Ernesto Sábato: la littérature et les abattoirs de la modernité 9783964563576

El autor analiza la obra de Sábato en el contexto de la modernidad, sobre todo la interpretación apocalíptica de esta mo

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Ernesto Sábato: la littérature et les abattoirs de la modernité
 9783964563576

Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre I. Sâbato et le crépuscule de la modernité
Chapitre II. Sàbato ou l'anthroponymie comme instance de marginalisation
Chapitre III. Abaddón el exterminador de Ernesto Sàbato ou les écritures du stéréotype
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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Daniel Castillo Durante

Ernesto Sàbato

TCCL - TEORIA Y CRITICA DE LA CULTURA Y LITERATURA INVESTIGACIONES DE LOS SIGNOS CULTURALES (SEMIOUCA-EPISTEMOLOGIA-INTERPRETACION) Vol.4 DIRECTORES:

Alfonso de Toro Centro de Investigación Iberoamericana Universidad de Leipzig Fernando de Toro Center for Research on Comparative Literary Studies Carleton University, Ottawa/Canada

CONSEJO ASESOR: W.C. Booth (Chicago); E. Cros (Montpellier); L. Dällenbach (Ginebra); M. De Marinis (Macerata); U. Eco (Bolofta); E. Fischer-Lichte (Maguncia); G. Genette (París); D. Janik (Maguncia); H.-R. Jauß (Constanza); D. Kadir (Norman/Oklaoma); W. Krysinski (Montreal); K. Meyer-Minnemann (Hamburgo); P. Pavis (París); R. Posner (Berlín); R. Prada Oropeza (México); M. Riffaterre (Nueva York); Feo. Ruiz Ramón (Nashville); Th.A. Sebeok (Bloomington); C. Segre (Pavía); Tz. Todorov (París); J. Trabant (Berlín), M. Valdés (Toronto). CONSEJO EDITORIAL: J. Alazraki (Nueva York); F. Andacht (Montevideo); S. Anspach (SàoPaulo); G. Bellini (Milán); A. Echavarría(Puerto Rico); E. Forastieri-Braschi (Puerto Rico); E. Guerrero (Santiago); R. Ivelic (Santiago); A. Letelier (Venecia); W. D. Mignolo (Ann Arbor); D. Oelker (Concepción); E.D. Pittarello (Venecia); R.M. Ravera (Buenos Aires), N. Richard (Santiago); J. Romera Castillo (Madrid); N. Rosa (Buenos Aires Rosario); J. Ruffinelli (Stanford); C. Ruta (Palermo); J. Villegas (Irvine).

Daniel Castillo

Durante

Ernesto Sàbato La littérature et les abattoirs de la modernité

Vervuert • Iberoamericana 1995

Nous remercions l'appui de l'Université de l'Alberta (Canada) pour la publication de ce livre

Die Deutsche Bibliothek - CIP-Einheitsaufnahme

Castillo Durante, Daniel: Ernesto Sàbato : la littérature et les abattoirs de la modernité / Daniel Castillo Durante. - Frankfurt am Main : Vervuert ; Madrid : Iberoamericana, 1995 (Teoría y crítica de la cultura y literatura ; Vol. 4) ISBN 3-89354-204-3 (Vervuert) ISBN 84-88906-15-3 (Iberoamericana) NE: GT

© Vervuert Verlag, Frankfurt am Main 1995 © Iberoamericana, Madrid 1995 Apartado Postal 40 154 E-28080 Madrid Reservados todos los derechos Impreso en Alemania

Pour Martha Bestani, en souvenir de sa mort précoce - toujours impunie le 16 juin 1980 à San Miguel de Tucumân, dans les abattoirs de la modernité argentine.

Pour Emily Bestani grâce à qui la saveur et le savoir ont pu trouver une demeure dans laquelle mettre en perspective les pièges et les simulacres du discours de la modernité.

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre I Sâbato et le crépuscule de la modernité Introduction Emesto Sâbato, le stéréotype et le mal L'Argentine ou l'Enfer en trompe-l'oeil Le Tunnel, l'artiste et le social en Argentine Le tango et le nihilisme Le regard et la quête métaphysique de vérité Les images archétypales d'un tableau de chasse à vendre au plus offrant L'amour et le Néant L'artiste: de la minorité à la reconnaissance

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Les pièges de la «Maternité» en Argentine

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Chapitre II Sâbato ou l'anthroponymie comme instance de marginalisation Introduction Le statut du nom L'arbre du Même Sade et Sâbato: La force centripète du réfèrent maudit La nomination comme instance accréditive du sujet Borges et l'onomathèque argentine Le texte anthroponymique Toponymie et histoire. L'identité du sujet Le roman du nom: sa quête historique Du nom fiduciaire au nom dévalué VArgent-Inn et l'usurpation de la parole de l'Autre L'impasse du Même: la dette anthroponymique

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Chapitre III Abaddón el exterminador ou Ies écritures du stéréotype Introduction Du roman total à l'ontophanie Vérité(s) du mensonge. Sàbato et le cogito cartésien De la pensée claire à la pensée confuse: entre les songes et le diallèle (cercle vicieux) La problématique du mal L'Argentine vue d'en bas, c'est-à-dire de Yinfernum Abaddón el exterminador et l'enfer austral L'ethnicité argentine ou le tain d'une identité d'emprunt: de l'Argentine de Sarmiento à YArgent-Inn de Sàbato Ethnicité, roman et stéréotype Entre l'oeil et le regard: Rapports du temps (comme perspective aberrante) à l'écriture en tant que miroir du mal Le stéréotype comme absolu littéraire et le problème du témoignage dans son rapport à la crise du sujet en Argentine Le retour de l'ostracisé Écriture, violence et stéréotype

73 78 83 88 93 99 109 116 121 126 131

Conclusion Les perspectives métatopiques du roman moderne ou le sujet comme effet de stéréotypie d'une double contrainte

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Bibliographie

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CHAPITRE I

Ernesto Sàbato et le crépuscule de la modernité

Introduction Ernesto Sàbato, le stéréotype et le mal L'Argentine ou l'Enfer en trompe-l'oeil Nel mezzo del cammin di nostra vita Mi ritrovai per una selva oscura, Che la diritta via era smarrita. Dante, «L'Inferno», Canto I, Commedia, 1307-1321

Dans le milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai en une forêt obscure, car je m'étais égaré hors de la droite voie. Dante, «L'Enfer», Chant I, La Divine Comédie, 1307-13211

Emesto Sabato est considéré aujourd'hui comme la conscience morale des Argentins. Viva, le magazine dominical de Clarin, l'un des journaux de plus grand tirage en Argentine, suite à un sondage, le déclarait récemment «un exemple» pour le reste de ses compatriotes2. Il peut sembler paradoxal qu'un écrivain fasciné depuis toujours par le pire et ses conséquences puisse devenir un «symbole» du bien et de la morale. La trilogie romanesque3 de Sàbato tourne en effet — de manière générale —autour de la problématique du mal; le «bien» et ses corollaires (le «progrès», la «justice», la «beauté», etc) ont toujours semblé suspects à l'auteur du Tunnel. Sabato lui-même, du reste, reconnaît le caractère ambigu du sujet humain et le fait qu'il soit en proie à ce qu'il appelle «de grandes tentations»4 . Or cette séduction qu'exerce le mal sur lui doit, me semble-t-il, être reliée

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Dante Alighieri, La Divine Comédie, Édition bilingue, Firmin-Didot, Paris 1922. Traduction de L. Espinasse-Mongenet, pp. 2-3.

2

«Sábato, el símbolo», in Viva, la revista de Clarin, Buenos Aires, le dimanche 7 août 1994. Ernesto Sábato, El Túnel (Sur, Buenos Aires, 1948), version française: Le Tunnel (Gallimard, Paris, 1956), Sobre héroes y tumbas (Compañía Fabril Editora, Buenos Aires, 1961), version française: Alejandra (Seuil, Paris, 1967), Abaddón et exterminador (Sudamericana, Buenos Aires, 1974), version française: L'ange des ténèbres (Seuil, Paris, 1976).

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Ernesto Sábato, in op. cit.; c'est moi qui souligne: «El corazón del hombre está hecho del bien y del mal. Dicho sea de paso, no sé por qué "Dios" se escribe con mayúscula y "demonio" con minúscula. A juzgar por lo que sucede hoy, deberíamos hacerlo al revés. Hasta los santos eran convulsionados por grandes tentaciones. Por ejemplo, nunca sabremos del todo cómo fue la vida de Cristo porque a lo largo de las épocas han buscado suprimir de su figura todo lo que puede ser negativo. Por eso, los evangelios apócrifos, los que la Iglesia prohibió 200 años después de la muerte de Cristo, son interesantes. El tuvo tentaciones. Es probable que haya tenido algo que ver con María Magdalena. ¿Qué sabemos realmente de su origen? Si hubiera sido un Dios absolutamente puro, lo suyo no sería tan importante. Lo notable, en cambio, es que

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à sa vision apocalyptique de l'avenir de l'humanité. L'oeuvre romanesque de Sábato problématise le langage en tant que lieu susceptible de révéler le bonheur du sujet; sa trilogie s'inscrit dans un courant de pensée que l'on peut caractériser de profondément nihiliste. Ce livre, tout en suivant chronologiquement sa trilogie — El Túnel!Le Tunnel, 1948, Sobre héroes y tumbas/Alejandra, 1961, Abaddón el exterminador!L'ange des ténèbres, 1974 — s'efforce de mettre à découvert les conditions de possibilité sous-tendant le savoir du texte littéraire dans son rapport au «mal». Bien que ce soit lors de l'analyse du dernier roman que j'élaborerai une hypothèse interprétative sur cette question essentielle pour les sociétés latinoaméricaines en général et argentine en particulier, l'on peut d'ores et déjà poser le premier roman — El Túnel — comme clef de voûte d'une vision apocalyptique de la modernité sous-tendue par le stéréotype; le caractère apocalyptique qui se dégage des romans de Sábato se réfère tout d'abord ici à la «révélation» (apocalypsis en grec) qu'ils matérialisent lorsqu'ils sont mis en rapport avec les sphères du social, du politique et de l'économique dans le contexte de la société argentine. Cette dimension eschatologique5 et prophétique du texte de fiction de Sábato explique probablement la place privilégiée qu'il occupe dans l'imaginaire argentin contemporain; je veux dire par là qu'une société ayant été traumatisée par un cycle proprement infernal de violence paraît vouloir trouver chez l'auteur du Tunnel une sorte de figure patriarcale susceptible de lui expliquer ce que mal veut dire. Or il se trouve que cette herméneutique fait appel à un véritable recyclage de topoï et de clichés sous la régie du stéréotype. Envisagé comme modélisateur des discours en général, le stéréotype positionne ainsi un mal en trompel'oeil; ce sera là mon hypothèse pour cette première étude. Je m'empresse, toutefois, de préciser que mon concept de stéréotype en tant que modélisateur des discours en général doit ici être compris dans sa dimension agonique; je veux dire de lutte avec ce que j'appelle les «unités d'emprunt» (clichés, lieux communs, topoï, métaphores lexicalisées, refrains, proverbes, redites, poncifs, syntagmes figés, etc.)6. Loin donc d'être assimilé au cliché, le stéréotype opère pour moi dans le cadre d'une logique flottante moyennant laquelle il réactive des images préconstruites dont l'imaginaire argentin a probablement besoin afin d'intégrer (et/ou légitimer?) une lente dégradation de sa société. Cette dégradation qui concerne tout autant ses valeurs fondatrices ainsi qu'un progressif dépérissement économique s'inscrit dans une longue tradition d'instabilité politique. Déjà au XIXe siècle,

un hombre de carne y hueso pueda haber hecho cosas tan extraordinarias. Bueno, el bien y el mal están en todos nosotros». Du grec eskatos, «dernier»; l'eschatologie étant donc (en théologie) la discipline qui s'intéresse aux fins dernières du sujet et du monde. Daniel Castillo Durante. Du stéréotype à la littérature, XYZ éditeur, coll. Théorie et Littérature, Montréal, 1994, pp. 11-22.

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l'histoire de l'Argentine se fit l'écho de la lutte acharnée entre les «unitaires» et les défenseurs des particularismes provinciaux («caudillos»). De 1829 à 1852 ce fut le règne du tyran Juan Manuel de Rosas' ; après être renversé par Urquiza (1852), le congrès de Santa Fé établit la constitution fédérale de la République argentine (1853). L'immigration et l'afflux de capitaux étrangers ainsi que l'exportation de la viande frigorifiée furent à l'origine d'une période de développement économique interrompu par des problèmes frontaliers et la guerre du Paraguay. Un coup d'État, en 1943, déstabilisa le système; la prise de pouvoir par Juan Domingo Perón8 (1946) de même que l'instabilité socio-politique qui s'en suivit finirent par compromettre massivement l'avenir du pays. Un déclin économique et social commença dès lors à éroder les fondations de l'État argentin. En dépit de son retour à la démocratie (gouvernements successifs de Raúl Alfonsín — radical — et de Carlos Saúl Menem — péroniste —), la mise en place d'un processus d'institutionnalisation demeure précaire; l'accroissement des inégalités sociales ainsi qu'une économie libérale «sauvage» dépourvue d'un véritable projet social susceptible d'intégrer des masses en voie de paupérisation accélérée, rend le modèle argentin de développement très vulnérable. Une situation explosive latente parcourt comme un murmure de fond les provinces les moins développées. Dans ce sens, le cas argentin rappelle, bien entendu, celui de ses voisins les plus puissants: le Brésil et le Chili; c'est-à-dire qu'en dépit d'une reprise économique favorisée par la mondialisation des marchés et le besoin de nouveaux partenaires à l'échelle hémisphérique9, le manque d'une intégration des masses laissées pour compte risque de remettre en question l'équilibre de la société dans son ensemble. Dans ce cadre d'analyse, le retour des politiques répressives de type militaire peuvent toujours se produire. Le Tunnel (1948) a une toile socio-politique de fond (non explicitée par le roman) où la place de l'artiste ne peut être que de plus en plus problématique. En occultant son rapport au social le roman ne fait que révéler de manière indirecte, voire carrément allégorique, le statut incertain ou pour le moins fragile du sujet dans son rapport à l'art. L'écriture de Sábato s'interroge constamment sur le rôle '

Juan Manuel de Rosas (1793-1877). Chef des fédéralistes depuis 1828, il exerça de 1835 à 1852 une dictature sanglante en Argentine.

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Juan Domingo Perón (1895-1974). Homme politique argentin qui après avoir participé au coup d'État militaire de 1943, devint ministre du Travail, puis vice-président. Ayant appuyé son pouvoir sur le prolétariat ouvrier des villes (les «descamisados») et tout en développant une doctrine nationaliste et démagogique (le «justicialisme»), il fut élu président. Il installa alors une véritable dictature en Argentine qui fut renversée par un putsch en 1955.

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II est intéressant de constater que suite à la création de l'Alena (l'Accord de libre échange Nord-Américain; NAFTA en anglais: North American Free Trade Agreement), une nouvelle configuration d'échanges économiques hémisphériques commence à prendre forme avec l'inclusion du Chile à partir de 1995 et probablement de l'Argentine et du Brésil dans les prochaines années.

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de l'art au seiii des sociétés occidentales; il est vu en tout cas comme la mise en forme de la vérité. C'est d'ailleurs la tâche essentielle que s'accorde l'écrivain Sàbato'0 lorsqu'il affinile que «l'homme réel existe depuis la chute. L'homme n'existe pas sans le Démon: Dieu ne suffit pas. La littérature ne peut pas aspirer à la vérité totale sans ce contrat avec l'Enfer. L'ordre viendra après»". Le dévoilement de la «vérité» met soudainement à nu un artiste confronté à une société hypocrite qui fait de l'imposture sa raison d'être. A cela s'ajoute l'émergence d'un populisme opportuniste et corrompu (le péronisme) qui jettera les bases pour une décomposition violente et foudroyante de la société argentine dans son ensemble. C'est dans ce contexte d'étouffement politique et de mise sur pied d'un discours nationaliste démagogique que l'opérabilité du stéréotype dans son interaction avec le littéraire doit être interrogée. Dépourvu donc ainsi du caractère simpliste et purement péjoratif qui d'habitude l'accompagne, le stéréotype dans sa dimension agonique va nous permettre peut-être alors de comprendre pourquoi l'écriture de Sàbato réactive-t-elle les figures topiques de l'«aveugle» et du «tunnel» au moment de penser le rapport entre la modernité et les pratiques artistiques en Argentine. C'est-à-dire qu'en dernière instance la question à laquelle il faudrait répondre pourrait être formulée comme suit: pourquoi l'écriture de Sàbato doit-elle avoir recours au stéréotype lorsqu'il est question de problématiser le rapport entre le sujet argentin et le monde?

Le Tunnel: l'artiste et le social en Argentine Dinanzi a m e non fur c o s e create, S e n o n eterne e d io eterna duro: Lasciate ogni speranza, v o i ch'entrate! Dante. «L'inferno», Canto III, Commedia, 1307-1321. Avant moi il n'y eut point d'autres c h o s e s c r é é e s sinon éternelles, et moi éternelle j e durerai: L a i s s e z t o u t e espérance, v o u s qui entrez! Dante, Chant III, «L'Enfer», La Divine Comédie, 1307-1321 12

Juan Pablo Castel, le personnage principal du roman, est un artiste peintre qui, après avoir tué sa maîtresse — Maria Iribarne Hunter — écrit en prison sa vision Cet aspect du travail de Sábato se voit approfondi dans «Vérité(s) du mensonge. Sábato et le cogito cartésien» (Chapitre III: «.ibaddón el exterminador ou les écritures du stéréotype»). Ernesto Sábato, «Investigación del mal», in El escritor y sus fantasmas, Aguilar, Buenos Aires, 1971. C'est moi qui traduis. Cf. la version originale en espagnol, p. 205: «El hombre real existe desde la caida. El hombre no existe sin el Demonio: Dios no basta. La literatura no puede pretender la verdad total sin ese censo del Infierno. El orden vendrá luego». Dante Alighieri. La Divine Comédie. Édition bilingue. Firmin-Didot, Paris 1922. Traduction de L. Espinasse-Mongenet, pp. 28-29.

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du meurtre; cette vision revêt les allures d'un aveu («confesión» précise le texte en espagnol) destiné, dit-il, à se faire comprendre. Cette quête de compréhension révèle un itinéraire tourmenté; hanté par des visions proprements dantesques, le sujet de ce roman semble également en proie à des contradictions qui découvrent, en abyme, le statut particulièrement fragile et menacé de l'artiste en Argentine. Maria Iribarne Hunter, sa maîtresse, faisait partie d'une famille huppée de Buenos Aires. Présentée par l'artiste-narrateur du roman comme la seule personne susceptible de le «comprendre», Maria Iribarne Hunter est en même temps la femme qu'il a tuée, celle donc par qui le «tunnel» (ou Yenfer, si l'on préfère) lui est offert. La compréhension qu'il cherche s'avère être celle de son désir, partant d'être reconnu là où il devient meurtrier. Autrement dit, la mise à mort de l'objet aimé demande ici une reconnaissance posthume, si l'on peut s'exprimer de la sorte. C'est donc un partage de son meurtre que le narrateur cherche à établir dans son contrat de lecture. La violence qui l'anime n'a d'ailleurs pas cédé dans la mesure où il affirme que «jusqu'à un certain point les criminels sont des gens plus propres, plus inoffensifs que les autres»'3. Il tient également à préciser que: [...] je ne dis pas cela parce que j'ai moi-même tué un être humain: c'est chez moi une honnête et profonde conviction. Un individu est malfaisant? Eh bien! on le liquide et puis c'est tout. Voilà ce que j'appelle une bonne action. Pensez combien il est plus néfaste pour la société que cet individu continue à distiller son venin et qu'au lieu de l'éliminer on veuille contrer son action en recourant aux lettres anonymes, aux calomnies et aux autres bassesses de ce genre 14 .

En ce qui le concerne, affirme-t-il, «je dois avouer qu'à l'heure actuelle, je regrette de n'avoir pas mieux profité du temps où j'étais libre pour liquider six ou sept types de ma connaissance»15. Cette thématisation de la violence révèle un regard nourri d'amertume qui rappelle la philosophie nihiliste sous-jacente aux paroles mélancoliques et désabusées du tango; cette forme importante d'expression populaire de la culture argentine parcourt en arrière-fond le roman. Le début d'un des tangos les plus célèbres et les plus apocalytiques à la fois (Cambalache, 1935)

Je suivrai dans cette étude la traduction française de Michel Bibard, Le Tunnel, publiée aux Éditions du Seuil, Paris 1982, p. 10. Cf. la version originale en espagnol: «[...] hasta cierto punto, los criminales son gente más limpia, más inofensiva», in Ernesto Sábato, El Túnel, Editorial Sudamericana, Buenos Aires (année de l'édition consultée: 1971), p. 10. Ibid. Cf. la version originale en espagnol: «[...] esta afirmación no la hago porque yo mismo haya matado a un ser humano: es una honesta y profunda convicción. ¿Un individuo es pernicioso? Pues se lo liquida y se acabó. Eso es lo que yo llamo una buena acción. Piensen cuánto peor es para la sociedad que ese individuo siga destilando su veneno y que en vez de eliminarlo se quiera contrarrestar su acción recurriendo a anónimos, maledicencia y otras bajezas semejantes» (p. 10). Ibid. Cf. la version originale en espagnol: «[...] debo confesar que ahora lamento no haber aprovechado mejor el tiempo de mi libertad, liquidando a seis o siete tipos que conozco» (p. 10).

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me paraît jouer ici un rôle intertextuel grâce auquel le roman réactive le topos du monde à l'envers dans le cadre d'une perte de valeurs généralisée: Que le monde soit horrible16, c'est une vérité qui se passe de démonstration. En tout cas, il suffirait d'un fait pour le prouver: dans un camp de concentration un expianiste se plaignait de la faim; alors on l'a forcé à manger un rat, mais vivant»".

La culture populaire sert ici de point de repère dans un monde où l'anomie18 paraît prendre le dessus. Une phrase proverbialisée espagnole («todo tiempo pasado fue mejor») est convoquée dès le premier chapitre afin apparemment de la tourner en dérision; or il se trouve qu'elle vient en réalité renforcer la dégradation axiologique du présent; cette réactivation de l'expression pétrifiée permet l'émergence des lieux communs, des idées reçues et des idéologèmes dont se compose le 'discours social'19 dans l'Argentine de Sâbato: Le fameux «bon vieux temps» ne signifie qu'il y aurait eu dans le passé moins de malheurs, mais qu'heureusement on s'empresse de les oublier. Bien sûr, cette expression n'a pas une valeur universelle: moi, par exemple, je suis porté à me rappeler de préférence le mal qui s'est fait, au point que je pourrais presque parler d'un «triste vieux temps», si ce n'était que le présent me paraît aussi horrible que le passé; je me rappelle tant de calamités, tant de visages cyniques et cruels, tant de mé-

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Les paroles du tango Cambalache ont le même début: «Que el mundo lue y será una porquería, ya lo sé ..¡En el quinientos seis y en el dos mil también! Que siempre ha habido chorros, maquiavelos y estafaos, contentos y amargaos, varones y dublé...Pero que el siglo veinte es un despliegue de maldad insolente ya no hay quien lo niegue». Enrique Santos Discépolo est l'auteur des paroles. Il fut enregistré pour la première fois par Roberto Maida accompagné par l'orchestre de Francisco Canaro à Buenos Aires en 1935.

"

Ibid. p. 10. Cf. la version originale en espagnol: «Que el mundo es horrible, es una verdad que no necesita demostración. Bastaría un hecho para probarlo, en todo caso: en un campo de concentración un ex-pianista se quejó de hambre y entonces lo obligaron a comerse una rata, pero viva» (p. 10).

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Le sociologue français Émile Durkheim (1858-1917) définit l'anomie comme la situation dans laquelle les échelles de valeurs et de nonnes ont tendance à se métamorphoser rapidement entraînant une perte ou une déperdition en tout cas de l'éthique qui les sous-tendait; les normes et les valeurs devenant ainsi instables et plurivoques, l'impression d'une sorte de "monde à l'envers" peut se faire sentir chez certains groupes sociaux particulièrement menacés par les changements. Jean Duvignaud (Les Ombres collectives, Paris, 1965) met en application le concept d'anomie afin de comprendre la logique du criminel dans le théâtre de la Renaissance.

19

Bien que la définition de ce concept réélaboré par Marc Angenot embrasse un champ trop étendu, elle permet de mettre en lumière le caractère essentiellement social de la parole dans son rapport à la langue: «Le discours social: tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société; tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les média électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l'on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. Ou plutôt, appelons 'discours social' non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible — le narrable et l'opinable et assurent la division du travail discursif. Il s'agit alors de faire apparaître un système régulateur global dont la nature n'est pas donnée d'emblée à l'observation, des règles de production et de circulation, autant qu'un tableau des produits», in Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Éditions du Préambule, collection l'univers des discours, Longueuil, Québec, Canada, 1989, pp. 13-14.

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faits q u e la m é m o i r e est p o u r moi c o m m e u n e lumière tremblante éclairant u n sordide m u s é e d e la honte 2 0 .

Les voix de la rue (ce fond doxologique réactivé par le roman) adhèrent ici au même principe d'intertextualité qui anime l'émergence des paroles apocalyptiques du tango Cambalache de Discépolo. Tout se passe comme si le narrateur devait légitimer sa vision nihiliste de l'existence en puisant dans un fond proverbial sans lequel sa parole tomberait dans le vide. L'amour qui le porte vers Maria Iribarne — un amour modélisé en fonction d'une logique de la fusion totale •— aboutit à un cliché («putain»21 ) dont les résonances doxologiques éclairent encore une fois le caractère stéréotypé du discours du narrateur. Le paradoxe de ce discours réside dans le fait que tout en voulant subvertir la parole grégaire, il ne fait qu'y revenir sans cesse. La voix du narrateur paraît ne pas pouvoir se passer de cette parole figée surtout au moment où il doit penser son rapport à l'Autre.22 Il s'agit ainsi d'une parole qui opère sous une double contrainte: d'un côté elle dénonce le cliché et de l'autre elle ne peut que faire appel à lui au moment d'exprimer son rapport à l'Autre. Cette double contrainte ou 'double bind' caractérise la voix du narrateur dans son rapport à l'altérité féminine en particulier et aux autres (les critiques, les collègues, les psychanalystes, etc.) en général. Le stéréotype légitime ainsi le rejet global de l'Autre surtout lorsqu'il est présenté sous une forme quelconque d'agglutination d'individualités: Je dirai avant t o u t que j e déteste les groupes, les sectes, les confréries, les c o r p o r a tions et, en général, t o u s ces t r o u p e a u x qui se réunissent p o u r raisons d e métier, d e g o û t s ou d e manies d e c e genre. C e s conglomérats ont quantité d'attributs grotesques: la répétition d u type, le j a r g o n , la vanité d e se croire supérieurs aux autres 2 3 .

Derrière la misanthropie du narrateur se cache ainsi une formation discursive stéréotypée qui s'ignore. C'est en puisant dans une fond de figures gelées que l'argu20

In op. cit., p. 9. Cf. la version originale en espagnol: «La frase "todo tiempo pasado fue mejor" no indica que antes sucedieran menos cosas malas, sino que — felizmente — la gente las echa en el olvido. Desde luego, semejante fiase no tiene validez universal; yo, por ejemplo, me caracterizo por recordar preferentemente los hechos malos y, asi, casi podría decir que "todo tiempo pasado fue peor", si no fuera porque el presente me parece tan horrible como el pasado; recuerdo tantas calamidades, tantos rostros cínicos y crueles, tantas malas acciones, que la memoria es para mi como la temerosa luz que alumbra un sórdido museo de la vergüenza», (p. 9).

21

In op. cit., p. 68: «Un jour, la discussion fut plus violente que de coutume et j'en arrivai à la traiter de putain». Cf. la version originale en espagnol: «Un día la discusión fue más violenta que de costumbre y llegué a gritarle puta» (p. 74).

22

L'Autre se rapporte ici autant au sujet de l'Inconscient (Lacan) qu'au sujet interpellé par les idéologies (Althusser). Ernesto Sábato, Le Tunnel, pp. 16-17. Cf. la version originale en espagnol: «Diré antes que nada, que detesto los grupos, las sectas, las cofradías, los gremios y en general esos conjuntos de bichos que se reúnen por razones de profesión, de gusto o de manía semejante. Esos conglomerados tienen una cantidad de atributos grotescos: la repetición del tipo, la jerga, la vanidad de creerse superiores al resto», (pp. 1819).

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mentation sous tutelle stéréotypale modélise le réfèrent; c'est-à-dire qu'en temporalisant le rapport à l'Autre à travers la figure différenciée du cliché, le stéréotype fait du langage un lieu de recyclage dont le sujet est l'usager et le prisonnier tout à la fois2". L'approche du féminin est également frappée de stéréotypie. La femme dont le narrateur voudrait s'approprier est soumise à des épreuves qui elles aussi opèrent sous la tutelle du stéréotype («Parfois, en revanche, ma réaction était positive et brutale: je me jetais sur elle, lui prenais les bras comme dans un étau, les lui tordais et la regardais au fond des yeux, essayant de lui arracher des preuves d'amour, de véritable amour»)25. Nourri par des images statiques, sinon sclérosées, de l'amour, l'artiste de ce premier roman de Sâbato positionne une vision totalitaire face à autrui. Mariée avec un aveugle (Allende) qu'elle dit aimer et admirer, Maria se voit accusée de lui avoir peut-être été infidèle. Juan Pablo Castel lui reproche de faire ce dont il est la cause principale, partant la "tromperie" du mari. Ceci alimente sa violence verbale qui aboutit à un autre énoncé qui, tout en faisant pendant à celui de «putain», finira par détériorer leur rapport: («Subitement, je sentis le désir de porter la cruauté à son comble et j'ajoutai, tout en me rendant compte de ma vulgarité et de ma muflerie: — ...trompé un aveugle»)26. Le cercle vicieux dans lequel s'enferme le raisonnement de Juan Pablo Castel semble trouver ses conditions de possibilité dans une misanthropie exacerbée: Je retournai chez moi avec la sensation d'une solitude absolue. Généralement, cette sensation d'être seul au monde s'accompagne chez moi d'un orgueuilleux sentiment de supériorité: j e méprise les hommes, j e les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins; ma solitude ne m'effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne 27 .

La misanthropie cache chez Juan Pablo Castel la peur qui s'empare de lui lorsqu'il doit frayer avec ses semblables; il fait partie de ces individus solitaires pour qui autrui représente une menace plutôt qu'une possibilité de dialogue. Cette incapacité de s'ouvrir à l'Autre n'est jamais remise en question par l'intéressé qui a Cf. Daniel Castillo Durante «Texte métatopique et temporalité», in Du stéréotype à la littérature, XYZ éditeur, collection Théorie et Littérature, Montréal, 1994, pp. 145-151. In op. cit. p. 66. Cf. la version originale en espagnol: «Otros días, en cambio, mi reacción era positiva y brutal: me echaba sobre ella, le agarraba los brazos como con tenazas, se los retorcía y le clavaba la mirada en sus ojos, tratando de forzarle garantías de amor, de verdadero amor», p. 72. In op. cit. p. 78. Cf. la version originale en espagnol: «Por un instante, senti el deseo de llevar la crueldad hasta el máximo y agregué, aunque me daba cuenta de su vulgaridad y torpeza: —Engañando a un ciego», p. 85. In op. cit. p. 81. Cf. la version originale en espagnol: «Volví a casa con la sensación de una absoluta soledad. Generalmente, esa sensación de estar solo en el mundo aparece mezclada a un orgulloso sentimiento de superioridad: desprecio a los hombres, los veo sucios, feos, incapaces, ávidos, groseros, mezquinos; mi soledad no me asusta, es casi olímpica», p. 88.

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tendance à l'interpréter en revanche comme un signe d'intelligence supérieure. Il ne partage avec ses semblables que la partie la plus vile de sa personnalité. Les moments où il éprouve qu'il est comme les autres ne coïncident, en effet, que lorsqu'il se livre à des actions abjectes: Mais ce jour-là, comme à d'autres moments semblables, ma solitude était la conséquence de ce qu'il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de ce monde; dans ces moments-là, je suis envahi par une fureur d'anéantissement, je me laisse caresser par la tentation du suicide, je me soûle, je recherche les prostituées. Et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m'entourent 28 .

L'ignominie tout en découvrant le côté obscur de Castel nous révèle en même temps la logique dénégatrice qui caractérise sa démarche. Les qualités de son travail artistique — reconnues, du reste, par les critiques — sont expliquées par lui en fonction de préjugés romantiques sur la nature géniale, unique, prophétique, luciférienne, etc. de l'artiste. Ceci semble d'ailleurs être une constante dans les personnages des romans de Sâbato. Cette vision romantique de l'artiste réactive ainsi toute une série de topoï et de figures figées dont le but pourrait être — c'est en tout cas mon hypothèse ici — de légitimer le rôle supérieur de l'art au sein d'une société (la société argentine) en voie de dégradation de ses valeurs fondamentales. C'est dire que le personnage principal du roman de Sâbato ne ressemble aux autres que lorsqu'il se vautre dans le vice et l'auto-avilissement; c'est là qu'il est «Argentin»25. Les autres n'existent alors que comme des copies négatives d'une misanthropie modélisée par le stéréotype. Ibidem. Cf. la version originale en espagnol: «Pero en aquel momento, como en otros semejantes, me encontraba solo como consecuencia de mis peores atributos, de mis bajas acciones. En esos casos siento que el mundo es despreciable, pero comprendo que yo también formo parte de él; en esos instantes me invade una furia de aniquilación, me dejo acariciar por la tentación del suicidio, me emborracho, busco las prostitutas. Y siento cierta satisfacción en probar mi propia bajeza y en verificar que no soy mejor que los sucios monstruos que me rodean», pp. 88-89. Dans le deuxième roman de Sâbato — Sobre héroes y tumbas — le mot «Argentin» est explicitement utilisé dans son acception la plus négative. Cf. Ernesto Sâbato, Sobre héroes y tumbas, Seix Barrai, Barcelona (année de l'édition consultée pour la présente citation: 1985), p. 226 «Cuando salieron, cruzaron la calle y se sentaron en un banco, mirando hacia el río. Recordaba cada uno de los gestos de Alejandra cuando le preguntó qué le había parecido aquel hombre: encendió un cigarrillo y pudo ver, a la luz del fósforo, que su cara estaba endurecida y sombría. "¡Qué me va a parecer!, dijo, un argentino". Y luego quedó callada y todo en ella indicaba que no volvería a decir nada más. En aquel momento Martin no veía sino que la aparición de Bordenave había enturbiado la paz interior, como la entrada de un reptil en un pozo de agua cristalina en que nos disponíamos a beben). Voici la traduction de la version française, Alejandra, Éditions du Seuil, Paris, 1967, p. 151: «En sortant, Alejandra et lui avaient traversé la rue et s'étaient assis sur un banc pour regarder le fleuve. Il se rappelait chaque geste d'Alejandra quand il lui avait demandé comment elle avait trouvé cet homme. En allumant une cigarette, il avait pu voir à la lueur de l'allumette que son visage était devenu dur et sombre. — Comment je l'ai trouvé? Argentin. Ensuite, elle s'était tue et tout chez elle indiquait qu'elle ne dirait plus rien. A ce moment Martin avait simplement constaté que l'apparition de Bordenave avait troublé la sérénité antérieure, comme un reptile qui se glisse dans l'eau cristalline qu'on se dispose à boire». Le rapport entre la dégradation des valeurs en Argentine, le nom

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Le tango et le nihilisme La misanthropie sous-jacente à la démarche de l'artiste rejoint la philosophie pessimiste et nihiliste qui se dégage du tango; aussi permet-elle de comprendre en quoi elle lui assure une sorte de distance protectrice à l'égard de la femme. De la même manière que dans le roman la femme est présentée sous les dehors d'une sensualité menaçante, la plupart des lettres de tango soulignent le caractère volage, infidèle, voire dangereux de la femme. Les tangos comme Ivette (1920), La Cumparsita (1924), Alma en pena (1928), Malevaje (1928), Esta noche me emborracho (1928), Tomo y obligo (1931) mettent en lumière la trahison qui hante l'esprit de l'homme; craignant toujours d'être trahi et abandonné, le sujet du tango argentin voit dans la figure de la femme la source de tous ses malheurs L'obsession d'être trompé revient sans cesse dans la plupart des lettres de tango à la manière d'un leitmotiv; cette peur face à la stabilité des sentiments de l'Autre révèle une profonde insécurité que le tango refoule sous la forme d'une satanisation de la femme. Négativisée, l'image de la femme recycle ainsi les frustrations de l'Argentin moyen en proie à une société socialement très hiérarchisée. Les joies qui viennent de la femme coûtent immanquablement cher au sujet argentin; cela se traduit souvent par un état soudain de misère matérielle et morale; les troubles qui commencent de plus en plus à éroder l'économie argentine ainsi que le manque de débouchés pour les masses défavorisées des grandes villes y trouvent, me semble-til, une sorte d'exutoire. Dans cette perspective, la satanisation de la femme permet au système patriarcal d'occulter ses liens troubles avec les groupes hégémoniques de la société machiste argentine. Plutôt que de s'interroger sur les contradictions et les inégalités d'une société incapable d'intégrer ses masses dans un projet équitablement partagé de convivialité sociale, les paroles du tango font de la figure de la femme le bouc émissaire grâce auquel l'échec du mâle se voit relativisé. Une intertextualité implicite rapproche la démarche de Juan Pablo Castel dans le roman de Sábato à maintes voix masculines qui trouvent dans l'alcool et dans la violence à l'égard de la femme la meilleure manière de régler leurs problèmes avec la société: Cette nuit-là, je me suis soûlé dans un bistro des bas quartiers. Parvenu au paroxysme de l'ébriété, je ressentis un tel dégoût pour la femme qui était avec moi et les marins qui m'entouraient queje me précipitai dans la rue. Je descendis jusqu'aux quais par la rue Viamonte. Là, je m'assis et me mis à pleurer. L'eau sale, en contrepatronymique et le problème des nationalités est largement développé dans le second chapitre de cet ouvrage.

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bas, ne cessait de m'attirer: pourquoi souffrir? Le suicide séduit par sa facilité d'anéantissement: en une seconde, tout cet univers absurde s'écroule comme un gigantesque simulacre, comme si la solidité de ses gratte-ciel, de ses cuirassés, de ses citernes, de ses prisons, n'était rien d'autre qu'une fantasmagorie, sans plus de solidité que les gratte-ciel, cuirassés, citernes et prisons d'un cauchemar 30 . L e p e r s o n n a g e d u Tunnel

concentre toutes s e s aspirations f a c e à la v i e dans la

r e l a t i o n qu'il e n t r e t i e n t a v e c s a m a î t r e s s e . L à r é s i d e , d ' a i l l e u r s , s o n r a p p o r t a u monde. C e r a p p o r t a u m o n d e c o n s i s t e t o u t d'abord: 1. à t r a n s f o r m e r l ' o b j e t a m o u r e u x e n f o n c t i o n d e l a p e r c e p t i o n q u e l e s u j e t s e f a i t d e lui; 2 . à l'objectiver 3 1 s e l o n l a d o u b l e v i s é e d e s o n c o n t e n u ( c e qu'il e s t ) e t d e s o n m o d e d'être ( c o m m e n t il e s t ) ; 3. c e c i afin d e rendre raison d e la parcellisation d e l'objet a m o u r e u x qui d é c o u l e de l'objectivation; c e c i légitime dans le roman d e Sâbato la d é m a r c h e é p i s t é m o érotico-critique d u p e r s o n n a g e . S a p a s s i o n à l'égard d e M a r i a Iribarne H u n t e r rec è l e au f o n d u n e m i s o g y n i e q u e la différence d e c l a s s e s s o c i a l e s entre l e s d e u x n e fait qu'exacerber. C'est ainsi q u e l'accroissement d e la p a s s i o n a m o u r e u s e v a d e p a i r a v e c u n e a n a l y s e m i n u t i e u s e d e l'objet a m o u r e u x d o n t l e s m o i n d r e s c o n t r a dictions et écarts d e c o n d u i t e sont m i n u t i e u s e m e n t r e l e v é s . U n e l o g i q u e d e 'capitalisation' s e m e t ainsi e n p l a c e . S e c o n s t i t u e d e la sorte u n " s a v o i r " q u e le personnage e n proie à l'obsession de l'abandon gère a v e c une efficacité maniaque: — T u es incroyablement cruel, put-elle dire enfin. —Laissons de côté les considérations de forme: ce qui m'intéresse, c'est le fond. Le fond, c'est que tu es capable de tromper ton mari durant des années, non seule30

In op. cit. pp. 81-82. Cf. la versión origínale en espagnol et la mettre en rapport avec les paroles du tango Esta noche me emborracho qui suivent á continuation: «Esa noche me emborraché en un cafetín del bajo. Estaba en lo peor de mi borrachera cuanda sentí tanto asco de la mujer que estaba conmigo y de los marineros que me rodeaban que salí corriendo a la calle. Caminé por Viamonte y descendi hasta los muelles. Me senté por ahí y lloré. El agua sucia, abajo, me tentaba constantemente: ¿para qué sufrir? El suicidio seduce por su facilidad de aniquilación: en un segundo, todo este absurdo universo se derrumba como un gigantesco simulacro, como si la solidez de sus rascacielos, de sus acorazados, de sus tanques, de sus prisiones no fuera más que una fantasmagoría, sin más solidez que los rascacielos, acorazados, tanques y prisiones de una pesadilla» (p. 89). «¡Mire, si no es pa' suicidarse / que por ese cachivache / sea lo que soy!...Fiera venganza la del tiempo, / que le hace ver deshecho / lo que uno amó... / Este encuentro me ha hecho tanto mal, / que si lo pienso más / termino envenenao. / Esta noche me emborracho bien, / ¡me mamo bien mamao! / pa' no pensar...», en Esta noche me emborracho (1928, paroles d'Enrique Santos Discépolo); cf. également: «Tomo y obligo, mándese un trago / que necesito el recuerdo matar. / Sin un amigo, lejos del pago, / quiero en su pecho mi pena volcar. / Beba conmigo, y si se empaña / de vez en cuando mi voz al cantar / no es que la llore porque me engaña, / yo sé que un hombre no debe llorar. / Si los pastos conversaran esta pampa le diría / con qué fiebre la quería, de qué modo la adoré. / Cuántas veces de rodillas, tembloroso, yo me he hincado / bajo el árbol deshojado donde un día la besé. / Y hoy al verla envilecida, a otros brazos entregada, / fue pa' mí una puñalada y de celos me cegué. / Y le juro, todavía no consigo convencerme / cómo pude contenerme y ahí nomás no la maté./ Tomo y obligo, mándese un trago, / de las mujeres mejor no hay que hablar. / Todas, amigos, dan muy mal pago / y hoy mi experiencia lo puede afirmar. / Siga un consejo, no se enamore / y si una vuelta le toca hocicar, / fuerza, canejo, sufra y no llore / que un hombre macho no debe llorar», en Tomo y obligo (1931, paroles de Manuel Romero).

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Objectiver: transformer en réalité objective, susceptible d'étude objective. Juan Pablo Castel s'efforce d'objectiver la conscience qu'il a de l'amour qu'il éprouve á l'égard de María Iribarne Hunter.

20 ment sur tes sentiments mais même sur tes sensations. La conclusion, un débutant pourrait la tirer: pourquoi ne me tromperais-tu pas, moi aussi? Tu comprendras maintenant pourquoi j'ai si souvent cherché à éprouver la véracité de tes sensations. Je me rappelle toujours comme le père de Desdémone avait averti Othello qu'une femme qui avait trompé son père pouvait tromper un autre homme. Et, pour moi, rien ne peut me sortir ce fait de la tête: c'est que tu as constamment trompé Allende, durant des années 32 .

A la lumière du tango, le rapport au monde focalisé sur l'éventuelle trahison de la femme aimée rend la démarche de Juan Pablo Castel symptomatique d'un malaise social. Dans un pays où le rapport à l'autre se voit de plus en plus frappé de suspicion, la violence meurtrière qui anime la démarche du personnage Juan Pablo Castel éclaire l'impasse de toute une société. L'obsession de la "tromperie" (el «engaño») relève donc d'une peur généralisée face à l'avenir d'une société bâtie sur des valeurs patriarcales périmées; dans un pays où des pans entiers du tissu social se désagrègent, la place de l'artiste (Juan Pablo Castel en est le paradigme hégélien poussé à ses dernières conséquences) devient hautement problématique. La logique de la "tromperie" sous-tend de manière générale tous les rapports entre les masses et les gouvernants en Argentine. La foi des civils ayant ainsi été brisée, le recours à la loi du plus fort (l'armée) fait figure de loi tacite. Le militaire (devenu dictateur) en tant que figure symbolique du père sous-tend le rapport à l'autorité dans l'Argentine de Sábato. Bien que ce premier roman de Sábato (publié deux ans après la prise de pouvoir par Juan Domingo Perón en 1946) ne fasse pas explicitement allusion au climat de tromperie démagogique caractéristique du discours péroniste de l'époque, le positionnement du narrateur face à l'atrocité du monde33 est ouvertement critique. La vision qui se dégage par ailleurs de la trilogie romanesque est celle d'un véritable carnaval de la mort qui finit par miner toutes les fondations légales du pays (je pense ici surtout, bien entendu, à Abaddón el exterminador dont l'analyse termine ce livre). Les pratiques culturelles — le tango en l'occurrence — révèlent ainsi à travers le nihilisme de ses paroles une vision apocalyptique de la société argentine; l'interaction entre les sphères du social, du politique et de l'économique y découvre une agonistique en trompe-l'oeil; ceci dans la mesure où la "lutte sociale" ne fut qu'un simulacre moyennant lequel le discours démagogique de Juan Domingo Perón parvint à 32

In op. cit. p. 78. Cf. la version originale en espagnol: «— Sos increíblemente cruel — pudo decir, al fin. — Dejemos de lado las consideraciones de formas: me interesa el fondo. El fondo es que sos capaz de engañar a tu marido durante aíios, no sólo acerca de tus sentimientos sino también de tus sensaciones. La conclusión podría inferirla un aprendiz: ¿por qué no has de engañarme a mi también? Ahora comprenderás por qué muchas veces te he indagado la veracidad de tus sensaciones. Siempre recuerdo cómo el padre de Desdémona advirtió a Otelo que una mujer que había engañado al padre podía engañar a otro hombre. Y a mí nada me ha podido sacar de la cabeza este hecho: el que has estado engañando constantemente a Allende, durante años», p. 85.

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Cf. Ernesto Sábato, in op. cit., p. 10: «Que el mundo es horrible, es una verdad que no necesita demostración».

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s'emparer du pouvoir au détriment d'un changement réel au sein de la société argentine. Dans ce contexte, le tango neutralise les tensions au niveau du social. Lorsque Horacio Ferrer affirme que «le tango de Buenos Aires ne fut que rarement l'expression de la nostalgie de l'immigrant» pour ensuite conclure qu'il «est une tour de guet nationale pour l'avalanche dépersonnalisatrice de l'immigration de toutes origines»34, il semble sous-estimer le caractère idéologique de la logique monologique sous-jacente au tango. Positionné de la sorte comme une «tour de guet» («atalaya») contre les différences, le tango sert alors comme point de ralliement vers lequel vont converger toutes les frustrations du système patriarcal argentin mis à rude épreuve par l'arrivée massive d'immigrants européens (notamment des Italiens) soucieux d'améliorer leur sort. Carlos Kuri, quant à lui, tout en s'inspirant de Ferrer, n'hésite pas à souligner que le tango «ne fat pas un effefde fragmentation mais que cette fragmentation trouva une voix qui la fusionna, qui lui inventa un nom, qui lui fit naître une nouvella forme d'éprouver des sentiments»35 ; il me semble que la «nueva forma de sentir» à laquelle fait allusion Kuri dans son ouvrage n'est au fond qu'une mutation ou une nouvelle configuration, si l'on veut, de la structure des sentiments patriarcaux de base de la société «criolla» argentine: une autorité illimitée, une parole souveraine, une misogynie institutionnalisée, une très grande méfiance à l'égard des différences (ethniques ou sexuelles).

Le regard et la quête métaphysique de vérité Les images archétypales d'un tableau de chasse à vendre au plus offrant Derrière l'évaluation et l'interrogation avec lesquelles Juan Pablo Castel torture sa maîtresse se dessine un besoin de reconnaissance qui surprend si l'on songe à la notoriété du peintre attestée dans plusieurs passages du roman. Ce besoin de reconnaissance doit être, me semble-t-il, relié au tableau —Maternidad (Maternité) — qui est à l'origine de la rencontre entre l'artiste et Maria Iribarne Hunter:

C'est moi qui traduis. Voici la citation originale en espagnol: «El tango porteño no fue sino raramente expresión de la nostalgia del inmigrante; es un atalaya criollo para la avalancha descaracterizadora de la inmigración de todas las procedencias», in Horacio Ferrer, El libro del tango: arte popular en Buenos Aires, Antonio Tersol Editor, Buenos Aires, 1980. Carlos Kuri, Piazzola. La música límite, Ediciones Corregidor, Buenos Aires, 1992. Voici le passage en entier dans sa version originale en espagnol: «Por el contrario, el tango funda un rasgo que porteñiza (patriotiza) esa dimensión políglota; no es de la especie de una línea simple la creación del tango, y quizá ninguna verdadera creación. No fue un efecto de fragmentación inmigratoria sino que esa fragmentación encontró una voz que la fusionó, que le inventó un nombre, que le engendró una nueva forma de sentir», p. 27. C'est moi qui souligne.

22 Tout le monde sait que j'ai tué Maria Iribarne Hunter. Mais personne ne sait comment je l'ai connue, quels forent exactement nos rapports et comment j'en suis venu à l'idée de la tuer. J'essaierai de tout relater avec impartialité parce que, bien que j'aie beaucoup souffert par sa faute, je n'ai pas la sotte prétention d'être parfait. Au Salon de Printemps de 1946, j'avais présenté un tableau intitulé Maternité. Il était dans le style de beaucoup d'autres, plus anciens: comme disent les critiques dans leurs insupportable dialecte, il était solide, d'une belle architecture. Il avait, enfin, les qualités que ces charlatans attribuaient toujours à mes toiles, avec aussi «quelque chose de profondément intellectuel». Mais dans le haut, à gauche, par une petite fenêtre, on voyait une scène dans le lointain: une plage solitaire et une femme qui regardait la mer. C'était une femme qui regardait comme si elle attendait quelque chose, peut-être quelque appel affaibli par la distance. La scène suggérait, selon moi, une solitude anxieuse et absolue36. Juan Pablo Castel fera de ce regard l'objet de sa quête métaphysique de vérité. La toile se présente ainsi comme un véritable piège dans lequel le regard de la femme sur la plage solitaire fait figure de leurre. C'est un dispositif de toile d'araignée que l'artiste met sur place en attendant l'arrivée de sa proie. L'attitude de Juan Pablo Castel le jour du vernissage trahit d'ailleurs chez lui le geste du braconnier aux aguets: Personne ne remarqua cette scène: les regards passaient sur elle comme sur un motif secondaire, probablement décoratif. A une seule exception près, personne ne parut comprendre que cette scène constituait quelque chose d'essentiel. Ce fut le jour du vernissage. Une jeune inconnue se tint longtemps devant mon tableau sans accorder beaucoup d'attention, apparemment, à la grande femme du premier plan, la femme qui regardait jouer l'enfant. En revanche, elle regardait fixement la scène de la fenêtre et pendant qu'elle le faisait, j'eus la certitude qu'elle était isolée du monde entier: elle ne voyait ni n'entendait les gens qui passaient ou s'arrêtaient devant ma toile37. L'importance que l'artiste accorde à la scène de la fenêtre dépasse ici l'enjeu de l'art à proprement parler; Juan Pablo Castel se sert en réalité de sa peinture 36

In op. cit. pp. 13-14. Cf. la version originale en espagnol: «Todos saben que maté a Maria Iribarne Hunter. Pero nadie sabe cómo la conocí, qué relaciones hubo exactamente entre nosotros y cómo fui haciéndome a la idea de matarla. Trataré de relatar todo imparcialmente porque, aunque sufrí mucho por su culpa, no tengo la necia pretensión de ser perfecto. En el salón de Primavera de 1946 presenté un cuadro llamado Maternidad. Era por el estilo de muchos otros anteriores: como dicen los críticos en su insoportable dialecto, era sólido, estaba bien arquitecturado. Tenía, en fin, los atributos que esos charlatanes encontraban siempre en mis telas, incluyendo «cierta cosa profundamente intelectual». Pero arriba, a la izquierda, a través de una ventanita, se veía una escena pequeña y remota: una playa solitaria y una mujer que miraba el mar. Era una mujer que miraba como esperando algo, quizá algún llamado apagado y distante. La escena sugería, en mi opinión, una soledad ansiosa y absoluta», p. 14.

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In op. cit. p. 14. Cf. la version originale en espagnol: «Nadie se fijó en esta escena: pasaban la mirada por encima, como por algo secundario, probablemente decorativo. Con excepción de una sola persona, nadie pareció comprender que esa escena constituía algo esencial. Fue el día de la inauguración. Una muchacha desconocida estuvo mucho tiempo delante de mi cuadro sin dar importancia, en apariencia, a la gran mujer en primer plano, la mujer que miraba jugar al niño. En cambio, miró fijamente la escena de la ventana y mientras lo hacía tuve la seguridad de que estaba aislada del mundo entero: no vio ni oyó a la gente que pasaba o se detenía frente a mi tela», pp. 14-15.

