inventent des généalogies imaginaires et s’attribuent des ancêtres glorieux (mais Nerval relève que, dans sa «descendance

de Pertinax»,

Restif fait une

satire des généalogies). Restif aussi aima une actrice, ce que Nerval commente avec perspicacité : Rien n’est plus dangereux pour les gens d’un naturel rêveur qu'un amour sérieux pour une personne de théâtre; c’est un mensonge perpétuel, c’est le rêve d’un malade, c’est l’illu-

171

GÉRARD DE NERVAL

sion d’un fou. La vie s'attache tout entière à une chimère irréalisable qu’on serait heureux de conserver à l’état de désir et d’aspiration, mais qui s’évanouit dès qu’on veut toucher à l’idole. (II. 947)

Il trouve aussi chez Restif l’idée qu’à travers plusieurs femmes, on aime toujours une femme, tout en refusant l’explication incestueuse que Restif propose à ces ressemblances. Les deux premiers articles s’occupent surtout de la vie amoureuse de Restif, de la fonction de la femme idole, de la prostituée noble, de la fille innocente, et concluent : Si en effet quelque chose peut atténuer les torts nombreux de l'écrivain, son incroyable personnalité et l’inconséquence continuelle de sa conduite, c’est qu’il a toujours aimé les femmes pour elles-mêmes avec dévouement, avec enthousiasme, avec folie. (II. 1058)

C’est surtout dans la philosophie et les théories politiques de Restif, dans sa démarche hautement autobiographique, dans certaines de ses pratiques littéraires, que Nerval cherche à la fois où se définir et où se distinguer. Deux systèmes philosophiques sont alors exposés, celui de Restif et celui de Gaudet d’Arras, moine athée et matérialiste, que Restif

(et Nerval) refuse, mais auquel Nerval accorde un long développement.

Gaudet est d’abord décrit comme le conseiller de Restif en matière d’amour : il faut séduire les femmes, les traiter durement car elles vous en aiment davantage, satisfaire ses appétits sensuels. Cette attaque contre l’amour platonique se justifie par une sorte de matérialisme : il n’est pas de Dieu, une loi physique régit l’univers, la nature obéit aux conditions préétablies de l’harmonie et des nombres (IL. 984). Il n’y a donc ni bien ni mal, la nature a fait le vautour et la colombe, la mouche et l’araignée. L'homme gouverne la terre, doit tout régler selon son intérêt et celui de sa race (II. 1048). La vertu, les peines morales, sont des idées romanes-

ques ou religieuses, qu’une bonne organisation sociale rendrait caduques. Gaudet ajoute une curieuse théorie sur l’âme immortelle, qui quitte cette terre pour connaître deux cents ans de bonheur, puis cinquante ans d’angoisse en attendant sa réincarnation sous une autre forme terrestre (IL.984). Edmond, le héros du roman de Restif Le Paysan perverti, est victime du système de Gaudet, qui l’entraîne «à travers tous les désordres, toutes les corruptions, tous les crimes» (IL. 1051), proposant qu’il faut, pour être heureux, tout connaître, user de tout, satisfaire ses pas-

sions sans trouble et sans enthousiasme, puis se tarir le cœur progressivement, pour arriver à cette insensibilité contemplative du sage, qui devient sa vraie couronne.

1850

Nerval voit en Gaudet «le prototype de ces personnages sombres qui planent sur une action romanesque et en dirigent fatalement les fils», ajoutant aussitôt: «On a beaucoup abusé depuis de ces héros sataniques» (II. 1050). Mais Restif a l’avantage d’avoir peint un type véritable, et «n’a accepté que sous bénéfice d’inventaire» les idées de Gaudet : «ce matérialisme absolu lui répugnait» (II. 1048). Il n'empêche que Nerval, comme Restif, éprouve une sensible fascination devant Gaudet et son matérialisme athée. Quant à Restif, il combine matérialisme et tendances mystiques et, à ce sujet, Nerval évoque Pernetty, Delisle de Sales, Saint-Martin, avec ce commentaire : «Si étranges que puissent sembler aujourd’hui ces variatons de l’esprit philosophique, elles suivent exactement la même marche que dans l’Antiquité romaine, où le néo-platonisme d’Alexandrie succéda à l’école des épicuriens et des stoïciens du siècle d’Auguste» (IL. 1049) — observation pertinente, qui annonce le débat sur les liens entre l’éclectisme de Victor Cousin et l’école d’Alexandrie!. Restif présente ainsi une combinaison de panthéisme, d’épicurisme et de communisme que Nerval associe avec les théories de Fourier, «lequel a pu lui faire de nombreux

emprunts»

(IL. 955). C’est d’abord la théorie de la

création par émanation, incluant une cosmogonie complète, où «l'être suprême n’est qu’un immense soleil central, cerveau du monde, duquel émanent tous les soleils; chacun d’eux vivant et raisonnant et donnant le

jour à des cométo-planètes » (IL. 1070). Cette cosmogonie est régie par une harmonie universelle justifiant l’existence des êtres nuisibles (IL. 960), ce en quoi Restif reste fidèle à Gaudet et. à Fourier, tout comme dans sa théorie de classification des tempéraments et de leurs transformations, où Nerval évoque la «papillonne» de Fourier (II. 1045). Chez Restif, cette cosmogonie et cette typologie trouvent un prolongement moral : l’enfer existe déjà sur cette terre, la Providence faisant «succéder toujours l’expiation à la faute commise». Sur ce point précis, Nerval prend ses distances : Cette doctrine [...] a l'inconvénient de n’empêcher personne

de se livrer au mal, en bravant dans une heure d’enivrement les conséquences fatales qui ne doivent se manifester que plus tard. (II. 1034)

De même, Nerval refuse l’idée que la ville corrompt et que seul un retour à la nature peut améliorer la condition morale de l’homme, thème qu'il associe à Rousseau aussi bien qu’à Restif : 1.

Voir mon Christ des barricades, Cerf, 1987, p. 146-154.

ih7{3)

GÉRARD DE NERVAL

Mais où est le mérite de la philosophie, si elle ne trouve d’autre moyen de moralisation sociale que l’anéantissement des villes? Faut-il donc supprimer les merveilles de l’industrie, des arts et des sciences, et borner le rôle de l’homme à produire et à consommer les fruits de la terre? (II. 1049)

De cette philosophie, Restif tire un système politique : communisme, mais où la forme du gouvernement est une matière d’indifférence (comme, relève Nerval, chez Saint-Simon et Fourier). Plutôt, 11 propose un plan d’association d’ouvriers et de commerçants, une banque d’échanges qui réduit le capital à rien, l’égalité régnant entre les associés (IL. 1059). Restif ne propose point de révolution violente; l’attrait des systèmes d’association sera tel que la société les adoptera peu à peu. C’est dans ce texte, plus qu'ailleurs, que Nerval évoque les théories de Fourier; la question de son adhésion aux doctrines fouriéristes est dis-

cutée. S’il fait preuve d’une certaine connaissance de ses doctrines, il les traite à partir de Restif; par ailleurs, il ne montre aucun signe d’une adhésion quelconque et cite plutôt les aspects «fantaisistes » de la pensée fouriériste (les planètes habitées, la variété des passions amoureuses), et non

les principes de base d’attraction et d'harmonie. Nerval porte une attention particulière à la démarche autobiographique de Restif. Il examine les valeurs et les limites de l’autobiographie, méditant sa propre pratique dans des textes postérieurs. Ce faisant, il situe Restif dans une tradition; le goût des autobiographies ou confessions «était devenu une fureur dans les dernières années du siècle précédent», dont Rousseau est exemplaire, mais Jean-Jacques n’eut pas d’imitateur «plus hardi» que Restif (II. 995). À deux reprises, Nerval ébauche une histoire de l’autobiographie. La première fois, 1l cite cinq prédécesseurs de Restif : Augustin, Montaigne, Retz, Cardan et Rousseau; seuls ces deux derniers ont «fait le sacrifice

complet de leur amour-propre», mais Restif est allé plus loin, jusqu’à livrer son moral pour avoir de quoi manger (IL. 956); il ajoute : «notre époque n’est pas moins avide que le siècle passé de mémoires et de confidences;

la simplicité et la franchise

sont toutefois portées moins

loin aujourd’hui par les écrivains» (II. 957). Dans une autre analyse historique (IL. 1038), il justifie la démarche autobiographique, par le fait que «la vie de chaque homme devient ainsi un miroir où chacun peut s’étudier»; de la sorte, le genre n’a rien de choquant, sauf si l’auteur se drape plus qu’il ne convient «dans le manteau de la gloire ou dans les haïllons du vice». Ici, il remonte également à Augustin et associe l’autobiographie aux confessions de l’église primitive, mais il évoque aussi 174

1850

une autre tradition, celle de Laurence Sterne, où la démarche autobiographique est marquée par «une sorte de confidence bienveillante et presque ironique». Rousseau mêla les deux traditions et, «s’il s’est abaissé en public par des confidences qui n’appartenaient qu’à l’oreille de Dieu», il voulait du moins servir la vérité et attaquer les vices et n’a jamais voulu outrager les mœurs. Restif, son «concurrent rustique et vulgaire», est plus difficile à excuser. Plus loin, Nerval répète cette comparaison, en citant les jugements de Restif sur Rousseau. Rousseau «a trop écrit en auteur», alors que Restif dit qu’il a eu «le courage de [s]e dévétir devant [nJous», d'exposer toutes ses faiblesses et turpitudes (II. 1052).

Nerval saisit jusqu’à quel point la démarche autobiographique caractérise non seulement M. Nicolas, ou Le Cœur humain dévoilé, mais tout l’œuvre romanesque de Restif (IL. 1040). Il remarque particulièrement que, dans Le Paysan perverti, Restif se peint sans se ménager, se noircit même (IL. 1051). Restif ne pouvait rien imaginer, il ne pouvait que se raconter, au point de susciter une aventure pour pouvoir la raconter ensuite, ce qui est pousser bien loin le réalisme.

Ainsi, de l’examen de l’œuvre de Restif, il ressort que Nerval a bien conscience de la multiplicité des formes autobiographiques, qui vont de la confession au roman et même au théâtre; 1l propose une association entre autobiographie et réalisme et, plus important, établit une distinction entre l’autobiographie à la manière de Rousseau et l’autobiographie à la manière de Sterne. Dans ses écrits autobiographiques, lui-même cherchera soit le ton ironique de Sterne (Les Nuits d'octobre, Promenades et souvenirs), soit le but édifiant d’un Augustin ou d’un Rousseau (Aurélia).

Nerval voit en Restif un adepte du réalisme (au point de proposer de faire jouer au théâtre les scènes amoureuses par de véritables amants, la

veille de leur mariage), un «espion romanesque » à qui manqua «le sens moral dans sa conduite, l’ordre et le goût dans son imagination» (II. 996). Il l’associe aux auteurs de roman-feuilleton : C’est ce même procédé de récit haletant, coupé de dialogues à prétentions dramatiques, cet enchevêtrement d'épisodes, cette multitude de types dessinés à grands traits, de situations forcées, mais énergiques, cette recherche continuelle des mœurs les plus dépravées, des tableaux les plus licencieux PASS)

Et cette représentation du vice se combine avec la recherche d’un but moral et réformateur. Restif, comme les feuilletonistes, travaille rapidement, d’où une écriture «irrégulière, vagabonde, illisible»; il aurait pu 1

GÉRARD DE NERVAL

faire fortune en 1845 (II. 1061). Il est vrai qu’«une ligne qui serait digne des classiques apparaît tout à coup au milieu du fumier»; il est vrai qu’il eut, plus que Diderot ou Beaumarchais, «cette verve emportée et frémissante, qui ne produit pas toujours des chefs-d’œuvre mais sans laquelle les chefs-d’œuvre n’existent pas» (IL. 1071); il n’en est pas pour autant un auteur à imiter. Nerval associe finalement Restif à «cette école si nombreuse aujourd’hui d’observateurs et d’analystes en sous-ordre qui n’étudient l’esprit humain que par ses côtés infimes ou souffrants, et se complaisent aux recherches d’une pathologie suspecte, où les anomalies hideuses de la décomposition et de la maladie sont cultivées avec cet amour et cette admiration qu’un naturaliste consacre aux variétés les plus séduisantes des créations régulières.» De nos jours, il faut plutôt un homme «supérieur par l’esprit comme par le cœur, qui, saisissant les vrais rapports des choses, rendrait le calme aux forces en lutte et ramènerait l’har-

monie dans les imaginations troublées. [...] L'exemple de la vie privée et de la carrière littéraire de Restif démontrerait au besoin que le génie n’existe pas plus sans le goût que le caractère sans la moralité» (IL. 1074). Nerval refuse donc la tentation de la littérature du mal. Il récuse un certain réalisme des bas-fonds, même quand il se justifie par l’autobiographie, par la sincérité, par la fidélité au réel, même s’il se pare d’un but moral. Le goût reste nécessaire, et l’espoir.. Restif se présente comme l’un des doubles de Nerval, mais un double contre lequel il faut lutter.

176

1851

Année difficile dans la vie de Nerval : il doit quitter son logis de la rue Saint-Thomas du Louvre en mars ou avril, il est victime de plusieurs

crises, il fait en septembre une chute qu’il évoquera dans Aurélia.

Au printemps, il publie le texte définitif, tiré à 1 500 exemplaires, du Voyage en Orient. H reçoit 300 francs à la livraison, puis 60 centimes par exemplaire vendu. Si, par rapport aux précédentes publications, il n’ajoute 1c1 que quelques pages sur son voyage de Beyrouth à Constantinople (IL. 602-604), l’organisation du texte dans sa forme définitive lui demande néanmoins trois mois. De fin avril jusqu’à la fin septembre, on n’a pas trace de sa vie. À la fin de l’année, il fait représenter sa pièce L’Imagier de Harlem. C’est un échec qu'il ressent profondément et qui l’éloigne de la scène, même s’il travaille encore à son adaptation de la pièce de Kotzebue, Misanthropie et repentir. Nerval écrit peu d’articles en 1851 : une reprise de son étude sur «Les vieilles ballades françaises» de La Sylphide de 1842 (II. 1261-1270 — c’est un texte que Nerval aura repris six fois, peut-être son record); une seule chronique théâtrale; en février, un article sur «Les Béguins» (IL. 1258-1260), secte religieuse, que Nerval tient à associer aux Ansariés ou Nazaréens du Proche-Orient, ancienne hérésie chrétienne qui se serait

épurée en passant dans nos pays froids (en fait, il n°y a aucun lien entre ce petit mouvement apocalyptique, comme 1l y en a tant alors, et l’hérésie nazaréenne). L'activité littéraire de Nerval en 1851, c’est donc surtout, le long texte sur Quintus Aucler, une ébauche sur Le Comte de Saint-Germain et

L'Imagier de Harlem.

Il faut enfin se rappeler que 1851 est l’année du coup d’État du 2 décembre (qui entraîne, le 11, le départ de Victor Hugo pour Bruxelles) et des prodromes de la querelle d'Orient qui vont aboutir à la guerre de Crimée. 177

GÉRARD DE NERVAL

Quintus Aucler

Quintus Aucler paraît en novembre dans la Revue de Paris et sera repris l’année suivante pour devenir le dernier chapitre des Jlluminés. Cette position s'explique sans doute par le respect de la chronologie, mais aussi par le fait que, de tous les textes réunis dans le volume, c’est celui qui offre l’exposition la plus complète de l’illuminisme. Ici, la biographie joue un rôle très limité et Nerval fait surtout un résumé du livre d’Aucler, La Thréicie. I] cite beaucoup, mais en supprimant des passages trop techniques et en ajoutant ses propres commentaires; les notes de Max Milner dans la nouvelle édition de la Pléiade permettent de mesurer cet art de l’adaptation.

Le premier chapitre est le plus personnel, offrant une des méditations les plus riches de Nerval sur le problème de la religion. Il visite SaintDenis, pense à Rousseau, qui, contrairement aux autres philosophes du XVIHI* siècle, était habité d’un sentiment religieux positif. La mort des religions a toujours quelque chose de triste, comme le ressentit Volney : ce sont de «portes sombres ouvertes sur le néant» (IL. 1135). Nerval évo-

que les tombes royales brisées par la haine révolutionnaire; aujourd’hui, laissées dans l’indifférence. «Le ricanement de Byron appartient encore au sentiment religieux [..]. Mais qui donc aujourd’hui daignerait être impie ? On n’y songe point!» (IL. 1136). Dès l’époque des Médicis, l’art a porté «un coup mortel à l’ancien dogme et à la sainte austérité de l’Église avant que la Révolution française en balayât les débris. L’allégorie succédant au mythe primitif en a fait de même jadis des anciennes religions» (IL. 1137). Cette distinction entre mythe et allégorie est importante; le mythe reste religieux, il implique une adhésion à la croyance, alors que l’allégorie explique, fonctionne dans le domaine historique ou esthétique. Évoquant Victor Cousin (sans le nommer), il demande : S'il est vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne, que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, — ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et avec prières aux pieds sanglants de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, — expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, — dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s'envole! (ET)

Nos pères ont attaqué la religion en même temps que les institutions dont elle ornait les ruines, si bien que tout s’est trouvé plongé dans les ténèbres, que tout a été arraché, même «les branchages touffus, refuge des 178

1851

oiseaux et des abeilles» — il faut comprendre : ceux qui trouvèrent leur inspiration dans la religion. «Mais l’objet détruit, il reste la place, encore sacrée pour beaucoup d'hommes» (II. 1138).

Nerval préfigure ainsi les analyses d’un Ernst Bloch: quand les hypostases religieuses disparaissent, l’espace du religieux demeure. Pour Nerval, cet espace est actuellement vide. Les efforts d’un Quintus Aucler, cherchant à remplacer le christianisme mourant par un retour au paganisme, s’il les détaille longuement, sont voués à l’échec (le texte s'achève sur le reniement par Aucler de sa Thréicie). Nerval connaît la nostalgie de la foi perdue, peut rêver un retour au paganisme ou une synthèse du paganisme et du christianisme, mais sans y adhérer, sauf peutêtre dans Aurélia et dans certaines des Chimères. Vient ensuite l'exposition des doctrines d’Aucler, qui critique aussi bien le culte de l’Etre suprême et les théophilanthropes que le christianisme : la morale de la charité universelle, du pardon des injures, etc., se trouve déjà dans le paganisme, mais, dans sa version chrétienne, elle à produit horreurs et crimes. Jésus lui-même en est moins responsable que ses disciples ambitieux qui ont ajouté des maximes outrées et provoqué la division dans les familles. On n’a pas saisi que ce nouveau Dieu Jésus-Christ était lacchus-Bacchus,

le Chris-na indien, on a mal

compris le symbole en ne gardant que «le rite consécratif du pain et du vin» (II. 1157). Le système d’Aucler, tel que Nerval l’expose, est un panthéisme émanationiste qui propose une continuité à travers l’échelle des êtres, où l’homme, dernier anneau de la chaîne des êtres spirituels,

doit faire le travail de régénération et réintégration — on retrouve là, en somme, la doctrine des Vers dorés. Mais Aucler ajoute un système astronomique dans lequel les astres intelligents contemplent le Verbe, un calendrier de sacrifices et de fêtes (qui s’accorde passablement avec celui de l'Eglise, qui d’ailleurs était adapté du calendrier romain), des prescriptions diététiques, etc. Aucler propose aussi une théorie de l’histoire des religions, distinguant entre les religions panthéistes qui organisent et les religions monothéistes qui désorganisent; celles-ci détruisent la civilisation, celles-là l’encouragent (il en découle un lien entre système religieux et état de la société). Le monothéisme amena la chute de l’Empire romain; depuis le XV® siècle, la pénétration du panthéisme néo-platonicien restaure le progrès en Occident. Maintenant «Redeunt Saturnia regna» (I. 1159) — autre écho des Chimères.

L'exposition des thèses d’Aucler exprime beaucoup plus de con| fiance dans l’avenir religieux de l’humanité que la méditation à Saint| 179

GÉRARD DE NERVAL

Denis du premier chapitre. Nerval conclut en citant d’autres auteurs contemporains qui partagèrent certaines des idées d’Aucler : Dupont de Nemours,

Bonnet, Lavater, Senancour,

Broussais disciple de Sweden-

borg. Enfin, il évoque l’abjuration de ce «dernier païen». «Le Nazaréen triompha encore de ses ennemis ressuscités après treize siècles» (II. 1162). Ce qui contredit un peu la thèse du premier chapitre, affirmant que la religion du Nazaréen est bien morte. Si ce texte est l’exposition la plus détaillée de la pensée panthéiste de Nerval, si les éléments d’ironie sarcastique qui marquent les études sur Restif ou Cagliostro sont plutôt absents, on ne saurait pour autant y discerner une adhésion de Nerval aux idées d’Aucler. Le Comte de Saint-Germain

Ce texte (IL. 771-775), un peu fantastique et inachevé, ne se trouve dans Les Illuminés. 11 ne fut pas même connu du vivant de Nerval; sa première publication date de 1952, mais sa rédaction doit remonter à 1851, car on y trouve une allusion à la démolition récente du quartier du Doyenné, qui eut lieu en août de cette année. Par ailleurs, le mystérieux Saint-Germain a également été évoqué par Sand, par Dumas et par Nerval lui-même, dans Cagliostro.

Le marquis de Morangles veille un ami mort; les embaumeurs arrivent, mais l’ami (Saint-Germain)

ressuscite, prie le Soleil sous divers

noms syncrétistes, s’identifie avec Pérégrinus (c’est un pseudonyme que Nerval utilise souvent pour lui-même), philosophe du 11° siècle aux opinions notoirement instables. Les embaumeurs prennent les deux hommes pour fous et s’en vont, le ressuscité ouvre un secrétaire et y trouve la pierre de Bologne sur laquelle on peut lire : «Ælia Lælia Crispis», puis l'étrange texte en latin dont Nerval proposera une version dans Pandora; il évoque ensuite Abadonnabh, l’ange déchu de l’ Apocalypse, sauvé dans La Messiade de Klopstock, qu’on retrouvera dans les «Mémorables » d’Aurélia sous son autre nom, Apollyon. Le ton comique du texte, par ailleurs peu clair, empêche de croire que ce soit un écrit des derniers mois de la vie de Nerval. L’Imagier de Harlem

Le 27 décembre 1851, L'Imagier de Harlem est représenté au théâtre de la Porte Saint-Martin; le texte de la pièce sera publié en 1852. Comme il s’agit d’une œuvre écrite en collaboration avec Méry, elle ne se trouve 180

1851

pas dans l'édition de la Pléiade (on la trouve au tome V des Œuvres complémentaires). Il semblerait que Méry ait écrit les vers et Nerval la prose, mais la pièce, sa dernière tentative théâtrale, reprend ses interrogations sur l'invention de l’imprimerie et, comme

la dédicace au Directeur du

théâtre le souligne, s’écarte des formes traditionnelles. Prose et vers sont donc mêlés et il y a aussi des ballets; l’action cou-

vre trente ans, se déroule dans cinq pays, présente de multiples personnages historiques (et de nombreuses bévues, déjà signalées dans les comptes rendus de l’époque) et non historiques. Cette tentative de théâtre total, qui évoque l’exemple wagnérien, va échouer, malgré quelques articles élogieux, et cet échec provoquera une crise psychique chez Nerval. En l’apprenant, d’après le témoignage de Méry, il «porta les deux mains à son front, comme pour retenir la raison qui s’échappait. Puis un éclat de rire nerveux contracta son visage, mais les yeux gardaient une tristesse sombre, et se mouillèrent de pleurs» (voir IL. XXII). En janvier 1852, Nerval sera admis à l’hospice Dubois. Encore une fois, la pièce met en scène les souffrances de l’inventeur de l’imprimerie : avec ses amis Gutenberg (qui a eu l’idée des lettres mobiles), Faust (à qui revient celle d’avoir recours à la fonte) et Schaef-

fer (qui a inventé la presse), Laurent Coster vient de tirer la première feuille, mais il n’a pas de quoi payer la patente, car il a tout vendu pour créer sa machine. Il est menacé de prison. Le comte de Bloksberg (premier déguisement du diable) le sauve et l’emmène chez l’archiduc d'Autriche. Le papier-monnaie est inventé et Coster rencontre la femme-tentatrice, Aspasie, instrument du diable; mais sa propre femme, Catherine, le sauve. On retrouve Coster en France, à la cour de Louis XI, protégé par le cardinal de la Balue. Le diable s’est incarné en Olivier-le-Daim. Louis XI, d’abord satisfait par l’imprimerie, finit par redouter qu’elle sème la sédition et fait emprisonner Coster, qui se réveille en présence d’Alilah (deuxième métamorphose de la femme néfaste et diabolique); suit un ballet avec chants de Pan, etc. Catherine est morte, mais du Ciel prie pour Coster. Les trois compagnons découvrent Coster évanoui, et l’emmènent en Espagne, où 1l rencontre la reine Isabelle et Christophe Colomb sur le point de partir pour les Indes. Mais le diable (sous la forme d’un alcade) livre Coster à l’Inquisition. Lucie, sa fille, remplaçant sur terre la femme qui sauve, intervient, mais elle est aussi condamnée au bûcher. Le diable explique à Coster qu’il peut la sauver s’il lui donne son âme, ce qu'il fait. La reine arrive et les sauve tous deux. Enfin, Coster se trouve à Rome, au palais Borgia à la fin d’une orgie; le diable s’est incarné en Machiavel, la 181

GÉRARD DE NERVAL

femme maléfique en Impéria (qui reparaîtra dans Pandora). On dit à Coster que sa fille est une prostituée, il demande au diable l’oubli, qui le lui accorde. Coster ne reconnaît plus sa fille. Au dernier moment, Impéria refuse d’exécuter les ordres de Satan, Satan et elle disparaissent dans les flammes. Le dernier tableau présente un triomphe, où la femme néfaste, purifiée par la mort, annonce le développement des lumières grâce à l’imprimerie, et proclame que Coster a rendu au monde l’étoile qui conduisait les Rois jusqu’à Jérusalem; Satan aura pourtant le dernier mot, rappelant que tout soleil a son éclipse, tout char triomphal son insulteur dans l’ombre. Les résonances politiques de la pièce sont manifestes et la censure a fait supprimer de nombreux passages, laissant passer le reste en observant que «le genre fantastique de l’ouvrage nous paraît ôter à cette donnée les inconvénients qu’elle eût pu présenter si elle eût été traitée au point de vue d’une vérité absolue» (voir IL. XXVI). C’est une œuvre qui loue le progrès, associant Colomb et Coster, hommes de génie dont l’œuvre perdurera malgré les souffrances. Nombreuses sont les attaques contre le despotisme du pouvoir, son emploi du poison et de l’assassinat, contre l’intolérance, l’Inquisition, la censure ou les privilèges. Pourtant, l'imprimerie peut aussi servir à répandre le mensonge, le vice, à créer le papier-monnaie. La division de la femme en figures fastes et néfastes, est poussée à l’extrême, et la sexualité est associée à la femme néfaste, la belle Aspasie-Impéria, Lilith sous diverses incarnations; pourtant, c’est le refus exprimé par la néfaste Impéria d’obéir à Satan qui permet la conclusion relativement heureuse de la pièce; par amour et souffrance, la femme néfaste peut devenir faste. On peut se demander pourquoi Nerval s'intéresse tant à l’imprimerie, et pourquoi il tient à faire de Coster, et non de Gutenberg, son inventeur. Pour ce deuxième problème, il faut aller au-delà de l’évocation de son prénom, Laurent, nom de famille de la mère de Nerval. Il faut aussi dépasser la suggestion que donne Nerval dans sa lettre à Janin sur la pièce : notre peu de connaissance de la biographie de Coster facilite la construction libre de l'intrigue. Coster est l’image de celui qui, injustement oublié par l’histoire, mérite une gloire qu’il n’a pas connue — ainsi Nerval peut s'identifier à lui. Quant à l’importance de l’imprimerie, audelà du parallèle manifeste entre les techniques de l’imprimerie et le déplacement des textes chez Nerval, au-delà de ses propres efforts pour y apporter des améliorations techniques, 1l suffit: de souligner une évidence : l’imprimerie est capitale pour tout auteur, surtout à une époque où la technologie, de la machine à coudre à la machine à vapeur, est 182

1851

en train de changer la vie quotidienne. comme il fascine Balzac.

L’inventeur

fascine

Nerval

L'Imagier de Harlem (dont la représentation dure environ cinq heures) est surtout intéressant comme exemple des espoirs et des déboires de Nerval au théâtre. Comment expliquer ces échecs? On a suggéré que Nerval était incapable de se mettre dans la peau d’autrui, et donc de créer des personnages dramatiques. Cet argument possède sans doute sa part de vérité, mais ne saurait tout expliquer. Il faut se tourner aussi vers l’histoire littéraire. Forme d’art très populaire, le théâtre n’a pas pour autant produit de chefs-d’œuvre à cette époque. L’attente du public définissait strictement les conditions du succès : il fallait soit une comédie de salon,

soit des mélodrames, des mélanges de prose, de tragédies néo-classiques.. On l’a vu, la critique est acerbe à l'égard de ces produits. Bien des plus intéressantes de l’époque, Lorenzaccio, Les

vers et de chant, soit des dramatique nervalienne œuvres dramatiques les Burgraves, les pièces de

George Sand, celles que Renan va écrire, sont — ou du moins étaient alors

— injouables. Le public, bourgeois et populaire, ne voulait pas d’un théâtre innovateur, alors que Nerval voulait innover, tout en désirant être joué avec succès.

L'Imagier de Harlem, comme Léo Burckart, représente un effort pour créer un théâtre d’idées. Ici, on ne retrouve cependant pas le réalisme, la couleur locale historique, le suspens de Léo Burckart. Dans la pièce de 1839, régnait une sorte d’ambiguïté morale, alors que, dans L’Imagier, exception faite de Lilith dans la dernière de ses incarnations et du thème des contradictions du progrès, l’ambiguïté a disparu : la division entre bons et méchants est tranchée. En outre, Nerval admet ouvertement qu’il prend le Faust de Goethe pour modèle. Or, précisément, Faust aussi est injouable. Quant à l’éventuelle influence que pourrait exercer sur lui le modèle wagnérien, 1l faut rappeler que Wagner travaille seul, alors que Nerval se trouve réduit à collaborer avec plusieurs autres auteurs, selon une tradition du théâtre dont il se plaint cette année même (voir Il. 1260). Un collaborateur invente le sujet, un autre établit le scénario, un autre les caractères, un autre le dialogue, sans parler de la musique. S'il arrive que, pour certains textes, Nerval tire profit de la pratique de la collaboration, manifestement ce système de création s’oppose à toute rénovation radicale du théâtre. La part de Méry dans le texte, ses alexandrins ronflants, ne sont pas ce qu'il y a de mieux. Dans une lettre à Janin sur L’Imagier, Nerval lui demande un compte

rendu élogieux (que Janin ne fera point) et définit l’œuvre comme 183

une

GÉRARD DE NERVAL

«pièce

religieuse

(27 décembre

au

fond

comme

un

mystère

du

Moyen. Âge»

1851 — II. 1295); ce ressourcement dans une tradition lit-

téraire alors peu connue du grand public ne pouvait réussir. Pendant des années, comme

Balzac, Stendhal ou Mérimée, Nerval a

voulu réussir au théâtre, en partie parce que c’était une manière rapide d'obtenir gloire et fortune (le théâtre pouvait rapporter bien plus, et plus promptement, que la poésie, que le roman même); il a voulu répondre aux goûts du public et, en même temps, suivre sa propre voie; ses meilleures pièces sont celles où domine cette deuxième option, mais là encore. Nerval agit de la sorte aussi en partie parce que l'illusion du théâtre et le masque de l’acteur répondent à ses hantises fondamentales, si bien exprimées dans Le Roman tragique. Ce sont sans doute ces hantises qui l’ont empêché d’abandonner le genre malgré ses multiples déceptions. Le renoncement définitif ne viendra qu'avec l’échec de L’Imagier, qui littéralement le rend fou.

184

1852

Entré à la clinique Dubois (diagnostic : érysipèle) après l’échec de L'Imagier de Harlem, Nerval n’en sort que le 15 février. Fin avril, il fait un voyage en Belgique et aux Pays-Bas, rentrant à Paris vers le commencement du mois de juin. En septembre, semble-t-il, il vagabonde autour de Paris, périple d’où sortiront Les Nuits d'octobre. Nerval publie beaucoup en 1852, mais il s’agit souvent de reprises de textes publiés auparavant (mais qui lui demandent un considérable travail de synthèse et d'organisation) : trois volumes, Les Illuminés, Lorely, Contes et Facéties; dans L’Artiste, La Bohême galante; dans L’Illustration, en octobre-novembre, le seul texte entièrement écrit cette année, Les Nuits d'octobre.