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comme d'une sorte de trappe moyennant laquelle il parvient à attirer le regard de la «jeune inconnue». Le caractère «essentiel» de la scène traduit donc le projet métaphysique du peintre obsédé par la reconnaissance d'un certain regard. Ce regard est lié à un type de beauté qui déclenche en lui une tristesse qu'il a du mal à expliquer: Ma tristesse augmenta graduellement; peut-être aussi à cause de la rumeur des vagues qui se faisait sans cesse plus perceptible. Quand nous débouchâmes du bois et qu'apparut à nos yeux le ciel de cette côte, je sentis que cette tristesse était inéluctable; c'était celle que j'ai toujours ressentie devant la beauté, ou du moins devant un certain genre de beauté. Tout le monde est-il ainsi ou est-ce un défaut supplémentaire de ma triste condition?38

La «beauté» englobe ici autant le paysage que le visage de Maria; c'est à travers ce regard féminin qu'il contemple la couleur du ciel et de l'océan. Jeune, belle et patricienne, Maria Iribarne Hunter incarnera le regard d'une Maternité dont la perspective est pourtant truquée; la solitude écrasante de Juan Pablo Castel ne fera au fond que s'y exacerber. Son inexplicable tristesse se découvre ici comme le symptôme d'un manque. Or sa demande d'amour y trouve son lieu dénonciation; ce qui revient à dire que c'est à partir de là qu'il lutte pour se faire reconnaître dans sa demande à l'égard de la jeune femme. Là réside le paradoxe de cette demande de reconnaissance de la part de l'artiste. Le regard hautain, aristocratique de Maria Iribarne Hunter lui est nécessaire dans la mesure où son désir le pousse inconsciemment à vouloir se faire reconnaître par la classe sociale à laquelle elle appartient; or ce regard — qui est celui des maîtres de l'Argentine — ne peut pas le reconnaître, lui, le paria, le marginal, l'artiste en proie à une vénalité croissante de la société, l'orphelin privé de mère (d'où le titre ironique de la toile: Maternidad). Cette tentative d'interprétation basée sur le concept hégélien de reconnaissance doit intégrer également le problème de la castration qui me paraît fondamental si l'on veut comprendre la jalousie morbide du personnage ainsi que la violence dont il fait preuve à l'égard de la jeune femme. L'on sait qu'à la base du complexe de castration il y a un sentiment de culpabilité; la menace (bien entendu souvent imaginaire) du petit garçon d'être émasculé conditionne des états d'angoisse que la névrose — une fois le sujet devenu adulte — ne fera que masquer. Juan Pablo Castel éprouve à l'égard de Maria un sentiment ambivalent d'amour et de haine à la fois. La jalousie qui le dévore découvre un sentiment de peur que j'ai déjà analysé sur le plan social mais qu'il faut également développer 38

In op. cit., pp. 102-103. Cf. la version originale en espagnol: «La tristeza fue aumentando gradualmente; quizá también a causa del rumor de las olas, que se hacía a cada instante más perceptible. Cuando salimos del monte y apareció ante mis ojos el cielo de aquella costa, sentí que esa tristeza era ineludible; era la misma de siempre ante la belleza, o por lo menos ante cierto género de belleza. ¿Todos sienten así o es un defecto más de mi desgraciada condición?» (p. 112).

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sur le terrain individuel. Cette peur peut être reliée à une certaine angoisse de castration. L'artiste vit obsédé par le peu de prise qu'il croit avoir sur la jeune femme; quelque chose en elle lui échappe et l'amour physique n'y peut rien en dépit de ses efforts: Maria commença à venir à l'atelier. La scène des allumettes, avec de petites variantes, s'était reproduite à deux ou trois reprises et je vivais obsédé par l'idée que son amour était, dans le meilleur des cas, un amour de mère ou de soeur. De sorte que l'union physique m'apparaissait comme une garantie d'amour véritable. Je dirai tout de suite que cette idée fut une de mes multiples naïvetés, une de ces naïvetés qui, à coup sûr, faisaient sourire Maria dans mon dos. Loin de me tranquilliser, l'amour physique me perturba davantage, fit naître de nouveaux doutes qui me torturaient, amena de douloureuses scènes d'incompréhension, de cruelles expériences avec Maria. Les heures que nous avons passées dans l'atelier sont des heures que je n'oublierai jamais. Mes sentiments, pendant toute cette période, oscillèrent entre l'amour le plus pur et la haine la plus effrénée face aux contradictions et attitudes inexplicables de Maria; soudain il me venait à l'esprit que tout cela n'était peut-être que simulation3®.

Le rêve secret de tout sujet dans le cadre des sociétés machistes étant d'être reconnu comme la source de la jouissance féminine, le détachement dont fait preuve la jeune femme ne peut qu'aller à l'encontre de ce désir. Bien que non exprimé, ce besoin masculin d'être reconnu comme source de plaisir pointe à l'horizon des stratégies mises sur pied par l'artiste; Juan Pablo Castel cherche dans le rapport sexuel une «garantie d'amour véritable»; or son phallus en tant que garant de la loi patriarcale fait manifestement faillite face au regard de Maria. Dans la mesure où l'artiste doute de la sincérité des effets produits, il ne lui reste plus qu'à réactiver le cliché suprême dans la bouche d'un homme («putain») afin d'accommoder sa demande de reconnaissance insatisfaite aux circonstances. Bien que la fusion amoureuse incarne pour lui le degré le plus élevé de compréhension auquel il puisse arriver, Juan Pablo Castel doit y renoncer car la «garantie» fait défaut. Dès lors il ne lui reste plus qu'à nourrir une jalousie furieuse qui montrera, en abyme, le côté obscur de sa demande de reconnaissance. L'incapacité de l'artiste à assurer la jouissance de la jeune aristocrate de Buenos Aires cache, me semblet-il, l'un des enjeux majeurs du roman. L'artiste peut réveiller l'intérêt de Maria In op. cit. pp. 65-66. Cf. la versión origínale en espagnol: «María comenzó a venir al taller. La escena de los fósforos, con pequeñas variaciones, se habia reproducido dos o tres veces y yo vivía obsesionado con la idea de que su amor era, en el mejor de los casos, amor de madre o hermana. De modo que la unión física se me aparecía como una garantía de verdadero amor. Diré desde ahora que esa idea fue una de las tantas ingenuidades mías, una de esas ingenuidades que seguramente hacían sonreír a María a mis espaldas. Lejos de tranquilizarme, el amor físico me perturbó más, trajo nuevas y torturantes dudas, dolorosas escenas de incomprensión, crueles experimentos con María. Las horas que pasamos en el taller son horas que nunca olvidaré. Mis sentimientos, durante todo ese período, oscilaron entre el amor más puro y el odio más desenfrenado, ante las contradicciones y las inexplicables actitudes de María; de pronto me acometía la duda de que todo era fingido», in pp. 71-72.

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mais il ne la fait pas jouir; déstabilisé, Juan Pablo Castel fait alors appel à une violence verbale qui aura comme résultat de radicaliser son isolement. Sa demande d'amour de plus en plus désespérée tombera dans le silence. Nulle et non avenue, cette parole orpheline finit par s'imprégner d'hostilité. L'«abandon» qu'il reprochera à Maria afin de justifier son meurtre à la fin du roman y trouve ses conditions de possibilité. C'est dire qu'incapable de se ressaisir, il se précipitera dans une angoisse qui loin de lui révéler le néant de son existence se matérialisera sous la forme culpabilisante et dénégatrice de l'«abandon» reproché à la femme. Le geste ultime de l'artiste trahit ainsi une certaine lâcheté intellectuelle dans la mesure où il est incapable de se ressourcer à partir d'une prise en charge de sa solitude; le sentiment de déréliction (donc d'abandon) qui caractérise la démarche de Juan Pablo Castel n'est jamais interrogé à partir d'une auto-critique dont l'artiste semble par ailleurs incapable dans le cadre du roman de Sábato. Vue sous cet angle, la figure de la femme comme bouc émissaire positionne le roman en rapport de symétrie avec les tangos à caractère misogyne qui nourrissent la mémoire collective argentine. La représentation de la femme dans l'espace des pratiques culturelles argentines obéit donc ainsi à une sommation stéréotypale dans la mesure où son corps en tant que réfèrent artistique doit se conformer aux fantasmes masculins. Dans ce sens, Laura Mulvey a raison lorsqu'elle postule que: In a world ordered by sexual imbalance, pleasure in looking has been split between active/male and passive/female. The determining male gaze projects its phantasy on to the female figure which is styled accordingly. In their traditional exhibitionist role women are simultaneously looked at and displayed, with their appearence coded for strong visual and erotic impact so that they can be said to connote to-belooked-at-nesSw.

La figure de la femme se voit modélisée dans le roman de Sábato en fonction de l'imaginaire masculin; une logique monologique préside ainsi donc à l'émergence du réfèrent qui se voit positionné dans le contexte social argentin comme le modèle universel de la femme tel qu'il est perçu par l'oeil de l'artiste.

L'amour et le Néant Il faut à présent revenir en arrière si l'on veut comprendre ce qui est en jeu ici. Tout en suivant son itinéraire habituel de passionné de tango41, l'artiste consacre 40

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Laura Mulvey, «Visual pleasure and narrative cinema», in The Sexual Subject. A Screen Reader in Sexuality, Routledge, London and New York, 1992, p. 27. Ernesto Sâbato, in op. cit., p. 45: «Ce soir-là, donc, mon mépris pour l'humanité paraissait aboli ou, pour le moins, passagèrement oublié. J'entrai au café Maizotto. Vous savez, je suppose, qu'on va y écouter des tangos, mais les écouter comme un croyant écoute la Passion selon saint Matthieu». Cf. la version origi-

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très tôt son temps à penser aux «ombres» masculines qui entourent Maria. Ceci rend sa demande de reconnaissance encore plus désespérée. La scène de la femme sur une plage solitaire face à la mer n'occupe en réalité que le second plan du tableau; au tout premier se trouve une femme qui regarde un enfant jouer. Maria Iribarne Hunter, je l'ai déjà souligné, n'y attache aucune attention car elle cherche la petite scène, celle d'un regard perdu qui ignore le jeu de l'enfant. La scène de la femme avec l'enfant ayant été négligée, le regard de la jeune inconnue s'oriente vers l'image de la femme absorbée dans sa contemplation de l'océan. C'est ce regard — le regard donc qui ne s'arrête pas sur la scène de l'enfant et la mère (d'où le titre du tableau: Maternidad) — dont l'artiste cherche la reconnaissance. Un regard qui ne se laisse pas séduire par l'appât de l'enfant. L'oeil du peintre dorénavant ne peindra que pour elle42 ; c'est vers elle que sa pulsion scopique tend. Le regard masculin tourne autour d'une femme qui elle-même est liée au vide. C'est par rapport à ce 'vide' qui n'est peut être autre que le vide de la castration que le regard de l'artiste demeure en suspens. Dans cette perspective d'analyse, Laura Mulvey a tout à fait raison, me semble-t-il, de souligner que: T h e p a r a d o x of phallocentrism in all its manifestations is that it d e p e n d s o n the image of t h e castrated w o m a n t o give o r d e r and meaning t o its world. A n idea of w o m a n stands as linchpin t o t h e system: it is her lack that p r o d u c e s t h e phallus as a symbolic presence, it is her desire t o m a k e g o o d t h e lack that the fallus signifies 4 3 .

Ce paradoxe explique probablement la scopophilie (de skopein «examinen), «observer») qui caractérise l'attitude de l'artiste tout au long de son rapport à Maria; il la guette tout d'abord lorsqu'elle observe le tableau, puis, lors des moments précédant la scène du meurtre son attitude aura également été celle d'un chasseur à l'affût. C'est dans cet espace agonistique entre le regard du peintre et celui de la spectatrice que se joue le destin de son rapport à autrui. Aussi est-ce sous le regard de l'Autre — un regard qui fait sombrer la conscience de l'artiste dans la méconnaissance en même temps que le néantise44 — que naît chez le sujet nale en espagnol: «Esa noche, pues, mi desprecio por la humanidad parecía abolido o, por lo menos, transitoriamente ausente. Entré en el café Marzotto. Supongo que ustedes saben que la gente va allí a oír tangos, pero a oírlos como un creyente en Dios oye La pasión según San Mateo», p. 50. 42

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Ernesto Sábato, in op. cit., p. 14: «Pendant les mois qui suivirent, je n'ai pensé qu'à elle, à la possibilité de la revoir. Et, dans un sens, je n'ai peint que pour elle. C'était comme si la petite scène de la fenêtre avait commencé à grandir et à envahir toute la toile et tout mon oeuvre». Cf. la version originale en espagnol: «Durante los meses que siguieron, sólo pensé en ella, en la posibilidad de volver a verla. Y, en cierto modo, sólo pinté para ella. Fue como si la pequeña escena de la ventana empezara a crecer y a invadir toda la tela y toda mi obra», p. 15. In op. cit., p. 22. Je pense ici au concept heidéggérien de «néantir» (nichten) qui implique non pas le fait d'anéantir ni celui de nier, mais bien plutôt celui de renvoyer à un dépouillement radical de l'existant (l'étant) qui se voit ainsi privé de tout support.

27 obsédé un sentiment de déréliction, je veux dire d'abandon, de délaissement, voire de désertion. Ceci explique le passage menant de l'amour vers le néant: La vie apparaît à la lumière de ce raisonnement comme un long cauchemar dont on peut cependant se délivrer par la mort, qui serait ainsi une espèce de réveil. Mais réveil à quoi? Ce risque de ne trouver au-delà que le néant absolu et éternel m'a retenu dans tous mes projets de suicide. Malgré tout, l'homme est si attaché à ce qui existe qu'il préfère finalement supporter son imperfection et la douleur que lui cause sa laideur, plutôt que d'annihiler la fantasmagorie par un acte de volonté propre. En outre, d'ordinaire, quand nous en sommes arrivés à cette frontière du désespoir qui jouxte le suicide, après avoir fait l'inventaire complet de tout ce qui va mal et être parvenus au point où ce mal semble insurmontable, le moindre élément positif acquiert une valeur disproportionnée, finit par jouer un rôle décisif et nous nous accrochons à lui comme nous nous agripperions désespérément à n'importe quel brin d'herbe devant le danger de rouler dans un précipice'15. Le rapport à l'amour semble être l'une des conditions de possibilité de l'émergence du Néant chez Sábato. Puisque c'est essentiellement un sentiment d'angoisse qui s'empare du sujet lorsqu'il est amoureux, l'on peut rapprocher la démarche de Sábato de celle de Heidegger. Pour Heidegger le Néant doit être éprouvé en quelque sorte par le biais d'une expérience fondamentale; c'est ici qu'intervient l'angoisse. Or l'angoisse pour Heidegger n'a rien à voir avec la crainte ou la peur. La crainte se manifeste toujours par rapport à quelqu'un ou à quelque chose; l'on a 'peur' devant quelqu'un ou devant quelque chose. Le sujet qui éprouve l'angoisse n'a pas d'objet particulier; il s'agit d'un état indéterminé, sans objet. Heidegger précise que: Dans l'angoisse — disons-nous communément — «on se sent oppressé» —. Mais qui est ce «On»? Qu'est-ce qui oppresse ce «On»? Nous ne pouvons pas dire devant quoi on se sent oppressé. Toutes les choses et nous-mêmes, nous nous abîmons dans une sorte d'indifférence. Cela pourtant non point au sens d'une disparition pure et simple, mais dans leur recul comme tel, les choses se tournent vers nous. Ce recul de l'étant en son ensemble, qui nous obsède dans l'angoisse, est ce qui nous oppresse. Il ne reste rien comme appui. Dans le glissement de l'étant, il ne reste et il ne nous survient que ce «rien»46.

In op. cit. p. 82. Cf. la versión origínale en espagnol: «La vida aparece a la luz de este razonamiento como una larga pesadilla, de la que sin embargo uno puede liberarse con la muerte, que sería, así, una especie de despertar. ¿Pero despertar a qué? Esa irresolución de arrojarse a la nada absoluta y eterna me ha detenido en todos los proyectos de suicidio. A pesar de todo, el hombre tiene tanto apego a lo que existe, que prefiere finalmente soportar su imperfección y el dolor que causa su fealdad, antes que aniquilar la fantasmagoría con un acto de propia voluntad. Y suele resultar, también, que cuando hemos llegado hasta ese borde de la desesperación que precede al suicidio, por haber agotado el inventario de todo lo que es malo y haber llegado al punto en que el mal es insuperable, cualquier elemento bueno, por pequeño que sea, adquiere un desproporcionado valor, termina por hacerse decisivo y nos aferramos a él como nos agarraríamos desesperadamente de cualquier hierba ante el peligro de rodar en un abismo», pp. 89-90. Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique, Éditions Nathan, París, 1985 p. 52

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Le sujet éprouvé par l'angoisse «flotte en suspens» (p. 53); c'est-à-dire qu'il se détache de tout ce qui le maintenait en rapport de dépendance avec l'existant (humain ou matériel); tout se passe comme s'il se désolidarisait malgré lui de ce qui donne un sens à sa présence au monde, partant son rapport à autrui et aux choses. Dans l'angoisse, le sujet irait même jusqu'à perdre la parole: L'angoisse nous coupe la parole. Parce que l'étant glisse dans son ensemble et qu'ainsi justement le Néant nous accule, toute proposition qui énoncerait l'«être» (dirait le mot «est») se tait en sa présence. S'il est vrai que dans l'oppression de l'angoisse nous cherchions souvent à combler précisément le vide du silence par un discours au hasard, ce n'est encore là qu'un témoignage pour la présence du Néant47.

Le concept d'angoisse est important chez Heidegger parce qu'il se constitue en condition de possibilité d'une révélation du Néant. C'est avec le regard lucide que lui confère l'angoisse que le sujet peut éventuellement parvenir à un état susceptible d'aboutir à un dévoilement du Néant. Or face à ce "Néant' le personnage de Sâbato recule pour s'accrocher à une image préfabriquée de l'Autre féminin; c'està-dire qu'il mise sur la 'vérité' d'un amour qui serait de l'ordre d'une authenticité. Or le paradoxe réside ici dans le fait que cette authenticité ne relève pas de l'objet amoureux (Maria Iribarne Hunter en l'occurrence) mais de la propre démarche du sujet amoureux. Je veux dire par là que c'est au niveau de la quête que se situe le caractère authentique ou inauthentique de tout rapport à autrui. Ce qu'en Occident l'on appelle l'«amour» ne serait alors que le résultat de cette quête. Ce qu'on fait de l'«amour» serait ainsi, dans cette perspective, le produit d'une négociation stéréotypée qui — dans les cadres des sociétés occidentales — rarement échappe aux dialectiques mineures (je veux dire inauthentiques) qui caractérisent la logique patriarcale oedipienne. Cette négociation est, en outre, stéréotypée étant donnée qu'elle s'inscrit, la plupart du temps, dans des rituels dont les contraintes (sociales, économiques, politiques, ethniques, religieuses, doxologiques, etc.) prédéterminent le type de rencontre que le sujet serait à même de développer. La stéréotypisation de l'amour pétrifie donc le rapport à autrui; or une tentative de dé-pétrification, si l'on me permet le terme, ne peut avoir lieu que dans le cadre d'une remise en question de la demande du sujet amoureux. Car c'est au niveau de la demande d'amour que se situe probablement l'aveuglement qui s'empare du sujet dans son rapport à autrui. Juan Pablo Castel fait ici figure emblématique de ce type de demande. Une longue période de solitude pendant laquelle il a nourri une forme d'hostilité masquée à l'égard de ses semblables (là réside le caractère misanthropique de sa démarche amoureuse) précède le stade de disponibilité érotiMaitin Heidegger, in op. cit., p. 33.

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co-sentimentale dans lequel il se trouve lors de sa rencontre avec Maria. Aussi va-t-il se précipiter — après avoir réussi à éveiller l'intérêt de la jeune femme — à verser toutes sortes d'obsessions et de phobies dans leur relation. L'«amour» qu'il a pour elle devient ainsi un lieu de recyclage de sa névrose. C'est très précisément le lieu — le topos — où il voudrait se décharger de tous les conflits qui font de lui un solitaire. Sa demande d'amour émerge de ce dépotoir dans lequel toutes ses carences affectives vont réclamer leur dû. La «tonalité-fondamentale»48 de l'angoisse se voit masquée chez lui par un écran imaginaire dans lequel se projette sous des formes travesties le désir d'être le seul et unique objet amoureux d'une femme d'ailleurs mariée. Les obstacles qu'il rencontre radicalisent ses carences plutôt que de l'aider à y voir plus clair. La femme masque ici le rapport au «Néant»; c'est qu'en réalité elle lui tient lieu de 'néant'. La femme comme lieutenant-du-Néant semble donc avoir la fonction dans Le Tunnel de radicaliser le manque du personnage. A la lumière de cette interprétation, l'on peut supposer que l'artiste du roman de Sábato plutôt que de s'ouvrir à la sommation du Néant préfère une sorte d'ersatz. Incapable de se remettre à l'ébranlement qu'implique l'angoisse comme tonalité-fondamentale, Juan Pablo Castel trouve dans la figure de la femme un succédané pour matérisaliser son rapport au Néant. Ce type de néantisation49 s'avère dès lors problématique, voire tout-à-fait boiteux dans la mesure où il empêche le sujet de comprendre la nature exacte de son rapport au Néant.

L'artiste: de la minorité à la reconnaissance Les pièges de la «Maternité» en Argentine L'amour exacerbe le sentiment de solitude du sujet dans la mesure où sa quête de reconnaissance aboutit à un manque. Plutôt que d'être satisfait dans sa demande, celle-ci lui découvre le manque. Il s'agit d'un manque dont le sujet s'efforce en réalité de différer la confrontation; c'est l'impasse qui traque tout projet amoureux en général et le discours érotico-sentimental de l'artiste Juan Pablo Castel du roman Le Tunnel en particulier. L'on s'aperçoit dès lors que l'analyse du rôle de la vérité dans le roman de Sabato doit être mise en relation avec le problème de la

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Cf. Martin Heidegger in op. cit., p. 54: «Avec la tonalité-fondamentale de l'angoisse, nous avons rencontré cet historial dans lequel se réalise la réalité-humaine (Dasein)\ le Néant nous y est révélé, et à partir de là nous devons pouvoir interroger sur lui». Le terme utilisé par Heidegger en allemand est «nichten»; il ne présuppose ni l'anéantissement ni la négation mais plutôt le fait de refouler vers ce qui s'échappe complètement sans laisser rien qui tienne. Le verbe néantir prend donc ici une acception plutôt positive dans la mesure où il illustre un processus actif de confrontation de l'être-là (le Dasein) avec le Néant.

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tromperie. La tromperie peut d'abord, à la manière de Lacan, être présentée comme la condition de possibilité de la méconnaissance du sujet: Loin que nous ayons à considérer deux sujets, dans une position duelle, à discuter d'une objectivité qui se serait là, déposée comme l'effet de chute d'une compression dans le comportement, il nous faut faire surgir le domaine de la tromperie possible. Quand je vous ai introduit le sujet de la certitude cartésienne comme le point de départ nécessaire de toutes nos spéculations sur ce que révèle l'inconscient, j'ai bien marqué chez Descartes le rôle de balancier essentiel qu'est l'Autre qui, dit-on, ne doit être en aucun cas trompeur. Cet Autre, dans l'analyse, le danger c'est qu'il soit trompé. Ce n'est pas la seule dimension qu'il y a à appréhender dans le transfert. Mais, avouez que s'il y a un domaine où dans le discours, la tromperie a quelque part chance de réussir, c'est assurément l'amour qui en donne le modèle. Quelle meilleure manière de s'assurer, sur le point où on se trompe, que de persuader l'autre de la vérité de ce qu'on avance! N'est-ce pas là une structure fondamentale de la dimension de l'amour que le transfert nous donne l'occasion d'imager? A persuader l'autre qu'il a ce qui peut nous compléter, nous nous assurons de pouvoir continuer à méconnaître précisément ce qui nous manque50.

Juan Pablo Castel méconnaît, en effet, la nature exacte de sa demande d'amour à l'égard de la jeune femme en particulier et des autres en général; sa soif d'être reconnu comme objet aimable, partant digne d'être aimé passe par un refus de prendre en charge ce qui en lui fait problème. En dehors de l'utilisation que Lacan en fait, le verbe méconnaître renvoie du reste encore de nos jours à l'ancienne acception de refuser de reconnaître pour sien un acte dont on est l'auteur. Aussi l'entêtement de Juan Pablo Castel à vouloir persuader Maria Iribarne Hunter qu'elle possède la complémentarité dont il a besoin pour vivre matérialise-t-il l'horizon de méconnaissance dans lequel opère le personnage du roman de Sábato. Tout se passe comme s'il avait besoin de tromper l'Autre afin de se rassurer soi-même sur le bien-fondé de ses principes. La «vérité» qu'il cherche découvre ainsi une stratégie d'auto-légitimation moyennant laquelle il voudrait matérialiser sa demande de reconnaissance. Lorsqu'il prend la plume pour écrire une lettre à la jeune femme ce n'est que pour révéler un état de détresse dont il se refuse à assumer la responsabilité: Je ne me rappelle plus maintenant les termes exacts de cette lettre, qui était très longue, mais je lui disais en substance qu'elle devait me pardonner, que j'étais une ordure, que je ne méritais pas son amour, que j'étais condamné — et ce n'était que justice — à mourir dans la solitude la plus absolue. Des jours atroces s'écoulèrent sans que je reçoive de réponse. Je lui envoyai une seconde lettre puis une troisième et une quatrième, disant toujours la même chose, chaque fois avec plus de détresse. Dans la dernière, je décidai de lui raconter tout ce qui s'était passé la nuit qui avait suivi notre séparation. Je ne lui épargnai ni les Jacques Lacan, «Présence de l'analyste», in Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, 1973, p. 121.

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détails ni les bassesses, j e ne manquai pas non plus de lui confesser la tentation du suicide. J'eus honte de me servir de cette arme, mais j e m'en servis. Je dois ajouter que, tandis que je décrivais mes actions les plus basses, le désespoir de ma solitude dans la nuit, devant l'immeuble de la rue Posadas, je m'attendris sur moi-même au point de pleurer de compassion. J'espérais beaucoup que Maria ressentirait quelque chose de semblable en lisant ma lettre, et cet espoir dissipa ma tristesse. Quand j e postai la lettre, en recommandé, j'étais franchement optimiste 51 .

L ' o n v o i t i c i q u e l ' i n t e l l i g e n c e d e l'artiste t o u r n e à v i d e . L ' o n a r r i v e à u n p a r a d o x e si l ' o n s e r a p p e l l e l ' i m p o r t a n c e q u e J u a n P a b l o C a s t e l a c c o r d e à l a r a i s o n .

Ses

spéculations intellectuelles suivent toujours un ordre logique rigoureux et

ses

stratégies d e s é d u c t i o n f a c e à la j e u n e f e m m e font toujours appel à d e s principes clairs et précis m ê m e d a n s l e s m o m e n t s de p l u s grande dépression: Comme je l'ai dit, je revins chez moi dans un état de dépression profonde, mais cela ne m'empêcha pas d'ordonner et de clarifier mes idées, car j e sentais qu'il était nécessaire de réfléchir en toute clarté si j e ne voulais perdre pour toujours l'unique personne qui, à l'évidence, avait compris ma peinture 52 .

O r l ' e n t e n d e m e n t s e m b l e f a i r e f a i l l i t e c h e z l'artiste d è s qu'il s'agit d e b r i s e r l a d é p e n d a n c e s o u s l a q u e l l e il o p è r e d a n s s o n r a p p o r t à M a r i a . E n d é p i t d e s o n a r r o g a n c e et d e s e s sentiments de supériorité, Juan P a b l o Castel s e d é c o u v r e

dans

cette perspective critique c o m m e faisant partie de la catégorie q u e K a n t n o m m e « m i n o r i t é » 5 3 ; c ' e s t , e n e f f e t , à partir d'un l i e u d é n o n c i a t i o n d e mineur é t a b l i t s e s i n t e r a c t i o n s a v e c autrui. L e t e r m e mineur

q u e l'artiste

n'entend p a s réactiver ici u n

j u g e m e n t dépréciatif m a i s b i e n plutôt mettre e n valeur le lieu d é n o n c i a t i o n à partir d u q u e l s e f o r m u l e l a d e m a n d e d e r e c o n n a i s s a n c e d e l'artiste d a n s l e c o n t e x t e

Ernesto Sábato, in op. cit., p. 85. Cf. la version originale en espagnol: «No recuerdo ahora las palabras exactas de aquella carta, que era muy larga, pero más o menos le decía que me perdonase, que yo era una basura, que no merecía su amor, que estaba condenado, con justicia, a morir en la soledad más absoluta. Pasaron días atroces, sin que llegara respuesta. Le envié una segunda carta y luego una tercera y una cuarta, diciendo siempre lo mismo, pero cada vez con mayor desolación. En la última, decidí relatarle todo lo que había pasado aquella noche que siguió a nuestra separación. No escatimé detalle ni bajeza, como tampoco dejé de confesarle la tentación de suicidio. Me dio vergüenza usar eso como arma, pero la usé. Debo agregar que mientras describía mis actos más bajos y la desesperación de mi soledad en la noche, frente a su casa de la calle Posadas, sentía ternura para conmigo mismo y hasta lloré de compasión. Tenía muchas esperanzas de que María sintiese algo parecido al leer la carta y con esa esperanza me puse bastante alegre. Cuando despaché la carta, certificada, estaba francamente optimista», pp. 93-94. Ernesto Sábato, in op. cit., p. 33. Cf. la version originale en espagnol: «Como dije, volví a casa en un estado de profunda depresión, pero no por eso dejé de ordenar y clasificar las ideas, pues sentí que era necesario pensar con claridad si no quería perder para siempre a la única persona que evidentemente había comprendido mi pintura», pp. 36-37. Emmanuel Kant: «Les lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des lumières», in «Réponse à la question: qu'est-ce que les lumières?», in Critique de la faculté de juger, Gallimard, Paris, 1985, p. 497.

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du roman de Sábato. Ce lieu dénonciation, me semble-t-il, trouverait donc sa condition de possibilité dans un état de minorité; cet état paraît à son tour être en rapport avec une vulnérabilité qui se dégage du statut de l'artiste dans la société argentine telle que problématisée par le roman. La société qui accueille l'artiste dans le roman est présentée sous des couleurs sombres; la frivolité la plus tapageuse s'allie à une hypocrisie presque sordide. Maria, issue de ce milieu social, est pourtant présentée par le roman comme la seule personne qui pouvait comprendre l'artiste54 ; Castel se voit ainsi confronté à une situation intenable car sa demande de reconnaissance a comme destinataire final un public qu'il hait: [...] il était évident qu'elle ne pouvait supporter de pareils personnages. Et le fait de sentir que ma tristesse se dissipait grâce à cette déduction illumina brusquement à mes yeux la cause de cette tristesse: quand j'étais arrivé et que j'avais vu quHunter et Mimi étaient des gens hypocrites et frivoles, la partie la plus superficielle de mon âme s'était réjouie, car je voyais de cette façon que je n'avais pas de rival possible en Hunter; mais mon moi plus profond s'était attristé en pensant (ou plutôt en sentant) que Maria faisait elle aussi partie de ce cercle et que, d'une manière ou d'une autre, elle pouvait avoir quelque chose de commun avec eux55.

Castel opère ainsi dans le cadre d'une situation paradoxale; la reconnaissance qu'il espère de Maria Iribame Hunter présuppose donc aussi celle de son lieu social. Cela explique que suite à ces lettres où l'artiste semble réduit au désespoir, la jeune femme finisse par l'inviter à l'estancia; c'est là, dans cet espace symbolique du pouvoir social en Argentine, que Castel va découvrir le contexte de frivolité et d'hypocrisie dans lequel Maria évolue. C'est également là qu'il fera la connaissance de Hunter, le présumé amant de Maria. La jeune femme semble se sentir à l'aise à l'intérieur de ce cercle hermétique, voire incestueux, tandis que l'artiste, quant à lui, s'empresse tout d'abord d'en esquisser un portrait aussi noir que possible: Hunter avait un air de ressemblance avec Allende (je crois avoir déjà dit qu'ils étaient cousins); il était grand, brun, assez mince; mais son regard était fuyant. «Cet homme est un aboulique et un hypocrite», pensai-je. Cette pensée me réjouit (du moins le crus-je à ce moment-là)56. Ernesto Sábato, in op. cit., p. 13: «Il y a eu quelqu'un qui pouvait me comprendre. Mais c'est, précisément, ta personne que j'ai tuée». Ernesto Sábato, in op. cit., p. 98. Cf. la version originale en espagnol: «[...] era evidente que no podia soportar a semejantes personajes. Y el sentir que mi tristeza se disipaba con esta deducción me iluminó bruscamente la causa de esa tristeza: al llegar a la casa y ver que Hunter y Mimi eran unos hipócritas y unos frivolos, la parte más superficial de mi alma se alegró, porque veía de ese modo que no había competencia posible en Hunter; pero mi capa más profunda se entristeció al pensar (mejor dicho, al sentir) que María formaba también parte de ese círculo y que, de alguna manera, podría tener atributos parecidos», in op. cit., p. 107. Ernesto Sábato, in op. cit., p. 87. Cf. la version originale en espagnol: «Hunter tenía cierto parecido con Allende (creo haber dicho ya que son primos); era alto, moreno, más bien flaco; pero de mirada escu-

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La politique de représentation de l'entourage familial de Maria fait appel à une réactivation d'images clichées moyennant lesquelles le discours de l'artiste peut positionner sa quête sur un paradigme éthique opposé: Il me reçut avec une politesse ironique et me présenta à une femme maigre qui arborait un très long fume-cigarette. Elle avait l'accent parisien, s'appelait Mimi Allende, était méchante et myope51.

Le portrait de la femme en question obéit aux injonctions des poncifs les plus rebattus sur ce que doit être un sujet féminin frivole faisant partie de la haute bourgeoisie. C'est-à-dire que plutôt que de s'intéresser à une femme frivole le discours de l'artiste prend en charge le cliché d'une 'femme frivole'. C'est donc à travers le cliché que l'autre est présenté. Par la suite sa stratégie par rapport à Hunter relève d'une logique défensive qui rappelle quelque peu celle de certains enfants névrosés: Mais où diable était passée Maria? Il serait donc vrai qu'elle n'était pas bien? Jétais tellement anxieux que j'avais presque oublié la présence de ces deux guignols. Mais, en me rappelant soudain ma situation, je me retournai brusquement sur Hunter, pour le contrôler. C'est une méthode qui donne d'excellents résultats avec des individus de ce genre58.

Il s'agit, me semble-t-il, d'une stratégie de mineur qui se met en place ici. Tout se passe comme si l'artiste dans son rapport au monde prenait la place de l'enfant afin de faire parvenir son appel au secours. Dans ce contexte le titre même du tableau qui est à l'origine de la rencontre entre Juan Pablo Castel et la jeune femme doit être rappelé à présent: Maternité. Dans ce contexte précis, ce mot réactive avant tout en latin (matemitas) le sens d'un lien juridique entre la mère et l'enfant. Le titre remplit ainsi une fonction contractuelle; derrière la demande de l'enfant s'articule un désir de prise en charge totale, absolue, sans délai. A côté de ce sens abstrait, un état d'urgence et de sécurité à la fois se cristallise dans le mot maternité lorsqu'il se réfère à la «maison hospitalière pour les femmes en couches»; le tableau en tant que support d'un regard orphelin devient de la sorte le rridiza. "Este hombre es un abúlico y un hipócrita", pensé. Este pensamiento me alegró (al menos así lo creí en ese instante)», in op. cit., pp. 95-96. Ibidem. Cf. la versión origínale en espagnol: «Me recibió con una cortesía irónica y me presentó a una mujer flaca que fumaba con una boquilla larguísima. Tenía acento parisiense, se llamaba Mimí Allende, era malvada y miope», ibidem. Ibidem. Cf. la versión origínale en espagnol: «¿Pero dónde diablos se habría metido María? ¿Estaría indispuesta de verdad, entonces? Yo estaba tan ansioso que me había olvidado casi de la presencia de esos entes. Pero al recordar de pronto mi situación, me di bruscamente vuelta, en dirección a Hunter, para controlarlo. Es un método que da excelentes resultados con individuos de este género», ibidem.

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lieu d'un accueil. C'est dire que dès que l'oeil de Maria accepte d'entrer dans le tableau son sort en est jeté: elle devra jouer jusqu'à sa mort le rôle de la femme en attente d'être aimée. La demande de l'artiste exige de l'attente une disponibilité absolue et sans failles. D s'agit, là aussi, d'une exigence de mineur. Au moment où le regard de la jeune femme demeure fixé sur la toile Castel devra dès lors s'employer à le traquer jusqu'à l'éteindre dans un geste ultime d'appel au secours. Pour Castel, Maria constitue le lieu à partir duquel le monde le regarde; lorsque la jeune femme disparaît, c'est le monde dans son ensemble qui s'effondre. Cette fusion est typique de l'état morbide qui caractérise la demande de l'artiste placé en position de mineur dans le cadre d'une société où Yanomie règne. C'est-à-dire que dans un pays où les échelles de valeurs et de nonnes ont tendance à se métamorphoser rapidement l'on assiste à une perte ou à une déperdition en tout cas de l'éthique qui les sous-tendait; les nonnes et les valeurs devenant ainsi instables et plurivoques, l'impression d'une sorte de "monde à l'envers" peut se faire sentir chez certains groupes sociaux particulièrement menacés par les changements. L'instabilité, voire la vulnérabilité dont fait preuve Castel peut expliquer en partie son désir d'amour «vrai», «authentique» et «absolu». Un mécanisme compensatoire se mettrait ainsi en place à l'insu du sujet. Le regard disponible, serein et distant à la fois de Maria Iribame Hunter incame le déclic qui attendait Castel pour mettre en branle sa demande de reconnaissance. Une demande émanant donc d'un lieu dénonciation de mineur. Sa quête de vérité découvre ainsi une minorité comme condition de possibilité pour sa mise en forme comme oeuvre d'art. Le mode même dont il se sert pour intenoger sa maîtresse rappelle la logique infantile où la curiosité se mêle à l'urgence: —Pourquoi es-tu allée à l'estancia? demandai-je enfin avec violence. Pourquoi m'as-tu laissé seul? Pourquoi avoir laissé cette lettre chez toi? Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu étais mariée? Elle ne répondait pas. Je serrai son bras. Elle gémit. —Tu me fais mal, Juan Pablo, dit-elle doucement. —Pourquoi ne me dis-tu rien? Pourquoi ne réponds-tu pas? Elle ne disait rien. —Pourquoi? Pourquoi? Enfin elle répondit: —Pourquoi y aurait-il réponse à tout? Ne parlons pas de moi: parlons de toi, de ton travail, de tes préoccupations. Tai pensé constamment à ta peinture, à ce que tu m'as dit sur la place San Martin. Je veux savoir ce que tu fais maintenant, ce que tu penses, si tu as peint ou non. Je recommençai à lui étreindre le bras avec rage.

35 —Non, répondis-je. Ce n'est pas de moi que je désire parler: je désire parler de nous deux, j'ai besoin de savoir si tu m'aimes. Rien d'autre que cela: savoir si tu m'aimes 59 .

La logique sous-tendant l'énoncé de base du discours amoureux — je t'aime — n'est au fond qu'un appel à l'ordre: puisque je ne cesse de te répéter que je t'aime, il faut donc que tu m'aimes! L'énoncé amoureux ne serait ainsi tous comptes faits qu'une injonction de reconnaître celui qui dit aimer; en l'absence de cette reconnaissance, l'énoncé du sujet amoureux demeure suspendu au vide de son propre manque. Incapable de surmonter cet état, Castel fera du «mais moi, je t'aime» un cliché de sa raison d'être au monde. Le sentiment d'union dans la vérité qui meut le discours du sujet amoureux débouche sur un échec. La métaphore de l'échec, dans cette perspective, se voit cristallisée dans le retrait du regard. L'amour «verdadero» (vrai) exigé avec acharnement par l'artiste réclame immanquablement un regard présent que les intermittences extra-conjugales de Maria Iribarne Hunter rendent impossible. Ce que la demande d'amour sollicite avant tout est le soutien d'un regard stable; or le regard de la jeune femme semble se déplacer d'homme en homme. C'est en tout cas ce que ressent l'artiste dont le sentiment d'abandon finit par l'emporter sur celui de l'amour. Ceci explique peut-être que ce soit ce regard-là qu'il cherche finalement à éteindre lors de la scène du meurtre; or le meurtre lui-même n'est qu'un succédané pour le Néant face auquel la conscience du narrateur recule; c'est donc à partir d'une théâtralisation du pathos de l'abandon que le meurtrier du roman de Sábato va légitimer son action: Ce qui s'est passé ensuite, je m'en souviens comme d'un cauchemar. Luttant contre la tourmente, j'ai escaladé les barreaux d'une fenêtre pour monter à l'étage. Puis j'ai traversé la terrasse et j'ai trouvé une porte. Je suis entré dans la galerie intérieure et j'ai cherché sa chambre: le rai de lumière sous sa porte me la signalait sans erreur possible. En tremblant, j'ai empoigné le couteau et j'ai ouvert la porte. Et quand elle m'a regardé avec des yeux hagards, j'étais debout, dans l'embrasure de la porte.

Ernesto Sábato, in op. cit., pp. 60-61. Cf. la versión originale en espagnol: «—¿Por qué te fuiste a la estancia? —pregunté por fin, con violencia—. ¿Por qué me dejaste solo? ¿Por qué dejaste esa caita en tu casa? ¿Por qué no me dijiste que eras casada? Ella no respondía. Le estrujé el brazo. Gimió. —Me hacés mal, Juan Pablo —dijo suavemente. —¿Por qué no me decís nada? ¿Por qué no respondés? No decía nada. —¿Por qué? ¿Por qué? Por fin respondió: —¿Por qué todo ha de tener respuesta? No hablemos de mí: hablemos de vos, de tus trabajos, de tus preocupaciones. Pensé constantemente en tu pintura, en lo que me dijiste en la plaza San Martin. Quiero saber qué hacés ahora, qué pensás, si has pintado o no. Le volví a estrujar el brazo con rabia. —No —le respondí—. No es de mí que deseo hablar: deseo hablar de nosotros dos, necesito saber si me querés. Nada más que eso: saber si me querés», pp. 66-67.

36 Je me suis approché de son lit, et alors que je me tenais à côté d'elle, elle m'a dit tristement: —Qu'est-ce que tu vas faire, Juan Pablo? En posant ma main gauche sur ses cheveux, je lui ai répondu: —Je dois te tuer, Maria. Tu m'as laissé seul. Alors, en pleurant, j'ai plongé le couteau dans sa poitrine. Elle a serré les mâchoires et fermé les yeux et quand j'ai retiré le couteau ruisselant de sang, elle les a rouverts et m'a regardé avec des yeux humbles et douloureux. Une fureur subite a redoublé mes forces et j'ai plongé plusieurs fois le couteau dans sa poitrine et dans son ventre60.

L'énoncé «—Je dois te tuer, Maria. Tu m'as laissé seul» ne se présente sous la logique du dépit amoureux que pour mieux tromper son lecteur; il faut d'abord constater que l'artiste n'a jamais cessé d'être «seul»; sa rencontre avec la jeune femme n'a fait au fond que lui révéler le degré profond de sa solitude. Dans cette perspective d'analyse, il pourrait éventuellement lui reprocher tout au plus de l'avoir mis en face de cet état mais non pas de l'y avoir plongé. Le geste homicide se révèle dès lors être un geste d'impuissance; un geste littéralement de châtré. Le couteau en prenant ici la place du pénis déclaré forclos ne peut que masquer une stratégie meurtrière sous-tendue par un mécanisme de déni. L'artiste refuse, en effet, de reconnaître la réalité de sa peur face à l'Autre féminin. Avant de quitter son logement pour se précipiter vers l'estancia Castel s'empare d'un «grand couteau» dans sa cuisine: «J'allais me précipiter dans la rue quand j'eus une autre idée. J'entrai dans la cuisine, attrapai un grand couteau et revins dans l'atelier»61 ; c'est prémuni de la sorte qu'il se livre à la lacération de la toile — Maternité — qui était à l'origine de sa rencontre avec la femme qu'il va tuer: Mais il y avait quelque chose dont je voulais détruire jusqu'au moindre vestige. Je le regardai pour la dernière fois, sentis ma gorge se serrer douloureusement, mais n'hésitai pas: à travers mes larmes, je vis confusément tomber en lambeaux cette 60

In op. cit. p. 135. Cf. la versión origínale en espagnol: «Lo que sucedió luego lo recuerdo como una pesadilla. Luchando con la tormenta, trepé hasta la planta alta por la reja de una ventana. Luego, caminé por la terraza hasta encontrar una puerta. Entré a la galería interior y busqué su dormitorio: la línea de luz debajo de su puerta me la señaló inequívocamente. Temblando empuñé el cuchillo y abrí la puerta. Y cuando ella me miró con ojos alucinados, yo estaba de pie, en el vano de la puerta. Me acerqué a su cama y cuando estuve a su lado, me dijo tristemente: —¿Qué vas a hacer, Juan Pablo? Poniendo mi mano izquierda sobre sus cabellos, le respondí: —Tengo que matarte, María. Me has dejado solo. Entonces, llorando, le clavé el cuchillo en el pecho. Ella apretó las mandíbulas y cerró los ojos y cuando yo saqué el cuchillo chorreante de sangre, los abrió con esfuerzo y me miró con una mirada dolorosa y humilde. Un súbito furor fortaleció mi alma y clavé muchas veces el cuchillo en su pecho y en su vientre», pp. 148-149.

61

In op. cit., p. 128. Cf. la versión origínale en espagnol: «Iba a salir, corriendo, cuando tuve una idea. Fui a la cocina, agarré un cuchillo grande y volví al taller», in op. cit., pp. 140-141.

37 plage, cette femme lointaine et anxieuse, cette attente. Je marchai sur les lambeaux de la toile et les piétinai jusqu'à les réduire à l'état de chiffons sales. Jamais plus ne recevrait de réponse cette attente insensée! A présent, je savais mieux que jamais combien elle était inutile62.

Avant donc de se confronter à l'altérité féminine face à laquelle il ne peut à présent qu'arborer une violence de sujet émasculé (d'où le rôle joué par le couteau dans cette scène), il doit d'abord enfoncer son «cuchillo grande» dans l'écran symbolique qui lui tenait lieu de tableau de chasse; ce premier geste d'impuissance nous découvre tout d'abord le piège dans lequel était tombé l'artiste qui avait cru à un moment donné pouvoir jouer le chasseur impunément. Matemidad, son «tableau de chasse», au sens métaphorique bien entendu, se retourne contre lui au point qu'il éprouve le besoin compulsif de le détruire sans laisser de traces. Le statut de minorité qui caractérise, d'après mon hypothèse d'interprétation ici, l'artiste du premier roman de Sâbato révèle ainsi l'incapacité de l'art tout entier à atteindre la «vérité» dans une société dont tous les paramètres semblent truqués. La faillite du discours amoureux paraît positionner parallèlement l'artiste comme la métaphore d'une vision isolée condamnée à s'auto-détruire elle-même; l'interrogation apocalyptique qui s'en dégage met alors à découvert le vide sur lequel opère la Raison dans le cadre de la modernité argentine.

Ibidem. Cf la versión origínale en espagnol: «Pero había algo que quena destruir sin dejar siquiera rastros. Lo miré por última vez, sentí que la garganta se me contraía dolorosamente, pero no vacilé: a través de mis lágrimas vi confusamente cómo caía en pedazos aquella playa, aquella remota mujer ansiosa, aquella espera. Pisoteé los jirones de tela y los refregué hasta convertirlos en guiñapos sucios. ¡Ya nunca más recibiría respuesta aquella espera insensata! ¡Ahora sabía más que nunca que esa espera era completamente inútil!», ibidem.

CHAPITRE II

Sàbato ou l'anthroponymie comme instance de marginalisation63

Introduction Le statut du nom The possibility of reading can never be taken for granted. Paul De Man, Blindness and Insight

Au Congrès de Tucumân, nous avions décidé de cesser d'être espagnols; notre devoir était de fonder, comme les Etats-Unis, une tradition qui nous fut propre. Rechercher cette tradition dans le pays dont nous venions de nous couper aurait été un évident contresens; la rechercher dans une hypothétique culture indigène aurait été non seulement impossible mais absurde. Jorge Luis Borges, Livre de préfaces

Le terme anthroponymie64 entend faire fonction ici de catégorie à l'aide de laquelle penser le rapport entre le stéréotype et la notion fort problématique à mes yeux d'«identité argentine». Dans la mesure très précisément où elle me paraît faire les frais des distorsions entre l'histoire, le politique, le littéraire et une régie stéréotypale65 des discours; je veux dire une régie moyennant laquelle les idéologèmes sous-jacents au concept d'«argentinité» positionnent le discours identitaire comme allant de soi. Dans un pays — l'Argentine — où la violence brouille tous les paramètres susceptibles de servir à une entreprise de constitution du sujet dit argentin, toute entreprise orientée vers cette fin doit être tenue en suspicion. Cette deuxième partie de cet ouvrage consacré à l'oeuvre de Sábato assure la transition

Ce deuxième chapitre est une version remaniée, augmentée et corrigée de mon étude «Sâbato: du stéréotype au roman ou l'anthroponymie comme instance de marginalisation» publiée dans le volume collectif Parole exclusive, parole exclue, parois transgressive, (Eds., A. Gômez-Moriana et C. Poupeney-Hart), Collection L'Univers des discours, Le Préambule, Longueuil, Québec, 1990. Partie de l'onomastique qui étudie les noms de personnes. Ce terme souligne la fonction modélisatrice du stéréotype. Pour un approfondissement de la problématique concernant les rapports entre le stéréotype, le discours social et le littéraire, le lecteur est prié de consulter Daniel Castillo Durante, Du stéréotype à la littérature, XYZ éditeur, coll. Théorie et Littérature, Montréal, 1994.

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vers une confrontation du roman à l'éthique qui sera développée dans la troisième et dernière partie: «Abaddón el exterminador ou les écritures du stéréotype». Les écrits de Sàbato, autant fictifs que théoriques, cherchent à découvrir ce qui serait Vessence du sujet argentin. C'est dans ce sens qu'Alejandra — personnage de Sobre héroes y tumbas — et l'approche de Sàbato du tango, par exemple, sont censées caractériser l'argentinité. J'essaierai de montrer en quoi cette conceptualisation de l'identité argentine repose en réalité sur des présupposés en liaison avec une axiologie flottante dont les mécanismes touchent tout autant l'économique et le social que le politique. Le terme d'axiologie flottante se reporte ici au contexte d'opportunisme mercantiliste et instrumentalisateur qui caractérise d'après moi l'évolution socio-économique argentine depuis notamment la tyrannie de Rosas66. Ce fut alors que le poids des gros propriétaires terriens de la province de Buenos Aires prit la consistance d'une oligarchie dont le monopole des marchés céréaliers et d'élevage ne pouvait s'exercer qu'au détriment du reste du pays. La figure du propriétaire, éleveur et négociant à la fois, va unie à l'institution d'un nom qui masque son rapport à la violence qui est à l'origine de sa fortune. Le nom de l'estanciero— essentiellement d'origine hispanique — médiatisé par l'institution littéraire évacue la spoliation en positionnant le gaucho comme le prototype de l'Argentin ayant habité la pampa. Du Martín Fierro de Hernández au Segundo Sombra de Güiraldes la littérature ne fait qu'argentiniser le rapport à la terre. Le stéréotype va me fournir dès lors l'angle de problématisation des traits caractéristiques de la loi du Nom dans l'Argentine du roman de Sàbato. Le processus de décomposition sociale et politique que cette loi suppose ne revêt sa véritable signification que dans une vision globale de la trilogie romanesque. C'est pourquoi ce chapitre consacré essentiellement à Sobre héroes y tumbas ne dégage son rapport à la métatopique67 — en tant que réécriture du stéréotype — qu'à être relié à l'étude sur Abaddón el exterminador. L'«anthroponymie» dont il sera question ici s'oriente vers le questionnement du caractère problématique des liens se tissant entre le sujet et la coquille patronymique censée prendre en charge la représentation de son altérité. Cette coquille patronymique, constitue le legs nominatif d'un passé. Il s'agit du legatum fondant en quelque sorte le droit à recueillir une succession. Le patronymique grâce auquel le pater/patronus nomme son héritage. Celui qui fige également le sujet dans l'ordre d'une représentation:

Juan Manuel de Rosas (1793-1877), homme d'État né à Buenos Aires; dictateur (1829-1831/1835-1852). Daniel Castillo Durante, Du stéréotype à la littérature, XYZ éditeur, coll. Théorie et Littérature, Montréal, 1994.

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Mais je me rends maintenant compte qu'il serait impossible de bien montrer certains traits de la personnalité de Fernando 68 sans vous parler, ne serait-ce qu'en passant, de Georgina. V o u s ai-je dit qu'elle était la cousine de Fernando? Oui, elle était la fille de Patricio Olmos et la sœur de Bebe, le fou à la clarinette, et Ana Maria, mère de Fernando, était la sœur de Patricio Olmos. Comprenez-vous? Ainsi Fernando et Georgina étaient cousins germains; de plus, ce qui est très important, Georgina ressemblait étonnamment à Ana Maria, non seulement au physique, comme Alejandra, mais surtout moralement. Elle était en quelque sorte une quintessence de la famille Olmos, préservée du sang violent et malfaisant des Vidal, très fine et bienveillante, avec une sensibilité délicate, purement féminine. Quant à ses relations avec Fernando...69.

Le propre du nom c'est le Même; ce qui établit une filiation et le droit privatif d'un exercice: celui de se nommer comme faisant partie d'un patrimoine exclusif; l'exclusivité de la tribu en tant qu'instance de légitimation. L'analogie anthroponymique réfléchit les péripéties du sang. C'est elle qui fait de l'agonie du héros éponyme — Lavalle dans le roman de Sâbato — le miroir dans lequel se reconnaît l'image clichée d'une classe. Aussi est-ce là que sa lutte — agonie — se perpétue de même que son acharnement à demeurer en vase clos, souverainement autarcique. Une agonie de classe ne pouvant s'ouvrir que sur ses propres limites. L'instance nominative se met ainsi en branle en tant que procédure d'accréditation de la représentation d'un «lieu commun». Le nom y hérisse des garde-fous, des systèmes d'exclusion. Le nom de notre auteur — Sâbato™ — n'échappe pas, lui encore moins que les autres, à ces mécanismes de marginalisation onomastique. L'origine italienne qui pèse sur lui détermine — dans le cadre argentin, bien entendu, où je situe mon étude — son inclusion dans la longue liste des hétéronymes". Le nom «Sâbato» fait partie pour ainsi dire de la roture anthroponymique; l'auteur l'introduit sur la Il s'agit de Fernando Vidal Olmos, père d'Alejandra et mari de Georgina Olmos dans le roman Sobre héroesy tumbas, Buenos Aires, Sudamericana,1961. Ernesto Sâbato, Alejandra, traduction de Jean-Jacques Villard, Paris, Seuil, 1967, p. 322. Je ferai appel à cette version française pour mes citations sauf lorsque la traduction ne parvient pas à rendre en français certaines nuances et des connotations qui me semblent essentielles pour une bonne lecture du roman. Certains passages de la version d'origine ayant été omis dans la traduction française, je les traduirai lorsqu'il s'agira de les citer; les passages incriminés seront alors dûment identifiés afin d'aider le lecteur soucieux de suivre la version en langue espagnole. Je rappelle que ce mot veut dire «samedi» en italien. Du grec heteros, «autre», et ônuma, «nom», ce mot désigne dans mon étude tous ceux dont le nom n'étant pas attesté par une appartenance ethnique légitimée (d'origine hispanique, par exemple), se voient englobés dans une onomastique dévalorisante. Cette roture anthroponymique est essentiellement composée par des immigrés italiens et leur progéniture. Je m'efforcerai de prouver plus tard, au cours de mon analyse notamment du roman Sobre héroesy tumbas, le bien fondé des précisions précédentes. Je tiens aussi à signaler que ces hétéronymes — toujours par rapport au roman, bien entendu — sont en relation d'opposition avec les éponymes.

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scène de ses fictions à partir de son troisième roman Abaddón el exterminador. Une sorte de légitimation de l'hétéronyme se met ainsi en place. Dès les premières pages d'Abaddón el exterminador, il côtoie les personnages de son roman précédent. L'auteur Sàbato en faisant relayer son patronyme par le personnage «Sabato» — sans accent écrit —, mue la musicalité italienne du proparoxyton72 en une sorte de syllabation neutre plus à même de s'intégrer dans le phonétisme hispanique. Aussi facilite-t-il par là une ouverture vers des horizons linguistiques français qui, tout en désitalianisant son nom, s'avèrent capables de le rendre crédible73. «Désitalianiser» veut dire ici s'affranchir des clichés qui maintiennent le signe «Sàbato» assujetti au référent, partant aux quais bondés d'immigrants anonymes. C'est donc cette référencialité honnie que le nom réfléchit dans un contexte anthoponymiquement figé74 ; «Sabbat»75 peut dès lors s'incorporer comme attracteur étrange76 au sein même de l'univers démoniaque, pétri de visions apocalyptiques, généré par «Sabato»: [...] debout sur le seuil du café formant le coin des rues Guido et Juran, Bruno 77 vit arriver Sabato; au moment où il se préparait à lui parler, il sentit qu'un phénomène inexplicable allait se produire: tout en continuant de regarder dans sa direction, Sabato passa son chemin comme s'il ne l'avait pas vu. C'était la première fois qu'il advenait quelque chose de ce genre et, vu la nature de la relation qui les unissait, il fallait exclure l'idée d'un acte délibéré, conséquence de quelque grave malentendu. Il le suivit attentivement des yeux et le vit traverser le dangereux carrefour sans tenir aucun compte de la circulation, sans ces regards à droite et à gauche et ces hésitations qui caractérisent une personne éveillée et consciente des dangers.

Un mot qui a l'accent sur l'antépénultième syllabe; c'est le cas de «Sabato», en italien, qui se prononce de manière identique en espagnol: «Sabato». La suppression de l'accent au niveau de la graphie détermine une altération de l'économie de l'intensité phonique espagnole; c'est ce mécanisme-là et les conséquences qui en découlent queje vise ici. Barrera López, T., «Nacimiento e infancia del escritor», in La estructura de Abaddón el exterminador, Escuela de Estudios Hispano-americanos de Sevilla, Sevilla, 1982, p. 14. C'est moi qui souligne. «Dos hechos merecen la pena que sean señalados: la fecha de su nacimiento y el lugar de origen, por la profunda huella que dejarán en su vida. Al parecer, y con el paso de los años, Sábato consideró nefasta esa fecha por tratarse del día de San Juan, que según doctrinas ocultistas es "uno de esos días del año en que se reúnen las brujas" [...] Este hecho se puede poner en relación con otros que son relatados en el citado capítulo de Abaddón'. la animadversión del escritor hacia su nombre y apellido paterno. Por lo que nos cuenta, un hermano anterior a él, de dos años de edad, murió en extrañas circunstancias y se llamaba Ernesto. AI nacer él, te pusieron el mismo nombre: "Como si no hubiese bastante con el apellido, derivado de Saturno, Angel de la soledad en la cábala, Espíritu del Mal para ciertos ocultistas, el Sabath de los hechiceros" — confiesa —». «Sabbat» étant un mot à nombreuses acceptions, je mets en relief celle qui me parait étayer mon hypothèse: «Assemblée nocturne et bruyante de sorciers et de sorcières, au moyen âge» (Petit Robert, version 1989). Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Galilée, Paris, 1990, p. 179: «Seul reste l'Objet comme attracteur étrange. Le sujet n'est plus un attracteur étrange. On le connaît trop bien, il se connaît trop bien luimême. C'est l'Objet qui est passionant, car il est l'horizon de ma disparition. Il est ce que la théorie peut être pour le réel: non pas un reflet, mais un défi et un attracteur étrange. Telle est la recherche en puissance de l'altérité». Personnage du roman Sobre héroes y tumbas, l'œuvre qui précède, donc, Abaddón el exterminador.

43 La timidité de Bruno était si prononcée qu'il osait très rarement téléphoner. Mais après avoir passé longtemps sans le rencontrer à la Biela ni au Roussillon et sachant par les garçons qu'il n'avait pas reparu durant toute cette période, il se décida à appeler chez Sabato. «Il ne se sent pas bien», lui répondit-on de façon évasive. «Non, il ne sortirait pas de quelque temps.» Bruno savait qu'il tombait parfois pendant des mois dans ce qu'il appelait «un puits», mais il ne s'était jamais encore rendu compte aussi bien que maintenant de la redoutable vérité contenue dans cette expression. Des choses qu'il lui avait racontées à propos de maléfices, sur un certain Schneider, sur les dédoublements, commencèrent à lui revenir. Une grande inquiétude s'empara petit à petit de son esprit: c'était comme si la nuit l'avait surpris en plein territoire inconnu et qu'il eût dû s'orienter grâce aux petites lumières de lointaines chaumières occupées par des gens qu'il ne pouvait se représenter, et sur l'éclat d'un incendie en des lieux reculés et inaccessibles78.

Le rapport de la «vérité» à la quête épistémologique du sujet se voit ici confronté aux présupposés de la Raison topique'9 sous-tendant le passage de l'esthétique à l'éthique. Dans ce sens, la fiction qui est à la base de la désitalianisation du nom, implique une perspective truquée. Le personnage du roman —- Sabato — y égare le clichage italique qui barre son accès à l'arbre du Même. Le malaise du nom Sábato ressenti par l'auteur implique alors un rapport problématique du sujet à l'axiologie déterminant le statut social des individus. La fictionalisation du nom intervient ici en tant que fausse conscience du sujet.

L'arbre du Même L'analyse de Yincipit d'Abaddón el exterminador, outre le fait qu'elle nous permet de saisir les conditions de lisibilité de ce texte, dévoile la coexistence d'un réseau de figures «sabbatiques»; c'est par leur médiation que l'hétéronyme «Sabato» cesse de se référer à la périphérie des bannis, ceux qui sont mis — littéralement — au ban du Nom, partant de la Loi qui régit l'Argentine d'alors. Dans cette optique précise, les personnages de l'œuvre de Sábato ne parlent qu'à partir du nom. Privés de nom, ils demeurent muets, c'est-à-dire «bannis». L'exil de l'anonyme implique avant tout des contextes d'énonciation rendant cette énucléation anthroponymique possible. Pour l'idéologie anthroponymique argentine, rien ne vaut le métal blanc, Yargentum. Les Argentins d'origine indien78

Ernesto Sábato, L'ange des ténèbres, traduction de l'espagnol par Maurice Manly, Paris, Seuil, 1974, pp. 11-12. Je précise que dans la version originale en espagnol le nom de l'auteur est donné comme étant paroxyton; l'accent d'intensité doit, donc, se placer sur l'avant-dernière syllabe. Cf. : «[...] de pie en el umbral del café de Guido y Junín, Bruno vio venir a Sabato, y cuando ya se disponía a hablarle sintió que un hecho inexplicable se produciría: a pesar de mantener la mirada en su dirección, Sabato siguió de largo como si no lo hubiese visto [...]», mAbaddón el exterminador, Madrid, Alianza, 1975, p. 15. Je souligne.

79

Ce terme entend rendre compte de la cristallisation au niveau de la fiction de Sábato d'une constitution préconstruite du Logos permettant l'émergence du sujet dans son rapport au mal.

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ne — ceux à la peau cuivrée, non argentine — ne pouvant se réclamer d'une quelconque attache patronymique européenne susceptible de blanchir leur ascendance sont voués à l'anonymat d'un équarrissage métonymique: [...] pas une petite tête noire sans son mixeur électrique [...] [. . .] le monde était auparavant pas mal amusant, mais ces derniers temps, avec toutes ces petites têtes noires [...]80

Le sang qui ne peut pas se nommer est illégitime. Bâtard, à savoir inscrit sur le bât qui blesse: l'extermination des Indiens et l'occultation systématique de ceux ayant survécu sur les lieux mêmes de leur ancienne splendeur81. Le nom consacré par l'Histoire sera lui aussi escamoté. La femme argentine autochtone sera nommée «chinita» ou «cabecita negra»'2. Travestissement d'un discours schizophrénique qui met tout en œuvre dans le but d'esquiver la nomination de la dépouille aborigène. Il ne suffît pas d'éliminer physiquement l'Indien, encore faut-il que la parole — comme pratique sociale découlant d'un discours hégémonique — n'ait plus à le nommer. Face au «Noir-cuivré», YArgentin-argenté construit son identité à l'ombre d'une banque. C'est le cas des nouveaux venus enrichis par le commerce ou les grosses «magouilles» politico-financières; il doit parfois en désespoir de cause se cramponner, pas toujours avec succès, aux branches privées de leur sève d'un arbre généalogique postcolonial, conservateur et traditionnel, dont on s'efforce de chasser la moindre trace susceptible de référer à l'Indien. L'innommé. L'innommable. Celui qu'il faut à tout prix empêcher de parler, réduire au silence, nommément tuer: — Il faudrait tuer toute cette racaille noire [. ,.]83

L'arbre généalogique, pilier fondateur de tout pouvoir de représentation, transforme alors l'album de famille en galerie d'ancêtres. L'impossibilité d'intégrer l'Autre au Même fonde l'inceste anthroponymique. Alejandra Vidal Olmos — rejeton incestueux — demeure emprisonnée sous la même coquille patronymique que Fernando. Ce qui permettrait en théorie de déclencher à son tour une nouvelle anthroponymie synonymique. Fernando Vidal Olmos fusionnant avec Alejandra Vidal Olmos donnerait naissance à un sujet dont la genèse, trois fois nommée, 80

Je traduis et souligne, respectivement: «No había cabecita negra que no tuviera su batidora eléctrica», p. 186 et «antes el mundo estaba bastantes divertido pero en los últimos tiempos, con los cabecitas negras [...]», Sobre héroes V tumbas, p. 211.

81

Je rappelle que l'Empire Inca a laissé des traces indélébiles sur une bonne partie des provinces du Nord de l'Argentine. De très riches cultures précolombiennes y ont aussi maintenu pendant des siècles une présence autochtone particulièrement développée.

8

Respectivement «petite chinoise» et «petite tête noire». Je traduis et souligne. C'est moi qui traduis et souligne. Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, p. 211: « — Habría que matar a toda la negrada — decía».

"

83

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par le grand-père (Fernando V. O.), par le père (Fernando V. O.), et par la mère (Alejandra V. O.), désignerait en négatif le projet schizophrénique sous-jacent à l'instance nominative dans le texte de Sàbato. C'est peut-être l'impasse anthroponymique face à laquelle se heurte la relation Alejandra-Femando Vidal Olmos qui assignerait au suicide par le feu du couple incestueux, une sorte de fonction de rééquilibrage dans J'économie du nom. Le délire qui noue le Même à la loi anthroponymique situe également le texte de Sàbato à l'intérieur d'un processus de nomination accéléré; le conglomérat de clichés dont chaque nom se voit affecté est mis sous la tutelle du stéréotype qui somme le sujet de se soumettre à la doxa. C'est aussi le cas en ce qui concerne l'auteur des Cent vingt journées de Sodome. Le nom de Sade joue un rôle topologique dans le texte de Sàbato; le mal y adhère en fonction d'une vision doxique qui dilue en partie les raisons qui sont à l'origine du caractère apocalyptique que revêt Buenos Aires dans les romans de Sàbato.

Sade et Sàbato: La force centripète du réfèrent maudit Les allusions explicites à Sade sont nombreuses dans l'oeuvre de Sabato. On peut notamment les trouver tout autant dans Sobre héroes y tumbas que dans Abaddón el exterminador. Un réseau anthroponymique particulièrement dense se constitue dans les deux romans; le patronyme de l'auteur des Cent vingt journées de Sodome semble y représenter la clef de voûte: — Qu'est-ce que tu es en train de penser ? — demanda S.84 sur un ton méfiant. [...] — Bon, je poursuis. Les théologiens ont raisonné sur l'Enfer, et parfois ils ont prouvé son existence de la même manière qu'on démontre un théorème. Mais les grands poètes seuls nous ont révélé la vérité; ils ont dit ce qu'ils ont vu. Tu comprends? Ce qu'ils ont vu vraiment. Réfléchis: Blake, Milton, Dante, Rimbaud, Lautréamont, Sade, Strindberg, Dostoïevsky, Hölderlin, Kafka. Qui serait l'arrogant qui oserait remettre en question le témoignage de ces martyrs-là?

[...] — Ce sont eux qui font des rêves à la place des autres. Ils sont condamnés [...], CONDAMNES ! ( il a presque crié ) à révéler les enfers 85 .

Dans le «Rapport sur les aveugles», le nom du marquis de Sade est même implicitement associé à celui du narrateur-personnage, Fernando Vidal Olmos, qui se voit par là même investi d'une deuxième surdétermination patronymique. Les di84

85

«S.» représente l'auteur «Sàbato» que le narrateur introduit, en tant que personnage se mêlant aux autres personnages des ouvrages précédents, sur la scène de la fiction. Ernesto Sàbato, Abaddón el exterminador, p. 156. C'est moi qui traduis.

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vers fragments de son récit-autobiographie découvrent une pratique discursive largement contaminée par les syntagmes figés de «perversion», de «cruauté», et de «débauche outrée» d'un acharnement qui ne peut être, bien entendu, que «sadique». Le texte esquisse ainsi une représentation du mal à partir des unités gelées que le nom Sade évoque chez le lecteur moyen. Toutes les mutations et visions tératologiques sont dès lors viables. Le nom Sade encrypté dans le cliché légitime ici la vraisemblance du récit de Sâbato. Or la réactivation du réfèrent maudit ne met en branle qu'une intertextualité sous la tutelle du stéréotype: [...] Mais qu'est-ce qui empêche que, [...], l'esprit du marquis de Sade puisse venir se loger dans le corps qui a été prévu pour que j'y tienne mon rôle? Existerait-il une relation inviolable entre mon corps et mon âme? Il m'a toujours semblé prodigieux qu'un homme puisse grandir, avoir des illusions, subir des désastres, partir à la guerre, se détériorer moralement, changer d'opinions, transformer ses sentiments et continuer pourtant à s'appeler du même nom, Fernando Vidal Olmos [...]. J'ignore ce qu'il en est des autres. Je puis simplement dire que chez moi cette identité se perd soudain et que cette déformation du moi prend bien vite des proportions énormes; de vastes régions de mon esprit se mettent à enfler, il m'arrive même d'en sentir la pression physique dans mon corps, surtout dans ma tête, elles s'avancent comme de silencieux pseudopodes, aveugles et mystérieux vers d'autres régions de l'espèce et enfin jusqu'à des régions zoologiques obscures et anciennes [...]. Alors il m'arrive de penser que la réincarnatioin peut être un fait réel et que dans les plus mystérieux replis de notre moi dorment les souvenirs de ces êtres qui nous ont précédés, de même qu'il subsiste en nous des traces de poisson ou de reptile. Commandés par le nouveau moi et le nouveau corps, les fauves et les monstres préhistoriques qui logent en nous sont prêts à se réveiller et à surgir dès que les forces, les tensions, les fils et les vis qui maintiennent le moi présent se relâchent et cèdent pour une raison ignorée de nous. Et tel est le cas chaque fois que vient la nuit, quand nous dormons, puis cela devient soudain incontrôlable et finit bientôt par régner sur nous dans des cauchemars diurnes86.

Le nom en s'érigeant comme le palimpseste par antonomase87 de l'analogue, dévoile à l'infini les anciennes écritures du sujet. Le nouveau texte s'y incame dans une anthroponymie. À cet égard, la signature que le sujet appose au bas d'un document ressortit au rite d'un texte qu'il se doit de parapher comme scribe-

86

87

Ernesto Sâbato, «Rapport sur les aveugles», Alejandra, édition française citée plus haut, p. 207-208. Le Rapport sur les aveugles constitue à proprement parler un roman enchâssé dans un autre roman; quoique leur intertextualité soit fondamentale pour une des herméneutiques possibles de Sobre héroes y tumbas, ce texte a une économie narrative suffisamment développée qui lui procure une autonomie textuelle propre. Est-ce qu'il ne s'agit pas là, précisément, de remplacer le nom, de le faire permuter, si l'on veut, par l'énoncé d'une qualité propre à l'objet ou à l'être qu'il désigne ?

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responsable d'un lignage88. Cet acte éclaire parallèlement le rôle essentiel joué par l'instance anthroponymique dans l'accréditation89 d'une pratique discursive. L'auteur Sâbato se fait sabbatique en reléguant sa coquille patronymique au plan fictionnel. Les mécanismes marginalisants de l'instance anthroponymique flétrissent «l'homme de lettres» Sade90 d'une épithète infamante: «sadique». Chez Sade le rapport au nom ne pouvait être que problématique dans la mesure où la loi y préfigure le refoulement que l'écriture libertine s'acharne à tourner en dérision. Toutefois l'ironie du sort a voulu que ce bouturage anthroponymique ait permis à Sade — oiseau unique de son espèce — de renaître de ses propres cendres. Je ne cherche ici qu'à problématiser la nature des liens se tissant entre le nom et sa bouture. Analyser si la nébuleuse-Sâbato peut ou non entrer dans un encadrement «sabbatique», ainsi que de savoir si la galaxie-Sade autorise une approche «sadique», me paraît déborder les limites que je me suis fixées pour le présent travail. Je crois, en revanche, qu'il est de mon ressort de cerner la stratégie écriturielle étayant la position du roman de Sâbato vis-à-vis de la problématique anthroponymique. Je prétends que cette stratégie vise par-dessus tout à libérer l'auteur du pesant fardeau du nom hétéronyme. La loi anthroponymique veut que dans l'Argentine du roman de Sâbato un enfant d'immigré italien soit sa vie durant un renégat; quelqu'un, en somme, qu'on astreint à renier son nom. L'œuvre de Sâbato se fait l'écho, me semble-t-il, d'un carrefour de courants discursifs qui confèrent l'exclusivité d'un droit, celui de nommer le sujet et, ce faisant, d'intégrer sa parole, ou la dés-intégrer. Il en est ainsi notamment dans le roman Sobre héroes y tumbas. L'anthroponymie y opère non seulement en tant qu'instance de marginalisation, mais également en tant que dispositif d'accréditation du sujet comme ayant droit à la parole. Je ne pense pas qu'il soit utile comme certains critiques le prétendent de vouloir à tout prix dater l'Argentine91 du roman de Sâbato. Le lien du littéraire à 88

«Lignage» désigne ici, outre son sens habituel d'«ensemble de parents issus d'une souche commune», le nombre de lignes anthroponymiques imprimées qui entrent dans la composition d'un texte.

89

Je choisis ce mot au lieu de «légitimation», beaucoup plus employé, parce qu'il me paraît rendre avec une très grande précision, le caractère «vicariant» que revêt toujours ce que j'appelle l'instance anthroponymique ou instance de nomination. Sa fonction étant, autrement dit, d'introniser des «substituts» censés «squattériser» la place de l'Autre au sein de la fiction.

90

L'on sait que le marquis tenait beaucoup à ce titre malgré les multiples mécanismes dénégatoires chargés de marginaliser son œuvre littéraire, voire la déclarer nulle et non avenue.

91

Coddou, M., «La teoria del ser nacional argentino en Sobre héroes y tumbas», in Homenaje a Ernesto Sábalo. Variaciones interpretativas en tomo a su obra, Las Américas Publishing Company, Inc., New York, 1973, p. 112. Je souligne: «No ha errado la critica que ha señalado la filiación de Sábato con el ensayismo intuicionista de los años 30 en que se hablaba de una Argentina invisible, carente de historia, signada por un pecado original. Hablando de lo nacional Sábato no considera ni históricamente ni hace distinciones, pasa sobre los acontencimientos y las situaciones. Iris Ludmer, estudiando este punto, señala

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l'histoire peut fort bien passer par une vision quelque peu en retrait par rapport à la contemporanéité de la fiction. En quoi il y a une appréciation erronée du critique concernant les perspectives historiques de Sobre héroes y tumbas. Ce que le roman tait ou réfléchit en tant qu'effet d'anamorphose de l'idéologie flottante argentine constitue précisément la prise du roman sur le social. Que l'Argentine soit celle des années 30 ou 55 ou 61 n'a de sens que pour autant que son émergence (en tant que thématisation de la fiction) s'articule sur un dépotoir de discours clichés. Le roman réactive ces discours clichés ou les passe sous silence en fonction d'une interaction entre le littéraire, le social, l'économique, le politique et l'éthique. C'est dire que les conditions d'affleurement de «lo nacionalargentino» comme référentialité datée et/ou identifiable il faut les chercher ailleurs que dans le projet écrituriel explicité par le roman.

La nomination comme instance accréditive du sujet Dans Sobre héroes y tumbas, le narrateur passe en revue tous les grands noms de la littérature occidentale. Celui du marquis de Sade y occupe toujours une place de choix. Cette sorte de réhabilitation onomastique posthume (Sade ayant enfin droit de siéger parmi Dante et Dostoïevski) recouvre en réalité une entreprise de nomination accréditive qui va bien au-delà de la simple irruption énonciative. Le bâti92 du texte romanesque de Sâbato découvre, en effet, les articulations d'une sorte de machine à nommer. Il ne s'agit pas, comme pour Sade, de «tout dire» — ce qui débouche sur une anti-encyclopédie des mœurs — mais de ne rien laisser échapper de ce que la pure nomination peut représenter en tant que telle. Il n'est nullement question non plus de déceler dans le texte l'esquisse d'un quelconque échaffaudage crédité d'un pouvoir de «faiseur de nom» (onomatourgos)93. Cette nomination voile, en réalité, un processus d'énonciation anthroponymique frappé de stéréotypie. Nous ne sommes pas non plus face à un nouveau Colomb qui, a modo de conclusion: "Ernesto Sâbato escribe Sobre héroes y tumbas en 1961, lo ubica en 1955, piensa en 1930: en el ser nacional, en el caos, en el resentimiento de 'el argentino', en los lugares comunes, en su inspiración literaria». Le bâti textuel est posé ici en tant que charpente inter-discursive au moyen de laquelle le «sens» anthroponymique se fait l'écho d'une polémique: celle qui oppose l'éponyme Borges à l'hétéronyme Sâbato dans le roman Sobre héroes y tumbas. Est récusée par lâ même toute conception qui écarterait la logique agonistique présidant au marché des échanges d'unités gelées dans le roman de Sâbato. Gérard Genette, Mimotogiques, voyage en Cratylie, Seuil, Paris, 1976. Le passage auquel je fais allusion se trouve dans «L'éponymie du nom», p. 14: «On voit donc que le caractère naturel et nécessaire de la relation entre le nom et l'objet ne fait pas pour autant de la nomination un acte facile et à la portée de tout un chacun. C'est un travail, c'est donc un métier que de faire un nom, et il y faut un artisan spécialisé, comme le menuisier pour la navette ou le forgeron pour la tarière: "ce n'est pas au premier venu qu'il appartient d'établir le nom, mais à un faiseur de nom (onomatourgos)"». En suivant de près le Cratyle, Genette souligne le dédain socratique à l'égard du «mirage des origines» et du «mythe du paradis linguistique perdu».

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émerveillé par les paysages que son regard «médiéval» découvre94, s'empresserait de tout «nommer». Le projet écrituriel de Sâbato s'évertue à accréditer sur la scène du roman une figure urbaine — frêle et fragile émanation d'une mégalopole méphitique: Buenos Aires — en proie aux fantasmes d'une «Littérature» qui seule peut légitimer ses errances. Martin, le personnage de Sobre héroes y tumbas, pounait être décrit en empruntant les termes dont se sert Michel Foucault pour entreprendre l'esquisse du portrait du héros de Cervantes95. Le livre comme Raison éthique hante le héros de Sabato. L'horizon épistémologique de la fiction complète cette hantise. Nous avions déjà vu comment dans le troisième roman, Abaddôn el exterminador, le signe «Sabato» est, lui aussi, happé par le texte qu'il est censé (lui même) produire. Circularité d'un parcours qui légitime sa propre démarche. C'est l'élaboration d'une machine-à-nommer reproduisant et recontextualisant des pratiques discursives qui dévoilent, par contraste, les mécanisme d'exclusion inhérentes aux procédures nominatives: Toujours mal à l'aise en face des étrangers, Martin ne savait pas comment s'asseoir en présence de Quique, certain que l'autre observait tout et l'enregistrait dans son implacable mémoire; qui pouvait dire où et comment il se gausserait plus tard de son allure et de sa gaucherie? Les gestes théâtraux de Quique, sa façon de tourner en ridicule, sa duplicité, ses phrases, tout contribuait à ce que Martin se sente comme un insecte sous la loupe d'un savant ironiquement sadique. — Sais-tu que tu me fais penser à un personnage du Gréco ? dit Quique. Comme toutes ses phrases, cela pouvait s'interpréter commé un compliment ou une mise en boîte. Il était bien connu pour les dithyrambes à double tranchant qu'il écrivait dans ses chroniques et qui étaient, en fait, des critiques alambiquées: "Jamais il n'a condescendu à se servir de métaphores profondes", "À aucun moment il ne succombe à la tentation de se faire remarquer", "Il ne craint pas d'affronter l'ennui du spectateur"96.

94 95

96

Tzvetan Todorov, La découverte de l'Amérique, La question de l'autre, Paris, Seuil, 1982. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1956, p. 60: «Or, il est lui-même à la ressemblance des signes. Long graphisme maigre comme une lettre, il vient d'échapper tout droit du bâillement des livres. Tout son être n'est que langage, texte, feuillets imprimés, histoire déjà transcrite. Il est fait de mots entrecroisés; c'est de l'écriture errant dans le monde parmi la ressemblance des choses. Pas tout à fait cependant: car en sa réalité de pauvre hidalgo, il ne peut devenir le chevalier qu'en écoutant de loin l'épopée séculaire qui formule la Loi. Le livre est moins son existence que son devoir. Sans cesse il doit le consulter afin de savoir que faire et que dire, et quels signes donner à lui-même et aux autres pour montrer qu'il est bien de même nature que le texte dont il est issu. Les romans de chevalerie ont écrit une fois pour toutes la prescription de son aventure. Et chaque épisode, chaque décision, chaque exploit seront signes que Don Quichotte est en effet semblable à tous ces signes qu'il a décalqués». Alejandra, pp. 168-169.

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Les rapports de force entre les personnages sont ainsi actualisés" par le truchement de la procédure nominative. Celle-ci implique, en tant que mise en application d'un ensemble de règles et de formalités visant l'accréditation patronymique, une compétence discursive qui érige sa légitimation sur le socle institutionnalisé d'une double reconnaissance: aptitude publiquement reconnue à œuvrer discursivement dans des conditions précises, et acquis implicite lié à un savoir de classe. À cet égard, l'actualisation de la figure topique de «Borges» dans le Xlle chapitre, Ile partie, de Sobre héroes y tumbas, constitue un emploi emblématique: Et tandis qu'il marchait vers la maison de Rinaldini, Bruno voyait Méndez qui disait sarcastiquement: conférencier pour des dames de l'oligarchie98

Borges y joue le rôle de balise référentielle incontournable. Tous les chemins du roman conduisent à ce nom dont la loi secrète semble vouloir scander le mépris de l'impossible reconnaissance patricienne à l'égard de l'Autre. Celui que l'arbre du Même éprouve comme une plante adventice. Toute tentative de «dialogue» est vouée dans ce contexte au «mal» entendu. C'est dans ce sens qu'il faudrait interpréter l'analyse de Noé Jitrik des Diálogos entre Borges et Sábato99. Ce «desdén» (mépris) de Borges dont le propre Jitrik est du reste victime, explique la distance entre l'écriture éponyme — celle de Borges —, et l'élaboration longue et laborieuse d'une entreprise romanesque hantée par le regard vide du Même. Là se noue le désir anonyme que le roman postule comme quête de reconnaissance dans un espace où seuls résonnent les noms du passé éponyme. Borges et l'onomathèque argentine Quique est le personnage chargé de développer la procédure anthroponymique dans le roman. Il fonctionne sur le même paradigme discursif que Borges. Tous les deux sont supposés représenter un savoir de classe qui exclut séance tenante ceux qui seraient dépourvus de nom. L'approfondissement du fonctionnement Bourdieu, P., Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 14: «[...] on doit se garder d'oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs». Il s'agit ici d'une des nombreuses allusions à Jorge Luis Borges dont l'œuvre de Ernesto Sábato est truffée. Sobre héroes y tumbas, éd.cit., p. 174 - 178. C'est moi qui traduis. Jitrik, N., «Sentimientos complejos sobre Borges», in La vibración del presente, Fondo de Cultura Económica, México, 1987, p. 18: «Años después volví a tener la misma sensación al mirar unos diálogos entre Borges y Sábato que una editorial argentina creyó indispensable dar a luz; Sábato corre con el gasto de los grandes temas; Borges gruñe de cuando en cuando una especie de "así ha de ser nomás" y no se toma el trabajo de destruir las arduas y pretenciosas —filosóficas— articulaciones de Sábato, acaso "para no quedar como un desatento", como dirían los criollos, en cuyo desdén Borges nutre su conocido estilo denigratorio».

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onomastique au niveau discursif est révélateur des attaches inextricables qui, par leur enchevêtrement historique, découvrent une approche de l'être (sens heideggérien) au sein du paraître. L'identité de Quique — chroniqueur de «la Haute» — cherche à se cristalliser dans un carrefour de clichés, d'images figées, et de phrases brillantes et corrosives dans un espagnol truffé d'expressions en français et en anglais. Son rôle de hiérogrammate, lui permet d'accéder aux arcanes pétrifiés de l'anthroponymie argentine. C'est en ayant comme destinataire apparemment privilégiée une bourgeoise huppée de Buenos Aires, qu'il entame le début de ce qui constituera le développement d'une véritable théorie anthroponymique: Sais-tu, Marita [...] que l'on a constaté que le type ne se nomme pas en réalité Perón, mais Perone? [...] — Si dans ce pays tu t'appelles Vignaux, même si ton grand-père à été boucher à Bayonne ou à Biarritz, tu es bien considéré. Mais si tu as le malheur de t'appeler De Ruggiero, même si ton père a été professeur de philosophie à Naples, tu es foutu, mon vieux: ta vie durant tu ne seras qu'une sorte d'épicier. Cette affaire de noms, il faut l'étudier avec beaucoup d'attention [...]. Les croisements et l'immigration exposent le pays à de grands dangers100.

L'hétéronyme, tout autant que le hors-nom (l'anonyme), peut toujours avoir recours à la fraude anthroponymique en empruntant une signature illustre à la vaste onomathèque de la toponymie argentine. Ceci a comme corollaire inévitable l'exacerbation de l'aliénation du sujet. La ressource toponymique peut parfois faire défaut car il n'est pas toujours facile d'avoir au moins un des deux noms lié à une place ou à une avenue; il ne reste plus alors qu'à s'accrocher, en désespoir de cause, au nom d'une des nombreuses stations de métro qui parcourent les entrailles de la ville. La liste onomastique qu'on y trouve, quoique pas toujours très épurée («Pellegrini»101 malgré sa carrière n'en demeure pas moins d'origine honteuse), peut cependant tirer quelques anonymes de leur «embarras patronymique»: Le métro, je vous file l'information, constitue une véritable mine à puiser des noms. Prenez, par exemple, la ligne qui va vers Palermo, qui n'est pas des meilleures. Elle fonctionne pourtant presque depuis le départ [...]102

Cette conceptualisation de l'anthroponymie, une fois recontextualisée, explique le mécanisme de légitimation discursive de certains personnages de Sabato. En ayant recours au français l'auteur argentin nomme le narrateur de son premier roman'03 : Castel, «petit château»104. Un détail lexicographique, en apparence mi100

Ernesto Sàbato, Sobre héroesy tumbas, p. 212. C'est moi qui traduis.

101

Carlos Pellegrini, homme politique argentin (1846-1906), qui fut président de l'Argentine de 1890 à 1892. Ernesto Sàbato, Sobre héroesy tumbas, p. 212. Je traduis. Emesto Sàbato, El Tùnel, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1948. J'ai consulté pour ce deuxième chapitre l'édition publiée par Seix Barrai à Barcelone en 1983.

102 103

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nime, mérite à mes yeux d'être signalé ici; il éclaire, du moins je l'espère, le sens de cette approche d'une des œuvres les plus connues de la littérature argentine contemporaine: le Petit Robert105 nous montre Castel pris en sandwich entre Caste et Castillan. Le dictionnaire, temple s'il en est de l'inventaire nominatif, focalise ainsi un faisceau de simulacres au moyen d'une architecture d'emprunt. L'identité argentine ne semble pouvoir donc s'élaborer qu'en trompe-l'œil, c'està-dire en faisant appel à une «pureté» postiche. Un double bind la contraint à faire appel à l'emprunt afin d'échapper au cercle incestueux qui l'étouffé. Castel, écartelé entre la loi oligarchique et un discours hégémonique — celui de la prose aristocratiquement ironique de Borges106 —, s'efforce d'interpréter son rapport à l'Autre dans un espace iconique truqué. Lors d'une exposition de ses œuvres, la rencontre avec une femme aux prises, comme tous les personnages féminins des fictions de Sábato, avec le climat de décomposition de la ville, lui assignera sa place identitaire dans la chaîne discursive: Il suffira de dire que suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribame

ir

L'énoncé enferme d'emblée le sujet dans une perspective privée de vue. La violence ainsi formulée se voit immédiatement récupérée par une vision topique de l'artiste en proie à une folie meurtrière. Dans ce contexte où les grilles de lecture sont surdéterminées, le roman présuppose une opacité faisant obstacle à une problématisation non topique du rapport du sujet à la folie. Le texte matérialise ainsi un rapport à l'Autre sous la tutelle du stéréotype; le faux argentin positionne dès lors la copie (donc le cliché) comme le but à atteindre. Buenos Aires en est le modèle absolu. Et puisque l'on ne peut que voir à travers la copie, le roman les multipliera en quelque sorte à l'infini. Je veux dire par là que dans la mécanique de reconnaissance exigée à l'artiste depuis le centre (l'Europe et les États-Unis) Sábato joue le rôle du faussaire; la folie ne peut être que plus sinistre à Buenos Aires et la solitude bien plus difficile à supporter. Dans cette perspective où la copie se substitue à l'original à partir de la périphérie, le paradigme majeur demeure, bien entendu, le discours borgésien. Un discours où le faux devient plus vraisemblable que l'original ne pouvait avoir son topos originaire qu'à Buenos Aires, la ville en trompe-l'oeil par excellence. Quoi de plus normal alors que l'unité d'emprunt — le cliché — occupe une place si importante dans le roman 104

Terme emprunté à son tour par le français au languedocien (fin XVIIe siècle).

105

Nouvelle édition revue, corrigée et mise à jour pour 1990.

106

Ernesto Sàbato. «Ce dont je suis certain, c'est que sa prose est la plus remarquable qu'on puisse trouver aujourd'hui en langue espagnole», in Sobre héroesy tombas, éd. cit., p. 174. Je traduis. Ernesto Sàbato, El Tùnel, Barcelone, Seix Barrai, 1983, p. 11. Le texte en espagnol dit: «Bastarâ decir que soy Juan Pablo Castel, el pintor que maté a Maria Iribame [...]».

107

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métaphysique de l'écrivain argentin. Or son utilisation doit être pensée à l'intérieur de cette double contrainte (double bind) évoquée plus haut qui somme l'écriture de Sâbato de se produire en tant que copie d'une copie. Autrement dit, le seul discours possible en périphérie serait celui du faussaire. La constitution de la modernité argentine s'y inscrit, en tout cas, tout-à-fait.

Le texte anthroponymique Le personnage principal de Sobre héroes y tumbas, celui qui traverse d'un bout à l'autre le récit — exception faite de la troisième partie du roman, le «Rapport sur les aveugles» — s'appelle del Castillo. Martin del Castillo. Malgré le changement de langue, le réfèrent demeure inchangé. L'onomastique devient une toponymie. Le sujet habite le nom qu'il porte. Il se fraie un topos au pied des murailles du château. En se frayant également un chemin sous son propre patronyme — l'on connaît à présent le caractère surdéterminé de celui-ci en fonction de la «théorie anthroponymique» de Quique —, le sujet peut prétendre avoir un jour accès à la parole. Le caractère encratique — son pouvoir faire dire (sens barthésien) — de la loi onomastique argentine légitime alors la pratique discursive. Elle déclenche par la même occasion un système axiologique d'exclusion au moyen duquel la parole de l'immigré — surtout s'il est d'origine italienne — est nulle et non avenue. «Non avenue»: littéralement, inapte à la circulation. Incapable de s'incarner en topos. D'où le «no man 's land» de Barracas énoncé par Quique. Le néant de la terre y rejoint l'anonymat des habitants qui la peuplent: — Je te dirai que j'adore les Olmos. D'abord parce que le seul fait d'habiter à Barracas est suffisant pour que la Haute108 en crève de rire et que ma cousine Zaza pique des crises de nerfs chaque fois que quelqu'un découvre qu'il existe une parenté lointaine entre nous et les Olmos. Car, ainsi qu'elle me disait l'autre jour avec rage: "Je voudrais bien que tu me dises qui, mais enfin qui, peut habiter à Barracas?" Je lui ai naturellement répondu, avec le plus grand calme, que personne n'habitait làbas, en dehors de quatre cent mille ouvriers109, plus une quantité de chats, de chiens, de serins et de poules. J'ai ajouté que ces gens, les Olmos, ne nous causeraient sans doute jamais de désagrément par trop spectaculaire, car le vieux Pancho vit dans un fauteuil à roulettes, ne voyant et n'entendant rien d'autre que la Légion de Lavalle [...] Bref, il ne reste que Fernando et Alejandra, ai-je dit à Zaza, et ma cousine s'est écriée: "encore deux autres fous!" Et Toto qui était là a secoué la tête et, levant les yeux au ciel, s'est exclamé, comme dans Phèdre: "O déplorable race!" [,..]110 108 109

110

En fiançais dans le texte original. «Grasitas» dans le texte original. Littéralement: «petite graisse». Mot intraduisible qui connote plutôt que la «saleté» physique, une condition sociale inférieure. Ernesto Sábato, Alejandra, pp. 169 - 170.

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Le banni peut néanmoins accéder à une pratique discursive en travestissant le nom honni qui le réduit au silence. Un processus d'onomatophagie a lieu lorsque le sujet dévore son propre signifiant en l'hispanisant. C'est le cas de Perone, qui devient Perón'". L'onomatophagie, pour ainsi dire, peut être complète lorsqu'il s'agit d'un nom revêtant un caractère d'hispanisation problématique; le lieutenant Patrick Elmtress ne peut dès lors que se métamorphoser en Patricio Olmos1,2. Les personnages de Sobre héroes y tumbas, lisant les rapports des êtres au nom sous la seule loi de la représentation (voit-on des rues, des avenues, des impasses, ou ne s'agit-il plutôt là que de momes stations de métro?), se heurtent aux discours clichés du roman. Quoique le tissu d'images gelées soit particulièrement dense dans la trilogie de Sábato, je fais également allusion aux présuppositions topiques. Ce sont elles qui sont à l'oeuvre dans le processus de hiérarchisation des filtres par le biais desquels les divers discours sillonnant une société multiplient leurs propres réseaux d'interférences. Un phénomène de parasitage du signe se met ainsi en place. Sans pour autant me désintéresser des clichés et des présupposés qui sont à mettre dans le procès d'énonciation sur le compte du narrateur, je situe ici l'enjeu représenté par l'anthroponymie en tant que fausse conscience. La constitution de l'Argentin («1'argentino») en sujet passe par là dans le roman. Il cherche à devenir ce qui le nomme. C'est cette Raison anthoponymique qui dans une grande mesure fonde «l'Être argentin». Le stéréotype interpellant l'individu en sujet de son propre nom y règle sa logique. Dans cette perspective aberrante, les membres forclus de l'altérité ont pour nom «Indien», «immigré», «cabecita negra». C'est-à-dire qu'en refusant la relation dialogique avec l'Autre, le sujet argentin s'enferme dans la logique de la copie; or le reflet que l'Europe attend de lui ne pouvant être qu'argentin, le personnage du roman stéréotypal va s'appliquer à le surcharger au point de devenir plus argentin que l'«original». C'est le paradoxe auquel aboutit la fiction épistémologique de Sábato. L'«original» ne se trouvant donc pas sur place — c'est-à-dire en Argent-Jnn (je m'expliquerai un peu plus loin sur l'emploi de ce terme) —, il va s'agir de lui substituer l'«argentinité» d'une entreprise comminatoire de ce que le langage ordinaire appelle le «stéréotype». L'approche positiviste du «stéréotype» (il s'agit en réalité du «cliché» ou «unité d'emprunt») a au moins le mérite de souligner le masque de rationalisation que l'emprunt revêt dans son processus de clichage de l'Autre"3. "'

Ernesto Sábato, ibidem, p. 212.

112

Ernesto Sábato, ibidem, p. 83.

113

Cf. Bardin, L., L'analyse de contenu, Paris, P.U.F., p. 51: «[...] C'est la représentation d'un objet (choses, gens, idées) plus ou moins détachée de sa réalité objective, partagée par les membres d'un groupe social avec une certaine stabilité. Il correspond à une mesure d'économie dans la perception de la réalité puisqu'une composition sémantique toute prête, généralement très concrète et imagée, organisée autour de

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Dans ce sens, il existe donc dans le texte de Sâbato deux types d'unités d'emprunt. Tout d'abord celle-là même que la recontextualisation et la problématisation d'une certaine pratique discursive est censé mettre en évidence. Je crois l'avoir montré en analysant ce qu'on peut appeler une théorie anthroponymique. Celle de Quique, qui contamine du reste tout le tissu narratif. Il y a, ensuite, une deuxième stéréotypie discursive qui ferait de Sobre héroes y tumbas le vademecum de tout Argentin soucieux de légitimer son identité intellectuelle comme faisant partie de celle de l'Occident. Tous les éléments susceptibles de rappeler la présence des Indiens se voient systématiquement occultés. Ce sont les idéologèmes qui structurent le discours du faussaire qui gomment l'arène où pourrait avoir lieu le rapport interagonique à l'Autre. Dans l'espace en vase clos de la littérature argentine l'Indien et le Noir ne servent que de repoussoir au discours du Même. Le discours qui rend possible la mise en pratique de cette exclusion n'est ni recontextualisé ni problématisé dans le roman. L'altérité radicale des aborigènes dont le système herméneutique s'oppose essentiellement à celui des Blancs est passée sous silence par le texte. Dès lors que l'identité de l'Indien est systématiquement effacée par le déclenchement d'un dispositif métonymique destiné à broyer le nom même de l'Autre, le retour du refoulé ne pourra que revêtir les formes extrêmes d'une anamorphose; les figures truquées s'y répètent à l'infini. C'est la prégnance du hors-nom. La «beauté ténébreuse» incarnée chez l'éponyme; c'est le cas de Fernando Vidal Olmos le père d'Alejandra dans Sobre héroes y tumbas. Le «mystère exotique» est assigné par le texte à la fille (Alejandra quelques éléments symboliques simples, vient immédiatement remplacer ou orienter l'information objective ou la perception réelle. Structure cognitive acquise et non innée (soumise à l'influence du milieu culturel, de l'expérience personnelle, d'instances d'influences privilégiées comme les communications de masse), le stéréotype plonge cependant ses racines dans l'affectif et l'émotionnel car il est lié au préjugé qu'il rationnalise et justifie ou engendre». Pour un élargissement de la notion de "préjugé" toujours dans le cadre positiviste d'une «étude scientifique des attitudes» (psychologie sociale), je renvoie le lecteur à «Les théories du préjugé et les sens du racisme», in P.-A. Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Gallimard, Paris, 1987, pp. 224-299. Pour ce qui est de l'approche positiviste, causale et typologisante de ce type d'étude j'en donne ici une illustration: «L'étude des attitudes, au moyen de techniques de mesures, a montré sa fécondité en permettant la construction de nombreux modèles d'attitudes, "depuis les préférences pour telle ou telle marque de levure jusqu'aux attitudes concernant la race, la religion, la guerre, le sexe, le non-conformisme, etc.". Dans sa fameuse étude de 1935, Gordon W. Allport propose cette définition: "Une attitude est une disposition mentale et neurologique, tirant son organisation de l'expérience et exerçant une influence directrice ou dynamique sur les réactions de l'individu envers tous les objets et toutes les situations qui s'y rapportent". Une caractéristique importante de l'attitude, en tant qu'elle implique "une disposition neuro-psychique à l'activité mentale et physique", est qu'elle prépare l'individu à une réaction spécifique: l'attitude d'un individu envers quelque chose enveloppe «sa prédisposition à agir, percevoir, penser et sentir par rapport à cette chose"», in op. cit., p. 241. Ceci explique la difficulté de l'auteur à positionner le concept de "préjugé" sur des bases autres que purement psychologiques: «Au sens strict, nous devons distinguer le racisme (idéologie, doctrine) du préjugé racial, lequel peut s'interpréter sur la ligne continue allant de l'attitude et de la disposition à l'opinion et au jugement évaluatif. C'est dire la difficulté rencontrée par toute tentative de définition univoque des termes. En un sens, c'est la psychologie sociale comme telle qui pourrait être définie comme l'étude scientifique des attitudes, si l'on entend par attitude "un état d'esprit de l'individu à l'égard d'une valeur" ou "la manière dont une personne se situe par rapport à des objets de valeur", ce qui inscrit l'étude des attitudes dans la théorie de la personnalité», in op. cit., pp. 240-241.

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Vidal Olmos). Il s'agit en peu de mots de l'étrangeté absolue; celle-là même que l'«Argentin» n'approche que vénalement — en sliumiliant donc; Bordenave par exemple dans le commerce intime qu'il entretient avec Alejandra. Le fait de s'abîmer dans la contemplation du vide (Martin del Castillo) souligne dans ce contexte l'impossibilité d'un rapport heureux à la vénalité — tout-à-fait argentine — qui caractérise la démarche érotique d'Alejandra. Dans ce sens, qu'elle se fasse payer par l'individu «argentin» qu'elle méprise ne peut que dégrader doublement ce corps propre qu'elle finira par brûler dans un dernier geste d'impossible agonicité. Alejandra ne peut pas lutter contre des copies; dans la mesure où elle ne livre son corps qu'à des ombres, elle ne peut que revenir inlassablement sur le seul lieu susceptible de servir d'ancrage à son désir. La figure du père en tant que chasseur d'aveugles joue ce rôle dans le roman de Sâbato. Une très lointaine origine indienne n'est donc ainsi prise en charge par le narrateur que pour créer des effets d'étrangeté. C'est le cas d'Alejandra qui par le biais de ce détournement opéré sur l'intégrité de l'Autre, se voit auréolée d'une atmosphère d'«exotisme»: En la regardant s'avancer vers le restaurant, Martin se dit que le terme belle ne convenait pas, elle était souveraine. Même avec sa simple blouse blanche, sa jupe noire et ses souliers plats. Cette simplicité donnait encore plus de relief à ses traits exotiques, de même qu'une statue prend plus de valeur sur une place dépouillée d'ornements11'1.

C'est encore une fois le rôle joué par la nomination anthroponymique en tant que pratique discursive, qui va nous permettre de bien délimiter le champ du rapport problématique à l'Autre. Ce rapport problématique, outre le fait qu'il souligne l'hétérophobie sous-jacente à l'exclusion du non Blanc, brouille le lien du sujet à son propre désir. Dans ce sens, l'«autre» rejoint ici l'Autre. La goutte de sang indien, cette sorte de refoulé du Noir — une des constantes qu'on trouve dans l'œuvre romanesque de Sâbato et dans la littérature argentine en général — peut être gommée également par le nom. Le père d'Alejandra — Fernando, le narrateur du «Rapport sur les aveugles» —, est lui aussi caractérisé sous les traits de l'étrangeté: Alejandra était assise en face d'un homme qui lui sembla aussi sinistre que le bar. Son teint était foncé, mais il avait des yeux clairs, peut-être gris. Ses cheveux lisses et blancs étaient rejetés en arrière. Un visage dur, les traits semblant taillés à la serpe. Il était doué d'une beauté ténébreuse [...]'".

114 1,5

Emesto Sâbato, op. cit., p. 141. Ernesto Sâbato, op. cit., p. 177.

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Dans un contexte d'interaction dialectique entre le cliché («beauté ténébreuse») et le stéréotype (l'assimilation de la couleur de la peau au mal), le sujet n'accède aux canons esthétiques qu'en tant qu'unité d'emprunt. C'est tout autant le cas pour Alejandra que pour son père. Le concept de «beauté» dévoile la charge idéologique articulant le processus d'énonciation. Le beau comme catégorie esthétique permet de penser le roman en tant que carrefour de portraits clichés. L'accréditation du teint foncé comme naturellement opposé à la beauté argentine du sujet à l'abri de toute contamination de sang indien se dégage ainsi en tant qu'effet idéologématique du stéréotype qui régie les discours clichés du roman.

Toponymie et histoire L'identité du sujet Fernando dont le statut est double dans le roman, personnage et narrateur, légitime son récit sur la base d'une appartenance toponymique prestigieuse: Je m ' a p p e l l e F e r n a n d o Vidal Olmos, né le 24 juin 1911 à Capitán Olmos, b o u r g d e la province d e B u e n o s Aires qui p o r t e le n o m d e m o n trisaïeul. Taille: u n mètre soixante-dix-huit. Poids: environ soixante-dix kilos. Yeux: gris-vert. Cheveux: lisses et grisonnants. Signes distinctifs: aucun. O n pourrait se d e m a n d e r p o u r q u o i diable j e livre ainsi m o n état civil, mais rien n ' e s t d û au hasard dans le m o n d e des hommes 1 1 6 .