I] travaille aussi, en collaboration

avec Dumas,

à

une traduction-adaptation de Misanthropie et repentir de Kotzebue, mais qui ne sera jouée qu'après sa mort, en 1855. La critique dramatique est définitivement abandonnée, ainsi que le journalisme occasionnel. Les Illuminés

Le volume Les Illuminés ou Les Précurseurs du socialisme est publié vers le mois de mai. Il s’agit d’une reprise de publications antérieures; seule l'introduction, La Bibliothèque de mon oncle, paraît ici pour la première fois. Le Roi de Bicêtre remonte à 1839; Jacques Cazotte a été publié en 1845 comme préface à une édition du Diable amoureux, certaines sections (dans lesquelles Nerval fait quelques coupures) ayant paru dans des revues; Cagliostro vient du Diable rouge de 1849: le chapitre intitulé Les Confidences de Nicolas, sur Restif, reprend les trois longs articles de 1850; l'Histoire de l'abbé de Bucquoy est tirée d’une partie des Faux Saulniers (Nerval supprime ses discussions sur la loi Riancey, sur le problème de la distinction littérature et histoire, etc., pour ne conserver que le récit des aventures de l’abbé); enfin, Quintus Aucler a été publié l’année précédente dans la Revue de Paris. Reste à dire deux mots sur les quelques additions, et sur le problème de l’unité du volume. Car, 185

GÉRARD DE NERVAL

pour paraphraser Max Milner, si Nerval, comme toute cuisinière bourgeoise, sait utiliser les restes à des fins alimentaires, cela n’empêche pas le volume de posséder une certaine unité. La Bibliothèque de mon oncle, texte bref, a provoqué beaucoup de discussions. S’agit-il en fait de la bibliothèque de l’oncle Antoine Boucher, que Nerval aurait ainsi décrite à Hippolyte Babou, ou de la bibliothèque d’un des amis francs-maçons de son père? Est-ce une satire d’une nouvelle du même titre de Tôpffer, dans lequel celui-ci souligne l’inutilité des livres? En tout cas, Nerval se pose dans ce texte en historien-archéologue qui veut évoquer, par le portrait de quelques «excentriques», une certaine tradition du passé marquée par le mysticisme, en précisant qu’il y a quelque chose de raisonnable à tirer même des folies, car «analyser les bigarrures de l’âme humaine, c’est de la physiologie morale» (IL. 886). Il me toute intention «d’attaquer ceux de leurs successeurs qui souffrent aujourd’hui d’avoir tenté trop follement ou trop tôt la réalisation de leurs rêves» (II. 885).

On ne peut guère soutenir que le livre constitue une

description

sérieuse de la pensée illuministe, même si on y trouve certaines notions,

comme l’anti-matérialisme de Bucquoy, le néo-paganisme de Quintus Aucler, les théories de Restif sur la réincarnation et la transmigration, la fonction de l’initiation et même l’égalité des sexes chez Cagliostro. Si certains des grands maîtres de l’illuminisme sont évoqués, parmi lesquels Saint-Martin ami de Cazotte, tout cela reste plutôt superficiel. Dès 1853, Barbey d’Aurevilly reprochera d’ailleurs à Nerval de n'avoir présenté que des figure secondaires de la tradition et d’en offrir un traitement peu sérieux. Si Nerval avait traité les «grands», il lui aurait sans doute fallu soit épouser leurs idées, soit les réfuter, alors qu'avec ces «excentriques» (qui ont en outre une valeur pittoresque) il peut garder ses distances tout en manifestant sa sympathie, comme il peut suggérer la diffusion des idées illuministes. Le sous-titre, Les Précurseurs du socialisme, pose encore plus de problèmes. Si Nerval a déjà évoqué, à la fin des Faux Saulniers, les réunions des «illuminés » qui auraient préparé la Révolution, on ne voit trop (exception faite du communisme de Restif et du républicanisme de Bucquoy, si l’on veut) en quoi ces «illuminés » annoncent le socialisme. Pau-

lin Limayrac pose cette question dès 1852 et Nerval lui répond en affirmant que son projet était d'inclure dans son œuvre les portraits qu’il avait ébauchés (dans Le Diable rouge, 1849) des «prophètes rouges», Buchez, Mickiewicz, etc., chez qui, comme chez Fourier (le «socialiste » 186

1852

qu'il évoque le plus souvent), le lien avec l’illuminisme est clair. Faut-il dire qu'il aurait été hasardeux, en 1852, de publier des études sur ces

«prophètes rouges »? Certains des textes ont une portée politique manifeste, d’autres exposent des formes de panthéisme à une époque où souvent panthéisme et socialisme son associés. Les Illuminés ne constituent pas un volume d'histoire politique, ni de polémique, mais la juxtaposition de ces textes en un volume fait néanmoins ressortir leur portée politique. On ne doit pas considérer cet assemblage comme un simple travail alimentaire, mais plutôt insister sur le fait que, lorsque les textes de Nerval circulent et sont repris sous de nouvelles formes, ils changent de portée et même de genre, imposant, parfois, une nouvelle lecture : Le Roi de Bicêtre a un autre intérêt biographique quand Nerval le republie après ses crises de folie. Les études réunies ici possèdent une unité thématique manifeste : ces héros sont tous des voleurs de feu, des marginaux, souf-

frant des carences de la pensée et de la foi de leur époque. Ce qui apparaît clairement quand on lit les textes comme un ensemble, c’est jusqu’à quel point ils constituent pour Nerval un moyen de s’étudier, de se découvrir, de se dire, et cela dans certains des aspects les plus problématiques de son être. La folie, le double, l’identité du moi, la recherche de la foi religieuse dans un siècle de doute, la fatalité, l’amour de l’actrice, le culte de la femme, l’onirisme, les souffrances de l’écrivain, le réa-

lisme, les problèmes de l’imprimerie — autant de problèmes personnels qu'il explore à travers l’étude d’autrui. Le livre a été très apprécié par les frères Goncourt! qui en parlent comme de «charmants daguerréotypes littéraires»; en effet, même

s’il s’agit surtout d’une réécriture des sour-

ces, le volume possède son unité et son charme, en tant qu’effort, face à l’échec du rationalisme, pour retourner à une tradition mystique et marginale, en tant que déclaration indirecte de préoccupations politiques profondes, en tant que démarche dans la découverte du moi, enfin en tant

qu'étude de plusieurs figures assez remarquables auxquelles Nerval parvient à donner vie. Lorely

Dans Lorely, Nerval réunit des textes qui datent de 1838 à 1852, republiant ses articles sur ses voyages en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas. N’apparaissent cette année que le titre, la préface, quelques 1.

L'Éclair, 25 décembre

1852 (voir II. 1710).

187

GÉRARD DE NERVAL

lignes d’introduction à Léo Burckart (republié ici) qui en discutent surtout la portée politique, deux chapitres (HI. 179-181) sur le Rhin et son voyage de Cologne à Liège; toute la cinquième section, Les Fêtes de Hollande (HI. 194-217), publiée d’abord dans la Revue des deux mondes

du 15 janvier; enfin, une note en appendice, qui est surtout une citation de Texier sur Nerval traducteur et auteur de voyage, citation bien sûr flatteuse. D'une version à l’autre sont supprimés des passages trop liés à l’actualité ou à portée politique, comme la discussion sur Wagner et la politique. La principale suppression concerne Les Amours de Vienne, texte repris dans le Voyage en Orient.

Nerval réussit très bien à amalgamer ces multiples textes, les organisant selon un itinéraire réalisable : il va de Strasbourg à Francfort, puis à Weimar, descend ensuite le Rhin de Mayence à Cologne, puis reprend le train jusqu’à Liège, Bruxelles, Anvers, avant de s’embarquer pour les Pays-Bas. Il en résulte un texte linéaire, mais qui suppose des remontées dans le temps, comme

ce sera le cas avec Sylvie. Règne une certaine

unité de ton et de style, sauf pour la reprise de Léo Burckart, qui représente environ 40 % du volume. Le «voyage en Allemagne» est un genre très pratiqué à l’époque, sous de multiples formes (voir les œuvres de Mme de Staël, Quinet, Lerminier, Dumas, Hugo, pour ne citer que les plus importants). Pour ce qui est du contenu et de l’image qu’il offre de l’ Allemagne, Nerval reste dans la lignée de Mme de Staël, malgré les corrections opérées par Quinet, par Lerminier et surtout par son ami Heine. L'Allemagne de Nerval demeure un pays de l’imaginaire, du rêve, d’un despotisme éclairé et aimable, où les arts fleurissent, où les filles sont blondes et où on boit de

la bière. Quant à la forme, il se rapproche de Sterne, voyageur humoriste et impressionniste, et non guide pratique plein de notations intellectuelles ou politiques; il donne quelques renseignements, mais c’est en passant. Lorely est moins riche que le Voyage en Orient en comparaisons culturelles ou en développements sur la pensée religieuse et artistique de Nerval lui-même. C’est peut-être pour cette raison que le volume a été relativement négligé par la critique. Pourtant, dans un excellent article, Richard Sieburth! relève combien Lorely est important pour une appréhension de son univers imaginaire. Il s’agit d’un ressourcement dans le pays maternel, au sens propre, car la mère de Nerval y a trouvé la mort et y a été enterrée (1l évoque cette mort dans la préface — III. 10); en outre, Nerval pensait avoir des ancêtres germaniques du côté paternel. 1.

«Nerval’s Lorely», Studies in romanticism,

1983.

188

1852

Surtout, au sens figuré, |’ Allemagne est «notre mère à tous», le pays des légendes, du folklore, de contact avec les racines, le pays où le rêve s’épanche dans le monde réel, où on ne le trouve pas fou. Mais c’est aussi le pays du labyrinthe, où l’on risque de se perdre, où les apparences sont inquiétantes, bref, un pays ambivalent. Lorely (faut-il évoquer les jeux du signifiant avec «Aurélie», «Laurent», «Or», etc. ?) est à la fois

charme et mensonge, une sirène; le Rhin serait-il l’Achéron d’El Desdichado ? Dans ce pays d’idylle pastorale, l’état policier constitue une menace ou une promesse de violence politique que Nerval étudie dans Léo Burckart.. Le rassemblement de ces textes a dû le pousser à faire une nouvelle évaluation approfondie de ses relations avec un des pôles constants de sa pensée, le pôle du Nord. La préface, sous la forme d’une lettre à Jules Janin, évoque la figure de Lorely de manière assez sensuelle : elle est l’ondine fatale, à la longue chevelure

blonde,

qui «m'’attire

encore

une

fois», même

si son nom

signifie à la fois charme et mensonge : Une fois déjàje me suis trouvé jeté sur la rive, brisé dans mes espoirs et dans mes amours [...]. On m'avait cru mort de ce naufrage, et l’amitié, d’abord inquiète, m’a conféré d’avance des. honneurs que je ne me rappelle qu’en rougissant [...]. (IL. 4)

Suit une longue citation de la «nécrologie» que Janin publia le 1° mars 1841, quand Nerval fut victime d’une crise de folie. Les relations de Nerval avec Janin ont toujours été ambivalentes : Janin est, pour dire le moins, un ami fielleux, mais c’est aussi un homme de lettres influent. En

1841, Nerval s’est montré furieux de cet article; en le reproduisant ici, il supprime beaucoup (en particulier des détails qu’il reprendra dans Aurélia Sur la façon dont il se déshabilla pour partir en Orient, son arrestation, ses deux amis venus le chercher, etc.). Il conserve en revanche la défini-

tion de son esprit comme poétique par excellence, son côté «enfant», sa découverte de l’ Allemagne et du Faust, Son vagabondage, ses efforts pour faire jouer Léo Burckart, même si ce que Janin a écrit est par ailleurs parsemé de détails purement fantaisistes. La reproduction de ce texte se justifie par le fait qu’on y lit un bilan sur Nerval et l’ Allemagne; mais il faut surtout y voir un effort pour dominer sa folie et pour prouver qu'il la domine (on ne doit pas oublier qu’il sort d’une nouvelle crise). Evoquant enfin le prince Pückler-Muskau, auteur passablement pittoresque de récits de voyage, qu’on avait lui aussi cru mort, Nerval conclut d’ailleurs : «Oublions la mort, oublions le passé, et ne nous méfions pas désormais de cette belle aux regards irrésistibles» (HT. 12). Comme 189

il le

GÉRARD DE NERVAL

fera dans la préface des Filles du Feu, Nerval reprend donc un texte qui l’accusait de folie, pour mieux renier et dominer les effets de cette folie, créant une distance ironique entre lui-même et son passé. Ainsi se justifie le ton «fantaisie amoureuse » que Nerval veut donner à son texte, reprise

d’un genre passablement essoufflé. Les quelques pages (IL 72-74) qui introduisent Léo Burckart en explique la présence dans le volume : cette pièce est comme le reflet et le produit des voyages que Nerval vient de décrire. En republiant sa pièce, Nerval tient à en nier la portée politique : c’est un simple tableau historique, ni pour ni contre les associations révolutionnaires d'étudiants : «J’ai toujours haï l’assassinat politique, qui n’amène jamais que le contraire du résultat qu’on en attend» (III. 73). Le héros, d’un côté, essaie de modérer les esprits trop impatients et, d’un autre, refuse de s’associer à une réaction aveugle. Surtout, Nerval explique sa démarche : «La politique n’étant pas un motif suffisant d'émotion [...], j'ai cherché principalement à porter l’intérêt sur la situation respective du mari, de la femme et de l’amant» (II. 73). Observations peut-être sincè-

res, mais on se rappelle que, lors de sa polémique avec Le Corsaire en 1850,

Nerval

soulignait

au contraire

la portée révolutionnaire

de sa

pièce. Par ailleurs, à la fin du volume (III. 224-231), Nerval reprend en appendice un texte déjà publié en 1850 (dans Les Faux Saulniers), auquel il ajoute des réflexions sur ses déboires lors de la mise en scène de Léo Burckart, les retards provoqués par la censure, le fait que les masques ne sont arrivés qu’au dernier moment (et il s’agissait de masques de carnaval et non de conspirateurs !). La reprise de ces pages constitue une réplique aux inexactitudes de Janin et laisse voir une nouvelle fois combien Nerval souffrait de ses échecs au théâtre. La section Les Fêtes de Hollande décrit le voyage en Belgique et en Hollande de 1851. Nerval le fait avec une certaine liberté, puisqu'il raconte des fêtes qu’il n’a pas pu voir. Il évoque surtout le thème de l'exil, à travers le récit d’une rencontre avec Victor Hugo, réfugié à Bruxelles (et qui n’est pas explicitement nommé), puis avec d’autres exilés anti-bonapartistes, sans manquer une allusion à Pierre Bayle, célèbre intellectuel lui aussi proscrit. Le narrateur lui-même est considéré comme réfugié et doit prouver son statut de simple touriste — et il évoque le sage de l’Antiquité à qui on demanda où il allait, qui répondit qu’il ne le savait pas et qu’on mit en prison, justifiant ainsi son initiale proclamation d’ignorance.. Nerval reprendra ce thème de l’arrestation arbitraire, obstacle à la flânerie, dans Les Nuits d'octobre. 190

1852

Il apprécie le catholicisme fervent des Belges, la joie de vivre des Hollandais, les kermesses. Il associe souvent ce qu’il voit soit à des souvenirs littéraires, soit à ses autres voyages. Il s'intéresse aux monstres et aux sirènes qu'on exhibe dans les foires et les musées. Il visite Saardam, exprime son admiration pour Pierre-le-Grand : «Ouvrier et empereur, les deux bouts de cette échelle se valent en solidité, et il est impossible de

réunir plus de noblesse à plus de grandeur» (IL. 210); cette visite à Saardam sera de nouveau évoquée à la fin d’Aurélia. Surtout, il exprime son admiration pour Érasme, l’auteur de l’Éloge de la folie, dont il croit porter le prénom. Il décrit une statue merveilleuse d’Érasme, qui marque l'heure en tournant les pages d’un livre, mais en note admet que c’est là un «cancan». Autre sujet d’admiration : Rembrandt. Nerval justifie le fait que l’artiste ait été «avare et crapuleux», qu’il ait fréquenté le bas peuple, par les gravures qu’il tira de son expérience : Le beau monde était très beau sans brandt, mais les gens en guenilles pour un peintre. Ne cherchons pas artistes des gentlemen accomplis et

doute du temps de Remn’étaient pas à dédaigner à faire des poètes et des méticuleux. (IL. 214)

C’est là le dernier texte de voyage «exotique» de Nerval. Avec Les Nuits d'octobre et Promenades

et souvenirs, 11 S’essaiera à un nouveau

genre, la littérature de voyage-flânerie, à Paris et aux environs de Paris, où entreront des éléments populaires, «crapuleux >» même, faisant un pas en direction du réalisme. Mais ce pas aura été préparé par ses récits de voyage au loin. Les Nuits d’octobre

Nerval n’a pas composé de contes ou de nouvelles depuis 1843; avec Les Nuits d'octobre, il retourne donc à un genre qu’il va beaucoup pratiquer pendant le temps qui lui reste à vivre. Il s’agit aussi, à bien des égards, d’un nouveau départ : introduisant dans la nouvelle les techniques de divagation mises au point pour Les Faux Saulniers, se tournant vers un genre réaliste où le décor joue un rôle majeur et où l’auteur se fait peintre de la ville moderne, Nerval se lance dans l'exploration du monde du rêve. Le texte se révèle ainsi exceptionnellement riche par la multiplicité des thèmes que Nerval va développer dans les mois suivants : le vagabondage, le retour au Valois, la troupe de comédiens errants, l’amour pour l'actrice, l’onirisme, le double. Les Nuits s'ouvrent sur la décision de Nerval, après la lecture d’un article de Dickens dans le journal, de partir pour le Valois. Il souhaite 191

GÉRARD DE NERVAL

assister à une chasse à la loutre, mais il rate son train et, plutôt que de rentrer, il décide de flâner à Paris. Il rencontre un ami (comme dans Le

Marquis de Fayolle, il y a dédoublement du narrateur), discute avec lui du langage des oiseaux, de la philosophie. Ensemble ils vont à Montmartre, évoquent les carrières de pierre et les clochards qui les habitent, Cuvier et sa paléontologie, des strates du passé dans le présent. Suivent quelques anecdotes sur des dandys et une comparaison entre les nuits de Londres et celles de Paris, prétexte à un plaidoyer pour l’activité urbaine nocturne.

Puis vient une

série de visites, dans

des cafés, dans

une

«goguette», aux Halles : on plonge dans les cercles de l’enfer parisien, avec l’évocation des sociétés de chant (où Nerval exprime encore une fois sa préférence pour les voix «non cultivées», les chants populaires et folkloriques), des vendeurs et vendeuses des Halles, du café de Paul Niquet; on cite des propos tenus par des gens plus ou moins ivres, le tout accompagné de commentaires sur la littérature, le langage, voire la politique. Enfin le narrateur réussit à partir pour Meaux, où il assiste à un récital d’airs d’opéra et à l’exhibition d’une femme à toison de mérinos. Il se couche ensuite pour en faire un cauchemar, se réveille et va au café où, tout en caressant un chat, il réfléchit sur son expérience de la nuit

précédente. Toujours désireux de se rendre à la chasse à la loutre, il passe par Crespy-en-Valois, se plaint de la construction d’une nouvelle église qui servira aux bourgeois et se fait arrêter par les gendarmes, car il a laissé son passeport à Meaux. Il passe la nuit en prison et rêve qu’il passe son oral de baccalauréat devant un jury qui inclut Désiré Nisard, Victor Cousin et François Guizot. C’est la lecture de l’article de Dickens qui l’a mené au cachot, pense-t-il, mais il est enfin libéré. Cependant il arrive trop tard pour la chasse à la loutre. S1 intrigue il y a dans ce récit, elle sert surtout de support aux anecdotes, divagations, commentaires sur la littérature, la politique ou la philosophie. Nerval ici trouve une forme qui lui permet d'exprimer ses hantises personnelles, sa propre thématique, ses préoccupations esthétiques. Il renouvelle la forme de la «flânerie» parisienne en en faisant un moyen d’exprimer sa subjectivité. Nerval parle souvent de la littérature dans ses textes et, dans Les Nuits d'octobre, ces commentaires se révèlent particulièrement importants. Il s’agit d’un débat sur réalisme et fantaisie, qui fait écho au débat sur histoire et littérature dans Les Faux Saulniers. Ici encore, le débat est souvent comique. Prenant modèle sur «Dickens» (il s’agit d’un article intitulé «La Clef de la rue» publié dans la Revue britannique sous la signature de Dickens, alors que le texte est en fait de son collaborateur 192

1852

George Sala, ce que Nerval ne pouvait pas savoir) et sur la pratique anglaise d'observation sans invention, Nerval s’interroge sur le roman :

«Quels sont les romans préférables aux histoires comiques, — ou tragiques d’un journal de tribunaux?» (IL 314); il évoque aussi le daguerréotype, qui sans doute contribua au développement du réalisme, lancé par Champfleury et quelques autres, dans les années 1850 (Daguerre était pour Nerval une figure de Prométhée). Mais, à la fin du texte, méditant sur son aventure, il conclut que le réalisme est trop difficile et qu’il mène en prison. En art, en littérature, le vrai c’est le faux, et le public

aime le faux. Devant le tribunal Nisard-Cousin-Guizot de son cauchemar, il promet d'abandonner le réalisme, l’essayisme, le fantaisisme, de

se consacrer à l’histoire, à la philologie, à la statistique, ou même à la littérature bien pensante; la dernière phrase annonce qu’il est «corrigé des excès d’un réalisme trop absolu» (IL. 351). Pour mesurer ces commentaires

assez contradictoires,

1l faut saisir

que réalisme alors suppose non pas peindre ce qui est, mais ce qu’on observe,

et qu’il s’associe

avec

le portrait du quotidien,

de la «vie

moderne», des basses couches de la société, ouvrant ainsi la voie chez certains comme Eugène Sue à une littérature engagée. Le réalisme peut inclure le cauchemar, si c’est un cauchemar fait par l’auteur. Quant aux classes inférieures, elles sont bien présentes ici, avec une imitation de

leur langage que Nerval justifie encore en faisant appel à la tradition (Vadé), mais il regrette en même temps cette expression des sentiments purs dans un bas langage et se plaint que, comme il y eut autrefois sanscrit et prâcrit, il y ait maintenant deux langues françaises (tout comme il critique dans Lorely et ailleurs les néologismes et les mots à la mode). Les Nuits d'octobre sont du moins assez fidèles à ce programme «réaliste» pour exiger des notes pour le lecteur d’aujourd’hui. Y abondent les allusions contemporaines, les termes peu compréhensibles. Les définitions de la mission de l’écrivain sont plus claires. C’est une mission douloureuse, l’obligation de visiter, sinon l’enfer, du moins le pur-

gatoire, une mission sociale, mais l’écrivain «ne peut que mettre le doigt sur ces plaies, sans prétendre à les fermer» (III. 335). Et les plaies sont nombreuses dans ce purgatoire, que les prêtres devraient visiter plutôt que de s'occuper des âmes chinoises et tibétaines : «Pourquoi le Seigneur vivait-il avec les païens et les publicains ?» (IL 335). Le texte offre ainsi une mise en question de la littérature et de sa fonction, du langage même. Nerval va encore plus loin en y introduisant des paralogismes. Le vrai c’est le faux; mais aussi le bon Dieu est le diable et, «si le bon Dieu c’est le diable, alors c’est le diable qui est le bon 193

GÉRARD DE NERVAL

Dieu» (III. 334-335). Le réalisme, c’est le fantaisisme. Plus philosophique est l’allusion savamment incompréhensible à la discussion du moi et du non-moi chez Fichte, et des liens entre causalité et subjectivité. Encore plus vertigineux, mais évoqué toujours dans une veine humoristique, est le cas des deux amis de Marseille chez qui toute discussion, quel que soit le sujet, se réduit à deux mots : «hum!» et «heuh!» et dont les débats finissent toujours par une partie des dominos.. Comme Claude Pichois l’a souligné, ces deux Marseillais font la transition entre les Dupuis et Cotonnet de Musset et les Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Il y à ébranlement du monde du discours, du monde de la logique, dans ce texte qui fait une critique radicale de la littérature, du langage, de la raison même. Hormis Dickens, Nerval aurait pu évoquer des modèles français : au XVII siècle, Restif de la Bretonne et ses Nuits de Paris ou Louis-Sébas-

tien Mercier; plus récemment Étienne de Jouy ou Privat d’Anglemont. Cette littérature du «flâneur parisien» est devenue à la mode après 1850 et elle marquera Baudelaire. Mais Nerval cite d’autres modèles : Poe, à qui il est redevable pour l’association du réalisme et de la fantaisie, mais aussi l’Enfer de Dante (mais, dans ce cas, il s’agit d’une parodie sécularisante, qui justifie sans doute la présence de l’ami qui escorte le narrateur dans sa descente aux enfers parisiens, comme Virgile accompagnait Dante). On pourrait citer aussi Diderot et Sterne, qui servent également de caution au refus d’une intrigue bien agencée. Les deux cauchemars que le texte décrit sont traités de manière différente. Le premier évoque les événements de la nuit à Meaux et raconte aussi un lavage de cerveau censé délivrer le narrateur de ses obsessions. Le rêve vient avant la description réaliste de la nuit, ce qui en augmente le mystère, mais suggère aussi un mouvement vers le réel. Phrases entrecoupées, répétitions, évocations rapides créent un «effet de cauchemar», mais avec un succès limité, car plusieurs traits ont manifestement une signification symbolique, tel le combat dans son esprit entre le moi et le non-moi de Fichte. Le second rêve, où le narrateur en prison subit l’interrogatoire de Cousin, du critique réactionnaire Nisard, etc., est encore plus allégorique. Nerval est encore loin des rêves d’Aurélia; l'imaginaire ici est beaucoup moins riche, le rêve ne constitue guère la révélation d’une vérité supérieure, encore moins une initiation. Cependant, dès les Nuits, Nerval intègre le rêve dans le récit et en fait un instrument d’approfondissement, si bien que, comme l’a résumé Michel Jeanneret, le réel n’est plus réductible à l’évident, ni à l’objectif. 194

1852

Dans cet ouvrage, le comique abonde. Il prend plusieurs formes. Il est parfois verbal: voir les «scènes de boxe qu’on voit dans des box» (I. 319) ou les réflexions du narrateur qui, en prison, remarque qu’il y a été amené par la lecture de «La Clef de la rue» et conclut qu’il s’agit maintenant pour lui de découvrir «la clef des champs» (IL. 349). L’argot est savouré pour sa valeur comique, ainsi que le «français belge», l'accent de Turin, etc. Pour cet emploi comique de l’argot, la scène la plus efficace est sans doute celle où l’ami essaie de séduire une jolie blonde de la Halle, puis sa mère, en mélangeant langue élégante de la séduction et argot vulgaire à l’égard de la dot. Il y a un comique «farce et attrapes» au bistro de Paul Niquet, où une machinerie merveilleuse permet d’arroser les clients quand une rixe menace. Nerval ajoute au comique par l’allusion littéraire. Dans de nombreux cas, il s’agit de l'emploi d’un référent mythologique ou littéraire placé dans un contexte vulgaire, une forme de dislocation des niveaux du discours : «II marche dans un rêve comme les dieux de l’/liade marchaient parfois dans un nuage»

(III. 315); ou

l’orchestre

homérique,

c’est-à-dire

composé

de

musiciens aveugles, afin qu'ils ne puissent pas regarder l’orgie (IL. 321); ou l’ivrogne du marché aux fleurs, qui «s’apprête à dormir sur un amas de roses rouges, s’imaginant sans doute être le vieux Silène, et

que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les fleuristes se jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé au sort d’Orphée...» (III. 332-333). On pourrait citer d’autres exemples, une parodie comique de Musset (IL. 323), l'évocation du «séraphin doré de Dante» (III. 326) ou l’imita-

tion même de la structure de la Divine Comédie appliquée à cet examen des bas-fonds de la nuit parisienne (III. 328). Parfois, Nerval utilise la litote : les bouts de cigare que le narrateur et son ami jettent avant d’entrer au bal sont «immédiatement ramassés par des jeunes gens moins fortunés que nous» (III. 323). Le comique du paralogisme et de l’inapproprié marque les discussions philosophiques, qu’il s’agisse de la discussion sur le diable et le bon Dieu avec le philosophe ivrogne ou des gnomes qui évoquent Fichte. Le comique tient encore à la disproportion entre le but du voyage, la chasse à la loutre, et la complication des déplacements, événements, arrestations, que ce but exige — but qui n’est d’ailleurs pas atteint —, comme 1l y a disproportion entre but et moyens dans l’anecdote de Saint-Criq, qui fait intervenir le préfet de police afin de consommer un mélange de salade et chocolat. Le comique colore le texte, en crée le ton, quasiment à chaque page. Quant à préciser ce qui est visé par cet humour, c’est plus difficile, plus subtil. Nerval traite ses «dadas » de manière comique — la divagation 195

GÉRARD DE NERVAL

et l'incertitude de la route. Le problème de la misère humaine est rendu présentable grâce au comique. La tradition littéraire, la distinction des styles et la définition des genres, l’obéissance aux règles, deviennent les cibles du sarcasme : manière de justifier sa recherche de la forme nouvelle dont il a besoin. Mais l'humour entre en jeu aussi avec les problèmes les plus profonds de Nerval: le vagabondage, la claustration, l'amour pour l’actrice, le problème de la relation entre moi et monde, entre subjectivité et réalisme. Surtout, l’absence de logique dans la causalité, source de comique déjà dans Les Faux Saulniers, devient ici un thème central : On commence par visiter Paul Niquet, — on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, — on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré! (II. 349)

Ainsi Nerval traite ici, de manière comique, en les approfondissant pour la première fois, des thèmes qu’il reprendra ensuite sérieusement, ou avec un humour bien atténué : le royaume onirique, le problème des relations entre monde subjectif et monde «réel», l’amour pour l'actrice, la misère humaine, la folie et sa forme artificielle l’ivrognerie. Le comique lui permet d’arriver à exprimer des problèmes qu’il ne pouvait guère formuler auparavant et qu’il pourra ensuite exprimer de manière plus approfondie. C’est en partie le genre du texte qui réclame et justifie le comique; mais c’est aussi le comique qui permet au texte de constituer une étape essentielle dans l’exploration nervalienne du moi et des mots. Le thème de l’emprisonnement arbitraire se retrouve dans d’autres écrits pendant cette période où Louis-Napoléon est en train de mâter l'opposition et d'imposer l’ordre. Il est curieux de constater l’omniprésence de la police dans la partie parisienne du texte, pour ainsi dire à chaque page, et, même si cette police est plutôt bienveillante, son évocation prépare les chaînes et cadenas que le narrateur connaît à la fin. Nerval Juxtapose portrait de la misère de la vie moderne (le narrateur a souvent faim) et portrait d’une société en train de devenir carcérale (la peur de l’internement comme fou doit y être pour quelque chose), mais il atténue la juxtaposition par le comique. En prison, grâce à la pistole, il dispose d’un double lit de plumes et d’un édredon : «J'étais dans les plumes de tous côtés » (III. 348).

Le texte se conclut sur l’échec et la mort. Le narrateur arrive trop tard pour la chasse à la loutre, qui est déjà empaillée, et son ami est absent, parti assister à un enterrement. Cet échec est présenté comme comique, non tragique. Loin d’abandonner le projet et les nouvelles formes d’écri196

1852

ture qu'explorent Les Nuits d'octobre, Nerval les poursuivra, les élaborera. Mais on sent la présence du «guignon», un désarroi face au monde de la ville moderne, face à la quête de l’enracinement, face à la recherche de la forme adéquate. À la relecture, ce texte amusant se fait de plus en plus inquiétant. Contes et Facéties

En décembre 1852, Nerval republie sous ce titre trois contes en volume : La Main de gloire, qui date de 1832 et qu'il a déjà repris en 1850; Le Monstre vert, de 1849, où il fait quelques suppressions d’ordre

politique, montrant encore une fois sa sensibilité à l’égard des dangers de la censure: enfin, sous le titre de La Reine des poissons, le conte déjà publié en 1850 (Nerval le republie donc deux fois cette année, puisque ce texte paraît aussi dans La Bohême galante).

Il s’agit là d’un trois textes sont du tique, mais associé passages des Nuits

pur travail alimentaire, mais il faut souligner que les genre «fantastique» et annoncent le retour au fantasà l’onirique, tel que Nerval l’explore dans certains d'octobre.

La Bohême galante

Arsène Houssaye, directeur de L'’Artiste, aurait demandé à Nerval de rédiger ce texte, où se combinent quelques souvenirs de sa jeunesse bohémienne, impasse du Doyenné, et une analyse de sa vocation et de son évolution comme poète. Nerval cite ses écrits critiques et poétiques, ainsi que le voyage dans le Valois déjà publié dans Les Faux Saulniers. Il reprendra certains de ces textes l’année suivante dans les Petits châteaux de Bohême, recueil un peu moins factice que celui-ci, qui est pourtant d’une lecture agréable et constitue un nouveau pas vers l'écriture autobiographique, celle qui va dominer dans les derniers mois de la vie de Nerval. Pour montrer comment 1l est devenu poète, Nerval évoque d’abord la rue du Doyenné, les bals, les soupers, les tableaux érotiques de sa jeunesse; tout cela a disparu. Puis viennent un portrait de Théophile Gautier, avec sa corpulence et sa maladie guérie par la boisson; l’évocation d’une fête et de l’amour de Nerval pour la reine de Saba (et non «de Sabbat», malgré Houssaye) avec sa huppe (ce qui prouverait que l'intérêt de Nerval pour elle précédait de beaucoup le Voyage en Orient); la consolation d’une femme en pleurs, mais qu’il laisse à des amis pour aller 197

GÉRARD DE NERVAL

travailler au scénario d’un opéra pour Meyerbeer : «J'avais quitté la proie pour l’ombre.. comme toujours!» (III. 243). C’est là une suite de pittoresques petites anecdotes-souvenirs, mais où l’on retrouve, traités comiquement, le problème de l’amour pour la femme idéale et le dédoublement de la femme réelle. Nerval s’interrompt alors, citant encore une fois Sterne pour se justifier, et reproduit son texte de 1830 sur les poètes du XVI‘ siècle, ajoutant un commentaire sur la nécessité qu’on ressentait alors de renouveler la versification et expliquant que c’est parce qu’il n’a pas obtenu un prix officiel qu’il écrivit L'Académie ou Les Membres introuvables (ce qui n’est pas exact : Nerval ne participa pas au concours — voir I. 1587). Vient ensuite un chapitre où sont repris les poèmes écrits à cette époque (ce chapitre reparaîtra dans les Petits châteaux) : Avril (1831), Fantaisie (1832), La Grand-mère (1839), Pensée de Byron (1827), Les Papillons (1830), Ni bonjour ni bonsoir (1846). Nerval republie aussi Cour de prison de 1831, mais sous le nouveau titre de Politique et avec la date de

1832, et Le Point noir de 1831 — cette reprise doit être signalée particulièrement car l’image du soleil noir, comme symbole de la gloire, préfigure peut-être El Desdichado. Enfin on trouve deux poèmes inédits, deux poèmes légers : La Cousine (on se promène aux Tuileries, le temps passe vite, on rentre tard, mais le dindon rôti attend) et Gaïieté (sur le vin de

Mareuil et l’absence de rime au mot «pampre»). Nerval a donc dû garder parmi ses papiers des textes de jeunesse jamais publiés auparavant. Le chapitre VIII, sur la musique, date de 1852 et exprime des idées esthétiques importantes. Originellement, musique et poésie coexistaient (au Moyen Âge encore, les mystères étaient des opéras) et il faut restaurer cela. Nerval cite Jean-Jacques Rousseau et Pierre Dupont, qui ont donné une notation musicale de leurs vers, ainsi que les efforts de Wagner pour synthétiser musique et poésie. Puis il donne quelques-uns de ses propres textes qui ont été mis en musique par Berlioz, Poniatowski, Monpou, etc., avant de conclure : «Il est difficile de devenir un

bon prosateur si l’on n’a pas été poète» (III. 277). Pour Nerval, il n’y a pas de solution de continuité entre création musicale, création poétique, création en prose, ce qui constitue une rupture radicale avec l’esthétique néo-classique;

il se montre

favorable

à un rêve de création esthétique

synthétique, qui annonce ses efforts pour créer une «prose poétique» dans Aurélia. Bien entendu, c’est un rêve qu’il partage avec d’autres à cette époque, mais 11 se justifie ici, encore une fois, en faisant appel à la tradition folklorique et aux chants nationaux. 198

1852

Sa démonstration permet une transition vers les textes sur le Valois repris des Faux Saulniers : les petites filles qui chantent devant la cathédrale, la scène avec Adrienne et le mystère représenté au couvent («Anges ! descendez promptement [...]») qu’on retrouvera encore dans Sylvie. Nerval intercale dans ce récit ses articles de La Sylphide de juillet 1842 sur «Les vieilles ballades françaises», puis retourne au texte des Faux Saulniers : la visite à Ermenonville, le souvenir de sa noyade, la visite à Châalis, l’anecdote sur le dîner des illuminés, la difficulté de

trouver la route pour Ver et / ou Eve. Il supprime la pièce ébauchée par Sylvain sur la mort de Rousseau, préférant lui faire raconter l’histoire de

«La Reine des poissons»; c’est manifestement une histoire qui lui tient au cœur. Tout se termine abruptement, par une seule phrase de conclusion : «Il est temps, d’ailleurs, de mettre fin à ce vagabondage poétique, que nous reprendrons plus tard sur un autre terrain! » (III. 309). La Bohême galante est d’une lecture agréable. C’est un livre qui possède une valeur certaine comme autobiographie personnelle et comme autobiographie de l’écrivain; Nerval, sans doute poussé par Houssaye, essaie de se raconter rétrospectivement, donnant un sens à son devenir,

ce qui sera chez lui un but de plus en plus important. Pourtant l’emploi de la technique «couper / coller» réussit moins bien ici que dans Lorely, à cause de la disparité chronologique et générique des textes. Nerval se présente d’abord comme poète, puis comme prosateur (le dramaturge est notablement absent); il domine tout par un comique léger, où les angoisses du moi ne percent que dans quelques phrases. Il lui reste à fondre cette nouvelle forme de littérature de voyage qu'il a mise au point, réaliste et contemporaine, avec ses préoccupations philosophiques et autobiographiques, tout en poursuivant en même temps son activité de poète. C’est ce qu’il fera dans les deux années qui viennent.

1. Cet «autre terrain» ne désigne ni Les Nuits d'octobre, ni les Petits châteaux, mais un autre projet, jamais réalisé.

199

1853

Année triste pour Nerval : à la suite d’une nouvelle crise, il est interné

du 6 février au 27 mars à la maison Dubois. Une fois sorti, il se promène à Paris et dans ses environs, mais est de nouveau interné du 27 août à la

fin septembre, chez le docteur Emile Blanche à Passy, dans la clinique duquel il retourne le 7 octobre pour y rester jusqu’au 27 mai 1854. Pour ces longs séjours, il s’installe avec ses meubles, pour ainsi dire en pensionnaire permanent. Le 29 septembre, dans une lettre à sa femme, Jules Janin évoque une visite à Nerval «fou» : J'ai vu tout à l’heure ce pauvre et charmant Gérard de Nerval! Il est fou, absolument! Il a le délire, mais il est si doux, et dans sa douceur, tant de grâces, et tant d'esprit, et tant de charmantes choses çà et là répandues au milieu du désastre et du désordre de ses dons, qu’il est impossible de ne pas l’écouter avec un certain intérêt mêlé de tristesse !À cette folie, il faut ajouter la pauvreté. Il était en haiïllons, et moi,

voyant ce malheureux, qui est un des esprits les plus ingénieux de ce temps-là, privé de toute espèce d'espérance, épuisé par le travail, et succombant à la peine de l’écrivain, je faisais, à part moi, cette prière au Bon Dieu [...] de ne pas me frapper dans mon intelligence. (voir IT. xx-xxi)

La clinique de Blanche fils occupe alors l'hôtel de Lamballe (actuellement ambassade de Turquie), tout près de la maison qu’occupa Balzac; c’est là aussi que sera interné Maupassant. Dans une étude récente, Peter Dayan! attaque assez violemment le traitement qu’Emile Blanche réserva à Nerval et oppose les méthodes du fils à celles de son père. Il est difficile de trancher, car les archives des deux aliénistes ont disparu. Nerval fut parfois un fou violent; surtout, il refusait d’admettre sa folie, alors que Blanche voyait dans la reconnaissance de son état le premier pas nécessaire à toute guérison. Autrement, 1.

Nerval et ses pères, 1992.

200

1853

sa thérapeutique paraît assez sage : repos, régime, possibilité d’écrire (mais Blanche ne semble pas avoir cru à une quelconque valeur thérapeutique de l’écriture, il ne demanda point à Nerval d'écrire Aurélia afin de se guérir! ),mise en contact fraternelle avec plus fou que lui, saisie du

problème paternel.

Ces internements n’empêchent pas Nerval de continuer à travailler, même s’il publie peu de nouveaux textes en 1853. Ces publications comprennent les Petits châteaux de Bohême, refonte de La Bohême galante;

deux contes, parmi les plus importants, qui entreront dans Les Filles du Feu, Sylvie et Octavie; enfin son poème le plus connu, El Desdichado. HN

faut aussi mentionner quelques textes demeurés manuscrits datant sans doute de cette année, en particulier la première version de Pandora, qui sera analysée en même temps que la seconde (1854). Petits châteaux de Bohême

Ce petit volume reprend certaines parties de La Bohême galante, en supprime d’autres, ajoute des textes qui, pour la plupart, sont eux aussi des reprises. Le titre vient du roman de Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, que Nerval évoque dans un passage où il précise le caractère fantaisiste de ses souvenirs et de son imaginaire : Château de cartes, château de Bohême, château en Espagne, — telles sont les premières stations à parcourir pour tout poète. Comme ce fameux roi dont Charles Nodier a raconté l’histoire, nous en possédons au moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie errante, — et peu d’entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse, — d’où quelque belle aux longs cheveux nous sourit amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les vitrages treillissés reflètent les splendeurs du soir. (II. 438)

C’est là un souvenir de Fantaisie, mais 1l faut aussi relever l'addition du mot «treillissés », qui introduit une image qui sera reprise à la fin de Sy/vie et dans El Desdichado. La préface donne de la carrière poétique de Nerval un résumé différent de celui de La Bohême galante : La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée 1.

Pichois et Brix, Gérard de Nerval, p. 347.

201

GÉRARD DE NERVAL

un instant, et j'ai revu comme en un mirage les traits adorés d'autrefois ! (399)

Ainsi Nerval aurait connu trois périodes de création poétique : enthousiasme de jeunesse, amour, désespoir. Il reprend ici ses textes sur la rue du Doyenné et sur Gautier, évoque l’échec de son projet théâtral sur la Reine de Saba, qui se transforma ensuite en conte, supprime son essai sur

les poètes du XVI* siècle, mais cite à nouveau les poèmes de jeunesse déjà donnés dans La Bohême galante. Dans le «Second Château», il reprend sa pièce Corilla, de 1839, qu'il

republiera encore

l’année suivante dans Les Filles du Feu. Dans

le

«Troisième Château», on ne trouve ni les textes tirés des Faux Saulniers ni les études sur le folklore, mais une section intitulée «MYSTICISME», où, pour la première fois, Nerval réunit certains des sonnets qui feront

partie des Chimères (Le Christ aux Oliviers de 1844, Daphné de 1845 — alors titré Vers dorés — et Vers dorés de 1845 — alors titré Pensée anti-

que). La dernière section, «LYRISME», contient quatre des poèmes «mis en musique» de La Bohême galante : Espagne, Chœur d'amour, Chanson gothique et La Sérénade; le texte se ferme donc sur la mort d’une jeune fille. Octavie

Octavie, peut-être la nouvelle la plus étrange de Nerval, est d’abord publiée en décembre 1853 dans Le Mousquetaire, journal de Dumas, avant d’être reprise quelques semaines plus tard dans Les Filles du Feu. Le récit, à la première personne, raconte un voyage en Italie fait en 1835 : après un passage par Nice, Pise, Florence, le narrateur est parvenu à Civita-Vecchia, où 1l a rencontré une jeune Anglaise qui accompagnait son père malade, Octavie. Celle-ci lui offrit d’un poisson, puis ils voyagèrent ensemble jusqu’à Naples, ébauchant une liaison. À Naples, le narrateur, après avoir rendu visite à des amis érudits, les Gargallo, fit une rencontre nocturne. Cette rencontre, 1l la raconte en citant une lettre adressée plus tard à une Parisienne qu’il aimait d’un «amour fatal» ŒIL. 607) et non réciproque. Dans cette lettre, après des plaintes sur son malheur et la formulation de son désir de mourir, il révèle qu’il a passé la nuit avec une femme exotique, en compagnie de sa mère et de son enfant (cette femme, brodeuse, parlait une langue inconnue); qu’il est sorti de chez elle pour gravir le Pausilippe, songeant au suicide; qu’il s’est élancé vers la mer, mais a finalement décidé de ne pas outrager Dieu par sa mort; qu’il a prié : «Donnez-moi surtout la résolution, qui 202

1853

fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l'amour» (III. 610). Cette lettre est un texte de 1842, qui suggère comment, chez Nerval, le désir de succès constituait un obstacle à ses tendances suicidaires. Après la citation de la lettre, le récit reprend par une évocation de l’éruption du Vésuve qui eut lieu à la fin de cette nuit. Vient ensuite une nouvelle rencontre avec Octavie avec qui le narrateur visita Herculanum, lui expliquant le culte d’Isis. Comme l’Anglaise voulait jouer le personnage de la déesse et demandait à son compagnon d’être Osiris, 1l prétendit qu'il n’était pas digne d’elle et lui raconta l’histoire de sa nuit. Le récit s’achève sur l’évocation d’un autre séjour à Naples, dix ans après le premier : le narrateur y retrouva l’ Anglaise mariée à un peintre frappé de paralysie et atrocement jaloux, puis regagna Marseille, se demandant s’il n’avait pas laissé le bonheur à Naples. L'œuvre est révélatrice des techniques de Nerval et appelle une étude génétique. La moitié de la nouvelle, la lettre, a déjà été publiée en décembre 1842, dans La Sylphide, sous le titre de Un roman à faire (voir I. 695-697), puis, en 1845, dans L'’Artiste, sous le titre de L’Illusion (voir

IL. 935). Nerval reprend ici le texte de 1845, qui comporte quelques variantes par rapport à celui de 1842. Il existe aussi une version manuscrite de la lettre, rédigée vraisemblablement au retour du voyage à Naples de 1834, qui donne le même scénario, mais beaucoup moins développé (voir I. 722-723).

Dans la nouvelle, Nerval encadre donc cette lettre initiale par un récit qui fait intervenir une autre femme, Octavie, racontant sa triste histoire,

puis évoquant un second séjour à Naples. Cette histoire d’Octavie, elle aussi, résulte de la reprise-amalgame de divers récits relatant une rencontre avec une Anglaise victime de son père ou de son mari malade, récits qu’on trouve dans des lettres de 1834, dans un passage du début du Voyage en Orient et dans des lettres à Étienne Labrunie de 1843. Cette rencontre est considérablement transformée ici, la situation devenant bien plus pathétique. Enfin, l’étude du parallélisme entre Octavie et Les Chimères se révèle

exceptionnellement riche. Il s’agit souvent d’allusions qui ne se trouvent pas ailleurs dans les écrits nervaliens : mordre dans un citron et y laisser la marque des dents (le geste d’'Eve?), les feux d'Orient sur la mer, la sainte napolitaine et sainte Rosalie, les roses violettes, les grappes de raisin, la Sirène et la Sibylle, l’éruption du volcan, l'évocation d’Isis (pour la plupart, ces thèmes se trouvent déjà dans le texte tel qu'il a paru sous le titre de Un roman à faire). Cette densité des allusions et leurs intrications empêchent de préciser le support autobiographique du texte; les 203

GÉRARD DE NERVAL

dates sont fausses (Nerval était à Naples en 1834 et en 1843, non en 1835 et en 1845); la rencontre avec la famille Gargallo eut lieu lors du second voyage, non lors du premier. Octavie est manifestement une figure composite et rêvée — tout suggère que c’est aussi le cas du reste du texte. Octavie est un texte très marqué par le nocturne, l’onirique; Nerval y crée une ambiance de rêve, voire de cauchemar. L’espace y est soit clos, créant un sentiment de claustrophobie; soit ouvert, mais alors jusqu’au vertigineux. La visite chez la femme napolitaine, le décor où apparaissent une madone noire, des tableaux représentant les quatre éléments et des vases étrusques, la langue inconnue et incompréhensible — et une consommation excessive des «vins brûlés du Vésuve » (IIL 609) — créent

un effet d’étrangeté que Nerval ne retrouvera que dans Aurélia ou Pandora. Les mots «étourdi» ou «étourdissement» reviennent trois fois dans ce bref texte, pour dire l’ivresse, pour évoquer l’état d’esprit du héros dans ses errances — c’est là le registre du souvenir vécu, et non du fantastique. Mais l’illuminisme et les religions du passé jouent également un rôle important, Nerval évoque des sources sûres (l’érudition des Gargallo, Apulée) et d’autres de moins bon aloi (le Traité de la divination des songes). La langue inconnue, «primitive sans doute, des gazouillements pleins de charme» (IL. 609), qui sera de nouveau évoquée dans Pandora, suggère une transcendance vers une vérité profonde et essentielle. Pour toutes ces raisons, Octavie S’affirme comme le texte central pour comprendre l’élaboration du mythe nervalien de Naples — lieu hyperbolique, comme Anne-Marie Jaton l’observe, lieu de l'initiation, combinant Sirène et Sibylle, feu et eau, passé et présent. L'image du Vésuve domine l’histoire comme elle domine la ville, mais l'initiation conduit à l’échec : Nerval reprend ici le premier (et le plus important) des textes où 1l évoque ses penchants suicidaires: puis, après avoir expliqué les mystères d’Isis à Octavie, le narrateur devient froid à son égard, n'ose plus lui parler d'amour, déclare qu’il n’est pas digne d'elle. La nouvelle, dominée par le mythe d’Isis, offre surtout une exploration bien amère de la sexualité. En encadrant par l’histoire de l’ Anglaise Octavie le récit de la nuit chez la Napolitaine telle qu’il la raconte à la Parisienne, Nerval recourt au schéma faisant intervenir trois femmes qu'il utilisera aussi dans Sylvie. Octavie est blonde, innocente, sainte; c'est une martyre qui fait le don christique du poisson, qui se déclare prête à Jouer le rôle d’Isis. La femme de Paris, le grand amour, est lointaine, cruelle, absente et indifférente. C’est la Napolitaine surtout qui est énigmatique : figure religieuse mais infernale, associée aux saintes et à la nuit, à la «madone noire», elle veut séduire le narrateur, mais craint 204

1853

l’arrivée de son amant, «garde suisse», donc militaire (comme le père de Nerval). Si le narrateur parle de sa «facile conquête » (IT. 610), il n’indique nullement la consommation

sexuelle; au contraire, au milieu de la

scène paraissent la mère et son enfant, images isiaques si l’on veut, mais dont la présence n’est guère propice à l’érotisme. Les sentiments d’infidélité et de culpabilité abondent; la Napolitaine est infidèle à son amant militaire ;le narrateur à son grand amour parisien (même s’il s'efforce de confondre les deux femmes) et en même temps à Octavie. Et, si Octavie

elle-même est victime de son père malade, puis de son mari (doit-on voir dans la paralysie de ce mari artiste une punition du double ennemi du narrateur ?), ce mari, comme on peut le lire juste avant la fin de l’histoire,

«rappelait ce géant noir qui veille éternellement dans la caverne des génies, et que sa femme est forcée de battre pour l’empêcher de se livrer au sommeil» (II. 611 — cette allusion mythologique semble être de source inconnue, de pure invention; cela en souligne l’importance profonde). Ainsi, de figure de salut, Octavie se transforme en figure de torture et le narrateur finit par évoquer, comme à la fin de Pandora, «les

marques cruelles de la vengeance des dieux» (II. 611). Même si la tentation du suicide est conjurée, la beauté du Pausilippe et la sensualité du décor et de l’action ne font qu’accentuer le caractère tragique de la nouvelle. En encadrant sa première histoire par une deuxième (comme le révèle l’étude de la genèse de l’œuvre), en faisant intervenir la Vénus céleste, l’Isis rêvée, Nerval est donc loin dans Octa-

vie de résoudre la situation suicidaire proposée dans Un roman à faire; au contraire, 1l la renforce, la fait résonner à travers tous ses rêves d’une femme salvatrice. Octavie, dont le nom suggère octave et donc harmome, est 1c1 à la fois la victime et le bourreau des hommes. L'élaboration de ce texte complexe montre comment Nerval, en combinant exploration approfondie du moi, onirisme et recours à la mythologie, se prépare à l'écriture d’Aurélia. Sylvie

peu val Les des

Publiée d’abord dans la Revue des deux mondes en août 1853, écrite auparavant (donc entre deux crises de folie — au long du texte, Neressaie manifestement de dominer sa folie), Sylvie sera reprise dans Filles du Feu, avec en appendice l’étude sur les «Chansons et légendu Valois».

Cette nouvelle fut longtemps le texte le plus connu, trop souvent le seul connu, de Nerval. On l’a décrite comme un conte charmant fait pour 205

GÉRARD DE NERVAL

plaire au lecteur moyen, il s’agit en fait d’un de ses textes les plus construits, les mieux agencés. Marcel Proust, lecteur perspicace, observa même : «Peut-être y a-t-1l encore un peu trop d'intelligence. !» Si la réussite artistique est indéniable, il s’agit aussi de l’histoire de l’échec du moi dans la quête de l’amour, de l’échec du retour vers le passé; la femme

échappe, le passé est en voie de disparition. Le récit est conduit à la première personne. Le narrateur, représentation allégorique de Nerval, est amoureux de trois femmes : l’actrice parisienne Aurélie (d’où un commentaire sur le danger de l’amour pour les actrices, qui n’ont pas de cœur — III. 538); la paysanne amie d’enfance

Sylvie; enfin la jeune fille noble aperçue lors de fêtes dans le Valois, Adrienne, devenue religieuse et, découvre-t-on à la fin, morte depuis longtemps, vers 1832. Le narrateur associe Aurélie et Adrienne : «Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice! et si c'était la même!» (III. 543) et essaie de substituer Sylvie aux deux autres, mais en vain: Sylvie choisit d’épouser un autre, le frère de lait du narrateur. Les trois femmes

évoquent les Heures, les Grâces, peut-être Éros,

Agapê et Thanatos; ce sont aussi les figures des «trois Vénus » évoquées dans le Voyage en Orient. Sylvie, souvent comparée à Minerve, évoque la sagesse pratique et la simplicité du peuple: Adrienne, associée aux régions chtoniennes, est du côté de la mort; l’actrice, comme

son nom

même l’indique, est céleste. On note des efforts de substitution métaphorique et métonymique entre les trois femmes (par exemple, l’actrice fait une tournée dans le Valois de Sylvie), mais toute fusion syncrétique se révèle impossible, malgré la porosité de ce qui les sépare. Sylvie connaît d’ailleurs trois métamorphoses à travers les strates chronologiques du récit : d’abord elle est dentellière (travail d’artisan), pour devenir ensuite gantière (travail industriel) et finir boulangère; en même temps, le décor de sa chambre se modernise, témoin de son devenir historique et de son ascension sociale, alors qu’elle perd ses qualités naïves : elle a lu La Nouvelle Héloïse, prétend avoir oublié les chansons folkloriques, se met à «phraser» en chantant. Comme Sylvie, Aurélie épouse un autre homme, le régisseur de la troupe — l’une et l’autre ont choisi des maris «pratiques », et non le narrateur «poétique ». Si le frère de lait représente le double, celui qui vole la femme, ici ce double est sympathique. Les modalités de la reprise de l’anecdote où le narrateur manque de se noyer et abîme sa montre sont symptomatiques : dans Promenades et souvenirs, il risque la noyade pour ne pas paraître 1.

Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1971, p. 240.

206

1853

poltron devant la jeune fille; dans Les Faux Saulniers, Son compagnon l’abandonne lâchement et il est sauvé par la jeune fille; ici, c’est le frère de lait qui le sauve, pour se moquer ensuite de la réaction du narrateur qui, devant sa montre dont le mécanisme s’est arrêté, croit que «la bête » à l’intérieur s’est noyée. À la fin de Sylvie, le narrateur et son frère de lait, devenu l'époux de Sylvie, échangent «des coups de poing amicaux » (III. 568). Quand Nerval reprendra cette situation dans Aurélia, la relation sera autrement antagoniste. Sylvie raconte donc une tragédie, où le désastre est cependant mitigé par le ton pastoral, nostalgique, comme par la structure rigoureuse du récit. Pourtant, le rêve romantique de la «femme qui sauve» — objet de la quête du narrateur — est rejeté. Le texte se présente comme une recherche du temps perdu, où le temps se révèle perdu à jamais. Le premier chapitre se passe à Paris, en 1836 (la date n’est pas précisée, mais peut s’établir grâce à des allusions politiques). Au chapitre I, tourmenté par son amour pour l'actrice, le narrateur décide à l’improviste de retourner dans le Valois, pays de son enfance. Les chapitres II à VII transcrivent les souvenirs du passé qui lui reviennent avant et pendant le voyage, mais ces souvenirs correspondent à trois époques différentes : souvenirs d’enfance (Il), d’adolescence (II à VI), d’une adolescence

antérieure (VIT). Les chapitres VIIT à XII se

situent dans la même période chronologique que le premier, mais incluent de nombreuses replongées dans le passé. Le chapitre XIII (qui se passe de nouveau surtout à Paris) sert de transition vers l’époque de la rédaction, 1853, qui est celle à laquelle se situe le dernier chapitre (XIV). D’autres principes gouvernent aussi cette structure : les sept premiers chapitres sont nocturnes, le rêve et l’espoir y gouvernent; les sept derniers sont diurnes et accumulent les déceptions (le narrateur se rend compte que tout a changé, qu’il ne peut retrouver le passé n1 réaliser ses amours). Entre partie nocturne et partie diurne s’établissent des parallélismes, qui s’échelonnent successivement au centre du récit : les chapitres IV et VIIT présentent l’un et l’autre un bal-cérémonie, un baiser donné à Sylvie, la présence des frères (de Sylvie ou de lait); 1l en va de même avec V et IX, VI et X (qui s’ouvrent tous deux dans la chambre de Sylvie, évoquent sa tante et ses travestissements), VII et XI. Tout cela crée une sorte de fusion — voire de confusion — des temps, où le retour marque toujours le déclin et l’échec. Dans le récit-cadre, en revanche, la répétition est circulaire : les chapitres I et XIV évoquent le tir à l’arc, le problème du mal du siècle, la recherche et la disparition du passé; IT et XII le voyage de Paris vers le Valois, aller puis retour, ainsi que l’évocation des montres et pendules, etc.

GÉRARD DE NERVAL

Comme Léon Cellier l’a remarqué, ce qui commence comme un roman d'initiation se transforme en un roman de la déception, de l’échec; la progression s’avère circulaire, pousse à la perte et à la dissolution. Nerval crée, dans la prose, la même intensité d'organisation qui caractérise Les Chimères. Dans Sylvie, cette concertation suggère de la part de l’auteur un contrôle rigoureux exercé sur l’histoire personnelle qu’il raconte — ce qui invite à une lecture ironique, où le moi narrateur juge le moi héros. Malgré cette importance de la structure, le lecteur n’est pas gêné par l’artifice du récit; la distance entre narrateur et héros n’est pas explicitée, des souvenirs de l’enfance et de l’adolescence sont constam-

ment évoqués dans la deuxième partie du texte aussi bien que dans la première, créant un effet de linéarité narrative d’un côté, d’un palimpseste du passé toujours présent de l’autre. Si Sylvie est surtout une étude psychologique des problèmes sentimentaux du moi, celle-ci se présente avec une richesse de détails qui crée un réel effet de couleur locale (Nerval utilise ses acquis dans la technique de la littérature de voyage), mais qui souvent invite aussi à une lecture symbolique. Le Valois est le pays où le passé est présent, le pays des druides, du Moyen

Âge, de la Renaissance,

du XVI

siècle. Cela est

d’abord sensible dans les institutions et les monuments évoqués à maintes reprises : abbayes, châteaux, temples, etc. Mais tout est perçu comme ruiné, jusqu'aux poteaux dont les indications devenues illisibles imposent l’errance. Le Valois est également un pays de fêtes, de tir à l’arc (tradition remontant aux druides), de danses en rond, de banquets, de scènes d’opéra, mais où tout est vu de nuit et dans le vague du souvenir,

voire du rêve. Le voyage à Cythère de Watteau est évoqué, et l’érotisme se combine avec le sentiment du passé disparu et avec l’assertion de la subjectivité de toute impression. Au chapitre I, la description de la première vision d’Adrienne développe, dans une belle réécriture en prose poétique, toute la riche thématique de Fantaisie : le château de briques aux coins de pierre, le soleil couchant, la blonde aux yeux noirs, l’ancienne romance. La critique phénoménologique de Georges Poulet et d’Uri Eisenzweig (pour n’évoquer que deux études fort riches) s’est exercée avec beaucoup de profit sur Sylvie, car la description de la perception du monde sensoriel, surtout visuel (depuis Proust, que de débats pour décider quelle couleur est dominante !), offre au lecteur le moyen essentiel de saisir ce qui se passe dans l’esprit. Dans cette description, fêtes et ruines dominent, terre et eau s’interpénètrent, comme jour et nuit aux crépuscules. Si la fête représente l’harmonie parmi les hommes, parmi présent et passé, entre homme et nature, elle ne dure pas, et se 208

1853

déroule au milieu des ruines: la ronde devient centrifuge. En somme, symboliquement, c’est toujours la tension entre ordre et désordre, où, s’il y a recommencement, il y a surtout perte. Symptomatique est la reprise du thème du simulacre de mariage: Sylvie et le héros, en visite chez la tante de celle-ci, revêtent les costumes de mariage de la tante et de son mari garde-chasse; scène charmante et légère (une comparaison avec la version que Dumas offre de cette même scène dans son texte sur Nerval publié dans ses Nouveaux Mémoires permet de dégager la spécificité de l’écriture nervalienne ;Dumas dramatise, s’extasie ou tombe dans le scabreux), mais où le passé retrouvé ne fait que relever la nature fausse et passagère du présent : «Nous étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d’été» (IL. 552). Le narrateur et Sylvie ne se marieront pas et, quand le narrateur retournera en Valois, la tante elle-même sera morte. Le premier chapitre contient une brève description du «mal du siècle» tel qu’on le concevait en 1836 : utopies brillantes mais espoirs incertains, absence d’ambition,

refuge dans la tour d’ivoire, amour

du

fantôme; on y trouve l’inévitable parallèle avec l’époque alexandrine, pour conclure que la sagesse consiste à boire et à aimer. De même, le dernier chapitre compare le héros à Werther, «moins les pistolets, qui ne sont plus de mode» (II. 569). Ainsi, la nouvelle est représentative de la fin du romantisme; le ressourcement dans le passé, dans la nature, dans

l’exotisme (les multiples voyages du narrateur ne sont que des errances) se révèle impossible, le «grand amoureux» et même le «grand amour» deviennent objet d’ironie; Werther sans pistolets est un personnage comique (et impuissant?). Nerval tempère cette perte des illusions par une acceptation stoïque : le narrateur peut rendre visite à Sylvie, à son mari, à ses enfants, mais 1l reste étranger, sans racines ni espoirs. S'il est enfin spectateur goethéen de son passé, ses rêves n’ont été qu’échec. Surtout le rêve du salut par la femme est dénoncé. Au moment le plus pathétique du récit, le narrateur implore Sylvie : «Sauvez-moi! [...] je reviens à vous pour toujours» (III. 555) — mais l’entretien est interrompu par l’arrivée du frère de Sylvie. Barrès, qui admirait beaucoup Sylvie et voyait en Nerval un précurseur de sa propre doctrine de l’enracinement, ne remarqua sans doute pas que, dans le récit, le retour au terroir et au passé se heurte finalement à l'impossible...