Ce lien au nom fonde une identité historique. Une appartenance. Et un droit. Il s'agit, dans le cas de Fernando, d'un lien organique le rattachant aux forces telluriques de la mégalopole'". Face à Babylone-Buenos-Aires, le Nom érige son microcosme d'irréductibilités identitaires. Le bâti discursif «sadique» du narrateur y puise également ses racines. En se plaçant sous la loi du Nom, Fernando se livre, en réalité, dans son «rapport» à une quête historique. Dans cette perspective, sa démarche emboîte le pas à celle du vieillard Pancho qui ne vit que pour se remémorer jusque dans les moindres détails l'agonie de ses ancêtres militaires. Le nom renvoie forcément à une généalogie, à une suite d'ancêtres permettant la 116 117

Ernesto Sábato, «Rapport sur les aveugles», in op. cit., p. 205. Une quête effrénée pousse Fernando, tout au long de son récit, vers les entrailles de Buenos Aires, comme s'il cherchait à s'enkyster, pour ainsi dire, dans la matrice telhirique de la ville proliférante: «Alors une voix caverneuse et souveraine qui semblait sortir de cet Œil me dit: — Entre maintenant, voici ton commencement et ta fin. Je me levai et, aveuglé par l'éclat rutilant, j'entrai. Une lueur intense, mais trompeuse comme toute lumière phosphorescente qui estompe et fait vibrer les contours, baignait un long tunnel ascendant, extrêmement étroit, où je dus monter en rampant. Et cette lueur provenait du fond lointain, comme d'une mystérieuse grotte sous-marine. Lueur émanant peut-être d'algues, luminescence fantomatique mais puissante, ressemblant à celle que dans la nuit des tropiques, alors que je voguais sur la mer des Sargasses, j'avais entrevue en scrutant avidement les profondeurs océaniques [...] («Rapport sur les aveugles», in Alejandra, p. 302).

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genèse d'une filiation. La filiation de Fernando est historique. D'où la démarche fondatrice de son récit. Les fragments narratifs «hétérodiégétiques»"8 qui ponctuent Sobre héroes y tumbas d'un martèlement agonistique ne font que renforcer cette chevauchée vers l'exil dans le désert. Ils positionnent l'éthos du héros déchu tout en caractérisant l'errance éponyme dans le roman de Sâbato: Cent soixante-quinze hommes épuisés, désespérés, poursuivis par les lances d'Oribé, fuyant vers le Nord par la vallée, toujours vers le Nord. Son père, le lieutenant Celedonio Olmos, chevauche en pensant à son jeune frère Panchito, mort à Quebracho Herrado, et à son père, le capitaine Patricio Olmos, tombé aussi à Quebracho Herrado. Barbu et misérable, à bout de force et d'espoir, le colonel Bonifacio Acevedo chevauche aussi vers le Nord. Et avec eux cent soixante-quinze hommes, indéfinissables. Et une femme. Nuit et jour, ils fuient vers le Nord, vers la frontière"9.

Alejandra n'a de sens dans le roman qu'en tant qu'extrémité parricide du Même. C'est elle qui accomplira le meurtre rituel annoncé par le récit apocalyptique de Fernando. Elle a beau s'encanailler, prostituer son corps, vouloir à tout prix se vautrer dans V ignominie. Elle n'y parviendra pas car l'existence du nom — le gnomen — se constitue en résistance à l'endroit même où elle est interpellée en sujet parlant. La résistance du gnomen paralyse toute tentative d'ignominie. Cette logique paradoxale explique l'ambiguïté du personnage. Or incapable de déserter le Nom — la chevauchée éponyme vers les frontières du Nord fait partie d'une déchéance accaparée diégétiquement par son grand-père —, c'est la matérialité physique du signe qu'elle se doit de brûler. Le «drame» d'Alejandra, ce qui la jettera dans l'action, se trouve probablement là; incapable d'échapper à la loi anthroponymique d'une Argentine en voie de décomposition accélérée, elle devra mettre le feu au lieu-tenant-du-Nom: l'héritier de l'arbre généalogique et par là même celui qui a accès au discours du «mal argentin», c'est-à-dire Fernando Vidal Olmos, son père. Le «Rapport sur les aveugles» se présente, en effet, avant tout comme une enquête systématique sur les forces maléfiques qui contrôlent la planète. Bien que le père s'égare lors de cette herméneutique dans un dédale de conjectures à propos des aveugles, sa fille — comme appendice de sa propre recherche «sadique» — n'en demeure pas moins près de leurs origines. La prise de parole d'Alejandra apparaît presque toujours liée à l'histoire de l'Argentine. Or c'est d'une histoire 118

J'ai recours, faute de mieux, à ce terme forgé par Gérard Genette (Figures III, Paris, 1972, p. 91) pour désigner cette sorte de récit dans le récit qui est pour ainsi dire étranger à la diégèse principale.

119

Ernesto Sàbato, Alejandra, p. 63. La version française de Sobre héroes y tumbas, Alejandra, ne respectant nullement la mise en italiques des «fragments hétérodiégétiques» du texte d'origine, nous tenons à signaler la confusion qui peut gagner l'esprit d'un lecteur non averti.

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hantée par le patronyme des ancêtres dont il s'agit par-dessus tout. L'«identité» de son pays n'existe pour elle que sous l'égide du Nom: Alejandra montra la plaque du doigt: — Chez toi? Comment ça se fait? — Des papiers, des noms de rues, c'est tout ce qui nous reste en définitive. Hernandarias120 est un ancêtre des Acevedo. En 1550, il était de l'expédition partie à la recherche de la Ville Enchantée. Ils marchèrent quelque temps encore, puis Alejandra récita le poème de Borges: Voici Buenos Aires. Le temps qui aux humains donne l'amour ou l'or m'a seulement laissé cette rose pâlie et ce réseau vain de rues qui répètent tous les noms du passé de mon sang: Laprida, Cabrera, Suárez, Soler... Noms où retentissent, déjà secrets, réveils, républiques, chevaux, matins vermeils, joyeuses victoires, morts par le fer...121

Le rapport entre la toponymie et l'identité du sujet semble faire les frais ici d'une stratégie d'ironisation. Le mécanisme d'intertextualité déclenchée par la citation du poème de Borges s'inscrit dans un contexte de dégradation autant physique que morale. Le processus de prostitution ainsi que d'inceste dans lequel baigne le personnage d'Alejandra est posé dans le même contexte d'énonciation que celui de la mémoire éponyme.

Le roman du nom: sa quête historique Le sens de la quête d'Alejandra étant d'ordre historique, il faut le chercher à la jonction précise entre les «noms du passé de mon sang»122 et la dégradation que les aléas de la politique argentine123 leur font subir. Cette quête «historique» débouche forcément sur Y «Autre», comme nous le rappelle Michel de Certeau:

120

Hernando Arias de Saavedra, dit Hernandarias, né au Paraguay (1561-1634), gouverneur des possessions espagnoles du Rio de la Piata de 1592 à 1599, de 1602 à 1609 et de 1615 à 1621.

121

Ernesto Sàbato, Alejandra, p. 92.

122

Voici le poème de Jorge Luis Borges tel qu'il est cité dans sa version originale en espagnol sans le nom de l'auteur: «Ahi está Buenos Aires. El tiempo que a los hombres / trae el amor o el oro, a mi apenas me deja / esta rosa apagada, esta vana madeja / de calles que repiten los pretéritos nombres / de mi sangre: Laprida, Cabrera, Soler, Suárez... / Nombres en que retumban ya secretas las dianas, / las repúblicas, los caballos y las mañanas, / las felices victorias, / las muertes militares...», in Sobre héroes y tumbas, Editorial Sudamericana, Buenos Aires 1969, 107.

123

Prise du pouvoir par le général Perón le 4 juin 1946; le roman, quant à lui, commence son action en 1953 et la termine en 1955, l'année où Perón — le 16 septembre — est chassé du pouvoir par un coup d'Etat du général Eduardo Lonardi.

60 L'Autre est le fantasme de l'historiographie. L'objet qu'elle cherche, qu'elle honore et qu'elle enterre. Un travail de la séparation s'effectue par rapport à cette inquiétante et fascinante proximité12,1.

C'est dire qu'Alejandra, en dépit du processus d'autodégradation qu'elle s'inflige, n'est jamais livrée à la dérive anthroponymique où baignent dans le roman tous les personnages d'origine italienne. Sa quête — à ne l'ausculter que sous l'angle de l'inceste — s'oriente vers le Même. Face à une altérité que sa conscience anthroponymique se refuse d'accepter, elle se tourne vers l'arbre délirant de son sang — Fernando Vidal Olmos — pour y puiser les racines de son «identité». Les autres, ceux qui ont notamment un patronyme non attesté par l'histoire, doivent payer s'ils veulent accéder à son corps: [...] et si Martin tenait à le savoir, puisqu'il insistait tant, il était bon qu'il sache qu'elle éprouvait un plaisir extrême à se donner pour de l'argent. Tout en parlant, il mettait le combiné en marche et Martin, sans avoir même la force de demander qu'il arrête l'abominable appareil, dut entendre des mots, des cris, des gémissements même, en un mélange atroce, infernal [...]' 25 .

Quoique ceci puisse paraître paradoxal, c'est le «corps» qu'elle cherche à avilir, non pas le «nom» ou, plus exactement le corps du nom. Le corps doit être réifiable et vénal. Il doit pouvoir se monnayer, plus particulièrement dans un pays — YArgent-Inn — où les vieilles familles patriciennes, qui ont raté le train de la spéculation et du triomphe éhonté de la rapine d'État, se retrouvent désargentées, à la lettre: exclues du corps d'argent, bannies de l'Argentine. Ce pays que los Olmos — les ancêtres — ont bâti avec leurs armes, Alejandra va le déconstruire avec l'avilissement de son corps. Elle appelle, d'ailleurs, «Argentins» tous ceux qui privés de nom (les «anonymes») n'ont qu'une bourse à décliner en tant que titres et qualités: En sortant, Alejandra et lui avaient traversé la rue et s'étaient assis sur un banc pour regarder le fleuve. Il se rappelait chaque geste d'Alejandra quand il lui avait demandé comment elle avait trouvé cet homme. En allumant une cigarette, il avait pu voir à la lueur de l'allumette que son visage était devenu dur et sombre. — Comment je l'ai trouvé? Argentin. Ensuite, elle s'était tue et tout chez elle indiquait qu'elle ne dirait plus rien. A ce moment Martin avait simplement constaté que l'apparition de Bordenave avait troublé la sérénité antérieure, comme un reptile qui se glisse dans l'eau cristalline qu'on se dispose à boire 126 .

Aussi faudrait-il préciser que la dérive anthroponymique entraîne parallèlement une dérive du sens. Les immigrés de souche italienne s'expriment dans un espa124 125 126

Certeau. M. de. L'écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 8. Ernesto Sàbato, Alejandra, p. 355-356. Ernesto Sàbato, ibidem, p. 151.

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gnol hybride, balbutiant et approximatif. La perte d'identité que peut représenter l'exil se double d'une dépossession de leur identité linguistique. L'immigré italien du roman de Sabato tout en perdant le lien nourricier avec sa langue maternelle, ne réussit jamais à s'approprier les mécanismes linguistiques qui lui permettraient d'accéder à une légitimation de sa parole; celle-ci est rendue irrecevable, proprement barbare — «métèque» — par une instance de nomination qui piège irrémissiblement toute tentative linguistique hétéronyme. Il s'agit, en somme, d'une parole marginalisée. Une parole condamnée à la périphérie. Parfois elle est même tournée en dérision à partir de la source qui la nourrit encore en tant que mémoire agonique: — Et qu'est-ce qu'ils chantaient "lo fusilli", mon petit vieux? — Cantabano: La notte de Natale e una festa principale que nascio nostro Signore a una povera mangiatura. — Et il y avait beaucoup de neige, mon petit vieux? [...]127

L'emploi de l'italien exacerbe le processus de foranisation de l'hétéronyme. Sa parole émane d'un mécanisme de répétition faisant de lui l'écho de son propre refrain, toujours le même.

Du nom fiduciaire au nom dévalué Dans une Amérique où son nom est personne — masque anonyme venu d'ailleurs —, l'immigré ne peut se reporter qu'à l'argent. Là réside sa valeur. Toute possibilité de reconnaissance est en rapport direct avec sa capacité à générer un statut économiquement valorisable. C'est le seul lien qu'il puisse entretenir avec la «réalité» du nom. Il s'agit d'une affaire fiduciaire, une affaire de confiance. L'identité de l'immigré en Argentine ne peut être que fiduciaire. Tant qu'il y a confiance — f i d u c i a — dans la monnaie, le «peso» conserve son nom. Mais dès que la confiance s'évanouit, l'hyperinflation fait son apparition et la monnaie change de nom; elle se transforme en «peso ley», «peso nuevo», «austral» et ainsi de suite pour redevenir encore une fois «peso» sous le dernier gouvernement «péroniste» du Président Menem; dans cette dernière métamorphose le signe monétaire argentin se dollarise au point de se situer en rapport d'égalité avec l'unité monétaire américaine. Seul le peso argentin comme copie du dollar américain semble pouvoir mettre un frein provisoire à l'hystérie d'un peuple qui a per127

Ernesto Sàbato, Sobre héroes y tumbas, p. 153. Je traduis.

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du la foi dans sa monnaie. L'instabilité du signe monétaire s'enracine ainsi dans l'économie des échanges d'unités d'emprunt. La menace toujours présente d'une dévaluation qui sature de jour en jour toutes les cases de l'échiquier social se pose dès lors comme le dénominateur commun subsumant tous les Argentins sous le genre unique d'une dépréciation axiologique. Le signe dégradé, associé à son homologue «étranger» — corruzione —, concrétise symboliquement l'érosion du nom de l'unité d'échange par excellence. L'axiologie flottante argentine s'y ressource. C'est une forme à peine voilée de l'échec patronymique tout au long de l'histoire argentine: le «peso» s'écroule sous le poids de son propre nom. C'est dire qu'en tant que nom il est incapable de porter le nombre. La rencontre entre le numerus et le nomen découvre le caractère labile de la pièce éponyme. Elle n'est qu'un signe dévalué assujetti aux éclipses d'une économie en faillite. Ces métamorphoses onomastiques découvrent une béance que la foi ne parvient plus à remplir: [...] Puis tournant avec l'index la glace de son whisky, il avait conclu: "Le règne de la tripe, ni plus ni moins". Si l'on pose des billets sur la table, on ne vous refuse rien ici. Du moment qu'un type a de la fortune, même si c'est le dernier des bandits, on le comble d'attentions, c'est un monsieur, quelqu'un de bien. Bref, inutile de se casser la tête, c'était de la belle pourriture et la foire d'empoigne. Les étrangers avaient prostitué ce pays, il n'était plus celui qui avait apporté la liberté au Chili et au Pérou 1 2 8 . Aujourd'hui, c'était une nation de repus, de lâches, d'aventuriers internationaux, comme ceux qu'on voyait là, d'escrocs et de fanas du football. A ce moment il s'était levé, avait tendu la main à Martin et avait dit pour terminer qu'il était inutile de se faire de souci car on ne délogerait pas D'Arcangelo 129 .

Ce n'est sans doute pas un hasard si le personnage argenté, donc «Argentin», qui semble peser sur l'économie du corps (sur l'administration de ce corps morcelé en parcelles de plaisir, en unités monnayables) d'Alejandra, s'appelle Molinari. Ce rapport au corps de l'Autre, à la politique qu'on en fait, renvoie à Sade. Une analyse au niveau de l'anthroponymie et de sa dérive m'amène à considérer le processus de sémantisation qu'elles déclenchent, car tout nom en dénotant des sujets, connote par la même occasion les conglomérats de syntagmes gelés qui lui sont attachés, ses «fausses qualités», les copies et les contrefaçons auxquelles il se réfère. Une fois le nom incarné dans le texte tout se passe comme si, plutôt que d'appartenir au sujet, c'est le sujet qui appartenait au signe. Ce sont des noms sans signature, du reste, (j'entends par là des «faux noms») dont s'empare la machine-à-nommer du roman de Sábato. En postulant ainsi le faussaire comme 128

129

Allusion à peine voilée au héros éponyme par antonomase: le «libertador» José de San Martin. Sa mort dans la gêne et l'oubli, en France, préfigure le malaise éponyme pris en charge par le roman de Sábato. Ernesto Sábato, A lejandra, p. 151.

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instance privilégiée de la fiction, le texte renvoie malgré lui au décor en trompel'œil qui facilite la prolifération de tout un réseau de discours clichés. L'anthroponymie dévoile par là même ses limites. Elle enferme le texte dans les méandres d'une nébuleuse où clichés, idées reçues, information de deuxième main, images nécrosées, poncifs, citations, emprunts divers, maximes, proverbes, mots étrangers, etc., finissent par se substituer à l'œuvre que le nom — Sade, en l'occurence — est censé représenter: Je me nomme Fernando Vidal Olmos et ces trois mots sont comme un sceau, comme une garantie de ce quelque chose que je suis, quelque chose de bien défini, non seulement en raison de la couleur de mes yeux, de ma taille, de mon âge, de ma date de naissance et de mes parents, bref, de tout ce qu'on lit sur ma carte d'identité, mais en raison d'autres éléments plus profonds, d'ordre spirituel, un ensemble de souvenirs, de sentiments, d'idées qui maintiennent en vous la structure de ce quelque chose qui est Fernando Vidal et non le cocher ou le boucher. Mais qu'est-ce qui empêche que, par suite d'un cataclysme, l'âme de mon concierge ou l'esprit du marquis de Sade puisse venir se loger dans le corps qui a été prévu pour que j'y tienne mon rôle?130

Entendez «l'esprit du marquis de Sade» comme étant l'esprit du nom. Castel et del Castillo ont partie liée avec «cliché» — image en négatif de même que convention langagière ritualisée —- du château de Silling tout autant que du château de Lacoste. Le château fictionnel rejoint ici celui habité par le marquis pendant ses séjours sabbatiques. Le topos par excellence des Cent vingt journées de Sodome à partir duquel s'exerce le regard voyeur côtoie le château provençal — «le laboratoire du sadisme» (encore un cliché!)'31 — hanté par les légendes obscurantistes et bêtifiantes que deux siècles d'idéologie bourgeoise ont bâties sur l'œuvre du marquis. Aux biens bourgeois — «la messe du dimanche, la xénophobie, le bifteck-frites et le comique de cocuage» — dont parle quelque part Barthes comme faisant partie d'une idéologie, faudrait-il ajouter le sadismel L'idéologie en tant que système de représentation appartenant à une société n'intéresse le texte de Sâbato que dans la mesure où elle est susceptible de se transformer en image à même de réfléchir l'emprunt. C'est à ce niveau précis que se situe le «regard voyeur». Je veux dire ce regard marginal (hors-la-loi) qui établit la clôture herméneutique d'une œuvre sur les bases d'un ostracisme anthroponymique. Un emprisonnement sous la coquille du nom; ce qui entraîne l'exclusion de la parole de l'Autre en fonction de critères de pur étiquetage: «sadique», «machiavélique», «quichottesque», «masochiste», «argentin», etc.

130

Eraesto Sâbato, «Rapport sur les aveugles», in op. cit., p. 207.

131

Bouer, A., «Lacoste, laboratoire du sadisme» in Colloque d'Aix-en-Provence sur le Marquis de Sade, Paris, Armand Colin, 1968.

64

C'est à ce titre que Sade trouve son statut au sein de la fiction. Il méphistophélise le contrat liant le narrateur à sa décharge textuelle. Je prends ce conceptclef sadien tout autant dans le sens de se «libérer» d'une accusation que dans celui d'une dépense de jouissance. Culpabilité et désir fusionnent sous les Ormes («los Olmos»). Le personnage que le narrateur met en scène dans le «Rapport sur les aveugles» creuse le labyrinthe de sa fiction à l'ombre du château sadien, soit à son envers. Le sujet sadien se dérobe à toute tentative de récupération psychanalysante en modélisant dans un seul continuum d'intensités discursives — la véritable unité temporelle sadienne (chair et temps confondues, pour ainsi dire, dans le verbe) — les figures du désir moderne. Fernando Vidal Olmos, semblable à Sisyphe, remonte quant à lui la pente «gluante» — un des adjectifs qui revient le plus souvent dans son récit — de son «enfer» d'herméneute. Lesté de sa coquille patronymique (patrimoine et dette proprement inénarrables), il se heurte aux écueils générés par sa propre quête métaphysique du «mal argentin». L'œuvre de Sâbato se postule de la sorte comme une sorte d'interprétation du «Mal» qui mine sournoisement les fondements d'un pays. L'enquête du narrateur-personnage du «Rapport sur les aveugles», Fernando, nous est présentée comme celle d'un antihéros. Un personnage supposé sadique (en fonction des mécanismes de contamination discursive que je viens d'analyser) qui n'hésite pas à tremper dans toutes sortes de crimes. Il participe à des hold-ups, se livre à des affaires louches avec des faux-monnayeurs, utilise son emprise sur les femmes dans le but soit de les rabaisser, soit de s'en servir dans ses recherches concernant la secte: Norma Pugliese 132 , une jeune institutrice que j'ai utilisée plusieurs mois pour étudier certaines réactions des intellectuels de café, était naturellement d'avis que la haine et les guerres entre les hommes étaient le fruit d'une méconnaissance mutuelle et de l'ignorance générale. J'ai dû lui expliquer que la seule façon de maintenir la paix parmi les humains était de les entretenir dans une ignorance réciproque et de les empêcher de se connaître, seules situations où ces animaux sont relativement bienveillants et justes, car nous nous montrons assez indifférents pour ce qui ne nous intéresse pas. Il m'a fallu, en ayant recours à certains livres et aux pages policières des journaux du soir, enseigner les rudiments de la condition humaine à cette pauvre fille qui avait été formée par les éducatrices les plus distinguées et croyait, dans une certaine mesure, que l'alphabétisation résoudrait le problème général de l'humanité. Je lui rappelai alors que le peuple le plus alphabétisé du monde était justement celui qui avait institué les camps de concentration pour la torture et la crémation en masse des juifs et des catholiques. Le résultat presque immanquable était qu'elle sautait hors du lit, indignée contre moi au lieu de l'être contre les Allemands, car les mythes sont toujours plus puissants que les faits qui tentent de les détruire et en Argentine le mythe de l'instruction primaire a résisté et résistera encore, si extravagant et comique que cela puisse paraître, à toutes les satires et à toutes les démonstrations133 13

"

133

L'origine hétéronyme de la «victime» doit, me semble-t-il, être soulignée. Ernesto Sâbato. «Rapport sur les aveugles», in op. cit. p. 203-204.

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Le personnage du «Rapport sur les aveugles» cherche, outre la remise en question du «myhe» de l'éducation en Argentine, l'établissement d'une base épistémologique susceptible de permettre l'appréhension des «rudiments de la condition humaine». Or en faisant appel à la lecture de «certains livres et aux pages policières des journaux du soir» son projet renvoie à son tour à un modèle d'éducation dont les présupposés sont les mêmes contre lesquels il s'acharne. La lettre imprimée devant encadrer le savoir du sujet, Fernando Vidal Olmos, le héros «sadique» (non pas sadien), partant stéréotypé du roman de Sàbato, révèle la contradiction qui le hante. Son «mal» sent à plusieurs endroits la rubrique des chiens écrasés. C'est dire que l'énonciation du sujet se positionne sur la scène du roman à partir d'une topique. Dans cette perspective, le thème de l'inceste ne rend sa dimension idéologique qu'en le rapprochant de l'utilisation stratégique entreprise par le stéréotype dans son rapport à l'anthroponymie. Ce n'est que sous cette optique de désarticulation du discours cliché, qu'on peut parler de la dimension métatopique du roman de Sàbato. Or, paradoxalement, ce que la désarticulation de l'unité d'emprunt découvre, c'est l'impasse guettant le sujet dès qu'il quitte les sentiers battus.

L'Argent-Inn et l'usurpation de la parole de l'Autre Antonio Gômez-Moriana dans son étude sur les promesses et les serments de Don Juan134 — ainsi que les serments de Juan Haldudo dans le quatrième chapitre de la première partie du Quichotte —, met en relief la coexistence de deux systèmes d'interprétation du monde dans l'Espagne qui produit et consomme les deux œuvres. Dans l'Argentine qui produit et consomme le roman de Sâbato l'on peut dire également qu'il y a affrontement entre deux visions du monde. Tout d'abord la vision des héros éponymes ayant légué leur patrimoine anthroponymique au pays (San Martin, Lavalle, etc), et celle des innominés de Y Argent-Inn. Tous ceux pour lesquels le pays constitue une sorte d'hôtel ou de cabaret où ils ne séjournent que pour argenter leurs comptes en banque en Suisse ou aux EtatsUnis. Le nom de ces hétéronymes n'est pas légitimé par la toponymie locale. Celle-là même que l'intertextualité135 se charge de refictionnaliser (le poème de 134

135

Antonio Gômez-Moriana, «L'anti-modernisation de l'Espagne», in Parole exclusive, parole exclue, parole transgressive, Le Préambule, Longueuil, 1990. Le poème de Jorge Luis Borges en se situant à la jonction des séries anthroponymiques mises en place par la machine-à-nommer du roman de Sâbato, établit du même coup un champ de coexistence grâce auquel le mythe de la ville-Babylone (cf. Alejandra, p. 128) trouve son point de dépassement dans la figure du héros éponyme.

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Borges recontextualisé par le narrateur136). La catégorie de l'hétéronymie permet de penser dès lors le rapport du pouvoir à la corruption — «corruzione»137 — de l'appareil d'État ainsi que des institutions les plus représentatives: [...] Puis il en était venu aux politiciens: ils étaient tous corrompus. Il ne visait certainement pas les seuls péronistes, mais tous en général[...] Quant aux industriels — Martin pensa à Molinari — ils gémissaient mais ils n'avaient jamais autant gagné, tout en débitant un tas d'inepties sur la vénalité, sur ce qu'on ne pouvait pas importer une malheureuse petite aiguille sans pot-de-vin, sur les ouvriers qui tantôt voulaient travailler et tantôt ne voulaient pas. [...] Mais quand, se demandait-il, quand l'industrie avait-elle gagné des fortunes colossales comme en ces dernièrs années? [...] Les militaires ? A partir des colonels et au-dessus, sauf quelques honorables exceptions, quelques dingues qui croyaient encore à la patrie, tous se vendaient pour des décorations, des autos, ou des autorisations de change [...]'38

Ces propos tenus par Bordenave — le personnage que justement Alejandra nomme «argentin» et qu'elle fait payer pour avoir accès à son corps —, s'articulent sur un détournement de la parole. Dans ce contexte précis, «l'Argentin» pensé sous la catégorie de l'hétéronyme use d'une appropriation discursive, quelque chose en tout cas qui est de l'ordre d'une squattérisation de la parole de l'Autre. Tout en légitimant son rapport problématique à l'Argentine par une soi-disant dénonciation de la corruzione, il occupe la place du Même, à savoir de l'éponyme. C'est dans ce sens qu'il interprète le rôle joué par le gaucho dans le monument littéraire argentin que constitue le Martín Fierro de Hernández; ce qui me permet de dire que l'immigrant égaré au milieu de la ville anonyme déplace ici la figure du gaucho à son profit. En se servant de cette usurpation discursive un peu à la manière de Don Juan vis-à-vis de ses victimes139, il abolit l'espace du nom, ce «lieu commun» éponyme se présentant comme seuil infranchissable. Cette usurpation lui permet, tel un masque, d'introduire dans l'espace interstitiel du discours l'hétéronymie fiduciaire d'une parole-parasite. Un élément étranger intronise ainsi dans la fiction un système de dépossession onomastique. La corruzione se substitue à l'anonymat du capital. C'est elle qui gère l'«Inn» de l'«Argent». La matérialisation de l'Argent-Inn comme pays sommé de se moderniser par les techniques capitalistes y prend son essor; c'est le projet de Sarmiento exprimé dans le Facundo (1845) qui trouve sa réalisation cynique et sinistre à la fois. Tout en s'incarnant dans un processus généralisé de dévaluation nominative — «militaires» renvoie aussi bien aux généraux corrompus complotant dans l'ombre le prochain coup d'État, qu'aux héros éponymes du passé — la corru136 ,3

'

138 139

Cf. Alejandra, p. 92. Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas, p. 185; en italien dans l'original. Ernesto Sábato, Alejandra, pp. 150-51. Cf. l'étude d'Antonio Gómez-Moriana citée plus haut.

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zione libère le «métèque», le «rastaquouère», le «hors-nom», de son crime de lèse-nomination. Elle décharge sur la substantivation étrangère — corruzione — de son action, l'hétérogénéité du nom. Le signe «corruzione», dans sa correspondance étroite avec les idéologèmes à l'oeuvre dans les discours, inscrit sa prolifération métastatique au sein des «répertoires topiques» et des «règles d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible — le narrable et l'opinable — et assurent la division du travail discursif»"10. L'hétéronyme blanchit ainsi son capital patronymique. Ce qu'on appelle le «capital-golondrina» (le «capital-hirondelle») y puise également ses raisons d'ancrage. Le pays devient une banque à ciel ouvert. Blanchissement également des capitaux d'origine obscure. La piraterie financière s'institutionnalise. Elle reçoit ses chartes de noblesse. Courants migratoires et spéculations courantes sillonnent le corps du récit de Sábato. La city porteña — le quartier des banques à Buenos Aires — est le premier topos que doit affronter Fernando Vidal Olmos dans son itinéraire d'apprenti-herméneute. Le parcours de l'aveugle qu'il poursuit passe par ces «temples de l'argent»"" où le numéraire, réduit à une créance («croyance»), lie — moyennant intérêts usuriers — le capital inoccupé, donc sans nom, à un État dont l'horizon axiologique ne repose que sur des valeurs vénales. Ce haut lieu de la créance et du crédit se voit recontextualisé dans le texte comme étant le topos privilégié d'une religion d'État: Processus fantomatique et magique car bien qu'eux, les croyants, s'imaginent réalistes et pratiques, ils n'en acceptent pas moins des paperasses sales où, avec beaucoup d'attention, on parvient à déchiffrer une sorte de promesse ridicule par laquelle un monsieur, qui n'a même pas signé de sa main, s'engage au nom de l'État à donner au croyant on ne sait quelle chose en échange dudit bout de papier. Et le plus drôle est que cet individu se contente de la promesse car, que je sache, personne n'a jusqu'ici exigé qu'elle soit tenue. Et, plus surprenant encore, on vous donne d'ordinaire en échange de ces bouts de papier sales un autre papier plus propre, mais encore plus absurde, par lequel un autre monsieur s'engage à donner au croyant, en échange de ce papier, une certaine quantité d'autres bouts de papier sales. Une sorte de folie à la puissance deux 142.

L'emploi des performatifs que Fernando parvient à relever en scrutant les documents bancaires'43 exacerbent la problématisation que le narrateur entame vis-à140

Marc Angenot, ¡889 Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989, p. 13: «Ou plutôt, appelons "discours social" non pas ce tout empirique, cacophonique à la fois et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible — le narrable et l'opinable — et assurent la division du travail discursif».

141

Eraesto Sâbato, «Rapport sur les aveugles», p. 197. Ernesto Sàbato, ibidem, p. 197.

142 143

Ernesto Sàbato, ibidem: «[...] on parvient à déchiffrer une sorte de promesse ridicule par laquelle un monsieur, qui n'a même pas signé de sa main, s'engage au nom de l'État à donner au croyant on ne sait quelle chose en échange dudit bout de papier. [...] Et, plus surprenant encore, on vous donne d'ordinaire en

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vis du discours d'État. On peut dire qu'il y a ici communauté idéologique de convictions entre les bailleurs de fonds, les innommés de l'argent, et l'État preneur. Ces performatifs — bien au-delà de la fiction religieuse que les «créances» représentent — sont donc en rapport de symétrie avec ce qu'ils énoncent"". Il y a dès lors connivence entre l'argent anonyme qu'il s'agit de «faire travailler» (c'est l'expression couramment employée dans la city portena) et la «patrie financière» qui l'accueille au sein de ses temples. L'hétéronyme trouve enfin un foyer dont il fera son hôtel de passage, l'Argent-Inn. Le héros éponyme est soit chassé de la cité semblable en cela à la dépouille du général Juan Lavalle145 qui doit quitter le pays en passant par la ville de San Miguel de Tucumén — topos emblématique"*, soit il demeure cloîtré sur place. Comme les descendants de la famille Olmos qui vivent exilés à Barracas, no man 's land social. Ceux que l'exil ne phagocyte pas sont, sinon marginalisés, du moins dévalués anthroponymiquement à l'instar du signe monétaire, le «peso», qui pris dans les tenailles de la spirale inflationniste, devra renier inlassablement son identité nominale. La prostitution du corps du Nom — ce corps qui appartient au dernier rejeton de la famille Olmos: Alejandra — préfigure ici le déclin d'une nation, sa dégénérescence. Cette mise-en-abyme dévoile dans l'héraldique du nom la fêlure historique qu'aucun discours ne parviendra à ressouder. La quête sadique du narrateur-personnage du «Rapport sur les aveugles» s'inscrit dans cette fêlure sans pour autant la «nommer». Ce n'est pas là son rôle. Les limites de son itinéraire tortueux rejoignent celles du stéréotype. Il ne dit que ce qu'il est supposé représenter. Nom et stéréotype, en imbriquant leurs interdiscours respectifs, concrétisent un champ opérationnel qui remet en question l'espace du roman comme étant apte à rendre compte de l'obsolescence de l'économie anthroponymique"". Ce «champ» vise à dénoncer l'illusion métaphorique de leur mésal-

144 145

échange de ces bouts de papier sales un autre papier plus propre, mais encore plus absurde, par lequel un autre monsieur s'engage à donner au croyant, en échange de ce papier [...]». Austin, J., L., How to do Things with Words, Oxford, University Press, 1962. Général argentin «unitaire» né à Buenos Aires (1797-1841). Il prit part à l'indépendance du Chili et du Pérou sous les ordres du général San Martin. Sa lutte tenace contre la tyrannie sanglante (1835-1855) de Rosas (chef des «fédéralistes» depuis 1828) lui coûta la vie. Le retrait de sa dépouille mortelle du sol argentin constitue le sujet principal des «fragments hétérodiégétiques» — en italiques dans la version originale— qui traversent le roman Sobre héroes y tumbas. Les successives défaites de l'éponyme, ainsi que la décomposition finale de son cadavre sous le soleil noir de l'exil, problématise au niveau narratif la place du «héros» en Argentine.

146

Fondée en 1563 par les Espagnols, la ville fut le théâtre d'une signature historique: celle de la Proclamation de l'indépendance des Provinces unies d'Amérique du Sud, le 9 juillet 1816. Se reporter à la citation de Jorge Luis Borges — Livre de préfaces — qui figure en exergue de notre travail.

14?

«En reprenant au discours le nom propre de son héros, on ne fait que suivre la nature économique du Nom: en régime romanesque [...], c'est un instrument d'échange: il permet de substituer une unité nominale à une collection de traits en posant un rapport d'équivalence entre le signe et la somme: c'est un artifice de calcul qui fait qu'à prix égal la marchandise condensée est préférable à la marchandise volumineuse. Seulement la fonction économique (substitutive, sémantique) du Nom est déclarée avec plus ou

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liance. La transposition rhétorique assurant le transfert automatique entre l'idéologie anthroponymique et les figures satellitaires — les discours clichés — censées assurer son relais, se voit confrontée au refus du titre nominatif. Le processus métastatique de l'inflation discursive lié à l'anonymat du capital matérialise le texte au porteur. C'est-à-dire le texte dont les personnages n'ont plus besoin de décliner leur identité patronymique. C'est l'argent pris de vertige, en roue libre, que le nom déserte. Les éponymes doivent quitter la scène romanesque, soit par auto-immolation, soit en prenant le chemin de l'exil. C'est le «romanesque» hétéronyme qui chasse le héros éponyme Lavalle, le taillant littéralement en pièces. Ces lambeaux sont les fragments hétérodiégétiques expulsés du corps du récit. Les fictions de YArgent-Inn anonyme en instaurant la spirale inflationniste dans le marché des échanges d'unités d'emprunt inversent les rapports de force discursifs. La prose proliférante, hyperinflationniste, de l'hétéronyme Sâbato dans Sobre héroes y tumbas remplace celle, sobre, dépouillée, déflationniste, de l'éponyme Borges. Exclusion de deux paroles qui tout en englobant un lieu commun, bifurquent à l'endroit du nom. C'est aussi la mise en évidence de la parole tabouée; les traces maudites (mal dites) que la déconfiture éponyme laisse à côté de ses restes. Le texte apocalyptique de Fernando Vidal Olmos y installe sa dernière agonie de Nom damné. Pas un mot tout au long du récit sur son rapport incestueux à Alejandra. Ce n'est que sa mort flamboyante de signe brûlé qui nous éclaire, lors de la reprise de Vautre roman, sur cette impasse du Même. En ce sens Yholocaustum d'Alejandra peut, lui aussi, être mis sur le compte d'une surenchère du signe; le meurtre rituel par le feu devait avoir lieu et il était écrit que ce serait «elle» : Q u a n d d é b u t a ce qui v a s ' a c h e v e r maintenant par m o n assassinat? [...]. Je sais aussi q u e m e s heures sont c o m p t é e s et q u e la m o r t m ' a t t e n d . Et, fait étrange q u e j e ne puis comprendre, j e sais q u e cette m o r t m ' a t t e n d en quelque sorte avec m o n consentement, car personne ne viendra m e chercher ici et c e sera moi qui irai, qui dois aller d e m o i - m ê m e j u s q u ' a u lieu où la prophétie s ' a c c o m p l i r a [. ..] Il est minuit. Je pars là-bas. Je sais qu'elle doit m'attendre 1 4 8 .

moins de franchise [...]. Ce qui est caduc aujourd'hui dans le roman, ce n'est pas le romanesque, c'est le personnage; ce qui ne peut plus être écrit, c'est le Nom Propre», in Barthes, R., S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 102. La valeur d'échange du nom baithésien fait trop facilement, hélas, l'économie de sa correspondance, en tant que signe (Bakhtine) avec l'idéologie. Il s'agit d'un pur instrument narratologique qui ne tient pas compte de son émergence comme unité d'emprunt — c'est-à-dire stéréotypée — aux carrefours d'interactions interdiscursives qui régissent le discours social. C'est dire que le stéréotype — le nom tel qu'il investit le personnage dans le texte de Sébato (Sobre héroes y tumbas) — ancre le sujet dans une socio-histoire. Ou, pour le dire autrement: «il n'est d'idéologie que par le sujet et pour des sujets», in «Discours et idéologies(s)», Michel Pêcheux, Les vérités de La Palice, Maspero, Paris, 1975, p. 133. 148

Emesto Sâbato, op. cit., p. 310.

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Il y a conjonction ici du discours incestueux — l'anaphorique «elle» ne peut désigner que la fille de Fernando Vidal Olmos — et celui d'une parole apocalyptique. La «révélation» et l'interprétation du prophète voient leurs perspectives bibliques confrontées au topos d'une mort annoncée: «Je sais aussi que mon temps est limité et que la mort m'attend»"". Le «vaticinio» qui doit s'accomplir inscrit le «Rapport sur les aveugles» dans la même dimension apocalyptique d'Abaddôn el exterminador. Le rapport du sujet à la mort y est inféodé à une dialectique entre la topique et la rhétorique par le truchement de laquelle le roman de Sâbato problématise le mal argentin et ses répercussions dans le social.

L'impasse du Même: la dette anthroponymique Ce dispositif de surdétermination qui pose le narrateur comme se faisant l'interprète (prophètes) d'un dieu est aux antipodes du mécanisme des galeries spéculaires sadiennes. Le narrateur des fictions de Sade postule bien au contraire une utopie agnostique qui renvoie dos à dos le diable et le bon Dieu. L'existence d'une conscience cachée («l'inconscient» auquel se réfère Sâbato dans son roman) ou d'un dieu occulte ne le concerne point. Il s'attache à l'élaboration méticuleuse, proprement encyclopédique, d'un discours où sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation soient contemporains d'une «décharge» commune. Ce fut, me semble-t-il, cette utopie linguistique qui fit de lui un damné, car en voulant ainsi ébranler le sacro-saint édifice de la langue des Lumières, il sapait les fondements mêmes de l'instrument qui permettait à toute une société de se donner en représentation. Ce versant, pourtant essentiel, du signe Sade n'intéresse pas le texte de Sâbato. Il est oblitéré au seul profit du stéréotype. C'est un discours cliché sous tutelle stéréotypale qui fossilise l'image «Sade». Des copies gelées s'y substituent à l'original. Le tout dire sadien intéresse encore moins les fictions de Sâbato. La subversion de l'écriture par l'écriture même — l'objet, pourrait-on dire, du projet romanesque de Sade — devient la pierre d'achoppement que le récit de Fernando Vidal Olmos s'emploie à contourner. L'inceste — une des figures les plus étudiées dans les écrits du marquis — n'est fictionnalisé dans le roman de Sâbato que sur la base de quelques allusions dont les développements demeurent ambigus, voire même inachevés. Le non-dit y détermine un positionnement topique que la fiction thématise à partir notamment d'une quête métaphy149

C'est moi qui traduis. Voici le passage dans sa version originale en espagnol: «También sé que mi tiempo es limitado y que mi muerte me espera. Y cosa singular y para mi mismo incomprensible, que esa muerte me espera en cierto modo por mi propia voluntad, porque nadie vendrá a buscarme hasta aquí y seré yo mismo quien vaya, quien deba ir, hasta el lugar donde tendrá que cumplirse el vaticinio», in Ernesto Sábato, op. cit., p. 448.

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sique du «mal argentin». Ceci met en relief le caractère essentiellement en trompe-l'oeil de la logique identitaire qui sous-tend l'écriture hétéronyme argentine. C'est néanmoins ce «non-dit» qui, en jetant une lumière crue sur son statut au sein de la fiction, permet de mieux saisir le sens prophétique de la parole prétendument «sadique» de Fernando Vidal Olmos. La cécité qu'elle s'applique à ausculter finit par l'immobiliser sur place. Elle se fait parole gelée. L'effondrement de la distance séparant le sujet de l'objet de sa recherche invalide la démarche épistémologique du père du Nom. Tout se passe comme si en fusionnant avec l'Aveugle150, il en épousait l'indicible enfermement. La parole de Fernando V. O. en s'aveuglant sur les impasses de sa propre recherche, ne peut pré-voir que sa fin. C'est une parole dépourvue de regard qui avance à tâtons dans l'obscurité d'une mémoire précaire. Une mémoire jonchée de ruines, éblouie par les réverbérations éponymes du passé de son sang15'. Les causes historico-sociales qui sont à l'origine du déclin et de l'exil éponymes demeurent en dehors du champ de vision du narrateur. Là réside probablement l'aporie de son «rapport». Ce rapport ne ferait alors que montrer en négatif le parcours d'une impasse, à savoir l'impossibilité pour Fernando Vidal Olmos de nommer son sang, sa descendance. La coupure même que l'inceste est censé effacer se voit ainsi problématisée par le discours narratif. Un écart se creuse à l'intérieur du Même. Les fondements de la copie y sont minés. Dès lors elle ne peut que réfléchir la violence du faussaire, partant le geste qui efface ce qu'il est censé livrer. Là réside la seule «vérité» du faussaire; à force de se nier lui-même il finit par devenir plus vrai que l'original lui-même. Ce n'est donc qu'une tautologie apparente le fait de poser comme trait distincitif du sujet argentin l'«argentinité» de son reflet. Un reflet dont le refoulé qui le fonde dévoile un rapport fort problématique à la violence. C'est dans ce contexte que l'anthroponymie débouche sur une nécrologie. L'écroulement du lien nominatif implique l'avortement de toute tentative de postérité. L'achèvement du récit signifie le décès imminent du narrateur-personnage; aussi souligne-t-il la stérilité qui frappe autant la démarche du père que celle de la fille. Fernando et Alejandra V-v. O-o. (Vidal-version Olmos-originale) développent des fictions qui ne réussissent qu'à radicaliser leur rapport aporétique au monde. Ce sont des sujets historiquement condamnés. Ils n'ont plus de socle à partir duquel tenir leur 150

Se reporter au chapitre XXXVII (version en espagnol) du «Rapport sur les aveugles» — Informe sobre ciegos — de Sobre héroes y tumbas. La rencontre avec la «Ciega» (l'Aveugle) y dévoile un tissu inextricable d'images archaïques et tératologiques liées à une clôture infranchissable, celle du sujet qui ne «peut» pas «voir» l'objet de son désir, c'est-à-dire l'inceste. Ce n'est d'ailleurs que dans le Noir — «Universo de Ciegos» (Univers d'Aveugles) — que sa «passion» peut s'assouvir. La passio — souffrance — de Fernando Vidal Olmos est avant tout celle d'un chercheur qui s'acharne à expier des fautes par un redoublement de la fièvre qui le pousse invariablement vers le même corpus du délit.

151

Je renvoie le lecteur au poème de Jorge Luis Borges: «[...] et ce réseau vain / de rues qui répètent tous les noms du passé / de mon sang [...]», in Alejandra, p. 92.

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commerce en vase clos. Ce commerce que l'hétéronymie du capital condamne comme étant incestueux, autrement dit irrecevable. Ils n'ont pas le droit de s'incarner en copies conformes, de devenir clichés. Les figures éponymes n'ayant dès lors plus de place dans le champ de la modernité argentine. La fausse monnaie chasse l'unité éponyme susceptible de réactiver une foi du reste vouée au néant dans un pays où l'axiologie flottante recycle ses copies en fonction des sommations d'une Raison faussaire. Autant Fernando V. O qu'Alejandra V. O ne pourront dès lors que céder leur place à l'Argentin de Buenos Aires, le nouveau gaucho de YArgent-Inn de Sábato. Le marché «argentin» des échanges d'unités d'emprunt refuse leur valeur de signes stériles. Incapables de se reproduire et de s'incorporer, progéniture tenante, à l'inflation des échanges des discours préconstruits. Faire le saut de la mort sous un chapiteau en trompe-l'œil devient alors la seule figure possible. Une figure d'emprunt. Impromutuare : VArgent-vie avancé à X'Inn spectral gérant les métastases du «mal argentin». Et c'est peut-être là qu'une représentation galvaudée, ressassée, en dévaluation permanente — celle du cirque fiduciaire argentin — se fait «sadique»152 : lorsqu'elle identifie le processus de dégradation chronique d'un pays au délire nominal d'un personnage ne pouvant nullement rembourser la dette anthroponymique qui le lie à l'arbre illustre et foudroyé de ses ancêtres.

152

Non pas sadienne, ce qui l'exclurait du cliché.

Chapitre III

Abaddón

el exterminador de Ernesto Sàbato ou les écritures du stéréotype

La tarea central de la novelística de hoy es la indagación del hombre, lo que equivale a decir que es la indagación del Mal. El hombre real existe desde la caída. El hombre no existe sin el Demonio: Dios no basta. La literatura no puede pretender la verdad total sin ese censo del Infierno. El orden vendrá luego. Ernesto Sábato, El escritor y sus fantasmas, p. 205

Car Ernesto Sábato n'est pas seulement un grand écrivain. Il est aussi pour son pays, sans l'avoir voulu, bon gré, mal gré, en dépit (ou à cause) de son angoisse et de sa modestie, sa conscience morale. D.H. Pageaux, Ernesto Sábato. La littérature comme absolu, P-7

Introduction Du roman total à l'ontophanie La confrontation de l'humble romantique avec le monde prend ainsi sa dissonance sarcastique, pleine de sadisme et de fureur. Pour détruire, pour ridiculiser ses propres illusions, il monte la scène de la foire, caricature de l'existence bourgeoise: en bas, les discours municipaux; et là-haut, dans la sordide chambre d'hôtel, l'autre rhétorique, celle de Rodolphe, qui inspire l'amour d'Emma par des phrases toutes faites. C'est l'atroce dialectique de la banalité que le romantique Flaubert utilise, avec d'horribles grimaces, pour railler le faux romantique comme un esprit religieux peut en venir à vomir dans une église bondée de bigots. Sâbat0. L'ange des ténèbres

Abaddôn el exterminador constitue la dernière étape d'une trilogie dans le cadre de laquelle le texte romanesque revêt le statut d'une hybriditê53. Là prend appui 153

Ernesto Sébato, L'ange des ténèbres, Seuil, Paris, 1976, traduction de Maurice Manly, p. 156; j'aurai recours à cette version française lors des citations du roman; pour certains passager où la traduction s'avère insuffisante, voire incomplète, j'assurerai leur traduction tout en reportant le lecteur au texte original en espagnol. «Si j'ai choisi le roman comme exemple, c'est parce que c'est l'art le plus hybride.

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un projet supposément tératologique qui fournit à la fiction ses outils épistémologiques. Le monstrueux du roman de Sábato s'explique en réalité par un recours à la liberté de l'art. L'«art» représente pour l'auteur argentin le lieu où «toute la réalité» peut se révéler. Or, — et ceci mérite d'être souligné — cette «réalité» conçue comme un tout n'est envisageable que dans le cadre du «roman total». Cette vision du roman est d'ailleurs développée par le personnage «Sabato» qui, en tant que personnage censé représenter l'auteur du roman, gère l'économie de son discours sur le mode réitératif d'un credo artistique: — M e refiero, claro, a las novelas totales, no a las simples narraciones. D e s d e Europa, por supuesto, nos vienen a decir que en las novelas no tiene que haber ideas. L o s objetivistas. ¡Mi Dios! Siendo el hombre el centro de toda ficción (no hay novelas de mesas o gasterópodos) esa objeción es idiota. Ezra Pound dijo que no podemos permitirnos el lujo de ignorar las ideas filosóficas y teológicas de Dante, ni pasar de largo los pasajes de su novela o poema metafisico que las expresan con mayor claridad 154 .

Le narrateur légitime son entreprise en développant une doctrine artistique que le roman —Abaddón el exterminador — se devra d'entériner. Pour ce faire, il convoque des figures tutélaires. De «grands artistes» et des écrivains du passé. Ils font tous partie de la pensée occidentale. Leur reconnaissance obéit au canon littéraire régi par la Raison. Chez Sábato cette raison se reporte exclusivement au modèle eurocentrique. Le système critique de l'Aufklârung tel que bâti par Kant peut lui servir de point de référence majeur. C'est face à cette raison-là que la figure de la folie prend forme dans les écrits de l'auteur d'Abaddón el exterminador. L'idéalisme hégélien aura préalablement permis une approche radicalisée du fait littéraire. Les fantasmes du romantisme allemand vont s'enraciner sur un terrain, pour ainsi dire, prêt à l'emploi. Les présupposés théoriques inhérents au concept d'absolu littéraire y trouvent en tout cas leur source. Dans ce sens, le projet du «premier romantisme allemand» facilite ma démarche à le comparer à l'«absolu» du roman de Sábato. L'inclusion tout d'abord dans le roman de ce qu'il produit lui-même comme théorie. L'entreprise romanesque de Sábato est

,si

En réalité, il faudrait inventer un art qui mêlerait les idées pures à la danse, les hurlements à la géométrie. Quelque chose que l'on réaliserait dans une enceinte hermétique et sacrée, un rituel par lequel les gestes seraient unis à la pensée la plus pure, le discours philosophique à des danses de guerriers zoulous. Une combinaison de Kant et de Jérôme Bosch, de Picasso et d'Einstein, de Rilke et de Gengis Khan. Tant que nous ne sommes pas capables d'un mode d'expression aussi intégral, défendons au moins le droit de faire des romans monstrueux». Eraesto Sâbato, Abaddôn el exterminador, Alianza Editorial, Madrid, 1975, p. 208. Voici la citation empruntée à la version française, en op. cit., p. 15S: «— Je veux dire, bien sûr, le roman total, pas les simples récits. Les Européens — qui d'autre? — prétendent qu'il ne doit pas y avoir d'idées dans les romans. L'école objectiviste. Bon Dieu! Étant donné que l'homme est au centre de toute fiction (il n'y pas de romans sur les armoires ou les gastéropodes), c'est une objection idiote. Ezra Pound a dit qu'on ne pouvait pas se payer le luxe d'ignorer les idées philosophiques et théologiques de Dante, ni négliger les passages de son roman ou poème métaphysique qui les expriment avec le plus de clarté».

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pensée à l'intérieur d'un mégaprojet. Le roman en tant que hérisson épistémocritique intègre la critique de sa propre théorie. Il se fait témoin critique de ce que le procès créateur du narrateur met en perspective. Bruno alterne ici avec Sabato. Les deux personnages renvoient à une position de «témoins impuissants» que le roman s'efforce de cristalliser afin de capter ce qui serait le sens de l'écriture155. Le lien entre l'écriture et la violence axe le roman sur la sphère du politique dans son rapport à l'éthique. D'où le fait que la doctrine esthétique du personnage Sâbato cherche à tracer une voie capable d'éclairer leur interaction. En quoi le trope du hérisson dans le fragment 206 de YAthenaeum tel qu'interprété par Lacoue-Labarthe ne sied pas tout à fait à la position de l'écrivain argentin. L'«absolu» de Sâbato ne se contente pas de «sa mise à l'écart dans la parfaite clôture sur soi (sur sa propre organicité)»156. Reste quand même que le roman de Sâbato se conçoit dans un rapport chiasmatique où théorie et fiction fondent le roman comme hybridité épistémocritique. Or la vérité fictionnelle du roman de Sâbato fait de l'oxymoron qui la sous-tend le point de mire du processus d'écriture. L'on comprend dès lors le projet prôné par le personnage Sabato d'«un art qui mêlerait les idées pures à la danse, les hurlements à la géométrie. Quelque chose que l'on réaliserait dans une enceinte hermétique et sacrée, un rituel par lequel les gestes seraient unis à la pensée la plus pure, le discours philosophique à des danses de guerriers zoulus»'57. Cela autorise l'auteur Sâbato à prendre ses distances par rapport à une littérature mimétique, localiste, ayant comme seul et unique mobile un produit autochtone, de type «latinoaméricain». Abaddôn fait alors une large place aux «idées» de l'auteur sur ce que doit être le roman en Argentine. La critique à l'encontre d'Asturias suppose une remise en question du rôle du littéraire en Amérique latine: — Kafka ne raconte pas des grèves de cheminots à Prague dans ses romans, ce qui ne les empêche pas de rester un des témoignages les plus profonds qui soient sur l'homme contemporain. A vous écouter, il faudrait brûler toute son oeuvre, et aussi Lautréamont, ou Malcolm Lowry. Écoutez, mes petits, je v o u s ai déjà dit qu'il ne me restait pas beaucoup de temps, et j e n'ai pas l'intention de le perdre à ces sortes de dissociations futiles. 155

Ernesto Sâbato, in op. cit., pp. 14-15: «Écrire au moins pour éterniser quelque chose: un amour, un acte d'héroïsme comme celui de Marcelo, une extase. Accéder à l'absolu. Ou peut-être (pensa-t-il avec ces doutes qui le caractérisaient, avec cet excès d'honnêteté qui le rendait hésitant et en définitive inefficace), ou bien peut-être était-ce simplement nécessaire pour des gens comme lui, incapables des actes absolus de la passion et de l'héroïsme. Car ni ce garçon qui s'était brûlé vif un jour sur une place de Prague, ni Ernesto Guevara, ni Marcelo Carranza n'avaient eu besoin d'écrire. Pendant un moment, il se dit que c'était peut-être la ressource des impuissants. Est-ce que les jeunes qui maintenant répudiaient la littérature n'auraient pas raison? Il ne savait pas, tout était si complexe, car sinon, comme disait Sabato, il faudrait répudier aussi la musique et presque toute la poésie, qui n'aidaient pas non plus la révolution à laquelle ces jeunes gens aspiraient».

156

Lacoue-Labarthe, Ph. & Nancy, J.-L., L'absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, Paris, 1978, p. 21. Ernesto Sabato, in op. cit., p. 156.

157

76 — Je crois que nous perdons notre temps, acquiesça Silvia. — Oui, moi aussi, reprit Sabato. J'ai déjà eu là-dessus des discussions à n'en plus finir mais je constate qu'on ressert toujours les mêmes arguments. Pas seulement ici, d'ailleurs. Vous n'avez qu'à voir l'article d'Asturias. — Sur quoi? — Sur nous, sur certains écrivains argentins. Il prétend que nous ne sommes pas représentatifs de l'Amérique latine. Un critique a dit à peu près la même chose aux États-Unis; il s'en faut de peu que nous n'ayons pas de littérature nationale. Évidemment, c'est parce que la couleur locale n'est pas assez marquée chez nous, que ce genre de censeurs ne savent plus quoi penser; au fond, ils voudraient un cadre pittoresque pour nous accorder un certificat de bonne conduite. Pour ces ethnologues, un nègre dans une plantation de bananiers est réel, mais un lycéen remâchant sa solitude sur une place de Buenos Aires n'est qu'une anémique entéléchie»'58.

Le ton adopté par Sabato ne s'embarrasse pas de nuances. Sa stratégie argumentative cherche à écarter en fait l'engagement de l'écriture dans son rapport au «réel». L'écrivain guatémaltèque fait ici figure d'épouvantail. Le réalisme, dans le pire sens du mot, lui est attribué. Or l'on sait que l'écriture asturienne fait appel à des mécanismes autrement compliqués. Cela n'empêche pas le roman de Sabato de tourner le dos à ce qui dès lors peut se poser comme l'autre Amérique latine. Ceci est d'autant plus notoire si l'on songe qu'un des enjeux majeurs du roman prétend être celui de la création d'un espace intertextuel à même d'autoriser Abaddón el exterminador comme s'inscrivant dans une problématique métalittéraire. C'est-à-dire le roman en tant qu'objet de sa propre démarche épistémologique. On y trouve ainsi pêle-mêle tous les grands noms de la littérature occidentale. Or l'absence de l'autre Amérique latine doit être reliée, me semble-t-il, à ce qui dans le roman se présente déjà comme le choix d'un modèle. Je m'efforcerai de le dépister en tant que symptôme du travail du stéréotype opérant dans le texte. Ce modèle topique n'est autre que celui de l'image de l'Argentine européenne; il s'agit d'un choix stratégique. L'image de l'Argentine est ainsi propulsée à partir de la figure de l'immigrant venu d'Europe. La logique sousjacente à cette modélisation idéologématique puise sa raison d'être dans la logique de la copie. Le paradoxe de la vérité du roman de Sabato veut dès lors qu'elle ne puisse être énoncée qu'à partir du geste de faussaire qui fonde ce que l'auteur nomme le roman épistémologique argentin: — Toutes ces idioties viennent de ce que l'on suppose que l'art, en définitive, a pour mission de copier la réalité. Mais attention, quand ces gens-là parlent de réalité, ils veulent dire la réalité extérieure. L'autre, la réalité intérieure, a très mauvaise presse. Il s'agit de se transformer en appareil photo. Quoi qu'il en soit, pour ceux qui croient que le réalisme consiste à décrire le monde extérieur, la formation de l'Argentine à base d'immigrants européens, la puissance de sa classe moyenne, 158

Ernesto Sàbato, in op. cit., p. 136.

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son développement industriel, devraient rendre légitime u n e littérature qui n e s ' o c c u p e p a s de l'impérialisme bananier. Mais il y a d e s raisons plus valables, car l'art n ' a p a s p o u r mission celle q u e ces gens-là lui attribuent. Il faudrait être naïf p o u r vouloir se d o c u m e n t e r sur l'agriculture aux environs d e Paris à la fin d u siècle dernier en regardant des tableaux d e V a n G o g h . Il est évident q u e l'art est u n langage plus p r o c h e parent du rêve et du mythe q u e les statistiques et les chroniques d e s j o u r n a u x . C o m m e le rêve et le mythe, il est u n e ontophanie [.. .]15*

Afin de se distancer de la «réalité extérieure» le roman de Sàbato fait appel à une révélation de l'être («ontophanie»); or les conditions de possibilité de l'expression de cette dernière apparaissent liées à la «formation de l'Argentine à base d'immigrants européens». La stratégie consiste ici dans le fait de placer le modèle argentin en position symétrique par rapport à l'Europe; ceci permet à Sàbato de justifier son refus de prise en vue de la réalité latinoaméricaine. Or la stratégie inhérente à la trilogie romanesque de Sàbato va plus loin en engageant dans le processus de reconnaissance de l'écriture argentine un perspectivisme de faussaire. L'on assiste à l'échaffaudage d'une normativité de réappropriation discursive à l'abri de laquelle le texte peut sécréter son image clichée. Celle de l'Argentine blanche — deux fois «argentine». Un pays européen second dépourvu des éléments ethniques qui font l'Amérique dite latine. «Puisque le modèle européen constitue la norme, le roman argentin ne peut que s'y conformer»: voilà F effet-idéologie'60 qu'on pourrait dégager de ce cliché. Or la conformité à la norme va se révéler problématique dès qu'il s'agira de relier ce lieu figé à ce qu'il occulte, à savoir l'autre Argentine, celle de l'intérieur. Son évacuation par le roman se fait l'écho d'une sommation stéréotypale. La capitale seule est capable de produire ce que Sàbato appelle un «roman métaphysique». Buenos Aires incarne le lieu par antonomase de la réflexion de Y argentimi. Je reviendrai vers la fin de mon analyse sur cet aspect de la question. L'enjeu se réfère ici à la téléologie sous-jacente au projet épistémologique du roman de Sàbato. Il s'agit de mettre à jour le procès du stéréotype débouchant sur un clichage de l'Autre. La «vérité» dont se réclame Abaddón el exterminador permettra alors de saisir l'aporie à laquelle se heurte la fiction de Sàbato dans son rapport à l'éthique. Voilà pourquoi la figure de Vargentum a ici une valeur 159 160

Ernesto Sábato, in op. cit., p. 137. L'«effet-idéologie» se reporte très précisément ici à un mécanisme ponctuel: le roman moderne ne se positionnant que comme dépotoir de discours, les idéologies s'y broient; on ne peut donc parler que de ce qui affleure comme «effet» de ce procès. L'hypothèse de Philippe Hamon auquel j'ai emprunté le terme ne me parait pas aller tout à fait dans le même sens: «Mettons entre parenthèses ces problèmes — réels — pour revenir au point de vue qui nous intéresse ici, et commençons par une hypothèse: que Yejfetidéologie, dans un texte (et non: l'idéologie) passe par la construction et mise en scène stylistique d'appareils normatifs textuels incorporés à l'énoncé. Leurs modes de construction, leur fréquence d'apparition, leur densité varient certainement dans les énoncés selon des contraintes sociolinguistiques diverses mais observables», in Hamon, Ph., Texte et idéologie, Puf, Paris 1984, p. 20.

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heuristique pour moi; elle m'aide à penser, pour ainsi dire, le revers du décor. Le côté que le stéréotype à l'oeuvre dans le roman passe sous silence à vouloir positionner le sujet à partir d'un préconstruit. L'Argentine du roman de Sabato ne recoupe ainsi que les limites d'une image à l'arrêt. Une image ruinée de l'intérieur par le support censé la révéler à elle-même. Pourtant, l'écriture s'y accroche comme à une bouée de sauvetage avant le naufrage de l'Argentine en tant que pure fiction. Mais revenons sur la position du narrateur au moment de fonder la légitimation du roman argentin comme coupé du «réalisme» latinoaméricain. Il est facile de prélever les trois données de base articulant la stratégie de légitimation: 1. la race («la formation de l'Argentine à base d'immigrants européens», 2. la classe sociale; en l'occurrence la bourgeoisie en opposition implicite à l'oligarchie («la puissance de sa classe moyenne») car l'énoncé ne développe son sens qu'à le confronter avec le pouvoir («su clase media poderosa» dit l'original en espagnol), 3. le capital («son développement industriel»). Ces trois notions — la race, la bourgeoisie et l'argent — opèrent une purge dans le discours au moyen de laquelle l'Argentine se constitue en figure de proue d'une modernité d'exception au sein de l'Amérique dite latine. C'est la trappe qui engloutira l'Argentine indigène, l'Argentine avec un patrimoine culturel non occidental.

Vérité(s) du mensonge Sàbato et le cogito cartésien La construction européenne d'une ville comme Buenos Aires n'a pu se réaliser qu'en tournant le dos à l'autre Argentine, celle du «pays réel». Or Abaddón, semblable à la ville, ne hisse son architectonique discursive qu'en conformité avec une axiologie flottante. Une axiologie flottante ne veut pas dire ici une axiologie fixant les enjeux en fonction des aléas d'un marché en rapport de dépendance. A titre emblématique, il n'est pas inutile de rappeler ici que l'industrie frigorifique par exemple — l'un des secteurs essentiels pour le développement de l'Argentine moderne — s'organise à partir de 1880; la miseau-point des techniques de réfrigération de la viande à des fins d'exportation détermine des investissements anglais considérables; l'Argentine est alors sommée de produire en fonction des besoins extérieurs qui déterminent à leur tour la valeur accordée à la production locale'61. L'axiologie flottante argentine C'est très exactement en 1882 que George W. Drabble fonde la première compagnie frigorifique en Argentine, la River Plate Fresh Meat Company. Le lecteur qui s'intéresse à cette question peut lire avec profit le livre de Peter H. Smith, Carne y politica en la Argentina, Paidós, Buenos Aires, 1968.

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s'inscrit dans cette logique Carnivore; l'appétit extérieur en connivence avec les trusts monopoleurs feront de l'Argentine le grenier et l'abattoir de l'Europe. Cette image du pays comme un immense abattoir à ciel ouvert doit être gardée en mémoire si l'on veut comprendre le déferlement de la violence tout au long de l'histoire de YArgent-Inn. Aussi la catégorie d'axiologie flottante renvoie-t-elle au texte comme soutènement (sens architectural) des formations stéréotypales gérant l'économie des discours clichés. Une axiologie s'accomodant d'une économie axée sur un marché d'échanges d'unités d'emprunt. Ce gel qui pèse autant sur le référent que sur le langage subsume sous une même crispation tous les signes en rotation dans le social. C'est dire que le roman lui-même ne se constitue en témoignagne de «vérité» que dans la mesure où il devient le lieu d'une valeur fixée par l'emprunt. Cette accomodation de la valeur obéit aux injonctions du stéréotype opérant dans le roman. Or ce que le roman fixe dans sa conformité à l'évaluation normative d'un déjà-là qui le précède et dans lequel il s'inscrit, c'est bien l'Autre comme lieu de la loi. Car ce lieu sommant le roman de ne pas s'empêtrer dans une littérature «qui ne s'occupe pas de l'impérialisme bananier»162 noue le désir qui soutient l'écriture à un autre désir par rapport auquel elle s' argentinise, c'est-à-dire s'institue comme entreprise vouée à la méconnaissance. Celle du mercado negro tout d'abord dont elle tire ses ressources. La figure du «Mercado negro» (marché noir) ne fait office ici, bien entendu, que de métaphore épistémologique. Elle prétend thématiser un enjeu que le proverbe a depuis belle lurette identifié à sa façon: «el vivo vive del tonto y el tonto de su trabajo». D'où l'importance de la figure de l'usure pour appréhender la logique de l'axiologie flottante argentine. U intérêt & Abaddôn est pris sur une somme prélevée sur le dos de l'Autre. Il nous faut jouer ici de l'équivoque du mot «usure». Car c'est sur deux registres que le roman évolue. D'une part en tant qu'intérêt de Vargentum — identifié implicitement depuis Sobre héroes y tumbas comme étant le «mal argentin» — et, d'autre part, en tant que prêt moyennant lequel il rend avec usure une théâtralité d'emprunt. Un troisième sens doit également lui être accordé. Celui d'une érosion touchant les valeurs dont s'autoriserait le roman pour poursuivre son investigation du mal («indagación del Mal»), Autrement dit, la catégorie de l'usure, telle qu'esquissée dans son rapport à l'axiologie flottante, nous permettrait de penser Abaddôn à partir d'un angle suffisamment ample et précis à la fois. Aussi rendrait-elle plus clair le diallèle (cercle vicieux) qui est à base de l'opérationnalité du mal dans le roman. L'unité d'emprunt — faux savoir que le roman entérine — s'y inscrit comme garant de vérité. L'ontophanie postulée par Abaddôn se trahit de la sorte comme ce qui empêche justement une «révélation de la réalité». Le paradoxe veut que le roman l6:

Ernesto Sábato. op. cit., p. 137.

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projeté à l'origine pour sonder la «réalité intérieure» — en opposition polémique avec la «réalité extérieure» du «réalisme» — ne s'articule que pour autant qu'il scotomise l'image de l'Argentine comme un tout problématique et déchiré. Un pays en proie à des troubles semblables à plusieurs égards à ceux d'une Amérique latine inféodée aux spoliations économiques de ses classes politiques. Et cela sur un fond de dépendance dont la «dette extérieure» n'est que la partie émergente d'un naufrage économique toujours aux aguets. Le processus de réification des valeurs de la bourgeoisie argentine peut probablement expliquer en partie le caractère individuel que revêt le concept d'«art» dans le roman de Sábato: «En fin de compte, tout art est individuel parce qu'il est la vision d'une réalité à travers un esprit qui, lui, est unique»163. Le sentiment exacerbé d'autoconservation que l'on y décèle n'a de sens qu'à le recontextualiser dans une période historique qui allait sous peu propulser l'Argentine au premier rang des pays où les Droits de l'Homme ne seraient que lettre morte. Et pour longtemps. Si j'y fais référence, c'est parce que je voudrais comprendre en quoi les notions d'«art», de «roman» et de «littérature», telles que thématisées par Sábato nous permettront d'entrevoir les écritures du stéréotype à l'oeuvre dans le texte. Le code déontologique d'Abaddón el exterminador privilégie donc la «vérité». Tout au long du roman le mot revient sans cesse. Ses récurrences se structurent à la manière d'un leit motiv. Une «mission» s'en dégage: l'écrivain y doit inscrire sa pratique d'écriture: — Quel est le principal devoir de l'écrivain? demanda-t-il soudain comme s'il ne s'agissait pas d'une question mais dé se défendre. Le jeune homme le regarda de ses yeux profonds. — Je veux dire, le devoir du romancier? De dire la vérité, ni plus ni moins. Mais la vérité avec un grand V, Marcelo. Pas une de ces vérités ridiculement petites qu'on lit quotidiennement dans les journaux. Avant tout, les vérités les plus cachées. En d'autres termes, non seulement Sartre ne saurait renier son roman, mais il a le devoir de le défendre sinon, c'est un hypocrite. Ou, comme il dirait, un salaud. Ou bien est-ce qu'il compte promouvoir un nouveau mode de vie sur la base de la mystification? 1 ".

La «vérité la plus cachée» implique pour Sábato avoir accès à la «inconciencia»165. La dualité du sujet est perçue par le texte comme le point 163 164 165

Ernesto Sábato, op. cit., p. 137. Ernesto Sábato, op. cit., p. 203. Ernesto Sábato, «Hasta que por fin se encontraron», in Abaddón el exterminador, p. 266-267: «— El hombre es un ser dual — dijo Sabato —. Trágicamente dual. Y lo grave, lo estúpido es que desde Sócrates se ha querido proscribir su lado oscuro. Los filósofos de la Ilustración sacaron la inconciencia a patadas por la puerta. Y se les metió de vuelta por la ventana. Esas potencias son invencibles. Y cuando se las ha querido destruir se han agazapado y finalmente se han rebelado con mayor violencia y perversidad. Mirá la Francia de la razón pura. Ha dado más endemoniados que ningún otro país: desde Sade hasta Rimbaud y Genet».

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d'évanouissement de la vérité. Le côté obscur du sujet — son «lado oscuro» — étant systématiquement proscrit, la réalité demeure insaisissable. D'où le recours à l'art censé pouvoir la révéler. Reste à savoir laquelle. Car la réalité du roman de Sâbato en faisant appel à une vérité de la «inconciencia» devra dès lors s'atteler à une tâche précise: débusquer les stratégies sous-jacentes aux fictions dont l'irruption — semblable à celle du langage onirique — découvre le lieu probable d'une trace de vérité. Dans ce sens, la démarche du personnage Sabato tout autant que celle de l'auteur rappelle, par contraste, celle de Descartes: Depuis cette époque, j'ai essayé de déchiffrer la trame secrète et, tout en croyant parfois l'entrevoir, je reste dans l'expectative, car une longue expérience m'a prouvé que sous une trame s'en trouve toujours une autre plus subtile ou moins visible. Ces derniers temps pourtant, j'ai essayé de nouer ensemble les extrémités détachés du fil qui pourra m'orienter dans le labyrinthe. De fait, tous ces événements ont eu lieu à une époque où j'avais commencé d'abandonner la science, qui est l'univers de la lumière166.

L'activité onirique recèle des trames qui à leur tour renferment d'autres trames. Le personnage s'y perd dans une errance labyrinthique. Le sens de la démarche demeure suspendu. Toutefois Descartes peut nous aider à comprendre en quoi son approche de la «vérité» exige un déni des rêves: Mais encore que les sens nous trompent quelquefois touchant les choses peu sensibles, et fort éloignées, il s'en rencontre peut-être beaucoup d'autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen; Par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d'une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature; Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi? si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres, qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus, ou s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir, et me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit. Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier, que cette tête que je remue n'est point assoupie, que c'est avec dessein, et de propos délibéré que j'étends cette main, et que je la sens, ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair, ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions et m'arrêtant sur cette pensée je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices 164

Ernesto Sâbato, op. cit., p. 243.

82 concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors 161 .

Il serait trop facile de ne voir qu'un écrit apologétique dans cet ouvrage de celui que Hegel considérait comme le premier philosophe de la modernité. Nous nous y confrontons plutôt à une entreprise de dénégation sous couvert de laquelle Y Ego cartésien s'affranchit du mensonge. L'on sait que le cogito ne peut paraître qu'à l'abri d'une instance non trompeuse: Dieu. Son caractère non trompeur assure au sujet l'accès à la «vérité». Une vérité claire et distincte à même d'écarter celle, confuse, de l'étendue. La folie n'en demeure pas moins un barrage pour le cogito à partir du moment où Descartes l'associe à ses songes. Dans la mesure donc où la nuit du dormeur peut les introduire à l'insu du sujet, le cogito ne peut assurer son émergence que sur leur dénégation. Les rêves trompant le dormeur peuvent subrepticement tromper aussi celui qui veille. Il n'en demeure pas moins que F «inconscient» (la «inconciencia» de Sabato) est bel et bien présent dans l'existance du cogito cartésien dès lors qu'il pose explicitement l'instance des «songes» en rapport de symétrie avec les «fausses illusions». Ce que le doute se doit, d'ailleurs, dans un premier temps d'évaluer en tant que probabilité négative susceptible de brouiller la certitude du sujet. Or ce langage dans lequel le sujet s'encrypte comme présence absente, Descartes va l'évacuer en faisant appel à la logique de la tromperie. Ce qui peut tromper le cogito (les «rêves», donc Y inconscient) restera en dehors de son champ de manoeuvre. Le mécanisme facilitant ce bannissement, trahit parallèlement le projet de fond cartésien comme fondement de la science certes mais au détriment de ce qui, à l'origine des «songes», cristallise le savoir en tant que simulacre, c'est-à-dire la fiction. À titre indicatif de la fracture que le sujet ouvre sur sa propre démarche, qu'il suffise de rappeler la nuit du 10 au 11 novembre 1619 (nuit peuplée de «songes») au cours de laquelle Descartes conçoit le projet d'une méthode pour réformer le savoir et résoudre tous les problèmes de la philosophie avec une certitude égale à celle de la géométrie. Ce paradoxe nous ramène à la vérité dans son rapport au mensonge. Le fait que Descartes fasse appel à un Dieu non trompeur pour y fonder en raison l'irruption du cogito, éclaire en quelque sorte une partie du chemin dans lequel nous devrons nous engager. Le mensonge venant de la nuit des songes — là où l'Autre a sa place — peut se métamorphoser en «vérité» en lui substituant la figure de Dieu en tant que garant de certitude. C'est la pirouette par le truchement de laquelle le cogito trompe celui qui le trompe. Deux valeurs négatives se subsumant dans la positivité d'une vérité arrachée aux «ténèbres» de l'Autre

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Descartes, «Première méditation», in Meditationes de prima philosophia, Vrin, Paris, 1978, pp. 19-20.

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trompeur168. La mémoire qu'offre le cogito à la lettre du Seigneur n'est autre que la cire pétrie par la griffe de l'onirique. L'ambiguïté profonde inhérente à la démarche du cogito se trouve dans ce cercle où le mensonge fait du vrai avec du non vrai. La cire, c'est aussi la fiction que l'imaginaire travaille; la fiction voulant dire ici la forme discursive grâce à laquelle une topologie se configure. Les «signes» s'y déposant sont alors conditionnés par une logique qui échappe au binarisme vrai/faux. Dans cette optique, la définiton développée par Costa Lima peut nous être utile à la condition néanmoins de dégager de la notion de jeu une logique susceptible de penser le fictionnel comme mise en question de la vérité16®. Quoique le caractère ludique du fictionnel ne devrait pas être minimisé, il faudrait se garder néanmoins de trop radicaliser son ontologie, un peu à la manière de Gadamer170. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est dans l'esthétique que la notion de jeu a un rôle non négligeable. Or ce n'est pas en esthétisant le fictionnel que l'on parviendra à comprendre son rapport à la «vérité». C'est bien plutôt dans son exercice critique (assujetti à l'imaginaire), qu'il nous interpelle.

De la pensée claire à la pensée confuse: entre les songes et le diallèle (cercle vicieux) L'abandon de la science — 1'«univers de la lumière — explique probablement le rôle important accordé à la thématisation des ténèbres dans la trilogie de Sâbato. 168

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Descartes, op. cit, «Méditation quatrième (Du vrai et du faux)», pp. 60-61: «Car en effet ce n'est point une imperfection en Dieu, de ce qu'il m'a donné la liberté de donner mon jugement, ou de ne le pas donner, sur certaines choses dont il n'a pas mis une claire et distincte connaissance en mon entendement; mais sans doute c'est en moi une imperfection, de ce que je n'en use pas bien, et que je donne témérairement mon jugement, sur des choses que je ne conçois qu'avec obscurité et confusion. Je vois néanmoins qu'il était aisé à Dieu de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoique je demeurasse libre, et d'une connaissance bornée, à savoir, en donnant à mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les choses dont je devais jamais délibérer, ou bien seulement s'il eût si profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger jamais d'aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement, que je ne la pusse jamais oublier». Luis Costa Lima, Control of the imaginary. Reason and Imagination in the Modern Times, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1988. «As I understand it, the fictional as a discursive form, that is, a type of territoriality configured through signs; as such, it is governed by rules that are normally not conscious ones. Product of mimesis, actualized by the thematization of the imaginary, nourished by the negation of the negativity of the latter, the fictional takes on the appearance of a «game» that does not contain the choice between true and false. That does not mean, however, that it does not touch upon truths (pragmatic, religious, and so forth) but rather only that it is a game that puts thruths into question; that is, it is a game that does not so much expand or apply truths as interrogate them». Gadamer, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1976, p. 33: «Ce sont les règles et les dispositions prescrivant comment remplir le champ réservé au jeu qui constituent l'essence du jeu. Cela est vrai d'une manière absolument générale partout où il y a jeu [...] Le champ dans lequel le jeu se déroule est pour ainsi dire mesuré de l'intérieur par le jeu lui-même, et se délimite bien plus par l'ordre que le mouvement ludique détermine que par ce à quoi il se heurte, à savoir les frontières du champ libre qui délimitent le mouvemnt de l'extérieur».

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Vérité et ténèbres ont d'ailleurs partie liée dans la fiction. Or du Tûnel, en passant par Sobre héroes y tumbas, pour aboutir à Abaddôn el exterminador, le texte ne délivre sa «vérité» que dans un rapport à une topique de la cécité. Je compte la circonscrire pour ensuite interroger en quoi elle relèverait d'une métastratégie narrative orientée éventuellement vers le démasquage du stéréotype. Il s'agit là d'une hypothèse à laquelle conduit le protocole de lecture proposé par le roman. Le projet qui le sous-tend peut être libellé d'après moi sous une logique qui serait de l'ordre d'une lecture apocalyptique. Or il nous faudra conclure préalablement le rapprochement avec le cogito cartésien esquissé plus haut. Alors que Descartes déserte le lieu des songes pour aller vers les sciences, Sâbato suit le chemin inverse. Tous les deux visent la vérité. Le premier l'affirme à l'intérieur d'un cercle"1 : les idées ou notions «claires et distinctes» conçues par le sujet sont posées comme «vraies» dans la mesure où Dieu existe — en tant qu'être parfait — et s'en porte garant. Il ne reste plus dès lors qu'à boucler le diallèle: les idées «claires et distinctes» sont vraies parce qu'elles viennent de Dieu. Nous constatons que le cercle cartésien exclue les idées confuses et obscures. Elles sont vouées au «néant». Ce néant s'explique, d'après le raisonnement de Descartes, par l'imperfection du sujet. Or il se trouve que le sujet nous est alors présenté uniquement à travers l'éclairage divin. Est scotomisé — proprement condamné aux ténèbres — le côté non clair du sujet. Ceci va accompagné d'une forclusion du corps dans la pathétique cartésienne. Aussi les songes se voient-ils relégués au rang d'«imaginations» sous l'emprise de ce corps dont il importe au philosophe d'ignorer les exigences. Quoiqu'il n'aille pas jusqu'à leur ôter leur participation aux passions de l'âme, les songes y sont réduits à un statut subalterne, voire négligeable172. Ce mécanisme de forclusion 171

Descartes, Le Discours de la Méthode, Quatrième partie, L'Hexagone/Minerve, Montréal, 1981, pp. 101102: «Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? Et que les meilleurs esprits y étudient, tant qu'il leur plaira, je ne crois pas qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s'ils ne présupposent l'existence de Dieu. Car, premièrement, cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, et qu'il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui. D'où il suit que nos idées ou notions, étant des choses réelles, et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. En sorte que, si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant, c'est-à-dire, qu'elles ne sont en nous ainsi confuses, qu'à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu, en tant que telle, qu'il y en a, que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est nous de réel et de vrai, vient d'un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies».

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Descartes, «Art. 21. Des imaginations qui n'ont pour cause que le corps», in Les passions de l'âme, Gallimard, Paris, 1988, p. 168: «Entre les perceptions qui sont causées par le corps, la plupart dépendent des nerfs, mais il y en a aussi quelques unes qui n'en dépendent point, et qu'on nomme des imaginations, ainsi que celles dont je viens de parler, desquelles néanmoins elles diffèrent en ce que notre volonté ne

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(susceptible peut être d'être repéré dès les premiers articles du traité des passions cartésien"3), facilite du même coup l'évacuation d'une pensée «confuse» ainsi que l'instauration du néant à la place des exigences du corps. Le refus d'exprimer à ce qui dans le corps, envisagé sous la forme d'une totalité, s'exprime comme obscur et confus, il faudra trois romans à Sábato pour le mettre à jour. C'est bien ici, précisément, que le déni peut être posé comme point de rapprochement entre le philosophe et le romancier. Abaddón en dépit de ses stratégies programmatiques ne se constitue comme vérité d'une pensée confuse — celle du personnage romanesque Sabato — qu'en se coupant de son propre corpus. Dans l'ensemble de sa trilogie Sábato présente la pensée comme la démarche ardue d'une quête de vérité. L'«art» y joue le rôle de médiateur. Le corps participe à cette entreprise1"1 en tant qu'expression d'une tentative totale d'appréhension de «toute la réalité». Sabato réclame pour l'art un statut épistémologique au nom duquel il rejette la ratio; je tiens à souligner que ce rejet est essentiellement rhétorique; la folie du texte sabatien ne fonctionne que dans un rapport dialectique avec la Raison canonique européenne; ceci explique que toutes les références s'inscrivent inéluctablement dans cette perspective épistémologique: A h o r a sabemos q u e estos fanáticos d e las ideas claras y distintas estaban c a n d o r o samente equivocados, y que si sus normas son válidas p a r a u n p e d a z o d e silicato es t a n a b s u r d o querer c o n o c e r el h o m b r e y sus valores con ellas c o m o pretender el conocimiento d e París leyendo su guía d e teléfonos y mirando su cartografía. A h o r a cualquiera sabe q u e las regiones m á s valiosas d e la realidad (las m á s valiosas p a r a el h o m b r e y su destino) no p u e d e n ser aprehendidas p o r los abstractos esquem a s d e la lógica y d e la ciencia. Y q u e si c o n la sola inteligencia n o p o d e m o s siquiera cerciorarnos q u e existe el m u n d o exterior, tal c o m o ya lo d e m o s t r ó el obispo Berkeley, q u é p o d e m o s esperar p a r a los problemas q u e se refieren al h o m b r e y sus pasiones? Y a m e n o s que n e g u e m o s realidad a u n a m o r o a u n a locura, d e b e m o s concluir q u e el conocimiento d e vastas regiones d e la realidad está reservado al arte y solamente a é l 1 " .

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s'emploie point à les former; ce qui fait qu'elles ne peuvent être mises au nombre des actions de l'âme; et elles ne procèdent que de ce que les esprits étant diversement agités, et rencontrant les traces de diverses impressions qui ont précédé dans le cerveau, ils y prennent leurs cours fortuitement par certains pores plutôt que par d'autres. Telles sont les illusions de nos songes et aussi les rêveries que nous avons souvent étant éveillés, lorsque notre pensée erre, nonchalamment, sans s'appliquer à rien de soi-même». L'Article n° 7, par exemple, alors qu'il est question d'une «brève explication des parties du corps, et de quelques-unes de ses fonctions», passe allègrement sous silence tout ce qui concerne les organes de reproduction tout autant masculins que féminins ainsi que leurs fonctions respectives. Ernesto Sábato, El escritor y sus fantasmas, Aguilar, Buenos Aires, 1971, p. 210: «No se hace arte (ni se lo siente) con la cabeza sino con el cuerpo entero; con los sentimientos, los pavores, las angustias y hasta los sudores. Nietzsche dice que sus objeciones contra Wagner son fisiológicas; respiraba con dificultad, sus pies se rebelaban, su estómago protestaba tanto como su corazón, la circulación de la sangre y sus entrañas». Je souligne. Ernesto Sábato, op. cit., p. 87.

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Reste que la thématisation du «Mal» — le fil conducteur de l'enquête romanesque de Sabato — n'opère que pour autant que le stéréotype y gèle les étapes menant à la connaissance de la «vérité». L'image figée du roman absolu permet à Sabato d'accréditer le sérieux métaphysique de l'entreprise tératologique de l'écrivain. La stéréotypie du mal comme absolu facilitera la quête de vérité du roman. Entre ces deux formules nécrosées s'articule l'ironie du texte de Sabato. Une ironie qui est celle, comme le voulait Lukacs, d'une confrontation entre deux éthiques. La conscience déchirée de l'artiste se heurtant à un monde voué à la dégradation de ses propres valeurs. D'où la constitution d'un mal préconstruit face auquel pouvoir élaborer une vérité du fictionnel. Or ce qui semble rendre énonçablable le mal dans le roman, c'est sa substantification. Il matérialise sa propre représentation en existant par lui-même. Ni atttribut ni relation, le mal d'Abaddón el exterminador fait appel à une sorte de blocage des significations sous l'emprise du stéréotype. Or ce qui m'intéresse, c'est précisément le traitement que le roman réserve au stéréotype. L'on constate tout d'abord que le mal y est présenté à partir d'une extériorité heurtant de plein fouet le personnage «Sabato» toujours en proie à une conspiration qui serait de l'ordre de la malfaisance. Le mal précède l'émergence du sujet. Il est aisé de vérifier cet aspect de mon analyse lorsqu'on la relie à la symbolique des aveugles. L'on sait qu'elle traverse la trilogie romanesque de l'écrivain argentin au point d'y fixer une sorte de leitmotiv de la cécité. Cette cécité étant pensée sous la catégorie de ce que je nommerai ici la satanisation des aveugles. Le roman paraît lui confier la tâche de cristalliser le mal. Dans son deuxième roman — Sobre héroes y tumbas — Sàbato accordait une place centrale à cette thématisation du mal par l'entremise des aveugles. La perte de la vue fait basculer le sujet dans la voie du mal. Le mal, en tant que privation, établit ainsi un rapport paradoxal avec la vue. Il prive le «bien» d'un droit de regard sur le sujet. C'est dire que l'aveugle modélise le «bien» dans le champ renversé d'une dépossession. Ce qui le soustrait au monde du visible détermine sa force. Dès lors l'écriture se nouera entre l'oeil gelé de l'aveugle comme absence de besoin et le regard en tant que désir. Désir supportant l'énonciation qui s'avère être celle d'un aveuglement. Je m'efforcerai de montrer en quoi cet aveuglement est nécessaire au roman de Sabato afin d'atteindre sa «vérité», «toute la vérité». Le «Rapport sur les aveugles» — «Informe sobre ciegos» — faisait office de roman intercalaire. La symbolique du mal rattachait sa conceptualisation à une sorte de dogmatique mythique, à savoir l'univers des aveugles chargé de détruire la terre. Ceci revêtait du reste un caractère apodictique. Le «droit» au mal de la

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part des aveugles étant alors posé comme condition nécessaire et universelle à son énonciation. Le rapport entre la clôture de la vue et l'impossibilité d'accès au bien semblait aller de soi. Une évidence de droit autorisait, pour ainsi dire, cette équation. D'où son apodicticité. Il y avait là une radicalisation du mal donnée d'avance. Le sujet arrivait dans un monde menacé par les aveugles. Le mal y réclamait sa part de gel. L'oeil gelé de l'aveugle laissait la demande en suspens. Le besoin demeurait ainsi provisoirement scotomisé. Sa virtualité pulsionnelle — celle d'une voyance négative — pouvait dès lors être réinvestie ailleurs. L'univers des aveugles reposait sur une topique. Je reviendrai sous peu là-dessus. Il importe pour l'instant de nous interroger sur le sens du concept dans le roman de Sâbato. Non seulement en tant que signification per se mais en rapport fondamentalement avec la signification du travail stéréotypal concentré dans le concept du mal tel que véhiculé par le roman. Le mal se situant alors dans l'extériorité radicale d'une présence incarnée dans le monde. Cette mondanisation du mal vulnérabilise les marges de liberté du sujet. La responsabilité, appelons-la morale pour le moment, lui échappe car il ne peut que se plier sous le fardeau d'une finalité tragique. Dès lors il l'intériorise tel un fâcheux héritage. Le sujet naît, si l'on veut, endetté. Quoiqu'il fasse le mal le précède. L'origine du mal est liée, pourrait-on dire, au commencement de l'espèce. Le mythe du péché originel sous-tend cette conception essentiellement temporelle du mal. Or même pour quelqu'un qui postule l'existence du mal radical — Kant en l'occurrence — le mal n'a pas d'origine. C'est dire que dans l'ordre phénoménal il est impossible de dégager la cause première d'une série temporelle. L'acte libre qu'il soit bon ou mauvais ne ressortit nullement à une causalité ancrée dans le temps. Kant soumet précisément à l'épreuve de sa critique la notion du péché originel dans la mesure où le mal n'a pas d'origine temporelle. Les théories concernant la transmission d'un mal héréditaire n'ont donc pas de fondement rationnel pour lui. Dans l'optique kantienne, la Bible (dans laquelle l'auteur d'Abaddôn puise une partie importante de son inspiration) n'est rien d'autre qu'une «représentation» du péché comme «transgression de la loi morale en tant que commandement divin»"6. Assujetti à la radicalité du mal, le sujet christiano-bourgeois à'Abaddôn el exterminador doit rendre témoignage du fatum qui l'accable. Tel est en tout cas, me semble-t-il, le cheminement du concept dans la trilogie de Sâbato. Le mal ainsi posé mobilise le roman en tant que spectre de lui-même. Abaddôn faisant alors partie d'une chaîne triadique où le mal se rétroalimente. Circularité du stéréotype dont le travail en circuit fermé facilite ici une raréfaction des nuances nécessaires à la complexification de la thématisation proposée par la fiction. Or 1,6

Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Vrin, Paris, 1965, p. 64.

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ce rapport du mal au roman passe-t-il par une logique qui serait de l'ordre d'une métatopique? Compte tenu que cette vision du mal est non seulement reprise dans Abaddón mais reconceptualisée surtout à partir d'un emboîtement d'un roman dans l'autre, en quoi le texte de Sabato gagne-t-il à être pris comme le topos du mal? Je ne prétends pas mettre en demeure ce qui peut être considéré comme une substantification du mal pour en faire le cheval de bataille d'une déconstruction du roman. Il s'agit plutôt de comprendre la métastratégie qui est à la base de cette substantification. Je ne pense pas par ailleurs que des mécanismes d'ironisation soient les piliers de son émergence dans la fiction. Une première hypothèse pourrait peut-être nous orienter vers l'appréhension de la stratégie particulièrement fine sous-jacente au roman. C'est-à-dire que loin d'adhérer au stéréotype tel que je le formule dans son rapport à la satanisation des aveugles, le roman en détournerait sa vocation initiale. Dans cette perspective subversive, le roman serait précisément ce qui permettrait de faire obstacle à la vision truquée d'avance par le stéréotype; autrement dit, d'aveugler son lecteur. Dans d'autres termes, le mal stéréotypé à'Abaddón postulerait-il l'impossible saisie de la vérité par la fiction? D'où une deuxième question qui s'impose d'elle-même. L'écriture de Sabato se ferait-elle l'écho d'une résistance à une lecture du mal qui ne passerait pas par une médiation métatopique? Ce que j'appelle les écritures du stéréotype, en tant qu'hypothèse heuristique, prétend y répondre.

La problématique du mal En frayant avec ses propres personnages, Sabato — en tant que «Sabato» ou «S.» — se fait l'écho de la satanisation des aveugles dont l'origine remonte en réalité à son premier roman. Il n'est pas question pour moi de retracer ici cette filiation. J'essaie plutôt de comprendre en quoi le mal posé comme déjà-là se soumet aux injonctions d'une régie stéréotypale de l'économie des discours. Je cherche parallèlement à relier son utilisation stratégique à une éventuelle pratique subversive du stéréotype. La thématisation du concept du mal fait appel à un procédé manichéen. Sàbato réactive des modalisations qui relèvent d'une forme mythique de la gnose. La gnose comprise ici sous son aspect dogmatique. Elle lui permet d'appréhender le concept sous l'image du Démon métamorphosé en «Principe de las Tinieblas». Dans son rapport agonique à Dieu, le Prince des Ténèbres travestit sa réussite sous le simulacre de sa propre défaite. Or la puissance d'une victoire maquillée de la sorte implique en quelque sorte une deuxième mort de Dieu:

Sabato la miró con severidad. — Te hablo de Femando Vidal Olmos. Beba levantó los brazos y dirigió sus ojitos al cielo, con divertido asombro. — Lo único que faltaba. Que cités a tus propios personajes! — N o veo por qué no. Dios fue derrotado antes del comienzo de los tiempos por el Príncipe de las Tinieblas, es decir, por lo que luego seria el Príncipe de las Tinieblas. Te estoy hablando con mayúscula, te lo advierto. — N o hay necesidad, te conozco. Pero no es exactemente lo que estaba predicando el Gandulfo. — Dejame ahora tranquilo con ese infeliz. Hay varias posibilidades, comprenderás. Una vez derrotado Dios, Satanás hace circular la versión de que el derrotado es el Diablo. Y así termina de desprestigiarlo, como responsable de este mundo espantoso. Las teodiceas que luego inventan esos teólogos desesperados son acrobacias para demostrar lo imposible: que un Dios bueno pueda permitir que haya campos de concentración donde muera gente como Edith Stein, niños mutilados en Vietnam, inocentes convertidos en monstruos por la bomba de Hiroshima. Todo eso es un siniestro macaneo. L o cierto, lo indudable, es que el Mal domina la tierra 177 . L a v i s i o n a p o c a l y p t i q u e du r o m a n s'appuie sur u n e intertextualité explicite. L'incorporation d u n o m d e l'auteur à la fiction qui, à s o n tour, r e n v o i e a u x

fictions

p r é c é d e n t e s n e fait qu'approfondir cette d é m a r c h e . L e «Il n e manquait p l u s q u e ça. Q u e tu c i t e s t e s propres personnages!» 1 7 8 a d r e s s é par B e b a a u p e r s o n n a g e «Sabato» 1 7 9 s o u l i g n e d o u b l e m e n t l e s c o u c h e s d e m é d i a t i o n n é c e s s a i r e s au r o m a n pour atteindre s a «révélation». L a c o n s i s t a n c e d e la trilogie e n d é p e n d . L e s trois r o m a n s s e révèlent

ainsi faisant partie d'une m ê m e apocalypsis,

partant d ' u n e

m ê m e «révélation». L a s o m m e d e s parties assure à l'ensemble s a v i s é e holistique. 177 178

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Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, Alianza Editorial, Madrid, 1975, pp. 347-348. Je souligne. Cf. la version français in L'ange des ténèbres, Seuil, Paris, 1976, traduit de l'espagnol par Maurice Manly, pp. 273-274.: «Sabato lui jeta un regard sévère — Je parle de Femando Vidal CHmos. Vève leva les bras, et leva au ciel ses petits yeux, manifestant une surprise amusée: — Il ne manquait plus que ça. Que tu cites tes propres personnages! — Je ne vois pas pourquoi je m'en priverais. Avant le commencement des temps, Dieu a été vaincu par le Prince des Ténèbres, c'est-à-dire par celui qui devait devenir ensuite le Prince des Ténèbres; et je te préviens que j'y mets des majuscules. — Ce n'est pas la peine, je te connais. Mais ce n'est pas exactement ce que prêchait le professeur Gandulfo. — Maintenant, fiche-moi la paix avec ce malheureux. Il y a plusieurs possibilités, tu vas comprendre. Une fois Dieu battu, Satan fait courir le bruit que c'est le Diable qui a été vaincu. C'est ainsi qu'il finit de détruire son prestige, en le rendant responsable de ce monde épouvantable. Les théodicées inventées ensuite par tous ces théologiens désespérés sont des acrobaties visant à démontrer l'impossible, à savoir qu'un Dieu bon puisse permettre qu'il y ait des camps de concentration où meurent des gens comme Edith Stein, qu'il y ait tant d'enfants mutilés au Vietnam, tant d'innocents changés en monstres par la bombe de Hiroshima. Ce ne sont que de sinistres balivernes. Ce qu'il y a de certain et d'indubitable, c'est que le Mal domine la terre». II importe de tenir compte du distinguo mot paroxyton / mot proparoxyton lorsqu'il s'agira de ne pas confondre entre le personnage — Sabato — et l'auteur — Sábato. Je tiens également à rappeler que depuis Sobre héroes y tumbas le romancier en supprimant l'accent écrit a déplacé par conséquent l'accent d'intensité du mot tel que prononcé en espagnol.

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Or en tant qu'holisme explicitement chargé de montrer l'épiphanie du mal, la trilogie romanesque va au-delà du tout. Elle se projette comme entreprise marginale. Je veux dire à la lisière, au bord (sens plutôt anglais de margin et non pas français de en marge) de l'abîme. Nous savons que l'abîme hante l'univers romanesque de Sábato. Dans ce sens, il importe de comprendre le rapport du titre, Abaddón, à la somme. En tant qu'«ange de l'Abîme»180, il n'a de sens que pour autant qu'il s'articule sur le topos biblique du mal en tant que crimen. L'«accusation» fait du roman la limite d'une justification, celle de l'écrivain censé révéler les enfers181. Écriture et «vérité» établissent ainsi un rapport de symétrie. C'est grâce à un exercice difficile, voire mortel, de la sospecha (le soupçon) que la manipulation du mensonge peut être mis à nu: Claro no todo el mundo puede ser engañado, siempre hay hombres que sospechan. Y así, durante dos mil años han enfrentado la tortura y la muerte por atreverse a decir la verdad. Fueron dispersados, aniquilidos y atormentados y quemados por la Inquisición. Ya que el Demonio no se va a andar con chicas. Y bastaría la existencia de esa Inquisición para probar quién gobierna el mundo. Pueblos enteros fiieron aniquilados o dispersados. Recordá los albigenses. Desde la China hasta España, las religiones de estado (otras organizaciones del demonio) limpiaron el planeta de cualquier intento de revelación. Y puede decirse que casi lograron su objetivo 182 .

Un élargissement du spectre du mal permet de subsumer sous un même concept les sauterelles abyssales — celles sous l'égide d'Abaddón d'après le récit apocalyptique de Saint-Jean — et les mécanismes d'une «Inquisition»; l'extrême latitude qui s'en dégage accentue l'indétermination dans laquelle baigne le concept183. Ceci opère au profit d'un assujettissement de la notion du mal au processus de satanisation. Dans cette optique, toute information nourrit le malaxage par le truchement duquel les images clichées — celles des aveugles, des Albigeois, de l'Inquisition, etc. — tombent sous la tutelle du stéréotype. C'est-à-dire qu'elles sont détournées de leur référent canonique pour raffermir des stratégies qui bloquent tout d'abord le concept dans une substantification. Le mal s'y métamorphose en affaire démoniaque. La question étant alors de savoir si l'éthique peut180

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«Elles ont aussi une queue et un dard comme ceux des scorpions, et c'est dans leur queue que se trouve leur pouvoir de causer du dommage aux hommes pendant cinq mois. Elles ont pour roi l'ange de l'Abîme qui s'appelle en hébreu Abaddón», in Apocalypse de Jean, Deuxième partie. Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 156: «— Bueno, sigo. Los teólogos han razonado sobre el Infierno, y a veces han probado su existencia como se demuestra un teorema. Pero sólo los grandes poetas nos han revelado la verdad, dijeron lo que han visto. Entendes? Lo que han visto de verdad. Pensó: Blake, Milton, Dante, Rimbaud, Lautréamont, Sade, Strindberg, Dostoievsky, Hólderlin, Kajka. Quién es el arrogante que puede poner en duda el testimonio de esos mártires?». La miró casi con severidad, como pidiéndole cuentas. — Son los que sueñan por los demás. Están condenados, entendé bien, CONDENADOS! (casi gritó) a revelar los infiernos». Je souligne. Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 348. Ernesto Sábato, L'ange des ténèbres, p. 274: «De la Chine à l'Espagne, les religions d'État (autant d'organisations du Démon) ont débarrassé la planète de toute tentative de révélation».

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elle avoir une véritable prise sur la problématique telle que positionnée par le roman. Or, avant d'y répondre, il faut revenir aux mécanismes discursifs assurant son emprise au mal d'Abaddón. Ce sont les «diabluras de Satanás» qui rendent moins obscure la rhétorique de satanisation étayant le projet du roman: — Seguí riéndote. Son pequeñas diabluras de Satanás. Hacer que un personaje ridículo exponga la verdad es una forma de condenar esa verdad al ridículo y por lo tanto a la inoperancia184.

Que le Diable — «Satanás» — fasse des diableries185 voilà qui mérite d'être souligné. Le fait que ce soit le Diable qui se livre à des «diabluras» implique le déclenchement d'une neutralisation de la négativité inhérente à son champ sémantique. Les «diabluras» sont réservées, de manière générale, aux enfants (en quoi l'on comprend ce qui a induit en erreur le traducteur de la version française). D'où une minimisation soudaine du rôle joué par Satanás. Ceci peut étonner si l'on songe à l'importance accordée au démon dans le roman. Or l'investissement de la figure démoniale se trahit comme étant foncièrement truquée. A force de tout mettre sur le dos de Satanás, le Démon s'avère un fourre-tout par le truchement duquel Abaddón avance ses pions. Le truquage de l'image fournit au roman un Malin en carton pâte dont le caractère faussé ne fait qu'ancrer davantage l'idée du mal articulant le décor. Le gel de l'Autre assure ses assises à une stéréotypisation du mal. Le mal d'Abaddón ne progresse que masqué: Seguimos teniendo un mundo espantoso, Hiroshima y los campos de concentración se han producido después de la venida de Cristo, comprendés? En otras palabras: cada vez que se debilita la mentira, esta clase de infelices la consolidan y el Demonio reina tranquilo por algún milenio más, mientras el verdadero Dios está en los inflemos. Por eso permitió Satanás que los mahometanos se desarrollaran y levantaran semejante imperio. Hay que estar loco para suponer que basta con un fanático a caballo para dominar el mundo occidental durante varios siglos186.

L'orchestration d'éléments issus d'époques différentes et obéissant à des mouvements socio-historiques distincts aboutit à un syncrétisme. D'où la logique d'aplanissement inhérente au marché des échanges d'unités d'emprunt. L'identité du sujet une fois clichée — «los mahometanos» — se voit assimilé au concept du mal derrière lequel gît le stéréotype. Cette stéréotypisation du mal n'a pas de prise sur une conceptualisation non manichéenne de la problématique. La position 184 185

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Ernesto Sabato, .[badilon el exterminador, p. 348. Le terme «espièglerie» utilisé par le traducteur de la version française doit ici être écarté si l'on veut saisir le point précis où l'énoncé se trahit comme cristallisation figée d'une régie métatopique du discours romanesque. Ernesto Sabato, Abaddón eI exterminador, p. 349.

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augustinienne — pour ne citer qu'elle — est à cet égard sans équivoque. Le mal ne se pose nullement comme une nature prête à l'emploi. Il opère sur la scène du faire du sujet et non pas en tant que réalité matérialisée. La polémique d'Augustin à l'encontre de Manichaeus et des Manichéens ainsi que des Pélagiens ne peut être comprise qu'en fonction de cette optique. La thèse essentiellement philosophique d'Augustin se doit d'éviter le piège de la gnose si l'on veut se pencher sur le problème posé par le mal en termes non manichéens. Autrement dit, sans désubstantification du mal aucun moyen de pénétrer le mystère de sa nécessaire présence au sein de l'humain. Ce qui pousse Augustin à l'envisager dans un enchevêtrement avec le bien dont il participe eu égard au fait qu'il le recèle, pourrait-on dire. L'homme récupère sa responsabilité dans la mesure où il ne tient qu'à lui de faire la distinction; d'opérer le désenchevêtrement. Ce qui revient à dire que c'est sur la base d'une éthique que la problématique du mal est positionnée par Augustin. L'expérience du mal relève ainsi d'une responsabilité inhérente au sujet. L'action du mal ne découle que du libre arbitre. Le sujet en engageant sa responsabilité aliène ou non sa liberté en fonction d'un choix. Si la négativité prime dans l'exercice de la liberté, le mal est alors éprouvé par le sujet comme une perte car «le mal en effet n'est pas une nature, mais c'est la perte du bien qui a reçu ce nom de mal»1". La connaissance négative du mal implique dans cette optique une saisie conceptuelle sur la base même de l'expérience. Nous savons que pour Augustin elle suppose la transgression188. La transgression du précepte veut dire la non reconnaissance de la parole du père comme étant celle de la loi. La «désobéissance» augustinienne du sujet à l'égard de Dieu y prend tout son sens. Le mal est lié à une conduite s'inscrivant en faux contre ce qui est écrit à l'endroit même où le père marque ses sujets au fer rouge de sa loi. C'est pourquoi «il est impossible que la volonté propre n'accable pas l'homme sous le poids d'une grande ruine, s'il s'élève au point de la préférer à la volonté de celui qui lui est supérieur»189. Or ce qui m'intéresse souligner ici, c'est le rôle fondamental joué par l'acte de désobéissance dans l'appréhension augustinienne du concept de mal. Le mal découle d'une liberté engagée à l'encontre de la loi divine. Le sujet fait l'expérience du mal sur le dos de la loi. Le geste engagé par l'expérience du mal présuppose en quelque sorte un 187 188

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Augustin, De Genesi ad Litteram, Libri duodecim, p. 57, Desclée De Brouwer, Paris, 1970. Augustin: «Frustra autem nonnulli acute obtunsi sunt, cum requirunt, quomodo potuerit apellari lignum dinoscentiae boni et mali, antequam in eo transgressus esset homo praeceptum atque ipsa experientia dinosceret, quid interesset inter bonum, quod amisit, et malum, quod admisit». Je souligne. Op. cit., pp. 58-61: «Certains, à force de subtilité, se sont vainement cassé la tête à chercher comment cet arbre a pu être appelé arbre du bien et du mal, avant que l'homme n'eût transgressé le précepte en y touchant et n'eût appris par expérience quelle différence il y avait entre le bien qu'il avait perdu et le mal qu'il avait commis». Je souligne. Augustin, op. cit., p. 55.