Parmi

les

nombreuses

allusions

littéraires,

c’est

Rousseau

qui

domine, mais ces allusions comportent souvent une mise en question : la

lecture de La Nouvelle Héloïse est dangereuse; Rousseau a tort de dire que la ville corrompt, car l’homme est corrompu partout; on a oublié les 209

GÉRARD DE NERVAL

leçons de Rousseau, le sens de son discours (II. 557-558). Vers la fin de sa carrière, comme à son commencement, Nerval refuse le romantisme, mais le refus, de craintif, est devenu désabusé. Dans le dernier chapitre, le narrateur, revenu visiter encore une fois le Valois, Sylvie et sa famille,

est logé à l’Image Saint-Jean, auberge au nom évocateur de l’auteur de l’Apocalypse si cher à Nerval, et sa fenêtre est encadrée «de vigne et de roses» (IIL. 568); ce pampre qui à la rose s’allie reparaîtra dans El Desdichado; il est évoqué à deux autres occasions dans le texte (III. 543

et 548) : c’est le symbole manifeste de l’union rêvée d’Eros et d’Agapé, de Vénus et de la Vierge. Aïlleurs, dans Sylvie, une lecture symboliste des détails du texte s’impose, que ce soit les montres évocatrices du problème de la temporalité (elles ne marchent pas), les oiseaux (parmi les-

quels un perroquet et des cygnes), le chien empaillé «que j'avais connu vivant

{[..], le dernier carlin peut-être, car il appartenait

à cette race

perdue» (IL. 556). D’autres passages (par exemple, la description des armoires — III. 553) semblent inviter à cette lecture symbolique, mais sans qu'aucune interprétation ne s’impose, ce qui annonce Aurélia. Les véhicules de ce symbolisme se retrouvent, pour la plupart, dans d’autres textes de Nerval, tout comme on retrouve ailleurs les allusions littéraires qu’il fait ici (Goethe, Rousseau, Apulée, Walter Scott, Pérégrinus, Dante, Pétrarque). Cette littérarité et ce recours à la symbolisation imposent une lecture avertie du texte et en cela renforcent et enrichissent l’effet produit par sa structure si concertée; si le narrateur connaît l’échec, il sait dire cet échec dans un discours à riches résonances culturelles qui n’alourdissent pas le texte, qui ne sont jamais seules à porter la signification comme elles le seront dans Pandora et Aurélia. À cet égard, Sylvie constitue manifestement le chef-d'œuvre de Nerval.

Sylvie constitue donc une espèce de «nouvelle nouvelle» (comme on a dit «Nouveau Roman»). La complication fort contrôlée de la structure, la richesse des résonances symboliques, la combinaison du sentiment et de la distance, de la sympathie et de l'ironie, l'importance de la perception sensorielle (il faut souligner que ce texte est, semble-t-il, le seul pour lequel Nerval envisagea une édition illustrée, demandant des dessins à Maurice Sand), en font un texte d’une modernité

indéniable. Et Nerval

parvient à y allégoriser son moi, comme dans Les Chimères, tout en gardant les acquis de techniques réalistes des Nuits d'octobre, combinant

jugement et confession.

La nouvelle constitue aussi un pas en avant dans l’exploration de l’onirisme : «En me retraçant ces détails, j’en suis à me demander s'ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés» (IL. 553). Souvent plane sur l’œuvre 210

1853

une atmosphère de rêve qui justifie peut-être les études psychanalytiques qu'on en a faites, mais Nerval poussera cet onirisme bien plus loin dans Aurélia. Ici, le rêve est à la fois évoqué et refusé, car Nerval essaie de dominer la folie par ce refus. Dans Aurélia, il essaiera de dépasser la folie en épousant le rêve.

Un duel avec Dumas

Il faut mentionner ici un petit texte qui date sans doute de 1853, mais non publié par Nerval : Un duel avec Dumas (NI. 765-766). Nerval y explique que, «vers 1835», il aima éperdument une maftresse d'Alexandre Dumas (sans doute celle qui allait devenir Ida Dumas). En se rendant un jour chez son ami, 1l le croisa dans l’escalier; Dumas l’invita à l’accompagner à un stand de tir, où il se révéla bien plus apte à manier le pistolet que Nerval; ils allèrent ensuite déjeuner ensemble. Et Nerval conclut : «Soyons prudent et évitons toute possibilité de duel...»

Ce bref texte apporte un soutien considérable à ceux qui ont décelé chez Nerval un problème d’impuissance sexuelle.

El Desdichado

Le poème le plus célèbre de Nerval est publié pour la première fois par Dumas dans Le Mousquetaire du 10 décembre 1853. Il sera repris dans Les Chimères, où il occupe la première place. Ce texte a suscité d'innombrables commentaires. Les uns y ont relevé des allusions biographiques parfois très précises; d’autres y ont vu un texte inspiré par les tarots (de fait, on trouve des ressemblances frappantes entre le premier quatrain et une série d’arcanes) ou révélant les secrets de l’alchimie; d’autres se sont contentés d’en souligner la musicalité, la prosodie remarquable. C’est en tout cas un poème qui se prête bien à l’analyse structuraliste; précédé par Léon Cellier qui sut en analyser la structure grammaticale et les problèmes qu’elle pose, Jacques Geninasca a porté très loin cette analyse. Le texte, pourtant fort limpide à bien des égards, a finalement été un peu enseveli sous la débauche de gloses. Dès l’abord, le sonnet invite à une lecture autobiographique : le premier quatrain déclare qui «je suis»: veuf, ténébreux, inconsolé, un princé ayant perdu son étoile qui est morte (l'identification étoile211

GÉRARD DE NERVAL

femme, traditionnelle, s'impose), un poète chanteur dont le luth porte «le

Soleil noir de la Mélancolie». Le deuxième quatrain évoque des événements passés : le poète s’adresse au «tu» qui l’a consolé alors qu'il était fort triste («dans la nuit du tombeau»), pour demander que lui soit rendu un moment du passé. Le premier tercet passe au «qui suis-je ?», autre démarche autobiographique, évoquant quatre identités possibles. Puis vient le «j’ai fait» : j’ai rêvé en un certain lieu; «j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron»

(fleuve de la mort); de nouveau poète-chanteur, j'ai

modulé «les soupirs de la sainte et les cris de la fée». Ce «je» se manifeste donc comme s’identifiant métaphoriquement à plusieurs rôles : prince, poète, veuf — rôles pourtant complémentaires. On est aussi frappé par la richesse des sonorités, des rimes et des assonances, la structure très concertée du poème où le langage est organisé à un degré exceptionnel. On n’a qu’à considérer les rimes du premier quatrain, «inconsolé, consolé, désolé», portant sur deux ou même trois phonèmes; «constellé» ne

reprend à la rime que «lé», mais y ajoute le son «cons». On pourrait faire des remarques du même ordre à propos des rimes de l’autre quatrain : «abolie, mélancolie, Italie, s’allie».

Le sonnet s’organise autour d’une série de termes polaires : Antiquité et Renaissance, Sud et Nord, paganisme et christianisme — lyre et luth, Amour-Phébus et Lusignan-Biron, syrène (orthographe de Nerval) et reine, pampre et rose, sainte et fée. Il est plus difficile de savoir s’il aboutit à la réconciliation de ces pôles, ou à leur opposition; cette incertitude est d’ailleurs un problème fondamental chez Nerval. Nerval, comme tant de poêtes, constitue toujours son meilleur dictionnaire, et une lecture attentive de ses autres écrits permet d’enrichir la lecture du sonnet. Le «Soleil noir de la Mélancolie» évoque la gravure de Dürer également citée dans le Voyage en Orient, mais aussi le soleil noir du poème Le Point noir. Le Pausilippe et la mer d’Italie, la grotte, les allusions à Virgile évoquent l’univers d’Octavie. La treille «où le pampre à la rose s'allie» est présente dans les dernières pages de Sylvie et on retrouve l’image de la treille ailleurs chez Nerval. Quant au thème de l’initiation, ici évoqué par Orphée et la traversée de l’ Achéron, on l’a relevé dans l'Histoire de la reine du Matin (à travers le personnage d’Adoniram) et dans de nombreux autres textes nervaliens. En outre, ce

n’est pas la première fois que Nerval dresse une typologie féminine dualiste, opposant sainte et fée, reine et syrène (voir, par exemple, Lorely). Toutes ces allusions enrichissent le texte et, à condition de toujours prendre garde à la structure grammaticale du sonnet, permettent d’éviter certaines bévues : ainsi, «Biron» doit évoquer le personnage de la 212

1853

Renaissance que Nerval cite ailleurs (voir IIL. 576 et 689), plutôt que le poète anglais. La plupart de ces détails se combinent et s’associent pour définir diverses problématiques : l’alliance dans la treille du pampre et de la rose symbolise, par exemple, la réunion possible du Sud et Nord, du paganisme et du christianisme. Les problèmes traités dans ce poème, où Nerval réussit mieux qu'ailleurs l’union rêvée de la musique et du texte, sont donc manifestement l’échec de la quête amoureuse et littéraire, la nostalgie du passé, les doutes identitaires, l’effort pour réconcilier Nord et Sud (ou paganisme et christianisme), l’incertitude sur sa propre capacité de parvenir à la littérature qu’il voudrait créer. Ce sont là des questions abordées souvent ailleurs, non seulement par Nerval mais par beaucoup de ses contemporains. Le neuvième vers du sonnet («Suis-je Amour ou Phébus ?.. Lusignan ou Biron?») est celui qui a suscité le plus de discussions : comment organiser ces quatre noms, dont chacun s’associe à un amour défendu ou impossible ? Ce ou correspond-il au vel ou au aut latin (ou inclusif ou exclusif)? Les quatre figures citées symbolisent clairement la crise du héros, qu’elles enrichissent par une référence historique ou mythologique; à partir de cette donnée, l’expérience de chacun varie, selon le bagage littéraire ou nervalien qu’il apporte dans sa lecture du texte. Dans trois des cas du moins (Amour, Phébus, Lusignan), ces figures évoquent un amour malheureux, avec tabou, interdiction du regard, échec, ce qui rejoint la perte de l’«étoile» mentionnée au premier quatrain. Les variantes et les notes marginales portées par Nerval sur certains de ses manuscrits ont aussi été longuement commentées, parfois utilement : par exemple, la notation «Mélusine» inscrite en marge du vers 14 permet de préciser quel est le «Lusignan» du vers 9 et à quelle histoire il est fait ici allusion; au vers 8, l’indication «Jardin du Vatican» renforce le thème de l’opposition paganisme / christianisme, Midi/ Nord. Mais parfois, hélas! les commentaires ont en revanche trop négligé la structure fondamentale pourtant si claire du poème : si, à propos de l’oxymore «Soleil noir», on peut remonter jusqu’à l’Apocalypse, évoquer Louis-Sébastien Mercier, faire un détour par le romantisme allemand qui associe cette expression à la mort de Dieu (voir Le Christ aux Oliviers), étudier le symbolisme alchimique et les analyses ésotériques de la célèbre gravure de Dürer, cela n'empêche pas que cette image a un sens fondamental immédiatement accessible. Il en va de même avec la 215

GÉRARD DE NERVAL

tradition romantique de l’orphisme, si admirablement analysée par Brian Juden! : la connaissance de ces questions peut enrichir la lecture, mais,

au fond, toutes les allusions que l’on trouve dans le poème sont parfaitement claires, du moins pour les lecteurs contemporains de Nerval. C’est là la différence fondamentale entre un Nerval et, par exemple, un Rim-

baud. Avec Rimbaud, on a parfois du mal à savoir de quoi il s’agit dans un poème, ou dans une image du poème, mais le ton (heureux ou malheureux, lyrique ou colérique, sarcastique ou larmoyant) ne pose jamais de problème; n’importe quel lycéen peut en parler avec confiance et exactitude. Avec Nerval, c’est l’inverse : il n’est pas difficile de savoir de quoi il s’agit, mais le ton reste ambivalent. Ainsi, le «vainqueur» du vers 12 se situe dans le passé et se trouve remis en question par les soupirs et les cris du dernier vers. En définitive, ce n’est n1 l’ambiguïté ni une polysémie quelconque, c’est l’ambivalence de ce poème — et de bien d’autres textes de Nerval — qui en garantit le charme et la modernité. L’effort pour se dire demeure inachevé, l’exactitude autobiographique est impossible. Et pourtant, si ce ton est ambivalent, il se situe dans un registre strictement défini, qui permet de se garder des interprétations abusives. Une certaine exégèse a voulu voir dans la fréquence de la syllabe «con» dans le sonnet une allusion au sexe féminin, et de là en proposer une lecture freudienne. C’est ce qui fait conclure que, s’il n’y a pas de vrai El Desdichado, 11 y en a, hélas! beaucoup de faux...

l.

Traditions orphiques, 1971.

214

1854-1655

Nerval est soigné chez le docteur Blanche jusqu’au 27 mai 1854; il reçoit le 14 mars une pension du ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Fortoul, qui le charge d’une mission en Orient, qu’il ne pourra pas effectuer. Une fois sorti de clinique, il fait son dernier voyage en Allemagne, passant par Strasbourg, Munich, Nuremberg, Leipzig, Weimar, Francfort. Il est de retour à Paris à la fin juillet et retourne chez le docteur Blanche le 8 août. Le 19 octobre, sur intervention de ses amis et de la Société des gens de lettres et à ses propres demandes réitérées, 1l sort de clinique, malgré l’opposition de Blanche. La lettre délirante que Nerval lui adresse le 17 octobre (III. 897-899) justifie largement la réticence du médecin : Nerval accuse Blanche de jalousie sexuelle à son égard, de l'avoir menacé d'emprisonnement, et 1l proclame que lui, Nerval, possède des puissances occultes à Paris; si Blanche est soutenu par le Grand Orient, il porte quant à lui les sept plaies, dont il n’a montré que celle du pied, etc. Dans les dernières semaines de sa vie, Nerval erre dans Paris, sans domicile fixe, sans le sou, sans manteau. Or l’hiver 1854-1855 est un hiver très froid. Durant ces mois, Nerval ne cesse pourtant pas de publier. Le 28 janvier 1854, paraissent Les Filles du Feu; le 31 octobre, Le Mousquetaire donne une version estropiée de Pandora; Le 30 décembre, commence la publication de Promenades et souvenirs, qui ne se terminera que le 3 février 1855; le 1% janvier 1855, paraît la première moitié d’Aurélia, la deuxième sera publiée le 15 février. Nerval se suicide dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855 : il s’agit donc en partie des textes posthumes, dont les épreuves n’ont pas été revues par l’auteur. Les Filles du Feu

Ce recueil est, une fois encore, constitué par la reprise de textes publiés auparavant. La préface liminaire, À Alexandre Dumas, en partie 215

GÉRARD DE NERVAL

originale, intègre le texte sur l’Illustre Brisacier que Nerval publia en 1844. Angélique faisait partie des Faux Saulniers de 1850; Sylvie a été publiée dans la Revue des deux mondes du 15 août 1853 et son appendice «Chansons et légendes du Valois» est un assemblage de textes déjà donnés ailleurs; Jemmy a paru pour la première fois dans La Sylphide en 1843 et Octavie dans Le Mousquetaire en décembre 1853, immédiatement avant sa reprise dans Les Filles du Feu; Isis vient de La Phalange de 1847, Corilla a été publiée pour la première fois en 1839, année où

Émilie parut dans Le Messager; enfin la publication des sonnets constituant Les Chimères s’échelonne sur plusieurs années. Pour intégrer ces textes dans son recueil, Nerval leur fait subir des

révisions, dont le degré varie beaucoup : elles sont minimes en ce qui concerne Émilie, considérables pour /sis (mais il s’agit surtout de coupures). On a beaucoup discuté sur l’unité du volume et le sens de son titre. Nerval semble avoir hésité quant au titre, proposant «Mélusine, ou Les Filles du Feu», puis «Les Amours perdues» ou «Les Amours passées ». De même, à propos du contenu : d’une part, il a songé à inclure Pandora; d'autre part, l’insertion des sonnets des Chimères semble avoir

été une idée tardive. II ne faut donc sans doute pas chercher une grande unité organique, même si l’on trouve, bien sûr, des éléments thématiques communs (mais cela est vrai de bien des écrits de Nerval).

Les textes du recueil ressortissent à des genres variés. Ce sont pour la plupart des contes, mais Corilla est une pièce, «Chansons et légendes du Valois» un reportage, Les Chimères une collection de sonnets; poursuivant ici Sa mise en question des distinctions génériques, Nerval met tout dans le même volume. Sept des dix textes ont pour titre des noms de femme et cette proportion est plus significative encore si l’on considère «Chansons et légendes de Valois» comme un supplément à Sylvie et si on prend en compte que les deux textes qui restent constituent l’un le seuil l’autre la conclusion du recueil. Celui-ci débute par une importante lettre dédicatoire, À Alexandre Dumas. Par cette épître qui n’est pas dépourvue de sarcasmes, Nerval répond, comme il répondit à Janin par la dédicace de Lorely, à un article que Dumas lui a consacré le 20 décembre 1853; dans cet article, Dumas évoquait la folie de son ami (suggérant que, chez lui, la raison est délogée par l'imagination) et mentionnait les multiples identités qu’il s’attribuait (sultan de Crimée, comte d’Abyssinie, etc.). De cela Nerval se justifie en expliquant que, par la création littéraire, un auteur peut finir par «s’incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie 216

1854-1855

devienne la vôtre» (IL. 450) et il compare ses inventions à celles de Dumas, purement factices et sans identification, mais où «la postérité ne

saura

plus démêler

le vrai du faux».

«Inventer

au fond

c’est se

ressouvenir» (IIL. 451), résume Nerval, citant Pierre Leroux et sa théorie des vies antérieures. Il reprend ensuite, avec quelques petits changements, le texte du Roman tragique de 1844, cherchant à illustrer à travers le récit de Brisacier ce mécanisme d’identification entre personne et personnage. Nerval évoque explicitement le contenu autobiographique de ce texte, où, comme

on l’a vu, affleurent certains de ses problèmes

fondamentaux : Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une éfoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j'ai pleuré, j’ai frémi [..]. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j'ai saisi le fil d'Ariane, et dès lors toutes célestes. (III. 458)

mes

visions

sont devenues

Enfin Nerval annonce à Dumas qu’il écrira quelque jour l’histoire de cette «descente aux enfers» (ce sera Aurélia). Un dernier mot lui permet de justifier l’insertion des Chimères dans le recueil; c’est là qu’on lit la (trop) célèbre phrase : «[Ces sonnets] ne sont guère plus obscurs que la métaphysique de Hegel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible [...].». Ce texte sert donc de préface moins aux Filles du Feu (même si la citation du Roman tragique peut évoquer Sylvie et si Brisacier lui-même est bien un «fils du Feu») qu’à Aurélia. C’est en tout cas une justification percutante de sa création littéraire : on n’y trouve pas moins de trente-trois allusions à des textes ou à des auteurs différents, ce qui montre jusqu’à quel point Nerval, quand il veut se dire, doit recourir au dire d’autrui, sans que cela l’empêche de maîtriser l’ironie et d’offrir une riche analyse du processus de création littéraire et des relations entre per-

sonne et personnage. La nouvelle édition de la Pléiade, tout comme l'édition originale de 1854, présente «Chansons et légendes du Valois» comme un appendice à Sylvie, et non comme une section séparée. Le texte prend ainsi un sens un peu différent et s'intègre mieux au recueil : 1} poursuit le «retour au Valois», mais par l'évocation des textes folkloriques, suggérant que c’est là un chemin plus fructueux que la recherche des amours d'enfance. Pour composer cet appendice, Nerval amalgame son article sur «Les vieilles ballades françaises» de 1842 (repris déjà dans La Bohême galante et 21

GÉRARD DE NERVAL

ailleurs), dont il supprime ce qui ne concerne pas le Valois, et la légende sur «La Reine des poissons» (Valois oblige, la Meuse et la Moselle deviennent l’Oise et l’Aisne). Comme l’héroïne de ce conte est une ondine qui, dans le royaume magique, s’unit à son amant et sauve les forêts en provoquant un déluge où périssent les mauvais bûcherons dévastateurs, elle est bien digne de figurer parmi les «filles du Feu», même si elle évolue dans un autre élément. Jemmy

est manifestement

une

«fille du Feu» : femme

volontaire,

dominatrice, courageuse. Le conte auquel elle donne son nom pose aussi le problème de l’homme qui aime deux femmes et surtout celui de l'impossibilité du retour à un passé qui a changé, thème central de Sylvie. Cependant Jemmy se démarque du reste du recueil par son ton comique. La reprise d’/sis est un raccourci des versions précédentes de ce texte; Nerval supprime des citations provenant de sa source érudite. La «fille du Feu» est ici la divine Isis, l’éternelle mère, et, à ses côtés, les

autres héroïnes n’offrent que des reflets plus ou moins pâles de l’ewige Weibliche. L’objurgation faite par la déesse à ses disciples de pratiquer «une inviolable chasteté» (IL. 620) prend, dans le contexte du recueil, un sens plus personnel. sis est un texte qui prépare à la lecture des Chimères qui ferment le volume, dans la mesure où le système religieux qui sous-tend plusieurs des sonnets est ici explicité peut-être mieux qu'ailleurs chez Nerval. Si le texte de Corilla se distingue par sa forme dramatique, il présente cependant plusieurs des problèmes fondamentaux traités dans le recueil : l’amour pour une actrice, deux amants pour la même femme, le dédoublement de la femme aimée, le masque et le déguisement. En quoi la nouvelle Émilie est-elle l’histoire d’une «fille du Feu» ? Il faut d’abord observer que ce personnage ne paraît guère dans le texte, plutôt centré sur son époux et sur son frère ;Émilie aime Desroches, mais finit par prendre le chemin du couvent, c’est-à-dire qu’elle va expier une tragédie dont elle n’est guère responsable. Si elle est brodeuse comme Sylvie et la Napolitaine d’Octavie, si, comme Angélique, c’est une ferme sacrifiée à l’amour, on ne distingue cependant pas en elle un Prométhée féminin. Aucun problème, en revanche, quant à la présence d’Angélique dans le recueil : l'héroïne de la nouvelle est véritablement une figure de la femme héroïque et en révolte. Il en va de même pour Octavie, texte riche en résonances ignées, où se conjuguent les thèmes du caïnisme féminin et de la femme qui souffre. En fait, c’est plutôt à Sylvie que le titre du recueil semble s’appliquer le moins bien. 218

1854-1855

Avec Les Chimères, Nerval reprend une fois encore des textes déjà publiés ou, du moins, anciennement écrits (ceux qui sont repris du nee «Dumesnil de Gramont alpha» datent donc des alentours de 1841!). El Desdichado a été publié par Dumas en 1853; Horus reprend le sonnet de À Louise d'Or Reine (du manuscrit

«Dumesnil de Gramont

alpha»), mais l’allusion explicite à Napoléon est supprimée : on peut donc le faire remonter à 1841. De même, Delfica (dont il existe une version intitulée Vers dorés, datée de 1843 et publiée en 1845) combine les quatrains de À J-Y Colonna et les tercets de À Mad° Aguado, tandis que Myrtho recycle les tercets de À J-Y Colonna et leur ajoute des quatrains reprenant la thématique de la lettre d’Octavie; Le Christ aux Oliviers à été publié en 1844, Vers dorés en 1845. Une version d’Antéros se trouve dans la lettre à Loubens de la fin de 1841 (voir IL. 1489), mais le poème

paraît ici pour la première fois. Il ne reste donc qu’un texte de date inconnue, Artémis, mais qui pourrait bien être antérieur à 1854.

Antéros, poème du caïnisme, de la révolte contre Dieu et du perpétuel recommencement de cette révolte, qui mêle plusieurs systèmes mythologiques, est l’un des textes les plus violents de Nerval — et des plus difficiles à expliquer dans le détail. Artémis, dont les références sont surtout chrétiennes, est une méditation sur la mort (ou la morte), sur l’amour pour elle (ou elles), qui

s’achève sur le thème de la révolte contre le ciel, proclamant «le désert des cieux » (III. 648).

On peut se demander pourquoi Nerval a retardé la publication de certains de ces sonnets et pourquoi il choisit de les publier ici. Etait-ce par peur que leur étrangeté contribue à sa réputation de folie, réputation dont il pense désormais ne plus pouvoir se libérer ? En tout cas, il ne faut pas prendre trop au sérieux la phrase de la préface qui affirme que ces poèmes perdraient de leur charme à être expliqués et qui fait allusion à la métaphysique de Hegel; il s’agit là tout au plus d’une riposte ironique et préventive contre les éventuelles réactions négatives du lecteur.

Les douze sonnets sont-ils arrangés dans un ordre signifiant”? El Desdichado tire peut-être sa place inaugurale de ce qu’il s’agit d’une déclaration autobiographique; Vers dorés sa position de clôture (qu'il occupe aussi dans Petits châteaux de Bohême) de ce qu’on y trouve l’expression de la philosophie de Nerval; quant au reste. 1.

Voir l’édition critique de Jean Guillaume (Bruxelles, 1966), pour les manuscrits et l’évolu-

tion des publications.

GÉRARD DE NERVAL

En revanche, manifeste est l’unité de forme, de style (à commencer

par les allusions aux systèmes religieux et mythologiques), de thèmes (amour, mort, injustice des dieux, division et union, éternel retour).

Promenades et souvenirs

Promenades et souvenirs est peut-être la dernière œuvre de Nerval. Publiée dans L'’Illustration les 30 décembre

1854, 6 janvier et 3 février

1855, elle semble avoir été rédigée peu avant sa mort, de manière assez rapide, tandis qu’Aurélia a connu une genèse plus longue. Il n’est guère question d’écriture sur la folie, dans ces pages, encore moins de folie dans l’écriture. Au premier abord, c’est une suite de souvenirs nostalgiques écrits avec limpidité, mais on peut — et on doit — aussi y déceler l’un des textes les plus personnels et les plus perspicaces de Nerval.

Court, divisé en huit sections de longueur inégale, le texte ne justifie pas pleinement son titre, comme Jacques Bony l’a observé; dans les trois premières sections, il s’agit de promenades; dans les deux suivantes, de souvenirs ; seules les trois dernières combinent promenades et souvenirs.

La forme poursuit les expériences menées dans Les Nuits d'octobre, en les renouvelant grâce à une imitation des Réveries de Rousseau et en insérant dans les propos du voyageur-observateur des considérations poussées bien plus loin sur le moi, ses désirs, problèmes et regrets. Le texte est écrit à la première personne et s’ouvre sur la recherche d’un logement par le narrateur — cette quête n’aboutira pas. À Paris, on ne peut rien trouver à un prix abordable. C’est d’abord Montmartre qui attire le narrateur, qui décrit les lieux en combinant les aspects pastoraux et les évocations de la présence du passé, sous le signe du changement et de la déperdition : les maisons nouvelles s’avancent comme une mer diluvienne; les îlots de verdure, les collines même disparaissent; les carrières s’éboulent. Le narrateur n’est pas assez riche pour devenir propriétaire et, d’ailleurs, «on ne peut asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes » (IL. 670). Ainsi, comme l'avenir, le passé est gros de menaces. C’est ce qui explique que la narrateur se tourne vers Saint-Germainen-Laye, rendu proche de Paris par le chemin de fer (dont, pour une fois,

Nerval dit du bien). Il visite le château et se souvient de son propre passé à Saint-Germain. Mais, après avoir trouvé des cloportes dans son verre 220

1854-1855

de bière, le narrateur apprend que le château est en réparation, ou a besoin de réparations (car c’est ainsi que le garçon du café explique la présence des animaux dans la boisson). S’échafaude alors le projet de faire payer la restauration du château en mettant à contribution les Anglais toujours nombreux dans cette ville marquée par les souvenirs des Stuarts. Grâce à la bienveillance des militaires, le narrateur visite le

château, en particulier les cellules où les soldats dorment (sans lumière du jour, comme le logement qu’on lui a offert à Paris). Puis, au hasard de sa promenade, 1l entre dans la salle d’une société chantante et fait ses commentaires habituels sur le chant et les chansons. Il en sort «par un beau clair de lune» (III. 677), pour se promener encore. Surgit enfin la question : où coucher? L’heure est tardive, le narrateur aboutit au poste militaire, où on accepte de le loger; il y passe la nuit. Il reste encore quelques jours à Saint-Germain, pour rédiger ses souvenirs. La quatrième section, «Juveniha», s’ouvre sur un souvenir ancestral : comment son grand-père a laissé échapper un cheval, ce qui l’a contraint à quitter la maison familiale pour aller s'établir près de Châalis. Puis vient une évocation de la mort de sa mère, avec cette précision : «La fièvre dont elle est morte m'a saisi trois fois à des époques qui forment, dans ma vie, des divisions régulières, périodiques» (IL. 680), ce qui révèle que Nerval associait sa propre folie et la mort de sa mère. Les lettres et les bijoux de celle-ci ont été perdus par son père «dans les flots de la Bérésina». Puis vient le bref récit de sa première rencontre avec son père et la célèbre phrase : «Mon père! tu me fais mal!» (IL 681). Nerval évoque ensuite son éducation, des souvenirs de Napoléon, de l’occupation de 1815, de ses études (où 1l prétend avoir appris l'italien, le grec, le latin, l’allemand, l'arabe et le persan), de sa vie sentimentale.

Il raconte en particulier sa première faute : ayant répondu avec impatience à une dame qui lui demandait un léger service, il fut puni par la perte de sa tourterelle adorée. Il parle ensuite de son premier simulacre du mariage, de ses premières rencontres avec le théâtre, la danse, les actrices, de ses premiers poèmes d’amour, parmi lesquels une imitation de Thomas Moore qu'il cite. C’est un texte qui va à l’encontre du Carpe diem de Ronsard : si tu perdais tous tes charmes, Je t’aimerais toujours; face à la décomposition, le poète proclame la permanence de l’amour. Suit une scène où Nerval raconte qu’il a été découvert adorant l’image d’une jeune fille, et non la jeune fille elle-même — c’est sa deuxième faute. Vient enfin une évocation lyrique des amours passées et perdues, avec une prière à l’amour, pour qu'il revienne dans le monde désert. [ee]D

GÉRARD DE NERVAL

Dans

l’avant-dernière

section,

le texte

affirme

la valeur de cette

démarche autobiographique, mise en rapport avec le développement du chemin de fer qui délaisse certaines villes et ne va pas en ligne droite. Le voyageur, quant à lui, va vers le Nord, à Pontoise, puis retourne vers la terre paternelle, qui «est deux fois la patrie» (III. 687). Nerval rappelle alors sa double ascendance : né par hasard à Paris d’un homme du Midi et d’une femme du Nord. Il explique ainsi son attachement à la terre où il pense retrouver les voix d’autrefois et ses amours d’enfance. La dernière section est consacrée à Chantilly et à son amie d’enfance Célénie (nouvelle incarnation de Sylvie), associée à une nymphe qui aime les eaux et les ruines, qui racontait des histoires d’amour toutes violentes et tragiques. Chantilly aujourd’hui «porte noblement sa misère » (IIL. 689), car les princes de Condé et leur cour ont disparu. Mais c’est

surtout Célénie que l’on regrette. Le narrateur se rend de là à Senlis, dont il évoque le passé romain, les ruines. Il se met tout à coup à pleuvoir et c’est l’ultime rencontre, avec une troupe de saltimbanques qui offrent un abri au voyageur. Parmi ces comédiens, il y a un jeune homme qu’on «dressait à jouer les amoureux»

et deux jeunes filles, une brune et une

blonde. «Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien?» (III. 691), se demande le narrateur. Mais la pluie

cesse, et le texte se termine. Marqué par de nombreuses hantises, par de constantes interférences entre le désir de se dire et le désir de produire du pittoresque nostalgique, le texte est donc piégé : par exemple, la perte d’une tourterelle est associée à la mort de la mère, à la haine du père, à la culpabilité amoureuse. Ici, mieux qu'ailleurs, Nerval combine le charme nostalgique et la découverte, la mise en question du moi. Le projet est fort aventureux et très ambitieux et il en résulte un texte admirablement lisible et fort perspicace, qui témoigne d’une véritable maîtrise de soi et dont l’étude révèle la grande richesse. Par son titre même, l’œuvre invite à une lecture autobiographique. Nerval justifie cette intention : Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. N’est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies directes ou déguisées? Est-il plus modeste de se peindre dans un roman sous le nom de Lélio, d’Octave ou d'Arthur? ou de trahir ses plus intimes émotions dans un volume de poésies? Qu’on nous pardonne ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de l’obscurité ! (III. 686)

1854-1855

Nerval suggère donc l'existence de liens entre vie et littérature, non seulement dans son œuvre, mais dans toute forme romanesque (il évoque trois des «romans autobiographiques» les plus célèbres de l’époque, ceux de Sand, Musset et Guttinguer); il propose aussi une lecture possible de la poésie comme autobiographie. Les œuvres citées sont des autobiographies transposées, alors que lui-même pratique ici une autobiographie pour ainsi dire directe. Peu après, il offre une autre justification de cette démarche autobiographique; il cherche «à étudier les autres dans moi-même» (IL. 687) — ce qui signifie que se dire est aussi une manière de dire et de connaître autrui. Pourtant Promenades et souvenirs ne reproduit pas la forme autobiographique des Confessions de Rousseau, ni celle des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ou de Dichtung und Warheit de Goethe. Nerval n’essaie point d’imposer rétrospectivement un sens à son existence ; son texte est aussi lyrique que narratif, on trouve des sondages du moi à certains moments de son passé (surtout l’enfance et la jeunesse), mais il ne lie pas ce passé et le présent de la narration. Il n’essaie pas non plus de se définir, comme le fit Stendhal dans la Vie de Henry Brulard. Sa démarche, comme Gabrielle Malandain le remarque!, s’assimile plutôt à celle de Proust : c’est un effort pour faire reparaître certains dessins oubliés dans la trame froissée de la vie. Ce faisant, Nerval va plus loin qu'il l’a jamais fait auparavant. C’est ici le seul texte où paraît le nom de sa mère, «Laurent» (d’où vient peutêtre «Nerval»), la seule évocation de cette mère, de sa mort tragique, et des conséquences de cette mort, à travers le thème de la fièvre périodique revenue trois fois frapper le fils. Cette fièvre périodique est marquée par des sentiments de «deuil» et de «désolation», ce qui aide à comprendre le troisième vers d’El Desdichado. Le texte contient aussi la seule évocation de la première rencontre avec le père, avec la célèbre phrase : «Mon père! tu me fais mal!», justifiée dans le contexte par l’effusion de l’embrassade paternelle, mais qui rend explicite un complexe d’Œdipe soigneusement (et même trop) occulté dans les lettres au père et ailleurs. Il est possible que ce soit à cause de la thérapie suivie chez le docteur Blanche que Nerval se montre ainsi à même de comprendre, et de dire,

ce qui auparavant devait rester caché. Enfin, 1l parvient dans ce texte à décrire la «faute», sa «faute», dans son complexe amoureux, tandis que, même dans Aurélia, cette faute demeure toujours mystérieuse, même s’il n’est presque question que d'elle. 1.

L'Incendie du théâtre, p. 106.

GÉRARD DE NERVAL

Cependant, malgré ces innovations formelles et personnelles dans l'approche de la quête autobiographique, Nerval reste ici, comme toujours, très conscient de la tradition littéraire. On relève, dans ces quel-

ques pages, pas moins de trente-six renvois à d’autres auteurs, textes, traductions ou citations, mais bien intégrés au texte. S’il s'inspire des Rêveries de Rousseau, Nerval n’en offre point un décalque. Les évocations d’Ovide, de Dante, de Byron illustrent plus qu’elles donnent une forme; s’il est fait allusion à la tradition autobiographique de Sand, Mus-

set ou Guttinguer, c’est pour s’en distinguer. De même, les références à ses propres écrits sont davantage marquées par un écart de variation : si les résonances entre ce texte et le reste de l’œuvre sont nombreuses et fort riches, il faut noter que Sylvie change de nom pour s’appeler désormais Célénie, devenant ainsi un être plus mythique, plus ancré dans l’imaginaire, nymphe des eaux et gardienne du folklore. Nerval reprend toujours ses écrits, et ceux des autres, en les modifiant, mais les métamorphoses opérées ici sont plus organiques. Cette progression vers les profondeurs se remarque également dans les thématiques élaborées longuement ailleurs et reprises ici avec davantage d’angoisse et de perspicacité : la présence du passé dans le présent (notamment à Montmartre, avec les allusions à la paléontologie de Cuvier, à saint Denis identifié à Dionysos, et avec le projet d’habitation idéale, une villa romaine), la chanson folklorique et les sociétés de chant, l’exil, l’enracinement dans le terroir natal. Trois de ces thèmes centraux sont particulièrement développés : la quête du logement, la perception de l’espace et l’association entre amour et faute. «Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris» (IL. 667) — telle est la première phrase du texte, dont tout le reste consiste pour ainsi dire en une recherche du logement vouée à l'échec. Echec à Montmartre, malgré le rêve irréalisable d’y construire une villa romaine : le terrain est instable, devenir propriétaire est impossible faute d’argent et du fait qu’il n’est peut-être possible que de louer les terrains. Echec à Saint-Germain-en-Laye : le narrateur ne peut même pas trouver à se loger convenablement la nuit et doit accepter un lit de camp offert par les soldats du poste. Mais le thème se répand partout : le grand-père est chassé de chez lui à cause du cheval perdu; la mère est ensevelie «dans la froide Silésie» (IT. 680), loin de sa terre natale. C’est ce qui

explique que, toujours à la recherche d’un logement, Nerval tente un retour au terroir, liant l’amour de la famille et l’attachement à la terre (cela annonce

le thème de l’enracinement cher à Barrès). Mais ce désir

nostalgique rencontre lui aussi l'échec; parmi les figures qu’il croise 224

1854-1855

dans le Valois, le voyageur croit reconnaître son grand-père, une tante, une petite paysanne qu'il aima, Célénie-Sylvie, mais il n’y a là que ressemblance; l'identité est perdue. Tout finit dans une voiture de saltimbanques, ce qui replonge dans le monde de la lettre À Alexandre Dumas qui sert de préface aux Filles du Feu; les acteurs saltimbanques ne peuvent offrir que des ressemblances, leur maison se définit par l’errance, par le refus du terroir. «Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d’un domicile parisien?» (III. 691), demande

l’avant-dernière

phrase du texte. C’est là le thème de «La Maison du Berger» cher à Vigny, mais Nerval offre peut-être ici une réflexion plus subtile et plus efficace sur le chemin de fer. Une solution possible et attrayante à ces problèmes de logement serait sans doute de s’abandonner au vagabondage, au masque, à l'instabilité profonde du moi. Mais Nerval la refuse dans la dernière phrase : «Il n’est plus temps d’obéir à ces fantaisies de la verte Bohême » (III. 691). Il ne lui restera plus bientôt que le logement de la rue de la Vieille-Lanterne. Promenades et souvenirs est un texte également profondément révélateur des conceptions nervaliennes de l’espace — espace où se manifeste partout la co-présence du passé et du présent, mais où cette co-présence est toujours perçue comme déperdition. C’est un espace où le voyage se fait vagabondage, même si on ne trouve point dans ce texte l'expérience du labyrinthe, en particulier l’errance entre ve et Ver présente dans Les Faux Saulniers et dans La Bohême galante. Si l’égarement du moi dans l’espace est ici moins menaçant, c’est parce que l’espace constitue le lieu où l’être se définit précisément en termes de terroir, où le sentiment du

passé disparu est compensé par la puissance du souvenir. Le narrateur espère restaurer le château de Saint-Germain-en-Laye, mais son projet est assez peu réalisable, même s’il est accueilli avec enthousiasme par les

soldats qui gardent le château et par certains Anglais. Le nombre et la richesse des évocations de la nature, des sites, du passé, produit dans le texte une tension entre errance et enracinement, si bien que la voiture des saltimbanques offre finalement la seule solution possible. Promenades et souvenirs reprend là un thème de Sylvie : le « You can't go home again» — on ne peut rentrer chez soi, quels que soient les plaisirs et consolations de ces retours vers passé et terroir. L'histoire du grand-père se révèle à cet égard très riche symboliquement : «vers 1770», celui qui allait être le grand-père de Nerval laissa s'échapper un cheval qu’il gardait, parce qu'il rêvait «à je ne sais quoi», «assis sur le bord de la rivière»; suit une évocation de la nature : «L'eau verdissait et chatoyait de reflets sombres; des bandes violettes striaient les rougeurs du couchant» (IL. 679); à 225

GÉRARD DE NERVAL

cause de cette rêverie, le grand-père a dû quitter les siens et, comme le cheval (et comme Nerval lui-même), s'établir ailleurs. La scène est à la

fois lyrique, comique, et triste. Les évocations des amours passées sont nombreuses. On retrouve Sylvie (Célénie) et des détails sur les premières amours du narrateur, surtout pour celle qu’il nomme Héloïse. L'amour est marqué par la nostalgie : ce sont des dames du temps jadis qui l’inspire — et rien n’est dit d'éventuelles amours d’après l’adolescence (ce qui ajoute du piquant au thème développé par la célèbre romance de Thomas Moore citée dans le texte, dans laquelle l’amant déclare à sa maîtresse qu’il lui restera

fidèle même

quand ses charmes

se seront envolés et que les autres

l’auront abandonnée). Le thème du simulacre de mariage, avec Fanchette

cette fois, est de nouveau présent (c’est la troisième version qu’en propose Nerval), mais il est bien moins développé que dans Sylvie. Le plus important est de remarquer que ces évocations de l’amour sont marquées par la faute. La première fois, c’est lorsque le narrateur répond avec impatience à une dame et qu’il est punit en retour par la perte de sa tourterelle, qui lui cause un chagrin dont 1l manque de mourir. La deuxième faute est commise quand le narrateur, se prosternant devant un portrait d’Héloïse, lui fait découvrir que c’est son image, et non pas ellemême, qu’il adore; la scène reste dans le vague — ce qui en suggère peutêtre l’importance — et se conclut par cette exclamation : «Ô douleurs et regrets de mes jeunes amours perdus, que vos souvenirs sont cruels!» (IL. 685). On sent là un effort pour dire l’indicible, et qui échoue. Promenades et souvenirs est d’un ton et d’un style qui diffèrent assez de ceux des autres écrits de Nerval. Le comique, exception faite des cloportes dans le verre de bière, n’y joue guère de rôle, et paraît surtout dans l'évocation des relations du narrateur avec le «peuple» ou dans sa recherche d’un logement. En revanche, de nombreux passages descriptifs deviennent lyriques et sont marqués par un haut degré de métaphorisation, des énumérations et des indices d'appréciation — ainsi, dans la description de Montmartre : J'ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d’un air très pur, de perspectives variées, et l’on y découvre des horizons magnifiques, soit «qu'ayant été vertueux, l’on aime à voir lever l’aurore», qui est très belle du côté de Paris, soit qu'avec des goûts moins simples on préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration au-dessus 226

1854-1855

du grand cimetière, entre l'arc de l'Étoile et les coteaux bleuâtres qui vont d’Argenteuil à Pontoise. (III. 668)

Souvent, c’est la nature, le terroir, qui provoque ce lyrisme; parfois c’est l'amour, comme dans la belle description de Célénie, nymphe des eaux (III. 688). Certains passages évoquent le style des «Mémorables » d'Aurélia : «Un oiseau qui vole dans l’air a dit son secret au bocage, qui l’a redit au vent qui passe, — et les eaux plaintives ont répété le mot suprême : — Amour! amour!» (III. 685); cette phrase est placée entre guillemets dans le texte, comme s’il s'agissait d’une citation, mais aucune source n’a pu être repérée, ce qui laisse penser que les guillemets marquent sans doute un changement de registre stylistique. Dans un passage du manuscrit, non repris dans le texte définitif, Nerval évoque sa naissance, se compare à un oiseau et se présente comme un poète maudit, élu et damné:; on est là tout à fait dans le style des

«Mémorables»

(voir

IL. 1311). Ailleurs, à propos de son enfance, il écrit : «Il y avait là de quoi faire un poète, et je ne suis qu’un rêveur en prose» (III. 681); en fait, 1l parvient dans ce texte à être un poète en prose, liant souvenir et subjectivité sans excès romantique, dépeignant sa nostalgie avec une riche palette de couleurs. Promenades et souvenirs est un texte qui fait regretter la mort de Nerval. Il s’y achemine vers une écriture de plus en plus riche, qui lui permet de dire son moi de mieux en mieux, tout en exploitant et profitant de la tradition littéraire et de son propre apprentissage comme écrivain. On peut rêver d’un texte qui eût combiné Promenades et souvenirs et Aurélia, mais il ne fut pas donné à Nerval de l'écrire. Pandora

Écrit sans doute dans l’automne 1853, pendant son séjour chez le docteur Blanche (en même temps donc qu’Aurélia), le texte de Pandora a été publié incomplètement en 1854. C’est une des œuvres les plus denses, les plus riches en renvois symboliques et littéraires, les plus exploratrices de Nerval. Si Aurélia offre l’image de la femme salvatrice, Pandora offre celle de la femme néfaste, comme si Nerval, à la fin de sa vie, ne pouvait plus faire cohabiter dans un même texte la dualité féminine qui le préoccupa tant. Ainsi, Pandora est peut-être son ouvrage le plus tragique, le plus pathétique.

Le texte pose d'immenses problèmes d’édition. La version qui a paru dans Le Mousquetaire en 1854 est un désastre typographique : on inséra dans le texte une lettre de Nerval à Dumas qui l’accompagnait, ainsi que 227

GÉRARD DE NERVAL

des passages des Amours de Vienne, au mauvais endroit, etc. — d’où des protestations énergiques de la part de Nerval, qui songeait par ailleurs à inclure Pandora dans Les Filles du Feu, mais abandonna ce projet, sans

doute parce que la néfaste Pandora n’était guère une «fille du Feu». Puis survint la mort de l’auteur, et le texte ne fut repris qu’en 1921, en deux versions, l’une d’Aristide Marie, l’autre de Pierre Audiat, l’un et l’autre

publiant de manière plutôt chaotique le texte du Mousquetaire augmenté de feuillets manuscrits, dont certains ont disparu depuis. Il résulta de cela une œuvre qui par son incohérence semblait bien relever de l’écriture de la folie, et qui fut commentée

comme

telle. En 1968, Jean Guillaume

reprit le dossier; il y retravailla en 1982, pour proposer enfin, dans la nouvelle édition de la Pléiade, deux versions distinctes : un texte primi-

tif, La Pandora, et sa révision postérieure faite par Nerval, Pandora. Cette solution n’a pas rencontré l’adhésion de tous; en 1975, Jean Sene-

lier avait publié une autre version qui utilisait plus de textes, si bien que certains nervaliens croient encore que le commencement de La Pandora, qui est une reprise du chapitre X des Amours de Vienne tiré du Voyage en Orient, devait se situer au commencement de Pandora. I paraît néan-

moins sage d’accepter la solution de Jean Guillaume, qui a l'avantage d’être conservatoire et de procurer deux textes cohérents. Un rapide relevé des différences entre ces deux textes est nécessaire. La première version (III. 1291-1299) s’ouvre sur une épigraphe qui souligne l’égarement; la seconde (III. 653-663) sur une citation de Goethe qui évoque le combat de l’âme entre les tendances célestes et les tendances terrestres. La première décrit d’abord le héros dans sa jeunesse, face à trois femmes, et les maladresses qu’il commet en essayant de séduire à la fois la blonde et la brune; la seconde supprime cette anecdote, évoquant immédiatement Pandora et la décrivant comme un indéchiffrable énigme, et ajoute une évocation brève mais importante des relations entre religion et amour. Certains textes un peu délirants sont également supprimés dans la seconde version, parmi lesquels une évocation de l’Aiglon comme frère du héros, une autre du prince de Ligne en Crimée comme figure du héros, une allusion au chapeau de Balzac, la citation du célèbre palindrome «Amor y Roma». Enfin, les deux textes se concluent différemment : dans la première version, le héros s’enfuit pour reprendre «loin d’elle la course agitée d’une vie consacrée désormais à humilité»

(III. 1299); dans la seconde,

il retrouve

Pandora

«l’année

suivante, dans une froide capitale du Nord» (IL. 663); elle l’interroge pour savoir où 1l a caché le feu du ciel dérobé à Jupiter, mais le héros refuse de répondre et s’écrie, de manière pathétique : «Ô Jupiter! quand 228

1854-1855

finira mon supplice?» La seconde version apparaît de la sorte à la fois plus condensée et plus tragique et, si le commencement de la première permet de dresser une opposition entre passé relativement heureux et présent douloureux, le ton de la seconde est plus uni — c’est pourquoi les analyses qui suivent s’en tiennent à Pandora. Dès l'ouverture du texte, le lecteur est invité à suivre les péripéties vécues à Vienne par le narrateur face à l’actrice-Pandora, ni femme, ni

homme, ni androgyne, ni jeune, ni vieille, etc., «mais tout cela ensemble » (IL. 655) : Pandora est la porosité même, l’actrice par excellence qui n’a point d’être propre, mais uniquement des personnalités qu'elle échange. Elle attire néanmoins le narrateur, qui évoque ensuite ses errances dans Vienne. Il visite des lieux symboliques, comme le Stock-im-Eisen où les compagnons plantent leurs clous; il cherche de l'argent, des vêtements même, il est forcé de quémander. Il évoque rapi-

dement d’autres femmes (qui lui demandent de l’argent), la foule promène durant la nuit de la Saint-Sylvestre, son passage dans taverne. Vient une scène chez Pandora, où le narrateur doit jouer charades avec le reste de la compagnie; jouant mal, il s’enfuit et écrit

qui une aux une

lettre à l’actrice. Il fait ensuite un rêve-cauchemar, où Pandora réunit les traits d’Impéria et de Jésabel; un déluge (théâtral) survient; enfin, trans-

porté à Tahiti, il retrouve ses sœurs du Ciel, trois jeunes filles. Il se jette hors du lit pour retourner chez Pandora qui le force à l’accompagner, avec son rival, faire des courses; elle l’accuse d’être le premier des maladroits (comme, plus haut, elle exige qu’il s'habille en prêtre, autre image d’impuissance sexuelle). Il rentre chez lui et, le lendemain, il reçoit d’elle une lettre par laquelle elle lui demande de tenir un rôle dans une pièce. Plutôt que de subir une nouvelle humilation, il choisit de quitter Vienne. Il retrouve l'actrice l’année suivante à Bruxelles et, de nouveau, fuit devant elle. Le texte est à la fois très dense et d’une action rapide et chaotique. Cet effet de cauchemar en partie incompréhensible est bien sûr accentué dans la transcription du rêve, mais il gouverne en fait tout le texte. Ce sentiment à la lecture est augmenté par les évocations de Vienne qui présupposent la connaissance de la ville et, en outre, celle du texte Ælia Lælia de la pierre de Bologne (cité dès l’ouverture pour définir Pandora, qui est «énigme»). À cela s’ajoutent les allusions à des personnages comme la Kathi, allusions compréhensibles seulement pour ceux qui connaissent les autres ouvrages de Nerval. Comme toujours, l’auteur constitue ici son meilleur dictionnaire. Certains éléments de couleur locale (par exemple, la «monnaie de convention» ou le Srock-im-Eisen), 229

GÉRARD DE NERVAL

ici simplement évoqués, sont expliqués dans Les Amours de Vienne. Dans

le même

domaine,

il faut compter des allusions historiques (le

«maréchal» que le texte ne nomme pas est Marmont, en exil à Vienne); des citations en allemand non traduites; des références à des œuvres de

théâtre contemporaines et peu connues aujourd’hui, à des contes d’Hoffmann, à la mythologie (avec une interprétation particulière du couple mythique de Prométhée-Pandore). Nerval atteint ici, en prose, un degré de style allusif et symbolique semblable à celui des Chimères; il faut des notes pour comprendre le texte, mais, comme c’est le cas avec Les Chimères, le mouvement demeure clair et les problèmes évoqués manifestes. Le ton est triste, ton de défaite, et les problèmes qu’évoque Nerval sont ceux avec lesquels il est aux prises depuis longtemps, même s’ils atteignent ici une dimension aigué. Pandora est l’autre face d’ Aurélia, le portrait de la femme destructrice et non salvatrice; elle est actrice; vie et représentation se confondent en

elle, mais ici le héros ne peut assumer aucun rôle, n’arrive pas même à jouer dans les charades — c’est là le dernier échec de Nerval au théâtre. Pandora est présentée comme femme universelle : en dehors d’une brève évocation du pur amour de Saint-Germain-en-Laye et de deux allusions à «l’autre» (IL. 656), présente grâce à une image représentant l’archiduchesse Sophie, la femme, source de tous les dons est source de tous les

maux, se voit ici figurée sous les traits de la courtisane Impéria (déjà figure de la femme néfaste dans L’Imagier de Harlem) ou de Catherine de Russie, diable et sorcière. Elle est en outre castratrice, réduisant le

héros au rôle de prêtre, l’accusant d’avoir perdu le feu de Prométhée. Les problèmes du double rival sont également évoqués, en particulier la menace d’un duel. Le héros de Pandora cumule ainsi tous les problèmes de Nerval dans ses dernières années: il est victime de l’errance, sans argent, étranger, maladroit; 1l ne peut apprendre son rôle, ni s’insérer dans la société. Fuite et suicide sont des thèmes très présents, par l’évocation de Vatel, des héros perdus de l’histoire (Napoléon, Richard Cœurde-Lion) et de diverses pièces de théâtre, sans oublier les références à La Nuit de la Saint-Sylvestre de Hoffmann, où un personnage a perdu son ombre, un autre son reflet. Quant au rêve inséré dans le texte, c’est l’un des plus tristes et des plus cauchemardesques que Nerval ait rapportés : poison, éternité de souffrances, disparition de la femme, grenade évoquant la mort et le séjour en enfer, éternité de la peine, tête tranchée, déluge. En outre, le rêve est 1c1 subi, et non analysé par le narrateur, comme dans Aurélia. Ce rêve pourtant semble finir bien, avec le transport à Tahiti (où apparais230

1854-1855

sent trois Jeunes filles qui essaient de le guérir) et l'évocation des sœurs du Ciel; mais celles-ci «avaient oublié la langue des hommes» (III. 662), de sorte que le narrateur se réveille et retrouve le cauchemar de la réalité. La faillite du langage comme forme de signification est admirablement inscrite dans la scène des charades, où, comme Michel Jeanneret l’a

très bien montré, le signifié disparaît et le signifiant même est brisé. Maréchal devient marée (avec une évocation du suicide de Vatel) et schall (avec une danse de cache-cache où Pandora tire à elle «le cache-

mire vrai-Biétry»). Or le cachemire, qui doit venir d’Inde, vient ici de chez Biétry, fabricant à Paris : le vrai devient synonyme du faux; mais, dans «cachemire», «cache» indique que la vérité est cachée et «mire», proche de mirage et de miroir, rappelle le héros d’Hoffmann qui ne peut plus se voir dans le miroir — tout est caché, tout est mirage. Une telle scène anticipe les expérience de Finnegans Wake, mais la manière dont procède 1c1 Nerval est à l’opposé de ce qu’il faisait dans sa «généalogie fantastique » : les jeux de mots et l’étymologie servent ici non à enrichir, mais à détruire la communication et le langage. À la porosité de l'être correspond une porosité du langage. Le dernier geste de communication du héros, c’est une lettre écrite en «style abracadabrant» (IL. 661). Sans cesse, le héros se représente comme ridicule, il ne peut que s'enfuir, mais

c’est pour retrouver Pandora «l’année suivante, dans une froide capitale du Nord» (III. 663). «La Treizième revient. C’est encor la première» — le vers initial d’Artémis s'applique à cette apparition finale, une fois encore pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, et la dernière phrase du texte est une évocation de cet éternel retour de la souffrance. Mais c’est à Dieu, et non à la femme, que s’adresse l’ultime plainte : «O Jupiter! quand finira mon supplice ?» (III. 663). On a proposé de multiples candidates comme prototypes de Pandora. Ce personnage synthétise sans doute les expériences négatives de Nerval avec les femmes et avec l’amour. Plus remarquable est la manière dont il concentre ici ses multiples problèmes et échecs autour d’une figure mythique. La rapidité et la densité du texte sont telles qu’il exige une lecture très attentive. Même la version procurée par Jean Guillaume conserve une ambiance d’irréalité et de cauchemar, ancrée dans le réel, où l’onirique et le frénétique se combinent avec la faim et le froid, le dépit et la honte. Les références mythologiques et l’aspect mystérieux de tant d’allusions plus ou moins compréhensibles donnent à l’œuvre des dimensions multiples qui préparent le thème de l’éternel retour du supplice. Tout cela est encore contrôlé par un certain comique, par des éléments réalistes, qui ancrent le mythe tragique dans un réel vécu : «Je 231

GÉRARD DE NERVAL

m’inondai l’estomac d’un tokay rouge à trois kreutzers le verre, dont j'arrosai des côtelettes grillées, du Wurschell et un entremets d’escargots » (IL. 659). Le va-et-vient entre réel et mythe devient vertigineux, et le tragique accède à une dimension comique et ironique bien moderne. La scène même des charades, de la destruction du langage, est ludique et la fuite du héros qui la conclut est décrite avec une emphase qui fait de lui un personnage du Roman comique aussi bien que du Roman tragique. Des textes en prose de Nerval, Pandora est sans doute le plus dense, celui par lequel il réalise le mieux la synthèse de l’autobiographie, du mythique, du réalisme; celui où il maîtrise le mieux le problème du ton, combinant poétique, tragique et comique; mais aussi celui dont la portée générale est profondément triste et passe par la perte de toute illusion. Faut-il enfin souligner qu’Aurélia, qui offre une vision bien davantage optimiste, est une œuvre moins novatrice ? Cela signifierait que la plus riche exploration nervalienne des possibilités de la littérature s’est effectuée dans son œuvre la plus pessimiste. Aurélia

Aurélia est sans doute le texte le plus étudié de Nerval, et peut-être son œuvre la plus téméraire. Elle est en tout cas difficile à commenter, à

cause de la richesse des gloses critiques, à cause des problèmes qu’elle pose, à cause des innovations même qui s’y trouvent. Il ne s’agit point d’en offrir ici une étude neuve ni exhaustive, mais plutôt d’en faciliter et d’en enrichir la lecture, en évoquant sa genèse, sa situation générique, son organisation, les problèmes que le texte aborde et surtout les techniques littéraires que Nerval y déploie avec une remarquable maîtrise.

La rédaction semble avoir commencé en novembre-décembre 1853, pour se poursuivre jusqu’à la mort de Nerval. En décembre 1853, il remet au docteur Blanche des pages qui décrivent ses rêves, dans lesquelles il voit une étude utile pour l'observation et la science, s’expliquant : «J’arrive ainsi à débarrasser ma tête de toutes ces visions qui l’ont si longtemps peuplée» (à Émile Blanche, 3 décembre 1853 — IL. 833). On ne doit pas pour autant conclure que c’est Blanche qui aurait proposé à Nerval d'écrire le texte dans un but thérapeutique. La rédaction continue pendant le séjour en Allemagne du printemps et de l’été 1854; certaines lettres suggèrent qu’il est en train de réviser son texte, d’autres qu’il accumule des matériaux. À cette date, Nerval compte être publié par la Revue de Paris, que Maxime Du Camp a prise 292

1854-1855

en main; des épreuves partielles sont tirées à partir de septembre 1854, mais, comme Balzac, Nerval utilise souvent les épreuves pour modifier son texte. La «Première partie» paraît le 1% janvier 1855. Pour ce qui concerne la «Seconde partie» (publiée le 1% février, après la mort de l’auteur), on sait non seulement que Nerval n’en a pas revu les épreuves, mais encore que certaines parties du texte envoyé aux protes leur ont posé de graves problèmes. En 1962, fut publiée une «première version» d’Aurélia, tirée des manuscrits de la collection de Lucien Graux (voir III. 751-756). On a

beaucoup discuté sur la date de cette version, mais 1l semble maintenant prouvé qu'elle a été rédigée vers novembre 1853, peu avant la version publiée. Elle se distingue de plusieurs manières : les noms propres sont précisés (Nerval effacera ensuite ces précisions); il y a une certaine filiation avec Pandora (en particulier, une évocation de la Belgique); surtout,

on remarque des fragments qui explorent davantage le conflit Occident/ Orient, la mythologie du combat des races ennemies à travers les siècles.

Du fait de cette genèse et de ces conditions de publication, l’établissement du texte pose des problèmes, surtout pour la seconde partie. Par exemple, II-II et les cinq premiers paragraphes de II-IV sont peut-être en fait deux versions du même texte, évoquant la mort de Mme Houssaye, que Jean Guillaume différencie en appelant celle-là la version de l’aveu, celle-ci la version de la discrétion! Pour compliquer les choses, Théophile Gautier et Arsène Houssaye ont publié en 1855 une autre version du texte, avec une conclusion différente et inachevée, et en introduisant en II-VI certaines des «Lettres à Jenny Colon» (textes analysés ici sous le titre de Un roman à faire — voir à l’année 1842). De fait, le texte de Nerval annonce bien l'insertion de lettres qui sont «le trésor de mon seul amour» (III. 743) et on peut envisager que Nerval a eu là l’intention, non réalisée ici, d’être fidèle à sa vieille technique d’agglomération, en reprenant des textes publiés auparavant. C’est surtout la fin du texte, à partir des «Mémorables» (III. 745), qui pose des problèmes— où les «Mémorables » finissent-ils : avec la ligne de points de III. 748? ou bien faut-il y inclure aussi les trois paragraphes suivants ? On comprend qu’Aurélia ait pu sembler une œuvre «bizarre» aux yeux de ses contemporains, car elle ne correspond à aucune définition générique. C’est une autobiographie ou un roman autobiographique, si l’on veut, puisque le narrateur raconte les expériences d’un protagoniste avec lequel il s’identifie, localisant le récit dans le temps et dans 1.

Voir II. 1329 et Pichois et Brix, Nerval, p. 368.

GÉRARD DE NERVAL

l’espace, et même si le texte ne tire pas son titre du «nom» du héros, mais de celui de l’héroïne. Autobiographie spirituelle et métaphysique, où il s’agit du rêve autant que de la vie, où Nerval rejoint une tradition qui remonte à saint Augustin ou à sainte Thérèse d’Avila, florissante au XVI siècle, et qui permet l’intégration des rêves et des visions; mais cette tradition est ici sécularisée, «déchristianisée». Autobiographie de la folie, également, mais à condition de souligner que le texte de Nerval n’a

pas grand-chose à voir avec les élucubrations et la verbosité des Farfadets de Berbiguier ou avec les Memoirs du poète anglais William Cowper, qui parle bien de ses problèmes psychologiques mais peu de ses rêves et qui, du reste, n’était guère connu en France au temps de Nerval!. Ce dernier, par ailleurs, dans une lettre à Franz Liszt du 23 juin 1854, décrit son œuvre comme «je ne sais quel roman-vision à la Jean-Paul» (III. 871) et il est certain que la tradition onirique du romantisme alle-

mand a contribué à la mise en œuvre d’Aurélia. Dans le premier chapitre, Nerval cite comme modèles les œuvres de Swedenborg (à qui il doit le terme de «Mémorables»),

Dante, Apulée — on pourrait ajouter toute la

tradition orphique, de la descente aux enfers-initiation jusqu’à la quête de la femme perdue (la perte de la dame, Aurélia, est évoquée dès le commencement du texte). Ces modèles justifient l’aspect visionnaire du texte et ses ambitions philosophico-religieuses; ils ont une structure qui procède par juxtaposition d’expériences visuelles liées par une intrigue limitée et élémentaire.

Aujourd’hui,

Aurélia

étonne

moins,

mais

cela

n’empêche pas que Nerval a véritablement créé ici un genre nouveau. Comme Raymond Jean l’a remarqué?, le texte associe de manière très organique trois formes de discours : un récit autobiographique assez peu détaillé, qui offre des repères plutôt qu’une structure; un récit onirique, qui décrit des rêves, plus considérable dans la première partie que dans la seconde, cela surtout à cause de «l’épanchement du songe dans la vie réelle» (IL. 699) et parce que, dans ses pérégrinations, l’auteur connaît des visions parfois hallucinatoires qui ont les qualités étranges, et stylistiques, des rêves; enfin un méta-récit qui analyse les rêves, l'expérience du narrateur, l'écriture, la métaphysique, l’histoire, la politique, etc. On ne peut pas toujours distinguer récit onirique et méta-récit, les deux pouvant se fondre, s’agglomérer dans le même paragraphe, mais l’impor1. Sur les Memoirs de Cowper, publiés en 1816, mais écrits vers 1776, voir mon article «Le statut littéraire de l’autobiographie spirituelle», Le Statut de la littérature. Mélanges offerts à

Paul Bénichou, Genève, Droz, 1982, p. 313-334. 2.

Poétique du désir, 1974.