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écart par rapport à la loi. Il permet de mesurer sciemment la distance qui sépare dès lors le sujet du bien coextensif à cette loi. Autrement dit, c'est parce que le bien existe que le mal peut avoir lieu. Impossible de comprendre autrement le sens du mal associé à la révolte chez Augustin190. Le mal n'est donc pas viable sans poser préalablement la liberté du sujet. Car à défaut de ce cadre le concept se voit récupéré par une vision substantialiste qui fausse toute perspective éthique. En quoi l'effort d'éclaircissement d'Augustin s'avère indispensable à la poursuite de l'analyse que j'essaie de mener ici. D'autant plus qu'un des enjeux majeurs du texte de Sábato — la violence — m'oblige à penser la problématique du mal en dehors de la thesis manichéenne afin de ne pas être piégé par le décor en trompe-l'oeil à l'oeuvre dans le discours métaphysique de l'auteur argentin.

L'Argentine vue d'en bas, c'est-à-dire de Vinfernum Abaddôn el exterminador et l'enfer austral Le roman travaillé par le stéréotype suppose une métastratégie discursive dont le clichage de l'Autre n'est que le stade liminal. Abaddôn, en tant qu'«oeuvre d'art» aspire explicitement à une reconnaissance internationale. Il se pose comme le roman absolu; le seul possible dans une Argentine cosmopolite. La lutte pour la reconnaissance a lieu, pour ainsi dire, en marge, dans les rives d'une périphérie tiers-mondiste que l'art sabatien ne prend pas en charge; c'est à partir d'une position de faussaire que le texte de Sábato livre son entreprise de réflexion. L'horizon de réception de son roman se trouve en Europe, non pas en Amérique latine. N'empêche qu'à la base du dialogue qu'il cherche à créer avec le centre se trouve la copie. Je reviendrai ultérieurement sur cet aspect de mon analyse. Avant de nous y engager il sera utile d'observer le dernier geste du mouvement de satanisation des aveugles bouclant le chapitre «Exposición del doctor Alberto J. Gandulfo» d'Abaddôn el exterminador. — Entonces? La mirada de Beba era irónica. — La conclusion de Fernando es inevitable. Sigue gobernando el Príncipe de las Tinieblas. Y ese gobierno se hace mediante la Secta de los Ciegos. La conclusión le pareció tan clara que se habría echado a reír si no lo hubiese poseído el pavor. 190

Augustin, op., cit., pp. 55-57: «Il est impossible que la volonté propre n'accable pas l'homme sous le poids d'une grande ruine, s'il s'élève au point de la préférer à la volonté de celui qui lui est supérieur. Telle est l'expérience que l'homme a faite en méprisant le précepte de Dieu et par cette expérience il a appris quelle différence il y avait entre le bien et le mal, le bien de l'obéissance, le mal de la désobéissance, c'est-à-dire de l'orgueil et de la révolte, de la perverse imitation de Dieu et d'une liberté nocive. Mais bien que cet arbre en fût l'occasion, c'est de l'acte même, comme je l'ai déjà dit plus haut, que ce mal prit nom. Sans cette expérience en effet, nous n'aurions pas le sentiment du mal, car le mal ne serait pas, si nous ne l'avions fait».

94 — Y a vos? Sabato la miró en silencio19'.

La séparation entre l'oeil et le regard peut nous permettre de comprendre le retour en force du thème des aveugles comme synthèse d'une construction stéréotypée du roman. Le roman se présente comme un panoptique du mal. Son positionnement même préserve le regard de celui chargé de le surveiller. Le personnage Sabato en demeurant à l'abri de ce qu'il convoque n'éprouve pour ainsi dire que des frayeurs — pavores — martelées par le stéréotype. La pulsion scopique qui investit le roman atomise l'oeil dans un foisonnement d'yeux confrontés à une demande irrecevable. Car par définition le carcéral — le panoptique — ne peut se concrétiser que dans la privation d'une vue sur la vie. Abaddón absorbe ainsi Vaveugle en tant que prison d'une voyance du mal. Or Abaddón — dans sa qualité de roman — ne fonctionne que pour autant qu'il aveugle son lecteur sur la nature du mal qui corrompt l'Argentine. L'on sait que le roman se constitue en lieu d'une mort annoncée. Sa démarche proleptique fait appel à une économie de la mort. L'exécution de Marcelo sous la torture s'inscrit dans le roman sous la figure biblique topique du martyr -— mot latin chrétien emprunté au grec martur. «témoin» — dont le sacrifice a valeur de rachat. La figure du «témoin» se fossilise ainsi au profit du topos du messie. Le stéréotype inclut dès lors la mise à mort de Marcelo dans une perspective géométrale, c'est-à-dire privée de vue. Une perspective d'aveugle. Or, en un sens précis et non dépourvu d'ironie, le statut du personnage peut revêtir deux prédications dont l'enchevêtrement explique en partie l'aporie à laquelle se voit confronté le texte dans sa quête de vérité: 1. En tant que martyr du «Mal [qui] gouverne la terre» {Abaddón el exterminador, p. 348), 2. en tant que martyr du stéréotype à l'oeuvre dans le roman. La question qui va guider la suite de mon analyse est la suivante: En quoi le fait de poser le problème du mal en tant que substantification d'un pouvoir déjà là"2 sert la démarche épistémologique du roman? Comment le texte de Sábato 191 192

Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 349. Dans ce sens, je ne peux qu'être en désaccord avec l'analyse de Donald L. Shaw pour qui la secte des aveugles dans le roman Sobre héroes y tumbas doit être considérée comme une sorte d'émanation du sujet. Cela ne rend pas compte de la mécanique du concept du mal dans son rapport aux aveugles et peut, à la limite, réduire toute la problématique à une sorte de délire dont le fonctionnement ne peut être saisi, d'après moi, qu'à un autre niveau de complexification. Shaw, D. L., Nueva Narrativa hispanoamericana, Cátedra, Madrid, 1981, p. 55: «Ahora bien, si por su lucha, su aceptación de la tremenda prueba que significan las experiencias narradas en el «Informe», Fernando es [...] uno de los héroes a los que se refiere el título de la novela, un "Sigfrido de las tinieblas", lo heroico de su empresa consiste en su empeño en llegar a comprender, mediante un gigantesco esfuerzo de autoanálisis, algo acerca de la situación de la humanidad en un mundo simbólicamente dominado por la secta de los ciegos (=agentes del mal). En cambio, por sus sufrimientos, su atroz sentido de culpa y su muerte a manos de su hija, Fernando es una víctima. En última instancia lo que ofrece su "Informe" es un mensaje negativo. La secta de los ciegos, lo diabólico, la maldad, dominan el mundo, no desde fuera de nosotros, sino desde dentro. El mal, los ciegos, forman parte de nosotros mismos y obran con la fuerza de la fatalidad». C'est moi qui souligne.

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gère, en somme, ses propres données dans le but d'acheminer sa quête de «vérité»? Je privilégierai, afin d'y répondre, l'une des intrigues centrales du roman. Elle noue le sort de deux personnages: Marcelo Carranza, jeune bourgeois de Buenos Aires et Palito (Nepomuceno de son vrai nom), «guérrillero» ayant participé aux côtés du Che Guevara à la «campaña» subversive en Bolivie. Leur amitié que rien ne laissait prévoir vu leurs origines sociales, culturelles et géographiques diamétralement opposées, trouvent un point de convergence dans leur mort sous la torture dans un commissariat de police de la banlieue de Buenos Aires. Je débrouillerai par la suite l'écheveau de clichés dans lequel demeure emprisonnée l'image du «guérrillero» du roman de Sábato. Il faudra, avant d'y arriver, essayer de saisir en quoi il y aurait ou non des points de convergence entre Abaddón et des discours assujettis à des idéologies qui ont toujours pignon sur rue en Argentine. Difficile autrement de saisir les liens entre le stéréotype et les figures d'emprunt. Ce rapport, complexe et changeant, obéit à une logique métastratégique. La métastratégie a ceci de particulier dans l'Argentine de Sábato: elle crédite le hasard d'une aventure fabriquée de toutes pièces. Or Vadventura du «Mal argentin», c'est ce qui précisément n'advient pas par hasard. Je reviendrai plus loin sur ce que le thème de la violence implique au niveau de la tension narrative. L'éthique dans son rapport à l'esthétique devrait s'y révéler problématique. Il ne s'agit pour le moment que de livrer une esquisse analytique de l'échaffaudage diégétique d'Abaddón. Aussi faut-il préciser que c'est dès le commencement que la violence fait irruption dans le roman. C'est elle qui ouvre et clôture à la fois le texte. Elle est même datée: «au début de l'année 1973» («en los comienzos del año 1973»)193. La recontextualisation historique la plus sommaire ne devrait pas passer sous silence qu'à cette époque une détérioration croissante du climat politique — et de la société argentine dans son ensemble — allait déboucher sur le Coup d'État de mars 1976. Sept ans suivirent pendant lesquels l'Argentine fut mise à feu et à sang. L'arrivée au pouvoir — le 10 décembre 1983 — d'un président démocratiquement élu parvint cependant à établir un équilibre précaire dans le cadre d'un État de Droit. Toutefois, deux ans seront nécessaires au président Raúl Ricardo Alfonsín pour mettre sur pied le «Nuremberg» argentin. La «Comisión nacional de los desaparecidos» — Commission nationale des disparus — (Conadep) se voit alors placée sous l'autorité morale de l'auteur à'Abaddón el exterminador194; 193

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Ernesto Sâbato, «De quelques événements advenus en la ville de Buenos Aires au début de l'année 1973», in op. cit., p. 9. Pageaux, D - H . , Ernesto Sâbato. La littérature comme absolu, Éditions Caribéennes, Paris, 1989, p. 7. «Car Ernesto Sébato n'est pas seulement un grand écrivain. Il est aussi pour son pays, sans l'avoir voulu, bon gré, mal gré, en dépit (ou à cause) de son angoisse et de sa modestie, sa conscience morale».

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c'est elle qui sera chargée d'instruire le dossier des tortionnaires. Les principaux responsables de plus de 30,000 «desaparecidos». Cinq ans après, le 29 décembre 1990, le nouveau président de l'Argentine — le péroniste Carlos Saúl Menem — décrète «le pardon» pour tous les auteurs d'assassinats, tortures et privation illégale de liberté. Ce bref rappel de l'histoire récente de l'Argentine me fait croire que le problème du mal ne peut s'y poser qu'en termes éthiques. Face à la question unde malum faciamus? quelqu'un doit répondre. Là réside le responsus sur lequel s'articule toute responsabilité. Répondre en tant que responsable implique que la question soit formulée dans les termes requis par la justice. Or ce «bien absolu», dirait-on, des valeurs occidentales dont se réclame Sàbato semble s'accommoder dans le roman d'une axiologie flottante; celle-là même moyennant laquelle l'Argent-Inn persiste et signe en tant que copie conforme. Si cette hypothèse s'avérait correcte, le thanatique qui investit le roman pourrait n'être que le point de fuite permettant à la perspective d'Abaddón de se construire en trompe-l'oeil. Or ce qui permet au cercle de la mort de se rétroalimenter, c'est, en grande partie, au stéréotype qu'il le doit. L'euphémisme officiel cliché — «le pardon» — employé à la place de ce qui pourrait être énoncé comme «impunité institutionnalisée des assassins» en fait partie. Je prie mon lecteur de garder cette recontextualisation historique présente à l'esprit de façon à mettre en relief ce que le discours romanesque d'Abaddón intègre en tant que carrefour de resémiotisation des données fournies par 1'«événementiel» particulièrement sanglant des vingt cinq dernières années écoulées sur la scène de l'histoire argentine. Inévitable alors de revenir à la problématique du mal telle qu'elle est thématisée dans le texte de Sàbato. Le mal mondanisé entraîne le roman vers une pente glissante; l'univers souterrain des aveugles y dévale ses images stéréotypées: froideur minérale, appétits occultes, mystère viscéral, sexualité tératologique"5 ; cloacalité en somme d'une démarche liée systématiquement à des projets démoniaques. C'est ainsi qu'une topique de la cécité prend corps à partir du premier roman de Sàbato. Le dernier chapitre à'El Túnel préfigurait en embryon la suite romanesque de l'écrivain. Une «indagación del mal»196 par le truchement du lieu sclérosé des aveugles:

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Se reporter au passage de l'accouplement entre Fernando et «la Ciega» dans les cloaques de Buenos Aires (in «Rapport sur les aveugles»), Ernesto Sábato, «Investigación del mal», in El escritor y sus fantasmas, p. 205: «La tarea central de la novelística de hoy es la indagación del hombre, lo que equivale a decir que es la indagación del Mal. El hombre real existe desde la caída. El hombre no existe sin el Demonio: Dios no basta. La literatura no puede pretender la verdad total sin ese censo del Infierno. El orden vendrá luego».

97 En estos meses de encierro he intentado muchas veces razonar la última palabra del ciego, la palabra insensato. Un cansancio muy grande, o quizá un oscuro instinto, me lo impide reiteradamente. Algún día tal vez logre hacerlo y entonces analizaré también los motivos que pudo haber tenido Allende para suicidarse. Al menos puedo pintar, aunque sospecho que los médicos se ríen a mis espaldas, como sospecho que se rieron durante el proceso cuando mencioné la escena de la ventana. Sólo existió un ser que entendía mi pintura. Mientras tanto, estos cuadros deben de confirmarlos cada vez más en su estúpido punto de vista. Y los muros de este infierno serán, así, cada día más herméticos197.

Allende y fait déjà figure d'aveugle stéréotypal. Son dernier mot renvoie à une symbolique de la cécité; dans ses rapports avec des forces occultes le non voyant a accès à une vision se dérobant à l'homme ordinaire. Dans ce contexte paradoxal, l'aveugle présuppose la voyance. Un renversement de perspectives susceptible d'expliquer l'importance accordée au seul mot proféré par l'aveugle: «Insensé». Insensato, privé de «sens». Celui de la vue. L'aveugle Allende apostrophe son interlocuteur en faisant appel à une ironie apocalyptique. Juan Pablo Castel, son interlocuteur, ira bientôt se nicher dans une des cellules du panoptique romanesque où la vue ne débouche que sur le Túnel d'une mémoire du mal. Le narrateur y noue son «infierno» à la répétition d'un meurtre. L'art — la peinture — se reporte à cette persistance compulsive sous l'égide d'un regard vide. L'activité — désespérée pour Sabato — de l'artiste doit se poursuivre malgré la sentence apocalyptique de l'aveugle. En dépit même, donc, du caractère insensé d'une telle démarche dans un monde voué à une logique du pire. Le primat du pire règle son équation sur les prémisses d'un Ímpetus radicalement négatif. Le mal est ce qui revient sans cesse dans le roman. Il se transforme en formule apodictique sous-jacente au projet épistémologique du roman. Le «Mal» en tant qu'évidence de droit entérine l'oeil cliché dans le texte. L'apodicticité du mal balaie les faits; il les oblitère au profit du stéréotype. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre, me semble-t-il, l'énigme posée par l'ultime mot de l'aveugle. Il opère en tant qu'ultimatum s'inscrivant dans le cahier des décharges du texte extrêmal. L'extrêmalité du roman de Sábato suppose l'écriture de lo insensato comme condition nécessaire à une émergence de la «verdad» en tant que totalité. La rencontre entre une écriture extrême et le mal fonde cette notion. L'extrêmalité crée pour ainsi dire les conditions de possibilité du texte de Sábato. En tant que copie extrême du mal, le texte extrêmal enferme son lecteur dans une dialectique de reconnaissance anamorphosique. Ce qui s'y dévoile en tant que mal peut se révéler n'être qu'une contrefaçon. La logique des aveugles opère dans la mesure où Y aberration gagne la vue du lecteur. 197

Ernesto Sàbato, El Túnel, Sudamericana, Buenos Aires, 1971, p. 151.

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Plus son regard s'écarte de la réalité de l'image (ce à quoi renvoie étymologjquement du reste le terme aberration), plus le mal a de prise sur lui. Aussi est-ce dans la mesure où la vue ne peut qu'être piégée par ce mécanisme que l'aveugle se constitue en figure centrale du texte apocalyptique. La cécité y est posée comme «ultimatum» qui somme le roman d'exécuter le programme pervers soutenant l'énonciation. L'écriture extrémale relève ainsi d'un pari risqué: dire le mal à partir d'une dialectique du désir qui, elle, vise la lettre. Or le désir qui anime l'énonciation de l'aveugle en participant du projet épistémologique réitéré tout au long du roman situe sous un même cogito l'énonciation de l'aveugle et celle de Sabato. Ce paradoxe débouche sur une aporie qui peut être posée comme étant de l'ordre de l'«avortement»198. La présence de l'aveugle se substitue à celle du Diable. Le mal y trouve sa légitimation; ancré sur des bases extérieures au sujet, il est inféodé à la raison du stéréotype qui le fonde. Le refus de tout rapport dialogique à l'Autre paraît soutenir son énonciation. La satanisation de l'univers des aveugles s'offre dès lors au lecteur dans la nudité d'un aveu. Seul le regard privé de son bien — la «vision» — est à même de concrétiser le mal. Le mal se trouve donc matérialisé dans Y aveuglement d'une perte. Faire le mal consistera d'abord à ne pas regarder l'Autre. En éloignant le bien du champ scopique du sujet la scène du roman se voit du même coup libérée de ce qui peut nuire à la quête gnostique du narrateur. La lumière doit être chassée pour que l'indétermination du mal, son polymorphisme essentiel, puisse affleurer à partir d'une abyssalité cloacale. L'infemum, le topos où gît le bas du bas — partant l'excrémentialité de l'humain (chute d'une chute) — détermine ainsi le statut extrêmal de la tâche de l'artiste: Pero sólo los grandes poetas nos han revelado la verdad, dijeron lo que han visto. Entendés? L o que han visto de verdad, Pensá: Blake, Milton, Dante, Rimbaud, Lautréamont, Sade, Strindberg, Dostoievsky, Hòrderlin, Kafka. Quién es el arrogante que puede poner en duda el testimonio de e s o s mártires? [...] — Son los que sueñan por los demás. Están condenados, entendé bien, C O N D E N A D O S ! (casi gritó) a revelar los infiernos 199 . 198

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Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI: p. 129: «Peut-être le je pense, réduit à cette ponctualité de ne s'assurer que du doute absolu concernant toute signification, la sienne y compris, a-t-il même un statut encore plus fragile que celui où on a pu attaquer le je mens. Dés lors, j'oserais qualifier le je pense cartésien de participer, dans son effort de certitude, d'une sorte d'avortement. La différence de statut que donne au sujet la dimension découverte de l'inconscient freudien tient au désir, qui est à situer au niveau du cogito. Tout ce qui anime, ce dont parle toute énonciation, c'est du désir. Je vous fais observer en passant que le désir tel queje le formule, par rapport à ce que Freud nous apporte, en dit plus». Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 156. Je tiens à signaler que tout le chapitre «Seguía su mala suerte, era evidente» dont j'ai extrait le passage cité plus haut ne figure pas dans la traduction française publiée par les Éditions du Seuil; le chapitre incriminé se trouve inséré dans la version originale en espagnol entre «Diferentes clases de dificultades», p. 138 («Des difficultés de différentes sortes» dans la version française, p. 107) et «Nacho siguió a su hermana desde lejos», p. 157 («Nacho suivit sa soeur de loin», p. 111).

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Le champ scopique du roman de Sabato ne reconnaît que les «grands poètes» ayant élaboré une vision du monde. Or cette vision Abaddón la postule expressément apocalyptique. Dans sa lecture de P«enfer», l'artiste se livre à une herméneutique dont l'exercice le damne. Aussi le «témoignage» qu'il parvient à en extraire se retourne contre lui. Ce trop-plein de regard met en relief le sens même de l'art. La nature indifférenciée du mal que l'«étron» sadien symbolise à merveille réfléchit le côté mauvais des choses200. Là gît Yinfernum. Or Sabato en convoquant toute une anthroponymie de la voyance occidentale («Blake, Milton, Dante, Rimbaud, Lautréamont, Sade, Strindberg, Dostoïsevsky, Hôrderlin, Kafka») fait en quelque sorte l'économie d'une descente réelle aux enfers. En quoi son anthroponymie de la voyance reste prisonnière d'un mécanisme figé de nomination psittacisant. Des noms comme celui de Sade et de Kafka, pour ne citer qu'eux, reviennent souvent dans le roman sans pour autant échapper à une utilisation topique. Le lien de Y anthroponymie de la voyance à l'emprunt s'avère ainsi cliché. En paraphrasant Hôrderlin — que Sabato se fait un devoir d'inclure dans sa liste de damnés célèbres — l'on pourrait dire, non sans un brin d'ironie, que ce qui demeure dans l'enfer dAbaddón el exterminador les stéréotypes le fondent201.

L'ethnicité argentine ou le tain d'une identité d'emprunt: de l'Argentine de Sarmiento à l'Argent-Inn de Sàbato Las razas americanas viven en la ociosidad y se muestran incapaces, aun por medio de la compulsión, para dedicarse a un trabajo duro y seguido. Domingo Faustino Sarmiento, Facundo, 1845

La dichotomie civilisation/barbarie fournit à Sarmiento202 l'outillage notionnel nécessaire à l'élaboration d'une doctrine orientée vers l'ostracisation de l'Indien en Argentine; aussi recouvre-t-elle une prise de position ayant servi de paradigme de référence à la sphère du politique dans son rapport à l'éthique. L'interaction des sphères du politique, de l'esthétique et de l'éthique a ainsi été figée dans une 200 201

202

Le mot «kaka» ne désigne-t-il pas en grec les «mauvaises choses»? Pour ce qui est d'une approche non métaphysique du rapport entre la «vérité» et l'écriture poétique je renvoie le lecteur à l'ouvrage de Heidegger, Approche de Hôrderlin, Gallimard, 1973, nouvelle édition. Le vers de Hôderlin auquel je fais allusion étant: «Ce qui demeure les poètes le fondent», cité par Heidegger, in op. cit., p. 41 et sq. Domingo Faustino Sarmiento, écrivain et homme politique argentin (1811-1888), adversaire acharné du dictateur Rosas. Auteur de Facundo (1845), ouvrage de référence incontournable concernant la problématique de la constitution de la modernité argentine.

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grille devenue par la suite canonique. L'enfermement du sujet indigène dans une topique de la paresse et du danger présentés comme des données sociobiologiques servait cette entreprise idéologique. À cela il faudrait ajouter l'influence sur la pensée de Sarmiento des thèses comme celles de Herder prônant la théorie du déterminisme du milieu physique sur l'action du sujet203 . Ce n'est ici ni le lieu ni le moment de me livrer à une étude exhaustive d'un discours qui après avoir gelé l'Indien dans une image fabriquée de toutes pièces, s'est appliqué à la tâche de légitimer une politique de rejet, voire d'extinction pure et simple. Il m'importe essentiellement de souligner l'un des points cruciaux d'une chaîne discursive qui depuis le XIX siècle nourrit le mythe d'une Argentine exclusivement européenne sans aucun rapport avec le substrat ethnoculturel indigène. J'y vois l'un des moments forts ayant contribué à l'émergence d'une crispation à l'égard de l'(a)Autre. Une crispation du Même en somme, car ce que le rejet d'autrui révèle ce sont précisément les limites du Même. Le point très précisément où son conatus se heurte à une situation aporétique. Ceci peut paraître paradoxal eu égard au prestige humaniste qui entoure la figure de Sarmiento en Amérique latine et ailleurs. Or ce que l'analyse du discours de Sarmiento dévoile, c'est le caractère fondamentalement cliché des présupposés étayant l'affleurement de ses thèses sur la position du sujet en Argentine. Au nom d'un «progrès» que pour Sarmiento ne pouvait venir que d'Europe, il a développé un discours où la place du sujet indigène était piégée d'avance. Pour mettre l'Indien à l'écart, il fallait préalablement l'immobiliser en tant que référentialité négative. L'instrumentalisation de l'Indien en tant qu'objet de discours facilite l'effet de brouillage dans l'imaginaire collectif argentin. Mais avant qu'elle n'opère dans le «réel», il aura fallu assister au meurtre en effigie de l'Indigène. Ce meurtre a tout d'abord eu lieu dans l'espace qu'on lui avait assigné dans le discours. Des conditions réificationnelles se prévalant alors de ce renversement stratégique. Son accès à la parole lui étant dérobé, il deviendra le sujet chosifié de son propre silence. Autrement dit, il ne pourra exprimer que le mutisme d'une parole vidée d'elle-même. Vidée parce que pétrifiée sur place. Figée, pour ainsi dire, dans l'oeuf. C'est ce dernier aspect que je privilégierai ici. La «disparition» de la trace du protosujet, celui qui le premier nomma le sol argentin, est rendue possible par le truchement d'une régie stéréotypale des discours. Le terme de «barbarie» s'accommode de ce mécanisme. Sa fonction af203

Je songe notamment ici à son ouvrage Idées sur la philosophie de l'histoire de l'humanité — Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1784-1791) — où l'influence des milieux sur l'éducation de l'individu permet le rapprochement avec tout un réseau de présupposés sociobiologiques à l'oeuvre dans les écrits de Sarmiento. Les Lettres sur les progrès de l'humanité — Briefe zur Beförderung der Humanität (1793-1797) — constituent une suite à cet ouvrage.

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fichée d'outil notionnel polémique à l'encontre de la dictature des caudillos en Amérique latine, occulte le processus qu'il déclenche. À savoir celui d'une légitimation tacite des entreprises idéologiques orientées vers le gommage du fait indien en Argentine. Dans ce sens, le «concept» doit être passé au crible d'une analyse épistémocritique faute de laquelle nous restons collés aux effets de surface. Edward Saïd a fort bien compris ceci lorsqu'il passe au peigne fin les discours que l'Occident tient sur F«Orient». Aussi est-ce dans cette optique que l'on ne peut qu'être d'accord avec Todorov lorsqu'il affirme que: Le concept est la première arme dans la soumission d'autrui — car il le transforme en objet (alors que le sujet ne se réduit pas au concept); délimiter un objet comme «l'Orient» ou «l'Arabe» est déjà un acte de violence. Ce geste est si lourd de signification qu'il neutralise en fait la valeur du prédicat qu'on ajoutera: «l'Arabe est paresseux» est un énoncé raciste, mais «l'Arabe est travailleur» l'est presque tout autant; l'essentiel est de pouvoir ainsi parler de «l'Arabe». Les actes du savant ont ici une portée politique inévitable (la même chose est vraie, à des degrés différents, de toute connaissance historique); et, de ce fait l'objet du livre de Saïd devient la politique de la science. À son tour, l'Orientalisme est explicitement engagé dans un combat, mais son mérite est de nous faire voir que ne sont pas moins fortement engagés les savants et les érudits qui, naguère comme aujourd'hui, se croient au-dessus de tout choix idéologique204.

Dans ce cadre conceptuel, la notion d'ethnie n'opère qu'en tant qu'image frappée de stéréotypie. Une coïncidence qui en dit long sur la manipulation de la notion d'ethnie servant des visées ponctuelles, veut que Sarmiento parle de «Bédouins de l'Amérique» lorsqu'il se réfère aux Indiens: C'est ainsi que dans la vie argentine commencèrent à s'établir, grâce à ces traits particuliers, la suprématie de la force brutale, la prépondérance du plus fort, l'autorité sans limites et sans responsabilité des hommes qui commandent, la justice administrée sans formes et sans débats. Les convois ont, de plus, leur armement: un fusil ou deux par charrette, et parfois un petit canon tournant sur celle qui ouvre la marche. Si les barbares les attaquent, on forme le cercle en attachant les charrettes les unes aux autres et presque toujours on résiste victorieusement aux convoitises des sauvages avides de sang et de pillage. Les trains de mules tombent souvent sans défense aux mains de ces Bédouins de l'Amérique et rarement les muletiers s'en tirent sans être égorgés205.

Le positionnement d'une topique radicalisant le rapport à l'Indien fournit à l'appareil argumentatif de Sarmiento un champ notionnel en circuit fermé. Imperméable, ce champ s'ankylose chez le Même. Il s'agit d'un repli stratégique au moyen duquel la «parole» de l'Indien se vit gelée avant même qu'elle n'affleure. 204

205

Tzvetan Todorov, «Préface», in Saïd, E., L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, Paris, 1980, p. 9. Domingo Faustino Sanniento, Facundo, L'Herne, Paris, 1990, p. 46.

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Le mutisme indigène est dès lors interprété comme effet supposé de sa propre cause. En quoi il se voit aussitôt récupéré par le système qui l'assimile à un refus d'intégration. C'est dire que le sujet indigène argentin n'émerge que comme silence coupable face à l'Autre. Sous prétexte de dénoncer le tyran, le concept de «barbarie» opère un glissement qui facilite sa manipulation à partir d'une économie clichée des discours. Là réside le gommage des traces du sujet indien en Argentine. Je m'efforce de dégager ici les enjeux majeurs de l'axiologie ayant en partie servi à étayer cette entreprise. La mécanique positiviste surdéterminée de Sarmiento — je n'y fais allusion qu'en tant que fonctionnement emblématique de ce type de discours — aura tout de même réussi le coup de force de faire passer l'Indien argentin comme un étranger à sa propre terre. Étranger à son milieu, l'Indien ne pouvait qu'être forain par rapport à lui-même. Cette forcmité de l'Indien, si l'on me permet le néologisme, exacerbe le nomadisme lié à son image. La grégarité sous-jacente à toute entreprise de «civilisation» opérant alors comme valeur refuge, l'errance de l'Indien devenait une proie facile à son clichage sous la forme d'une transhumance de bête féroce et dangereuse à la fois. Identifié à une «barbarie» qu'on opposait à la geste fondatrice de l'Européen porteur des valeurs occidentales, l'Indien demeura en suspens. Les effets d'érosion d'un discours clichant son identité ne pouvaient dès lors qu'alourdir davantage la position frappée de stéréotypie du sujet sur la scène de l'histoire. L'écriture de Sarmiento ne se soutient que de son articulation à une morale ascétique qui occulte ce par quoi elle fait relief. Le projet politique de «civilisation» de l'auteur de Facundo ne s'explique que par ce qu'il s'acharne à nier: l'Autre où le désir se découvre de vouloir devenir ce que l'on n'est pas, c'est-à-dire Européen. La forclusion de l'Indien je la pose en conséquence comme le geste fondateur d'une entreprise compulsive: bâtir dans l'espace d'une excentricité •— F«Argentine» — le projet schizophrénique d'une identité d'emprunt. «Las razas americanas viven en la ociosidad y se muestran incapaces, aun por medio de la compulsión, para dedicarse a un trabajo duro y seguido»206 lit-on dans le Facundo de Sarmiento. La «compulsión» dévoile ici la projection d'un désir débouchant sur la forclusion de l'Autre. Ce que le projet surdéterminé de Sarmiento ne saurait accepter, c'est Yotium (la «ociosidad») dans l'enclos du négoce (nec-otium) argentin. D'où l'exacerbation de son projet politique orienté à chasser l'Autre de la cité. L'Indien. La partie noircie du Même. La partie non rentable. L'axiologie compulsive opérant à la base des présupposés qui sous-tendent l'appareil argumentatif du discours de Sarmiento y 206

Domingo Faustino Sarmiento, in op. cit., p. 47. «Les races américaines vivent dans l'oisiveté et se montrent incapables de se livrer à un travail pénible et suivi, même par la contrainte». C'est moi qui souligne.

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trouve son point d'ancrage. Le rapport stéréotypé de cette axiologie à l'argent est particulièrement frappant lorsqu'il oppose les «fortunes colossales» de la colonie allemande ou la colonie écossaise à la «pauvreté» du bourg argentin: C'est une pitié et une honte pour la république argentine que de comparer la colonie allemande ou la colonie écossaise du sud de Buenos Aires avec le bourg qui se forme à l'intérieur. La première a des maisonnettes peintes; le devant de la maison, toujours soigné, s'orne de fleurs et d'arbustes gracieux; le mobilier est simple, mais complet; la vaisselle, de cuivre ou d'étain, est toujours reluisante; les lits ont de jolis rideaux; les habitants sont sans cesse en mouvement et en action. En trayant leurs vaches, en fabriquant du beurre et du fromage, quelques familles sont arrivées à faire des fortunes colossales et à se retirer en ville pour jouir des commodités de la vie. Le bourg argentin est le revers indigne de cette médaille: des enfants sales et couverts de haillons vivent comme une meute de chiens, des hommes sont couchés par terre dans la plus complète inertie; partout l'abandon et la pauvreté; une petite table et des coffres pour tout mobilier; des cabanes misérables comme des habitations; et un aspect général de barbarie et d'incurie: voilà ce qui frappe l'attention207 .

L'axiologie compulsive de Sarmiento refuse de reconnaître la partie maudite — mal dite — afin que la «blancheur» demeure, soit Yargentum. Dans cette perspective, l'«autre» rejoint ici l'Autre dans la mesure où le clivage du sujet argentin implique le rejet comme mécanisme sous-jacent à la constitution de l'identité argentine. Étranger à la dialectique de son propre désir, l'Argentin modélisé par le discours refoulé de Sarmiento, postule la construction d'une réplique de l'Europe sur le déni de l'Autre. Devenir ce que l'on n'est pas représente alors le présupposé faisant de l'implicite de la stratégie discursive de Sarmiento la formule paradoxalement anti-nietzschéenne où le sujet puise ses emprunts. L'Argentine de Sarmiento ne parvient ainsi à matérialiser sa voie spéculative de topos universel d'une économie d'emprunt qu'en se coupant d'une partie d'elle-même. Face au non-accomplissement de l'Indien comme valeur productive, Sarmiento mobilise l'encryptement stéréotypal du sujet: paresseux, lâche, traître, barbare, cruel, inapte à la civilisation, dépourvu d'intelligence. Il se livre, en somme, au forgeage à chaud d'un «sauvage» dont les agissements ne peuvent être que nuisibles aux intérêts de la jeune République; la «nueva Argentina» aurait-il pu dire en devançant ainsi l'intitulé de la théorie ethnique du roman de Sàbato. Ceci explique que l'élément autochtone soit immanquablement indexé chez Sarmiento sur un coefficient de dangerosité: : El mal que aqueja a la República Argentina es la extension: el desierto la rodea por todas partes, se le insinua en las entrañas; la soledad, el despoblado sin una habi207

Domingo Faustino Sarmiento, in op. cit., p. 47.

104 tación humana, son por lo general los límites incuestionables entre unas y otras provincias. Allí la inmensidad por todas partes: inmensa la llanura, inmensos los bosques, inmensos los ríos, el horizonte siempre incierto, siempre confundiéndose con la tierra entre celajes y vapores tenues que no dejan en la lejana perspectiva señalar el punto en que el mundo acaba y principia el cielo. Al Sur y al Norte acéchanla los salvajes, que aguardan las noches de luna para caer, cual enjambre de hienas, sobre los ganados que pacen en los campos y las indefensas poblaciones. En la solitaria caravana de carretas que atraviesa pesadamente las pampas y que se detiene a reposar por momentos, la tripulación, reunida en torno del escaso fuego, vuelve maquinalmente la vista hacia el Sur al más ligero susurro del viento que agita las hierbas secas, para hundir sus miradas en las tinieblas profundas de la noche en busca de los bultos siniestros de la horda salvaje que puede sorprenderla desapercibida de un momento a otro208.

L'Indien est posé dès son entrée sur la scène de l'histoire argentine comme animalité menaçante. L'«étendue» (la extension) est censée identifier le «mal» argentin. Une rhétorique ad hoc sert de soutien à ce type de discours. Le mal se voit ainsi matérialisé dans des sujets extérieurs à l'espace de «civilisation» argentine. «Salvajes», «enjambre de hienas», «bultos siniestros de la horda salvaje»... Une négativisation radicale sous-tend la stratégie discursive. D'où la logique d'évidence dans laquelle semblent baigner les thèses de Sarmiento concernant le rôle des Indiens. Cette entreprise discursive apodictique ancre Yurbs comme foyer primordial de civilisation dans la littérature argentine. Là se trouve le lieu idéal de regroupement de la visée européanisante de Sarmiento. La plaque tournante où se rassemblent les membres épars d'un corps transplanté. La distance, Y étendue non urbanisée, deviennent le lieu où l'irruption du sauvage peut se révéler la scène d'une présence «autre» qu'il s'agit d'évacuer. D'où l'importance vitale de la ville. Mais pas n'importe laquelle. Puisque la langue vient d'Europe, il faudra aussi importer la capitale. L'ailleurs s'accomode ici de ses fantasmes. L'Europe aura sa copie conforme en Amérique du Sud. Cette copie a pour nom Buenos Aires. C'est l'émergence de la capitale argentine comme ville-clichée. Une ville censée réfléchir le centre. Contrainte par sa position géopolitique périphérique à se dédommager au détriment de ses provinces, la capitale se forge un esprit néo208

Domingo Faustino Sarmiento, Facundo. Civilización y barbarie, Centro Editor de América Latina, Buenos Aires, 1967. pp. 22-23. Voici la traduction, in op. cit., pp. 39-40: «Le mal dont souffre la république Argentine est son étendue: le désert l'entoure de tous côtés, s'insinue au coeur du pays; la solitude, l'espace inoccupé sans une seule habitation humaine, constituent en général les limites indiscutables entre les différentes provinces. Là l'immensité est partout: immense la plaine, immenses les forêts, immenses les fleuves; l'horizon toujours incertain se confond avec le sol parmi des brumes et des vapeurs légères qui ne permettent pas, dans la lointaine perspective, de marquer où finit la terre et où commence le ciel. Au sud et au nord les sauvages sont à l'aflut: ils attendent les nuits de lune pour tomber, comme des bandes de hyènes, sur les troupeaux qui paissent dans les champs et sur les agglomérations sans défense. Quand une solitaire caravane de charrettes qui traverse lourdement les pampas s'arrête pour prendre quelques instants de repos, les gens du convoi, réunis autour d'un maigre feu, tournent machinalement les yeux vers le sud au plus léger murmure du vent qui agite les herbes sèches, et fouillent du regard les profondes ténèbres de la nuit pour chercher les formes sinistres de la horde sauvage qui peut, d'un moment à l'autre, les prendre au dépourvu».

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colonisateur. La chasse à l'Indien s'en accommode. Au nom d'un pur faux en écriture — la modernité argentine — l'Autre sera éliminé. Buenos Aires naît d'emblée séparée de l'«étendue». Son caractère de copie conforme fonde le divorce entre la capitale et ses provinces. Le «mal» entendu y siège de plein droit. Aussi est-ce dans cet espace où le faux prime qu'il y a oubli de l'Être. Ceci explique, comme nous le rappelle Heidegger, que la «vérité de l'Être» ne soit pas pensée. Je rappelle, bien entendu, que l'Être heideggérien doit être distingué de l'étant205. En ce sens, la problématique de l'Être abordée à partir du questionnement de la différence, souligne la distance qui se creuse dès qu'on essaie de la rapprocher du concept d'ethnie en tant que vérité du sujet. Ce qui permet de saisir le chemin que le sujet doit emprunter pour esquisser une approche de l'Être. Le chemin menant à cette approche rend possible la révélation inhérente à un positionnement non métaphysique de la démarche. Cette révélation demeure inaccessible à l'individu sommé de se produire comme sujet d'un discours cliché. Sous les dehors d'une prétendue assimilation métaphysique à l'Europe, le simulacre crée les conditions de reproductibilité d'une identité d'emprunt. Buenos Aires, la ville composite, fabriquée de toutes pièces, multiplie dès lors sa fausse image. Le sujet argentin s'y réfléchit en tant que gel de lui-même. Dans cette perspective truquée, l'on comprend mieux pourquoi lors de ses critiques à l'égard du tyran Rosas, l'auteur de Facundo prend soin d'épargner Buenos Aires: Buenos Aires est appelée à être un j o u r la ville la plus gigantesque des deux Amériques. Sous un climat tempéré, maîtresse de la navigation de cent cours d ' e a u qui coulent à ses pieds, mollement accoudée sur un immense territoire et à la tête de treize provinces continentales qui n ' o n t pas d ' a u t r e débouché pour leurs produits, elle serait déjà la Babylone américaine si l'esprit de la pampa n'avait soufflé sur elle et ne tarissait aux sources le tribut de richesse que les cours d ' e a u et les provinces doivent lui apporter sans cesse. Elle seule, dans la vaste étendue argentine, est en contact avec les nations européennes; elle seule exploite les avantages du commerce étranger, elle seule détient le pouvoir et des revenus 2 1 0 .

209

2,0

Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme. Aubier, Paris, 1964, p. 101: «L'oubli de l'Être se dénonce indirectement en ceci que l'homme ne considère jamais que l'étant et n'opère que sur lui. Mais parce que l'homme ne peut alors s'empêcher de se faire de l'Être une représentation, l'Être n'est défini que comme le "concept le plus général" de l'étant et par le fait comme ce qui l'englobe, ou comme une création de l'Étant infini, ou comme le produit d'un sujet fini. En même temps, et cela depuis toujours, "l'étant" est pris pour "l'Être", tous deux étant comme mélangés dans une confiision étrange et sur laquelle on n'a pas encore réfléchi». Domingo Faustino Sarmiento, in op. cit., pp. 42-43, Voici le passage dans sa version originale, in op. cit., p. 25: «Buenos Aires está llamada a ser un día la ciudad más gigantesca de ambas Américas. Bajo un clima benigno, señora de la navegación de cien ríos que fluyen a sus pies, reclinada muellemente sobre un inmenso territorio y con trece provincias interiores que no conocen otra salida para sus productos, fuera ya la Babilonia americana si el espíritu de la pampa no hubiese soplado sobre ella y si no ahogase en sus mentes el tributo de riqueza que los ríos y las provincias tienen que llevarle siempre. Ella sola, en la vasta extensión argentina, está en contacto con las naciones extranjeras; ella sola explota las ventajas del comercio extranjero; ella sola tiene el poder y las rentas». C'est moi qui souligne.

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La greffe européenne signe ainsi sur le corps sauvage le disparatus de sa mainmise. L'étrangeté radicale représentée par l'Indien doit être neutralisée en faisant appel à l'emprunt. L'élément immigrant s'inscrit dans cette logique. Or il n'est pas le seul. La mécanique de l'emprunt fonctionne à plusieurs échelles. Elle explique le rapport de l'Argentine à l'Europe ainsi que sa constitution en copie conforme. Seule la dette absolue s'avère capable de donner accès à une systématisation de l'oubli. La modernité argentine est bâtie sur ce déguisement. Une glace en trompe-l'oeil — Buenos Aires — a donc permis la constitution d'une image anamorphosable à souhait. Le concept d'ethnicité argentine s'y inscrit en tant qu'opacité d'une entreprise déformante. C'est l'amalgame grâce auquel r«argentinité» de Sarmiento réfléchit ses copies. Ceci problématise le concept dès lors qu'il opère en circuit fermé. C'est dire qu'il engendre le point aveugle qu'il est censé dissoudre. L'Argentin en conformité avec sa vérité ethnique ne serait ainsi qu'un produit blanc, de souche européenne. Le métissage pour Sarmiento ne peut être que biologique. Or peut-on parler de «vérité ethnique» dans un pays où la modernité préconstruite du discours de Sarmiento a truqué tous les paramètres? Et qu'est-ce d'ailleurs qu'une «vérité ethnique» par rapport au problème de ce qu'on appelle «l'identité argentine»? Nous savons que l'oeuvre romanesque de Sábato prétend en quelque sorte y répondre. Ce qui explique mon intérêt à convoquer le discours de Sarmiento dans son rapport au forgeage d'une structure précontrainte. Celle de l'animalité menaçante. Le cheval de bataille du nouveau barbare — l'Indien argentin — a permis à Sarmiento de mythifier le rôle de la ville babylonienne. La ville promise aux plus hautes destinées. Reste que la modernité de Buenos Aires n'a été rendue opératoire que dans un cadre d'exclusion où la forclusion de l'Autre est devenue le paradigme même de l'identité négative argentine. Car devenir «Argentin» cela consistait à ne pas être Indien. Cette définition d'une identité par la négative explique en partie le mépris longtemps affiché par Buenos Aires à l'égard de l'Amérique latine en général. Aussi l'entreprise compulsive de l'auteur de Civilización y barbarie trahit-elle ce qu'il y a de plus radical dans l'écriture de Sarmiento: la satanisation de l'Indien. Devenu objet de discours, le sujet y subit la distorsion que les perspectives anamorphosiques du stéréotype règlent en fonction des différentes visées idéologiques. Dans ce discours, le mal se prévaut du droit légitimant le concept de «civilisation». Il est consubstantiel à une nature hostile, désertique, illimitée. L'écriture de Sarmiento cherche l'exorcisation de l'Autre dans l'espace d'un emprunt.

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L'entreprise identitaire du discours cliché de Sarmiento ne peut que rendre suspecte sa vision civilisatrice. D'autant plus suspecte lorsqu'on la confronte à ce qu'on est en droit de désigner comme VArgent-Inn de Sabato. Celle qui recueille en quelque sorte les débris du projet d'une modernité bâtie sur un apport massif d'immigrants européens. Car le mythe de Buenos Aires comme foyer de civilisation s'émiette dans le roman de Sabato sous les coups d'une politique assujettie à une axiologie opportuniste. Cette axiologie étant elle-même l'émanation d'une corruption tous azimuts de Yargentum par Yargentum. Or l'attitude crispée à l'égard de l'Autre — la partie noircie du Même — demeure. Voilà pourquoi l'analyse du discours de Sarmiento me paraît incontournable si l'on veut comprendre le rapport cliché du sujet à l'«identité» argentine dans les romans de Sabato. L'axiologie flottante argentine assoit sur une fiction — l'Argent-Inn — le devenir du pays «réel». Elle fait de la scène du meurtre du «Negro», — l'Indien argentin — le topos où opère le blanchissage de l'Argent. Uargentum — dès lors en position de sujet — s'y argentinise. Il réfléchit l'identité du sujet à partir d'une crispation vénale. La prostitution d'Alejandra dans Sobre héroes y tumbas met justement en relief la politique du corps en tant que possibilité de mise en vente. Cette «vente» annonce ce qui sera le meurtre du père et le suicide de la fille. Le processus de vente porte en lui les signes de l'usure qui en s'emparant du sujet l'instrumentalise et, par là même, le voue à sa propre destruction. Lorsque Lyotard affirme que «vendre, c'est anticiper la destruction de l'objet par son usage ou son usure, et anticiper la fin du rapport commercial par l'acquittement du prix»2", il souligne précisément le caractère fondamentalement économique du mécanisme qui est ici enjeu. Dans les régimes totalitaires — c'est le cas de l'Argentine des romans de Sàbato —, la confiscation des libertés individuelles au nom de l'État accorde à la valeur vénale du corps un simulacre de liberté. Le sujet dispose «librement» de son corps. Inutile de préciser que ce dont il dispose n'est que de la «liberté» de s'inscrire dans une perspective d'avilissement. Une politique de dégradation du corps nécessaire au système. La pratique de la torture — autant physique que morale — y assure son emprise idéologique. Le mot «corruzione» utilisé par les immigrants italiens de Sobre héroes y tumbas couvre également cette figure à un niveau plus général. Or cette «corruzione» qu'ils énoncent, c'est paradoxalement ce qui les dénonce. Leurs marges de «résistance» y résident. C'est en quelque sorte la seule «liberté» qui leur soit offerte dans le cadre d'un pays de passage. L'/nn de Y Argent révèle ainsi l'ethnicité argentine à partir du seul topos de YArgent-Inn comme lieu de passage de Yargentum du sujet. Le lieu 21

'

Jean-François Lyotard, «Glose sur la résistance», in Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1988, p. 136.

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où l'invention de l'identité argentine s'avère problématique. Là où elle ne rend compte que de l'éclat de sa dette. En quoi paradoxalement le seul «sauvage» qui demeure en Argentine, c'est le capital faisant de Buenos Aires sa capitale et dont les «temples de l'argent» dénoncés par le narrateur-personnage du «Rapport sur les Aveugles» du roman de Sábato ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Car ils ne rendent compte que de l'effet de surface, non pas des conditions soustendant l'acceptabilité des mécanismes de réification du sujet au profit de Yargentum. En un sens donc bien précis, le sujet argentin ne se constitue que comme effet de sommation des techniques de l'argent. Or en tant qu'effet d'argentum, l'Argentin du Facundo de Sarmiento ne réfléchit que le faux. Ceci ne devrait pas nous faire oublier que le projet moderniste de Sarmiento présuppose implicitement une sédentarisation de la compulsion de clichage212 qui, une fois concentrée dans l'espace à fortiori restreint de la ville est à même de capitaliser l'objet de son désir. Dans cette optique, je ne partage pas le point de vue exprimé par Nicolás Rosa dans son étude consacrée à Sarmiento213. Tout d'abord, il me semble difficile, voire impossible, de croire à une «colonisation du désir» dans le but, qui plus est, de «sémiotiser la jouissance dans la lettre». Le «désir» sous-jacent à l'énonciation de Sarmiento doit être mis en rapport à l'Autre qui, à son tour, en tant que topos, se réfère au lieu commun où s'articule l'emprunt comme monnaie d'échange. D'où l'évacuation de l'Indien par une politique de la dette: tout ce qui enrichit Buenos Aires ne peut qu'appauvrir les provinces. Or ce que la capitale leur doit, ces dernières s'en voient dédouannées par l'envoi d'un tyran barbare: Rosas. Enfin, le passage de la campagne — «la pampa» — vers la ville n'implique nullement pour Sarmiento le «confinement» de la littérature dans la «ville lettrée». Facundo en tant que héros itinérant suppose bien plutôt le point aveugle qui hantera toujours la perspective babylonienne de la Ville-Capitale. Une perspective où le regard rivé au projet moderniste n'avance qu'en réactivant l'oeil barbare qui sommeille aux frontières. Autrement dit, la 212

213

II s'agit d'une des manifestations d'un phénomène plus général que mon approche désigne heuristiquement sous le terme de pulsion stéréotypale. Nicolás Rosa, La novela familiar de la crítica: análisis y práctica del imaginario de ¡a crítica literaria actual, thèse de doctorat présentée à l'Université de Montréal en janvier 1989: «Si del ager rusticus pasamos a la fundación del espacio de la urbs (espacio romano para Sarmiento), y en otra version del análisis, a la constitución del ethos romano (una energética del galvanismo (metáfora recurrente), una ética de la producción y una estética del ascetismo que entrará en colisión con la hiperfagia sarmientina), estas formas de semiotización — de legilibilidad — pueden ser relevadas también como el pasaje contradictorio, producto de un mecanismo defensivo, del goce desreglado e itinerante hacia la urbs maquinista y fluida regulada por el principio del placer, como una migración libidinal (desplazamiento), un nomadismo pulsional hacia un sedentarismo pulsional (la pulsión ñjada, regulada), una forma de constricción de la energía libre y anárquica hacia una pulsión hegemonizada, como lo requiere una ética protestante, por el trabajo de la marca, de la regla, de la frontera y la limitación del confín. Sarmiento confina la literatura argentina en la ciudad letrada. Para semiotizar el placer en la letra — en la alfabética — deberá producir una colonización del placer».