234

1854-1855

tance du méta-récit, plus marqué que dans d’autres œuvres de Nerval, souligne les ambitions scientifiques et pédagogiques du texte. On peut résumer en quelques mots la part autobiographique d'Aurélia : outre les séjours à Vienne et à Bruxelles déjà évoqués dans Pandora (mais ici les lieux ne sont pas nommés), il s’agit de périodes de

crise : la crise de 1841, lors de laquelle il se déshabilla dans la rue pour suivre l'étoile, fut arrêté, puis sortit du cachot grâce à deux de ses amis (mais n1 la date ni le nom des amis ne sont précisés), le séjour chez le docteur Esprit Blanche à Montmartre; puis la rechute et la crise de 1851, la chute et la blessure, les visites et les pérégrinations autour de Paris, les internements, l’installation permanente avec ses meubles et sa bibliothèque chez le docteur Émile Blanche à Passy, la rencontre avec le soldat Saturnin qui se croit mort (point tournant du récit). À cela s’ajoutent des anamnèses

sur son voyage en Orient, la mort de sa mère, son enfance,

son oncle, etc. Le texte se prête difficilement à une lecture biographique factuelle, et le peu de structure de l’intrigue de base explique pourquoi il est presque impossible de faire un résumé «linéaire » d’Aurélia. Il faut néanmoins souligner l’importance de la pérégrination; Aurélia est un texte de la flânerie, où Nerval développe les techniques utilisées dans ses récits de voyage, dans Les Nuits d'octobre, Promenades et souvenirs, et ailleurs. Mais ici le promeneur (et la promenade est caractéris-

tique du rêve aussi) se consacre de moins en moins à l’observation d'autrui. Ce qui est décrit (en conservant un côté «incompréhensible», mystérieux), c’est non ce qu’il voit, mais ce qui lui arrive, ce qu'il rêve. Par exemple, dans II-IV, le narrateur se trouve à la barrière de Clichy,

essaie en vain de séparer les combattants d’une rixe; comme un ouvrier passe portant un enfant vêtu d’une robe de couleur hyacinthe, il s’imagine que c’est saint Christophe portant le Christ et se persuade qu’il est condamné pour avoir manqué de force dans la dispute à laquelle 1l vient d’assister. La situation géographique du flâneur est précisée, on explore les «bas-fonds» de Paris, mais le but n’est pas ici de créer du sociologique pittoresque, mais d'évoquer symboliquement les problèmes de fraternité et de responsabilité personnelle et sociale. Ainsi le texte est souvent réfractaire à une lecture narrative, pour imposer une lecture à la fois métaphysique et subjective. Les autres textes de Nerval flâneur se distinguaient déjà par la présence de l’onirique, mais dans Aurélia cet onirisme prévaut. Le livre possède pourtant un but didactique et 1l y est question d’un certain nombre de problèmes philosophiques et psychologiques, voire politiques. Pourtant, l’organisation est loin d’être démonstrative; 255

si un

GÉRARD DE NERVAL

mouvement progressif va vers l’apothéose des «Mémorables», la vision béatifique, si l’action évoque une série d’épreuves qui permettent au héros d’arriver à cette vision (avec l’acte fraternel envers Saturnin comme point tournant), cette progression n’est point linéaire; elle passe plutôt par un changement de sujet et de thème, un va-et-vient entre espoir et échec, désespoir et révélation. Ce but didactique est explicité plusieurs fois et constitue le sujet même des quatre derniers paragraphes de l’œuvre, dans lesquels se trouvent justifiés l’exploration du monde du rêve et le désir d’y trouver un sens et de transmettre cette expérience à autrui. Nerval se propose donc un but qu’il croit utile, il pense que «la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie» (III. 700). Plus loin, 1l ajoute : «Je croirai avoir fait quelque chose de bon et d’utile en énonçant naïvement la succession des idées par lesquelles j’ai retrouvé le repos et une force nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie» (IL. 731) — phrase qui n’est pas sans ironie pathétique si on se rappelle que son auteur s’est suicidé avant même

sa publication.

Plus encore,

Nerval

se montre

1irrité

devant des amis qui refusent ses visions et ne l’écoutent pas (IL. 708). Il croit transmettre un savoir à la fois personnel et traditionnel, montrant la vérité sous les légendes, la fable, la cabale, etc., tout en admettant que cette vérité est incomplète, qu’il faut retrouver «la lettre perdue», ce que le texte fait en partie par un certain retour-recours à la tradition chré-

tienne. La définition du rôle de la femme et de l’amour est au cœur du texte. Dans Aurélia, Nerval va d’une critique de sa propre légèreté en amour, et de l’évocation de sa «faute» envers Aurélia (faute dont la nature exacte

n’est Jamais précisée), jusqu’à une transformation ou transfiguration de la femme qui aboutit à la synthèse de la femme et de la déesse, Isis et Vierge Marie, en figure de salut. Mais le chemin se fait pas à pas : dans un rêve, la femme qui guide le narrateur se transfigure pour disparaître et, peu après, 1l apprend la mort d’Aurélia; une page évoque la déesse qui guide l’évolution de l’humanité, alors que, deux pages plus loin, la femme est abandonnée, sur un pic (voir III. 712 et 714). L'identification d’Aurélia avec l’éternelle Isis est suivie par l’évocation de la femme coupée en morceaux, symbole du carnage de l’histoire. Nerval s’accuse d’avoir déifié son amour, d’avoir préféré la créature au Créateur, mais en même temps la femme est partout l’agent du Créateur, même dans la partie qui suit les «Mémorables», où ce sont des femmes (les deux Catherine de Russie, l’impératrice sainte Hélène, etc.) qui demandent à la 236

1854-1855

France de mettre fin à la querelle orientale. La femme peut devenir divine, elle peut être instrument de salut, si l’homme l’aime et l’honore. Cette leçon sur l’amour de la femme s'accompagne d’une leçon sur l’amour fraternel, où la réconciliation homophile est un préalable nécessaire à la réconciliation avec la femme et avec Dieu — d’où une longue série d'incidents avec des amis. Ce sont d’abord les amis qui abandonnent le narrateur ou que lui-même néglige, avant de chercher réparation; puis des disputes avec des inconnus qui lui pardonnent; enfin la rencontre avec Saturnin à qui il fait le geste fraternel charitable. Le narrateur essaie de sauver plus fou que lui. Dans les «Mémorables», sa chevauchée céleste avec Aurélia ne peut se réaliser que quand Saturnin les accompagne. Le problème de l’amour fraternel est mis en relief par celui du double. La vision du double est signe de la mort : c’est son double, et

non lui, qu’on vient sortir de prison; dans un des rêves. L’hostilité entre aiguë d’une hostilité entre le moi et présentée comme forme primaire de

le double prend sa place au mariage le moi et le monde prend la forme l’image de moi. La haine de soi est la haine d’autrui.

D'un autre côté, l’amour du prochain trouve des échos politiques. Comme Musset dans La Confession d’un enfant du siècle, Nerval évoque les problèmes de ceux qui sont nés dans une période de révolutions et d’orages; comme Michelet, il révèle les déceptions connues après la révolution de Juillet. Surtout, il envisage l’histoire, même

la préhistoire

cosmique, comme une longue série de carnages et de guerres entre deux races, celle des fils de Caïn et celle des fils d’Abel, les Chrétiens les Maures, les Bourguignons et les Armagnacs, enfin entre ceux Nord et ceux du Sud, Occident et Orient (le texte est écrit pendant

les et du la

guerre de Crimée). Ce thème de la lutte entre les deux races, encore plus

détaillé dans la première version, aide à comprendre pourquoi la réconciliation entre les dieux du Nord et le christianisme constitue l’aboutissement des «Mémorables», pourquoi les textes sur la querelle d'Orient viennent ensuite. Il ne faudrait pas attacher trop d'importance aux rares évocations des ouvriers dans le texte, qui suivent le schéma ennemiréconciliation, Nerval n’est ni marxiste n1 socialiste, mais la restauration de l’harmonie reste le but rêvé du texte. Le mot «harmonie» apparaît souvent, mais d'ordinaire dans le contexte «cosmique», dans les rêves,

où il manifeste l’espoir de rétablir l'harmonie de la création, de corriger les erreurs

dans

les nombres

dont

les autres

erreurs

découlent

(voir

IL. 739 — on compte huit occurrences d’«harmonie», auxquelles il faut ajouter celles de «correspondre» et d’«analogie» dans le contexte de la doctrine des harmonies). Cette harmonie est restaurée dans la vision des 231

GÉRARD DE NERVAL

«Mémorables», avec l’octave de l’hymne divine. Certains ont vu dans ce thème des échos de Fourier; c’est possible, maïs il s’agit surtout d’un

vieux thème illuministe. Nerval l’évoque à propos des Eloïm, des races de nos ancêtres, des Caïnites, reprenant des thèmes et des thèses de son Voyage en Orient, en les liant ici à son histoire personnelle. Les allusions à la métempsycose et les rencontres oniriques avec ses ancêtres justifient ce procédé qui consiste à établir des parallèles entre préhistoire, histoire actuelle et histoire personnelle. Pour Nerval, les crises actuelles ne sont que des reflets d’une longue histoire de chute, dispute, perte et restauration de l’harmonie, dont le drame d’Aurélia constitue un incident exemplaire. Pourtant, tout comme le parcours de l’initiation comporte souvent des échecs, les évocations de fin apocalyptique, de chute, sont plus fréquentes que celles de la restauration de l’harmonie, et cela une fois encore dans la seconde partie, malgré l’apothéose des

«Mémorables». Les ima-

ges sont empruntées à l’Apocalypse, à Virgile, à Jean-Paul Richter. C’est toute la thématique de la mort du soleil, celle du gouffre qui sera chère à Baudelaire. La terre sort de son orbite, le soleil devient noir, l’univers est dans la nuit, la chaleur s’épuise, le déluge menace. Ici encore, cosmique et actuel s’entremêlent et, si certaines des évocations ne sont pas sans comique (voir IL. 736), il est inquiétant de constater que les images de destruction et de cataclysme sont ici plus puissantes que celles de réconciliation et de paix. Le drame personnel que Nerval raconte est présenté comme un drame religieux, beaucoup plus que dans ses autres textes autobiographiques. Il y reprend presque toute sa problématique de la religion : l'éducation religieuse qu’il a reçue, le syncrétisme du Dieu solaire de son oncle, la présence du paganisme, le missionnaire anglais qui lui donna une Bible et lui fit apprendre par cœur le Sermon sur la Montagne, la difficulté de croire dans un âge de doute, de scepticisme, de science, l’espoir que la science pourrait remplacer la religion et la mise en question de cet espoir, les hésitations face aux dogmes du catholicisme — «religion redoutable» (IL.730) —, le syncrétisme religieux, la thèse que chaque système possède sa part de vérité et l'identification entre Isis et la Vierge, le thème de la mort du Christ et du vide des Cieux... Mais, sur ce plan aussi, Aurélia se distingue des autres textes nervaliens. D’une part, la quête religieuse apparaît vécue beaucoup plus intensément, liée au problème de la culpabilité et du pardon (culpabilité envers la femme, envers les amis, envers les morts qu'il n’a pas pleurés, envers les ancêtres). D’autre part, et surtout, cette quête est motivée par le souci de l’immortalité de l’âme, 238

1854-1855

par le doute à l'égard de son statut moral. Dans ce texte, le narrateur fréquente les églises, veut prier, veut croire, veut se confesser (et Satur-

nin Joue enfin le rôle du confesseur). En outre, curieusement, une figure centrale de la méditation religieuse nervalienne est absente d’Aurélia, c’est la figure de «Kneph», dans laquelle Dieu le Père tue Dieu le Fils que la Déesse Mère ressuscite, comme si Nerval avait dépassé le stade œdipien. Le pardon qu’il reçoit ici en fin de compte vient, non pas de la Déesse (bien que le pardon de celle-c1 soit un préalable nécessaire), mais du Messie vainqueur dans les «Mémorables» : «Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de JésusChrist» (III. 747). Il ne faut pas en conclure que Nerval est devenu un catholique orthodoxe; il manque au texte le kerygma essentiel (incarnation-crucifixion,

sacrifice rédempteur-résurrection),

même

si, dans les

«Mémorables », le narrateur descend parmi les hommes pour leur annoncer «l’heureuse

nouvelle»

(IL. 747), traduction littérale d’evangelium,

dont n’est cependant offerte qu’une version fort incomplète. Quoi qu’il en soit, Aurélia exprime un approfondissement considérable de l’expérience religieuse de Nerval.

Ce texte est aussi pour lui le lieu d’une pratique nouvelle de la description des rêves. Par rapport aux œuvres antérieures, les rêves sont ici moins liés à une expérience diurne immédiate, moins allégoriques, ils véhiculent plutôt une méditation métaphysique sous forme symbolique. S'ils sont parfois ponctués par des bruits ou des cris, ils sont surtout visuels, et Nerval met l’accent sur la lumière, décrite comme immanente

aux formes rêvées, parfois brillante, ou aux couleurs marquées, parfois tamisée. Ce qui caractérise ces rêves (leur technique a été admirablement analysée par Raymond Jean! ), c’est l’effet de mouvement qui se crée par de multiples moyens, la porosité des êtres, leurs métamorphoses : ils se fondent, se perdent, apparaissent pour disparaître, subissent des variations, des avatars, s’organisent en chaînes pour se disloquer ensuite, marquant un mouvement qui va du multiple à l’un, ou de l’un au multiple. Ce mouvement rejoint ainsi la préoccupation d'harmonie, d’unité et de multiplicité. Un effet de dynamisme (tout circule : les métaux, les couleurs, les objets, les formes) crée une sorte de fondu-enchaîné. Ce dynamisme de la métamorphose, procédé que Nerval doit peut-être au Diorama, caractérise aussi, on l’a vu, certaines de ses images poétiques. Si, d’un côté, il souligne la nature «bizarre» de ses rêves et visions, de

l’autre il les ancre soit dans un réel historique soit dans son univers de 1.

Poétique du désir, 1974.

[ee]esO

GÉRARD DE NERVAL

l'éveil; il précise toujours quand il est en train de raconter un rêve ou une vision, distinguant toujours entre songe et vie réelle, mais les reprises de matériel textuel entre l’un et l’autre sont telles qu’il y a aussi épanchement de l’un dans l’autre. On peut remarquer, en particulier, que le titre et son sous-titre, Aurélia et Le Rêve et la vie, Sont quasiment des anagrammes. Dans l’art de décrire le rêve, Nerval fait ici des découvertes auxquelles les surréalistes seront sensibles. Au point de vue du style, Nerval pratique dans Aurélia une sorte de double démarche, alliant une poétisation de la prose et des techniques d'atténuation. William Beauchamp! a étudié les techniques de poétisation : l’emploi des répétitions, les accumulations rythmiques et anaphoriques, les accumulations synonymiques (qui créent un approfondissement des visions), les déplacements ou inversions des mots (surtout des adverbes),

les disjonctions, le recours au vocabulaire exotique, etc. Ces traits possèdent une telle densité dans les «Mémorables» qu’il faut y voir un «poème en prose», mais ils marquent aussi bien tout le texte. Le texte

des «Mémorables»

(IL. 745-748),

qui décrit

la «vision

béatifique», se démarque en effet du reste du livre; d’un côté, le style est bien plus lyrique, avec refrains, exclamations, répétitions, citations (surtout liturgiques, ou de la chanson folklorique), paragraphes courts, images visuelles fantastiques (une chevauchée aux Cieux), un haut degré d’organisation sémantique qu’on associe avec la poésie. De l’autre, la structure signifiante de base est évidente, claire, classique même.

Le texte, divisé en trois parties, décrit la rédemption

du moi,

celle du monde avec la recréation de l’harmonie universelle, enfin celle des multiples divinités dont le serpent, jusqu’au salut universel. Le narrateur atteint la béatitude grâce à la fraternité de Saturnin et à l’aide d’Aurélia; le pardon du Christ s’universalise. Le texte n’est pas sans rappeler l’Ode à la joie de la neuvième symphonie de Beethoven ou le poème contemporain de Victor Hugo, Ce que dit la bouche d'ombre. C’est un genre de prose poétique que Nerval a essayé de pratiquer ailleurs, dans certains manuscrits antérieurs d’Aurélia, dans un texte supprimé de Promenades et souvenirs, mais sans réussir à y introduire la cohérence et la structure nécessaires; ici encore, il réussit avec une nouvelle forme d’écriture?. Si Nerval poétise son texte, d’un autre côté, comme Maria Luisa Belleli l’a observé dans une des premières et des plus riches études sur 1.

The Style of Nerval's “Aurélia”, 1976.

2.

Voir mon article «“Mémorables” d’Aurélia», French Forum, t. XI, n° 2, p. 169-181.

240

1854-1855

Aurélia), il le parsème d'expressions de doute, d’hésitation («pour ainsi dire», «Je crus», «je croyais», «je ne puis rendre le sentiment», «je ne sais comment expliquer», etc.), tout comme il refuse la précision à propos des noms, des lieux ou des dates, usant de tournures telles que : «une d'elles», «un devoir impérieux » (sans préciser lequel), «des événements inexplicables», «un jour», «un soir», «une nuit», sans autre précision. L'intensification poétique, la précision de la description, s’accompagnent ainsi d’une certaine distanciation qui crée un effet de vraisemblance, permet au lecteur de prendre ses distances tout en l’engageant dans le texte. Comme l’a remarqué Philippe Destruel?, Nerval exerce parfois une sorte d'humour à l’égard de son protagoniste — le chiasmeantithèse : «II y avait de quoi rendre fou un sage; tâchons qu’il y ait aussi de quoi rendre sage un fou» (IIL. 743), proposer que, si on est Napoléon, la première chose à faire est de payer une petite dette (voir II. 737), ou proclamer qu’«un chat, c’est quelque chose!» (III. 748), tels sont des indices d’une ironie discrète et pourtant mordante, qui, comme les procédés d’atténuation, rendent lisible et acceptable cette narration d’une aventure extraordinaire, cette histoire de la folie. Comparé à d’autres «autobiographies de la folie», le texte de Nerval est marqué d’un côté par le travail d’écriture, d’un autre par la sérénité du narrateur, deux traits souvent absents dans ce genre. La question : «Aurélia — écriture de la folie ou écriture sur la folie?» a été beaucoup débattue. La réponse semble claire : si Nerval explore la folie et l’approfondit dans Aurélia, il le fait avec un art tel qu’il ne s’agit point d’une écriture de la folie. On peut, bien sûr, tenter une lecture psychanalytique du texte, comme le fit L.-H. Sébillotte, et y voir un effort pour dominer le problème de l’impuissance en transformant la femme en être divin et en faisant face au sentiment de culpabilité par une construction mythique. Cette analyse possède sans doute sa part de vérité, le texte y invite même ouvertement, avec l’image phallique du double où le mot «impuissance » est explicitement écrit. Il faut cependant se garder de réduire la lecture à cette analyse et se rappeler, à cet égard, que la critique récente de Jean Guillaume et Claude Pichois suggère avec raison que le personnage littéraire d’Aurélia prend sa source beaucoup moins dans Jenny Colon (qui mourut en 1842) que dans Mme Arsène Houssaye, figure plutôt maternelle, qui mourut après une maladie de plusieurs mois, le 12 décembre 1854, pendant la rédaction du texte. 1. 2.

«Dramma e linguaggio in Aurélia», Aurélia, J. Richer éd., Minard, 1965. Sylvie / Aurélia, Nathan, 1994, p 74.

241

GÉRARD DE NERVAL

C’est pourquoi, sans négliger les résonances métaphysiques et mythiques du texte, il faut surtout ne jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une œuvre littéraire. Comme Nerval renouvela la littérature de voyage avec le Voyage en Orient, la poésie avec Les Chimères, la littérature du flâneur parisien avec Les Nuits d'octobre et Promenades et souvenirs, il renouvelle avec

Aurélia l’autobiographie, en y introduisant le rêve, la folie, la prose poétique, en attachant plus d'importance à l’autoportrait en profondeur qu’à un déroulement chronologique, en amalgamant le Rousseau des Confessions et celui des Rêveries. Avec Aurélia, Nerval prépare la voie à Une

Saison en enfer de Rimbaud, à Nadja de Breton, à L'Âge d'homme de Leiris (lequel admet explicitement sa dette envers Nerval).

Le suicide

Les derniers mots de Nerval dont il reste une trace ont été écrits dans la nuit du 25 janvier 1855 à sa tante Jeanne Lamaure Labrunie, veuve du frère de son père : «Ne m'’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche » (III. 912). Le matin suivant, on le trouva pendu rue de la Vieille-Lanterne, une

ruelle sordide de la paroisse Saint-Merri (où 1l était né), pour ainsi dire à l'ombre de la tour Saint-Jacques. La rue n’existe plus, supprimée par l’«haussmannisation»;

l’actuel théâtre de la Ville en occupe

l’empla-

cement. On a beaucoup discuté sur la mort de Nerval : suicide, crime de rôdeurs

ou

même

mort

naturelle

(s'étant endormi,

il serait mort

de

froid)? Les amis, et cela se comprend, ne voulaient pas croire au suicide. Mais le 26 janvier (deux fois treize) était un vendredi et janvier est le premier mois; on retrouve Artémis : «La Treizième revient. c’est encor la première; / [...]/ C’est la mort...» L'hypothèse du suicide semble la plus probable. Mais le motif d’un tel geste reste, quant à lui, bien entendu, pure matière à hypothèses! : manque d’argent? désespoir devant l’incapacité d’écrire? misère physique? — ou bien mort dans l’euphorie, pour s'élever au-dessus de la condition humaine ? Quand le père de Nerval apprit la mort de son fils, il s’exclama seulement : «Le pauvre garçon!» Ce furent les amis qui se cotisèrent I.

Voir les pages très sages de Pichois et Brix, Nerval, p. 363 et suivantes.

242

1854-1855

pour payer les obsèques et l’inhumation au Père-Lachaise. Blanche certifia que Nerval était mort fou, ce qui autorisa des funérailles religieuses à Notre-Dame. Le tout-Paris artistique et littéraire y assista. Un peu plus de quatre mois auparavant, Arthur Rimbaud était né.

243

Echecs et victoires

C’est Charles Nodier que Sainte-Beuve nomma «le plus téméraire au matinal assaut», ce dernier mot désignant l’offensive romantique contre la tradition littéraire. À son tour, Nerval a continué cet assaut et contribué au renouveau de

la littérature. Il en a déplacé les bornes et les formes, mais, partagé sans cesse entre le désir de communiquer, de réussir, et le désir de se dire, de

faire ce qu’il voulait, il a vécu dans une perpétuelle tension qui devenait chaque année plus aiguë et dont il est résulté une œuvre dont la postérité ne cesse de profiter. L’étude de la réception de Nerval reste à faire, malgré quelques ébauches. Justement apprécié déjà par Baudelaire, il devint un auteur de prédilection pour Barrès, à cause de sa valorisation de l’enracinement, du

terroir. Proust aussi l’a reconnu, pour sa sensibilité, pour son approche des liens entre mémoire et affectivité. La critique freudienne a retenu son expression textuelle efficace des problèmes profonds du moi; et la critique jungienne, l’association de ces problèmes avec des structures mythologiques universelles. André Breton et les surréalistes ont salué sa rénovation radicale des structures du langage et des relations entre imaginaire et écriture. Les courants anti-positivistes du XX° siècle se sont intéressés à lui pour son syncrétisme, son refus des bornes de la raison, son recours aux savoirs occultes. Pour les tenants de la critique thématique et phénoménologique, 1l fut un maître de l’exploration du royaume de l’imaginaire informateur de la création littéraire. Le structuralisme a mis en évidence ses réseaux denses et efficaces, la dialectique qui existe chez lui entre chaos et ordre. La sociocritique a vu en lui un écrivain capable d’élargir les horizons sociaux des genres littéraires et de transposer, en en révélant les contradictions, les problèmes de son époque. Le post-modernisme, enfin, a mis l’accent sur sa mise en question de la tradition littéraire, de la notion même du langage et de sa référentialité.

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ÉCHECS ET VICTOIRES

On pourrait continuer — et on continuera : l’excellente qualité de la critique nervalienne atteste la puissance de l’auteur auquel elle se voue. Car 1l ne faut pas perdre de vue que cette excellence n’a été rendue possible que grâce au long apprentissage de Nerval et à la redéfinition du métier de l'écrivain qu’il a mise en œuvre. La bibliothèque de Nerval

On ne doit pas négliger la dette de Nerval envers la tradition littéraire. Si l’on essaie de reconstituer sa «bibliothèque» à partir des auteurs qu’il évoque dans ses œuvres et sa correspondance, on constate d’abord une grande richesse (plus de quatre cents auteurs sont nommés), puis sa connaissance de la tradition. Les auteurs gréco-romains sont nombreux et importants. Homère et Virgile viennent en tête, mais aussi Eschyle et Sophocle — Euripide un peu moins. Socrate, Aristote, Platon, mais aussi Pérégrinus, Pythagore, surtout Apulée. Pour les Anglais, Shakespeare l'emporte de loin, suivi de Byron, Scott, Sterne, Milton. Nerval évoque

peu la littérature espagnole, et Calder6n

prend le pas sur Cervantès.

Dante, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, mais aussi Francesco Colonna et

Teofilo Folengo, représentent le côté italien. En Allemagne, c’est bien sûr surtout Goethe, puis Schiller, Bürger, Hoffmann, Heine, Herder — et Auguste-Wilhelm Schlegel pour la théorie dramatique. En ce qui concerne les lettres françaises, Nerval paraît peu connaître le Moyen Âge. Viennent ensuite Rabelais, Montaigne (beaucoup moins) et surtout les poètes de la Pléiade, dont des inconnus (Jean Bouchet, Jean Le Blond, Salel). Il évoque Molière plus souvent que Goethe, beaucoup Racine, Corneille, La Fontaine, Fénelon (auteur de référence au XIX* siècle bien plus qu'aujourd'hui), et beaucoup Scarron. Il cite Voltaire plus souvent que Rousseau, qui pourtant l’influença profondément, et les auteurs des Lumières plus souvent que les «illuminés». Parmi ceux-ci, Swedenborg vient en tête, les autres (Fabre d’Olivet, Bühme, etc.) sont peu évoqués — une, deux ou trois fois; la plupart des auteurs cités par les exégètes du Nerval occultiste ne sont jamais mentionnés par Nerval. Pour le XVII siècle, il se distingue plutôt par son goût pour Restif et pour Mercier (précurseurs de Nerval flâneur). Dans la première génération romantique, les grandes figures sont pour lui Charles Nodier et Mme de Staël. Parmi ses contemporains, si on laisse de côté les amis et les dramaturges (il parle beaucoup de Scribe, qu’il déteste), on constate son admiration pour Balzac et Sand, et le peu d'importance qu’il accorde à Lamartine, Vigny, Musset ou Stendhal. Pour ce qui est des penseurs, si 245

GÉRARD DE NERVAL

Fourier est cité dix fois, c’est d’ordinaire dans un contexte comique ou satirique; Victor Cousin ne paraît que dans un cauchemar.

Une telle bibliothèque est une bibliothèque cosmopolite, où il n’y a pas de «grands absents», même si la Bible, sauf dans des contextes précis (la Reine de Saba, le Christ aux Oliviers), est peu évoquée; et qui se

distingue par quelques «découvertes»

(Apulée, Lucien de Samosate,

Anacréon, Francesco Colonna, Du Bartas, Restif). En l’occurrence, Ner-

val innove déjà, mais en se maintenant dans le cadre d’une tradition qui est celle de son époque et qu’il ne rejette point, tout en la renouvelant par la valorisation des auteurs susceptibles d’accréditer sa propre quête. Thématique et imaginaire À partir de ses lectures et de son expérience, Nerval, tout comme Victor Hugo, élabore un système mythologique et un univers de l’imaginaire qui sous-tendent son œuvre et lui donnent de riches résonances. II brasse ensemble les trois théories courantes à l’époque sur les mythes : l’évhémérisme (qui voit dans les mythes une représentation amplifiée de personnages et d'événements historiques), le mythe comme le «discours scientifique» des primitifs (surtout sous la forme solaire prônée par Dupuis) et le mythe comme manifestation d’une révélation divine universelle (plus ou moins corrompue). Mais, par opposition aux traditionalistes (Bonald, Lamennais), Nerval met la mythologie païenne en position d'équivalence, sinon de supériorité, avec le christianisme. Et il procède ainsi à une époque où le syncrétisme mythologique s’enrichit par une connaissance renouvelée des mythes de l'Égypte, du Nord, de l’Inde, qui se mêlent, parfois chez lui grâce à des jeux étymologiques (Bacchus-Jésus, Napoléon-Apollyon-Apollon). Il en résulte d’abord que le mythe ne sert plus tant comme simple illustration («beau comme Apollon»), n1 comme cadre d’organisation, que, principalement, comme moyen d'exprimer ses préoccupations et ses hantises les plus profondes, ce qu’on pourrait appeler sa métaphysique. Ainsi, les créations littéraires nervaliennes sont investies des résonances mythiques, qu’il s’agisse du «je» d'El Desdichado, de Raoul Spifame, de Hakem. C’est surtout la femme qui participe à l’archétype; elle devient Vénus, Cybèle, Vierge, Aurélia, l’ewige Weibliche. Mais si Nerval reste toujours à la fois croyant et sceptique, la construction mythique est sans cesse menacée d’une rechute vers le réel. Surtout, structures mythiques et thèmes de l’imaginaire s’imbriquent chez lui, produisant des formes particulières du mythe de l’éternel retour, 246

ÉCHECS ET VICTOIRES

du mourir pour renaître. Ce qui le distingue comme écrivain réside ici dans la manière dont il fond imaginaire mythique et témoignage personnel et, à cette fin, renouvelle les formes littéraires à sa disposition. Sa conception de l’histoire est celle de beaucoup de ses contemporains : un cycle où alternent périodes critiques et périodes organiques, avec la conviction que son époque était une période critique, de doute et de scepticisme, période où la race dégénère, la terre s’épuise, le soleil devient noir. De là, en même temps, son culte du feu, des «filles du Feu», d'Adoniram-Prométhée,

de celui qui vole et maîtrise le feu : ce sont les

Lucifer qui s’opposent à Adonaï. De là aussi son culte d’un retour nostalgique vers le passé ou, du moins, une conscience du présent comme palimpseste du passé, qui enrichit des œuvres même «réalistes» comme Les Nuits d'octobre et Promenades et souvenirs. Mais toute recherche de l'unité se heurte chez lui à l’opposition entre christianisme et paganisme, entre Nord et Midi. Le Vésuve et le Pausilippe sont à cet égard ses lieux de prédilection : le feu et l’eau s’y mêlent, comme le passé et le présent; la femme y est à la fois sainte et sirène; mais c’est là aussi que Nerval

songe au suicide.

Le mythe d'Orphée est celui qui lui permet le mieux de connaître et de structurer certains aspects essentiels de ce complexe : la descente aux enfers, les épreuves de l’initiation, le passage des apparences aux essences, le rôle inspirateur et sotériologique de la femme, ce à quoi il ajoute le conflit avec le double et l’espoir de réconciliation. Mais toujours il oscille entre espoir et désespoir, entre réussite et échec. Si, avec les «Mémorables » d’Aurélia, Nerval, comme Victor Hugo avec Ce que dit la bouche d'ombre, parvient à un texte triomphal, qui aboutit au salut et à la réconciliation universels, 11 se suicide avant la publication de ce texte. Le dernier tercet d'El Desdichado exprime le mieux peut-être cette profonde ambivalence : Orphée vainqueur module sur sa lyre les soupirs et les cris. Nerval finit par attribuer un caractère et faste et néfaste à tous les systèmes mythiques et à tous les éléments thématiques de son univers imaginaire. Souvent, comme responsable de l’échec de sa quête, 1l désigne l’impatience, l’orgueil, un manque de prudentia; 11 rejoint sur ce point Rimbaud plutôt que Hugo. Et, si ce brassage remarquable d’un système mythique, imaginaire, personnel, enrichit son œuvre, sa vie d'écrivain fut marquée par des efforts — et des échecs — pour trouver la forme littéraire adéquate à son expression. La critique nervalienne, si riche soit-elle, a trop négligé la présence d’un comique ironique dans ses écrits, comique ironique qui révèle à la 247

GÉRARD DE NERVAL

fois la tension fondamentale entre désir de réussir et désir de se dire, et

ses doutes profonds à l’égard de la possibilité de connaître l’impossible unité. Mais son «assaut» a néanmoins renouvelé, avec plus ou moins de succès, divers genres littéraires.

Le théâtre

On peut regretter que Nerval, trop soucieux de son rang littéraire, se soit tant consacré au théâtre, où il a connu plus d’échecs que de succès.

Il a produit de nombreuses pièces (c’était un genre qui payaïit et qui pouvait mener rapidement à la gloire), mais aucune ne fut une réussite. Cela reste encore aujourd’hui de loin la part la moins connue, la moins lue, de son œuvre. Il a pratiqué également la critique dramatique et, dans ce domaine, ses plaintes sont valables. Nerval reproche au théâtre de son époque les décors factices, la monotonie, l’abus de la moralisation, l’invraisemblance, le retour des formes usées, l’effort futile de combiner drame et

tragédie. Comme textes offrant des voies à suivre, il cite le théâtre de rue, la pantomime, le théâtre grec (Eschyle et Sophocle) et celui de la renaissance (Shakespeare, Calderén), le théâtre philosophique allemand — et même le théâtre d'Orient ou les tentatives de Wagner pour faire de la scène l’autel de tous les arts. Il rêve donc de son «incendie du théâtre»,

mais sans y arriver, même

si deux de ses pièces sont d’une certaine

valeur, Léo Burckart et L’Imagier de Harlem. Cette dernière pièce, sans

doute difficile à mettre en scène, constitue tout de même un essai de théâtre «philosophique», tel que Nerval le souhaitait : on y trouve une certaine dimension «claudélienne» et des moments de forte émotion. Il faut espérer qu’un metteur en scène osera s’y attaquer.

De ces échecs au théâtre, on a proposé plusieurs explications. Nerval, auteur essentiellement autobiographique, subjectif, lyrique, ne pouvait pas parvenir à se mettre «dans la peau» d’autrui, ce que le théâtre exige; cet argument semble peu probant : Nerval n’est pas un auteur plus autobiographique qu’un Gide ou qu’un Mauriac, qui ont pourtant réussi au théâtre — et que dire alors d’un Musset ? Nerval aurait été fourvoyé par le modèle du Faust de Goethe; de fait, il à parfois essayé de refaire Faust, sans y arriver. Mais, y fût-il parvenu, le public français d’alors l’aurait-il accepté?

Il fit toujours (Dumas, Maquet,

son théâtre en collaboration et ses collaborateurs Méry, etc.) seraient les responsables, ils auraient 248

ÉCHECS ET VICTOIRES

empêché l'expression de son propre génie. Cela est sans doute vrai, mais ne fait que déplacer le problème : pourquoi le théâtre d’alors exigeait-il ce genre de collaboration — un auteur chargé de l’agencement de l’intrigue, un autre du dialogue, un troisième de la versification, etc. — et cela à un moment où, en principe, on valorisait l’individu, on exaltait l’auteur

créateur? Le public du théâtre était un grand public et il ne semble guère avoir été possible d'écrire pour une élite. Or, parce qu’il a toujours suivi toujours son propre chemin, Nerval était sans doute peu doué pour la collaboration, trop peu sûr de lui-même pour imposer sa volonté à ses collaborateurs. À cela on peut ajouter une autre raison, d’ordre génétique : Nerval semble avoir écrit ses pièces à partir d’un scénario en prose, ce qui ne devait pas lui réussir : quand il composait un poème ou un conte, 1l créait plutôt de manière organique, en suivant son inspiration. En même temps, la pratique du théâtre a envahi sa prose narrative, que ce soit dans la littérature de voyage ou dans la fiction, et semble l’avoir enrichi considérablement. L’«incendie du théâtre» a lieu chez Nerval, mais non sur la scène même du théâtre, et ses échecs dans ce domaine ont contribué au succès de ses innovations en prose. On repère en effet, non une «pièce dans la pièce» mais une «pièce dans le roman», dans plusieurs de ses textes : les charades de Pandora; Sylvie commence au théâtre et finit avec l’invasion des comédiens, de l’actrice, dans le ter-

roir du Valois, et le mystère où Adrienne joue et chante: Les Nuits d'octobre évoquent le théâtre de Meaux avec la femme mérinos. C’est surtout dans Le Roman tragique que cette contamination par le théâtre est sensible : tous les problèmes que le texte pose quant à l’amour, la relation avec le frère ennemi, l'identité, la folie même,

s'expriment en

termes de représentation théâtrale. Dans les Nuits et dans Pandora, la description de l’expérience théâtrale introduit directement la description d’un cauchemar : il y a un mouvement du théâtral vers l’onirique, une association entre le théâtral et les profondeurs du moi. Cela peut sembler paradoxal (le théâtre, c’est le monde du faux, du masque et du costume),

mais, en fait, la théâtralisation ic1 permet à Nerval de se dire et de se décrire. Brisacier ne peut exister qu’au théâtre. Ces scènes ont une qualité évocatrice puissante, c’est là que Nerval évoque les problèmes qui sont au cœur de sa conscience; c’est là qu’il innove en matière de style et de langage. On pourrait en dire autant des nombreux passages de ses textes de fiction qui, sans ostensiblement prétendre à une imitation du théâtre, possèdent-des qualités dramatiques et scéniques. Pour n’en citer que deux, dans le Voyage en Orient, le mariage de Sétalmulc avec Youssef et 249

GÉRARD DE NERVAL

l'épreuve qu’il subit, qui dans un autre registre répond à Corilla, même à un certain imaginaire gothique de Léo Burckart (ce qui est gothique au théâtre se transforme en onirique dans la fiction); ou, dans Octavie la

nuit du narrateur chez la Napolitaine, qui se révèle à bien des égards un curieux décalque, ou une réécriture si l’on veut, de L’Imagier de Harlem. Là encore, ce sont des scènes où Nerval aborde des problèmes fondamentaux (l’amour, le double, le suicide, le voyage en enfer) et qui possèdent des qualités oniriques. On peut en conclure que les techniques de la composition théâtrale, dont Nerval a fait un long apprentissage, ont contribué surtout à l’enrichissement de sa production littéraire hors de ce champ. Car le théâtre permet un déplacement du moi qui en facilite l'expression. Mais le théâtre de son époque bloquait cette expression — la seule préoccupation profonde que Nerval y exprima fut, curieusement, celle des souffrances de l’inventeur (et de l’inventeur de l’imprimerie !),

symbole de la recherche des moyens de s'exprimer, et de l’échec de cette recherche. Ce qui fut peut-être sa dernière œuvre, Promenades et souvenirs, finit avec un narrateur qui se réfugie contre la pluie hostile et menaçante dans une voiture de saltimbanques, voiture qui se déplace, où l’on apprend à jouer des rôles, où l’on combine errance et masque, espace instable mais espace protégé et heureux. La pulsion théâtrale de Nerval était une pulsion profonde, et son échec au théâtre a permis un enrichissement de sa prose.

La littérature de voyage

Avec le Voyage en Orient et, à un moindre degré, avec Lorely, Nerval innove aussi, renouvelant la forme de la «littérature de voyage», fort populaire à l’époque, pour en faire un véhicule qui lui permettait à la fois de connaître un succès commercial et d'exprimer ses propres hantises, ses conceptions, ses idées. En lui-même, le genre est plutôt amorphe, il peut prendre plusieurs formes : récit voulant servir de guide aux autres voyageurs; récit résultant d’une compilation d’autres sources et textes; récit mettant l’accent sur les dangers du voyage et les aventures vécues par le narrateur; récit à visée ethnologique, servant souvent soit à critiquer les «sauvages», soit à critiquer la culture occidentale, à la manière de Diderot. Nerval brasse ensemble, mais de manière organique, plusieurs de ces formes. En outre, il emprunte à la tradition de Sterne : le voyageur est présenté comme un flâneur parfois naïf, qui évolue au long du voyage et, par conséquent, se 250

ÉCHECS ET VICTOIRES

critique, mais avec humour; la «littérature de voyage» devient ainsi une forme de «roman d'apprentissage». Dans ses récits, Nerval se présente comme un individu qui se cherche, qui s’approfondit à travers l’expérience exotique, qui perd des illusions et acquiert de la sagesse. La liberté relative de la forme, l’exotisme, la possibilité de présenter des coutumes et des opinions étranges et curieuses, radicales — tout cela permet à Nerval, quand il revêt le masque du voyageur, de s'exprimer avec facilité et en profondeur; il en fait ainsi un genre autobiographique. Par ailleurs, comme on l’a vu, la genèse de ses récits de voyage est assez remarquable : Nerval réunit des publications éparses et de genres différents pour les organiser de manière magistrale, construisant un itinéraire logique et vraisemblable (et qui ne fut pas le sien), introduisant des éléments d’intrigue qui y ajoutent une unité supplémentaire, créant un cadre pour des anecdotes, des contes. À cet égard, Lorely, qui accumule des éléments manifestement hétéroclites, est un texte moins abouti que le

Voyage en Orient, où l’Histoire du calife Hakem et celle de la reine du Matin font partie intégrante de la narration. Ces anecdotes (il faudrait en ajouter beaucoup d’autres, plus brèves) sont bien plus développés chez Nerval, elles jouent un rôle plus important chez lui que chez les autres praticiens du genre. La littérature de voyage nervalienne véhicule d’autres formes littéraires : l’Histoire de la reine du Matin est un chefd'œuvre en tant que fiction exotique, mais aussi un des plus riches exposés de Nerval sur ses théories d’esthétique et de création artistique; celle du calife Hakem, une de ses plus profondes méditations sur la religion, sur la politique, surtout sur la folie. Comme ses contemporains, Nerval emprunte beaucoup à des sources livresques, souvent sans le signaler. Mais 1l est passé maître dans l’art de combiner plusieurs sources; et souvent, en rédigeant la dernière version, il supprime ou met en appendice ce qui vient des sources documentaires; surtout, il se révèle capable de prendre une source comme l’Hypnerotomachia pour la réécrire, la transformer en un texte qui exprime ses propres hantises, sa thématique. Il copie moins qu’un Chateaubriand, car il transforme ses sources par une réécriture stylistique et en y introduisant une problématique qui correspond à son propre univers intellectuel. Par exemple, si Lorely reflète les thèses et les conceptions de Mme de Staël, c’est au sein d’un discours plus détendu, plus personnel, moins bien organisé didactiquement si l’on veut que les œuvres de Lerminier ou de Heine, mais enrichi d’éléments comiques et personnels, où l’auteur subit 251

GÉRARD DE NERVAL

et fait vivre à son lecteur l’apprentissage d’une autre culture. Cela est plus vrai encore du Voyage en Orient. Un des plaisirs du lecteur de ces textes, c’est le comique que le narrateur exerce à l’égard de lui-même (il faut songer, dans le Voyage en Orient, par exemple, aux quiproquos à l’égard du mousse sur le bateau ou à la prétention d’être initié et de devenir druse). Par ailleurs, dans sa littérature de voyage, Nerval ose traiter de manière comique des scènes qui ont une portée profonde. La leçon d’écriture de l’esclave est exemplaire à ce titre : c’est une histoire qui fait rire, alors que s’y développe toute la problématique du langage et de la communication. Le masque du voyageur permet à Nerval de prendre, grâce au ton comique, des distances envers lui-même et ses problèmes les plus profonds. Et cela lui permet, aussi, de plaire au public.

C’est cette distance, cette dépréciation du narrateur qui l’aide à éviter les deux écueils de la littérature de voyage exotique en termes de comparaison des cultures : d’un côté, la condamnation

de la culture exotique

comme barbare, sauvage, inculte; de l’autre, la condamnation de sa propre culture par comparaison à la sincérité, la pureté, la richesse, le naturel de la culture exotique. Ainsi, dans Lorely, Nerval critique la manière

dont les Allemands

parlent le français et leur imitation

«dernière mode-Paul

de Kock»; ce faisant, il ridiculise aussi bien une

du jargon

forme de français pratiquée à Paris qu’une faiblesse étrangère, ajoutant à cela une autocritique sévère (et sans doute justifiée) à l’égard de sa propre compétence en langue allemande. C’est là un jeu qu’il pratique souvent : la discussion du sérail se transforme en une attaque contre des stéréotypes occidentaux sur la sexualité orientale, et ensuite contre la prostitution et le mariage tels qu’ils se pratiquent en Europe. Nerval se montre néanmoins très conscient des faiblesses et du déclin de l'Orient,

de la décadence de l’Égypte et de l’Empire ottoman. Il ne cache pas ses critiques, mais les accompagne d’un espoir en un renouveau à venir. Reformulant le genre de la «littérature de voyage», il en refuse les opüons traditionnelles en termes de comparaison culturelle, si bien que, dans son livre assez amer sur la vision impérialiste de l'Orient par les occidentaux, Edward Saïd signale à juste titre l'ouverture d’esprit exceptionnelle d’un Nerval!.

1.

Orientalism, Vintage, New York, 1978.

ÉCHECS ET VICTOIRES

La fiction en prose La production de Nerval sous forme de contes, de nouvelles ou de

romans est très considérable. C’est là que l’on trouve (exception faite des Chimères) ses textes les plus lus, les plus étudiés, les plus appréciés. Il faut cependant souligner d’emblée que Nerval n’a finalement écrit qu'un seul «vrai» roman, Le Marquis de Fayolle, qui est un roman historique inachevé. Les Faux Saulniers seraient plutôt un «anti-roman», constitué par une série de nouvelles et de digressions. En revanche, le conte ou la nouvelle ont envahi chez lui d’autres formes : la littérature de voyage (voir le Voyage en Orient ou les textes de flânerie, Les Nuits d'octobre, Promenades et souvenirs); la littérature didactique (on peut considérer Les Illuminés à bien des égards comme une série de contes, parfois de seconde main, mais refaits, raccourcis, rehaussés); la préface

même (celle des Filles du Feu, où s’insère Le Roman tragique). À cela, deux explications possibles. Nerval fut un auteur de courte haleine, plus à l’aise dans des formes brèves, même s’il possédait à un haut degré la capacité d'organiser ces unités dans un ouvrage d’une certaine longueur, comme l’attestent le Voyage et Les Faux Saulniers. L'autre raison, plus importante, est qu'à son époque la «fiction brève» était protéiforme, qu'elle offrait de multiples sous-genres et une plus grande liberté d'invention, une plus riche possibilité de plier la forme aux désirs de l’auteur. Parmi ces sous-genres, Nerval refuse le conte édifiant, le conte maritime, le conte d’enfants, mais 1l en pratique de nombreux autres : le conte fantastique, le conte folklorique, le conte oriental, le conte psychologique, le conte philosophique même — et souvent 1l les brasse ensemble. On ne peut donc pas parler d’une forme qui serait le «conte nervalien», comme 1l y a le «conte de Mérimée» ou le «conte de Maupassant». Même s’il manque une bonne histoire de l’évolution générique du conte en France au xIX° siècle, il semble que les frontières entre les divers sous-genres aient eu tendance à se fixer à partir des années 1830. Loin de contribuer à cette évolution, Nerval s’y est opposé, pratiquant plutôt l’interpénétration des genres. De même qu’on a constaté la présence du «théâtral» dans la prose non-dramatique de Nerval, on observe chez lui une intégration du conte dans d’autres formes littéraires, fictionnelles ou didactiques (pareillement le poème en prose des «Mémorables» est intégré dans Aurélia). Nerval prend les formes reçues, les mélange, les adapte, les noie dans de nouvelles formes. Pourtant, en agissant de la sorte, il a dû réduire son audience et limiter son 258

GÉRARD DE NERVAL

succès littéraire, parce que ce qu’il proposait ne répondait pas toujours à l’attente du lecteur. Cette déviation par rapport au goût du jour est particulièrement visible dans la réaction de Nerval devant les genres populaires comme le roman historique ou le conte fantastique : soit il ne termine pas ses œuvres, soit il les abandonne après quelques essais, soit 1l y retourne quand le genre est passé de mode. Par rapport à la plupart de ses contemporains, Nerval se distingue aussi par son refus de certains genres ou pratiques fort répandus. Il admirait beaucoup Balzac, mais ne cultiva jamais le genre du roman réaliste, à la différence de George Sand ou d’Eugène Sue. Si «réalisme» il y a chez Nerval, c’est dans sa littérature de flânerie qu’on le trouve, et là

encore il faut nuancer.. Quant au roman-feuilleton, il ne le pratiqua que pour le satiriser, dans Les Faux Saulniers ou le Voyage. Le roman «mytho-poétique» d’un Victor Hugo ne l’a pas non plus attiré.

Ce qui se révèle finalement le plus frappant dans la fiction en prose nervalienne, c’est l’absence du «suspens» si important dans la production d’alors. Le lecteur ne se demande pas sans cesse : «Qu'est-ce qui va arriver?» Dans Le Marquis de Fayolle, dans Émilie, Nerval a quelque peu usé de ce procédé d’attente, mais, dans Sylvie, qui aurait pu s’y préter, il n’a guère mis cette ressource à profit. Il préfère en effet entretenir l'intérêt du lecteur par l’approfondissement des situations, des phénomènes, des émotions qui marquent le narrateur et, à travers lui, le lecteur. Ce faisant, il a ouvert la voie à Eugène Fromentin, à Edouard Dujardin, à Marcel Proust et même au Nouveau Roman. Cependant, en la matière, il procède toujours avec économie, allant toujours dans le sens d’une meilleure définition de la personne du narrateur-protagoniste. L’identification sympathique avec des personnages, source de pathétique, a peu cours chez Nerval, ou, quand cela survient (vis-à-vis de Raoul Spifame ou de Sylvain), cela reste très limité; la seule véritable exception à cette règle serait l’Illustre Brisacier, figure largement autobiographique. Si la vie de Gérard Labrunie suscite un sentiment de pathos, la littérature de Gérard de Nerval évite soigneusement tout appel à ce sentiment, grande ressource de nombreux auteurs d’alors. À bien des égards, le texte le plus novateur de Nerval est Les Faux Saulniers ;on a relevé jusqu’à quel point ce «roman» constitue une attaque contre les poncifs et les ficelles de la fiction de l’époque, contre l'intrigue bien construite, contre l’unité de ton, de temps, de contenu,

contre la fixité du point de vue, contre les distinctions génériques, contre même la distinction entre fiction et vérité. Le texte n’est pas sans précédent (Sterne, Diderot, Nodier surtout), mais ses audaces, qui vont jusqu’à 254

ÉCHECS ET VICTOIRES

la mise en question de la littérature même, font mesurer quelle impatience Nerval éprouvait devant la pratique littéraire majoritaire de son époque.

La fiction de l’époque, en effet, véhiculait souvent un contenu didactique ou polémique. On concevait le roman comme un moyen de transmettre un savoir historique ou géographique, des opinions politiques ou religieuses. Cela reste vrai, d’une certaine manière, de la prose nervalienne : le Voyage en Orient veut apprendre des choses sur l'Orient à son lecteur, de même qu’/sis (à cet égard, peut-être la plus rétrograde des nouvelles de Nerval) livre des connaissances archéologiques et religieuses. Mais, même dans sa littérature de voyage, Nerval abandonne les «dissertations» auxquelles les romans de Mme de Staël ou de Balzac avaient

habitué

le lecteur,

il intègre

le documentaire

dans

le conte,

l’ancre de plus en plus profondément de version en version (voir, par exemple, les deux versions d’/sis). Si, par ailleurs, les textes nervaliens ne manquent pas de portée politique, ils refusent la polémique telle qu’un Victor Hugo le pratiqua dans Le Dernier Jour d’un condamné ou un Mérimée dans Tamango — on peut s’en rendre compte par le seul fait que les critiques débattent encore sur le sens de la lecture «politique» qu’il faut faire de Nerval! Son seul ouvrage vraiment polémique, c’est une fois de plus Les Faux Saulniers, et il s’agit là de polémique sur la littérature. Et, lorsque, dans l’Histoire de la reine du Matin, Nerval expose largement ses idées esthétiques ou, dans l’Histoire du calife Hakem, ses idées sur la politique et la folie, il intègre complètement la polémique dans une création imaginaire. Il faut pourtant se garder de faire de Nerval un être à part dans le paysage littéraire de son époque. Comme beaucoup de ses contemporains, 1l emprunta sans vergogne à d’autres auteurs, imita sans hésiter. Mais 1l évolua, allant de la traduction à peine voilée à la refonte en profondeur de ses sources, à l’amalgame, à des créations où les modèles sont introuvables. Dans la fiction, tout comme dans ses récits de voyage, 1l n’a cessé d'emprunter, mais il l’a fait en empruntant de plus en plus à lui-même, en réécrivant ses propres textes. C’est pourquoi l’ensemble de l’œuvre de Nerval constitue si souvent le meilleur dictionnaire pour comprendre un de ses textes, les allusions «obscures» des Chimères sont d’abord à élucider à partir des autres écrits de Nerval, sans négliger sa Correspondance, où souvent il formule une première fois la matière qu'il va intégrer dans ses publications (le meilleur exemple de cela est l’anecdote sur |’ Anglais ivre-mort). Et, même quand ses emprunts sont très marqués (voir les chapitres sur Restif et Cagliostro dans Les Illuminés), il y a tou255

GÉRARD DE NERVAL

jours une réécriture considérable, que Nerval opère à ses propres fins. Dans ce domaine, sa plus belle réussite est sans doute l’Histoire du calife

Hakem.

On peut regretter qu’il n’ait pas davantage pratiqué le conte folklorique, spécialité de George Sand. Il a cependant repris trois fois le conte sur «La Reine des poissons», l’allégeant chaque fois d’un commentaire explicatif, et, dans certains passages du Voyage en Orient ou des Petits châteaux de Bohême, on trouve des espèces de contes folkloriques. Moins regrettable, malgré la réussite de La Main de gloire et du Monstre vert, est son abandon du conte fantastique, où il s’est montré fort pudique devant les excès du genre, surtout grâce à son emploi du registre comique. Nerval a tout de même introduit dans le fantastique des éléments de profondeur psychique, même métaphysique; c’était pour lui un moyen d’ouvrir la voie à l’introduction de l’onirique et de la folie dans la fiction, d’où l’importance des textes d’Hoffmann dans la genèse de Pandora. C’est ainsi qu’il a enrichi la littérature de flânerie : avec la femme à chevelure de mérinos des Nuits d'octobre, il a fait entrer le fantastique dans

le réalisme. La fiction en prose est donc pour Nerval une forme souple, ouverte, permettant une réelle variété. Sa pratique fluctue à plusieurs égards: entre structure intense et fermée, et structure ouverte; entre linéarité tem-

porelle, et juxtaposition ou co-inhérence de multiples niveaux temporels; entre texte détendu, et texte dense. Sylvie est d’une structure complexe, fermée,

admirablement

organisée; Aurélia

offre une

structure

qui fait

peu appel à la suite chronologique, ou logique (un lecteur qui connaît même très bien le texte est incapable d’en faire un résumé linéaire, l’unité de l’œuvre se créant à travers un réseau de récurrences, à travers le retour de thèmes et de problèmes): Pandora reprend la structure organisée de Sylvie, mais en la masquant par un aspect chaotique. La linéarité temporelle qui caractérise ses premières nouvelles fait progressivement place à la surimposition de multiples strates temporelles, le texte se lisant comme un palimpseste, ce qui est très sensible dans le déroulement même de Sylvie ou dans les multiples références à des époques antérieures qu’on relève dans ce texte ainsi que dans ceux qui ressortissent à la littérature de flânerie. Ce va-et-vient temporel va s’augmentant pour aboutir à la véritable fusion organique des strates temporelles dans Aurélia et Pandora; ici encore, Nerval préfigure quelques-unes des pratiques du roman moderne, mais, chez lui, on sait toujours où et quand on est, à ceci près que les lieux et les époques ne prennent leur sens que grâce à la présence des ailleurs et des autrefois. Malgré la complexité de sa struc256

ÉCHECS ET VICTOIRES

ture, Sylvie est d’une lecture, d’un rythme détendus; Le Roman tragique, en revanche, est l’un des ouvrages en prose les plus denses de la littérature française, qui exige une lecture au ralenti pour quiconque veut le comprendre. C’est avec Le Roi de Bicêtre que Nerval s’est montré pour la première fois sensible à ce problème : il y a conservé la linéarité du texte dans son intrigue et dans sa temporalité, mais en pratiquant déjà le retour thématique, les reprises symboliques, les renversements de forme et de situation caractéristiques des ouvrages de ses dernières années.

Promenades et souvenirs et Les Nuits d'octobre relèvent d’un genre à part dans la fiction nervalienne, la littérature de flânerie. Ce genre, qui devient de plus en plus populaire au cours du siècle, est en partie une adaptation des techniques de la littérature de voyage à la description de la société française, plus particulièrement parisienne, et contemporaine ; mais la part didactique, documentaire, de la littérature de voyage s’y trouve considérablement réduite. Péripatéticien impénitent, Nerval fut admirablement préparé pour ce genre et il l’enrichit en apportant ses réflexions personnelles, ses souvenirs (la flânerie chez lui tend vers l’autobiographie) et sa conscience des traces du passé dans le présent, en introduisant aussi des éléments fantastiques, oniriques, cauchemardesques. D’où un continuel va-et-vient entre l’observé et le médité. En revanche, Nerval rejette, ou du moins satirise, le réalisme; il évoque certains «bas-fonds» de la société, mais avec tendresse et même nostalgie,

et en moquant les prétentions et les techniques du réalisme. Ce sont donc les flâneries d’une imagination poétique, dont le mouvement est lent, calqué sur la lenteur du promeneur; le récit nervalien pratique presque toujours ce mouvement lent, qui permet d’observer, de savourer, de méditer, par opposition au mouvement rapide des textes d’un Dumas. C’est peutêtre ce qui explique sa haine du chemin de fer, qui ne permet aucune flânerie!. Dans ces textes, Nerval présente des êtres et des spectacles observés dans toutes les couches de la société, mais il le fait amicalement : le pittoresque est objet de sympathie plutôt que d’amusement. La structure est ouverte, la chronologie linéaire, hormis les retours en arrière du souvenir. Mais cette apparente simplicité formelle se trouve enrichie par des résonances venues de Rousseau ou de Dante, par le recours au fantastique ou à l’onirique. Ainsi, c’est dans cette littérature de flânerie que Nerval arrive à évoquer quelques-unes de ses hantises les plus profondes, et 1.

La seule exception à ce rythme du mouvement lent semble Pandora, où le mouvement est

parfois rapide, frénétique : un mouvement de fuite.

257

GÉRARD DE NERVAL

cela pour la première fois : ses problèmes avec son père, la mort de sa mère, ses «fautes » envers les femmes, ses cauchemars devant le refus de

ses créations littéraires et intellectuelles — un fonds d’inquiétude donne substance à ces textes du pittoresque. Ici, la forme peu fixe du genre lui permet de se dire, de s’exprimer. Un des paradoxes de l’œuvre de Nerval, c’est qu’il réussit surtout soit dans des formes fort libres, comme celle-ci, soit dans des formes très strictes, comme le sonnet.

Nerval est surtout connu comme un auteur qui a pratiqué d’une nouvelle manière l’écriture sur la folie et l’écriture onirique. II faut cependant rappeler d’emblée qu’Aurélia n’a rien à voir avec l’écriture de la folie; il n’y a qu’à lire les textes publiés par des fous de son temps pour s’en convaincre. En fait, Nerval ne fait que prolonger une vieille tradition, répandue à l’époque, celle du fou qui dit la vérité, qui a une perception plus riche et plus profonde — la tradition du Roi Lear, qu’il évoque déjà dans Le Roi de Bicêtre et qu’il continue avec l'Histoire du calife Hakem. Mais, dans ces deux textes, la vérité produite par le fou est surtout politique, esthétique, personnelle, et le fou n’est pas un narrateur qui se pose comme figure de l’auteur. Dans Aurélia, Nerval renouvelle cette tradition : le «fou», c’est le moi de l’auteur-narrateur, et le message de sa folie porte sur la religion, la métaphysique, la condition humaine, les relations humaines. De même, il y avait avant Nerval une longue tradition de la transcription littéraire du rêve : rêves prémonitoires, rêves révélateurs du vrai, des fautes ou des souvenirs refoulés, rêves sources de frisson. Le rêve peut jouer ces rôles chez Nerval, qui se montre alors quelque peu redevable à Cazotte,

au romantisme

allemand

ou à Nodier.

Mais,

dans

ce

domaine aussi, 1l se distingue, d’abord par ce que lui-même appelle «l’épanchement du songe dans la vie réelle», par la destruction (ou, du moins, l’estompage) des frontières entre le rêve et la vie. Nerval se démarque aussi par la manière dont il dote le rêve d’un riche contenu : dans le rêve, il découvre les sources et la nature de sa culpabilité, ainsi

que le moyen d’en sortir. Il investit ainsi le rêve d’un contenu métaphysique et d’un contenu autobiographique, qu'il intègre au récit même. Le rêve possède donc un contenu politique au sens large, avec Spifame et Hakem; métaphysique, avec le narrateur d’Aurélia; anthropologique, avec celui de Pandora. Nerval a ainsi donné ainsi un droit de cité sérieux au rêve et à la folie

dans la littérature. Grâce à l'écriture onirique, qui subissait alors une mutation radicale, et à l’écriture du «fou», il a donc profité d’une grande liberté, œuvrant dans une forme où il pouvait se sentir à l’aise, où son 258

ÉCHECS ET VICTOIRES

refus de se croire fou et d’assumer sa folie se transmuait en une expression littéraire réussie. En attribuant une nouvelle valeur littéraire au rêve et à la folie, Nerval a valorisé ce qui, pour d’autres, était sans intérêt

propre. Les textes nervaliens, considérés chronologiquement,

identifient de

plus en plus auteur, narrateur et protagoniste. Certes, la forme de littérature de voyage exigeait un narrateur, mais Nerval n’a pas hésité à associer en l'occurrence narrateur et auteur. Dans Les Faux Saulniers, où le narrateur n’était plus une nécessité, Nerval l’a utilisé tout de même, en le

chargeant de résonances autobiographiques précises, de détails sur ses déboires avec la police ou la censure, etc. À partir de ce moment, le narrateur devient aussi protagoniste, dans Sylvie, dans Aurélia, dans Pan-

dora, même dans El Desdichado, au point qu’on ne peut plus distinguer entre auteur, narrateur et protagoniste. Il faudra revenir sur ce point à propos de l’écriture autobiographique chez Nerval, mais d'emblée on peut voir dans cette évolution la victoire du désir de se dire sur la forme littéraire — ou bien la découverte de formes littéraires permettant de satisfaire le désir de se dire. Ainsi le lecteur, s’il ne doute pas de la fiabilité du narrateur (comme 1l le fait, par exemple, dans Adolphe de Benjamin

Constant) au point de créer ses propres hypothèses sur «ce qui s’est passé», sait qu'il a affaire à la création littéraire et esthétique d’un moi aux prises avec lui-même. Une gradation est donc sensible, du Roman tragique jusqu'à Sylvie, Aurélia, Pandora. Les masques se multiplient, adhèrent de manière de plus en plus dialectique au vrai visage. Ainsi, vis-à-vis de chaque genre de fiction, soit Nerval abandonne rapidement la forme usuelle de son époque, soit il s’en écarte; il ne peut œuvrer dans les moules de l’époque sans les changer. Il a eu la chance d'écrire à une époque où la reformulation générique était à la mode, mais il a effectué cette reformulation d’une manière exceptionnellement radicale. Il en résulte un décalage entre ses écrits, d’une part, et, d’autre part, les pratiques, les attentes et les goûts des lecteurs de son époque, ce qui fait comprendre pourquoi ses contemporains ont eu du mal à saisir sa cohérence, son sérieux. Certains de ses textes les plus novateurs ont été

longtemps occultés par la critique et la tradition littéraire. Ce n’est que tout récemment qu’on à pu mesurer la portée des Faux Saulniers comme «anti-roman», qu’on à pu saisir les innovations radicales du Roman tragique en termes d’intertextualité et de masque. Si Les Chimères ont connu un sort meilleur de la part de la critique, c’est parce qu’on les a lues, à tort, comme des exemples de cratylisme, ou parce qu’on voyait dans Nerval un «Mallarmé avant la lettre », ou, pis encore, parce qu’on a 259

GÉRARD DE NERVAL

interprété les sonnets comme des textes ésotériques transmuant un savoir illuministe, comme si Nerval était Éliphas Lévi.. L’itinéraire de Nerval était bien plutôt un long effort, réussi, pour dire son moi, pour dire ce qu’il lui fallait dire, en refondant et adaptant les

formes littéraires à sa disposition. L’autobiographie

En 1990, les Éditions GF-Flammarion ont publié un volume de de Nerval dont la couverture porte ce titre : Aurélia et autres textes biographiques. Sur la page de titre, au lieu de «et autres autobiographiques», on trouve la liste des œuvres de Nerval

textes autotextes ainsi

désignées : Un roman à faire, Les Nuits d'octobre, Petits châteaux de

Bohême, Pandora, Promenades et souvenirs. Rien ne suggère, par ailleurs, qu’il s’agisse là des seuls écrits autobiographiques de Nerval. Il y a là une certaine sagesse, car, à vrai dire, Nerval n’a jamais écrit d’autobiographie qui réponde se aux définitions du «pacte» proposées par Philippe Lejeune!. Hormis Promenades et souvenirs, les titres de Nerval n’énoncent aucune intention autobiographique; Un roman à faire semblerait même dénoncer le contrat. Nerval n’a pas écrit ses Confessions n1 ses Mémoires d’outre-tombe ni sa Vie; aucune de ses œuvres ne constitue un effort pour raconter chronologiquement l’histoire de sa vie à partir de l’enfance et de la jeunesse, effort fait par tant de ses contemporains depuis Rousseau; de même, aucune ne déclare l’intention de «mettre son cœur à nu», ne précise comme projet celui de découvrir, à travers l’écriture, qui il est, d’essayer son être. Et, toujours à la différence de beaucoup de ses contemporains, il semble n’avoir jamais tenu un journal, que ce soit un journal pratique et professionnel, comme celui de Delacroix, ou un journal métaphysique et explorateur, à la manière de Maine de Biran. Pour diverses raisons donc, pudeur d’une part, désir de renouveau formel et générique d’une autre, Nerval refuse de suivre les sentiers battus de l’écriture autobiographique telle qu’elle était pratiquée en son temps.