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«littérature argentine» n'a de sens que pour autant qu'elle se constitue comme frontière indécidable d'un «mal» entendu historique entre le Même et l'Autre. Buenos Aires comme dépotoir de signes venus d'horizons lointains ne peut que nourrir le mythe d'une Europe en miniature. Rassembler tous les signes de l'Europe des Lumières dans les limites d'une ville, voilà le projet relié à un imaginaire collectif que le Facundo de Sarmiento ne fait qu'institutionnaliser. Buenos Aires érige de la sorte sa modernité à l'encontre d'une identité qu'on pourrait poser comme originaire, celle du proto-argentin, c'est-à-dire l'Indien. Elle s'institue en philtre fondateur d'une altérité masquée. À gratter le masque, c'est invariablement le «Blanc» de Yargentum qui fait surface, donc pays. Tel est, tous comptes faits, l'un des points où il devient possible de voir converger les discours de Sarmiento et celui de Sàbato214. En quoi les passerelles menant d'une écriture à l'autre découvrent une même occultation du sens de la présence indigène en Argentine. Mon hypothèse à cet égard — posée à titre heuristique — prétend dévoiler la manipulation du stéréotype visant l'accréditation d'un faux: l'identité argentine comme effet exclusif de greffe européenne. Or le projet de la modernité argentine y puise ses fondements. Ethnicité, roman et stéréotype Cualquier charla espontánea con lustrabotas, taxistas, periodistas, estudiantes, mozos de café, [...] ferreteros, maestros e intelectuales, encontrados al azar de caminatas o atajado por muchos de ellos en plena calle para pedirme una opinión o un autógrafo, me ratificó los efectos de ese gigantesco colador que hoy explica la mentalidad de una gran parte de nuestro pueblo. Un colador por cuyos agujeros pasó durante un decenio lo que convenía que pasara, mientras el resto se quedaba en gran parte del otro lado — llámese información fidedigna o aportaciones culturales y políticas —. Y si la utilidad de todo colador consiste en que lo aprovechemos del buen lado, el que montó el sistema militar funcionó deliberadamente al revés, con lo cual al hombre de la calle [...] le tocó beberse el agua tibia de los espaguetis, mientras éstos quedaban del otro lado fuera de su alcance. Cortázar, Argentina: años de alambradas culturales.

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Pour preuve le lecteur peut se reporter à la théorie ethnique du narrateur A'Abaddôn el exterminador. Cf. également un peu plus loin le chapitre «Ethnicité, roman et stéréotype» où l'on trouve l'analyse de ladite théorie.

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L'image de la passoire à l'envers de Cortázar2'5 — el «colador al revés» — à laquelle renvoie l'exergue essaie d'expliquer la manipulation de l'information en Argentine et son impact ultérieur sur les mentalités. La métaphore s'efforce également de mettre en relief le procédé menant au détournement du sens même d'«information». La perversité (et non pas la perversion) radicale de la manipulation ne peut prendre appui que sur un corps en voie de décomposition: celui de l'Argentine dans laquelle a lieu le roman d'Ernesto Sàbato. La trilogie de Sàbato216 représentant la somme romanesque la plus ambitieuse de l'Argentine contemporaine, j'ai cru nécessaire d'en interroger son rapport à la constitution de l'ethnicité argentine. Il me paraît difficile autrement de comprendre l'interaction entre le politique, l'éthique et l'esthétique. Dire qu'un roman «a lieu» dans un pays implique un ancrage socio-historique dont l'analyse doit s'efforcer d'expliciter les fondements. À cet égard tout d'abord une question chiasmatique. L'Argentine en tant que pays peut-elle, à son tour, «avoir lieu» dans un roman? À titre de pure hypothèse l'on doit préalablement supposer l'existence d'un pays dont le degré de décomposition socio-économique serait susceptible d'être thématisé par le truchement d'un discours romanesque. Eu égard à l'intensité sans précédent du processus de putréfaction sociale du pays en question, force nous est de constater qu'aucun des trois romans de Sàbato ne parvient ne serait-ce qu'à esquisser le prototype d'un modèle romanesque capable de mener à terme une telle entreprise. Ce qui revient à dire que le «mal argentin» déborde amplement les structures somme toute traditionnelles des romans de Sàbato. Cette deuxième question provisoirement réglée, je reviens à la première; c'est-à-dire au pays comme référentialité explicitée et datée par le roman. Le «mal argentin» n'ayant pas créé la fracture artistique nécessaire à sa thématisation au sein du roman, il nous faut nous interroger sur l'Argentine dont Abaddón el exterminador — le dernier roman de Sàbato — se fait l'écho épistémologique217. Voilà pourquoi 215

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Julio Cortázar, Argentina: Años de alambradas culturales, Muchnik Editores, Barcelona, 1984, p. 7. C'est moi qui traduis et souligne: «N'importe quelle conversation spontanée avec des cireurs de chaussures, chauffeurs de taxi, journalistes, étudiants, garçons de café [...] quincailliers, instituteurs et intellectuels, rencontrés au hasard de promenades ou interpellés par plusieurs d'entre eux en pleine rue afin de me demander un autographe, me confirma les effets de cette gigantesque passoire qui explique aujourd'hui la mentalité d'une grande partie de notre peuple. Une passoire à travers laquelle passa durant une décennie ce qu'il convenait de passer, tandis que le reste demeurait en grande partie de l'autre côté — que cela s'appelle information fidèle ou des apports culurels et politiques —. Et si l'utilité de toute passoire consiste dans le fait de l'utiliser du bon côté, celle mise sur place par le système militaire fonctionna exprès à l'envers-, en quoi l'homme de la rue [...] dut se contenter de boire l'eau tiède des spaghetti alors que ceuxci demeuraient de l'autre côté et en dehors de sa portée». El Túnel, Sur, Buenos Aires, 1948 (traduction française: Le Tunnel, Gallimard, Paris, 1956), Sobre héroes y tumbas, Compartía General Fabril Editora, Buenos Aires, 1961 (traduction française: Alejandra, Seuil, Paris, 1967. Avant-propos de W. Gombrowicz), Abaddón el exterminador. Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1974 (traduction fiançaise: L'ange des ténèbres, Seuil, Paris, 1976). Ernesto Sàbato, «Características de la novela contemporánea», in El escritor y sus fantasmas, pp. 84-85: «Como consecuencia de todo esto, la literatura ha adquirido una nueva dignidad, a la que no estaba acostumbrada: la del conocimiento. Pues mientras se creyó que la realidad debía ser aprehendida por la sola

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je questionnerai le roman là où il se donne comme vision exemplaire de tout un peuple. Là où il assoit une ethnicité comme condition préalable à la constitution du sujet en Argentine: — Alors, c o m m e ça, tes ancêtres sont napolitains? N o n , p a s tous. Il y avait aussi des Espagnols, du côté de sa mère. — A h t r è s bien, parfait. L e s Italiens, les Espagnols, les M a u r e s et les Juifs. M a théorie sur la nouvelle Argentine. Quelle théorie? — Q u ' e l l e est la résultante d e trois grandes forces, d e trois g r a n d s peuples: E s p a gnols, Italiens et Juifs. Si tu y réfléchis un peu, tu verras que n o s v e r t u s et n o s d é f a u t s viennent d e là. Naturellement, il y aussi des Basques, d e s Français, des Polonais, d e s Yougoslaves, des Syriens, des Allemands. Mais l'essentiel vient d e là. Trois g r a n d s peuples, mais avec d e ces défauts... À Jérusalem, u n Israélien m e disait: v o u s ne t r o u v e z p a s q u e c ' e s t u n miracle? en plein désert? e n t o u r é s de myriades d ' A r a b e s ? et malgré la guerre? Mais non, p a s le moins d u m o n d e , lui ai-je répondu, au contraire, c ' e s t justement à cause d e ça. L e j o u r o ù v o u s serez en paix, n ' e n déplaise à Jéhovah, t o u t ça n e fera pas long feu. Imagines-tu, Silvia, d e u x millions d e Juifs sans la guerre? D e u x millions de présidents de la République. C h a c u n avec d e s idées différentes sur le logement, l'armée, l'éducation, la langue. T u peux t o u j o u r s essayer d e g o u v e r n e r ça. L e s v e n d e u r s de sandwichs qui f o n t dévier la conversation sur Heidegger. E t l'individualisme espagnol, alors? E t le cynisme italien? Oui, trois grands peuples. Mais quelle combinaison, b o n Dieu! L a seule chose qui aurait pu n o u s sauver, ç'aurait été u n e b o n n e guerre nationale, mettons, il y a cinquante ans 2 1 8 .

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razón, la literatura parecía relegada a una tarea inferior, heredera vergonzante de la mitología y de la fábula, actividad tan adecuada a la mentira como la filosoña y la ciencia a la verdad; pasatiempo, artificio, o, en el mejor de los casos, creadora de belleza: jamás justificable ante las instancias del conocimiento y de la verdad. Pero cuando se comprendió que no toda la realidad era la del mundo físico, ni siquiera la de las especulaciones sobre la historia o las categorías; cuando se advirtió que también formaban parte de la realidad (y en lo atinente al hombre, de manera capital) los sentimientos y emociones, entonces se concluyó que las letras eran también un instrumento de conocimiento, y acaso el único capaz de penetrar en el misterioso territorio del hombre con minúscula. Hasta el punto que cuando los nuevos filósofos quieren cumplir con las exigencias rigurosas del existencialismo, deben renunciar a sus tratados abstractos para humildemente escribir ficciones». Ernesto Sábato, L'ange des ténèbres, p. 149. Voici le passage dans sa version originale en espagnol, in op. cit., p. 201. C'est moi qui souligne: «— Así que descendés de napolitanos. No. Por parte de madre había españoles. — Bueno, perfecto. Italianos, españoles, moros, judíos. Mi teoría sobre la nueva Argentina. ¿Qué teoría? — Resultante de tres grandes fuerzas, tres grandes pueblos: españoles, italianos y judíos. Si lo pensás un poco, verás que nuestras virtudes y nuestros defectos vienen de ahí. Sí, claro, también hay vascos, franceses, yugoeslavos, polacos, sirios, alemanes. Pero lo fundamental viene de ahí. Tres grandes pueblos, pero con unos defectos que bueno bueno. Un israelí me decía en Jerusalem: ¿no es un milagro? ¿en medio de un desierto? ¿rodeado por trillones de árabes? ¿a pesar de la guerra? Pero no, hombre, le respondí, es justamente por eso. El día que estén en paz, que Jehová no lo quiera, esto no dura ni un minuto. ¿Te imaginás, Silvia, 2 millones de judíos sin una guerra? Dos millones de presidentes de la república. Cada uno con sus propias ideas sobre vivienda, ejército, educación, lenguaje. Andá goberná eso. El tipo que te venda un sandwich te sale hablando de Heidegger. ¿Y el individualismo español? ¿Y el cinismo italiano? Sí, tres grandes pueblos. Pero qué combinación, Dios mío! Aquí lo único que podría habernos salvado era una buena y saludable guerra nacional, digamos hace unos cincuenta años».

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L'une des thèses implicites de la notion d'ethnicité se dégageant du roman présuppose un rapport de causalité entre les origines et l'état actuel des comportements sociaux. Les «défauts» y trouvent leur explication. Ce biodéterminisme s'inscrit, ce sera là mon hypothèse, dans une topique dont le discours de Sarmiento a été probablement l'expression la plus exacerbée219. Le concept de «biodéterminisme» exige toutefois une position critique claire afin d'éviter de tomber, à mon tour, dans les pièges du stéréotype. Je me réfère ici à une définition précise qui présente l'avantage supplémentaire de baliser l'ensemble des enjeux à l'oeuvre dans le concept: Nous entendons par biodéterminisme dans son extension la plus large un ensemble de thèses à prétention scientifique qui posent que tout comportement social peut être ramené à une détermination biologique sous-jacente et pleinement expliquée par elle, selon une logique causale, simple et directe. Des thèses de cette sorte n'ont cessé de faire retour dans les sciences naturelles et humaines (anthropologie, psychologie, criminologie) modernes depuis près de deux siècles, mais elles ont déjà connu autrefois des moments de prédominance, — au premier chef dans les

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II me parait important de comprendre en quoi la logique binariste manichéenne civilisation/barbarie conditionne le processus même d'émergence du littéraire en Amérique latine. Pour ce qui concerne cette problématique je réfère le lecteur à Hernán Vidal, Socio-historia de la literatura colonial hispanoamericana: tres lecturas orgánicas, Institute for the Study of Idéologies and Literatuie, Minneapolis, Minnesota, 198S, p. 38. Je souligne: «El interés material patente en la épica dirige la atención sobre el revés de la trama de la convención épica unlversalizante: para obtener el botín, el héroe y su élite deben ejercer una extraordinaria violencia para someter a otros hombres, despojarlos de sus tierras y pertenencias, convertirlos en trabajadores forzados y reorientar la producción de la tierra según los nuevos intereses. El héroe porta en su mente un esquema de ordenamiento social considerado superior, que debe concretar con su violencia heroica. Frente a ese esquema las sociedades y topografías extrañas encontradas en el viaje adquieren aspecto de pluralismo cultural caótico. Ese pluralismo debe ser destruido y reemplazado por la unicidad del nuevo orden social. Es así como nace la temática de la civilización versus la barbarie, esencial en la literatura hispanoamericana como manifestación de una cultura dependiente. Aquellos comportamientos, ideas, conceptos, símbolos y valores de las culturas autóctonas que pueden ser integrados a las normas imperiales constituidas en universalidad son sancionados como ordenados, civilizados, humanos, normales y válidos; estos mismos elementos, en la medida que afirmen la independencia de las culturas autóctonas, son calificados como caóticos, bárbaros, perversos y falsos». Pour ce qui est d'une recontextualisation de la pensée de Sarmiento dans le cadre de son rapport au discours idéologique sur l'Amérique latine, le lecteur peut consulter Irlemar Chiampi, «Civilización vs. Barbarie», in El realismo maravilloso. Forma e ideología en la novela hispanoamericana, Monte Avila Editores, Caracas, 1983: «Con esta solución de importar las técnicas y el progreso, en una especie de campaña sanitaria para suprimir los males endémicos de la sociedad, superponiendo una cultura postiza para generar una "vida superior", Sarmiento culmina las contradicciones de su ensayo-novela. Le faltó, ciertamente, un método sociológico más depurado para atinar con la complejidad estructural del problema del caudillo y de la marginalidad social del indio. Pero, sus tesis carecieron sobre todo de rigor conceptual, puesto que confirió un estatuto de barbarie a una cultura que era, en verdad, bastarda y formada de elementos heteróclitos de mezcla de lo salvaje y lo civilizado. Al considerar como aberrante la mayor parte de América, que es la más legitima por ser mestiza, sobrestimó a la minoría que remedaba una concepción de la sociedad y del individuo, tomada del racionalismo francés e inglés de los siglos XVII y XVIII. Con esta idea de civilización, ajena a la tradición criolla, Sarmiento despojó su utopía educacional de la capacidad para operar sobre bases históricas más reales. Puesto que la relación entre la imagen apocalíptica de la América bárbara y la admiración por los esquemas progresistas, comprobados con éxito en los Estados Unidos, dictaba la directriz del proceso intelectual decimonónico, la instalación del positivismo como filosofía oficial parecía la mejor solución para ingresar en la vanguardia de la civilización», pp. 138-139. C'est moi qui souligne.

113 années 1870-1900 en Amérique et en Europe, celui du darwinisme social et du monisme à la Emst Haeckel220.

Le processus ayant abouti à la scotomisation de l'Indien en Argentine, doit faire appel à une saisie plurielle des enjeux si l'on veut comprendre en quoi il a partie liée avec une crispation du Même. La pétrification de l'image de l'Autre comme mécanisme réificationnel opérant au sein du marché des échanges d'unités d'emprunt met à nu l'aveuglement du sujet dans son rapport à Yethnos en Argentine. Le «peuple» ne semble y avoir droit de cité qu'en tant qu'image fossilisée. Dans cette optique aberrante, le «peuple» se fossilise d'autant mieux que le corps abonde en traits indiens. Le développement sur ce que j'appelle le retour de l'ostracisé essaiera plus loin de relier le problème de la violence posé par le texte à celui du stéréotype. La théorie ethnique de «Sabato» — le personnage central à'Abaddôn — sur «la nouvelle Argentine» («la nueva Argentina») fait le recensement de quatre peuples que le contexte d'énonciation permet d'appeler fondateurs. Les voici dans l'ordre tels que l'énoncé du roman les hiérarchise: «les Italiens, les Espagnols, les Maures et les Juifs». Un peu plus loin l'on constate, non sans perplexité, qu'un nouveau recoupement opère aux dépens de l'un d'eux. Car «la nouvelle Argentine» se révèle être le corollaire de «trois grands peuples: Espagnols, Italiens et Juifs». Les «Maures» («moros») ayant été écartés, l'on ne peut que s'interroger sur les stratégies discursives présidant aux options fondamentales de ce qu'on peut considérer comme une théorie ethnique Sans quitter pour l'instant le même passage, l'on assiste au développement d'une «anecdote» lors d'un séjour de Sabato à Jérusalem. On y trouve le mot «Arabes» sur le paradigme d'une opposition clichée — a fortiori non problématisée — aux Juifs. L'on est en droit de se demander si cette opposition assujettie à un partage relevant du stéréotype explique l'absence des «Maures» lors du deuxième recencement. Mais, et ceci me semble symptomatique des présupposés structurant les stratégies discursives du roman, c'est suite à cette opposition entre Arabes et Juifs que le personnage Sabato concluera au besoin rétroactif d'une «buena y saludable guerra national»221. Une recette de salut national — «lo ûnico que podria habernos salvado» — pour le moins étrange si l'on considère le caractère particulièrement meurtrier de l'histoire argentine. Car s'il y a au moins une leçon à tirer de ce 220 221

Nadia Khouri, in Le biologique et le social, Collection L'Univers des discours, Le Préambule, Longueuil, 1990, pp. 11-12. Ernesto Sábato, «Salió del café y volvió al parque» en Abaddón el exterminador, p. 201: «Aquí lo único que podria habernos salvado era una buena y saludable guerra nacional, digamos hace unos cincuenta ailos». Voici la traduction in op. cit., p. 149: «La seule chose qui aurait pu nous sauver, ç'aurait été une bonne guerre nationale, mettons, il y a cinquante ans».

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qu'on nomme l'«histoire» argentine, ce sont bien les effets dévastateurs de la violence exercée. Toute l'histoire de l'Argentine ne s'est-elle pas déroulée sous la crispation pérenne d'une violence institutionalisée dans les discours dont celui de Sarmiento ne fait précisément pas exception? C'est probablement ici que le bât blesse. Le bât des bâtards de Colomb pourrait-on dire. Ceux que la «nouvelle Argentine» de la théorie ethnique de Sabato tantôt passe sous silence, tantôt les intègre dans des moules précontraints déniant toute spécificité à leur signification dans un «pays d'immigrants venus d'Europe». Le miroir dans lequel se réfléchit le sujet du roman de Sâbato est radicalement européen. Voilà pourquoi le «moro» doit céder la place à l'image d'emprunt: Certaines sectes qui n'ont pu être anéanties, ou que Satan a peut-être fait exprès de ne pas anéantir, se sont transformées à leur tour en une nouvelle source de mensonge. Pense aux musulmans222.

La copie du mal naît de la production aberrante d'un miroir anamorphosique. L'unité d'emprunt qui sous-tend ce mécanisme obéit à une logique d'usure. En multipliant la copie, elle établit une apodicticité. Là réside le sens de son intérêt en tant que discours cliché. C'est dire que l'évidence oeuvre à partir du droit multiplicateur de l'emprunt. Dans cette perspective de reproductibilité de l'unité d'emprunt, le «musulman» fonctionne sur un axe de permutabilité tacite avec «secte», «Satan», «gnostiques»: Selon les gnostiques, le monde sensible a été créé par un démon appelé Jéhovah. Pendant longtemps, Dieu le laisse agir à sa guise, mais il finit par envoyer son Fils habiter provisoirement le corps d'un Juif. Il se propose ainsi de libérer le monde des faux enseignements de Moïse, prophète de Jéhovah, c'est-à-dire du démon. En passant, rappelle-toi ce que Papini dit du Moïse de Michel-Ange. Michel-Ange était-il dans le secret? Quoi qu'il en soit, si l'on admet que Jéhovah est le démon et qu'il a été vaincu à l'arrivée du Christ et enterré aux enfers (comme le pensent les musulmans et d'autres gnostiques), on n'arrive qu'à renforcer la mystification223.

Le stéréotype, en faisant feu de tout bois, légitime son écriture en tant que langage de pouvoir. Le pouvoir d'un discours d'emprunt: C'est pourquoi Satan a permis aux musulmans d'apparaître et de se tailler un tel empire224.

222 223 22i

Ernesto Sâbato, L 'ange des ténèbres, pp. 274-275. Ernesto Sâbato, ibidem. Ernesto Sâbato. ibidem.

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Suite à ce mécanisme facilitant le brouillage du «moro», l'Arabe disparaît du tableau censé représenter la nouvelle Argentine. C'est sur le compte du stéréotype qu'il faut mettre cette oblitération du sujet. L'amalgame d'une thématique négativement connotée — celle des sectes «qui n'ont pu être anéanties, ou que Satan a peut-être fait exprès de ne pas anéantir» — avec toute une panoplie démoniale articule la topique du mal à partir d'images dont le contexte d'énonciation rend leurs effets gelés: «Hiroshima et les camps de concentration». L'extrême négativité de ces deux images, attelées à un même joug — celui du stéréotype — produit paradoxalement une positivité du «Mal». Car il s'incarne alors dans une présence révélant le «Bien» comme une absence à même d'être saisie par la conscience. Le Démon, les sectes, les musulmans et les gnostiques opèrent avec Hiroshima et les camps de concentration dans un rapport de symétrie en fonction duquel l'exclusion des «Maures» peut avoir lieu. J'insiste sur cet aspect du travail du stéréotype à l'oeuvre ici dans la mesure où il permet d'appréhender la forclusion dont est objet l'Indien au sein du roman. C'est probablement dans ce type d'articulation entre la manipulation du concept et son universalisation que ce procédé de satanisation se découvre le plus. La topique du mal se met ainsi en place. Elle fait écran entre le sujet et l'«étendue». L'identification du mal par Sarmiento en tant qu'étendue problématise le rapport du sujet au corpus argentin. C'est le corps provincial justement qui permet au Cogito argentin — Buenos Aires en tant que topos évacuateur du corps noirci de l'a(A)utre — de s'enrichir tout en s'affirmant comme copie conforme. La topique du mal fournit de la sorte une grille de lecture grâce à laquelle le pouvoir de la capitale se voit non seulement reconnu, mais aussi légitimé. Le roman bâtit ses perspectives ethniques à la faveur d'un savoir cliché, partant un faux savoir. Un savoir ne se soutenant que d'une concaténation d'images ankylosées sur la base d'une ethnicité doxologique. Celle d'une Argentine «pure». Non contaminée. De fil blanc cousue. Innocemment révélée à elle-même comme une fleur transplantée d'Europe. Sans passé derrière elle, ne fixant domicile que dans une mémoire venue d'ailleurs, l'Argentine de Sabato traverse le continent américain tenacement cramponée à une vision aberrante par le biais de laquelle la fiction de son statut s'institue comme le geste fondateur du roman. C'est donc l'éloignement de la réalité du corps que le littéraire cherche à institutionnaliser en faisant appel à une violence qui fait obstacle à tout dialogue avec l'Autre. Une extrême crispation se dégage des présupposés étayant l'émergence de l'«identité argentine». La théorie ethnique du roman de Sabato cède sur le désir qui articule son processus d'énonciation. C'est dire qu'elle trahit ce par quoi elle

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fait effet d'argentum, à savoir l'ostracisation de l'Indien. Celui que les Argentins nomment «Negro» (Noir) fait ici office de tain grâce auquel se réfléchit l'argentinité d'une identité construite en trompe-l'oeil. Or cette ostracisation problématise non seulement le rapport au sujet autochtone mais à tous ceux venus d'ailleurs. L'«identité argentine» ne se constitue qu'en broyant le rapport à l'a(A)utre. Dans le cas de Sarmiento, l'oblitération de l'Indien réduit à une animalité menaçante révèle la mise en place au niveau des discours d'une grille axiologique piégée. Pour ce qui est du roman de Sábato, les topoï ne livrent leurs codes figés que pour autant que la fiction s'articule à une rhétorique frappée de stéréotypie. Or le projet romanesque de l'écrivain argentin pointe la vérité comme finalité absolue. En quoi il découvre l'extrême complexité ainsi que les paradoxes liés à la problématique de l'ethnicité en Argentine. Dans la mesure où le roman se heurte à une aporie — l'identité argentine en tant que copie conforme — le positionnement du sujet sur la scène de l'histoire ne peut être que faussé. Et cela d'entrée de jeu. Le roman «métaphysique»225 de Sábato trouve sa pierre d'achoppement dans la même entreprise de répétition faisant de lui la copie d'une copie. C'est dire qu'il prend pour modèle le paradigme de Sarmiento dont les bases se révèlent fausses depuis le commencement. Les conditions de véridicité dont il se réclame ne sont opérables que pour autant qu'elles s'articulent sur une topique assujettie à une logique binaire positiviste. La fiction de l'identité argentine y cristallise l'image clichée d'un sujet — l'«Argentin» — bâtit à gros coups de stéréotype. Dans cette perspective aberrante, le concept d'ethnicité crée l'amalgame — le tain — grâce auquel l'identité réfléchit l'argentinité de l'emprunt.

Entre l'oeil et le regard: le rapport du temps (comme perspective aberrante) à l'écriture en tant que miroir du mal Me sorprendí, a mi mismo, en la aviesa espera de que Montezuma venciera la arrogancia del español y de que su hija, tal la heroína bíblica, degollara al supuesto Ramiro. Y me di cuenta, de pronto, que estaba en el bando de los americanos, blandiendo los mismos arcos y deseando la ruina de aquellos que m e dieron sangre y apellido. Alejo Carpentier, Concierto barroco. 225

Ernesto Sábato, El escritor y sus fantasmas, Aguilar, Buenos Aires, 1971, p. 85. J'insiste sur le rôle accordé à la catégorie du vrai par l'écrivain argentin: «En suma, la novela del siglo XX no sólo da cuenta de una realidad más compleja y verdadera que la del siglo pasado, sino que ha adquirido une dimensión metafísica que no tenia. La soledad, el absurdo y la muerte, la esperanza y la desesperación, son temas perennes de toda gran literatura».

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Abaddón se constitue en lieu réflexe des romans précédents; en tant que lieu réflexe le roman s'inscrit dans une dimension topologique. Indexé sur une logique moebiusiénne, Abaddón el exterminador se retourne sur lui-même et fait communiquer deux espaces à partir d'une même surface énonciative. Semblable à un anneau, ce procédé révèle la topologie du texte comme lieu d'une abolition. Le roman se donne à lire comme dedans/dehors d'un même parcours. Sa lecture engage de la sorte une double lecture. Faire le tour du «récit» — lectura —, c'est revenir en arrière. D'où l'abolition que le roman institue: ni avant, ni après. Arrêt du temps au profit d'une logique temporelle de l'anneau. Passage de l'anneau au noeud. Fixité dans un même espace de trois temporalités. Celle à'Abaddón, celle de Sobre héroes y tumbas, et celle d'El Tûnel. Trois formes de temporalités subordonnées à une géométrie qui absorbe toutes les déformations produites par une axiologie flottante. La logique anamorphosique des idéologies argentines y opère ses fausses identifications. D'où la relativisation de l'espace romanesque s'ouvrant ici à une logique topologique. Le temps se fracture. Le sujet n'a plus affaire, comme le voudrait l'esthétique transcendantale de Kant, à un temps qui ne serait «autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur»226. La dimension épistémologique du temps échappe au sujet inscrit dans une perspective aberrante. La fausse conscience de P «Argentin» du roman de Sabato naît de là. Son activité intuitionnante se voit bloquée et il n'a donc plus accès aux connaissances synthétiques a priori22'. Le sujet métaphysique du roman de Sàbato ne parvient pas à dégager les conditions de possibilité d'un rapport possible aux jugements synthétiques affranchis de l'expérience. La critique du savoir à'Abaddón, en tant que projet épistémologique, y achoppe. L'horizon du temps susceptible de révéler un chemin possible de pensée y est bloqué par le stéréotype. Les exigences du marché des échanges d'unités d'emprunt dévoilent sous la catégorie du sujet intuitionnant le sujet christiano-bourgeois confronté à son déclin périphérique. Or ce déclin la trilogie le thématise à travers l'exil de la dépouille éponyme. Des catégories métaphysi-

226 227

Emmanuel Kant, «Esthétique transcendantale», in Critique de la raison pure, p. 794. Emmanuel Kant, op. cit., pp. 798-799: «Le temps et l'espace sont donc deux sources de connaissance où on peut puiser a priori diverses connaissances synthétiques, comme surtout la mathématique pure en donne un exemple éclatant par rapport à la connaissance de l'espace et de ses rapports. C'est qu'ils sont tous deux ensemble des formes pures de toute intuition sensible, et rendent ainsi possible des propositions synthétiques a priori. Mais ces sources de connaissance a priori se déterminent leur limites par là même (qu'elles sont simplement des conditions de la sensibilité), c'est-à-dire qu'elles ne se rapportent aux objets qu'en tant qu'ils sont considérés comme des phénomènes, sans rendre présentes des choses en soi. Les phénomènes forment seuls le champ de leur validité; si l'on en sort, il n'y a plus d'usage objectif de ces sources de connaissance. Cette réalité de l'espace et du temps laisse d'ailleurs intacte la sûreté de la connaissance expérimentale; car nous en sommes tout aussi certains, que ces formes soient nécessairement inhérentes aux choses en soi, ou seulement à notre intuition des choses».

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ques fortes y sont pourtant toujours à l'oeuvre: la «solitude», l'«absurde», la «mort», l'«espoir», le «désespoir»228. La perception empirique du «réel» passe par l'usurpation du temps de l'individu assujetti à une temporalité-marchandise219. Le fonctionnement de l'axiologie flottante explique en partie ce mécanisme. Le «temps-marchandise» dans son rapport à la production aliène le regard du sujet. Il ne reconnaît son image que dans la fausse identification à l'argent. Absence de temps absolu. C'est l'instauration d'un temps non epistémologique où l'identification du sujet flotte au gré des besoins de la re-production d'argent. Un marché d'usure visant la multiplication de l'argent en tant que production. Dans ce contexte, l'hyperinflation constitue Y industrie de l'argent en Argent-Inn. Le cliché voulant que le temps soit de l'argent, ne s'applique ici qu'à placer Yargentum en position de sujet. Le roman de Sabato problématise ce rapport à l'argent à travers la figure de l'inceste. La multiplication du Même n'opère que dans un temps pseudo-familial. Le simulacre d'un cycle comme roman-passion de la tribu. La simultanéité d'événements distants dans l'espace narratif s'accomplit ici à la lisière du texte, en bordure du discours. C'est dans un rapport limbaire — de bord à bord — que le stéréotype travaille la marginalité du roman. Marginalité donc d'un roman à l'orée d'un autre roman se référant à un troisième et ainsi de suite. Circularité topologique et métaromanesque. Le roman posé comme «éternité» gobe le temps historique, le temps horizontal, pour l'inclure dans le premier mouvement dont il porte la trace; le roman ne pouvant se répéter qu'en lui-même. Dans ce sens, Abaddón rejette la notion à'anamnèse pour s'accommoder d'un mouvement qui serait de l'ordre d'un martèlement dans le futur. Dans le futur, entendons-nous, de sa propre boucle. Le roman n'avance que par rapport à lui-même. L'autoréfléxivité de son discours s'applique à garantir les conditions d'admissibilité de ce qu'il pose comme évident: la présence du Mal. Aussi cherche-t-il à inventorier les diverses expressions de son exercice dans le monde. Dans ce contexte, l'art romanesque sert alors d'outil épistémologique; c'est par sa médiation que «toute la vérité» peut se révéler. En un sens précis, la «vérité» peut être interprétée comme étant celle du Mal. Or poser une vérité du mal implique faire appel aux mécanismes de transgression au moyen desquels le mal peut, sinon être traqué, du moins interrogé. La 228 225

Pour ce qui est des positions théoriques de Sàbato lui-même sur cette question je me reporte à son essai El escritor y sus fantasmas, p. 85. Guy Debord, La société du spectacle, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1987: «Pour amener les travailleurs au statut de producteurs et consommateurs "libres" du temps-marchandise, la condition préalable a été I'expropriation violente de leur temps. Le retour spectaculaire du temps n'est devenu possible qu'à partir de cette première dépossession du producteur».

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démarche augustinienne est exemplaire à cet égard. C'est après avoir trempé dans le mal qu'Augustin est à même d'en tracer le mouvement et les enjeux qui y sont à l'oeuvre™. D'autant plus exemplaire cette démarche qu'elle se situe à l'endroit précis où s'articule le rapport toujours équivoque du sujet à la Loi. La perversion ne peut justement exister que dans cette zone investie par le refoulement. Ce dont jouit Augustin n'est point de son vol mais des effets d'une transgression qui bien des années plus tard — au moment d'écrire ses Confessions — lui permettront encore de prolonger «toute la saveur»23' sous la forme, cette fois rhétorique, d'un regard dédoublé. En effet, la pulsion scopique inhérente au processus d'écriture réfléchit l'oeil du sujet voleur — son besoin de «péché» — tout en projetant sur le sujet de l'énonciation l'écho d'une «saveur» qui trahit le regard critique — celui de l'écrivain — en tant qu'objet du désir. Fracture entre l'oeil et le regard, entre le besoin et le désir. L'énonciation augustinienne du mal capté de la sorte à la source du propre discours nous éclaire sur le projet pervers de tout discours se présentant comme «vérité» de lui-même. La «saveur» augustinienne renvoie à une sapientia — saveur et savoir à la fois — par le biais de laquelle le mal se ressaisit, persiste et signe sa propre copie: la copie en négatif du Même. Le mal y apparaît comme enveloppe transgressive du Même gelé dans la malignité de son acte. La malignité, ce qui signe le caractère de l'action comme appartenant à la sphère du mal, n'existe que par rapport au Même. Ce qui revient à dire qu'il ne saurait avoir de mal en dehors du sujet qui le produit. C'est en connaissance de cause, d'ailleurs, que le mal est posé. Dans la mesure où le sujet connaît la nature de ce qu'il produit, il peut en mesurer la distance qui le sépare du bien. La sapientia du mal implique donc une pratique et une critique. D'où le rôle important que j'accorde au statut épistémocritique de la trilogie romanesque de Sábato. Juan Pablo Castel, le narrateur-personnage d'El Túnel, fonctionne ici sur le même paradigme que Fernando Vidal Olmos le narrateur-personnage du «Rapport sur les Aveugles» de Sobre héroes y tumbas, le deuxième roman de 230

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Augustin, Confessions, Livre II, Tome 1, Les Belles Lettres, Paris, 1969, pp. 35-38: «Le larcin est, certes, puni par votre loi, Seigneur, et par cette loi inscrite au coeur des hommes, que leur iniquité même n'efface pas. Quel voleur souffre volontiers d'être volé? Quel riche pardonne à l'indigent poussé par la détresse? Eh bien! moi, j'ai voulu voler sans être poussé par le besoin, simplement par indigence et dégoût du sentiment de justice, par surabondance d'iniquité; car j'ai dérobé ce que j'avais en abondance et de bien meilleure qualité. Et ce n'est pas de la chose convoitée par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir». Augustin, ibidem: «Mais moi, hélas! qu'ai-je donc aimé en toi, ô mon larcin, crime nocturne de ma seizième année? Beau, tu ne l'étais, étant un larcin. Es-tu même quelque chose de réel, pour que je m'adresse ainsi à toi? Ils étaient beaux, ces fruits que nous volâmes, puisqu'ils avaient été créés par vous, Beauté sans pareille, Créateur de toutes choses, Dieu bon, Dieu souverain. Bien et mon bien véritable, oui, ils étaient beaux ces fruits; mais ce n'était pas eux que convoitait mon misérable coeur. J'en avais de meilleurs en quantité; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car, à peine cueillis, je les jetai, et n'en goûtai que ma seule iniquité, savourée avec joie: si quelque morceau de ces fruits a pénétré dans ma bouche, mon péché en fit toute la saveur».

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Sábato. Dans les deux cas une enquête fait suite à la chaîne transgressive; dans les deux cas une délectation perverse imprègne l'analyse d'une chute présentée toujours comme acte inaugural de la sapientia. Abaddôn en faisant intervenir la voix du personnage-narrateur Sabato mêlée a celles de ses personnages antérieurs, permet au discours de se frayer des passages entre le mal du passé et celui du présent. Les maux du roman dans la totalité de ses pratiques performatives. En disant ce qu'il fait d'un roman à l'autre — d'un limbe à l'autre — le mal découvre la conation discursive qui le soutient: ses efforts visent les topiques du roman. Une sapientia multipliée structure ainsi le lieu romanesque, le sature. Les énoncés de Sabato en renvoyant à ses deux premiers romans pose le troisième comme ajout d'un même et seul discours. Le roman en parlant de lui-même renvoie donc à l'ensemble. L'autoréfléxivité du roman entérine la trilogie comme champ scopique d'une reproduction du mal en vase clos. La consistance de la trilogie tient ainsi au fil conducteur d'une même stéréotypisation. La satanisation des aveugles qui pétrifie le mal absorbe par la même occasion le trop-plein de négativité de chaque roman. L'effet de stéréotypie y opère inféodé à un régime axiologique qui surdétermine le sens. La satanisation des aveugles assure au mal sa reproduction. Cette reproduction est ainsi stratégiquement posée en tant que figuralité rhétorique susceptible de créer les conditions de possibilité de la vérité dans le cadre du roman. Tout se passe comme si l'écriture à vouloir appréhender la problématique du mal devait avant tout la problématiser sous la forme d'une limite dont l'allégorie seule serait à même d'en traduire les enjeux. Dans cette sorte de galerie spéculaire, le mal ne s'articule que pour autant qu'il se positionne en spectacle de sa propre démarche. Il ne s'y découvre alors que pour mieux se décanter en objet de plaisir esthétique. Cette «décantation» du mal n'exclue nullement chez Sábato une visée substantialiste bien différente en cela à la thématisation développée par Augustin dans ses Confessions. Alors que chez le dernier le mal ressortit à un choix individuel en fonction duquel la malfaisance peut ou non être exercée, Sábato entoure ses personnages de figures censées incarner la radicalité du mal. Or, dans le roman, le mal préexiste à l'engagement éthique du sujet.

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Le stéréotype comme absolu littéraire et le problème du témoignage dans son rapport à la crise du sujet en Argentine — Usted, Madre, tiene conciencia de su responsabilidad frente al hijo, que se lanzará muy pronto a las tormentas de la vida, sin otras armas espirituales y morales que las que se templan en el hogar? Hogar dije, santa palabra! Madre, ha reflexionado en los peligros que acechan a su criatura, si usted la deja librada, como en este caso, a las tentaciones de la calle? Leopoldo Maréchal, Adán Buenosayres

C'est ici qu'il me faut reprendre l'interaction entre Marcelo et le «guérillero» afin de comprendre le rapport du stéréotype à la violence telle qu'elle est thématisée dans Abaddón el exterminador. La torture donne un sens à l'amitié des deux personnages. Aussi fait-elle état d'une crispation topique qui problématise à mes yeux le sens de la quête épistémologique à partir de laquelle tire sa légitimité le roman de Sábato. Par crispation topique j'entends la mise en place compulsive232 d'un réseau de préconstruits censés expliquer la confrontation entre le sujet et la mort. Le simulacre fourni par le stéréotype au roman rend viable une représentation de la violence. Or représenter la violence implique établir une sorte de pont entre le témoignage et le sujet censé l'exprimer. Dans le cadre métaphysique du roman de Sábato, le témoignage bien qu'«impuissant», n'en demeure pas moins l'un des objectifs affichés par le narrateur. La figure du «guerrillero» permet de mettre en lumière cette logique testimoniale qui fait de Marcelo un personnageclef à'Abaddón el exterminador. La notion de témoignage accompagne dans le roman de Sábato la figure du martyr. Le martyr y incarne la forme agonique où la vérité serait susceptible de se dévoiler. Ceci est d'autant plus frappant que le personnage rendant possible le témoignage du martyr revêt les traits de l'«Indien» ou de l'«aindiado». Il s'agit, je le rappelle, du compagnon de chambre de Marcelo qui sera torturé, puis assassiné dans un commissariat de la banlieue de Buenos Aires. Aussi est-ce lui qui rapporte les derniers fragments écrits de la «campaña» du Che Guevara en Bolivie. Or il importe de préciser tout d'abord que la présence du «guérillero» dégage une peur diffuse dans le tissu énonciatif. Le fait qu'il puisse être rapproché de Marcelo paraît semer le désarroi, voire la peur dans l'entourage de Sabato: Elle avait peur. Peur? D e quoi pouvait-elle avoir peur? 232

Ceci se rapporte essentiellement à la logique de répétition à l'oeuvre dans le texte.

122 Elle ne savait pas, elle avait vu une fois dans sa chambre un garçon fait comme ci et comme ça. S. pensa à celui de la réunion: est-ce qu'il était plutôt petit, très brun et très mal habillé? Oui, c'était bien ça. Vève avait comme une impression. Quelle impression? Que c'était un guérillero. Pourquoi ça? C'était une impression. A certains petits indices. Mais Marcelo n'était pas un garçon à faire partie d'une organisation de guérilleros, lui expliqua Sabato. Pouvait-elle l'imaginer en train de tuer quelqu'un, ou même portant un pistolet? Non, bien sûr que non. Mais il pouvait faire autre chose. Quelles autres choses? Aider quelqu'un en péril, par exemple. Le cacher. Ce genre de choses-là 233 .

La «peur» dont il est question ici est révélatrice d'un implicite que le roman découvre pourtant d'emblée lors de son ouverture par le meurtre de Marcelo sous les coups de ses tortionnaires dans les caves d'un commissariat de Buenos Aires. L'effet de prolepse souligne encore davantage l'irruption de la figure du «guérillero» dans la vie jusqu'alors paisible de Marcelo. Cette stratégie narrative fige l'ultériorité de l'apparition de l'Autre dans le moment inaugural d'un crime. Une temporalité clichée joigne ainsi les deux bouts de la série événementielle qui se résout dans la mort d'un «innocent». Or le fait que la chronique de cette mort annoncée se déroule en fonction d'une topique de l'innocence ne peut que renforcer la logique d'une punition des coupables. L'on ne voit cependant pas de «coupables» derrière la mort de Marcelo. Ses tortionnaires ne nous sont présentés que comme des auxiliaires d'un «fait» sinistre. Le discours du narrateur le dilue dans le cadre d'une diversité inhérente aux grandes villes234 . Le «fait» ainsi énoncé renvoie à son énonciation. Le fait divers l'y intègre sous la forme d'une rubrique consignant les incidents de la journée. La rubrica signe en rouge la loi qui préside au genre. Celui des chiens écrasés. C'est dire que l'énonciation rubrique le fait divers comme du sang nécessaire à la loi. La mort de Marcelo Carranza thématisée en tant que martyr d'une violence inhérente aux grandes agglomérations s'ajuste à cette logique. Il importe à présent de bien ponctuer les fragments proleptiques sous-jacents à une topique de l'innocence: Pendant ce temps, dans les caves sordides d'un commissariat de police de banlieue, après avoir été torturé plusieurs jours durant, et enfin défoncé à coups de pieds 233 234

Ernesto Sabato, L'ange des ténèbres, p. 167. Abaddón el exterminador, p. 16: «En la madrugada de esa misma noche se producían, entre los innumerables hechos que suceden en una gigantesca ciudad, tres dignos de ser señalados, porque guardaban entre sí el vínculo que tienen siempre los personajes de un mismo drama, aunque a veces se desconozcan entre sí, y aunque uno de ellos sea un simple borracho».

123 dans un sac, parmi les flaques de sang et les crachats, mourait Marcelo Carranza, ving-trois ans, accusé de faire partie d'un groupe de guérilleros235.

Ce premier fragment est pris en charge par la voix d'un narrateur omniscient à l'abri de laquelle les personnages Sabato et Bruno236 convergent vers la rencontre manquée qui ponctue l'ouverture du roman237. Le deuxième fragment met définitivement sur le même pied d'égalité la fiction connotée par le surgissement d'un personnage de roman — Bruno — et la violence se dégageant de la «ville anonyme»: [...] Car nous ne sommes plus ce que nous étions alors, car de nouvelles demeures ont été élevées sur les décombres de celles qui furent détruites par le feu et les combats, ou bien, maintenant solitaires, elles ont subi le passage du temps et c'est à peine s'il subsiste le souvenir confus ou la légende des êtres qui les habitaient, souvenir ou légende finalement effacé ou oublié au profit de nouvelles passions, de nouveaux malheurs: la tragique infortune de garçons comme Nacho, le tourment et la mort d'innocents comme Marcelo. Appuyé contre le parapet, écoutant le battement rythmique du fleuve derrière lui, il se remit à contempler Buenos Aires à travers la brume, la silhouette des gratte-ciel sur le fond de la voûte crépusculaire. Il y avait le va-et-vient des mouettes, comme toujours, avec cette atroce indifférence des forces naturelles. Et au temps où Martin lui parlait ici même de son amour pour Alejandra, cet enfant qui était passé près d'eux avec sa bonne, il était possible que ce ne fut nul autre que Marcelo. Et maintenant, tandis que son corps de jeune homme solitaire et timide, tandis que les restes de son corps faisaient partie de quelque bloc de ciment ou bien n'étaient plus que simples cendres dans un four électrique, des mouettes identiques accomplissaient dans un ciel analogue les mêmes évolutions ancestrales. Ainsi, tout passait, tout s'oubliait, tandis que les flots continuaient à frapper rythmiquement les côtes de la ville anonyme238.

La violence inhérente à la torture et au meurtre de Marcelo se voit proleptiquement submergée dans le flux métaphorique du tissu d'images. Les morts du passé renvoient aux morts du futur que la mère putative — Buenos Aires — ne peut que voir passer sous son regard impavide. L'énoncé «Y así todo pasaba y todo era olvidado, mientras las aguas seguían golpeando rítmicamente las costas de la ciudad anónima»239 institue le no man 's Icmd propice à la fictionnalité du crime. 235

236 237

238 239

Ernesto Sábato, op. cit., p. 13. Voici le passage en espagnol, in op. cit., p. 18: «Mientras tanto, en los sórdidos sótanos de una comisaria de suburbio, después de sufrir tortura durante varios dias, reventando finalmente a golpes dentro de una bolsa, entre charcos de sangre y salivazos, moría Marcelo Carranza, de veintitrés años, acusado de formar parte de un grupo de guerrilleros». Je rappelle que Bruno est un personnage de Sobre héroes y tumbas. Ernesto Sábato, in op. cit., p. 11: «debout sur le seuil du café formant le coin des rues Guido et Junin, Bruno vit arriver Sabato; au moment où il se préparait à lui parler, il sentit qu'un phénomène inexplicable allait se produire: tout en continuant de regarder dans sa direction, Sabato passa son chemin comme s'il ne l'avait pas vu. C'était la première fois qu'il advenait quelque chose de ce genre et, vu la nature de la relation qui les unissait, il fallait exclure l'idée d'un acte délibéré, conséquence de quelque grave malentendu». Ernesto Sábato, op. cit., p. 14. Ernesto Sábato, Abaddàn el extermmador, p. 19.

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En l'absence de la vraie mère — l'Europe —, le fils est confié à la belle-mer, celle dont les flots effacent les traces du meurtre: «...mientras las aguas seguían golpeando rítmicamente las costas de la ciudad anónima». Le caractère putatif de la ville anonyme («ciudad anónima») est ainsi mis en relief par une mémoire ne se nourrissant que de son propre rythme: le gommage. La nature conjonctive de la phrase que la traduction française n'a pas conservée — «Y así todo pasaba y todo era olvidado...» renforce la circularité hermétique de l'effacement du fils absorbé dans la spirale d'une temporalité d'emprunt. Celle de Sobre héroes y tumbas, le roman précédent de Sábato. «Y hasta era posible que en aquel tiempo en que Martín le hablaba allí de su amor por Alejandra, aquel niño que con su niñera pasó a su lado, fuese el propio Marcelo» nous introduit dans une temporalité interromanesque qui neutralise, voire annule, l'effet dramatique que le meurtre du jeune homme pouvait déclencher chez le lecteur. Il s'agit d'une temporalité clichée — celle du temps devenu marchandise —qui prive le sujet de son propre temps. Par là même la mort du personnage nous est soufflée. Le temps de mort ayant été substitué par une temporalité à l'égard de laquelle le sujet s'est vu dépossédé de l'intuition susceptible de lui donner accès au savoir que la mort implique. Une théâtralité topique sous-tend l'effet d'anamorphose que dégage la temporalité du roman vis-à-vis de la mort. Puisque Marcelo peut être inclus dans l'espace-temps d'une fiction — Sobre héroes y tumbas —, sa mort dans Abaddón el exterminador ne peut que pseudoréférer à la violence meurtrière déferlant sur Buenos Aires. Or la pseudo-référence en mentant sur elle-même — pseudês — pose le faux comme savoir du roman. Le roman renferme le meurtre dans l'anneau de sa propre spectacularité. Annulation d'un dehors/dedans, d'un avant/après. La mort est ainsi accaparée par la logique moebiusienne. L'«amour» romanesque se postule quant à lui comme l'équivalent d'une torture suivie de meurtre que l'«absolu» de l'écriture romanesque stéréotypée se chargera aussitôt de transformer en témoignage. Or il s'avère que dans cette perspective testimoniale métaphysique, le martyr constitue la condition nécessaire et suffisante à l'émergence du roman en tant qu'absolu littéraire: Écrire au moins pour éterniser quelque chose: un amour, un acte d'héroïsme comme celui de Marcelo, une extase. Accéder à l'absolu. Ou peut-être (pensa-t-il avec ces doutes qui le caractérisaient, avec cet excès d'honnêteté qui le rendait hésitant et en définitive inefficace), ou bien peut-être était-ce simplement nécessaire pour des gens comme lui, incapables des actes absolus de la passion et de l'héroïsme. Car ni ce garçon qui s'était brûlé vif un jour sur une place de Prague, ni Ernesto Guevara, ni Marcelo Carranza n'avaient eu besoin d'écrire240. 240

Ernesto Sábato, L'ange des ténèbres, pp. 14-15.

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La répétition du meurtre, ou celle de l'«amour», postule le premier geste comme ímpetus vers l'avenir dans une temporalité où l'éternité ne distingue le bourreau de sa victime, ni l'amant de sa maîtresse. Or l'héroïcité du martyr est une écriture que la mort signe sur la dépouille du sujet. Là réside sa valeur d'échange que le texte de Sábato ne fait que confirmer: «l'acte héroïque» en tant qu'«absolu» fonde l'écriture du «témoin». C'est également dans ce sens que le concept de témoignage se révèle préconstruit, partant creux. Dans la mesure tout d'abord où il s'appuie sur la déposition d'un sujet dont le rapport à la loi est frappé de stéréotypie. C'est dire que dans ce contexte surdéterminé tout ce que le sujet est susceptible de déclarer ne peut être que faux. En second lieu, parce que le discours sur le témoignage fait appel à une logique de la séduction qui va à l'encontre précisément d'une quête de vérité241. Dès qu'il cherche à séduire, le témoignagne du martyr devient suspect; la séduction et la vérité étant ici incompatibles. L'avènement de l'Autre comme héros de son propre martyre ne peut être qu'un forgeage d'écriture. La suprême pirouette d'un discours métaphysique assujetti à une régie stéréotypale des présupposés étayant le concept de témoignage. Nous savons que Marcelo n'a jamais fait partie d'une quelconque organisation de guérilleros. Aussi n'ignorons-nous pas que Sabato et son entourage s'inquiètent de la présence d'un «guérillero» près de lui. Comment comprendre alors son nom à côté de celui d'Ernesto «Che» Guevara? C'est le recours au stéréotype qui explique ce paradoxe. Ce que le personnage perd en tant que «guérillero», il le gagne déguisé en «héros». Autrement dit, c'est entre deux images clichées que le texte opère ses stratégies de sélection. Il s'évertue avant tout à faire passer la mort comme «absolu» du roman argentin. Cette visée romantique d'Abaddón cache en réalité un deuxième enjeu: l'encryptage stéréotypal du sujet. Dans cette perspective, la pierre tombale qui enregistre dans le dernier chapitre du roman la mort à venir de Sábato lui-même242 ne fait que souligner le statut topique de la problématisation de la violence dans le roman. Le conflit entre le politique et l'éthique se voit ainsi désamorcé. L'énoncé qui clôture Abaddón souligne précisément la futilité de toute tentative pour échapper à l'emprise de l'oubli:

241

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Friedrich Nietzsche, L'Antéchrist, Gallimard, Paris, 1974, p. 218: «Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d'une cause, que je suis tenté de nier qu'aucun martyr ait jamais rien eu à voir avec la vérité». Et un peu plus loin, pp. 218-219: «Les martyres [sic], soit dit en passant, ont été dans l'histoire un grand malheur: ils ont séduit...». Ernesto Sâbato, op. cit., p. 481: «Ernesto Sabato / Quiso ser enterrado en esta tierra / con una sola palabra en su tumba / PAZ». Traduction, in op. cit., p. 380: «Ernesto Sabato a voulu être inhumé dans cette terre avec ce seul mot sur sa tombe: PAIX».

126 Y también alguna vez se dijo [...] que todo un día será pasado y olvidado y borrado: hasta los formidables muros y el gran foso que rodeaba a la inexpugnable fortaleza243.

Ce topos de la vanité assure au stéréotype sa mainmise sur le rapport problématique entre l'écriture et la violence. La crise du sujet en tant que notion christianobourgeoise y laisse apparaître les contradictions qui la ruinent de l'intérieur. Le stéréotype en tant qu'absolu littéraire explique alors la thématisation clichée de la mort dans le roman.

Le retour de l'ostracisé Celui qui dans les constructions de Descartes se portait garant de la dette du sujet voit sa figure se désacraliser pour adopter celle d'un fidéjusseur244 apocalyptique. Le condamné, ou plutôt le damné, prend ainsi la place de Dieu dans le diallèle (cercle vicieux) de la trilogie romanesque de Sábato. Le pacte avec Satan proposé par le roman présuppose donc une caution (fidéjussion). C'est la condition préalable nécessaire à l'avènement de la «vérité» de la fiction. Car ce témoignage arraché à la chair même du sujet — j'ai déjà souligné l'importance pour Sábato du corps dans l'écriture245 — doit être compris à la manière d'un legs. Or le legs en question peut s'avérer ne pas être celui qu'on croit — la «révélation» de la «vérité», «toute la vérité» — mais quelque chose qui serait de l'ordre d'une répétition. Une projection dans l'avenir d'une fixité en dehors de laquelle le roman trouve son point aveugle. Le portrait du «guérillero» s'y inscrit. La perspective anamorphosée du roman ne problématise l'enjeu représenté par le sens de la présence du révolté politique qu'en l'assimilant à une figure gelée: l'Indien. C'est l'image sous-jacente en tout cas à une réactivation de la menace encryptée sous les traits de l'individu étranger à l'espace du Même: Fue él quien habló, quien necesitaba hablar, con un acento tucumano, y con vergüenza le dijo te he mentido, mi nombre no es Luis, es Nepomuceno, y después de un silencio, sonrojándose, Marcelo murmuró algo que quizá quería significar vos nada tenés que contarme. Pero tampoco lo llamaban así, lo llamaban Palito, tal vez porque era tucumano y aindiado como el otro, el que cantaba en la radio, y sobretodo porque era así «ves»?, preguntó levantándose un poco el pantalón, con timidez, con una pequeña sonrisa como de culpa, mostrándole las patitas esqueléticas, la piel casi pegada a los huesos, porque aunque ya eran muchos los días que vivían 243

244

245

Ernesto Sábato, op. cit. Je traduis: «Et l'on a également dit un jour [...] que tout sera révolu, oublié, effacé: jusqu'aux formidables murailles et jusqu'au fossé immense qui entouraient l'inexpugnable forteresse». Ce terme désigne en langage juridique le sujet se portant garant de la dette d'un autre. Tiré de fides, "foi", et de jubere, "ordonner". Je me borne á donner le titre du passage déjà cité, in El escritor y sus fantasmas: «El arte se hace y se siente con todo el cuerpo», p. 210.

127 juntos siempe se las había arreglado para no desnudarse delante de Marcelo o en plena luz. Habían sido ocho hermanos en el ranchito, con la madre que también lavaba para afuera, al padre no lo mencionó, acaso estaba muerto, acaso trabajaba, y todo, e s o pensaba Marcelo, para justificar lo de las patitas ridiculas244.

Le premier trait propre au «guérillero» d'Abaddón est lié à une sorte de dérive anthroponymique. Ni Luis ni Nepomuceno, peut-être «Palito» bien que subordonné à une ressemblance avec «el otro», soit 1'«aindiado». Alors que Marcelo affiche d'emblée le nom patronymique — Carranza —, le pseudo-Palito ne décline qu'une identité d'embarras. C'est plutôt la «barra» du discours — barre — qui le décline, celle le séparant de ses ancêtres. D'où l'impossible mention du nom du père. Le portrait de la mère obéit aux injonctions du cliché le plus sommaire; le roman nous la présente, en effet, comme une lessiveuse humaine entourée d'enfants et habitant dans un taudis rustique. Le «guérillero» dont l'on apprendra par la suite qu'il a fait la «campagne» avec le «Che» Guevara, ne tient debout que sur des «patitas ridiculas» au point qu'on est en droit de se demander comment a-t-il tout de même réussi non seulement à suivre Guevara dans le maquis bolivien mais à échapper surtout à la mort. Or ce n'est point une quelconque «invraissemblance» qu'il s'agirait pour moi de détecter mais bien plutôt le sens de la «culpabilité» cernant le personnage: «[...] con timidez, con una pequeña sonrisa como de culpa». La «culpa» éprouvée par le «guérillero» nous est présentée liée à la honte qui le saisit au moment de dévoiler la nudité de son corps: «[...] porque aunque ya eran muchos los días que vivían juntos siempre se las había arreglado para no desnudarse delante de Marcelo o en plena luz». C'est dire que sous le regard de Marcelo, le pseudo-Palito ne trouve pas mieux que de se livrer à une opération métonymique — lui montrer les «patitas esqueléticas» — dans un geste pudibond rappelant plutôt celui d'une adolescente que celui d'un «guérillero». Ces pattelettes squelettiques qu'il offre au regard de Marcelo nous éclairent sur le sens de sa «culpabilité». Le dévoilement de sa nudité impliquerait pour lui l'acceptation d'une maîtrise complète du regard de l'Autre sur l'ensemble d'un corps oblitéré par le roman. Le pseudo-Palito résigne alors son support d'oiseau venu du fond de sa province, ses «patitas». Or il conserve les 246

Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 235. Voici la traduction in op. cit., p. 178: «C'était lui qui parlait, qui avait besoin de parler, avec son accent de Tucuman, et qui lui dit honteusement: je t'ai menti, je ne m'appelle pas Luis mais Nepomuceno; puis, après un silence et rougissant presque, Marcelo murmura quelque chose qui voulait peut-être dire: tu n'as besoin de rien me raconter. Mais on ne l'appelait pas Nepo non plus; on l'appelait Palito, peut-être parce qu'il était de Tucuman, et métis d'Indien, comme l'autre, celui qui chantait à la radio, mais surtout parce qu'il était comme ça — «tu vois?» —, demanda-til en relevant un peu, timidement, son pantalon, avec un petit sourire coupable, pour montrer ses pattes squelettiques qui n'avaient presque que la peau collée sur les os; alors que, depuis tant de jours déjà qu'ils habitaient ensemble, il s'était toujours arrangé pour ne pas se déshabiller devant Marcelo ou en pleine lumière. Il y avait huit enfants sur la petite ferme, et sa mère faisait aussi la lessive pour des gens; il ne dit rien de son père; peut-être était-il mort ou bien travaillait-il à l'étranger; et tout cela, se dit Marcelo, pour justifier ses jambes ridicules».

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plumes d'une tête clichée — celle de F«aindiado» — que le stéréotype se chargera de couper. L'image du sauvage forgée à gros coups de stéréotype peut corréler ici avec celle du «guérillero». Dans ce contexte, YUrbs — Buenos Aires — s'oppose au «ranchito» perdu quelque part dans une province posée comme radicalement étrangère à la capitale. Une même découpe permet au roman d'avancer ses figures ankylosées. L'opposition civilisation/barbarie peut ainsi être réactivée. Le fait que cette réactivation soit placée sous tutelle stéréotypale ne veut pas forcément dire que le roman y adhère. La stratégie d'écriture s'en sert plutôt comme pierre d'acchoppement. La résistance de ce qu'on appelle depuis Sarmiento le «mal argentin» s'y trouve. Sous cette optique, Abaddôn pourrait vouloir signifier l'impossibilité de problématiser le mal dont pâtit l'Argentine autrement qu'en faisant appel à l'économie d'un marché d'échanges d'unités gelées. La logique de la copie serait dans ce sens la démarche stratégique grâce à laquelle engager un dialogue de reconnaissance à partir de la périphérie. Or le stéréotype s'avère un outil précieux dans ce contexte. La pétrification des discours déplace les enjeux en faisant passer le faux comme une donnée inhérente au marché des échanges d'unités d'emprunt. Une fois les clichés placés sur l'échiquier du roman, le stéréotype peut dès lors prélever ses gains. Le tout premier concerne le «Mal». Le «guérillero» absorbe son trop-plein de négativité. Il l'incarne malgré lui. C'est lui l'extériorité menaçante dont l'approche ne peut qu'attirer la mort. On comprend les «frayeurs» de Sabato et de l'entourage de Marcelo en apprenant que ce dernier fréquente un «guérillero». On comprend également le soin mis par le narrateur à marteler l'«innocence» de Marcelo. Marteler l'«innocence» de l'un implique la culpabilisation tacite de l'autre. Une logique de la mort s'installe. La «sonrisa como de culpa» du «guérillero» l'annonçait. C'est pour lui que Marcelo mourra, en son nom propre qui est personne. Car le «guérillero» du roman de Sabato n'est qu'un masque derrière lequel se cache le stéréotype. La question qui m'intéresse ici n'est pas ce que veut dire le roman? mais bien plutôt que veut dire le roman en voulant faire dire cela au stéréotype? Or ce masque nous heurte encore une fois au problème complexe des rapports entre la fiction et la vérité. Il ne faudrait pas que je tombe à mon tour dans le piège de la substantialisation. La figure du «guérillero» en tant que produit fictionnel relève forcément d'une alchimie de l'imaginaire. Ce problème se reporte à une recherche d'une portée beaucoup plus vaste. Je me borne à situer les

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enjeux par rapport à mon présupposé de base: l'éclipsé du cliché dévoile une mainmise généralisée du stéréotype dans la saisie de l'«autre». Le roman, me semble-t-il, tout en faisant appel à l'imagination, développe une «vérité» qui lui est propre. Cette vérité serait dans une relation apocalyptique avec «la» vérité, celle censée appartenir au «réel». C'est probablement dans un rapport chiasmatique que le sens de leur intrication peut être appréhendé; autrement dit, la vérité de la fiction serait-elle la fiction de la vérité? Or «la fiction de la vérité» entend souligner ici la force allusive du roman. Je tiens à ce mot — allusio — pour autant qu'il me permette d'y articuler la notion de jeu de mots, ce que l'étymon latin m'autorise d'ailleurs à poser. Le roman tout en pseudoréférant à un ancrage socio-politique, se positionne à la charnière de l'éthique et du politique, d'une théorie et d'une praxis. Or dans cette optique, l'imagination devrait être comprise comme ce qui en exacerbant le réel facilite une saisie épistémologique autrement complexe que celle d'une démarche exclusivement «cartésienne». Nous savons que chez Kant la différence entre Raison et entendement permet de placer l'imagination comme faculté offrant à l'entendement l'équivalent fonctionnel du concept. Il ne s'agit au fait que de quelque chose susceptible de fonctionner comme concept. Kant l'appelle d'ailleurs lui-même «Idée de la Raison». Cela intéresse mon analyse du roman de Sâbato dans la mesure où l'interaction entre l'entendement et la Raison peut déboucher sur une situation aporétique à l'intérieur de laquelle l'entendement se trouverait coincé. Lorsque le jugement réfléchissant2'" est incapable d'élaborer un concept subsumant, l'imagination nous donne alors une représentation de ce qu'un concept de la Raison serait par rapport à la situation devant laquelle on se trouve. Il y aurait donc d'un côté l'entendement coincé et de l'autre cet affleurement dans l'édifice kantien de l'Idée de la Raison dont Kant reconnaît lui-même le caractère de deus ex machina. Cette idée fondamentale repose sur l'impératif catégorique qui nous permet de reconnaître l'existence des autres et de nous engager dans des actes éthiques. Or l'imagination dans le roman de Sâbato — c'est ici ma thèse par rapport à cet aspect du problème — passe par des grilles topiques qui sont à l'origine d'une Idée de la Raison moyennant laquelle le stéréotype avance masqué. L'imaginaire mis ainsi sous tutelle se reporte à une épistémologie ciblée d'avance par le stéréotype à l'oeuvre dans le roman. La dimension épistémologique de la fiction romanesque est d'ailleurs revendiquée explicitement par Sâbato; d'où l'accent que j'y mets. Car il s'agit à présent de mesurer l'écart entre les visées programmatiques du roman et ses 247

L'on sait que Kant établit la distinction entre jugement déterminant et jugement réfléchissant.

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«concrétisations» au niveau du fictionnel en tant que «vérité», «toute la vérité». Aussi est-il nécessaire de comprendre le dérapage qui fait basculer Abaddón dans la rive opposée à celle qu'il se proposait d'atteindre. Il faut revenir préalablement sur le travail de l'imaginaire au sein du roman. J'avais précédemment affirmé que l'on assiste à une exacerbation du réel. Qu'est-ce que cela veut dire? Il me paraît que l'énonciation allusive — l'on pourrait fort bien l'appeler également «métaphorique» —, tout en élaborant une pseudo-référence, radicalise son rapport au réel par le développement d'un lien second à une sorte de proto-référent. Celui par rapport auquel le sujet se définit en dehors du langage ordinaire. Car c'est justement dans la mesure où il se dérobe à la logique référentielle du discours ordinaire qu'il peut apprivoiser son rapport au monde. A cet égard je pose sous la forme d'un paradoxe que le roman est quant à lui «réel», alors que la «réalité» est «marginale». Mais ceci ne résout pas le problème qui est de savoir en quoi la «vérité» peut ou non être thématisée à partir du fictionnel. Elle peut l'être — ce sera mon hypothèse — à la condition que l'on pense le roman dans le cadre d'une performativité allusive. Cela présupposerait que le fictionnel serait susceptible de se constituer en regard à même d'échapper à son propre cercle pour toucher une réalité gelée dans sa marginalité. Tout se passe comme si la «réalité» étant une affaire trop sérieuse pour qu'elle devienne l'objet unique de la ratio, il faudrait laisser aussi l'«allusio» jouer avec. Le texte romanesque comme acte allusif nous contraint à lui accorder et une force référentielle originale et une force illocutionnaire propre. Seule l'épreuve d'une confrontation avec le «réel» — c'est-à-dire avec l'action politique — peut donner du crédit à cette hypothèse sur Abaddón el exterminador. C'est dans ce sens qu'une vérité fictionnelle peut ne pas être prise pour un oxymoron.

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Écriture, violence et stéréotype Et sa voix argentine, Écho limpide et pur de son âme enfantine. Lamartine

Lo pusieron sobre la mesa de mármol, le abrieron los brazos y las piernas como formando una cruz y ataron las muñecas y tobillos con sogas, que amarraron a la mesa. Luego le tiraron un balde de agua fría, le acercaron la punta de la picana. Se la mostraron y le preguntaron si sabía lo que era. — Es un invento argentino — dijo el Turco, riéndose —. Después dicen que los argentinos no sabemos más que copiar lo extranjero. Industria nacional, sí señor y a mucha honra. Sábato

C'est dans la crispation á'Abaddón face à la violence qu'on décèle probablement le mieux le caractère opérationnel du stéréotype. Les rares moments d'ironie (je prie mon lecteur de se reporter à l'exergue) n'y opèrent qu'à exacerber le rapport à un positionnement topique vis-à-vis de la torture. Il serait trop long, voire fastidieux, de me livrer à un dépistage généralisé des réseaux topiques que le stéréotype entretient par rapport à la seule problématique de ce que j'appelle le «retour de l'ostracisé». La marginalisation de l'Indien dans les romans de Sábato implique la mise en place par le discours romanesque de plusieurs instances248 dont les mécanismes idéologiques semblent obéir à un besoin de rationalité posée comme nécessaire depuis le discours de Sarmiento. Une certaine dissémination de l'indianité n'est perceptible que sous la forme négativisée, forcément refoulée, d'une inquiétante étrangeté. Sa présence étonne en dépit des droits ancestraux préexistants à l'arrivée des Européens. Cet étonnement pourrait être pensé sous la forme de ce qui arracherait le sujet au séjour quotidien et familier. Le terme heideggérien «Unheimlichkeit» rend compte de cet état de stupéfaction à même de permettre une approche du néant. Reste que dans la trilogie de Sábato le stéréotype fait écran entre le vide et le sujet. Aussi 1'«aindiado» á'Abaddón el exterminador ne refait-il surface que sous la forme d'une larvacité. Semblable à un masque déchu — larva — il n'affleure comme unité d'emprunt que pour se poser sur des ruines. Abaddón ne fournit à 1'«aindiado» qu'un refuge précaire où pouvoir décliner sa «barre» — ou son embarras, ce qui revient au même — au milieu de la «ville anonyme». Barré, le «guérillero» prend sur lui la responsabilité — d'où aussi sa «culpa» — d'être à l'origine de la violence qui emportera Marcelo. 248

Pour l'éclaircissement de cet aspect de mon approche de la trilogie de Sâbato le lecteur peut se reporter au chapitre II du présente ouvrage.

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L'«innocence» de Marcelo est coextensive à son statut d'habitant de Buenos Aires. En rapport d'incompatibilité radicale avec les «ranchitos»249 situés dans une périphérie que le roman citadin de Sábato pose comme étrangère aux héros de sa trilogie. La fracture entre la capitale et ses provinces est reprise ici par le biais d'une thématisation de 1'«organización de guerrilleros» cristallisée dans la figure figée d'un «aindiado» venu de la province. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le «guerillero» en question vient de Tucumán, l'une des provinces ayant fourni un nombre important d'«éléments subversifs» pendant la période de répression militaire en Argentine. L'idéologème relié à l'ethnocentrisme étayant cet aspect du texte ne m'intéresse qu'à le confronter au stéréotype qui régit le discours sur la «vérité» de l'«art». Je reviens encore une fois en arrière afin d'analyser les conditions d'émergence de la peur s'emparant de l'entourage de Marcelo à l'approche du pseudo-Palito. Le dialogue entre Beba et Sabato dévoile la peur dans son rapport à l'«aide». Face à la peur de Beba, Sabato se reporte au sens commun: «Pero Marcelo no era alguien para estar en una organización de guerrilleros, le explicó Sabato. Se lo imaginaba matando a alguien, llevando una pistola?»250. L'inquiétude de Beba se situe à un autre niveau: «No, claro que no. Pero podía hacer otras cosas. Qué cosas [?]. Ayudar a alguien en peligro, por ejemplo. Ocultarlo. Esa clase de cosas». Ce qui déclenche la peur de Beba réside dans l'éventualité d'une «aide» de la part de Marcelo à l'égard du «guérillero». L'on sait que P «aide» en question ne peut traduire qu'une intention humanitaire susceptible d'éviter au personnage en question de tomber dans les mains des tortionnaires au service du pouvoir de l'époque. Ce dont Beba et, indirectement Sabato, ont peur, réside donc dans le fait que Marcelo ne s'expose dans une tentative de venir en aide à une personne en danger, le «guerrillero» en l'occurence. Autrement dit, le «bien» que Marcelo pourrait éventuellement entreprendre — sauver la vie d'un être menacé —, constitue la véritable «peur» des deux personnages. La peur du bien. La formule peut paraître paradoxale à moins de l'articuler sur ce qui fonde la vision première du roman, à savoir l'innocence intrinsèque de Marcelo. Marcelo est «innocent» par rapport à la loi implicite d'après laquelle toute tentative de contestation face à l'ordre établi est passible de «desaparición». En quoi le positionnement proleptique de Marcelo dès le début d'Abaddón en tant que futur desaparecido251, éclaire d'une lumière toute autre le paradoxe. Ne pas 249

250 251

Ce terme désigne en général en Argentine un conglomérat d'abris de fortune; ce sont des baraques dépourvues des conditions d'hygiène les plus élémentaires où s'entasse la population la plus misérable. Elles ont tendance à se former surtout á la périphérie des grandes villes. Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 223. Ernesto Sábato, in op. cit., pp. 449-450: «Trajeron una bolsa de lona, lo metieron, ataron el bulto con una soga y se fueron a tomar una ginebra. Luego volvieron, llevaron el bulto hasta el coche, lo pusieron en el

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faire le «bien» — venir en aide au «guérillero» en proie aux tortionnaires sillonnant les rues de Buenos Aires — reviendrait à ne pas s'opposer à la répression et par là même l'entériner. Or P«innocence» du jeune homme justifie précisément le détournement de la loi à des fins terroristes. Dans la mesure précisément où Marcelo est posé comme paradigme de 1'«innocence»252 à l'égard de la loi argentine, l'«aindiado» est automatiquement condamné. Autrement dit, l'«innocence» de l'un présuppose la culpabilité de l'autre. Le refoulement dans lequel se noue la loi de Vargentum implique la satanisation de l'«aindiado», partant son extinction. Sous la figure refoulée de l'«aindiado» la violence refait surface; c'est en fait une copie de la violence que le texte cherche ici à positionner. Or c'est là que le roman dérape. La violence à la base du refoulement s'avère minée. D'autant plus minée qu'elle ne peut que faire appel à un langage de faussaire; le langage de l'«Argentin» du roman de Sâbato. Celui pour qui la terreur devient la seule parole possible face à la transgression de la loi de YArgent-Inn. Terroriser l'autre, c'est le capturer dans le clichage d'une sauvagerie stéréotypée. Cette logique explique la pratique toujours féroce, outrancièrement animale, des tortionnaires. Dans ce sens, l'on ne peut qu'être d'accord avec Sartre lorsqu'il voit dans la torture une entreprise avant tout d'avilissement. L'autre avili devient ainsi la pierre angulaire du système répressif argentin. Faut-il rappeler que le système s'institutionnalise en Argentine bien avant la période des tortionnaires durant la dernière dictature militaire dont la Guerre des Malouines accéléra la chute? Le clichage de l'autre ne lui donne pas seulement tort, le prive essentiellement de toute raison. Car l'entreprise tortionnaire argentine s'y inscrit tout-àfait. C'est la terreur en tant que pouvoir d'animalisation qui répond à la violence de la contestation. La terreur fait ainsi du «guerillero» provincial, l'Indien de la «nueva Argentina». Une terreur entérinée par le politique vis-à-vis de laquelle le roman thématise le topos de 1'«innocence» et celui du «Mal» comme substantifi-

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cajón y tomaron para el lado del Riachuelo. Bordeándolo, llegaron hasta la quema de basuras, donde se detuvieron. Sacaron la bolsa y cuando lo pusieron en el suelo uno de ellos creyó notar un movimiento: «Me parece que está vivo, che», comentó. Acercaron el oído y, en efecto, oyeron o les pareció oír un gemido, una especie de murmullo. Llevaron el bulto hasta la orilla, le ataron grandes trozos de plomo y luego, haciendo un repetido movimiento de vaivén, para que tomara bastante impulso, lo arrojaron al agua. Quedaron un momento mirando, mientras el Correntino dijo: «Mirá que dio trabajo». Subieron al auto y uno dijo que le gustaría tomar un café y un sándwich de mortadela. — Qué hora es? — Todavia no son las cinco. — Bueno, volvamos, entonces. Falta para que abran». Je tiens á rappeler le passage oú cette «innocence» est intégrée dans une temporalité clichée: «Puesto que no somos lo que éramos entonces, porque nuevas moradas se levantaron sobre los escombros de las que fueron destruidas por el fuego y el combate, o, ya solitarias, sufrieron el paso del tiempo, y apenas si de los seres que las habitaron perduran el recuerdo confuso o la leyenda, finalmente apagados u olvidados por nuevas pasiones y desdichas: la trágica desventura de chicos como Nacho, el tormento y muerte de inocentes como Marcelo», in op. cit., p. 18. Je souligne.

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cation d'une destinée tragique. Le sacrifice ultérieur de Marcelo y prend sa source; il choisit la mort plutôt que d'avouer sa relation au pseudo-Palito. Il évite toute information susceptible de compromettre le «guerillero». Il se condamne par là même à une torture longue et détaillée. Le texte s'appliquera à la circonscrire dans l'espace d'une spectacularité dont la stratégie énonciative vise l'étayage d'une vision apocalyptique du «mal argentin». Par «spectacularité» j'entends l'objectivation de la torture dans le roman sous la forme d'une obscénité des cristallisations stéréotypales. Cette problématique, je ne ferai que l'esquisser afin de mieux saisir le rapport au «Bien» comme interdit chez Marcelo. Est souligné toutefois le «réalisme» des sévices subis par Marcelo de même qu'un jeune couple comme la crispation d'une énonciation soutenue par un désir se rapportant à l'Autre en tant que lieu de l'exécution. Le regard du narrateur ne raconte que pour autant qu'il demeure rivé au déferlement d'une violence — soevitia — dont l'aveuglement est posé comme condition nécessaire au progrès du mal. Aussi est-ce l'aveuglement qui séduit le regard du lecteur qui, séparé de toute source critique, reste emmuré dans l'opacité d'un panoptique figé du mal. À cet égard le portrait d'Esther, la jeune «aindiada» violée, rend compte de la régie stéréotypale du récit apocalyptique d'Abaddón el exterminador. Le viol n'est que le produit d'une perspective aberrante dans le cadre de laquelle opère la mise en place de la copie d'une violence présentée ainsi comme nécessaire au système. Dans ce sens précis, il ne s'agit que de la continuation d'une violence exercée sur l'Indien depuis l'arrivée des Européens; ce qui revient à dire que le «viol» accompagne naturellement l'image de la femme indienne: Todos se quedaron un momento en suspenso. Sus caras demostraban enorme regocijo. El Gordo se dio vuelta hacia ellos y les dijo qué esperaban. Entonces le arrancaron la ropa a jirones. Marcelo no podía dejar de mirar con horror, con una especie de fascinación alucinada. La chica era modesta, pobre, pero tenía la humilde belleza de algunas muchachas aindiadas de Santiago del Estero. Sí, es cierto, ahora recordaba las pocas palabras que había pronunciado: tenía el acento santiagueño. Mientras le arrancaban las ropas, gritaban, se reían con morbosa nerviosidad, uno sobre todo, enorme y sucio, gritaba yo primero253 .

Le regard de Marcelo boucle ici le parcours commencé au moment de la fragmentation du corps nu du «guerillero»: «no podía dejar de mirar con horror, con una especie de fascinación alucinada». Ce «no podía dejar de mirar» fait état d'une fixité comminatoire dans laquelle se complaît le stéréotype à l'origine de la copie du viol. Car l'objet fascinant le regard de Marcelo, c'est le stéréotype qui le lui fournit. L'objet captivant le regard de Marcelo renvoie à l'oeil gelant le «Mal» à l'endroit précis où survient le point aveugle. Celui-là même que le roman de Sàbato a du mal à voir. Renversement de perspective; le regard fasciné, devenu 253

Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 445.

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objet de la pulsion stéréotypale qui investit le roman, dévoile son champ comme étant miné. Le viol de l'«aindiada», la «humilde belleza» de la jeune fille de Santiago del Estero, matérialisent le bouquet de clichés fanés offert au regard martyr. Ce témoin (du grec martur. «témoin» sous-entendu de Dieu) dont la mort rachètera la faute de l'«aindiado» qui n'est autre que celle de sa contestation du régime de Yargentum. Le viol de l'«aindiada» n'existe que dans le champ scopique de Marcelo; le désir stéréotypé qui le soutient réclame de la sorte sa dose de clichés où geler l'autre. D'où la clôture dans laquelle il s'enferme dès qu'il s'agit de penser un rapport à l'autre au moment de choisir entre la torture ou la trahison: Pensaba en Palito, en aquella infancia desdichada en el rancho, en sus sufrimientos de Bolivia, en el callado estoicismo de Guevara. En ese momento la vida de Palito estaba dependiendo de una sola palabra que él dijese. Nunca había hecho nada de valor, jamás había hecho algo para aliviar la tristeza o el hambre de un solo chico miserable. En realidad para qué había servido?254.

Ostracisé dans le syntagme figé qui le forge comme extériorité liée à une périphérie radicalement autre par rapport à Buenos Aires — le pays «réel» pour le roman — l'«aindiado» se voit interpellé en sujet de son propre gel. Il ne peut ne pas répondre: «Argentin tu es, Argentin tu le demeures». Autrement dit, la stéréotypisation de son viol, fonde Yargentinité du roman comme signe de sa modernité. La littérature argentine de l'hétéronyme Sábato engage par ce biais son combat de reconnaissance. Un combat de faussaire. L'humble beauté de l'«aindiada» — c'est-à-dire sa peau cuivrée, obscure, sans éclat — constitue en quelque sorte l'amalgame — le tain — moyennant lequel l'«innocence» de Marcelo réfléchit Yargentum de sa valeur de héros de roman. Un roman d'emprunt. Ce qui revient à poser que l'Argentin de la «nouvelle Argentine» â'Abaddón el exterminador ne vaut qu'en fonction de la réflexion qu'il projette sur la scène d'un viol — celui de l'autre Argentine — dont le roman n'est que la repetitio, copie et répétition à la fois. Or cette analyse qui s'efforce de saisir le stéréotype à l'oeuvre dans le roman rend également compte de la dimension métatopique de l'écriture de Sábato. Elle apparaît dès lors que la «vérité» est assujettie aux perspectives de la copie; aussi est-ce là l'impasse à laquelle se heurte la démarche du discours de la modernité en Argentine. Le dialogue avec l'Autre ne peut qu'y résigner toute velléité d'agonicité. Car la lutte est piégée d'entrée en matière. Ceci ne veut pas dire que le rapport à l'Autre n'intègre pas, fort stratégiquement du reste, le clivage du sujet argentin. D'où le rôle majeur accordé au langage onirique dans son interaction avec la fiction. Abaddón el exterminador, en dehors de ce que Sábato veut faire dire au roman, se place sous l'effet de sa propre spectacularité de la copie. Une 251

Ernesto Sábato, Abaddón el exterminador, p. 443.

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spectacularité que la modernité incorpore et projette à la fois. Ce processus facilitant l'instruraentalisation du sujet — sa valeur de masque y réside — peut être décrit, à la manière de Guy Debord, comme «une guerre de l'opium»255 . La quête de vérité s'inscrit dès lors dans un contexte qui échappe au projet explicité par Sâbato. La vérité dans son rapport au fïctionnel ne peut même plus se référer au substrat onirique puisque le gel imposé par le discours cliché empêche l'affleurement des conditions de probabilité. La certitude du sujet, condition nécessaire à une constitution de vérité, se voit ainsi happée par la théâtralité apocalyptique du roman. Les effets du stéréotype y sont apparentés à ceux posés par Wittgenstein lorsqu'il s'interroge sur les rapports entre la tromperie et le rêve256 ; peut-on sous l'effet d'un «narcotique» avoir accès à la «vérité» même si ce qu'il dit est vrai en ce moment? Toutefois, le roman en tant qu'écriture du stéréotype implique une distance grâce à laquelle une perspective métatopique se met en place. Cette «distance» est de l'ordre d'une perspective aberrante; elle facilite une saisie épistémocritique de l'impasse du roman face à l'axiologie flottante caractérisant le contexte historique de la fiction de Sâbato. Une perspective supposée faciliter les conditions d'émergence d'une véridicité applicable au sujet dans son rapport au «mal argentin». La recherche de vérité de Sâbato s'y inscrit en tout cas explicitement. N'empêche que cette perspective se voit elle-même anamorphosée par les effets de stéréotypie que le texte produit. C'est ce que je me suis notamment efforcé de mettre à jour lors de l'analyse de la dernière partie du roman. Abaddôn el exterminador, tout en clôturant le cycle romanesque, souligne l'aporie sur laquelle débouche toute tentative de quête métaphysique. C'est dire que le roman postulé par Sâbato comme le meilleur moyen offert à l'homme pour échapper à ce qu'il nomme son «acorralamiento»25', peut s'avérer à son tour le lieu où le sujet se retrouve piégé par le propre discours censé l'acheminer vers la «vérité».

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Guy Debord, La société du spectacle, Éditions Champ Libre, Paris, 1971, p. 30. L. Wittgenstein, De ¡a certitude, Gallimard, Paris, 1987, p. 152: «"Cependant, même si je ne peux pas me tromper [...], n'est-il pas possible queje sois sous l'effet d'un narcotique?" Si je le suis et si le narcotique m'a enlevé toute conscience, alors je ne parle ni ne pense vraiment en ce moment. Je ne peux pas admettre sérieusement que je rêve en ce moment. Celui qui dit: "Je rêve" en rêvant, même s'il parle alors de façon audible, est tout aussi peu dans le vrai que celui qui dit: "Il pleut" en rêvant, quand bien même il pleuvrait effectivement. Même si son rêve a en réalité un lien avec le bruit de la pluie qui tombe». Ernesto Sâbato, in El escritor y sus fantasmas, pp. 237-238. Je souligne: «En la ficción ensayamos otros caminos, lanzando al mundo esos personajes que parecen ser de carne y hueso, pero que apenas pertenecen al universo de los fantasmas. Entes que realizan por nosotros, y de algún modo en nosotros, destinos que la única vida nos vedó. La novela, concreta pero irreal, es la forma que el hombre ha inventado para escapar a ese acorralamiento. Forma casi tan precaria como el sueño, pero al menos más voluntariosa. Esta es una de las raíces metafísicas de la ficción».

CONCLUSION

Les perspectives métatopiques du roman moderne ou le sujet comme effet de stéréotypie d'une double contrainte Il est du principe de l'oeuvre d'art d'avoir toujours été reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire. Ainsi, la réplique fut pratiquée par les maîtres pour la diffusion de leurs oeuvres, la copie par les élèves dans l'exercice du métier, enfin le faux par des tiers avides de gain Walter Benjamin258

L'interrogation du poncif ne suppose pas à priori celle des mécanismes qui le produisent. Or, inversement, l'analyse exclusive des mécanismes psittacisants n'explicite pas à elle seule le rapport complexe, souvent ambigu, entre les unités d'emprunt et ce que j'ai appelé au cours du présent ouvrage une régie stéréotypale des discours. Cette régie, j'espère l'avoir suffisamment prouvé, n'opère que pour autant que le stéréotype y fixe les conditions de probabilité d'une dimension métatopique. Lorsque Ortega y Gasset a recours à la phrase toute faite «hoy no hay hombres en Espana» — Il n'y a pas d'hommes aujourd'hui en Espagne —259 pour développer sa thèse «Hoy no hay masas» — Il n'y a pas de masses —260, il ne fait que retourner le processus d'énonciation de l'image ankylosée au profit d'une argumentation entérinée par le stéréotype. L'horizon métatopique présidant à l'irruption de cette argumentation postule la nécessaire soumission du peuple au pouvoir d'une 258

Walter Benjamin, «L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproducion mécanisée», en Écrits français, Gallimard, Paris, 1991, p. 140.

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Je traduis. Cf. José Ortega y Gasset, «La ausencia de los mejores», en España invertebrada. Bosquejo de algunos pensamientos históricos, Ediciones de la Revista de Occidente, Madrid, 1966 (1ère édition: 1921), p. 88. C'est moi qui souligne: «De esta manera puede contribuir este estudio a dirigir la atención hacia estratos más hondos y extensos de la existencia española, donde en verdad anidan los dolores que luego dan sus gritos en Barcelona o en Bilbao. Se trata de una extremada atrofia en que han caido aquellas funciones espirituales cuya misión consiste precisamente en superar el aislamiento, la limitación del individuo, del grupo o de la región. Me refiero a la múltiple actividad que en los pueblos sanos suele emplear el alma individual en la creación o recepción de grandes proyectos, ideas y valores colectivos. Como ejemplo curioso de esta atrofia puede servir el tópico, en apariencia inocente, de que 'hoy no hay hombres en España '. Yo creo que si un Cuvier de la historia encontrase el hueso de esta sencilla frase, tan repetida hoy entre nosotros, podría reconstruir el esqueleto entero del espíritu público español durante los años corrientes».

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Je traduis. José Ortega y Gasset, en op. cit., p. 93: «Cuando oigáis decir: 'Hoy no hay hombres', entended: 'Hoy no hay masas'».

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élite. Son analyse du poncif «aujourd'hui il n'y a pas d'hommes en Espagne» ne renvoie donc qu'au lieu stratégiquement choisi par Ortega. Les perspectives de la métatopique se déploient à partir de là. Il s'avère de la sorte que la soi-disant analyse de l'auteur d'España invertebrada ne nous apprend rien sur l'unité d'emprunt dans son rapport au social. Ce qui par contre s'y dévoile, c'est la position d'Ortega lui-même à l'égard de ce qu'il nomme «la invertebración histórica»261 de l'Espagne. L'image clichée — «aujourd'hui il n'y a pas d'hommes en Espagne» — sert ainsi les visées idéologiques du discours d'Ortega. Dans une Espagne invertébrée, c'est-àdire où l'État espagnol ne jouerait plus le centralisme des pouvoirs comme carte maîtresse de son autorité de droit, les «masses» exprimeraient leur désobéissance à leurs chefs en faisant appel à la redite262. Quoi de plus normal alors pour Ortega que de donner son véritable sens au poncif afin d'y révéler le «ressentiment» des masses. Dans ce sens, il s'assure un double gain car, d'une part, il explique le discours cliché de ce qu'il appelle les «masses», et, de l'autre, il renforce l'accréditation du besoin d'un pouvoir central pour l'Espagne de l'époque (1921). Le travers dans lequel tombe le philosophe espagnol rappelle celui de Léon Bloy au moment de décortiquer «la langue du Bourgeois» à partir du présupposé voulant que le sens des formules figées transcendent le sens accordé par l'utilisateur. D'où 1'«exégèse» de Blois qui consiste essentiellement à faire dire au lieu commun le contraire de ce que le Bourgeois croit entendre. Cette substitution d'un code de lecture à un autre ne rend nullement compte de la complexité de la problématique du lieu commun. Aussi découvre-t-elle dans l'ouvrage de Bloy le projet explicité d'amener le Bourgois au «mutisme»263 . Or réduire l'autre au silence, n'est-ce pas là rendre son entreprise d'«exégèse des lieux communs» pour le moins suspecte? De même que pour Ortega, l'indécidabilité de l'unité d'emprunt disparaît sous prétexte d'analyse. Il faut pourtant préserver cette indécidabilité si l'on veut problématiser la différence entre les unités d'emprunt et le stéréotype. Réduire l'autre au silence, que ce soit le sujet bourgeois de Blois ou les «masses» d'Ortega, implique inévitablement un processus de crispation du Même.

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José Ortega y Gasset, en op. cit., p. 96: «Así, cuando en una nación la masa se niega a ser masa — esto es, a seguir a la minoría directora —, la nación se deshace, la sociedad se desmembra, y sobreviene el caos social, la invertebración histórica». José Ortega y Gasset, op. cit., p. 93: «Atiéndase a la vida íntima de cualquier partido actual. En todos, incluso en los de la derecha, presenciamos el lamentable espectáculo de que, en vez de seguir al jefe del partido, es la masa de éste quien gravita sobre su jefe. Existe en la muchedumbre un plebeyo resentimiento contra toda posible excelencia, y luego de haber negado a los hombres mejores todo fervor y social consagración, se vuelve a ellos y les dice: 'No hay hombres'». Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Gallimard, Paris, 1968.

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La mise en demeure de ce processus dans cet ouvrage consacré à l'oeuvre de Sâbato m'a sensibilisé à la logique du retour encryptée dans l'unité d'emprunt. Le retour découvre le faux comme origine. Or l'origine de la copie présuppose le retour au Même. C'est l'impasse à laquelle se heurte la logique de l'entre-deux qui soustend le faux moderne. Entre la périphérie et le centre, le «roman épistémologique» de Sâbato s'efforce d'aboutir à une vision totalisante de l'«homme» qui s'avère aberrante. Car en tant que copie, il ne peut se référer qu'à une tentative avortée de reconnaissance. Dans son acharnement pour éliminer la différence qui le sépare de l'original, la copie perd sa propre identité; le faux qui la fonde cherche d'abord à se tromper lui-même; la réside le fallere («tromper») du falsus de la copie. Le faux est avant tout ce qui se trompe lui-même. Ce qui ne peut objectiver un regard qu'à partir d'un centre qui l'obnubile au point de vouloir s'y abîmer jusqu'à perdre toute trace de soi-même. Le geste de la copie ne vise donc pas exactement la tromperie; dans la mesure où la copie est déjà l'incarnation de la tromperie l'on peut dire qu'elle ne trompe personne. La copie n'est copie que dans la mesure où elle répète le geste qui la fonde. C'est pourquoi la copie pointe en dernière instance la multiplication de sa propre vision aberrante. La copie à proprement parler n'est pas fausse, c'est son rapport au Même qui l'est. Reste que la fausseté du Même n'est pas celle de la copie. Leur «mal» entendu historique en découle. C'est ce processus que j'ai essayé d'interroger dans cet ouvrage. Dans cette perspective, le stéréotype serait la clef de voûte de la logique qui sous-tend le faux moderme. La dialectique entre le stéréotype et le marché des échanges d'unités d'emprunt rend compte de la lutte engagée par le sujet. En dépit du vide des formes caractérisant le marché où il engage sa parole, il persévère dans une entreprise dont le gel de l'Autre constitue l'horizon de culmination. Le processus de crispation résulte en grande partie de Y usure inhérente au système. Or malgré l'effort de théorisation que j'ai consacré à cette notion, il serait vain de ne la relier exclusivement qu'au rapport de forces entre l'unité d'emprunt et le stéréotype. Le sujet, en tant qu'émergence stéréotypale, se positionne d'emblée dans un marché d'usure. Le mécanisme d'emprunt qui le lie au système fait de lui un multiplicateur de copies. Sa dette y demeure toujours en suspens. Les chiffres qu'il est à même de fournir ne s'inscrivent que dans une logique de Y acompte. Immanquablement à valoir sur le montant de la parole due. Quoi qu'il fasse, le sujet est toujours en position d'interpellation dans son rapport au stéréotype. Et cela malgré le renversement que l'écriture du roman présuppose. Les diverses entreprises de réappropriation déterminant la dimension

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métatopique du stéréotype ont souvent partie liée avec le processus de crispation du Même. Une subversion généralisée des grilles topiques permettant l'inscription du sujet sur la scène de l'histoire n'échappe pas à cette logique. Les romans de Gombrowicz le prouvent. Une fois inscrite dans la spirale métatopique du roman, nulle distanciation — aussi radicale soit-elle — n'est à l'abri de ce mécanisme de crispation du Même. C'est le cas, à des degrés divers, des romans autant de Sade que de Sâbato. Les écrits sadiens représentent pour ce dernier un point de repère au-delà duquel sa problématique du mal semblerait basculer dans le vide. C'est le vide de la copie qui ne peut pas outrepasser les limites imposées par le Même. Ce faux dialogue entre le contemporain Argentin et l'auteur maudit français du XVIIIème siècle s'inscrit dans les marges d'un recyclage où l'écriture de la violence d'emprunt de Sâbato cherche à se dédouaner en douce. Les romans de Sade dont Sâbato devient à certains égards l'écho périphérique264 radicalise la décomposition de l'étant par le truchement de la copie. Le texte sadien vise l'Être. Or, afin de parvenir à ce qui serait de l'ordre d'un seuil, il réfléchit le Néant au moyen de la «décharge». Le texte romanesque de Sade — en tant que chemin de pensée — met en rapport d'équivalence l'Être et le Néant. Ceci explique le rôle stratégique que l'on est en droit d'accorder au concept de décharge métatopique. L'emprunt y est détaillé, ressassé et décuplé jusqu'à une exacerbation extrême de la copie. La copie de Sade est celle précisément d'une «décharge» où le Même se confronte inlassablement au stéréotype. La décharge d'écriture exprime la décomposition de l'outil même qui la rend possible. Aussi réfléchit-elle en dernière instance le vide sous-jacent au stéréotype. Le mécanisme de saturation auquel se voit subordonnée la copie explique ce dévoilement. À force de faire écran entre le langage et le vide, la copie reflète le néantissement. C'est-à-dire qu'elle donne accès à l'expérience du rien. Le «sujet» s'y éprouve comme ce qui n'a pas de soutien. C'est à partir du stéréotype que le roman s'écrit. Son destin de copie d'une copie y opère. La répétition qui temporalise sa décharge le vide par là même de toute substance. Dans cette optique précise, le texte sadien vise l'Être au moment même de l'extinction de l'étant. En quoi le roman de Sade est toujours à venir. Car il prend 264

J'ai déjà souligné l'importance intertextuelle des écrits du Divin Marquis pour tout ce qui touche la problématique du mal chez l'écrivain argentin. Le lecteur qui voudrait approfondir cette interaction entre les deux oeuvres est prié de se reporter aux chapitres «Sade, Sâbato et les discours du stéréotype» et «Ecritures et "sousdéveloppement": les discours du stéréotype. Sade vu de la périphérie», in Daniel Castillo Durante, Du stéréotype à la littérature, XYZ éditeur, collection Théorie et Littérature, Montréal, Québec, 1994, pp. 119-129.

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corps futur incarné dans une décharge qui se double d'une répétition d'elle-même. Ce mécanisme voulant que ce qui est à l'origine de la «décharge» — le stéréotype265 — soit également ce qui condamne le roman à être le dépotoir où le Même s'abîme. C'est dire que dans la perspective métatopique du roman sadien, le Même n'opère que comme désir d'être reconnu dans son rapport à l'excrémentialité de d'emprunt auquel il est assujetti. De là viennent sa crispation et son entreprise subversive à la fois. Le roman de Sábato accumule l'emprunt sans pour autant parvenir à s'en dégager; ce qui lui permettrait de s'inscrire dans une perspective métatopique précise. Ce qui peut paraître à première vue une faiblesse nous contraint, en fait, à nous interroger sur le genre d'opacité que le roman s'efforce de mettre en relief. Les rapports que l'écriture entretient avec le marché des échanges d'unités d'emprunt sont suffisamment ambigus pour que les conditions d'indécidabilité de la vérité du roman de Sábato puissent être placées sous la mouvance de la métatopique. Il n'empêche que cette métatopique se heurte à l'impasse de l'opacité qu'elle sécrète. Ayant longuement réfléchi sur la trilogie de Sábato dans son rapport à l'éthique, il me semblerait faux de conclure à un ratage du projet épistémologique de l'écrivain argentin. Le projet explicite de Sábato de vouloir positionner le roman sous l'angle exclusif d'un humanisme métaphysique me paraît néanmoins piégé à la base. Alors que la crise du sujet en Argentine — voire son déclin — se fait chronique, l'auteur d'Abaddón el exterminador postule une entreprise de «restauration» du langage pour sauver ce qu'il appelle la «Patrie»266. La «sémiotique du cynisme»267 qui prévaut en Argentine 265

Même au moment de réfléchir sur le genre romanesque Sade n'hésite pas à se placer sous la double contrainte des grilles topiques assujetties au stéréotype: d'un côté il plie sous leur injonction, de l'autre il bâtit sa vision du roman à partir d'une perspective piégée d'avance: «L'homme est sujet à deux faiblesses qui tiennent à son existence, qui la caractérisent. Partout il faut qu 'il prie, partout il faut qu 'il aime; et voilà la base de tous les romans; il en a fait pour peindre les êtres qu'il implorait, il en a fait pour célébrer ceux qu'il aimait. Les premiers, dictés par la terreur ou l'espoir, durent être sombres, gigantesques, pleins de mensonges et de fictions; tels sont ceux qu'Esdras composa durant la captivité de Babylone. Les seconds, remplis de délicatesse et de sentiments; tel est celui de Théagène et Chariclée, par Héliodore; mais comme l'homme pria, comme il aima partout, sur tous les points du globe qu'il habita, il y eut des romans, c'est-à-dire des ouvrages de fictions qui, tantôt peignirent les objets fabuleux de son culte, tantôt ceux plus réels de son amour», in Sade, Idée sur les romans, Editions Ducros, Bordeaux 1970, p. 37.

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Ernesto Sábato, «Nuestro tiempos del desprecio», in Apologías y rechazos, Seix Barrai, Barcelona, 1979, pp. 114-115: «Como escritor, me siento en la obligación de restaurar el lenguaje, cuando sus signos se han convertido en apócrifos y malolientes sepulcros. Creo que los verdaderos patriotas experimentan ante esa clase de hipocresía semántica idéntico sentimiento al que puede sentir un espíritu auténticamente religioso cuando ve a ciertos individuos en el templo. Tal como es la condición del hombre, las palabras empiezan escribiéndose con mayúscula, luego descienden a la minúscula, para terminar entre sarcásticas comillas. Es un hecho universal, pero la Argentina parece constituir uno de sus ejemplos más didácticos. Cuántas veces no hemos asistido a esa degradación de Patria en patria, para finalmente terminar en esa "patria" que nos hace volver la cara de vergüenza? De ahí la trascendencia de una literatura profunda, que es para la comunidad lo que los sueños para el

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selon Sábato et contre laquelle il entend mobiliser une «littérature profonde» susceptible de restaurer le langage ne peut demeurer qu'impénétrable dans la perspective géométrale — c'est-à-dire privée de vue — dans laquelle s'inscrit l'écrivain argentin. Le projet romanesque de Sábato tout en prétendant cerner les conditions de possibilité d'une saisie du mal argentin, ne fournit pas à la fiction les outils épistémocritiques nécessaires à une problématisation métatopique de l'interaction entre le politique, l'esthétique et l'éthique en Argentine. Car il demeure figé dans une métaphysique ancrant le sujet dans l'absolu d'une axiologie que le processus de décomposition argentine a depuis belle lurette balayée de la scène de l'Histoire. Ce paradoxe me permet de comprendre en quoi le désir qui sous-tend l'énonciation du roman de Sábato a partie liée avec le processus de crispation du Même. Dérogeant à la loi de son nom, le projet de Sábato aspirerait à rétablir en son état ancien l'éclat rhétorique du Même. La «restauration» du langage dont parle Sábato y pourrait alors trouver son sens. Un sens, certes, paradoxal mais en rapport avec la dialectique du désir qui découvre l'émergence de l'énonciation hétéronyme là où la parole éponyme n'est plus qu'une fable récitée à l'école268 . Substituer donc une parole pleine, reconnue, éponyme, à celle viciée par la «corruzione» présuppose la prise de la place du Même. Là réside l'achoppement du roman de Sábato. Aussi est-ce là qu'il faut situer son impossible dialogue avec Borges en tant que figure éponyme emblématique de la littérature argentine. Le «mal» entendu à l'oeuvre entre les deux écrivains découvre le clivage dans lequel s'hallucine le sujet — Sábato en l'occurrence — dans sa quête métaphysique d'une identité d'emprunt. L'entreprise de restauration s'avère alors celle d'une réappropriation. Or comment reprendre un langage que le Même a déserté depuis longtemps? Car le langage de Borges (Sábato ne semble pas être du même avis269) n'opère ses effets rhétoriques individuo; una descarga, a veces salvaje, de todas las frustraciones, decepciones, falsificaciones y humillaciones. Una manera implacable de restaurar el lenguaje, para que el pan vuelva a ser el pan, y el vino, vino. Después de esas obras de saneamiento, como las zanjas que se abren para que corran las aguas podridas, una comunidad puede respirar un aire más puro, y tal vez está en condiciones de nuevamente creer en los hombres». 261

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Ernesto Sábato, ibid. C'est moi qui souligne: «¿Cómo de otra manera desenmascarar esa semiótica del cinismo que en la Argentina se ha convertido en una manera de vivir y de medrar? ¿Cómo, si no, resistir sin vomitar slogans como "Argentina Potencia" y esos juramentos de tanto desfachatado sobre los santos evangelios?». Ernesto Sábato, in op. cit., p. 115. : «En aquellos lejanísimos años en que oíamos a nuestra maestrita de pueblo relatarnos el estoicismo y el callado coraje de Manuel Belgrano, en las heladas montañas de Vilcapugio, con un ejército tan humilde y pobre como su jefe, la palabra patria me conmovía hasta las lágrimas». Sábato n'est pas le seul; même un esprit aussi lucide que celui de Gombrowicz ne paraît pas avoir saisi l'ironie sous-jacente au maniement métatopique du langage chez Borges. Le lecteur intéressé par cette question lira avec profit le passage du Journal de 1955 où l'écrivain polonais relate sa rencontre avec Borges chez Sylvina Ocampo, l'épouse de Bioy Casares. Aussi pourra-t-il se reporter au passage de Trans-Atlantique où Gom-

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que pour autant qu'il s'inscrit dans une perspective de distanciation métatopique. La seule peut-être possible dans une Argentine où les notions de «vrais patriotes» et de «Patrie» sentent l'odeur rance des figures rhétoriques frappées de stéréotypie. C'est dans l'entre-deux d'une position intenable que se dévoile le déchirement de Sabato. Hétéronyme ou éponyme, tel est le dilemme que son oeuvre n'a pas pu trancher. L'adhésion de l'auteur à une poétique de l'absolu mettant en relief son appartenance à la modernité d'une pensée existentielle occidentale en même temps que son désir de se positionner comme sujet reconnu à la place du Même, le plaçaient d'emblée sous une double contrainte — double-bind — impossible à tenir. Car comment se faire reconnaître à la place d'énonciation du Même tout en éprouvant la nécessité d'écrire l'impasse dans laquelle se trouve ce discours? Dans une Argentine vouée à la «corruzione» la parole éponyme se voit chassée de la cité alors que celle de l'auteur de Sobre héroes y tumbas demeure aux prises avec le projet d'un absolu que la modernité argentine non seulement refuse mais tourne en dérision. La question reste toutefois posée de savoir s'il avait réellement le choix. La prose sobre, dépouillée, patricienne de Borges lui demeurait inaccessible. Il a alors dû couler sa nostalgie d'une totalité fragmentée — la «Patrie» — dans un phrasé saccadé et haché en proie aux figures gelées d'un langage que la double contrainte dans laquelle se trouvait l'auteur dénonçait comme un emprunt. Dans cette perspective piégée d'avance, l'inscription du sujet sur la scène de l'histoire ne pouvait que réfléchir la copie dont il est le signataire malheureux.

browicz, cette fois en tant que personnage de son propre roman, doit s'effacer suite à la prise de parole de l'écrivain argentin. Je rappelle que cet effacement est à l'origine de la rencontre de Gombrowicz avec l'Autre. Je tiens à le souligner car je formule ici l'hypothèse que dans le cas de Sâbato le discours de Borges joue en quelque sorte un rôle semblable. Le lecteur peut se reporter au chapitre II du présent ouvrage afin de mieux saisir les enjeux dans l'interaction entre le discours éponyme (Borges) et le discours hétéronyme (Sâbato).

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