C’est dans le roman et le poème qu’il choisit de se dire, dans d’autres formes littéraires qui lui offraient la possibilité d’un HE libérateur du moi. Car, si l’on accepte la théorie d’un Paul De Man?, selon 1.

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975.

2. «Autobiography publication : 1979).

as

de-facement»,

The

260

Rhetoric

of Romanticism,

1984

(première

ÉCHECS ET VICTOIRES

laquelle tout texte littéraire est susceptible d’une lecture autobiographique, produisant des indices textuels qui invitent à cette lecture avec plus ou moins d’insistance (par exemple, l’emploi de le première personne du singulier pour associer le narrateur et le protagoniste, ou l’évocation des souvenirs, Où une concentration sur la vie intérieure, sur la problémati-

que ou le développement du moi, les relations personnelles, la vie sentimentale et professionnelle, voire la condition physique), si l’on suit cette théorie, 1l est manifeste que bien des textes de Nerval invitent en fait à une lecture autobiographique. Les analyses qui précèdent ont d’ailleurs déjà souligné l’essentiel : le rapprochement progressif, de plus en plus intense, du protagoniste, du narrateur et de l’auteur dans les textes nervaliens. Il faut ajouter à cela, dans l’expérience de certains lecteurs, la présence d'indices extra-textuels de deux sortes : d’un point de vue générique, par certaines formes, le texte ressemble à d’autres textes repérés comme des autobiographies (on peut ainsi observer un parallélisme entre Promenades et souvenirs et, par exemple, les Confessions et les Réveries de Rousseau, ou entre Aurélia et la tradition de l’autobiographie spirituelle) ;d’un point de vue historique, certains aspects du texte répondent à l’expérience vécue de l’auteur — et le lecteur ne l’ignore pas (Nerval, comme le protagoniste d’Aurélia, a eu pour ami un poète allemand nommé Heine, a séjourné dans des cliniques pour fous; ou, comme celui de Promenades

et souvenirs,

a souvent

visité le Valois, pays de son

enfance, ou Saint-Germain-en-Laye). Ce sont là des connaissances extérieures au texte, si l’on veut, mais qui ont cependant l’effet de donner au lecteur le sentiment de voir dans le texte une «copie conforme», comme dirait encore Philippe Lejeune. L’intensité de ces indices invitant à la lecture autobiographique varie beaucoup de texte en texte, et sans doute aussi de lecteur en lecteur, mais leur présence est indéniable, surtout dans des textes qui datent d’une période littéraire où la pratique autobiographique est très répandue. S’il y a des problèmes avec la lecture des textes nervaliens comme autobiographies, c’est peut-être plutôt du fait qu'ici encore il innove, au point d'annoncer les techniques de l’autobiographie «post-moderniste », celle d’un Leiris ou d’un Sartre. Nerval investit en effet d’autres formes littéraires d’un contenu autobiographique et refuse la distinction tranchée entre autobiographie et roman. À son époque, d’ailleurs, on ne distinguait guère entre autobiographie et roman personnel et, en ce qui concerne le roman ou le conte, il est donc loin d’être seul à agir de la sorte, mais là où il fait œuvre à part, c’est dans le fait que cette transformation 261

GÉRARD DE NERVAL

le mène vers une autobiographie centrée sur un aspect précis, sur quelques moments de son être, sur ce que Michel Beaujour appelle l’«autoportrait»! : la perception en profondeur de plusieurs aspects de son moi. Cela est encore plus vrai quand Nerval introduit des éléments autobiographiques dans ses textes de voyage ou de flânerie. Ce faisant, il dote le portrait du moi des qualités de déplacement, d’instabilité, de fragmentation — ce qui fait du geste autobiographique une tentative non de se fixer, de se décrire, mais de se créer, de se regarder dans le mouvement

et non dans l’immobilité, comme procès et non comme produit. On peut penser ici à Montaigne : son livre le fait autant qu’il fait son livre, l’écriture même d’Aurélia constitue une découverte du moi. Nerval intègre aussi dans l’écriture autobiographique les expériences du rêve, de la folie, plutôt absentes chez ses prédécesseurs ou contemporains. Enfin, 1l introduit une dimension mythique dans sa découverte-description du moi, qui de ce fait s’universalise,

acquiert une

dimension

sociale et

religieuse. Nerval innove surtout dans le «poème autobiographique». Dès les années 1830, certains de ses textes poétiques invitent à une lecture autobiographique, que ce soit La Grand-mère ou Fantaisie, qui réunit tant de thèmes importants. En revanche, il n’a jamais écrit de long poème qui «raconte» sa vie, comme le Prélude de Wordsworth, n1 de recueil de poèmes combinant événements autobiographiques et vision du moi et du monde, comme Les Contemplations de Victor Hugo. Mais, ainsi qu’on l’a vu plus haut, on peut lire El Desdichado comme une manifestation extrême de la démarche novatrice de Nerval en matière d’autobiographie : pour ainsi dire, le sonnet épouse la forme élémentaire de l’autobiographie. Nerval lui-même admet la poésie comme forme possible de l’autobiographie (voir IT. 686). Il n’est donc pas étonnant qu’on ait fait des lectures autobiographiques assez primaires du poème, identifiant l’«étoile» du vers 3 avec l'actrice Jenny Colon, les deux séjours aux enfers avec les crises de folie, etc. Pourtant, pour plusieurs raisons, le texte est réfractaire à ce genre de lecture, et c’est là que Nerval innove le plus. D'abord, ici comme ailleurs chez Nerval, il s’agit non pas d’une autobiographie, mais d’un fragment autobiographique qui approfondit un aspect, central il est vrai, de son être, et dont la lecture, surtout la lecture autobiographique, exige une connaissance des multiples liens entre ce texte et d’autres textes de Nerval. Que ce soient le Soleil noir de la Mélancolie, le Pausilippe, Biron, la descente aux enfers, les renvois autobiographiques sont aussi 1.

Miroirs d'encre. Rhétorique de l'autoportrait, Seuil, 1980.

262

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des renvois à d’autres textes. Dès lors, il s’agit plutôt de la saisie d’un aspect du moi, caractéristique de l’autoportrait, que d’une autobiographie au sens strict. Ensuite, les évocations qui servent à préciser la nature du moi, les termes utilisés pour le décrire, sont pour la plupart mythologiques, 1l s’agit d’une histoire qui se transforme en mythologie. Nerval attribue à l'existence de son moi historique une dimension mythique et cosmique, fondant ensemble autobiographie et métaphysique. Encore une fois, cette démarche ne lui est pas particulière : de Ronsard à Gide, le moi se dit et se définit par des archétypes mythiques qui en créent à la fois la définition métaphorique et la signification. Nerval pratique de manière moins nette cette même technique dans Promenades et souvenirs et dans Aurélia. Parmi ses contemporains, Victor Hugo et Chateaubriand en ont fait tout autant, mais de manière moins condensée, moins intense. Enfin,

la clôture du texte est ambivalente, juxtaposant sainte et fée, cris et soupirs. Mais cette ambivalence de la clôture est caractéristique des autres textes autobiographiques de Nerval: dans Aurélia, l’apothéose des «Mémorables » est mise en question par les paragraphes qui suivent; dans Les Nuits d'octobre, le Voyageur n’arrive pas pour la chasse à la loutre, but d’ailleurs insignifiant; Promenades et souvenirs se conclut au moment où le voyageur se réfugie dans la maison-roulotte des saltimbanques. Ici encore, cette démarche se révèle très «moderne»; comme dans L'Âge d'homme de Leiris, comme dans Roland Barthes par Roland Barthes, non seulement l’autobiographie s’offre en miettes, mais à la fin, le moi, loin de se poser comme fixe, est flou, ouvert sur un devenir problématique. Le processus remplace le constat. Si c’est dans Les Faux Saulniers que Nerval pratique la première fois l'évocation et la description du «je» en termes de promenade («L'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses passées», écritil dans Promenades et souvenirs — voir III. 678), il discute cette même

année les problèmes de l’autobiographie dans son étude sur Restif. Il évoque comme modèles Augustin, Montaigne, Retz, Cardan et Rousseau, en ajoutant qu’«il n’y a que les deux derniers qui aient fait le sacrifice complet de leur amour-propre» (II. 956). Il est fort douteux qu'il ait lu Cardan, qui pourtant aurait pu offrir un modèle pour l’emploi du rêve dans Aurélia. Nerval critique aussi le «dévergondage » de Restif et Rousseau, et il refusera toujours de donner des détails tant soit peu crus sur sa vie intime. Dans Promenades et souvenirs, outre Rousseau, il cite comme

modèles

Sand, Musset, Guttinguer, et énonce

la possibilité de

«se peindre » dans le roman et dans le poème (voir III. 686), tout comme, dans une lettre à Dumas concernant Pandora, 11 proclame qu'il écrit ses 263

GÉRARD DE NERVAL

mémoires sous plusieurs formes (voir III. 903). Nerval se révèle donc

très conscient de son art et de la place novatrice qu’il occupe dans la tradition de cet art. On pourrait d’ailleurs aussi classer La Bohême galante et Petits châteaux de Bohême dans la catégorie autobiographique, même s’il y a dans ces textes un approfondissement du moi moindre que dans les textes de flânerie et de fiction. Enfin il faut souligner que, s’il y a une présence indéniable du «moi» dans le Voyage en Orient, les textes de

Nerval les plus manifestement autobiographiques datent de la fin de sa vie; sa production littéraire tend de plus en plus vers la découverte et la révélation de son moi. C’est Jacques Bony qui, dans son excellente étude sur Nerval et l’autobiographie!, a posé la question essentielle : qui sont les destinataires de ces textes? Jusqu’à un certain point, il s’agit manifestement de ceux qui n’ont pas compris Nerval : Mirecourt, Dumas, Janin, voire le docteur Blanche: l’écriture autobiographique constitue un travail de justification et d’apologie. Mais il y a aussi le pur plaisir de s’approfondir en se souvenant, et le désir de faire partager ce plaisir, comme il y a la conviction que «l’expérience de chacun est le trésor de tous» (III. 679). Le but est donc apologétique, esthétique, et sinon d’exemplarité du moins de fraternité : Nerval montre à la fois les misères et les splendeurs de son existence, 1l multiplie les formes du discours autobiographique (ou plutôt adapte à des fins autobiographiques des formes qu’il renouvelle ainsi), en pratiquant un approfondissement du moi dont il saisit toute la complexité.

«I fall upon the thorns of life and bleed», a écrit Shelley («Je trébuche sur les épines de la vie et je saigne»). On peut lire dans ce vers l'indice d’une certaine faiblesse des romantiques. Nerval, quant à lui, a

trouvé de nouvelles manières souvent pudiques de dire cette expérience subjective. Il à pratiqué une effraction du moi où il présente son être en devenir et non comme un résultat, où il saisit la dialectique entre le «je» narrateur et le «je» protagoniste, où il mêle échec et triomphe, comme dans le dernier vers d'El Desdichado. Si donc on propose fort souvent une lecture autobiographique des textes de Nerval, c’est non seulement parce qu'ils y invitent, mais aussi parce qu'ils livrent un autoportrait exceptionnellement riche et approfondi.

1.

Le Récit nervalien, p. 227-278.

264

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Poésie et prosodie Le «miracle» des Chimères! est en fait le résultat d’un long apprentissage, qui commence dès les années scolaires de Nerval, lorsqu'il a dû pratiquer l’imitation, maîtriser l’art de la rime, les lois de l’alexandrin et celles des autres formes poétiques (y compris même des vers impairs). La variété de sa production poétique des premières années est étonnante, 1l y fait montre d’une grande facilité, mais, jusqu’en 1827, les poèmes demeurent plutôt dérivatifs. Puis, jusqu’en 1832, il renouvelle son

art, sous la double influence de Ronsard (et d’autres poètes du XVI* siècle) et de Corneille.

De Ronsard,

il retient l’assouplissement du vers,

l'importance attachée au lyrisme et à l'expression des émotions personnelles, la pratique de l’usage formulaire des mots, la préférence pour l’article défini, et aussi la possibilité de doter la poésie d’un contenu métaphysique. Il substitue Corneille à Racine comme modèle pour l’alexandrin (et 1l critiquera les disciples de Racine), préférant un alexandrin plus martelé, plus modulé. Ensuite, la lecture et l’imitation de Chénier lui permettent de dépasser les pastiches du XVII siècle, de créer un balancement mélodieux qui remplace le côté «oratoire» de l’alexandrin classique. Puis il se débarrasse des mots lyriques, peut-être sous l'influence de Sainte-Beuve, et surtout, au lieu de désarticuler l’alexandrin par les rejets et les enjambements, comme les romantiques aimaient le faire, il recherche l’unité du vers, un alexandrin qui se replie sur luimême, en partie par le jeu des assonances et des allitérations, en partie parce qu’il marque fortement la cadence de chaque vers, d’ordinaire avec quatre accents, parfois cinq. Comme les autres romantiques, 1l déplace la césure avec liberté; cela est particulièrement sensible dans les vers de dix syllabes, où 1l varie à volonté, alors que la tradition réclamait la division 4-6. Mais, s’il recherche ainsi l’unité du vers, il pratique en même temps tout un art de la disjonction, en employant des mots courts (ce qui permet de les isoler), en usant de l’article défini, en osant des inversions inatten-

dues, et surtout en intervenant sur la typographie, la ponctuation, l'emploi des italiques et des majuscules, — ce qui donne une nouvelle force, parfois un nouveau sens aux mots. Nerval enrichit aussi le langage de la poésie, surtout dans certains poèmes des Chimères, grâce à son «cratylisme», c’est-à-dire son jeu des étymologies un peu fantaisistes, et sa manière de faire dériver du signi1.

Cette section est fort redevable aux deux bonnes études sur la contribution de Nerval à la

prosodie et à l’art du poème, celles d’Yves Le Hir et d'Henri Meschonnic (voir la Bibliographie).

265

GÉRARD DE NERVAL

fiant un autre signifié. Cette pratique semble commencer chez lui avec la crise de folie en 1841, dans les lettres écrites alors et dans sa «généalogie fantastique», et il ne la reprend dans sa forme «crue» que dans la scène des charades de Pandora, où le jeu se justifie par le contexte. Mais on trouve fréquemment ailleurs des traces de ce procédé par lequel il augmente les résonances du langage, les rimes riches et intérieures, les associations et connotations inattendues. Il ne faut pas y voir un signe de retour à la folie : ce genre de cratylisme s’inscrit dans une tradition! qui compte Fabre d’Olivet? et surtout Charles Nodier?; Victor Hugo pratiquera également des techniques semblables. Mais il reste que c’est là une des manières dont Nerval a préparé la voie à Mallarmé et aux surréalistes. Enfin, il importe de souligner l’influence indéniable de la poésie populaire sur Nerval, avec l’emploi des reprises, de la répétition des mots, des assonances, et surtout du mystérieux, de «ce qui fait rêver», et

aussi l’association organique entre poésie et musique. C’est ainsi que le vers provoque des réverbérations dans l’imaginaire, ce dont Fantaisie offre le premier exemple très réussi. En outre, dès sa traduction de Faust, Nerval, tout en perfectionnant l’art du vers, situe la poésie non dans le

vers, mais dans une certaine qualité imaginaire, dans un contenu à la fois métaphysique et personnel. S’il n’a pas lui-même pratiqué le poème en prose (on pourrait pourtant catégoriser ainsi les «Mémorables» d’Aurélia), 11 en accepte les présupposés. Il arrive tard au sonnet et en change la tradition. Au niveau le plus apparent, 1l refuse de se soumettre au schéma traditionnel de rimes (abba abba ccd ede — ou, seule variante d’ordinaire admise en France, cde ede). Nerval composera des tercets avec des rimes cdc ddc, ou cdd cee, et des

quatrains à rimes abab abab, ou abab abba, ou abba baab, etc. Il isole chaque strophe, et, plus révolutionnaire, substitue à la division 8 / 6 une division 11 / 3, où c’est le dernier tercet qui marque la rupture.

Surtout, c’est avec Les Chimères qu’il introduit l’image comme métamorphose (par exemple, la transformation de la paupière en écorce, puis en pierre dans Vers dorés), technique peut-être empruntée à la littérature du rêve. Il innove bien davantage en mêlant référence mythologique et conscience personnelle, en intégrant le discours «je-tu», dans sa reprise 1.

Voir Gérard Genette, Mimologiques, Seuil, 1976.

2.

Voir La langue hébraïque restituée (1815).

3. Voir Le Dictionnaire raisonné des onomatopées (1808 et 1828) et les Notions élémentaires de linguistique (1834).

ÉCHECS ET VICTOIRES

des mêmes

motifs

de sonnet

en sonnet,

en en faisant

«une

chanson

d'amour qui toujours recommence», en dotant de nouveau (car Ronsard l'avait déjà fait) le sonnet d’un riche contenu métaphysique, religieux, personnel, voire angoissé. «Concédez-moi du moins le mérite de l’expression», dit Nerval dans

la lettre-préface À Alexandre Dumas des Filles du Feu. De fait, il a renouvelé la poésie française et ses héritiers seront les parnassiens, et surtout les symbolistes. Pour paraphraser Henri Meschonnic, on peut conclure que ce n’est pas Swedenborg qui est à l’origine des Chimères, mais plutôt la lente recherche de Nerval et sa maturation artistique. Vers l’impossible unité Nerval, contemporain de Théophile Gautier et de Charles Baudelaire,

fut ce qu’on a appelé un «petit Romantique». Mais, si avant lui la refonte des formes, des genres et des traditions littéraires avait été plus qu’ébauchée par Mme de Staël et Chateaubriand, par Charles Nodier et Victor Hugo, il est allé plus loin encore, aussi bien dans la présence du moi dans l'écrit que dans le renouveau de la littérature. Nerval fut à bien des égards un écrivain représentatif de son époque, à bien d’autres égards un écrivain à part, à la mentalité particulière. Il offre un témoignage à la fois représentatif, personnel et unique. Le romantisme français peut être défini comme la co-existence intense, exacerbée, de multiples polarités : pessimisme et optimisme, culte de la raison et culte de l’irrationnel, cosmopolitisme-exotisme et sens du terroir et de l’histoire, conscience de la tradition littéraire et désir de transformer et de refaire cette tradition, croyance et scepticisme, écrivain vox populi et écrivain de la tour d'ivoire. Nul, mieux que Nerval, n’a su représenter ces polarités dans une quête de l’impossible unité. Cela lui a coûté la vie, mais il nous reste ses textes.

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278

Index des œuvres de Gérard de Nerval

N. B. Les titres des articles de Nerval ne figurent pas dans cet index, à l'exception de «Chansons et légendes du Valois» et «Les Vieilles ballades françaises »

A

Aurélia ou Le Rêve et la vie + 10, 26,41,

56, 59, 61-62, 65, 72, 78, 80, 87-90, OPMIOS ATP PS ME9 150!

À Alexandre Dumas + 85, 215-216, 225,

267

ISSU SAIS IS ATUTO 180, 189, 191, 194, 198, 201, 204205207 210-211/215217"220; 225,227, 230 292-242 247253, 256, 258-263, 266

À Béranger + 14

À Hélène de Mecklembourg + 75 À J-Y Colonna + 76, 99, 219

Avril + 32, 198

À Louise d'Or Reine + 76, 219

À Mad° Aguado + 75, 219 À Mad° Ida-Dumas + 75 À Mad° Sand + 74, 76

B Bibliothèque de mon oncle (La) + 185186

À Victor Hugo. Les Doctrinaires + 21 Académie ou Les Membres introuvables

Bohême galante (La) + 24, 29, 35, 81,

(L’')» 11, 14, 16, 198

133, 161,4163-164, 185,197, 199, 201202217225 202

Adieux de Napoléon à la France (Les) * 13

Bon Temps (Le) + 12

Alchimiste (L’) + 27, 48, 55-56

Bonheur de la maison (Le) + 26

Amours de Vienne (Les) * 48, 65,67, 69,

145, 188, 228, 230

Angélique + 164, 216, 218

CG

Antéros + 74, 219

Cagliostro + 135, 140-142, 180, 185

Artémis + 89, 219, 231, 242

Carrousel (Le) + 37-38

279

GÉRARD DE NERVAL

Chanson gothique + 202

E

Chansons et légendes du Valois * 161, 205, 216-217

Écrivains (Les) + 17

Chariot d’enfant (Le) + 36, 146

El Desdichado + 5, 87, 90, 134, 189, 198, 201, 210-214, 219, 223, 246-247, 259, 262, 264

Chimères (Les) + 5, 10, 56, 66, 73-74,

Élégie + 12

Chant d’un Espagnol * 13

77, 85, 99-100, 117, 125, 179, 202203, 208, 210-211, 216-219, 230, DAS DSS SD 65261 Chœur d’amour + 202

Christ aux Oliviers (Le) + 38, 74, 77,85,

88-89, 91, 202, 213, 219

Élégies nationales et Satires politiques + 11-12

Émilie + 48, 56-57, 216, 218, 254 En avant marche ! + 25 Enfance (L”’) * 12

Cinq Mai (Le) * 13

Enterrement de La Quotidienne (L°) ° 14

Citoyen marquis (Le) » 19

Épître à M. de Villèle + 14

Comte de Saint-Germain (Le) + 177, 180

Épître première * 16

Confessions galantes de deux gentilshommes

Épître seconde + 17

périgourdins (Les) + 39 Confidences de Nicolas (Les) + 146,

IA

IP

Espagne + 202 Étrangers à Paris (Les) » 12

AITONLSS

Contes et Facéties + 27, 143, 161, 185,

197 Corilla + 48, 54-55, 202, 216, 218, 250

F

Coucher du soleil (Le) + 32

Fantaisie + 32, 81, 198, 201, 208, 262, 266

Cour de prison + 30, 198

Faust (traductions et introductions) * 7,

Couronne poétique de Béranger (La) « 11 Cousine (La) + 198

10-11, 18-20, 27, 34, 60-61, 76, 9,6, 112, 156-157, 183, 189, 248, 266 Faux Saulniers (Les) + 49, 106, 146, 150,

162-171, 185-186, 190-192, 196197090207016 22505 255, 259, 263

D

Femmes du Caire (Les) + 132

Dame de Carrouge (La) » 19

Femmes du Liban (Les) + 132

Dans les bois !!! + 34

Fêtes de Hollande (Les) + 188, 190

Daphné (voir Delfica)

Filles du Feu (Les) + 5, 48, 54-56, 82-83,

De Ramsgate à Anvers + 110

Delfica + 74-76, 90, 98-99, 202, 219

85, 98, 107, 161, 163, 190, 201-202, 205, 215-220, 225, 228, 253, 267

Description d’une classe de dessin + 12

Fontainebleau + 13

Diable rouge (Le) + 135, 140, 142-143,

Forêt noire (La) + 48, 56

185-186

Fragments d’un « Faust » + 11

INDEX DES ŒUVRES DE GÉRARD DE NERVAL

G

J

Gaieté + 198

Jacques Cazotte * 98, 103-107, 185

Gloire (La) + 18

Jemmy + 82-83, 216, 218

Grand-mère (La) + 32, 198, 262

L H

Léo Burckart + 48-54, 140, 160, 163, 166, 183, 188-190, 248, 250

Han d'Islande + 11, 19

Lorely + 43-44, 49, 60, 62, 66-67, 71, 110, 146, 156-159, 163, 185, 1871918195199 212216250252

Hauts Faits des Jésuites (Les) + 11, 14

Histoire de l’abbé de Bucquoy + 185 Histoire de la reine du Matin

et de Soliman, prince des génies * 118, 123-124, 146, 150-156, 212, 251:255

M M. Jay et les pointus littéraires + 21

Histoire du calife Hakem + 118, 123-

Main de gloire (La) + 27-29, 144, 162,

150, 41549251 255 256,258

197, 256

Histoire véridique du canard + 93 Horus + 76, 219

Main enchantée (La) (voir La Main de gloire)

I

Marquis de Fayolle (Le) + 56, 135-140, 192, 253-254

Île d’Elbe (L') + 13

Mémoires d’un Parisien + 70

Iluminés ou Les Précurseurs du socialisme (Les) + 57, 59, 98,

Monde dramatique (Le) + 35-37, 41, 48

Malade (La) + 30

Missionnaire (Le) + 14

101, 103, 135, 140, 142, 146, 163, 165, 171-178, 180, 185-187; 253, 255

Monsieur Dentscourt ou Le Cuisinier

d’un grand homme + 11, 14 Monstre vert (Le) + 135, 143-144, 197,

Illusion (L’) + 203

256

Imagier de Harlem (L’) + 27, 177, 180-

Monténégrins (Les) + 56, 132-133

185, 230, 248, 250

Mort de l’Exilé (La) + 12

Introduction au Choix des poésies de Ronsard * 22, 24

Myrtho + 74, 76, 219

Introduction aux Poésies allemandes *

22

N

Introduction aux Poésies de Heïine +

133-134

Napoléon et la France guerrière + 11-12

Isis + 98, 101, 107-109, 216, 218, 255

Napoléon et Talma + 11, 13

Ispara, chant grec * 13

Ni bonjour ni bonsoir + 198

281

GÉRARD DE NERVAL

Nicolas Flamel + 26-27

Promenades et souvenirs + 8, 19, 45,

103, 136, 154, 165,175, 191, 206, 215; 220-227, 235, 240,242, 247, 250, 253, 257, 260-261, 263

Nobles et valets + 30-31 Notre-Dame de Paris + 31 Nouveau Genre (Le) + 11, 17 Nuits d'octobre (Les) + 45, 49, 103, 105,

ISA 1S9MI6S, 175 MSS190 OT 199, 210, 220, 235, 242, 247, 249, 252, 256-257,260,/268

Q Quintus Aucler + 177-180, 185

Nuits de Ramazan (Les) + 146

R Reine de Saba (La) * 21

O

Reine des poissons (La) + 161, 197, 218,

Octavie + 34-35, 64, 80, 201-205, 212, 216, 218, 250 Ode + 12 Ode à M. Duponchel + 18 Odelettes + 21, 24, 29, 34

256 Relais (Le) + 31

Retour de l’Exilé (Le) + 13 Réveil en voiture (Le) « 31

Rêverie de Charles VI + 78, 80-81 Riche Poète (Le) + 17 Roi de Bicêtre (Le) » 48, 57-59, 124,

P

126, 128-130, 185, 187, 257-258

Pandora + 48, 60, 65, 68-69, 73, 88, 144, 149, 180, 182, 201, 204-205, 210, 215-216, 227-235, 249, 256-260, 263, 266

Roman tragique (Le) + 56, 77, 80, 85-88,

1842172392 049) SSPS70S9 Rondeau redoublé + 16

Russie (La) + 12-13

Pandora (La) + 228-229 Papillons (Les) + 30, 198 Pauvre (Le) + 15

S

Petits châteaux de Bohême + 48, 54, 133,

Satire + 15

197-199, 201-202, 219, 256, 260, 264

PÉTPISe)AIMIE? Piquillo + 40, 60, 146 Point noir (Le) + 31, 198, 212

Politique + 30, 198 Prière de Socrate (La) * 15

Prince des sots (Le) » 27 Profession de foi + 26

Scènes de la vie orientale + 118, 132

Sceptique (Le) + 15 Sérénade (La) + 30, 202 Soleil et la gloire (Le) + 31

Sur la bataille de Mont Saint-Jean + 13 Sur la ruine de Balcluta °12

Sylvie+ 10, 41,55, 96,98, 135-137, 161, 166, 188, 199, 201, 204-212, 216218, 225-226, 249, 254, 256-259

INDEX DES ŒUVRES

T

DE GÉRARD DE NERVAL

Vers dorés * 98-99, 106, 162, 179, 202, 219, 266

Tarascon + 74

Victoire (La) + 13

Tête armée (La) » 77

Vieilles ballades françaises (Les) + 81,

Traduction (de Byron) + 13

177, 199

Villéléide (La) + 14

U

Villon l’écolier + 21

Un duel avec Dumas * 211

Vingt-cinq Mars (Le) + 32

Un roman à faire + 41, 78-80, 130, 203,

Voyage en Orient + 34, 58, 60, 62-67.

205, 233, 260

69, 76-77, 82-83, 94-99, 113-123, 130-132, 135, (SOMSAMES 788 206, 212, 228, 238, 242, 264

Un tour dans le Nord + 110 Une allée du Luxembourg + 31 Une nuit blanche + 146

Une répétition + 14

V

W

Vaisseau (Le) + 12

Waterloo + 12

283

106, 110, 139, 144197203; 249-256,

Table des matières

Le long chemin du téméraire assaut .…...................

LAS LATEST RSR Re mn M Re

me

FE 94 RP Re Les imitations + Napoléon + Autres textes politiques + De la littérature : les refus du romantisme + Faust

Les Poésies allemandes + Le Choix des poésies de Ronsard

LR

nt

Poèmes politiques + Le Bonheur de la maison + Nicolas Flamel + La Main de gloire + Les Odelettes

EEFe

Sarcelles SV

Le Doyenné + Le Monde dramatique

À, OCT

)

Le Carrousel + Nerval

Lorely et la littérature de voyage + Critique dramatique 285

GÉRARD DE NERVAL

Léo Burckart + Corilla + L’Alchimiste + La Forêt noire + Émilie

+ Le Roi de Bicêtre

Lorely + Les Amours de Vienne + «Sainte-Pélagie, en 1832» + La crise de folie + Les sonnets

Un roman à faire + Rêverie de Charles VI + «Les vieilles

ballades françaises »

Jemmy + Les documents sur le voyage en Orient. L’art épistolaire

Le Roman tragique + Le Christ aux Oliviers + Journalisme + Littérature de voyage

e [sis

Suite du Voyage en Orient + L'Histoire du calife Hakem + Journalisme

Les Monténégrins + Sur les poésies de Heine 286

TABLE DES MATIÈRES

Le Marquis de Fayolle + Cagliostro + Les autres articles du Diable rouge + Le Monstre vert + Le Voyage en Orient

Le Voyage en Orient + L'Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince des génies + Lorely + Journalisme + «La Reine des poissons» + La Main de gloire + Les Faux Saulniers + Les Confidences de Nicolas

Quintus Aucler + Le Comte de Saint-Germain + L’Imagier de Harlem

Les Iuminés + Lorely + Les Nuits d’octobre + Contes et Facéties + La Bohême galante

Petits châteaux de Bohême + Octavie + Sylvie + Un duel avec Dumas + El Desdichado

AC PAPE

SP

ET

PE

RE PO

AS

Les Filles du Feu + Promenades et souvenirs + Pandora + Aurélia + Le suicide

Écleeretriciones,

TD

Vous

uit

nes 244

La bibliothèque de Nerval + Thématique et imaginaire + Le théâtre + La littérature de voyage + La fiction en prose + L’autobiographie + Poésie et prosodie + Vers l’impossible unité

BDD Index dés CUVÉE Te NEPAL

M nm nn ere

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par Nouvelle Imprimerie Laballery, 58500 Clamecy Dépôt légal : novembre 1997 Numéro d'impression : 710097 Imprimé en France

DUT UVIC - MCPHERSON

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Par sa singularité, par sa difficulté même, l’œuvre de Gérard de Nerval exerce une fascination persistante, parfois excessive. C’est pourquoi, tirant un salutaire enseignement de la récente édition des Œuvres complètes, Frank Paul Bowman à choisi d'appréhender ici la production littéraire de Nerval selon un parcours rigoureusement chronologique. Il en résulte une série d’analyses parfaitement claires, qui traitent aussi bien les chefs-d’œuvre reconnus

(Les Filles du Feu, Aurélia,

Pandora) que certains textes longtemps négligés (Voyage en Orient, Lorely, Les Faux Saulniers). L'étude des processus d’intertextualité,

l'examen minutieux des thèmes récurrents et de leurs développements, permettent de dégager la double ambition de la création nervalienne : se dire et communiquer.

Frank Paul Bowman, spécialiste mondialement reconnu de l’expression littéraire du sentiment religieux à l’époque romantique, enseigne à l'Université de Pennsylvanie. Il explore ici l’œuvre de Nerval avec une rigueur et une érudition qui imposent d’emblée cette synthèse comme un ouvrage de référence.

L'objet de la collection Références est de fournir à l’étudiant, à l'enseignant, au chercheur, une série d’études sur un thème, une époque, un auteur. ISBN 2-86878-190-X